Lui ne fait même pas attention à eux. Sa folie s’est épanouie, fleur singulière. Je ne m’en étais pas rendu compte jusqu’au moment où nous sommes partis faire une petite virée dans la Hudson avec Louanne et Al Hinkle ; nous étions entre nous pour la première fois, on pouvait parler de ce qu’on voulait. Neal a empoigné le volant, il a passé la seconde, il a réfléchi un instant, et puis, comme sous l’impulsion d’une décision subite, il a lancé la voiture plein pot. « C’est parti, les enfants ! » il a dit en se frottant le nez, penché en avant pour ressentir l’urgence, tirant des cigarettes de la boîte à gants, en se balançant d’avant en arrière. « Il est temps qu’on décide ce qu’on va faire la semaine prochaine, c’est crucial, cru-cial, hum ! » Il a évité une carriole tirée par une mule, avec un vieux nègre, qui avançait lourdement. « Oui ! » il a braillé. « Oui ! Il me botte, lui. Pensez un peu à son âme, à celui-là… prenez le temps d’y penser », et il a ralenti pour qu’on puisse se retourner sur ce pauvre diable de nègre, avec sa complainte. « Considérez-le avec la tendresse du cœur, je donnerais mes deux bras pour savoir ce qui se passe dans cette tête-là. Si on pouvait s’y glisser, pour savoir à quoi il pense, le pauvre bougre, aux navets et au jambon de l’année. Tu le sais pas, Jack, mais dans le temps, j’ai vécu une année entière chez un fermier de l’Arkansas ; j’avais onze ans, on me donnait des trucs effroyables à faire ; une fois j’ai dû écorcher un cheval mort. J’y suis plus retourné depuis Noël 1943, ça fait tout juste six ans Ben Gowen et moi on s’était fait courser par un gars avec un flingue, le flingue qu’on essayait de faucher, justement. Tout ça pour te dire que le Sud, je peux en parler… j’ai connu… enfin, le Sud me botte, quoi, je le connais comme ma poche… Quel pied, tes lettres, quand tu m’en parlais. Oh oui, oh oui », tout en disant ça, il a ralenti jusqu’au point mort, pour faire un bond en avant aussitôt, et repartir à cent, penché sur son volant. Il gardait les yeux rivés devant lui, obstinément. Louanne souriait, sereine. Le nouveau Neal, le Neal de la maturité, tel qu’en lui-même. Je voyais bien quel pied avaient pris Louanne et Hinkle pendant ces quelques jours passés ensemble, dans la fascination de leur amour pour lui. Je me disais en moi-même : Mon Dieu, comme il a changé ! Ses yeux crachaient des éclairs de fureur quand il parlait de quelque chose qu’il détestait, et ils s’illuminaient d’une grande joie quand le bonheur lui revenait ; tous ses muscles tressaillaient de vie et d’élan. « Ah, mec, je pourrais t’en dire… », il a commencé, en m’enfonçant un doigt dans les côtes, « faut absolument qu’on trouve le temps… Ce qui est arrivé à Allen. Les chéris, faut tous qu’on aille voir Allen, demain première heure. Bon, Louane, on achète du pain et de la viande, on prépare le casse-croûte pour aller à New York, demain. T’as combien sur toi, Jack ? On va tout mettre sur la banquette arrière, les meubles et tout, et puis nous, on va s’asseoir devant, bien serrés, et on se racontera des histoires tout en bombant sur New York. Louanne, mon petit con en sucre, tu t’assieds à côté de moi, Jack à côté de toi, et Al contre la portière, parce qu’il est costaud et qu’il nous fera écran aux courants d’air, ce qui veut dire que c’est lui qui prendra la couverture cette fois… Et comme ça, en route pour la belle vie, parce que le temps est venu, et que le temps, ON SAIT CE QUE C’EST ! » Il s’est frotté la mâchoire furieusement, il a mis le pied au plancher, doublé trois camions, et il est descendu sur Rocky Mountain en regardant de tous les côtés, avec une vision à cent quatre-vingts degrés sans même bouger la tête. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, crac, il a trouvé une place de parking, on était garés. Il a sauté de la voiture, il a bondi dans la gare comme un furieux ; nous, on suivait, dociles. Il a acheté des cigarettes. Il avait des gestes de dément ; on aurait dit qu’il se démultipliait. Il hochait la tête, il secouait la tête, il agitait ses mains vigoureuses, il marchait d’un pas pressé, il s’asseyait, il croisait les jambes, les décroisait, il se levait, il se frottait les mains, il se tâtait les couilles, il remontait son futal, il levait les yeux, il disait « hmm », et puis, d’un seul coup, il plissait les yeux pour voir partout ; avec tout ça, il m’enfonçait son index dans les côtes, en parlant sans arrêt. Il faisait très froid, à Rocky Mountain ; des neiges inhabituelles pour la saison. Il était sur la sinistre grand-rue qui longe la voie ferrée de la Seaboard, en T-shirt, avec son pantalon qui lui tombait sur les hanches, ceinture défaite, comme s’il avait voulu le retirer. Il s’est approché pour fourrer sa main par la vitre, en parlant avec Louanne ; il a reculé en lui faisant des petits gestes. « Oh oui, je sais, oui je te connais, je te connais, toi, ma chérie ! » Il avait un rire de dément, qui commençait dans les graves et montait dans les aigus, le rire du fou dans une émission de radio, en plus rapide, plus strident. Le ricanement du maniaque. Et puis, il reprenait un ton plus professionnel. Nous n’avions aucune raison particulière de venir en ville, mais il en a trouvé. Il nous a asticotés, tous, il a envoyé Louanne chercher les provisions, il m’a expédié acheter le journal pour connaître la météo, et Al chercher des cigares. Il adorait fumer le cigare. Il en a fumé un en lisant le journal, et en parlant : « Ah, nos sacro-saints abrutis de Washington sont en train de nous concocter de nouveaux désagréments… ah… hum… hop, hop ! » Là-dessus, il a sauté de son siège pour voir une petite Noire qui passait devant la gare. « Visez-la-moi ! » il a dit en la montrant du doigt, mollement, et en se tripotant les parties avec un sourire de dingo. « Elle est pas mimi, cette petite négrillonne adorable ? Miam, miam. » On est remontés en voiture, et on a foncé chez ma sœur. En rentrant dans la maison, avec le sapin, les cadeaux et l’odeur de la dinde au four, les conversations des cousins, j’ai compris que je venais de passer un Noël tranquille, à la campagne. Mais voilà que la mouche me piquait de nouveau ; la mouche, c’était Neal Cassady, et moi, j’étais bon pour un nouvel épisode sur la route. On a chargé les caisses de vêtements et celles de vaisselle, ainsi que quelques sièges, et on est partis à la nuit tombée, promesse faite de rentrer dans trente heures. Trente heures pour un aller-retour de quinze cents bornes et plus, mais c’était ce que Neal avait décidé. Le voyage a été rude, et personne ne s’en est aperçu. Le chauffage ne marchait pas, le pare-brise était couvert de brouillard givrant. À cent à l’heure, Neal était obligé de passer la main dehors tout le temps pour l’essuyer au chiffon, se ménager un trou de visibilité. L’Hudson était spacieuse, on avait largement la place pour quatre sur le siège avant. On avait mis une couverture sur nos genoux. La radio ne marchait plus. La voiture sortait d’usine, il venait de l’acheter, et la radio était déjà morte. Il n’avait d’ailleurs payé qu’une seule mensualité. On est partis vers le nord et la Virginie, sur la 101 qui est un highway à deux voies où il ne passe pas grand-monde. Et Neal parlait, il monopolisait la parole. Il gesticulait furieusement, il se penchait jusqu’à moi, parfois, pour souligner son propos, il lâchait carrément son volant, et pourtant la voiture filait droit comme une flèche sans jamais dévier de la ligne blanche, au milieu de la route qui se déroulait au ras de notre pneu avant gauche. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il en serait ainsi jusqu’en Californie avant la fin de la saison. Neal était arrivé sans rime ni raison, et moi je repartais de même. À New York, j’étais allé à la fac, et j’avais eu une amourette avec une fille qui s’appelait Pauline, une belle Italienne aux cheveux de miel, que je voulais même épouser. Depuis des années, je cherchais une femme que j’aie envie d’épouser. Je ne pouvais pas rencontrer une fille sans me dire : « Quel genre d’épouse elle ferait, elle ? » J’ai parlé de Pauline à Louanne et Neal. Louanne a réagi au quart de tour. Elle a voulu tout savoir de Pauline, elle voulait que je la lui présente. On a traversé Richmond, Washington, Baltimore à toutes blindes, et comme ça jusqu’à Philadelphie, sur des routes de campagne tortueuses, et on a parlé. « Moi je veux me marier pour connaître la paix du cœur avec elle, et qu’on vieillisse ensemble. Ça peut pas durer toujours… ce délire, ces virées aux quatre coins du pays. Il faut qu’on se range, qu’on trouve notre place. — Ah, mec, a répondu Neal, ça fait des années que je t’entends parler de mariage, de fonder un FOYER, avec la beauté de ton âme, c’est ça qui me botte chez toi. » À ma droite j’avais Al Hinkle, qui venait d’épouser une femme pour faire le plein d’essence. J’avais le sentiment de défendre ma position. C’était une triste nuit, mais une nuit joyeuse, aussi. À Philadelphie, on est entrés dans une roulotte cantine et on a dépensé le dernier dollar du budget nourriture pour s’offrir des hamburgers. Le type qui servait au comptoir — il était trois heures du matin — nous a entendus parler d’argent, il nous a proposé de nous faire cadeau des hamburgers, avec un café en prime, si on lui donnait un coup de main à la plonge, son employé lui ayant fait faux bond. On a sauté sur l’occasion. Al Hinkle a déclaré qu’il était un pêcheur de perles du temps jadis, et il a plongé ses longs bras dans la vaisselle. Neal restait planté là, sans rien faire, serviette à la main, et Louanne aussi. Bientôt, ils ont commencé à flirter au milieu des casseroles et des marmites, et puis ils se sont retirés dans un coin sombre de la cambuse. Le type du café s’en fichait, dans la mesure où Al et moi on assurait. En un quart d’heure, on a fini. Au point du jour, on traversait le New Jersey à toutes blindes, la métropole s’élevant devant nous, immense nuage au lointain enneigé. Neal s’était enturbanné la tête dans un pull pour ne pas avoir froid aux oreilles. Il disait qu’on était une bande d’Arabes, venus faire sauter New York. On a traversé Lincoln Tunnel comme des flèches, et on a débouché sur Times Square. « Oh, merde, j’aimerais bien retrouver Hunkey. Ouvrez l’œil, tous, des fois qu’on l’apercevrait. » On a ratissé les trottoirs. « Ce brave cinglé d’Hunkey… vous l’auriez VU, au Texas. » C’est ainsi que Neal avait parcouru près de six mille bornes, depuis Frisco, via l’Arizona et Denver, en l’espace de quatre jours truffés d’aventures innombrables, et ce n’était que le commencement. Nous sommes allés dormir chez moi, à Ozone Park. Je me suis réveillé le premier, en fin d’après-midi. Neal et Louanne dormaient dans mon lit, Al et moi dans celui de ma mère. La valise cabossée et démantibulée de Neal s’étalait sur le sol, ses chaussettes dépassaient. Le drugstore en bas de l’immeuble m’a envoyé chercher, on m’appelait au téléphone. Je suis descendu quatre à quatre. C’était Bill Burroughs, qui appelait de La Nouvelle-Orléans ; il râlait, de sa voix haut perchée et plaintive. Apparemment, une fille du nom de Helen Hinkle venait d’arriver chez lui sur les traces d’un certain Al Hinkle. Il ne voyait pas du tout qui étaient ces gens. Cette éternelle larguée d’Helen avait de la suite dans les idées. J’ai dit à Bill de la rassurer en lui expliquant qu’Al était avec Neal, et qu’on passerait très probablement la prendre à La Nouvelle-Orléans, en repartant sur la côte Ouest. Et puis, elle a voulu nous parler elle-même. Elle voulait prendre des nouvelles d’Al. Elle s’inquiétait de son bonheur. « Comment êtes-vous allée de Tucson à La Nouvelle-Orléans ? » je lui ai demandé. Elle avait télégraphié chez elle pour se faire envoyer l’argent du car. Elle était bien décidée à reprendre avec Al, elle l’aimait. Je suis remonté raconter ça au Grand. Il a eu l’air soucieux, dans son fauteuil. « Bon, eh bien maintenant, il faut qu’on mange, et tout de suite », a dit Neal tombé du lit. Louanne, tu t’actives au fourneau, tu vois ce que tu peux trouver Jack, tu descends avec moi, on va appeler Allen Al, vois ce que tu peux faire pour mettre de l’ordre dans la maison. » J’ai suivi Neal dans son effervescence. Le type qui tenait le drugstore m’a dit : « Tu viens d’avoir un autre appel… de San Francisco, cette fois… c’est pour un certain Neal Cassady. J’ai dit qu’il y avait personne de ce nom-là. » C’était Carolyn, qui demandait Neal. Le type du drugstore, Sam, un pote à moi, un grand gars flegmatique, s’est gratté la tête en me regardant : « Ben dis donc, vous tenez un bordel international ou quoi ? » Neal a ricané de son rire de dément, il a dit : « Toi, gars, tu me bottes », il s’est précipité dans la cabine, et il a appelé Frisco en P.C.V. Ensuite on a appelé chez Allen, en lui disant de s’amener. Deux heures plus tard, il était là. Entre-temps, Neal et moi, on avait fait nos préparatifs pour retourner en Caroline du Nord, chercher le reste des meubles et ma mère. Allen est arrivé, avec des poèmes sous le bras. Il s’est assis dans un fauteuil et il nous a regardés de ses petits yeux. Pendant la première demi-heure, il a refusé de dire un mot, ou plutôt il a refusé de se compromettre. Il s’était calmé depuis la Déprime à Denver. C’était grâce au Cafard à Dakar. Là-bas, il s’était laissé pousser la barbe, et il avait erré dans les rues mal fréquentées avec des gamins qui l’avaient emmené chez un guérisseur, lequel lui avait dit la bonne aventure. Il avait des clichés de ces rues délirantes, où s’alignaient des huttes d’herbe, le fin fond des bas-fonds de Dakar. Il nous a dit qu’il avait failli sauter à la mer sur le trajet du retour, comme Hart Crâne. C’était la première fois qu’il revoyait Neal depuis qu’ils s’étaient séparés à Houston. Neal était assis par terre, à côté d’une boîte à musique ; il écoutait, médusé, la petite chanson qu’elle jouait… A Fine Romance. « Ah ces petits grelots qui tintinnabulent, écoutez-moi ça. On va se pencher sur la boîte à musique, et regarder dans son ventre pour apprendre ses secrets… ding ding dong, ouaaais ! »
Al Hinkle était assis par terre, lui aussi ; il avait pris mes baguettes. Il s’est mis à battre un beat en sourdine, à peine audible, pour accompagner la boîte à musique. On retenait tous notre souffle pour l’écouter. « Tic… tac… tic-tic… tac-tac… » Neal avait mis sa main en cornet sur son oreille, mâchoire béante, il a dit : « Oh Ouuui ! » Allen, les yeux réduits à deux fentes, observait cette crise d’idiotie. Il a fini par se taper sur le genou pour dire : « J’ai une déclaration à faire. — Ah oui Ah oui — À quoi rime ce voyage à New York ? Sur quelle affaire sordide est-ce que vous êtes ? Enfin, quoi, où vas-tu comme ça, mec, quo vadis — Quo vadis » a répété Neal, bouche bée. On était là, à ne pas savoir quoi dire ; il n’y avait plus rien à dire. Il n’y avait plus qu’à partir. Neal s’est levé d’un bond, en disant qu’on était prêts à retourner en Caroline du Nord. Il a pris une douche. J’ai fait une plâtrée de riz avec tout ce que j’ai pu gratter dans la maison, Louanne lui a reprisé ses chaussettes, on était prêts. Neal et moi, on a ramené Allen à New York plein pot. On a promis de le retrouver dans trente heures, à temps pour la soirée du 31 décembre. Il faisait nuit. On l’a déposé à Times Square, et on a repris le tunnel qui mène au New Jersey. En nous relayant au volant, Neal et moi, on a rallié la Caroline en dix heures. « C’est la première fois depuis des années qu’on se retrouve seuls tous les deux, a dit Neal, et en situation de parler. » Il a donc parlé toute la nuit. Comme dans un rêve on a traversé à toutes blindes la ville de Washington endormie, puis de nouveau les étendues sauvages de Virginie, et on a franchi les frontières de la Caroline au point du jour pour nous arrêter à neuf heures du matin devant chez ma sœur. Sur le trajet, Neal était en proie à une grande exaltation, qui passait dans tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il disait, les moindres détails de chaque instant. Il vivait les transports d’une foi authentique. « Et puis qu’on ne vienne pas nous dire que Dieu n’existe pas. Nous sommes passés par toutes les formes. Tu te souviens, Jack, quand je suis arrivé à New York ? Je voulais qu’Hal Chase m’enseigne Nietzsche. Tu te rends compte comme c’est loin, tout ça Tout est bien, Dieu existe, nous savons ce que c’est que le temps. Depuis les Grecs, on pose les problèmes de travers. On n’arrive à rien par la géométrie, par l’esprit de géométrie. On se fait mettre. » Il soulignait son propos en enfonçant le doigt dans son poing fermé. La trajectoire de la voiture était l’image même de la rectitude. « Et non seulement ça, mais toi et moi, nous comprenons très bien que je n’ai pas le temps d’expliquer pourquoi je sais, et toi aussi, que Dieu existe. » À un moment donné, j’ai commencé à me plaindre des misères de la vie, de la pauvreté de ma famille, moi qui voulais tant aider Pauline, pauvre elle aussi, et mère d’une fille. « Les misères, vois-tu, c’est un mot générique pour tous les points d’existence de Dieu. Il ne faut pas se laisser bloquer, voilà tout. Oh, j’ai la tête qui bourdonne. » Il se pressait les tempes. Il est sorti d’un bond acheter des cigarettes, tel Groucho Marx, pieds rivés au trottoir, queue de pie au vent, moins la queue de pie, bien sûr. « Depuis Denver, Jack, il s’en est passé… oh la la, j’ai réfléchi, réfléchi. Je passais ma vie en maison de correction. J’étais un jeune paumé, j’essayais de m’affirmer, je volais des bagnoles pour m’exprimer, frimeur, m’as-tu-vu. Tous mes démêlés avec la prison, je les ai liquidés, plus ou moins, aujourd’hui. Pour autant que je puisse le dire, j’y retournerai jamais. Le reste, c’est pas ma faute. » On a dépassé un petit gosse qui jetait des pierres aux voitures. « Rends-toi compte, un de ces jours, il va balancer une pierre dans le pare-brise d’un gars, et le gars va s’envoyer dans le décor et se tuer… tout ça à cause de ce petit môme. Tu vois ce que je veux dire Dieu existe, au-delà des états d’âme. Sur cette route où nous roulons, je suis convaincu que nous sommes pris en charge, et que toi, toi qui conduis la peur au ventre (j’avais horreur de conduire, je roulais prudemment), tu ne risques pas de partir dans le décor, la voiture roule toute seule, je peux dormir tranquille. En plus, on connaît l’Amérique, on est chez nous, ici. Partout où je vais, en Amérique, j’arrive à mes fins, parce que c’est partout pareil, je connais les gens, je sais ce qu’ils font. C’est un échange incessant, il faut louvoyer dans la douceur et la complexité incroyables du monde. » C’était tout sauf clair. Et pourtant il réussissait à donner au fond de son propos une clarté, une pureté. Il employait d’ailleurs très souvent le mot « pur ». Je n’aurais jamais imaginé qu’il devienne mystique. Nous étions à la première heure du mysticisme qui allait faire de lui, des années plus tard, un drôle de saint clochard à la W.C. Fields. Ma mère elle-même l’écoutait d’une oreille curieuse, sur le chemin de New York, installée à l’arrière avec les meubles. À présent que nous l’avions à notre bord, il s’était mis à discourir sur sa vie de travailleur, à San Francisco. Il passait en revue toutes les tâches du serre-freins, joignant le geste à la parole dès qu’on croisait des gares de triage ; à un moment donné, il est même descendu d’un bond pour me faire voir le signe du serre-freins à un train qui ne doit pas s’arrêter. Ma mère s’était retirée sur le siège arrière, elle s’est endormie. À Washington, il était quatre heures du matin, et il a de nouveau appelé Carolyn en P.C.V. à San Francisco. Peu après que nous sommes sortis de la ville, une voiture de patrouille nous a pris en chasse, sirène hurlante, et on nous a collé une amende pour excès de vitesse, alors qu’on roulait à moins de cinquante. Tout ça parce qu’on avait une plaque californienne. « Vous croyez qu’il suffit d’être immatriculé là-bas pour vous permettre de foncer comme un chauffard ? » a dit le flic. Je suis allé avec Neal au bureau du sergent, et on a essayé de leur expliquer qu’on n’avait plus un rond. Si Neal ne voulait pas passer la nuit au poste, ils nous ont dit, il allait falloir qu’on rassemble l’argent, soit quinze dollars. Bien entendu ma mère les avait, elle en avait même vingt, tout allait donc s’arranger. Du reste, pendant qu’on parlementait avec les flics, l’un d’entre eux est sorti en douce reluquer ma mère endormie au fond de la voiture, emmitouflée dans un manteau. Elle l’a vu. « Ne vous en faites pas ; je ne suis pas une flingueuse ; si vous voulez fouiller la voiture, allez-y. Je rentre chez moi avec mon fils. Ces meubles ne sont pas des meubles volés, ils sont à ma fille ; elle vient d’avoir un bébé et elle va s’installer chez moi. » Sherlock en resta baba, et rentra au poste. Ma mère a dû payer l’amende pour Neal, autrement nous étions bloqués à Washington, puisque je n’avais pas le permis. Il a promis de lui rendre l’argent, et, heureuse surprise, il le lui a rendu en effet, un an et demi exactement après. Ma mère, femme respectable coincée dans ce triste monde — et elle le connaissait, son monde. Elle nous a parlé du flic. « Il était caché derrière un arbre, il aurait bien voulu voir à quoi je ressemblais… Je lui ai dit de fouiller la voiture, je lui ai dit de ne pas se gêner. Je n’ai rien à me reprocher. » Elle savait bien que Neal avait quelque chose à se reprocher, et moi aussi, du simple fait d’être avec lui, et Neal et moi on acceptait ça avec tristesse. Elle m’a dit un jour que le monde ne trouverait pas la paix tant que les hommes ne se jetteraient pas aux genoux de leur femme pour lui demander pardon. C’est vrai. Dans le monde entier, dans les jungles du Mexique, dans les bas-fonds de Shanghai, dans les bars de New York, les maris vont se soûler pendant que leur femme reste à la maison avec les enfants d’un avenir qui s’assombrit à vue d’œil. Si ces hommes-là arrêtent la machine et qu’ils rentrent chez eux — et qu’ils tombent à genoux — et qu’ils demandent pardon — et que leurs femmes leur donnent leur bénédiction — alors la paix descendra aussitôt sur la terre dans un grand silence pareil à celui dont s’entoure l’Apocalypse. Mais Neal le savait bien, et il m’en avait parlé plusieurs fois. « J’ai supplié Louanne tant et tant, qu’on oublie nos tracasseries, qu’on vive dans la compréhension, la paix et la douceur de l’amour pur, pour toujours… elle comprend… elle, c’est pas ce qu’elle cherche… elle, elle me traque… elle refuse de comprendre combien je l’aime… elle tricote ma ruine. — La vérité, c’est que c’est nous qui comprenons rien à nos femmes. On les accuse de tout alors que c’est de notre faute. — Mais c’est pas aussi simple que ça, a répondu Neal. La paix viendra d’un coup, sans qu’on y comprenne rien, mec, tu vois ? » Opiniâtre, lugubre, il poussait la bagnole dans le New Jersey. À l’aube, je me suis engagé sur la rampe Pulaski pendant qu’il dormait à l’arrière. À neuf heures du matin, on arrivait à Ozone Park, pour y trouver Louanne et Al Hinkle en train de fumer les mégots des cendriers ; ils n’avaient rien mangé depuis notre départ. Ma mère a payé les provisions, et préparé un petit déjeuner monstre. Il était temps que le trio de l’Ouest parte s’installer à Manhattan. Allen avait une piaule, sur York Avenue ; ils iraient le soir même. Neal et moi, on a dormi toute la journée, et quand on s’est réveillés une grosse tempête de neige annonçait le Nouvel An. Al Hinkle, assis dans mon fauteuil, racontait le réveillon précédent. « J’étais à Chicago, j’avais pas d’argent. Je m’étais mis à la fenêtre de ma chambre d’hôtel, sur North Clark Street, et je sentais des odeurs délicieuses qui venaient de la boulangerie, en bas. J’avais pas un rond, mais je suis descendu, et j’ai bavardé avec la vendeuse. Elle m’a donné du pain et des petits gâteaux. Je suis remonté dans ma chambre et je les ai mangés. Je suis resté dans ma chambre toute la nuit. Une fois, à Farmington, dans l’Utah, je travaillais avec Ed Uhl, tu sais Ed Uhl, le fils du rancher, celui qui vit à Denver, j’étais couché, et tout d’un coup je vois ma mère décédée dans un coin, tout entourée de lumière. Je dis : “Maman” et elle disparaît. Moi, j’ai tout le temps des visions », a dit Al Hinkle en hochant la tête. « Qu’est-ce que tu vas faire, pour Helen ? — Oh, il sera toujours temps de voir quand on arrivera à La Nouvelle-Orléans. Tu crois pas ? » Il commençait à me demander mon avis, à moi aussi, un seul Neal ne lui suffisait plus. « Et toi, quels sont tes projets, Al ? — Je sais pas. Je vis au jour le jour. La vie me botte. » Il l’a répété, il parlait comme Neal. Il avançait sans but. Il s’est remémoré cette nuit, à Chicago, et les petits gâteaux sortant du four, dans la solitude de la chambre. Dehors, la neige tourbillonnait. Une énorme fête se préparait, on y allait tous. Neal a refait sa valise cabossée, il l’a mise dans la voiture, et on s’est tous ébranlés pour cette soirée mémorable. Ma mère se réjouissait à l’idée que ma sœur vienne s’installer la semaine suivante ; elle lisait son journal, et attendait minuit pour allumer la radio et suivre la soirée des vœux, enregistrée à Times Square. On s’est arrachés en dérapant sur le verglas. Je n’avais jamais peur quand Neal conduisait. En toutes circonstances, il maîtrisait son véhicule. La radio avait été réparée, et maintenant un be-bop furieux nous aiguillonnait dans la nuit. Je ne savais pas où tout ça nous mènerait. Je m’en fichais. C’est à cette époque-là qu’une idée bizarre s’est mise à me hanter. Je me figurais que j’avais oublié quelque chose. Une décision que j’étais sur le point de prendre quand Neal avait resurgi, et qui m’était du coup complètement sortie de la tête, alors que mon cerveau l’avait, si l’on peut dire, sur le bout de la langue. J’avais beau claquer dans mes doigts, ça ne me revenait pas. J’en ai même parlé. Je n’arrivais d’ailleurs pas à savoir s’il s’agissait d’une décision au sens propre, ou seulement d’un projet, que j’aurais oublié. J’étais hanté, désemparé, ça me rendait triste. Ça avait quelque chose à voir avec l’Inconnu voilé. Un jour qu’on était assis face à face, Ginsberg et moi, dans nos fauteuils, je lui ai raconté un rêve, où une étrange silhouette à l’allure plus ou moins arabe me poursuivait dans le désert j’essayais de lui échapper. Mais elle finissait par me rattraper juste avant que j’atteigne la Cité Refuge. « Qui est-ce » m’a demandé Allen. On y a réfléchi. J’ai avancé que ça pouvait être moi, le visage voilé. C’était pas ça. Quelque chose, quelqu’un, un esprit, nous poursuivait tous à travers le désert de la vie, et nous rattraperait immanquablement avant que nous arrivions au Ciel. Naturellement, en y repensant aujourd’hui, je vois bien que c’est la mort et rien d’autre c’est la mort qui nous rattrapera avant qu’on monte au Ciel. La seule chose qu’on souhaite ardemment, tous les jours de la vie, celle qui nous fait soupirer, gémir, éprouver toutes sortes de bouffées de douceur écœurante, c’est le souvenir de la béatitude perdue qu’on a dû connaître dans le ventre maternel, et qui ne peut se retrouver — mais on ne veut pas l’admettre — que dans la mort. Mais qui veut mourir J’y reviendrai. Dans le tourbillon d’événements qui se succédaient, je gardais cette idée derrière la tête, en permanence. Je l’ai dit à Neal, et il y a aussitôt reconnu le pur désir de mort. Mais comme aucun d’entre nous ne revient jamais à la vie, il ne voulait pas en entendre parler, et aujourd’hui je suis d’accord avec lui. On est allés chercher ma bande de New York. J’ai une énorme bande d’amis passionnants, à New York. New York est une ville si folle, là aussi les fleurs du délire s’épanouissent très bien. On a commencé par aller chez Ed Stringham. C’est un beau mec, triste, doux, généreux, d’un caractère facile ; de temps en temps seulement, il est sujet à des crises de dépression, et il tire sa révérence sans rien dire à personne. Ce soir-là, il était fou de joie : « Où tu as trouvé ces gens formidables, Jack ? Des comme ça, j’en ai jamais rencontré. — Je les ai trouvés dans l’Ouest. » Neal prenait son pied.
Il avait mis un disque de jazz, pris Louanne dans ses bras ; il la serrait fort, et il bondissait contre elle en mesure. Elle, elle rebondissait contre lui. C’était aussi simple que ça, une vraie parade d’amour. John Holmes est arrivé avec une bande immense. Le week-end du Nouvel An commençait, et il allait durer trois jours et trois nuits. Des foules de gens montaient dans l’Hudson, et partaient en zigzag dans les rues enneigées de New York, de fête en fête. J’ai amené Pauline et sa sœur à la soirée la plus énorme. Quand Pauline m’a vu avec Neal et Louanne, elle s’est rembrunie : elle sentait la folie qu’ils mettaient en moi. « Tu me plais pas quand tu es avec eux. — Mais c’est rien, on prend notre pied. On ne vit qu’une fois. On rigole, c’est tout. — Non, c’est triste, et ça me plaît pas. » Et voilà que Louanne s’est mise à me faire du rentre-dedans. Elle m’a dit que Neal allait se remettre avec Carolyn, elle voulait que je vienne vivre avec elle. « Reviens à San Francisco avec nous. On vivra ensemble. Tu verras comme je serai bien pour toi. » Mais je savais que Neal l’aimait, et qu’elle faisait ça pour rendre Pauline jalouse, alors je ne marchais pas. N’empêche qu’une blonde aussi pulpeuse, je me léchais les babines. Louanne et Pauline étaient deux beautés fracassantes. Quand Pauline a vu que Louanne me poussait dans les coins et qu’elle me baratinait, qu’elle essayait de m’embrasser de force, elle s’est laissé inviter par Neal à monter dans sa voiture ; mais ils n’ont fait que parler, et boire la Southern Moonshine que j’avais laissée dans la boîte à gants. Tout s’embrouillait, tout fichait le camp. Je savais que ma liaison avec Pauline était sur ses fins. Elle voulait que je me conforme à ses désirs. Elle était mariée à un mécano qui la maltraitait. Je l’aurais volontiers épousée, et j’aurais pris sa petite fille et tout et tout, si elle avait divorcé. Mais elle n’en avait même pas les moyens, si bien que la situation était désespérée, et de toute façon elle n’aurait jamais pu me comprendre, parce que j’aime trop de choses à la fois, alors tout s’embrouille et ça coince, à force de courir de l’une à l’autre jusqu’à ce que je tombe. Ça c’est la nuit, c’est ce qu’elle te fait. Je n’avais rien à offrir, sinon ma propre confusion mentale. C’étaient des noubas monstres ; il y avait au moins cent personnes chez Herb Benjamin, qui habitait un loft en sous-sol, dans l’ouest de Manhattan, au niveau des quatre-vingt-dixième rues. Les gens débordaient sur les caves, autour de la chaudière. Dans tous les coins il se passait quelque chose, sur tous les lits, les canapés, pas une orgie, non, un réveillon, où les gens criaient comme des fous, où la radio hurlait. Il y avait même une Chinoise. Neal courait de groupe en groupe, à la manière de Groucho Marx, tout le monde le bottait. Périodiquement, on fonçait chercher d’autres gens en voiture. Lucien est arrivé. Lucien, c’est le héros de ma bande de New York, tout comme Neal est le grand héros de celle de l’Ouest. Ils se sont déplu au premier coup d’œil. Tout d’un coup, la petite amie de Lucien a balancé à Lucien une droite à la mâchoire. Il en a titubé. Elle l’a pris sur son épaule, et l’a ramené chez eux. Quelques potes journalistes cinglés sont arrivés du bureau, avec des bouteilles. Dehors, la tempête de neige faisait rage, une merveille. Al Hinkle s’était fait la sœur de Pauline, et il s’était tiré avec elle. J’ai oublié de dire qu’il sait y faire, avec les femmes. Avec son mètre quatre-vingt-dix, il est doux, affable, avenant, crétin, délicieux. Il leur enfile leur manteau. C’est comme ça qu’il faut s’y prendre. À cinq heures du matin, nous voilà en train de traverser la cour d’un immeuble en courant pour entrer dans un appartement par la fenêtre, parce qu’il y avait une fête énorme. À l’aube on est retournés chez Stringham. Les gens étaient en train de faire des dessins, de boire de la bière éventée. J’ai couché avec une fille qui s’appelait Rhoda — la pauvre — sans même qu’on se déshabille, va savoir pourquoi, parce qu’on partageait un canapé. Des foules de gens arrivaient, depuis le bar du campus de Columbia. Toute la vie, tous les visages de la vie, s’entassaient dans cette pièce humide. Chez John Holmes, on a continué la fête. John Holmes est un type adorable, qui vous regarde par-dessus ses lunettes, d’un air ravi. Il a appris à dire « oui » à tout, exactement comme Neal à l’époque, et il n’a pas cessé depuis. Sur fond de musique endiablée — Dexter Gordon et Wardell Gray aux cuivres dans The Hunt —, Neal et moi on a joué à se lancer Louanne comme une balle par-dessus le canapé. Et Louanne, c’était pas un bibelot. Neal se baladait torse nu, pied nus, tout juste vêtu de son fute, jusqu’au moment où il a fallu prendre la voiture pour aller chercher d’autres gens. Les événements se succédaient. On a trouvé Allen Anson, le fou extatique, et on a passé la nuit chez lui, a Long Island. Il y vit dans une jolie maison, avec sa tante. À la mort de sa tante, la maison lui reviendra, mais en attendant elle refuse de lui faire la moindre concession, et elle déteste ses amis. Il nous a amenés, nous la bande de clodos, Neal, Louanne, Al et moi, et on a commencé une fête à tout casser. La tante rôdait au premier étage ; elle menaçait d’appeler la police. « Ta gueule, vieille peau ! » il lui a lancé. Je me demandais comment il faisait pour vivre avec elle en ces termes. Je n’avais jamais vu tant de livres de toute ma vie. Deux bibliothèques, occupant deux pièces tapissées de livres du sol au plafond sur leurs quatre murs ; avec des bouquins comme L’Apocalypse expliquée, en dix tomes. Il passait des opéras de Verdi et les mimait, avec son pyjama déchiré dans le dos. Il se fichait de tout et du reste. C’était un grand érudit, qui se baladait bourré le long des quais, avec des partitions du XIVe siècle sous le bras, en poussant des hurlements. Il se carapatait dans les rues comme une grosse araignée. L’excitation lui sortait des yeux en lames lumineuses démoniaques. Des spasmes d’extase lui tordaient le cou. Il zozotait, il se tortillait, il faisait des bonds de carpe hors de l’eau, il retombait sur le sol, désespéré. La vie l’excitait tellement qu’il avait du mal à articuler un mot. Neal était penché devant lui, il hochait la tête en répétant : « Oui… oui… oui. » Il m’a pris à part. « Ce type, Allen Anson, y a pas plus fabuleux, ici. C’est ce que j’essayais de t’expliquer… c’est ça, que je veux être… je veux être comme lui. Il bloque jamais, lui, il va partout, il crache tout ce qu’il a, il connaît le temps, il lui suffit de se balancer d’avant en arrière. Tu verras que si tu vis comme lui tout le temps, tu vas finir par y arriver. — Par arriver à quoi — À ÇA, le IT, la “pulse” ! Je t’expliquerai… pas le temps là, tout de suite on n’a pas le temps. » Il est retourné regarder Allen Anson. Selon lui, George Shearing, le grand pianiste de jazz, était pareil. Neal et moi, on est allés le voir au Birdland, au milieu de ce long week-end de folie. Dix heures du soir, l’endroit était désert, on était les premiers clients. Shearing est arrivé, comme il était aveugle on l’a conduit jusqu’à son clavier. C’était un Anglais, distingué, avec un col blanc empesé ; il était blond, légèrement corpulent ; dès la première cascade de notes qu’il a jouées, accompagné par le contrebassiste qui lui battait le beat, penché vers lui avec révérence, on a senti comme le parfum ténu d’une nuit d’été anglaise. Immobile à sa batterie, Denzel Best jouait des balais avec des petits coups de poignet. Et voilà Shearing qui commence à se balancer ; son visage extatique se fend d’un sourire ; il se balance sur son tabouret, d’avant en arrière, doucement d’abord, puis plus vite avec le beat ; il se décroche la tête, son pied gauche bat tous les temps, son front s’en va toucher le clavier, il renvoie ses cheveux en arrière, sa coiffure se délite, il commence à suer. La musique monte en puissance. Le contrebassiste est recroquevillé sur son instrument, et il le cogne de plus en plus vite. On dirait que tout s’accélère. Shearing se met à plaquer ses accords. Ils jaillissent du piano en cataractes, on croit qu’il va pas avoir le temps de les aligner. Ils déferlent en vagues successives, océaniques. Les gens lui crient : « Vas-y ! » Neal est en nage, la sueur dégouline sur son col de chemise. « Il est là, c’est bien lui ! Mais quel Dieu, ce vieux Shearing ! Oui, oui, oui ! » Shearing sent bien qu’il y a un fou derrière lui ; il en entend les soupirs, les imprécations, même s’il ne le voit pas. « Oui ! crie Neal, c’est ça ! » Shearing sourit, il se balance. Shearing se lève de son tabouret, ruisselant de sueur. C’était la grande époque, avant qu’il devienne cool et commercial. Après son départ, Neal m’a désigné le tabouret de piano : « Voilà le siège vide de Dieu. » Il y avait un cuivre, sur le piano ; son reflet projetait une étrange lueur dorée sur la caravane du désert représentée derrière la batterie. Dieu était parti, laissant derrière lui le silence. La nuit était pluvieuse. C’était le mythe de la nuit pluvieuse. Neal avait les yeux exorbités par la terreur sacrée. Cette folie ne nous mènerait nulle part. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, et puis tout d’un coup je me suis rendu compte que c’était tout le thé qu’on fumait, Neal en avait apporté à New York. Ça me donnait l’impression que tout allait arriver — ces moments où l’on comprend que tout a été décidé pour toujours. Je les ai quittés, tous, et je suis rentré chez moi me reposer. Ma mère disait que je perdais mon temps en traînant avec Neal et sa bande. Je savais bien moi-même que je déconnais. La vie c’est la vie, et le bien c’est le bien. Ce que je voulais, c’était faire une virée superbe sur la côte Ouest, encore une, et être rentré à la fac pour le semestre de printemps. Et quelle virée ça a été J’y suis allé pour le plaisir, pour voir ce que Neal allait encore inventer, et puis aussi pour avoir une histoire avec Louanne — et je l’ai eue. On a fait nos préparatifs pour traverser une fois de plus le continent qui gémit. Je suis allé encaisser ma pension de G.I. ; et j’ai donné 18 dollars à Neal pour qu’il envoie un mandat à sa femme ; elle attendait son retour, et n’avait plus un sou. Ce que Louanne avait en tête, je l’ignore. Quant à Al Hinkle, comme de juste, il suivait. Avant le départ, on a eu de longues journées hilarantes chez Allen. Il se baladait en peignoir de bain, et nous adressait des discours à moitié ironiques sur le mode : « Je ne voudrais pas vous casser votre baraque de snobs, mais il me semble tout de même qu’il est temps que vous décidiez qui vous êtes et ce que vous comptez faire. » Allen travaillait comme correcteur à Associated Press. « Je veux savoir à quoi riment ces journées passées à traîner à la maison. À quoi riment ces discours, et quels sont vos projets. Neal, pourquoi as-tu quitté Carolyn pour te remettre avec Louanne ? » Rire nerveux pour toute réponse. « Et toi, Louanne, pourquoi traverses-tu le pays comme ça, et quelles sont tes intentions de femme vis-à-vis de l’inconnu voilé ? » Même réaction. « Al Hinkle, pourquoi as-tu abandonné à Tucson la femme que tu venais d’épouser Qu’est-ce que tu fais là, assis sur ton gros cul ? Où demeures-tu ? Que fais-tu dans la vie ? » Al Hinkle a baissé la tête, sincèrement désemparé. « Jack, comment se fait-il que tu sois devenu aussi j’menfoutiste Qu’est-ce que tu as fait de Pauline ? » Il a rajusté son peignoir de bain, et s’est assis en face de nous. « Les jours de colère restent à venir. La baudruche ne vous portera plus très longtemps. Non seulement ça, mais c’est une baudruche abstraite. Vous irez peut-être sur la côte Ouest à tire d’ailes, mais vous reviendrez à quatre pattes, chercher votre pierre. » À cette époque, Allen s’était mis à parler d’une voix qu’il voulait prophétique, et qu’il appelait la Voix du Roc. Il faisait ça pour abasourdir les gens, et les amener à comprendre le roc. « À force d’orner son chapeau de dragons, on finit par avoir une araignée dans le plafond », nous dit-il pour nous mettre en garde. Il nous regardait, ses yeux de fou étincelants. Depuis le Cafard à Dakar, il avait fini par traverser une période terrible, qu’il appelait son Spleen Sacré, ou encore son Spleen de Harlem : c’était l’époque où il vivait à Harlem, en plein été ; il se réveillait la nuit dans la solitude de sa chambre, et il entendait « la grande machine » descendre du ciel. L’époque où il arpentait la 125e Rue « sous l’eau », avec les autres poissons. Des idées délirantes se bousculaient dans sa cervelle. Il a fait asseoir Louanne sur ses genoux, et lui a ordonné de se calmer. Il a dit à Neal : « Mais tu peux pas t’asseoir tranquillement au lieu d’avoir la bougeotte ? » Neal s’agitait, il sucrait son café et disait : « Oui, oui, oui. » La nuit, Al Hinkle dormait par terre, sur des coussins. Neal et Louanne viraient Allen de son lit, et ils y allaient ; et Allen n’avait plus qu’à veiller à la cuisine, devant son ragoût de rognons, en marmonnant les prophéties du Roc. Je venais dans la journée, observer tout ça. Al Hinkle m’a dit : « Hier soir je suis allé jusqu’à Times Square, et, au moment où j’arrivais, je me suis aperçu que j’étais un fantôme, c’était mon fantôme qui passait sur le trottoir. » Il me livrait tout ça sans commentaire, avec des hochements de tête pour souligner son propos. Dix heures plus tard, au beau milieu d’une conversation sans rapport, il disait : « Ouais, c’était mon fantôme qui passait sur le trottoir. » Tout d’un coup, Neal s’est penché vers moi avec le plus grand sérieux : « Jack, j’ai quelque chose à te demander, c’est très important pour moi, je sais pas trop comment tu vas le prendre… on est potes, toi et moi, d’ac ? — Bien sûr, Neal. »
J’ai cru qu’il allait rougir ; il a fini par cracher le morceau : il voulait que je baise Louanne. Je ne lui ai pas demandé pourquoi parce que je le savais. Il voulait se tester lui-même, d’une certaine façon, et puis il voulait voir comment était Louanne avec un autre homme. On était assis au Ross Bar, sur la Huitième Avenue, quand il m’a fait cette proposition. On venait de passer une heure à ratisser Times Square, pour trouver Hunkey. Le Ross, c’est le bar de la racaille de Times Square ; il change de nom tous les ans. Quand on entre, on voit jamais une fille, pas même dans les box ; rien que des gars, toute une bande, un vrai défilé de mode racaille — depuis les T-shirts rouges jusqu’aux costumes larges ; c’est aussi le bar des tapins, qui michetonnent les vieux pédés tristes de la Huitième Avenue, la nuit. Neal y déambulait en plissant les yeux pour voir tous les visages. Il y avait des tarlouses noires, des types moroses, avec leur flingue, des matelots à couteaux, des junkies discrets, et de temps en temps un inspecteur quadragénaire, bien habillé, jouant les bookmakers, venu traîner là moitié par curiosité, moitié pour le boulot. C’était l’endroit parfait pour ce genre de requête. Il s’en trame, des mauvais coups, au Ross — ça se sent dans l’ambiance — toutes sortes de protocoles sexuels déjantés démarrent en prime. Quand le perceur de coffre propose au voyou un loft de la Quatorzième Rue, il lui propose en plus de coucher avec lui. Kinsey y est resté des heures à interviewer les gars. Je m’y trouvais le soir où son assistant est passé, en 1945. Hunkey et Allen ont été interviewés. Neal et moi, on est rentrés sur York Avenue. Hinkle était parti balader son fantôme dans les rues de la ville ; on a trouvé Louanne couchée, et on lui a annoncé notre décision. Elle a dit qu’elle était contente. Moi, c’était déjà moins sûr. Le lit était celui de mon père. Je l’avais donné à Allen une semaine avant ; Neal et moi, on le lui avait apporté dans la voiture. Mon père était grand et corpulent ; le lit s’enfonçait au milieu. Louanne était dans le creux, Neal et moi perchés sur les bords du matelas, de chaque côté ; on ne savait pas quoi dire. « Eh merde, je déclare forfait. — Allez, mec, t’avais promis. — Et Louanne, d’abord ? Qu’est-ce que t’en penses, Louanne ? — Vas-y », elle m’a répondu. Elle m’a attiré vers elle, et j’ai essayé d’oublier la présence de Neal. Chaque fois que je me rendais compte qu’il était là, raide comme une planche, aux aguets dans le noir, je perdais mes moyens. Je roulais sur le côté. C’était affreux. « Il faut qu’on se détende, tous les trois », il a dit. « Je vais pas y arriver, je crois. Si tu allais faire un tour à la cuisine ? » Il y est allé. Mais le cœur n’y était toujours pas. C’était délicieux d’avoir une femme comme Louanne accrochée à moi de tous ses membres ; son corps était tiède, elle ne demandait pas mieux ; et languide, avec ça. Je lui ai chuchoté qu’on recommencerait à San Francisco, quand tout serait réglé. Nous étions trois enfants de la terre, qui essayions de nous affirmer, la nuit, contre des impostures séculaires, dans le noir. L’appartement baignait dans un silence étrange. Je suis allé taper sur l’épaule de Neal, pour lui dire de rejoindre Louanne, et je me suis retiré sur le canapé. Je les ai entendus ébranler le lit à coups redoublés dans leur frénésie ; à ma stupéfaction, j’ai compris qu’il était, dirons-nous, en train de la dévorer, et que c’était une pratique courante entre eux. Il fallait avoir tiré cinq ans de taule pour se livrer à des extrémités aussi démentes ; Neal comprenait dans son corps les sources de toute béatitude ici-bas : suppliant aux portes mêmes de la matrice, il essayait d’y rentrer une bonne fois pour toutes, de son vivant, avec, en plus, la libido effrénée et le tempo d’un vivant. C’est la conséquence d’années passées à regarder des photos porno, à regarder les jambes des femmes, dans les magazines ; à éprouver la dureté des couloirs d’acier, et l’absence de la douceur féminine. En prison, on se promet le droit de vivre. Neal n’avait jamais connu le visage de sa mère. Chaque maîtresse, chaque épouse, chaque enfant qui lui venait, ne faisait qu’aggraver sa misère noire. Et où était-il, son père, Neal Cassady le Coiffeur, ce vieux clochard, qui brûlait le dur, travaillait comme cuistot dans des baraquements, le long des voies, et qui allait s’effondrer, le soir, dans les ruelles, quand il était fin soûl, pour partir à dame sur des tas de charbon, et cracher ses vieilles dents jaunes dans tous les caniveaux de l’Ouest ? Il avait bien le droit, Neal, de mourir de la petite mort délicieuse de l’amour sans réserve pour sa Louanne. Elle, son père était flic à L.A. ; il lui avait souvent fait des avances incestueuses. Elle m’avait montré sa photo : petite moustache, cheveux lustrés, yeux cruels, ceinturon verni avec flingue. Je ne voulais pas me mêler de tout ça, je voulais suivre, c’est tout. À l’aube, Allen est rentré, et il a endossé son peignoir de bain. Ces temps-ci, il ne dormait plus guère. « Pouah ! » il a gueulé. Ça le rendait dingue, ce désordre, la confiture par terre, les fûtes et les robes qui traînaient, les mégots, la vaisselle sale, les livres ouverts — tu parles d’un forum. Jour après jour, la terre grinçait sur son axe, et nous, on se livrait à nos terrifiantes études sur la nuit. Louanne s’était disputée avec Neal ; elle était couverte de bleus, et lui, il avait des égratignures plein le visage. Il était temps de lever l’ancre. On est allés chez moi à dix, toute une bande, faire mon sac, et téléphoner chez Bill Burroughs à La Nouvelle-Orléans, depuis l’appareil du bar, ce bar même où Neal et moi on s’était parlé pour la première fois, le jour où il était venu frapper à ma porte pour apprendre à écrire, des années plus tôt. On entendait la voix plaintive de Bill, à deux mille cinq cents bornes. « Dites voir, les garçons, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de cette Helen Hinkle ? Elle se terre dans sa chambre depuis deux semaines, et elle refuse de nous parler, à Joan ou à moi. Il est avec vous, le dénommé Al Hinkle ? Ramenez-le, Bon Dieu de bois, qu’on puisse se débarrasser d’elle. Elle occupe notre plus belle chambre, et elle a plus un rond. C’est pas un hôtel, ici. » Avec des grands cris et des hourrahs, toute la bande — Neal, Louanne, Allen, Hinkle et moi, John Holmes et Marian, sa femme, Ed Stringham, et Dieu sait qui encore — s’est mise à gueuler au bout du fil entre deux gorgées de bière pour rassurer Bill Burroughs, abasourdi, lui qui avait par-dessus tout horreur du désordre. « Bon, il a conclu, peut-être que vous serez plus clairs une fois ici. » J’ai dit au revoir à ma mère en lui promettant d’être rentré dans deux semaines, et je suis reparti pour la Californie. On s’attend toujours à trouver une forme de magie, au bout de la route. Et curieusement, Neal et moi allions la trouver cette magie une fois seuls, avant d’en avoir fini. Les potes de New York entouraient la voiture et nous faisaient au revoir de la main. Il y avait Rhoda, et puis Geo. Wickstrom et Les Connors, et je ne sais qui encore, vestiges du week-end du Nouvel An, qui était resté sans égal. « Parfait, parfait », disait Neal ; il ne pensait plus qu’à fermer le coffre de la voiture, après avoir mis ce qu’il fallait dans la boîte à gants, balayé par terre, tout préparé pour retrouver la pureté de la route… la pureté du voyage, de la destination, quelle qu’elle soit, le plus vite possible, dans le frémissement et la jouissance de tous les possibles. On s’est arrachés — à la dernière minute, Rhoda avait décidé de venir avec nous jusqu’à Washington, après quoi elle rentrerait en car. Elle était amoureuse du grand Al, et ils s’étaient assis à l’arrière pour se peloter. Une fois de plus, Neal s’est engouffré dans le tunnel Lincoln, et on a débouché dans le New Jersey. Les prémices de notre voyage se nimbaient de bruine et de mystère. Je pressentais que ce ne serait qu’une immense saga des brumes. « You hou ! C’est parti ! » a braillé Neal. Ramassé sur son volant, il a mis pied au plancher. Il avait retrouvé son élément, ça se voyait à l’œil nu. Nous étions enchantés tous trois, sachant que nous laissions derrière nous le désordre et le délire, pour accomplir notre unique et noble devoir du moment : bouger. Et on a bougé ! Dans la nuit du New Jersey, on a filé comme l’éclair devant les mystérieux panneaux blancs qui disaient SUD (avec une flèche) et puis OUEST (avec une autre flèche), pour prendre vers le Sud. La Nouvelle-Orléans ! Son nom nous brûlait la cervelle. Depuis les neiges sales de New York, capitale du givre et des gitons, comme disait Dean, cap sur la vieille Nouvelle-Orléans, avec sa luxuriance et les relents du fleuve qui venait baigner ce cul de l’Amérique ; ensuite, ce serait l’Ouest, pas mal ensuite. Tous trois sur le siège avant, Neal, Louanne et moi, on parlait avec enthousiasme de la joie de cette belle vie. Neal a eu un accès de tendresse. « Écoutez voir, bon sang, il faut qu’on se le dise, nous autres, tout va bien, on n’a pas la moindre raison de s’en faire ; on a intérêt à le savoir, il est grand temps qu’on s’en aperçoive. J’ai pas raison ? » Nous étions bien d’accord. « On est en route, on est ensemble… ce qu’on a pu faire à New York… il faut qu’on se le pardonne. » On avait tous nos casseroles, quant à ça. « C’est derrière nous, en termes de distance, et d’envies. Maintenant, on roule vers La Nouvelle-Orléans, on retrouve ce sacré vieux Bill Burroughs, quel pied ça va être, et puis écoutez-moi ce vieux sax ténor, comment il s’explose la tronche. » Il a monté le volume à en faire trembler la bagnole. « Écoutez-le nous raconter son histoire, celle qui apaise et qui instruit. » Ça balançait, ça nous allait. La pureté de la route. Au centre du highway, le ruban blanc se déroulait, notre pneu avant gauche y était rivé, comme l’aiguille au microsillon. Neal était courbé sur son volant, son cou puissant sortant du T-shirt, dans la nuit d’hiver, il roulait pied au plancher. En un rien de temps, on s’est retrouvés à l’approche de Philadelphie. Ironie des circonstances, on prenait cet itinéraire pour la troisième fois, via la Caroline du Nord. C’était notre itinéraire. J’arrêtais pas de me demander ce que j’avais oublié à New York ; plus nous laissions de la route dans notre sillage, plus ça m’échappait. J’ai posé la question. Ils ont tous essayé de deviner ce que j’avais oublié. Rien à faire. On avait quarante dollars pour tout le trajet. Il nous suffirait de prendre des auto-stoppeurs et de les taper de quelques quarters pour acheter de l’essence, dès qu’on aurait largué Rhoda. Elle parlait déjà de venir à La Nouvelle-Orléans. Vu que la femme d’Al l’attendait de pied ferme, c’était une riche idée. Neal n’a rien dit. Je savais qu’il était bien décidé à la débarquer à Washington. À Philadelphie, nous avons perdu la Route Une, et nous nous sommes retrouvés à l’aveuglette sur une petite route goudronnée au milieu des bois. « Nous voilà arrivés au pays des fées, des contes de ma mère l’oie. Quel pied, on va trouver des maisons en pain d’épices ! » a dit Neal, qui a continué à broder sur ce thème, enchanté. On n’avait pas la moindre idée d’où on se trouvait, tant et si bien qu’on a atterri à la lisière d’un marécage. « On est arrivés au bout de la route ? » j’ai dit, pour rigoler. Il a fait un tête à queue, et on est repartis sur Philly aussi sec ; on a retrouvé la Une, et une heure et demie plus tard on était à Baltimore. Neal voulait absolument que ce soit moi qui conduise en ville, pour m’habituer à la circulation. Je m’en serais sorti, d’ailleurs, s’ils ne s’étaient pas obstinés à tenir le volant, lui et Louanne, tout en s’embrassant et en faisant les imbéciles. C’était dingue. La radio braillait à fond la caisse. Neal jouait des perçus sur le tableau de bord, au point qu’il a fini par l’enfoncer au milieu. La pauvre Hudson, notre vaisseau au long cours pour la Chine, prenait sa raclée. « Ah, quel pied, mec ! » braillait Neal. « Bon, Louanne, écoute-moi bien, maintenant, chérie. Tu sais que je peux tout faire en même temps, que mon énergie est sans limites… alors, à San Francisco, il faut qu’on continue à vivre ensemble. Je sais exactement où tu vas habiter, à San Luis Obispo, au bout du quai de chargement de la S.P. Moi je rentrerai tous les soirs, et je retournerai chez Carolyn tous les matins. C’est jouable, on l’a déjà fait. » Louanne était partante, elle voulait la peau de Carolyn. On était pourtant d’accord qu’une fois à San Francisco Louanne se mettrait avec moi, mais je voyais d’ici qu’ils allaient rester ensemble, et que moi je me retrouverais sur le cul à l’autre bout du continent. Mais enfin, à quoi bon penser à ces choses quand l’Eldorado t’attend, avec son lot d’imprévus, pour te réjouir d’être vivant. À l’aube, on arrivait à Washington. C’était le jour de la prise de fonctions d’Harry Truman, pour son second mandat. Comme on descendait Pennsylvania Avenue dans notre épave, on a découvert une vaste démonstration de puissance militaire ; des B-29, des bateaux de transport de troupes, toutes sortes de matériel de guerre, trônant sur les pelouses couvertes de neige, et enfin, tout au bout, un petit canot de sauvetage quelconque, qui paraissait absurde, ridicule. Neal a ralenti pour le regarder ; il secouait la tête, atterré. « Qu’est-ce qu’ils fabriquent, ces gens-là ? Nos jean-foutre sacrés ? Harry doit être en train de dormir dans un coin de cette ville… brave Harry… un gars du Missouri, comme moi… il doit être à lui, ce bateau. » Tout d’un coup, on s’est retrouvés sur un rond-point sans voie de sortie ; il nous a fallu faire tout le tour. On a poussé un hourrah parce qu’il y avait un restaurant, et qu’on avait faim. Sauf qu’il était fermé. Il nous a fallu faire encore un tour, pour retrouver l’humanité du highway. Je n’ai jamais rien vu d’aussi bizarre ; ça se trouve juste après le pont de Washington, en Virginie ; tu es obligé de manger au restaurant, et s’il est fermé, dommage pour toi. C’était pas grave, on a trouvé une roulotte cantine. Aussitôt, Hinkle a fourré des gâteaux secs dans sa veste. Il était clepto. Le voyage s’annonçait sportif. On a mangé, et payé la moitié de ce qu’on avait mangé. Dans l’aube déguenillée de la Virginie, la pauvre Rhoda est partie, le dos rond, en serrant son manteau contre elle ; indésirable en Californie, elle est allée chercher un arrêt de car, à pied. On ne l’a jamais revue. Neal est allé dormir sur la banquette arrière, et c’est Al Hinkle qui a pris le volant.