Je prends mon flingue, je me remonte les couilles. Une grande silhouette apparaît dans les ténèbres du canyon, avec une tête énorme. Et là, je m’aperçois que c’est Henri, avec une mahousse caisse de provisions sur l’épaule. Je l’entends geindre et ahaner, tellement c’est lourd. Il a réussi à trouver la clef de la cafétéria, et il a sorti la caisse par la porte de devant. « Je te croyais rentré, Henri, qu’est-ce que tu fous là ? — Tu sais ce qu’il a dit, le président Truman. La vie est chère, il faut faire des économies. » Je l’entends souffler comme un phoque dans le noir. J’ai déjà dit à quel point la route était accidentée, pour rentrer chez nous, une misère. Il cache les provisions dans les hautes herbes, et il revient me trouver. « Jack, tout seul, j’y arrive pas. Je vais répartir tout ça dans deux caisses et tu vas m’aider. — Mais j’ai pas fini mon service. — Je vais faire le guet pendant ce temps-là. Les temps sont durs. C’est la débrouille, un point c’est tout. » Il s’essuie le front. « Whoo ! Combien de fois je te l’ai dit, Jack ! On est des potes, on est dans le même bateau. Il n’y a pas trente-six solutions. Tous les Dostioffski, tous les Brigadiers-chefs Davies, tous les Tex, toutes les Diane du monde, tous les crânes maléfiques, veulent notre peau. À nous de pas nous faire truander. Ils ont des atouts dans leurs manches, entre le tissu et leurs bras de malpropres. Rappelle-toi. Le vieux maestro connaît la musique. — Et quand est-ce qu’on se magne pour embarquer » j’ai fini par demander. On faisait ce boulot depuis dix semaines. Je gagnais cinquante-cinq dollars par semaine, et j’en envoyais quarante à ma mère, en moyenne. Depuis mon arrivée, je n’avais passé qu’une soirée à San Francisco. J’étais coincé entre ma vie à la bicoque avec leurs scènes de ménage et mon boulot nocturne aux baraquements. Henri est parti dans la nuit, chercher une deuxième caisse. J’ai bataillé avec lui sur la route Zorro. On a posé une montagne de provisions sur la table de cuisine de Diane. Elle s’est réveillée, s’est frotté les yeux. « Tu sais ce qu’il a dit, le président Truman ? La vie est chère, il faut faire des économies. » Elle était ravie. Tout à coup, je me suis rendu compte qu’il y a un voleur qui sommeille en chaque Américain. Ça me gagnait moi-même. Je me suis mis à pousser les portes pour voir si elles étaient fermées à clef. Les autres flics ont commencé à se gaffer de nous. Ils le lisaient dans nos yeux ; ils devinaient avec un instinct infaillible ce qu’on avait en tête. Des années d’expérience leur avaient appris à comprendre les types comme Henri et moi. La journée, on prenait le flingue, et on sortait tirer la caille, dans les collines. Henri s’approchait tout doucement à un mètre des volatiles bavards, et il envoyait une décharge du. 32. Raté ! Son rire énorme tonitruait sur tous les bois de la Californie, jusqu’au bout de l’Amérique. « Le temps est venu que nous allions voir le Roi de la Banane, toi et moi », me dit-il. C’était un samedi. On s’est faits beaux, et on est allés à la gare routière du carrefour. On a passé une heure à jouer au flipper. On avait pris le coup pour incliner la machine et on a laissé une centaine de parties gratuites pour ceux qui voudraient s’amuser un peu. Partout où on allait, résonnait le rire énorme d’Henri. Il m’a emmené voir le Roi de la Banane. « Il faut que tu écrives une histoire sur le Roi de la Banane », il m’a prévenu. « Va pas entourlouper le vieux maestro en écrivant autre chose. Le Roi de la Banane, c’est un personnage pour toi. Et voici Sa Majesté. » Le roi en question était un vieux Noir qui vendait des bananes, au coin de la rue. Je ne voyais pas l’intérêt. Mais Henri me donnait des bourrades dans les côtes, il m’a même traîné par le collet. « Quand tu écriras sur le Roi de la Banane, tu écriras sur les choses de la vie. » On a flâné dans les rues de San Francisco. Chinatown l’ennuyait. Il m’a ramené voir le Roi de la Banane. Je lui ai dit que j’en avais rien à foutre, de son Roi de la Banane. « Tant que tu n’auras pas compris l’importance du Roi de la Banane, tu ne sauras absolument rien des choses de la vie », il a dit avec emphase. Sur la grand-route qui passait derrière notre bicoque, à flanc de colline, il avait planté des graines dans le fossé, espérant faire pousser de la marijuana. La seule fois qu’on soit allés voir pousser nos plants, voilà qu’une voiture de police en patrouille s’arrête à notre hauteur. « Qu’est-ce que vous fabriquez, les gars — Nous ? On fait partie de la police de Sausalito, on travaille aux baraquements, et cet après-midi on est de repos. » Les flics sont partis. À Sausalito, sur le front de mer, Henri a dégainé comme un fou et tiré sur les mouettes. Personne ne l’a vu sauf une vieille, avec son sac à provision, qui s’est retournée : « Ouu, aaa » il a gueulé. Il y avait dans la baie un vieux cargo rouillé qui servait de balise. Henri mourait d’envie d’y aller à la rame, alors un après-midi Diane a préparé un pique-nique, on a loué une barque, et on y est allés. Henri avait apporté des outils ; Diane s’est mise toute nue pour prendre un bain de soleil sur la passerelle volante ; moi je la matais depuis la poupe. Henri est descendu dans la chaufferie, où grouillaient les rats, et il s’est mis à distribuer des coups de marteau pour trouver une doublure de cuivre absente. Je suis allé m’installer au quartier des officiers, en triste état. C’était un vieux, vieux bateau ; il était jadis luxueusement équipé. Les boiseries étaient gravées, et il y avait des coffres encastrés. J’avais là le fantôme du San Francisco de Jack London. Je me suis mis au comptoir baigné de soleil, et j’ai rêvé. Des rats couraient dans la cuisine. Dans le temps jadis, un capitaine aux yeux bleus venait s’attabler là. Aujourd’hui ses os se paraient de perles immémoriales. J’ai rejoint Henri dans les entrailles du navire. Il tirait sur tout ce qui dépassait. « Que dalle ! Je pensais trouver du cuivre, je me disais qu’il y aurait quand même bien une ou deux clefs anglaises. Il a été dépouillé par une bande de voleurs, ce rafiot. » Il était dans la baie depuis des lustres ; le cuivre avait été volé par des mains qui n’existaient plus. J’ai dit : « J’aimerais beaucoup venir dormir dans ce vieux rafiot, une nuit, quand le brouillard descend, et que les membres craquent, et qu’on entend le grand show boueux des bouées. » Henri en a été baba, son admiration pour moi redoublée. « Si tu as le cran de faire ça, Jack, je te paie cinq dollars, tu te rends compte que ce rafiot est sûrement hanté par les fantômes des vieux capitaines ? Je te file cinq dollars, et en plus, je veux bien t’amener à la rame, te préparer le casse-croûte, avec une couverture et une bougie. — Tope là », j’ai dit. Stupéfait devant mon courage, il a couru raconter ça à Diane. Moi je n’avais qu’une envie : sauter du haut du mât pour atterrir au fond de sa chatte, mais j’ai tenu la promesse faite à Henri, et j’ai détourné les yeux. J’allais à Frisco plus souvent, d’ailleurs ; j’ai tenté tous les plans pour me faire une fille, j’ai même passé une nuit entière jusqu’à l’aube, sur le banc d’un parc avec une nana, mais pas moyen ; c’était une blonde, du Minnesota. Par ailleurs, il y avait pas mal de pédés. Il m’arrivait souvent de prendre mon flingue, et quand un pédé me tournait autour dans les chiottes d’un bar, je sortais le gun, en disant : « Et celui-là, il te plaît ? » Ils déguerpissaient illico. Je n’ai jamais compris pourquoi je faisais ça, moi qui connaissais des pédés dans tout le pays. Sans doute juste la solitude, dans San Francisco, le fait d’avoir une arme : il fallait que je la montre à quelqu’un. Je passais devant une bijouterie, et j’éprouvais l’envie subite d’exploser la vitrine pour prendre les plus belles bagues, les plus beaux bracelets et courir les offrir à Diane. On pourrait s’enfuir dans le Nevada, tous les deux. Chimères. Il était temps que je quitte Frisco, sinon j’allais devenir dingue. J’écrivais de longues lettres à Neal et Allen, à la baraque de Bill, dans leur bayou texan. Ils se disaient prêts à me rejoindre à Sanfran, dès qu’ils auraient réglé choses et autres. Leurs chansons de geste du Texas me sont parvenues plus tard. En attendant, entre Henri, Diane et moi, tout foutait le camp. Les pluies de septembre sont arrivées, et avec elles les gueulantes. Henri avait pris l’avion pour Hollywood avec Diane, en emportant le scénario que j’avais commis, et ça n’avait rien donné. Le célèbre réalisateur Gregory LaCava était ivre, il n’avait pas fait attention à eux. Ils étaient allés dans son bungalow, sur la plage, à Malibu, et ils s’étaient disputés devant les autres invités ils s’étaient plaints de ne pas pouvoir passer le grillage pour accéder à la piscine, et ils avaient repris leur avion. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est la journée aux courses. Henri avait économisé tous ses gains, dans les cent dollars, il m’avait sapé d’un de ses beaux costumes, et, Diane à son bras, nous voilà partis au champ de courses de la Golden Gâte, de l’autre côté de la baie, à Richmond. Et pour vous montrer quel cœur d’or il avait, il met la moitié des provisions volées dans un énorme sachet en kraft, et il les apporte à une pauvre veuve de sa connaissance qui habitait là-bas. Il y avait des enfants tristes et dépenaillés, une cité très semblable à la nôtre, avec de la lessive qui claquait au vent, sous le soleil de la Californie. La femme remercie Henri ; c’était la sœur d’un matelot qu’il connaissait vaguement. « Il n’y a pas de quoi, Mrs. Carter », il lui répond avec toute l’élégance et la courtoisie dont il était capable, « ça n’est pas ce qui manque en magasin ». Nous repartons en direction du champ de courses. Il mise comme un dingue, des vingt dollars sur une seule course, si bien qu’avant la septième il n’a plus un rond. Il mise nos deux derniers dollars, ceux qu’on gardait pour manger, et il les perd. Il a fallu rentrer en stop à San Francisco. Je me retrouvais sur la route. Un gars distingué nous a pris dans sa bagnole classieuse. Je suis monté devant avec lui. Henri a essayé de lui raconter un bobard, disant qu’il avait perdu son portefeuille derrière la tribune d’honneur, aux courses. « La vérité », j’ai dit, « c’est qu’on a tout perdu aux courses, et pour ne plus jamais être obligés de rentrer en stop, à partir de maintenant, on ira parier chez les bookies, n’est-ce pas Henri ». Henri a rougi jusqu’à la racine des cheveux. L’homme a fini par nous avouer qu’il faisait partie des officiels du champ de courses. Il nous a déposés devant l’élégant Palace Hôtel on l’a vu disparaître sous les grands lustres, tête haute, plein aux as. « Ouh la la », a hurlé Henri dans le soir qui descendait sur les rues de San Francisco. « Kerouac monte en voiture avec le directeur des courses, et il lui JURE que dorénavant il passera par les bookies. Diane Diane ! » Il lui donnait des bourrades et la chahutait. « C’est un marrant, le mec ! Il doit y avoir pas mal d’Italiens à Sausalito, ah ah ah ! » Il s’est enroulé autour d’un réverbère pour rire tout son soûl. Mais cette nuit-là, il s’est mis à pleuvoir, et Diane nous a regardés d’un œil torve tous les deux. Plus un rond dans la maison. La pluie tambourinait sur le toit. « Il y en a pour une semaine », a dit Henri. Il avait enlevé son beau costume et retrouvé sa tenue de misère, short, casquette de l’armée, T-shirt. Ses grands yeux bruns tristes fixaient les lattes du parquet. Le flingue était posé sur la table. On entendait Mr. Snow rire à gorge déployée, quelque part, dans la nuit pluvieuse. « J’en ai archi-marre de cet enfoiré », a dit Diane sur un ton excédé. Elle avait déterré la hache de guerre. Elle a commencé à asticoter Henri. Lui, parcourait son petit carnet d’adresses où il consignait le nom de ceux, des matelots pour la plupart, qui lui devaient de l’argent. À côté des noms, il griffonnait des insultes au stylo rouge. Je redoutais le jour où mon propre nom apparaîtrait sur la liste. Ces derniers temps, j’envoyais tellement d’argent à ma mère que je n’achetais que quatre-cinq dollars de provisions par semaine, et pour me conformer aux conseils du président Truman, j’ajoutais quelques dollars de participation au quotidien. Mais Henri considérait que ça ne faisait pas le compte : il s’était mis à afficher les tickets de caisse, ces longs rubans avec la liste des produits et leur prix, sur les murs de la cuisine : à bon entendeur, salut. Diane était convaincue pour sa part qu’Henri avait un pécule caché, et que moi aussi, d’ailleurs. Elle menaçait de le quitter. Henri a eu une moue dédaigneuse : « Pour aller où ? — Chez Charlie. — CHARLIE ? qui est groom sur le champ de courses T’entends ça, Jack, Diane va mettre le grappin sur un gars qui bosse aux courses. N’oublie pas ton balai, ma puce, les chevaux vont pas manquer d’avoine, cette semaine, avec mon billet de cent dollars. » La situation s’aggravait ; la pluie faisait rage. C’était Diane qui avait pris l’appartement, au départ ; elle a donc dit à Henri de faire sa valise et de se tirer. Il a commencé à plier bagage je me voyais déjà tout seul, dans cette bicoque en pluie, avec cette mégère. J’ai essayé d’intervenir. Henri a bousculé Diane, elle a bondi vers le flingue. Henri me l’a passé en me disant de le planquer il y avait huit balles dans le magasin. Diane s’est mise à hurler, et pour finir elle a enfilé son imper et elle est sortie dans la gadoue, chercher un flic — et quel flic ! Notre vieux pote San Quentin. Par chance, il n’était pas chez lui. Elle est rentrée trempée. Moi j’étais recroquevillé dans mon coin, la tête entre les genoux. Seigneur Dieu, qu’est-ce que je foutais là, à cinq mille bornes de chez moi ? Mais qu’est-ce que j’étais venu faire ? Où était-il, mon bateau au long cours pour la Chine ? « Et c’est pas fini, espèce de bouffeur de chatte, c’est la dernière fois que je te prépare tes saloperies d’œufs brouillés à la cervelle, et tes saloperies d’agneau au curry, tout ça pour que tu engraisses, et que tu la ramènes, et que tu remplisses ton gros bide sous mon nez. — Très bien, parfait, a simplement dit Henri. Quand je me suis mis avec toi, je ne m’attendais pas à ce que ce soit des roses tous les jours, et donc je ne peux pas dire que je tombe de haut, ce soir. J’ai quand même essayé de faire deux ou trois choses pour toi, j’ai fait ce que je pouvais pour vous deux, et vous me laissez tomber l’un comme l’autre. Vous me décevez, vous me décevez cruellement tous les deux, a-t-il dit du fond du cœur. Je pensais que notre association déboucherait sur quelque chose, sur quelque chose de beau, de durable, j’ai essayé, je suis parti à Hollywood, j’ai trouvé un boulot à Jack. À toi, je t’ai payé des belles robes, j’ai essayé de te présenter aux gens les plus en vue de San Francisco. Tu as refusé, vous avez refusé l’un comme l’autre de faire ce que je vous demandais, le moindre truc. Je n’exigeais rien en retour. Eh bien maintenant, je vais vous demander une faveur, ce sera la première et la dernière. Mon père arrive à San Francisco samedi prochain. Tout ce que je vous demande, c’est de m’accompagner, et de faire comme si ce que je lui ai écrit était vrai. Autrement dit, toi Diane, tu es ma petite amie, et toi, Jack, tu es mon copain. J’ai réussi à emprunter cent dollars pour la soirée. Je tiens à ce que mon père s’amuse, et puisse repartir sans avoir la moindre raison de s’inquiéter pour moi. »
J’étais bien étonné. Le père d’Henri était un éminent professeur de français à Columbia, décoré de la Légion d’honneur en France. J’ai dit : « Tu es en train de me dire que tu vas claquer cent dollars pour ton père ? Mais il a plus de fric que t’en auras jamais ! Tu vas t’endetter, mec. — C’est pas grave, a dit Henri paisiblement avec de la défaite dans la voix. Je ne vous demande qu’une dernière chose, que vous ESSAYIEZ au moins de sauver les apparences. Mon père, je l’aime et je le respecte. Il arrive avec sa jeune épouse, après avoir passé tout l’été à enseigner sur le campus de Bannf, au Canada. Il faut qu’on le traite avec la plus grande courtoisie. » Parfois, Henri savait se montrer en tout point homme du monde. Diane en a été impressionnée. Elle avait hâte de faire la connaissance de son père, se disant qu’il valait peut-être la peine d’être ferré, contrairement à son fils. Le samedi soir tant attendu est arrivé. Moi j’avais déjà arrêté de travailler chez les flics, histoire de ne pas me faire virer faute d’arrêter des gens ce serait donc mon dernier samedi. Henri et Diane sont allés chercher son père à son hôtel moi, comme j’avais l’argent de mon voyage, je me suis torché au bar pendant ce temps-là. Après quoi je suis monté les rejoindre, salement à la bourre. C’est son père qui m’a ouvert, un petit homme distingué, portant pince-nez. « Ah, monsieur Cru[6] comment allez-vous » et m’écrie aussitôt. « Je suis haut. » J’avais traduit littéralement « je suis bourré, j’ai bu », sauf qu’en français ça ne veut rien dire. Ça l’a laissé perplexe. Et moi, j’étais déjà en train de trahir ma promesse. Henri a rougi en me regardant. Nous voilà tous partis dîner dans un restaurant chicosse, chez Alfred, sur North Beach, où le pauvre Henri claque cinquante dollars pour nous régaler et nous rincer, tous tant que nous sommes. Et le pire nous attendait. Qui je trouve, assis au bar Mon vieux pote Allan Temko. Il débarque tout juste de Denver et s’est fait embaucher au San Fran Chronicle. Il est torché, même pas rasé. Il se précipite pour me mettre une claque dans le dos au moment précis où je porte un verre de cocktail à ma bouche. Il se vautre sur la banquette, à côté de Mr. Cru, et se penche par-dessus sa soupe pour me parler. Henri est rouge comme une tomate. « Tu ne veux pas nous présenter ton ami, Jack » me dit-il avec un pauvre sourire. « Allan Temko du San Francisco Chronicle », dis-je en tentant de rester imperturbable. Diane me fusille du regard. Temko se met à babiller à l’oreille de ce monsieur distingué. « Ça vous plaît d’enseigner le français aux marmots ? » il lui gueule. « Je vous demande pardon, mais je n’enseigne pas le français aux marmots. — Ah bon, je croyais. » Sa grossièreté était délibérée. Je me souviens de la fois où il avait refusé qu’on fasse une soirée, à Denver, mais je lui pardonne. Je pardonne à tout le monde, je laisse tomber, je me bourre la gueule. Je commence à baratiner la jeune épouse du monsieur — la vraie Parisienne, dans les trente-cinq ans, sexy, chaleureuse sans familiarité excessive, et féminine. J’accumule les infamies. Je bois tellement qu’il faut que je file aux chiottes toutes les deux minutes, ce qui m’oblige à enjamber Monsieur Père. Tout fout le camp. Mon séjour à San Francisco s’achève. Henri ne m’adressera plus la parole, ce qui est affreux, parce que je l’aimais beaucoup et que j’étais une des rares personnes à savoir à quel point il était authentique et généreux. Il allait lui falloir des années pour s’en remettre. Quel désastre, tout ça, quand on pense aux soirs où je lui écrivais depuis Ozone Park, en établissant mon itinéraire au stylo rouge, ma traversée de l’Amérique sur la Route Six. J’étais arrivé au bout ; le continent, c’était fini ; il ne me restait plus qu’à revenir sur mes pas. J’ai résolu de ne pas rentrer par le même chemin. J’ai donc décidé sur-le-champ de partir pour Hollywood, et de rentrer dans l’Est par le Texas, voir mes potes du bayou, et au diable le reste. Temko s’est fait jeter dans la rue. Le dîner était terminé, si bien que je l’ai rejoint — sur les conseils d’Henri, je précise — et que je suis allé boire avec lui. On s’est attablés à l’Iron Pot, et Temko m’a dit tout fort : « Sam, j’aime pas la gueule de cette petite pédale, au bar. — Ah bon, Jake », j’ai dit. « J’ai bien envie de me lever lui en mettre une. — Mais non, Jak », je lui ai dit pour poursuivre ce pastiche d’Hemingway. « T’as qu’à tirer d’ici, tu va bien voir. » On a fini par se retrouver à un carrefour, titubants. J’étais loin de me douter que j’échouerais sur ce même carrefour deux ans plus tard, et puis encore trois ans après. J’ai dit au revoir à Temko. Au matin, pendant qu’Henri et Diane dormaient encore, j’ai jeté un coup d’œil à la lessive que j’étais censé faire avec Henri dans la Bendix, derrière chez nous (c’était toujours un moment de pur plaisir, avec toutes ces femmes de couleur, et Mr. Snow qui riait comme un fou) ; j’ai décidé de partir. Je suis sorti sur le perron. « Eh non, merde, j’avais juré de monter tout en haut de cette montagne, d’abord. » C’était le versant le plus vaste du canyon, celui qui menait mystérieusement au Pacifique. Je suis donc resté un jour de plus. C’était un dimanche. Une grande vague de chaleur s’était abattue, une journée magnifique, à trois heures le soleil était déjà rouge quand je me suis mis en route. À quatre heures j’étais au sommet. Les beaux peupliers de la Californie rêvaient, à flanc de colline. J’avais envie de jouer au cow-boy. Quand on arrive au sommet, il n’y a plus d’arbres plus rien que des rochers et de l’herbe. Du bétail paissait, en surplomb de la côte. Il y avait le Pacifique, à quelques collines de là, bleu et vaste, avec une muraille de blancheur qui s’avançait depuis le légendaire Carré de Patates, berceau des brouillards de Frisco. Encore une heure et ils se répandraient sur la Golden Gâte pour nimber de leurs bandelettes blanches San Francisco la romantique ; un jeune homme qui tiendrait son amie par la main s’avancerait lentement sur un long trottoir blanc, une bouteille de tokay dans sa poche. Telle était Frisco, avec ses femmes si belles, debout sur le seuil blanc de leur porte, qui attendaient leur homme ; et Coit Tower, l’Embarcadero, Market Street et les onze collines fourmillantes. Frisco solitude pour moi, mais qui me bourdonnerait aux oreilles quelques années plus tard, quand mon cœur me deviendrait étranger. Pour l’instant, je n’étais qu’un jeune homme sur une montagne. Je me suis plié en deux et j’ai regardé entre mes jambes, pour voir le monde à l’envers. Les collines brunes menaient au Nevada ; au sud, mon Hollywood de légende ; au nord, le mystérieux pays de Shasta. En contrebas, tout le reste : les baraquements où nous avions volé notre infime boîte de condiments, où l’infime face de Dostioffski nous avait foudroyés du regard, où Henri m’avait fait cacher le revolver-jouet, où avaient résonné nos piaillements. J’ai tourné sur moi-même jusqu’à en avoir le tournis ; je croyais tomber, comme en rêve, dans le précipice. « Oh, où est la fille que j’aime », me disais-je, et je regardais tout autour de moi, comme je l’avais fait dans le petit monde, au-dessous. Alors que, devant moi, se soulevait la bosse colossale du continent américain. Quelque part, là-bas, très loin, New York la démente, la ténébreuse, vomissait son nuage de fumées et sa vapeur brune. L’Est, c’est le pôle du brun et du sacré, me disais-je, tandis que la Californie est blanche et sans âme, tel le linge sur la corde. Je suis revenu de ce jugement par la suite. À présent, il était temps que je suive la voie de mon étoile. Le matin, pendant qu’Henri et Diane dormaient encore, j’ai pris mes affaires en silence et je suis sorti comme j’étais entré, par la fenêtre, et, mon sac de matelot à la main, j’ai laissé Marin City derrière moi. C’est ainsi que je ne suis jamais allé passer la nuit sur le vaisseau fantôme, il s’appelait l’Amiral Freebee, et qu’Henri et moi nous nous sommes perdus. À Oakland, j’ai bu une bière au milieu des clochards d’un saloon qui avait une roue de chariot sur sa façade, et puis j’ai repris la route. J’ai traversé tout Oakland à pied pour aller me poster sur la route de Fresno. J’étais sur le point d’entrer dans cette immense vallée bourdonnante du monde, la San Joaquin, où le destin allait me faire rencontrer et aimer une femme extraordinaire et connaître les aventures les plus folles avant de rentrer chez moi. Deux chauffeurs m’ont conduit à Bakersfield, à six cents kilomètres. Le premier était le plus fou des deux, un jeune blond costaud, au volant d’une tire au moteur gonflé. « T’as vu c’t’orteil », il me dit en montant à cent vingt, pour doubler tout ce qu’il trouvait sur la route. « Mate un peu. » Il était emmailloté dans des pansements. « Je me le suis fait amputer ce matin ; ces salauds, ils voulaient me garder à l’hosto, moi j’ai pris mon sac et je me suis barré. Ben quoi, c’est jamais qu’un orteil. » Moi je me dis : bon, là il faut ouvrir l’œil, accroche-toi. On n’a jamais vu un chauffard pareil. Il est arrivé à Tracy en moins de deux. C’est une petite ville du rail ; les serre-freins vont y manger la soupe à la grimace dans des diners, le long des voies. Le hurlement des trains déchire la vallée. Les longs couchants sont rouges. Les noms magiques de la vallée se sont égrenés, Manteca, Madera, tous les autres. Bientôt le crépuscule est arrivé, un crépuscule de grappes, un crépuscule de raisins noirs sur les plantations de mandariniers et les longs champs de melons, le soleil couleur des raisins pressés, tailladé de bourgogne, les champs couleur de l’amour et de tous les mystères d’Espagne. J’ai passé ma tête à la vitre, pour respirer à pleins poumons l’air parfumé. C’était le plus beau moment. Mon cinglé de chauffeur était serre-freins à la Southern Pacific, il habitait Fresno, où son père était serre-freins comme lui. Il avait perdu son orteil au triage de Frisco, en aiguillant, je ne comprenais pas bien comment. Il m’a amené dans le tohu-bohu de Fresno et m’a déposé dans les quartiers sud. Je suis allé prendre un Coca vite fait dans une petite épicerie le long des voies, et voilà qu’entre un jeune Arménien mélancolique, le long des wagons de marchandises rouges, et juste à ce moment-là on entend hurler une loco. « Bien sûr, je me dis, c’est la ville de Saroyan. » Où est-il parti, ce Mourad ? Vers quelles ténèbres, quels rêves de Fresno ? Moi, il fallait que j’aille vers le sud. Je me suis posté sur la route. Un homme s’est arrêté pour me faire monter dans sa camionnette pick-up flambant neuve. Il venait de Lubbock, au Texas, et il vendait des caravanes. « Si jamais tu veux en acheter une », il me dit, « t’as qu’à me faire signe, c’est quand tu veux ». Il s’est mis à me raconter des anecdotes sur son père, qui vivait à Lubbock. « Un jour mon vieux oublie la recette de la journée sur le dessus du coffre, trou de mémoire. Et voilà que dans la nuit un cambrioleur se pointe avec son chalumeau et tout le barda ; il perce le coffre, fouille dans la paperasse, renverse les chaises et s’en va. Pendant ce temps-là, les mille dollars étaient restés sur le dessus du coffre, tu te rends compte ? » Quelle histoire incroyable ! Et en plus je brûlais les étapes : six cents bornes en sept heures ! Devant moi flamboyait la vision d’Hollywood la dorée. Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. Il m’a déposé dans les quartiers sud de Bakersfield, et c’est là qu’a commencé mon aventure. Il s’est mis à faire froid. J’ai enfilé l’imper de l’Armée tout mince que j’avais acheté trois dollars à Oakland, et je suis resté là à me geler. Je m’étais posté devant un motel de style espagnol surchargé, qui étincelait de tous ses feux. Les voitures me filaient sous le nez à toute allure, elles allaient vers L.A. Je gesticulais comme un fou. Il faisait trop froid. Je suis resté planté là jusqu’à minuit, deux heures d’affilée, je jurais et je sacrais tout ce que je savais. Je me serais cru revenu à Stuart, Iowa. Il ne me restait plus qu’une chose à faire, investir deux dollars et de la monnaie dans un billet de car et rallier Los Angeles. Je suis donc retourné sur la route de Bakersfield, et je me suis assis sur un banc de la gare routière. Dans la folie de la nuit, qui peut rêver la suite des événements ? J’étais loin de me douter que je me retrouverais sur ce même banc, une semaine plus tard, pour aller vers le nord dans les circonstances les plus tendres et les plus délirantes. Je venais de prendre mon billet et j’attendais le car quand passe dans mon champ visuel une adorable petite Mexicaine en pantalon. Elle descend d’un des cars qui venaient d’arriver. Des seins qui pointent, francs et vrais, des hanches étroites, délectables, de longs cheveux noirs, des yeux bleus immenses, pleins dame. Ça me dirait de prendre le car avec elle ! Je ressens un coup de poignard en plein cœur, comme chaque fois que la femme de ma vie prend la direction opposée à la mienne, dans ce monde trop vaste. Le haut-parleur annonce le car pour L.A., je ramasse mes affaires et je monte à bord, et qui je trouve, assise toute seule ? La petite Mexicaine. Je ne fais ni une ni deux, je m’assieds en face d’elle, et je commence à échafauder des plans. Je me sentais si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat — j’en avais trop vu, ces temps-ci — que je rassemble mon courage, le courage qu’il faut pour aborder une inconnue, et que je me décide.
Mais je vais quand même rester cinq minutes à me tambouriner sur les cuisses dans le noir : « Vas-y, vas-y, pauvre idiot, parle-lui. Qu’est-ce qui t’empêche ? T’en as pas marre de toi-même à la fin ? » Et alors, sans m’en rendre compte, je me suis penché vers elle — elle tentait de dormir sur la banquette — et je lui ai dit : « Vous voulez que je vous prête mon imper pour glisser sous votre tête, miss ? » Elle a levé les yeux, elle m’a souri et elle a dit : « Non, merci beaucoup. » Je me suis rassis tout tremblant. J’ai allumé une clope. J’ai attendu qu’elle me regarde de nouveau, un petit regard en coulisse, un regard d’amour tendre et triste. Alors je me suis levé et je me suis penché vers elle. « Je peux m’asseoir à côté de vous, miss ? — Si vous voulez. » C’est ce que j’ai fait. « Vous allez où ? — À L.A. » J’ai adoré la façon dont elle a dit L.A. ; j’adore la façon dont les gens le disent sur la Côte quand on y réfléchit, c’est leur seule ville-eldorado. « C’est là que je vais, moi aussi », je m’écrie. « Je suis bien content que vous m’ayez permis de m’asseoir près de vous, j’étais tellement seul, j’ai tellement bourlingué. » Et on se met à se raconter notre histoire. La sienne était celle-ci : elle avait un mari et un enfant. Le mari la battait, alors elle l’avait quitté, largué à Selma, au sud de Fresno, et elle partait à L.A. vivre quelque temps avec sa sœur. Elle avait laissé son petit garçon à sa famille, tous des vendangeurs, qui habitaient une bicoque dans le vignoble. Elle avait donc tout loisir de broyer du noir. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras tout de suite. On a parlé, parlé. Elle disait qu’elle adorait parler avec moi. Bientôt, elle a dit qu’elle aimerait bien aller à New York, aussi. « Peut-être qu’on pourrait », j’ai dit en riant. Le car a laborieusement grimpé Grapevine Pass, le col de la Vigne, et puis on est redescendus dans l’irrésistible expansion de la lumière. Sans nous être autrement concertés, on s’est pris la main, et de même, sur un accord tacite, et pur, et magnifique, il a été décidé que quand je louerais une chambre d’hôtel à L.A. elle serait à mes côtés. Elle me rendait malade de désir. J’ai posé ma tête dans ses beaux cheveux. Ses petites épaules me rendaient fou, je la serrais, je la serrais. Et elle adorait ça. « J’aime l’amour », elle m’a dit en fermant les paupières. Je lui ai promis du bel amour. Je la dévorais des yeux. Nos histoires racontées, nous sommes retombés dans le silence, tout au plaisir d’une tendre anticipation. C’était aussi simple que ça. Je vous laisse toutes les Ginger, les Beverly, les Ruth Gullion, les Louanne, les Carolyn et les Diane du monde, elle c’est ma petite, mon âme sœur, et je le lui ai dit. Elle m’a avoué qu’elle m’avait vu la regarder, à la gare routière. « J’ai pensé que tu étais un petit étudiant bien sage. — Ah, mais je suis étudiant », j’ai répondu. Le car est arrivé à Hollywood. L’aube était grise et sale, comme celle où Joël McCrea rencontrait Veronica Lake au diner dans Les voyages de Sullivan, et elle s’est endormie sur mes genoux. Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder par la fenêtre les façades de stuc, les palmiers, les drive-in, tout ce délire, les haillons de la terre promise, le bout fabuleux de l’Amérique. Nous sommes descendus du car dans Main Street, on aurait pu être dans n’importe quelle ville, Kansas City, Chicago, Boston, brique rouge, crasse, types locaux qui traînent, tramways qui grincent dans l’aube, odeur putassière de la grande ville. Et tout d’un coup, j’ai disjoncté, je ne sais pas pourquoi. Je me suis mis en tête l’idée ridicule et parano que Beatrice, c’était son nom, n’était qu’un petit tapin de base, qui racolait dans les cars et avait des rencarts réguliers à L.A. ; une fois là-bas, elle emmenait son pigeon dans une cafétéria, où le maquereau les attendait, et puis ensuite dans un certain hôtel où il pouvait entrer, avec son flingue, ou n’importe quelle autre arme. Ça, je ne lui ai pas avoué. On a pris notre petit déjeuner, et il y avait un mac qui n’arrêtait pas de la regarder. Je me figurais qu’elle lui faisait de l’œil en douce. J’étais crevé. En proie à une terreur délirante, qui me rendait mesquin et radin. « Tu le connais, ce type ? » j’ai dit. « Quel type ? » J’ai laissé tomber. Elle était lente et raide dans tous ses gestes ; il lui a fallu un temps fou pour manger, pour fumer une cigarette, et puis elle parlait trop. Je continuais à penser qu’elle cherchait à gagner du temps. Mais ça n’avait ni queue ni tête. Le premier hôtel qu’on a trouvé avait une chambre, et en moins de deux j’ai refermé la porte derrière moi, et elle s’est assise sur le lit pour retirer ses chaussures. Je l’ai embrassée bien sagement. Mieux valait ne parler de rien. Pour décompresser, je savais qu’il nous fallait du whisky, à moi surtout. Je suis donc sorti vite fait, et j’ai zoné dans douze rues avant d’en trouver une pinte, et où, je vous le donne en mille, dans un kiosque à journaux. Je suis rentré avec un moral d’acier. Bea était en train de se remaquiller devant le miroir de la salle de bains. Je nous ai versé un plein verre, et on en a bu de bonnes lampées. Oh, c’était doux, c’était délicieux, ça valait bien mes tribulations lugubres. Je l’ai enveloppée dans mes bras par-derrière, et on a dansé, comme ça, dans la salle de bains. Je me suis mis à parler de mes amis, dans l’Est. J’ai dit : « Il faut absolument que tu fasses la connaissance d’une fille géniale, qui s’appelle Vicki. C’est une rousse, elle mesure un mètre quatre-vingts. Si tu viens à New York, elle te montrera où trouver du boulot. — Et qui c’est, cette rousse d’un mètre quatre-vingts ? » elle m’a demandé d’un air soupçonneux. « Pourquoi tu m’en parles ? » Son âme simple ne pouvait pas saisir ce qu’il y avait derrière mon verbiage joyeux et fébrile. J’ai laissé tomber. Elle a commencé à se soûler dans la salle de bains. « Viens au lit », je lui répétais. « Une rouquine d’un mètre quatre-vingts, hein Et moi qui te prenais pour un gentil petit étudiant, quand je t’ai vu avec ton joli pull, je me suis dit : hmm, il est pas chou, lui ? Non, non, non et non ! Il faut que tu sois un mac, merde, comme tous les autres. — Mais qu’est-ce que tu racontes ? — Ne crois pas, les maquerelles je les reconnais, moi, rien qu’à en entendre parler. Et toi, t’es qu’un maquereau comme tous les autres, tous des maquereaux ! — Écoute, Bea, sur la Bible, je suis pas un maquereau. Pourquoi tu veux que je sois un mac ? C’est toi qui m’intéresses, c’est tout. — Et dire que je me figurais avoir rencontré un gentil petit étudiant, depuis le début, j’étais tellement contente, je me tenais plus, je me disais : “un type bien, pas un mac”. — Bea », j’ai plaidé de tout mon cœur, « écoute-moi, je t’en prie, réfléchis, je ne suis pas maquereau ». Une heure plus tôt, c’est moi qui croyais qu’elle faisait le tapin. Quelle tristesse ! Nos pensées, avec la dose de folie qui les habitait, avaient divergé. Oh, quelle vie de cauchemar, j’ai gémi, j’ai plaidé ma cause, et puis au bout d’un moment je me suis fâché, et je me suis rendu compte que je discutais avec une petite gourde de Mexicaine, et je le lui ai dit. Sans réfléchir, j’ai ramassé ses chaussures rouges, et je les ai envoyées dinguer contre la porte de la salle de bains en lui disant de sortir : « Vas-y, casse-toi ! » J’allais dormir, oublier j’avais ma vie, mon lot de tristesse et de guenilles, pour toujours. Il régnait un silence de mort dans la salle de bains. Je me suis déshabillé et je me suis couché. Bea est sortie, les yeux pleins de larmes de repentir. Dans sa drôle de petite tête simplette, il avait été décrété qu’un maquereau ne jette pas ses chaussures à une femme en lui disant de sortir. En silence, en douceur, recueillie, elle s’est déshabillée et a glissé son corps minuscule entre les draps, avec moi. Il était vermeil comme une grappe. J’ai mordu son pauvre ventre, barré jusqu’au nombril par la cicatrice de sa césarienne ; elle avait les hanches si étroites qu’il avait fallu l’éventrer pour mettre son enfant au monde. Des jambes comme des baguettes. Elle ne mesurait qu’un mètre quarante-cinq. Elle a écarté ses jambes menues, et je lui ai fait l’amour dans la douceur du matin las. Et puis, tels deux anges épuisés, naufragés dans un garni de L.A. qui ont découvert ensemble l’intimité la plus délicieuse de la vie, on s’est assoupis, et on a dormi jusqu’en fin d’après-midi. Les quinze jours suivants, on est restés ensemble pour le meilleur et pour le pire. Quand nous nous sommes réveillés, nous avons décidé de partir pour New York en stop ; elle serait ma petite amie, là-bas. Je voyais déjà les complications délirantes avec Neal, et Louanne, et tous les autres : une saison, une nouvelle saison. Mais il fallait d’abord gagner l’argent du voyage. Bea était pour partir tout de suite, avec les vingt dollars qui me restaient. Ça ne me disait rien. Et comme un crétin, j’ai retourné le problème pendant deux jours, tout en lisant avec elle les petites annonces de nouveaux quotidiens de L.A. délirants que je n’avais jamais vus de ma vie, dans des cafétérias et des bars, tant et si bien que mes vingt dollars se sont réduits à dix, ou guère plus. La situation évoluait. Nous étions très heureux dans notre petite chambre d’hôtel. Au milieu de la nuit, je me suis levé parce que je n’arrivais pas à dormir, j’ai tiré la couverture sur l’épaule brune de ma chérie, et j’ai scruté la nuit de L.A. Nuits brutales, nuits chaudes, nuits de sirènes hurlantes ! Sur le trottoir d’en face, il y avait des embrouilles. Une vieille pension était le théâtre d’un vague drame. La voiture de patrouille était garée devant, et les flics interrogeaient un vieux aux cheveux gris. Quelqu’un sanglotait à l’intérieur. Moi, j’entendais tout, avec en bruit de fond le néon de l’hôtel, qui grésillait. Je touchais le fond de la tristesse. L.A. est la plus solitaire, la plus brutale de toutes les villes américaines. À New York, en hiver, il fait un froid de gueux, mais dans certaines rues, certains jours, il peut régner un semblant de camaraderie. L.A., c’est la jungle. South Main Street, où on allait se balader en mangeant nos hot-dogs, Bea et moi, est un fantastique carnaval de lumières et de délires. Des flics bottés y fouillaient les gens à corps presque à tous les coins de rues. Les trottoirs grouillaient d’individus les plus beat du pays, avec, là-haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu’est L.A. Une odeur de shit, d’herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s’échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogies de la nuit américaine. Tout le monde ressemblait à Hunkey. Des nègres délirants, portant bouc et casquette de boppeurs, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la Route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d’un banc public devant le Plaza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J’avais envie de faire leur connaissance, à tous, de parler à tout le monde, mais Bea et moi étions trop occupés à réunir trois sous. On est allés à Hollywood, essayer de décrocher du boulot au drugstore, à l’angle de Sunset boulevard et Vine Street. Alors là, comme carrefour ! Des familles immenses, venues de l’arrière-pays en bagnole, étaient plantées sur le trottoir, bouche bée, dans l’espoir d’apercevoir une vedette de cinéma qui n’arrivait jamais. Dès qu’il passait une limousine, ils se précipitaient sur le bord du trottoir et tendaient le cou ; à l’intérieur il y avait un type avec des lunettes noires et une blonde emperlouzée. « C’est Don Ameche ! Don Ameche ! » « Non, c’est George Murphy, c’est George Murphy ! » La foule allait et venait, chacun regardant les autres. Des pédés beaux gosses, venus jouer les cow-boys à Hollywood, déambulaient en s’humectant les sourcils d’un doigt de chochotte. Les filles les plus somptueuses passaient en pantalon ; venues jouer les starlettes, elles finissaient serveuses au drive-in. Bea et moi aussi, on a essayé d’y trouver du boulot, mais partout, c’était macache. Hollywood Boulevard, un gigantesque gymkhana de bagnoles hurlantes ; de la tôle froissée toutes les deux minutes ; tout le monde fonçait vers le dernier palmier du boulevard, après quoi il n’y avait plus que le désert, le néant. Les Sam d’Hollywood, devant les restaurants chics, discutaient exactement comme ceux de Broadway au Jacob’s Beach, à New York, sauf qu’ils portaient des costumes Palm Beach et qu’ils étaient d’une sentimentalité plus dégoulinante. De grands prêcheurs cadavériques passaient en frissonnant. Des grosses femmes traversaient le boulevard en courant pour faire la queue aux jeux radiophoniques. J’ai vu Jerry Colonna acheter une voiture chez Buick ; il se lissait la moustache derrière la vitrine. Bea et moi, on allait manger en ville, dans une cafétéria au décor de grotte. Tous les flics de L.A. sont beaux mecs, avec des airs de gigolos. Il est clair qu’ils sont venus faire du cinéma. Tout le monde est venu faire du cinéma, même moi. Bea et moi, on a fini par être réduits à chercher du boulot dans South Main Street, avec tous les beats qui ne faisaient pas mystère de l’être, mais même là, pas moyen. Il nous restait huit dollars. « Mec, je vais aller chercher mes fringues chez ma frangine, et on va partir à New York en stop, disait Bea. Allez, mec, on le fait. Le boogie, si tu sais pas le danser, moi je vais te montrer. » Cette dernière formule venait d’une de ses chansons préférées. On est donc partis sans plus tarder chez sa sœur, dans les bicoques mexicaines branlantes, quelque part après Alameda Avenue. J’ai attendu dans une ruelle sombre, derrière les cuisines mexicaines, parce que si sa sœur me voyait, ça risquait de ne pas lui plaire. Des chiens passaient en courant. Il y avait des guirlandes de loupiotes, pour illuminer les petits rats des ruelles. J’entendais Bea et sa sœur se disputer dans la tiédeur de cette nuit douce. Je m’attendais à tout. Bea est ressortie, et elle m’a emmené par la main vers Central Avenue, qui est l’artère principale du quartier noir de L.A. Et quel endroit délirant, avec ses poulaillers tout juste assez grands pour loger un juke-box, et un juke-box qui joue que du blues, du bop et du swing.
On a grimpé des escaliers crasseux dans une maison de rapport, et on est arrivés dans la turne de l’amie de Bea, Margarina, une fille de couleur, qui lui devait une jupe et une paire de chaussures. Margarina était une adorable métisse, son mari était noir comme le roi de pique et gentil. Il est sorti aussitôt acheter une pinte de whisky pour me recevoir dignement. J’ai proposé de payer mon écot mais il a dit non. Ils avaient deux enfants petits. Les gosses sautaient sur le lit, qui était leur terrain de jeux. Ils m’ont passé les bras autour du cou, et regardé avec ébahissement. La nuit bruissante, délirante de Central Avenue — les nuits du Central Avenue Breakdown de Lionel Hampton — hurlaient et tonitruaient dehors. Je trouvais ça fabuleux de A à Z. Les gens chantaient dans les couloirs, ils chantaient aux fenêtres, qu’est-ce qu’on en a à foutre, fais gaffe. Bea a récupéré ses fringues, et on leur a dit au revoir. On est descendus dans un poulailler, mettre des pièces dans le juke-box. Deux Noirs m’ont demandé à l’oreille si je voulais du shit. Un dollar. J’ai dit O.K. Le contact est arrivé, et il m’a fait signe de le suivre dans les chiottes, à la cave ; je restais planté là comme un crétin, et il m’a dit : « Ramasse, mec, ramasse. » Mon dollar empoché, il avait peur de me désigner le sol. Moi je regardais Partout. « Ramasse quoi ? » j’ai dit. Il m’a montré le sol d’un signe de tête. Pas de plancher, de la terre battue, avec un truc qui ressemblait à une toute petite crotte. Le type était d’une prudence risible. « Faut faire gaffe, c’est plus très cool, par ici, cette semaine. » J’ai ramassé l’étron, qui était un cône en papier maïs, je suis monté retrouver Bea, et on est rentrés à l’hôtel se défoncer. Ça nous a rien fait, c’était du tabac Bull Durham. J’ai regretté d’avoir claqué mon argent bêtement. Bea et moi, il fallait qu’on décide absolument, une fois pour toutes, ce qu’on allait faire et on a décidé d’aller en stop à New York avec les trois sous qu’il nous restait. Elle a récupéré cinq dollars chez sa sœur, ce soir-là, ce qui nous en faisait treize en tout, un peu moins. Ne voulant pas payer la chambre un jour de plus, on est partis pour Arcadia à bord d’une voiture rouge, là où Santa Anita se dresse au pied des montagnes couronnées de neige. C’était la nuit. Nous nous dirigions droit sur cette immensité, le continent américain. Main dans la main, on a marché le long de la route, sur plusieurs kilomètres, pour quitter le quartier populeux. On était samedi soir. Il s’est passé quelque chose qui m’a mis en rage comme jamais depuis que j’avais quitté Ozone Park : on était sous un lampadaire, pouce levé, quand subitement des voitures pleines de jeunes types agitant des drapeaux sont passées en trombe. « Yaah, on a ga-gné, on a ga-gné ! » ils braillaient tous. Ils nous ont hués, et ils semblaient animés d’une joie mauvaise à voir un gars et une fille en rade sur le bord de la route. Il est passé comme ça des douzaines de voitures, pleines de jeunes braillards. Pour qui ils se prenaient ceux-là, qui se permettaient de huer des gens en rade parce qu’ils étaient des petits lycéens de rien, dont les parents découpaient le rosbif le dimanche après-midi. Pour qui ils se prenaient, de se moquer d’une pauvre fille, réduite à la cloche, avec le gars qu’elle refusait d’abandonner. Nous, on demandait rien à personne. Et pas un pour nous prendre en stop ! Il nous a fallu rentrer en ville à pied, et le pire de tout, c’est qu’on avait bien besoin d’un café, et on a eu le malheur d’entrer dans le seul endroit ouvert, un bar à soda pour les lycéens, ils étaient tous déjà là, et se rappelaient nous avoir vus. Et en plus, maintenant, ils voyaient que Bea était mexicaine. J’ai refusé de rester une minute de plus dans le bar. Bea et moi, on a déambulé dans le noir. J’ai fini par décider de me cacher encore un peu du monde, de passer encore une nuit avec elle, et au diable le matin. On est allés dans la cour d’un motel, et on a pris une suite confortable pour quelque quatre dollars, avec douche, serviettes de bain, radio encastrée, et tout et tout. On s’est serrés l’un contre l’autre, et on a parlé. J’aimais cette fille, en cette saison qui nous appartenait, et qui était loin d’être finie. Le lendemain matin, on a mis à exécution la première phase de notre nouveau projet. Nous allions partir pour Bakersfield en car, et on y ferait les vendanges. Au bout de quelques semaines, on partirait pour New York raisonnablement, c’est-à-dire en car. On a passé une après-midi fabuleuse dans ce car, Bea et moi : on s’est installés bien à l’aise, on s’est détendus, on a parlé ; on a vu défiler le paysage sans s’en faire une miette. On est arrivés à Bakersfield en fin d’après-midi. Nous avions dans l’idée de faire la tournée des grossistes en fruits de la ville. Bea disait qu’on pourrait vivre sous la tente le temps des vendanges. L’idée de vivre sous la tente et de cueillir le raisin sous le frais soleil matinal m’a plu d’emblée. Sauf qu’il n’y avait pas la moindre embauche, et qu’on était passablement paumés, vu que tout le monde nous donnait des tuyaux innombrables, en nous disant d’aller dans des coins où il n’y avait pas l’ombre d’un emploi. Ça nous a pas empêchés de manger chinois, et de nous mettre en route requinqués. On a traversé les voies de la Southern Pacific pour gagner la ville mexicaine. Bea a jacassé avec ses frères de race pour savoir où trouver de l’embauche. Il faisait nuit à présent, et la petite rue mex n’était plus qu’une énorme ampoule électrique : marquises des cinémas, vendeurs de fruits, salles de flippers, soldeurs. On voyait garées des centaines de camions branlants et de bagnoles maculées de boue. Des cueilleurs mexicains, par familles entières, se baladaient en mangeant du pop-corn. Bea parlait avec d’innombrables Mexicains, et glanait toutes sortes de renseignements confus. Je commençais à désespérer. Ce qu’il me fallait, ce qu’il fallait à Bea, c’était boire un coup, alors on a acheté un kil de porto californien pour 35 cents, et on est allés là-bas derrière, le boire au milieu des trains de marchandises. On a trouvé un coin où les trimardeurs avaient traîné des caisses pour s’asseoir autour de leur feu. On s’y est installés, et on a bu notre vin. À notre gauche, les wagons de marchandises, tristes, et d’un rouge culotté de suie sous la lune devant nous, les lumières de l’aéroport de Bakersfield à notre droite, un colossal entrepôt d’aluminium. J’en parle parce qu’un an et demi plus tard exactement je suis revenu avec Neal et je le lui ai fait voir. Ah, la belle nuit, la nuit tiède, nuit de lune et de libations, nuit à serrer sa chérie dans ses bras, à parler, à gicler, en partance pour le paradis. Tout ça, on n’y a pas manqué. Elle buvait, cette tête de linotte, pas en retard sur moi, en avance même, et elle a parlé sans arrêt jusqu’après minuit. On n’a pas bougé d’un poil. De temps en temps des clodos passaient, des mères mexicaines, avec leurs enfants, et puis la voiture de patrouille est arrivée, le flic est sorti pisser, mais la plupart du temps on est restés tout seuls, nos cœurs de plus en plus mêlés, comment faire quand il faudrait se quitter. À minuit on s’est levés de nos caisses, et on est partis vers la route en marchant de travers. Bea avait un nouveau plan : on irait en stop à Selma, sa ville natale, et on logerait dans le garage de son frère. Moi, tout m’allait. Sur la route, pas bien loin de ce funeste et fatal hôtel hispanique — ce fameux, ce fabuleux motel qui m’avait retenu, et permis de rencontrer Bea —, je l’ai fait asseoir sur mon sac pour qu’elle ait l’air d’une demoiselle en détresse. Aussitôt, un camion s’est arrêté et nous avons couru après lui, en gloussant à qui mieux mieux. L’homme était un brave homme, avec un pauvre camion. Il a poussé le moteur pour grimper laborieusement la colline. On est arrivés à Selma avant l’aube, aux petites heures. J’avais fini le vin pendant que Bea dormait j’étais bourré en règle. On est sortis, et on a déambulé sur la place, quiète et feuillue, de cette toute petite ville de Californie, où la S.P. ne s’arrête que le temps d’un coup de sifflet. On est allés chercher le pote de son frère pour qu’il nous dise où le trouver, mais il n’y avait personne. Ça a continué dans les ruelles branlantes du petit quartier mexicain. Au point du jour, je me suis allongé sur la pelouse de la place ; je n’arrêtais pas de répéter : « Tu veux pas me dire ce qu’il a fait à Weed, hein ? Qu’est-ce qu’il a fait à Weed, tu veux pas me le dire ? Qu’est-ce qu’il a fait ? » Ça venait du film Des souris et des hommes, où Burgess Meredith parle avec (Geo. Bancroft). Bea rigolait. Tout ce que je faisais lui allait. J’aurais pu rester là comme ça jusqu’à ce que les dames sortent pour aller à la messe qu’elle s’en serait fichue. Mais vu qu’avec son frère dans le coin nos affaires allaient s’arranger, j’ai quand même décidé de l’emmener dans un vieil hôtel le long des voies ferrées, et on est allés se coucher confortablement. Restait cinq dollars. Le matin, Bea s’est levée de bonne heure et elle est partie à la recherche de son frère. Moi j’ai dormi jusqu’à midi. En regardant par la fenêtre, tout d’un coup, j’ai vu un train de la S.P. passer avec des centaines et des centaines de trimardeurs adossés aux montants de la benne, qui roulaient joyeusement, la tête calée sur leur sac, le nez dans des bandes dessinées, certains se régalant des raisins de Californie cueillis près du château d’eau. « Bon Dieu ! » je me suis écrié, « c’est pourtant vrai que c’est la Terre Promise ! ». Ils arrivaient tous de Frisco et, dans une semaine, ils repartiraient tous de même, en grande pompe. Bea est arrivée avec son frère, le pote de son frère et son enfant à elle. Son frère était une jeune tête brûlée, un Mexicain au gosier en pente, un type formidable. Le pote était un gros Mexicain flasque, qui parlait anglais presque sans accent, d’une voix de stentor, soucieux de plaire. J’ai bien vu qu’il avait le béguin pour Bea. Le petit garçon s’appelait Raymond, il avait sept ans, des yeux noirs, mignon gamin. Et voilà qu’une nouvelle journée de délire commençait. Son frère s’appelait Freddy. Il avait une Chevrolet 1938 ; on s’est entassés dedans, et on a décollé — destination inconnue. « Où on va ? » j’ai demandé. C’est le copain qui a tout expliqué ; il s’appelait Ponzo, tout le monde l’appelait comme ça. Il puait. J’ai découvert pourquoi. Il vendait du fumier aux cultivateurs, il avait un camion. Freddy avait toujours trois ou quatre dollars en poche, il était insouciant de nature. Il disait toujours : « C’est ça, vas-y, mec, vas-y, vas-y. » Et il y allait : il roulait à plus de cent dans son vieux tas de ferraille, et on est allés à Madera, après Fresno, voir des fermiers. Il avait une bouteille : « Aujourd’hui on boit, demain on bosse. Vas-y, mec, bois un coup. » Bea était assise à l’arrière, avec son petit ; en me retournant, j’ai vu son visage rose de joie. La belle campagne encore verte d’octobre tanguait follement. Moi j’étais de nouveau tout feu tout flamme, gonflé à bloc. « Et maintenant, mec, où on va ? — On va chercher un fermier qui a du fumier chez lui ; demain on revient en camion pour le ramasser. Mec, on va se faire un pognon fou. T’en fais pas, ça baigne. — On est tous dans le même bateau ! », a braillé Ponzo. J’ai vu que c’était vrai. Partout où j’allais, tout le monde était dans le même bateau. On a foncé dans les folles rues de Fresno, pour grimper les collines, chercher des fermiers sur des petites routes. Ponzo sortait engager des conversations confuses avec de vieux paysans mexicains ; il n’en ressortait rien, bien sûr. « Ce qu’il nous faut, c’est boire un coup ! » a dit Freddy, alors on est entrés dans un bar de carrefour. Le dimanche après-midi, les Américains vont toujours boire dans des bars à la croisée des routes ; ils emmènent leurs gosses ; il y a des tas de fumier devant les portes-moustiquaires ; ils dégoisent, en buvant leurs marques de bière préférées ; tout va bien. À la tombée de la nuit, les gamins commencent à pleurer, les parents sont ivres. Ils rentrent chez eux en faisant des zigzags. Partout en Amérique, je me suis trouvé dans des bars de carrefours, avec des familles entières. Les gosses mangent du pop-corn, des chips, ils jouent au fond du bar. Tout ça, on l’a fait. Freddy et moi et Ponzo et Bea, on est restés là à boire, à brailler sur la musique ; le petit Raymond faisait le fou avec les autres gamins autour du juke-box. Le soleil a commencé à rougir. On n’avait rien fait de notre journée, mais qu’est-ce qu’il aurait fallu en faire d’ailleurs ? « Manana, a dit Freddy. Manana, mec, on va y arriver ; prends une autre bière, vas-y, allez, VAS-Y, QUOI. » On a réussi à sortir en titubant, et à monter en voiture ; on est repartis pour un bar d’autoroute. Ponzo était un grand costaud à la voix de stentor, il donnait l’impression de connaître tout le monde dans la vallée de la San Joaquin. De là, je suis remonté en voiture avec lui, pour dénicher un fermier ; mais on s’est retrouvés au quartier mex de Madera, à mater les filles et tâcher d’en lever pour lui et Freddy ; et puis un crépuscule violet est descendu sur le pays des grappes, et je me suis retrouvé assis comme un idiot au fond de la voiture pendant qu’il marchandait une pastèque du jardin avec un vieux Mexicain, sur le seuil de sa cuisine. On a mangé la pastèque, on l’a mangée sur place, en jetant l’écorce sur le trottoir en terre battue du vieux. Toutes sortes de petites ravissantes passaient dans la rue de plus en plus sombre. J’ai dit : « Mais Bon Dieu, on est où, là ? — T’en fais pas, mec, a dit le gros Ponzo, demain on fait fortune, ce soir on fait la fête. »