On est repartis pour récupérer Bea, son frère et le petit, et rentrer à Fresno. On avait tous une faim de loup. On est passés à toutes blindes sur les voies ferrées de Fresno, et on a atterri dans les rues exubérantes du quartier mex. De drôles de Chinois étaient penchés aux fenêtres, ils s’imprégnaient des rues du dimanche soir ; des pouliches passaient en bande, frimant dans leurs pantalons. Les juke-box hurlaient du mambo, il y avait des guirlandes de lampions partout, comme pour Halloween. On est entrés dans un restaurant mexicain, manger des tacos et des tortillas à la purée de haricots rouges ; un délice. J’ai dégainé le dernier billet de cinq dollars flambant neuf qui me reliait à la côte de Long Island, et j’ai payé pour tout le monde. Il me restait donc deux dollars. Bea et moi, on s’est regardés. « Où on va dormir ce soir, chérie ? — Je sais pas. » Freddy était ivre ; maintenant il se contentait de répéter : « Vas-y, mec, vas-y » d’une voix tendre et lasse. La journée avait été longue. Aucun d’entre nous ne comprenait ce qui se passait, ni ce que le Bon Dieu voulait. Le pauvre petit Raymond s’est endormi dans mes bras. On a repris la voiture pour Selma. Sur le trajet, on a pilé devant un bar de route — la 99. Freddy voulait boire une dernière bière. Derrière la bicoque, il y avait des caravanes, des tentes et quelques chambres minables, genre motel. Je me suis renseigné, c’était deux dollars. J’ai demandé à Bea ce qu’elle en pensait et elle a dit d’accord, vu qu’on avait le petit sur les bras, il fallait lui assurer un minimum de confort. Alors, après avoir bu quelques bières au bar, où des Okies maussades tanguaient sur la musique d’un orchestre country, Bea et moi et Raymond on est allés dans une chambre et on s’est apprêtés à se glisser dans les toiles. Freddy dormait chez son père, dans la cabane des vignes. « Où tu habites, Ponzo ? » j’ai demandé. « Nulle part, mec. Normalement je vis avec la grosse Rosey, mais elle m’a lourdé hier soir. Je vais aller prendre mon camion, et je dormirai dedans. » On entendait gratter la guitare. Bea et moi, on a regardé les étoiles tous deux, et on s’est embrassés. « Manana », elle a dit, « tout ira bien demain, tu crois pas, Jackie mon cœur ? — Sûr, chérie, manana. » C’était toujours manana. La semaine qui a suivi, même refrain, manana, un bien joli mot, qui veut sûrement dire paradis. Le petit Raymond a sauté dans les draps tout habillé, du sable coulant de ses chaussures, le sable de Madera. Bea et moi, on s’est levés en pleine nuit pour secouer les draps. Le lendemain matin, au saut du lit, j’ai fait ma toilette et je suis allé me balader dans le coin. Nous étions à huit kilomètres de Selma, au milieu des champs de coton et des vignobles. J’ai demandé à la grosse propriétaire du camping s’il restait des tentes. Il en restait une, la moins chère, un dollar par jour. Bea et moi, on a réussi à trouver ce dollar, et on a emménagé. Il y avait un lit, un poêle et un miroir cassé sur un poteau ; c’était charmant. Je devais me baisser pour entrer, et à l’intérieur je retrouvais ma petite et mon tout petit. On a attendu que Freddy et Ponzo rappliquent en camion. Ils sont arrivés avec des bouteilles, et ils ont commencé à se soûler sous la tente. « Et le fumier, alors ? — Trop tard, demain on va se faire plein de tune, mais ce soir on boit quelques bières, qu’est-ce que t’en dis ? » Moi, j’avais pas besoin qu’on me pousse. « Vas-y, VAS-Y ! » braillait Freddy. J’ai commencé à comprendre que nos beaux projets de gagner de l’argent en transportant du fumier ne se concrétiseraient jamais. Le camion était garé devant la tente ; il sentait l’odeur de Ponzo. Cette nuit-là, Bea et moi, nous nous sommes endormis dans la douceur de la nuit, sous le toit de notre tente humide de rosée, et nous avons fait l’amour doucement. J’allais m’endormir quand elle m’a demandé : « Tu veux m’aimer maintenant ? — Et Raymond ? » j’ai dit. « Ça lui fait rien, il dort. » Mais Raymond ne dormait pas, et il n’a pas pipé. Le lendemain, les deux compères sont revenus avec le camion du fumier, et ils sont partis chercher du whisky, après quoi ils ont fait la fête sous la tente. Cette nuit-là, Ponzo a dit qu’il faisait trop froid, et il a dormi par terre dans notre tente, entortillé dans une grande bâche qui puait la bouse. Bea ne le supportait pas ; elle disait qu’il traînait avec son frère pour se rapprocher d’elle. Rien n’allait bouger ; on allait mourir de faim, Bea et moi ; voyant ça, le lendemain matin, j’ai battu la campagne pour chercher de l’embauche à cueillir le coton. Tout le monde m’a dit d’aller à la ferme, de l’autre côté de la route. J’y suis allé et le fermier était à la cuisine, avec les femmes de la maison. Il est sorti, il a écouté mon histoire, et il m’a prévenu qu’il payait pas plus de tant, pour cent livres de coton cueilli — à savoir trois dollars. Je me figurais que j’allais en cueillir au moins trois cents livres, alors j’ai accepté. Lui, est allé dénicher de longs sacs de toile dans la grange, et il m’a dit que la cueillette commençait à l’aube. Je suis retourné voir Bea au galop, tout heureux. En passant sur une bosse, un camion de raisins a renversé de grosses grappes sur l’asphalte brûlant. Je les ai ramassées, et je les ai rapportées. Bea était contente. « Raymond et moi, on va venir t’aider. — Pouah ! Jamais de la vie ! — Tu vas voir, tu vas voir, c’est très dur cueillir coton. Moi je t’apprends. » On a mangé les raisins, et le soir Freddy est arrivé avec un pain et une livre de steak haché, si bien qu’on a pique-niqué. À côté de nous, dans une tente plus grande, il y avait toute une famille d’Okies qui cueillaient le coton ; le grand-père passait ses journées assis sur une chaise, il était trop vieux pour travailler. Le fils et la fille, avec leurs enfants, partaient tous les matins à l’aube en file indienne, ils n’avaient que la route à traverser pour entrer travailler dans le champ de mon fermier. Le lendemain à l’aube, je suis parti avec eux. Ils disaient que le coton pesait plus lourd à l’aube, à cause de la rosée, et qu’on gagnait mieux que l’après-midi. N’empêche qu’ils travaillaient toute la journée, de l’aurore au crépuscule. Le grand-père était venu du Nebraska, pendant la grande plaie des années trente — ce fameux nuage de poussière dont m’avait parlé mon cow-boy du Montana —, avec toute sa famille, dans une camionnette. Depuis, ils vivaient en Californie. Ils adoraient travailler. Au cours des dix années suivantes, le fils du vieux avait enrichi la petite famille de quatre enfants, dont certains étaient aujourd’hui assez grands pour cueillir le coton. Et au fil de toutes ces années, ils étaient passés de leur misère noire style Case de l’Oncle Tom à cette respectabilité souriante qui était la leur, sous des tentes en meilleur état, c’est tout. Ils en étaient très fiers, de leur tente. « Vous n’allez pas rentrer dans le Nebraska, un jour ? — Pouah, il y a rien, là-bas. Nous ce qu’on voudrait, c’est s’acheter une caravane. » On s’est courbés pour cueillir le coton. C’était beau. Au bout du champ, il y avait les tentes, et derrière elles, les champs de coton bruns et desséchés, à perte de vue, avec, tout là-haut, les Sierras couronnées de neige, dans l’air bleu du matin. C’était tellement mieux que de faire la plonge dans South Main Street. Sauf que je n’y connaissais rien, à la cueillette du coton. Je mettais trop de temps à dégager la boule blanche de sa gangue friable ; les autres faisaient ça en un tournemain. En plus, mes doigts se sont mis à saigner ; il m’aurait fallu des gants, ou plus d’expérience. Il y avait un vieux couple de Noirs, dans le champ, avec nous. Ils cueillaient le coton avec la même patience angélique que leurs aïeux dans l’Alabama, avant la guerre de Sécession. Ils avançaient, bleus et courbés, sans dévier de leur rangée, et leur sac se remplissait. Moi je commençais déjà à avoir mal aux reins. Mais c’était superbe, de s’agenouiller et de se blottir contre cette terre. Quand j’avais besoin de me reposer, je m’enfonçais le visage dans l’oreiller de terre brune et humide. Le chant des oiseaux accompagnait ma tâche ; je croyais avoir trouvé l’œuvre de ma vie. Bea et Raymond ont traversé le champ en me faisant des signes de la main, dans la torpeur étale de midi, et ils m’ont prêté main-forte. Je veux bien être pendu si le petit Raymond n’allait pas plus vite que moi ! Bea, faut-il le dire, était deux fois plus rapide. Ils travaillaient devant moi, et me laissaient des tas de coton propre à mettre dans mon sac, Bea de vrais tas d’ouvrier, Raymond des petits tas d’enfant… Je les enfournais à regret. Un type qui n’arrive pas à se suffire à lui-même, vous parlez d’un père, pour prendre les siens en charge ! Ils ont passé tout l’après-midi avec moi. Quand le soleil est devenu rouge, nous sommes rentrés tous trois, le pas lourd. Au bout du champ, j’ai déchargé mon fardeau sur la balance : une livre et demie, donc un dollar cinquante. Alors j’ai emprunté un vélo au gosse des Okies et j’ai pris la 99 jusqu’à une épicerie de bord de route, où j’ai acheté des boîtes de spaghetti-boulettes, du pain, du beurre, du café et du gâteau, et je suis revenu avec le sachet accroché au guidon. Le flot des voitures qui allaient vers L.A. me croisait en trombe ; celles qui allaient sur Frisco me talonnaient. Je n’arrêtais pas de jurer. J’ai levé les yeux vers le ciel noir, et j’ai prié Dieu de m’accorder un peu de répit dans la mouise, une chance de faire quelque chose pour les petites gens que j’aimais. Personne ne m’écoutait, là-haut. J’aurais bien dû le savoir. C’est Bea qui m’a remis du cœur au ventre. Elle a réchauffé le dîner sur la cuisinière, dans la tente, et ç’a été un des meilleurs repas de ma vie. J’ai soupiré comme un vieux nègre qui rentre de cueillir le coton, je me suis allongé sur le lit et j’ai fumé une cigarette. Des chiens aboyaient dans la fraîcheur de la nuit. Freddy et Ponzo avaient renoncé à venir nous voir le soir. Je ne risquais pas de m’en plaindre. Bea est venue se blottir contre moi, Raymond s’est assis sur ma poitrine et ils ont dessiné des animaux dans mon carnet. La lampe de notre tente brillait sur la plaine inquiétante. La musique country du bar, avec ses accents nasillards, passait à travers champs avec toute sa tristesse. Ça m’allait très bien. J’ai embrassé ma chérie, et on a éteint la lumière. Au matin, sous la rosée, la tente s’affaissait un peu ; je suis sorti avec ma brosse à dents et ma serviette, faire ma toilette dans les sanitaires du motel ; puis j’ai enfilé mon pantalon, qui était tout déchiré à force de me mettre à genoux à même la terre, et que Bea avait recousu le soir même ; j’ai mis mon chapeau de paille effrangé, qui venait d’un déguisement de Raymond, et j’ai traversé la route avec mon sac de toile. Chaque jour, je gagnais à peu près un dollar et demi. Ça suffisait tout juste pour aller acheter les provisions du soir, à vélo. Les jours passaient. J’avais complètement oublié l’Est, et Neal et Allen, et la putain de route. Raymond et moi, on jouait tout le temps. Il adorait que je le fasse sauter en l’air et rebondir sur le lit. Bea reprisait nos affaires. J’étais un homme de la terre, exactement comme j’en avais rêvé à Ozone Park. Le bruit courait que le mari de Bea était revenu à Selma, et qu’il me cherchait. Je l’attendais de pied ferme. Une nuit, les Okies ont perdu la tête, dans le bar du bord de route, et ils ont attaché un homme à un arbre pour le rouer de coups de bâton. Moi je dormais, pendant ce temps-là, on me l’avait raconté, c’est tout. Mais, depuis, je m’étais procuré un gourdin, dans la tente, pour le cas où ils auraient décidé que nous, les Mexicains, on salissait leur camp de caravanes. Ils me prenaient pour un Mexicain, bien sûr. Et ils n’avaient pas tort. Mais à présent le mois d’octobre avançait, et les nuits se faisaient plus froides. Les Okies avaient un poêle à bois, ils comptaient bien passer tout l’hiver. Mais nous, nous n’avions rien, et en plus il nous restait à payer la location de la tente. La mort dans l’âme, on a décidé de partir. « Retourne dans ta famille », j’ai dit en grinçant des dents. « Pour l’amour du ciel, tu peux pas continuer à traîner dans les tentes avec un gosse aussi petit que Raymond, il a froid, le pauvre petiot. » Bea s’est mise à pleurer, croyant que je mettais en doute son instinct maternel. Ce n’était pas mon intention. Quand Ponzo s’est amené avec le camion, un après-midi gris, on a décidé d’aller voir sa famille pour parler de la situation. Moi, il ne fallait pas qu’on me voie, je me cacherais dans les vignes. On s’est mis en route pour Selma. Le camion est tombé en panne, et au même moment il s’est mis à pleuvoir des cordes. On est restés à pester à l’intérieur du camion. Ponzo est sorti s’affairer sous la flotte. C’était pas le mauvais bougre, en fin de compte. Nous nous sommes promis une dernière tournée, et nous voilà partis pour un bar branlant au quartier mex, où on passe une heure à boire comme des éponges. Trimer dans les champs de coton, j’en avais ma claque. Je sentais ma vie me rappeler. J’ai expédié une carte à ma mère, pour lui demander de m’envoyer une rallonge de cinquante dollars. On est allés jusqu’à la bicoque des parents de Bea, sur une vieille route entre les vignobles. On est arrivés à la nuit. Ils m’ont laissé à moins de cinq cents mètres, et ils se sont garés devant la porte. De la lumière éclaboussait la route. Les six autres frères de Bea jouaient de la guitare et chantaient. Le père buvait du vin. J’ai entendu des cris et des disputes.
On la traitait de putain parce qu’elle avait planté là son vaurien de mari pour partir à L.A. en leur laissant le petit Raymond. Mais c’est la grosse mulâtresse de mère aux yeux tristes qui a eu le dernier mot, comme toujours chez les fabuleux fellahin du monde entier, et Bea a été autorisée à revenir. Les frères se sont mis à chanter des chansons joyeuses. Moi, recroquevillé sous le vent froid qui rabattait la pluie, je regardais tout ça depuis les mélancoliques vignobles d’octobre dans la Vallée. J’avais la tête pleine de cette chanson grandiose, Lover Man, telle que Billie Holiday la chante. « Someday we’ll meet, and you’ll dry all my tears, and whisper sweet, little words in my ear, huggin’and kissin’, Oh what we’ve been missing, Lover Gal Oh where can you be… » (Un jour on va se rencontrer, et tu sécheras mes larmes, en me chuchotant à l’oreille des petits mots doux, avec des baisers, serré fort contre toi, Ah tout ce qu’on rate, poupée d’amour où es-tu ?) Ce ne sont pas tant les paroles que la mélodie, son harmonie, la façon dont Billie chante ça, comme une femme qui caresserait les cheveux de son homme à la lueur douce de la lampe. Les vents hurlaient. Je me refroidissais. Bea et Ponzo sont revenus, et on est partis en bringuebalant dans le vieux camion, retrouver Freddy. Il vivait à présent avec la grosse Rosey, la femme de Ponzo ; on longeait les allées en klaxonnant pour le prévenir. La grosse Rosey l’a jeté dehors. Tout foutait le camp. Cette nuit-là, Bea m’a serré contre elle, bien sûr, elle m’a dit de ne pas partir. Elle m’a dit qu’elle irait cueillir le raisin, et qu’elle gagnerait assez d’argent pour deux. Pendant ce temps-là, je pourrais réinstaller dans la grange du fermier Heffelfinger, à côté de chez sa famille, sur la route. De toute la journée, je n’aurais rien d’autre à faire que rester assis dans l’herbe, à manger du raisin. Le lendemain matin, ses cousins sont venus nous chercher dans un autre camion. Tout à coup, je réalisais que des milliers de Mexicains dans tout le pays étaient au courant, pour Bea et pour moi, et qu’ils devaient trouver là un sujet de conversation romantique et juteux. Les cousins ont été très polis, et même charmants. Je les ai rejoints sur la benne du camion et on a fait notre entrée en ville dans un bruit de ferraille, cramponnés à la ridelle, pour échanger des amabilités souriantes, se raconter où on était pendant la guerre, et dans quelles circonstances. Il y avait cinq cousins en tout, charmants sans exception. Apparemment, ils étaient de ce côté insouciant de la famille, comme son frère. Mais je l’adorais, son frère, ce fou de Freddy, je l’adorais. Il jurait qu’il allait venir me rejoindre à New York, et je me le figurais là-bas, en train de tout remettre à manana. Ce jour-là, il s’était soûlé quelque part, au milieu d’un champ. Je suis descendu du camion au croisement, et les cousins ont ramené Bea chez elle. Une fois devant la maison, ils m’ont donné le feu vert : le père et la mère étaient sortis vendanger. J’étais donc maître des lieux pour l’après-midi. C’était une baraque de quatre pièces. Comment ils arrivaient à vivre tous là-dedans, ça me dépassait. Il y avait des mouches au-dessus de l’évier. Pas de moustiquaires. C’était comme dans la chanson : « La fenêtre elle est cassée, et la pluie, elle rentre dans la maison. » Bea était arrivée, elle s’affairait aux casseroles. Ses deux sœurs me regardaient en gloussant. Les petits piaillaient sur la route. Quand le soleil est sorti tout rouge des nuages, pour mon dernier après-midi dans la Vallée, Bea m’a conduit dans la grange du fermier Heffelfinger, qui possédait une ferme prospère un peu plus loin, sur la route. On a réuni des cageots, elle a apporté des couvertures : moi, j’étais bien installé, à part la grosse tarentule velue, tout en haut du faîtage. Bea m’a dit qu’elle ne me ferait pas de mal si je ne l’embêtais pas. Je me suis couché sur le dos, et je l’ai regardée. Je suis allé au cimetière et j’ai grimpé à un arbre pour chanter Blue Skies. Bea et Raymond étaient assis dans l’herbe ; on a mangé des raisins. En Californie, on mâche le grain pour avoir le jus et on recrache la peau, un vrai luxe. La nuit est tombée. Bea est rentrée dîner chez elle, et elle est revenue à neuf heures, m’apporter de délicieuses tortillas et de la purée de haricots. J’ai allumé un feu de bois sur le ciment de la grange, pour nous éclairer. On a baisé sur les cageots. Bea s’est levée, et elle est rentrée à sa bicoque aussitôt ; son père l’engueulait, je l’entendais depuis la grange. Elle m’avait laissé une cape pour me tenir chaud ; je l’ai jetée sur mes épaules, et je me suis faufilé dans les vignobles au clair de lune, voir ce qui se passait. Je me suis tapi au bout d’une rangée, agenouillé sur la terre tiède. Ses cinq frères chantaient des chansons mélodieuses en espagnol. Les étoiles se penchaient sur l’humble toit, un panache de fumée sortait par le tuyau de la cheminée ; je sentais l’odeur du chili et de la purée de haricots. Le père grognait. Les frères continuaient leurs vocalises. La mère se taisait. Raymond et les autres gosses rigolaient dans la chambre. Une chaumière en Californie. Moi, j’étais caché dans les vignes, à m’imprégner de tout ça. J’étais dans l’allégresse : aventurier de la nuit américaine. Bea est sortie en claquant la porte. Je l’ai accostée dans le noir, sur la route. « Qu’est-ce qui se passe ? — Oh, on se dispute tout le temps. Il veut que je parte au boulot demain, il veut pas que je reste là à traîner, faire des bêtises. Je veux partir à New York avec toi, Jackie. — Mais comment ? — Je sais pas, chéri, tu vas me manquer, je t’aime. — Mais il faut que je parte. — Oui, oui, on baise encore une fois, et puis tu pars. » On est retournés à la grange, je lui ai fait l’amour sous la tarentule — que faisait-elle, la tarentule ? — et on a dormi un moment sur les cageots. À minuit, elle est rentrée ; son père était ivre ; je l’ai entendu pousser des gueulantes, et puis il s’est endormi, et le silence s’est fait. Les étoiles se sont repliées sur la campagne en sommeil. Le lendemain, le paysan est venu passer la tête par la porte de l’écurie à chevaux, en me disant : « Comment ça va, p’tit gars ? — Très bien, j’espère que ça vous dérange pas que je dorme là ? — Pas du tout. Tu sors avec la petite donzelle mexicaine ? — C’est une fille très bien. — Et puis jolie, avec ça. Le taureau a dû sauter la barrière, pour qu’elle ait les yeux bleus comme ça. » On a parlé de sa ferme. Bea m’a apporté le petit déjeuner. Mon sac de toile était fait, j’étais paré à partir, dès que j’aurais récupéré mon mandat à Selma, où je savais qu’il m’attendait. J’ai dit à Bea que je partais. Elle y avait pensé toute la nuit, elle était résignée. Elle m’a embrassé sans émotion dans les vignes, et elle s’est éloignée le long de la rangée. À douze pas, on s’est retournés, car l’amour est un duel, et on s’est regardés pour la dernière fois. « Je te retrouve à New York, Bea », j’ai dit. Elle était censée y venir en voiture avec son frère, dans un mois. On savait bien l’un comme l’autre que ça ne se ferait pas. Au bout de trente mètres, je me suis retourné de nouveau : elle rentrait à sa bicoque, l’assiette de mon petit déjeuner à la main. J’ai baissé la tête, et je l’ai regardée. Misère de moi, voilà que j’étais de nouveau sur la route. J’ai pris le highway vers Selma, en mangeant des noix brunes au noyer, j’ai suivi les voies de la S.P. en marchant sur un rail, j’ai longé un château d’eau, une usine. C’était la fin de quelque chose. Je suis allé au bureau des télégraphes de la voie ferrée, récupérer mon mandat. C’était fermé. J’ai dit merde et je me suis assis sur les marches pour attendre. Le receveur est revenu, et il m’a invité à entrer. L’argent était arrivé : une fois de plus ma mère avait sauvé la peau de son feignant de fils. « Qui va gagner la coupe du monde ? » m’a dit le vieux receveur émacié. Tout d’un coup, j’ai réalisé qu’on était en automne et que je rentrais à New York. Je me suis senti inondé d’une grande joie. Je lui ai dit que ce seraient les Braves et les Red Sox. L’avenir a montré que ce seraient les Braves et les Indians, pour la finale de 1948. Mais pour l’heure, on était en l’an de grâce 1947. Dans la vaste feuille morte d’octobre, je quittais la vallée de la San Joaquin ; et pendant ce temps, il se passait au Texas des choses dont il faut que je vous parle si je veux donner tout leur relief aux circonstances qui ont amené notre grand chassé-croisé continental, à Neal et à moi, en cet automne-là. Neal et Allen avaient vécu un mois dans la bicoque de Bill Burroughs, au fond d’un bayou. Ils dormaient sur un lit de camp, comme Hunkey ; Bill et Joan avaient une chambre, avec Julie, leur fille en bas âge. Les journées se ressemblaient : Bill se levait le premier, il sortait bricoler au jardin, où il entretenait une petite plantation de marijuana, et se construisait un accumulateur d’orgones suivant les principes de Reich. Il s’agit d’une caisse ordinaire, assez grande pour qu’un homme puisse s’y tenir sur un siège ; en alternant une planche de bois, une plaque de métal, on récupérait les orgones présents dans l’atmosphère, et on les captait assez longtemps pour que le corps humain en absorbe davantage que son lot. Selon Reich, les orgones sont des atomes vibratoires de l’atmosphère qui composent le principe de vie. Les gens font des cancers parce qu’ils en manquent. Bill pensait que son accumulateur gagnerait en efficacité si le bois était vierge de tout additif : c’est pourquoi un treillage de brindilles et de frondaisons du bayou ceignait ses chiottes mystiques. Elles trônaient dans la touffeur du jardin plan, machine phytoïde, hérissée d’artefacts délirants. Bill se déshabillait et il s’y glissait pour contempler son nombril. Il en ressortait, bramant la faim et le rut. Il traînait sa longue carcasse jusqu’à la bicoque, son cou ridé comme celui d’un vautour supportant tout juste son crâne osseux, réceptacle d’une connaissance accumulée au cours de trente-cinq ans de folie. Je reparlerai de lui plus tard. « Joan », il appelait, « tu as préparé le petit déjeuner ? Parce que sinon, moi je vais me pêcher un poisson-chat dans le bayou. Neal, Allen, vous perdez votre vie à dormir, des jeunes gars comme vous. Debout, faut qu’on prenne la bagnole pour aller faire les commissions chez McAllen. » Pendant un quart d’heure il s’affairait, radieux, se frottant les mains, plein d’entrain. Quand tout le monde était levé et habillé, sa journée était finie, son énergie à plat, les orgones échappés des millions d’orifices de ses flancs de belette et de ses bras flétris où il enfonçait sa seringue de morphine. Joan partait à sa recherche. Il était planqué dans sa chambre, pour la première fixette de la matinée. Il en ressortait les yeux vitreux, calmé. C’était toujours Neal qui prenait le volant. Depuis le jour où il avait fait la connaissance de Bill, il était devenu son chauffeur. Ils avaient une Jeep. Ils allaient dans des épiceries de bord de route, acheter des provisions et des inhalateurs, pour la benzédrine. Hunkey les accompagnait, dans l’espoir d’aller jusqu’à Houston, se glisser dans les rues et se mêler aux indigènes. Il en avait marre de porter un chapeau de paille et de charrier des seaux d’eau pour Joan. On le voit sur une photo en train de ratisser la plantation de marijuana, coiffé de son immense chapeau de soleil ; on dirait un coolie. À l’arrière-plan on distingue la bicoque, avec des bassines sur le perron, et la petite Julie qui regarde l’objectif en mettant sa main en visière. Une autre photo montre Joan aux fourneaux, sourire crispé, longue crinière en bataille ; elle est défoncée à la benzédrine, et Dieu sait ce qu’elle est en train de dire au moment du cliché : « T’as fini de braquer cette vieille saleté sur moi. » Neal s’appuyait sur un cageot pour m’écrire ces longues lettres, qui me tenaient au courant. Il s’asseyait aux pieds de Bill, dans la pièce du devant. Bill reniflait et racontait de longues histoires. Quand le soleil rougissait, il dégainait un stick d’herbe maison pour combler l’appétit de tous, et tout le monde partait gonflé à bloc, s’affairer aux tâches domestiques. Et puis Joan préparait un dîner extra. Ils traînaient à table devant les restes. Allen, les yeux en boutons de bottine, broyait du noir et marmonnait « Hmm » dans la vaste nuit du Texas ; Neal ponctuait tout ce qui se disait d’un « oui, oui » enthousiaste ; Hunkey-le-renfrogné-en-futal-violet farfouillait dans les fonds de tiroirs pour y trouver un mégot de pétard ; Joan, fatiguée, détournait le regard, et Bill — Oncle Bill, comme ils l’appelaient —, assis, ses longues jambes croisées, tripotait sa carabine. Tout d’un coup, il fait un bond et tire un coup de son canon double par la fenêtre ouverte. Un vieux cheval errant arthritique était passé dans sa ligne de mire. La balle pulvérise un tronc d’arbre pourri. « Vingt dieux ! » s’écrie Bill, « je viens de descendre un cheval ! ». Ils se précipitent tous dehors ; le cheval galope encore dans les marais. « Cette vieille saleté pleine de vers, tu veux dire ? C’est pas un cheval, annonce Joan avec mépris. — Et c’est quoi, si c’est pas un cheval ? — Alistair dit que c’est une sorcière. » Alistair était un fermier du voisinage, un type lugubre qui passait ses journées assis sur sa clôture. « L’ennui, dans ce monde, disait-il en reniflant l’air du temps avec son grand nez busqué, c’est qu’il y a trop de Juiiiifs. » Il possédait une baguette de sourcier, qui ne le quittait jamais. Quand elle lui frémissait dans la paume, il déclarait qu’il y avait de l’eau sous la terre. « Comment ça marche, cette baguette ? lui avait demandé Bill. — C’est pas tant ELLE qui marche que moi », avait répondu Alistair. Il était venu chez eux, un jour, et dès son arrivée le tonnerre s’était mis à gronder. « Ben il faut croire que je vous ai apporté la pluie », avait-il dit d’un air lugubre. Toute la bande restait écouter des disques de Billie Holiday dans la nuit du bayou. Hunkey prédisait que la fin du monde débuterait au Texas. « Y a trop d’usines chimiques et de pénitenciers ici, je le sens dans l’air, ça présage rien de bon. » Joan était d’accord : « La réaction en chaîne va commencer ici. » Ils parlaient de l’explosion de Texas City, qu’ils avaient entendue, un après-midi. Tous opinaient, pour confirmer le caractère apocalyptique de l’événement. « Il n’y en a plus pour longtemps », disait Joan. Bill reniflait avec dérision et gardait pour lui ses secrets. Hunkey, le petit moricaud au visage asiate, sortait dans la nuit, ramasser des bouts de bois pourris.
Dans le bayou, la putréfaction se manifestait sous toutes ses formes. Il y découvrait de nouvelles espèces de vers. Finalement, il s’est mis à dire qu’il en avait sous la peau lui-même. Il passait des heures devant la glace, à se les presser. Et puis ils ont senti le moment venu de rentrer à New York, tous tant qu’ils étaient. Tout d’un coup, Bill en avait marre du bayou. Sa famille lui versait un revenu de cinquante dollars par semaine ; il avait toujours les poches pleines. Il a mis Joan et la petite dans un train, se réservant de rentrer en Jeep avec Hunkey et Neal. Allen était dans une phase dépressive, qu’il appelait sa Déprime du Bayou. Neal ne supportait plus de devoir parler avec lui sans relâche ; ils s’étaient mis à se disputer. Allen est allé à Houston, sur les quais, et il s’est retrouvé en train de prendre un billet pour Dakar, en Afrique. Deux jours après il embarquait ; deux mois plus tard, il rentrait à New York, la barbe en broussaille et « Cafard à Dakar » sous le bras. Neal achemina Hunkey et Bill, ainsi que quelques articles ménagers, jusqu’à New York en Jeep, direct et sans étapes — Texas, Louisiane, Alabama, Caroline du Sud, Caroline du Nord, Virginie, comme ça jusqu’à Manhattan, où ils arrivèrent à l’aube, pour débouler chez Vicki avec une once d’herbe qu’elle leur acheta aussitôt. Ils étaient fauchés. Neal conduisit Bill dans tout New York pour trouver un appartement. Hunkey disparut dans Times Square, et finit par se faire arrêter pour détention d’herbe, ce qui lui valut un petit séjour sur Riker’s Island. Le soir même où Bill Burroughs trouvait enfin un appartement, je quittais Selma et la Californie. J’avais hâte de les retrouver, de les rejoindre. J’ai suivi les voies sous les longs rayons tristes de la vallée d’octobre, dans l’espoir de voir arriver un train de marchandises pour me joindre aux trimardeurs qui mangeaient des raisins et lisaient des bandes dessinées. Il n’en est pas passé. Je suis monté sur le highway, et on m’a pris tout de suite. Ç’a été la course la plus rapide, la plus you-hou de ma vie. Le conducteur jouait du crincrin dans un groupe de country célèbre en Californie. Il avait une voiture flambant neuve et il roulait à cent vingt. « Moi je bois pas quand je conduis », il m’a dit en me tendant une pinte ; j’ai bu un coup et je lui ai repassé la bouteille. « S’en fout la mort ! » il a conclu en éclusant. On a fait Selma-L.A. en un temps record — quatre heures pile pour à peine moins de quatre cents bornes. De nouveau, le film de la vallée s’est déroulé sous mes yeux. J’avais traversé celle de l’Hudson à tous berzingues, et voilà que je retraversais celle de la San Joaquin à toutes blindes, de l’autre côté du monde. Ça faisait drôle. « Yeepi ! a braillé le violoneux, écoute voir, le leader du groupe a dû prendre l’avion pour l’Oklahoma ce matin, il enterre son père, alors c’est moi qui vais diriger l’orchestre ce soir, et on sera sur les ondes une demi-heure. Tu crois que je pourrais me procurer un peu de benzédrine quelque part ? » Je lui ai dit de s’acheter un inhalateur dans n’importe quelle pharmacie. Il était soûl. « Tu crois que tu pourrais présenter le groupe à ma place ? Je te prêterai un costard. Tu causes rudement bien, je trouve. Qu’est-ce que t’en penses ? » Moi je n’en pensais que du bien : hier bourlingueur dans des épaves de camions mex, aujourd’hui présentateur de radio. Que demande le peuple ? Mais l’idée lui est sortie de la tête, et moi ça m’était égal. Je lui ai demandé s’il avait déjà entendu Dizzy Gillespie jouer de la trompette. Il s’est tapé sur la cuisse : « Il est carrément allumé, lui ! » On a fait une halte au col Grapevine. Il a braillé : « Sunset Boulevard, ha-haa. » Il m’a déposé devant les studios de la Columbia, à Hollywood ; j’ai tout juste eu le temps de récupérer mon original refusé, et puis j’ai pris mon billet pour New York. Le car partait à dix heures, ça me laissait quatre heures pour m’imprégner d’Hollywood en solo. J’ai commencé par acheter un pain et du saucisson pour me faire dix sandwiches en prévision de la traversée du continent. Il me restait un dollar. Je me suis assis sur le muret de ciment d’un parking, derrière les immeubles, et je me suis fait mes sandwiches, en étalant la moutarde à l’aide d’une planchette de bois trouvée par terre et lavée. Comme je m’employais à cette tâche absurde, les grandioses projos d’une première de cinéma ont poignardé le ciel de la côte Ouest, ce ciel qui chantonne. Tout autour de moi la cité de l’or bruissait dans sa folie. Voilà à quoi se ramenait ma carrière hollywoodienne : c’était mon dernier soir en ville et j’étalais de la moutarde, derrière des chiottes de parking. J’ai oublié de préciser que je n’avais pas eu assez d’argent pour aller jusqu’à New York, mais seulement jusqu’à Pittsburgh. Je me disais qu’il serait toujours temps de s’inquiéter en arrivant là-bas. Mes sandwiches sous le bras, mon sac dans l’autre main, je me suis baladé quelques heures dans Hollywood. Des familles entières, arrivées de la campagne dans leurs vieilles guimbardes, roulaient teuf teuf teuf dans le secteur de Sunset Boulevard et Vine Street, avides de découvrir des vedettes de cinéma, mais ne voyaient que d’autres familles dans d’autres guimbardes, en train de faire la même chose. Ils venaient des plaines de l’Oklahoma, autour de Bakersfield, San Diego, Fresno et San Berdoo ; ils lisaient des magazines de ciné ; les petits garçons voulaient voir Hopalong Cassidy menant par la bride son grand cheval blanc au milieu des voitures ; les petites filles voulaient voir Lana Turner dans les bras de Robert Taylor, devant chez Whelan ; les mères voulaient voir Walter Pidgeon en haut-de-forme et queue-de-pigeon les saluer sur le bord du trottoir ; les pères, de grands escogriffes américains au volant de leurs caisses, reniflaient l’odeur de l’argent dans l’air ambiant, prêts à vendre leurs filles au plus offrant. Chacun regardait tous les autres. C’était le bout du continent, la fin de la terre ferme. Quelqu’un avait incliné le flipper de l’Amérique, et tous les dingues dégringolaient comme des boules sur L.A. dans l’angle sud-ouest. J’ai pleuré sur nous tous. Tristesse de l’Amérique, folie de l’Amérique : sans fond. Un jour, nous en rirons à nous rouler par terre, en comprenant à quel point c’était drôle. D’ici là, il y a dans tout ça un sérieux mortel que j’adore. À l’aube, mon car traversait comme une flèche les déserts de l’Arizona — Indio, Blythe, Salome (où elle a dansé), les grands espaces desséchés qui mènent aux montagnes du Mexique, au sud. Et puis nous avons obliqué vers le nord et les montagnes d’Arizona, Flagstaff, Clifftown. J’avais un livre, volé à l’étalage pendant ma balade à Hollywood, Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, mais j’ai préféré lire le paysage américain en mouvement. Chacun de ses cahots, chacune de ses bosses, chacune de ses lignes droites mystifiait mon attente. Par une nuit d’encre, nous avons traversé le Nouveau-Mexique immergé. À l’aube grise, ce fut Dalhart au Texas. Dans le spleen du dimanche après-midi, nous avons traversé une par une les villes des plaines de l’Oklahoma à la nuit tombante, ce fut le Kansas. Le car avançait dans un grondement de tonnerre. Je rentrais au bercail en octobre. Tout le monde rentre au bercail en octobre. À Wichita je suis descendu du car pour aller aux toilettes. Il y avait un jeune type habillé d’un costume à chevrons voyant, qui disait au revoir à son père, pasteur. Une minute plus tard, j’ai vu un œil me regarder par le trou de la serrure, pendant que j’étais sur le trône. On avait glissé un mot sous la porte : « Tout ce que tu veux si tu viens me la mettre. » J’ai aperçu un bout de costume criard par le trou de la serrure. « Non, merci », j’ai répondu. Quel triste dimanche soir pour un fils de pasteur à Wichita : Cafard au Kansas. Dans une petite ville, un employé de bureau m’a dit : « Y a rien à faire, ici. » J’ai regardé au bout de la rue, au-delà de la dernière bicoque, les espaces infinis. Nous sommes arrivés à Saint Louis vers midi. Je suis allé me promener le long du Mississippi, et j’ai regardé les troncs d’arbres flottant depuis le Montana, au nord — dans l’odyssée de notre rêve à l’échelle du continent. De vieux vapeurs gravés de volutes, et burinés davantage encore par les intempéries, s’enfonçaient dans la boue, royaumes des rats. De grands nuages d’après-midi surplombaient la vallée du Mississippi. Cette nuit-là, le car a traversé les champs de maïs de l’Indiana dans un grondement de tonnerre, la lune illuminant les chaumes, fantomatiques. On était à la veille d’Halloween. J’ai fait la connaissance d’une fille et on s’est câlinés jusqu’à Indianapolis. Elle était myope. Quand on est sortis manger un morceau, j’ai dû la prendre par la main jusqu’au comptoir du café. Elle m’a payé à déjeuner, j’avais liquidé tous mes sandwiches. En échange, je lui ai raconté de longues histoires. Elle venait de l’État de Washington, où elle avait passé l’été à cueillir des pommes. Elle vivait à la ferme, dans le nord de l’État de New York. Elle m’a invité chez elle, mais on s’est tout de même donné rendez-vous dans un hôtel de New York. Elle est descendue à Columbus, Ohio, et moi j’ai dormi jusqu’à Pittsburgh. Ça faisait des années que je n’avais pas été aussi fatigué. Il me restait plus de cinq cents bornes pour rallier New York, et dix cents en poche. J’ai fait sept-huit kilomètres à pied pour sortir de Pittsburgh, et deux véhicules, un camion transportant des pommes et un grand semi-remorque, m’ont conduit jusqu’à Harrisburg dans la douceur de la nuit pluvieuse, en cet été indien. J’allais droit au but. J’étais pressé de rentrer. C’était la nuit du Fantôme de la Susquehanna. Je n’aurais jamais cru être en rade à ce point-là. Pour commencer, sans m’en douter, j’étais en train de retourner vers Pittsburgh sur un highway plus ancien. Le fantôme était dans le même cas. C’était un petit vieux ratatiné, portant sur son dos une sacoche de carton qui annonçait sa destination, le « Canady ». Il marchait très vite et m’a enjoint de le suivre, en disant qu’il y avait un pont, pas loin, qui nous amènerait de l’autre côté. Il avait dans les soixante ans, un vrai moulin à paroles, il parlait de ce qu’il avait mangé, du beurre qu’on lui avait mis dans ses crêpes, des rations de pain en rab, des vieux qui l’avaient appelé, un jour, depuis le perron d’un hospice dans le Maryland, pour l’inviter à passer le week-end chez eux, où il avait pris un bon bain chaud avant de partir ; il racontait qu’il avait trouvé un chapeau tout neuf sur le bord de la route, en Virginie, c’était celui qu’il avait sur la tête ; il faisait tous les dispensaires de la Croix-Rouge, il leur montrait ses citations d’ancien de 14-18 il racontait comment on le traitait. Le dispensaire de la Croix-Rouge de Harrisburg ne valait pas un clou ; il racontait comment il se débrouillait dans ce monde sans pitié, et vendait parfois des cravates. Mais, autant que je pouvais en juger, il appartenait à la catégorie des clodos semi-respectables, et il arpentait toutes les campagnes de l’Est en prenant pour relais les dispensaires de la Croix-Rouge et en faisant parfois la manche dans les centres-villes. Nous étions donc camarades de cloche. On a marché une dizaine de bornes le long de la funèbre Susquehanna. C’est un fleuve terrifiant, qui coule entre des falaises broussailleuses penchées, fantômes hirsutes, sur l’inconnu des eaux. Une nuit d’encre recouvre tout. Parfois, sur la rive d’en face, le long des voies ferrées, on voit s’élever la grande flamme rouge d’une locomotive qui embrase les affreuses falaises. En plus, il bruinait. Le petit bonhomme m’a dit qu’il avait une jolie ceinture dans sa sacoche, et on s’est arrêtés pour qu’il la déniche. « Je me suis trouvé une belle ceinture quèque part, à Frederick, Maryland, Bon Dieu je l’aurais pas laissée sur le comptoir à Fredericksburg ? — À Frederick, tu veux dire ? — Non, non, à Fredericksburg, en Virginie. » Il parlait tout le temps de Frederick dans le Maryland et de Fredericksburg en Virginie. Il marchait carrément sur la chaussée, en plein milieu des voitures, il a failli se faire percuter plusieurs fois. Moi je cheminais péniblement dans le fossé. À chaque instant, je m’attendais à ce que le pauvre diable aille valdinguer dans la nuit, raide mort. Impossible de trouver le pont. Je l’ai laissé devant un tunnel qui passait sous la voie ferrée, parce que j’avais pris une telle suée à marcher que j’ai changé de chemise, et mis deux pulls, un bistrot de bord de route éclairant mes gesticulations pitoyables. Toute une famille arrivait à pied, sur la route obscure ; ils se demandaient bien ce que je fabriquais. Le plus bizarre de tout, c’est qu’il y avait un sax ténor qui soufflait du très beau blues dans ce boui-boui paumé au fond de la Pennsylvanie. J’ai tendu l’oreille, en gémissant. La pluie redoublait. Un gars s’est arrêté pour me ramener à Harrisburg ; il m’a dit que je m’étais trompé de route. Tout à coup, j’ai vu mon petit vieux qui tendait le pouce sous un réverbère, pauvre abandonné du ciel, pauvre enfant perdu d’hier, aujourd’hui fantôme rompu par la traversée du désert de la cloche. J’ai raconté mon histoire au conducteur, et il s’est arrêté pour prévenir le vieux. « Écoute voir, gars, par là tu vas vers l’ouest, pas vers l’est. — Hein ? s’est écrié le petit fantôme. Tu vas pas me raconter que je connais pas mon chemin. Ça fait des années que je sillonne le pays. M’en vais au Canady. — Mais elle va pas au Canada, cette route, elle va à Pittsburgh, et à Chicago. » Le petit bonhomme s’est éloigné, outré. La dernière image que j’ai eue de lui, la petite sacoche blanche qui dodelinait sur son dos s’est dissoute dans l’obscurité des funèbres Alleghenies. Je lui ai crié : « Hé. » Il marmonnait tout seul, il n’avait rien à faire d’un dégonflé dans mon genre. « Je m’en vais… tout droit… dans sa direction. » Il parlait du Canada ; il m’avait dit connaître un point, le long de la frontière, où il pourrait passer en douce. Il allait grimper à bord d’un train de marchandises. « Çui de Lehigh Valley, de Lackawanna, et çui d’Erie, je les prends tous. » J’avais toujours cru que la sauvagerie de la nature était l’apanage de l’Ouest, mais le Fantôme de la Susquehanna m’a détrompé. Non, dans l’Est aussi, il y a de la sauvagerie c’est la nature que Benjamin Franklin parcourait dans son char à bœufs, du temps qu’il était postier ; celle de George Washington jeune, farouche adversaire des Indiens ; celle de Daniel Boone qui racontait des histoires à la lueur des lampes, en Pennsylvanie, tout en promettant de trouver le Passage ; celle de Bradford, du temps qu’il dégageait sa route, et que les gars faisaient la foire dans leurs cabanes en rondins. Pour ce petit homme, ce n’étaient pas les grands espaces de l’Arizona, mais les broussailles sauvages de l’est de la Pennsylvanie, du Maryland et de la Virginie, les routes goudronnées qui serpentent parmi des fleuves funèbres comme la Susquehanna, la Monongahela, l’antique Potomac et le Monocacy. Cette expérience m’a totalement déglingué. La nuit passée à Harrisburg m’a donné une idée des tourments des damnés, pas connu pire depuis. Il m’a fallu dormir sur un banc dans la gare ; à l’aube, les receveurs m’ont jeté dehors. Car, n’est-ce pas, on entre dans la vie, mignon bambin confiant sous le toit de son père. Puis vient le jour des révélations de l’Apocalypse, où l’on comprend qu’on est maudit, et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu ; et alors, fantôme funeste et dolent, il ne reste qu’à traverser le cauchemar de cette vie en claquant des dents. Je suis sorti chancelant, égaré. Je ne savais plus ce que je faisais. Je ne voyais du matin qu’une blancheur, une blancheur de linceul. Je mourais littéralement de faim.
Pour trouver des calories, il ne me restait que quelques dernières pastilles contre la toux, achetées à Preston, dans le Nebraska, des mois auparavant ; je les ai sucées, à cause du sucre. Je ne savais pas faire la manche. Les jambes flageolantes, à bout de forces, j’ai eu bien du mal à me traîner aux limites de la ville. Je savais que je me ferais arrêter si je passais une nuit de plus sur place. Maudite cité ! Fichu matin ! Où étaient-ils les matins de mes visions d’enfant ? Que faire ici-bas ? Cette vie est jalonnée d’ironies du sort : la voiture qui s’est arrêtée pour me prendre était conduite par un échalas hagard, qui prônait les vertus du jeûne. Chemin faisant, quand je lui ai dit que je mourais de faim, il m’a répondu : « Très bien, parfait. Il n’y a rien de meilleur pour la santé. Ça fait trois jours que je n’ai pas mangé moi-même. Je vais vivre cent cinquante ans. » C’était un spectre, un sac d’os, un pantin de chiffon, un échalas brisé — un cinglé. J’aurais pu tomber sur un gros richard qui m’aurait dit : « On va s’arrêter dans ce restaurant, et tu vas manger des côtes de porc aux haricots. » Non, ce matin-là, il a fallu que je monte avec un cinglé qui croyait aux vertus du jeûne. En arrivant dans le New Jersey, il s’est radouci, et il est allé chercher des tartines de pain beurré dans la malle arrière. Elles étaient cachées au milieu de ses échantillons. Il vendait des articles de plomberie sur toute la Pennsylvanie. J’ai englouti le pain beurré. Tout d’un coup, je me suis mis à rire. Je l’attendais dans la voiture pendant qu’il faisait sa tournée à Allentown, New Jersey, et je riais, je riais. Bon Dieu, qu’est-ce que j’en avais ma claque de cette vie. N’empêche que le fou m’a ramené à New York. D’un seul coup, je me suis retrouvé dans Times Square. J’avais fait un aller-retour de douze mille bornes sur le continent américain, et je me retrouvais dans Times Square ; et en pleine heure de pointe, en plus, si bien que mon regard innocent, mon regard de routard, m’a fait voir la folie, la frénésie absolue de cette foire d’empoigne, où des millions et des millions de New-Yorkais se disputent le moindre dollar, une vie à gratter, prendre, donner, soupirer, mourir, tout ça pour un enterrement de première classe dans ces abominables villes-mouroirs, au-delà de Long Island. Les hautes tours du pays, l’autre bout du pays, le lieu où naît l’Amérique de papier. Je m’étais replié sur une bouche de métro pour rassembler le courage de cueillir un long mégot superbe, mais chaque fois que je me penchais pour le ramasser une déferlante humaine le dérobait à ma vue, et ils ont fini par l’écraser. Ozone Park est à vingt bornes de Times Square : je n’avais pas l’argent du ticket de métro. Tu m’imagines faire à pied ces vingt bornes, en traversant Manhattan et Brooklyn ? C’était le crépuscule. Où était Hunkey ? J’ai passé la place au crible ; il n’était pas là ; il était sur Riker’s Island, derrière les barreaux. Où était Bill Où était Neal ? Où étaient-ils tous ? Où était la vie ? Moi j’avais un foyer qui m’attendait, un lieu où reposer ma tête, me remettre des pertes subies, et évaluer les gains, qui, je le savais, se trouvaient inscrits dans cette expérience, eux aussi. Il m’a fallu faire la manche pour acheter mon ticket de métro. J’ai fini par taxer un pope, à un coin de rue. Il m’a donné dix cents avec un regard fuyant, inquiet. Je me suis engouffré dans le métro. Arrivé chez moi, j’ai pillé la glacière. Ma mère s’est levée, et elle m’a regardé : « Mon pauvre petit Jean », elle m’a dit en français, « tu es maigre, mais maigre ! Qu’est-ce que tu as bien pu faire de ton temps ? » J’avais deux chemises et deux pulls, mon sac de toile contenait le pantalon déchiré dans les champs de coton, et les lambeaux de mes chaussures en fibres végétales. Ma mère et moi, nous avons décidé de nous offrir un frigo avec l’argent que je lui avais envoyé depuis la Californie ; ce serait le premier de la famille. Elle est allée se coucher ; moi, tard dans la nuit, je n’arrivais toujours pas à dormir, je fumais dans mon lit. Mon manuscrit à mi-course trônait toujours sur le bureau. On était en octobre, retour au bercail, reprise du boulot. Les premiers vents froids faisaient vibrer les carreaux : j’étais rentré à temps. Neal était passé chez moi, il y avait dormi plusieurs nuits, il était resté des après-midi entiers à parler avec ma mère, pendant qu’elle assemblait un grand tapis en patchwork avec tous les habits de la famille depuis des années, ce tapis même, à présent fini, qui recouvrait le sol de ma chambre, aussi riche et complexe que le passage du temps. Et puis, deux jours avant mon arrivée, Neal était reparti, on s’était sans doute croisés ici ou là, en Pennsylvanie, ou dans l’Ohio, il était parti à San Francisco — le dernier endroit où je l’aurais imaginé — sur mes traces fugitives. Sa vie était désormais là-bas Carolyn venait d’y prendre un appartement. L’idée ne m’avait pas effleuré de la chercher dans l’annuaire, quand j’étais à Marin City. À présent, il était trop tard, et j’avais aussi raté Neal. En cette première nuit au bercail, j’étais loin de me douter que je le reverrais, et que tout allait recommencer, la route, le tourbillon de la route, bien au-delà de mes rêves les plus fous. LIVRE DEUX : Il s’est écoulé un an et demi avant que je revoie Neal. Pendant tout ce temps, je n’ai pas bougé de chez moi. J’ai terminé mon livre, et je me suis inscrit à la faculté grâce aux bourses destinées aux G.I.s. Pour Noël 1948, ma mère et moi sommes descendus dans le Sud, chez ma sœur, les bras chargés de cadeaux. J’avais écrit à Neal, qui annonçait son retour dans l’Est. Je lui avais dit qu’il me trouverait à Rocky Mount, en Caroline du Nord, entre Noël et le jour de l’An. Un jour que tous nos cousins du Sud étaient réunis au salon, à Rocky Mount, ces hommes et ces femmes émaciés, qui ont la vieille terre du Sud dans les yeux quand ils parlent à voix basse et plaintive du temps qu’il a fait, des récoltes, ou passent en revue avec lassitude qui a eu un bébé, acheté une maison, etc., voilà qu’une Hudson 49 toute boueuse s’arrête devant la maison, sur le chemin de terre. Je n’avais pas idée de qui ça pouvait être. Un jeune type musclé en T-shirt tout déchiré, pas rasé, les yeux injectés de sang, l’air crevé, s’avance sur le perron et tire la sonnette. J’ouvre la porte : c’est Neal. Il arrive tout droit de San Francisco, il a fait le trajet en un temps record, parce que je lui ai indiqué où j’étais dans ma dernière lettre. Dans la voiture, j’aperçois deux silhouettes endormies. « Ben ça alors, Neal ! Et eux, c’est qui ? — Salut, salut, mec. C’est Louanne, et Al Hinkle. Faut qu’on se trouve un coin pour se rafraîchir tout de suite, on est canés. — Mais comment vous avez fait pour arriver si vite — Hé, mec, c’est qu’elle trace, cette Hudson ! — Où tu l’as eue ? — Je l’ai achetée avec mes économies. J’avais bossé comme serre-freins à la Southern Pacific, je me faisais quatre cents dollars par mois. » Pendant une heure, ça va être le bazar intégral. D’abord, mes cousins du Sud n’y comprennent rien, ils ne voient pas qui sont Neal, Louanne et Al Hinkle. Ils écarquillent des yeux ahuris. Ma mère et ma sœur se retirent à la cuisine pour tenir conseil. On se retrouve à onze en tout dans cette petite baraque. Sans compter que ma sœur venait de décider de la quitter, cette maison, et que la moitié de ses meubles étaient déjà partis, puisque elle, son mari et leur bébé venaient s’installer avec nous à Ozone Park, dans le petit appartement. Quand Neal entend ça, il propose ses services et son Hudson. Lui et moi, on transportera le mobilier à New York, en deux allers-retours, et on ramènera ma mère lors du deuxième voyage. Ce serait une économie conséquente. Projet adopté. Ma sœur fait des sandwiches et les trois voyageurs épuisés se mettent à table. Louanne n’a pas dormi depuis Denver ; je la trouve mûrie et embellie. Que je raconte tout ce qui s’était passé, et ce qu’elle faisait avec Neal. Il vivait heureux avec Carolyn à San Francisco depuis l’automne 1947 ; il s’était trouvé un boulot dans les chemins de fer, il gagnait tout ce qu’il voulait. Il était devenu papa d’une mignonne petite fille, Cathy Jo Ann Cassady. Et puis, un beau jour, il a perdu les pédales ; il marchait dans la rue, et il voit une Hudson 49 à vendre ; il fonce à la banque retirer ses économies, et il achète la voiture aussi sec. Al Hinkle était avec lui. Du coup, ils n’avaient plus un rond. Neal apaise les craintes de Carolyn, il lui dit qu’il sera de retour dans un mois. « Je pars à New York, je ramène Jack. » Cette perspective ne l’enchante pas. « Mais à quoi ça rime, tout ça, qu’est-ce que tu me fais, là ? — C’est rien, c’est rien du tout, chérie, euh… voilà… Jack m’a supplié de venir le chercher, c’est tout à fait impératif pour moi de… mais on ne va pas se perdre dans des explications à n’en plus finir… et je vais te dire pourquoi… non, non, écoute je vais te dire pourquoi… » Et il lui dit pourquoi, et bien entendu ça n’a aucun sens. Al Hinkle, le grand costaud, travaille dans les chemins de fer avec lui. Ils viennent de se faire virer au cours d’une grève, et Al a rencontré une fille qui vit à San Francisco de ses économies. Ces deux goujats sans scrupules décident de faire venir la fille dans l’Est, moyennant quoi c’est elle qui paiera les frais. Al la cajole, il la baratine ; elle ne veut rien savoir s’il ne l’épouse pas. Les événements se précipitent, Neal se décarcasse pour réunir les papiers, et Al Hinkle épouse Helen, si bien que, quelques jours avant Noël, ils quittent San Francisco à cent à l’heure, cap sur L.A., pas de neige sur la route. À L.A. ils montent un marin trouvé au Bureau du Voyage, qui leur paie quinze dollars d’essence. Le gars va dans l’Indiana. Pour quatre dollars d’essence, ils prennent aussi une femme et sa fille retardée mentale, qui vont dans l’Arizona, et roulez jeunesse. Neal a fait monter la gamine devant à côté de lui, elle le botte. « Carrément, mec, quel petit cœur, dans sa dinguerie ! Qu’est-ce qu’on a pu parler, on a parlé des incendies, du désert changé en paradis, et de son perroquet, qui sait dire des insultes en espagnol. » Ils larguent leurs passagères et se dirigent vers Tucson. Helen Hinkle, la jeune épouse d’Al, n’arrête pas de se plaindre qu’elle est crevée, elle veut dormir dans un motel. Si ça continue comme ça, ils auront claqué toutes ses économies bien avant d’arriver en Caroline. Deux nuits, elle les a forcés à s’arrêter et elle a dépensé des mille et des cents en chambres de motels Quand ils arrivent à Tucson, elle n’a plus un rond. Neal et Al lui faussent compagnie dans un hall d’hôtel, et ils reprennent la route en duo, plus le marin — sans le moindre état d’âme. Al Hinkle, c’est un grand balèze, placide, qui pense le moins possible, et qui est prêt à faire tout ce que Neal lui demande ; quant à Neal, il n’est pas en position de s’embarrasser de scrupules. Il traversait Las Cruces, au Nouveau-Mexique, comme un bolide, quand il a soudain éprouvé l’urgence explosive de revoir sa mignonne premièrefemme, Louanne. Elle était à Denver. Le voilà qui oblique vers le nord, malgré les molles protestations du matelot, et le soir même il déboule à Denver. Il fonce retrouver Louanne dans un hôtel. Ils font l’amour comme des fous pendant dix heures. Changement radical de programme ; on ne se sépare plus. Louanne est la seule fille qu’il ait jamais vraiment aimée. Le regret le chavire quand il revoit son visage et quand, aujourd’hui comme hier, il la supplie à genoux de lui accorder la jouissance de son être. Elle, elle le comprend, elle lui caresse les cheveux ; elle sait bien qu’il est fou. Pour amadouer le matelot, Neal lui arrange le coup avec une fille, dans une chambre d’hôtel au-dessus du bar où ses vieux potes du billard viennent boire le coup, au carrefour de Glenarm Street et de la Quatorzième. Mais le matelot refuse la fille, il se tire la nuit même, et ils ne le reverront jamais. Il est plus que probable qu’il a pris un car pour l’Indiana. Neal, Louanne et Al Hinkle se mettent à bomber vers l’est, du côté de Colefax, direction les plaines du Kansas. Les grandes tempêtes de neige les rattrapent. Dans le Missouri, la nuit, Neal est obligé de conduire en passant la tête par la fenêtre, avec des lunettes de ski sur le nez et une écharpe en turban, parce que le pare-brise est recouvert d’une couche de glace de deux centimètres. On dirait un moine en train de déchiffrer les manuscrits de la neige. Il passe devant le comté natal de ses ancêtres sans même y penser. Le matin, dans une montée, la voiture dérape sur le verglas et termine dans le fossé. Un fermier leur offre son aide. Blocage temporaire, ils prennent un auto-stoppeur qui leur a promis un dollar s’ils l’emmènent à Memphis. Une fois là-bas, le gars rentre chez lui, il cherche le dollar dans toute la maison, il se soûle, et il dit qu’il le trouve plus. Les voilà qui repartent, en traversant le Tennessee. Ils ont coulé les bielles au moment de l’accident. Neal avait poussé jusqu’à cent trente, et maintenant il faut qu’ils s’en tiennent à un petit cent, vitesse de croisière, sinon le moteur va grincer dans la descente. Ils traversent les Smoky Mountains au cœur de l’hiver. Quand ils sonnent à la porte de ma sœur, ça fait trente heures qu’ils n’ont pas mangé, sinon des sucreries et des biscuits apéritif. Ils étaient donc en train de dévorer pendant que Neal, debout, son sandwich à la main, se penche vers le phonographe et fait des bonds, en écoutant un disque de bop endiablé que je viens d’acheter et qui s’appelle The Hunt. Dexter Gordon et Wardell Gray y soufflent comme des malades, devant un public qui hurle ; ça donne un volume et une frénésie pas croyables. Les gens du Sud se regardent, et ils secouent la tête, atterrés. « Mais enfin, c’est quoi, ces amis qu’il a, Jack » ils demandent à ma sœur. Elle est bien en peine de répondre. Les gens du Sud n’aiment pas du tout les fous, pas ceux dans le genre de Neal, en tout cas.