Neal s’essuie avec son mouchoir. Et puis Freddy monte sur l’estrade, il demande un beat lent ; il jette un regard triste par-dessus les têtes, en direction de la porte ouverte, et il se met à chanter Close your eyes. L’ambiance se calme une minute. Il porte un blouson en daim déchiré, une chemise violette, des chaussures fendillées et un pantalon cigarette pas repassé : il en a rien à foutre. On dirait Hunkey en black. Ses grands yeux noirs le disent, sa grande affaire c’est la tristesse, c’est de chanter des chansons lentes, avec de longues pauses, pour méditer. Mais dès le second chorus, la tension monte, il empoigne le micro, il saute à bas de l’estrade, et il se ramasse sur lui-même. S’il veut chanter une note, il lui faut toucher la pointe de ses pompes, pour se dérouler et sortir le son ; il se donne tellement qu’il en titube, il se récupère juste à temps pour pousser la note suivante, longue et lente. « Mu-u-u-u-sic pla-a-a-a-ay ! » Il se renverse en arrière, yeux au plafond, micro à hauteur de braguette. Il se balance, agité de tremblements. Puis il se courbe, il manque de se casser le nez sur son micro. « Ma-a-a-ake it dreaaam-y for dan-cing », il regarde la rue, lippe retroussée par le mépris, « while we go ro-man-n-cing », il chancelle de côté, « Lo-o-o-ove’s holi-da-a-ay », il secoue la tête, dégoût, lassitude du monde, « Will make it seem », on est tous pendus à ses lèvres, et il achève dans un gémissement : « O…K. » Le piano plaque un accord. « So baby come on just clo-o-ose your ey-y-y-y-yes », ses lèvres tremblent, il nous regarde, Neal et moi, d’un air de dire : « hé, au fait, qu’est-ce qu’on fabrique dans ce triste monde café au lait ? », et puis il arrive au bout de sa chanson, sauf qu’elle n’en finit pas de finir, dans tous les raffinements possibles, on aurait le temps de télégraphier au quatre coins du monde, mais on s’en fiche pas mal, parce qu’elle parle du noyau et du jus de la pauvre vie beat elle-même, dans les rues abominables de l’homme, alors il le dit, il le chante : « Close… your… » et il pousse sa plainte jusqu’au plafond, jusqu’aux étoiles et plus loin encore… « ey-y-y-y-yes », sur quoi il descend de l’estrade en chancelant, pour aller broyer du noir dans un coin, assis au milieu d’une bande de jeunes, sans faire attention à eux. Il baisse la tête et il pleure. C’est lui le plus grand. Neal et moi, on est allés lui parler. On l’a invité à faire un tour dans la voiture. Une fois là, le voilà qui se met à brailler : « Ouais ! Y a rien de meilleur que de prendre son pied ! Où on va ? » Neal saute sur son siège, en rigolant comme un dément. « Plus tard, plus tard ! dit Freddy. Je vais demander à mon gars qu’il nous emmène au Jackson’s Hole, faut que je chante. Mec, je vis que pour ça. Ça fait deux semaines que je chante Close your eyes… Je veux rien chanter d’autre. Et vous, les jeunes, qu’est-ce que vous comptez faire ? » On lui dit qu’on part pour New York dans deux jours. « Seigneur, dire que j’y suis jamais été. Il paraît que ça bouge un max, là-bas, mais faut pas que je me plaigne de mon sort, ici. Je suis marié, vous comprenez. » Le visage de Neal s’éclaire. « Et où est-elle, la chérie ? — Qu’essa peut te faire ? demande Freddy en le regardant du coin de l’œil. Puisque je te dis que je suis marié avec elle. — Oui, oui, dit Neal en rougissant. Je demandais ça comme ça, et puis elle a peut-être des copines, des sœurs. Moi, tu vois, c’est la fête, je cherche qu’à faire la fête. — Mais qu’est-ce que ça vaut, la fête ? La vie est trop triste pour faire la fête tout le temps », répond Freddy, les yeux baissés vers la chaussée. « Et merde ! J’ai pas de tune, et ce soir je m’en fous. » On est retournés dans la boîte pour en écouter davantage. On avait tellement écœuré les filles en les plantant là pour ambiancer un peu partout qu’elles étaient parties au Jackson’s Hole à pied. De toute façon, la voiture refusait de démarrer. On a vu un spectacle horrible au bar : une petite pédale blanche dans le vent était arrivée en chemise hawaïenne et demandait au grand cogneur de batterie s’il pouvait jouer avec eux. Les musicos regardaient sa chemise, d’un air soupçonneux : « Tu t’y connais, en beat ? » ils lui ont demandé ; il a répondu que oui, d’une voix chochotte. Les gars se sont regardés, comme pour dire : « En bite, ouais, lui y doit s’y connaître. » Alors le pédé s’est assis aux tubs, et il s’est mis à frapper le beat d’un morceau jump, et à caresser les caisses claires à petits coups de bop, doux-dingues, en avançant la tête avec cette extase reichienne complaisante, qui ne prouve rien, sinon qu’on a abusé du thé, des drogues douces et d’autres plaisirs bien cool. Mais il s’en foutait. Il souriait joyeusement dans le vague, en tenant le rythme, quoique en douceur, avec des subtilités bop, comme un petit rire qui aurait cascadé à l’arrière plan du bon gros blues à la corne de brume que jouaient les gars en l’ignorant. Le gros Noir au cou de taureau attendait son tour. « Mais qu’est-ce qu’il fait, lui ? » il a dit. « Joue la musique, Bon Dieu ! C’est vrai, quoi, merde ! » Il a détourné le regard, écœuré. Le gars de Freddy est arrivé ; c’était un petit Noir tiré à quatre épingles, avec une grosse Cadillac superbe. On a tous sauté dedans. Il s’est arc-bouté au volant, et il a traversé San Francisco à plus de cent en pleine circulation, sans jamais s’arrêter et sans que personne s’en aperçoive tellement il touchait sa bille au volant. Neal était aux anges. « Quel pied, ce type ! T’as vu, il reste peinard, imperturbable, il écrase l’accélérateur, ça l’empêcherait pas de causer toute la nuit s’il voulait, sauf qu’il en a rien à faire de parler, ça c’est le truc de Freddy, et puis Freddy c’est son pote, il lui parle des choses de la vie, écoute-les, ah mec, je pourrais, je pourrais… Je voudrais bien… oh oui… allons-y, faut pas qu’on s’arrête, faut y aller tout de suite, oui ! » Le gars de Freddy a tourné en rasant le trottoir, il nous a crachés devant le Jackson’s Hole, et puis il s’est garé. Un taxi s’arrête, il en sort un petit prêcheur noir tout ratatiné qui jette un dollar au chauffeur et crie : « Joue ! » ; il fonce à l’intérieur du club, tout en enfilant sa veste (il sort à peine du boulot), il traverse le bar tête baissée en braillant : « Vas-y, vas-y ! », il manque se casser la figure en montant, il se jette sur la porte, et il tombe dans la salle de la jazz session mains en avant pour se protéger des obstacles éventuels, il se cogne d’ailleurs à Lampshade, qui en est réduit à faire le serveur, cette saison, au Jackson’s Hole ; la musique est à fond, à fond, il est pétrifié, il gueule : « Vas-y, mec, vas-y ! » Le mec en question est un petit Noir trapu qui joue du sax alto ; on voit bien que c’est le genre à vivre avec sa grand-mère comme Jim Holmes, déclare Neal, il doit dormir toute la journée et souffler toute la nuit ; il a besoin de chorusser cent fois avant de démarrer pour de bon, et il s’en prive pas. « C’est Allen Ginsberg ! » crie Neal pour couvrir le boucan furieux. Et c’est vrai. Ce petit-fils à sa grand-mère, avec son alto rafistolé, il a des petits yeux étincelants, des petits pieds difformes, des jambes de grives ; il sautille avec son sax, il fait des sauts de carpe, il lance les jambes dans tous les sens, ses yeux sont rivés au public (soit une douzaine de tables où les gens rient, dans une pièce de dix mètres sur dix, basse de plafond), il s’arrête jamais. Un gars aux idées simples. Les idées, c’est pas son fort. Lui, ce qu’il aime, c’est surprendre son auditoire en introduisant une petite variation dans le chorus. Il va passer de « Ta-tap-tader-rara… » qu’il répète en sautillant, en envoyant des sourires et des baisers dans son sax, à « Ta-tap-II-da-de-dera-RAP ! ta-tap-II-da-de-dera-RAP ! ». Il s’installe de grands moments de complicité et de rire entre lui et tous ceux qui l’entendent. Son timbre est clair comme un carillon, haut, pur, il nous souffle en pleine figure, à cinquante centimètres. Neal est devant lui, oublieux du reste du monde, il penche la tête, il frappe dans ses mains, tout son corps rebondit sur ses talons, la sueur, la sueur toujours, ruisselle, inonde son col chiffonné, va faire une flaque à ses pieds. Helen et Julie sont déjà là, il va nous falloir cinq minutes pour nous en apercevoir. Wou ! les nuits de Frisco, au bout du continent, au bout de tous les doutes, adieu doute morose, adieu bouffonnerie. Lampshade fonce plein pot avec ses plateaux de bières ; il fait tout en rythme. Il braille à la serveuse, en mesure : « Hé chériechérie chaud devant, c’est Lampshade qui file comme le vent. » Il passe devant elle, météor, en levant haut ses bières, il se rue dans la cuisine par les portes battantes, il danse avec les cuistots, il revient en nage. Connie Jordan est assis immobile à une table, un verre devant lui, qu’il n’a pas touché ; il a les yeux dans le vague, les bras ballants qui touchent presque par terre, les pieds en dehors comme des langues pendantes, tout le corps ratatiné par une lassitude absolue et une tristesse hypnotique, à quoi il pense, mystère. Un gars qui se met out tous les soirs et laisse aux autres le soin de lui donner le coup de grâce, tout s’enroule en volutes autour de lui, comme des nuages. Et puis l’alto, le petit-fils à sa grand-mère, le petit Ginsberg, il sautille, il fait la danse du singe avec son sax magique, il souffle deux cents chorus de blues, plus frénétiques les uns que les autres, sans manifester le moindre signe de fatigue, ni qu’il envisage un instant de finir sa journée. Toute la salle frémit. Ils ont fermé depuis, inutile de le dire. Une heure plus tard, je me trouvais à l’angle de Howard Street et de la Cinquième avec Ed Saucier, un altiste de San Francisco ; on attendait que Neal ait appelé Bill Tomson d’un saloon pour lui dire de venir nous chercher. C’était pas grand-chose, on parlait, c’est tout, sauf que tout à coup on a vu un spectacle très bizarre, très délirant. C’était Neal. Il veut donner l’adresse du bar à Bill Tomson, alors il lui dit de ne pas quitter un instant, le temps qu’il sorte la voir, mais pour ça il lui faut se frayer passage sur toute la longueur du comptoir, entre des buveurs turbulents en chemise blanche, s’avancer jusqu’au milieu de la rue pour déchiffrer les panneaux. On le voit marcher fesses au ras du sol comme Groucho Marx, ses pieds le portant avec une agilité stupéfiante ; le voilà qui sort avec son pouce-montgolfière dressé dans la nuit, qui s’arrête sur une pirouette en levant la tête dans tous les sens pour trouver l’écriteau. Apparemment, il a du mal à le voir, dans le noir, il fait une douzaine de tours sur lui-même, pouce tendu, dans un silence anxieux. Les passants éventuels peuvent apercevoir ce personnage hirsute avec un pouce emmailloté, tournoyant dans le noir comme une oie sauvage, l’autre main fourrée machinalement dans son froc. Ed Saucier est en train de dire : « Moi, partout où je vais, je joue un sax doux ; si les gens aiment pas, j’y peux rien. Dis voir, mec, ton pote il est bien allumé, comme gars, regarde-le. » Dans le silence ambiant, Neal a vu le nom des rues, et il rentre dans le bar en trombe, en plongeant quasiment dans les jambes de ceux qui sortent, il retraverse le bar si vite, une fois de plus, qu’il faut tourner la tête pour le voir. Un instant plus tard, Bill Tomson arrive, et, avec la même agilité stupéfiante, Neal retraverse la rue comme sur des patins, et se coule dans la voiture sans un bruit. On est repartis. « Bon, écoute, Bill, je sais bien que tu t’es accroché avec ta femme sur ce coup, seulement faut absolument qu’on soit à l’angle de Thornton et de Gomez dans le temps record de trois minutes, sinon tout est perdu. Heu hum, oui ! (il a toussoté). Demain matin, Jack et moi, on part à New York, et c’est donc notre toute dernière nuit de virée, je suis sûr que ça te dérange pas. » Non, ça ne dérangeait pas Bill Tomson ; il s’est contenté de brûler tous les feux rouges qu’il croisait, et de nous piloter à tombeau ouvert, crétins qu’on était. À l’aube, il est rentré se coucher. Neal et moi, on a fini avec un gars de couleur nommé Walter qui nous a invités à boire une bouteille de bière chez lui. Il habitait les immeubles de rapport, derrière Howard Street. Sa femme dormait quand on est rentrés. Il n’y avait qu’un seul éclairage dans l’appartement, l’ampoule au-dessus de son lit. Il a donc fallu monter sur une chaise et dévisser cette ampoule, puis brancher la rallonge au-dessus du lit, opération pendant laquelle la femme n’a pas cessé de sourire. Elle avait dans les quinze ans de plus que Walter, c’était une crème de femme. Elle ne lui a jamais demandé où il était passé, ni quelle heure il était, rien. On a fini par s’installer à la cuisine avec la rallonge, et se mettre autour de leur humble table pour boire la bière et raconter nos histoires. On a demandé à Walter de nous raconter la sienne. Il était allé dans un bordel de L.A. où il y avait un singe. « Quand on entrait, fallait jouer contre lui : si on perdait, le singe vous la mettait dans le dos ; si on gagnait, on avait une fille à l’œil. On envoyait la mise dans la cage, le singe la faisait rouler, et le score apparaissait. Le gars qui perdait se faisait mettre. C’est pas des craques. Tu parles d’un singe. » Neal et moi, l’histoire nous a mis en joie. Et puis il a été l’heure de partir, de rebrancher la rallonge dans la chambre et de revisser l’ampoule. La femme de Walter n’a pas cessé de sourire pendant qu’on répétait ces gestes. On n’a pas entendu le son de sa voix. Dans l’aube de la rue, Neal m’a dit : « Ça, c’est une femme, une VRAIE, mec, tu vois. Jamais un mot dur, jamais un reproche. Son homme rentre à pas d’heure de la nuit, avec n’importe qui, il va blaguer dans la cuisine, boire de la bière, et il repart quand ça lui chante. Un gars comme ça, dans son taudis, c’est un seigneur. » On est partis sur les rotules. La grande virée était finie. Une voiture de police nous a suivis, soupçonneuse, sur quelques rues. On s’est acheté des brioches qui sortaient du four à la boulangerie, et on les a mangées dans les guenilles de la rue grise. On a vu s’avancer d’un pas incertain un grand type bien vêtu avec des lunettes, accompagné d’un Noir coiffé d’une casquette de camionneur. Ils formaient un drôle de couple. Un gros camion est passé, et le Noir l’a montré du doigt avec animation, en essayant d’exprimer ce qu’il ressentait. Le Blanc, lui, a regardé furtivement par-dessus son épaule, et il a compté son argent. « C’est Bill Burroughs ! a dit Neal en rigolant. Toujours à compter son fric et à se faire du mouron. Alors que l’autre, tout ce qu’il veut c’est parler des camions et des trucs qu’il connaît. » On les a suivis un petit moment. Il fallait absolument qu’on dorme. Chez Helen Hinkle, pas question. Neal connaissait un serre-freins nommé Henry Funderburk, qui vivait avec son père dans une chambre d’hôtel, sur la 3e Rue. Au départ, ils avaient eu de bons rapports, mais ça s’était dégradé ces temps-ci. Par conséquent, l’idée c’était que je les persuade de nous laisser dormir par terre dans leur chambre. C’était horrible. Il a fallu que je les appelle d’un diner ouvert le matin. Le père a décroché avec méfiance. Il se rappelait ce que son fils lui avait dit de moi. À notre grande surprise, il est descendu dans le hall de l’hôtel et il nous a fait entrer. Ce n’était qu’un vieil hôtel de Frisco, triste et brunâtre. On est montés, et le vieux a eu la gentillesse de nous offrir tout son lit. « Il faut que je me lève, de toute façon », il a dit en partant dans la kitchenette mettre une cafetière en route.

Il nous a raconté des histoires du temps où il travaillait pour les chemins de fer. Il me rappelait mon père. Je l’écoutais au lieu de me coucher. Neal, lui, n’écoutait pas, il se lavait les dents, ne tenait pas en place, ponctuait tout ce que le vieux disait d’un : « Oui, c’est juste. » Pour finir, on a dormi. Au matin, Henry est rentré de Bakersfield, et il a pris le lit à l’heure où on s’est levés. À présent, le vieux Mr. Funderburk était en train de se pomponner parce qu’il avait rendez-vous avec sa dulcinée, d’âge mûr comme lui. Il avait mis un costume de tweed vert, avec casquette du même tissu, et glissé une fleur à son revers. « Ces vieux serre-freins de Frisco, tout démolis qu’ils soient, c’est des romantiques, et ils mènent une vie mélancolique mais intense », j’ai dit à Neal dans les toilettes. « C’est rudement gentil de sa part de nous avoir laissé dormir là. — Ouais, ouaip », a répondu Neal sans m’écouter. Il était pressé de sortir trouver une voiture au Bureau du Voyage. Moi j’avais pour mission de courir récupérer nos affaires chez Helen Hinkle. Je l’ai trouvée assise par terre, en train de se tirer les cartes. « Eh bien, au revoir, Helen, j’espère que tout ira bien pour toi. — Quand Al va revenir, je l’emmènerai au Jackson’s Hole tous les soirs, pour qu’il ait sa dose de folie. Tu crois que ça marchera, Jack ? Je sais plus quoi faire. — Que disent les cartes ? — L’as de pique est loin de lui. C’est toujours des cœurs qui l’entourent… la reine de cœur n’est jamais bien loin. Tu vois ce valet de pique ?… c’est Neal, il lui tourne toujours autour. — En tout cas, on s’en va à New York dans deux heures. — Un de ces jours, Neal va partir pour une virée sans retour. » Elle m’a laissé prendre une douche et me raser, et puis je lui ai dit au revoir, j’ai descendu les sacs, et hélé un taxi-bus. Ce sont des taxis comme les autres mais à itinéraire fixe, si bien qu’on peut les arrêter n’importe où sur leur parcours et en descendre de même pour quinze cents, à condition de s’entasser avec d’autres passagers, comme dans un bus, ce qui permet de bavarder et de se raconter des blagues, comme dans une voiture particulière. Dans Mission Street, lors de notre dernier jour à Frisco, c’était la pagaille : il y avait des travaux, des enfants qui jouaient, des Noirs qui rentraient du travail en poussant des cris de joie, de la poussière, de l’électricité dans l’air, le bourdonnement, l’effervescence de la ville la plus survoltée de toute l’Amérique — avec le ciel bleu pur, la joie de l’océan brumeux dont la marée monte la nuit, pour creuser l’appétit des hommes, et leur appétit de plaisirs. Je n’avais pas la moindre envie de partir. Mon séjour avait duré dans les soixante heures. Avec ce furieux de Neal, je risquais fort de courir le monde sans avoir jamais le temps de le voir. L’après-midi même, nous bombions vers Sacramento, cap à l’est. La voiture appartenait à un pédé grand et maigre, qui rentrait chez lui dans le Kansas ; il portait des lunettes noires et conduisait avec la plus grande prudence. La voiture était, selon Neal, une Plymouth de pédé, elle n’avait pas de reprises, pas de vraie puissance. « Une bagnole de gonzesse, quoi », il m’a chuchoté à l’oreille. Il y avait avec nous deux autres passagers, un couple qui se la jouait touristes et qui voulait s’arrêter dormir partout. La première halte serait Sacramento, ce qui n’était même pas le plus petit premier pas vers Denver. Neal et moi, on s’est installés sur la banquette arrière pour les laisser faire ce qu’ils voulaient et on a parlé. « Dis donc, l’alto, hier soir, il avait le IT, la pulse, mec. Et une fois qu’il l’a tenue, il l’a plus lâchée. J’avais jamais entendu un gars tenir si longtemps. » J’ai voulu savoir ce qu’il appelait la pulse. « Alors là, mec, a dit Neal en riant, tu me parles d’im-pon-dé-ra-bles… hum ! Bon, t’as le gars, avec tout le monde autour, d’accord ? C’est à lui de déballer ce que tout le monde a en tête. Il démarre le premier chorus, il aligne ses idées, et là les gens ouais-ouais, mais chope la pulse, alors lui, faut qu’il soit à la hauteur, faut qu’il souffle, quoi. Tout d’un coup, quelque part, au milieu du chorus, voilà qu’il CHOPE LA PULSE… tout le monde lève le nez ; ils comprennent, ils écoutent ; il la chope, il la tient. Le temps s’arrête. Il remplit le vide avec la substance de notre vie. Il faut qu’il souffle pour passer tous les ponts et revenir ; et il faut qu’il le fasse avec un feeling infini pour la mélodie de l’instant, comme ça tout le monde comprend que ce qui compte, c’est pas la mélodie, c’est ÇA, cette pulse… » Neal n’a pas pu aller plus loin ; rien qu’à en parler, il était en nage. Et puis c’est moi qui me suis mis à parler ; je n’ai jamais autant parlé de ma vie. J’ai dit à Neal que quand j’étais gosse, en voiture, j’imaginais que j’avais une grande faux à la main, et que je coupais tous les arbres, les poteaux, et même les montagnes qui défilaient devant la fenêtre. « Oui, oui ! s’est écrié Neal, je le faisais, moi aussi, sauf que ma faux était pas pareille… je vais te dire pourquoi. Comme on traversait l’Ouest, les distances étaient très grandes, si bien qu’il fallait que ma faux soit démesurée, et qu’elle se recourbe par dessus les montagnes, au loin, pour trancher leurs sommets, et aller plus loin, pour en atteindre d’autres, sans oublier de tailler les poteaux du bord de la route, les poteaux télégraphiques ordinaires, qui vibraient. C’est pour ça que… ah mec, faut que je te le dise, ÇA Y EST, j’Y suis, LÀ, faut que je te raconte la fois où mon père et moi et un clodo déguenillé de Larimer Street on est allés dans le Nebraska, en plein milieu de la crise économique, pour vendre des tapettes à mouches. On les avait fabriquées avec des carrés de grillage ordinaire et des fils de fer mis en double, et puis on avait cousu des petits bouts de tissu rouge et bleu tout autour, ça nous coûtait pas plus de quelques cents chez les soldeurs. On a fabriqué des milliers de tapettes, on a pris le vieux tacot du clodo, et on s’est mis à sillonner le Nebraska pour en vendre dans toutes les fermes, un nickel pièce. On nous les donnait les nickels, surtout par charité, deux clodos et un môme, c’était le paradis sur terre, mon vieux chantait tout le temps Alléluia, je suis clodo, c’est mon credo. Et alors, écoute bien, mec, au bout de deux bonnes semaines de galères et d’allées et venues en pleine chaleur pour revendre ces saloperies de tapettes bricolées, voilà les deux vieux qui s’engueulent sur le partage des gains, grosse bagarre sur le bord de la route, et puis ils se raccommodent aussi sec, ils achètent du pinard, ils commencent à picoler, et ils dessoûlent pas pendant cinq jours et cinq nuits. Moi, je me terre dans mon coin et je chiale. Quand ils ont eu fini, ils avaient claqué jusqu’au dernier cent, et on était de retour à la case départ, Larimer Street. Mon vieux s’est fait coffrer, et c’est encore moi qui ai dû plaider sa cause au tribunal, demander qu’ils le relâchent, vu que c’était mon papa, et que j’avais pas de maman. À huit ans, je faisais des grands discours pleins de maturité, tu vois, Jack. Les avocats dressaient l’oreille ; et c’est comme ça que Justin Brierly a entendu parler de moi, parce qu’il commençait à se dire qu’on ferait bien de créer un tribunal pour enfants, qui s’occuperait surtout de la dimension humaine, du problème des enfants qui vivaient à la cloche, dans le secteur de Denver et celui des Rocheuses… » On avait chaud, on roulait vers l’Est, on était surexcités. « Attends, je continue », j’ai dit, « j’ouvre une parenthèse et j’en finis avec ce que je te racontais… Quand j’étais gosse, dans la voiture de mon père, bien installé à l’arrière, j’avais des visions ; je me voyais galoper à la hauteur de la voiture sur un cheval blanc, et sauter par-dessus tous les obstacles qui se présentaient ; ça voulait dire éviter les poteaux, contourner les maisons, et parfois sauter par-dessus quand je les voyais trop tard, passer les collines, traverser des places qui surgissaient tout d’un coup, en pleine circulation, il fallait être très fort… — Oui, oui, oui ! » a soufflé Neal, extatique. « Moi aussi, mais la seule différence, c’est que je courais, moi, j’avais pas de cheval, toi tu étais un gosse de l’Est, tu rêvais de chevaux… bon, on va pas tomber dans le panneau, on sait bien que c’est du pipi de chat intello… disons en tout cas que dans ma schizophrénie peut-être plus délirante, je COURAIS sur mes deux jambes à la hauteur de la voiture, à des vitesses phénoménales, du cent quarante, quoi, en sautant par-dessus les buissons, les barrières, les fermes, avec quelques sauts de puce dans les collines sans perdre un pouce de terrain… » À force de se raconter ces trucs, on transpirait. On avait complètement oublié les gars à l’avant de la voiture, qui commençaient à se demander ce qu’on fabriquait. À un moment donné, le conducteur a dit : « Mais Bon Dieu, derrière, vous faites tanguer le navire ! » Et c’était vrai, parce que la voiture tanguait au rythme de la bonne pulse qu’on tenait nous-mêmes dans notre joie, notre enthousiasme suprême du fait de parler et de vivre jusqu’au bout, jusqu’au néant de la transe, les détails restés latents dans nos âmes à ce jour. « Oh la la mec ! oh mec ! oh mec ! gémissait Neal, et on n’est même pas au début encore… et ça y est, on part enfin dans l’Est tous les deux, on n’est jamais allés dans l’Est, tous les deux, Jack, tu te rends compte, on va prendre notre pied à Denver ensemble, aller voir ce qu’ils font, tous, quoique en fait on s’en tape un peu, vu que nous, on sait ce que C’est que la pulse, et on a conscience du TEMPS, on a conscience que tout est bien. » Puis il s’est mis à parler tout bas, il m’agrippait par la manche, il transpirait : « Non mais regarde-moi-les, les autres, devant… Ils s’inquiètent, ils comptent les kilomètres, ils se demandent où ils vont coucher ce soir, et combien il faut pour l’essence, quel temps il va faire, comment ils vont y arriver… alors que, de toute façon, ils vont y arriver, tu vois. Mais il faut qu’ils s’en fassent, ils seront pas tranquilles tant qu’ils n’auront pas trouvé un tracas bien établi et répertorié ; et quand ils l’auront trouvé, ils prendront une mine de circonstance, un air malheureux, un vrai-faux air inquiet, et même digne, et pendant ce temps-là la vie passe, ils le savent bien, et ça AUSSI ça les tracasse indéfiniment. Écoute ! écoute ! » il a dit en les imitant, « “Euh, bon, euh, c’est peut-être pas une bonne idée d’aller prendre de l’essence à cette pompe, parce que voilà, j’ai lu récemment dans Petroleum que dans leur essence y mettent beaucoup de MÉLASSE, on m’a même dit comme ça qu’ils y auraient mis un LOIR, euh moi je sais pas, mais, ça me dit pas d’en prendre là…” Tu vois d’ici, mec. » Il me rentrait son index dans les côtes en parlant. Je faisais de mon mieux pour me tenir au diapason de son délire. Bing, bang, et Oui Oui Oui à l’arrière, et devant ils s’épongeaient le front tellement ils avaient peur, et ils regrettaient bien de nous avoir ramassés au Bureau du Voyage. Et les choses ne faisaient que commencer. Après l’étape inutile de Sacramento, le pédé a pris une chambre à l’hôtel, ce petit malin, et il nous a proposé de monter boire un verre, vu que le couple était parti dormir chez des parents. Une fois là-haut, Neal a essayé tous les plans possibles pour lui soutirer de l’argent, et il a fini par céder à ses avances pendant que j’écoutais, caché dans la salle de bains. C’était dingue. Le pédé a commencé par dire qu’il était bien content qu’on soit venus, parce qu’il aimait les jeunes mecs comme nous et que, au risque de nous étonner, il aimait pas trop les filles ; d’ailleurs, il avait récemment conclu affaire avec un gars de Frisco, et joué le rôle de l’homme, le gars faisant la femme. Neal lui a posé une série de questions très professionnelles, avec des hochements de tête enthousiastes. Le pédé a dit qu’il était bien curieux de savoir ce que Neal pensait de tout ça. Après l’avoir prévenu qu’il avait fait le tapin dans sa jeunesse, Neal s’est mis en devoir de le traiter comme une femme, il te l’a allongé cul par-dessus tête, et il te l’a enfilé monstre. Moi j’étais scié, assis dans mon coin, à mater. Or après tout le mal que Neal s’est donné, le pédé ne nous a pas filé un rond, même s’il a vaguement promis de faire un geste à Denver ; par-dessus le marché, il s’est mis à tirer la tronche ; je pense qu’il se méfiait des mobiles de Neal. Il arrêtait pas de compter son fric, de vérifier qu’il avait toujours son portefeuille. Neal a eu un geste d’impuissance ; il renonçait : « Tu vois, mec, pas la peine de se casser la tête, tu leur donnes ce qu’ils désirent en secret, et là c’est tout de suite la panique. » Il avait du moins suffisamment conquis le cœur du propriétaire de la Plymouth pour prendre le volant sans encourir de remontrances, et du coup on roulait pour de bon. On a quitté Sacramento à l’aube, et à midi on traversait le désert du Nevada après avoir franchi les Sierras à la vitesse grand V, le pédé et les touristes cramponnés les uns aux autres sur le siège arrière. On était à l’avant, on était aux manettes. Neal avait retrouvé sa bonne humeur. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un volant entre les mains et quatre roues sur le bitume. Démonstration à l’appui, il expliquait que Bill Burroughs conduisait comme un pied… « Chaque fois qu’un gros camion énorme comme celui qui arrive en face s’annonçait, il mettait un temps fou à le repérer, parce que tu comprends, mec, il y voit QUE DALLE, il y voit QUED !… » Il se frottait furieusement les yeux pour souligner son propos. « Alors moi, je lui disais comme ça : aïe, fais gaffe, Bill, y a un camion, et lui y me faisait : “Hein, qu’est-ce que tu dis ? — Un camion ! Un camion !”, et lui à la DERNIÈRE minute, il se prenait le camion comme ça » et Neal lançait la Plymouth droit sur celui qui nous arrivait plein pot et qui se mettait à zigzaguer devant nous, on voyait blêmir le chauffeur, à l’arrière nos passagers s’étranglaient d’horreur, et puis au dernier moment Neal évitait le bahut d’un coup de volant. « Voilà, comme ça, comme je viens de faire, non mais tu te rends compte quel naze. » Moi je ne risquais pas d’avoir peur, je le connaissais. Mais les autres, à l’arrière, ils étaient sans voix. De fait, ils n’osaient rien dire : Dieu sait de quoi ce fou était capable, s’ils avaient le malheur de se plaindre. Il a traversé le désert comme un boulet de canon, en continuant ses facéties. Il imitait tous les mauvais conducteurs, il imitait son père au volant de son tacot, les bons conducteurs dans les virages, puis les mauvais qui les prennent trop loin au départ et sont obligés de se rabattre en catastrophe sur la fin, et ainsi de suite. L’après-midi était chaude et ensoleillée.

Sur la route du Nevada, les villes crépitaient, Reno, Battle Mountain, Elko, au crépuscule on était dans les plaines de Salt Lake, où luisaient les lumières de Salt Lake City, infinitésimales, à plus de cent bornes dans les plaines, mirage plié sur la courbure terrestre, brillantes au-dessous, dépolies dessus. J’ai dit à Neal que le lien qui nous unissait dans ce monde était invisible ; et pour le prouver, j’ai désigné deux longues parallèles de poteaux télégraphiques, dont l’arc allait se perdre à cent bornes dans les salines. Son bandage distendu, tout sale à présent, frémissait ; son visage rayonnait : « Oh oui, mec, Bon Dieu, oui, oui ! » Tout d’un coup, il s’est effondré. Je me suis tourné vers lui, et je l’ai vu tassé dans l’angle du siège, il dormait. Son visage était appuyé sur sa main valide, et l’autre, avec son pansement, restait sagement dressée, par automatisme. À l’avant, les passagers ont soupiré de soulagement. Ils parlaient tout bas, la mutinerie couvait. « Faut plus qu’on le laisse conduire, il est complètement dingue, il doit s’être échappé d’un asile, à tous les coups. » Je me suis précipité à sa rescousse, et je me suis penché vers eux pour leur parler. « Il est pas fou, il va se remettre, ne vous en faites pas, il conduit comme un chef. — Mais c’est insupportable », a dit la fille tout bas, en réprimant son hystérie. Moi, je me suis carré dans mon siège, et j’ai pu profiter pleinement de la tombée de la nuit sur le désert, en attendant que l’Ange Neal, ce pauvre enfant, se réveille. Il s’est réveillé à l’instant où on arrivait en haut d’une colline qui dominait Salt Lake City, avec son quadrillage de lumières (les touristes voulaient y visiter un célèbre hôpital) ; il a ouvert les yeux sur l’endroit de ce monde fantôme où il était né, sans nom, tout crotté, des années plus tôt. « Jack, Jack, regarde, c’est là que je suis né, tu te rends compte ! Les gens changent, jour après jour, à chaque repas qu’ils prennent, ils changent. Yii, regarde ! » Il était tellement excité que j’en ai pleuré. Où ça mènerait, tout ça ? Les touristes ont absolument voulu prendre le volant jusqu’à Denver. O.K., on s’en fichait. On s’est détendus, on a repris la conversation. N’empêche qu’au matin ils étaient tous trop fatigués, alors Neal et moi on a repris les commandes pour traverser le désert du Colorado, à Craig. On a passé presque toute la soirée à se traîner archi-prudemment le long du col Strawberry, dans l’Utah, en perdant un temps incalculable. Dès qu’ils se sont endormis, Neal a foncé en vrac vers la puissante muraille du col Berthoud, à cent cinquante bornes devant nous, au sommet du monde, formidable portail gibraltarien dans ses bandelettes de nuages. Il a fondu dessus, comme le canard sur le hanneton — il a renouvelé son exploit du col Tehatchapi : il a coupé les gaz et il est passé en apesanteur, doublant tout le monde sans jamais ralentir l’élan rythmique que la montagne elle-même nous donnait, jusqu’à ce que, une fois de plus, la grande plaine de Denver s’offre à nous — telle que je l’avais vue la première fois depuis Central City, avec la bande — Neal était chez lui. C’est avec un immense soulagement que les autres crétins nous ont largués à l’angle de la 27e Rue et de Fédéral Boulevard. Une fois de plus, nos valises cabossées s’empilaient sur le trottoir ; on avait du chemin devant nous. Mais qu’importe : la route, c’est la vie. À présent, on avait des tas de circonstances à prendre en compte, à Denver, toutes très différentes de celles de 1947. On pouvait soit aller chercher une voiture au Bureau du Voyage, soit rester quelques jours pour s’éclater, et rechercher son père. On a opté pour cette solution. Mon idée, c’était qu’on aille s’installer chez la femme qui m’avait donné l’argent pour partir à Frisco. Mais Justin Brierly était au courant de notre arrivée, et il l’avait déjà mise en garde contre « l’ami de Jack, celui de Frisco », si bien que quand j’ai appelé, depuis la station où on nous avait largués, elle m’a fait savoir illico qu’il n’était pas question qu’elle prenne Neal chez elle. Quand je l’ai répété à Neal, il a compris aussitôt qu’il était revenu dans la même ville, le même Denver, qui ne lui avait jamais fait de cadeau. À Frisco, au moins, il s’était trouvé un port d’attache où il était traité comme tout le monde. À Denver, il traînait sa réputation comme un boulet. Je me suis creusé la tête pour trouver une solution. Finalement, j’ai eu l’idée qu’il aille s’installer chez des Okies que je connaissais, sur Alameda Boulevard, pour y avoir habité quelque temps avec mes parents. Pendant ce temps-là, moi, j’irais chez la femme. Neal s’est rembruni ; désormais, il retrouvait la violence et l’amertume de sa jeunesse sur place. Tant qu’on serait là, entre Denver et lui, ce serait la guerre. Quand j’ai pris la mesure des choses, je suis parti de chez la femme pour réinstaller avec lui chez les Okies, sans que ma vigilance y change grand-chose, d’ailleurs. Mais commençons par le commencement. On avait décidé de manger un morceau et de parler un peu avant que j’aille chez la femme. On était l’un comme l’autre crevés et crasseux. Aux chiottes du restaurant, j’étais en train de pisser dans un urinoir et je me recule en arrêtant le jet pour finir de pisser dans un autre, en disant à Neal : « Mate un peu le travail. — Eh ben bravo, mec, sauf que c’est très mauvais pour les reins, ça, et comme tu commences à prendre de l’âge, tu te prépares des années de misères ; plus tard, tes reins vont te faire la misère quand tu iras t’asseoir sur les bancs publics. » Je l’ai très mal pris ; ça m’a exaspéré. « Quoi, moi, je vieillis ? C’est pas pour ce qu’on a d’écart ! — J’ai pas dit ça, mec. — C’est vrai quoi, merde, tu passes ton temps à me vanner sur mon âge, je suis pas une vieille pédale comme l’autre enfoiré, pas besoin de me dire de faire gaffe à mes reins. » On est retournés à notre table, et au moment où la serveuse apportait les sandwiches au rosbif tout chauds — sur lesquels Neal se serait jeté en temps ordinaire —, j’ai dit, au comble de la colère : « Et puis je veux plus en entendre parler. » Et là, tout d’un coup, Neal a eu la larme à l’œil, et il s’est levé brusquement ; il a laissé son sandwich fumant et il est sorti. Je me suis demandé s’il était parti pour toujours. Je m’en fichais, tellement j’étais furieux. Je venais de prendre un grand flip, et c’était lui qui trinquait. Mais la vue de son assiette intacte m’a attristé comme jamais. « J’aurais pas dû dire ça, lui qui aime tant manger, je l’ai jamais vu laisser son assiette. Et puis merde, ça lui apprendra. » Il est resté devant le restaurant très exactement cinq minutes, et il est revenu s’asseoir. « Alors », j’ai dit, « qu’est-ce que tu foutais dehors, tu serrais les poings, tu m’insultais, tu mijotais d’autres vannes sur mes reins ? ». Il a secoué la tête sans rien dire. « Non, mec, non, tu te trompes du tout au tout. Si tu veux savoir… — Allez, vas-y, dis-moi », j’ai répondu sans lever le nez de mon assiette ; je me faisais l’effet d’une brute. « Je pleurais. — Toi ? Tu pleures jamais. — Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — Tu meurs pas assez pour pleurer. » Le moindre de mes mots se retournait contre moi comme une lame. Toutes mes vieilles rancunes secrètes contre lui se faisaient jour ; j’étais vraiment moche, je découvrais la profondeur de mes impuretés psychologiques. Neal secouait la tête : « Non, mec, je pleurais. — Allez, va, dis plutôt que t’étais trop énervé pour rester. — Crois-moi, Jack, je t’en prie, crois-moi si tu as jamais cru quelque chose qui me concerne. » Je savais qu’il disait la vérité, seulement je ne voulais pas m’encombrer de la vérité, et je devais loucher en le regardant, à force de me tordre les tripes de mon âme abominable. « Écoute, mec, excuse-moi, je t’ai jamais traité comme ça. Bon, maintenant, tu me connais. Tu sais bien que je suis rarement très proche de quelqu’un. Je suis pas à l’aise, de ce côté-là. Dans ces relations-là, je suis comme une poule qui a trouvé un couteau. N’en parlons plus. » Le saint arnaqueur s’est mis à manger. « C’est pas ma faute », j’ai dit, « c’est pas ma faute. Ce qui se passe dans ce monde minable, c’est jamais ma faute, tu vois pas, ça ? Je veux pas que ça se passe comme ça, il faut pas, ça se passera pas comme ça. — D’accord, mec, d’accord, mais s’il te plaît, écoute-moi et crois-moi. — Je te crois, bien sûr que je te crois. » Voilà la triste histoire de notre après-midi. Toutes sortes de complications inextricables ont surgi le soir même, quand Neal s’est installé chez les Okies. Ces gens avaient été mes voisins. La mère était une femme extraordinaire qui portait des blue-jeans et conduisait des camions pour nourrir ses gosses, cinq en tout, son mari l’ayant abandonnée des années plus tôt, du temps qu’ils sillonnaient le pays à bord d’une caravane. Ils avaient dévalé la route, depuis leur Indiana jusqu’à L.A. Après les beaux jours, et une formidable bordée dans des bistrots de bord de route, un dimanche après-midi passé à rire et à jouer de la guitare, ce rustaud était parti en pleine nuit à travers champs, et elle ne l’avait jamais revu. Ses enfants étaient extraordinaires. L’aîné se trouvait alors à la montagne dans un camp de vacances pour délinquants juvéniles ; venait ensuite une adorable fille de quatorze ans, qui écrivait des poèmes et faisait des bouquets de fleurs des champs, elle voulait devenir actrice à Hollywood quand elle serait grande, elle s’appelait Nancy ; et puis il y avait les petits, Billy, qui devant le feu de camp pleurnichait pour avoir sa « potate » à moitié cuite, et Sally, qui apprivoisait les vers de terre, les crapauds cornus, les scarabées et toutes les bestioles qui rampent, à qui elle donnait des petits noms et un gîte. Ils avaient quatre chiens. Ils vivaient des vies joyeuses et dépenaillées dans la petite rue des nouveaux lotissements, où j’avais habité moi-même, et ils étaient en butte à la pseudo-respectabilité bien-pensante de leurs voisins pour la simple raison que la pauvre femme s’était fait plaquer par son mari, et que leur cour était encombrée d’un capharnaüm trop humain. La nuit, les lumières de Denver rayonnaient comme une grande roue dans la plaine, car la maison était à l’ouest de la ville sur les contreforts des collines jadis battues par le Mississippi vaste comme une mer, dont les ondes molles avaient dégagé ces îles au socle parfaitement rond, le Berthoud, le Pike et l’Este, formidables sommets. Dès que Neal est arrivé chez les Okies, il ne s’est plus tenu de joie, en particulier devant Nancy, mais je lui avais dit de ne pas y toucher, ce qui était sans doute inutile, d’ailleurs. La femme était une femme à caïds ; Neal lui a plu d’emblée, mais ils s’intimidaient mutuellement. Résultat, beuverie tonitruante dans le capharnaüm du séjour, et musique sur le phono. Les complications ont surgi comme une nuée de papillons. La femme, que tout le monde appelait Johnny, se préparait enfin à acheter une vieille guimbarde, ce qu’elle menaçait de faire depuis des années, et que lui permettaient depuis peu quelques dollars qu’elle avait touchés. (Rappelons que moi, pendant ce temps-là, je me la coulais douce chez mon hôtesse, en buvant du scotch.) Neal a aussitôt pris sur lui de choisir la voiture et d’en fixer le prix. Inutile de dire qu’il avait bien l’intention de s’en servir lui-même, comme il l’avait fait naguère, pour aller chercher les filles à la sortie du lycée, et les emmener dans la montagne. Johnny, pauvre innocente, disait amen à tout. L’après-midi suivante, Neal m’appelle de la campagne en me disant : « Mec, je voudrais pas t’embêter avec ça, mais je te jure que mes pompes sont mortes, il m’en faut absolument une autre paire, qu’est-ce qu’on fait ? » Or, coïncidence extraordinaire, j’en avais des vieilles dans la penderie de Clémentine. Combiné en main, je lui lance : « Écoute, Neal a besoin de chaussures, je vais lui donner mes vieilles. Est-ce qu’il pourrait passer les prendre ? — Pas question », elle me répond, ce que c’est que les préjugés, mais on convient que Neal viendra m’attendre au coin de la rue et que je les lui remettrai. « Mmm, ça marche », a dit Neal, qui sentait bien ce qui se passait. Il est venu en stop, et une demi-heure plus tard il m’attendait au coin de la rue. C’était une après-midi magnifique, chaude et ensoleillée. Clémentine en avait profité pour m’envoyer chercher de la glace à la vanille pour le dîner, où elle avait invité des amis. Neal tuait le temps en jouant au base-ball avec une bande de gamins, et je suis arrivé avec mes vieilles pompes dans un sachet et mon litre de glace. « Ah, te voilà, mec… Oh, de la glace à la vanille, mmm, fais-moi goûter. » J’ai posé ma glace sur le trottoir et je me suis mis à faire des passes vigoureuses au gosse qui jouait catcher, après quoi je lui ai emprunté son gant et je me suis accroupi au graissage de la station-service pour faire des passes à Neal.

On s’amusait bien. On a appris aux gosses à donner de l’effet à la balle et à la rabattre. Après, on a joué des passes hautes, et Neal est allé scatter en pleine circulation sur la 27e Rue, pouce tenu à hauteur de poitrine comme un bouclier, gant brandi pour recevoir la balle qui dribblait entre les frondaisons des arbres vénérables. Tout d’un coup, je me suis aperçu que la glace était en train de fondre. « Dis donc, Neal, qu’est-ce que je suis moi, un truand ? Je vais venir réinstaller avec toi chez Johnny, ce soir. — Bien sûr, mec, pourquoi tu l’as pas fait tout de suite ? — Je pensais que j’avais des obligations envers Clémentine, vu que c’est elle qui m’avait donné l’argent pour venir à Frisco, je sais pas. » J’étais paumé. Neal et moi, on s’est serré la main au coin de la rue, en convenant de se retrouver à huit heures au Glenarm, le vieux Q.G. de la bande, à côté de la salle de jeux. Je suis rentré chez Clémentine, et je lui ai dit que je repartais pour New York le soir même. Elle avait fait un fameux poulet frit, avec de la tarte aux fraises à la mode[7], coiffée de glace à la vanille. Je l’aimais bien, cette femme, et je lui devais quelques égards, comme on voit. Clairvoyante, avec ça. « Si jamais tu ne partais pas ce soir, finalement, reviens à n’importe quelle heure, on boira un verre. » Je suis parti avec mauvaise conscience. C’est tellement difficile de prendre la bonne décision, au jour le jour, dans ce monde fébrile et imbécile. Ce soir-là, Neal était en effervescence parce que son frère, Jack Daly, devait nous retrouver au bar. Il s’était mis sur son trente et un, et il rayonnait. « Bon alors, écoute, Jack, il faut que je te parle de mon frère Jack ; en fait c’est mon demi-frère, le fils de ma mère avant qu’elle épouse le vieux Neal dans le Missouri. — Au fait, tu l’as cherché, ton père ? — Cet après-midi je suis allé chez Jigg’s, au buffet où il servait la bière à la pression dans le temps, il était tellement largué qu’il se faisait houspiller par le patron, et qu’il sortait les jambes flageolantes… pas là… Je suis allé chez le vieux coiffeur, à côté du Windsor… pas là non plus… Le vieux me dit comme ça que d’après lui il bosse — tiens-toi bien ! — comme cuistot dans les baraquements de la Boston & Maine, en Nouvelle-Angleterre ! Mais j’y crois pas, les gars ils te racontent n’importe quelle craque, pour dix cents. Mais écoute-moi bien. Quand j’étais gosse, Jack Daly, mon demi-frère, c’était mon héros. Il passait du whisky en contrebande, en allant le chercher dans la montagne, et une fois il s’est bastonné à coups de poing deux heures durant avec son autre frangin, dans la cour, les femmes hurlaient tellement elles avaient peur. On dormait dans le même lit. C’est le seul homme de la famille qui m’ait témoigné un peu de tendresse et d’affection. Ce soir, je vais le revoir après sept ans, il rentre tout juste de Kansas City. — Et c’est quoi, le plan ? — Ya pas de plan, mec, je veux seulement me mettre au courant des affaires de famille… parce que j’ai une famille, tu vois… et puis surtout, Jack, je voudrais qu’il me dise sur mon enfance des trucs que j’ai oubliés. Je veux me souvenir, moi, tu te rappelles, j’y tiens ! » Je ne l’avais jamais vu si joyeux, ni si excité. Tout en attendant son frère au bar, il a beaucoup parlé à la jeune génération de tapins qui fréquentaient les lieux ; il s’est mis au courant des nouvelles bandes, des derniers événements. Il a pris ses renseignements sur Louanne aussi, elle était passée à Denver récemment. Moi j’étais devant ma bière, je me rappelais la ville en 1947 ; tout ça me laissait perplexe. Et puis Jack Daly est arrivé, un gars de trente-cinq ans, nerveux, les cheveux bouclés, les mains déformées par le travail. Neal le regardait avec vénération. « Non, a dit Jack Daly, je ne bois plus. » « Tu vois ? Tu vois ? m’a chuchoté Neal à l’oreille, il boit plus, lui qui était le plus grand bootlegger de la ville ; c’est qu’il a de la religion, à présent, il me l’a dit au téléphone, mate, mate comme un homme peut changer. Comme il est devenu bizarre, mon héros. » Jack Daly se méfiait de son jeune demi-frère. Il nous a emmenés faire un tour dans son vieux coupé bruyant, et, dès qu’on est montés en voiture, il a mis les choses au point. « Bon, écoute, Neal, moi je ne te crois plus, pas la peine de te lancer dans des grands discours. Si je suis venu ce soir, c’est parce qu’il y a un papier que je voudrais te faire signer pour la famille. On prononce plus le nom de ton père entre nous ; on veut plus rien avoir à faire avec lui, et j’ai le regret de te le dire, avec toi non plus. » J’ai regardé Neal, ses traits s’étaient décomposés, son visage assombri. « Ouais, bon », il a dit. Le frère a condescendu à nous balader, il nous a même payé des glaces. Neal l’a bombardé de questions sur le passé, il y a répondu, et, pendant un instant, j’ai vu mon pote transpirer d’excitation, de nouveau. Ah, où était-il, son clochard de père, ce soir-là ? Le frère nous a déposés devant les lampions tristes d’une fête foraine, sur Alameda Boulevard, au niveau de Fédéral Drive. Il lui a donné rendez-vous le lendemain après-midi pour la signature des papiers, et il est parti. J’ai dit à Neal que je regrettais qu’il n’ait personne au monde pour le croire. « Rappelle-toi que moi, j’ai confiance en toi. Je te demande infiniment pardon pour les griefs que je t’ai faits hier après-midi. — D’accord, mec, accordé. » On est allés jeter un coup d’œil à la fête foraine. Il y avait des manèges, des grandes roues mélancoliques, du pop-corn, des roulettes de loterie, de la sciure et des centaines de jeunes de Denver en Levi’s, qui se baladaient. La poussière montait jusqu’aux étoiles avec toutes les musiques mélancoliques de la terre. Neal portait des Levi’s très serrés, avec un T-shirt ; tout d’un coup, il avait l’air d’un parfait enfant du pays. Il y avait des jeunes motards moustachus en casquettes à visière, blousons de cuir cloutés qui traînaient derrière la toile des tentes avec des jolies filles en Levi’s et T-shirts roses, des tas de Mexicaines aussi, et puis une fille minuscule, haute comme trois pommes, une vraie naine, avec un visage d’une beauté et d’une douceur extraordinaires. Elle s’est tournée vers sa copine en disant : « On appelle Gomez et on se tire, ma vieille. » Neal a pilé net à sa vue. Les ténèbres de la nuit lui ont percé le cœur. « Je suis amoureux, mec, a-mou-reux. » Il a fallu qu’on la suive un bon moment. Elle a traversé le highway pour téléphoner depuis la cabine d’un motel ; Neal a fait semblant de tourner les pages de l’annuaire, mais tout son être était tendu vers elle. J’ai essayé d’engager la conversation avec les copines de poupée d’amour, mais on ne les intéressait pas du tout. Gomez est arrivé dans son camion ferraillant — on aurait dit Freddy-Vas-y de Fresno — et il a embarqué les filles. Neal est resté planté sur la route, main sur le cœur. « Ah mec, j’ai cru mourir. — Pourquoi tu es pas allé lui parler ? — Je peux pas, je peux pas, mec… » On a décidé d’acheter des bières et d’aller les boire chez Johnny la Okie en passant des disques. On a fait du stop avec notre sac de cannettes. À quatorze ans, Nancy, la fille de Johnny, était ravissante, en passe de devenir une vraie femme. Ce qu’elle avait de plus beau, c’était ses longs doigts effilés et expressifs qui soulignaient ce qu’elle disait. Neal était tout au bout de la pièce, et il la guignait en plissant les paupières et en disant : « Oui, oui, oui. » Elle sentait son regard sur elle, et se tournait vers moi pour que je la protège. Au début de l’été, j’avais passé du temps auprès d’elle, à parler de livres et des petites choses qui l’intéressaient. Pour dire vrai, sa mère nourrissait l’espoir qu’on se marierait dans quelques années. L’idée n’était pas pour me déplaire, sauf que je me serais senti des responsabilités envers toute la famille, et que ce projet délirant n’était pas dans mes moyens. Pour finir, je me serais retrouvé à sillonner le pays en caravane, à trimer et à mener une relation adulte avec la mère tout en faisant des mamours avec la fille. Je n’étais pas vraiment prêt à plonger comme ça au fond du gouffre et des ténèbres. Ce soir-là, il ne s’est rien passé. On s’est endormis. C’est le lendemain que tout est arrivé. L’après-midi, Neal et moi, on est descendus en ville pour diverses besognes, et pour passer au Bureau du Voyage chercher une voiture qui aille à New York. J’ai appelé Justin W. Brierly et on s’est donné rendez-vous pour bavarder, l’après-midi même. Il est arrivé dans sa vieille Oldsmobile frénétique au phare éblouissant, et il en est sorti, vêtu d’un costume Palm Beach et coiffé d’un panama, en disant : « Bonne année à vous, jeunes gens ! » Il avait avec lui Dan Burmeister, un grand étudiant aux cheveux frisés qui détestait Neal et le connaissait depuis des années. Neal et Brierly se voyaient pour la première fois en chair et en os depuis New York et le soir où Allen Ginsberg avait rendu hommage à ses poèmes. « Eh bien, Neal, tu as pris de la bouteille, on dirait », a lancé Brierly par-dessus son épaule. « Qu’est-ce que tu deviens ? — Oh, toujours pareil, vous savez. Je me disais que vous pourriez peut-être me conduire à l’hôpital St. Luke, comme ça je me ferai soigner le pouce, et pendant ce temps-là, vous, vous pourrez bavarder avec Jack. — Mais bien sûr », a dit Brierly. Au départ, il n’avait jamais été question qu’on se sépare, et puis cette histoire de pouce, première nouvelle. Neal n’avait tout simplement pas envie de se mettre en frais, et Brierly non plus. Le chemin de l’élève et celui du maître se séparaient. Neal m’a chuchoté à l’oreille : « Tu as remarqué ? Il est obligé de porter des lunettes noires pour cacher les horribles poches qu’il a sous les yeux. Ils sont tout larmoyants ses yeux et tout rouges, ils ont l’air malades. » Moi, je ne suis pas sorti de ma neutralité. Dès que je me suis retrouvé tout seul avec Brierly et Burmeister, ils se sont mis à disséquer Neal, et à me demander pourquoi je m’encombrais d’un type pareil. « Je trouve que c’est un gars génial. Je sais ce que vous allez me dire. Vous savez que j’ai essayé de résoudre les problèmes de ma famille. » Je ne savais pas quoi dire. J’avais envie de pleurer. C’est vrai, merde, il faut toujours s’expliquer sur ce qu’on fait, sur ce qu’on dit. On a changé de sujet, parlé d’autre chose. Ed White était toujours à Paris, de même que Bob Burford, qui avait fait venir sa fiancée de Denver pour l’épouser sur place ; Frank Jeffries n’était pas rentré non plus. « Jeffries est dans le midi de la France, il vit dans un bordel, il s’amuse comme un fou. Bien entendu Ed se distrait aussi, il va dans les musées, et partout, comme toujours. » Ils m’ont jeté un regard perçant, ils se demandaient ce que je fichais avec Neal. « Et comment va Clémentine ? » m’ont-ils lancé, non sans perfidie. « Un jour, on verra bien que Neal était un grand homme, ou un idiot génial », j’ai dit. « Je m’intéresse à lui comme je me serais intéressé à mon frère qui est mort quand j’avais cinq ans, s’il faut tout dire. On s’amuse bien ensemble ; on mène une vie déjantée, et voilà. Vous savez combien d’États on a traversé ? » Je m’animais, j’ai commencé à leur raconter nos tribulations. J’ai rejoint Neal en fin d’après-midi, et on est partis chez Johnny la Okie, par Broadway. Tout d’un coup, Neal entre négligemment dans un magasin de sport, il prend une balle de base-ball en rayon comme si de rien n’était, et il sort en la faisant rebondir dans sa main. Personne n’a fait attention ; on ne fait pas attention à ces choses-là. L’après-midi était chaude et somnolente. On se faisait des passes en marchant. « On trouvera une voiture demain, à tous les coups. » Clémentine m’avait donné une grande bouteille d’Old Granddad et on l’a attaquée chez Johnny. De l’autre côté du champ de maïs, derrière la maison, habitait une petite poule superbe que Neal essayait de se faire depuis son arrivée. Il y avait de l’orage dans l’air. À force de jeter des petits cailloux dans sa fenêtre, il lui avait fait peur. Pendant qu’on buvait du bourbon dans le bazar du séjour, au milieu des chiens et des jouets, à deviser tristement, Neal n’arrêtait pas de sortir par la cuisine pour traverser le champ, balancer des cailloux et siffler. De temps en temps, Nancy mettait le nez dehors. Tout d’un coup, voilà Neal qui rapplique, blême. « Ça va barder, mon gars. La mère de la petite est après moi avec une carabine ; elle a rameuté une bande de lycéens pour me tabasser. — Qu’est-ce que tu racontes, où ils sont ? — De l’autre côté du champ de maïs, mon gars. » Il était ivre, il s’en foutait. On est sortis, et on a traversé le champ au clair de lune. J’ai vu des groupes, sur le chemin de terre, dans la pénombre. « Les voilà ! » j’ai entendu. « Minute », j’ai dit, « vous voulez bien m’expliquer ce qui se passe ? ». La mère était planquée dans le noir, avec une grande carabine. « Ton foutu pote nous empoisonne depuis trop longtemps, alors moi je suis pas du genre à appeler la police, mais s’il revient une seule fois, je lui mets une balle. Et entre les deux yeux. » Les lycéens s’étaient agglutinés, poings serrés. J’étais tellement torché que j’en avais rien à foutre, mais j’ai quand même calmé le jeu. J’ai dit : « Il le fera plus, je l’ai à l’œil. C’est mon frère, il m’écoute. Rangez votre flingue, s’il vous plaît, et vous en faites pas. — Qu’il revienne une seule fois… », elle a dit sombrement, sans céder, dans le noir. « Attendez un peu que mon mari rentre, je vous l’envoie. — Pas la peine, il vous embêtera plus, je vous dis, calmez-vous, c’est fini. » Derrière moi, Neal les insultait entre ses dents. La fille regardait en douce, depuis la fenêtre de sa chambre. J’avais connu ces gens dans le temps, et ils me faisaient assez confiance pour se calmer un peu. J’ai pris Neal par le bras, et on est passés sur les rangées de maïs qu’éclairait la lune. « Whou-hi ! je vais me soûler la gueule ce soir ! » a crié Neal. On est allés retrouver Johnny et les gosses. Tout d’un coup, Neal a piqué sa crise parce qu’il n’aimait pas le disque que passait Nancy, du hill-billy ; il l’a cassé en deux sur son genou. Il y avait à la maison un disque de Dizzy Gillespie qu’il trouvait fameux, un de ses premiers ; c’était moi qui l’avais offert à la petite. Comme elle pleurait, je lui ai dit de le lui casser sur la tête. Elle m’a pris au mot. Il en est resté bouche bée. On s’est tous mis à rire. Ça s’arrangeait.