C’était la première fois que je venais dans l’Ouest, et je découvrais l’absurdité des expédients qu’il avait trouvés pour conserver la tradition dont il était fier. Mec, je me frottais les yeux. Il nous a fallu sauter du camion et dire au revoir. Les fermiers tenaient pas à traîner par là. J’étais triste de les voir s’en aller, sachant que je ne les reverrais sans doute jamais, mais c’était comme ça. « Ce soir vous allez vous peler le cul, et demain après-midi, dans le désert, vous vous cuirez les burnes », j’ai dit. « Moi ça me gêne pas, tant qu’on n’est plus dans le froid de la nuit », a répondu Gene. Là-dessus le camion est reparti, en se faufilant à travers les foules ; personne ne faisait attention à l’étrange image qu’il offrait, avec ses gars blottis sous la bâche comme des bébés sous la couverture du landau. Je l’ai regardé disparaître dans la nuit. Mississippi Gene était parti, dans la direction d’Ogden et Dieu sait où ensuite. Moi j’étais avec Montana Slim, et on a entamé la tournée des bars. J’avais dans les dix dollars, dont j’ai gaspillé les huit premiers, comme un crétin, cette nuit-là, en boissons. On a commencé par aller et venir dans la foule avec les touristes encowboyés, les propriétaires de puits de pétrole et les ranchers, dans les bars, les embrasures de portes, sur le trottoir, et puis j’ai largué Slim un moment, parce qu’à force de boire du whisky et de la bière il errait dans les rues, éméché ; c’est le genre de gars, dès qu’il boit, il a tout de suite l’œil vitreux et faut qu’il refasse le monde avec des inconnus. Je suis allé dans un boui-boui où on servait du chili, la serveuse était hispano, une fille superbe. Après avoir mangé, je lui ai écrit un petit mot d’amour au dos de l’addition. Le restau était désert. Tout le monde éclusait. Je lui ai dit de retourner l’addition ; elle a lu mon mot et elle a ri. C’était un petit poème d’amour où je lui disais que j’avais envie qu’elle sorte avec moi, regarder la nuit. « J’aimerais beaucoup, chiquito, mais j’ai rendez-vous avec mon fiancé. — Tu peux pas t’en débarrasser ? — Oh non non non », elle a dit tristement, j’ai adoré le ton. « Je reviendrai une autre fois », j’ai dit, et elle a répondu : « C’est quand tu veux, minou. » J’ai quand même traîné encore un peu, plaisir des yeux, et j’ai pris un autre café. Le fiancé est entré, d’un air maussade, il voulait savoir à quelle heure elle finissait. Elle s’est activée pour pouvoir fermer au plus vite. Je n’avais plus qu’à m’en aller. Je lui ai fait un sourire en partant. Dehors, c’était toujours le délire, sauf que les gros roteurs étaient encore plus torchés et qu’ils gueulaient encore plus fort. C’était marrant. Il y avait des chefs indiens qui déambulaient, avec leurs grandes coiffes de plumes, carrément solennels au milieu de toutes ces trognes enluminées par l’alcool. J’ai aperçu Slim qui avançait d’un pas incertain, et je l’ai rejoint. « Je viens d’écrire une carte postale à mon père, dans le Montana, je me disais que tu pourrais peut-être la mettre à la boîte, si t’en trouves une… » C’était une curieuse requête ; il m’a tendu la carte postale et je l’ai vu franchir les portes battantes d’un saloon en titubant. J’ai pris la carte, j’ai trouvé une boîte et j’ai lu en vitesse : « Cher Papa, je serai à la maison mercredi. Tout va bien de mon côté, et j’espère qu’il en est de même pour toi. Richard. » Ça m’a donné une autre image de Slim : il était poli et affectueux avec son père. Je suis allé le rejoindre dans le bar. Tôt ou tard, dans l’aube lointaine, je me proposais de reprendre la route pour Denver, et de couvrir les cent cinquante derniers kilomètres ; mais au lieu de ça, on a levé deux filles qui traînaient dans la foule, une jolie petite blonde toute jeune et une brunette potelée, qui devait vaguement être sa sœur. Elles étaient connes et maussades, mais on voulait se les faire. On les a amenées dans un night-club branlant qui était déjà en train de fermer, et c’est là que j’ai dépensé presque tous mes dollars pour leur payer des scotchs, avec des bières pour nous. Je commençais à être bourré, j’en avais rien à foutre. Tout allait très bien. Tout mon être, tout mon propos étaient bandés vers le milieu du corps de la petite blonde. Je voulais y entrer, de toutes mes forces. Je la serrais dans mes bras, je voulais le lui dire. Le night-club a fermé, et on s’est retrouvés dehors, à se balader dans les rues poussiéreuses, le long des bicoques. J’ai levé les yeux vers le ciel ; les étoiles, pures merveilles, y flambaient toujours. Les filles ont voulu aller à la gare routière, alors nous voilà partis tous les quatre. Sauf qu’apparemment elles avaient rendez-vous avec un marin qui les attendait, cousin de la grosse, et il avait ses potes avec lui. J’ai dit à la blonde : « On fait quoi ? » Elle m’a répondu qu’elle voulait rentrer chez elle, dans le Colorado, passer la frontière de l’État au sud de Cheyenne. « Je t’accompagne en car », je lui ai dit. « Non, le car s’arrête au bord de l’autoroute, et moi, faut que je traverse cette vacherie de prairie toute seule. Je passe mes après-midi à la regarder, cette prairie, j’ai pas l’intention de la traverser ce soir. — Bon, écoute, on va faire une jolie balade parmi les fleurs de la prairie. — Y a pas de fleurs, par ici. Je voudrais bien aller à New York, j’en ai ma claque d’ici. Le seul endroit où aller, c’est Cheyenne, et il s’y passe jamais rien. — Il se passe rien à New York non plus. — Mon œil, qu’il se passe rien », elle a dit, avec une moue. La gare routière était blindée de monde. Toutes sortes de gens attendaient les cars, ou restaient là à traîner. Il y avait beaucoup d’Indiens, qui regardaient tout ce spectacle de leurs yeux de marbre. La fille m’a faussé compagnie avec mes beaux discours pour rejoindre le marin et les autres. Slim s’était assoupi sur un banc. Je me suis assis. Le sol de toutes les gares routières est le même, il est toujours jonché de mégots et de crachats, avec cette tristesse universelle des gares routières. Pendant un instant, j’aurais pu me croire à Newark, sauf que je savais cette immensité grandiose au-dehors, que j’aimais tant. Je regrettais bien d’avoir rompu la pureté de mon voyage, moi qui avais économisé sou à sou, sans boire, sans traînasser, moi qui avais gagné du temps, il avait fallu que je batifole avec une gosse boudeuse, et que je dépense tout mon fric. J’en étais malade. Ça faisait si longtemps que je n’avais pas dormi, j’étais trop fatigué pour râler et me traiter de tous les noms ; je m’endormais. J’ai fini par me recroqueviller sur le banc, mon sac pour oreiller, et c’est comme ça que j’ai dormi jusqu’à huit heures du matin, parmi les murmures des rêveurs, les rumeurs de la gare et les centaines de gens qui passaient. Je me suis réveillé avec une grosse migraine. Slim était parti… dans le Montana, sans doute. Je suis sorti. Et là, dans l’air bleu, j’ai vu pour la première fois, apparition nébuleuse et formidable, les sommets enneigés des lointaines Rocheuses. J’ai respiré un bon coup. Il fallait que j’aille à Denver. Tout de suite. J’ai commencé par prendre un petit déjeuner, modeste : café, un seul œuf, pain grillé, et j’ai traversé la ville pour rejoindre l’autoroute. La fête du Far West n’était pas finie, je l’ai laissée derrière moi : il y avait des rodéos, les gars allaient recommencer à sauter partout et à pousser des cris de vachers. Moi, je voulais retrouver mes bandes de potes à Denver. J’ai pris une passerelle qui enjambait les voies de chemin de fer, et je suis arrivé à un carrefour de baraques, d’où partaient deux autoroutes, en direction de Denver l’une comme l’autre. J’ai choisi celle qui passait au plus près des montagnes, j’avais envie de les voir, et je me suis dirigé droit sur elle. J’ai tout de suite été pris par un jeune gars du Connecticut, qui se baladait en voiture dans tout le pays pour peindre. Son père était éditeur dans l’Est. Il parlait sans arrêt. Moi, entre la gueule de bois et l’altitude, j’avais mal au cœur. J’ai même cru qu’il me faudrait passer la tête par la portière, mais j’ai tenu bon. Et quand il m’a largué à Longmont, Colorado, j’étais de nouveau dans mon assiette ; j’avais même commencé à lui raconter où j’en étais de mes voyages. Il m’a souhaité bonne chance. C’était beau, Longmont. Sous un vieil arbre extraordinaire, s’étendait une pelouse bien verte, qui appartenait à une station-service. J’ai demandé au pompiste si je pouvais m’y étendre et il m’a dit bien sûr. Alors j’ai disposé une chemise de laine pour y enfouir le visage, un coude à l’extérieur, et là, dans la chaleur du soleil, un œil sur les Rocheuses enneigées, je me suis endormi aussitôt pendant deux heures délicieuses, ma seule déconfiture une morsure de fourmi du Colorado, par-ci par-là. « Dire que me voilà dans le Colorado », je pensais avec allégresse. « J’y arrive, j’ai réussi ! Nom de Dieu ! » Et après un somme rafraîchissant, où les souvenirs et les rêves de mon ancienne vie dans l’Est tissaient leurs fils de la Vierge, je me suis levé, je suis allé me faire propre dans les toilettes de la station-service, d’où je suis sorti d’un pas martial, en pleine forme, pour descendre un milk-shake onctueux dans un bistrot de bord de route, histoire d’apaiser les brûlures d’estomac. Soit dit en passant, j’ai été servi par une beauté du Colorado, tout sourires — ça fait une moyenne avec la soirée d’hier, pensais-je, reconnaissant. « Waou, qu’est-ce que ça va être à Denver ! » Je me suis engagé sur cette route brûlante, et bientôt me voilà parti pour Denver dans la voiture toute neuve d’un homme d’affaires de la ville, trente-cinq ans à peu près. Il faisait plus de cent. J’étais en effervescence. Je comptais les minutes, je soustrayais les kilomètres. Dans une minute, quand on aurait dépassé les champs de blés vallonnés, tout dorés, dominés par les neiges lointaines d’Estes, je verrais enfin cette sacrée ville de Denver. Je m’imaginais dans un bar, le soir même, avec toute la bande. À leurs yeux, je serais l’étrange prophète déguenillé, venu des marges de la contrée apporter la parole obscure, et moi, la seule parole qui me venait, c’était : « Waow ! » Le conducteur et moi, on a parlé longuement et avec chaleur, en comparant nos plans de vie ; avant que j’aie pu comprendre ce qui se passait, on était au milieu du marché aux fruits Denargo, à l’entrée de Denver ; fumées, hauts fourneaux, voies ferrées, bâtiments en brique rouge, et, vers le lointain centre-ville, immeubles de granit gris : j’étais à Denver. Il m’a largué dans Larimer Street. Je me suis mis à traîner mes guêtres en souriant d’une joie canaille, parmi les vieux clodos et les cow-boys de macadam. C’était aussi la plus grande ville depuis que j’avais quitté Chicago, et l’effervescence m’a fait sursauter. Comme je l’ai dit, à cette époque, je ne connaissais pas Neal aussi bien que maintenant, et mon premier mouvement a été de chercher Hal Chase dans l’annuaire, ce que j’ai fait. J’ai appelé chez lui, j’ai bavardé avec sa mère : « Ça alors, Jack, qu’est-ce que vous fichez à Denver ? Vous saviez que Ginger est là, elle aussi ? » Si je le savais ! Mais ce n’était pas ce qui m’amenait. Ginger, c’était la petite amie d’Hal, et j’avais un peu batifolé avec elle à New York, en cachette d’Hal. Je m’en repentais bien sincèrement, et j’espérais qu’il m’avait conservé son amitié. Ça n’était pas gagné, loin de là, mais il n’a jamais rien laissé paraître car, il faut bien le dire, il a toujours eu une finesse de femme pour ces choses. C’est un blond mince, avec un curieux visage de guérisseur, ce qui tombe bien pour Quelqu’un qui s’intéresse à l’anthropologie et aux Indiens de la préhistoire. Il a un nez légèrement busqué, et presque crémeux, sous une tignasse dorée, et la grâce d’un jeune caïd de l’Ouest mi-footballeur mi-danseur de parquet. Il parle avec un accent nasillard : « Ce qui m’a toujours plu chez les Indiens des Plaines, Jack, c’est leur gêne chaque fois qu’ils se vantent du nombre de scalps qu’ils ont réussi à faire… Dans La Vie au Far West, de Ruxton, on voit un Indien rougir jusqu’à la racine des cheveux parce qu’il en a des tas, et s’enfuir comme un dératé dans les Plaines pour se glorifier de ses hauts faits en se cachant. Bon sang, ça m’a émoustillé. » La mère d’Hal a fini par trouver son fils, dans l’après-midi somnolente de la ville : il était au musée, et s’affairait à tresser des paniers indiens. Je l’ai appelé sur place, et il est venu me chercher dans son vieux coupé Ford, qu’il prenait pour aller faire des fouilles dans les montagnes en quête d’objets indiens. Il est arrivé à la gare routière, blue-jeans, sourire. Moi j’étais assis sur mon sac posé par terre, et je bavardais avec le marin rencontré à la gare routière de Cheyenne ; je lui demandais ce qu’était devenue la blonde ; il se rasait tellement qu’il m’a pas répondu. Hal et moi, on est montés dans son petit coupé. Il fallait d’abord qu’il passe prendre des cartes dans les bureaux de l’État, et puis il fallait qu’il aille retrouver son vieil instituteur, et ainsi de suite, alors que moi, j’avais qu’une envie, boire une bière. Et derrière la tête me trottait cette idée folle et archi-folle : Où est Neal, et qu’est-ce qu’il fait, à l’heure qu’il est ? Hal avait décidé de le rayer de la liste de ses amis, allez savoir pourquoi, et depuis l’hiver il ne savait même plus où il habitait. « Et Allen Ginsberg, il est ici ? » Oui, il y était bien, mais Hal ne lui parlait plus, à lui non plus. Il commençait à retirer ses billes de notre bande. Très bientôt, il ne m’adresserait plus la parole. Mais je ne le savais pas, et je m’étais proposé d’aller faire un somme chez lui cet après-midi-là, du moins. On m’avait dit qu’Ed White avait un appartement qui m’attendait, dans Colefax Avenue, et qu’Allan Temko, qui y habitait déjà, avait hâte de me voir arriver. J’avais la vague impression qu’il y avait du complot dans l’air, un complot qui scindait la bande en deux clans, d’un côté Hal Chase, Ed White et Allan Temko, avec les Burford, de l’autre Neal Cassady et Allen Ginsberg, qu’ils avaient décidé d’ignorer. Et moi, j’étais pris entre les deux feux de cette guerre qui m’intriguait. La conscience de classe y avait sa part, on va le voir : il me faut ici planter le décor pour l’arrivée de Neal. Il était fils d’un des poivrots les plus branlants de Larimer Street. C’est d’ailleurs là qu’il avait été élevé, là et aux alentours. À six ans, il lui fallait déjà aller plaider au tribunal pour qu’on relâche son vieux. Il faisait la manche devant les ruelles de Larimer, et il rapportait discrètement l’argent à son père, qui l’attendait au milieu des bouteilles cassées, avec un vieux pote clodo comme lui.

Quand Neal a grandi, il s’est mis à traîner dans les salles de jeux de Welton Street, il a battu le record des vols de voitures à Denver, et il s’est retrouvé en maison de redressement. De onze à dix-sept ans, il a passé les trois quarts de son temps à l’ombre. Sa spécialité, c’était le vol de voitures, il s’en servait pour draguer les filles l’après-midi, à la sortie du lycée ; il les emmenait dans les montagnes, il les baisait, et il revenait dormir dans la première baignoire d’hôtel qu’il trouvait en ville. Pendant ce temps son père, qui avait pourtant été jadis un coiffeur travailleur et respectable, avait sombré dans l’alcoolisme, et le pire, c’est qu’il se soûlait au vin et pas au whisky. Il en était réduit à prendre des trains de marchandises pour passer l’hiver au soleil du Texas, et revenir l’été à Denver. Neal avait bien des frères du côté de sa mère — qu’il avait perdue en bas âge — mais ils ne le portaient pas dans leur cœur non plus. Ses seuls potes étaient les habitués des académies de billard, une bande dont j’ai fait la connaissance quelques jours plus tard. C’est alors que Justin W. Brierly, extraordinaire figure locale qui avait consacré sa vie à découvrir les jeunes talents et qui avait même été tuteur de Shirley Temple pour la MGM dans les années vingt, Justin Brierly, alors avocat, administrateur de biens, directeur du Festival de Central City, et même professeur d’anglais dans un lycée de Denver, découvrit Neal. Il était allé frapper à la porte d’un client qui passait sa vie à se soûler et donner des soirées échevelées. Au moment où Brierly frappait à la porte, son client était ivre à l’étage. Il y avait un Indien ivre au salon, et Neal — sale et dépenaillé, car il venait de travailler dans un champ d’épandage au Nebraska — était en train de baiser la bonne dans la chambre. Il était d’ailleurs descendu ouvrir sans débander. Brierly lui dit : « Eh bien, eh bien, qu’est-ce qui se passe ? » Neal le fait entrer. « Comment vous appelez-vous ? Neal Cassady ? Eh bien, Neal, vous feriez mieux d’apprendre à vous laver les oreilles sinon vous n’arriverez à rien, dans la vie. — Oui, monsieur, dit Neal avec un sourire. — Et qui est votre ami indien ? Qu’est-ce qui se passe, dans cette maison ? Des choses curieuses, dirait-on. » Justin Brierly était un petit bonhomme binoclard, avec une physionomie banale d’homme d’affaires du Midwest. Rien ne le distinguait des autres avocats, administrateurs de biens et directeurs installés au carrefour entre la 17e Rue et Arapahoe Street, près du quartier de la finance, rien, sinon qu’il avait la fibre imaginative, ce qui aurait horrifié ses confrères s’ils l’avaient su. En un mot, il s’intéressait aux jeunes gens — de sexe masculin surtout. Il les découvrait parmi ses élèves, il leur apprenait tout ce qu’il savait en littérature ; il les bichonnait ; il les faisait bûcher pour qu’ils aient des notes fracassantes, et puis il leur obtenait des bourses à Columbia, si bien qu’ils revenaient des années plus tard tels qu’il les avait rêvés… à ceci près, triste détail, qu’ils abandonnaient leur vieux mentor pour s’intéresser à de nouveaux objets. Ils avançaient dans leur domaine, et ils le laissaient en plan ; tout ce qu’il savait, dans n’importe quelle branche, il le tenait d’eux, et de ce qu’il leur avait fait apprendre. Il avait développé le talent de futurs savants, d’écrivains, de jeunes élus locaux, de juristes et de poètes, avec lesquels il parlait ; et puis il puisait de nouveau dans son vivier de garçons, au sein de sa classe, et il les bichonnait pour leur faire atteindre une grandeur douteuse. Il voyait en Neal Cassady l’énergie formidable qui ferait un jour de lui non pas un juriste ou un politicien, mais un saint américain. Il lui a appris à se laver les dents, les oreilles, à s’habiller, il l’a aidé à trouver des petits boulots, il l’a fait entrer au lycée. Mais Neal s’était empressé de voler la voiture du proviseur et d’aller l’emplafonner. Il est parti en maison de correction. Justin W. ne l’a pas laissé tomber. Il lui écrivait de longues lettres pour lui soutenir la moral, venait bavarder avec son directeur, lui apportait des livres. Quand il en est sorti, il lui a donné une deuxième chance, mais Neal a foiré une fois de plus. Chaque fois qu’un de ses potes du billard prenait en grippe un flic de la patrouille locale, il venait chercher Neal pour le venger. Neal volait la voiture et la balançait dans un mur, ou se débrouillait pour l’endommager d’une manière ou d’une autre. Il a bientôt repris le chemin de la maison de redressement, et Brier s’est lavé les mains de ce qu’il lui arriverait. Ils étaient même devenus de redoutables ennemis qui s’agressaient par l’ironie. L’hiver précédent, à New York, Neal avait fait une dernière tentative pour profiter de l’influence de Brierly. Allen Ginsberg avait écrit plusieurs poèmes ; Neal les avait signés, et envoyés à Brierly. Lorsque Brierly était venu passer quelques jours à New York, comme tous les ans, il s’était retrouvé un soir face à nous tous dans le hall Livingston, sur le campus de Columbia. Il y avait Neal, Allen, moi, Ed White et Hal Chase. « Ils sont bien intéressants les poèmes que vous m’avez envoyés, Neal, vous me permettrez de vous dire tout mon étonnement… — Mais c’est que j’ai étudié, vous savez… — Et qui est ce jeune monsieur à lunettes ? » Allen s’avança et se nomma. « Ah, dit Brierly, voilà qui est fort intéressant. Je crois comprendre que vous êtes un excellent poète. — Vous avez lu des textes de moi ? — Ah, ça se pourrait, ça se pourrait bien », répondit Brierly. Ed White, que son goût de l’implicite rendrait un jour fou du Sam Johnson de Boswell, avait l’œil qui pétillait de malice. Il m’a pris par le bras pour me chuchoter : « Tu crois qu’il a pas compris ? » Je pensais bien que si. Ça a été la dernière passe d’armes entre Neal et Brierly. À présent, Neal était de retour à Denver avec son poète maudit. Brierly avait haussé un sourcil ironique, et il les ignorait. Hal Chase les ignorait aussi, au nom de principes de lui seul connus. Ed White était convaincu qu’ils ne tramaient rien de bon. Cette saison-là, à Denver, c’étaient des monstres souterrains, avec la bande du billard, et, métaphore on ne peut plus adéquate de cette position, Allen habitait un sous-sol sur Grant Street, où nous nous retrouvions pour bien des soirées qui flirtaient avec l’aube — Allen, Neal, moi, Jim Holmes, Al Hinkle et Bill Tomson — j’en reparlerai. Mon premier après-midi à Denver, j’ai dormi dans la chambre de Hal Chase pendant que sa mère vaquait à son ménage au rez-de-chaussée et qu’il travaillait pour sa part au musée. C’était un chaud après-midi de juillet, dans les Hautes Plaines. Je n’aurais jamais pu dormir sans l’invention du père de Hal Chase. L’homme était un autodidacte, du genre inventeur fou. Vieux, dans les soixante-dix ans, maigre, affaibli, épuisé ; il racontait des histoires qu’il faisait durer avec délectation ; c’étaient de bonnes histoires, d’ailleurs, des souvenirs de son enfance dans les plaines du Kansas, au cours des années quatre-vingt ; pour tuer le temps, il montait des poneys à cru, chassait le coyote au gourdin, et il était devenu instituteur, dans l’ouest de l’État, pour finir homme d’affaires multiples à Denver. Il avait gardé son ancien bureau au-dessus du garage, dans une grange, au bout de la rue. Le bureau-cylindre n’avait pas bougé, pas davantage que d’innombrables paperasses poussiéreuses relatives à des affaires jadis aussi distrayantes que juteuses. Il avait inventé un climatiseur spécial en plaçant un ventilateur classique sous la fenêtre, avec des filaments pour faire circuler de l’eau froide, devant les pales ronronnantes. Le résultat était parfait, à condition de rester à moins d’un mètre cinquante des pales, car sinon la chaleur transformait l’eau en vapeur, et au rez-de-chaussée de la maison il faisait aussi étouffant que d’habitude. Mais moi, j’étais installé dans le lit d’Hal, juste au-dessous des pales, veillé par un grand buste de Goethe, et je me suis endormi confortablement, pour rouvrir l’œil cinq minutes plus tard, hélas, frigorifié. J’ai tiré la couverture sur moi : j’avais encore froid. Il a fini par faire trop glacial pour fermer l’œil, alors je suis redescendu. Le vieux m’a demandé si son invention fonctionnait, et je lui ai répondu qu’elle marchait sacrément bien, ce qui n’était pas faux, dans un sens. Il me plaisait cet homme. Il était rongé par ses souvenirs : « J’ai mis au point un détachant qui a été copié depuis par de grandes compagnies de l’Est. J’essaie de les faire cracher depuis quelques années, il aurait fallu que j’aie les moyens de dénicher un bon avocat. » Il était trop tard pour dénicher un bon avocat, alors il restait chez lui, à broyer du noir. Tel était le foyer d’Hal Chase. Le soir, sa mère nous a fait un repas délicieux, steak de gibier, un gibier abattu par le frère d’Hal dans les montagnes. Ginger habitait chez eux. Je la trouvais toujours tentante, mais, en ce coucher de soleil, un autre sujet me troublait. Où était Neal ? Quand il a fait noir, Hal m’a conduit dans la nuit mystérieuse de Denver. Et c’est là que tout a commencé. Les dix jours qui ont suivi ont été, comme le disait W.C. Fields, « chargés de péril rare » et délirants. Je me suis installé avec Allan Temko dans l’appartement carrément rupin qui appartenait aux Parents d’Ed White. Nous avions chacun notre chambre, une glacière bien garnie, une kitchenette et un séjour immense où Temko venait s’installer en peignoir de soie pour composer distraitement sa dernière nouvelle à la Hemingway. C’était un homme bedonnant et rougeaud, un fâché avec la vie qui était Pourtant capable de vous faire le sourire le plus chaleureux, plus charmant, quand elle venait le prendre par la douceur, la nuit. Il ne bougeait pas de son bureau, et moi je cabriolais torse nu en chino sur l’épais tapis soyeux. Temko venait d’écrire une nouvelle sur un gars qui arrive à Denver pour la première fois. Il s’appelle Phil et il a pour compagnon de voyage un drôle de type taciturne nommé Sam. Phil sort en éclaireur et il fait un blocage sur les « artistes et assimilés ». Il revient à leur hôtel. D’une voix lugubre, il annonce : « Sam, ils sont déjà là. » Sam était justement en train de regarder par la fenêtre avec tristesse. « Oui, je sais bien. » À vrai dire, il n’a pas eu à faire une enquête pour s’en rendre compte. Les « artistes et assimilés » avaient fondu sur l’Amérique comme un nuage de sauterelles. Temko et moi, on était les meilleurs amis. Il était bien convaincu que j’étais aux antipodes de ce type de personnages. Lui, tout comme Hemingway, il aimait le bon vin. Il se remémorait son récent voyage en France. « Ah Jack, si tu pouvais t’installer avec moi sur les hauteurs du pays Basque, avec une bouteille de Poignan 1919 bien fraîche, tu saurais qu’il n’y a pas que les trains de marchandises dans la vie. — Je le sais bien, mais je les adore, et j’adore lire les noms dessus, Missouri Pacific, Great Northern, Rock Island Line… ah la la, Temko, si je pouvais te raconter tout ce qui m’est arrivé en chemin, quand je faisais du stop. » Les Burford habitaient à quelques rues de là. C’était une famille charmante, mère encore jeune, qui possédait des parts dans une mine d’or parfaitement inutilisable, deux fils, quatre filles. La mauvaise graine de la famille, c’était Bob Burford, l’ami d’enfance d’Ed White. Il était venu me chercher en coup de vent, et on s’était plu tout de suite. On est allés boire dans les bars de Colfax. La grande sœur était une blonde superbe qui s’appelait Beverley, la vraie poupée de l’Ouest, joueuse de tennis et surfeuse. Elle sortait avec Ed White. Temko, qui ne faisait que passer à Denver, non sans panache, dans un appartement pareil, sortait pour l’été avec Jeanne, la sœur d’Ed White. J’étais le seul gars à ne pas avoir de nana. Je demandais à tout le monde : « Où est Neal ? » On me souriait, on ne savait pas. Et puis les choses ont fini par se dénouer. Le téléphone a sonné, et c’était justement Allen Ginsberg. Il m’a donné l’adresse de son sous-sol. J’ai demandé : « Qu’est-ce que tu fais à Denver ? Je veux dire, littéralement, qu’est-ce que tu fabriques, qu’est-ce qui se passe ? — Alors, là, tu n’es pas au bout de tes surprises. » J’ai donc foncé le rejoindre. Le soir jusqu’à tard, il travaillait pour le grand magasin May ; Bob Burford le fou l’avait appelé d’un bar, il avait obligé les concierges à lui courir après pour lui raconter que quelqu’un était mort ; Allen avait tout de suite pensé que c’était moi. Burford avait dû lui dire au téléphone : « Il est à Denver », en lui donnant mon adresse et mon numéro de téléphone. « Après toi, j’ai pensé que ça pouvait être Burroughs qui était mort », m’a dit Allen quand on a échangé une poignée de main en se retrouvant. « Et où est Neal ? — Neal est à Denver, attends que je te raconte. » Le voilà qui m’explique que Dean fait l’amour à deux filles, Louanne, sa première femme, qui l’attend dans une chambre d’hôtel, et Carolyn, une nouvelle fille, qui l’attend aussi dans une chambre d’hôtel. « Entre les deux, ajoute Ginsberg, il vient me voir pour régler nos affaires en chantier. — Quelles affaires en chantier ? » je demande, tout ouïe. « Neal et moi, on s’est embarqués dans une saison extraordinaire. On essaie de se communiquer en toute honnêteté et de manière absolument exhaustive ce qui nous passe par la tête. Parfois, on reste deux jours sans dormir, pour aller jusqu’au fond de notre pensée. Il a fallu qu’on se mette aux amphés. On s’assied en tailleur sur le lit, face à face, j’ai fini par lui faire comprendre que rien ne lui est impossible, se faire élire maire de Denver, épouser une millionnaire, devenir le plus grand poète depuis Rimbaud.

Mais il est tout le temps aux courses de petites voitures, alors je l’accompagne. Il saute partout, il trépigne, tu sais, Jack, il est vraiment accro de ces machins-là… » « Hmm », a ponctué Ginsberg pour lui-même, en méditant la chose. On est restés sans parler, comme toujours après un tour d’horizon. « Quel est l’emploi du temps ? » j’ai demandé. Il y avait toujours une question d’emploi du temps dans la vie de Neal, et au fil des ans cet emploi du temps se compliquait. « L’emploi du temps, le voici : J’ai arrêté de travailler il y a une demi-heure. Pendant ce temps-là, Neal baise Louanne à l’hôtel, ce qui me laisse un peu de répit pour me laver et m’habiller. À une heure tapante, il quitte Louanne et rejoint Carolyn ventre à terre — inutile de te dire qu’elles ne sont au courant ni l’une ni l’autre. Il la baise une fois, ce qui me donne le temps d’arriver à une heure et demie. Et là, il sort avec moi, mais d’abord il lui faut supplier Carolyn, qui m’a déjà pris en grippe, et puis on vient ici, parler jusqu’à six heures du matin, et même plus tard, mais ça devient très compliqué, et il est toujours à la bourre. À six heures il retourne auprès de Louanne ; d’ailleurs demain, il va passer la journée à courir dans toute la ville pour réunir les papiers nécessaires au divorce. Louanne est tout à fait d’accord, mais elle tient à baiser en attendant. Elle dit qu’elle adore sa grosse bite — Carolyn aussi, et moi aussi. » Moi j’ai hoché la tête, selon mon habitude. Ensuite il m’a raconté comment Neal avait rencontré Carolyn. C’était Bill Tomson, le gars des salles de jeux, qui l’avait levée dans un bar et emmenée à l’hôtel ; il était tellement fier qu’il en avait perdu tout bon sens et qu’il avait voulu la montrer à la bande. Ils étaient tous là à bavarder avec elle. Neal, lui, se contentait de regarder par la fenêtre. Et puis quand ils sont tous partis, il l’a regardée, en désignant sa montre et en pliant son pouce pour lui signifier qu’il serait de retour à quatre heures. À trois heures la porte est restée fermée pour Bill Tomson, et à quatre elle s’est ouverte pour Neal. Je n’avais qu’une envie, c’était d’aller voir sur place comment ce forcené se débrouillait de cette situation. En plus, il m’avait promis de me trouver une fille ; il les connaissait toutes, à Denver. « Si tu veux des filles, viens me trouver, m’avait dit Bob Burford. Ce Neal, c’est qu’un maquereau des billards. — Oui, mais c’est un type génial. — Génial ? Il a aucune envergure. Je t’en ferai voir, moi, des vrais furieux. T’as jamais entendu parler de Cavanaugh ? Y peut mettre une raclée à n’importe qui, en ville. » Là n’était pas la question. Je suis sorti en trombe avec Allen pour voir quelle était la question, justement. Nous sommes passés devant les bicoques du côté du carrefour entre Welton Street et la 17e Rue, dans la nuit embaumée de Denver. L’air était si doux, les étoiles si belles et si grande la promesse de toutes les ruelles pavées, je me croyais dans un rêve. On est allés au garni où Neal était en train de marchander avec Carolyn. C’était une vieille bâtisse de brique rouge, entourée de garages en bois, avec de vieux arbres qui pointaient la tête par-dessus les palissades. Nous avons monté un escalier recouvert d’un tapis. Allen a frappé, et s’est immédiatement reculé pour se cacher, ne voulant pas que Carolyn le voie. Je suis resté sur le seuil. Neal m’a ouvert, nu comme un ver. Carolyn était couchée, une de ses belles cuisses crémeuses gainée de dentelle noire ; c’était une blonde, elle levait les yeux vers moi, vaguement étonnée. « Ja-a-ack, pas possible ! a dit Neal. Eh ben dis donc… eh oui, bien sûr, te voilà arrivé… t’as fini par la prendre, la route, mon salaud… bon alors écoute, il faut qu’on… oui, oui, tout de suite, il faut vraiment ! Écoute, Carolyn (il venait de pivoter dans sa direction), Jack est là ; c’est mon vieux pote de New Yor-r-rk. C’est son premier soir à Denver, il faut ABsolument que je le sorte, et que je lui présente une nana. — Mais tu rentres quand ? — Il est maintenant (il consultait sa montre) très exactement une heure quatorze… je serai de retour à TROIS heures quatorze précises, pour passer avec toi une heure de rêverie, de vraie rêverie toute douce, ma biche, et puis, comme tu sais, et comme nous en sommes convenus, il faudra que j’aille voir Brierly pour les papiers — en pleine nuit, aussi curieux que ça puisse paraître, et je te l’ai trop sommairement expliqué (ça c’était la couverture de son rencart avec Allen, toujours en coulisses) — si bien qu’à présent, sans plus tarder, il faut que je m’habille, que je mette mon pantalon, que je retourne à la vie… la vie extérieure j’entends, dans les rues et Dieu sait où, comme convenu, il est à présent une heure QUINZE et le temps file, le temps file… — Bon, d’accord, Neal, mais s’il te plaît, sois là à trois heures sans faute. — Comme je te l’ai dit, mon cœur, et rappelle-toi, non pas trois heures mais trois heures quatorze… bien d’accord, de tout notre cœur, de toute notre âme, jusqu’au plus profond de nous, mon cher amour : » et il s’est penché pour l’embrasser plusieurs fois. Au mur était affiché un nu de Neal, tel qu’en lui-même, avec son engin mahousse, dessiné par Carolyn. Je n’en revenais pas. Tout était dingue, et encore, je n’avais pas vu San Francisco. On est partis en quatrième vitesse, dans la nuit, et Allen nous a rejoints dans une ruelle. On s’est engagés dans la venelle la plus bizarre, la plus tortueuse du quartier mexicain. On parlait très fort dans le silence des dormeurs. « Jack, m’a dit Neal, j’ai exactement la fille qu’il te faut, et elle t’attend en ce moment même — si elle n’est pas de service (il a regardé sa montre), c’est une infirmière qui s’appelle Helen Gullion, belle nana, un peu coincée sexuellement, mais j’y ai travaillé, et je me dis qu’un beau mâle comme toi devrait pouvoir… donc, on y va tout de suite, on jette des petits cailloux, non, je sonne, je sais entrer… il faut qu’on leur apporte de la bière, non, elles en ont, de la bière, et Bon Dieu ! (il a donné un coup de poing dans sa paume) moi il faut que je rentre dans sa sœur Ruth ce soir même. — Quoi ! s’est écrié Allen, je croyais qu’on allait parler ! — Oui, oui, après. — Ah, Denver, Denver morne plaine ! » a crié Allen en se tournant vers le ciel. « C’est pas un chic type, c’est pas un gars adorable ? m’a dit Neal en me donnant un coup de poing dans les côtes. Regarde-le, non mais REGARDE-le-moi ! » Et Allen a entamé sa danse du singe dans les rues de la vie, comme je l’avais vu le faire bien des fois à New York. Je n’ai su que dire : « Mais qu’est-ce qu’on fout à Denver ? — Demain, Jack, je sais où je peux te trouver du boulot, m’a dit Neal en reprenant un ton professionnel. Donc je viens chez toi dès que je peux me dégager une heure de Louanne, je débarque chez toi, je salue Temko, et je t’emmène au marché Denargo en trolley — j’ai pas de bagnole putain — comme ça tu pourras commencer tout de suite et toucher ta paye vendredi. Parce qu’on est tous fauchés-raide, là. Des semaines sans avoir le temps de bosser. Vendredi soir sans faute, nous trois, le vieux trio, Allen et Jack et Neal, on ira voir les courses de petites autos, au fait, je vais nous trouver un gars qui ait une bagnole, pour nous descendre en ville… » Et ainsi de suite au fil de la nuit. On est arrivés au foyer de l’hôpital où travaillaient les infirmières. Celle qui m’était réservée n’avait pas fini son service, celle que voulait Neal était là. On s’est assis sur son lit. J’avais prévu d’appeler Bob Burford à cette heure-là, et je suis allé le faire. Il a aussitôt rappliqué et, sur le seuil de la porte, le voilà qui retire sa chemise et son maillot de corps pour serrer dans ses bras Ruth Gullion, qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Les bouteilles ont roulé sur le sol. Trois heures sont arrivées. Neal est parti en trombe rejoindre Carolyn pour leur heure de rêverie. Il est revenu dans les temps. L’autre infirmière est arrivée. À présent, il nous fallait une voiture, on faisait trop de bruit. Bob Burford a appelé un de ses potes, qui est venu nous chercher. On s’est entassés dans sa voiture. Allen essayait bien de mener ses débats prévus avec Neal sur le siège arrière, mais il y avait trop de bazar. « Allons chez moi ! » j’ai crié. C’est ce qu’on a fait. À l’instant où la voiture s’arrêtait, je suis sorti d’un bond faire le poirier sur la pelouse ; mes clefs sont tombées de ma poche et je les cherche encore. On a fait irruption dans l’appartement en braillant. Allan Temko s’est dressé dans son peignoir de soie pour nous barrer le passage : « je ne tolérerai pas ces débordements chez Ed White ! — Hein ? » on a tous crié. Ça a été le bazar. Burford batifolait sur la pelouse avec l’une des infirmières. Temko refusait de nous laisser entrer. On a juré qu’on allait appeler Ed pour qu’il nous donne l’autorisation de faire la fête et qu’il vienne nous rejoindre. Mais au lieu de ça on est retournés à toutes blindes écumer les bars du centre-ville, et la soirée a tourné court. Subitement, je me suis retrouvé dans la rue sans un rond, mon dernier dollar s’était fait la malle. Je me suis tapé à pied les huit bornes qui me séparaient de mon lit douillet à Colfax. Il a bien fallu que Temko m’ouvre. Je me demandais si Allen et Neal étaient dans leur cœur à cœur, à cette heure ; je le saurais plus tard. Les nuits sont fraîches, à Denver, j’ai dormi comme un loir. Et puis tout le monde s’est mis à préparer une virée monstre dans les montagnes, en masse. La nouvelle m’est parvenue le matin, avec un coup de fil qui compliquait la situation, Eddie, mon vieux copain de route, appelait à tout hasard. J’allais pouvoir récupérer ma chemise. Eddie se trouvait avec sa petite amie dans une maison, aux environs immédiats de Colfax. Il voulait savoir où trouver du boulot, alors je lui ai dit de passer, Neal saurait le renseigner. Neal est arrivé en coup de vent. Temko et moi, on prenait un petit déjeuner sur le pouce, préparé par moi comme toujours. Neal n’a même pas voulu s’asseoir : « J’ai mille choses à faire, à vrai dire j’ai même pas le temps de t’emmener à Denargo, mais allons-y, mec. — Attends Eddie, c’est mon copain de route. » Temko trouvait très drôle qu’on soit tout le temps à la bourre. Lui, il était venu à Denver pour avoir le temps d’écrire. Il traitait Neal avec une extrême déférence. Neal ne faisait pas attention à lui. Temko était loin d’imaginer que Neal allait devenir un grand écrivain, ni même que quelqu’un écrirait son histoire, comme je le fais aujourd’hui. Il lui parlait sur ce ton : « Qu’est-ce qu’on raconte, Cassady, tu baises trois filles en même temps ? — Eh oui, eh oui, c’est la vie », a répondu Neal en traînant les pieds sur le tapis, avec un coup d’œil à sa montre ; Temko a reniflé d’un air réprobateur. Je me sentais tout penaud, de filer avec Neal. Temko le tenait pour un demeuré, un crétin. Ça n’était pas vrai, bien sûr, et je voulais le prouver à tout le monde. On a retrouvé Eddie. Neal n’a pas fait attention à lui davantage. Nous voilà partis en trolley dans la chaleur de midi, pour décrocher du boulot. L’idée me déplaisait foncièrement. Eddie parlait sans arrêt, comme à son habitude. Au marché, on a trouvé un type qui voulait bien nous engager tous deux. On commencerait à quatre heures du matin, pour finir à six. « Moi j’aime bien les gars qu’aiment le boulot », il a dit. « Je suis votre homme », a déclaré Eddie. En ce qui me concerne, j’étais déjà moins convaincu. « Si c’est ça, je me couche pas », j’ai décidé. Il y avait tant d’autres choses intéressantes à faire. Le lendemain, Eddie y est allé, mais pas moi. J’avais un lit, Temko ravitaillait la glacière, en échange de quoi c’était moi qui faisais la cuisine et la vaisselle. Et entre-temps, je me mettais sur tous les coups. Un soir, grande fête chez Burford — sa mère était partie en voyage. Il a commencé par appeler tous ses potes, en leur disant d’apporter du whisky ; ensuite il a pris son carnet d’adresses pour les filles, et là il m’a laissé parler presque tout le temps. Il en est venu une sacrée bande. J’ai décroché le téléphone pour appeler Allen et savoir ce que Neal faisait. Allen l’attendait à trois heures, je les ai rejoints après la fête. L’appartement d’Allen était un sous-sol sur Grant Street, dans un vieux meublé en brique rouge, près de l’église. Il fallait prendre un passage entre deux immeubles, descendre quelques marches, pousser une porte mal équarrie et traverser une sorte de cave pour atteindre sa porte de planches — on se serait cru chez un saint russe. Un seul lit, une chandelle allumée, des murs qui suintaient, et une drôle d’icône de fortune, fabriquée par lui pour la circonstance. Il m’a lu son poème, qui s’appelait « Déprime à Denver ». Il se réveillait le matin pour entendre les « pigeons vulgaires » se chamailler devant sa cellule ; il voyait les « tristes rossignols » agiter leur tête dans les branches ; ils lui rappelaient sa mère. Un linceul gris s’abattait sur la ville. Ces Rocheuses magnifiques, qu’on voit se dresser à l’ouest où qu’on soit dans la ville, étaient pour lui des montagnes en « papier mâché ». Tout l’univers était fou, louche, carrément bizarre. Neal, « fils de l’arc-en-ciel », portait son tourment dans sa bite-martyre. Il l’appelait Eddie l’Œdipe, lui qui grattait le chewing-gum collé sur les carreaux. Brierly devenait Maître de ballet de la Danse Macabre. Dans son sous-sol, Allen ruminait son énorme journal, où il consignait tout ce qui se passait tous les jours que Dieu faisait — tous les faits et gestes de Neal. Il m’a raconté sa virée en car : « Pendant qu’on traversait le Missouri, un orage miraculeux a éclaté, le firmament n’était plus qu’un pandémonium électrique. Dans le car, tout le monde était terrorisé. J’ai dit : “N’ayez pas peur, ce n’est qu’un Signe.” Imagine ce Missouri… dont sont originaires Burroughs et Lucien. — Et certains parents de Neal, aussi. — Je ne sais pas, a dit Allen, attristé. Que faire ? — Pourquoi tu descends pas au Texas, voir Burroughs et Joan ? — J’aimerais que Neal m’accompagne. — Comment veux-tu, avec toutes ces femmes ? — Oh je sais pas. » À trois heures, Neal est arrivé : « Tout est clair, à présent. Je vais divorcer de Louanne et épouser Carolyn, et puis j’irai vivre à San Francisco avec elle. Mais d’abord, on va descendre au Texas, mon cher Allen, découvrir ce Bill, ce furieux que j’ai jamais vu, et dont vous m’avez tant parlé tous les deux. Ensuite seulement, j’irai à San Fran. » Là-dessus, ils se sont mis au boulot, assis en tailleur, face à face, sur le lit. Moi je me suis affalé dans un fauteuil, à côté, et j’ai rien perdu du spectacle. Ils sont partis d’une idée abstraite, qu’ils ont discutée ; ils se sont remémoré un autre point abstrait, oublié dans le flot des événements ; Neal s’est excusé, mais il a promis d’y revenir pour le traiter au mieux, avec des exemples. « Et au moment où on traversait Wazee, je voulais te dire ce que j’éprouvais devant ta frénésie des petites voitures, et c’est là, rappelle-toi, que tu m’as montré du doigt ce vieux clodo qui bandait dans son froc informe, et que tu m’as dit qu’il était tout le portrait de ton père. — Oui, oui, bien sûr, je m’en souviens ; et non seulement ça, mais ça m’a déclenché toute une association d’idées, un truc vraiment délirant qu’il fallait que je te dise. J’avais oublié, mais maintenant que tu m’y fais penser… »

Ça faisait deux nouveaux points à traiter, qu’ils ont passés au crible. Ensuite Allen a demandé à Neal s’il était honnête, et plus précisément s’il était honnête avec lui, au fond de son cœur. « Pourquoi tu remets ça sur le tapis ? — Il y a une dernière chose que je voudrais savoir. — Mais mon cher Jack, toi qui es là, qui nous écoutes… on va lui demander à Jack, ce qu’il dirait. » Et moi j’ai répondu : « Une dernière chose, Allen, mais c’est ce qu’on peut jamais savoir. Personne va jamais au fond des choses. On vit dans l’espoir d’y parvenir, une fois pour toutes… — Mais non, mais non, tu en racontes des conneries, c’est des platitudes pompeuses et romantiques, à la Thomas Wolfe », a dit Allen, et Neal a fait chorus : « Non, non, j’ai pas voulu dire ça, mais il faut qu’on laisse ce cher Jack s’exprimer, et d’ailleurs, tu ne trouves pas qu’il a une forme de dignité, dans sa façon de nous mater, cette espèce de cinglé qui a traversé tout le pays… il ne dira rien ce vieux Jack, il ne veut rien dire du tout. — C’est pas que je refuse, mais je comprends pas ce que vous voulez, ni où vous voulez en venir… personne peut supporter ça. — Ce que tu peux être négatif, dans tout ce que tu dis. — Mais alors, où tu veux en venir ? — Dis-lui. — Non, dis-lui, toi. — Il n’y a rien à dire », j’ai lancé en riant. J’avais le chapeau d’Allen sur la tête. Je l’ai rabattu sur mes yeux en disant : « J’ai sommeil. — Il a toujours sommeil, ce pauvre Jack », a dit Neal. Je n’ai pas répondu. Ils ont recommencé. « Quand tu m’as emprunté un nickel pour payer le poulet frit… — Non, le chili, tu te souviens, c’était au Texas Star ? — Je confondais avec mardi. Quand tu m’as emprunté ce nickel, tu m’as dit, écoute-moi, je te prie, c’est TOI qui m’as dit : “Allen, c’est la dernière fois que j’abuse”, comme si tu sous-entendais qu’on s’était mis d’accord sur ce principe. — Non, non, non, j’ai jamais dit ça… c’est toi qui vas écouter, à présent, rappelle-toi le soir où Louanne pleurait dans la chambre, et où je me suis tourné vers toi en indiquant par le ton super-sincère que j’avais pris — on savait bien tous deux que c’était de la comédie, mais il fallait ruser — qu’en fait, mais attends, non, c’est pas ça… — Bien sûr que non, c’est pas ça ! Tu oublies que… mais je vais arrêter de t’accuser. J’ai dit Oui, c’est un fait… » Et ainsi de suite, jusqu’au bout de la nuit. À l’aube, j’ai levé les yeux. Ils étaient en train de boucler les derniers dossiers du matin. « Quand je t’ai dit qu’il fallait que je dorme à cause de Louanne, voulant dire que je la voyais ce matin à dix heures, j’ai pas pris un ton péremptoire pour contredire ce que tu avançais sur l’inutilité du sommeil, je l’ai dit, ne t’y trompe pas, UNIQUEMENT parce que quoi qu’il arrive, en dehors de toute contingence, il faut que je dorme, c’est vrai mec, j’ai les yeux qui se ferment tout seuls, ils sont tout rouges, ils me brûlent, ils sont beat… — Ah, mon enfant, dit Allen. — Il faut qu’on dorme tout de suite. Arrêtons la machine. — Tu peux pas arrêter la machine comme ça ! » a hurlé Allen. On entendait les premiers chants d’oiseaux. « À présent, à mon signal, a dit Neal, on va arrêter de parler, étant bien entendu qu’il s’agit simplement de s’arrêter de parler, bien tranquillement, pour dormir. — Tu peux pas arrêter la machine comme ça. — Arrêtez la machine », j’ai dit. Ils se sont tournés vers moi. « Il n’a pas fermé l’œil de la nuit, il écoutait ! Et qu’est-ce que tu en as pensé, Jack ? » Je leur ai dit que j’en pensais qu’ils étaient des phénomènes de dinguerie, et que j’avais passé la nuit à les écouter comme on regarderait le mécanisme d’une montre haute comme le col Berthoud, qui aurait pourtant les rouages les plus précis du monde. Ils ont souri. Le doigt pointé sur eux, j’ai déclaré : « Si vous continuez comme ça, vous allez devenir dingues tous deux, mais tenez-moi au courant. » On a aussi évoqué la possibilité qu’ils viennent à Frisco avec moi. Là-dessus je suis parti, je suis rentré chez moi en trolley. À l’est, un soleil immense se levait sur les plaines, il rosissait les montagnes en papier mâché d’Allen. L’après-midi, je me suis consacré aux préparatifs de la virée en montagne, si bien que je ne suis pas retourné voir Allen et Neal pendant quatre-cinq jours. Le patron de Beverly Burford lui avait laissé sa voiture pour le week-end. On a pris nos costumes et on les a pendus aux fenêtres, et nous voilà partis pour Central City, Bob Burford au volant, Ed White prenant ses aises à l’arrière, et Beverly sur le siège avant. C’était la première fois que je voyais les Rocheuses de l’intérieur. Central City est une ancienne ville minière qu’on appelait jadis le kilomètre carré le plus riche du monde parce que les vieux vautours qui écumaient les montagnes y avaient découvert une strate entière d’argent. Ils s’étaient enrichis du jour au lendemain, et ils avaient fait construire un ravissant petit opéra au milieu des baraques accrochées aux pentes. Lillian Russell y était venue, ainsi que les plus grands chanteurs lyriques de toute l’Europe. Et puis Central City était devenue une ville-fantôme, jusqu’au jour où des membres de la Chambre de commerce, jeunes entrepreneurs du Nouvel Ouest, avaient décidé de la faire revivre. Ils avaient toiletté le théâtre et, tous les étés, des vedettes de l’opéra de New York venaient s’y produire. Tout le monde s’amusait beaucoup. Il arrivait des touristes de tous les coins, et même des vedettes d’Hollywood. Parvenus au sommet de la montagne, on a découvert les rues étroites archibondées de touristes chicosses. J’ai pensé à Sam, le personnage de Temko ; Temko avait raison. Il était déjà là, d’ailleurs. En veine de mondanités, tout sourires, et s’extasiant sur tout avec la plus parfaite sincérité. « Jack, s’écrie-t-il en me prenant par le bras, regarde-moi cette ville, imagine ce qu’elle a pu être il y a cent ans, qu’est-ce que je dis quatre-vingts, soixante ans ; ils avaient un opéra, dis donc ! — Oui, je lui réponds en imitant son personnage, mais ils sont déjà là ! — Ah les fumiers », conclut-il, tout en partant s’amuser un peu, Jean White à son bras. Beverly Burford était une blonde pleine de ressources. Elle connaissait une vieille maison de mineurs, à la lisière de la ville, où nous, les hommes, nous pourrions passer le week-end ; il nous suffirait de faire le ménage. Du reste, on pourrait y donner une fête avec plein de monde. C’était une vieille baraque, couverte d’un manteau de poussière à l’intérieur des pièces ; il y avait même un perron, et un puits, côté jardin. Ed White et Bob Burford ont retroussé leurs manches, et ils se sont mis au nettoyage, vaste programme qui leur a pris tout l’après-midi et le début de la soirée. Mais enfin, ils avaient un plein seau de bouteilles de bière, ils n’étaient pas à plaindre. Quant à moi, j’étais invité à l’opéra, grâce à Justin Brierly, et j’avais Bev à mon bras. J’avais emprunté un costume à Ed. Quelques jours plus tôt à peine, j’étais arrivé à Denver en clochard ; cet après-midi-là, j’étais fringué à la dernière mode, avec une blonde superbe et élégante au bras, je saluais des dignitaires, je bavardais dans le grand hall, sous les lustres. Je me demandais bien ce qu’aurait dit Mississippi Gene s’il avait pu me voir. On jouait Fidelio, l’œuvre magistrale de Beethoven. « Quelles ténèbres ! » s’écriait le baryton en sortant du cachot sous une pierre qui gémissait. J’en ai pleuré. C’est comme ça que je vois la vie, moi aussi. J’étais tellement absorbé par l’opéra que, pendant un moment, j’en ai oublié les circonstances de ma folle existence pour me perdre dans les accents funèbres de la musique de Beethoven, et dans cette intrigue, sombre et vibrante comme un Rembrandt. « Alors Jack, qu’est-ce que vous dites de notre création, cette année ? » m’a demandé Brierly, fièrement, une fois dans la rue. « Quelles ténèbres, quelles ténèbres ! C’est génial ! » j’ai répondu. « À présent il faut que je vous présente la troupe », il a poursuivi sur le même ton officiel, mais fort heureusement, dans le tourbillon des événements, cette idée saugrenue lui est sortie de la tête, et il a disparu. J’avais assisté à la matinée, mais il y aurait une autre représentation le soir. Je m’en vais vous raconter comment j’ai eu l’honneur et l’avantage, sinon de rencontrer les membres de la troupe, du moins de me servir de leurs plus belles serviettes et de leurs baignoires. Et pendant que j’y suis, il faut aussi expliquer pourquoi Brierly me tenait en assez haute estime pour me procurer des faveurs diverses. Hal Chase et Ed White étaient ses anciens élèves préférés ; or nous étions camarades de fac ; nous avions écumé New York ensemble, et beaucoup parlé. Au départ, on ne peut pas dire que j’avais fait bonne impression au maître : le jour où il était venu rendre visite à Hal, un dimanche matin, à New York, j’étais ivre et je dormais sur le plancher. « Qui est-ce, celui-là ? — C’est Jack. — Allons bon, le célèbre Jack ? Et qu’est-ce qu’il fait, endormi par terre ? — Ça lui arrive tout le temps. — Vous ne m’aviez pas dit que c’était un génie, dans son genre ? — Tout à fait. Ça ne vous saute pas aux yeux ? — Je dois vous avouer qu’il me faut faire un petit effort d’imagination. Je croyais qu’il était marié, où est sa femme ? » En effet, j’étais marié, à l’époque. « Oh, elle passait son temps à lever le pied, Jack a dû renoncer. En ce moment elle est au bar du West End avec un croque-mort qui a deux cents dollars en poche et paye une tournée générale. » Là-dessus, je me suis levé pour serrer la main de Mr. Brierly. Il se demandait ce qu’Hal me trouvait, à l’époque, et se le demandait encore, cet été-là, à Denver ; il ne me voyait pas percer un jour. C’était très exactement ce que je voulais qu’il pense, comme le reste du monde ; ça me permettait d’entrer dans les festivités sur la pointe des pieds si on m’invitait, et d’en sortir de même. Bev et moi, nous sommes retournés à la baraque des mineurs. J’ai retiré mon smok, et j’ai retroussé mes manches, moi aussi, pour me mettre au ménage. C’était un boulot colossal. Allan Temko s’était installé au beau milieu de la pièce principale, déjà nettoyée, et refusait de donner le moindre coup de main. Sur une petite table, devant lui, il avait posé sa bouteille de bière et son verre. Pendant qu’on se démenait dans tous les coins avec nos seaux d’eau et nos balais, il jouait avec ses souvenirs : « Ah si tu pouvais venir avec moi, un de ces jours, boire du Cinzano en écoutant les musiciens de Bandol, tu vivrais la vraie vie. » Il était officier de marine et, quand il se soûlait, il se mettait à donner des ordres à tout le monde. Devant cet autoritarisme agaçant, Burford avait mis au point une stratégie, il le désignait d’un index tremblant et se tournait vers son interlocuteur en disant : « Il est puceau, ce bleu, tu crois qu’il est puceau ? » Temko s’en fichait pas mal. « Ah, soupirait-il, la Normandie l’été, les sabots, les vins du Rhin… Allez Sam (ceci s’adressait à son compagnon invisible), sors-nous la bouteille de la rivière, et dis-nous si le vin a bien rafraîchi pendant qu’on péchait. » Du pur Hemingway. On a appelé les filles qui passaient dans la rue. « Venez nous aider à nettoyer la baraque. Vous êtes toutes invitées, ce soir. » Et elles sont venues. Bientôt, on a eu une vraie brigade à notre disposition ; enfin, les choristes de l’opéra sont arrivés, des mômes, pour la plupart, qui nous ont prêté main-forte. Le soleil s’était couché. Notre journée finie, Ed, Burford et moi avons décidé de nous faire beaux pour la grande soirée. On a traversé la ville pour arriver à cette pension où s’étaient installés les chanteurs, ainsi que Brierly. À travers la nuit, on entendait le début de la représentation nocturne. « Pile ! a dit Burford. Attrapez-moi quelques brosses à dents et quelques serviettes, on va se faire beaux. » Pendant qu’on y était, on a embarqué des brosses à cheveux, de l’eau de Cologne, de la lotion après rasage, et on est entrés chargés dans la salle de bains. On a pris un bain, et chanté comme des grands noms de l’opéra, tous tant qu’on était. Burford voulait mettre la cravate du premier ténor, mais Ed White l’en a dissuadé avec son bon sens de base : « C’est pas génial, ça, de pouvoir prendre la salle de bains des chanteurs, leurs serviettes, leur après-rasage ? » Et leurs rasoirs. C’était une soirée fabuleuse. Central City est à trois mille mètres d’altitude ; au début ça te tourne la tête, et puis ça te crève, pour finir par te mettre la fièvre à l’âme. On a pris une ruelle sombre pour s’approcher de l’opéra et de ses lumières, et puis on a tourné à droite, et là on est tombés sur les saloons à l’ancienne, avec leurs portes battantes. Les touristes étaient presque tous à l’opéra. On a commencé par s’envoyer quelques bières grand format. Il y avait un piano mécanique. Par la porte de derrière, on voyait les montagnes au clair de lune. J’ai poussé un cri de Sioux. La soirée venait de commencer. On est retournés à la baraque à toutes blindes. Les préparatifs de la Grande Fête battaient son plein. Bev et Jean avaient mis à partir un casse-croûte saucisses-haricots ; on a dansé sur notre musique, et on a commencé à ouvrir les bières sans lésiner. À la fin de la représentation, des hordes de jeunes filles ont déferlé chez nous. Burford, Ed et moi, on s’en léchait les babines. On les attrapait au passage pour danser. Il n’y avait pas de musique, on dansait comme ça. La baraque s’est remplie. Les gens apportaient des bouteilles. On sortait faire des allers-retours dans les bars. La nuit s’avançait, la frénésie allait crescendo. Je regrettais de ne pas avoir Allen et Neal avec moi, mais je me suis rendu compte qu’ils auraient été déplacés, malheureux. Ils ressemblaient à l’homme du cachot, qui soulevait sa pierre pour sortir des entrailles de la terre, les hipsters sordides de l’Amérique, nouvelle beat génération à laquelle j’étais en train de m’intégrer, petit à petit. Les choristes sont arrivés ; ils se sont mis à chanter Sweet Adeline, et puis des phrases du genre « passez-moi la bière », ou encore « qu’est-ce que tu fabriques, pourquoi tu sors la tête ? », avec, bien sûr, de longs « Fi-de-lio » modulés dans les graves. Moi, je chantais : « Ah malheur, quelles ténèbres ! » Les filles étaient géniales ; elles voulaient bien sortir dans la cour pour flirter. Il y avait des lits dans les autres pièces, où l’on n’avait pas fait le ménage, des nids à poussière. Moi j’avais fait asseoir une fille sur l’un de ces lits et je lui parlais quand tout à coup les ouvreurs-placeurs de l’opéra ont fait irruption en masse, la moitié d’entre eux engagés par Brierly, et ils ont sauté sur les filles et se sont mis à les embrasser sans les moindres travaux d’approche. C’étaient des ados ivres, échevelés, surexcités, ils nous ont gâché la fête.