SAM CROFT, LE CHASSEUR
Un homme décharné, de taille moyenne, mais il se tenait si droit qu'il en paraissait grand. Sa face étroite et triangulaire était absolument sans expression. Ilien ne semblait superflu dans le modelé de sa mâchoire dure et petite, de ses joues fermes, de son nez court et droit. Son regard de glace était très bleu… il était compétent et fort et ordinairement vide, et la tournure générale de son esprit était celle d'un mépris supérieur à l'endroit de presque tout le monde. Il haïssait la faiblesse et il n'aimait pour ainsi dire rien. Une crue, une informe vision habitait son âme, mais il n'en prenait que rarement conscience.
Non, mais pourquoi Croft est comme cela ?
Oh ! les réponses ne manquent pas. Il est comme cela à cause de la corruption-de-la-société. Il est comme cela parce que le diable l'a reconnu pour l'un des siens. C'est parce qu'il est Texien ; c'est parce qu'il a renoncé à Dieu.
Il est cette espèce d'homme parce que la seule femme qu'il ait jamais aimée l'a trompé, ou bien il est né comme cela, ou bien il a eu du mal à s'adapter.
Le père de Croft, Jesse Croft, aimait à dire : « Ben, voilà, mon Sam est un vilain garçon. Je dois reconnaître qu'il est né vilain. » Puis, songeant à sa femme souffrante, une personne faible et douce, Jesse Croft ajoutait parfois : « Pour sûr Sam a bu le lait de sa mère pareil qu'un autre de mes gars, mais je me figure que le jus a tourné aigre tout juste pour lui parce qu'autrement il l'aurait pas digéré. » Il ricanait, se vidait le nez dans les doigts, se les essuyait sur sa fesse, le long de sa salopette bleu pâle. (Debout face à sa grange de bois délabrée, le sol rouge et sec du Texas de l'ouest sous ses pieds.) « Ben, je me rappelle une fois j'ai emmené Sain à la chasse, il était encore un bout de nabot de rien du tout, à peine assez grand pour épauler un fusil… mais il a été mauvais dès sa naissance. Et je vous le dis, il n'aimait pas qu'on se mêlait de ses affaires. Une chose qui l'agaçait toujours, çà, même quand il était un bout de bâtard de rien du tout.
« Pouvait pas supporter qu'on le battait à rien du tout.
« Rien à faire qu'il obéissait. Je le cognais qu'il pissait le sang, et puis rien, il disait jamais un mot. Il me regardait tout juste comme s'il pensait me flanquer une tournée, ou peut-être me tirer une balle dans la tète. »
Croft fut à la chasse jeune. En hiver, dans le désert frisquet du Texas, c'était un voyage engourdissant d'une vingtaine de milles par des chemins défoncés où la poussière soufflait comme une poudre d'émeri dans la vieille Ford découverte. Les deux hommes sur le siège devant parlaient peu, et celui qui ne conduisait pas soufflait dans ses mains. Quand ils atteignaient la forêt, le soleil n'avait pas encore réussi à se hisser par-dessus la cime des arbres.
Maintenant regarde, petit, tu vois cette trace, c'est des foulures de cerf. Y a guère d'homme qu'est assez malin pour dépister un cerf. T'as qu'à t'asseoir, et puis t'attends du côté où c'est que le vent souffle du cerf vers toi. Faut que t'attendras longtemps.
Le garçon reste assis dans-la forêt. Il tremble de froid. Je suis baisé si que j'attends mon vieux cerf. Je m'en vas les dépister.
Il marche à grands pas dans la forêt, avec le vent contre son visage. Il fait sombre, et les arbres sont d'un brun argenté, et le sol de velours est d'un vert-olive profond. Où qu'il est, ce vieux cerf ? Il donne un coup de pied dans une branche sur son chemin, et il se raidit car un daim passe au galop dans les fourrés. De Dieu ! Vieux cerf va vite.
La fois suivante il est plus prudent. Il trouve des foulures de cerf, s'agenouille, touche tendrement la trace du sabot, ressent une vive émotion. Je m'en vas dépister ce vieux cerf.
Pendant deux heures il marche à pas de loup dans la forêt, plaçant son pied avec attention, le talon en premier, puis ses orteils, avant d'y porter le poids de son corps. Quand les branches sèches se prennent par leurs épines dans ses vêtements, il les libère doucement, une à une.
Il aperçoit un cerf dans une petite clairière, et il tombe en arrêt. Le vent lui caresse doucement le visage, et il lui semble qu'il sent l'odeur de la bête. De Dieu, se dit-il en chuchotant. Quel grand vieux bâtard. Le cerf tourne sur lui-même avec lenteur, il est à une centaine de mètres, il regarde dans la direction du jeune Croft. Il peut pas me voir le fils de garce.
Le garçon lève son fusil, mais il tremble à un tel point que son point de mire vacille. Il baisse son arme et se maudit. Tout juste comme une petite vieille femme. Il épaule de nouveau, maintient ferme son fusil, dirige le point de mire à quelques pouces au-dessous du muscle des pattes antérieures. Je vas l'avoir droit au cœur.
Baà-wouououou !
C'est l'arme de quelqu'un d'autre, et le cerf s'abat. Le garçon se met à courir, pleurant presque. Qui l'a tué ? C'était mon cerf. Je vas le tuer le fils de garce qui l'a tué.
Jesse Croft se rit de lui. Garçon, je t'ai dit de rester assis où c'est que t'as été mis.
C'est moi qu'a dépisté ce cerf.
C'est toi qu'as fait peur à ce cerf. Y a plus d'un mille que je t'entends venir.
T'es un menteur. T'es un sacré menteur. Le garçon se jette sur son père et essaie de le frapper.
Jesse Croft lui donne un coup en travers sur fa bouche, et il s'assied par terre. Vieux fils de garce, crie-t-il, se jetant de nouveau sur son père.
Jesse l'immobilise en riant. T'es un petit vieux chat sauvage, pas ? Ben, faut que t'attendras dix ans avant que te pourras rosser ton père.
Ce cerf il était à moi.
Ce cerf il est à ç'ui qui l'a gagné.
Les larmes gèlent dans les yeux du garçon, puis s'assèchent. Il se dit que s'il n'avait pas tremblé, c est lui qui aurait tué le cerf.
« Oui monsieur, disait Jesse Croft, mon Sam il pouvait pas supporter qu'on le battait à rien du tout. Quand il était dans ses douze ans, y avait à Harper un niais de gosse qui lui filait des trempes à mon Sam. (Grattant sa grise crinière ébouriffée, son chapeau à la main.) Ce gosse rossait Sam tous les jours, et tous les jours Sam s'en retournait pour lui chercher bagarre. Je vous le dis, il a fini par lui faire pisser le sang à ce gosse.
« Puis quand il a été plus âgé, à dix-sept ans peut-être, il montait les chevaux pour la foire là-bas, en août, et c'était connu qu'y avait guère mieux comme cavalier par tout le canton. Puis une fois un gars s'est amené, un gars de la ville de Denison, et il a battu Sam dans un match régulier, avec juges et tout. Je me rappelle que Sam a été si furieux qu'il a parlé à personne pendant deux jours.
« Il est de bonne souche, déclarait Jesse Croft à ses voisins. On a été pariai les premiers nous autres qu'ont poussé jusqu'ici, doit y avoir soixante ans de ça, et y a eu des Croft dans le Texas depuis plus de cent ans. Je suppose qu'y en avait qu'ont eu le même sale caractère que Sam. C est peut-être pour ça qu'ils ont poussé jusqu'ici. »
Chasser le cerf et se bagarrer et monter des chevaux à la foire fait un total d'heures qui ne dépasse pas une dizaine de jours dans l'année. Aussi il y a les autres choses, les longues et plates étendues de la plaine, les collines dans le lointain, les repas sans fin dans la vaste cuisine avec ses parents et ses frères et les contremaîtres de la ferme.
Il y a les conversations des cowboys dans leur dortoir. La molle, traînante sonorité des voix.
Je te le dis, cette petite môme elle va se rappeler de moi à moins qu'elle a été trop saoule.
Ce Nègre, après ça, je l'ai seulement regardé et j'y ai dit toi y en pas bon bâtard noir, et j'ai pris cette cognée et je l'a lui flanquée en travers sur la gueule. Mais le fils de pute il a même pas saigné beaucoup. Te peux aussi bien essayer de tuer un éléphant que de tuer un moricaud en lui tapant sur la tête.
Une putain ça fait pas bien mon affaire. Moi y faut que je tire mes cinq ou six coups avant que je suis content, et quand s'agit de le lui foutre une seule fois puis reprendre mon chapeau, eh bien, moi ca me fait bander de plus belle.
Je l'ai bien à l'œil ce taureau rouge avec la tache derrière l'oreille, ç'ui qui mène le troupeau ; il va devenir méchant quand ça sera la saison.
L'éducation de Samuel Croft.
Et, jour après jour, la poussière sous le pas du bétail dans le chatoiement des longs après-midi ensoleillés. On s'y ennuie, et il est mal commode de s'endormir sur sa selle. Pensant à la ville, peut-être. (Bar, bordel, boutiques.)
Sam, ça commence à te démanger ?
Une paresseuse, somnolente pulsation dans les reins. Le soleil se réfracte sur la robe de son cheval, il baigne ses cuisses dans une chaleur qui engourdit. Oui, un peu.
On va monter une section de la Garde nationale à Harper.
Oui ?
Je me figure que va y avoir des femmes qui vont tourner du croupion autour des uniformes, puis y aura pas mal de tir à la carabine.
Peut-être que j'irai là-bas avec toi. Il fait faire un tour à gauche à son cheval et pique de l'avant pour ramener une bête qui s'attarde.
La première fois que Croft tua un homme, il portail l'uniforme de la Garde nationale. Il y avait une grève dans les champs pétrolifères, à Lilliput, et quelques jaunes ont été mis à mal.
On fit venir la Garde. (Les fils de pute qu'ont démarré la grève sont venus du Nord, New York. Les gars dans les champs de pétrole sont pas de mauvais types mais les rouges leur ont tourneboulé la tête et bientôt te les verras baiser le cul aux Nègres.) Les Gardes ont formé une ligne contre le portail de l'usine, et ils transpiraient dans la chaleur humide de l'été, sous les quolibets et les huées des grévistes.
Hé ! perforateurs, ils ont fait venir des boy-scouts.
Faisons-les cavaler. C'est tous des jaunes à la solde de la compagnie.
Croft se tient dans la ligne et sa bouche se durcit.
Ils vont nous faire cavaler, dit le soldat à côté de lui.
Le lieutenant de la Garde est un commis-voyageur en mercerie. Si on vous lance des pierres vous ferez mieux de vous coucher, les gars. Si ça tourne vraiment mal, tirez une couple de salves en l'air.
Une pierre prend de la hauteur. La foule est sombre face au portail, et çà et là quelqu'un lance une injure aux soldats.
Il est pas encore né le fils de pute qui me parlera comme ça, dit Croft.
Une pierre frappe un des soldats. Ils se couchent sur le sol et pointent leurs fusils par-dessus la tête de la foule qui s'avance.
Faisons-les cavaler.
Une dizaine d'hommes se dirigent vers le portail. Des pierres les survolent et s'éparpillent parmi les soldats.
Allez-y les gars, siffle le lieutenant. Tirez en l'air.
Croft baisse le canon de son fusil. Il vise la poitrine du plus proche des grévistes, et il sent une curieuse tentation.
Je vais tout juste presser un peu la détente.
Baa-wouououou ! Le coup de feu se perd dans la salve, mais le gréviste tombe.
Croft ressent une bizarre excitation.
Le lieutenant jure. Nom de Dieu les gars, qui c'est qui l'a tué ?
Y aura pas moyen de savoir, mon lieutenant, dit Croft. Il observe la foule qui recule en panique. Bande de chiens, se dit-il. Son cœur bat, et ses mains sont très sèches.
« V'vous rappelez Janey, cette fille qu'il s'est marié avec ? J'y dirai une chose, elle était un vrai vieux sauvageon, faisait Jesse Croft. (Il expectorait un gros crachat, l'écrasait pensivement avec sa botte.) Tout ce qu'y a de plus mauvais comme petite vieille garce. Je vous dirai : ç'a marché jusqu'au jour qu'ils ont eu des bisbilles. Y a pas une seule fille que mes garçons se sont mariés avec, que je changerais contre celle-là. Je suis un vieil homme, mais je vous dirai, quand je la regardais j'avais des démangeaisons aux couilles rien que d'y penser. (Se grattant vigoureusement à travers le pantalon.) Le bête avec Sam, c est qu'aurait pas dû se marier avec. Quand y a moyen de s envoyer une femme sans lui passer l'anneau au doigt, ça vaut pas le coup de se mettre en ménage. Une femme qu'aime qu'on la foute va pas se contenter d'un seul homme après qu'elle s'y est habituée. (Pointant son doigt sur ceux qui écoutent.) Je dois dire que c'est une loi de la vie. »
Oh ! fous-moi mon salaud, fous-moi, je te tue si tu t'arrêtes.
Qui est ton homme ?
T'es mon homme, fous-moi, fous-moi, fous-moi.
Y a pas un qui peut te foutre comme moi.
— Y a pas un, pas un, oh ! t'es tout juste une sacrée machine à foutre.
Le long glissement d'un ventre sur un ventre.
Je te fous comme jamais un autre pourrait le faire.
C'est ce que tu fais, petit, c'est ce que tu fais.
Je suis tout juste une vieille machine à foutre. (Crac… ce… vlan ! Crac… ce… vlan !)
Après leur mariage Croft loua une petite maison sur le ranch de son père. Lui et Janey épuisèrent leur amour au cours d'une lente,, taciturne année remplie de mille incidents vite oubliés, mais dont les effets avaient agi. Le soir ils restaient assis l'un face à l'autre, écoutant la radio, parlaient rarement. Gauchement, instinctivement, Croft cherchait une voie de communication.
Veux aller au lit ?
Fait pas tard, Sam.
C'est ça. Et une colère se dilatait en lui. Dans le temps, ils furent avides l'un de l'autre ; l'intimité, maintenant, les rendait malades — tout comme la présence des autres du reste. Dans le sommeil, leurs corps se gênaient ; il y avait toujours la jambe de l'un qui écrasait l'autre. Les nuits les épuisaient, et aussi cette existence à deux sous le double poids de la vaisselle quotidienne et des baisers désormais familiers.
L'esprit de corps.
Mais il n'en voulait pas, d'esprit de corps. Pendant les calmes nuits, dans les tristes pièces de cette maison bâtie sur les plaines du Texas, une rage indéfinissable croissait en lui. Il y avait ces choses qu'il ne savait pas dire (les grands espaces de la nuit), l'exaspération qui se mettait en travers de toute joie. Il y avait les virées en ville, les beuveries entre les virées, le feu qui parfois rallumait leur sang et recréait un faux-semblant de leur ancienne passion — et qui ne faisait qu'approfondir l'irréparable.
Il finit par aller en ville tout seul, où il prenait une putain quand il était ivre — qu'il lui arrivait de passer à tabac avec une colère muette. Et Janey finit par se trouver d'autres hommes, des journaliers du ranch, une fois un des frères de Croft.
« Te marie jamais avec une femme qu'a chaud au derrière », avait dit plus tard Jesse Croft.
Croft l'avait appris au cours d'une querelle.
Et puis d'abord tu vas putasser en ville, tu te paies des virées, eh ben pense pas que je reste là à t'attendre. Y a des choses que moi aussi je peux pas te dire.
Quelles choses ?
Te veux savoir, pas ? Te brûles. Me pousse pas trop.
Quelles choses ?
Elle rit. Juste une façon de parler.
Croft la frappe au visage, il la prend par les poignets et il la secoue.
Quelles choses ?
Espèce de salaud. (Ses yeux brillent.) Tu sais bien quel genre de choses.
Il la frappe si durement, qu'elle tombe.
Des choses où que t'as pas eu la meilleure part, crie-t-elle.
Croft reste là en tremblant, puis il bondit hors de la pièce. (Sacré nom de Dieu de putain.) Il ne sent rien puis de la colère et de la honte puis rien de nouveau. Dans ce moment son premier amour, son premier besoin d'elle, le possèdent de toutes leurs forces. (Tout juste une vieille machine à foutre.)
« Si Sam il aurait trouvé un des gars qui fricotaient dans le pantalon. de Janey, il l'aurait tué, disait Jesse Croft. Il tournait en rond que t'aurais dit qu'y voulait nous étrangler de ses mains, puis il s'en est allé à la ville et s'est flanqué une cuite comme je l'ai jamais vu. Et quand il est revenu il s'est engagé. »
Après cela il n'eut que des femmes mariées.
Tu dois penser que je suis une coureuse parce que je sors avec toi.
Je dirai pas ça. Tout le monde veut s'amuser.
C'est ça. (Buvant sa bière.) C'est ma philosophie. Tout le monde a besoin de s'amuser. Tu penses pas que je suis une coureuse, dis, soldat ?
Diable, t'as l'air d'une fille trop bien pour que je pense que t'es une coureuse. (Prends une autre bière.)
Et plus tard. Jack me traite pas bien. Tu me comprends.
C'est ça, chérie, je te comprends. Ils se roulent sur le lit.
Y a rien de mal avec cette philosophie, dit-elle.
Foutre rien de mal. (Et… crac… ce… vlan !)
Vous êtes toutes des foutues putains, pense-t-il.
Ses ancêtres ont poussé de l'avant et travaillé et ahané, ils ont mené leurs bœufs, fatigué leurs femmes, voyagé mille milles.
Lui poussait de l'avant et travaillait en dedans de lui-même et se consumait lentement à la flamme d'une haine infinie.
(Vous êtes toutes une bande de foutues putains.)
(Vous êtes tous une bande de chiens.)
(Vous êtes tous des cerfs à traquer.)
Je hais tout ce qui n'est pas en moi-même.
La bataille, commencée dans la nuit de l'orage, se prolongea jusqu'au lendemain soir. Echelonnées tout au long de la rivière, de nombreuses attaques — dont celle qui fut repoussée par Reconnaissance — se succédèrent pendant des heures, pour se neutraliser en fin de compte dans un morne essoufflement. Presque toutes les compagnies en ligne durent passer à l'action à un moment ou à un autre, et chaque fois les choses avaient pris le même aspect. Quand un groupe de trente ou de cinquante ou de cent Japonais essayait de traverser la rivière, il se heurtait à une escouade ou à une section de soldats américains retranchés dans un trou flanqué d'une arme automatique. Cette nuit-là les Japonais attaquèrent d'abord le flanc gauche de Cummings, en bordure de l'eau, et à l'aube ils engagèrent deux compagnies près des falaises où Reconnaissance tenait le flanc d'extrême-droite. Ces deux tentatives ayant échoué, Toyaku attaqua au petit matin le centre de la ligne, faisant passer un mauvais quart d'heure à une compagnie et obligeant une autre à se replier jusqu'aux approches du deuxième bataillon. Le général, toujours à la 151" batterie, prit une décision rapide, confirma sa tactique arrêtée la veille, et ordonna au centre de tenir ses positions.
Quatre cents hommes et quatre ou cinq tanks de Toyaku avaient réussi à traverser la rivière, avant que l'artillerie et les contre-attaques du général sur les ailes de la trouée eussent rendu la pénétration trop coûteuse. Même au plus dangereux de l'assaut, Cummings n'eut d'autre problème à résoudre que celui d'expulser la croupe d'un gros bon homme lequel, ayant défoncé la litière d'une couche, se tortillerait et bredouillerait des menaces tout en s'efforçant de se dégager par ses propres moyens. Cette croupe, il réussit à la ponctionner en quelque sorte en l'attaquant avec ses réserves, en concentrant tout le feu de son artillerie sur le gros des Japonais qu'il avait rabattu dans une clairière naturelle située derrière ses propres lignes, puis en faisant avancer ses tanks qu'il avait tenus sous pression en un lieu distant d'un quart de mille à peine de l'extrême pointe japonaise. C'avait été la plus grande bataille de la campagne à ce jour, et la plus victorieuse. Tard cet après-midi la force d'assaut japonaise fut brisée, et ceux qui, s'étant enfoncés dans la jungle, n'avaient pas réussi à regagner leurs lignes en retraversant la rivière, furent appréhendés un à un au cours de la semaine qui avait suivi. C'était la deuxième fois que le général infligeait une défaite à des forces qui avaient pénétré dans ses lignes, et il fit à Hearn un petit sermon à ce sujet. « C'est ce genre de choses que j'appelle mes tactiques de salle à manger. Je suis cette petite dame qui permet au gigolo de pousser bien loin sous sa jupe avant de lui sectionner le poignet. »
Il y eut, pendant plusieurs jours, nombre d'engagements locaux et de rencontres de patrouilles ; mais, guidé par un instinct que Hearn ne lui disputait pas, le général avait reconnu que malgré les escarmouches et les rapports souvent confus et contradictoires, la bataille, en ce qui regardait Toyaku, était bel et bien finie à partir du moment où son assaut frontal avait été résorbé. Cummings passa le jour suivant à reboucher les trous dans ses lignes et à renvoyer ses réserves aux travaux de route. Deux ou trois jours phis tard, à la suite d'une grande activité de patrouilles, il exécuta une avance de plus d'un mille sans rencontrer d'opposition, ce qui situa ses têtes de colonne à quelques milliers de mètres de la Ligne Toyaku. Il estimait qu'il lui faudrait deux semaines de plus pour amener sa route à pied d'œuvre, et une autre semaine pour entamer les défenses de Toyaku. Au cours de la semaine qui avait suivi la bataille il se montra d'une humeur exceptionnellement enjouée, qu'il manifestait en endoctrinant Hearn, en le nourrissant à jet continu de maximes militaires de son cru. « Du point de vue de l'offensive, Toyaku est fini, disait-il. Quand votre stratégie tout entière est réduite à la défensive, il vous faut compter de perdre un cinquième de vos forces en contre-attaques, et vous retrancher pour le reste. Toyaku a gaspillé ses opportunités. Ces Japonais couvent leurs campagnes ; ils s'agitent tout en restant sur leur cul, et quand la tension devient trop grande ils explosent. C'est un paradoxe fascinant. Ils cultivent un jeu qui leur est particulier, un jeu fait d'activité fiévreuse, de flancs contournés, d'encerclements, et lorsqu'ils en viennent à combattre ils agissent comme des animaux blessés qui rugissent bêtement sous la piqûre des mouches. Ce n'est pas une façon de s'y prendre. Dès lors que vous prenez d'inutiles précautions, que vous postez des hommes à garder des secteurs qui se passeraient de garde, que vous maintenez vos troupes dans une oisiveté que leur besoin de repos ne justifie pas, vous avez agi, en tant que commandant, d'une maniéré immorale. Mieux vous saurez éviter les doubles emplois et le gaspillage de vos efforts, plus grande sera la pression que vous exercerez sur votre adversaire. Plus grandes seront aussi les chances qui se présenteront à vous. »
Le second jour après la bataille, en conformité avec ses théories, il détacha une partie de ses troupes à la reconstruction du bivouac. Les tentes furent érigées de nouveau, celle du général eut un plancher de caillebotis, et le gravier joncha les chemins dans la partie du camp réservée aux officiers. Leur mess, mieux situé que sur la plage, fut encore amélioré après l'orage par l'addition de faîtières de bambou qui maintenaient les murs droits. Il y eut un arrivage de viande fraîche, que l'on distribua en rations égales dans la compagnie (l'état-major : une moitié pour les cent quatre-vingts hommes de troupe que comptait pour lors le bivouac du général, l'autre moitié pour lès trente-huit officiers. Le réfrigérateur électrique du général fut déballé et branché sur le générateur qui alimentait le camp.
Hearn était écœuré. Une fois de plus il se sentait désarçonné par une de ces petites énigmes qu'offrait l'attitude du général. L'affaire de viande fraîche constituait une injustice flagrante, dont Hobart, en sa qualité de commandant en charge du ravitaillement, eût été fort capable. Mais Hobart n y était pour rien. Hearn se trouvait sous la tente du général quand, le sourire aux lèvres, Hobart s'y présenta pour annoncer l'arrivage à Cummings. Celui-ci haussa les épaules, puis fit une suggestion fort claire quant à la manière dont la distribution devait se faire. C'était incroyable. Son indéniable perspicacité aurait dû l'avertir des effets qu'une telle disposition pouvait avoir sur les hommes de troupe, et cependant il avait méconnu le ressentiment qui allait en résulter. Il n'avait pas agi de la sorte pour satisfaire sa gloutonnerie car Hearn le vit par la suite manger de cette viande sans y prendre trop de goût, et d'ailleurs il laissait presque toujours son assiette à moitié pleine. Son geste n'était pas davantage imputable à la distraction : il était fort conscient de ce qu'il faisait. Hearn considérait que le général avait agi délibérément. Après le départ d'Hobart, Cummings l'avait dévisagé d'un regard absent, ses grands yeux gris tout à fait sans expression, puis, inexplicablement, il lui fit un clin d'œil. « Faut que je pense à votre bonheur, Robert. Si les repas sont meilleurs, peut-être vous laisserez-vous moins aller à vos humeurs.
— C'est très aimable à vous, mon général. » Et lui, le général, rugissant soudain sous l'effet d'une bizarre allégresse, laissa échapper une cascade de petits rires qui allèrent s'enflant jusqu'au paroxysme, et qui finirent par le rasseoir tout roide sur sa chaise où il se mit à pousser un graillon dans son mouchoir de soie brodé d'un monogramme.
« Je crois qu'il est temps de monter une tente où les officiers pourront, le soir venu, trouver un délassement, dit-il à la fin. Vous n'êtes pas trop pris pour le moment, Robert. Aussi je vous confierai cette tâche. »
Une drôle de tâche dont Hearn ne comprit que plus tard la signification. Il dit au sergent-chef de la compagnie d'état-major de lui donner une équipe d'hommes, les employa à nettoyer une pièce de terrain de ses herbes et racines, à la couvrir de gravier, à y faire ériger une tente d'escouade, à creuser autour de celle-ci une profonde tranchée pour l'écoulement des eaux de pluie. Il fit aménager une double entrée dans la tente et rapporter des pièces de toile sur les interstices, afin qu'aucune lumière ne pût s'en échapper. Quand ils en eurent terminé avec la tente, Hearn leur fit passer un après-midi à couper des bambous, de quoi confectionner quelques tables à écrire et deux tables de jeu. Il avait dirigé ses hommes d'un air renfrogné, conscient de leur ressentiment à son endroit, captant malgré lui leurs remarques acerbes. Le général lui avait confié cette tâche sachant qu'il la haïrait, et c'était pourquoi il avait décidé de s en acquitter à la perfection. Il se montra très méticuleux à propos de maint détail oiseux relativement à la construction de la tente, et une ou deux fois il eut des mots avec le sergent qui commandait la corvée. Fort bien, mais tout cela parut plutôt maigre pour satisfaire le général.
Le vrai enseignement de la leçon se révéla un peu plus tard. Le soldat qui, pendant le jour, faisait marcher le générateur, avait reçu en guise de corvée supplémentaire l'entretien de la tente-foyer. Il lui incombait de serrer les rabats de l'entrée le matin, de les dérouler le soir, d'assujettir les attaches ; et puisqu'on estimait que le vacarme que faisait le générateur était trop fort pour le maintenir en marche pendant la nuit, le soldat eut pour mission de s'occuper des lampes, de les remplir de pétrole, et de les allumer.
Un soir, quelques jours après la fin des travaux, Hearn pénétra sous la tente et la trouva dans l'obscurité. Il y avait là plusieurs officiers en train de tâtonner et de jurer. « Eh bien, Hearn, l'interpella l'un d'eux, si vous vous démeniez un peu pour qu'on nous apporte de la lumière ? »
Il s'en fut à grandes enjambées vers la tente du soldat et l'engueula d'importance. « Qu'est-ce qui vous arrive, Rafferty, est-ce que vous avez trop de boulot sur les bras ?
— Jésus, mon lieutenant, je vous demande pardon, j'ai oublié d'y penser.
— Bon, ça va, grouillez-vous, ne restez pas à me regarder, s'entendit-il crier. Allez, et vite, voulez-vous ? » Il l'accompagna du regard, avec aversion, le voyant aller son bonhomme de chemin en direction du moteur pour s'y approvisionner en pétrole. « Bougre d'imbécile », pensa-t-il, s'avisant tout aussitôt avec une sorte de commotion qu'il commençait à ressentir un soupçon de mépris à l'endroit des hommes de troupe. C'était une sensation ténue, à peine perceptible, et cependant réelle. Ils avaient essayé de lui jouer des tours lors de la construction de la tente, ils avaient tiré au flanc dans les moindres occasions. Ils avaient tiqué avant même d'avoir jamais travaillé avec lui, avant de l'avoir connu ; ils s'étaient mis sous ses ordres avec une méfiance instinctive et immédiate, et il s'en irritait.
Soudainement, la leçon du général lui devint compréhensible. Un nouvel élément était venu s'y ajouter. Par le passé, quand il eut à travailler avec des hommes de troupe, il s'était montré rude parce qu'il estimait que ses sympathies n'avaient rien à voir avec la tâche qui l'absorbait. Les hommes en corvée manifestaient d'ordinaire leur hostilité à l'égard de celui qui les commandait. Cela était sans importance, dès lors que lui n'avait éprouvé aucune hostilité à l'égard de ses hommes.
Mais maintenant ils commençaient à l'irriter. L'idée du général lui devenait fort claire : Hearn était un officier, et en exerçant son métier d'officier il devrait, à la longue, qu'il le voulût ou non, adopter les préjugés affectifs de sa classe. Le général lui rappelait qu'il faisait partie de sa classe. Il se souvint des yeux de Cummings, pâles et sinistres, de son regard sans expression, de son inexplicable clignement. « Faut que je pense à votre bonheur, Robert. » Tout devenait plus clair. Il savait que s'il le voulait il pouvait finir la guerre dans la peau d'un officier supérieur ; il l'avait su à partir du jour où le général l'avait pris sous son aile. Et il nourrissait des ambitions qui l'y inclinaient, des ambitions dont il se défiait. Cummings ne l'ignorait pas. Cummings, de fait, lui avait dit que s'il voulait, s'il était assez fort pour surmonter ses antipathies et ses préventions contre les officiers, ses ambitions seraient exaucées.
Comprends ta classe et travaille dans ses limites. Leçon marxiste à retours.
Hearn en fut profondément troublé. Il était né dans l'aristocratie des riches familles du Middlewest, et bien qu'il eût rompu avec ses parents, bien qu'il professât des idées et des concepts qui leur répugnaient, il ne s'était en vérité jamais débarrassé du bagage émotionnel de ses premières dix-huit années. Les sentiments de culpabilité qu'il s'infligeait, les courroux qu'il ressentait à la vue de l'injustice, n'étaient jamais authentiques. Il cultivait l'écorchure en la frottant, et il le savait. Il savait aussi, dans ce moment, que de toutes les raisons qui l'avaient poussé à chercher querelle à Conn, au mess des officiers, la raison essentielle était due au fait qu'il craignait de ne se soucier, au fond, que fort peu de ce que Conn disait. Il en était de même pour nombre de ses réactions. Mais, pour lui, agir directement en vue de ses propres intérêts, c'était se rejeter dans l'orbite de son père ; aussi, le seul chemin qui lui offrît une compensation émotionnelle, menait dans une direction opposée : la Gauche. Pendant un long temps il avait cru que là était sa voie ; pendant plus longtemps encore il avait affiché sa politique parce que ses amis et connaissances de New York la pratiquaient comme allant de soi. Mais maintenant, isolé dans l'armée, pris sous la critique inquisitive du général, ses doigts commençaient à lâcher prise.
Il reprit le chemin du foyer. Rafferty avait rempli et allumé les lampes, et déjà l'affluence nocturne des officiers avait commencé. Deux tables étaient prises par des joueurs de cartes, et plusieurs autres par des officiers qui se préparaient à faire leur correspondance.
« Hé ! Hearn, vous voulez jouer au poker ? » C'était Mantelli, un des rares amis que Hearn comptait à l'état-major.
« Très bien », dit Hearn, prenant une chaise. Depuis que le foyer fonctionnait, il y passait ses soirées en manière de défi muet au général. De fait, il trouvait cela ennuyeux et inconfortable parce que la chaleur y devenait vite accablante, tandis que l'air s'emplissait de la fumée des cigares et des cigarettes ; mais sa présence au foyer faisait partie de l'incessant duel qui se livrait entre lui et le général. Le général avait voulu qu'il érigeât cette tente ; — très bien, il s'en servirait. Mais, ce soir, après qu'il s'était rendu compte de son attitude avec Rafferty, l'idée de voir le général lui inspirait de la crainte. Il y avait très peu de monde dont il eût jamais peur, mais il commençait à penser qu'il avait peur du général. Son tour arriva de servir ; il battit les cartes et les distribua, jouant mécaniquement, sans y prendre beaucoup d'intérêt. Comme, déjà, il transpirait, il enleva sa chemise et la suspendit sur le dossier de sa chaise. C'était ainsi tous les soirs. Aux environs de onze heures virtuellement tous les officiers étaient en chemisette de corps, et la tente puait la sueur et la fumée.
« Je vais avoir des drôles de cartes ce soir », fit Mantelli en souriant, sa petite bouche entortillée autour d'un cigare.
La fumée saturait le brouhaha des conversations. Quelque part loin dans la jungle une pièce d'artillerie tira un coup unique, dont le bruit sourd vibra dans la tête d'Hearn comme un nerf excédé. « L'orgie nocturne de la division », se dit-il en grommelant.
Il n'avait misé que peu de fois avec une chance passable, quand il y eut une interruption. Le général, pour la première fois, venait de faire une apparition au foyer. « Garde à vous ! brailla quelqu'un.
— Repos, messieurs », fit le général. Il promena son regard par la tente. Ses narines palpitaient légèrement. « Hearn ! appela-t-il.
— Mon général ?
— J'ai besoin de vous. » Il agita la main, à peine, la voix animée, impersonnelle. Il quitta la tente avant que Hearn eût boutonné sa chemise.
« Allez-y, courez chez papa », gouailla Mantelli.
Hearn était en colère. Normalement, le fait que le général soit venu le chercher, lui aurait fait plaisir ; mais sa voix l'avait humilié. Il y eut un moment où il balança s'il ne devait pas rester au foyer. « Je vous regagnerai cet argent tout à l'heure, dit-il à Mantelli.
— Pas ce soir, hein ? railla un des officiers à leur table.
— La voix de mon maître », fit Hearn.
Il finit de boutonner sa chemise, remit la chaise en placé, et traversa la tente. Dans un des coins plusieurs officiers vidaient leur ration hebdomadaire de whisky.
Il les entendit chanter, puis il se débattit avec les rabats qui camouflaient la double sortie de la tente. Après la lumière qui régnait dans le foyer, il se trouva aveuglé en débouchant dans la fraîche obscurité de la nuit ; si aveuglé, qu'il entra presque en collision avec le général, lequel l'avait attendu.
« Pardon. J'avais cru que vous m'aviez précédé, marmonna Hearn.
— Ça ne fait rien », fit Cummings. Il se dirigea en flânant vers sa tente, et Hearn dut réduire son pas pour ne pas le devancer. L'a-t-il entendu dire': « La voix de mon maître ? » Ah ! qu'il aille au diable.
« Pour quoi faire avez-vous besoin de moi, mon général ?
— Nous en discuterons quand nous arriverons à la tente.
— Oui, mon général. » Dans cet instant, entre eux, il y avait une sorte d'antagonisme. Ils continuèrent à marcher en silence, faisant crier le gravier sous leurs pas. Un ou deux hommes seulement les croisèrent dans l'obscurité ; la nuit tombée, presque toute l'activité s'arrêtait dans le bivouac. Il semblait à Hearn qu'il pouvait sentir la présence des hommes de garde assis dans leurs trous, tout autour de la vague ellipse que formait le camp. « Fait calme, ce soir, fit-il.
— Oui. »
A l'entrée de la tente une autre collision eut lieu. Hearn s'étant arrêté devant les rabats pour permettre au général de le précéder, celui-ci mit la main sur le dos d'Hearn pour lui indiquer que c'était à lui de passer en premier. Ils repartirent du même pas et Hearn bouscula le général, le faisant reculer sous le poids de son grand corps. « Pardon. » Il n'y eut pas de réponse. Avec un petit spasme de colère Hearn écarta les rabats et passa devant. Quand Cummings pénétra à son tour sous la tente, son visage était extrêmement pâle et sa lèvre inférieure montrait la trace de ses dents. Ou bien la collision lui avait fait plus de mal que Hearn n'avait pensé, ou bien il en fut assez troublé pour se mordre les lèvres. Mais pourquoi ? Il eût été plus caractéristique, pour Cummings, de trouver quelque drôlerie dans l'incident.
Toujours défiant, Hearn s'assit sans permission. Le général parut sur le point de dire quelque chose, mais il n'en fit rien. Il occupa la chaise près de sa table de travail, se déplaça légèrement pour voir Hearn de face, et le regarda fixement, impassiblement, pendant une longue minute. Son visage avait une expression tout à fait nouvelle, une expression que Hearn ne lui connaissait pas. Ses yeux gris et durs avec leurs pupilles blanches, immenses et effrayantes, semblaient mats. Hearn avait l'impression qu'il aurait pu toucher le globe de ces yeux, et que ces yeux ne cligneraient pas. Le léger pincement de sa bouche, le resserrement des muscles autour des angles de son visage, semblaient le siège d'une bizarre douleur.
Il se demanda, avec un petit choc au cœur, quelle impulsion avait poussé le général à l'aller chercher. Cela devait avoir été humiliant. D'ailleurs, pas même d'artifice en guise de justification, pas trace de travail sur la table du général. Il regarda la carte d'Anopopéi, fixée sur une large planche à dessin. L'ocarina sur lequel le général jouait son petit air.
Une fois de plus il constata combien dénudée était la tente du général. Où qu'il fût, à Motome, dans sa cabine à bord d'un navire, ou ici, il ne semblait jamais y être à demeure. Cette tente était si austère. La couchette avait l'air vierge, la table de travail était nue, et la troisième chaise faisait un angle parfaitement droit avec le plus grand des deux coffres. Le sol était net et propre, pur de toute trace de souillure. La lampe à pétrole dessinait de longues diagonales d'ombre et de lumière autour des objets rectangulaires, et le tout avait l'aspect d'une peinture abstraite.
Et Cummings le dévisageait toujours de ce regard inexplicable, comme s'il ne savait pas qui il était. Une canonnade se fit entendre dans le lointain, pareille au battement de leur propre pouls. « Je me demande une Chose, Robert, dit finalement le général.
— Oui, mon général ?
— Vous savez, au fait Je ne sais fichtre rien en ce qui vous concerne. » Sa voix était plate et neutre.
« Qu'y a-t-il ? Est-ce que je vole votre whisky ?
— Peut-être bien… au figuré. »
Peste ! Qu'est-ce que cela voulait dire ? Le général se renversa dans sa chaise, demandant d'un ton un peu trop désinvolte : « Comment marche le foyer ?
— Bien.
— L'armée n'a toujours pas mis au point un système pour renouveler l'air dans les tentes prévues pour camoufler la lumière.
— Oh ! il pue là-bas bien comme il faut. » Ainsi donc le général s'était ennuyé après lui. Pauvre petit gosse de riche. « Mais j'aurais tort de me plaindre : je me suis fait une centaine de dollars, au poker.
— En deux nuits ?
— Non, trois. »
Le général eut un mince sourire. « Il est vrai, cela fait trois nuits.
— Comme si vous ne l'aviez pas su. »
Le général alluma une cigarette et éteignit l'allumette d'un lent mouvement de sa main. « Je vous assure, Robert, que j'ai encore d'autres soucis en tète.
— Je n'ai pas dit le contraire. »
Délibérément, consciemment, le général donna à ses yeux un éclat fixe et irrité. « Vous êtes devenu si diablement insolent, qu'un de ces jours vous allez mourir devant un peloton d'exécution. » Sa voix avait ressemblé à un mugissement réprimé, et Hearn vit avec une vive surprise que les doigts du général tremblaient. Le soupçon d'une idée monta dans sa tête, faillit s'y préciser, puis s'affaissa comme un fil qui, ayant manqué le chas d'une aiguille, vacille délicatement avant de fléchir.
« Je m'excuse. »
Et cela non plus ne semblait pas la chose à dire. La bouche du général avait pâli. Il s'appuya sur le dossier de sa chaise pliante, aspira longuement à sa cigarette, et tout à coup il sourit à Hearn, un sourire cordial, paternel, incroyablement contrefait. « Vous êtes encore un peu vexé à cause de cette affaire de viande, n'est-ce pas ? »
Vexé. Le général s'était déjà servi de ce mot, une fois. Un mot déjà presque ancien. Avait-il regagné son aplomb ? Il était un peu étrange de senti ; -que le général s en venait ; un peu inquiétant. Hearn se raidit instinctivement, se mit sur la défensive, comme si on était sur le point de lui demander une chose qu'il ne voulait pas accorder. Le général ne faisait jamais rien pour faciliter leurs relations. Parfois leurs rapports prenaient l'aspect d'une amitié que bien des généraux entretenaient avec leurs aides — tacite, une amitié officiers supérieurs ou ordonnances. D'autres fois ils se rapprochaient encore davantage ? — les discussions, les cancans occasionnels. Mais il y avait aussi cet antagonisme entre eux, — et il n'arrivait pas à découvrir quel était le tronc sur lequel tout cela se greffait.
« Je pense que je suis vexé, dit-il à la fin. Ils ne vous porteront pas dans le cœur, les soldats, pour cette viande qu'on leur a filoutée.
— Ils en blâmeront Hobart, ou Mantelli, ou le sergent de mess. C'est d'ailleurs sans importance. Vous ne vous en souciez guère, au fond, et vous le savez. »
Du diable, s'il laissait rien passer. « Si je m'en souciais, vous ne sauriez certainement pas le comprendre.
— Je suppose que si. Je possède, à tout prendre, une dose normale de réactions passablement décentes.
— Ha.
— Vous en doutez, Robert. La racine de toute l'inefficacité des libéraux pousse de chic dans l'incertitude désespérée où flotte leurs esprits. »
Pousse de chic dans ! Il était presque plaisant de trouver une trace de terroir du Middlewest parmi les facettes biseautées dont était fait le langage du général. « Il est toujours facile de coller des étiquettes, dit-il.
— Oh ! réfléchissez un peu, voulez-vous ? Si vous aviez jamais poussé jusqu'au bout n'importe laquelle de vos idées, vous auriez vu que pas une seule ne tient debout.
— Possible, mais je ne vois pas quel rapport avec la viande.
— Bon, eh bien, suivez-moi. Et vous serez forcé de tomber d'accord avec moi, car j'ai étudié mon problème. Quand j'avais votre âge, un peu plus peut-être que votre âge, je me suis préoccupé de savoir ce qui faisait qu'une nation se bat bien.
— Je suppose que ça sera une sorte d'identité entre le peuple et le pays que ce soit pour le bien ou pour le mal.
Le général secoua la tête. « C'est une attitude d'Historien libéral. Vous seriez surpris de savoir pour combien peu ce facteur entre en ligne de compte. » La lampe se mit à cracher et il se souleva pour en ajuster la valve. La lumière éclaira sa face pendant une seconde, par en bas, plutôt dramatiquement. « Il y a tout juste deux éléments qui comptent. Une nation se bat bien en proportion du nombre de ses hommes et de la qualité de son matériel. Et l'autre équation c'est que le soldat sera un combattant d'autant plus efficace que son niveau de vie aura été plus bas.
— Et c'est là tout le secret, hein ?
— Il y a un autre gros facteur qui m'avait préoccupé pendant un temps. Si vous vous battez pour la défense de votre propre pays, il se pourrait que vous soyez un peu plus efficace.
— Vous revenez à mon argument.
— Je me demande si vous savez combien tout cela est compliqué. Quand un homme se bat sur son propre sol, il lui est aussi bien plus facile de déserter. C'est là un problème dont je n'ai pas à me préoccuper à Anopopéi. Il est vrai que la première considération transcende la seconde, mais arrêtez-vous et réfléchissez. L'amour du pays est bien beau, c'est même un facteur moral au commencement d'une guerre. Mais rien de plus incertain que les émotions belligérantes ; plus une guerre se prolonge, moins elles valent. Quand une guerre a duré une couple d'années, deux choses seulement comptent : une force matérielle supérieure et un niveau de vie bas. Pourquoi pensez-vous qu'un régiment de Sudistes vaut deux régiments de Nordistes ?
— Je ne le pense nullement.
— Eh bien, il arrive que c'est le cas. » Il joignit judicieusement le bout de ses doigts et regarda Hearn. « Je ne colporte pas des théories. Je parle d'expérience. Et en tant que général d'une division, ces conclusions me placent dans une perspective plutôt médiocre. Notre niveau de vie est le plus haut dans le monde, et, comme il faut s'y attendre, nos soldats, individuellement pris, sont les derniers des combattants que l'on puisse trouver dans aucune armée d'une grande puissance. Ou, du moins, tels ils sont dans leur état naturel. Ils sont comparativement riches, ils sont gâtés, et en tant qu'Américains la plupart d'entre eux partagent les préjugés excentriques de notre démocratie. Ils se font des idées exagérées des droits qui leur sont dus en tant qu'individus, et ils n'ont aucune idée des droits dus aux autres. Il n'en est pas de même quant au paysan, et laissez-moi vous dire tout de go que c'est le paysan qui fait le soldat.
— Aussi, ce qu'il vous faut, c'est les dégrader, dit Hearn.
— Exactement. Les derniers. Chaque fois qu'un soldat voit un officier jouir de quelque privilège spécial, cela le dégrade un peu plus.
— Je ne le vois pas ainsi. Je dirais plutôt qu'il vous hait un peu plus.
— D'accord. Mais, en même temps, il nous craint davantage. Peu m'importe le type d'homme que vous me confiez ; il suffit que je l'aie assez longtemps sous mes ordres, pour le frapper de crainte. Chaque fois que l'on commet dans l'armée ce que vous appelez une injustice, le soldat qui en pâtit se fait un peu plus à l'idée de sa propre infériorité. » Il se lissa les cheveux sur les tempes. « Je connais un camps de prisonniers américains en Angleterre, dont les hommes seront la terreur de l'Europe le jour de l'invasion. Nous y emploierons la méthode brutale ; cela va sentir mauvais en fin de compte, mais il arrive que c'est nécessaire. Ici même, dans le Pacifique, nous avons un dépôt spécial de réserve où un attentat avait été commis contre la vie du colonel qui commande le* camp. Vous êtes incapable de le comprendre, mais je peux vous dire, Robert, que pour faire une armée digne de ce nom il faut que tout homme qui en fait partie soit dressé à avoir peur. Les déserteurs, les hommes dans les camps des prisonniers, ou ceux dans les dépôts de réserve, relèvent des eaux stagnantes de l'armée où la discipline doit s'exercer avec une vigueur accrue. Une armée fonctionne d'autant mieux que vous craignez vos supérieurs, et que vous méprisez vos subordonnés.
— Et à quoi est-ce que j'appartiens moi dans tout cela ? demanda Hearn.
— A rien encore. Il v a ce qu'on appelle les dispenses papales. » Il sourit, alluma une autre cigarette. Presque entièrement atténuée, une explosion de rires s'échappa du foyer, résonna dans le bivouac, et s'infiltra sous la tente du général.
Hearn se pencha en avant. « Prenez l'homme qui est de garde en ce moment, et qui entend ce rire. Il me semble qu'un jour viendra où il fera faire un demi-tour à sa mitrailleuse.
— Oh ! c'est possible. Quand les soldats se mettent à faire de ces choses, c'est que leur armée frise la défaite. En attendant, leur haine s'accumule en eux et fait que leurs qualités combatives s'accroissent d'autant. Ne pouvant se retourner contre nous, ils foncent droit devant.
— Mais vous jouez gros jeu, dit Hearn. Si nous perdons la guerre, vous aurez produit une révolution. Il me semble qu'il serait de votre propre intérêt de vous montrer humain avec vos soldats, et éviter une situation révolutionnaire en cas de défaite. »
Cummings rit. « Voilà de quoi faire un éditorial dans un de vos hebdomadaires libéraux, n'est-ce pas ? Vous êtes un âne, Robert. Nous n'allons pas perdre la guerre ; et si nous la perdions, vous ne pensez tout de même pas qu'Hitler consentirait qu'une révolution ait lieu ?
— Alors, ce que vous êtes en train de dire, c'est que vous autres vous ne sauriez perdre la guerre d'aucune façon.
— Vous autres, vous autres, le pasticha le général. C'est un chapitre de marxisme que vous me servez là, n'est-ce pas ? La grande conspiration capitaliste ? Comment se fait-il que vous en sachiez tant, sur le marxisme ?
— J'en ai tâté.
— J'en doute. Je doute que vous en ayez réellement tâté. » Il pétrit pensivement le bout de sa cigarette. « Vous interprétez mal l'histoire si vous voyez cette guerre comme une grande révolution, il s'agit de concentration de puissance. »
Hearn haussa les épaules. « Je suis un piètre étudiant en histoire, et je ne suis pas un penseur. Simplement, je crois que ce n'est pas faire preuve de bon sens que de se faire haïr par ses hommes.
— Je vous répète que cela est sans importance, dès lors qu'ils vous craignent. Réfléchissez-y, Robert : avec toutes les haines qu'il y a eues dans le monde, il est surprenant de constater combien peu il y a eu de révolution. » Il s'égratigna le menton, à peine, un peu sensuellement, comme s'il s'absorbait dans le bruit de son ongle contre le poil de sa barbe. « Même la révolution russe n'est qu'une forme d'organisation dans l'espace. Le machinisme de ce siècle exige la concentration, laquelle à son tour exige l'exercice de la peur parce que la majorité des hommes doivent être asservis à la machine, — une opération dont ils ne jouissent pas d'instinct. »
Hearn haussa de nouveau les épaules. Ses critères, frustes ou intangibles, avaient leur valeur ; mais pour quelqu'un comme le général ses idées n'étaient que du sentiment, du faux sentiment, comme Cummings le lui avait répété bien des fois. Il fit cependant un effort. « Il y a d'autres facteurs, dit-il doucement. Je ne vois pas comment vous pouvez négliger le renouveau et la reproduction continus de certaines grandes idées morales. »
Le général eut un petit sourire. « Robert, il n'y a pas plus de rapport entre la politique et l'histoire, qu'il n'y en a entre les besoins de n'importe quel homme et Te code moral. »
Des épigrammes, toujours des épigrammes. Il ressentit une sorte d'aversion pour ce débat. « Mon général, quand vous en aurez fini avec cette guerre, quand vous serez au travail sur votre prochaine grande concentration, l'Américain des années quarante se débattra dans les mêmes angoisses que l'Européen des années trente, à la veille de cette guerre dont il ne sortira pas vivant.
— Probable. L'angoisse est l'état naturel de l'homme du xx°siècle.
— Bah ! » Il alluma une cigarette, constatant avec surprise que ses mains tremblaient. Dans ce moment précis il voyait le général en transparence. Cummings avait commencé cette discussion de propos délibéré, afin de regagner un équilibre qui, pour une raison ou une autre, lui avait fait défaut lors de leur arrivée à la tente.
« Vous êtes trop têtu pour vous rendre, Robert. » Il se leva, s'approcha de l'un de ses coffres. « Pour vous dire la vérité, je ne vous ai pas fait venir pour entamer une discussion. Je me suis dit que nous pourrions peut-être faire une partie d'échecs.
— Avec plaisir. » Il était surpris, et un peu mal à son aise. « Je ne pense pas que je vous donne beaucoup de mal.
— Nous verrons. » Il déplia une petite table de camp et se mit à placer les pièces sur l'échiquier. Une ou deux fois Hearn avait dit un mot à propos des échecs, et le général avait vaguement parlé d'une partie. Mais Hearn n'y avait pas compté. « Vous voulez réellement jouer ? demanda-t-il.
— Certainement.
— Joli spectacle, si quelqu'un entrait. »
Le général sourit. « Clandestinité, hein ? » Il finit de placer les pièces, prit un pion rouge et blanc, présenta ses poings fermés à Hearn. « J'aime ces pièces, dit-il affablement. C'est de l'ivoire sculpté à la main, pas si cher qu'on le penserait, mais l'homme qui les a faites est indiscutablement un bon artisan. »
Hearn ne dit rien. Il eut le pion rouge, et le général, après avoir remis les pièces sur l'échiquier, ouvrit la partie. Hearn fit une réponse conventionnelle, posa confortablement sa tête dans ses larges mains, et s'efforça d'étudier l'échiquier. Mais il était nerveux. Il se sentait tout à la fois excité et déprimé ; la conversation l'avait troublé, et il était gêné de jouer aux échecs avec le général. Du coup, le sens de leurs relations en devenait plus manifeste. Il se faisait l'impression de participer à quelque chose de vaguement indécent, et il entra dans le jeu avec la sensation qu'il serait désastreux pour lui de gagner la partie.
Il joua les premiers coups plutôt négligemment. De fait, il n'y pensait guère, il prêtait l'oreille au grondement occasionnel de l'artillerie, au grésillement soutenu de la lampe à pétrole. Une ou deux fois il crut avoir capté le souffle du feuillage dans le bivouac, et ce bruit le démoralisa. Il se surprit regardant le visage du général, où se lisait la concentration de son esprit. Son expression était semblable à celle qu'il eut sur la plage, le jour de l'invasion, ou dans la jeep, la nuit de l'attaque japonaise, et elle avait la même force impressionnante.
Hearn se réveilla pour se rendre compte qu'il était mal en point après six coups à peine. Il avait assez négligé sa partie pour avoir déplacé deux fois un de ses cavaliers avant d'avoir développé son centre. Sa position n'était pas encore dangereuse, mais le général se lançait dans une offensive plutôt étrange et Hearn devint attentif au jeu. Si le général développait ses pièces et exploitait le léger avantage de position qui en résulterait, il gagnerait la partie. Mais c eût été un long combat, avec une finale certainement difficile. Aussi le général entreprit une attaque avec ses pions du centre ; — une attaque qui, en cas d'échec, serait devenue très embarrassante car elle aurait compromis son développement et exposé son aile du côté roi.
Pesant ses répliques, Hearn se perdit très vite dans les méandres étourdissants du jeu. Tout en maintenant présente à son esprit l'image totale de l'échiquier, il étudiait les nombreuses réponses, plus compliquées à mesure qu'il se perdait dans ses spéculations. Puis il y renonçait, élaborait une nouvelle combinaison, et essayait à discerner les variantes qui en résulteraient.
C'était cependant sans espoir. Il se sentit harassé, puis menacé, puis étranglé par l'habileté presque effrayante avec laquelle le général faisait s'avancer ses pions. Hearn avait fait partie de l'équipe d'échecs au lycée, et à différentes époques de sa vie ce jeu l'avait énormément intéressé. Il était assez bon joueur pour se rendre compte de la classe du général, et il s'y connaissait suffisamment pour que le style d'un joueur lui révélât quelque chose de sa nature : celui de Cummings avait été brillant dans sa conception, et il sut extraire, avec une froide efficacité, tous les avantages possibles de la légère supériorité qu'il avait acquise au début de la partie. Après avoir perdu un cavalier et un pion en échange de deux pions, Hearn abandonna. Il s'était piqué au jeu, et quoiqu'il se sentît fatigué il éprouvait une sourde envie de recommencer.
« Vous n'êtes pas mauvais, dit le général.
— Je joue passablement », grogna Hearn. Maintenant que la partie était finie, il devint de nouveau conscient de la rumeur qui leur parvenait de la jungle.
Le général remettait les pièces dans leur écrin. Ses doigts semblaient jouir au contact des figurines, à l'instant où il les replaçait sur le velours vert qui revêtait l'intérieur de la boite. « Ceci est réellement mon jeu, Robert. Si j'ai une passion, c'est bien les échecs. »
Que lui voulait-il au juste ? Hearn se sentit tout à coup excédé. Leur discussion, cette partie, paraissaient venir de quelque désir inexorable qui se dérobait sous les traits impassibles du général. Une inexplicable humeur s'empara de lui, ravivant son sentiment d'oppression. On eût dit que l'air, sous la tente, s'était alourdi.
« Les échecs, prononça Cummings, sont inépuisables. En vérité, là vie même s'y trouve concentrée. »
La maussaderie d'Hearn allait croissant. « Je ne le pense pas », dit-il, écoutant avec une trace de dégoût l'accent de sa voix claire et tranchante. « ce qui m'avait intrigué dans les échecs, et ce qui a fini par m'ennuyer, c'est que rien n'est plus étranger à la vie que ce jeu.
— Que pensez-vous qu'est la guerre, essentiellement ? »
Voilà que cela recommençait. Hearn était conscient que le général le manœuvrait, et il voulait éviter la discussion. Le temps d'une seconde, il eut envie de frapper le général, de voir s'emmêler ses cheveux gris et le sang couler de sa bouche. L'impulsion fut puissante et momentanée, et de nouveau il se sentit excédé. « Je ne sais pas, mais la guerre n'est certainement pas un jeu d'échecs. Vous pourriez le comparer à la flotte, où tout est manœuvre sur des étendues plates et ouvertes avec des unités de feu différentes, où tout est Force, Espace et Temps, mais la guerre est comme une maudite partie de football. Vous recommencez votre jeu, et cela ne finit jamais comme vous vous y attendez.
— C'est plus compliqué, mais cela revient au même. »
Hearn se frappa la cuisse avec une soudaine exaspération. « Par Dieu, il vous reste bien des pages à lire pour connaître le fond de l'histoire. Prenez une escouade, une compagnie — et que diable savez-vous de ce qui se passe derrière leur tête ? Je me demande parfois comment vous pouvez prendre la responsabilité de leur faire faire ceci ou cela. Est-ce que cela ne vous affole jamais ?
— C'est là que vous vous trompez toujours de marchepied, Robert. Dans l'armée, le concept de la personnalité, de l'individualité, n'est qu'un obstacle. Bien sûr, dans toute unité particulière il y a des différences entre les hommes ; mais elles s'annulent les unes les autres, et ce qui vous reste c'est une moyenne. Une compagnie est bonne ou médiocre, elle est propre ou impropre à telle ou telle mission. Je me sers de techniques plus grossières, du dénominateur commun.
— Vous êtes diablement haut perché, que vous n'y voyez goutte. Le facteur moral est trop compliqué, pour que vous puissiez jamais prendre une décision décente.
— Pourtant, vos décisions vous les prenez, et vous les faites exécuter. »
Il y avait quelque chose de malpropre à continuer cette conversation, alors qu'au front, dans quelque trou, les hommes étaient raides de terreur. La voix de Hearn se lit un peu stridente, comme s'il avait eu communication de cette terreur. « Comment vous y prenez-vous ? Parmi vos hommes il y en a qui n'ont pas vu l'Amérique depuis un an et demi. Comment faites-vous pour calculer s'il est préférable que tant d'entré eux périssent et que les sur vivants s'en retournent plus tôt chez eux, ou s'il est préférable que tous restent ici et s'en aillent à vau-l'eau pendant que leurs femmes les trompent ? Quelle est votre arithmétique pour ce genre de choses ?
— Ma réponse c'est que je ne me préoccupe pas de ce genre de choses. » Il s'égratigna de nouveau le menton avec la pointe de son ongle, puis ajouta, après une brève hésitation : « Qu'avez-vous, Hearn ? Je ne savais pas que vous étiez marié.
— Je ne suis pas marié.
— Votre maîtresse vous a plaqué ?
— Non, je n'ai rien laissé traîner derrière moi.
— Alors pourquoi tout ce souci à propos de la « tromperie » des femmes ? Il est dans leur nature d'être infidèles. »
Un peu surpris par sa propre audace, Hearn sourit avec une soudaine désinvolture. « Qu'y a-t-il, mon général ? Vous parlez d'expérience ? » Il se souvint tout aussitôt que le général était marié, renseignement de seconde main apparemment, dû à quelque officier, car Cummings n'avait jamais parlé de sa femme ; — et, s'étant souvenu, il regretta sa question.
« Peut-être d'expérience, peut-être », dit le général. Sa voix changea abruptement. « J'aimerais vous rappeler, Robert, que toute liberté que vous prenez dépend de mon consentement. Je pense que vous êtes allé un peu trop loin.
— Je regrette.
— Taisez-vous. »
Hearn se tut, observant le visage du général. Il avait l'air absent. Ses yeux s'étaient contractés ; on eût presque dit qu'ils supportaient quelque objet dans l'espace, situé à une dizaine de pouces devant lui. Deux taches blanches s'étaient formées sous sa lèvre inférieure, presque directement sous les coins de sa bouche.
« Il est vrai, Robert, que ma femme est une garce.
— Oh !
— Elle a fait à peu près tout ce qu'elle a pu pour m'humilier. »
Hearn était ébahi et révolté. Cet apitoiement sur soi-même avait de nouveau apparu dans la voix de Cummings. On ne raconte pas des choses pareilles à tout venant, du moins non pas avec ce ton de voix. Il y avait, apparemment, un général dans le général. « Je suis désolé, mon général », marmonna-t-il à la fin.
La lampe à pétrole s'éteignait, et le tremblotement de la flamme lançait par la tente de longues et mouvantes diagonales de lumière. « L'êtes-vous, Robert, l'êtes-vous vraiment ? Y a-t-il une chose qui vous touche jamais ? » Dans cet instant unique la voix du général était nue. Il allongea son bras et rajusta la lampe. « Vous savez que vous êtes inhumain, dit-il.
— Peut-être.
— Vous ne concédez jamais rien, n'est-ce pas ? »
Etait-ce cela, la signification de tout ceci ? Il regarda le général dans les yeux, devenus lumineux, presque superlatifs. Il eut l'intuition que s'il restait immobile assez longtemps, le général étendrait son bras avec lenteur el le toucherait au genou peut-être.
Non, cela était ridicule.
Il se leva d'un mouvement brusque et agité, fit quelques
fias vers l'autre bout de la tente, s'arrêta pour un moment, e regard fixé sur la couchette du général.
Sa couchette. Non, va-t'en de là avant que Cummings ait saisi ce que tu penses. Il fit demi-tour et regarda lé général : il n'avait pas bougé, assis là comme un grand oiseau pétrifié, attendant… attendant quelque chose qui devait être indéfinissable.
« Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mon général. » Sa voix, heureusement, eut un ton tranchant.
« N'importe. » Il regarda ses mains. « Pour l'amour du Ciel, Robert, si vous avez besoin de vous soulager sortez dehors et arrêtez de faire les cent pas.
— Oui, mon général.
— Nous n'avons à vrai dire jamais fini cette discussion. »
Cela allait mieux. « Eh bien, que voulez-vous que j'admette ? Que vous êtes un dieu ?
— Vous savez, s'il y a un Dieu, Robert, il me ressemble en tous points.
— Se sert de la technique du dénominateur commun.
— Exactement. »
Maintenant ils pouvaient parler parler parler. Et, cependant, un silence se fit entre eux. Entre eux, dans ce moment, une certitude prenait corps : la gênante, la déplaisante certitude qu'ils ne s'aimaient pas du tout l'un l'autre.
La conversation revint, se donna l'air d'une petite controverse, glissa sur le sujet de la campagne. Après un laps de temps propre à sauver les formes, Hearn regagna sa tente. Mais, dans le noir, écoutant le rêche bruit du feuillage dans les palmeraies, il eut du mal à s'endormir. Tout autour de lui s'étalaient la jungle, les espaces infinis des cieux du Sud avec leurs étoiles énigmatiques.
Quelque chose était arrivé ce soir ; mais, déjà, cela semblait exagéré, hors de proportion. Il ne pouvait pas croire, pas tout à fait croire, ce qu'il avait entendu. La scène, maintenant, était enchevêtrée, comme gauchie par un rêve. Il se mit à rire doucement, allongé sur sa couchette.
Le ressort, le mobile de la pacotille.
Quand on fouille une chose avec persévérance, on finit toujours par y découvrir un dépôt de saleté. Et, tout en riant, il avait sa propre* image devant ses yeux ; il voyait son grand corps qui gigotait légèrement dans le rire, il voyait sa tignasse noire, il voyait ses traits que tordait cette bizarre, cette convulsive hilarité.
Une femme, qui avait été sa maîtresse pendant un temps, lui présenta un matin un miroir et dit : « Regarde-toi, quand tu es au lit tu ressembles tout à fait à un singe. »
Il y avait une trace d'exaspération, maintenant, dans sa gaieté. Ses membres étaient fiévreux. Jésus, quelle situation.
Mais, le matin venu, Hearn ne fut plus sûr que quelque chose s'était réellement passé.
LE CHŒUR :