En l’espace de cinq minutes, toutes les filles sont parties, et la soirée a tourné au banquet de potaches, où les gars cognaient leurs bouteilles sur la table et rugissaient de rire. Bob, Ed et moi, on a décidé d’aller faire la tournée des bars. Temko était parti. Bev et Jean étaient parties. On est sortis dans la nuit, le pas incertain. La foule des spectateurs s’entassait dans les bars, du comptoir au mur. Temko braillait par-dessus les têtes. Justin W. Brierly serrait la main à tout le monde en disant : « Bonjour, ça va, cet après-midi ? » et quand il a été minuit : « Bonjour, ça va, vous, cet après-midi ? » Un moment donné, je l’ai vu entraîner le maire de Denver promptement, je ne sais où. Il est revenu avec une femme d’un certain âge ; puis il s’est mis à parler à deux jeunes ouvreurs, dans la rue ; l’instant d’après il me serrait la main sans me reconnaître, mais en me souhaitant bonne année. Il n’était pas ivre d’alcool, mais de son plaisir majeur : voir des milliers de gens aller et venir sous sa direction, à lui, le maestro de la Danse Macabre. N’empêche, je le trouvais sympathique ; je l’ai toujours trouvé sympathique, Justin W. Brierly. Il était triste. Je le voyais se faufiler dans la foule, solitaire. Tout le monde le connaissait. « Bonne et heureuse année », disait-il, ou parfois : « Joyeux Noël. » C’était une habitude, chez lui. À Noël, il disait : « Joyeuses Pâques. » Il y avait au bar un artiste que tout le monde vénérait. Justin tenait à me présenter, et moi j’essayais de m’esquiver ; il s’appelait Bellaconda, un nom comme ça. Il était accompagné de sa femme ; ils s’étaient mis à une table, ils faisaient la gueule. Il y avait aussi un touriste plus ou moins argentin au bar, Burford l’a bousculé pour se faire de la place. Le type s’est retourné, l’air mauvais. Burford m’a passé son verre, et il l’a étendu d’un coup de poing sur la barre de cuivre. Le type a perdu connaissance. Il y a eu des cris. Ed et moi, on a poussé Burford dehors. C’était une telle pagaille que le shérif n’arrivait même pas à se frayer passage jusqu’à la victime. Personne n’a pu désigner Burford. On est allés dans d’autres bars. Temko remontait une rue sombre, il titubait. « Merde, qu’est-ce qui se passe ? Il y a de la baston ? Vous avez qu’à m’appeler. » On entendait hurler de rire de tous les côtés. Je me demandais bien ce qu’en pensait l’Esprit de la Montagne, et, en levant les yeux, j’ai vu les pins sous la lune, les fantômes des vieux mineurs, et ça m’a laissé rêveur. Sur toute la paroi est du Divide, cette nuit-là, c’était le silence, et le murmure du vent, sauf dans le ravin qui retentissait de nos braillements. De l’autre côté du Divide, c’était le versant ouest, et le grand plateau qui menait à Steamboat Springs, et puis la dépression qui donnait sur la partie est du désert du Colorado. Et le désert de l’Utah. L’obscurité régnait partout, en cet instant où nous étions en train de vociférer, blottis au creux de la montagne, nous les Américains ivres-fous de cette terre puissante. Et plus loin, plus loin encore, derrière les sierras, de l’autre côté de Carson Sink, ce joyau scintillant, couleur de nuit, enchâssé dans sa baie, le vieux Frisco de mes rêves. Nous étions perchés sur le toit de l’Amérique, et ne savions que gueuler — pour atteindre, qui sait ? l’autre côté de la nuit, l’Est, au-delà des plaines, où un vieillard chenu était peut-être en route vers nous, porteur de la Parole, sur le point d’arriver pour nous faire taire. Burford passait les bornes ; il tenait absolument à retourner au bar où il s’était battu. Ed et moi, tout en réprouvant ses manières, on voulait pas le lâcher. Il s’est approché de Bellaconda, l’artiste, et lui a jeté son cocktail à la figure. Sa sœur Beverly s’est mise à crier : « Non, Bob, Pas ça ! » Il a fallu le traîner dehors. Il était hors de lui. Un baryton du chœur s’est joint à nous, et on est allés dans un bar local. Il a traité la serveuse de pute. Il y avait un groupe de gars pas marrants au comptoir ; ils avaient horreur des touristes. L’un d’entre eux nous a dit : « Voyez, les gars, vous feriez mieux de déguerpir d’ici qu’on ait compté jusqu’à dix. » On se l’est pas fait dire deux fois. On est retournés à la baraque d’un pas mal assuré, et puis on a dormi. Le lendemain matin, au réveil, en me retournant dans mon lit, j’ai soulevé un nuage de poussière. J’ai tiré sur la fenêtre pour l’ouvrir ; elle était clouée ; Ed White était couché, lui aussi. On toussait, on éternuait. On a déjeuné de bière pas fraîche. Beverly est arrivée de son hôtel, et on a rassemblé nos affaires pour partir. Mais il fallait d’abord — ordres de Brierly — qu’on aille regarder Bellaconda l’artiste mélanger des trucs dans son chaudron. Pour Burford, ce serait une manière de lui faire des excuses. On s’est tous mis autour du chaudron pendant que l’artiste pontifiait. Burford souriait, hochait la tête, il faisait son possible pour avoir l’air intéressé, la mine archi-contrite. Brierly se rengorgeait. Beverly s’appuyait sur moi, fatiguée. Je suis sorti, et j’ai cherché des toilettes dans le dortoir des ouvreurs. Une fois assis sur la lunette, j’ai vu un œil de l’autre côté de la serrure, et j’ai entendu une voix qui disait : « Qui c’est ? — C’est Jack », j’ai répondu. C’était Brierly ; il déambulait, le chaudron l’avait rasé. Tout fichait le camp, visiblement. Comme on descendait les marches de la baraque des mineurs, Beverly a glissé et s’est affalée de tout son long. Elle était à bout de nerfs, la pauvre. Son frère et moi, on l’a aidée à se relever. On est retournés à la voiture. Temko et Jean nous ont rejoints, et on a pris le chemin du retour, tristement. Tout d’un coup, on s’est retrouvés à descendre la montagne, avec vue sur la plaine de Denver, immense comme une mer ; une chaleur de four. On s’est mis à chanter. J’avais hâte de continuer sur San Francisco, des fourmis dans les jambes. Ce soir-là, j’ai retrouvé Allen et, à ma grande surprise, il m’a dit qu’il avait passé la nuit à Central City avec Neal, lui aussi. « Qu’est-ce que vous avez fait ? — Oh, on a fait la tournée des bars, et puis Neal a piqué une bagnole et on est rentrés à cent cinquante dans les virages. — Je vous ai pas vus. — On savait pas que tu étais là. — Ben écoute, mec, je m’en vais à San Francisco. — Neal t’apporte Ruth sur un plateau, ce soir. — O. K., je vais remettre mon départ, alors. » Je n’avais pas d’argent. J’ai écrit à ma mère par avion pour lui demander de m’envoyer cinquante dollars, en lui expliquant que c’était la dernière fois, et qu’après c’était moi qui lui en enverrais, dès que j’aurais trouvé le bateau. Là-dessus je suis allé chercher Ruth Gullion, et la ramener à l’appartement. Après avoir parlementé longuement dans l’obscurité du salon, j’ai réussi à l’emmener dans ma chambre. C’était une môme gentille, simple et vraie, qui avait une peur bleue du sexe ; parce qu’elle voyait des trucs tellement épouvantables à l’hôpital, m’a-t-elle expliqué. Je lui disais que c’était beau, le sexe, et j’ai voulu le lui prouver. Elle m’a laissé faire, mais j’ai été trop impatient, et je n’ai rien prouvé du tout. Elle a soupiré dans le noir. « Qu’est-ce que tu veux de la vie ? » je lui ai demandé, je demandais tout le temps ça aux filles, à l’époque. « Je sais pas, elle m’a répondu, faire mon travail, m’en sortir. » Elle a bâillé. Je lui ai mis la main sur la bouche en lui disant de ne pas bâiller. J’ai essayé de lui dire à quel point la vie m’emballait, de lui parler de tous les trucs qu’on pourrait faire ensemble — moi qui projetais de quitter Denver le lendemain. Elle s’est détournée avec lassitude. On est restés allongés sur le dos, à regarder le plafond, et à se demander où Dieu avait voulu en venir quand il avait créé la vie si triste, si désenchantée. On a vaguement projeté de se retrouver à Frisco. J’étais en train de vivre mes derniers instants à Denver. Je l’ai bien senti en la raccompagnant chez elle dans le sanctuaire de la nuit urbaine, et au retour quand je me suis étendu sur la pelouse d’une vieille église, au milieu d’une bande de trimardeurs dont les histoires m’ont donné envie de repartir sur la route. De temps en temps, il y en avait un qui se levait pour taper le passant d’une pièce. Ils parlaient des moissons, qui remontaient vers le nord. La nuit était tiède et douce. J’avais envie d’aller chercher Ruth, de lui faire l’amour vraiment cette fois, pour calmer ses angoisses sur les hommes. En Amérique, les garçons et les filles ont des rapports si tristes ; l’évolution des mœurs les oblige à coucher ensemble tout de suite, sans avoir parlé comme il faut. Non pas parlé-baratiné, mais parlé vrai, du fond de l’âme, parce que la vie est sacrée, et chaque instant précieux. J’ai entendu la locomotive de la compagnie Denver & Rio Grande qui filait vers les montagnes en hurlant. Je voulais poursuivre mon étoile. Temko et moi, on ne s’est pas couchés, et on est restés à parler, mélancoliques, jusqu’à minuit passé. « Tu as lu Les vertes collines d’Afrique ? C’est le meilleur bouquin d’Hemingway. » On s’est souhaité bonne chance. On se retrouverait à Frisco. J’ai aperçu Burford, sous un arbre obscur, dans la rue. « Salut Bob, alors, quand est-ce qu’on se retrouve ? » Je suis allé chercher Allen et Neal — introuvables. Ed White a levé la main en me lançant : « Alors, tu te barres, Yo ? » On s’appelait Yo mutuellement. J’ai dit : « Ouaip. » J’ai encore vagabondé un peu par les rues de Denver. Dans tous les clodos de Larimer Street, je croyais voir le père de Neal, le vieux Neal Cassady, le Coiffeur comme ils l’appelaient. Je suis allé au Windsor Hôtel, où père et fils avaient vécu, et où une nuit Neal avait eu une peur bleue parce que le cul-de-jatte qui partageait leur chambre avait déboulé sur ses terribles roulettes pour le tripoter. J’ai vu la lilliputienne qui vendait les journaux, sur ses petites jambes, à l’angle de la Quinzième Rue et de Curtis Street. « Tu te rends compte, mec, m’avait dit Neal, tu peux la soulever dans les airs pour la baiser. » Je suis passé devant les bastringues tristes de Curtis Street : jeunes gars en blue-jeans et T-shirts rouges ; coques de cacahuètes, cinémas avec marquises, tripots. Au-delà des néons de la rue, c’était le noir ; au-delà du noir, l’Ouest. Fallait que je parte. À l’aube, j’ai trouvé Allen. J’ai lu une partie de son énorme journal, j’ai dormi chez lui, et le lendemain matin, bruine et grisaille, Al Hinkle — un grand d’un mètre quatre-vingt-dix — est arrivé avec Bill Tomson, le beau gosse, et Jim Holmes le bossu, requin des salles de jeux. Jim Holmes avait de grands yeux d’un bleu céleste, mais il était incapable d’articuler trois mots, ennuyeux comme la pluie. Il portait la barbe ; il vivait avec sa grand-mère. Big Al était fils et frère de flics. Bill Tomson se vantait de courir plus vite que Neal. Ils se sont assis et ont écouté avec des sourires intimidés Allen lire sa poésie démente et apocalyptique. Je me suis affalé dans un fauteuil, j’étais cané. « Oh vous, oiseaux de Denver ! » s’est écrié Allen. On est tous sortis l’un après l’autre, et on est allés dans une ruelle de Denver typique, entre des incinérateurs qui fumaient lentement. « Je venais pousser mon cerceau dans cette ruelle », m’a dit Hal Chase. J’aurais voulu voir ça. J’aurais voulu voir Denver dix ans avant, quand ils étaient gosses, tous, et que, dans le matin de soleil et de cerisiers en fleur, au Printemps des Rocheuses, ils poussaient leurs cerceaux le long des ruelles joyeuses de toutes les promesses… toute la bande. Et Neal, sale et dépenaillé, qui rôdait en solo, dans sa ferveur inquiète. Bill Tomson et moi, on s’est baladés sous la bruine ; je suis passé chez la copine d’Eddie et j’ai récupéré ma chemise en laine écossaise, la chemise de Preston, Nebraska. Elle était là, emballée, cette chemise immense comme un chagrin. Bill Tomson m’a dit : Rendez-vous à Frisco. Tout le monde allait à Frisco. J’ai découvert que mon mandat était arrivé. Le soleil est sorti, et Ed White m’a accompagné en trolley jusqu’à la gare routière. J’ai pris mon billet pour San Fran, qui m’a coûté la moitié de mes cinquante dollars, et j’ai embarqué à deux heures de l’après-midi. Ed White m’a fait au revoir de la main, le car a quitté les rues de Denver, ardentes et fourmillant d’histoires. « Bon Dieu, je me suis promis, faudra que je revienne pour de nouvelles aventures. » Neal avait appelé à la dernière minute, il m’avait dit que lui et Allen viendraient peut-être me rejoindre sur la côte ; j’ai médité la chose, et je me suis rendu compte que je n’avais pas parlé cinq minutes d’affilée avec Neal tout le temps de mon séjour. Mais voilà, j’étais parti. Et eux, voici ce qu’ils ont fait. Neal a réglé ses histoires de femmes, et ils sont partis ensemble, en rigolant joyeusement, ils ont pris la route pour le Texas. À Denver, quelqu’un les a vus dans South Broadway ; Neal courait, et il sautait en l’air pour attraper les hautes feuilles des arbres. Selon cet informateur, Allen consignait ses faits et gestes. C’est ce que m’a dit Dan Burmeister, dont je reparlerai plus tard. Ils ont voyagé de jour comme de nuit pour atteindre le Texas, et ils n’ont pas fermé l’œil de tout le voyage, parlant sans cesse. Discuté de tout, décidé de tout. Sur l’autoroute, du côté des rochers de Raton, le long des prairies mendigotes d’Amarillo, balayées par le vent, dans le bush, au cœur du Texas, ils ont parlé, parlé, tant et si bien qu’en arrivant dans les parages de Waverly, du côté de Houston, où vivait Bill Burroughs, ils sont tombés à genoux sur cette route obscure, face à face, pour se jurer amitié et amour éternels. Allen a béni Neal, qui en a pris acte. Ils sont restés agenouillés à psalmodier jusqu’à en avoir mal aux rotules, et comme ils erraient dans les bois à la recherche de la maison de Bill, ils l’ont vu passer de sa démarche chaloupée le long d’une clôture, sa gaule à la main, il venait de pêcher dans le bayou. « Vous voilà quand même, les gars, Joan et Hunkey commençaient à se demander où vous étiez passés. — Il est là, Hunkey ? » ils se sont écriés, ravis. « Il est là et bien là, passe pas inaperçu… — Waou, youpi, merde alors ! s’est écrié Neal.
Je vais pouvoir découvrir Hunkey, aussi. Allons-y, grouillez ! » C’est alors que s’enchaînèrent une série de circonstances qui devaient les conduire à New York au moment où j’y arriverais moi-même. Mais, pour l’instant, je roulais ma bosse dans San Francisco, et je reparlerai d’eux bientôt. Je venais retrouver Henri Cru avec deux semaines de retard. Le trajet en car s’était déroulé sans rien de saillant, sinon que plus on approchait, plus j’avais d’élan vers la ville. Cheyenne, de nouveau, l’après-midi cette fois, les rangelands, le Divide vers minuit, à la hauteur de Creston, à l’aube Salt Lake City, capitale des jets d’arrosage, le dernier endroit où l’on se serait figuré que soit né Neal, le Nevada sous un chaud soleil, Reno à la nuit tombante, avec ses rues chinoises qui clignotaient, et puis à l’assaut de la Sierra Nevada, pins, étoiles, chalets de montagne rendez-vous des amoureux de Frisco. Petit garçon sur le siège arrière qui sanglote : « Mman, quand c’est qu’on rentre à Truckee ? », et Truckey elle-même, son berceau, son bercail, pour descendre jusqu’aux plaines de Sacramento. Tout à coup j’ai réalisé que j’étais en Californie. L’air était tiède et faste, on l’aurait embrassé, il y avait des palmiers. Longé le Sacramento légendaire sur une super-autoroute, attaqué les collines, ça monte, ça descend, et tout d’un coup une vaste baie, juste avant l’aube, Frisco soulignée d’une guirlande de lumières somnolentes. En passant le pont d’Oakland, pour la première fois depuis Denver, j’ai dormi d’un sommeil profond. De sorte que quand on s’est arrêtés à la gare routière, sur Marker Street et la Troisième, je me suis réveillé en sursaut, et il m’est revenu que j’étais à San Francisco, c’est-à-dire à plus de cinq mille bornes de la maison de ma mère, à Ozone Park, Long Island. J’ai déambulé comme un fantôme hagard, et je l’ai rencontrée, cette Frisco, ses longues rues lugubres, les câbles du tramway, dans ses bandelettes de brouillard et de blanc. J’ai parcouru quelques rues, le pas incertain. Des clodos louches (dans Mission St.) m’ont demandé l’aumône à l’aube. J’ai entendu de la musique, quelque part. « Qu’est-ce que ça va me botter tout ça, plus tard ! Mais pour le moment, il faut que je trouve Henri Cru. » J’ai suivi ses indications, et je suis passé sur le pont de la Golden Gâte pour rallier Marin City. Le soleil irradiait la brume de chaleur sur le Pacifique, une brume opaque à mon œil ; c’était le bouclier étincelant de cet océan universel, en partance pour la Chine, et il me paraissait d’autant plus formidable que j’avais prévu d’embarquer. Marin City, où habitait Henri Cru, était un ramassis de bicoques au fond de la vallée, des logements sociaux, construits pour les ouvriers des chantiers navals pendant la guerre. Le site était un vrai canyon, encaissé, ses pentes couvertes d’arbres à profusion. Les habitants de la cité avaient leurs propres boutiques, leurs coiffeurs, leurs tailleurs. On disait aussi que c’était la seule communauté d’Amérique où les Blancs et les Noirs vivaient ensemble par choix ; et c’était vrai ; je n’ai jamais vu un endroit aussi débridé ni aussi joyeux depuis. Sur la porte de la bicoque d’Henri, j’ai trouvé le papier qu’il y avait punaisé trois semaines plus tôt. « Jack Grande Gueule (en majuscules énormes) ! Si tu trouves personne à la maison, passe par la fenêtre. Signé Henri Cru. » La feuille était grise et délavée, mais Henri m’attendait toujours. Je suis passé par la fenêtre, et je l’ai trouvé en train de dormir avec Diane, sa petite amie — dans un lit volé à un navire marchand, il me l’a expliqué plus tard ; il faut imaginer l’électricien du bord qui attend la nuit close pour passer un plumard par-dessus le bastingage en douce, et faire toutes rames vers la côte. Et encore, ça ne dit pas tout sur le personnage d’Henri Cru. Si je raconte tous les détails de mon séjour à San Fran, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans ce que j’allais vivre par la suite. Henri et moi nous étions rencontrés à la prep school, des années plus tôt, mais ce qui nous avait vraiment liés, c’était mon ex-femme. C’était lui qui l’avait vue le premier. Un jour, il entre dans ma chambre, au foyer, et il me dit : « Debout, Kerouac, le vieux maestro est venu te voir. » Moi je me lève, et en enfilant mon pantalon je fais tomber quelques pièces par terre. Il était quatre heures de l’après-midi, je passais mon temps à dormir quand j’étais étudiant. « Attends, attends, ne sème pas ta fortune à tous vents ; je me suis trouvé une petite nana extra, et ce soir je l’emmène au Lions Den. » Le voilà qui m’y traîne pour me la présenter. Une semaine plus tard, elle le quittait pour moi. Elle m’a dit qu’il ne lui inspirait que du mépris. C’était un Français, un gars de vingt ans, grand brun sexy, genre Marseillais qui fait du marché noir ; comme il était français, il mettait un point d’honneur à ne parler que la langue du jazz, il parlait un anglais parfait, un français parfait. Il aimait se fringuer chic, sortir avec des blondes classe et claquer de la maille. Loin qu’il ait eu du mal à me pardonner d’avoir baisé son Edie, c’est la raison même de nos liens, et depuis le premier jour il a toujours été loyal envers moi, et m’a porté une affection sincère, Dieu sait pourquoi. Quand je l’ai retrouvé à Marin City, ce matin-là, il était dans la dèche, il traversait la mauvaise passe de la vingt-cinquaine. Il en était réduit à zoner en attendant un bateau, et pour gagner sa vie entre-temps il avait pris un boulot de vigile à la caserne, dans le secteur du canyon. Sa petite amie, qui avait la langue bien pendue, le traînait dans la boue une fois par jour. Ils économisaient sou à sou la semaine et sortaient claquer cinquante dollars en trois heures le samedi. Dans la baraque, Henri se baladait en short, avec une drôle de casquette de l’armée sur la tête, et Diane avec ses bigoudis, et c’est dans cette tenue qu’ils passaient la semaine à s’engueuler. Jamais entendu autant de prises de bec de toute ma chienne de vie. Mais le samedi soir, ils étaient tout sourires l’un pour l’autre, et ils prenaient leur essor comme un couple d’amoureux hollywoodiens personnifiant la réussite. Henri voulait lancer Diane au cinéma, et moi, il voulait que je devienne scénariste pour les studios. Un grand rêveur. Il s’est réveillé, et il m’a vu arriver par la fenêtre. Son rire, j’en ai rarement entendu d’aussi tonitruants, m’a fait vibrer les tympans. « Aaah, Kerouac, il entre par la fenêtre, il suit les instructions à la lettre. Où tu étais passé, t’as quinze jours de retard ! » Il me balance une claque dans le dos, il met une bourrade à Diane, il se tient au mur pour pas tomber, il rit, il chiale, il cogne tellement fort sur la table qu’on l’entend dans tout Marin City, où son rire énorme résonne. « Kerouac ! » il piaille. « Le seul, l’unique, l’indispensable ! » Je venais de traverser le petit village de pêcheurs de Sausalito, et j’avais dit la première chose qui m’était venue à l’esprit : « Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito. » Et lui, répétait à tue-tête : « Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito ! Aaah ! » Il se cognait sur la poitrine, il est tombé du lit, il en a presque roulé par terre. « T’as entendu ce que Kerouac vient de dire ? Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito ! Ah ah ah, oh oh oh, hi hi hi ! » À force de rire, il était rouge comme une tomate. « Ah tu me tues, Kerouac, t’es tordant comme mec, et te voilà, t’as fini par arriver, le gars entre par la fenêtre, tu l’as vu, Diane, il suit les instructions, il passe par la fenêtre… ah ah ah, oh oh oh ! » Le plus drôle, c’est que dans l’appartement d’à côté vivait un Noir nommé Mr. Snow, monsieur Neige, et dont le rire, je le jure sur la Bible, était toutes catégories confondues le rire le plus monumental, le plus tonitruant du monde. Je ne saurais pas le décrire, mais je vais quand même le faire dans un instant. Or, Mr. Snow avait commencé à rire à table, où sa bourgeoise avait dit un truc anodin, il s’était levé en s’étranglant, il s’était appuyé contre le mur, il avait levé les yeux au ciel ; il avait fini par sortir en titubant et en s’appuyant sur les murs de ses voisins : ivre de rire ; il s’est traîné dans la ville parmi les ombres, en adressant ses quintes de rire triomphal au démon qui le possédait… Je ne garantis pas qu’il ait fini de manger. Il n’est pas impossible qu’Henri, à son insu, se soit inspiré du phénoménal Mr. Snow. Et donc, malgré ses problèmes professionnels et sa vie amoureuse déplorable avec une femme à la langue acérée, il avait du moins appris à rire presque mieux que n’importe qui, et je me suis dit que nous n’allions pas nous ennuyer à Frisco. Le contrat était le suivant : Henri couchait avec Diane dans le lit, et moi je prenais le lit de camp sous la fenêtre, à l’autre bout de la pièce. Pas touche à Diane. Henri m’avait tout de suite chapitré sur la question : « Et que je ne vous prenne pas à folâtrer ensemble quand vous vous figurerez que je ne vous regarde pas. Le vieux maestro connaît la musique. Proverbe original de ma composition. » J’ai regardé Diane. Un beau morceau, peau de miel, tentante, mais j’ai lu dans ses yeux la haine qu’elle nous portait à l’un comme à l’autre. Elle ambitionnait d’épouser un homme riche. Elle venait d’un bled du Kansas, et elle regrettait amèrement le jour où elle s’était mise avec Henri. Lors d’un de ses week-ends de flambeur, il avait claqué cent dollars pour elle, et elle s’était figuré avoir rencontré un fils de famille. Au lieu de quoi elle se retrouvait coincée dans cette bicoque, où elle restait faute de mieux. Elle avait un boulot à Frisco, et il lui fallait prendre le car tous les jours, au carrefour. Elle ne l’a jamais pardonné à Henri. Lui s’accommodait tant bien que mal de la situation. Moi, j’étais censé rester à la baraque, et écrire un brillant scénario original. Henri prendrait un avion de la Stratosphère, avec sa harpe sous le bras, et il ferait notre fortune à tous. Diane partirait avec lui. Il allait la présenter au père d’un pote à lui, cinéaste célèbre et ami intime de W.C. Fields. Donc, ma première semaine à Marin City, je suis resté à la baraque, et j’ai écrit comme un furieux en m’attaquant à un conte sinistre, situé à New York, et susceptible de faire le bonheur d’un réalisateur d’Hollywood ; seulement l’ennui, c’est qu’elle était trop triste, mon histoire. Henri savait tout juste lire, il ne l’a jamais lue, il s’est contenté de l’emporter à Hollywood, quelques semaines plus tard. Diane s’ennuyait comme un rat mort, et elle nous avait bien trop pris en grippe pour la lire. Je passais d’innombrables heures pluvieuses à boire du café et gratter du papier. Pour finir, j’ai déclaré forfait ; j’ai dit à Henri que j’avais besoin de trouver du boulot : même les cigarettes, je devais les leur mendier… Une ombre de déception est passée sur son visage. Ce gars-là, ses déceptions étaient des plus curieuses. Il avait un cœur d’or. Il s’est débrouillé pour me trouver le même boulot que lui, vigile à la caserne. Il a fallu que je fasse toutes les démarches habituelles, et à ma grande surprise ces enfoirés m’ont engagé. J’ai prêté serment devant le chef de la police locale, on m’a donné un insigne, une matraque, à présent je faisais partie des supplétifs. Je me demandais ce que Neal et Allen, et Burroughs aussi, diraient de ça. Il fallait que je porte un pantalon bleu marine pour aller avec ma veste noire et ma casquette de flic ; les deux premières semaines, j’ai dû emprunter le pantalon d’Henri, mais comme il était grand et qu’il avait pris de la bedaine à force de se goinfrer par désœuvrement, le soir de ma première garde, je flottais dans mon fute, on aurait dit Charlot. Henri m’a donné une lampe de poche et filé son automatique, un. 32. « Où tu l’as eu, ce flingue ? » je lui ai demandé. « L’été dernier, je rentrais sur la Côte, et à North Platte, dans le Nebraska, j’ai sauté du train pour me dégourdir les jambes, et qu’est-ce que je vois dans une vitrine, ce petit bijou, alors je l’ai acheté illico, et j’ai rattrapé le train en marche. » J’ai essayé de lui raconter ma propre aventure à North Platte, la fois où j’étais allé acheter cette bouteille de whisky avec les gars, et il m’a lancé des grandes claques dans le dos en me disant que j’étais un mec tordant. Nanti de la torche pour éclairer ma route, j’escaladais les parois abruptes du canyon côté sud, pour arriver au-dessus d’un highway qui charriait un flot de voitures allant vers Frisco la nuit, je dévalais l’autre versant en manquant de me casser la figure, et j’arrivais au fond d’un ravin, devant une petite ferme, le long d’un ruisseau, où un chien, toujours le même, m’a aboyé aux fesses toutes les nuits que Dieu a faites pendant des mois. Ensuite, on pouvait marcher vite, c’était une route argentée de poussière, sous les arbres noir d’encre de la Californie, une route en zigzag comme le signe de Zorro, une route comme toutes celles qu’on a vues dans les westerns de série B, et moi je sortais mon flingue et je jouais au cow-boy dans le noir. Après ça, il y avait encore une colline, et puis c’étaient les baraquements. Ils abritaient les ouvriers du bâtiment, qui partaient outre-mer. Les gars en transit y attendaient leur bateau. La plupart s’embarquaient pour Okinawa ; la plupart avaient le feu — c’est-à-dire les flics — aux trousses. Bandes de frères, des durs du Montana, des types louches arrivés de New York, des gars de tout poil et de toute origine. Et comme ils savaient fort bien quel enfer ce serait de travailler un an plein à Okinawa, ils buvaient. Le boulot des brigades spéciales était de veiller à ce qu’ils ne démolissent pas les baraquements. On avait notre Q.G. dans le bâtiment principal, une cahute en bois, avec des bureaux en frisette. On venait s’asseoir autour d’un bureau-cylindre, on retirait nos flingues, on bâillait, et les vieux flics racontaient des histoires. C’était une bande de pourris, flics jusqu’à l’os, à part Henri et moi. Henri, tout ce qu’il voulait c’était gagner sa vie, et moi aussi, tandis que ces types, ils voulaient arrêter du monde, et se faire encenser par le Chef, en ville. Ils disaient même que si on ne procédait pas à une arrestation par mois minimum, on était viré. L’idée d’arrêter quelqu’un, ça me coupait la chique. Et pour dire vrai, la nuit du grand bazar, j’étais aussi bourré que les autres. Ce soir-là, la répartition des tours de garde faisait que j’étais tout seul pendant six heures, seul flic à bord. Non pas que ça se savait, mais ce soir-là, il faut croire que tout le monde s’était soûlé la gueule dans les baraquements. Leur bateau partait le lendemain. Ils buvaient comme des matelots en bordée à la veille de lever l’ancre. Moi j’étais au bureau, dans un fauteuil, pieds sur la table, et je lisais des histoires de l’Oregon et du pays du Nord, dans la collection Bluebook, quand, tout à coup, je réalise qu’il y a pas mal de chahut par rapport au silence habituel de la nuit. Je sors. Il y a de la lumière dans presque tout le baraquement. Ça gueule, ça casse des bouteilles.
J’ai plus le choix. Je prends ma torche, je vais tout droit à la baraque où ça fait le plus de boucan, et je frappe. La porte s’entrouvre d’une vingtaine de centimètres. « Qu’esse que tu veux, toi ? — C’est moi qui suis de garde, ce soir, et je vous signale que vous êtes censés vous tenir tranquilles. » Genre de remarque à la con. Ils me claquent la porte à la figure ; je reste là, nez contre le bois. C’est comme dans un western, il faut que je m’impose. Je refrappe. Ce coup-là, ils ouvrent tout grand. « Écoutez, je dis, je suis pas venu vous les casser, les gars, mais moi je vais perdre mon boulot si vous faites trop de boucan. — T’es qui ? — Je suis le vigile. — On t’a jamais vu. — Ben, voilà mon insigne. — Et t’as besoin d’avoir ce flingue de foire collé au cul ? — Il est pas à moi », je dis pour m’excuser, « on me l’a prêté. — Rentre boire un coup, putain, merde. » C’est pas de refus, pendant que j’y suis ; j’en bois deux. « C’est bon, les gars », je dis, « vous ferez pas de bruit Sinon c’est moi qui morfle, hein. — T’inquiète, p’tit gars, va faire ta ronde, et reviens boire un coup si ça te dit. » C’est comme ça que je fais du porte à porte, et en moins de deux, je suis aussi torché que les autres. L’aube venue, j’avais le devoir de hisser les couleurs sur un mât de dix-huit mètres et ce matin-là j’ai hissé la bannière étoilée à l’envers, et puis je suis rentré me coucher. Quand je suis revenu prendre mon service, le soir, j’ai trouvé mes flics en titre siégeant dans le bureau, avec des têtes sinistres. « Dis donc, p’tit, c’était quoi ce boxon, hier au soir ? On a eu des plaintes de gens qu’habitent de l’autre côté du canyon. — Je sais pas », je dis, « ça m’a l’air bien tranquille, à présent. — Tout le contingent est parti. T’étais censé faire régner l’ordre, ici, hier soir. Le chef te bénit. Et puis, aut’chose, tu sais que tu risques la prison pour hisser les couleurs à l’envers. — À l’envers ? » Là je suis horrifié, parce que, bien sûr, je ne m’en étais pas aperçu. C’était devenu un geste machinal, tous les matins, je secouais le drapeau dans la rosée pour faire tomber la poussière, et je le hissais sur sa hampe. « Ouais m’sieur », me dit un gros flic qui avait été maton trente ans dans une taule atroce, San Quentin. Les autres hochent la tête, d’un air sinistre. Ils passaient leur vie assis sur leur cul, fiers de leur métier. Ils sortaient leurs flingues, ils en parlaient tout le temps, mais ils les braquaient jamais. Ça les démangeait de faire un carton sur quelqu’un. Sur Henri et moi. Que je te décrive les deux pires. Il y avait le gros, ancien maton à San Quentin, dans les soixante ans, de la bedaine, retraité il n’arrivait pas à s’arracher aux ambiances qui avaient toute sa vie nourri son âme desséchée. Paraît qu’il était marié. Tous les soirs, il venait au boulot dans sa Buick 37, pointait à l’heure pile, et s’installait au bureau à cylindre. Là-dessus, il s’attelait à la besogne pour lui épineuse de remplir la fiche sommaire du soir : rondes, heures, incidents, etc. Après ça, il pouvait se détendre, et raconter des histoires. « Dommage que t’étais pas là il y a deux mois, quand moi et Tex (l’autre ordure, un jeune qui voulait entrer dans la police montée du Texas et rongeait son frein ici), quand moi et Tex on est allés arrêter un poivrot au baraquement G. Il pissait le sang, dis donc ! Tout à l’heure je t’emmène voir les taches. On l’envoyait rebondir sur les murs. D’abord Tex lui a filé un coup de matraque, et puis moi, et puis Tex a sorti son flingue et il lui a mis une calotte avec la crosse, moi j’allais m’y mettre aussi, mais le gars s’est écroulé, il est parti à vapes bien gentiment. Il avait juré de nous descendre quand il sortirait de taule — il a pris trente jours — mais ça fait SOIXANTE jours aujourd’hui et on l’a pas vu se pointer. » C’était là tout le sel de l’histoire, ils lui avaient fichu une telle trouille qu’il avait pas le flan de revenir les descendre. Moi ça m’inquiétait plutôt : des fois que ça lui prenne, et qu’il me confonde avec Tex, dans le noir, entre deux baraques… Le vieux flic continuait, tout à sa nostalgie attendrie des horreurs de San Quentin : « Le matin, pour aller déjeuner, on les faisait marcher au pas comme une section. Pas un qui déraillait. Tout était réglé comme papier à musique, fallait voir. Trente ans, j’ai été gardien. Jamais un pépin. Les gars, ils savaient qu’on rigolait pas. À présent, y a des tas de mecs qui mollissent, dans ce métier, et le plus souvent, c’est justement ceux-là qu’ont des ennuis. Tiens, toi, par exemple, d’après ce que j’ai pu observer, t’es un peu trop COU-LANT avec les gars, je dirais. » Il a levé sa pipe et m’a lancé un regard aigu. « Ils en profitent, tu comprends. » Je le savais bien. Je lui ai dit que je n’avais pas l’étoffe d’un flic. « Oui, mais enfin, tu t’es PORTÉ CANDIDAT pour ce boulot. Alors maintenant, faudrait savoir ce que tu veux, sinon t’iras nulle part. C’est ton devoir. T’as prêté serment. Ces choses-là, ça se négocie pas. Le maintien de l’ordre, c’est une obligation. » Je ne savais que dire : il avait raison mais moi, tout ce que je voulais, c’était me tirer en douce dans la nuit, disparaître, découvrir ce que les gens faisaient dans le reste du pays. Tex, l’autre flic, était un petit blond trapu, musclé, les cheveux en brosse, le cou agité d’un tic, nerveux comme un boxeur qui donne des coups de poing dans sa paume. Il se sapait comme les Rangers d’autrefois, revolver sur les hanches, avec sa cartouchière, et une sorte de petite badine, avec des bouts de cuir qui pendouillaient partout, une vraie chambre de torture ambulante ; des chaussures nickel, une veste souple, un chapeau renvoyé en arrière, il lui manquait que les bottes. Il passait son temps à me montrer des prises ; il m’attrapait entre les jambes et me soulevait prestement dans les airs. En termes de force pure, avec la même prise, moi je l’envoyais au plafond, et je le savais très bien. Mais je me gardais de le lui laisser voir, de crainte qu’il ne veuille faire un match de lutte avec moi. Avec un gars comme ça, un match de lutte risquait de se terminer au flingue. J’étais sûr qu’il tirait mieux que moi. J’avais jamais eu de flingue de ma vie. Même le charger, ça me faisait peur. Tex rêvait d’arrêter quelqu’un. Une nuit qu’on était de garde tous deux, il revient vert de rage. « Y a des gars, là-bas, je leur ai dit de se calmer, et ils font toujours autant de bruit. Ça fait deux fois que je leur dis, moi je répète pas les choses trois fois. Viens avec moi, j’y retourne et je les arrête. — Attends, moi je vais leur donner une troisième chance, je vais leur parler », je lui dis : « Non, m’sieur, avec moi, deux fois ça suffit. » Je soupire, nous voilà partis. On arrive à la salle délictueuse, Tex ouvre la porte, et il dit aux gars de sortir un par un. C’était gênant. On rougissait tous jusqu’au dernier. C’est toute l’histoire de l’Amérique : chacun fait ce qu’il croit devoir faire. Des gars se soûlent la gueule et parlent un peu trop fort la nuit, et alors ? Mais Tex avait quelque chose à prouver. Il m’avait pris avec lui pour le cas où les types lui auraient sauté dessus. Ils en étaient capables. C’étaient des frères, tous de l’Alabama. On est allés au bureau, peinards, Tex ouvrait la marche et moi je la fermais. L’un des gars me lance : « Dis à ce salopard, cette tête de nœud, de pas nous charger, sinon on risque de se faire virer, et de jamais partir à Okinawa. — Je vais lui parler. » Une fois arrivés, je dis à Tex de passer l’éponge. Il répond en rougissant, assez fort pour que tout le monde entende : « Avec moi c’est deux chances, pas trois. — Putain qu’essa peut te foutre dit le gars de l’Alabama. On risque de perdre notre boulot. » Tex n’a rien dit, et il a rempli les formulaires d’arrestation. Il n’a arrêté qu’un seul gars, et appelé la voiture qui patrouillait en ville. Les flics sont arrivés et ils l’ont embarqué. Les autres frères sont partis, ils faisaient la gueule. « Qu’est-ce qu’elle va dire, la mère ? » ils se demandaient. Il y en a un qui est revenu : « Dis-lui bien, à cet enfoiré de Texan, que si mon frère est pas sorti demain soir, on va lui faire sa fête. » Je l’ai répété à Ted, tel que, et il n’a rien dit. Le frère s’en est tiré facilement, il ne s’est rien passé. Le contingent a pris la mer. Une nouvelle horde sauvage est arrivée. Sans mon pote Henri Cru, je n’aurais pas gardé ce boulot deux heures. Mais Henri et moi, on était souvent de garde ensemble, et c’est là que l’ambiance valait le coup. On faisait notre première ronde de la nuit en prenant tout notre temps. Henri poussait toutes les portes pour voir si elles étaient fermées à clef ; il espérait toujours en trouver une pas verrouillée. « Ça fait des années que j’ai dans l’idée de dresser un chien pour en faire un pickpocket d’élite ; il irait dans la chambre de ces types, piquer les dollars dans leurs poches ; je le dresserais à prendre que le billet vert, et même, si c’est humainement possible, que les billets de vingt. Je lui en ferais renifler à longueur de journée. » Henri était bourré de chimères dans ce genre ; il m’a parlé de ce chien pendant des semaines. Et puis une fois, rien qu’une, on est tombés sur une porte pas verrouillée ; moi ça me disait rien qui vaille, je faisais les cent pas dans le couloir. Il l’a poussée subrepticement. Et il s’est retrouvé nez à nez avec la pire des abominations pour lui, la pire horreur : la tête du directeur des baraquements. Elle lui revenait tellement pas, cette tête, qu’il m’avait dit une fois : « Comment il s’appelle, cet auteur russe dont tu me parles tout le temps ? Celui qui bourrait ses pompes de journaux, et qui se baladait avec un haut-de-forme trouvé à la poubelle. » C’était une exagération de ce que je lui avais dit de Dostoïevski, romancier et saint russe. « Ah, c’est ça, c’est ÇA, DOSTIOFFSKI, un type qui a la tronche de ce directeur ne peut s’appeler que Dostioffski. » Le voilà donc nez à nez avec Dostioffski, le directeur, l’administrateur, le boss des baraquements, quoi. La seule porte qu’il ait trouvée pas verrouillée, c’est la sienne. Et ce n’est pas tout. Dostioffski dormait quand il a entendu quelqu’un bricoler la poignée de sa porte. Il se lève en pyjama. Il va jusqu’à la porte, encore plus patibulaire que d’habitude. Quand Henri ouvre, il voit une face hagarde, qui suppure la haine et la fureur bestiale. « Qu’est-ce que ça veut dire ? — Je poussais cette porte, c’est tout… je croyais que c’était, euh… le placard à balais. Je cherchais un balai-éponge. — Mais COMMENT ÇA, tu cherchais un balai-éponge — Ben, euh… » Moi, je me recule et je dis : « Il y a un gars qui a vomi, là-haut, alors il faut qu’on nettoie. — C’est PAS le placard à balais, ici. C’est MA chambre. Encore un incident comme ça et je vous colle une enquête au cul pour vous faire virer ! C’est clair ? — Il y a un gars qui a vomi, là-haut », je répète. « Le placard à balais, il est là-bas, au fond du couloir », il désigne la porte du doigt, et il attend qu’on aille chercher le balai. Nous on y va, et comme deux crétins on l’emporte au premier. « Bon Dieu, Henri, tu nous fous toujours dans les embrouilles. Tu peux pas décrocher un peu ? Pourquoi il faut que tu piques tout le temps ? — Le monde me doit deux-trois choses, c’est tout. Le vieux maestro, il connaît la musique. Si tu continues à parler comme ça, je vais t’appeler Dostioffski. — O.K., Hank, va rapporter le balai. — Vas-y toi, moi il me reste quelques portes à tenter. » Il prétendait avoir trouvé un gars endormi avec un dollar qui sortait de sa poche. « Tu l’as pris ? — Je suis pas en Californie, pays des dingues et des flingues, ou tu deviens dingue ou tu te flingues, pour me refaire ce que ma mère appelait une santé. Lâche pas le vieux maestro, Kerouac, tu vas voir la belle musique qu’on va jouer sur leurs crânes maléfiques. Je suis absolument convaincu, sans l’ombre d’un doute, que ce type-là, ce Dostioffski, cette larve, n’est qu’un voleur, je le vois à la forme de son crâne maléfique. » Henri était klepto, un vrai môme. Autrefois, du temps qu’il vivait en France, écolier solitaire, on l’avait dépouillé de tout. Ses parents se contentaient de le flanquer dans des écoles, et de le planter là. Chaque fois, c’étaient des vexations, avec renvoi final ; il se retrouvait à marcher sur les routes de France, la nuit, en fabriquant des malédictions avec son vocabulaire d’innocent. Il avait bien l’intention de récupérer tout ce qu’il avait perdu ; or sa perte était sans fin ; il allait traîner ça toute sa vie. C’est à la cafétéria des baraquements qu’on faisait nos coups. On surveillait les alentours, pour être sûr que personne ne nous voyait, et surtout qu’aucun de nos petits camarades flics ne se cachait pour nous prendre en défaut, et puis je m’accroupissais, Henri posait les pieds sur mes épaules et je lui faisais la courte échelle. Il poussait la fenêtre, qui n’était jamais fermée, il le vérifiait tous les soirs, il crapahutait et atterrissait sur la table à pâtisserie. Moi, un peu plus agile que lui, je faisais un rétablissement, et je passais. On allait tout droit au bac à glaces. Là, je réalisais un rêve d’enfant ; je retirais le couvercle du conteneur de glace au chocolat, et je plongeais la main dedans jusqu’au poignet ; j’en retirais une pleine spatule et je la léchais. Après ça, on prenait des cartons de glace et on s’empiffrait ; on arrosait les crèmes de coulis de chocolat, parfois on mettait des fraises dessus, aussi, on prenait des cuillères de bois ; ensuite on se baladait dans l’infirmerie, les cuisines, on ouvrait les glacières pour voir ce qu’on pourrait fourrer dans nos poches. Souvent, j’arrachais un bout de rosbif, et je l’enveloppais dans une serviette. « Tu sais ce qu’a dit le président Truman, répétait Henri. La vie est chère, il faut faire des économies. » Un soir, j’attends tant et plus qu’il ait rempli un énorme carton — tellement énorme qu’il passe pas par la fenêtre. Résultat, faut sortir les provisions, tout remettre en place. N’empêche qu’Henri s’est pas tenu pour battu. Un peu plus tard dans la nuit, quand il a eu terminé son service et que je me suis retrouvé tout seul à la base, il s’est passé passe quelque chose de bizarre. Je me promenais sur la piste qui longeait le vieux canyon, dans l’espoir d’apercevoir une biche — Henri en avait vu, les environs de Marin étaient encore sauvages, en 1947 — quand j’entends un bruit effrayant dans le noir. Des halètements, un souffle rauque. Je crois que c’est un rhinocéros prêt à me charger.