La deuxième escouade creuse une nouvelle latrine. C'est l'après-midi ; le soleil, qui perce à travers une fente dans les cocotiers, rejaillit brillamment sur le monticule de terre crue. Minetta et Polack sont dans le trou, ils travaillent sans se presser. Ils sont torse nu. Sur leur pantalon, au-dessous de la ceinture, une large bande de moiteur fait tache. Toutes les dix ou quinze secondes une pelletée de terre prend de la hauteur et retombe avec un bruit mou sur le tas qui s'amoncelle à côté de la latrine.
Minetta (soupirant). — Toglio, ce chançard de Macaroni. (Il pose son pied sur la pelle.) Tu crois qu'on a de la chance d'être ici ? Là-haut on peut attraper la bonne blessure et se faire renvoyer à la maison. (Il ricane.) Et puis quoi, y a pas de mal s'il peut pas bouger son coude comme tout le monde.
Polack. — Qui est-ce qu'a besoin d'un coude pour baiser ?
Brown (Il est assis sur une souche d'arbre, à côté du trou). — Oui, laissez-moi vous dire quelque chose, les gars. Toglio va rentrer chez lui pour trouver que sa femme court la ville avec tout ce qui porte un pantalon. Y a pas une femme à qui on peut faire confiance.
Stanley (Il s'étale à côté de Brown). — Oh ! je ne sais pas moi, j'ai confiance dans ma femme. Y a toutes sortes de femmes.
Brown (amèrement). — C'est toutes les mêmes.
Minetta. — Oui, eh bien, j'ai confiance dans ma copine.
Polack. — Je leur ferai pas confiance pour un sou, à ces garces.
Brown (se triturant le nez avec ardeur). — C'est ce que je crois. (Il s'adresse à Minetta, qui s'est arrêté de piocher.) Tu fais confiance à ta copine, hein ?
Minetta. — Sûr, que j'y fais. C'est pas elle qui lâchera, quand elle tient le bon bout.
Brown. — Tu crois que ton bout de bidoche il vaut mieux que celui d'un autre ?
Minetta. — J'ai pas encore perdu au jeu.
Brown. — T'es qu'un gosse, si tu veux savoir. Tu sais pas ce que c'est, une bonne paire de fesses… Dis-moi, Minetta, t'as seulement jamais pris ton temps pour enlever tes godasses avant de tirer un coup ? (Stanley et Polack éclatent de rire.)
Minetta. — Hi-ha.
Brown. — Ecoute voir, Minetta. T'as qu'à te demander une ou deux questions. Est-ce que tu crois que t'as quelque chose de spécial, toi ?
Minetta. — C'est pas à moi de le dire.
Brown. — Eh bien, moi je te le dis, t'en as point. T'es un gars tout ce qu'y a d'ordinaire. Y a pas un de nous tous qu'à quelque chose de spécial, ni Polack ni toi ni Stanley ni moi. On est tout juste une bande de troufions. (Il prend plaisir à s'écouter.) Bon, eh bien, quand on est à la maison et qu'on le leur fout toutes les nuits, ça, elles sont tout ce qu'y a de minou-minette. Oh ! alors y a rien qu'elles feront pas pour toi. Mais la minute que tu tournes les talons, elles commencent à penser.
Minetta. — Oui, ma Rosie elle pense à moi.
Brown. — Tu paries qu'elle pense. Elle commence à penser que c'était bien bon de se faire visser réglo. Dis, elle est jeune ta copine, et si qu'elle est aussi belle que ma femme, tu veux pas qu'elle gâche son temps, dis ? Y a des tas de types qui tourniquent autour, des tas de civils et de commandos de pouponnière, et avant longtemps ta Rosie elle se laisse embobiner dans des rendez-vous, et la voilà qui danse, et la voilà qui se frotte contre un gars…
Minetta. — Rosie m'a écrit qu'elle va pas danser. (Polack et Brown rient.)
Polack. — Il croit ce qu'elles disent, les putes.
Minetta. — Eh bien, j y ai fait la preuve cent fois, et je l'ai jamais encore attrapée dans un mensonge.
Brown. — Ça prouve seulement qu'elle est plus maligne que toi. (Stanley fait entendre un rire mal assuré.) Dis, elles sont pas différentes de toi ou de moi, surtout celles qui se sont fait bourrer. Elles aiment ça tout autant que les hommes, et ça leur est foutrement plus facile qu'à nous.
Polack (voix de fausset). — Je sais pas pourquoi j'ai pas plus de succès avec les filles… Je suis si facile à tomber. (Tous rient.)
Brown. — Qu'est-ce que tu crois qu'il est en train de faire en ce moment, le gars de ta copine ? Je te dirai ce qu'il fait. C'est six heures du matin maintenant, en Amérique. Elle se réveille dans un plumard avec un gars qu'est capable de lui donner exactement la même rallonge que toi, et elle lui refile tout le sacré bataclan qu'elle te refilait à toi. Je te le dis, Minetta, y a pas une seule à qui on peut faire confiance. Tant qu'elles sont, elles nous trompent.
Polack. — Y a pas une de ces enculées qu'est honnête.
Minetta (faiblement). — Ben, je m'en fais pas.
Stanley. — C'est différent avec moi. J'ai un gosse.
Brown. — Celles qu'ont des gosses c'est les pires de toutes. C'est celles qui s'ennuient et qu'ont vraiment besoin de se payer de bon temps. Y a pas une femme qui vaut tripette.
Stanley (regardant sa montre). — C'est notre tour de piocher. (Il saute dans le trou et s'empare d'une pelle.) Nom de Dieu, vous êtes une bande de tire-au-flanc. Pourquoi diable ne faites-vous pas votre part du boulot ? (Il pioche furieusement pendant une minute, puis s'arrête. Il transpire profusément.)
Polack (souriant). — Je suis content que j'ai pas à me faire de bile pour une de ces garces qui vous font cocu.
Minetta. — Eh, va te faire bousiller. T'as l'air de croire que t'es foutrement malin.
Après l'infructueuses tentative nocturne des Japonais en vue de traverser le cours d'eau, la première escouade demeura trois jours pleins sur ses anciennes positions. Au quatrième joui-, le premier bataillon s'était avancé d'un demi-mille, Reconnaissance quitta son emplacement avec la compagnie A. Leur nouvel avant-poste se trouvait sur la crête d'une colline qui surplombait une minuscule vallée couverte d'herbe kunaï. Ils passèrent le restant (le la semaine à creuser des trous, à planter du fil barbelé, et à faire des patrouilles. Le front était devenu quiet. Rien ne leur arriva de spécial, et à l'exception des hommes de la section de la compagnie A dont les positions se trouvaient sur une colline adjacente, à quelques centaines de mètres de là, ils ne virent personne. Les falaises de Watamaï étaient toujours sur leur droite, très proches, et tard dans les après-midi les escarpements de la montagne les dominaient de haut comme des vagues sur le point de se briser.
Les hommes passaient leurs journées assis au soleil sur la crête de la colline. Ils n'avaient rien à faire, sinon manger leurs rations et dormir et écrire des lettres et monter la garde dans leurs trous. Les matinées étaient plaisantes et fraîches, mais ils devenaient moroses et somnolents dans l'après-midi ; la nuit venue leur sommeil était inquiet, car le vent faisait bouger l'herbe dans la vallée en bas et on eût dit. qu'une colonne en marche s'avançait en direction de leur colline. Une ou deux fois par nuit l'homme de garde réveillait l'escouade tout entière, et ils restaient accroupis dans leurs trous pendant une heure et plus, fouillant du regard le paysage qui s'étalait à leurs pieds dans l'incertaine clarté de la lune.
Parfois le crépitement lointain d'une fusillade leur par venait, semblable à un feu de joie un jour d'automne, et souvent un ou deux obus dessinaient un arc paresseux au-dessus de leurs têtes avec un bruit de soupirs et de murmures, avant d'aller s'écraser dans la jungle, derrière leurs lignes. De nuit, l'écho des mitrailleuses était creux et profond, pareil à la note lugubre de quelque tambour primitif. Presque à tout moment ils pouvaient entendre des bruits qui rappelaient la grenade ou le mortier ou le tac tac aigu et insistant des mitraillettes ; mais c'étaient des bruits si lointains et si voilés, que les hommes finirent par n'y plus faire attention. La semaine s'écoula dans une vague et gênante tension qui leur venait de leur crainte muette de la chaîne de Watamaï, dont la muraille verticale se haussait sur leur droite.
Tous les jours une équipe de trois hommes grimpait péniblement la colline adjacente où bivouaquait la section de la compagnie A, pour s'en revenir avec une boîte de dix rations journalières et deux bidons de cinq litres d'eau chacun. C'étaient des voyages sans incidents, et les hommes ne les détestaient pas ; cela rompait la monotonie, et leur donnait l'occasion de parler avec quelqu'un qui ne faisait pas partie de leur propre escouade.
Le sixième jour. de la semaine, Croft, Red et Gallagher descendirent les pentes de leur colline et, après s'être faufilés à travers l'herbe kunaï, haute de six pieds, ils prirent la piste qui menait vers la compagnie A. Ayant rempli d'eau leurs bidons vides et sangle leur barda, ils s'attardèrent à bavarder quelques minutes avant de reprendre leur chemin de retour. Quand ils eurent atteint la piste, Croft, qui marchait devant, s'arrêta et fit signe à Red et à Gallagher de le rejoindre.
« Nom de Dieu, chuchota-t-il, vous faisiez trop de bruit en descendant. C'est pas une raison de s'ébattre comme une sacrée bande de porcs parce que le chemin est pas long et que votre barda est pas bien lourd.
— Bon, d'accord, grommela Gallagher d'un air renfrogné.
— Allez, qu'on avance », grommela à son tour Red. Lui et Croft ne s'étaient guère adressé la parole au cours de la semaine.
Lentement, séparés l'un de l'autre d'une dizaine de mètres, les trois hommes se mirent à descendre la piste. S'avisant qu'il foulait le sol d'un pas circonspect, Red se rendit compte avec un commencement de colère que l'ordre de Croft l'avait influencé. Tout en marchant il s'efforçait de déterminer si c'était sa crainte de Croft qui le rendait précautionneux, ou simplement l'habitude. Il en était encore à se le demander, quand il vit Croft s'arrêter brusquement et se laisser couler dans les broussailles, sur le côté de la piste. Il se retourna, les regarda, lui et Gallagher, puis il leur fit signe d'un lent et silencieux mouvement du bras. Red le dévisagea : sa bouche et ses yeux étaient sans expression, mais il y avait quelque chose d'impératif dans la tension et le port de son corps. Il s'accroupit et s'approcha en rampant de Croft. Quand ils furent réunis tous trois, Croft porta un doigt à sa bouche puis le pointa à travers une fente dans le feuillage. A quelque vingt-cinq mètres de là un petit creux leur apparut. C'était, au fait, une minuscule éclaircie au cœur de la jungle, et là, étendus par terre, la tête sur leurs sacs, trois soldats japonais reposaient tandis qu'un quatrième, un fusil en travers sur ses genoux, se tenait assis avec son menton dans ses mains jointes. Croft ne les quitta pas des yeux durant une longue seconde, puis il reporta son regard tendu sur Red et Gallagher. Sa mâchoire avait durci, et contre son oreille un cartilage palpita à plusieurs reprises. Il se défit doucement de son sac et. le posa en silence à ses pieds.
« Impossible de traverser ce fourré sans faire du bruit, chuchota-t-il d'une voix à peine perceptible. J'y Manque une grenade, puis on y va tous ensemble. Compris ? »
Ils approuvèrent de la tête, se défaisant de leurs paquetages. Red coula un regard à travers les broussailles qui les séparaient de l'éclaircie. Si la grenade manquait son but, ils s'offriraient tous trois aux coups des Japonais. Mais encore que tout son être s'insurgeât contre tout ce qu'impliquait cette situation, il n'y pensait guère. Cela ne se laissait pas penser. Ses réactions étaient toujours les mêmes dans l'instant qui précédait un combat ; il avait l'impression de bouger, de faire feu, d'exposer sa vie — et cependant il avançait. Et, comme toujours encore, une colère accompagnait cet état d'esprit, une rage contre son désir d'éviter le moment à venir. « Je suis pas pire qu'un autre », se dit-il, la mort dans l'âme. Il aperçut le visage de Gallagher, blanc de peur, et bien qu'il se sût tout aussi effrayé il ne put se défendre contre une surprenante sensation de mépris. Les narines de Croft s'étaient dilatées, et ses pupilles semblaient glacées et très noires. Red le haïssait ; il 1« haïssait pour la joie qu'il lui voyait.
Croft fit glisser une grenade hors de sa ceinture, tira la goupille de sûreté. Red coula de nouveau un coup d'œil à travers le taillis, regardant le dos des soldats japonais.
Il pouvait voir la face de celui qui se tenait assis, et cela ajoutait à l'irréalité du spectacle. Il eut la sensation que quelque chose l'étranglait. Le soldat japonais avait un visage plaisant et débonnaire, la tempe large, la mâchoire pesante ; il avait un air bovin, et ses mains semblaient épaisses, robustes, calleuses. De se savoir lui-même inaperçu, il éprouva le temps d'une seconde un vague et incongru sentiment de plaisir, à quoi se mêlaient l'épouvante et la certitude que rien de tout cela n'était réel. Il ne pouvait pas croire que, dans quelques instants, ce soldat à la large et plaisante figure serait mort.
Croft ouvrit ses doigts, et la poignée de la grenade se détacha brusquement puis jaillit en l'air. La fusée péta à l'intérieur de la grenade, et un bruit de crachement creva le silence. Les Japonais sautèrent sur leurs jambes en poussant des cris, faisant des pas incertains dans le cercle étroit de la clairière. Red vit une expression de terreur sur le visage de l'un des soldats, il entendit le chuintement de la grenade qui se mêlait aux battements de son cœur, à la sonnerie dans ses oreilles, puis il se jeta par terre au moment où Croft lança la grenade. Il serra sa carabine, le regard intensément fixé sur un brin d'herbe. Il eut encore le temps de songer qu'il aurait dû nettoyer son arme, perçut un épouvantable hurlement, pensa au soldat à la large figure, puis il se trouva debout, fonçant et titubant à travers le fourré.
Ils s'immobilisèrent tous trois en bordure de la clairière. Les quatre soldats japonais étaient couchés sans mouvement dans le kunaï piétiné. Croft les contempla fixement, puis cracha avec calme. « Vas-y voir », dit-il à Red.
Red se laissa glisser dans le ravin où s'étalaient les corps des Japonais. Il vit au premier coup d'œil que deux des hommes étaient certainement morts ; l'un d'eux reposait sur son dos, avec ses mains agrippées sur ce qui avait été son visage, et qui n'était plus qu'une pâte sanglante ; l'autre était affalé sur le côté, avec une grande déchirure dans la poitrine. Les deux autres étaient tombés face à terre, sans qu'il pût voir leurs blessures.
« Achève-les ! cria Croft.
— Achève-les ! »
Red sentit un sursaut de colère. « Si c'était un autre que moi, le bâtard les aurait achevés lui-même », pensa-t-il. Il s'arrêta à côté de l'un des corps, abaissa sa carabine, appuya le bouton de mire sur la nuque du Japonais. Il avala un peu d'air, puis tira une rafale. Il ne sentit rien, sinon la vibration de l'arme dans ses mains. Après avoir tiré, il nota que c'était celui des soldats qui s'était tenu assis avec son fusil sur ses genoux. Pendant une seconde il se trouva à la limite d'une intense angoisse, mais il la refoula et s'avança vers le quatrième des corps.
Comme il le regardait, il se sentit remué par de nombreuses émotions, à la fois subtiles et fugitives. Si on lui avait posé la question, il eût sans doute répondu : « Non, j'ai senti rien du tout », mais il avait une raideur dans la nuque et son cœur battait rapidement. Un intense dégoût le soulevait contre ce qu'il était sur le point de faire, et cependant, tandis qu'il pointait le canon de son arme sur le crâne de l'homme, il avait le sentiment anticipé de quelque chose d'agréable. Il affermit son doigt sur la détente pour en rattraper le jeu, se raidissant pour le tir, pour l'instant où les balles ouvriraient des petits trous ronds dans ce corps et le feraient bouger et gigoter sous leur impact. Il anticipa toutes ces sensations, pressa la détente… et rien n'arriva. Son arme s'était enrayée. Il se mit à fourrager la culasse de sa carabine, quand le corps à ses pieds se retourna tout à coup. Il lui fallut une longue seconde pour se rendre compte que le Japonais n'était pas mort. Les deux hommes se regardèrent l'un l'autre, l'expression vide et les traits agités d'un tic, puis le Japonais sauta sur ses jambes. Il y eut une fraction de seconde au cours de laquelle Red aurait pu l'assommer d'un coup de crosse, mais la surprise due a l'enrayement de son arme et la secousse qu'il éprouva de voir le soldat en vie, se combinèrent pour le paralyser. Il l'avait vu se lever, s'avancer d'un pas, et ce n'est qu'alors –ses muscles ayant enfin réagi — qu'il lança sa carabine sur le Japonais. Il le manqua, et les deux soldats, à trois mètres à peine l'un de l'autre, continuèrent à se regarder fixement.
Jamais plus il ne devait oublier le visage de ce. Japonais ; un visage décharné, à la peau étroitement tirée au-dessus des yeux et des pommettes et des narines, à l'air hagard et quêteur. Red n'avait jamais observé si intensément un visage d'homme ; si fixe était son regard, que le moindre défaut de l'épiderme du Japonais lui devint sensible. Il nota des boutons d'acné noirâtres sur son front, et une petite pustule sur le côté de son nez, et des gouttelettes de sueur dans l'orbite profonde de ses yeux. Ils restèrent à se dévisager pendant une demi-seconde peut-être, puis le Japonais dégaina sa baïonnette et Red se mit à courir. Il le vit qui se précipitait sur lui, et il pensa bêtement — film d'épouvante. « Tue-le, hurla-t-il avec effort par-dessus son épaule, tue-le, Croft ! »
Il trébucha, tomba tout de son long, et demeura immobile, à moitié étourdi. Il essayait de s'apprêter pour le jaillissement de la souffrance à l'instant où la lame plongerait dans son dos, et il retint son souffle. Il perçut une pulsation dans son cœur, puis une autre. Ses sens lui revenaient, et son corps commençait à réagir. Son cœur bondit de nouveau, et de nouveau, et de nouveau. Et, brusquement, il comprit que rien n'allait lui arriver.
La claire et froide voix de Croft grinça dans ses oreilles : « Nom de Dieu, Red, combien de temps que tu vas rester couché ? »
Il se retourna et s'assit. Il réprima un gémissement, avec un effort qui le fit trembler. « Jésus », dit-il.
« Qu'est-ce que tu penses de ton petit copain ? » demanda Croft doucement.
Le Japonais se tenait à quelques mètres de là, les bras en l'air. Il avait laissé tomber sa baïonnette. Croft s'en approcha et la fit voler au loin d'un coup de pied.
Red regarda le soldat japonais, et leurs yeux se rencontrèrent pour un instant avant de se détourner — comme s'ils avaient été surpris dans quelque chose de honteux. Red se rendit compte tout à coup combien faible il se sentait.
Mais, même maintenant, il ne pouvait admettre aucune faiblesse chez Croft. « Nam de Dieu, pourquoi que vous avez mis si longtemps ? demanda-t-il.
— On s'est amenés aussi vite qu'on a pu », dit Croft.
Gallagher se mit tout d'un coup à parler. Il était blanc, et sa bouche tremblait. « J'allais lui flanquer une balle à cette enculeur de sa mère, mais t'étais dans le chemin. »
Croft rit doucement. « Je crois qu'il a eu une plus grande peur de nous autres que de toi, Red, fit-il. Il s'est arrêté joliment vite de té cavaler dessus, quand il nous a vus. »
Red se surprit de nouveau en train de trembler. Il ressentait une admiration rancunière pour Croft, à quoi se mêlait un vif déplaisir d'être en reste avec lui. Pendant une ou deux secondes il essaya d'imaginer un moyen de lui dire son merci, mais il ne put prononcer les mots.
« On fera aussi bien de rentrer », dit-il.
L'expression de Croft parut changer. Une lueur d'excitation s'alluma dans ses yeux. « Pourquoi que t'irais pas en avant, Red ? suggéra-t-il. Gallagher et moi nous te suivrons dans une couple de minutes.
— Tu veux que j'emmène le Japonais ? » demanda Red avec effort. C'était la dernière des choses qu'il souhaitait de faire. Il se sentait toujours incapable de regarder le prisonnier.
Non, dit Croft. Nous nous en occuperons, Gallagher et moi. »
Red se rendit compte de quelque chose de bizarre dans l'attitude de Croft. « Je peux l'emmener, si tu veux, dit-il.
— Non, on s'en occupera nous autres. »
Red jeta un coup d'œil sur les corps qui s'étalaient mollement dans la clairière verdoyante. Déjà des insectes voletaient au-dessus du cadavre sans face. De nouveau tout ce qui lui était arrivé lui sembla irréel. Il regarda le soldat qui avait fui : son visage lui parut anonyme et lointain, et il s'étonna un peu de n'avoir pas osé rencontrer ses yeux. « Jésus, je suis pompé », pensa-t-il. Ses jambes branlaient légèrement quand il se baissa pour ramasser sa carabine. Il était trop fatigué pour dire quoi que ce fût. « Ron, je vous verrai sur la colline », murmura-t-il.
Une obscure raison lui disait qu'il n'aurait pas dû s'en aller, et tout en suivant la piste il éprouva de nouveau l'étrange sentiment de honte et de culpabilité qui lui venait de sa rencontre avec le soldat japonais. « Quel bâtard, ce Croft », se dit-il. Il se sentait lourd et fiévreux.
Après le départ de Red, Croft s'assit par terre et alluma une cigarette. Il fumait d'un air absorbé, en silence. Gallagher s'assit à côté de lui, regardant le prisonnier. « Allez, qu'on s'en débarrasse et qu'on rentre, laissa-t-il échapper tout à coup.
— La ferme, dit Croft doucement.
— A quoi bon le torturer, ce pauvre bâtard ? demanda Gallagher.
— Il se plaint pas », dit Croft.
A cet instant, le prisonnier, comme s'il les avait compris, se laissa soudainement tomber sur ses genoux et se mit à sangloter d'une voix de tête. Il avança ses bras d'un geste suppliant et, de temps à autre, il frappait le sol de ses mains, comme s'il désespérait de se faire entendre. Parmi le flot de ses paroles Gallagher crut distinguer quelque chose qui sonnait comme « kououd-saï, kououd-saï ».
La soudaineté avec laquelle le combat avait commencé et pris fin, rendit Gallagher légèrement hystérique. La pitié passagère qu'il avait ressentie pour ïe prisonnier s'était évanouie, remplacée -par une intense irritation. « Assez de cette merde de kououd-saï ! » hurla-t-il au Japonais.
Le soldat se tut pour un moment, puis recommença à plaider. Il y avait un désespoir dans sa voix, qui écorchait la cervelle de Gallagher. « T'as l'air d'un foutre de
Youpin avec toute cette gesticulation, cria-t-il.
— Ça suffit », dit Croft.
Le soldat s'approcha d'eux, et Gallagher regarda avec gêne ses yeux suppliants. Une puissante puanteur de poisson venait de ses vêtements. « Ce qu'ils peuvent puer », dit-il.
Croft ne quittait pas du regard le Japonais. Il était en proie à une vive émotion, car le cartilage se remit à palpiter sous son oreille. Il ne pensait à rien, en réalité ; il était pris par un intense sentiment de frustration. Il était toujours dans l'attente de la rafale que Red aurait dû tirer. Plus intensément que Red, il avait anticipé les sursauts spasmodiques du corps sous la percussion des balles, et d'avoir été deçu dans son attente lui procurait une vive contrariété.
Il regarda sa cigarette, et, obéissant à un mouvement impulsif, il la passa au soldat japonais. « Pourquoi que tu fais ça ? demanda Gallagher.
— Laisse-le fumer. »
Le prisonnier, tira plusieurs bouffées, à la. fois avidement et avec contrainte. Il lançait des regards soupçonneux sur Croft et Gallagher, et la sueur luisait sur ses joues.
« Hé ! toi, dit Croft, assieds-toi. »
Le Japonais le dévisagea d'un air incertain. « Assieds-toi », répéta Croft. Il fit des gestes avec ses mains, et le prisonnier s'accroupit contre un arbre.
« T'as quelque chose à manger ? demanda-t-il à Gallagher.
— J'ai une barre de chocolat, de ma ration.
— Fais voir », dit Croft. Il prit le chocolat que Gallagher lui passait et le donna au Japonais, qui le regardait d'un œil hébété. Croft mima le manger, et le prisonnier, ayant compris, déchira le papier et engloutit le chocolat. « Crédieu, tu parles s'il a faim, fit Croft.
— Pourquoi foutre que tu fais ça ? » demanda Gallagher. Son exaspération le mettait à la limite des larmes. La perte de son chocolat, qu'il avait mis de côté pour la bonne bouche, le peinait ; de plus, il oscillait entre l'irritation qu'il ressentait à l'endroit du prisonnier, et un sentiment involontaire de compassion. « C'est vrai qu'il est maigre, ce con de bâtard », dit-il avec l'accent de supériorité dont il se serait servi pour désigner un roquet qui frissonne sous la pluie ; mais, voyant la dernière trace de son chocolat disparaître dans la bouche du Japonais, il grommela avec colère : « Tu parles d'un sacré nom de Dieu de porc. »
Croft pensait à la nuit où les Japonais avaient essayé de traverser la rivière. Un frémissement s'éveillait au-dedans de son corps, et il reposa sur le prisonnier un long regard. Une puissante émotion l'attirait vers lui, qui lui faisait serrer les dents. Mais il eût été incapable de dire quelle était cette émotion. Il dégagea son bidon et but un coup. Il vit le prisonnier qui l'observait en train de boire, et d'un geste spontané il lui passa le bidon. « Vas-y, bois », dit-il. Il le regarda avaler de longues, avides gorgées.
« Je suis un fils de pute si je sais ce qui te prend », dit Gallagher.
Croft ne répondit pas. Il ne quittait pas des yeux le prisonnier, lequel avait fini de boire. Il y eut des larmes de joie sur le visage du Japonais, et tout à coup il sourit et désigna une des poches de son uniforme. Croft y prit un portefeuille, l'ouvrit. Il y avait là une photographie du soldat japonais en vêtements de civil, et à côté de lui se tenaient sa femme et deux petits enfants avec de rondes figures de poupée. Le Japonais se désigna lui-même, puis il fit deux gestes de ses mains au-dessus du sol pour indiquer la taille de ses enfants.
Gallagher regarda la photographie, et ressentit un serrement de cœur. Le temps d'une seconde il se rappela sa femme, se demandant à quoi ressemblerait son propre enfant. Il se rendit compte avec stupeur que sa femme pouvait être en couches dans ce moment précis. Pour une raison qu'il ne comprit pas, il dit brusquement au Japonais : « Je vas avoir un bébé dans une couple de jours. »
Le prisonnier sourit poliment, et Gallagher, se désignant lui-même d'un geste coléreux, écarta ses mains à la mesure d'un nouveau-né. « Moi, dit-il. Moi.
— Ahhhhhh, fit le prisonnier. Chiisaï !
— Oui, chiis-aille », dit Gallagher.
Le prisonnier secoua la tête avec lenteur, puis sourit de nouveau.
Croft s'approcha de lui, et lui donna une autre cigarette. Le Japonais s'inclina profondément, puis accepta l'allumette. « Arigato, arigato, domo arigato », dit-il.
Croft sentit une intense pulsation battre dans sa tête. Impassiblement, il vit des larmes jaillir dans les yeux du prisonnier, puis il reporta son regard sur la petite clairière, observant une mouche qui bougeait sur les lèvres de l'un des cadavres.
Le prisonnier prit une longue bouffée et s'appuya contre l'arbre. Ses yeux s'étaient fermés, et pour la première fois il y eut une expression rêveuse sur son visage. Croft sentit une tension dilater sa poitrine. Sa bouche devint sèche et amère et avide. Jusqu'alors son esprit était resté complètement vide, mais tout à coup il souleva son fusil et le pointa sur la tête du prisonnier. Gallagher fut sur le point de protester, quand le Japonais ouvrit les yeux.
Le coup de feu lui fit éclater le crâne avant qu'il eût le temps de changer d'expression. Il s'effondra en avant, puis roula sur son côté. Il souriait toujours, mais il avait un air niais maintenant.
Gallagher essaya de parler, mais il en fut incapable. Il ressentit une peur épouvantable, et une fois de plus il songea à sa femme. « Oh ! mon Dieu, sauvez Mary, mon Dieu sauvez Mary », se répétait-il sans penser à la signification de ses mots.
Croft ne quitta pas des yeux le Japonais pendant une longue minute. La pulsation s'atténuait dans sa tête, et la tension refluait de sa poitrine et de sa bouche. Il se rendit soudainement compte que, tout au fond de lui-même, il avait su qu'il allait tuer le prisonnier — qu'il l'avait su dès le moment où il avait renvoyé Red. Il se sentait totalement vide. Le sourire, sur la face de l'homme mort, l'amusait, et il fit entendre un rire trivial qui s'écoula comme un ruisselet de ses lèvres. « Cré nom de Dieu », dit-il. Il pensa de nouveau aux Japonais lors de leur tentative de traverser la rivière, et il poussa du pied le cadavre. « Cré nom de Dieu, dit-il, ce Japonais c'est sûr qu'il est mort heureux, » Le rire, au-dedans de lui, gagna en force.
Plus tard, ce matin-là, Reconnaissance reçut l'ordre de retourner sur l'arrière. Ils plièrent leurs tentes, firent leurs paquetages, remplirent leurs bidons à la provision d'eau rapportée par Red, Gallagher et Croft, mangèrent un morceau dans l'attente de la relève. Vers midi une escouade de la compagnie A vint occuper l'avant-poste, et les hommes de Reconnaissance quittèrent leur colline et prirent la piste qui menait au premier bataillon. Ce fut une longue vadrouille sur un sentier vaseux au cœur de la jungle, et au bout d'une demi-heure de marche dans la boue ils se sentirent crouler sous l'accablement. Certains d'entre eux jubilaient ; Martinez et Wyman respiraient librement, et Wilson pensait au whisky. Croft était taciturne, pensif, tandis que, nerveux et irritables, Gallagher et Red lançaient des regards au moindre bruit tant soit eu inattendu. Red devint conscient qu'il ne cessait pas e se retourner pour regarder derrière lui. Ils mirent une heure pour atteindre le premier bataillon, et après un court repos ils reprirent une piste latérale qui menait au deuxième bataillon. Ils y arrivèrent vers le milieu de l'après-midi, et Croft reçut l'ordre de camper pour la nuit dans le périmètre du bivouac. Les hommes se débarrassèrent de leurs sacs, déballèrent leurs toiles imperméables, et se mirent en devoir de remonter leurs tentes. Un poste de mitrailleuse se trouvait en face d'eux, et ils ne prirent pas la peine de se creuser des trous. Ils restèrent à souffler et à bavarder, et peu à peu la fatigue les envahit — accumulée au cours de la semaine. « Nom de Dieu, dit Wilson, tu parles d'un trou isolé, où c'est qu'ils nous ont mis. Je vous le dis moi, je voudrais pas y passer une lune de miel. »
Il se sentait agité. Il y avait un chatouillement dans sa poitrine, et la lassitude lui coupait les jambes et les bras. « Dis, annonça-t-il, pour sûr que je m'enverrais bien une jolie grosse bouteille de gnole. » Il allongea les jambes et bâilla un peu désespérément. « Savez quoi, fit-il, j'ai entendu dire qu'y a un sergent de mess ici qui fabrique de quoi faire pompette. » Personne ne lui répondit, et il se mit debout. « Je vas faire un tour et voir si je peux nous dégoter un peu de gnole. »
Red le regarda avec irritation. « Non, mais, et avec quel argent ? Je croyais que t'as perdu tout ton fric, là-haut. » Ils avaient joué au poker tous les jours.
Wilson se sentit offensé. « Dis voir, Red, déclara-t-il, j'ai jamais encore été à sec. Je suis joueur de poker, je prétends pas le contraire, mais je te parie qu'y a pas eaucoup qui peuvent se vanter de m'avoir baisé dans une partie. » Au fait, il avait perdu tout son argent, mais quelque obscur sentiment de fierté lui interdisait de l'admettre. Il ne pensait pas, pour l'instant, comment il allait payer le whisky, à supposer qu'il en trouvât. Ce qui l'intéressait en premier lieu, c'était de trouver la boisson. « Laisse-moi seulement voir la gnole, pensa-t-il, et je me débrouillerai bien pour la siffler. »
Il revint, tout souriant, au bout d'une quinzaine de-minutes. Il s'assit à côté de Croft et de Martinez, et se mit à battre le sol avec un bout de branche. « Dis donc, fit-il, y a un petit vieux sergent de mess qu'a un alambic dans la forêt là-bas. J'y ai parlé, et j'y ai fait dire son prix.
— Combien ? demanda Croft.
— Ben, je vas te dire, fit Wilson, c'est comme qui dirait cher… mais c'est de la bonne camelote. Il fricote ça avec des pêches de conserve et des abricots et des raisins et un tas de sucre et de levure. Il m'en a fait goûter. C'est du bon.
— Combien ? demanda Croft de nouveau.
— Ben, voilà, il veut vingt-cinq de ces livres pour trois bidons pleins. J'ai jamais pu calculer ces sacrées livres, mais je dois dire que c'est pas beaucoup plus de cinquante dollars. »
Croft cracha. « Mon œil, cinquante dollars. C'est quatre-vingts. C'est joliment salé pour trois bidons seulement. »
Wilson approuva de la tête. « Sûr, mais puis quoi, on sera quand même bousillés demain. » Il fat une petite pause avant que de reprendre : « Dis, on peut s'y mettre avec Red et Gallagher, alors ça sera cinq livres par tête de pipe parce qu'on sera cinq. Cinq fois cinq, vingt-cinq, pas vrai ? »
Croft réfléchit. « Si Red et Gallagher en sont, Martinez et moi on est du tas. »
Wilson s'en fut parler à Gallagher, et il le quitta avec cinq livres australiennes dans la poche. Il s'arrêta pour faire la causette avec Red, mentionna le prix. « Cinq livres par tête de pipe pour trois pouilleux bidons ? explosa Red. Wilson, pour vingt-cinq livres tu peux avoir cinq bidons.
— Te sais bien qu'on peut pas, Red. »
Red jura. « Et toi, comment qu'elle est la couleur de tes cinq livres, Wilson ? »
Wilson lui montra l'argent de Gallagher. « La voilà, Red.
— Ça sera-t-il pas le pèse de l'un des gars, dis donc ? »
Wilson soupira. « Honnêtement, Red, je sais pas comment diable tu peux penser des choses comme ça d'un pote. » Il était, ce disant, tout à fait sincère.
« Bon, voilà un billet de cinq », grogna Red. Il croyait toujours que Wilson mentait, mais c'était, après tout, sans importance. Il avait besoin de se saouler de toute façon, et il n'avait pas l'énergie de se mettre lui-même en quête de gnole. Son corps se raidit au souvenir de la panique qui s'était emparée de lui quand, sur la piste où il s'en allait tout seul, il avait entendu le coup de feu tiré par Croft. « N'importe comment, on ne fait jamais que se baiser les uns les autres. » Il ne pouvait pas oublier la mort du Japonais. Il y avait là quelque chose qui clochait. Puisque le Japonais n'avait pas été tué sur le coup, il devait être fait prisonnier. Mais il y avait autre chose. Il n'aurait pas dû s'en aller. Toute une semaine là-haut, la nuit sur la rivière, les tueries. Il soupira lourdement. Que
Wilson se donne du bon temps. Il devenait difficile de s'en donner, du bon temps.
Wilson se fit remettre le restant de la somme par Croft et Martinez, se munit de quatre bidons vides, s'en fut voir le sergent de mess. Il lui versa la somme convenue de vingt livres et s'en revint avec quatre bidons pleins. Il en cacha un dans sa tente, sous une couverture pliée, puis il rejoignit les autres, détacha les bidons de sa ceinture. « On fera mieux de les vider dare-dare, dit-il. Cet alcool il peut bouffer le métal. »
Gallagher prit une lampée. « Avec quelle ordure que c'est fait ? demanda-t-il.
— Oh ! c'est de la bonne camelote », l'assura Wilson. Il but une longue gorgée et exhala avec satisfaction. L'alcool se répandit dans son gosier et sa poitrine et se déposa tièdement dans son estomac. Une sensation de bien-être se propagea en spirale dans ses membres, et une joyeuse chaleur commença à détendre son corps. « Dis, ça me fait du bien », fit-il. Avec la lampée dans son ventre, et la conscience que d'autres lampées allaient suivre, il se sentait du génie. Un désir lui venait d'aborder des sujets philosophiques. « Te sais, dit-il, le whisky c'est le genre de chose qu'un gars y devrait pas s'en passer. C'est ça qui cloche avec cette nom de Dieu de guerre : y a pas moyen de moyenner et de se payer de bon temps même si ça fait pas de mal à personne. »
Croft grommela dans sa barbe et essuya le goulot du bidon avant que d'y boire. Red laissa couler un peu de terre entre ses doigts. L'alcool avait une saveur douce et rêche qui lui écorchait le gosier et dilatait son irritation. Il frotta son nez rouge et lourdaud, puis cracha coléreuse-ment. « Y a personne qui te demandera ce que tu veux faire, dit-il à Wilson. Tout ce qu'ils savent, c'est t'envoyer te faire crever le cul. » Le temps d'une seconde il revit les cadavres dans la clairière verdoyante, l'air nu de la chair lacérée. « Te fais pas d'idées, dit-il. Un gars est pas plus important qu'un sacré nom de Dieu de clebs. »
Gallagher se rappelait comment les jambes et les bras du prisonnier japonais avaient frémi dans la seconde où Croft avait tiré. « Exactement comme un foutre de poulet à qui on tord le cou », marmotta-t-il hargneusement.
Martinez leva la tête. Son visage était cave, et il y avait des ombres sous ses yeux. « Pourquoi toi pas te taire ? demanda-t-il. Nous voir même chose que toi. » Sa voix, presque toujours calme et polie, eut une note bilieuse et stridente qui étonna Gallagher et le fit se taire.
« Faisons circuler le bidon », suggéra Wilson. Il l'inclina et le pompa jusqu'à la dernière goutte. « Je crois qu'il faut déboucher un autre bidon, soupira-t-il.
— On a tous payé pour la gnole, dit Croft. Faut que chacun boit sa part. » Wilson pouffa.
Ils restaient assis en rond, se passant le bidon de temps à autre, parlant d'une voix paresseuse et indifférente qui commença à s'empâter avant qu'ils eussent fini leur deuxième gourde. Le soleil s'abîmait du côté de l'Ouest, et pour la première fois cet après-midi les arbres et les tentes en toile imperméable d'un vert noirâtre se mirent à projeter des ombres. Accroupis à une trentaine de mètres de là, Goldstein et Ridges et Wyman se parlaient à voix basse. De temps à autre un bruit filtrait à travers l'îlot des palmiers, — camion grimpant le long du chemin qui. menait au bivouac, exclamation de quelque soldat en corvée. Tous les quarts d'heure une batterie faisait feu au loin, et chacun attendait inconsciemment l'explosion de l'obus. Rien ne s'offrait à leur vue, hormis le fil barbelé en face d'eux et l'épaisse broussaille au-delà de la palmeraie.
« Ben, demain on sera de retour à la compagnie… dit Wilson. Buvons à notre retour.
— J'espère qu'on passera le reste de la campagne à trimer sur cette foutre de route », fit Gallagher.
Crôft promena rêveusement un doigt sur son ceinturon. L'excitation qu'il avait ressentie après le meurtre du prisonnier s'était évanouie au cours de la marche, pour se changer en une morne et creuse indifférence quant à tout ce qui l'entourait. Bien que sa maussaderie restât stationnaire, un vague travail se faisait en lui à mesure qu'il buvait. Ses idées s'alourdissaient et se troublaient, et il demeurait immobile et silencieux pendant de longues minutes, attentif au curieux tournoiement qui se donnait libre cours au-dedans de son corps. Son esprit bâillait au rythme de son ivresse, pareil à une ombre sous-marine qui ondule autour d'un pilotis. Il lui arrivait de penser — Janey était une putain ivre –, et un lourd et douloureux caillot obstruait sa poitrine. « Crac ce vlan », grommela-t-il, son esprit tournoyant avec paresse autour du souvenir sensuel d'une chevauchée sur le haut d'une colline qui surplombait une vallée ensoleillée. L'alcool se répandit dans ses jambes, et pendant un instant il se rappela le mélange complexe de sensations que l'on éprouve quand le soleil a chauffé votre selle et quand l'on s'imprègne de cuir chaud et dë cheval en sueur. La sensation de chaleur due à l'alcool recréa pour lui l'éblouissant soleil dans la clairière verdoyante où gisaient les corps japonais, et comme il pensait au regard de surprise qui s'alluma dans l'œil du prisonnier à la seconde de sa mort, un filet de rire se mit à couler en lui et à s'égoutter entre ses lèvres étroites et serrées — semblable à un filet de salive qui glougloute dans la bouche d'un malade. « Sacré nom de Dieu », marmonna-t-il.
Wilson se sentait exceptionnellement en forme. Le whisky avait rempli son corps de sensations roses, d'un bien-être total, et de vagues et lascives images affleuraient à son esprit. Son aine s'engorgeait, devenait tumescente, et son nez frémissait d'excitation au souvenir des effluves sudatoires et fermentescibles d'une femme en chaleur. « Y a rien que je donnerais pas maintenant pour tirer un coup. Au temps que je travaillais comme boy d'étage h l'hôtel Main, y avait là-bas une fille qu'était chanteuse dans un petit vieux orchestre qu'est venu jouer dans notre ville. C'est moi qu'y répondais quand elle sonnait pour qu'on lui apporte à boire. Ben, j'étais un jeunot alors, et j étais comme qui dirait lent à piger, mais un jour que je suis monté dans sa chambre la voilà qui m'attend le cul à poil. Je vous le dis, j'y suis resté pendant trois heures sans descendre pour m'occuper de mon boulot, et y a pas une seule bonne manière qu'elle m'a pas fait. » Il soupira, se servit une longue lampee. « Elle et moi on a niqué tous les après-midi pendant deux mois entiers, et elle m'a dit qu'y avait pas un homme qui pouvait me battre. » Il alluma une cigarette, et ses yeux pétillèrent derrière ses verres. « Je suis un bon zigue, tout le monde peut vous le dire. Y a pas de merdouille de rien du tout que je réparerais pas, y a pas la plus petite bricole dans une machine qu'a jamais pu me baiser, mais je suis un fils de garce quand s'agit de femmes. Y a des tas de femmes qui m'ont (lit qu'elles ont jamais trouvé un homme comme moi. » Il passa sa main sur son front massif, et de là sur sa crinière dorée. « Mais y a rien qui bouffe un gars comme de rester sans femme. » Il ingurgita une autre lampée. « J'ai une môme qui m'attend à Kansas, une qui sait pas que je suis marié. On s'est mis ensemble quand j'étais à Fort Riley. Cette petite vieille môme m'écrit tout le temps des lettres, Red vous le dira parce que c'est lui qui me les lit, et elle m'attend que je reviens. Pour ce qu'est de ma vieille, je lui répète tout le temps qu'elle fera mieux d'arrêter de m'écrire ces espèces de lettres où c'est qu'elle me dispute à cause des gosses et pourquoi que j'y envoie pas plus d'argent, parce que sinon je suis bougrement sûr que j'y retournerai pas, chez ma vieille. Me-e-rde, de toute façon, j'aime mieux ma petite vieille môme de Kansas.
Elle me cuit des repas que ça vaut la peine de les manger. »
Gallagher s'ébroua. « Des foutres d'épateurs comme toi, tout ce qu'ils ont le temps de faire c'est baiser et baffrer.
— Ben, qu'est-ce qu'y a de mieux que ça ? demanda Wilson avec douceur.
— Ce qu'y a c'est qu'y a pas moyen de se démerder, dit Gallagher. On se crève le cul, alors je voudrais que ça sera pour quelque chose. » Il avait un air lugubre. « J'ai un gosse qui me vient à cette heure, il est peut-être en train de naître tout juste pendant que je suis en train de boire, mais sacré nom de Dieu la vérité vraie c'est que j'ai foutre jamais eu de veine. » Il fit entendre un petit gémissement de colère et se pencha en avant avec passion. « Dis, je me rappelle qu'y avait des temps où c'est que j'avais l'habitude de sortir pour faire un tour, et… je… je voyais des choses, et je savais que j'allais devenir quelqu'un de grand. » Il se tut amèrement. « Mais y avait toujours quelque chose qui m'a baisé. » Il se tut de nouveau, irrité, comme s'il cherchait ses mots, puis il détourna maussadement son regard.
Red se sentait très bu et très profond. « Je vous dirai une chose, les gars… pas un de vous arrivera jamais à rien. Z'êtes tous de bons gars, mais z'aurez toujours… le bout merdeux du bâton. Le bout merdeux du bâton, c'est tout ce que z'aurez. »
Croft partit d'un rire rugissant. « T'es un bon bâtard, Gallagher », cria-t-il d'une voix morne, tout en lui assenant une tape sur le dos. Il était en proie à une vaste et explosive gaieté qui embrassait tout. « Et toi t'es exactement, exactement un vieux coq, Wilson. T'es un sacré nom de Dieu de lécheur… » Sa voix était opaque, et les autres, malgré leur ivresse, le regardèrent avec un sentiment de malaise. « Je parie que t'es né avec ta tringle raide. »
Wilson fit entendre son petit rire : « C'est ce que je Suppose moi-même. »
Ils partirent tous d'un rire violent, et Croft secoua la tête comme pour la débarrasser d'un tumultueux vertige. « Je vas vous dire quelque chose, fit-il. Vous êtes tous de bons gars. Vous êtes tous des poules mouillées et vous êtes tous des jaunes, mais vous êtes de bons gars. Nom de Dieu, y a rien qui cloche avec vous. » Il esquissa un mince sourire qui lui mit la bouche de travers, puis il rit de plus belle et se paya une longue lampée. « Nom de Dieu, mange-Japonais que voici est le meilleur ami qu'un homme peut avoir. Mex ou pas Mex, tu peux pas le baiser.
Même vieux Red qu'est un navet de salaud de vieux fils de pute, et je vas le tuer un de ces jours, même vieux Red pense pas à mal tout stupide qu'il est. »
Une pointe de peur entama Red, et, le temps d'une seconde, il se trouva sur le qui-vive, comme sous l'action d'une fraise à forer qui taraude une dent. « Autant à ton service, Croft », dit-il.
Le rire de Croft fut intensément gai. « Voyez ce que je veux dire », remarqua-t-il.
Red retomba dans une somnolence chagrine. « Z'êtes foutre tous de bons gars », dit-il avec un vague mouvement de la main.
Croft, soudainement, partit d'un petit rire bête. C'était la première fois que les hommes l'entendaient émettre un tel son. « Comme l'a dit Gallagher, ce vieux con de fils de pute faisant patapouf dans la crasse pareil que s'il était un poulet à qui on a tout juste tordu le cou. »
Wilson pouffa avec lui. Il ne savait pas pourquoi Croft riait, mais il ne s'en souciait pas. Tout ce qui l'entourait était devenu diffus et incertain et plaisant. Il les aimait bien, les hommes qui buvaient avec lui ; supérieurs et aimables — tels ils lui apparaissaient à travers les remous langoureux de son esprit. « Vieux Wilson vous laissera jamais tomber », dit-il, riant sous cape.
Red renifla avec mépris et frotta le bout de son nez engourdi. Il ressentait une furieuse irritation contre un ensemble de choses trop nombreuses et trop subtiles pour qu'il pût les spécifier. « Wilson, t'es un bon pote, dit-il, mais nom de Dieu te vaux pas tripette. Je vas te dire une chose, tous tant qu'on est on vaut pas tripette.
— Red soûl, fit Martinez.
— T'as foutrement raison », cria Red. L'alcool le rendait rarement heureux. Sa mémoire reconstituait une morne enfilade de bars crasseux et de buveurs qui regardaient avec résignation le fond de leurs verres. Il revit l'opaque anneau à la base des verres, et, la paupière close, il les vit circuler dans son cerveau. Il se sentit osciller sous l'ivresse, ouvrit les yeux, se redressa violemment. « Allez vous faire foutre, tous tant que vous êtes », dit-il.
Ils ne firent pas attention à lui. Apercevant Goldstein qui, assis tout seul sous une tente, écrivait une lettre, Wilson parut soudainement honteux de faire ribote à part, sans avoir demandé aux autres membres de l'escouade de venir se joindre à leur beuverie. Il l'observa pendant quelques secondes, tout occupé à gribouiller au crayon et remuer silencieusement les lèvres, et encore qu'il se dit qu'il l'aimait bien ; il fut vaguement irrité que Goldstein se tînt à l'écart. « Ce Goldstein est un bon zigue, pensa-t-il, niais c'est" comme qui dirait un je-bouge-pas-de-mon-trou. » Il lui semblait que le sens fondamental de la vie échappait à Goldstein.
« Hé ! Goldstein, hurla-t-il, viens par ici ! » Goldstein leva la tête et sourit timidement. « Merci, mais je suis en train d'écrire à ma femme. » Il avait parlé avec douceur mais un accent craintif se devinait en suspens dans sa voix, comme s'il savait qu'il allait être maltraité.
« Eh, laisse tomber cette vieille lettre, dit Wilson, Ça peut attendre. »
Goldstein soupira, se leva, et vint rejoindre les buveurs. « Qu'est-ce que tu veux ? » demanda-t-il.
Wilson rit. La question lui semblait absurde. « Eh, quoi, bois un coup. Pourquoi que tu penses que je t'ai appelé ? » Goldstein hésita. Il avait entendu dire que l'alcool fabriqué dans les alambics de la jungle était souvent toxique. « Quel genre est-ce ? dit-il pour gagner du temps. Est-ce du vrai whisky, ou du jus de jungle ? »
Wilson se sentit offensé. « Dis donc, c'est de la bonne gnole, ça. On demande pas des questions comme ça quand on t'invite à prendre un coup.
— Israël, s'ébroua Gallagher, c'est à prendre ou à laisser. » v
Goldstein rougit. Par crainte de leur dédain il avait été sur le point d'accepter, mais maintenant il secoua la tête. « Non, non, merci », dit-il. « Et si ça m'empoisonnait ? pensa-t-il. Ça serait une jolie façon de laisser Natalie se débrouiller toute seule. Quand on a femme et enfant on ne doit pas courir des risques. » Il secoua de nouveau la tète, regardant leurs visages durs et impassibles. « Vraiment, je n'en ai pas envie », dit-il de sa voix douce et comme essoufflée, tout en attendant avec appréhension leur réponse.
Tous lui manifestèrent leur dédain. Croft cracha et regarda ailleurs. Gallagher prit un air vertueux. « Pas un d'eux qui boit », grommela-t-il.
Goldstein savait qu'il aurait dû s'en retourner à sa lettre, mais il fit une faible tentative pour se justifier. « Oh ! je bois, dit-il. J'aime un verre de temps à autre, avant le repas ou dans une partie de plaisir… » Il se tut. Dès l'instant où Wilson l'avait appelé il eut, au fond de lui-même, l'amère certitude qu'il allait à la rencontre d'un désagrément, certitude qui n'avait servi qu'à émettre au hasard des signaux avertisseurs auxquels il était incapable d'obéir.
Wilson paraissait en colère. « Goldstein, t'es un chialeux, voilà ce que t'es. » Du haut de sa supériorité et de son bien-être, il ressentait un ennui condescendant a l'endroit de quiconque était trop stupide pour apprécier la chance qu'il avait tendue à Goldstein.
« Eh, va donc écrire ta lettre », beugla Red. Il était de mauvais poil, et l'air ahuri et humilié de Goldstein l'offusquait. Il le méprisait pour son incapacité de dissimuler ses sentiments ; il goûtait, de plus, un plaisir ironique, à la fois sombre et amusé, d'avoir su avec exactitude ce qui allait arriver. Tout au fond de lui-même il nourrissait une trace de sympathie pour Goldstein, mais il la refoula. « Un homme vaut pas tripette si qu'il sait pas se défendre », grogna-t-il.
Goldstein lit brusquement demi-tour et s'en alla. Le cercle se resserra, qui rapprochait les buveurs, et il y eut un lien presque tangible entre eux. Ils débouchèrent le troisième bidon.
« C'a été une erreur d'essayer d'être gentil avec lui », dit Wilson.
Martinez approuva du chef. « Qui payer la gnole, boire. Personne boire à l'œil. »
Goldstein s'efforça de se remettre à sa correspondance, mais il lui était impossible d'écrire. Il songeait sombrement à ce que les hommes lui avaient dit et a ses propres réponses, regrettant de n'avoir pas imaginé les répliques qui maintenant lui venaient à l'esprit. « Pourquoi est-ce qu'ils s'acharnent tellement contre moi ? » se demanda-t-il sur le point de pleurer. Il reprit sa lettre, la relut, sans en saisir tout à fait le sens. Il projetait d'ouvrir un atelier de soudure après la guerre, et depuis qu'il était outre-mer lui et sa femme ne cessaient pas d'en discuter dans leur correspondance. Il n'était pas exactement en train d'écrire quand Wilson l'avait appelé ; crayon en main, il songeait avec enthousiasme et joie au jour où il deviendrait un citoyen établi dans la communauté, avec pignon sur rue. Il ne s'agissait pas d'une simple rêverie ; il avait déjà choisi l'emplacement de son futur atelier, et il avait imaginé bien proprement l'argent que lui et sa femme économiserait si la guerre durait un an ou deux tout au plus — il était très optimiste quant à la durée de la guerre — et il avait même calculé combien ils pourraient mettre de côté au cas où il serait promu caporal ou sergent.
Là était son seul plaisir depuis qu'il avait quitté l'Amérique. La nuit, sous sa tente, il restait éveillé et faisait des projets d'avenir, ou bien il pensait à son fils, ou encore il essayait d'imaginer où sa femme pouvait être à ce moment-là. Et parfois, s'il décidait qu'elle était en visite chez ses parents, il tâchait de reconstituer leur conversation et il gigotait d'allégresse rentrée au souvenir des plaisanteries familiales.
Mais, à présent, il ne lui était pas possible de s'abandonner à ces réflexions. Dès qu'il s'efforçait d'entendre la légère et paisible voix de sa femme, il devenait conscient du rire obscène des hommes qui n'arrêtaient pas de boire. Ses yeux s'emplirent de larmes, et il secoua la tête avec colère. Pourquoi le haïssaient-ils à ce point ? se demandait-il. Il faisait de son mieux pour être un bon soldat. Il ne s'était jamais soustrait à une corvée, il était aussi fort que n'importe lequel d'entre eux, et il travaillait plus consciencieusement que la plupart des hommes de sa section. Malgré bien des tentations il n'avait jamais, étant de garde, tiré un coup de fusil, mais personne ne semblait s'en être aperçu. Croft n'avait jamais reconnu son mérite.
« Ce n'est qu'une bande d'antisémites, se dit-il. Tout ce que les goyim savent, c'est courir avec des femmes de peu et se soûler comme des cochons. » Il regrettait, dans le secret de son cœur, de n'avoir connu que peu de femmes, de ne pas connaître la facile et bruyante camaraderie de l'ivresse. Il était fatigué d'espérer s'en faire des amis ; ils ne voulaient pas de lui, ils le haïssaient. Avec exaspération, il frappa de son poing la paume de sa main. « Mon Dieu, comment pouvez-Vous permettre que les antisémites soient en vie ? » demanda-t-il. Il n'était pas religieux, et cependant il croyait en un Dieu, un Dieu personnel à qui l'on pouvait chercher querelle, à qui l'on pouvait certainement adresser des remontrances. « Pourquoi ne mettez-Vous pas fin à ces choses ? » demandait-il avec amertume. Cela lui semblait une chose bien simple à accomplir, et il s'irritait contre le Dieu en lequel il croyait, comme si celui-ci eût été un parent, bon certes, mais un peu étourdi, un peu paresseux.
Il se remit à sa lettre. « Je ne sais pas, chérie, j'en ai tellement assez parfois que j'ai envie de tout plaquer. C'est une chose terrible à dire, mais je hais les soldats avec lesquels je me trouve, c'est une bande de grobe jungen. Honnêtement, chérie, il est bien dur de se rappeler toutes nos belles idées. Malgré les^ juifs en Europe, il m'arrive de ne pas savoir pourquoi nous luttons… » Il relut ce qu'il venait d'écrire, puis l'effaça violemment, restant là, immobile, saisi d'une angoisse froide.
Il changeait. Il s'en rendit compte, soudainement. Sa confiance s'en était allée, et il n'était plus sûr de lui-même. Il haïssait tous ceux avec qui il vivait et travaillait, alors qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais haï personne. Il se prit la tête, puis, laborieusement, il recommença à écrire. « J'ai une idée oui n'est pas mauvaise. Peut-être devrions-nous essayer d'entreprendre quelque chose du côté des vieilles guimbardes. Il y a des tas de rossignols qui n'auraient besoin que d'un peu de soudure pour remarcher, et à supposer qu'ils n'aient pas l'air très pimpant… »
Wilson ne se sentait pas en place. Il était resté assis au même endroit pendant plusieurs heures, et il commençait à se trouver moins content de la vie. Ses séances de beuverie suivaient toujours la même courbe : au cours des premières heures il se sentait heureux et bienveillant, et plus il buvait et moins digne d'intérêt lui semblait quiconque ne buvait pas. Mais, au bout d'un certain temps le besoin lui venait de quelque excitant supplémentaire, et il commençait à s'ennuyer et à redevenir un rien sobre. Il se trémoussait, devenait agité, puis tout à coup il quittait le bar ou la maison où il buvait, prêt à s'embarquer dans n'importe quelle aventure qui se présentait. Il lui était arrivé bien souvent de se réveiller le jour suivant dans le lit d'une femme inconnue, ou dans un caniveau, ou sur le sofa — dans une chambre de sa petite maison de bois Et bien rarement il se souvenait de ce qui lui était arrivé.
Il vida les dernières gouttes du troisième bidon et sou pira bruyamment. Sa voix était devenue très épaisse. « Qu'est-ce qu'on va fiche maintenant, les gars ? » demanda-t-il.
Croft se mit debout en vacillant et rit de nouveau. Il n'avait pas arrêté de pouffer de tout l'après-midi. « Je vas dormir », annonça-t-il.
Wilson secoua la tête, se pencha en avant, et retint Croft par la jambe. « Sergent — je vas t'appeler sergent parce que t'es un sacré nom de Dieu de commandeur — sergent, c'est pas le moment d'aller au pieu vu qu'il fera pas noir avant une heure, et peut-être deux. »
Gallagher sourit de travers. « Te vois pas que cet en culé de Croft il voit plus clair ? »
Croft se baissa et saisit Gallagher par le col de sa clic mise. « Que je suis soûl ou pas soûl, pas un de vous me parlera comme ça, pas un de vous. » Il le repoussa sou dainement. « Je me rappelle foutre bien ce que t'as dit… » Sa voix se fit traînante. « Je me rappelle, attends voir jusqu'à demain. » Il se tut, rit de nouveau, puis, d'un pas un peu incertain, il se dirigea vers sa tente.
Wilson faisait aller et venir un bidon vide. « Qu'est-ce qu'on va fiche ? demanda-t-il, lâchant un rot.
— Sacrée gnole finir trop vite », dit Martinez. Il commençait à se sentir déprimé à l'idée de l'argent qu'il avait dépensé.
Wilson se pencha en avant. « Dites donc, les gars, j'ai une idée. Vous savez, y a ces Japonais qu'ont des bordels à roulettes qu'ils font venir jusqu'en première ligne.
— Où c'est que t'as entendu ça ? demanda Gallagher.
— Je l'ai entendu, et c'est sûr et certain. Ben, pourquoi qu'on se faufilerait pas cette nuit dans leurs lignes ? On pourrait s'envoyer une de ces jaunes. »
Red cracha. « Qu'est-ce qu'y a, te veux voir si elles ont la raie horizontale ?
— C'est les Chinoises, avec la raie horizontale.
— Wilson, dit Gallagher avec truculence, t'es un qu'aime les moricauds. »
Wilson rit. « Mee-e-erde », fit-il d'une voix traînante. Il avait déjà oublié son projet.
Une fois de plus Red pensait aux corps dans la clairière. Il ressentait une curieuse fascination au souvenir de leur aspect. Un accès de peur le saisit, et de nouveau il regarda par-dessus son épaule. « Pourquoi qu'on irait pas aux souvenirs ? cria-t-il furieusement.
— Où donc ?
— Doit y avoir des Japonais morts par ici, » dit-il, résistant à son envie de se retourner.
Wilson poussa un petit rire bête. « Y en a, y en a, fit-il hâtivement. En bas, à deux-trois cents mètres de l'alambic de ce sergent de mess y a eu une bataille. Je me rappelle qu'on est passé juste à côté, juste à côté.
— La nuit quand nous aller à la rivière et quand les Japonais venir, intervint Martinez. Cette nuit les Japonais venir presque jusqu'ici.
— C'est ça, ait Wilson. J'ai entendu dire qu'ils sont venus avec leurs tanks.
— Eh bien, allons-y voir alors, -marmotta Red. On ramassera quelques souvenirs. »
Wilson se leva. « Nom de Dieu, si y a une chose que je dois faire quand je suis pompette, c'est battre le pavé. » Il s'étira. « Ben, les gars, allons-y. »
Les autres le regardèrent sans mot dire. Ils flottaient dans un état de stupeur, et ils avaient discouru à tort et à travers, sans but. Ils avaient parlé sans penser à ce qu'ils disaient, et l'énergie de Wilson les déroutait. « Allez, debout les gars », répétait-il.
Ils lui obéirent, parce qu'ils étaient passifs, et parce qu'ils auraient obéi à quiconque leur aurait dit de faire ceci ou cela. Wilson ramassa son fusil, et eux, le voyant faire, prirent les leurs.
« Où diable est-ce qu'on va ? demanda Gallagher.
— N'avez qu'à me suivre », dit Wilson laissant échapper une toux d'ivrogne.
Ils le suivirent à la queue leu leu, en une file brisée. Wilson les conduisit à travers le bivouac. Sa bonne humeur lui était revenue. « Montre-moi le chemin du pays », chanta-t-il.
Des soldats les regardaient passer, et Wilson s'arrêta. « Les gars, dit-il, y a ces nom de Dieu d'officiers qui vont nous z'yeuter, alors nom de nom qu'on marche comme des soldats.
— Tête droite ! » hurla Red. Il se sentit tout à coup joyeux.
Ils se remirent en route, exagérément précautionneux, et quand il arriva à Gallagher de trébucher, les autres lui adressèrent des regards réprobateurs. « Nom de Dieu de nom de nom, Gallagher », le réprimanda Wilson avec douceur. Il marchait d'un air désinvolte, son pas un rien chancelant, et il commença à siffler. Ils sortirent du camp par une ouverture dans les barbelés et s'avancèrent péniblement à travers un champ d'herbe kunaï, qui leur arrivait à la poitrine. Gallagher trébuchait et jurait, et chaque fois Wilson le regardait tout en portant un doigt à ses lèvres.
Au bout d'une centaine de mètres ils se trouvèrent en pleine jungle. Ils continuèrent à patauger dans l'herbe, puis découvrirent une piste. Très loin une batterie faisait feu. Martinez frissonnait. La marche le faisait transpirer à grosses gouttes, et il se sentait très déprimé. « Où nom de Dieu champ de bataille ? demanda-t-il.
— Tout de suite au bout de la piste », dit Wilson. Il se rappela le quatrième bidon de whisky, celui qu'il avait caché, et il se mit à pouffer. « Dans un petit instant », leur dit-il. Ils ahanèrent le long de la piste pendant quelque cent cinquante mètres, et finalement débouchèrent sur un chemin. « C'est une route japonaise, dit Wilson.
— Où qu'ils sont, ces foutus Japonais ? demanda Gallagher.
— Oh ! sont à des mille d'ici, le rassura Wilson. C'est ici qu'on leur a flanqué une pile. »
Gallagher renifla. « Je peux déjà les sentir, annonça-t-il.
— Sûr, dit Wilson. On m'a dit qu'y en a des tas, tout autour. »
Le chemin passa sous une palmeraie, puis s'engagea à travers un champ de kunaï. A mesure qu'ils s'avançaient, ils devenaient conscients d'une puanteur qu'ils connaissaient bien. C'était une odeur de putréfaction, pas exactement aussi douceâtre, mais assez semblable à celle d'un tas d'ordures et de tripaille : une exhalaison putride de marécage. Le relent variait en intensité et en qualité ; parfois il frappait leurs narines comme une écœurante émanation de pommes de terre qui pourrissent et parfois cela rappelait la tanière d'un skunks.
« Jésus », pesta Red, contournant le corps d'un Japonais qui s'étalait, aplati, sur le chemin.
Dans les palmeraies, sur les bords du champ, les arbres étaient effeuillés, et les troncs apparaissaient noirs, ou bruns, comme s'ils avaient dépéri de sécheresse. Ebran-chés pour la plupart, ils se tenaient nus et solitaires, pareils à une rangée de pilotis sur le sable, à marée descendante. Aucune verdure n'y subsistait.
Partout se distinguait la silhouette noire des tanks incendiés. Fondus parmi les arbres dévastés, dans les cercles d'herbe carbonisée, ils semblaient camouflés comme ces visages d'hommes célèbres noyés dans les bosquets — dans tel jeu d'images pour enfants. Une litière de débris recouvrait le champ. Des cadavres de Japonais gisaient de tous les côtés, et sur une petite butte où ils s'étaient retranchés pour quelques heures, l'artillerie avait trituré de grands trous dans la terre.
Les hommes traînaient par le champ, d'une largeur d'un quart de mille environ. Des corps se voyaient dans l'herbe, tordus, infiniment angoissés eût-on dit, figés dans une suprême contorsion. Ils les contournaient, continuant à clopiner sur le chemin. Un peu plus loin une autochenille japonaise et un tank américain donnaient de la bande l'un contre l'autre, comme deux vieilles bâtisses prêtes à s'écrouler. Noirs et disloqués, ils ont dû brûler ensemble. Les corps des Japonais ayant été laissés en l'état, on voyait le chauffeur de l'autochenille à moitié versé hors de son siège. Sa tête, écrasée de la tempe à la mâchoire, reposait mollement sur le marchepied de la machine, semblable à un sac de fèves. Une de ses jambes était coincée dans le pare-brise, et l'autre, sectionnée à mi-cuisse, faisait un angle droit avec sa tête. On eût dit qu'elle'avait une existence à part.
A un pas de là un autre Japonais gisait sur son dos. Un grand trou ouvrait son ventre, et ses entrailles se pressaient dehors en une grappe épaisse, pareille aux pétales congestionnés d'une fleur marine. La chair de son abdomen était très rouge et, dans les affres de la mort, ses mains s'étaient jointes au-dessus de la blessure comme s'il avait voulu y attirer l'attention. Il avait un visage plaisant, impersonnel, aux traits menus, et il paraissait calme. Ses jambes et sa croupe ayant gonflé, son pantalon était détiré au point de ressembler à la culotte collante d'un dandy au temps de Napoléon. Il avait l'air d'une poupée qui perd son crin.
Faisant angle avec lui gisait un troisième soldat. Il portait une terrible blessure à la poitrine. Le feu avait attaqué ses cuisses et son torse lors de sa fuite de l'autochenille. Il était couché sur le dos, les jambes écartées et les genoux pliés. Le feu ayant consumé son uniforme, on lui voyait les parties. Elles étaient réduites à l'état de filaments, mais la cendre de ses poils tenait encore en place, semblable à une éponge en paille de fer.
Wilson fureta autour des cadavres, puis laissa entendre un soupir. « L'ont déjà été dépouillés de tous leurs souvenirs », dit-il.
Gallagher vacillait sur ses jambes. « Qui ? Qui foutre l'a fait ? Wilson, t'es un salaud de menteur. C'est toi qu'as volé tous les souvenirs. »
Wilson l'ignora. « Tout ce que je peux dire c'est que c'est une honte quand des gars comme nous on a risqué notre cul toute une nom de Dieu de semaine, et qu'y a même pas de souvenirs. » Sa voix devint amère. « Une honte, nom de Dieu. »
Martinez poussa du pied les parties du cadavre carbonisé, et elles s'affaissèrent avec un petit bruissement — comme s'il avait mis son doigt dans la cendre d'un cigare. Il en éprouva une trace de plaisir, aussitôt noyé dans la tristesse. L'alcool l'avait abattu, et la marche ajouta à son découragement. Les cadavres ne lui inspiraient ni horreur, ni crainte ; sa terreur du trépas était étrangère à la puanteur et aux formes cruelles que les corps se donnaient dans la mort. Il n'aurait pas su dire pourquoi il était triste, mais il lui fallait imputer sa tristesse à quelque chose. Il regrettait l'argent dépensé pour le whisky, et depuis une demi-heure il s'efforçait de calculer le temps qu'il lui faudrait pour remplacer la dépense avec le produit de sa solde.
Red s'appuya contre l'autochenille. Il avait le vertige, et il allongea le bras pour se retenir au montant de la benne. Sa main se referma sur un fruit charnu, qu'il rejeta avec hâte. Le fruit était rouge, il avait la forme d'une poire, et Red n'avait jamais rien vu de semblable. « D'où ça vient, ça ? demanda-t-il d'une voix enrouée.
— C'est de la boustifaille japonaise, dit Wilson.
— Où qu'ils pèchent ça ?
— Je sais pas », lit Wilson, haussant les épaules. Il fit voler le fruit d'un coup de pied. Une pointe de peur traversa l'ivresse de Red. Pendant une seconde il pensa à Hennessey. « Ben, Wilson, où c'est qu'ils sont, ces foutus souvenirs ? demanda-t-il.
— Faut que me suivez, les gars », dit Wilson.
Ils laissèrent les deux machines, pour se livrer à une petite exploration en marge du chemin, du côté du talus où les Japonais s'étaient retranchés. L'artillerie avait défoncé la plupart des boyaux et des abris blindés qui sillonnaient la butte. Les remparts de terre étaient à moitié démolis, comme des constructions de sable sur une plage qui s'écroulent sous le pied des baigneurs. Des cadavres jonchaient la place, vingt à trente hommes éparpillés par groupes de deux ou de trois ou de quatre. Des milliers d'éclats de maçonnerie couvraient le talus, d'où une intense odeur se dégageait d'ordures qui brûlent. Des provisions de bouche y moisissaient, des caissons d'équipement déversaient leur contenu, des sacs béaient, la rouille attaquait les fusils, et par toute la butte dévastée se voyait un fouillis de chaussures et de bidons et de morceaux de chair en putréfaction. Mille débris s'éparpillaient sur la place en un désordre chaotique. Morts depuis une semaine, les Japonais avaient gonflé énormément, et leurs jambes et leurs ventres et leurs croupes crevaient leurs uniformes. Ils étaient de couleur verte et pourpre, et les larves couvaient dans leurs blessures et grouillaient sur leurs pieds.
Les larves, d'un demi-pouce de long, ressemblaient à des limaces et à des brouailles de poisson. Elles couvraient les cadavres comme des abeilles s'agglutinent autour de la tête d'un apiculteur. Il n'était pas possible de distinguer les blessures ; la vermine pullulait et grouillait paresseusement dans les moindres craquelures de la chair. L'air aviné, Gallagher regardait une théorie de larves qui s'engouffrait dans la bouche béante d'un mort. Peut-être espérait-il qu'elles feraient entendre quelque bruit, car il se sentit en colère à les voir ripailler en silence. La puanteur était pénétrante, et les mouches volaient en essaims autour des cadavres.
« Salopes de mouches », grogna-t-il. Il fit le tour d'un corps et ramassa une petite boite de carton qui traînait à terre. Pourri par l'humidité, le carton se défit dans ses mains ; il y trouva quelques fioles minuscules, qui contenaient un "liquide noirâtre. « Qu'est-ce que c'est ? » demanda-t-il, après avoir contemplé les fioles d'un œil morose. Personne ne lui répondit, et il les rejeta à terre au bout d'un moment. « Ce que je veux savoir, c'est où foutre qu'ils sont, les souvenirs ? »
Wilson essayait d'enlever la culasse d'un fusil rouillé. « Un de ces jours je vas me procurer un de leurs sabres samoreille », annonça-t-il. Tout en grimaçant, il déplaça un cadavre avec la crosse du fusil. « Sacrée charogne, voilà ce qu'on est tous, de la sacrée charogne. » Des côtes perçaient le torse du mort, vaguement argentées dans la lumière du crépuscule, tandis que la chair crue était d'un brun verdâtre. « Ç'a l'air d'une épaule de mouton », affirma Wilson. Il soupira de nouveau et se mit à descendre la butte. Plusieurs grottes naturelles s'ouvraient de l'autre côté du talus, et dans l'une d'elles une demi-douzaine de corps s'empilaient sur l'e faîte d'une quantité de boîtes et de caisses à claire-voie. « Eh, les gars, appela Wilson, je vous ai trouvé quelque chose. » Il était lier de lui-même. Leurs brocards d'ivrogne l'avaient vexé. « Quand le vieux Wilson vous dit qu'il dégotera quelque chose, alors tu peux compter dessus. »
Un camion vrombit sur le chemin, filant en direction de quelque bivouac. Wilson agita la main puérilement.
Puis il s'accroupit et regarda à l'intérieur de la grotte. Des autres l'avaient rejoint, et tous examinaient la place. « Y a un tas de cantines là-dedans, fit Wilson.
— C'est que des caisses à claire-voie, dit Red.
— C'est ce que je veux dire, lui expliqua Wilson. On les vide, et on a des cantines qu'on ramène avec nous. »
Red jura. « Si te veux des caisses, y en a tant et plus à la compagnie.
— Mais non, lui expliqua Wilson. C'est de la camelote, leurs caisses. Celles-ci sont faites comme de vraies cantines.
— Je veux être baisé si je vas me coltiner une boîte tout le long du chemin », dit Red.
Martinez s'était éloigné de quelques mètres. Il avait remarqué un cadavre dont la bouche montrait des dents d'or, et il les dévorait des yeux. Il s'immobilisa à la hauteur du corps, le regard fasciné. Il y avait là au moins sept ou huit dents qui semblaient de l'or massif. Il jeta un coup d'œil rapide sur ses compagnons qui passaient à l'intérieur de la grotte.
Une convoitise tout à coup s'empara de lui pour ces dents d'or. Il entendait les hommes qui farfouillaient dans lu grotte, qui se lançaient des jurons, et malgré lui il regarda de nouveau la bouche béante du cadavre, i Pas servir à lui », se dit-il. Tendu dans l'angoisse, il s'efforçait d'estimer la valeur de cet or. « Trente dollars peut-être », se dit-il.
Il s'en fut, puis revint sur ses pas. Un profond silence planait sur le champ de bataille ; seul s'entendait le bourdonnement des mouches au-dessus de la butte. En bas, dans la vallée, tout n'était que puanteur et dévastation. Des débris d'hommes mutilés et de véhicules jonchaient la place qui ressemblait à un cimetière de ferraille noire et rouille, avec çà et là une tache d'herbe verte. « Tout puer », se dit Martinez, secouant la tête. Un fusil traînait à ses pieds ; il le ramassa sans réfléchir, et d'un coup de crosse il défonça la mâchoire du cadavre. Il y eut un bruit mat, comme celui d'une cognée contre une bûche humide. Il souleva le fusil et assena un autre coup sur la bouche du mort, faisant jaillir les dents. Quelques-unes roulèrent à terre, et d'autres s'éparpillèrent sur la mâchoire écrasée. Frénétiquement, il ramassa quatre ou cinq dents en or et les fourra dans sa poche. Il suait terriblement, et son angoisse semblait exsuder à fleur de sa peau, au rythme même de son cœur. Il aspira profondément, à plusieurs reprises, et peu à peih il commença à se calmer. Il éprouvait un mélange de culpabilité et de jubilation, et il pensa à la fois où, tout petit, il avait volé quelques sous dans la bourse de sa mère. « Nom de Dieu », dit-il. Paresseusement, il se demanda quand il pourrait vendre les dents. La bouche écrabouillée du cadavre l'incommodait, et il le lit rouler du pied. Une colonie de larves lui apparut et il frissonna. Il eut soudainement peur, tourna sur lui-même et rejoignit les hommes dans la grotte.
Dans la grotte, petite de dimensions, l'atmosphère était humide et suffocante. Bien que l'air y semblât frais, les hommes transpiraient à grosses gouttes. Tels des sacs de farine, les corps s'empilaient sur les caisses, et quand ils essayaient de déplacer un cadavre les vers fusaient de tous côtés comme une bande de vairons dans l'eau. Il y avait là un chaos de débris et de fragments : objets de toutes sortes noirs de fumée, déchets de métal rouillé, éclats d'obus, boîtes de munitions éventrées, tas de cendre grise pareille à du mâchefer, et même, s'avançant en saillie hors d'un monticule d'ordures, un tibia carbonisé. La puanteur avait l'intensité délirante de l'éther.
« Y aura pas moyen de les avoir, ces nom de Dieu de boîtes », dit Red. Il avait la nausée et son dos commençait à le faire souffrir immodérément à cause de l'effort qu'il fallait déployer pour déplacer le corps du bout de ses doigts.
« Foutons le camp », dit Gallagher. La lumière, à l'entrée de la grotte, semblait se contracter.
« Dites, les gars, on va pas partir maintenant, non ? » plaida Wilson. Il était déterminé à ramener une boîte.
La sueur noyait les yeux de Martinez. Il était irrité et impatient. « Nous retourner maintenant, hein ? » suggéra-t-il.
Wilson rejeta un des corps et se recula en poussant une exclamation. Il venait de mettre à découvert un serpent. Juché sur le haut d'une caisse, le reptile faisait aller sa tête de côté et d'autre. Grognant de peur, les hommes se reculèrent tous ensemble et s'aplatirent contre le mur opposé de la grotte. Red poussa le cran d'arrêt de son fusil et visa avec lenteur la tête du serpent. Ses mains tremblaient, et il regardait intensément les yeux plats du reptile . « le manque pas » chuchota Wilson. Le coup de feu répercuta de mur en mur avec la puissance d'une pièce d'artillerie. La tête du serpent fut réduite en pulpe, et son corps continua à frémir frénétiquement pendant de longues secondes. Frappés de terreur, assourdis par le coup de fusil, les hommes le regardaient fixement. « Foutons le camp », cria Gallagher.
Ils trébuchèrent les uns par-dessus les autres. dans leur hâte soudaine de vider les lieux. Une Violente panique s'était emparée d'eux tous. Dehors, Wilson se mit à respirer bruyamment, et à s'éponger la face. « Je crois bien que voilà une boîte que j'aurai jamais », dit-il avec une feinte désinvolture. Au fait, il se sentait exténué, et son agitation s'était momentanément épuisée. « Je crois qu'on fera aussi bien de rentrer », dit-il.
Ils descendirent la butte et s'engagèrent sur la route qui menait au bivouac. Ils passèrent la carcasse d'un tank qui s'effritait sur le côté du chemin, les chenilles brisées et rouillées, l'air d'un squelette de lézard. « Nom de Dieu serpent comme ça », dit Martinez.
Red grogna. Il regardait un cadavre, presque nu, couché sur le dos. C'était un cadavre éloquent parce qu'on ne lui voyait pas de blessure, et parce que ses mains crispées s'agrippaient à la terre comme pour demander une dernière fois la même question toujours vaine. L'angoisse avait contracté ses épaules nues, et Red pouvait imaginer sans peine l'expression de souffrance qui avait dû se dessiner sur la bouché du cadavre. Mais ce mort n'avait pas de tête, et Red éprouva une sourde douleur à la pensée qu'il ne verrait jamais le visage de cet homme. Un caillot sanguinolent terminait son cou, et il semblait reposer dans un cadre fait de silence.
Tout à coup Red se rendit compte qu'il était sobre et très las. Les autres l'avaient déjà devancé d'un bon bout de Chemin, mais retenu par une émotion qu'il eût été incapable d'exprimer, il continuait à regarder le corps décapité. Alors que l'idée de sa propre mort lui semblait un peu incroyable, tout au fond de lui-même il se disait que l'homme" couché là avait aussi désiré nombre de choses. Il avait eu une enfance, une adolescence, il avait atteint l'âge d'homme — avec ses rêves et ses souvenirs. Comme s'il voyait un cadavre pour la première fois, il songea avec surprise et saisissement qu'un homme était un objet réellement très fragile.
La puanteur de la grotte emplissait encore ses narines, et le cadavre lui inspirait une horreur pareille à celle qu'il ressentit un jour quand, dans un pré, il dut marcher dans un amas de laces humaines. Il y eut quelque chose d'étrangement satisfait dans ces faces, une espèce de je-me-suffis-à-moi-même, qui se voyait aussi dans ce tronc et ces membres. Encore qu'il sût que le sol allait bientôt aspirer et résorber la fétidité qui se dégageait de la dépouille, l'horrible pestilence lui causait de profonds sursauts d'angoisses. Le souvenir de l'odeur dans la grotte se combinait avec cette odeur-ci, et le terrorisait. Il passait par toute la gamme des fragrances, depuis les tièdes exhalaisons d'un commencement de corruption jusqu'au cœur même de la puanteur cadavérique — une âpre, nauséabonde haleine qui l'empoignait comme une main glacée ; odeur de cercueil dont il eût soulevé le couvercle, et elle le pénétrait, elle se maintenait en lui pendant qu'il regardait le corps sans le voir, sans y penser, tandis que dans sa tête des images se chevauchaient de vie et de mort et de sa propre vulnérabilité.
Puis tout se résorba et il se remit en marche, laissant errer ses yeux sur le fouillis qui s'étalait des deux côtés du chemin. La puanteur continuait à l'oppresser. « Tout comme deux colonnes de fourmis qui s'entre-tueraient », pensa-t-il. Il rejoignit les hommes, trottant avec eux à travers les palmeraies et le long de la piste, l'esprit maussade. Ils ne parlaient guère, cuvant leur alcool. Red avait mal à la tète. Il trébucha contre une racine, jura, et, sans transition aucune, il grommela : « Sûr et certain que l'homme il a rien de spécial, s'il pue comme ça quand il est mort. »
De retour au deuxième bataillon, Wyman s'amusa à torturer un insecte. Il avait piqué une brindille dans le corps, long et poilu, d'une chenille colorée noir et or. La bestiole se mit à courir en rond, puis s'affala sur le dos, faisant des efforts éperdus pour se remettre sur ses pattes. Wyman la toucha avec le bout rougeoyant de sa cigarette, et elle se tortilla, se recroquevilla en forme de L, et resta prostrée, tandis que ses pattes se débattaient faiblement. On eût dit qu'elle essayait désespérément de respirer.
Ridges avait observé la scène avec déplaisir. Un air de menace ridait son visage long et trapu. « C'est point une manière de traiter un insecte », dit-il.
Wyman était absorbé par les convulsions de la chenille, honteux. « Qu'est-ce que tu veux dire, Ridges ? C'est-il si important, un insecte ?
— Crotte, soupira Ridges. Il t'a point fait de mal. S'occupait de ses affaires, lui. »
Wyman se tourna vers Goldstein. « Voilà le prédicateur qui s'excite à cause d'un insecte. » Il rit sarcastiquement, puis ajouta : « Tuer une créature de Dieu, pas ? »
Goldstein haussa les épaules. « Chacun son point de vue », dit-il doucement.
Ridges baissa la tête d'un air obstiné. « Je dis point que c'est pas facile de se moquer d'un homme qui croit dans la parole de Dieu.
— Te manges de la viande, non ? » demanda Wyman. Il était content d'avoir le dessus, car il se sentait d'habitude inférieur à la plupart des hommes de l'escouade. « Où c'est-il dit, nom de Dieu, que te peux manger la viande mais que te peux pas tuer un insecte ?
— La viande c est pas pareil. Je mange pas les insectes. »
Wyman versa un peu de terre sur la chenille et l'observa qui se débattait. « Je vois pas que tu te fais de la bile si que te descends un Japonais, dit-il.
— C'est des païens, dit Ridges.
— Excuse-moi, dit Goldstein, mais je ne crois pas que tu aies tout à fait raison. Il y a quelques mois j'ai lu un article qui disait qu'il y a plus de cent mille catholiques au Japon. »
Ridges secoua la tête. « Ben, je voudrais point tuer un de ceux-là, dit-il.
— Mais faudra bien que tu le fais, dit Wyman. Pourquoi que t'admets pas que t'as tort ?
— Le Seigneur me gardera de tuer un chrétien, dit Ridges avec entêtement.
— Aaaaah.
— C'est ce que je crois, dit Ridges. Au fait, il était fort troublé. Le tortillement de l'insecte lui rappelait l'aspect qu'avaient pris les corps des Japonais, le lendemain de l'attaque sur la rivière. Ils avaient ressemblé aux bêtes mortes à la ferme de son père. Il s'était dit :. « Ça c'est parce que c'est des païens », mais la déclaration de Goldstein l'avait rendu perplexe. Cela représentait un bien grand nombre, cent mille ; il présumait que c'était au moins la moitié du peuple japonais, et il songeait que parmi ceux qui avaient péri certains devaient avoir été des chrétiens. Il y rumina pendant une minute ou deux, puis comprit. Tout cela était bien simple.
« Te crois qu'un homme il a une âme ? demanda-t-il à Wyman.
— Je sais pas. Une âme c'est quoi, nom de nom ? »
Ridges eut un petit rire. « Crotte, t'es point si malin que te penses. L'âme c'est ce qui s'en va de l'homme après qu'il est mort — c'est ce qui s'en va au ciel. C'est pour ça qu'il est vilain quand te le vois couché dans la rivière. C'est parce qu'il est point ce qu'il a été avant. C'est quelque chose d'important, son âme qui s'en va de lui.
— Qui c'est qui peut le savoir », dit Wyman. Il se sentait philosophe.
La chenille se mourait sous la dernière poignée de terre sous laquelle il l'ensevelissait.
Cette nuit-là, étant de gardé, Wilson siffla son bidon de whisky, Cela raviva un peu son ivresse et lui rendit la bougeotte. Assis sur le rebord de son trou, se déplaçant sans cesse, il regardait avec irritation à travers les fils barbelés. Sa tête roulait de côté et d'autre, et il y avait un arbrisseau à une quinzaine de mètres au-delà des barbelés, et cela l'ennuyait. L'arbrisseau projetait une ombre qui s'allongeait en direction de la jungle, et cela lui dérobait une section du périmètre. Son irritation augmentait à mesure qu'il regardait cette ombre. « Nom de Dieu de buisson, se disait-il. Te penses que te vas cacher un Japonais, pas ? » Il secoua la tête. « Pas de salaud de Japonais qui va me sauter dessus. »
Il sortit du trou et fit quelques pas. Sa démarche était chancelante, et ça l'embêta. Il revint à son trou et se mit à regarder l'arbrisseau. « Qui que t'a dit de pousser ici ? » demanda-t-il. Le vertige s'emparait de lui quand il fermait les yeux, et il se faisait l'impression de mâcher une éponge. « Y a même pas moyen de pioncer un coup avec ce nom de Dieu de buisson », se dit-il. Il soupira, fit aller en arrière et en avant la culasse de sa mitrailleuse, coula un regard le long du canon, visa à la base de l'arbrisseau.
« Je t'a dit de pas pousser ici », grommela-t-il, pressant le chien. La crosse de la mitrailleuse rebondit sauvagement alors qu'il tira une longue rafale. Quand il arrêta de tirer l'arbrisseau était toujours là, et de colère il tira une nouvelle rafale.
Le bruit de la mitrailleuse parut terrifiant aux hommes de la section, qui dormaient a une dizaine de mètres de là. Il les arracha à leur sommeil avec la violence d'une décharge électrique, leur enfonça la tête dans la poussière, puis les jeta à genoux. Ne sachant pas que c'était Wilson qui avait-tiré, ils crurent à une nouvelle attaque japonaise, et le temps de plusieurs secondes de terreur ils titubèrent entre le sommeil et la veille, tandis que toutes sortes de pensées et d'angoisses se succédèrent dans leur esprit.
Goldstein pensa qu'il était de garde et qu'il s'était endormi. « Je ne dormais pas, chuchota-t-il désespérément à plusieurs reprises, j'avais seulement fermé les yeux pour tromper les Japonais, j'étais prêt, je jure que j'étais prêt. »
Martinez fit entendre une plainte : « Je rendre les dents, je promettre je rendre les dents. »
Wyman rêvait qu'il faisait partir le canon antitank, et il disait : « C'était vraiment pas ma faute, c'est Goldstein qu'a lâché. » Il se sentait coupable, mais, à l'instant du se réveiller, il avait tout oublié de son rêve.
Couché sur son ventre, Red pensait que le soldat à In baïonnette lui tirait dessus. « Vas-y fils de garce, vas-y », marmottait-il.
Gallagher pensait : « Ils vont m'avoir moi. »
Et Croft vécut un instant de peur qui le paralysa et le cloua pieds et poings liés à sa mitrailleuse, alors que les Japonais chargeaient à travers la rivière. La seconde rafale brisa ses liens et il hurla : « Venez me chercher ! » La sueur couvrit son visage, et il se trouva rampant vers le trou de Wilson. « Reconnaissance debout ! debout en ligne ! » mugissait-il. Il était toujours incertain si tout cela ne se passait point sur les bords de la rivière.
Wilson lâcha une nouvelle rafale, et Croft se rendit compte qu'il ne s'agissait pas d'un feu japonais. Il comprit, dans le même instant, qu'ils se trouvaient au bivouac du deuxième bataillon, loin de la rivière. Il se laissa tomber dans le trou de Wilson, lui secoua le bras. « Sur quoi tires-tu ? » Ce ne fut qu'alors qu'il se réveilla tout à fait.
« Je l'ai eu, fît Wilson. Je l'ai descendu, le fils de pute.
— Qui ? chuchota Croft.
— Le buisson. » Il pointa son doigt. « Là-bas. J'y voyais pas clair. Ça me rendait tout dingo. »
Les hommes rampaient furtivement vers le trou de Wilson. « T'as pas entendu des Japonais ? demanda Croft.
— Foutre non, dit Wilson. Je me serais pas servi de la mitrailleuse, si que j'avais vu un Japonais. J'aurais pris le flingot. Te voudrais pas que je fais repérer la position à cause d'un pouilleux de Japonais ? »
Croft s'efforça de contenir un violent accès de rage. Encore que Wilson fût bien plus fopt que lui, il l'empoigna aux épaules et le secoua. « Je jure, je jure, fit-il d'une voix enrouée, si jamais tu me joues un autre tour comme ça, Wilson, je te tue de mes propres mains, je te… » Il se tut, tremblant de violence contenue. « Retournez à vos places, cria-t-il à l'adresse des hommes qui s'approchaient en rampant. C'a été une fausse alerte.
— Qui a tiré ? chuchota quelqu'un.
— Retournez à vos places ! » commanda Croft.
Il revint à Wilson. « De tous les sales coups que t'as jamais joués… A partir de maintenant t'es sur ma liste d'emmerdeurs. » Il sortit du trou et regagna ses couvertures. Il pouvait encore sentir ses mains, agitées de tremblements.
Wilson était ahuri. Il se rappelait la belle humeur de Croft au cours de l'après-midi, et son accès soudain de rage lui restait incompréhensible. « Est-ce qu'y avait de quoi se mettre tellement en boule ? » se demandait-il. Il rit — puis se souvint comment Croft l'avait secoué, et cela le mit en colère. « Ç'a pas d'importance combien de temps que je le connais, se dit-il, il a pas le droit de me traiter comme ça. La prochaine fois qu'il me fait quelque chose comme ça, je lui flanque une tournée. » Il regarda hargneusement à travers les barbelés. Maintenant que l'arbrisseau était cisaillé à ras de terre, il pouvait embrasser une large échappée de terrain. « J'aurais dû faire ça y a longtemps », se dit-il. Il se sentait très vexé par la sortie de Croft. A cause d'une petite rafale de mitraille de rien du tout. Il se rendit compte soudainement que le bivouac tout entier était vraisemblablement réveillé, et que tous écoutaient avec appréhension. « Quand je suis soûl, c'est alors que je me flanque dans le pétrin… » pensa-t-il en se mettant à pouffer.
Le lendemain matin Croft et ses hommes retournèrent au bivouac de la compagnie d'état-major. Leur absence avait duré sept jours et huit nuits.
LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS