Les crissements de frein des tramways, les vendeurs de journaux, les filles qui traversaient, l’odeur de friture et de bière, les néons qui nous faisaient de l’œil. « On est de retour dans la grande ville, Jack ! Wouhou ! » Il fallait d’abord garer la Cadillac dans un bon coin sombre, et puis se laver et s’habiller pour sortir. En face du Y.M.C.A., on a trouvé une ruelle de briques rouges, entre deux immeubles, et on y a rangé la limousine nez pointé vers la rue, prête à partir, après quoi on a suivi les étudiants qui avaient une chambre au Y., et qui nous ont gracieusement permis de prendre leur salle de bains une heure. Neal et moi, on s’est rasés et on a pris une douche. J’ai perdu mon portefeuille dans le hall, Neal l’a trouvé et il s’apprêtait à le glisser discrètement dans sa chemise — fausse joie ! Et puis on a dit au revoir aux jeunes, qui n’étaient pas fâchés d’être arrivés entiers, et on est allés manger dans une cafétéria. Cette vieille Chicago brunâtre, le métro aérien dans ses bandelettes de ténèbres, les putes boudeuses qui arpentaient les rues, les drôles de types urbains hybrides entre l’Est et l’Ouest, qui partaient au boulot en crachant par terre : Neal était posté devant la cafète, à absorber le spectacle, en se frottant le ventre. Il voulait parler à une drôle de femme de couleur plus toute jeune, qui racontait qu’elle avait des miches mais pas de blé, est-ce qu’on voudrait bien lui donner du beurre. Elle était entrée en tanguant de la hanche, s’était fait refouler, et sortait en tortillant du cul. « Waou ! a dit Neal, viens on la suit, on l’emmène à la Cadillac, on va se la donner tous les trois. » Mais on a oublié, et on s’est dirigés tout droit vers North Clark street après une petite virée au Loop, pour voir les bars à strip-tease et entendre du bop. Quelle nuit ! « Oh la la, mec, a dit Neal devant un bar, mate-moi ces vieux Chinois qui passent dans Chicago. Quelle drôle de ville, pfiou ! Et cette femme à la fenêtre, là-bas, qui regarde la rue, avec ses gros nichons qui débordent de sa chemise de nuit. Elle attend, les yeux ronds, c’est tout. Waou. Jack, faut qu’on y aille, faut pas qu’on s’arrête avant d’y être. — Où ça, mec ? — Je sais pas, mais faut qu’on y aille. » Là-dessus est arrivée une bande de jeunes musicos de bop, qui ont sorti leurs instruments de leurs voitures. Ils sont allés s’entasser dans un bar, et nous on les a suivis. Ils se sont installés, et ils ont commencé à souffler. C’était parti. Le leader du groupe était un sax ténor frêle, cheveux bouclés, lèvres pincées, épaules étroites et tombantes ; il flottait dans son T-shirt, tout frais dans la chaleur de la nuit, il était là pour se faire plaisir, ça se lisait dans ses yeux. Il a pris son sax, il a louché dessus ; il soufflait cool et complexe, en tapant du bout du pied pour attraper certaines idées au vol, et en baissant la tête pour en esquiver d’autres ; il disait : « Joue » tout doucement chaque fois que les autres musiciens faisaient des solos. Leader, supporter, chef de file dans cette immense école formelle de la musique souterraine en Amérique qui serait un jour étudiée dans toutes les facs d’Europe et du monde. Et puis il y avait Prez, un beau blond costaud genre boxeur avec des taches de rousseur, tiré à quatre épingles dans son costard en peau de chagrin écossaise avec larges revers, col tombant et cravate défaite pour avoir l’air parfaitement cool et dans le vent, en sueur, il a passé son sax autour du cou en se tortillant, un timbre de voix qui n’appartient qu’à Prez Lester Young. « Tu vois, ce gars Prez, il a tous les états dame techniques d’un musicien qui se fait de la tune ; c’est le seul qui soit bien sapé, regarde comme il se bile quand il fait un couac, alors que le leader, c’est un gars à la coule, il lui dit de pas s’en faire, de jouer à fond — parce que LUI, tout ce qui l’intéresse c’est le son et l’exubérance sérieuse de la musique. C’est un artiste, et il apprend à Prez le boxeur. Et maintenant les autres prennent leur pied ! » Le troisième sax était un alto, dix-huit ans, un Noir cool, contemplatif, genre Charlie Parker, tout juste sorti du lycée, avec une grande bouche bien fendue, plus grand que les autres, grave, il levait son sax pour souffler dedans tranquillement, de manière réfléchie, en produisant des phrases à la Parker avec une logique à la Miles Davis. C’étaient les fils des grands pionniers du be-bop. Jadis il y avait eu Louis Armstrong et son jeu magnifique dans tous les bourbiers de La Nouvelle-Orléans, avant lui les musiciens fous qui défilaient dans les fanfares les jours de fêtes, et jouaient les marches de Sousa en ragtime. Et puis il y a eu le swing, Roy Eldridge, avec son style vigoureux et viril, qui soufflait dans son sax pour en exprimer toute la puissance, la logique, la finesse — il se penchait vers son instrument la prunelle allumée et le sourire ravageur et il catapultait sa musique au loin, pour ébranler le monde du jazz. Puis était venu Charlie Parker, un môme habitant chez sa mère, dans une cabane en rondins, à Kansas City ; il soufflait dans son alto rafistolé au milieu des rondins, il répétait les jours de pluie, et il sortait écouter le swing du vieux band de Basie et de Benny Moten qui avaient le Hot Lips Page et tout le reste — Charlie Parker quittant sa ville, arrivant à Harlem pour rencontrer Thelonious Monk qui était timbré, et Gillespie qui l’était encore plus… Charlie Parker dans son jeune temps, quand il était flippé et qu’il décrivait des cercles en jouant. Un peu plus jeune que Lester Young, et comme lui natif de K.C., ce saint hurluberlu lugubre, qui résumait à lui seul l’histoire du jazz : du temps qu’il tenait son sax bien haut à l’horizontale, il était au sommet de son art ; et quand ses cheveux ont poussé, qu’il est devenu plus feignant, qu’il s’est mis à se camer, alors son sax a commencé à débander ; il a fini par retomber complètement, et aujourd’hui qu’il porte des pompes à semelles épaisses pour amortir les trottoirs de la vie, son sax lui pend mollement contre la poitrine, il souffle des phrases cool et désinvoltes, il a renoncé. Ici on trouvait les enfants de la nuit américaine du be-bop. Et il y a des fleurs plus étranges encore — car tandis que l’alto du nègre rêvait, avec dignité, au-dessus des têtes, le jeune blond grand et frêle, qui venait de Curtis Street à Denver, avec ses jeans et sa ceinture cloutée, suçait son embout en attendant que les autres aient fini ; et alors il commençait, et il fallait tourner la tête pour voir qui était le soliste parce qu’il posait un sourire angélique sur l’embout, et soufflait un solo d’alto doux comme un conte de fées. Un alto pédé était arrivé dans la nuit. Et les autres, qui faisaient tout ce son ? Il y avait le bassiste, un rouquin nerveux qui donnait des coups de hanche contre sa caisse chaque fois qu’il claquait les cordes, et, dans les moments chauds, bouche bée, en transe. « Ça, mec, c’est un gars qui doit faire grimper sa nana aux rideaux. » Le batteur, triste, dissipé, comme notre petit hipster blanc de Frisco, dans Howard Street, complètement ahuri, les yeux au ciel, écarquillés, chewing-gum, avançant la tête en mesure dans une extase reichienne, complaisante. Au piano, un jeune costaud, genre camionneur italien, avec de grosses mains, l’allégresse réfléchie et roborative. Ils ont joué une heure. Personne n’écoutait. Les vieux clodos de North Clarke Street s’avachissaient au bar, des putes énervées glapissaient. Des Chinois énigmatiques passaient. On était parfois parasités par la musique des bars à strip-tease. Ça a continué sans s’interrompre. Sur le trottoir a surgi une apparition, un gosse de seize ans avec un petit bouc et un étui à trombone. Il était gros comme une allumette, avec un visage de dingue, et il prétendait jouer avec le groupe. Eux, ils le connaissaient déjà, et ils n’avaient pas envie de s’encombrer de lui. Il s’est glissé jusqu’au bar, il a ouvert son étui en douce et il a porté son trombone à ses lèvres. Pas d’ouverture. Personne ne l’a regardé. Ils ont fini, remballé leur matos, et sont partis jouer ailleurs. Disparus ! Le gosse a sorti son instrument, il l’a monté, il a fait reluire la cloche, et tout le monde s’en foutait. Il voulait s’exploser, ce jeune maigrichon de Chicago. Il plaque ses lunettes noires sur son nez, il porte le trombone à ses lèvres, tout seul dans le bar, et il crie : « Baou ! » Là-dessus, il sort en trombe pour les rattraper. Ils veulent pas le laisser jouer avec eux, c’est comme l’équipe de foot du bac à sable, derrière le ballon du gaz. « Ces gars-là, ils vivent tous avec leurs grand-mères, comme Jim Holmes et notre alto-Gins-berg », a dit Neal. On a couru après la bande. Ils sont allés au club d’Anita O’Day, ils ont déballé le matos et joué jusqu’à neuf heures du matin. Neal et moi on est restés boire des bières. Pendant les pauses, on fonçait en Cadillac dans tout Chicago pour tâcher de lever des filles. Notre immense bagnole prophétique leur faisait peur, avec ses stigmates. On faisait des allers-retours. Dans sa frénésie, Neal rasait les pompes à incendie chaque fois qu’il faisait marche arrière, et il éclatait d’un rire dément. À neuf heures du soir, la voiture était une épave ; les freins avaient lâché ; les pare-chocs étaient enfoncés ; les bielles faisaient un bruit de ferraille. La limousine étincelante s’était transformée en catafalque crotté. Elle avait payé la rançon de la nuit. « Yoou ! » Les gars jouaient toujours, au Nees. Tout d’un coup, Neal a scruté un coin sombre, derrière l’estrade, et il a dit : « Jack, Dieu est arrivé. » J’ai regardé. Et qui j’ai vu assis là, dans le coin, avec Denzel Best, John Levy et Chuck Wayne, ancien guitariste de country ? GEORGE SHEARING. Comme à son habitude, il appuyait sa tête aveugle sur sa main pâle, et il écoutait de toutes ses oreilles, des oreilles d’éléphant, le son américain qu’il adaptait à sa manière, nuits d’été en Angleterre. Alors les gens l’ont pressé de se lever pour leur jouer quelque chose. Il s’est pas fait prier. Il a joué des chorus innombrables, truffés d’accords stupéfiants, qui montaient de plus en plus, tant et si bien que le piano était éclaboussé de sueur, et que tout le monde écoutait, sidéré, interdit. Au bout d’une heure, on l’a aidé à descendre de l’estrade. Le vieux, le divin Shearing est retourné dans son coin sombre, et les jeunes gars ont dit : « Après ça, y a plus qu’à tirer l’échelle. » Mais le leader frêle a froncé les sourcils. « On va jouer quand même. » Il pouvait y avoir encore un peu de jus à sortir. Il reste toujours quelque chose de plus, un peu plus loin à aller — il n’y a pas de fin. Ils cherchaient de nouvelles phrases après les explorations de Shearing ; ils y mettaient du cœur. Ils se tordaient, se tortillaient en jouant. De temps en temps, un cri harmonique bien clair donnait un avant-goût de ce qui serait bientôt le seul air du monde, un air qui ferait naître la joie au cœur des hommes. Ils décrochaient l’affaire, ils la lâchaient, bataillaient pour la raccrocher, ils la récupéraient, ils riaient, ils pleuraient — et Neal suait à notre table, et il leur disait vas-y, vas-y, vas-y. À neuf heures du matin, les musicos, les filles en futal, les barmen et le petit tromboniste maigrichon et malheureux, tout le monde est sorti du club sans trop tenir debout pour foncer dans la clameur de Chicago et dormir jusqu’à la prochaine nuit de bop. Neal et moi, on frissonnait dans les haillons du jour. Il était grand temps de rendre la Cadillac à son propriétaire, qui habitait Lake Shore Drive, un appartement rupin, avec un énorme garage au-dessous, tenu par des Noirs tatoués au cambouis et assignés à résidence pour garder leur emploi, qui n’auraient pas risqué de passer la nuit à écouter du bop. On est allés jusque-là, et on a mis notre tas de boue au paddock. Le mécano n’a pas reconnu sa Cadillac ; on lui a remis les papiers du véhicule. Il restait planté à se gratter la tête. Fallait pas moisir. On n’a pas moisi. On a pris un bus pour rentrer à Chicago, et basta. Et le Baron de la Pègre ne s’est jamais plaint de l’état de son véhicule, alors qu’il avait nos adresses. Mais il était plein aux as, et il se fichait pas mal de la fête qu’on s’était donnée avec sa voiture, qui faisait peut-être partie d’une vaste écurie. Il était temps qu’on file sur Détroit pour le dernier épisode de nos tribulations sur la route. « Si Edie est d’accord, elle viendra à New York avec nous. On prendra un apart en ville, et si ta Beverly de Denver veut bien te suivre, alors on sera casés avec nos nanas, et on ira chercher du boulot ; comme ça si j’arrive à me faire encore un peu de tune, on pourra partir en Italie, comme on l’avait dit dans le tram. — Ouais, mec, allons-y ! » On a pris le car pour Détroit, les fonds étaient bas. On a traîné nos misérables valoches dans la gare routière. À présent, le bandage de Neal était noir comme du charbon, et tout défait. Après ce qu’on avait passé, on offrait vraiment une image misérable. Neal était crevé, et il s’est endormi dans le car qui traversait le Michigan à tous berzingues. J’ai engagé la conversation avec une jolie fille de la campagne dont la blouse décolletée révélait la naissance de seins superbement bronzés. Moi j’étais parti retrouver ma cinglée d’ex-femme, je voulais essayer les autres, pour voir ce qu’elles pouvaient m’apporter. Celle-ci n’était pas marrante. Elle parlait des soirées à la campagne, à faire du pop-corn sur le perron. Autrefois, ça m’aurait mis en joie, sauf qu’elle le racontait sans joie, justement, comme quelque chose qui se fait, je le sentais.

« Et qu’est-ce que tu fais d’autre, pour t’amuser ? » J’essayais de la brancher sur ses fiancés, sur le sexe. Ses grands yeux noirs me parcouraient avec une vacuité et un spleen qui remontaient à plusieurs générations, pour ne pas avoir fait la chose que l’être réclame à grands cris, la chose, la chose, tout le monde sait laquelle. « Qu’est-ce que tu attends de la vie ? » Je voulais la secouer, lui arracher cette réponse. Mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait. Elle a bredouillé qu’elle aimerait bien avoir un boulot, aller au ciné, passer l’été chez sa grand-mère ; elle aurait voulu aller à New York, au Roxy, elle m’a dit comment elle s’habillerait pour la circonstance, un truc qu’elle avait mis pour Pâques l’an passé, un chapeau blanc avec des roses, des escarpins roses, une gabardine en cuir. « Et qu’est-ce que tu fais le dimanche après-midi ? » Elle restait assise sur le perron, les garçons passaient en vélo, s’arrêtaient faire la causette. Elle lisait les bandes dessinées des journaux, elle s’allongeait dans le hamac. « Et les soirs d’été, quand il fait chaud ? » Elle s’asseyait sur le perron, elle regardait passer les voitures ; elle et sa mère faisaient du pop-corn. « Et ton père, qu’est-ce qu’il fait, les soirs d’été ? » Il bossait, il était dans l’équipe de nuit à la chaudronnerie. « Et ton frère, qu’est-ce qu’il fait, les soirs d’été ? » Il se baladait à vélo, il glandait devant la fontaine à soda. « Et qu’est-ce qui lui tient à cœur, qu’est-ce qui nous tient à cœur, tous tant qu’on est ? Qu’est-ce qu’on veut ? » Elle savait pas. Elle bâillait, elle avait sommeil. Je lui en demandais trop. Qui pouvait le dire ? Personne n’en savait rien. Il n’y avait plus rien à faire. Elle avait dix-huit ans, jolie comme tout, et paumée. Alors Neal et moi, sales et déguenillés comme deux qui en seraient à bouffer des sauterelles, on est descendus du car à Détroit, les jambes flageolantes, on a traversé la rue et on s’est trouvé un hôtel pas cher où l’ampoule pendait au plafond, on a relevé le store marron déchiré, et on a regardé dans la ruelle de briques, entre les immeubles. Derrière les poubelles là-bas, quelque chose nous attendait. L’hôtel était tenu par deux bombes en pantalon. On a cru qu’on était tombés dans un claque. Il y avait des panneaux de rappel du règlement un peu partout. « Par respect pour les autres clients, vous êtes priés de ne pas faire sécher votre linge. » Faites pas ci, faites pas ça. Neal et moi, on est sortis manger un pâté dans une cafétéria pour clochards, et on s’est mis en route vers chez ma femme, à huit bornes, sur Mack Avenue, dans l’ample crépuscule de Détroit. J’avais appelé chez elle, mais elle n’était pas encore rentrée. « On l’attendra toute la nuit sur la pelouse, s’il le faut. — D’accord, mec. À présent je te suis, c’est toi qui mènes. » À dix heures du soir, on était encore en pleine conversation quand une voiture de patrouille s’est arrêtée ; deux flics en sont descendus avec leurs carnets, et nous ont dit de nous lever. Ils avaient reçu une plainte : deux voyous qui étaient en train de repérer une maison depuis la pelouse en face, et qui parlaient fort. « Vous faites erreur, m’sieur l’agent. C’est mon ex-femme qui habite ici, et nous on attend qu’elle rentre. — Et ce type avec toi, c’est qui ? — C’est mon ami. On arrive de Californie et on va à New York, et ma femme nous accompagne. — Tu disais pas que c’était ton ex-femme ? — Le mariage a été annulé, mais ça ne nous empêche pas de nous remarier ensemble. » Pas fixés, les flics sont partis, mais ils nous ont dit de ficher le camp vite fait. On est allés dans un bar, et on a attendu. Les flics avaient déjà mis le barman au courant, pour qu’il nous tienne à l’œil. Neal est retourné chez Edie au bout d’une heure, voir ce qui se passait, et horreur des horreurs, les flics avaient frappé à la porte et raconté à sa mère ce que j’avais l’intention de faire. Elle n’avait que mépris pour moi. Elle s’était trouvé un nouveau mari, un gars d’un certain âge qui avait une entreprise de peinture, elle ne voulait plus d’ennuis avec des types dans mon genre. Elle déclinait toute responsabilité quant à mes agissements à Détroit. En plus, ils la tiraient du lit. Neal et moi, on a décidé de retourner en ville et de faire profil bas. Quand Edie est rentrée, tard dans la nuit, et qu’elle a appris qu’on était là, elle n’en est pas revenue. Le lendemain matin, c’est elle qui a décroché dès que j’ai appelé. « Toi et ton dingue de pote, venez tout de suite, je vous attends au coin de la rue, avec les jeunes. » Les jeunes, c’étaient deux délinquants juvéniles de bonne famille sans rien dans les tripes, et c’était bien elle, vingt-sept ans, et toujours aussi ahurie. Dès que je l’ai vue, j’ai su que je ne me remettrais jamais avec elle : elle avait grossi, la boule à zéro, en salopette, elle mangeait des bonbons d’une main et tenait une bière dans l’autre. Elle faisait semblant de pas nous voir, Neal et moi, une vieille tactique à elle, et elle parlait avec les deux jeunes, en rigolant. N’empêche qu’elle nous a régalés ; sa mère était sortie, on s’est attaqué à un rosbif et on lui a fait son affaire. Et puis on est partis se balader dans le tas de ferraille des deux jeunes, sans savoir pourquoi. C’étaient deux furieux, seize ans et déjà des ennuis avec les flics, amendes pour excès de vitesse et le toutim. « Qu’est-ce que t’es venu faire à Détroit, Kerouac ? — Je sais pas, je voulais te voir. — Eh ben si jamais on doit se remarier, tout ça tout ça, tu me payes une bonne, cette fois. » Ça, c’était le bouquet. « Je veux pas faire la vaisselle, trouve-nous quelqu’un d’autre. — Tu n’as pas une belle âme ? — J’en ai rien à foutre de l’âme, Kerouac, c’est quoi ces enfantillages, parle-moi concret. — Le concret, tu te le carres où tu veux. — Ah, t’es toujours aussi cloche ! » Tel fut notre échange d’amabilités. Neal écoutait, et il observait de son œil aigu. « Tu sais ce qu’elle a qui va pas ? me dit-il. Elle a une pierre dans le ventre, un poids qui remonte vibrer contre son estomac, ça l’empêche de parler calmement. Elle va passer le restant de ses jours à faire que des conneries. T’arriveras à rien, avec elle. » Somme toute, c’était une analyse assez juste. Mais j’avais de tels égards pour elle, au nom de notre passé, que je n’ai pas voulu quitter Détroit là-dessus. Je voulais qu’on discute, elle et moi. Ce soir-là, elle a trouvé une fiancée à Neal, sauf que la fille n’arrivait pas à se débarrasser de son propre fiancé, alors on est montés à cinq dans la voiture d’Edie pour aller écouter du jazz dans Hastings Street, le quartier noir de Détroit. C’est une ville maussade. Un groupe de Noirs nous ont dépassés dans la rue, et on les a entendus dire : « Eh ben, y en a des Blancs, par ici. » Là, on était vraiment de retour dans l’Est. Neal a secoué la tête, tout triste. « C’est pas chouette par ici, mec, c’est vraiment une ville de merde. » Et c’est vrai que Détroit est une des villes les plus nulles d’Amérique. Des kilomètres et des kilomètres d’usines, et le centre ville n’est pas plus grand que celui de Troy, dans l’État de New York, sauf que la population se chiffre par millions. Et partout c’est le fric, le fric, le fric. Pourtant, dans Hastings Street, les gars soufflaient. Une grande armoire à glace de sax baryton que Neal et moi on avait vu l’hiver même, au Jackson’s Hole de Frisco, jouait sur l’estrade. Mais on avait installé l’estrade au-dessus du bar, où les filles dansaient, et c’était un endroit pour danser, beaucoup plus que pour écouter de la musique. N’empêche, le vieux baryton soufflait, et il explosait son sax sur un blues rapide. Et la pauvre Edie, assise au bar les poings serrés et levés contre son visage, comme une gosse, rayonnait de plaisir à l’entendre. Tout d’un coup, dans ce boucan, la voilà qui me dit : « Hé, ton Neal, il a une grande âme ! — Qu’est-ce que tu en sais ? » j’ai dit. C’est là que j’ai compris qu’elle était toujours aussi formidable, comme fille, mais que quelque chose nous séparait aujourd’hui, et qu’on arriverait jamais à se remettre ensemble. Ça m’a rendu carrément triste. Ce quelque chose, c’était le passage des années : elle avait changé, changé d’amis, changé de soirées, de centres d’intérêt, et tout et tout, et en plus elle se négligeait, elle se laissait aller. Pourtant, l’étincelle d’hier était toujours là. Quelques mois plus tôt seulement, Hunkey était venu la voir à Détroit, et il lui avait laissé tout un tas de chemises chic lors de son séjour chez elle, où il avait passé son temps à se plaindre jusqu’à ce que sa mère le vire. Il était à Sing Sing, à présent, Hunkey, à l’ombre pour des années au milieu des bongos que fabriquent les prisonniers portoricains entre leurs murs d’acier pour les plaisirs du soleil. Elle m’a donné l’une de ces chemises, et c’est ma femme qui la porte aujourd’hui, une chemise raffinée, superbe, bien le genre de Hunkey. Je voulais faire l’amour une dernière fois avec elle, mais elle n’a rien voulu savoir. On est allés jusqu’au Lac, tous les deux, en laissant Neal à l’hôtel. Les putes en futal qui le tenaient n’avaient pas voulu laisser entrer Edie, même pour faire la causette et boire une bière (« Pas de ça chez nous ») ; elle leur avait dit d’aller se faire foutre. Une fois arrivés au Lac, on est restés dans la voiture, comme un couple d’amoureux. J’ai dit : « Et si on essayait encore toi et moi, pour la première fois, ou la dernière, comme tu voudras ? — Sois pas idiot. » Je l’ai mal pris, je suis sorti de la voiture en claquant la porte et je suis allé « bouder » au bord de l’eau. Avant, ça marchait toujours ; elle me suivait, elle me calmait. Mais là, elle s’est contentée d’engager la marche arrière, elle a reculé, et elle est rentrée dormir chez elle en me plantant là, à dix bornes de Détroit en pleine nuit, plus qu’à rentrer à pied vu qu’il n’y avait pas le moindre bus à l’horizon. J’ai marché six bornes, jusqu’à la ligne de tram la plus proche. Ça me faisait penser à l’époque où je marchais dans le noir, sur Alameda Drive, à Denver, en me cognant la tête contre le goudron qui étincelait sous le firmament. C’était fichu. Il ne nous restait plus qu’à retourner à New York, d’après Neal. Moi, j’ai voulu faire une dernière tentative. L’après-midi suivant, on est donc allés chez Edie, et on a encore passé cinq heures de délire avec les deux jeunes dingos, à piller la glacière pendant que sa mère était au boulot. Et puis Edie nous a dit de l’attendre au bar de Mack Avenue, celui où le barman était trop curieux. Au coin de la rue, j’ai tourné la tête, et je l’ai vue faire signe à une voiture qui se trouvait là, et se glisser à côté du conducteur. La voiture a fait marche arrière pour ne pas passer devant nous, et elle a disparu. J’ai dit : « Mais qu’est-ce qu’elle nous fait, merde ? C’est elle qui est montée dans cette bagnole ? Elle vient pas nous retrouver ? » Neal n’a rien répondu. Au bout d’une heure, il m’a passé le bras autour des épaules en me disant : « Tu veux pas le croire, Jack, mais tu vois pas ce qui s’est passé ? Il t’est pas venu à l’idée qu’elle a un gars, un fiancé à Détroit, et qu’il est passé la chercher à l’instant. Si tu l’attends, tu peux l’attendre toute la nuit. — C’est pas son genre, de me faire ça. — On connaît pas les femmes, même au bout d’un million d’années. C’est comme Louanne, mec, toutes des putes — et tu sais très bien ce que j’entends par là, hein, pas du tout le sens habituel. Elles se détournent de toi, comme elles changent de manteau de fourrure, elles s’en foutent. Les femmes oublient, et les hommes pas. Elle t’a oublié, mec, tu veux pas le croire. — Peux pas m’y faire. — Tu l’as pourtant vue de tes propres yeux, non ? — Sans doute… — Elle s’est tirée avec lui, quelle garce, elle cache bien son jeu. Ah mec, je les connais, ces femmes-là, ça fait deux jours que je l’observe, alors je sais, je SAIS. » L’été finissait. On est restés sur le trottoir, devant le bar — mais qu’est-ce qu’on foutait à Détroit ? En plus, il s’est mis à faire froid. C’était le premier soir froid, depuis le printemps. On se recroquevillait dans nos T-shirts. « Ah, mec, je sais ce que tu ressens. Dire qu’on laisse nos vies dépendre de ces trucs-là. J’en ai fini avec Carolyn, j’en ai fini depuis longtemps avec Louanne, et maintenant, toi, tu en as fini avec Edie. En route pour New York, on repart à zéro. J’ai aimé Louanne de toutes mes fibres, mec, et je me suis fait recevoir comme toi. » Malgré ce qu’il disait, je suis retourné chez Edie voir si elle était rentrée. À présent, sa mère était là, je la voyais par la fenêtre de la cuisine. C’était toute une époque de ma vie qui était balayée. J’étais d’accord avec Neal. « Les gens changent, mec, faut bien le savoir. — J’espère qu’on changera jamais toi et moi. — Nous on sait, on sait. » On est montés dans un tram qui allait vers le centre ville, et là je me suis rappelé que Louis-Ferdinand Céline avait pris ce même tram avec son pote Robinson — ce Robinson qui n’est peut-être que Céline lui-même. Et Neal était comme un autre moi, car j’avais rêvé de lui la nuit précédente, à l’hôtel, et il était moi. En tout cas, il était mon frère, et on ne se quittait plus. On n’avait plus les moyens de se payer une chambre, alors on a entassé nos affaires à la consigne de la gare Greyhound, et on a décidé d’aller passer la nuit dans un ciné permanent des bas-fonds de Détroit. Il faisait trop froid pour dormir dans les parcs. Hunkey y était venu, dans ces bas-quartiers ; ses yeux noirs avaient maté tous les tripots, tous les cinés permanents et tous les bars à castagne, bien des fois. Son fantôme nous hantait. On ne risquait pas de tomber sur lui par hasard dans Times Square, à présent. On se disait que le vieux Neal Cassady était peut-être dans le coin, qui sait, mais non. Pour 35 cents chacun, on est entré dans le vieux ciné délabré, et on est montés au balcon en y restant jusqu’au matin, où on nous a délogés. Les gens qui passaient la nuit dans ce permanent étaient au bout du rouleau. Il y avait des clodos nègres, montés de l’Alabama parce qu’ils avaient entendu dire qu’on embauchait dans les usines autos ; des vieux clochards blancs ; des jeunes hipsters à cheveux longs, qui étaient arrivés au bout du voyage, et qui buvaient du pinard ; des putes ; des couples ordinaires, des femmes au foyer, désœuvrées, désorientées, désenchantées. Si on avait passé Détroit au crible, on aurait obtenu un bel échantillonnage de la lie de la société. Il y avait deux films au programme ; le premier c’était un truc avec Roy Dean, le cow-boy chantant, et son fier cheval Bloop ; le deuxième se passait à Istanbul, avec Geo. Raft, Sidney Greenstreet et Peter Lorre. On a vu les deux six fois dans la nuit. On les a vus à l’état de veille, on les a entendus dans notre sommeil, perçus dans nos rêves ; au matin, on était complètement saturés par ces deux mythes, l’étrange mythe gris de l’Ouest, et celui, plus sombre, de l’Est. Depuis, toutes mes actions ont été dictées automatiquement à mon subconscient par cette affreuse osmose. Cent fois j’ai entendu Greenstreet ricaner avec mépris, et Peter Lorre faire ses avances louches, j’étais avec Geo. Raft dans ses angoisses paranoïaques ; j’ai chevauché avec Roy Dean, chanté avec lui, tiré tant et plus sur les voleurs de bétail. Les gens s’extirpaient à regret de leurs boissons, ils tournaient la tête et sondaient la pénombre pour trouver quelque chose à faire, quelqu’un à qui parler.

En son for intérieur, chacun se taisait comme s’il était coupable ; personne ne pipait. Quand les voilages gris d’une aube-fantôme sont venus bouffer aux fenêtres du cinéma et s’accrocher aux tuiles du toit, je dormais la tête sur le bras d’un fauteuil ; six employés convergeaient avec la somme totale des déchets de la nuit pour en faire un énorme tas m’arrivant jusque sous les narines — je ronflais face au sol — et ils ont bien failli me balayer avec. C’est Neal qui me l’a raconté, il regardait la scène, dix rangées derrière moi. Tous les mégots, toutes les bouteilles, les boîtes d’allumettes vides, tout le ressac de la nuit venait grossir ce tas. S’ils m’avaient emporté avec, Neal ne m’aurait jamais revu. Il lui aurait fallu sillonner les États-Unis, d’une côte à l’autre, et faire toutes les poubelles, avant de me trouver recroquevillé en position fœtale dans les déchets de ma vie, de la sienne et de toutes celles en rapport, voire celles sans aucun rapport. Et qu’est-ce que je lui aurais dit, depuis ma poubelle matricielle ? « Fous-moi la paix, je suis très bien où je suis. De quel droit viens-tu perturber ma rêverie dans ce vomitoire ? » En 1942, j’ai été la vedette d’un des drames les plus dégueulasses de tous les temps. À l’époque, j’étais marin, et j’étais allé boire à l’Imperial Cafe, sur Scollay Square, à Boston. Après soixante bières, je suis parti me terrer dans les toilettes. Une fois là, je me suis recroquevillé autour du trône et je me suis endormi. Pendant la nuit, une bonne centaine de matelots, de bourlingueurs et de civils en tout genre sont venus me pisser et me vomir dessus, tant et si bien qu’à l’aube je disparaissais sous une couche de déjections. Et après ? Mieux vaut l’anonymat chez les hommes que la célébrité au ciel. Car enfin, qu’est-ce que le ciel, qu’est-ce que la terre ? Tout ça, c’est dans la tête. À l’aube, Neal et moi on est sortis de ce trou de l’horreur, tout flageolants, balbutiant des paroles incompréhensibles, et on s’est mis en quête d’une voiture au Bureau du Voyage. C’était la fin. Il ne nous restait plus que le désespoir. Après avoir passé une bonne partie de la matinée dans des bars nègres, à draguer les filles et écouter les disques du juke-box, on a fini par trouver notre voiture, et on nous a dit de rassembler nos affaires et de nous pointer chez le gars. Neal et moi, on s’est reposés sur l’herbe d’un parc. Il m’a regardé : « Dis donc, toi, tu sais que tu vas avoir des problèmes d’oreille, d’ici quelques années ? — Qu’est-ce que tu racontes ? — T’as du marron dans les oreilles, c’est mauvais signe. » C’était pas ma faute, je voulais même pas en parler. « Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? » j’ai gueulé. « C’est pas moi qui ai fait le monde, je l’ai pas perpétré, j’y aurais même pas pensé ! » Je me suis fourré le petit doigt dans l’oreille, et j’ai vu qu’il avait raison. C’était très triste. Tout foutait le camp peu à peu. On était allongés dans l’herbe, et on regardait le ciel bleu. Les trams nous crissaient aux oreilles. Cet après-midi-là, on a appris qu’il nous faudrait passer un jour de plus sur place, alors le soir j’ai rappelé Edie, et cette fois elle est arrivée avec un pack de bière sur le siège arrière, et on est retournés écouter du jazz. Elle n’a fourni aucune excuse pour nous avoir posé un lapin la veille ; c’est tout juste si elle se rendait compte de ce qu’elle avait fait. « Oh, qu’est-ce qu’elle a comme pierre dans le ventre », a chuchoté Neal. Dans Hastings Street, elle a brûlé un feu rouge, et aussitôt voilà qu’une voiture de patrouille nous rattrape et nous intime l’ordre de nous arrêter. Neal et moi on sort d’un petit bond, les mains en l’air. Pour te dire où on en était. Aussitôt les flics nous fouillent. On est en T-shirts. Ils nous tâtent et nous palpent, ils froncent les sourcils, ça ne fait pas leur affaire. « Nom de Dieu, dit Edie, j’ai jamais d’ennuis avec les flics quand je suis toute seule. Bon, écoutez voir, vous autres, vous savez qui est mon père ? Alors arrêtez vos c… — Qu’est-ce que vous faites avec ce pack de bière sur le siège arrière ? — Ça vous regarde pas, merde. — Sauf que vous venez de griller un feu rouge, jeune fille. — Et alors ? » Insolente comme pas deux. Neal et moi, par contre, on est rôdés. On suit les flics jusqu’au poste, et on décline notre identité au guichet. Neal s’anime, il se met à raconter des histoires au gradé. Edie passe des coups de fil importants et s’assure du soutien de toute sa famille. Elle se retourne contre moi pour me lancer, furieuse : « C’est toujours de ta faute, Kerouac, quand on tombe sur les flics, toi et ton fichu pote vous avez des têtes de voyous de première. Je veux plus rien avoir à faire avec toi, putain. — Très bien », je réponds, « ta mère a dit qu’il ne fallait pas que je vienne rouvrir d’anciennes blessures, elle m’a traité de clochard. — Et tu sais quoi, c’est elle qui a raison. » Neal et moi, on est ravis de se trouver au poste ; on se sent chez nous, on s’amuse comme des fous. Les flics, de leur côté, on dirait qu’ils nous apprécient. Il suffirait de pas grand-chose pour qu’on nous bastonne à coups de tuyau dans l’arrière-salle, et qu’on hurle de plaisir… enfin, peut-être. Edie réussit à intimider tout le commissariat avec sa façon de le prendre de haut, ses insultes et ses menaces, si bien qu’on finit par nous libérer, et qu’on part liquider notre pack de bière. Mi-rêveuse mi-groggy, elle rentre chez elle, je ne la reverrai plus jamais. Le lendemain après-midi, Neal et moi, on s’est farci sept-huit bornes dans les bus du coin avec tout notre barda de cloche, et on s’est rendus chez le type qui nous prendrait quatre dollars chacun pour aller à New York. C’était un blond entre deux âges, avec des lunettes, une femme et un gosse — bien installé. On a attendu dans la cour, le temps qu’il se prépare. Sa jolie épouse, vêtue d’une simple blouse d’intérieur en coton, nous a proposé du café, mais Neal et moi on était en trop grande conversation. Dans l’état de fatigue et d’égarement où il se trouvait, tout ce qu’il voyait le ravissait. Il était au bord de la transe religieuse. Il transpirait, transpirait. À l’instant où nous sommes montés dans la Chrysler toute neuve, à destination de New York, le pauvre homme a compris qu’il avait conclu un marché avec deux psychopathes, mais il a fait contre mauvaise fortune bon cœur, et quand on a dépassé le stade Briggs et qu’on s’est mis à parler de la prochaine saison des Tigers de Détroit, il s’était même habitué à nous. Dans la nuit brumeuse, nous avons passé Toledo, puis poursuivi dans l’Ohio. Je me rendais compte que je sillonnais et re-sillonnais toutes les villes du pays comme un voyageur de commerce — voyages de misères, camelote en stock, marchandise avariée dans mon sac à malice : personne n’achetait. Aux abords de la Pennsylvanie, l’homme a senti la fatigue, et Neal a pris le volant pour ne plus le lâcher jusqu’à New York ; on a mis l’émission Symphony Sid à la radio avec les derniers morceaux de bop, et c’est ainsi que nous sommes entrés dans la grande, l’ultime cité de l’Amérique. C’était le petit matin. Times Square était éventré pour travaux, car New York ne se repose jamais. Machinalement, on a cherché Hunkey au passage. Une heure plus tard, on arrivait au nouvel appartement de ma mère dans Long Island. Le type de Détroit a voulu faire un brin de toilette, et, en grimpant l’escalier tant bien que mal, on a trouvé ma mère en grande négociation avec des peintres amis de la famille, il y avait litige sur le montant des travaux. « Écoute-moi bien, Jack », elle m’a dit, « Neal peut rester quelques jours ici, mais après il faudra qu’il parte, c’est compris ? » Le voyage était fini. Ce soir-là, Neal et moi, on est allés se balader dans Long Island, parmi les réservoirs de gaz, les ponts de chemin de fer et les réverbères anti-brouillard. Je le revois sous un lampadaire : « Au moment où on est passés devant l’autre lampe, j’allais te dire un truc, Jack, alors je continue la parenthèse que j’ai ouverte, mais dès qu’on arrive au prochain réverbère, je reviens à ma première idée, d’accord ? » Pour être d’accord, j’étais d’accord. On avait tellement l’habitude d’itinérer qu’il nous a fallu parcourir comme ça tout Long Island, mais là, la terre s’arrêtait, il ne restait plus que l’océan Atlantique, impossible de pousser plus loin. On s’est serré la main, on s’est juré d’être amis pour toujours. Cinq soirs plus tard, même pas, on est allés dans une soirée à New York, j’ai vu une fille nommée Diane, et je lui ai dit que j’avais un ami qu’il fallait absolument que je lui présente, un jour. Comme j’étais ivre, je lui ai dit que c’était un cow-boy. « Oh, j’ai toujours voulu en rencontrer un. — Neal ! » j’ai braillé au milieu de la fête, avec des invités comme le poète José Garcia Villa, Walter Adams, le poète vénézuélien Victor Tejeira, Jinny Baker, dont j’avais été très amoureux, Allen Ginsberg, Gene Pippin et tant d’autres… « Viens là, mec. » Il a traversé la salle, intimidé. Une heure et pas mal de verres plus tard, dans cette soirée où il n’avait de toute évidence rien à faire, il était à genoux par terre, le menton sur le ventre de la fille, à lui promettre monts et merveilles, en sueur. C’était une brunette, belle plante et sexy, « droit sortie d’un tableau de Degas » comme disait Villa — l’idée qu’on se fait de la belle pute parisienne, en somme. Le lendemain, Neal vivait avec elle ; au bout de quelques mois, ils se chamaillaient au téléphone avec Carolyn, pour obtenir les papiers nécessaires au divorce, et ce n’est pas tout, quelques mois plus tard Carolyn donnait naissance au deuxième bébé de Neal, fruit de quelques nuits de mises au point, peu avant mon arrivée à Frisco. Encore quelques mois, et c’est Diane qui accouchait. En comptant un enfant illégitime quelque part dans le Colorado, Neal était à présent père de quatre petits, il n’avait pas le sou, il ne connaissait que les pépins, l’extase et la vitesse — pour changer. Le temps vint où je finis par partir dans l’Ouest en solo, un peu plus en fonds, et bien décidé à plonger vers le Mexique, où je claquerais cet argent ; c’est là que Neal… a tout envoyé balader pour me rejoindre. Ce fut notre dernier voyage, qui s’acheva parmi les bananiers, que nous savions trouver au terme de la route.

LIVRE QUATRE : Je disais donc que j’avais eu une nouvelle rentrée d’argent, et que, une fois le loyer de ma mère payé jusqu’à la fin de l’année, je me retrouvais sans rien à faire et nulle part où aller. Je ne serais jamais parti n’étaient les deux circonstances suivantes : d’abord une femme qui me régalait de langouste, de canapés de champignons et d’asperges sauvages dans son appartement au milieu de la nuit, mais me faisait la vie dure par ailleurs ; ensuite le fait que, lorsque le printemps arrive à New York, je suis incapable de résister à l’appel de la terre, qui me parvient depuis le New Jersey, sur les ailes du vent ; il faut que je parte. Je suis donc parti. Pour la première fois de notre vie, c’est à New York que j’ai dit au revoir à Neal en le quittant. Il travaillait dans un parking de Madison Avenue, au niveau des 40e Rues. Selon son habitude, il courait dans tous les sens avec ses chaussures en lambeaux, son T-shirt et son pantalon qui lui tombait sur les hanches, et il arrivait à lui tout seul à canaliser la déferlante des bagnoles de midi. Il fonçait entre les garde-boue, sautait par-dessus les pare-chocs, se ruait au volant, faisait un bond de trois mètres et pilait ; il sortait de la bagnole, traversait tout le parking, déplaçait en vingt secondes cinq voitures alignées contre le mur de briques ; courait comme un dératé en sens inverse, sautait dans la bagnole qui bloquait tout et réussissait à lui faire décrire une boucle en slalomant entre les voitures à l’arrêt pour la garer bien proprement dans un coin où elle ne dérangerait personne. En général, je venais le voir vers le crépuscule, aux heures creuses. Il était dans sa guérite, à compter les tickets en se frottant le ventre. La radio marchait toujours. « Tu l’as déjà entendu commenter les matchs de basket, ce cinglé de Marty Glickman : “jusqu’au milieu du terrain… rebondit, feinte… lancer à l’arrêt, marqué, deux points.” C’est carrément le meilleur commentateur sportif que je connaisse. » Il était réduit à des plaisirs simples, comme celui-là. Il habitait avec Diane un appartement sans eau chaude, dans la partie Est des Soixante-dixième. Quand il rentrait chez lui le soir, il se déshabillait et passait une veste de kimono en soie, puis se mettait dans son fauteuil pour fumer de l’herbe dans un narguilé. Tels étaient ses plaisirs domestiques, auxquels il faut ajouter un jeu de cartes porno. « Ces temps-ci, j’observais le deux de carreau. Tu as remarqué où elle met son autre main ? Je parie que tu sais pas ? Regarde bien, tu vas voir. » Il voulait me prêter le deux de carreau, qui représentait un grand type à la triste figure et une putain lascive et mélancolique en train d’essayer une position sur un lit. « Vas-y, mec, moi j’ai déjà pratiqué des tas de fois. » Diane, sa femme, préparait à manger dans la cuisine, elle nous a jeté un coup d’œil avec un sourire en coin. Elle était toujours contente. « Vise un peu ça, mec. C’est tout Diane. Tu vois, ça va pas plus loin. Elle passe la tête par la porte, et elle sourit. Oh je lui ai parlé, on a tout bien mis au point, nickel. On va partir vivre à la ferme, dans le New Hampshire, cet été. Moi il me faudra un station wagon pour faire des sauts à New York prendre du bon temps ; on aura une grande belle maison, avec plein de gosses d’ici quelques années. Hmm ! braouf ! yo ! » Il s’est levé comme un ressort et il a mis un disque de Willie Jackson. Il était en train de refaire très exactement ce qu’il avait fait avec Carolyn à Frisco. Diane appelait d’ailleurs longuement cette deuxième épouse pour s’entretenir avec elle. Il leur arrivait même de s’écrire pour évoquer l’excentricité de Neal. Bien entendu, il lui fallait envoyer une partie de sa paye à Carolyn, tous les mois, s’il ne voulait pas se retrouver en prison. Pour compenser cette ponction, il truandait le parking. Quand il rendait la monnaie, c’était un vrai prestidigitateur. Une fois, il a rendu la monnaie sur cinq dollars au lieu de vingt à un gars friqué, mais il lui a souhaité joyeux Noël avec un tel bagout que l’autre n’y a vu que du feu. On est allés dépenser la différence au Birdland, pour écouter du bop. Une nuit de brume, à trois heures, on s’est mis à parler à l’angle de la Cinquième Avenue et de la 49e Rue.

« Tu vois, Jack, ça m’embête que tu partes, sincèrement. Ça sera la première fois que je serai à New York sans mon vieux pote. » Il a ajouté : « New York, c’est une halte pour moi, c’est à Frisco que je suis chez moi. Depuis que je me suis installé ici, j’ai eu que Diane, comme fille : ça m’arrive qu’à New York, mince ! Mais la simple idée de retraverser cet affreux continent… ça fait un moment qu’on n’a pas parlé à cœur ouvert, toi et moi, Jack. » À New York, on passait notre temps à faire la bombe avec des foules d’amis dans des soirées où tout le monde était ivre, et apparemment ça ne lui convenait pas. Il était plus semblable à lui-même recroquevillé sous le crachin frisquet, dans la Cinquième Avenue déserte, la nuit. « Diane m’aime. Elle m’a promis-juré que je pourrais vivre à ma guise et qu’elle me ferait le moins d’histoires possible… Tu vois mec, à mesure qu’on vieillit, les histoires s’accumulent. Un jour, toi et moi, on longera les ruelles au coucher du soleil et on ira faire les poubelles. — On finira clodos, tu veux dire ? — Pourquoi pas, mec ? Bien sûr qu’on finira clodos si ça nous chante. Ya pas de mal à finir comme ça. Tant que tu empêches pas les autres de faire ce qu’ils veulent — les autres y compris les politiciens, les riches —, on te fout la paix, tu peux tracer ta route à ta façon. » J’étais d’accord avec lui ; il était en train de prendre les décisions de la maturité de la façon la plus directe, la plus simple. « C’est quoi, ta route, mec ? Celle du saint, celle du fou, celle de l’arc-en-ciel, celle de l’idiot ? N’importe comment, n’importe qui peut prendre n’importe quelle route, aujourd’hui. Où, toi, comment ? » On a approuvé de la tête, sous la flotte. La bonté du bon sens. « Miierde, faut surveiller ton gamin. C’est pas un homme s’il sait pas calter, fais ce que dit le docteur. Je te le dis tout net, Jack, je peux bien vivre n’importe où, j’ai toujours les pieds pas loin de mes pompes, prêt à me tirer, prêt à me faire virer. J’ai décidé de lâcher prise. Toi, tu m’as vu essayer, me casser le cul pour réussir, et tu sais que c’est pas grave ; on a conscience du temps… on sait ralentir, arrêter de courir, prendre notre pied maximal, à l’ancienne, c’est pas ce qu’il y a de mieux ? On le sait bien, nous. » On a soupiré sous la pluie. Elle balayait toute la vallée de l’Hudson, cette nuit-là. Rincés les grands quais monumentaux du fleuve vaste comme une mer, rincés les pontons des vieux vapeurs à Poughkeepsie, rincés le lac des sources à Split Rock et le mont Vanderwhacker, rincés la terre, le sol, les rues de la ville. « Alors moi, a dit Neal, je laisse la vie me guider. Tu sais, je viens d’écrire à mon vieux, à la prison du comté, à Denver. Et j’ai reçu la première lettre de lui depuis des années l’autre jour. — Ah bon ? — Ouais, ouais. Il dit qu’il veut voir le bébbé, avec deux b, quand il pourra aller à Frisco. J’ai trouvé un meublé sans eau chaude à 13 dollars le mois sur la 40e Est. Si j’arrive à lui envoyer l’argent, il viendra vivre à New York — à condition qu’il se pointe jusque-là. Je t’ai jamais beaucoup parlé de ma sœur, mais tu sais que j’ai une petite sœur adorable. J’aimerais bien qu’elle vive avec moi, elle aussi. — Où elle est ? — Ben, c’est ça le problème, je sais pas. Il va tâcher de la trouver, mon vieux, mais enfin, tu vois d’ici… — Alors comme ça, il est rentré à Denver ? — Direct en taule. — Et où il était, avant ? — Au Texas, au Texas. Tu vois, mec, sur ma vie, l’état des choses, ma situation, tu remarqueras que je me calme. — Oui, c’est vrai. » Il s’était calmé, à New York. Il avait besoin de parler. On se gelait sous la pluie froide. On a pris date pour se retrouver chez ma mère avant mon départ. Il est venu le dimanche après-midi suivant. J’avais un téléviseur. On a mis un match à la télé, un autre à la radio, et on passait au troisième pour se tenir au courant des actions au fil des minutes. « Oublie pas, Jack, Hodges est en seconde position à Brooklyn, alors quand le lanceur remplaçant va arriver chez les Phillies, on passera au match avec les Giants contre Boston, et, en même temps, note que Di Maggio a un score de trois balles et que le lanceur tripote le sac en résine, donc on a pas de mal à comprendre ce qui est arrivé à Bob Thomson quand on l’a laissé il y a trente secondes avec un homme en position trois. Oui ! » Plus tard dans l’après-midi, on est sortis jouer au base-ball avec des jeunes dans un champ embué de suie, le long du triage de Long Island. On a joué au basket, aussi, et on se donnait tellement qu’un des plus jeunes nous a lancé : « Calmos, les gars, vous êtes pas obligés de vous tuer ! » On les voyait faire des bonds en souplesse autour de nous, ils nous ont battus sans effort. Nous, on était en nage. À un moment donné, Neal a fait un plat sur le béton du terrain. On se démenait comme deux beaux diables pour empêcher les jeunes de prendre le ballon ; ils ont contre-attaqué et nous l’ont fait sauter. D’autres plongeaient en avant, et échangeaient des passes fluides au-dessus de nos têtes. On se ruait vers le panier comme des malades, et les jeunes allongeaient le bras, arrachaient la balle à nos mains en sueur et s’en allaient en dribblant. Ils pensaient qu’on était dingues. On est rentrés chez moi en se faisant des passes d’un trottoir à l’autre. On en a tenté des très spéciales, en plongeant par-dessus les buissons, au risque de se payer les poteaux. Une voiture passait, j’ai couru à sa hauteur, lancé la balle à Neal au ras du pare-choc. Lui, il a plongé, rattrapé la balle, roulé dans l’herbe et il me l’a renvoyée par-dessus un camion de boulanger garé là. J’ai bloqué de justesse du plat de la main, et renvoyé à Neal, qui a dû faire une pirouette et qui est tombé à la renverse sur la haie. Et ainsi de suite. Une fois chez moi, il a tiré son portefeuille de sa poche, il a toussoté, et tendu à ma mère les quinze dollars qu’il lui devait depuis le jour où on avait pris une amende pour excès de vitesse, à Washington. Elle n’en revenait pas, elle était ravie. On a fait un dîner copieux. « À présent, Neal, a dit ma mère, j’espère que vous allez bien vous occuper du bébé qui va venir, et que vous allez rester marié. — Oui, oui, ouais. — Vous ne pouvez pas semer des bébés dans tout le pays comme ça. Ces pauvres petits, ils vont grandir sans personne pour les défendre. Il faut bien leur donner une chance de vivre. » Il a regardé ses pieds et fait oui de la tête. Dans le crépuscule rouge vif, on s’est dit au revoir sur un pont d’autoroute. « J’espère te trouver à New York à mon retour », j’ai dit. « Tout ce que j’espère, c’est qu’un jour on pourra vivre dans la même rue avec nos familles, et qu’on sera une paire d’anciens. — C’est vrai, mec. Tu sais que je fais des vœux pour ça, sans oublier tous les ennuis qu’on a eus, et tous les ennuis à venir, comme ta mère me le rappelle en toute connaissance de cause. J’en voulais pas, moi, de ce bébé en plus. C’est Diane qui y tenait, alors elle a pas fait attention, et on s’est disputés. Tu savais que Louanne était mariée à un marin à Frisco, et qu’elle allait avoir un bébé ? — Oui, on en est tous un peu au même point, maintenant. » Il a sorti de sa poche un cliché de Carolyn avec sa deuxième fille, pris à Frisco. L’ombre d’un homme se projetait sur le trottoir ensoleillé, au-dessus de l’enfant, deux longues jambes de pantalon, dans la tristesse ambiante. « C’est qui, lui ? — Ça ? C’est rien qu’Al Hinkle. Il s’est remis avec Helen, ils sont partis à Denver. Ils avaient passé une journée à prendre des photos. » Il m’en a sorti d’autres. Je me suis rendu compte que ces clichés, nos enfants les regarderaient un jour avec admiration, en se figurant que leurs parents menaient des vies lisses et rangées, se levaient le matin pour arpenter fièrement les trottoirs de la vie, sans se douter du délire, de la déglingue, de la déjante des réalités de notre existence, de notre nuit, de notre enfer, cauchemar absurde de cette route-là. À force qu’on raconte des niaiseries, comment les enfants sauraient-ils ? « Au revoir, au revoir », Neal est parti dans le long couchant rouge, les locomotives déployant leur panache au-dessus de lui, comme à Tracy, comme à La Nouvelle-Orléans. Son ombre le suivait, singeant sa démarche, ses pensées, tout son être. Il s’est retourné et m’a fait un petit signe de la main, timide. Il m’a fait le signe du serre-freins, en sautant sur place et en braillant un truc que je n’ai pas compris. Il s’est mis à décrire des cercles en courant, tant et si bien qu’il est parvenu à l’angle de béton du pont de chemin de fer. Il m’a envoyé un dernier signal, je lui ai répondu, et puis brusquement, il a disparu en s’engouffrant dans sa vie. J’ai contemplé bouche bée la déshérence de la mienne ; à moi aussi, il me restait un sacré bout de chemin. Le lendemain à minuit, j’ai pris le car pour Washington ; une fois là-bas, j’ai un peu traîné, fait un détour par Blue Ridge ; entendu l’oiseau de Shenandoah, visité le tombeau de Stonewall Jackson ; au crépuscule, je suis allé cracher mes poumons dans le Kanawha, et j’ai déambulé dans la nuit de Charleston, en Virginie, ambiance cul-terreux. À minuit, j’étais à Ashland dans le Kentucky, fille solitaire sous la marquise d’un cinéma fermé. L’Ohio, sombre et mystérieux, Cincinnati à l’aube. Et puis, de nouveau, les champs de l’Indiana, et l’après-midi Saint Louis, dans son éternel berceau de nuages au-dessus de la vallée. Les pavés boueux, et les troncs d’arbres du Montana, les vapeurs fracassés, les panneaux de signalisations vétustes, l’herbe, les cordages, le long du fleuve. La nuit, le Missouri, les champs du Kansas, les vaches nocturnes au secret des grands espaces, les villages gros comme des boîtes d’allumettes, la mer au bout de chaque rue, l’aube sur Abilene. À traverser le Kansas d’est en ouest, les prairies font place aux rangelands, contreforts de la nuit. J’avais pour voisin George Glass. Il était monté à Terre Haute, dans l’Indiana, et voilà qu’il me disait : « Je t’ai raconté pourquoi je peux pas saquer ces sapes que j’ai sur le dos, d’abord elles sont merdiques, mais y a pas que ça. » Il m’a fait voir des papiers. Il sortait du pénitencier fédéral de Terre Haute où il avait été incarcéré pour vol et trafic de voitures à Cincinnati. C’était un môme de vingt ans, avec une tête bouclée. « Dès que j’arrive à Denver, je mets ça au clou et je me paie des Levi’s et un T-shirt. Tu sais ce qu’ils m’ont fait dans cette taule ? Ils m’ont collé au mitard avec une bible. Comme c’était de la pierre par terre, moi je m’asseyais dessus. Alors quand ils ont vu ça, ils me l’ont enlevée, et ils m’ont filé une toute petite bible de poche à la place. Je pouvais plus m’asseoir dessus, du coup je l’ai lue, Ancien et Nouveau Testament, la totale, hé, dis donc. » Il m’a glissé un coup de coude en mangeant sa sucette, il passait son temps à en manger, vu qu’il s’était flingué l’estomac en taule et pouvait rien avaler d’autre. « Tu sais qu’il y a des trucs chauds dans c’te Bible. » Il m’a expliqué le terme bouffonner : « Le gars qui est partant et qui commence à parler de sa date de libération, il bouffonne les autres gars, qui en ont encore pour un bail. Alors on le prend par la peau du cou, et on lui dit comme ça : “bouffonne pas avec moi”. Bouffonner, c’est pas bon, tu vois ? — Je bouffonnerai pas avec toi, George. — Quand on bouffonne avec moi, j’ai les narines qui se dilatent, je serais capable de tuer. Tu sais pourquoi j’ai passé ma vie en taule ? Parce que je me suis énervé quand j’avais treize ans. J’étais au ciné avec un autre gars, et il a traité ma mère, tu vois de quel mot, alors moi j’ai sorti mon canif et je lui ai coupé la gorge. Je l’aurais tué si on nous avait pas séparés. Le juge y me fait : “Est-ce que vous saviez ce que vous faisiez en agressant votre ami ?” Moi je lui fais : “Oui, m’sieur, oui, votre honneur, j’aurais voulu le tuer ce fils de pute, et j’ai pas renoncé.” » C’est comme ça que j’ai pas été libéré sur parole, et que je suis allé droit en maison de correction. J’ai chopé des hémorroïdes à force d’être assis au mitard. Va jamais dans un pénitencier fédéral, c’est le pire du pire. Oua, merde, je pourrais causer toute la nuit, ça fait tellement longtemps que je cause à personne. Tu peux pas savoir quel BIEN ça me fait de sortir. Toi t’étais déjà là quand je suis monté, à quoi tu pensais ? — À rien, je roulais, c’est tout. — Moi, je chantais. Je suis venu m’asseoir à côté de toi parce que je voulais pas m’asseoir à côté d’une fille, j’avais peur de péter les plombs et de lui mettre la main au panier. Faut que je tienne encore un peu. — Si tu replonges, tu vas prendre perpète. Faut que tu te calmes, maintenant. — Je compte bien me calmer, mais le truc, c’est que j’ai les narines qui se dilatent, et là je sais plus ce que je fais. » Il partait vivre chez son frère et sa belle-sœur, qui lui avaient trouvé du travail dans le Colorado. C’étaient les feds qui avaient payé son ticket de car, avec la destination indiquée sur sa conditionnelle. C’était un petit gars comme Neal autrefois : il avait le sang trop chaud ; ses narines se dilataient ; mais il lui manquait la sainteté native et singulière qui lui aurait permis d’échapper aux verrous du destin. « Sois un pote, fais gaffe que mes narines se dilatent pas quand on sera à Denver, tu veux bien, Jack ? Comme ça, peut-être que je pourrai arriver chez mon frère sans m’attirer d’ennuis. » Je ne pouvais qu’accepter. Quand on a débarqué à Denver, je l’ai pris par le bras et je l’ai mené dans Larimer Street pour mettre ses fringues au clou. Le vieux juif a compris de quoi il retournait avant même qu’il ait fini de déballer sa marchandise. « J’en veux pas de cette saleté, les gars de Canon City, ils m’en apportent tous les jours. » Larimer Street grouillait d’anciens détenus qui essayaient de fourguer leurs beaux costards de chez Taule. George s’est retrouvé avec son sachet sous le bras, mais vêtu du Levi’s et du T-shirt tout neufs qu’il s’était payés. On est allés au Glenarm, le vieux Q.G. de Neal, et en chemin il a trouvé une poubelle où fourrer le costard.

Le soir tombait. On a appelé Ed White. « Yo ? » il a dit avec un petit rire, « j’arrive tout de suite ». Dix minutes plus tard, il venait traîner la savate avec Frank Jeffries. Ils étaient rentrés de France, et leur vie à Denver les laissait terriblement sur leur faim. George leur a beaucoup plu, ils lui ont payé des bières. Lui, il a commencé à claquer son pécule. Voilà que j’étais de retour à Denver dans la nuit de velours, ruelles sacrées, bicoques loufoques. On a commencé à faire la tournée des bars en ville et sur le bord de la route du côté de West Colfax Street — ceux des Noirs à Five Points, et tout et tout. Frank Jeffries m’attendait depuis des années et voilà qu’on était sur le point de tenter l’aventure ensemble. « Jack, depuis que je suis rentré de France, je sais pas quoi faire de ma peau. C’est vrai que tu pars au Mexique ? Vingt dieux, je pourrais pas partir avec toi ? Je peux me trouver une centaine de dollars, et une fois là-bas j’irai palper ma pension de G.I. à l’université de Mexico. » O.K., marché conclu, Frank venait avec moi. C’était un gars de Denver, timide et bien bâti, avec une épaisse tignasse, un grand sourire de truand et des gestes à la Gary Cooper, nonchalants, tout en souplesse. « Vingt dieux ! » il a dit en passant ses pouces dans sa ceinture, pour accompagner sa démarche chaloupée et nonchalante. Son père lui faisait la guerre. Il s’était déjà opposé à son voyage en France, et aujourd’hui il s’opposait à ce qu’il parte au Mexique. Frank déambulait dans Denver en clochard à cause de ce différend. Ce soir-là, après avoir bu moult verres, et empêché que les narines de George se dilatent — un gars était arrivé avec deux filles, on l’avait traité de frimeur, on avait voulu qu’il nous présente les nanas et George lui avait sauté à la gorge —, Frank est monté en douce dormir dans la chambre de George au Glenarm. « Je peux même pas rentrer tard, mon père m’engueule et ensuite il se retourne contre ma mère. Je te le dis, Jack, faut que je quitte Denver au plus vite, sinon je vais devenir dingue. » Bon, moi je me suis installé chez Ed White, et puis ensuite Beverly Burford m’a aménagé une petite chambre bien propre au sous-sol, et on y a fait la fête tous les soirs pendant une semaine. George s’est évanoui dans la nature, il est parti chez son frère à Climax dans le Colorado, et on ne l’a jamais plus revu : on ne saura jamais si quelqu’un a essayé de bouffonner avec lui depuis, s’il s’est fait serrer en taule, ou s’il pète ses câbles en toute liberté, la nuit. Pendant une semaine, Ed White, Frank, Bev et moi, on a passé tous les après-midi dans des bars super-sympas où la serveuse porte des pantalons et traverse la salle avec des yeux timides et énamourés ; pas des dures-à-cuire, les petites ; elles tombent amoureuses des clients, elles ont des liaisons explosives, et vont de bar en bar en traînant leur misère ; cette semaine-là, on a passé nos soirées dans le quartier de Five Points, à écouter du jazz et nous bourrer la gueule dans des saloons noirs délirants, après quoi on rentrait dans mon sous-sol bavasser jusqu’à cinq heures du matin. Midi nous trouvait le plus souvent affalés dans le jardin de Bev, avec les gosses de Denver qui jouaient aux cow-boys et aux indiens, et nous dégringolaient sur la tête du haut des cerisiers en fleur. Je passais des heures formidables, et le monde s’ouvrait à moi, parce que je n’avais aucun rêve. Frank et moi, on mijotait d’entraîner Ed White avec nous, mais il était trop englué dans sa vie sur place. J’ai passé des soirées à bavarder avec Justin W. Brierly, dans son bureau. Il revêtait son peignoir chinois, sortait des cacahouètes et des amandes salées et du scotch à boire sec. « Asseyez-vous, Jack, et racontez-moi New York. Comment va Neal ? Comment va Allen ? Comment va Lucien ? Vous savez où se trouve Hal Chase ? — À Trinidad, dans le Colorado, sur des fouilles. — Vous avez vu Mr. Hinkle quelque part ? Et votre ami Burroughs, qu’est-ce qu’il devient ? Burford est toujours à Paris. Vous avez pu parler longuement avec Ed ? Et Jeffries, il vous plaît ? Beverly a le moral, en ce moment ? » Justin adorait parler de nous tous. « Vous ne trouvez pas que c’est un grand cercle formidable, tous ces gens ? Vous ne trouvez pas que c’est sympathique ? » Il m’a emmené faire un tour dans son Oldsmobile, avec son projecteur. On passait dans West Colfax Street quand il aperçoit un tacot mexicain tous phares éteints. Aussitôt, le voilà qui allume le projecteur et le braque sur les passagers, une bande de jeunes Mexicains. Ils s’arrêtent paniqués, persuadés qu’on est des flics. « Vos phares ne fonctionnent pas ? Vous avez un problème » leur crie ce dignitaire déjanté. « Oui, m’sieur, oui m’sieur », ils répondent. « Eh bien alors », il leur lance, « bonne année ». Et comme il bloque la circulation pour ce dialogue absurde, ça klaxonne derrière nous. « Eh, fermez-la » il lance en redémarrant sur les chapeaux de roues. À quatre heures du matin, il braque son projo sur la demeure la plus fastueuse de la ville, il me fait la visite guidée de chaque pièce éclairée par le faisceau. Il y a des gens qui dorment, à l’intérieur : qu’à cela ne tienne. Une fois dans son bureau, il m’a déniché un portrait de Neal à seize ans. On n’imagine pas visage plus chaste. « Vous voyez à quoi il ressemblait C’est pour ça que j’avais foi en lui, à l’époque. Je voyais son potentiel, soyez-en sûr, mais il refusait d’apprendre, alors je m’en suis lavé les mains. — C’est dommage, il aurait pu faire son chemin dans le monde, devenir quelqu’un. D’un autre côté, je l’aime mieux comme il est. Les grands hommes sont malheureux. — Vous n’allez pas me dire que Neal est heureux, si — C’est un extatique, il est en deçà ou au-delà du bonheur. — Moi je dirais en deçà. Aller s’empêtrer de trois femmes et je ne sais combien de gosses un peu partout… quelle absurdité. — Il faut lui retrouver sa mère. — En tout cas, Jack, je me suis bien amusé. » Il est devenu sérieux. « Oui, je me suis bien amusé, et si c’était à refaire, je revivrais de la même manière. Ça m’absorbe de plus en plus, de découvrir ces gosses et de les aider à s’épanouir. C’est pour ça que j’ai laissé mon cabinet d’avocat tomber en quenouille, pour ça que j’ai complètement abandonné la gestion de patrimoine, et je crois que l’an prochain je vais démissionner du secrétariat du festival, à Central City. Je suis revenu à mes premières amours, j’enseigne l’anglais au lycée. » Sur son tableau noir, au lycée, j’ai vu inscrits à la craie les noms de Carl Sandburg et de Walt Whitman. Un jeune Noir est venu le trouver pour lui confier son problème : il n’avait pas le temps de distribuer les journaux et de faire ses devoirs. Brierly a appelé ses patrons, il leur a fait changer l’horaire de distribution, tout s’est arrangé. Les étudiants des universités de l’Est venaient le voir aux vacances pour trouver des boulots d’été. Il lui suffisait de décrocher son téléphone et d’appeler le maire. « Vous vous rappelez peut-être Bruce Rockwell, de Columbia ? Il est adjoint au maire, à présent. Il a fait son chemin. Il n’était pas dans votre classe ? » Il avait un an de moins que moi. Je le revoyais, Bruce Rockwell, dans sa chambre, un soir de mai qu’il avait une décision majeure à prendre — rentrer à Denver ou rester à New York, dans la publicité. J’étais assis sur un lit, une revue critique entre les mains. Je l’ai balancée et elle est venue atterrir à ses pieds. « Voilà ce que j’en pense, des critiques ! » j’ai gueulé. Bruce a médité sombrement sur son destin, et puis brusquement il s’est levé et il est sorti. Sa décision était prise. Il y avait du général MacArthur en lui. À présent, il était adjoint au maire, il passait sa vie à courir d’un rendez-vous à l’autre, tout ce qu’il y a d’établi, de parties de golf en cocktails et en congrès, à boire des martinis entre deux portes au Brown Hôtel, et tout le toutim — histoire d’engraisser avant l’heure, de se faire un ulcère et de perdre la tête tout en passant pour un modèle de bon sens. « Non », j’ai dit, « moi je crois qu’il va très bien, Neal. Un de ces jours il va disparaître dans une langue de feu, on verra ce qu’on verra. » Un soir que je m’amusais avec les gosses de Denver, que je me mettais mollement en condition pour partir, voilà que Brierly m’appelle au téléphone. « Hé Jack, vous ne devinerez jamais qui arrive à Denver ! » Je ne voyais pas du tout. « C’est Neal, il est déjà en route, je le sais par mon réseau, il s’est acheté une voiture, il vient vous rejoindre. » Tout à coup, j’ai eu une vision, j’ai vu Neal en Ange Effroyable de la Fièvre et des Frissons, il arrivait dans un battement d’aile, tel un nuage, à une vitesse sidérale, il me poursuivait comme l’inconnu voilé dans la plaine, il fondait sur moi. Je voyais sa face immense sur les plaines, la folie de son propos inscrite dans son ossature, ses yeux étincelants ; je voyais ses ailes ; je voyais son vieux tacot, chariot d’où jaillissaient des kyrielles de flammes chatoyantes ; il traçait sa propre route, il passait sur les maïs, il traversait les villes, il détruisait les ponts, il asséchait les fleuves. Il s’abattait sur l’Ouest comme le courroux céleste. Je savais que Neal était retombé dans sa folie. Il ne risquait pas d’envoyer de l’argent à ses deux femmes s’il avait sorti ses économies de la banque pour acheter une voiture. La guerre était allumée. Derrière lui, ce n’était plus que champs de ruines fumantes. Il se ruait vers l’Ouest en traversant une fois de plus le continent abominable qui gémissait sous lui ; il serait bientôt là. On s’est dépêchés de faire des préparatifs pour l’accueillir. Le bruit courait qu’il voulait me conduire au Mexique. « Tu crois qu’il sera d’accord pour que je vienne ? » m’a demandé Jeff, atterré. « Je vais lui parler », j’ai dit sombrement. On ne savait pas à quoi s’attendre. « Où est-ce qu’il va dormir Qu’est-ce qu’il va manger ? Il y a des filles pour lui ? » On aurait cru l’arrivée de Gargantua ; il faudrait faire des aménagements, agrandir les caniveaux, raccourcir les lois pour les adapter au fardeau de ses souffrances, à ses extases déflagrantes. Quand il est arrivé, on aurait dit un vieux film. J’étais dans la folle maison de Beverly, par une après-midi dorée. Que je dise un mot de cette maison. La mère de Beverly était en France. La tante venue la chaperonner s’appelait Austice, ou un nom comme ça c’était une vieille dame de soixante-quinze ans fraîche comme un gardon. Au sein de la famille Burford, qui s’étendait jusque dans l’Iowa, elle passait son temps à aller chez l’un et chez l’autre, rendant moult services. Jadis, elle avait eu une douzaine de fils pour son compte, mais ils étaient tous partis, ils l’avaient abandonnée. Toute vieille qu’elle était, elle s’intéressait à ce qu’on racontait et à nos faits et gestes. Elle secouait une tête réprobatrice quand on descendait nos whiskys secs au salon. « Vous feriez mieux de sortir dans le jardin, pour faire ça, jeune homme. » À l’étage — la maison tenait de la pension de famille, cet été-là — habitait un dingue nommé Jimmy, désespérément amoureux de Beverly. Il était du Connecticut, on le disait fils de famille, avec une carrière qui l’attendait et tout et tout, mais il préférait se trouver auprès de Bev. Ce qui donnait la chose suivante : il passait ses soirées le feu aux joues dans le salon, caché derrière son journal ; il entendait tout ce qu’on disait, sans rien manifester. Il avait encore plus le feu aux joues quand c’était Bev qui parlait. Quand on le forçait à lâcher son journal, il nous regardait avec une expression d’ennui et de douleur sans fond. « Hein ? Ah oui, sûrement, oui… » On n’en tirait rien de plus. Austice s’installait dans son coin pour tricoter, et elle nous regardait de son œil d’oiseau. Elle avait pour tâche de nous chaperonner, de veiller à ce que personne ne dise de vilains mots. Bev gloussait sur le canapé. Ed White, Jeffries et moi, on était avachis dans divers fauteuils. Le pauvre Jim souffrait le martyre. Il se levait, bâillait et nous disait : « Et voilà, encore un jour de passé, encore un dollar de gagné, bonsoir. » Bev n’avait que faire de lui, elle était amoureuse d’Ed White qui se tortillait comme une anguille pour lui échapper. On était réunis comme ça un après-midi, vers l’heure du dîner, quand Neal s’est arrêté devant la maison avec sa bagnole, d’où il est sorti en costume de tweed avec gilet assorti et chaîne de montre. « Hop, hop, hop ! » j’ai entendu dans la rue. Il était avec Bill Tomson, qui rentrait tout juste de Frisco avec sa femme Helena, et qui s’était réinstallé à Denver. Al Hinkle et Helen l’avaient fait aussi, de même que Jim Holmes. Tout le monde était revenu à Denver. Je suis sorti sur le perron. « Salut, fils », m’a dit Neal en me tendant sa grande main. « Je vois que tout va bien, de votre côté. Hello, hello, hello », il a dit à la cantonade. « Oh, Ed White, Frank Jeffries, comment ça va, vous autres ? » On l’a présenté à Austice. « Ah ouais, enchanté, je vous présente mon ami Bill Tomson, il a eu la gentillesse de m’accompagner, hmm hmm fichtre Major Hoople, pour vous servir », il a dit en tendant la main à Jim, qui le regardait, ébahi. « Ouais, ouais. Bon alors, Jack, mon vieux, quel est le programme ? Quand est-ce qu’on décolle pour le Mexique ? Demain après-midi ? Très bien, très bien. Hmm, hmm. Donc, Jack, j’ai très exactement seize minutes pour foncer chez Al Hinkle récupérer ma vieille montre du rail et la mettre au clou dans Larimer Street avant que ça ferme il faudra pas que je traîne, comme ça j’aurai le temps de voir si par hasard mon vieux serait pas au Jiggs, ou dans un autre bar, et puis j’ai rendez-vous chez le coiffeur, celui que Brierly m’a recommandé. J’en ai pas changé toutes ces années, et je compte bien m’en tenir à cette politique. (Il a toussoté de nouveau.) À six heures PILE, pile, t’entends, je veux que tu sois devant la porte quand je passerai te prendre ; on filera chez Bill Tomson, on mettra un disque de Gillespie vite fait, et d’autres de bop, on se prendra une heure de détente avant la soirée que vous avez prévue, Ed, Frank, Bev et toi, puisque vous ne saviez pas encore que j’arrivais, ce que j’ai fait il y a quarante-cinq minutes, pour être précis, dans ma Ford 1937, que tu vois garée ici. Je suis venu avec, en m’arrêtant longuement à Kansas City pour voir mon frère, pas Jack Daly, le cadet… » Tout en parlant, il s’affairait à se changer dans une alcôve du séjour où on ne pouvait pas le voir, il avait troqué sa veste contre un T-shirt, et il faisait passer sa montre dans un autre pantalon, tiré lui aussi de sa valise cabossée. « Et Diane » je lui ai demandé.

« Quoi de neuf à New York — Officiellement, Jack, je fais ce voyage pour obtenir le divorce au Mexique, ça va plus vite et c’est moins cher que partout ailleurs… j’ai enfin l’accord de Carolyn, donc tout est clair, tout va bien, tout est merveilleux, et nous savons bien qu’il n’y a pas lieu de s’en faire pour quoi que ce soit, n’est-ce pas, Jack ? » Hélas, pauvre de moi, je suis toujours prêt à suivre Neal, si bien qu’on s’est lancés dans des préparatifs fébriles pour ce nouveau programme, et qu’on a mis au point une soirée à tout casser — de fait, elle fut inoubliable. La sœur d’Al Hinkle avait des invités. Il a deux frères dans la police. Ils regardaient tout ce qui se passait, d’un air atterré. Il y avait un superbe buffet sur la table, avec des gâteaux et des boissons. Al Hinkle m’avait l’air heureux et prospère. « Alors, tu t’es fixé avec Helen, maintenant » je lui ai demandé. « Oui, m’sieur, et comment ! Je vais m’inscrire à l’université de Denver, tu sais, avec Jim et Bill. — Et qu’est-ce que tu vas étudier — Ça, je sais pas encore. Dis donc, Neal est de plus en plus dingue, d’année en année, non ? — Et comment ! » Helen Hinkle était là, elle essayait de parler avec quelqu’un mais il n’y en avait que pour Neal. Il s’était planté devant Jeffries, White, Bev et moi, qui étions en rangs d’oignons sur des chaises, le long du mur, et il faisait son numéro. Al Hinkle allait et venait derrière lui, inquiet. Sa pauvre sœur était reléguée au second plan. « Hop hop hop », disait Neal. Il ne tenait pas en place, il tirait sur son T-shirt en se frottant le ventre. « Ouais, alors on est tous réunis, aujourd’hui, et malgré les années qui nous ont séparés, on n’a pas tellement changé, ni les uns ni les autres, ça se voit d’ailleurs, pour le prouver, j’ai ce jeu de cartes qui me permet de dire la bonne aventure assez précisément dans toutes sortes de domaines. » C’était son jeu porno. Helen et Bill Tomson restaient dans leur coin, raides comme des piquets. C’était une soirée absurde, totalement ratée. Et puis Neal s’est tu, il est allé s’asseoir à la cuisine, entre Jeff et moi, et il s’est mis à regarder droit devant lui, pétrifié, buté, sans plus voir le reste du monde. Il était simplement en train de s’abstraire un instant pour recharger ses batteries. Si on l’avait touché, il aurait vacillé comme le rocher en équilibre sur un petit caillou au bord du gouffre, qui peut aussi bien dégringoler que continuer à osciller. Et puis, brusquement, ce rocher s’est mué en tournesol, son visage s’est éclairé d’un beau sourire, il a regardé autour de lui comme le dormeur qui s’éveille, et il a déclaré : « Ah, tous ces gens formidables qui sont là, avec moi ! C’est pas chouette, ça ? Qu’est-ce que c’est chouette, Jack ! » Il s’est levé et il a traversé toute la pièce main tendue vers un des policiers : « Je me présente, Neal Cassady, oui, je me souviens de vous. Ça va pour vous Tant mieux, tant mieux. Regardez-moi ce beau gâteau ! Je peux en prendre ? » La sœur d’Al Hinkle a dit que oui. « Ah, c’est merveilleux. Les gens sont tellement sympathiques. Ces gâteaux et ces jolies choses, étalés sur la table, ces petits plaisirs, ces petits régals. Hmm, délicieux, délicieux, oh la la ! » Il s’était planté au beau milieu de la pièce, en équilibre instable, pour manger son gâteau, et considérer tout le monde avec un air de vénération. Il s’est retourné, il a regardé derrière lui. Tout l’étonnait, tout ce qu’il voyait. Apercevant un tableau au mur, il s’est figé pour le considérer avec attention. Il s’est levé, il l’a regardé de plus près, il a reculé, il s’est penché, il a fait un saut en l’air, il a voulu le voir sous tous ses angles et à toutes les hauteurs possibles et imaginables. Il n’avait pas la moindre idée de l’impression qu’il pouvait faire aux autres, et s’en fichait plus encore. Les gens en arrivaient à le couver d’un regard paternel ou maternel attendri. Il était enfin devenu un ange, ce que j’avais toujours prévu, mais, comme tout ange, il avait encore des crises de rage et de fureur et quand on a quitté la soirée pour aller au bar du Windsor, en bande turbulente, il s’est soûlé avec une frénésie séraphique. N’oublions pas que le Windsor, grand hôtel au temps de la ruée vers l’or, n’était plus qu’un infâme rade à clodos, avec, curiosité locale, des impacts de balles encore visibles dans les murs du grand bar, au rez-de-chaussée. Le Windsor, Neal y avait vécu, autrefois. Avec son père et d’autres clochards. Il n’y était pas en touriste, il y était chez lui. Il buvait dans ce saloon, tel le fantôme de son père, il éclusait vin, bière et whisky comme de l’eau du robinet. Il avait le visage empourpré, il transpirait, il s’est mis à brailler, à gueuler au bar, il a traversé la piste de danse où des personnages sortis du folklore de l’Ouest évoluaient avec des entraîneuses, il a essayé de jouer du piano, il a pris d’anciens détenus dans ses bras et s’est mis à vociférer avec eux dans le boucan. Pendant ce temps-là, le reste de la bande s’était assis autour de deux immenses tables qu’on avait rapprochées. Il y avait là Justin W. Brierly, Helena et Bill Tomson, une fille de Buffalo dans le Wyoming, amie d’Helena, Frank, Ed White, Beverly, moi, Al Hinkle, Jim Holmes et quelques autres, nous étions treize en tout. Brierly s’amusait comme un fou ; il avait pris le distributeur de cacahouètes, l’avait posé sur la table et y introduisait des sous pour manger des cacahouètes. Il a proposé qu’on envoie une carte postale à Allen Ginsberg, à New York, où on écrirait tous quelque chose. Exécution — il s’est écrit quelques trucs délirants. Dans la nuit de Larimer Street, le fiddle était déchaîné. « Qu’est-ce qu’on s’amuse ! » braillait Brierly. Dans les toilettes des hommes, Neal et moi, on a cogné à coups de poings dans la porte pour essayer de la défoncer, mais elle faisait trois centimètres d’épaisseur. Je me suis fracturé le majeur et ne m’en suis aperçu que le lendemain. On était dans les vapeurs de l’alcool. Ce soir-là, il y a eu jusqu’à cinquante bières en circulation à notre table. Il suffisait d’en faire le tour et de boire dans chaque verre. D’anciens détenus de Canon City défilaient d’un pas mal assuré, et venaient faire la causette. Dans le vestibule, devant le bar, d’anciens prospecteurs avaient pris un siège et rêvaient, appuyés sur leur canne, dominés par la vieille horloge qui tic-taquait. Cette fureur, ils l’avaient connue à une époque plus glorieuse. On était au bar où Lucius Beebe venait une fois par an dans son wagon-champagne privé, qu’il garait derrière, sur les voies. C’était de la folie. Un tourbillon. Des soirées dans tous les coins. Il y en avait même une dans un château, où on est tous allés en voiture, sauf Neal, qui s’est tiré de son côté. Une fois là, on s’est mis à une grande table de chevalerie au salon, et on a braillé. Dehors, il y avait une piscine et des grottes. J’avais fini par le découvrir, ce château où le grand serpent universel redresserait bientôt la tête. Plus tard dans la nuit, on s’est retrouvés en petit comité, Neal et moi, Frank Jeffries, Ed White, Al Hinkle et Jim Holmes, et on a pris la même bagnole pour de nouvelles aventures. On est allés au quartier mexicain, on est allés à Five Points, on tenait tout juste debout. Frank Jeffries délirait de joie. Il n’arrêtait pas de piailler « Bordel » et « Vingt dieux » d’une voix de fausset en se tapant sur les cuisses. Neal le trouvait génial ; il répétait tout ce qu’il disait, le ponctuait d’ovations, il lui essuyait le front. « Quel pied on va prendre à descendre au Mexique avec ce mec, Jack ! Oui ! » C’était notre dernière nuit dans la cité sacrée de Denver, on s’est explosés à fond. Ça s’est terminé dans mon sous-sol, à boire du vin aux chandelles, pendant qu’au premier étage Austice furetait en chemise de nuit, une lampe de poche à la main. On avait même annexé un type de couleur, qui disait s’appeler Gomez. Il traînait dans Five Points, indifférent à tout. Quand on l’a vu, Bill Tomson lui a crié : « Hé, toi, tu t’appelles pas Johnny ? » Gomez a fait marche arrière, il est repassé devant nous en disant : « Tu veux bien répéter ce que tu viens de dire — J’ai dit : c’est toi, Johnny ? » Gomez a fait quelques pas pour revenir vers nous : « Ça lui ressemble pas un peu plus, ça Parce que je fais de mon mieux pour me mettre dans sa peau, mais je sais pas comment m’y prendre. — Allez, mec, on t’embarque ! » lui a crié Neal, et sitôt que Gomez a sauté à bord, on a démarré. On chuchotait fébrilement, au sous-sol de chez Bev, pour éviter de réveiller Austice et Jim, là-haut, et d’avoir des embrouilles avec les voisins. À neuf heures du matin, ils étaient tous partis, sauf Neal et Jeffries qui continuaient à jacasser comme des malades. Les voisins qui se levaient pour préparer leur petit déjeuner entendaient ces drôles de voix venues des profondeurs répéter : « Oui ! oui ! » C’était sans fin. Bev nous a fait un petit déjeuner copieux L’heure approchait que notre trio de clowns prenne la route du Mexique. Neal est allé à la station-service la plus proche, et il a passé la voiture en revue dans les moindres détails. C’était une Ford berline 1937 dont la portière avant droite était dégondée, et soudée à la carrosserie. Le siège avant droit était déglingué, lui aussi, si bien que quand on s’adossait on avait une vue imprenable sur le plafond en loques. « C’est comme Min et Bill, a dit Neal, on va tracer la route cahin-caha, clopin-clopant, ça prendra des jours et des jours. » J’ai consulté la carte. D’abord 3 000 bornes, pour traverser le Texas jusqu’à Laredo, et puis encore 1 200 pour traverser le Mexique et entrer dans la grande cité de l’Isthme. Un voyage qui défiait l’imagination. Le plus fabuleux de tous les voyages. Jusqu’ici on était allés d’est en ouest et retour, là l’itinéraire magique filait droit vers le SUD. L’Hémisphère occidental nous apparaissait comme une immense colonne vertébrale écailleuse qui se prolongeait jusqu’en Terre de Feu ; et nous, on allait suivre la courbure de la terre à tire d’aile, pour découvrir d’autres tropiques, d’autres univers. « Ce coup-là, mec, on va enfin Y arriver » a dit Neal, plein d’une foi sans partage. « Tu vas voir ce que tu vas voir », il m’a dit en me tapant sur le bras, « hou, pfiou ». J’ai accompagné Jeffries pour sa dernière démarche en ville, et j’ai fait la connaissance de son pauvre père, planté sur le perron, qui lui répétait : « Frank… Frank… Frank… — Qu’est-ce qu’il y a, Papa ? — T’en va pas. — Mais c’est décidé, il faut que je parte, maintenant. Pourquoi tu fais cette comédie, Papa ? » Le vieux avait des cheveux gris, de grands yeux en amande, et son cou se crispait comme celui d’un dément. « Frank », il a dit simplement, « ne t’en va pas. Ne fais pas pleurer ton vieux père. Ne m’abandonne plus comme ça. » Frank m’avait expliqué que son père perdait la boule, depuis quelques années. Ça me brisait le cœur de voir ça. « Neal, m’a dit le vieillard, ne m’enlevez pas mon Frank. Je l’emmenais au jardin public, quand il était petit, je lui faisais voir les cygnes. Et puis son petit frère s’est noyé dans cet étang. Je ne veux pas que vous emmeniez mon petit gars. — Papa, a dit Frank, on s’en va, à présent. Au revoir. » Il essayait d’empoigner ses valises. Son père l’a pris par le bras : « Frank, Frank, t’en va pas, t’en va pas, t’en va pas. » On s’est enfuis en baissant la tête, et on a laissé le vieux sur son perron, devant sa maisonnette aux portières de perles et au salon encombré de meubles, dans une petite rue. Il était blanc comme un linge. Il continuait à crier le nom de son fils. Très handicapé dans tous ses mouvements, il ne faisait pas mine de quitter son perron, mais restait planté là, à marmonner « Frank » et « T’en va pas » en nous regardant tourner le coin avec angoisse. « Bon Dieu, Jeff, je sais pas quoi dire. — T’en fais pas, a répondu Frank sur un ton plaintif, il a toujours été comme ça. J’aurais préféré que tu le voies pas ! Dès que ma mère aura assuré ses arrières, elle va le larguer. — Il va en devenir fou, le pauvre vieux. — Elle est trop jeune pour lui, de toute façon. » On a retrouvé sa mère à la banque elle lui retirait de l’argent en cachette. C’était une jolie femme à cheveux blancs, mais qui faisait encore très jeune. Mère et fils se sont parlé à voix basse, sur le marbre de la banque. Frank avait mis son ensemble en jean, et il avait tout à fait l’air d’un type qui part au Mexique. Telle était l’existence protégée qu’il avait menée à Denver, et voilà qu’il partait avec cette nouvelle recrue, ce furieux de Neal. On l’a vu surgir au coin de la rue, justement : il arrivait à temps. Mrs. Jeffries a tenu à nous payer un café. « Prenez bien soin de mon Frank », elle nous a dit, « Dieu sait ce qui peut arriver dans ce pays-là. — On veillera les uns sur les autres », j’ai dit. Frank et sa mère ont fait quelques pas tous les deux, et je suis rentré dans l’immeuble avec ce fou de Neal : il était en train de me faire une étude comparative des graffitis de chiottes dans l’Est et dans l’Ouest. « Ça n’a rien à voir, dans l’Est ils font des vannes, des blagues à la con, dans l’Ouest ils se contentent d’écrire leur nom, Red O’Hara, de Bluffton, Montana, est passé par ici, avec la date. Et ça, c’est parce que de l’autre côté du Mississippi, c’est partout la même la solitude écrasante, à un poil près. » En tout cas, on avait un solitaire devant nous, parce que la mère de Jeffries était une mère adorable, qui détestait voir partir son fils mais comprenait qu’il parte. Je voyais bien qu’il fuyait son père. Neal qui cherchait son père, moi qui avait perdu le mien, et Frank qui voulait échapper au sien, tel était notre trio en fuite vers la nuit. Il a embrassé sa mère dans la marée humaine de la 17e Rue, elle est montée dans un taxi et elle nous a fait un signe de la main. Nous, on a pris notre tas de ferraille et on est retournés chez Bev, où on a passé comme prévu une heure à bavarder sur le perron avec Bev et Ed, tandis que la brise agitait les grands arbres, dans l’après-midi somnolente de Denver. Brierly est passé nous dire au revoir. On l’a vu tourner le coin triomphalement dans son Oldsmobile, et on a entendu ses « Joyeux Noël » lancés dans la touffeur.