C'était un grand bonhomme d'une trentaine d'années avec une belle crinière d'un brun doré et une face saine et haute en couleur dont les larges traits avaient une coupe régulière. Assez bizarrement, il portait des lunettes rondes cerclées d'argent qui lui donnaient à première vue un air studieux ou, du moins, une apparence ordonnée. « Avec toutes les filles que j'ai eues, j'oublierai jamais cette petite vieille garce », disait-il, s'essuyant le dos de la main sur son front haut et sculpté, se la passant sur sa crinière dorée.
Solidement ancrés dans votre esprit — clichés pareils à une paresseuse décadence, mort et maladie ; monotonie et violence. La rue principale assume avec malaise son air de prospérité criarde. Il y fait chaud, cela regorge de monde, les boutiques sont petites et malpropres. Languides et fiévreuses, les filles s'avancent sur leurs jambes maigrichonnes, la face peinte, le regard pris par les affiches multicolores qui tapissent l'entrée des cinémas, la main triturant l'acné à leur menton, les yeux pâles et insolents louchant au soleil qui réverbère sur l'asphalte maculé, sur les papiers piétinés, dont il fait ressortir les crevasses pleines de poussière.
A cent mètres de là les rues de derrière sont vertes cl charmantes où le feuillage des arbres se rejoint au-dessus de la chaussée. Les maisons sont vieilles et plaisantes ; vous traversez un pont et regardez en bas vers un ruisselet tortueux qui contourne paisiblement des pierres arrondies ; on entend la voix des choses qui poussent et le susurrement des feuilles dans la morne brise de mai. Un peu plus loin il y a l'inévitable petit hôtel particulier avec ses persiennes cassées, ses colonnes qui s'écaillent, et ses murs d'un gris noirâtre pareil à celui d'une dent dévitalisée. L'hôtel particulier altère le charme des rues, il les souligne d'un trait sombre et mortuaire.
La pelouse, au centre du square municipal, est déserte, et debout sur son socle la statue du général Jackson regarde d'un air appréciateur la pyramide de balles en ciment et le vieux canon dont la culasse a disparu. Derrière lui le quartier nègre s'étale jusque dans la campagne, le long des chemins sablonneux.
Là-bas, dans le ghetto noir, les huttes et les cabanes fléchissent sur leurs pilotis, le bois s'esquille et meurt, les rats et les cafards se bousculent sur les planches à sec de sève. Tout flétrit dans la canicule.
Tout au bout, presque dans la campagne, les blancs pauvres vivent dans des huttes similaires, espérant de passer un jour de l'autre côté de la ville où vendeurs de chaussures et caissiers de banque et contremaîtres d'usine vivent dans des maisonnettes cubiques le long des rues tracées au cordeau et où les arbres ne sont pas assez vieux pour couvrir le ciel.
Là-dessus plane la morne, l'inerte brise de mai, suffocante avec l'approche de l'été.
Certaines gens ne sont sensibles qu'à la chaleur. Woodrow Wilson, presque seize ans, étalé tout de son long sur un tronc d arbre en bordure du chemin sablonneux, somnole au soleil. Il a chaud aux reins et une délicieuse paresse coule dans ses membres. Dans une petite heure j'irai voir Sally Ann. De tièdes odeurs, des images de tétin et de pubis chatouillent son nez. Ah ! dis, je voudrais qu'on est déjà le soir. Un gars y a de quoi qu'il fondra au soleil à s'imaginer un con. Il soupire, remue paresseusement ses jambes.
Je parie que papa l'écrase.
Derrière lui, sous le porche flanqué de guingois sur des pilotis, son père dort dans un lit-balançoire mangé de rouille, avec sa liquette trempée de sueur qui lui remonte sous les aisselles.
Y a personne qui peut faire pompette comme papa. Il se met à pouffer. Y a que moi, dans une petite année ou deux. Nom de Dieu, on a envie de rien fiche sauf de rester couché au soleil.
Deux garçonnets nègres viennent à passer, menant une mule par la bride, Il se soulève.
Hé, les moricauds, comment qu'elle s'appelle, la mule ?
Leur regard se charge de crainte, et l'un d'eux frotte ses pieds dans la poussière. Joséphine, bégaie-t-il.
Ça va, petit. Il se marre. Dieu, je suis content que j'ai pas à bosser aujourd'hui. Il bâille. J'espère que Sally Ann découvre pas que j'ai point encore mes dix-neuf ans. Mais elle m'aime bien quand même, c'est une bonne petite vieille garce.
Une Négresse, dans les dix-huit ans, passe son chemin, ses pieds nus soulevant devant elle un fin nuage de poussière. Elle ne porte pas de soutien-gorge sous son chandail, et ses seins au mouvement balancé semblent très pleins et très doux. Son visage est rond et sensuel.
Il la regarde et remue de nouveau ses jambes. Nom de Dieu. Ses hanches puissantes roulent avec lenteur, et il la suit du regard avec plaisir.
Un de ces jours je vas tâter de cette bidoche-là.
Il soupire une fois de plus, avec complaisance, puis il bâille. L'effet du soleil sur ses reins est presque insupportablement délicieux. C'est sûr qu'il faut pas grand-chose pour qu'un gars il se sent heureux.
Il ferme les yeux. C'est fou le bon temps qu'on peut se payer.
Il fait sombre dans l'atelier de bicyclettes où les établis sont tachés de graisse. Faisant le tour de la bécane, il en scrute les freins à main. Il-n'a vu, à ce jour, que des freins à essieu arrière, et cela le confond. Faut peut-être que je demande à Wiley comment qu'on fixe ces petites merdouilles. Il se tourne vers son patron, puis s'arrête. Ferai aussi bien de me débrouiller tout seul, décide-t-il.
Il s'accroupit dans le demi-jour, trace la tension des freins le long du câble, pousse le patin contre la jante métallique. Après examen il découvre qu'un écrou lâchement vissé a relâché le câble, et il le resserre. Les freins se mettent à fonctionner.
C'est un type calé qu'a inventé ça, se dit-il. Il est sur le point de remiser le vélo, quand il décide de le démonter. Je m'en vas apprendre tous les petits trucs de ces freins.
Une heure plus tard, après avoir démonté et remonté la machine, il sourit de contentement. Y a rien qui vaut une pièce de machinerie. Il éprouve une profonde satis faction en retraçant dans son esprit les câbles et les bon Ions et les leviers qui font un frein à main.
C'est simple toute cette machinerie, y a qu'à piger. Il sifflote, satisfait de lui-même. Je parie que dans un an ou deux y aura point de bricole que je saurai pas faire marcher.
Mais, deux ans plus tard l'atelier de bicyclettes ayant fermé à cause de la crise, le seul emploi qui s'offre à lui c'est de travailler au pourboire comme garçon d'étage dans le grand hôtel situé au bout de la rue principale. Il s'y fait quelques sous, et il y a toujours moyen de s'y procurer des femmes et à boire. Quand c'est son tour d'être de service de nuit, il est rare qu'il manque de se trouver quelque fille avec qui passer une couple d'heures.
Un de ses copains possède une vieille Ford, et en fin de semaine, quand il est libre, tous deux s'en vont vadrouiller sur les routes sablonneuses, une cruche d'alcool de maïs ferraillant entre eux, sur le tapis de caoutchouc, contre le levier de changement de vitesse. Parfois ils embarquent une paire de filles avec eux, et bien des dimanches il leur arrive de se réveiller dans une chambre inconnue sans qu'ils sachent comment ils y ont échoué.
Un beau dimanche il se réveille homme marié. (Se retournant dans son lit, coulant son. bras autour du ventre rond qui repose à ses côtés. Les draps sont tirés pardessus sa tête et il regarde la peau tiède et le triangle de poils noirs. Il met son doigt dans le nombril de la femme.) Allez, debout. Il essaie de se rappeler le nom de sa compagne.
Bonjour, Woodrow. Sa face est lourde et puissante, et elle brille uniquement en se tournant vers lui. Bonjour,'tit mari.
Mari ? Il secoue la tête, et les événements de la veille lui reviennent peu à peu. Vous êtes bien sûrs, vous deux, que vous voulez vous marier ? avait dit le juge de paix. Il se met à rire. Nom de Dieu ! Il essaie de se souvenir où il l'avait rencontrée.
Où qu'est vieux Slim ?
L'est avec Clara dans la chambre à côté.
Marié aussi, vieux Slim ? C'est ça, l'est marié. Wilson se remet à rire. Dés scènes d'amour commencent de défiler dans sa mémoire, et son sang s'allume. Il la caresse avec douceur. T'es bonne à croquer si je me rappelle bien, mon chou.
T'es un bel homme, Woodrow, dit-elle d'une voix altérée.
Vo-oui. Il réfléchit pendant un instant. (Faut bien que je me suis marié un jour ou l'autre. Je vas déménager de chez papa et prendre cette maison dans la Tolliver Street, et on va s'installer.) Il la regarde de nouveau, détaille ses charmes. (Je savais ce que je faisais même si que j'étais soûl.) Il pouffe. Mariés nom de Dieu, viens qu'on se donne une bise chérie.
Le lendemain de la naissance de son premier enfant, à l'hôpital, il a une conversation avec sa femme.
Alice, chouchou, je voudrais bien que te me donnes un peu d'argent.
Pour quoi faire, Woodrow, te sais bien pourquoi je garde l'argent, la même chose va arriver que la dernière fois Woodrow, on a besoin de cet argent, faut qu'on a de quoi payer pour l'enfant vu qu'il est né à l'hôpital.
Il approuve de la tête. Alice, un homme ç'a envie de se soûler de temps à autre, je bosse salement dur au garage et j'ai comme qui dira envie de me payer un bout de bon temps, je peux pas être plus franc avec toi.
Elle le dévisage d'un air soupçonneux. T'iras pas au moins coucher avec les femmes.
J'ai plus que marre d'entendre ça, Alice, si que te fais pas confiance à ton propre mari t'es joliment mal fichue, je suis comme qui dira offensé que tu me parles comme ça.
Elle lui fait un chèque de dix dollars, gribouillant laborieusement son nom. Il sait qu'elle est fière de son carnet de chèques. T'écris fameusement bien, dit-il.
Te reviendras demain matin, chéri ?
Sûr.
Dans la rue, après avoir encaissé le chèque, il s'arrête pour boire un coup. Je sais pas, une femme l'est le plus foutu animal que Dieu a jamais fait, annonce-t-il. L'est une chose quand tu te maries avec, et foutre si qu'elles sont pas tout le contraire après coup. Tu le maries avec une fille qu'est pucelle et ça te devient une putasse, et tu le maries avec une putasse et voilà foutre qu'elle fait la popote et elle coud et elle serre les jambes pour tout le monde sauf pour toi, et que je crève si qu'avec le temps quand elle en a marre elle lies serre pas pour toi aussi. (Rires.) Je vas vous dire une chose, je vas être un homme libre pendant deux jours.
Il vadrouille sur la route et fait de l'auto-stop par les terres incultes. Plus tard il hisse son gallon d'alcool de maïs sur son épaule et clopine le long d'une piste bordée de pins rabougris. Arrivé devant une cabane de ferme, il en ouvre la porte d'un coup de pied. Clara, mon chou.
Woodrow — toi ici, non mais ?
Oui, me suis dit que je te verrai pour un moment.
Vieux Slim fera mieux de savoir qu'on s'en va pas pour toute une semaine, boulot ou pas boulot.
Je pensais qu'il était ton ami.
Sûr, mais sa femme est plus jolie. (Ils rient.) Viens par ici, petite, qu'on boit un coup. Il se débarrasse de sa chemise et attire Clara sur ses genoux. Il fait intensément chaud dans la cabane et il se serre contre la femme. Je vas te dire une chose, y a quelque temps y avait une petite vieille putain que je me suis envoyée douze fois en une seule nuit, et vu comme je bande maintenant et avec tout le jus que j'ai dedans mes tripes, je m'en vas battre ça avec toi.
Te feras mieux de pas boire trop, Woodrow, ça va te la couper.
Y a rien qui me la coupe, je suis un gars qu'est porté sur la chose. Il incline le gallon sur ses lèvres et se flatte le cou avec plaisir tandis qu'un filet de liquide coule le long de son oreille pour aller s'e perdre parmi le poil doré de son torse.
Woodrow, je pense que t'es un misérable, y a rien de si bas qu'un homme qui raconte des menteries à sa femme et dépense tout leur argent pendant qu'elle est à l'hôpital avec son bébé. (La voix d'Alice est geignarde.)
J'y vas rien te répondre, Alice, mais assez bavardé, je suis un bon mari la plupart du temps et t'as pas à me parler comme ça, je voulais seulement me payer une petite rigolade et je me la suis payée et te feras mieux d'arrêter à me chercher des crosses.
Woodrow, je suis une bonne épouse, je te suis restée fidèle comme une femme peut l'être depuis le jour qu'on s'est mariés, et t'as un enfant maintenant et faut que tu te ranges, qu'est-ce que tu penses que j'ai senti quand j'ai découvert que t'as écrit un autre chèque en mon nom et que t'as pris tout l'argent qu'on avait.
Je me disais que te seras contente de voir que j'ai pris un peu de bon temps, mais tout ce qu'une femme veut c'est qu'on la quitte pas d'une semelle.
Et puis faut encore que t'as attrapé une maladie avec cette garce de rien du tout.
Allez, arrête de me chercher des crosses, j'ai un peu de Pyridin ou diable sait comment ça s'appelle, ça me retapera en moins de rien, je me suis retapé avec ça des tas de fois.
On peut mourir de ça.
Te racontes des bêtises. (Il ressent un tremblotement de peur, qu'il refoule avec hâte.) Y a que ceux qu'ont la trouille de bouger de leur coin, qui tombent malades. T'as qu'à te payer une rigolade, et ça te tient en forme. (Il soupire et lui tapote le bras.) Allez, chouchou, voyons, arrêtons tes histoires, tu sais que je t'aime, y a des fois où que je peux être terriblement gentil avec toi.
Il s'offre un nouveau soupir. (Si que seulement on pouvait faire ce qu'on veut, on serait jamais dans le pétrin. Mais comme ça faut que je suis menteur, que je fais l'imbécile, et que je vas cinquante pas à gauche si même quand j'ai envie d'aller dix pas à droite.)
Il suit la rue principale avec sa fille aînée, âgée de six ans. Qu'est-ce que te regardes, May ?
Je regarde, papa.
Bien, ma chérie.
Il la voit qui dévore des yeux une poupée à l'étalage d'une boutique. Au pied de la poupée une étiquette porte le prix : 4.59. Qu'est-ce qu'y a, te veux la poupée ?
Oui papa.
Elle est sa préférée, et il soupire. Chérie, te mettras ton papa à la paille. Il täte dans sa poche un billet de cinq dollars ; c'est tout ce qui lui reste pour finir la semaine, et on est mercredi. Bon, allons-y, chérie.
Papa, maman sera fâchée contre toi parce que tu me l'achètes ?
Nan, chérie, papa arrangera ça avec maman. Il rit intérieurement. (Quelle maligne petite merdeuse c'est.) Il tapote avec affection son petit derrière. (Un de ces jours elle fera le bonheur d'un gars.) Viens, May.
Sur le chemin de retour il pense à l'histoire qu'Alice lui fera à cause de la poupée. (Eh, merde, je m'en fous. Qu'elle commence de dégosiller et je lui sors une de mes vieilles petites crises de rage et elle s'arrêtera pile. Y a que leur flanquer la trouille, c'est la seule façon qu'une femme comprend.) Allez, viens May.
Il longe la rue avec sa fille, saluant et interpellant ses amis. (J'arrive pas à comprendre pourquoi quand on baise on fait un gosse, une chose est une chose et une autre chose est une autre chose. C'est foutrement trop compliqué quand on commence de penser le pourquoi du comment et qu'on se demande ce qu'on va faire le coup d'après. Merde, y a qu'à laisser que les choses vous arrivent toutes seules et on se débrouille toujours assez bien.)
L'enfant se met à traînailler et il la prend dans ses bras. Viens chérie, toi tu portes la poupée et moi je te porte toi, et tout ira très bien.
(Un homme il a qu'à pas s'en faire pour qu'il a la vie belle.) Heureux et content, il continua son chemin vers la maison. Quand Alice se mit à gémir sur le prix de la poupée il lui sortit une de ses vieilles petites crises de rage, puis il se versa à boire.
après le transfert d'Hearn à la section de Dalleson, Cummings eut une semaine fort chargée. L assaut majeur et final contre la Ligne Toyaku, que Cummings retardait depuis presque un mois, était devenu virtuellement une nécessité. Le caractère des messages qu'il recevait du corps d'armée excluait tout atermoiement, et Cummings avait aussi bien ses propres informateurs dans les hauts échelons : il savait qu'il lui fallait obtenir un succès ou un autre dans la quinzaine à venir. Son état-major avait élaboré le plan de l'attaque dans ses ultimes variantes et détails, et l'assaut devait avoir lieu dans trois jours.
Mais Cummings était mécontent. Les forces qu'il pouvait assembler étaient relativement puissantes pour faire face à la situation, mais il s'agissait d'une attaque frontale et il n'y avait pas de raison de croire qu'elle réussirait davantage que l'attaque antérieure, qui manqua son but. Les hommes s'avanceraient, et à la première résistance sérieuse leur pas retomberait probablement à un simple rampement.
Pendant plusieurs semaines Cummings avait nourri un autre plan, basé sur l'appoint d'une force navale, chose toujours difficile à obtenir. Il avait tâté précautionneusement le terrain à cet effet, et reçut quelques réponses contradictoires qui le laissèrent dans le doute ; aussi, ce plan secondaire, il l'avait remisé sur une voie de garage, dans la nécessité où il se trouvait de réaliser quelque chose de tangible et d'effectif. C'était cependant cet autre plan qui le sollicitait, et un matin, au cours d'une conférence avec ses officiers d'état-major, il prit la décision (l'élaborer une série de dispositifs additionnels qui comprenaient l'appoint naval.
Cet autre plan était simple mais puissant. L'extrémité du liane droit de la Ligne Toyaku était ancrée en bordure de l'eau, à un mille ou deux derrière le point où la péninsule rejoignait le corps de l'île. A six milles de là se trouvait une petite crique appelée Botoï Bay. Le nouveau plan du général consistait à débarquer un millier d'hommes à Botoï et à leur faire remonter l'île selon une diagonale pour prendre à revers le centre de la Ligne Toyaku. En même temps son attaque frontale, quoique réduite en force, s'avancerait à Ta rencontre des troupes d'invasion. L'invasion pouvait réussir si à son tour le débarquement avait réussi.
Seulement, là gisait l'incertitude. Le matériel flottant dont il disposait pour la navette entre les cargos au large et l'île était suffisant pour lui permettre de transporter ses troupes d'invasion en une seule vague, si besoin ; mais Botoï Bay était presque entièrement hors de la portée de son artillerie, et la reconnaissance aérienne montrait que cinquante ou peut-être même cent soldats japonais étaient retranchés dans des casemates et des blockhaus sur ce bout de terrain. Il était douteux que l'artillerie, ou même un bombardement en piqué, pussent les en déloger. Il aurait fallu qu'un destroyer, et préférablement deux, y lissent feu à bout portant — à un kilomètre au large peut-être. S'il y faisait débarquer un bataillon sans l'appoint naval, un sanglant et désastreux massacre en résulterait.
Et, tout au long d'une ligne de quatre-vingts milles la plage de Botoï Bay était le seul endroit sur la côte où il pût débarquer des troupes. Passé Botoï, quelques-unes des plus denses forêts de la jungle qui couvrait Anopopéi poussaient virtuellement à même l'eau, et plus près de son propre front les falaises étaient trop abruptes pour que des troupes d'invasion les pussent escalader. Il n'y avait pas d'alternative. Pour prendre la Ligne Toyaku à revers il fallait l'appoint de la marine.
Ce qui séduisait le général dans cette invasion de flanc était ce qu'il appelait sa « justesse psychologique ». Les hommes débarqués à Botoï se trouveraient jetés sur les arrières de l'ennemi sans voie de retraite possible, et leur seul salut consisterait à pousser de l'avant pour établir un contact avec leurs propres troupes. Ils seraient forcés d'avancer. Et, réciproquement, les troupes qui attaqueraient de front combattraient avec plus d'enthousiasme. Elles seraient contentes de n'avoir pas été de l'invasion et, plus important encore, elles croiraient rencontrer une résistance plus molle, moins décisive, à cause du mouvement tournant.
Le plan de bataille de l'assaut frontal ayant été complété — il ne s'agissait plus que de quelques jours d'attente, jusqu'à ce que les approvisionnements fussent amenés à pied d'œuvre — Cummings convoqua ses officiers d'état-major en conférence spéciale, leur décrivit son nouveau plan, et donna ordre d'en développer le détail en fonction de l'attaque principale. En même temps, par la voie hiérarchique, il fit une demande de trois destroyers. Puis il mit son état-major à l'œuvre.
Après un déjeuner rapide le commandant Dalleson retourna à la tente qui abritait les services de sa section et se mit à travailler au plan pour l'invasion de Botoï. Il s'assit derrière sa table, ouvrit le col de sa chemise, se tailla d'un geste lent et absorbé quelques^ crayons, puis, sa lèvre inférieure lourde et moite pendillait pensivement, il se choisit une feuille de papier blanc et écrivit en tête de page avec de grosses lettres majuscules : « Opération Coda. » Il soupira de contentement et alluma un cigare, amusé un instant par le mot coda, qui ne lui disait rien. « Veut dire probablement code », murmurât-il sans y penser. Lentement, laborieusement, il s'efforça de se concentrer à son travail. Il s'agissait d'un problème qui lui convenait fort bien.
Un homme plus imaginatif aurait détesté cette tâche, car elle consistait essentiellement à composer de longues listes d'hommes et de matériel, et à dresser des horaires. Cela demandait le même genre de patience qu'il faut pour composer des mots croisés. Mais Dalleson prenait plaisir à sa tâche, d'autant plus que d'autres. types de travaux le laissaient moins sûr de lui-même. Ce genre d'affaire pouvait être conduit en suivant les instructions contenues dans l'un ou l'autre des manuels à l'usage des officiers d'état-major, et Dalleson éprouvait l'espèce de satisfaction propre aux personnes qui, manquant d'oreille, sauraient reconnaître un air de musique.
Il commença par calculer le nombre de camions nécessaires pour transporter les troupes d'invasion depuis les premières lignés jusque sur la plage d'embarquement. Comme, à ce moment-là, l'attaque frontale serait probablement engagée, il était impossible de décider à l'avance quelles troupes seraient affectées à l'invasion. Cela dépendrait de la situation, mais de toute façon le prélèvement devrait se faire dans l'un des quatre bataillons de fusiliers ; aussi Dalleson partagea sa donnée en quatre problèmes isolés, allouant un nombre différent de camions pour chaque éventualité. Le besoin en camions pour l'ai taque par terre pouvait être déterminé par le service G4. Il leva la tête et promena un regard de travers sur les hommes et les officiers qui travaillaient sous sa tente.
Hé, Hearn ! cria-t-il.
— Oui ?
— Portez ça à Hobart et dites-lui de voir où on peut trouver ces camions. »
Hearn opina de la tête, prit la feuille que Dalleson lui passait, et quitta la tente en sifflotant. Dalleson l'accompagna d'un regard intrigué et un rien belligérant. Hearn l'irritait un peu. Il ne savait pas, mais il était un peu mal à son aise avec lui, un peu incertain. Il avait toujours le sentiment que Hearn riait de lui, encore que rien ne vînt concrétiser son impression. Il avait été un peu surpris quand le général avait transféré Hearn, mais ça n'était pas son affaire ; il assigna à Hearn la surveillance du service de cartographie, puis l'oublia presque entièrement. Hearn s'acquittait de son travail assez bien, assez quiètement, et Dalleson, avec plus d'une douzaine d'hommes sous sa tente, lui prêta peu d'attention. Au début, du moins. Depuis peu il semblait que Hearn eût introduit avec lui une nouvelle atmosphère. Une sorte d'aigre ricanement se faisait sentir sous la tente quand la routine devenait particulièrement ennuyeuse ou dénuée de sens, et une fois Dalleson surprit Hearn qui disait : « Sûr, vieux Sang et Tripes soigne la division : il la borde au lit. Il n'a pas d'enfants, les chiens le fuient, alors que voulez-vous ? » Il y eut un éclat de rires qui s'arrêta net quand ils virent qu'il les avait entendus, et depuis lors Dalleson gardait l'idée que Hearn avait parlé de lui.
Il se tamponna le front, se pencha sur sa table, et commença de travailler à l'horaire d'embarquement et de débarquement du bataillon d'invasion. Tout en travaillant il mâchait son cigare avec contentement, s'interrompant çà et là pour fouiller sa bouche avec l'un de ses gros doigts quand un débris de tabac s'était pris dans ses gencives. De temps à autre, par habitude, il levait la tête et regardait par la tente pour vérifier si les cartes étaient en place et les hommes à leurs tables de travail. Quand le téléphone sonnait il s'arrêtait, attendant que quelqu'un répondît, secouant la tête d'uti air désapprobateur si la réponse tardait. Sa propre table se trouvait dans le coin droit supérieur de la tente, et si l'envie lui en venait il pouvait embrasser le bivouac d'un coup d'œil. Un petit vent s'était levé, animant légèrement l'herbe piétinée sous ses pieds, rafraîchissant les larges plaques rougeâtres de son visage.
Le commandant avait été un des nombreux enfants dans une famille pauvre, et il se considérait heureux d'avoir pu finir l'école communale. Jusqu'à son entrée dans l'armée, en 1933, il s'était laissé embourber par une série d'opportunités manquées et par la simple malchance. Sa capacité de fournir un effort dur et soutenu et sa loyauté à toute épreuve passèrent relativement inaperçues parce que, jeune homme, il avait été timide et taciturne. Mais, dans l'armée, il fit un soldat parfait. Sous-officier, il apporta une soigneuse perfection à l'accomplissement du moindre détail de son service, et ses promotions ultérieures ne se firent guère attendre. Mais, sans la guerre, Dalleson serait probablement resté sergent-chef jusqu'à sa retraite,
L'affluence des recrues fit de lui un officier, et il passa rapidement de sous-lieutenant à lieutenant puis à capitaine. L'entraînement de sa compagnie avait été exemplaire ; elle avait de la discipline, elle faisait bonne figure aux revues, ses marches étaient précises. Par-dessus tout, il était dit que ses hommes étaient fiers de leur unité. Dalleson ne manquait jamais d'insister sur ce point, et ses discours à sa compagnie assemblée dans la cour de la caserne avaient donné lieu à bien des moqueries. « Vous êtes les soldats les mieux foutus dans la compagnie ! a mieux foutue du bataillon le mieux foutu du mieux foutu des régiments… » et ainsi de suite ; mais, malgré leurs moqueries, les soldats se rendaient compte de sa sincérité. Il avait une façon à lui de manier les clichés. Il n'était que naturel qu'il fût promu au rang de commandant.
Seulement, c'est avec son rang de commandant que ses ennuis commencèrent. Il découvrit qu'il n'avait plus que rarement un contact direct avec les hommes de troupe, qu'il avait affaire presque exclusivement avec des officiers, et cela le laissa un peu désarçonné. Car en vérité il se sentait mal à l'aise en compagnie des officiers ; quand il était encore capitaine, il se considérait aux trois quarts homme de troupe, et il regrettait le temps où les soldats avaient apprécié ses jurons. Commandant, il devait surveiller ses manières, et il ne savait jamais tout à fait quelle attitude adopter. Secrètement, sans se l'avouer, il finit par se sentir mal fait pour son poste. Il était un peu accablé par le haut rang de ceux avec qui il devait collaborer ; et les responsabilités de sa tâche le déprimaient parfois.
Le fait d'être un G-3 avait contribué à sa gêne. Le G-3 d'une division est en charge du service des opérations détaché auprès de l'état-major du commandant en chef, cl pour être effectivement à la hauteur de sa tâche il doit avoir un esprit brillant et méthodique, rapide et cependant capable d'un travail extrêmement minutieux. Dans une autre division Dalleson n'aurait probablement pas conservé son poste, mais le général Cummings avait toujours pris un intérêt plus direct à l'élaboration de ses plans tactiques que le commun des commandants de division ; il y avait très peu de plans qu'il n'eût pas amorcés lui-même, pratiquement pas d'action militaire, quelque insignifiante qu'elle fût, qu'il n'eût pas personnellement approuvée. Dans une telle situation, le travail de hachures auquel se livrait le commandant pour rehausser les ombres dans les dessins du général ne demandait pas tous les talents d'un G-3. Aussi le commandant avait-il réussi à survivre ; en vérité il pouvait se guider sur l'exemple de son prédécesseur, un lieutenant-colonel magistralement fait pour la besogne mais qui avait été transféré à cause de cela — il s'était avisé de prendre sur lui certaines des fonctions que le général préférait garder pour lui-même.
Le commandant barbotait dans son travail, ou plus exactement il y suait d'ahan, car ce qu'il n'arrivait pas à accomplir haut la main, il était déterminé à le produire d'arrache-pied. Avec le temps il s'assimila la routine quotidienne, te mécanisme des plans militaires, les formulaires qu'il devait remplir, mais il n'en demeurait pas moins mal à son aise. Il appréhendait la lenteur de son esprit, le temps excessif qu'il lui fallait pour prendre une décision quand il n'avait pas son document sous ses yeux et que l'heure pressait. Des nuits comme celle qu'il avait passée avec le général lors de l'attaque japonaise, le tourmentaient s'il se permettait d'y penser. Il se savait à jamais incapable de disposer ses troupes avec l'aisance et la rapidité avec lesquelles le général l'avait fait au téléphone de campagne, et il se demandait comment il s'y serait pris si le général lui en avait laissé le soin. Il avait toujours peur qu'une situation se présentât où il devrait faire appel aux quelques-unes des brillantes facultés que l'on était en droit de supposer chez celui qui remplissait son emploi, et qu'il ne possédait pas. Il eût préféré tout autre poste à celui d'un G-3.
Cependant, il n'avait jamais songé à demander son transfert ; rien n'aurait pu lui répugner davantage. Il avait toujours nourri une intense loyauté à l'endroit de ses chefs dès lors qu'il pressentait en eux de bons officiers, et personne ne l'avait jamais impressionné comme le général. Le commandant Dalleson ne concevait même pas l'idée qu'il pût abandonner le général, à moins que cela lui fût expressément ordonné ; si les Japonais avaient pris le bivouac, il se serait probablement fait tuer en défendant le général sous sa tente. C'était la seule attitude romantique que son corps et son esprit pesants connussent. D'ailleurs, le commandant avait son ambition pour lui venir en aide. C'était, naturellement, une très modeste ambition ; le commandant n'avait pas plus d'espoir de devenir général, qu'un riche marchand au Moyen Age ne rêvait de devenir roi. Le commandant voulait être promu lieutenant-colonel avant la fin de la guerre, ou même colonel à tout prendre, ce à quoi sa position d'un G-3 lui donnait certains titres. Son raisonnement était simple ; il avait l'intention absolue de rester dans l'armée une fois la guerre finie, et il estimait qu'avec le rang de lieutenant-colonel il avait toutes les chances de n'être pas réduit, après la démobilisation, au-dessous du grade de capitaine. Le rang de capitaine était celui qu'il préférait le plus après les épaulettes de sergent-chef, et il sentait avec une trace de désenchantement qu'il ne serait pas très indiqué pour lui de redevenir un sous-officier. Aussi, tristement, il continuait de se débattre avec su tâche de chef des opérations.
Ayant fini de dresser la table des horaires, il aborda à contrecœur les ordres de marche en vue de prélever un bataillon en ligne et de le diriger vers la plage. En soi la procédure n'était pas trop compliquée ; mais, ne sachant pas lequel des bataillons allait être déplacé, il devait dresser quatre ordres de marche et établir les mouvements subsidiaires des troupes appelées à boucher les trous dans chaque cas. Cela l'occupa la plus grosse partie de l'après-midi, car, bien qu'il eût assigné une part de la tâche à Leach et à son autre assistant, il était encore nécessaire de vérifier leur travail, et le commandant était très méticuleux, très lent.
Il en vint à bout en fin de compte, et crayonna le projet d'un ordre de marche pour le bataillon après l'atterrissage de celui-ci à Botoï. Là il n'y avait pas de précédent qu'il pût suivre ; — le général avait bien tracé un schéma de l'attaque, mais il avait été un peu imprécis. Dalleson savait d'expérience qu'il lui fallait soumettre quelque chose au général, lequel se ferait un devoir de mettre son projet en pièces pour lui indiquer le mouvement de la marche par le détail. Il espérait pouvoir éviter cette situation, mais il n'ignorait pas le peu de chances qu'il avait de réussir ; aussi, suant à grosses gouttes dans la chaleur de la tente, il esquissa une route de marche et de combat le long de l'une des pistes principales et calcula le temps qu'il faudrait pour en remonter les étapes successives. Il s'agissait d'un terrain vierge tout aussi bien dans son propre esprit, et bien des fois il s'interrompit pour s'éponger le front, essayant sans succès de se cacher à lui-même l'angoisse qui l'étreignait. Le murmure soutenu des voix, le va-et-vient incessant des hommes allant d'une table à l'autre, le chantonnement des dessinateurs inclinés sur le travail, l'irritaient. Il leva une ou deux fois la tête, regarda d'un air sinistre quiconque émettait un son, puis retourna à sa besogne avec un grognement audible.
Le téléphone sonnait fréquemment et, malgré lui, Dalleson se mit à écouter les conversations. Une fois, pendant plusieurs minutes, Hearn bavarda au téléphone avec quelque officier, et finalement Dalleson jeta son crayon et cria : « Nom de Dieu, pourquoi est-ce que vous ne la fermez pas un peu, qu'on puisse se mettre au travail ? » C'était visiblement adressé à Hearn, lequel murmura quelque chose dans l'écouteur et raccrocha après avoir décroché un regard pensif à Dalleson.
« Avez-vous remis ces papiers à Hobart ? demanda-t-il à Hearn.
— Oui.
— Que diable avez-vous fait depuis ? »
Hearn sourit et alluma une cigarette. « Rien en particulier, mon commandant. » Il y eut un rire étouffé du côté des hommes de rang employés sous la tente.
Dalleson se leva, surpris de se trouver soudain en proie à un accès de rage. « Je ne veux pas de votre grande bouche ici, Hearn. » Cela ne faisait qu'empirer les choses ; il était mauvais de réprimander un officier en présence des hommes de troupe. « Allez donner un coup de main à Leach. »
Hearn se tint immobile pendant plusieurs secondes, puis, ayant opiné du chef, il se dirigea nonchalamment vers la "table de Leach et s'assit. Dalleson eut de la peine à se remettre au travail. Au cours des semaines écoulées, depuis que la division était bloquée, Dalleson avait manifesté ses préoccupations en menant la vie dure à ses hommes. Il se faisait fréquemment du mauvais sang à cause de ses subordonnés qui s'amollissaient, à cause de leur travail qui traînaillait. Pour y obvier il était tout le temps sur le dos de ses hommes/leur faisant retaper des papiers qui contenaient une erreur de frappe ou seulement une rature, et il brimait méthodiquement ses officiers cadets pour les pousser davantage au travail. C'était, essentiellement, une superstition. Il croyait que s'il arrivait à faire marcher sa petite équipe à la perfection, le restant de la division suivrait son exemple. Une part du malaise que lui causait Hearn venait de sa conviction que celui-ci ne se souciait guère de son travail. Chose dangereuse entre toutes. « Un seul homme peut pourrir toute une unité », était un des axiomes de Dalleson, et Hearn constituait une menace. Il ne se rappelait pas qu'un subordonné lui eût jamais répliqué qu'il ne faisait rien. Quand les choses en venaient là… Il passa le restant de l'après-midi en s'agitant, ébaucha l'ordre de marche après maintes hésitations, et une heure avant le rata du soir il avait suffisamment de matériel concernant le plan de bataille pour le soumettre au général.
Il gagna la tente de Cummings, lui remit les pièces, el attendit avec gêne ses commentaires. Cummings examina les pièces avec soin, de temps à autre levant son regard pour émettre une remarque. « Je vois que vous avez là quatre ordres de repliement et quatre places de rassemblement.
— Oui, mon général.
— Je ne crois pas que c'est nécessaire, commandant. Nous nous déciderons pour un seul point de rassemble ment sur les arrières du second bataillon, cl quelle que soit l'unité désignée pour l'invasion, c'esl là qu'elle se rendra. Cela ne sera jamais qu'une marche de cinq milles tout au plus, qu'il s'agisse d'un bataillon ou d'un autre.
— Oui, mon général. » Il s'affairait, gribouillant des notes sur un petit bloc de papier.
« Je pense que vous feriez mieux d'allouer cent-huit minutes plutôt que cent-quatre pour le voyage en mer,
— Oui, mon général. »
Et ainsi de suite. Cummings faisait entendre ses objections, et Dalleson continuait de les consigner sur son bloc-notes. Cummings l'observait avec un rien de mépris. « L'esprit de Dalleson est comme un tableau de distribution, se disait-il. Si votre fiche correspond à l'une des prises de son système mental, il peut fournir la réponse nécessaire, mais autrement il est perdu. »
Cummings soupira, alluma une cigarette. « Nous devons coordonner plus à fond le travail de l'état-major sur ce problème. Voulez-vous dire à Hobart et à Conn de vous accompagner ici demain matin à la première heure ?
— Oui, mon général », gargouilla Dalleson.
Le général se gratta la lèvre supérieure. C'eût été le travail d'Hearn, s'il avait été encore son officier d'ordonnance. Depuis son transfert, Cummings se passait d'aide. Il expira la fumée de sa cigarette. « A propos, commandant, demanda-t-il, est-ce que Hearn fait votre affaire ? » Il bâilla négligemment, mais il était tendu. Sans la présence quotidienne d'Hearn certains regrets, certaines impulsions le sollicitaient de nouveau. Mais il les refoulait. « Quel amoncellement de susceptibilités cette affaire avec Hearn », pensa-t-il. Il n'était pas question que Hearn fût rappelé. Cela était exclu.
Dalleson palpa son front massif. « Ça va avec Hearn, mon général. Il l'ouvre trop grande, sa sacrée bouche, mais je suis capable de lui clouer le bec. »
En y pensant maintenant, Cummings se sentait un peu désappointé. Les rares fois qu'il avait jeté un regard sur Hearn au mess des officiers, son visage lui était apparu aussi fermé que jamais. Il n'était pas probable qu'il montrât jamais ce qu'il pensait, et cependant… L'effet de la punition s'était effacé, il était déjà submergé par les petits événements de la routine quotidienne. Il éprouvait le besoin de… d'accroître l'humiliation qu'il avait infligée à Hearn. Le ressouvenir de leur dernière conversation ne le satisfaisait plus aussi profondément maintenant. Il avait laissé Hearn se tirer d'affaire à trop bon compte.
« . Je pense à le faire transférer de nouveau, dit-il d'une voix paisible. Comment le prendrez-vous ? »
Dalleson était troublé. Il n'avait pas d'objections au départ d'Hearn, cela lui souriait plutôt, mais il était embarrassé par l'attitude du général. Cummings ne lui avait jamais rien dit à propos d'Hearn, et Dalleson supposait que Hearn était toujours un des favoris du général. Il ne comprenait pas les motifs qui se dérobaient derrière la question de Cummings. « Je n'ai pas de préférence spéciale, mon général, que ça soit dans un sens ou dans l'autre, dit-il finalement.
— Eh bien, ça vaut la peine d'y penser. Je doute que Hearn fasse un bon officier d'état-major. » Si Hearn était indifférent à Dalleson, il n'y avait pas de. sens à le lui laisser.
« Il en vaut un autre, dit Dalleson prudemment. — Que pensez-vous d'une unité de combat ? dit Cummings négligemment. Avez-vous idée où nous pourrions l'affecter ? » /
Ceci troubla Dalleson encore davantage. Il était très inhabituel qu'un officier général se préoccupât de l'affectation d'un lieutenant. « Eh bien, mon général, la Baker Company du 458'‘ est à court d'un officier parce que les rapports de patrouille de l'une de leurs sections sont toujours signées par un sergent, et puis la compagnie F a besoin de deux officiers, et je crois que la Charley Com pany du 459'‘ a besoin d'un officier. »
Rien de tout cela ne souriait particulièrement à Cum mings. « Y a-t-il quelque chose d'autre ?
— Il y a la section Reconnaissance, à la compagnie détachée au Quartier Général, mais à vrai dire ils n'ont pas besoin d'officier.
— Pourquoi ?
— Le sergent de cette section est un des meilleurs hommes du 458", mon général. J'avais l'intention de vous parler à son sujet, je pense qu'il devrait passer officier après la fin de la campagne. Il s'appelle Croft. Un bon soldat. »
Cummings considéra ce que Dalleson pouvait entendre par bon soldat. « L'homme est sans doute pratiquement un illettré, pensa-t-il, avec pas mal de sens commun et une absence totale de nerfs. » Il se toucha de nouveau la bouche. S'il faisait transférer Hearn à la section de reconnaissance, il pourrait toujours l'y surveiller. « Bien, j'y penserai, rien ne presse », dit-il à Dalleson.
Après le départ de Dalleson, Cummings se laissa tomber sur sa chaise et, assis sans mouvement, il resta un long temps à songer.
Il y avait toujours cette chose avec Hearn. L'agrégat de désirs très particuliers qui avait atteint son point culminant dans l'incident du mégot n'était pas apaisé, pas réellement. Et il avait encore à faire face au problème du support naval.
Brusquement, Cummings fut de nouveau en proie à un accès de dépression.
Cette nuit, Hearn fut de service pour quelques heures sous la tente du G-3. Les rabats de côté étaient rabaissés, la double entrée close, et les coins aveuglés pour obscurcir la tente. Et comme toujours, il y faisait péniblement humide. Hearn, et le soldat qui était de service avec lui, somnolaient sur leurs chaises, la chemise ouverte, l'œil évitant l'éclat des lampes à essence, la sueur dégoulinant sur leur visage. Le temps était propice à la songerie, car avec l'exception d'accuser les rapports téléphoniques qui arrivaient du front d'heure en heure il n'y avait rien à faire, et les tables nues, les planches à dessin, les caries au mur qui les entouraient créaient un état d'esprit propre à la somnolence et au recueillement. Sporadique ment, comme des éclats atténués d'un tonnerre, ils pouvaient entendre le feu de harcèlement qui résonnait dan » la nuit.
Hearn s'étira, regarda sa montre. « A quelle heure êtes-vous relevé, Stacey ? demanda-t-il.
— A deux heures du matin, mon lieutenant. »
La relève d'Hearn était à trois heures. Il soupira, étira ses bras, se cala sur sa chaise. Il parcourut rapidement la revue qu'il tenait sur ses genoux, puis, plutôt ennuyé, il la jeta sur une table. Après un instant, il prit une lettre dans la poche de sa chemise et la relut avec lenteur. Elle venait d'un ami de collège.
Ici à Washington on peut se rendre compte du dessous des choses. Les réactionnaires ont peur. Malgré leur volonté de prendre leurs désirs pour des réalités ils savent que ceci est devenu une guerre du peuple, et que les avant-coureurs de la révolution mondiale se font sentir dans l'air. Le peuple est en mouvement et ils ressortent tout le vieil outillage de la répression pour essayer de l'arrêter. Il y aura une vague de réaction après la guerre, mais elle manquera son but et la volonté fondamentale du peuple de créer une liberté populaire trouvera à s'exprimer. Tu n'as pas idée à quel point les réactionnaires ont peur. Ils livrent leur dernière bataille.
La lettre continuait sur le même ton. Hearn finit de la lire, puis haussa les épaules. Bailey avait toujours été un optimiste. Un marxiste solidement optimiste.
Seulement, tout cela était de la foutaise. Oui, il y aura une vague de réaction après la guerre, mais elle ne sera pas du tout inspirée par la peur. Que disait-il donc déjà, Cummings ? L'énergie de l'Amérique est devenue une énergie cinétique irréversible. Cummings n'avait pas peur, pas dans ce sens. Ce qui était terrifiant quand on l'entendait, c'était son calme et son inébranlable certitude. La Droite était prête pour la lutte, mais sans anxiété cette fois-ci, sans prêter une oreille angoissée aux pas inévitables de l'histoire. Cette fois-ci eux étaient les optimistes, cette fois-ci eux passaient à l'offensive. Il y avait ce que Cummings n'avait jamais dit, mais que tous ses arguments impliquaient tacitement. L'histoire était dans la serre de la Droite, et après la guerre leurs campagnes politiques gagneraient en intensité. Une grande poussée, une grande offensive, et l'histoire de ce siècle-ci était à eux, et peut-être celle du siècle suivant. La Ligue des Hommes Omnipotents.
Ça n'était pas si simple naturellement, rien ne l'est jamais, mais il y avait des hommes puissants en Amérique, debout et en marche, certains d'entre eux peut-être même conscients de leur rêve particulier. Et les outils étaient tout prêts sous la main — des hommes comme son père, ceux qui fonctionneraient d'instinct, ne sachant pas — ne se préoccupant même pas de savoir — où la route les menait. Tout cela pouvait probablement se ramener à une douzaine, à deux douzaines d'hommes, pas même en communication entre eux, pas même situés au même niveau de conscience.
Mais il y avait bien plus que cela. Vous pouviez tuer cette douzaine d'hommes et une autre douzaine viendrait les remplacer, et une autre et une autre. De toutes les vastes pressions, de tous les contre-courants de l'histoire se dégageait l'archétype de l'homme du xx* siècle. L'être particulier qui dirigera ce siècle, qui veillera à ce que < le rôle naturel… soit l'angoisse ». Les techniques ont distancé la psyché, « La majorité des hommes doivent se soumettre à la machine, et ça n'est pas une chose dont ils jouissent instinctivement. » Et dans la zone marginale, dans le hiatus, se trouvaient les singulières tensions qui enfantaient le rêve.
Hearn décocha à la lettre une petite pichenette d'aversion. « L'homme doit détruire Dieu pour l'atteindre, pour l'égaler. » Cummings de nouveau. Ou bien n'était-ce pas Cummings ? Il y avait des temps où la démarcation entre son esprit et celui du général lui devenait indistincte. Cummings aurait pu avoir dit ça. Effectivement, cette idée était de Cummings. Il replia la lettre et la remit dans sa poche.
Où est-ce que tout cela le laissait ? Oui — précisément où ? Il y eut un temps, bien des temps où tout son être eût été sollicité, plus que sollicité… par tout ce que Cummings était capable de faire. C'était bien cela. Débarrassé des trappes de son milieu naturel, des aberrantes et fallacieuses attitudes qu'il avait absorbées, il était fondamentalement comme Cummings. Comme Cummings, encore que sans l'espèce d'impulsion qui faisait dire à celui-ci : « Ma femme est une garce. » Mais, même ainsi, en était-il certain ? Oui, Cummings avait raison : ils étaient tous deux de la même espèce, d'où d'abord leur intimité, l'attraction réciproque qu'ils avaient ressentie l'un pour l'autre, puis la haine.
Cette haine était toujours vivace entre eux, quant à lui du moins. Chaque fois qu'il apercevait Cummings, ne fût-ce que pour un moment, la même peur et la meme haine le saisissaient aux boyaux, la même évocation pénible de cet instant où il s'était baissé pour ramasser le mégot. C'était toujours humiliant, toujours révélateur. Il ne s'était jamais rendu compte de l'étendue de sa vanité, ni de la haine dont il était susceptible quand on la blessait. Certes, il n'avait jamais haï personne à l'égal de Cummings, La semaine qu'il avait passée au G-3 sous Dalleson, il la vécut en veilleuse ; il s'était assimilé la routine, avait fait machinalement son travail, s'était laissé lentement consumer par une frustration presque insupportable. Puis il commença de se ressaisir ; cet après-midi il décocha une chiquenaude à Dalleson, ce qui indiquait quelque chose de neuf, quelque chose de pas très plaisant. S'il restait ici il était bon a s'épuiser dans une suite de rébellions sans portée qui ne feraient qu'approfondir son humiliation. Il fallait s'en aller d'ici, se faire transférer, mais Cummings n'y consentirait pas. Et sa rage, qu'il avait sauvagement dominée tout au long de la semaine, recommençait de le travailler. Si seulement il pouvait aller trouver Cummings et lui demander une section en ligne, mais c'eût été fatal. Cummings lui accorderait plutôt n'importe quoi, sauf ça.
Le téléphone sonna et Hearn décrocha l'écouteur. A l'autre bout du fil la voix crachota : « Ici Paragon Red, rapport négatif de 0030 à 0130. »
« Bon. » Il raccrocha, regardant le message qu'il venait de gribouiller sur un bloc-notes. Il s'agissait d'un rapport tout ce qu'il y avait de plus routinier, que chaque bataillon communiquait téléphoniquement d'heure en heure. Une cinquantaine de rapports semblables étaient reçus en moyenne au cours d'une nuit ordinaire. Il prit son crayon, sur le point de consigner le message dans le Journal, quand Dalleson pénétra sous la tente. Stacey, qui sommeillait sur un magazine, sauta sur ses jambes. Dalleson avait donné un coup de peigne rapide à ses cheveux, et son lourd visage était rouge de sommeil. Il regarda inquisitivement par la tente, battant des yeux sous la clarté des lampes. « Tout va bien ? demanda-t-il.
— Oui », dit Hearn. Il se rendit brusquement compte que les soucis de la campagne avaient troublé le sommeil de Dalleson, et cela l'amusa.
« J'ai entendu sonner le téléphone, dit Dalleson.
— C'était Paragon Red, rapport négatif, c'est tout.
— -L'avez-vous consigné ?
— Pas encore, mon commandant.
— Eh bien faites-le donc », bâilla Dalleson.
Hearn, qui avait consigné précédemment plusieurs rapports, s'assura d'un coup d'œil de la forme sous laquelle ils étaient couchés dans le journal, puis il y copia le message reçu.
Dalleson s'approcha, examina le journal, tâtant du doigt le dos du livre. « Tâchons de le faire plus nettement la prochaine fois. »
Il voulait être pendu s'il allait se laisser chapitrer par Dalleson comme un enfant. « Je ferai de mon mieux, mon commandant », marmonna-t-il sarcastiquement.
Dalleson mit son gros index sous la notation. « De quel temps s'agit-il dans ce rapport ? demanda-t-il à brule-pourpoint.
— Zéro zéro trente à zéro un trente.
— Alors pourquoi diable ne l'avez-vous pas inscrit comme ça ? Sacré nom de Dieu, vous avez mis vingt-trois trente à zéro zéro trente. Est-ce que vous ne savez même pas lire ? Vous ne savez donc fichtre pas l'heure qu'il est ? »
Il avait simplement recopié le temps du rapport précédent. « Désolé, grommela-t-il, furieux de s'être trompé.
— Qu'allez-vous faire maintenant avec ce rapport ?
— Du diable si je le sais. Je n'ai pas l'habitude de ce travail.
— Eh bien, je m'en vais vous le dire, fit Dalleson en se rengorgeant. Si vous débarrassez votre cervelle de ses toiles d'araignée vous saurez que ceci est un rapport de combat ; aussi, après l'avoir annoté dans le Journal el marqué sur la carte vous le verserez dans un dossier pour mon rapport périodique, d'où vous le ressort irez quand j'en aurai fini avec, c'est-à-dire demain, pour le classer dans le dossier Historique après en avoir l'ail prendre copie par un soldat pour le verser au dossier Journal. Rien de trop compliqué là-dedans pour un homme qui a reçu une éducation universitaire, n'est-ce pas, Hearn ? »
Hearn haussa les épaules. « Puisque le rapport ne contient absolument rien, pourquoi toutes ces chinoiseries ? » Il sourit, content de pouvoir renvoyer la balle. « Ça ne m'a pas l'air de rimer à grand-chose. »
Une rage s'emparait de Dalleson. Il couvrit Hearn d'un regard menaçant, sa mâchoire s'injecta de sang, se contracta puissamment, amincissant ses lèvres. Un premier filet de sueur contourna son œil, creusant sa joue. « Ça ne vous a pas l'air de rimer à grand-chose, hein ? répéta-t-il. Ça ne vous a pas l'air de rimer à grand chose. » Comme un lanceur de poids sautille sur un pied pour se donner du ballant, il se tourna vers Stacey. « Le lieutenant Hearn trouve que ça ne rime pas à grand chose. » Stacey étouffa un rire gêné, tandis que Dalleson oscillait sous l'assaut d'un furieux sarcasme. « F. h bien, écoutez-moi lieutenant, il y a peut-être un tas de choses qui ne riment à rien, peut-être ça ne rime à rien pour moi d'être un soldat, ricanait-il, peut-être c'est pas naturel pour vous d'être un officier, peut-être ça rime à rien », faisait-il. répétant la phrase d'Hearn. « Peut-être je ferais mieux d'être n'importe quoi plutôt qu'un soldat, peut-être, lieutenant, je ferais mieux d'être un… un… » Il se tut, cherchant un mot suffisamment odieux, puis serrant ses poings avec force, il cria : « Peut-être ça serait plus naturel pour moi d'être un poète ! »
La pâleur d'Hearn allait grandissant à mesure que la tirade continuait. Pendant un moment sa colère l'avait rendu muet ; il était ahuri et stupéfait par la force avec laquelle Dalleson avait réagi. Coupé de l'armée, Dalleson deviendrait un garçon de courses si besogneux qu'il en perdrait son pantalon. Hearn avala sa salive, serrant le coin de la table. « Ne vous emballez pas, commandant, voulez-vous ?
— Qu'est-ce que c'est ? »
Mais ils furent interrompus par l'arrivée de Cummings, « Je vous cherchais, commandant ; je me suis dit que vous deviez être ici. » Sa voix était étrange, extrêmement claire et précise, mais tout à fait incolore. Dalleson se recula d'un pas et se redressa instinctivement comme pour se mettre au garde-à-vous. « Oui, mon général ? » Hearn était irrité de se sentir soulagé par cette interruption.
Cummings se toucha lentement le menton. « J'ai reçu un message d'un de mes amis au G. Q. G. » Il parlait d'un ton distrait, comme si la chose ne le concernait pas. « J'arrive tout juste du bureau des dépêches. »
L'explication était superflue, et il était étrange de l'entendre se répéter. En le regardant, Hearn se rendait compte que le général était bouleversé. Droit'et roide, le cœur ahanant et le corps couvert de sueur, il était conscient jusque dans sa chair de la présence du général. Il était pénible de se trouver dans le voisinage de Cummings.
Le général sourit, alluma une cigarette. « Comment ça va, Stacey ? demanda-t-il au soldat.
— Très bien, merci mon général. » C'était un des trucs de Cummings. Il se rappelait toujours le nom des soldats à qui il avait adressé une ou deux fois la parole.
« Savez-vous, commandant, dit-il de sa voix encore impersonnelle, je crains que votre travail sur l'opération Coda ne serve à rien.
— Pas de marine, mon général ?
— J'en ai peur. Mon petit ami dit qu'il n'y a guère de chances. » Il haussa les épaules. « Nous lancerons l'opération Plunger comme prévu. Il n'y aura qu'une seule modification. Je pense que nous devrons nous emparer tout d'abord de l'avant-poste qui fait face à la compagnie I.
Rédigez-moi tout de suite un ordre de marche pour Taylor, à l'effet de passer à l'action dès le matin.
— Oui, mon général.
— Jetons-y un coup d'œil. » Il se tourna vers Hearn. « Lieutenant, voulez-vous me passer cette carte, s'il vous plaît.
— Mon général, sursauta Hearn.
— J'ai dit passez-moi la carte, dit Cummings, se retournant vers Dalleson.
— Celle-ci ?
— Quelle autre carte y a-t-il là-bas ? » cracha Cummings.
La carte était fixée sur une large planche à dessin et recouverte d'une feuille de celluloïd maintenue avec des punaises. Sans être lourde, la planche était malaisée à manier à cause de ses dimensions, et Hearn, incapable de voir le plancher, devait se déplacer avec précaution.
Tout à coup il se rendit compte que ce déménagement était inutile. Cummings aurait pu très facilement faire les quelques pas qui le séparaient de la carte, et d'ailleurs il la connaissait par cœur.
« Dépêchez-vous », aboya Cummings.
Dans le moment où Hearn se trouva à la hauteur de Cummings, tout lui apparut grossi. Il vit en détail chacun de ses traits, le rougeoiement de son épidémie dans In chaleur de la tente, ses grands yeux nus qui le regardaient avec une indifférence méprisante.
Cummings avança son bras. « Eh bien, remuez-vous, passez-moi ça. » Ses mains se tenaient prêtes à recevoir la carte.
Hearn laissa aller la planche un peu prématurément, peut-être même la projeta-t-il vers le bas. Peu lui importait, car il savait qu'il voulait la lui faire échapper des mains. Et il y parvint. La planche frappa un coup sourd sur le poignet du général et roula par terre.
En tombant, elle atteignit le général sur le tibia.
La planche rebondit sur le sol, et la carte et la feuille de celluloïd se défirent. Hearn regarda Cummings, éprouvant quelque chose entre la terreur et le triomphe. Il perçut sa propre voix, froide et un rien ironique. « Je suis désolé, mon général. »
La douleur était cuisante. Venant à la suite de l'effort qu'il avait fait pour garder sa contenance, elle était in supportable. A son horreur il sentit des larmes lui monter aux yeux et, baissant les paupières, il essaya désespéré ment de les contenir. « Nom de Dieu ! rugit-il. POURQUOi ne faites-vous pas attention ? » Aucun d'eux ne l'avait jamais entendu crier, et Stacey frissonna.
Mais, d'avoir crier le soulagea, et il put résister à la tentation de se frotter le tibia. La douleur se résorbait en une sourde pulsation. Il se sentit cependant à la limite de l'épuisement, et une crampe de diarrhée le saisit. Pour la combattre, il se pencha en avant sur sa chaise : « Voulez-vous reclouer le-celluloïd. Hearn ?
— Oui, mon général. »
Rampant à quatre pattes, Dalleson et Stacey s'affairaient autour des sections de la carte qui s'étaient détachées dans la chute. Hearn adressa à Cummings un regard vide et se baissa pour ramasser le celluloïd.
« Est-ce que ça fait mal, mon général ? » Sa voix avait un accent de franche sollicitude.
« Ça va, merci »
La chaleur était devenue plus oppressive sous la tente. Cummings se sentait un peu faible. « Commandant, quand on aura réparé la carte vous prendrez soin de la modification dont je vous ai parlé, dit-il.
— Oui, mon général », dit Dalleson, toujours agenouillé.
Cummings quitta la tente, s'appuyant au passage sur l'un des montants. L'air nocturne était presque froid contre ses vêtements humides. Il regarda autour de lui, se massa délicatement le tibia, puis traversa en boitillant le bivouac.
Il avait éteint sa lampe à essence en sortant, et il s'allongea sur sa couchette dans le noir, regardant les vagues contours de la tente. Comme dans ceux d'un chat, une lueur se réfléchissait dans ses yeux, et en pénétrant sous la tente c'est eux que l'on aurait aperçus avant toute chose. Une puissante pulsation se faisait sentir dans son tibia et son estomac était un peu dérangé. La chute de la planche à dessin sur ses^ jambes avait libéré tous les maux qui s'étaient accumulés en lui au cours des derniers deux mois de travail et de concentration intenses. Ses chairs rouillaient comme s'il avait la gale et une sueur excessive baignait son corps. Il connaissait ça, il appelait ça « craquer dans ses coutures », ça lui était arrivé à Motome et à plusieurs reprises dans le passé. C'était une contrainte que son corps lui imposait, et avec une acceptation passive, presque soumise, Cummings lui laissait aller son cours, permettant à son esprit de lui emboîter le pas ; puis, toujours, il remontait la pente en une seule nuit de sommeil pour se sentir rafraîchi et puissant au réveil.
Cette fois-ci il prit un léger sédatif et s'endormit au bout d'une petite heure. Il faisait encore noir quand il se réveilla, mais il se sentait agité et sa pensée était extrêmement active. Son tibia était encore sensible, et après l'avoir massé dans l'obscurité pendant un moment il alluma sa lampe de chevet et examina délicatement la contusion.
Ceci n'était pas accidentel. Hearn avait laissé tomber la planche de propos délibérés ou, au mieux, il ne s'agissait que partiellement d'un accident, Cummings en était certain. Et, en guise de confirmation, son cœur se mit à cogner puissamment. Peut-être même avait-il souhaité, lui Cummings, que la chose eût lieu ; en disant à Hearn de lui apporter la planche il avait marqué une certaine vigilance à son endroit, il avait montré qu'il était conscient de sa présence. Il secoua la tête. Il était stérile de sonder ces sortes de choses. Il se comprenait à merveille, et le mieux était de n'y pas penser. Bien qu'il ne fût réveillé que depuis quelques minutes son esprit était péniblement lucide, avec cependant un arrière-goût d'angoisse inexprimable.
Il allait faire transférer Hearn. Il serait dangereux de le garder sous la main. D'autres incidents, d'autres rébellions auraient lieu qui aboutiraient en conseil de guérir, ce qui finissait toujours par faire un gâchis déplaisant. Il n'aurait pas hésité cependant, dans l'affaire du mégot ou dans tout autre incident de cet ordre, mais le recours eu appel aurait pu avoir des suites désagréables. On n'aurait jamais annulé sa décision en haut lieu, mais c'eût été tout de même gênant.
Hearn devait partir. Cummings éprouvait un mélange de triomphe et de frustration. Il pouvait faire affecter Hearn où il lui plaisait, et cependant il n'aurait toujours pas réussi à briser en lui un restant de rébellion. Là était le hic. Il loucha contre l'éclat de la lampe, en diminua la flamme, puis il se tâta la cuisse, se rendant compte avec contrariété que c'était un des gestes habituels d'Hearn.
Où l'enverrait-il ? Ça n'avait réellement pas d'importance ; cette section de reconnaissance que Dalleson avait mentionnée ferait assez bien l'affaire. Et cela garderait Hearn sous la coupe du Quartier Général. Il serait ainsi en mesure de se tenir au courant de ce qui arriverait à Hearn. De toute façon il allait s'en occuper dès le matin. Quand il verrait Dalleson à propos de l'avant-poste de la compagnie I, il le manœuvrerait de manière que la décision paraisse venir de Dalleson. Ça serait mieux ainsi, moins apparent.
Il se recoucha, les mains croisées sous sa nuque, regardant la faîtière de la tente. Comme si elle se moquait de lui, la carte d'Anopopéi lui apparut en surimpression sur la toile de la tente et il se tortilla inconfortablement, repris par la colère et la frustration qu'il éprouva en recevant le message que le support naval lui serait probablement refusé. Il avait nourri trop d'espoir ; et maintenant il n'arrivait plus à débarrasser son esprit de l'idée d'envahir Botoï Bay. Une autre manœuvre pouvait être élaborée, il le fallait bien, et cependant sa pensée ne cessait pas d'imaginer les tenailles d'un assaut frontal et d'une invasion sur les arrières des Japonais. Il se demandait s'il prendrait le risque de s'y lancer sans support naval, mais c'eût été un massacre, une nouvelle expédition dans le genre des canots de caoutchouc. Il ne pouvait y aller que si Botoï n'était pas défendue.
Il y avait une idée en germe là-dedans. S'il pouvait raser d'abord les défenses sur la plage, puis alors seulement dépêcher ses embarcations d'assaut… Peut-être un petit détachement réussirait à s'emparer de la plage sous le couvert de la nuit, sur quoi le gros de la force débarquerait au matin. Mais c'était trop risqué. Une invasion nocturne — il ne possédait pas de troupes suffisamment spécialisées pour ce genre d'entreprises.
Une grande force de pénétration, voilà ce qui aurait suppléé la marine. Mais comment s'y prendre ? Impossible de lancer une compagnie directement à partir de ses propres bases à l'effet de percer les lignes ennemies. Peut-être pouvait-il débarquer des troupes à une vingtaine de milles derrière les lignes japonaises, pour les faire ensuite s'avancer le long de la côte. Mais la jungle V était trop dense. Les hommes seraient obligés de s'enfoncer dans les terres par endroits, et derrière Botoï la forêt était impénétrable. S'il, pouvait…
Une idée se formait en lui, à peine articulée encore, et il s'y cramponnait avec une sorte de gaucherie, conscient seulement de tenir une idée. Posant ses pieds nus sur le plancher de caillebotis, il quitta sa couchette pour aller examiner des photographies aériennes enfermées dans son bureau. Une compagnie était-elle capable de faire ça ?
La chose était faisable. Il pouvait envoyer une compagnie dans des embarcations d'assaut et lui faire faire le tour complet de l'île pour prendre pied sur le rivage septentrional, encore inexploré, séparé de Toyaku et de ses troupes par la chaîne de Watamaï. Ils seraient alors en position de pousser directement par le centre de l'île, traverser le col du Mont Anaka, et redescendre sur les arrières des Japonais pour attaquer à revers Botoï Bay qu'ils tiendraient jusqu'à l'arrivée des renforts. Une réussite était plausible car les défenses de Botoï couvraient la mer ; et, comme dans la plupart des positions japonaises, l'angle de tir y était médiocrement manœuvrable.
Il se frotta le menton. Quel casse-tête de chronométrer ça. Mais quelle conception. L'inorthodoxie, la témérité de l'affaire, le séduisaient puissamment. Mais ce n'était pas à cela qu'il pensait. Comme toujours dans des moments pareils, dès qu'il concevait de nouveaux plans son esprit devenait pratique et direct. Déjà, rapidement, il estimait les distances. Il y avait vingt-cinq milles entre la côte septentrionale de l'île et le versant japonais du col, et de là sept milles jusqu'à Botoï Bay. Sans incidents inattendus une compagnie pouvait faire le chemin en trois jours, en deux si elle y mettait un coup. Il se mit à étudier les cartes aériennes. Le terrain était formidable, certes, mais non pas impassable de l'autre côté de l'île. Il y aurait là, à partir de l'eau, une épaisseur de jungle de quelques milles à peine, puis, jusqu'au col dans la montagne, des espaces relativement ouverts faits de collines et d'herbe kunaï. Le problème consistait à trouver une route dans la jungle sur les arrières des Japonais, après le passage du col. S'il y envoyait une compagnie de but en blanc, elle tomberait presque certainement dans une embuscade.
Il se laissa aller méditativement sur sa chaise. Il lui faudrait d'abord pousser une reconnaissance. Il serait trop coûteux, trop risqué, d'immobiliser une compagnie pour toute une semaine si la chose se révélait impossible. Une patrouille de quelques hommes, une escouade ou deux, voilà qui semblait une meilleure idée. Ils tailleraient une piste, reconnaîtraient les chemins sur les arrières des Japonais, et reviendraient sur leurs pas pour se rembarquer. S'ils revenaient à bon port, il serait à même d'y envoyer une compagnie et mettre son plan à exécution. Il regarda la lampe, fixement, pendant quelques secondes. La première patrouille de reconnaissance prendrait cinq jours, six tout au plus, et à son retour il pourrait dépêcher une compagnie qui atteindrait Botoï en trois jours. Pour s'assurer une marge il lui faudrait compter une dizaine de jours en tout, ou onze de fait, car la patrouille ne serait pas prête à démarrér avant le lendemain soir. Lui-même déclencherait son attaque dans deux jours, et quand il se verrait prêt à lancer son invasion de Botoï Bay son attaque aurait duré neuf jours. La chance aidant, il parviendrait peut-être à défoncer çà et là les lignes japonaises, mais il n'était guère probable qu'un assaut frontal rencontrât un tel succès. Tel quel, le chronométrage pouvait se révéler fort précis. Il alluma une cigarette. L'idée était engageante.
Qui pouvait-il envoyer pour cette première patrouille ? Il songea immédiatement à Reconnaissance, puis, en y réfléchissant, il essaya de se rappeler ce qu'il savait sur son compte. Ils avaient fait partie de l'expédition des canots de caoutchouc, mais quelques-uns seulement survécurent à l'entreprise, pour rester depuis lors dans une inactivité relative. La nuit de l'attaque japonaise sur la rivière ils s'acquittèrent bien de leur tâche, fort bien en vérité. Il y avait ce chef de section Croft, que Dalleson lui avait mentionné. C'était, au surplus, une petite section, qu'il pouvait faire partir en bloc. S'il devait couper en deux une section plus nombreuse, les hommes en partance râleraient contre leur malchance.
Il ressentit une petite secousse en se rendant compte que Hearn allait être affecté à Reconnaissance dès le lendemain matin. L'idée de confier la mission à un officier nullement familiarisé avec sa section n'était pas particulièrement heureuse, mais l'on ne pouvait pas abandonner le destin d'une telle patrouille entre les mains d'un sergent. Et Hearn était intelligent, il était dans une condition physique requise pour une expédition de cette envergure. Dans ce moment Cummings considérait Hearn froidement, comme s'il faisait le bilan des qualités et des défauts d'un cheval. Hearn était homme à mener l'affaire ; il avait probablement la veine d'un chef.
Un doute l'assaillit. Ce nouveau plan comportait un grand nombre de risques, presque un trop grand nombre pour s'y abandonner. Pendant quelques instants il considéra la possibilité d'y renoncer. Mais l'investissement initial était assez insignifiant. Une douzaine ou une quinzaine d'hommes. Hien n'était perdu si, pour eux, les choses tournaient mal. D'ailleurs, la question du support naval n'était pas irrémédiablement compromise. Peut-être pourrait-il faire un saut au G. Q. G. une fois l'attaque déclenchée, et voir s'il ne réussirait tout de même pas à décrocher ces destroyers.
Il revint à son lit et se coucha. Allongé dans son pyjama, la tente lui parut soudain froide et il frissonna, en proie à une sourde exaltation. Il pourrait aussi bien tenter l'affaire. Avec Hearn.
Si jamais ça réussissait. Pendant un instant il se laissa aller à rêvasser aux glorioles qu'une telle victoire lui vaudrait. Il éteignit, reposant immobile sur sa couche, les yeux ouverts sur l'obscurité. Quelque part l'artillerie tirait au loin.
Il savait qu'il ne s'endormirait pas avant le matin. A un moment son tibia eut une pulsation, et il éclata de rire, sursautant presque au bruit de sa propre voix sous le vide noir de la tente. Rien n'était fortuit dans tout ceci. Ceci était un processus qui avait mûri en suivant les routes souterraines de son esprit, pour fructifier au moment nécessaire. Certaines de ses attitudes à l'égard d'Hearn prenaient maintenant tout leur sens. « On peut, trouver un sens à tout, il suffit de chercher, pensa-t-il. Et, pourtant, je suis sérieux quant à cette patrouille. »
L'était-il vraiment ? Tout semblait, dans un même instant, à la fois brillant et impraticable, et la confusion, la complexité de sa propre attitude l'excitaient et le troublaient, le mettant de nouveau à la limite d'un accès de rire.
Mais, au lieu de rire, il bâilla. Cette patrouille était de bon augure. Il était resté trop longtemps à court d'idées, et il avait présentement la certitude que bien d'autres idées suivraient dans la semaine à venir. Il se dépouillerait de la camisole de force qui avait gêné ses mouvements… tout comme il s'était débarrassé d'Hearn. En dernière analyse il n'y avait que la nécessité, et vos propres réactions pour y faire face.
LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS