Et puis Johnny a voulu aller boire un coup dans un bar de bord de route. « C’est parti ! a rugi Neal, mais tu vois, mince, t’aurais acheté la bagnole que je t’ai fait voir mardi, on serait pas obligés d’y aller à pied. — A me plaisait pas, c’te bagnole, mince ! » a braillé Johnny. Le petit Billy a pris peur, je l’ai endormi sur le canapé, et dit aux chiens de veiller sur lui. Johnny a appelé un taxi, déjà bien éméchée, et, pendant qu’on l’attendait, Clémentine m’a fait demander au téléphone. Elle avait un petit ami d’un certain âge qui ne pouvait pas me sentir, comme de juste ; or en début d’après-midi j’avais écrit à Bill Burroughs qui se trouvait à Mexico, pour lui raconter nos aventures et nos situations respectives à Denver. « Moi, j’habite chez une femme, je me la coule douce. » Imbécile que j’étais, j’avais donné la lettre à poster à l’ami en question, après le poulet frit. Il l’avait ouverte subrepticement, l’avait lue, et s’était empressé de l’apporter à Clémentine pour preuve de ma duplicité. Et voilà qu’elle m’appelait en larmes, jurant qu’elle ne voulait plus jamais me revoir. L’ami qui triomphait a pris l’appareil et il s’est mis à me traiter de salaud. Devant la porte, le taxi klaxonnait, les chiens aboyaient, Neal dansait avec Johnny, moi je me suis mis à brailler toutes les insultes que je savais, plus quelques autres assez créatives, et, dans ma fureur d’ivrogne, j’ai dit à tout le monde au bout du fil d’aller se faire foutre, j’ai raccroché brutalement et je suis sorti me soûler un peu plus. On s’est crachés du taxi en vrac, devant le bistrot, un bar de culs-terreux au pied des montagnes, et on a commandé des bières. Tout foutait le camp, et pour mettre un comble au délire, on a trouvé au comptoir un extatique spasmophile qui s’est jeté au cou de Neal en lui pleurant dans la figure, si bien que mon pote s’est remis à transpirer et à débloquer, et histoire d’aggraver la pagaille insupportable, il est sorti aussitôt piquer une bagnole devant le bistrot, il a foncé jusqu’au centre ville, et il est revenu au volant d’une plus belle. En levant les yeux, j’ai vu des flics et des tas de gens qui allaient et venaient dans le faisceau des phares des bagnoles de police, en train de parler de la voiture volée. « Ça vole les voitures dans tous les coins, par ici ! » disait le flic. Neal était juste derrière lui, ponctuant ses propos de « Ah ouais, ah ouais ». Les flics sont partis tirer les choses au clair. Il est rentré dans le bar, et il s’est mis à se balancer d’avant en arrière avec ce pauvre petit spasmophile, qui s’était marié le jour même et prenait une cuite monumentale pendant que son épousée l’attendait quelque part. « Ah mec, ce type-là, il est grandiose ! Jack, Johnny, je m’en vais trouver une vraie bonne bagnole, ce coup-ci, et on montera tous dedans, Albert aussi (c’était le nom du saint spasmophile) et on ira faire un grand tour dans les montagnes. » Le voilà parti. Au même moment, un flic fait irruption, et dit qu’une voiture volée dans le centre de Denver est garée devant le bar. Les gens s’agglutinent pour en parler. Moi, à la fenêtre, je vois Neal sauter dans la première caisse qu’il trouve, ni vu ni connu. Quelques minutes plus tard, il revient au volant d’une autre, qui n’a rien à voir, une Plymouth toute neuve. « Celle-là, c’est un châssis, il me chuchote à l’oreille. L’autre, elle toussait trop, je l’ai larguée au carrefour… j’ai vu cette pin-up garée devant une ferme. J’ai fait un saut à Denver. Allez, viens, mec, on va TOUS se balader. » Toute l’amertume, toute la folie de sa vie à Denver étaient en train de percer comme des lames par les pores de sa peau. Il avait le feu aux joues, l’air mauvais, il était en nage. « Non, moi je touche pas aux bagnoles volées. — Mais allez, mec, Albert va venir avec moi, pas vrai, Albert ? » Et Albert, cette âme errante, ce gringalet aux cheveux noirs et aux yeux de saint, l’écume aux lèvres, s’est appuyé sur Neal en gémissant tout ce qu’il savait, parce qu’il se sentait mal, subitement, et aussi parce que son instinct lui disait que c’était un homme dangereux. Il a levé les bras au ciel, et il s’est reculé, visage déformé par la peur. Neal a baissé la tête ; il transpirait. Il est sorti, et il a pris le volant. Johnny et moi, on a trouvé un taxi devant le bistrot, et on a décidé de rentrer. Sur le trajet, dans les ténèbres sans fond d’Alameda, ce boulevard que j’avais pris à pied bien des nuits d’errance au début de l’été, tantôt chantant, tantôt gémissant, bouffant les étoiles et déversant tous les sucs de mon cœur sur l’asphalte brûlant de la nuit, Neal a surgi derrière nous dans la Plymouth volée ; il s’est mis à nous klaxonner comme un fou, à nous talonner en poussant des cris. Le taxi a blêmi. J’ai dit : « C’est rien, c’est un ami. » Et puis Neal en a eu marre de nous, et il nous a laissés sur place à près de cent trente à l’heure ; on a pu voir ses tristes feux arrière disparaître en direction des montagnes invisibles, son tuyau d’échappement crachant une fumée spectrale. Une fois arrivé au chemin de Johnny, il a tourné, et j’ai cru qu’il s’était envoyé dans le fossé, mais il a tourné de nouveau à droite et s’est retrouvé devant la maison. Pour repartir vers la ville tout aussi vite, après un demi-tour complet, au moment même où nous sortions du taxi en payant la course. On l’a attendu dans le noir, inquiets, et, peu après, il est revenu avec une autre voiture encore, un coupé en triste état. Il s’est arrêté dans un nuage de poussière devant la maison, il a mis pied à terre en titubant, est allé droit à sa chambre, et s’est effondré sur son lit, ivre-mort. On se retrouvait avec une voiture volée sur le paillasson ou peu s’en faut. Il a bien fallu que je le réveille, j’aurais été incapable de démarrer cette bagnole pour aller la balancer quelque part. Il est sorti du lit en calce, flageolant, et on est remontés dans la voiture — les gosses étaient à la fenêtre, ils rigolaient — pour s’en aller valdinguer par-dessus les maïs, au bout du chemin, jusqu’au moment où la bagnole, qui n’en pouvait plus, a rendu l’âme sous un peuplier vénérable, près de la vieille usine. « Ira pas plus loin », a conclu Neal sobrement ; sur quoi il est descendu de voiture, et a repris le champ de maïs en sens inverse, pas loin d’un kilomètre, toujours en calcif. Sitôt arrivé, il est allé se coucher. C’était la pagaille la plus noire, Denver, Clémentine, les bagnoles, les gosses, la pauvre Johnny, le séjour jonché de cannettes, des taches de bière partout : il me restait plus qu’à aller me coucher, moi aussi. Pendant un moment, un criquet m’a empêché de dormir. Dans cette région de l’Ouest, de même que dans le Wyoming, les étoiles-cierges de la nuit cheminent solitaires comme le Prince qui a perdu la terre de ses ancêtres et court le monde, sans espoir de la retrouver. Ainsi accomplissent-elles leur lente révolution nocturne, et, longtemps avant l’aube ordinaire, le grand soleil rouge paraît sur d’immenses territoires de ténèbres, vers l’ouest du Kansas, et les oiseaux se mettent à chanter au-dessus de Denver. Où étaient-ils les oiseaux d’antan, ceux dont je comprenais la langue ? Neal a été pris d’abominables nausées, et moi aussi. Sitôt levé, il a traversé le champ de maïs pour juger si la voiture ne pourrait pas nous emmener dans l’Est. J’ai eu beau lui dire qu’il n’en était pas question, rien à faire. Il est revenu tout pâle : « Mec, il y a une bagnole banalisée, et tous les commissariats du coin ont mes empreintes digitales depuis l’année où j’ai piqué cinq cents caisses. Tu vois bien ce que j’en fais, des caisses, c’est juste pour les conduire. Mec, faut que je me tire ! Écoute, on va finir en taule si on se barre pas fissa. — T’as raison, Bon Dieu ! » j’ai dit, et on s’est mis à rassembler nos affaires à la vitesse grand V. Cravate au vent et chemise en bannière, on a précipité les au revoir avec notre adorable petite famille, pour gagner en catastrophe la route protectrice, où ce serait ni vu ni connu. La petite Nancy pleurait de nous voir partir, tous deux ou seulement moi, Johnny a été courtoise, je l’ai embrassée en m’excusant : « C’est sûr qu’il est fou, celui-là », elle m’a dit, « il me rappelle mon mari, qui s’est tiré du jour au lendemain. Tout à fait le même. J’espère bien que mon Mickey va pas tourner pareil, ils tournent tous comme ça, maintenant. » Mickey, c’était son fils, celui qui était placé dans une école pour délinquants. « Dites-lui de pas voler de caisses de coca. Il m’a dit que c’était ça. Il risque de commencer comme ça, innocemment, jusqu’au jour où les flics vont lui mettre une raclée. » Et puis j’ai dit au revoir à la petite Sally, qui avait un scarabée apprivoisé dans la main ; le petit Billy dormait encore. Tout ça en quelques secondes, dans la splendeur de l’aube, en ce dimanche où nous sommes partis en vrac, avec nos misérables bagages, le cœur encore barbouillé par les nausées de la nuit. On se dépêchait. À chaque instant, on croyait voir apparaître une voiture de patrouille au détour d’un virage pour nous coincer. « Si la femme au flingue s’en aperçoit, on est cuits », a dit Neal. « Faut ABSOLUMENT qu’on trouve un taxi », j’ai dit, « et là, on sera tranquilles ». On avait bien pensé réveiller une famille de fermiers pour téléphoner de chez eux, mais le chien nous a chassés. D’un instant à l’autre, le coupé naufragé allait être découvert par le premier agriculteur lève-tôt, ça sentait le roussi. Finalement, une adorable vieille dame nous a permis de téléphoner de chez elle et on a pu appeler un taxi en ville — sauf qu’il n’est pas venu. Il a fallu reprendre la route en traînant la patte. La circulation se densifiait, on voyait des voitures de patrouille partout. Et puis tout d’un coup, on en a vu arriver une vraie, et j’ai compris que c’était la fin de ma vie telle que je l’avais toujours vécue ; j’entrais dans la saison des pleurs et des grincements de dents sur la paille humide des cachots, telle que les rois d’Égypte l’imaginent, les après-midis somnolentes, quand la bataille fait rage dans les roseaux des marais. Mais cette voiture de patrouille n’était autre que notre taxi, et, dès cet instant, on s’est élancés vers l’Est, on n’avait pas le choix. Au Bureau du Voyage, on tombe sur une offre mirobolante : conduire une Cadillac Limousine de 47 à Chicago. Son propriétaire est rentré du Mexique au volant avec toute sa famille, et puis il en a eu marre, il a mis la femme et les gosses dans le train. Tout ce qu’il demande, c’est qu’on ait des papiers d’identité, et qu’on lui achemine sa voiture. Je fais voir mes papiers au gars — un Italien trapu, baron de la pègre à Chicago — et je lui assure que tout se passera très bien. « Et toi, va pas déconner avec cette bagnole », je dis à Neal. Il ne se tenait plus, tellement il avait hâte de la voir. Il nous a fallu attendre une heure. On s’est allongés sur la pelouse, près de l’église, à l’endroit même où j’avais passé un moment en 47, avec les clodos qui faisaient la manche, le jour où j’avais raccompagné Ruth Gullion ; je me suis endormi, effaré, crevé, le visage tourné vers les oiseaux de l’après-midi. Mais Neal est parti en maraude. Il a engagé la conversation avec une serveuse, dans une luncheonette, et, pour ne pas perdre ses bonnes habitudes, dès qu’il a pu lui parler en tête à tête à l’extérieur, il lui a promis monts et merveilles, et elle l’a cru, cette innocente ; ce devait être une impulsive. Toujours est-il qu’il lui donne rendez-vous l’après-midi, pour aller faire un tour dans la Cadillac, et qu’il vient me réveiller pour me l’annoncer. Je me sens déjà mieux, à la hauteur de cette péripétie. La Cadillac n’est pas plus tôt arrivée qu’il démarre en trombe « chercher de l’essence » ; le type du Bureau du Voyage me regarde : « Il revient quand ? Les passagers sont prêts, ils attendent. » Il me fait voir deux jeunes Irlandais d’un collège de Jésuites, qui attendent sur la banquette, avec leurs valises. « Il est seulement parti faire de l’essence, il revient tout de suite. » Je vais jusqu’au coin de la rue et je regarde Neal attendre sa serveuse, laquelle est en train de se changer dans sa chambre, au carrefour de la 17e Rue et de Grant Street ; d’où je suis, je la vois devant son miroir, se faire belle, ajuster ses bas de soie ; ça me dirait bien de les accompagner. Elle sort de l’hôtel en courant, et saute dans la Cadillac. Je reviens rassurer le patron du Bureau et les passagers. Depuis le seuil de la porte, j’aperçois en un éclair la Cadillac qui traverse Cleveland Place, avec Neal penché sur son volant, tout joyeux dans son T-shirt, parlant avec ses mains, et la fille, assise à ses côtés, triste et fière. Ils vont se garer dans un parking en plein jour, près du mur de brique, au fond (Neal a travaillé dans ce parking-là) et, s’il faut le croire, il la baise en moins de deux ; et ce n’est pas tout, il la persuade de nous suivre dans l’Est, dès qu’elle aura touché sa paie, vendredi ; elle n’aura qu’à prendre le car, et nous rejoindre chez John Holmes, sur Lexington Avenue, à New York. Elle est d’accord ; elle s’appelle Beverly. Trente minutes plus tard, Neal revient sur les chapeaux de roues, il la dépose à son hôtel, baisers, adieux, serments, et le voilà qui passe prendre son équipage. « C’est pas trop tôt », dit le boss, un genre de Sam de Broadway, « j’ai bien cru que vous vous étiez tiré avec la Cadillac. — Je réponds de lui, ne vous inquiétez pas », je dis, parce que je vois bien que, dans la transe où se trouve Neal, sa folie et son irresponsabilité totale risquent de se voir à l’œil nu. Aussitôt, il devient très professionnel, il toussote, il aide les pensionnaires des Jésuites à monter leurs valises. À peine sont-ils installés, à peine ai-je eu le temps de faire au revoir à Denver qu’il décolle plein pot, le formidable moteur vibrant de toute sa puissance d’aigle. On n’est pas partis depuis trois bornes que le compteur claque parce que Neal a largement dépassé le cent soixante. « Tant mieux, comme ça je saurai pas à combien je roule. Pied au plancher jusqu’à Chicago, ça va se jouer chrono. » On ne croirait même pas rouler à cent, sauf qu’on voit tomber toutes les autres bagnoles comme des mouches sur la ligne droite qui mène à Greeley. « Si on se dirige nord-est, Jack, c’est parce qu’il faut absolument qu’on passe au ranche d’Ed Uhl, à Sterling, il faut que tu fasses sa connaissance et que tu voies son ranch. Avec ce hors-bord, c’est sans problème, on sera à Chiça dans les temps, bien avant le train du gars. » O.K., moi j’étais pour. Il s’est mis à pleuvoir, mais Neal n’a pas molli. C’était une limousine superbe, une des dernières à l’ancienne, noire et vaste, avec un grand corps carré mais fuselé, des pneus à bandes blanches, et sans doute des vitres pare-balles. Les pensionnaires des Jésuites — Saint-Bonaventure — s’étaient assis à l’arrière, un sourire jusqu’aux oreilles, ravis d’être en route, loin de se douter à quelle vitesse on allait.

Ils ont bien essayé d’engager la conversation, mais Neal n’a pas répondu, il a retiré son T-shirt, et il a roulé torse nu jusqu’au bout. « Oh, elle est trop cool cette petite Beverly, trop mignonne ! Elle va venir me retrouver à New York, et on se mariera dès que j’aurai les papiers du divorce avec Carolyn — tout baigne, Jack, et on s’en va dans l’Est ! » Plus vite on quitterait Denver, mieux je me porterais — et pour aller vite, on allait vite. La nuit tombait quand on a quitté le highway à Junction, pour prendre un chemin de terre qui traversait les mornes plaines de l’est du Colorado, où se trouvait le ranch d’Ed Uhl, au fin fond du Coyoteland. Il pleuvait toujours, la piste était glissante, et Neal ne dépassait plus le cent à l’heure, mais je lui ai dit de ralentir encore, sinon on déraperait. « T’en fais pas, mec », il a répondu, « tu me connais. — Non, là ça va plus, tu vas beaucoup trop vite. » J’avais à peine dit ça qu’on est arrivés sur un virage à angle droit vers le highway ; Neal a cogné son volant pour braquer, mais l’énorme voiture a dérapé dans la boue grasse, et zigzagué dangereusement. « Faites gaffe ! » a dit Neal, qui s’en fichait pas mal, tout à sa lutte avec l’Ange, et pour finir on s’est retrouvés le cul dans le fossé et le nez sur la route. Un grand silence s’est abattu sur toutes choses. On entendait gémir le vent. Tout à coup, nous étions au milieu de la prairie sauvage. Il y avait une ferme à quatre ou cinq cents mètres. Je n’arrêtais pas de jurer tellement j’étais furieux, écœuré par le comportement de Neal. Sans rien dire, il a mis une veste sur la tête, et il est parti sous la pluie chercher de l’aide. « C’est votre frère ? m’ont demandé les jeunes assis sur la banquette arrière. Il est infernal avec les voitures, et s’il faut en croire ses histoires, avec les femmes aussi. — Il est fou », j’ai dit, « et puis, oui, c’est mon frère ». Je l’ai vu revenir avec le fermier sur son tracteur. Ils ont accroché des chaînes à la voiture, et le fermier nous a sortis du fossé. La voiture avait pris la couleur de la boue, et une belle éraflure en prime. Avec le compteur cassé, ce n’était que le commencement. Le fermier nous a demandé cinq dollars ; ses filles nous regardaient sous la pluie. La plus jolie, la plus timide aussi, s’était cachée à l’écart dans le champ, et elle avait bien raison, car c’était sans aucun doute la plus belle fille que nous ayons vue de notre vie, Neal et moi. Elle pouvait avoir seize ans, le teint d’églantine des filles de la plaine, une chevelure magnifique, les yeux d’un bleu profond, farouche et frémissante comme une antilope. Le moindre regard la faisait tressaillir. Elle se tenait là, et les grands vents venus du Saskatchewan faisaient voler ses boucles vivantes comme des voiles autour de son charmant visage. Elle rougissait, rougissait. On a fini ce qu’on avait à faire avec le fermier, jeté un dernier regard à la rose de la prairie, et puis on est repartis, moins vite cette fois, jusqu’à la nuit close, où Neal a déclaré que le ranch d’Ed Uhl était droit devant nous. « Oh, une fille comme ça, moi ça me fait peur », j’ai dit. « Je lâcherais tout pour elle, je me jetterais à sa merci, et si elle ne voulait pas de moi, je n’aurais plus qu’à me balancer dans le vide sidéral. » Les pensionnaires des Jésuites ont rigolé. Ils étaient pleins de répliques ringardes, ils parlaient comme dans les facs de l’Est ; ils n’avaient vraiment pas beaucoup de grain à moudre, sinon des tas de citations de saint Thomas d’Aquin. Neal et moi, on les ignorait superbement. Comme on traversait le bourbier des plaines, il s’est mis à raconter des histoires du temps où il était cow-boy ; dès qu’on est arrivés sur le domaine d’Ed Uhl, qui était immense, il nous a fait voir la portion de route où il passait ses matinées à cheval, l’endroit où il réparait les clôtures, celui où le vieux Uhl, le père d’Ed, déboulait dans un bruit de ferraille sur l’herbe des prés quand il pourchassait une génisse en braillant : « Chope-la, chope-la ! » À entendre Neal, il devait être aussi cinglé que le père parétique de Kells Elvins. « Il lui fallait une nouvelle bagnole tous les six mois, a expliqué Neal. Il en avait rien à foutre. Chaque fois qu’une bête s’égarait, il se jetait à sa poursuite, et il s’arrêtait qu’au premier trou d’eau ; après, il repartait la courser à pied. Il comptait chaque sou qu’il gagnait, et il mettait l’argent dans une marmite. Un vieux fou, ce fermier. Je vous ferai voir ses épaves de bagnole, à côté des baraquements des journaliers. C’est ici que je suis venu quand j’ai été libérable après ma dernière période au trou. C’est ici que je vivais du temps que j’écrivais ces lettres à Hal Chase, que tu as vues. » On a quitté la route pour prendre un chemin qui serpentait à travers les hivernages. Un immense troupeau de vaches mélancoliques à faces de pierrots est apparu dans le rayon de nos phares. « Tiens, voilà, les vaches d’Ed Uhl ! On va jamais pouvoir passer. Il va falloir descendre les disperser ! Hi hi hi ! » En fait, ça n’a pas été nécessaire ; il a suffi qu’on avance au ralenti ; parfois on en heurtait une, légèrement, leur masse ondoyait autour de la voiture, mer mugissante. Plus loin brillaient les lumières solitaires du ranch d’Ed Uhl, encerclées par des centaines et des centaines de kilomètres de plaine, nue comme la main, avec une vingtaine de ranchs semblables à celui-ci. Les ténèbres absolues qui s’abattent sur la prairie dépassent l’imagination de l’homme de l’Est. Il n’y avait pas d’étoiles, pas de lune, pas la moindre lueur, sinon dans la cuisine de Mrs. Uhl, une lampe. Au-delà des ombres de la cour, on avait une vue imprenable sur le monde — invisible jusqu’à l’aube. Après avoir frappé à la porte, et appelé dans le noir (Ed Uhl était en train de traire les vaches à l’étable), j’ai fait un petit tour prudemment, sans m’écarter de plus de cinq-six mètres. Car il me sembloit ouïr coyotes. Uhl pensait plutôt que c’étaient les chevaux sauvages de son père qui hennissaient, au loin. Il avait à peu près notre âge, c’était un grand type baraqué, les dents pointues, pas bavard. Dans la voiture, Neal avait raconté en long en large et en travers qu’il baisait sa femme, avant leur mariage. Lui et Ed allaient se poster aux carrefours de Curtis Street pour siffler les filles. Pour l’instant, il était en train de nous faire entrer avec bonne grâce dans son salon marron et triste, où l’on n’allait jamais, et il lui a fallu farfouiller pour trouver des lampes pâlottes et les allumer. « Qu’est-ce que tu t’es fait au pouce, Bon Dieu ? » il a demandé à Neal. « J’ai mis une calotte à Louanne, et ça s’est tellement infecté qu’il a fallu m’amputer le bout. — Et qu’est-ce qui t’a pris de faire une connerie pareille ? » Je voyais bien qu’il avait joué un rôle de grand frère auprès de Neal. Il secouait la tête, le seau de lait toujours à ses pieds. « T’as toujours été un fêlé et un enfoiré, de toute façon. » Pendant ce temps, sa jeune épouse nous préparait un festin improvisé dans sa grande cuisine de ferme. Elle nous a proposé de la glace à la pèche en s’excusant. « C’est que de la crème et des pèches passées au freezer. » Inutile de dire que c’est la seule glace digne de ce nom que j’aie mangée de ma vie. La femme d’Ed avait commencé modestement et finissait fastueusement ; à mesure qu’on mangeait, des plats nouveaux paraissaient sur la table. C’était une blonde bien bâtie, mais, comme toutes les femmes des grands espaces, elle se plaignait un peu de s’ennuyer. Elle nous a énuméré les émissions de radio qu’elle suivait à cette heure-ci. Ed Uhl regardait ses propres mains, Neal mangeait voracement. Il avait voulu que je confirme ses dires en déclarant que la Cadillac m’appartenait, que j’étais riche, et que Neal était mon ami et mon chauffeur. Ed Uhl restait de marbre. Chaque fois qu’on entendait le bétail, dans l’étable, il levait la tête et tendait l’oreille. « Eh ben, j’espère que vous irez jusqu’à New York, comme ça, les jeunes », il a dit. Pas une seconde il n’a cru que j’étais propriétaire de cette Cadillac, il se figurait plutôt que Neal l’avait volée. On est restés environ une heure au ranch. Ed Uhl avait perdu foi en Neal, tout comme Jack Daly. La défiance se lisait dans ses yeux, les rares fois où il le regardait. Ils avaient connu une période turbulente, tous les deux, du temps qu’ils allaient traîner bras dessus bras dessous dans les rues de Laramie, Wyoming, la démarche titubante, quand les foins étaient faits, mais c’était bien fini tout ça. Neal gigotait convulsivement sur son siège. « Bon ben voilà, bon ben voilà, nous on va peut-être y aller, parce qu’il faut qu’on soit à Chicago demain soir, et on a déjà perdu pas mal d’heures. » Les étudiants ont remercié Ed Uhl bien poliment, et nous voilà repartis. Je me suis retourné pour voir la lampe de la cuisine s’éloigner dans un océan de nuit. Et puis je me suis penché sur le pare-brise. En un rien de temps, on est revenus sur le highway, et cette nuit-là j’ai vu le Nebraska se dérouler littéralement sous mes yeux. On a déchiré à cent soixante à l’heure, la route droite comme une flèche, les villes endormies, pas un chat sur la chaussée ; au clair de lune on a laissé sur place l’interminable train de marchandises de l’Union Pacific. Cette nuit-là, je n’ai pas eu peur du tout. C’est le lendemain, quand j’ai vu à quelle vitesse on allait. Alors j’ai lâché tout, et je suis allé m’asseoir à l’arrière pour fermer l’œil. Mais à ce moment-là, dans cette nuit de lune, il était tout à fait légitime de faire du cent soixante en causant, pendant que les villes du Nebraska — Ogallala, Gothenburg, Kearny, Grand Island, Columbus — se déroulaient en accéléré comme la bobine du rêve, dans le rugissement du moteur et la rumeur des mots. C’était une voiture somptueuse ; elle tenait la route comme le vaisseau tient la mer. Les virages bien négociés la faisaient chanter d’aise. Mais Neal la punissait, cette voiture, et quand on est arrivés à Chicago, non pas le lendemain soir, mais dans l’après-midi, les bielles étaient presque toutes coulées. « Ah mec, quel pied, cette bagnole ! Tu te rends compte, si on avait une bagnole pareille, toi et moi, tout ce qu’on pourrait faire. Tu sais qu’il y a une route qui va jusqu’au Mexique et même jusqu’au Panama — et peut-être bien jusqu’au bout de l’Amérique du Sud, où les Indiens mesurent deux mètres et bouffent de la coke à flanc de montagne ? Oui ! Toi et moi, Jack, on irait voir le monde entier avec une tire pareille, parce que, mec, la route, elle doit bien finir par mener au monde entier. Où veux-tu qu’elle aille, sinon ? Hein ? Ah dis donc, on va écumer Chica avec cet engin ! Tu te rends compte, Jack ? Dire que j’y suis jamais allé de ma vie. — On va faire une vraie entrée de gangsters, dans cette Cadillac. — Oui ! Et les filles !… on va ramasser des filles, et d’ailleurs, Jack, j’ai décidé de bomber un max pour qu’on puisse avoir toute une soirée à frimer dans cette bagnole. Donc, lâche tout, détends-toi, moi j’écrase l’accélérateur. — Mais tu fais du combien, là ? — Cent soixante croisière, probable… on s’en rend même pas compte. Il nous faut encore traverser tout l’Iowa pendant la journée, et après ça on sera dans l’Illinois en un rien de temps. » À l’arrière, les deux jeunes s’étaient endormis ; nous, on a passé la nuit à parler. C’était extraordinaire chez Neal, cette façon de péter les plombs, pour retrouver le lendemain une âme étale et saine — qui, selon moi, s’attache à une voiture qui file, un rivage où accoster, une femme au bout de la route — comme si de rien n’était. « Je suis comme ça chaque fois que je retourne à Denver, en ce moment… je peux plus me faire à cette ville. Abracadabra, Neal est un cobra. Vroum vroum ! » On a traversé une ville-fantôme, et on a repris la conversation. Je lui ai dit que j’étais passé sur cette route du Nebraska en 1947. Lui aussi. « Jack, quand je travaillais pour la New Era Laundry, à Los Angeles, en 1945, j’ai fait une virée jusqu’à Indianapolis exprès pour voir les courses du Mémorial Day ; le jour je faisais du stop ; la nuit je volais des tires pour gagner du temps. J’arrive dans une de ces villes qu’on a traversées avec tout un jeu de plaques d’immatriculation sous ma chemise quand un shérif m’arrête sur simples soupçons. Jamais j’ai aussi bien parlé de ma vie. J’ai essayé de m’en sortir en lui racontant que j’étais déchiré entre ma vision de Jésus et cette vieille habitude de piquer des voitures, et que si j’avais volé les plaques c’était seulement pour prendre la mesure du problème ; ça n’a pas pris, tu penses ! Il a fallu que je pleure, que je me frappe la tête sur le bureau. Et j’étais sincère, j’étais sincère, en plus ! J’avais des sentiments abominables, et puis chaque minute qui passait me mettait de plus en plus en retard pour les courses. Bien entendu, je les ai ratées, merde, ils m’ont renvoyé à Denver en conditionnelle, et tout s’est éclairci là-bas. L’automne suivant, je re-tente le coup pour assister au match entre Notre Dame et l’équipe de l’Ohio à South Bend, dans l’Indiana ; ce coup-là, j’ai pas fait de stop, j’avais juste la tune pour le billet de car, j’ai rien mangé aller retour, sauf ce que j’ai pu gratter à toutes sortes de cinglés en route et au match. J’étais vraiment dingue, à l’époque, je suis sûrement le seul gars au monde à m’être donné tant de mal pour voir un simple match de foot, et tirer quelques chattes par la même occasion. » Je lui ai demandé ce qu’il faisait à L.A. en 1945. « J’avais été arrêté en Californie, tu comprends. Le nom de la taule te dira rien, enfin c’était le pire trou que je connaisse. Il fallait que je m’évade. Et là, ça a été la plus grandiose de mes évasions, toutes proportions gardées. Bon voilà, quoi, je me suis tiré, et j’ai dû traverser la forêt dans la peur que s’ils me chopaient, ils me fassent vraiment ma fête, quoi : les tabassages à coups de tuyau en caoutchouc, la totale, avec bavure mortelle à la clef. Je m’étais débarrassé de mon uniforme de taulard, et j’avais chouré façon artiste une chemise et un froc à la station-service ; je me suis radiné à L.A. sapé en pompiste ; je me suis fait embaucher à la première station que j’ai trouvée, j’ai pris une chambre, changé de nom, si bien que j’ai passé une année de rigolade à L.A., avec toute une bande de nouveaux amis, des filles vraiment géniales, la saison s’est achevée le soir où on est tous allés sur Hollywood Boulevard, et où j’ai dit à mon pote de conduire pendant que j’embrassais ma petite amie, j’étais au volant, tu comprends, seulement IL M’A PAS ENTENDU ! On est allés embrasser un poteau, remarque on faisait que du trente à l’heure, et moi je me suis cassé le nez, tu l’as vu mon nez, profil grec après accident.

Après ça je suis allé à Denver, et j’ai rencontré Louanne au bar à soda, ce printemps-là. Ah, mec, elle avait que quinze ans, elle était en Levi’s, tout ce qu’elle attendait c’était de se faire draguer. Trois jours et trois nuits j’ai dû la baratiner à l’Ace Hôtel, troisième étage, angle sud-est, lieu historique et sacré, sanctuaire de mes très riches heures — qu’est-ce qu’elle était mignonne, si jeune, si pute, si mienne ! Ah, mec, je vieillis, je vieillis. Hop, hop, hop ! Vise un peu ces vieux clochards, autour d’un feu, le long de la voie ! » Il a failli ralentir. « Tu vois, je sais jamais si mon père est là ou pas. » Le long des voies, il y avait en effet quelques silhouettes vacillantes devant un feu. « Je sais jamais s’il faut que je demande. Il pourrait être n’importe où. » On ne s’est pas arrêtés. Devant nous, derrière nous, quelque part dans la nuit immense, son père gisait ivre sous un buisson, c’était certain, la bave au menton, le pantalon plein de pisse, les oreilles pleines de mélasse, la morve au nez, peut-être du sang dans les cheveux, avec la lune qui brillait sur lui. J’ai pris Neal par le bras. « Ah, mec, on rentre chez nous pour de bon, ce coup-ci. » C’était la première fois qu’il s’installerait à New York. Il frémissait de tout son corps tellement il était fébrile. « Et puis, pense un peu que dès qu’on va arriver en Pennsy, on commencera à entendre ce bop de l’Est carrément cool chez les disc-jockeys. Hisse et ho, vogue mon beau navire ! » Notre somptueuse voiture faisait hurler le vent, sous ses roues les plaines se déroulaient comme un parchemin, le bitume en chaleur défilait sans violence : un vaisseau impérial. Longtemps après avoir laissé derrière nous les Sandhills et leurs grands espaces couverts d’armoise, elle vrombissait encore, son mufle énorme couvert de la poussière des vallées du Nil et du petit matin. Quand j’ai ouvert les yeux, l’aube déployait ses rayons ; on s’y engouffrait comme un météore. Le visage buté, pétrifié de Neal était penché sur le tableau de bord, comme si sa résolution s’inscrivait dans son ossature. « À quoi tu penses, Papa ? — Bah, toujours pareil, t’sais… les filleu, les filleu, les filleu. Avec en plus une idée qui me traverse, des rêves vagabonds, ensorcelés par de vaines promesses — hop ! hmm ! » Que dire à bord d’un pareil paquebot ? Je me suis endormi, et me suis réveillé dans la touffeur sèche d’un dimanche matin de juillet, en Iowa, et toujours Neal roulait, roulait, sans relâcher sa pression sur l’accélérateur sauf dans les virages, au milieu des champs de maïs de l’Iowa, où il rétrogradait à cent vingt, pour reprendre ensuite le cent soixante de croisière, à moins que le double sens l’oblige à s’intégrer misérablement dans la file des escargots, à quatre-vingt-dix. À la première occasion, il déboîtait, doublait une demi-douzaine de voitures, en les laissant sur place dans un nuage de poussière. Un cinglé au volant d’une Buick toute neuve voit le manège, et il décide de faire la course avec nous. Au moment où Neal s’apprêtait à doubler une file, le voilà qui nous passe sous le nez sans préavis, avec un cri, un coup de klaxon, et un appel de phares — le défi est lancé. On se jette à sa poursuite comme le chien après la perdrix. « Attends, dit Neal en riant, je m’en vais te l’agacer, ce fils de pute, au moins sur une quinzaine de bornes, quoi. Vise-moi ça. » Il laisse la Buick prendre du champ, et puis il accélère et la rattrape avec impertinence. Le fou à la Buick pète les plombs, il monte à cent cinquante. On a l’occasion de voir sa tête. Apparemment, c’est un hipster de Chicago, qui roule avec une femme qui pourrait être, qui est d’ailleurs sans doute, sa mère. Elle a beau protester tant qu’elle peut, il bombe. Il a les cheveux noirs, ébouriffés, il porte un polo ; c’est un Italien de Chica. Il se dit probablement qu’on est un nouveau gang venu de L.A. pour envahir la ville, des hommes à Mickey Cohen peut-être, parce que notre limousine a le physique de l’emploi et qu’elle est immatriculée en Californie. Ou alors ça fait seulement partie de ses plaisirs de la route. Il prend des risques terribles pour se maintenir devant nous, il double dans les virages, il a tout juste le temps de se rabattre quand il voit arriver un énorme camion qui dérape en face de lui. Pendant cent vingt bornes d’Iowa on déjante de cette façon, et la course est tellement palpitante que je n’ai pas le temps d’avoir peur. Et puis le cinglé lâche l’affaire ; il s’arrête à une pompe à essence, sur ordre de la vieille dame, sans doute, et quand on passe devant lui dans un bruit de tonnerre il nous fait un signe de la main, visage hilare, en toute complicité. Et nous, on roule de plus belle, Neal torse nu, moi pieds sur le tableau de bord, et les étudiants endormis à l’arrière. On s’est arrêtés prendre le petit déjeuner dans un diner où la patronne, une dame du pays à cheveux blancs, nous a servis de royales portions de patates pendant que carillonnaient les cloches de l’église, au village tout proche. Et puis on est repartis. « Roule pas si vite, Neal, on est en plein jour. — T’inquiète, mec, je sais ce que je fais. » Je commençais à tiquer. Neal fondait sur les files de voitures comme l’Ange Exterminateur. Il manquait leur rentrer dedans chaque fois qu’il cherchait à déboîter, il chatouillait leur pare-choc, il se tortillait comme un beau diable pour voir le virage, et alors l’énorme Cadillac obéissait au quart de tour, elle doublait, et à un cheveu près on se rabattait sur notre droite pendant que ça défilait en face ; j’en avais le frisson. Je ne supportais plus. L’Iowa, c’est pas comme le Nebraska, les lignes droites sont rares, et dès qu’on en a enfin trouvé une, Neal a repris son cent soixante croisière, et j’ai vu se dérouler devant moi, en un éclair, des souvenirs de 1947 — la longue étape où Eddy et moi on était restés sur le sable pendant deux heures. Mon passé, cette route familière, se déroulait à une vitesse vertigineuse, comme si la coupe de la vie venait de se renverser, et que le monde se retrouvait cul par-dessus tête. Le jour-cauchemar me blessait les yeux. « Eh merde, Neal, moi je retourne à l’arrière, je supporte plus, je veux pas voir ça. — Hi, hi, hi ! » il a ricané en doublant une voiture sur un pont étroit, moteur rugissant, embardée dans la poussière. J’ai sauté à l’arrière, et je me suis roulé en boule pour dormir. L’un des deux jeunes a sauté à l’avant pour le pied. Saisi d’une grande terreur paranoïaque, je me figurais qu’on allait se crasher le matin même, alors je me suis couché sur le plancher, j’ai fermé les yeux, et tenté de dormir. Quand j’étais marin, je pensais aux vagues à l’assaut de la coque, et aux profondeurs infinies sous elles ; à présent, je sentais à cinquante centimètres au-dessous de moi la route se déployer comme une bannière, s’envoler, siffler à des vitesses inouïes encore et toujours, pour traverser le continent qui gémissait. Quand je fermais les yeux, ce que je voyais, c’était la route, qui se déroulait à l’intérieur de moi. Quand je les rouvrais, j’apercevais en un éclair l’ombre des arbres qui vibrait sur le plancher de la voiture. Pas moyen de m’échapper. Je me suis résigné à tout. Et toujours Neal roulait, n’ayant aucune intention de dormir avant d’arriver à Chicago. Dans l’après-midi, on a retraversé Des Moines. Mais là, bien sûr, on s’est englués dans la circulation, il a fallu ralentir et je suis repassé à l’avant. Il s’est produit un accident bizarre et pathétique. Un gros homme de couleur roulait avec toute sa famille dans une berline, devant nous. Au pare-choc arrière était accroché un de ces sacs de toile contenant de l’eau que l’on vend aux touristes, dans le désert. Le conducteur a pilé, Neal était en train de parler aux jeunes, il ne l’a pas vu, si bien qu’on lui est rentrés dedans à vingt-cinq à l’heure et que le sac d’eau a crevé comme une cloque qui gicle. Pas de dégâts sinon une aile à redresser. Neal et moi on est sortis parler au gars. Finalement, on a échangé nos adresses, parlementé un peu, Neal les yeux rivés à la femme du type, dont les seins bruns magnifiques transparaissaient sous un corsage de coton flottant. « Ouais, ouais. » On lui a donné l’adresse de notre baron de Chicago, et on est repartis. À la sortie de Des Moines, une voiture de patrouille nous prend en chasse, sirène en batterie, ordre de stopper. « Et alors, vous autres ? » Le flic est descendu de bagnole. « Vous avez pas eu un accident, en arrivant ? — Un accident ? On a explosé le sac à eau d’un gars, à la jonction. — Il dit qu’il a été percuté par des chauffards qui se sont enfuis dans une voiture volée. » Ça a été une des rares fois où Neal et moi on ait vu un Noir se conduire en vieux con soupçonneux. On était tellement étonnés qu’on a ri. Il a fallu suivre le flic au commissariat, et attendre une heure sur la pelouse qu’ils aient appelé Chicago pour avoir le propriétaire de la Cadillac et vérifié qu’il nous avait bien engagés pour la ramener. Selon notre flic, Monsieur le Baron aurait dit : « Oui, c’est bien ma voiture, mais je me porte pas garant de ce que ces jeunes ont pu faire. — Ils ont eu un accident sans gravité chez nous, à Des Moines. — Oui, ça vous me l’avez déjà dit, mais moi je vous réponds que je décline toute responsabilité pour ce qu’ils auraient pu faire avant. » Tel quel. Tout était arrangé, on s’est arrachés. L’après-midi, on retraversait Davenport, et le Mississippi aux eaux basses, dans son lit de sciure ; puis Rock Island, quelques minutes dans la circulation, le soleil rougit, et tout à coup voici les berges riantes des affluents au cours nonchalant parmi les arbres magiques et la verdure de l’Illinois, cœur de l’Amérique. C’est toute la douceur de l’Est qui revient. L’Ouest si vaste et si sec est achevé, révolu. L’État de l’Illinois se déploie sous mes yeux en un mouvement ample, qui durera quelques heures, Neal toujours pied au plancher, prenant des risques pire que jamais dans sa fatigue. Sur un pont étroit au-dessus d’une de ces charmantes rivières, le voilà qui se jette tête baissée dans une situation presque désespérée. Deux voitures-escargots sont en train de franchir le pont pépères, et un énorme semi-remorque arrive en face ; son chauffeur estime au poil près combien de temps les deux bagnoles vont rester sur le pont, et considère qu’à la vitesse où il arrive elles seront passées quand il s’engagera. Il n’y a absolument pas la place pour lui et une voiture. Derrière le camion, les bagnoles déboîtent et cherchent l’ouverture. Devant les deux voitures poussives, il y en a d’autres, encore plus lymphatiques. La route est encombrée, on se bouscule au portillon. Et au milieu de tout ça, il y a le pont, où on peut à peine se croiser. Neal déboule à cent soixante, il n’hésite pas une seconde, il double les limaces, commet une toute petite erreur qui le déporte contre la rambarde gauche du pont, fonce tête baissée vers le camion qui, lui, ne ralentit pas, donne un coup de volant à droite au risque de percuter le premier escargot, et doit se rabattre, parce qu’une voiture qui déboîtait derrière le camion pour voir ce qui se passait l’envoie dans ses buts d’un coup de klaxon — le tout en deux secondes et sans qu’il y ait plus de bobo qu’un nuage de poussière au lieu d’un carambolage de cinq véhicules, avec embardées dans tous les sens et semi-remorque trouvant la mort dans le couchant fatal de l’Illinois au milieu des champs qui rêvent. En plus, je n’arrivais pas à me retirer de la tête l’accident de voiture de Stan Hasselgard, célèbre clarinettiste de bop, qui avait trouvé la mort dans l’Illinois, justement, un jour comme celui-ci, sans doute. Je suis retourné sur la banquette arrière. Les deux jeunes ne la quittaient plus. Neal s’était fixé comme but d’arriver à Chicago avant la nuit. À un passage à niveau, on a pris deux clochards qui ont réussi à trouver un demi-dollar pour l’essence, en se cotisant. Un instant plus tôt, ils étaient assis le long des voies, près du château d’eau, à siffler le fond de leur bouteille, et voilà qu’ils se retrouvaient dans une Cadillac certes boueuse, mais superbe et indomptée, qui se dirigeait vers Chicago à tombeau ouvert. Du reste, le pauvre vieux qui s’était installé à côté de Neal ne quittait pas la route des yeux, et il égrenait toutes ses prières de clodo, je t’en réponds. « Ben ça, alors, on aurait jamais cru qu’on serait à Chica aussi vite quand on a laissé la bande, l’autre soir », ils se sont bornés à dire. On traversait les bourgades endormies, où les gens n’ignorent rien des gangs de Chicago qui passent dans des limousines, comme ça, tous les jours, et il faut dire qu’on avait une drôle de touche : six hommes pas rasés, le conducteur torse nu, moi sur le siège arrière, me tenant à la courroie, adossé au coussin, promenant sur le paysage un regard impérial… on aurait vraiment dit un gang arrivé de Californie pour disputer les trophées de la ville, ou tout au moins les jeunes lieutenants, les chauffeurs et les hommes de main de ces gangs. Quand on s’est arrêtés pour faire de l’essence et acheter des cocas à une station de village, les gens sont venus nous regarder sous le nez, mais sans rien dire, et je suis bien convaincu qu’ils notaient dans leur tête notre signalement au cas où qui-de-droit les questionnerait. Pour négocier avec la fille qui tenait la pompe, Neal s’est contenté de passer son T-shirt autour du cou comme une écharpe ; il a été bref et brusque comme à son habitude, on est remontés en voiture, et c’était reparti. Bientôt, le rouge a viré au violet, on a vu briller l’éclair des dernières rivières enchantées, et aperçu les lointaines fumerolles de Chicago de l’autre côté du périphérique. On avait fait Denver-Chicago, soit 1650 bornes selon les cartes Rand-McNally, en très exactement 23 heures ; en défalquant les deux heures perdues dans un fossé au fond du Colorado, et celles passées à dîner au ranch d’Ed Uhl, sans oublier l’heure en compagnie de la police de l’Iowa, on arrive à un modeste total de 20 heures et une moyenne de 77 bornes à l’heure pour cette traversée solitaire du continent, et même à 96 à l’heure si l’on tient compte des 200 bornes de détour sur Sterling (ce qui nous mène à 1 850 en tout). Ce qui est quand même une sorte de record délirant, de nuit. La grande métropole de Chicago luisait rouge, sous nos yeux. Tout à coup, nous étions dans Madison Street parmi des hordes de vagabonds, certains répandus sur le trottoir, leurs pieds dans le caniveau, et des centaines d’autres qui allaient et venaient sur le seuil des bars et dans les ruelles. « Wap, wap ! Ouvre l’œil et le bon ! Le vieux Neal Cassady pourrait bien être là, il pourrait se trouver à Chicago par hasard, cette année. » On a débarqué nos clodos sur le bitume, et on s’est dirigés vers le centre ville.