(La tente du mess est sur une petite falaise qui surmonte la plage. Sur le devant se trouve une table basse, qui supporte quatre ou cinq pots contenant la nourriture. Les troupes défilent en une ligne irrégulière, leur, gamelle à bout de bras. Red, Gallagher, Brown et Wilson sont sur le point de recevoir leur ration, Tout en défilant ils reniflent le mets principal, qui se trouve au fond d’une grande casserole carrée. C’est du singe et de la ratatouille légèrement réchauffée. Le cuistot en second, un bonhomme gras, au visage rouge, à la tonsure au sommet de la tête et à l’air perpétuellement menaçant, flanque une large cuillerée dans la gamelle qu’on lui présente.)
Red. — Qu’est-ce que c’est comme merde, cette rinçure ?
Cuistot. — C’est de la merde de hibou. Qu’est-ce que te penses que c’était ?
Red. — Si c’est ça, ça va bien, parce que je pensais que c’était quelque chose que je pourrais pas manger. (Rires.)
Cuistot (bien luné). — Avance, avance, si te veux pas que je te fais pisser le sang.
Red. — -Viens ici, que je te la donne à sucer.
Gallagher. — Encore ce foutu rata.
Cuistot (criant vers les autres cuistots le long de la ligne). — Le soldat Gallagher rouscaille, messieurs.
Les autres cuistots. — Envoie-le au mess des officiers.
Gallagher. — Donne-m’en un peu plus, tu veux ?
Cuistot. — Ces portions sont scientifiquement mesurées par le quartier-maître. Avance !
Gallagher. — Fils de putain, va.
Cuistot. — Va te branler la bite. (Gallagher passe.)
Brown. — Général Cummings, t’es le meilleur nom de Dieu de gars de l’unité.
Cuistot. — Te veux davantage de viande ? Ten auras pas. Y a plus de viande.
Brown. — T’es le pire des gars de l’unité.
Cuistot (se tournant vers la file). — Soldats, le sergent Brown passe la revue.
Brown. — Repos. En avant arche, arche, (Il passe.)
Wilson. — Peste, vous autres des torpilleurs. Connaissez donc qu’une manière de foutre ce rata ?
Cuistot. — « Quand ça fume, ça cuit ; quand ça brûle, c’est fait. » C’est notre devise.
Wilson (pouffant). — Je savais bien qu’avez tous un système pour la foutre.
Cuistot. — Te veux pas me la sucer, dis ?
Wilson. — Faudra que t’attends ton tour, petite tête. Y a cinq gars de la section qui viennent avant toi.
Cuistot. — -Parce que c est toi, j’attendrai. Avance, avance. Qu’est-ce que te penses que t’es, pour embouteiller le trafic ?
(Les soldats défilent.)
(Vers la fin du premier mois de la campagne les troupes de première ligne avaient atteint la base de la péninsule. A cinq milles de là s’étendait la chaîne de Watamaï, courant des deux côtés de l’île selon une ligne parallèle à la mer. Sur la gauche de la péninsule la ligne Toyaku dessinait un tracé presque droit, allant des contreforts de la montagne pour aboutir à l’océan. Comme le général l’avait exposé à son état-major, il devait « faire un virage à gauche, quitter l’avenue de la péninsule, et s’engager dans une rue étroite flanquée — au figuré — d’un mur d’usine sur sa droite, d’un fossé (la mer) sur sa gauche, et de Toyaku sur le devant. »
Il exécuta l’opération avec brio. Il dut faire faire à sa ligne de front, finalement stabilisée, un mouvement tournant de quatre-vingt-dix degrés, et cela de telle sorte que le flanc gauche, ancré aux approches de la mer, n’eût à se déplacer que d’un demi-mille environ, tandis que le flanc droit, exposé tout au long de sa marche, eût à par (courir un arc de six milles en pleine jungle.
Il eut à choisir entre deux projets. Le plan le moins hasardeux eût été de faire s’avancer jusqu’au pied de la montagne le bataillon qui formait le flanc droit ; une ligne temporaire aurait pu dès lors être établie, suivant une diagonale dont l’aile droite, en rasant les contreforts, aurait peu à peu atteint les défenses Toyaku. Mais cette manœuvre aurait pris plusieurs jours, une semaine peut-être, et elle se serait probablement heurtée à une vive résistance. L’autre projet, bien plus dangereux, consistait à lancer le flanc droit directement sur le point de jonction de la montagne et de la ligne Toyaku. De cette manière l’ensemble du front aurait pivoté en un seul jour.
C’était une manœuvre très dangereuse. Tout au long du jour le flanc droit se trouverait exposé, car il était évident que Toyaku le ferait contourner pour l’attaquer sur ses arrières. Le général prit ses risques et tourna la situation à son avantage. Le jour de l’opération il fit prélever au chantier de la route un bataillon dont il constitua sa masse de réserve, et donna ordre aux commandants des compagnies de son flanc droit d’avoir à pousser à travers la jungle sans se préoccuper de leurs arrières. Leur mission devait consister à parcourir les six milles du no man’s land et à se retrancher pour la nuit au pied de la montagne, à un mille des avant-postes de la ligne Toyaku.
Il avait spéculé correctement. Comme prévu, Toyaku fil passer en tapinois une compagnie de ses troupes derrière la colonne en mouvement, mais Cummings lui opposa son bataillon de réserve et l’encercla presque entièrement. Une bataille extrêmement confuse eut lieu sur les arrières de la ligne nouvellement établie. Cependant, au bout de plusieurs jours le gros de la compagnie japonaise, exception faite de quelques traînards, avait été exterminé. Il restait bien quelques tireurs dans le dos de la division, et une fois ou deux un convoi de ravitaillement était tombé dans une embuscade, mais c’étaient là des incidents négligeables qui n’inquiétaient guère le général, d’ailleurs trop occupé à consolider ses positions. Les hommes taillaient des pistes, posaient des barbelés, nettoyaient la. jungle en y mettant le feu, établissaient des communications téléphoniques. Deux ou trois sorties des Japonais n’embarrassèrent guère le général. Quatre jours passèrent ainsi, puis un cinquième, pendait lesquels il n’arrêta pas de renforcer ses positions et de pousser à l’achèvement de la route. Il lui fallait deux semaines encore pour l’amener à pied d’œuvre, et jl entendait mettre ce temps à profit. Une attaque en force de Toyaku aurait pu l’embarrasser, mais c’était là un risque qu’il devait courir.
Entre-temps il fit déplacer le bivouac du Q. G. Ses forces avaient progressé de vingt-cinq miles environ depuis le jour du débarquement, et tandis que les lignes téléphoniques s’allongeaient démesurément, les communications par radio devenaient difficiles. Aussi fit-il avancer son bivouac d’une quinzaine de milles le long de la péninsule, où on l’établit dans un autre bouquet de cocotiers, en bordure de la route. La nouvelle installation n’était pas aussi plaisante que celle qui surplombait la plage ; mais quand les hommes eurent passé plusieurs jours à défricher le terrain entre les arbres, à poser les barbelés, à creuser des latrines et des tranchées, à monter les tentes, le bivouac ne prit pas une trop mauvaise figure. L’endroit était bien plus chaud qu’en bordure de la mer car la brise filtrait mal à travers la jungle environnante, mais un ruisseau coulait juste de l’autre côté des barbelés, en sorte que les hommes n’avaient pas à s’éloigner pour prendre un bain.
Le gros du bivouac du 460e régiment fut établi de l’autre côté de la route. A moins d’une retraite désastreuse, le général ne comptait plus déplacer son installation pour le restant de la campagne ; aussi, peu à peu, selon le temps disponible, commença-t-il à s’organiser. Une douche de campagne fut construite pour les officiers, et la tente du mess fut assemblée, et de grandes tentes d’escouade furent mises bout à bout pour abriter les bureaux de l’état-major. On empierra les chemins, on les ratissait tous les matins, et le parc automobile fut doté d’un conduit d’essence fait de barils vides qui aboutissait à l’entrée de la route.
Ces installations valaient à Cummings un constant plaisir. Bien qu’il eût fait dresser nombre de bivouacs, les. lentes améliorations de ces aménagements lui procuraient toujours une satisfaction. Il se faisait l’impression, une semaine après le commencement de la manœuvre, d’avoir érigé un petit village. L’activité y était ininterrompue ; les hommes s’affairaient, les camions allaient et venaient, les ateliers d’entretien du matériel fonctionnaient, et dans l’atmosphère somnolente des après-midi le général pouvait entendre, venant de l’autre côté de la route, le grincement des machines-outils. Son propre bivouac avait été considérablement élargi, au point que les fils barbelés entouraient maintenant un périmètre de deux cents mètres de long sur plus de cent de large, et cette ellipse renfermait une centaine de tentes de toutes dimensions,. dont vingt pour loger les officiers, trois latrines, deux cuisines roulantes, plus de quarante camions et de jeeps, et trois cents hommes environ.
Là-dedans la section de reconnaissance ne comptait que pour une toute petite part. Avec l’appoint de cinq bouche-trous ses forces comptaient quatorze hommes logés dans sept tentes qu’un espace de dix mètres séparait l’une de l’autre. De nuit, à n’importe quelle heure, deux hommes étaient tirés de leur sommeil pour monter la garde autour d’une couple de mitrailleuses qui faisaient face à la jungle ; de jour, leur coin était virtuellement désert, tous — â l’exception d’un seul — étant en corvée sur la route. Cinq semaines avaient passé depuis le jour de l’invasion, et à part quelques patrouilles de routine autour du nouveau bivouac, la section ne participa à aucune activité. La saison des pluies approchait ; la chaleur se faisait tous les jours plus oppressante, et plus exténuant le travail sur la route. Une semaine après leur nouvelle installation la plupart des hommes dans la section, même les vétérans de Motome, souhaitaient de retourner au combat.
Après le rata du soir Red fit sa toilette et gagna la tente de Wilson et de Gallagher. Ce jour-là, la chaleur avait été insupportable, plus étouffante que la veille et l’avant-veille, et Red se sentait de mauvaise humeur. Comme tous les jours, celui-ci s’était passé à trimer sur la route.
Vautrés sous leur tente, Gallagher et Wilson fumaient en silence. « Qu’est-ce que te racontes de bon ? » fit Wilson d’une voix traînante.
Red s’épongea le front. « Ce gars de Wyman ! C’était déjà bien moche de pioncer avec un enfant de chœur comme Toglio, mais ce Wyman alors… » Il renifla. « Bientôt ils vont nous les expédier avec une. sucette dans la bouche.
— Voui, la section est comme qui dirait à l’envers depuis qu’on a reçu ces bouche-trous », se plaignit Wilson. Il soupira, tout en s’essuyant le menton dans la manche de sa chemise de travail. « Le temps se prépare à nous jouer un tour, dit-il doucement.
— Encore cette merde de pluie », dit Gallagher.
Des nuages couleur d’ardoise balayaient le ciel à l’est et s’accumulaient au nord et au sud. Lourd, flasque, moite, l’air ne bougeait pas. Même les cocotiers semblaient enflés et sans vie, leur feuillage languidement pendu au-dessus de la terre craquelée du bivouac.
« La flotte va emporter les chemins de rondins », dit Gallagher. Red regarda avec déplaisir le bivouac. Les tentes semblaient s’affaisser, elles avaient un aspect sombre et morne malgré le soleil qui brillait encore d’un lourd éclat jaune du côté du couchant.
« Le principal c’est qu’on se mouille pas la queue », dit-il.
Il hésita s’il devait retourner à sa tente et creuser un peu la tranchée d’écoulement qui entourait son abri car elle avait presque débordé sous l’averse de la veille, mais il décida avec un haussement d’épaules qu’il était temps pour Wyman d’apprendre à se débrouiller tout seul. Il s’accroupit et se laissa aller dans la niche où reposaient Wilson et Gallagher. Cette niche avait deux pieds de profondeur et à peu près la dimension d’un lit pour deux personnes. Wilson et Gallagher y dormaient côte à côte, sur une double couverture. Par-dessus une faîtière de bambou fixée sur des montants ils avaient fait passer leurs deux toiles imperméables dont les bords tenaient au sol avec des piquets. Il était possible de s’agenouiller là-dessous sans cogner sa tête contre la faîtière, mais même un enfant de huit ans n’aurait pas pu s’y tenir debout. De l’extérieur, l’abri paraissait n’avoir pas plus de deux pieds de haut. Cet agencement était typique pour l’ensemble des tentes dans le bivouac.
Red s’allongea entre Wilson et Gallagher, regardant un triangle de ciel et de jungle qu’encadrait l’entrée de la tente. Les deux hommes avaient fait leur niche à la mesure de leur taille, et les longues jambes de Red pendillaient au-dessus de la tranchée d’écoulement. Quand le vent rabattait la pluie vers l’abri, c’est dans cette tranchée, située au-dessous du niveau de la niche, qu’elle s’accumulait. En ce moment le caniveau était encore fangeux de la veille.
« Vous autres les gars, la prochaine fois que vous creusez votre trou, faites qu’y a moyen de s’y allonger, dit-il avec un rire bruyant.
— Vous autres les gars, si ça vous plaît pas, avez qu’à foutre le camp, grinça Gallagher.
— C’est ta bonne hospitalité de Boston, dit Red.
— Tu parles qu’on a pas de place pour des vagabonds qui viennent nous emmerder », repartit méchamment Gallagher. Les grumeaux pourprés de son visage semblaient enflés et putrescents dans la morne lumière.
Wilson fit entendre son petit rire bêta. « Je dis que la seule chose qu’y a de pire qu’un sacré yankee, c’est un gars de Boston. v
— C’est une ville où qu’on te laissera même pas entrer vu qu’il faut porter des godasses là-bas », aboya Gallagher. Il alluma une cigarette et se coucha sur le ventre. « Faut savoir lire et écrire, si que tu veux venir dans le nord. »
Wilson se sentit un peu vexé. « Te sais, dit-il, je peux peut-être pas bien lire tout ce qu’y a d’écrit, mais y a pas une chose que je ferais pas quand je m’y mets. » Il pensait à la fois où Willy Perkins avait acheté la première machine à laver qu’on ait encore vue dans la localité, et quand cette laveuse tomba en panne c’est lui qui la démonta pièce à pièce pour la réparer. « Y a pas une chose que je réparerais pas, si c’est une machine », dit-il. Il enleva ses lunettes, essuya avec un coin de son mouchoir les verres embués. « Je me rappelle qu’y avait une fois un type chez nous avec une bécane anglaise. Les bécanes américaines c’était pas assez bon pour lui. Il a perdu un roulement à billes et y avait rien pour le remplacer, alors j’ai pris un roulement américain et je l’ai ajusté à sa machine. » Il pointa un de ses gros doigts sur Gallagher. « Quand ç’a été fait, la bécane roulait aussi bien qu’avant.
— Très malin, grommela Gallagher. A Boston t’aurais trouvé tous les roulements à billes qu’on veut.
— Y a des fois qu’il faut mieux se débrouiller, dit Wilson.
— Je vois pas comment tu te débrouillerais sans ta queue », intervint Red. Ils rirent tous trois. « C’est quelque chose qu’on devrait toujours avoir sous la main », admit Wilson. Il frotta pensivement sa main sur le mur de la niche. « A Boston, dit Gallagher, quand un gars tombe une fille, il le fait savoir aux copains. » Mais, ayant dit, il eut honte tout à coup. Il se promit de se rappeler ce qu’il venait de dire, pour en faire l’aveu au fière Hogan quand il irait se confesser. Cette résolution lui fit du bien. Il oubliait toujours ses mauvaises actions quand il allait à confesse. Il avait beau faire l’effort de rassembler ses vilaines pensées avant de voir le père Hogan, il ne réussissait pas à s’en souvenir ; tout ce qu’il pouvait dire c’était : « Mon père, j’ai blasphémé. »
Mary le connaissait si peu, pensait-il. Elle ne savait même "pas comment il jurait. Mais, ça, c’était une mauvaise habitude qu’il devait à l’armée. Avant, quand il était avec sa bande, il jurait aussi, mais cela ne comptait pas. Il n’était qu’un gosse alors. Et il ne jurait-jamais en présence des femmes.
Il se mit à penser à sa bande. Quel bon tas de gars ils faisaient tous, se dit-il avec fierté. Il se rappelait comment ils avaient distribué des tracts pour les élections de McCarthy, à Roxbury. McCarthy avait même fait un discours plus tard, disant qu’il devait sa victoire à ses loyales cohortes. Et comment une autre fois ils avaient fait une descente à Dorchester, pour donner une leçon aux Yids. Ils s’étaient emparés d’un merdeux de onze ans, qui rentrait de l’école ; ils l’avaient encerclé, et Whitey Lydon avait dit : « Qu’est-ce que t’es, toi ? » Le merdeux avait dit en tremblant qu’il ne savait pas. « T’es un youpin », lui avait dit Whitey. « Voilà ce que t’es : un foutu youpin. » Il l’avait empoigné par la chemise, disant : « Alors, qu’est-ce que t’es, toi ?
— Je suis un youpin, avait dit le môme sur le point de pleurer.
— C’est ça, avait dit Lydon. Epelle ça. Epelle : youpin.
— I-o-u-p-a-i-n », avait bégayé le môme.
« Quel éclat de rire ç’a été" », pensait Gallagher. –
I-o-u-p-a-i-n. Le merdeux avait eu tellement peur qu’il avait sans doute sali sa culotte. Ces sacrés Yids ! Il se souvenait aussi comment Lydon était devenu policier. Cette veine qu’il avait, Lydon. Avec un peu de chance lui aussi aurait pu être de la police. Mais, lui, de tout le travail qu’il avait fait pour le Club Démocratique, il n’avait retiré aucun profit. Qu’est-ce donc qui clochait avec lui ? Il voulait pourtant faire de grandes choses. Il aurait même pu décrocher un boulot aux P. T. T., sans ce conseiller municipal Shapiro et son foutu neveu Abie ou Jakie. Il éprouva un profond ressentiment à ce souvenir. Il y avait toujours quelque chose pour lui tirer dans les pattes. Il jouissait de sentir sa muette colère qui allait croissant, et parce que cela lui valait une riche, satisfaction, il éclata soudainement : « Je vois qu’on a deux de ces enculés d’Yids dans la section.
— Oui », dit Red. Il savait que Gallagher était sur le point de se lancer dans une de ses longues diatribes, et cela l’ennuyait. « Oui, reprit-il avec un soupir. C’est des fils de garce tout comme nous tous. »
Gallagher se tourna vers lui. « Y a qu’une semaine qu’ils sont arrivés, et voilà déjà qu’on est tous infestés de poux.
— Je sais pas moi, dit Wilson. Ce Roth il vaut pas grand-chose, mais l’autre gars, ce Goldstein, ou Goldberg, ou le diable sait quoi, il est pas un mauvais type. J’ai été en corvée avec lui aujourd’hui, et on a parlé de la meilleure façon de fixer une tente.
— Moi, y a pas un seul de ces enculés-là à qui je ferais confiance », dit rageusement Gallagher.
Red bâilla, puis ramena ses jambes. « Y a la pluie qui commence », dit-il.
Des gouttes de pluie résonnaient sur la tente. Le ciel avait la couleur unie, vert-plomb, d’une vitre dépolie ; mais là-derrière il y avait une sorte de lustre, comme si une intense lumière brillait de l’autre côté du panneau. « Il va pleuvoir comme vache qui pisse, dit Red. Vous l’avez bien amarrée votre tente, au moins ?
— Je pense que si », fit Wilson. Un soldat passa en courant, et le bruit de son pas évoqua des pensées maussades dans l’esprit de Red. C’était déprimant, un homme qui courait pour se mettre à l’abri. Il soupira de nouveau. « Tout ce que j’ai jamais fait dans ma vie, c’est d’avoir le cul mouillé, grommela-t-il.
— Tu sais, dit Wilson, ce Stanley pisse aux quatre vents maintenant qu’il est caporal. Je l’ai entendu dire à un des bouche-trous comment que ç’a été à Motome. « Ç’a été « salement dur », il disait. Il fit entendre son petit rire.
« J’étais content qu’il pense ça, Stanley, parce que moi je suis pas encore sûr. »
Gallagher cracha. « C’est pas moi qui me laisserai emmerder par Stanley.
— Voui », dit Red. Gallagher et Wilson croyaient toujours qu’il avait eu peur de Stanley. Au diable avec eux. Quand il avait appris que Stanley allait être caporal, il n’avait ressenti qu’amusement et mépris. C’était bien ça : Stanley était de la pâte à sergot. « Rien de tel que lécher le cul des officiers pour aller au paradis », grogna-t-il à mi-voix.
Ça n’était pas si simple, cependant. Il se rendit compte brusquement qu’il aurait voulu être promu caporal. Il faillit rire à haute voix, un peu amèrement, comme s’il ne devait jamais venir à bout des surprises. « Elle m’a possédé, l’armée, songea-t-il. C’était la vieille souricière. D’abord on vous flanque la trouille, puis on vous coud des rubans. Si on lui avait offert son ruban, il l’aurait refusé… Seulement, au moins, il aurait bien rigolé en refusant. »
Un éclair flamboya tout près, et peu de secondes après le tonnerre parut exploser au-dessus de la tente. « Dis, ça été pas loin », fit Wilson.
Chargé d’orage, le ciel était presque noir à présent. Red pensait que toute sa vie il n’avait fait que refuser des ficelles, et maintenant… Il se toucha la poitrine avec le plat de la main, à plusieurs reprises, lentement, mélancoliquement presque. Il avait toujours vécu en lui-même, avec, pour tout avoir, ce qu’il pouvait emporter sur son dos. « Plus de choses tu possèdes, plus il t’en faut pour vivre à ton aise. » C’était un sien axiome, mais cette fois-ci il n’en tira pas une bien grande consolation. Il broyait du noir. Il y avait un long, long temps qu’il était un solitaire.
« Voilà la pluie », dit Gallagher.
Le vent fouettait rageusement les tentes. La pluie arriva doucement, tambourina la toile caoutchoutée de l’abri, puis augmenta d’intensité. En peu de secondes elle devint furieuse, enflée comme la grêle. Les tentes se mirent à se cambrer, à forcer sur leurs attaches. Des tonnerres explosèrent au loin, et un nuage creva au-dessus du bivouac.
Un frisson entama les hommes sous la tente. Ceci n’allait pas être un orage ordinaire.
Wilson se souleva, arquant son dos contre le faîtage. « Nom de Dieu, grommela-t-il, ce vent décapiterait un homme. » Au-delà des barbelés le feuillage semblait écrasé, comme si une horde d’animaux l’avait piétiné.
Wilson risqua un coup d’œil dehors, puis secoua la tête. Au milieu d’un vide verdâtre fait d’herbe et d’arbrisseaux que l’averse écrabouillait, le camp était à peine visible. Le vent soufflait avec une force énorme, et Wilson, gui se tenait à genoux, semblait en mesurer la violence. Bien qu’il se fût reculé à l’instant même où il avait mis le nez dehors, son visage ruisselait d’eau. Il n’y avait pas moyen d’aveugler les fentes et les coutures dans la toile par où l’eau pénétrait rapidement sous la tente, ni d’éviter les coups d’embrun que le vent y rabattait. Ayant submergé la tranchée d’écoulement, la pluie commençait d’inonder la niche. Gallagher plia les couvertures, et les trois hommes, s’étant accroupis sous la toile qui claquait dans le vent, essayaient de la maintenir en place tout en s’efforçant, sans y réussir, de garder leurs pieds au sec. Dehors l’eau formait de grandes mares qui s’élargissaient sans cesse, étendant des tentacules comme autant d’énormes amibes qui avalaient la terre. « Nom de Dieu de nom de nom », dit Wilson.
Goldstein et Ridges étaient trempés. Quand la pluie avait commencé, ils étaient sortis pour consolider les piquets de la tente. Goldstein avait empilé les couvertures ans son sac imperméable, puis il s’était agenouillé pour mieux clouer l’abri au sol. « Ça c’est terrible », cria-t-il.
Ridges fit oui de la tête. Sa face, laide et trapue, ruisselait d’eau, et ses cheveux filasse couleur sable collaient en spirale autour de son crâne. « Rien à faire qu’à attendre », cria-t-il de retour. Sa voix se perdit dans le Çent et Goldstein n’entendit que le mot « attendre », dont la longue, gémissante sonorité le fit tressaillir. On eût dit que l’univers tout entier s’était abîmé, ne. laissant autour d’eux qu’une grise, rugissante violence. Se redressant comme un bois d’arc la faîtière de bambou s’échappa de ses mains, et il se fit cruellement mal. Il était si trempé que sa salopette en paraissait noire.
Le fond de l’océan devait ressembler à cela, se dit-il. Il avait lu qu’il existait des tempêtes sous-marines, et cela devait être à peu près pareil. Encore qu’impressionné, et préoccupé à la fois par la stabilité de la tente, il observait l’orage avec fascination. Il se disait que le monde devait avoir eu cet aspect à l’époque où il avait commencé à se refroidir, et il se sentait excité comme s’il assistait à là création des choses. Il était ridicule de se préoccuper en même temps pour la tente, mais il n’y pouvait rien. Il avait cependant la conviction qu’elle résisterait, les piquets avaient trois pieds de long, et ce sol argileux tenait bon sous le choc. S’il avait seulement su qu’un orage pareil allait éclater, il aurait fait un abri capable de tenir par n’importe quel temps ; il y serait couché en ce moment, bien au sec, et sans se faire le moindre souci. Puis Ridges aussi le préoccupait. Il aurait dû lui en parler, de ces tempêtes ; il aurait dû y avoir pensé, lui, un vétéran. Il lui fallait également songer à bâtir un abri plus solide que celui-ci. Ses chaussures étaient pleines " d’eau, et il remuait ses orteils pour les réchauffer. Boulot de récurage que tout cela, se dit-il ; celui qui a inventé l’épuisette avait la même expérience que moi.
Ridges regardait la tempête avec panique et soumission. Les écluses de Dieu débordent, pensait-il. Le feuillage, dans la jungle, -s’agitait avec turbulence, et le gris plombé du ciel lui prêtait un vert si varié, si brillant, qu’il l’imaginait pareil au jardin du paradis. Il percevait la pulsation de la forêt comme si elle eût fait partie de lui-même, et la terre, transformée en une flaque d’or, lui semblait vivre. Il ne pouvait détourner son regard de la verdure fantastique de la jungle, du brun orangé de la terre, fébriles, haletants, comme si la pluie y avait ouvert des plaies. Il se sentait anéanti par tant de puissance.
« Le Seigneur donne et le Seigneur reprend », pensa-t-il avec solennité. Les orages occupaient une grande place dans son existence ; il avait appris à les craindre, à s’y faire, et finalement à s’y -attendre. L’image de son père lui vint à l’esprit, son visage ridé et rougeaud, le triste et calme regard de ses yeux bleus. « Je te dirai, Ossie, lui avait expliqué son père. Un homme travaille et peine, il paie avec sa bonne sueur, il essaie de tirer son pain de la terre ; et quand le travail est fait, s’il plaît à Dieu l’orage emporte tout. » C’était là, peut-être, la plus profonde vérité que Ridges connût : il lui semblait que son père et lui et leur vieille mule avaient toute leur vie lutté avec la terre nue et les insectes et les fléaux, et que le plus souvent le fruit de leur effort s’en était allé en une seule nuit noire.
Il avait aidé Goldstein à enfoncer les piquets parce qu’on doit son aide au voisin qui vous la demande, et l’homme qui couche avec vous sous la même tente, serait-il un étranger, est votre voisin ; mais, en son for intérieur, il avait su que leur tentative de consolider l’abri était vaine. « Les voies de la Providence sont ce qu’elles sont, se disait-il, et on doit s’y soumettre. » Si l’orage devait emporter leur tente, il le ferait quand ils l’auraient ancrée avec une charrue. Entre-temps, ne sachant pas s’il pleuvait ou non dans le Mississipi, il priait que l’orage épargnât le champ de son père. On vient tout juste d’y semer, mon Dieu. S’il vous plaît, mon Dieu, s’il vous plaît. Mais même dans sa supplique il n’y avait pas de vrai espoir ; simplement, il priait pour montrer qu’il était respectueux.
Le vent se démenait dans le bivouac comme une faux immense, et la pluie cinglait le feuillage des palmiers. Ils virent une tente quitter d’un coup sec ses amarres et partir dans les airs en se débattant comme un oiseau terrifié. « Je me demande ce qui se passe en première ligne », cria Goldstein, qui venait de se rendre compte avec une sorte d’épouvante que la jungle recélait bien d’autres bivouacs. Ridges haussa les épaules. « Tiennent bon, je pense », cria-t-il en réponse. Goldstein se demandait comment c’était, là-haut ; depuis qu’il était dans la section, il n’avait vu que le tronçon de la route où il allait en corvée. Il eut un mouvement de recul en essayant d’imaginer une attaque dans cette bourrasque. Toute son énergie était concentrée sur, 1a faîtière, qu’il maintenait à deux mains. Pourquoi les Japonais n’attaqueraient-ils pas ici même ? Il aurait voulu savoir si quelqu’un était de garde à l’emplacement des mitrailleuses. « Un général qui serait malin nous sauterait dessus, dit-il.
— Je dois dire », répondit quiètement Ridges. Le vent venait de tomber depuis un instant, et il y eut quelque chose de tamisé et d’incertain dans leur voix, comme s’ils avaient parlé dans une église. Goldstein abandonna la tige de bambou, sentant sa force s’écouler de ses -bras. « La circulation du sang dissout les effets de la fatigue », pensa-t-il. Peut-être l’orage était-il fini ? Le sol, dans leur niche, n’était qu’une flaque de boue, et il se demandait où ils allaient pouvoir dormir cette nuit. Il frissonna, devenant sensible tout à coup au poids glacé de ses vêtements.
Le souffle se leva de nouveau, et de nouveau ils s’appliquèrent, muets et tenaces, à préserver leur abri. Il semblait à Goldstein qu’il pesait sur une porte que quelqu’un de bien plus fort que lui essayait d’enfoncer. Il vit deux autres tentes partir dans le vent, puis des hommes qui couraient à la recherche d’un abri. Riant et jurant, Wyman et Toglio se précipitèrent dans leur niche. « Notre tente vient de s’envoler », cria Wyman, son jeune et osseux visage éclairé d’un sourire. « Nom de nom, ça c’est quelque chose », rugit-il. L’expression de son visage était à mi-chemin entre la surprise et l’enchantement : on eùl dit qu’il était incertain si la tempête était une catastrophe ou un spectacle de cirque.
« Et vos affaires ? cria Goldstein.
— Perdues. Enlevées. Laissé mon fusil dans une mare.
Goldstein s’inquiéta de son fusil. Il l’aperçut sur l’épaulement au-dessus de la niche, couvert d’eau et de boue. Il se reprocha de ne l’avoir pas enveloppé dans sa chemise sale, avant le commencement de l’orage. « Je suis encore un bleu, se dit-il ; un vétéran se serait souvenu qu’il faut protéger son fusil. »
L’eau s’écoulait du gros nez charnu de Toglio. Il remua sa lourde mâchoire, criant : « Pensez qu’elle tiendra, votre tente ?
— Sais pas, hurla Goldstein. Les piquets, oui. » Encore qu’accroupis, les quatre hommes étaient à l’étroit dans la niche. Ridges observait ses pieds, qui s’enfonçaient dans la boue. « On serait mieux pieds nus, se disait-il. On fait des tas d’histoires pour les tenir au sec, et ça vaut pas le coup. » Un ruisselet d’eau coulait le long de la faîtière et s’égouttait sur son genou. Il soupira : ses vêtements étaient si "froids que là-dessus l’eau semblait tiède.
Un énorme coup d’air s’engouffra sous l’abri, l’enfla comme un ballon, et la faîtière se rompit sec — ouvrant un accroc dans la toile. La tente s’affaissa sur eux comme un drap humide, et ils se débattirent là-dessous, bêtement, jusqu’à ce que le vent se mit à les dégager-tout en tâtonnant autour de lui, Wyman succomba à un accès de rire. Il perdit l’équilibre et s’assit dans la boue, se démenant sans force sous la toile. « Jésus » faisait-il en riant. Il se sentait pris dans un sac, et il riait. « Trop faible pour me dépêtrer d’un sac de papier », se dit-il, et à cette pensée tout lui parut encore plus risible. « Où êtes-vous ? » cria-t-il ; mais à ce moment-là l’air gonfla de nouveau la tente, l’arracha net et l’emporta en tourbillonnant. Un bout de toile resta attaché à l’un des piquets, claquant dans la bourrasque. Les quatre hommes se redressèrent, puis aussitôt s’accroupirent sous la violence du souffle. Le soleil se voyait encore, juste au-dessus de l’horizon, à travers une déchirure dans le ciel, infiniment lointaine semblait-il. La pluie était devenue très froide, presque glaciale, et ils frissonnaient. A peu près toutes les tentes du bivouac étaient parties. Çà et là un soldat sautillait dans la boue, titubant sous l’assaut du vent en une succession de saccades pareilles à celles que l’on voit faire à des personnages dans un film accéléré. « Jésus, je suis gelé, cria Toglio.
— Allons-nous-en d’ici », fit Wyman. Il était couvert de boue, et ses dents claquaient. « Nom de Dieu de pluie ! »
Ils sortirent en trébuchant de leur trou et prirent la course en direction du parc automobile pour se mettre à l’abri des camions. Malmené par le vent, ayant perdu le contrôle de ses mouvements, Toglio chancelait comme s’il avait lâché trop de lçst. « J’ai oublié mon fusil ! lui cria Goldstein.
— T’en as pas besoin », gueula Toglio.
Goldstein essaya, de s’arrêter, de revenir sur ses pas, mais le vent l’emmenait dans sa course. « On ne sait jamais ! » s’entendit-il hurler. Ils couraient côte à côte, et c’était comme s’ils rugissaient à travers une pièce énorme. Durant une seconde Goldstein éprouva un sentiment de jubilation.
Toute une semaine ils avaient turbiné pour arranger leur bivouac ; tous leurs instants libres avaient été pris à mettre au point quelque nouvelle amélioration. Et voici gue tout était perdu : noyés, ses vêtements et son papier à écrire ; rouillé, son fusil, à n’en pas douter ; trop détrempé, le sol, pour que l’on y pût dormir. Tout n’était que ruine. Goldstein en éprouvait une sorte d’hilarité, comme il arrive quand tout finit dans le désastre.
Lui et Toglio furent soufflés dans le parc automobile. Voulant prendre un virage, ils télescopèrent l’un dans l’autre et s’étalèrent dans la boue. Goldstein aurait aimé rester là sans plus bouger, mais il prit appui sur ses mains, se ramassa, et gagna en titubant un des camions. A peu près toute la compagnie s’entassait dans et sous et derrière les camions. Il avait échoué parmi un groupe d’une vingtaine d’hommes agglutinés à l’abri d’une benne. Serrés les uns contre les autres en quête de chaleur, ils frissonnaient et claquaient des dents. Tout ce qu’il pouvait distinguer c’était la silhouette verte du camion et le vert noirâtre des uniformes. « Jésus », fit quelqu’un.
Toglio essaya d’allumer une cigarette, mais elle se défit avant qu’il pût sortir les allumettes de sa bourse imperméable. Il la jeta, regardant comme elle se dissolvait dans la boue. Bien qu’il fût entièrement trempé, le contact de la pluie ne cessait pas d’être pénible ; chaque goutte qui s’écoulait le long de son dos lui faisait l’impression d’une exécrable, d’une répugnante limace froide. Il se tourna vers son voisin, criant : « Partie, la tente ?
— Voui. »
Il s’en trouva réconforté. Il se passa la main sur sa joue noire et barbue, et soudain il se sentit très proche de tous ces hommes. Une vague de chaleur intérieure les lui fit aimer immensément. « Ce sont tous de bons zigue. s, de bons Américains », se dit-il. Il fallait être Américain pour supporter une chose comme celle-ci, et pour en rire.
Il avait froid aux mains, et il les enfonça dans les poches bouffantes de sa salopette.
Red et Wilson, qui se tenaient à quelques pas de là, se mirent à chanter. La voix de Red était profonde et bourrue, et Toglio rit en les écoutant.
Une fois j’ai construit un chemin de fer, je l’ai fait rouler L’ai fait courir contre le temps…
chantaient-ils tout en trottant sur place pour se réchauffer.
Une fois j’ai construit un chemin de fer, voilà qui est fait, Frère, peux-tu me donner un sou ?
Toglio se surprit riant à gorge déployée. Red était un comique, se disait-il tout en se mettant à les accompagner.
Une fois j’ai construit une tour jusqu’au ciel Briques et rivets et chaux,
Une fois j’ai construit une tour, voilà qui est fait, Frère, peux-tu me donner un sou ?
Toglio reprit sur la dernière strophe, et Red lui fit un signe encourageant de la main. Ils chantaient à tue-tête, leurs bras enlacés pour se prêter mutuellement un peu de chaleur. Le vent tombait de temps à autre et ils pouvaient alors entendre leurs voix à la sonorité distante, un peu irréelle, comme celle d’un poste de T. S. F. situé dans une chambre adjacente, et dont le volume augmenterait et baisserait, augmenterait et baisserait.
Une fois habillés de kaki C’est fou ce qu’on était chic Pleins de ce Yankee Doodly Dum.
Un demi-million de bottes s’en furent cognant par l’enfer,
C’était moi le porte-tambour.
Dis, te rappelles-tu, on m’appelait Al ?
C’était Al encore et toujours.
Dis, te rappelles-tu, je suis ton copain ?
Frérot, peux-tu me donner un sou ?
Ils partirent d’un rire, en finissant, et Toglio s’époumona : « Qu’est-ce qu’on chante maintenant ? Si c’était Montre-moi le Chemin du Pays ?
— Peux plus chanter ! cria Red. J’ai le gosier trop sec.
Besoin de boire un coup. » Il avança les lèvres et roula les yeux, et Toglio rit dans l’averse. Quel vilain comique, ce Red. C’étaient tous de bons zigues.
Toglio se mit à chanter Montre-moi le Chemin du Pays, et plusieurs voix reprirent avec lui.
Je suis las et je veux aller au lit J’ai bu un coup il y a une heure Et ça m’a monté à la tête
La pluie tombait drue et régulière, et tout en chantant Toglio se laissait aller à une vague et douce sensation. Bien qu’étroitement serré dans la foule, il frissonnait de froid. Il se vit conduisant une voiture par un crépuscule d’hiver, aux approches d’une ville inconnue qui le saluait de sa chaleur et de ses lumières.
N’importe où que j’aille errer Par, terre ou par mer ou par écumes, Tu m’entendras toujours chanter cette chanson, Montre-moi le chemin du pays.
Il faisait presque noir, et sous les cocotiers, à l’abri des camions, il devenait difficile de distinguer les visages. L’humeur de Toglio s’assombrit, elle devint triste et mélancolique. Il revit sa femme, l’air qu’elle avait en arrangeant un arbre de Noël, et une larme coula le long de sa joue lourde et charnue. Le temps d’une minute il se trouva loin de la guerre, de la pluie ; bientôt il allait avoir à se préoccuper d’un gîte pour la nuit, mais en attendant il chantait avec résolution, remuait ses orteils, et se laissait envahir par les doux et voluptueux souvenirs que la chanson évoquait dans son esprit.
Une jeep arriva en se dandinant dans la boue, s’arrêta à une trentaine de pieds de là. Le général Cummings en descendit, suivi de deux officiers, et Toglio donna du coude dans les côtes de Red pour le faire taire. Nu tête, son uniforme trempé, le général souriait. Toglio le regardait avec intérêt et une sorte de déférence. Il l’avait aperçu bien des fois dans le bivouac, mais c’était la première fois qu’il le voyait de si près. « Eh bien, eh bien, cria le général tout en s’approchant, comment est-ce, de se sentir mouillé ? » Toglio rit avec les autres, et le général rit à son tour. « Ça ne fait rien, cria-t-il, vous n’êtes pas de sucre. » Le vent reflua, et il fit d’une voix moins forte à l’adresse des deux officiers qui l’accompagnaient : « Je crois bien que la pluie est sur le point de s’arrêter. Je viens de téléphoner à l’instant à Washington, et le ministère de la Guerre me l’a assuré. » Les deux officiers rirent vigoureusement, et Toglio sourit. Le général était un chic type, un parfait exemple d’officier.
« Bien, soldats, dit le général à haute voix, je ne pense pas qu’il reste une seule tente debout dans les parages. Aussitôt que la tempête diminuera on tâchera de faire venir des toiles de la plage, mais je ne doute pas que la plupart d’entre vous passent une mauvaise nuit. C’est regrettable, mais vous avez déjà été mouillés et vous savez ce que c’est. Il y a un peu de casse là-haut, en première ligne, et il se pourrait que certains d’entre vous passent la nuit dans un endroit pire que celui-ci. » Il se tut pour un instant, debout dans la pluie, puis ajouta : « Je suppose que ceux qui étaient de garde quand l’orage a éclaté, n’y sont pas. S’il s’en trouve ici qui devraient être ailleurs, ils feront bien de disparaître aussitôt que je tourne les talons. » Il y eut un rire gêné. La pluie ayant diminué, le gros de la compagnie s’était peu à peu assemblé autour du général. « Sérieusement, soldats, disait celui-ci. D’après ce qui nous a été communiqué, j’ai idée qu’il va y avoir des Japonais dans nos lignes cette nuit. Aussi vous ferez mieux d’être sur le qui-vive. Nous sommes plutôt loin du front, mais tout de même pas si loin que cela. » Il leur sourit, remonta dans la jeep, ses officiers le suivirent, et la voiture démarra puis disparut dans l’ombre.
Hed cracha. « Je savais bien qu’on se la coulait trop douce depuis trop longtemps. Deux contre un qu’ils nous feront attraper la chiasse cette nuit. »
Wilson approuva vivement de la tête. « Voilà pourquoi il faut pas rouscailler quand on se les roule. Tous ces bouche-trous qui voulaient de la bagarre, ils vont changer d’idée.
— Dis, quel chic type, le général », intervint Toglio.
Red cracha de nouveau. « Y a pas un seul général au
monde qu’est chic. C’est tous des fils de garce.
— Regarde, Red, protesta Toglio, où c’est que tu trouverais un général comme lui, -qui parlerait à un tas de biffins ? Je le trouve très bien, moi.
— C’est un qui aime à plaire aux foules, voilà ce qu’il est, dit Red. Pourquoi foutre qu’il a besoin de nous raconter ses emmerdements ? J’ai assez de mes propres emmerdements. »
Toglio soupira et se tut. Quel type contrariant, ce Red.
La pluie avait cessé, et il songeait à s’en retourner à l’ancien emplacement de sa tente. Il se sentit déprimé à cette idée, mais il ne fallait pas se laisser aller — maintenant que l’orage était fini. « Allons-y, on fera mieux de penser à une place pour dormir », dit-il.
Red grogna. « Pour le bien que ça tç fera… On sera là-haut, cette nuit. » Avec la descente du soir l’air redevenait suffocant.
Le général était soucieux. « Conduisez-nous à la batterie un-cinq-un », dit-il au chauffeur quand la jeep eut quitté le parc automobile. Il se tourna vers le commandant Dalleson et le lieutenant Hearn, serrés sur le siège arrière. « Si les communications avec le deuxième bataillon sont coupées, nous aurons pas mal de marche à faire avant l’aube. » La jeep passa une ouverture pratiquée dans les barbelés, prit à droite, en direction du front. Le général scrutait le chemin d’un œil morose. C’était là de la mauvaise boue, et qui allait empirer. La voiture dérapait de côté et d’autre sur la route gluante, mais dans quelques heures cela allait devenir gommeux comme de l’argile et les transports s’y embourberaient jusqu’aux essieux. L’air sombre, il regardait la jungle qui flanquait la route de part et d’autre. Ils doublèrent un fossé où gisaient les cadavres putréfiés de quelques Japonais, et le général retint sa respiration. Quelque familière que lui fût devenue cette odeur, il la supportait toujours mal. Il fit une note mentale de faire dépêcher une équipe de nettoyage sur la route dès que le calme serait rétabli.
La nuit arriva, et avec elle la menace latente d’un désastre. Il se faisait l’impression, dans cette jeep qui avançait avec lenteur dans le noir, d’être suspendu dans les airs. Le ronron régulier du moteur, le mutisme de ses compagnons, et le lourd, le moite bruissement de la jungle, semblaient l’avoir désincarné. Seul lui restait le travail accéléré de son cerveau. Isolé dans l’espace, il devait, solitaire, supputer et résoudre son problème. L’orage, qui s’était abattu avec une rapidité incroyable, avait suivi à la trace une attaque japonaise. Dix minutes avant le commencement de l’averse un message du deuxième bataillon lui avait annoncé qu’un feu nourri venait d’éclater dans leur secteur ; et là-dessus la tempête hachura en pièces les lignes téléphoniques, son Q. G. fut rasé, la T. S. F. arrêta de fonctionner. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait au front. Il se pouvait qu’Hutchins eût eu à battre en retraite ; il se pouvait que, pris d’une frénésie pareille à celle de la tornade, les Japonais eussent troué ses lignes en un certain nombre de points. Comment, ne recevant pas ses ordres, ils avaient fait face à la situation, Dieu seul le savait. Si seulement ils avaient pu tenir.
Heureusement, deux jours plus tôt, il avait fait monter au deuxième bataillon une douzaine de tanks. Ces machines n’auraient jamais pu faire la route par ce temps-ci ; et si même elles se trouvaient immobilisées maintenant à cause du terrain, l’on pouvait, le cas échéant, organiser une position de défense a leur abri. Quel chaos, peut-être, là-bas. Avant le matin la ligne tout entière menaçait de n’être plus qu’une série de hérissons isolés. Et il n’y pouvait rien — rien avant d’atteindre un câble téléphonique. Le pire était à craindre. En deux jours il risquait de se retrouver à son point de départ, à l’endroit où il avait exécuté sa manœuvre tournante.
Dès qu’il aurait ce téléphone sous la main, il lui faudrait dicter ses décisions sans le moindre délai. Il passait en revue la personnalité de ses officiers en ligne, les caractéristiques distinctives — à supposer qu’il y en eût — des diverses compagnies, des sections même. Sa remarquable mémoire reconstituait quantité de chiffres, d’emplacements, de positions essentielles et incidentes ; il savait effectivement quelle place tout homme, toute arme, occupaient à Anopopéi, et l’image totale de ses dispositifs dans l’île était présente à son esprit. Dans ce moment-là il était un homme d’une extrême simplicité. Tout en lui fonctionnait en vue d’un but unique, et il savait d’expérience, avec une tranquille certitude qui se passait de mots, que, l’instant venu, chaque détail se cristalliserait au gré de sa volonté. Dans l’état de tension qui était le sien, ses instincts ne pouvaient lui faillir.
Cependant, une rage couvait là-dessous, intense et primitive. La tempête s’était mise en travers de ses projets, et il en éprouvait des colères enfantines. De temps à autre un spasme d’irritation déferlait sur son esprit, et l’embourbait. « Pas un mot sur cet orage, grommelait-il çà et là. Un service météorologique qui cloche. Le G. Q. G. de l’armée ne l’ignorait certainement pas, mais m’ont-ils seulement informé ? Pas de rapport sur cet orage, pas un mot. Quel gâchis. Ou peut-être même pas du gâchis. Ils essaient de me tirer dans les jambes. »
La jeep se prit dans une ornière, et le moteur cala. Cummings se tourna vers le chauffeur. Il aurait pu le tuer d’une balle, mais il fit à mi-voix : « Allez, fiston, ce n’est pas le moment de traîner. » Le moteur de la jeep démarra, et ils reprirent la route.
Son bivouac était détruit, et c’est ce qu’il y avait de plus pénible. Il était préoccupé par les dangers que courait sa division, il en était à vrai dire angoissé — mais abstraitement en quelque sorte. Ce qui faisait mal directement, personnellement, c’était la destruction du bivouac. Il eut presque du chagrin à se rappeler comment les ruisseaux avaient emporté le gravier des chemins, comment sa couchette s’était empalée dans la boue, et le naufrage de sa tente. Quel ravage ! Un nouvel accès de colère déferla sur lui.
« Allumez plutôt vos phares, fiston, fit-il au chauffeur. Sinon ça nous prendra trop longtemps. » S’il y avait des tireurs embusqués dans les parages, c’eût été comme se promener avec une bougie à la main dans une forêt infestée de brigands. Il se carra avec plaisir sur son siège. Le danger lui valait un coup de fouet qui lui faisait apprécier la grandeur de sa tâche. « Vous ferez mieux de couvrir les deux côtés de la route », dit-il à Hearn et à Dalleson. Ils mirent leurs carabines en position, scrutant la jungle. Dans la lumière des phares le feuillage se donnait un éclat argenté et mystérieux.
Le lieutenant Hearn éprouva du doigt le magasin de sa carabine, le fit coulisser, le remit en place, tenant la petite arme dans ses larges mains, le canon pointé sur la jungle. Il se trouvait dans un état d’esprit complexe, où l’excitation et l’abattement se chevauchaient à l’envie. Après tout cet ordre trop strict, après toutes ces avances au chronomètre, le front menaçait de s’effondrer alors que leur jeep errait à l’aveuglette comme un nerf à la recherche d’un muscle ou d’un organe dévitalisés. Le général lui avait dit une fois : « J’aime le chaos ; c’est comme un réactif qui écume dans l’éprouvette avant la précipitation des cristaux. C’est une espèce d’apéritif pour moi. »
« Une façon de vous en mettre plein la vue », avait pensé Hearn sur le moment. Le général n’aimait pas le chaos, du moins pas quand lui-même se trouvait dans l’éprouvette. Seulement des hommes comme lui, Hearn, aimaient le chaos — eux qui n’y étaient pas réellement engagés.
Pourtant, oui, le général avait réagi. Hearn se rappelait leur apathie, quand l’orage avait éclaté. Le général était resté une bonne minute à contempler sa couchette maculée, puis il avait ramassé une poignée de boue qu’il s’était mis à pétrir entre ses doigts. L’intempérie leur avait coupé les bras à tous, mais faisant face à la situation, Cummings adressa aux hommes son discours incroyablement courtois — aux hommes qui ne songeaient qu’à replier leur queue entre leurs jambes et à se faufiler en douce sous quelque abri. Au reste, sa réaction était compréhensible : il devait reprendre en main les rênes de son commandement.
A présent, dans cette jeep, son attitude restait également compréhensible. La tonalité de sa politesse, la qualité de sa voix, apprenaient à Hearn qu’il ne pensait à rien en marge de la campagne et de la nuit à venir. Tout frémissant sous le désir de passer à l’action, il devenait un autre homme.
Cela déprimait Hearn, et à la fois forçait son admiration. Une capacité de concentration de cette espèce était inhumaine : elle lui échappait. Il regardait la jungle d’un air contrarié, éprouvant la carabine dans ses mains. Il était possible qu’une mitrailleuse les attendît au prochain tournant de la route, ou encore, plus vraisemblablement, quelques tirailleurs japonais avec une ou deux armes automatiques. Leur jeep prendrait le tournant, douze balles l’atteindraient d’une seule volée, et c’en serait fait de la petite histoire de ses marches tâtonnantes et de ses misérables mécontentements. Et, avec lui, tout aussi fortuitement, périrait un homme qui était peut-être un génie, et un godiche mastoc comme Dalleson, et un jeune et nerveux chauffeur qui était probablement un fasciste ! en herbe. Comme cela. En prenant un virage sur la route.
Ou encore, au contraire, lui-même tuerait un homme. Il suffirait de hausser son arme, de presser la détente, et un corps porteur de convoitises et d’angoisses et peut-être d’un peu de bonté serait bel et bien mort. Tout aussi facile que d’écraser un insecte. Sinon plus facile. C’était cela, c’était cette chose-là qui causait son état d’esprit. Tout était hors des gonds, aucun joint ne tenait en place. Les hommes avaient chanté dans le parc automobile, et il y eut quelque chose de gentil dans ce chant, quelque chose d’enfantin et de brave, et puis eux sur cette route — un point mouvant le long d’une ligne dans les vastes et neutres espaces de la jungle. Et quelque part devant il y avait peut-être une bataille. Le bruit constant de l’artillerie et des petites armes ne signifiait rien : il pouvait s’agir tout aussi bien d’un feu éparpillé sur toute la longueur du front, que d’une concentration infernale sur un seul point. Mais ni l’un ni l’autre ne correspondaient probablement à la réalité. La nuit les avait tous fractionnés en des îlots isolés.
Une fois de plus il devint conscient de la masse énorme de Dalleson contre son propre corps. Il se raidit un peu, et après quelques instants il pécha une cigarette dans la poche de sa chemise tout en tâtonnant à la recherche des allumettes.
« Vaut mieux ne pas fumer, grogna Dalleson.
— Les phares sont allumés.
— Oui, », grogna de nouveau Dalleson. Il déplaça légèrement son séant sur la banquette, contrarié qu’Hearn prît tant de place pour fumer sa cigarette. Il était nerveux. L’idée d’une embuscade ne le préoccupait guère ; si embuscade il y avait, il y aurait fait face froidement, et il s’en serait acquitté à son honneur. Ce qui l’inquiétait, c’était son ignorance de ce qu’ils allaient faire quand ils atteindraient le 151" d’artillerie. Il avait le trac d’un étudiant à l’esprit peu vif, le jour des examens. Portant la charge des opérations, il était censé connaître la situation aussi bien que le général, sinon mieux ; mais, sans ses cartes et ses papiers, il se sentait perdu. Si le général s’avisait de lui confier l’initiative d’une décision, ce serait la catastrophe. Il se déplaça de nouveau sur la banquette, renifla la fumée de la cigarette, puis se pencha en avant — et d’une voix qu’il pensait atténuée mais qui résonna haut et fort :
« J’espère que tout sera en ordre quand nous arriverons à un-cinq-un, mon général.
— Oui », fit le général, écoutant le bruit des pneus dans la boue. Le mugissement de Dalleson lui avait écorché les oreilles. Ils roulaient depuis dix minutes avec leurs phares allumés, et son sens du danger s’était émoussé. Il était de nouveau anxieux. Si les lignes de communication étaient coupées, ils auraient à rouler dans cette gadouille encore une demi-heure au moins, et il se pourrait que même alors le téléphone lui fasse défaut. Et dans ce moment-ci les Japonais défonçaient peut-être ses défenses.
Il fallait pourtant arriver à une ligne téléphonique. Sinon… sinon cela serait comme si, au milieu d’une partie d’échecs, on lui avait bandé les yeux. Il pouvait imaginer le prochain mouvement de l’ennemi, et le parer ; mais il lui serait plus difficile de prévoir leur mouvement suivant, et le suivant, qu’il parerait peut-être à faux, et alors il frôlerait le désastre. La jeep prit un virage en dérapant. En sortant de la courbe, les phares se reflétèrent dans les yeux écarquillés d’un soldat à l’affût derrière une mitrailleuse, sur le côté de la route. La jeep remonta vers lui.
« Qu’est-ce qui vous prend, vous autres, de vous balader avec vos phares allumés, nom de Dieu ! » cria-t-il. Il aperçut le général : « Pardon, mon général, dit-il, battant des yeux.
— Ça va, fiston. Vous avez raison, j’ai tort de violer mes propres consignes. » Il sourit, et le soldat lui sourit de retour. La jeep quitta la route et s’engagea dans un passage qui menait vers le bivouac. Il y faisait noir et le général hésita un instant, cherchant à s’orienter. « La tente du P. C. est par là-bas », dit-il, s’aidant d’un geste. Les trois officiers mirent pied à terre, s’avançant dans les ténèbres, butant contre les racines et la végétation qui encombraient le terrain mal défriché. La nuit était très sombre, on y sentait une tension contenue, et les trois hommes gardaient le silence. Ils ne croisèrent qu’un seul soldat sur la cinquantaine de mètres qu’ils eurent à parcourir jusqu’au P. C.
Le général écarta les rabats de l’abri et s’engagea avec déplaisir dans le couloir de sécurité. La tente, de toute évidence, avait été mise à bas, traînée dans la boue, puis érigée de nouveau. Le côté intérieur des cloisons était tout visqueux. Arrivé au bout du couloir, il écarta d’autres rabats. Un soldat de deuxième classe et un capitaine étaient assis à une table.
Les deux hommes sautèrent sur leurs jambes. « Mon général ? » dit le capitaine.
Le général renifla. L’air, extrêmement moite, était vicié. Déjà, sur son front et dans son dos, la sueur se mettait à couler. « Où est le colonel McLeod ? demanda-t-il.
— Je vous l’amène, mon général.
— Non, attendez un instant. Pouvez-vous me dire si on peut communiquer d’ici avec le deuxième bataillon ?
— Oui, mon général. On peut. »
Cummings ressentit un profond soulagement. « Appelez-le pour moi, s’il vous plaît. » Il alluma une cigarette et sourit au lieutenant Hearn. Le capitaine prit le récepteur, tourna trois fois la manivelle d’un téléphone de campagne. « Nous devons passer par le relais de la batterie D, mon général.
— Je sais », fit brièvement le général. Familiarisé avec les moindres dispositifs de la division, il montrait toujours de l’impatience quand on croyait devoir lui rappeler quelque détail.
Au bout d’une minute ou deux le capitaine lui remit le récepteur. « Deuxième bataillon, mon général.
— Passez-moi Samson », dit Cummings, appelant le lieutenant-colonel Hutchins par son nom de code. « Samson, ici Camel. Je vous parle de Pivot Red. Qu’est-ce qui se passe ? Etes-vous en communication avec Paragon White et Paragon Blue ?
— Ici, Samson. Oui, nos circuits sont ouverts. » La voix était faible et distante, et il y avait un bourdonnement dans l’écouteur. « Nous avons essayé de vous joindre, continuait Hutchins. Nous avons repoussé une attaque contre Paragon White B et C, et contre Paragon Red E et G. » Il énuméra les coordonnées. « Je pense qu’ils ont tâté le terrain, et qu’ils recommenceront cette nuit.
— Oui », dit le général, considérant les données de la situation. Il allait falloir faire monter des renforts en ligne. Le premier bataillon du 459" d’infanterie, tenu en réserve et provisoirement détaché aux travaux de la route, pouvait rejoindre le front en deux heures. Il devait cependant garder une masse de manœuvre forte au moins d’une compagnie et d’une section. D’ailleurs, l’attaque pouvait se déclencher plus tôt. Il délibéra, puis décida finalement de ne faire monter en ligne que deux compagnies du premier bataillon, de tenir lés deux autres compagnies pour couvrir les arrières, et de mobiliser toutes les sections disponibles aux dépens des unités engagées dans les divers services auxiliaires. Il jeta un coup d’œil sur sa montre. Il était huit heures. « Samson, dit-il, vers onze heures Potential White Able et Dog arriveront dans vos lignes par la piste des convois. Ils doivent prendre contact avec Paragon White et Paragon lied, et être mis à contribution suivant les nécessités. Je dirigerai l’opération à mesure que la situation se développera. » Tout lui paraissait extrêmement clair dans ce moment. Les Japonais attaqueraient cette nuit, probablement contre l’ensemble du front, très certainement contre les flancs. L’orage aura retardé les troupes de Toyaku dans leur marche en direction de leurs points de concentration, et il y avait des chances que le terrain leur eût interdit de déplacer des tanks en nombre. Il se pouvait aussi que leur attaque n’eût pas été un simple sondage pour déterminer les points faibles de sa ligne. Avec cette boue, qui rendait impossibles les manœuvres rapides, Toyaku se verrait obligé de livrer assaut contre des secteurs isolés dans l’espoir d’en forcer les défenses. Cummings sentait qu’il pouvait faire face à une telle éventualité. « Nous subirons cette nuit des attaques locales extrêmement puissantes. dit-il dans le récepteur. Je vous demande d’établir le contact avec toutes les unités du front et de leur ordonner de tenir le terrain. Il n’y aura pas de retraite générale.
_ Mon général ? ». A l’autre bout du fil la voix était indécise.
« Si les Japonais réussissent à pénétrer » dans nos lignes, laissez-les passer. Les flancs, à l’endroit des trouées, doivent tenir leurs positions. Je ferai traduire en conseil de guerre tout officier qui, pour des raisons de tactique, fera reculer son unité. Tout ce qui percera à travers nos lignes sera entrepris par les réserves. »
Dalleson était abasourdi. Le stratagème que lui avait envisagé était tout autre : avec une ligne nouvellement établie et soumise à de puissants coups de butoir pour la défoncer, le plus sûr eût été de se replier d’un mille ou deux dans l’espoir de faire retarder l’attaque jusqu’au matin. Il ressentit une profonde gratitude pour le général, qui ne lui avait pas demandé son opinion. Et, sans transition, il accepta comme évident que le général avait raison, et que lui avait tort
« Et moi ? disait Hutchins. Vais-je recevoir des renforts ?
— Powerhouse vous atteindra à onze heures trente. Vous déploierez les hommes entre Paragon Red et Paragon Red Easy, coordonnées 017.37-439.56 et 018.25-440.06. » Il assigna ces positions de mémoire, d’après l’image mentale qu’il gardait de ses cartes d’état-major. « Vous recevrez, en plus, une section renforcée du Paragon Yelow Sugar. Vous l’emploierez pour former une colonne de ravitaillement et de communication avec Paragon White, et plus tard, si possible, vous la détacherez à Paragon Baker ou Cat. Nous mettrons ça au point à mesure que les choses prendront corps. Je vais établir mon P. C. temporaire ici. »
Tout lui venait avec aisance maintenant, ses décisions se présentaient à lui dans une succession rapide et — pensait-il — sous une forme instinctivement juste. Il ne pouvait pas être plus heureux que dans ce moment-ci. Il raccrocha, puis regarda pendant un long instant Hearn et Dalleson, se sentant une calme et impersonnelle affection pour les deux hommes. « On aura une nuit bien chargée », fit-il à mi-voix. Il remarqua, indirectement, le capitaine d’artillerie et le soldat de deuxième classe, qui le dévoraient des yeux avec une sorte de terreur. Il se tourna vers Dalleson — ^-presque avec gaieté :
« J’ai promis à Hutchins une section renforcée. Je lui enverrai Pioneer et Demolition, mais il faut y ajouter une escouade de quelque autre section.
— Peut-être de la section de reconnaissance, mon général ?
— Parfait, nous lui donnerons Reconnaissance. Maintenant préparez-moi des ordres de marche. Vivement. » Il alluma une cigarette, regarda Hearn. « Je vous propose
de nous trouver des couchettes, lieutenant. » Il n’avait que faire d’Hearn dans un moment comme celui-ci.
La suggestion d’ajouter une escouade de reconnaissance aux sections Pioneer et Demolition, fut la seule contribution de Dalleson à la bataille qui eut lieu cette nuit-là.
Roth rêvait qu’il attrapait des papillons dans une jolie prairie, quand Minetta vint le réveiller pour son tour de garde. Il grogna, pensa se rendormir, mais Minetta le secoua de plus belle. « Ça va, ça va, je me lève », lit-il avec humeur. Il se retourna, grogna un peu, se mit à quatre pattes, puis hocha la tête. « Trois heures de garde cette nuit », se dit-il avec répulsion, tout en commençant à se chausser.
Minetta l’attendait à l’emplacement de la mitrailleuse. « Jésus, y a des fantômes cette nuit, chuchota-t-il. Je pensais que ça finira jamais.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? »
Minetta regarda devant lui la jungle noire. On ne pouvait discerner que le fil barbelé, à une dizaine de mètres derrière la mitrailleuse. « Je croyais qu’y avait des Japonais qui rampaient par là, dit-il à voix basse. Alors, tu feras bien de les ouvrir. »
Roth se sentit malade de peur. « Tu es sûr ?
— Je sais pas. L’artillerie cogne dur depuis une demi-heure. Je crois qu’on se bagarre là-haut. » Il prêta l’oreille. « Attends ! » Une batterie fit feu à quelques milles de là, avec un bruit retentissant et vide. « Je parie que les Japonais attaquent. Jésus, les gars de la section vont être pris dans le bain.
— On a de la chance, nous autres », dit Roth.
La voix de Minetta se fit très basse. « Oui, je sais pas. C’est pas fameux, la garde. Attends, tu verras. Trois heures dans une nuit comme ça, y a de quoi devenir maboule. Comment qu’on sait si les Japonais ils passeront pas, et qu’avant que ton tour il est fini on les a pas sur le dos ?
n est qu’à dix milles du front. Peut-être qu’ils vont envoyer des patrouilles ici.
— C’est du sérieux, ça », dit Roth. Il se rappela le visage de Goldstein, au moment où celui-ci faisait son barda après l’orage. Il était maintenant là-haut, au combat. Roth ressentit une bizarre sensation. Goldstein risquait même d’être tué. N’importe lequel d’entre eux — Red, Gallagher, le sergent Croft, Wyman, Toglio, Martinez, ou Ridges, ou Wilson. Ils étaient tous là-haut maintenant, en pleine bagarre. Demain, l’un ou l’autre pouvait manquer a l’appel. C’était horrible, quand on y pensait. Il voulut partager ses idées avec Minetta, mais Minetta se mit à bâiller.
« Jésus, je suis content que c’est fini. » Il fit mine de s’en aller, puis revint sur ses pas. « Tu sais qui tu réveilles ?
— Le sergent Brown ?
— C’est ça. Il dort par là-bas, sur une couverture, avec Stanley. » Il désigna vaguement une direction.
« On n’est que tout juste cinq hommes pour garder cette partie du camp, murmura Roth. Pense seulement, cinq hommes pour un périmètre qui demanderait une section au complet.
— C’est ce que je veux dire, fit Minetta. C’est pas du tir-au flanc. Là-haut, où qu’ils sont les nôtres, y a au moins un tas de monde. » Il bâilla. « Bon, je m’en vais. »
Roth se sentit terriblement seul après le départ de Minetta. -Ilregarda la jungle, puis, aussi silencieusement qu’il le put, il descendit dans le trou derrière la mitrailleuse. Il se disait que ces choses-là étaient au-dessus de ses forces ; il n’avait pas le nerf pour ça. Il y fallait des hommes plus jeunes que lui, des garçons comme Minetta, ou Polack, ou un des vétérans.
Il était assis sur deux caissons de cartouches, dont les poignées lui entraient dans la fesse. Il se déplaçait de temps à autre, et remuait les jambes. L’orage avait transformé le trou en un bourbier, et tout y était humide. Ses vêtements étaient restés trempés pendant des heures, et il avait couché sur sa couverture étendue sur le sol mouillé. Quelle vie ! Il allait attraper froid d’ici le matin, il en avait la certitude. Et bien content si ce n’est pas une pneumonie.
Tout était très calme. Il y avait un silence dans la jungle, une immobilité sinistre, qui lui coupait le souffle. Il écoutait, et brusquement le grand vide se brisa et il devint conscient de la vie nocturne de la forêt, — soupir des arbres et criquets et grenouilles et lézards faisant leur concert monotone dans les broussailles. Puis, soudain, les bruits semblèrent s’évanouir, son oreille ne captait que le silence, et il y eut ainsi, pendant plusieurs minutes, une succession régulière de bruits et de silences, comme s’ils étaient distincts l’un de l’autre et identiques cependant, semblables à ces cubes d’opticien qui changent sans cesse et se montrent tantôt en saillie, tantôt en creux. Un lourd tonnerre se fit entendre ail loin, suivi d’un éclair, mais il se souciait bien de la pluie. Il écouta longuement la canonnade, qui sonnait comme une grande cloche emmitouflée dans la lourde moiteur nocturne. Il frissonna, croisa ses bras. Il se souvenait de ce qu’un sergent lui avait dit, lors des exercices d’entraînement, à propos des sales trucs des Japonais, comment ils se glissent derrière une sentinelle et la poignardent. « On n’a pas le temps de faire ouf, avait dit le sergent, sauf peut-être à la toute dernière seconde, quand il est trop tard. »
Une peur lancinante le prit aux entrailles, et il se retourna pour jeter un coup d’œil dans son dos. Il ruminait sombrement sur une mort à coups de poignard, et il tremblait. Quelle fin effroyable ! Ses nerfs se tendaient. Tout en tâchant de distinguer la jungle contre la petite clairière qui la séparait des barbelés, il se sentait succomber à la panique d’un enfant au cours d’un film d’épouvante, quand le monstre s’apprête à fondre sur le héros. Quelque chose se mit à ferrailler dans les broussailles ; il se baissa vivement dans son trou, puis peu à peu il se risqua à glisser un regard par-dessus le parapet, essayant de discerner une forme humaine ou du moins quelque objet reconnaissable dans l’ombre profonde de la forêt. Le bruit disparut, recommença dix secondes après, un bruit éraillé, insistant, et Roth demeurait glacé dans son trou, sentant son pouls battre par tout son corps. Ses oreilles devenaient d’énormes amplificateurs, elles détectaient toute une gamme de sons qu’il n’avait pas perçus avant, — glissades, reptations, craquements de ramilles, froissements de fougères. Il se pencha sur la mitrailleuse, mais il se rappela qu’il ignorait si Minetta l’avait armée. Il aurait dû. pour s en assurer, rabattre la culasse et libérer le magasin, et il était terrifié à l’idée du bruit que cela aurait fait. Il entreprit de faire doucement coulisser le cran d’arrêt, mais il ne put écouter un cliquetis métallique qui résonna avec force à ses oreilles. Il sursauta, écarquillant les yeux sur les ténèbres, s’efforçant de déterminer l’endroit d’où venaient les bruits ; mais ils semblaient provenir de toutes parts, sans qu’il pût se faire une idée de leur cause et de leur éloignement. Un nouveau vacarme frappa son ouïe : il fit pivoter la mitrailleuse, maladroitement, figé dans l’attente, couvert de sueur. Le temps d’une seconde il eut la tentation de tirer, aveuglément, furieusement, mais il se rappela que c’était une chose dangereuse à faire. Peut-être eux non plus ne me voient pas, pensa-t-il sans y croire. Il ne s’était retenu de faire feu que par crainte de ce qu’en aurait dit le sergent Brown. « Si tu tires sans voir ton but, tu te fais découvrir dans ton trou et t’es bon pour une grenade », lui avait dit une fois Brown. Depuis un long moment il était convaincu que les Japonais l’observaient, et la rancune se mêla à sa peur. « Pourquoi ne viennent-ils pas ? » se demandait-il désespérément. Ses nerfs étaient si tendus, qu’il eût accueilli une attaque avec soulagement.
Il enfonça ses pieds dans la vase épaisse qui tapissait le fond de son trou et, regardant toujours la jungle, il enleva un peu de boue sur l’une de ses bottes et se mit à la pétrir comme de l’argile. Il ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait. A force de se raidir, il commençait d’avoir mal à la nuque. Il lui semblait que son trou était terriblement exposé, et insuffisamment protégé. C’était abominable d’avoir à monter la garde dans un trou découvert, avec seulement une mitrailleuse pour toute défense.
Il y eut une mêlée frénétique à l’orée de la jungle, et Roth serra la mâchoire pour se retenir de crier. Les bruits se faisaient plus proches, pareils à ceux que feraient des hommes qui rampent, s’avancent de quelques pieds, s’arrêtent, puis repartent de même. Il tâtonna autour du trépied de la mitrailleuse à la recherche d’une grenade, et tout en la tenant à la main il se demandait où il l’allait lancer. Elle semblait extrêmement pesante, et il se sentait si faible qu’il craignait de ne pouvoir la lancer à plus de dix mètres. La bonne distance, avait-on appris lors de son entraînement, avoisinait les trente-cinq mètres, et il avait peur d’être tué par les éclats de sa propre grenade. Il la remit en place, demeurant coi près de la mitrailleuse.
Après un laps de temps son angoisse se mit à décroître. Pendant une bonne demi-heure il s’était attendu à quelque chose d’irréparable ; mais rien ne s’étant produit, il commença à se sentir rassuré. Il ne s’était pas avisé que les Japonais, à supposer qu’ils l’eussent détecté, auraient aussi bien pu mettre deux heures pour avancer de cinquante mètres. Incapable d’endurer plus longtemps cet état de tension, il se persuadait qu’eux ne le pouvaient pas davantage, et il s’assurait qu’il n’y avait rien dans cette, jungle que des bestioles en vadrouille. Il se rassit, s’appuya du aos contre la paroi humide du trou, se détendit. Ses nerfs se calmaient lentement, et encore qu’ils le fissent sursauter à tout bruit un peu brusque, ils s’apaisaient de plus en plus, comme une marée qui reflue. Au bout d’une heure il commença d’avoir sommeil. Il ne pensait à rien, ne faisant qu’écouter la vie intermittente de la forêt, Un moustique se mit à chanter autour de ses oreilles, et il attendit que l’insecte se posât sur sa nuque pour l’écraser. Il songea qu’il pouvait y avoir d’autres insectes dans son trou et, déjà certain qu’une fourmi voyageait le long de son dos, il se mit à se tortiller. Il se souvint des blattes qui infestaient le premier appartement qu’il eut après son mariage, et comment il eut à calmer sa femme. « Il ne faut pas s’en effrayer, Zelda. Je t’assure que les cafards ne sont pas méchants, je l’ai appris au collège. » Zelda s’était persuadée, au surplus, qu’il y avait des punaises dans leur literie, et il avait beau la tranquilliser : « Zelda, les cafards mangent les punaises », rien n’y faisait, elle se levait d’un bond, s’accrochait à lui dans sa terreur, disant : « Herman, je sais qu’il y a quelque chose qui me mord.
— Mais je te dis que c’est impossible.
— Ne me parle pas de tes cafards, chuchotait-elle avec colère dans le noir de la chambre à coucher. Si les cafards mangent les punaises, il faut bien qu’ils montent dans notre lit, non ? »
Il avait à la fois du plaisir et des regrets à ces souvenirs. Leur vie en commun ne fut pas du tout ce qu’il avait espéré. Il y eut tant de disputes, et Zelda avait la langue méchante. Il se rappelait comment elle s’était gaussée de son éducation, de son incapacité à gagner de l’argent. Il se disait que cela n’était pas tout à fait la faute de Zelda, mais non plus la sienne. Personne n’était à blâmer. C’est que, simplement, il n’était pas possible d’avoir tout ce qu’on avait rêvé quand on était enfant. Il s’essuya les mains sur son pantalon, d’un geste lent et mesuré. A tout prendre, Zelda était une bonne épouse. Le souvenir de leurs querelles lui devenait aussi difficile à reconstituer que le visage de sa femme. Il en rêvassait, il la voyait sous les traits d’une autre femme, sous les traits de bien des femmes. Une vision lascive se mit à défiler dans son esprit.
Il rêva qu’il faisait des photographies pornographiques d’un modèle qu’il avait fait s’habiller en vachère. Elle portait un chapeau de cowboy, une frange de cuir large d’un pouce couvrait ses seins, et un ceinturon avec des cartouches et un étui à revolver pendillait sur ses hanches. Il lui disait quelles poses prendre, et elle obéissait avec une provocante insouciance. Il se réveilla, un peu endolori, et il resta là, assis, rêvassant, imaginant des choses.
Bientôt, tout en essayant de lutter contre le sommeil, il commença à s’assoupir de nouveau. Le bruit soutenu de la canonnade, à la sonorité tantôt claire tantôt enveloppée, lui procurait maintenant une sensation de sécurité. Il n’écoutait plus guère les échos de la jungle. Ses yeux se fermaient, ils restaient clos, et il faisait des embardées entre le rêve et la veille. A plusieurs reprises il fut sur le point de s’endormir, mais chaque fois quelque bruit insolite l’avait arraché en sursaut a sa somnolence. Il regarda le cadran lumineux de sa montre, constata avec ébahissement qu’il lui restait encore une heure de garde. Il se cala contre la paroi, ferma les yeux, bien décidé à les rouvrir dans quelques secondes, et il s’endormit.
Il se réveilla presque deux heures plus tard. La pluie avait recommencé. Le crachin avait imbibé sa combinaison et pénétré à l’intérieur de ses chaussures. Il éternua minablement, puis se rendit"* compte avec surprise du temps qu’il avait dormi. Les Japonais auraient pu me tuer, se dit-il avec frisson. Cette éventualité le réveilla tout à fait. Il sortit de son trou et s’en fut en clopinant à la recherche de Brown. Il l’eût manqué, s’il ne l’avait pas entendu chuchoter : « Qu’est-ce que t’as à fouiller par là comme un porc dans les ordures ? »
Roth se fit tout petit. « Je n’arrivais pas à te trouver, dit-il d’un ton pleurnicheur.
— Tu parles d’une touche », fit Brown. Il s’étira sur sa couverture, puis se leva. « J’ai pas pu dormir à cause de ce sacré boucan. Quelle heure il est ?
— Trois heures et demie passé.
— Tu devais me réveiller à trois heures.
Roth avait redouté cette remarque. « Je me suis mis à penser, dit-il faiblement, et j’ai oublié de regarder l’heure.
— Mon cul ! » dit Brown. Il finit de lacer ses chaussures et, sans rien ajouter, il se dirigea vers le poste de garde.
Roth demeura immobile un instant, la courroie de son fusil lui écorchant l’épaule, puis il se mit en quête de l’endroit où lui et Minetta avaient fait leur couche. Minetta avait tiré à lui les couvertures, et Roth s’allongea avec précaution tout en s’efforçant de se couvrir à son tour. A la maison, il avait toujours tenu à être nettement bordé ; maintenant, avec ses pieds qui dépassaient la couverture, il se sentait misérable. La pluie continuait à tomber, et il était transi. Tout était humide, avec une touche de moisi qui lui rappelait une odeur de pieds. Il se tournait et se retournait dans son effort de s’accommoder, mais on eût dit qu’il y avait toujours une racine qui se fichait dans le creux de ses reins. Il dégagea sa tête d’entre les couvertures. Le crachin chatouillait son visage, et il transpirait et il frissonnait en même temps. Il était convaincu qu’il tomberait malade. Pourquoi est-ce que je n’ai pas ait à Brown qu’il devait être content que j’aie prolongé mon temps de garde d’une demi-heure ? se demanda-t-il brusquement. Il se sentait amer et frustré de n’avoir pas su le lui dire sur le coup. Attends un peu, je te le dirai demain matin, se promit-il avec colère. Il n’y avait pas un seul homme dans la section qu’il aimât réellement, décida-t-il. Ils étaient tous stupides. Pas un, se disait-il avec une sensation de solitude, pas un seul ne montrerait un peu de sympathie pour un nouveau venu. Il avait froid aux pieds, et quand il eut essayé de remuer ses orteils pour les réchauffer il se sentit accablé par l’inutilité de sa tentative. Il s’efforça de penser à sa femme et à son fils, et il lui sembla bien qu’il ne pouvait pas y avoir de vie plus parfaite qu’auprès d’eux. Il y avait un doux et maternel éclat dans les yeux de sa femme, et son fils le regardait avec enchantement et respect. Il voyait son fils grandir, il se voyait discutant avec lui, faisant grand cas de ses opinions. Le crachin lui chatouillait l’oreille, et il se couvrit le visage avec un coin de la couverture, puis se serra dans la chaleur de Minetta. Il songea de nouveau à son enfant, et la fierté lui gonfla la poitrine. « , Il pense que je suis quelqu’un, se dit-il. Attends, je leur montrerai. » Ses yeux se fermèrent et il laissa échapper un soupir dans la calme, pluvieuse nuit, un long soupir immensément désenchanté.
« Ce foutre de Roth, se disait Brown. S’endormir quand on est de garde, et qu’on nous tue tous peut-être. Personne a droit de faire une chose comme ça. Laisser tomber les copains, y a rien pire au monde que ça. Non m’sieu, y a rien pire au monde. Je peux peut-être avoir peur moi aussi, je peux peut-être perdre la boule, mais au moins je fais mon boulot et mon devoir de sergent. Y a pas de tire-au-flanc qui tient quand il s’agit de faire ce qu’il faut. Un gars doit faire sa part de boulot, prendre ses responsabilités, et alors il reçoit son dû. Roth, je l’ai à l’œil depuis le premier jour, Roth. Il vaut pas cher. C’est un fainéant, un pas débrouillard, un qui s’intéresse à rien. Je déteste ces aristos qui bisquent parce que les voilà dans le coup pour une fois. Merde, et nous autres alors qu’on est sur la brèche depuis deux ans et Dieu sait
Pour combien de temps encore ? Nous on était dans la bagarre pendant qu’eux ils baisaient leurs femmes, et peut-être aussi les nôtres. »
Il changea de place avec hargne, cherchant à s’accommoder sur les caisses de munitions, regarda la jungle, frotta sa main sur son nez court et camus. « Oui, et nous autres alors, assis dans les trous pouilleux, sous la flotte, avec la colique au bide à cause de ces sacrés bruits, pendant que ces femmes là-bas se la coulent douce ? J’aurais dû m’en douter, en me mariant avec une salope de garce comme la mienne. Même du temps qu’on était à l’école, dès qu’elle voyait un pantalon elle s’y frottait. Je sais bien maintenant, va. Je sais que c’est une connerie d’épouser une fille juste à cause qu’on peut pas se l’envoyer autrement. C’est comme ça qu’elle m’a eu, et même aujourd’hui je sais pas si qu’elle était pucelle. Ça existe plus, une femme qu’est propre et décente. Quand y a ta propre sœur qui vient vous dire que c’est pas tes oignons si qu’elle se dévergonde pendant que son mari il est en voyage, eh bien, oui il est temps de voir clair. Y a pas une seule à qui on peut faire confiance si on lui tourne le dos. Combien des fois que je me suis envoyé des femmes mariées, des mères de famille. C’est dégoûtant, ce qu’elles font toutes. »
Il enleva le fusil de ses genoux et l’appuya contre la mitrailleuse. « Comme si c’était pas assez moche avec tout ce qu’on a ici pour se faire de la bile, des gars comme ce foutre de Roth qui s’endort quand il est de garde, des corvées qu’il faut surveiller pour qu’un homme il travaille pas plus que sa part, des pensées où qu’on se demande tout le temps si c’est aujourd’hui le jour qu’on sera amoché, des idées que quand on sera à l’hosto la femme elle aura la décence de tenir ses jambes fermées, et puis non, y en a pas une qui vaut une crotte de bique. Oui, pendant qu’on est là nous autres à se crever la peau dans le métier militaire que c’en est dégueulasse — et puis nom de Dieu qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Je devrais plus y penser parce que ça vous enlève la confiance en soi et que je me sentirais plus fort, mais comment faire sans ces garces de femmes et rien d’autre à quoi penser. Tous on y pense, c’est sûr.
« Et juste maintenant qu’est-ce qu’elle fait ? Juste maintenant elle est probablement au pieu avec un gars et ils s’imaginent ce qu’ils yont faire avec les dix mille dollars qu’ils toucheront quand je casserai ma pipe. Eh bien je m’en vais leur jouer un tour, je vais pas être tué dans cette sacrée guerre, et puis je m’en vais t’envoyer dinguer ma femme, et puis je m’en vais enlever le gros lot. Va y avoir des tas de moyens -de faire du fric après la guerre pour des gars qu’ont pas peur de mettre la main â la pâte, et j’ai pas peur. Tous ici ils disent que je suis un bon sergent. Je suis peut-être pas aussi bon éclaireur que Martinez et j’ai peut-être pas ae la glace dans mes veines comme Croft, mais je suis régulier et je prends mon boulot au sérieux. Je suis pas comme Red qui pense jamais qu’à tirer au flanc ou à trouver des combines au lieu de bosser, je fais vraiment tout ce que je peux pour être un bon sergent parce que si tu réussis dans le métier militaire y a pas une place au monde où c’est que tu réussiras pas. Si t’as une chose à faire tu peux aussi bien la faire comme il faut, voilà ce que je pense. »
L’artillerie se mit à tirer sans interruption pendant plusieurs minutes, et il écouta la canonnade avec une attention soutenue. « Les copains y prennent pour leur compte, se dit-il. C’est sûr et certain. Les Japonais attaquent, et les gars de la section ils sont juste au milieu e la bagarre. C’est pas une chanceuse, notre section, y a pas à chiquer qu’on a le mauvais lot, mais tout ce que je demande c’est qu’y a personne de bousillé cette nuit. » Il regarda droit devant lui, dans le noir. « J’ai bien de la chance d’être ici, se dit-il ; je suis bien content que je suis pas dans les chaussures de Martinez. Ça va drôlement chauffer cette nuit, et je suis pas bon. J’en ai eu ma part à cavaler dans un champ avec une mitrailleuse qui me crachait dans le dos ou à nager dans la flotte la fois que les Japonais ils nous ont canardés avec leurs canons antiaériens. Je suis fier d’être sergent, mais y a des fois que je voudrais être tout juste un simple biffin et ruer dans les brancards comme un Roth. Faut que je me débrouille tout seul parce que personne le fera pour moi. et j’ai assez sué comme ça pour pas me faire bousiller maintenant. »
Il éprouva du doigt un des ulcères qui couronnaient sa bouche. « Nom de Dieu, se dit-il, j’espère seulement qu’y a personne d’amoché cette nuit.
Le convoi de camions s’avançait obstinément dans un lit de boue. Bien que l’escouade de la section de reconnaissance n’eût quitté le bivouac que depuis une heure, il semblait à chacun que le voyage durait depuis un long temps. Comme il y avait vingt-cinq hommes par camion et seulement douze places assises, plus de la moitié des occupants s’entassaient sur le plancher dans un fouillis de jambes, d’armes et de bardas. Tous fondaient en sueur dans les ténèbres, et la nuit paraissait extraordinairement dense. Flanquant la route, la jungle exsudait l’humidité.
Personne n’avait rien à dire. Quand ils prêtaient l’oreille, ils pouvaient entendre la tête du convoi qui ahanait le long d’une côte. Parfois le camion qui les suivait s’avançait assez près, et alors ils distinguaient ses lumières camouflées, pareilles à deux minuscules chandelles dans la brume. Un brouillard flottait sur la jungle et, dans le noir, les hommes se sentaient dénudés.
Wyman était assis sur son barda. Quand il fermait les yeux et se laissait aller au roulis du camion, il se faisait l’impression d’être dans le métro. La tension s’était un peu relâchée qui l’avait saisi quand Croft était venu leur dire d’emballer leurs frusques et de se tenir prêts, et maintenant son esprit flottait entre l’ennui et de vagues ressouvenances. Il pensait au temps où il avait accompagné sa mère dans un voyage en autobus, de New York à Pittsburgh. Ca été tout de suite après la mort de son père, et sa mère allait voir ses parents à elle pour des questions d’argent. La démarche s’était révélée vaine, et à leur voyage de retour, dans un autobus de nuit, lui et sa mère avaient parlé de leur situation et décidé qu’il devrait chercher du travail. Il y repensait avec une sorte d’étonnement. C’avait été la nuit la plus importante de sa vie, et maintenant il faisait un autre voyage, bien plus mémorable, sans qu’il eût la moindre idée comment cela finirait. Il se sentit majeur, presque mûr, pendant un moment : ces choses eurent lieu peu d’années auparavant, et les voici déjà insignifiantes. Il essaya d’imaginer le front, la bataille, reconnut qu’il lui était impossible de se les figurer. Il s’était toujours représenté une bataille comme quelque chose de violent, qui se poursuivait sans arrêt, durant des jours et des jours. Mais depuis son arrivée dans la section rien ne s’était produit. Pendant plus d’une semaine tout avait été paisible et délassant.
« Est-ce que tu crois qu’on sera vraiment dans la bagarre, Red ? demanda-t-il doucement.
— Demande au général », gouailla Red. Il aimait bien Wyman, mais il s efforçait de paraître inamical parce que le jeunot lui rappelait Hennessey. La nuit à venir lui inspirait la plus profonde répugnance. Il avait participé à tant de combats, connu tant de terreurs, vu tant d’hommes tués, qu’il ne se faisait plus d’illusions quant à sa propre invulnérabilité. Il savait qu’il pouvait être tué ; c était quelque chose qu’il avait accepté, qu’il avait entouré d’une coquille protectrice pour mieux s’en isoler — si bien qu’il y pensait rarement. Toutefois, depuis quelque temps, il se trouvait en proie à une inquiétante sensation qu’il n’avait pas encore traduite en mots, et qui lui pesait. Jusqu’à ce que Hennessey fût tué, il avait regardé la mort de ceux qu’il avait connus comme quelque chose d’énorme et de dévastateur et d’insensé. Les tués étaient simplement ceux que l’on ne voyait plus autour de soi ; ils se confondaient avec ceux qui partaient à l’hôpital et n’en revenaient plus, ou avec ceux qui changeaient d’unité. Quand il lui arrivait d’entendre que tel homme de sa connaissance avait été tué ou grièvement blessé, il manifestait de l’intérêt, il se montrait même un peu affecté, mais c’était un genre d’émotion qu’il eût ressenti en apprenant qu’un sien ami s’était marié, ou avait perdu ou gagné une somme d’argent : tout juste une chose qui arrivait à quelqu’un de sa connaissance. Mais la mort d’Hennessey avait rouvert en lui une secrète angoisse. Le souvenir des paroles d’Hennessey se chargeait d’un sens si ironique, si évident, qu’il se découvrait sur les bords d’une insondable épouvante.
Dans le temps, sans autre retour sur lui-même que sa répugnance pour les peines et les misères des combats, dans le temps il était capable d’envisager avec une froide acceptation ce qu’il savait devoir être un dur engagement. Mais, maintenant, l’idée de la mort l’épouvantait de nouveau.
« Tu veux savoir ? dit-il à Wyman.
— Oui.
— Y a rien que tu peux y faire, alors la ferme. »
Wyman marqua le coup et se tut. Regrettant aussitôt sa
sortie, Red pécha dans sa poche une barre de chocolat, à moitié fondue et couverte de poussière de tabac. « Eh, tu veux du chocolat ? demanda-t-il.
— Oui, merci. »
La nuit pesait sur eux. Exception faite d’un grognement ou d’un juron occasionnels dus aux cahots, le silence régnait dans le camion. Pris séparément, chaque véhicule faisait tous les bruits qu’un camion pouvait faire : il grinçait, gémissait, bondissait dans les fondrières, clapotait dans la vase ; pris ensemble, ils émettaient un pot-pourri d’échos et de vibrations compliqués qui sonnaient comme un doux et continu ressac de la houle sur les flancs d’un navire. Inconfortablement étalés sur le plancher du camion, leur dos coincé contre les jambes de ceux qui étaient assis, leurs fusils calés au hasard ou maintenus tant bien que mal en travers sur leurs genoux, les hommes regardaient les ténèbres. Croft avait insisté pour qu’ils gardassent leurs casques, et Red suait sous e poids du sien. « On pourrait aussi bien porter un sac de sable », dit-il à Wyman.
Encouragé, Wyman demanda : « Je crois que ça va pas être drôle, hein ?
Red soupira, refoulant son impatience. « Ça sera pas trop moche, petite tête. T’as qu’à bien serrer le trou de ton cul, et le reste ira bien tout seul. »
Wyman rit paisiblement. Il aimait bien Red, et il se promit de ne pas le quitter. Les camions s’arrêtèrent, et les hommes se mirent à bouger, à se déplacer et à grogner, tout en essayant d’assouplir leurs membres engourdis ; puis, le menton sur la poitrine, ils attendirent patiemment. Leurs uniformes refusaient de sécher dans la lourde atmosphère nocturne. L’air était immobile, et ils se sentaient fatigués et somnolents.
Goldstein commença à s’agiter. Voyant qu’au bout de cinq bonnes minutes les camions n’avaient toujours pas démarré, il se tourna vers Croft. « Sergent, dit-il, est-ce que je peux descendre et jeter un coup d’œil pour voir ce qui nous arrête ?
— Bouge pas d’où que t’es, Goldstein, grogna Groft. Y a personne qui bougera d’ici pour aller se perdre dans le bled comme par hasard. »
Goldstein se sentit rougir. « Je ne songeais à rien de tel, fit-il. Je me suis seulement dit qu’il pourrait être dangereux d’être assis comme ça si des Japonais rôdaient autour. Comment savons-nous pourquoi les camions se sont arrêtés ? »
Croft bâilla, puis cingla d’une voix froide et égale. « T’en fais pas, t’auras de quoi te faire de la bile. Mais pour le quart d’heure t’as qu’à rester peinard et te bran-er la bite si que tu commences d’avoir les foies. C’est moi qui ferai les esprits supérieurs. » Quelqu’un pouffa à demi, et Goldstein se sentit blessé. Il se dit qu’il détestait Croft, et il se mit à ruminer sur les sarcasmes dont le sergent l’avait accablé depuis son arrivée dans la section.
Le convoi démarra par saccades, parcourut en première vitesse quelques centaines de mètres, s’arrêta de nouveau. Gallagher fit entendre un juron.
« Qu’est-ce qu’y a, petit, t’es pressé ? demanda Wilson avec douceur.
— On fera aussi bien d’arriver où c’est qu’on va. »
Ils restèrent sur place pendant plusieurs minutes, puis l’avance reprit. Une batterie, qu’ils venaient de doubler, faisait feu, et une autre, à quelques milles de là, était également entrée en action. Les obus sifflaient par-dessus le convoi, et les hommes écoutaient dans un silence morose. Une mitrailleuse se mit à tirer au loin, renvoyant l’écho de ses salves, — profonde et creuse sonorité d’un tapis qu’on bat. Martinez enleva son casque et se pétrit le crâne, sentant un marteau cogner dans sa tête. Un canon japonais entra en jeu, avec un cri aigu et pénétrant. Il y eut un flamboiement à l’horizon, et les hommes purent s’apercevoir les uns les autres. Leurs faces leur parurent blanches, puis bleues, comme s’ils s’étaient vus à travers une pièce sombre emplie de fumée. « On approche », dit quelqu’un. Quand le flamboiement se fut éteint ils virent une brume pâle à l’horizon et Toglio dit : « Quelque chose brûle.
— On dirait que ça chauffe dur, suggéra Wyman à Red.
— Nix, ils se tâtent les uns les autres, dit Red. Va v avoir bien plus de ce tonnerre de bruit si ça démarre vraiment. » Des mitrailleuses crépitèrent, puis se turent. Des mortiers atterrissaient quelque part avec un son plat et mat, et une autre mitrailleuse, bien plus loin, se mit à tirer de nouveau. Puis il y eut un silence. Les camions avançaient sur la route noire et boueuse.
Au bout de quelques minutes ils s’arrêtèrent une fois de plus. Quelqu’un, à l’arrière du camion, alluma une cigarette. « Eteins-moi ça », aboya Croft.
Le soldat, qui faisait partie d’une autre section, renvoya la balle. « Qui que t’es, toi ? J’en ai marre de poireauter.
— Eteins-moi ça », répéta Croft. Après une pause le soldat moucha sa cigarette. Croft se sentait irritable et nerveux. Il n’avait pas peur, mais il était impatient et sur le qui-vive.
Red se demanda s’il allait allumer une cigarette à son tour. Lui et Croft avaient à peine échangé quelques mots depuis leur querelle sur la plage, et il était tenté de le défier. Au fait, il savait qu’il ne le ferait pas, et il essayait de comprendre si c était parce qu’il ne fallait pas fumer, ou parce qu’il avait peur de Croît. < Merde, se dit-il. Je l’aurai quand il sera temps, ce fils de putain, et je suis vachement sûr d’avoir le dessus. »
L’avance reprit de nouveau. Au bout de quelques minutes ils entendirent des voix étouffées qui venaient de la route, puis leur camion tourna et descendit en se dandinant dans un passage perdu sous la vase. Le chemin était très étroit, et une branche d’arbre fouailla le camion. « Attention ! » cria quelqu’un. Tous s’aplatirent. " Red retira des feuilles qui s’étaient prises dans sa chemise, se piqua une épine dans le doigt. Il s’essuya la main sur son pantalon et se mit à la recherche de son barda, qu’il avait jeté dans le camion au moment de s’y embarquer. Ses jambes étaient engourdies, et il s’efforçait de les assouplir.
« Descendez pas avant qu’on vous dit », fit Croft.
Les camions s’arrêtèrent. Ils entendaient des hommes qui circulaient dans le noir. Tout était terriblement calme. Accroupis dans le camion, ils chuchotaient. Un officier frappa sur le panneau arrière. « Très bien, descendez et tenez-vous ensemble », dit-il. Ils commencèrent à sauter du camion, lents et incertains. Il fallait se laisser tomber de cinq pieds de haut, et ils ignoraient l’état du sol où ils devaient atterrir. « Baissez le panneau », fit quelqu’un, et l’officier aboya : « Ça va, les gars. Silence ! »
Quand ils eurent tous débarqué, ils attendirent sur place. Les camions remontaient sur la route pour un autre voyage. « Est-ce qu’il y a un officier ici ? » demanda l’officier.
Quelques hommes rirent sous cape. « Silence, taisez-vous, dit l’officier. Que les sergents des sections s’avancent. »
Croft et le sergent de la section Pioneer et Demolition s’avancèrent. « La plupart de mes hommes sont dans un autre camion », fit celui-ci. L’officier lui dit de rassembler ses hommes. Croft lui parla à voix basse pendant une bonne minute, puis dit aux siens : « Faut attendre. Allons nous mettre sous cet arbre. » Il y avait tout juste assez de visibilité pour distinguer l’arbre, et ils s’y dirigèrent lentement. « Où c’est qu’on est maintenant ? demanda Ridges.
— Deuxième bataillon, dit Croft. T’as travaillé tout ce temps-là sur la route et tu sais même pas où que t’es ?
— Crotte, quand je travaille je travaille, je perds pas mon temps à regarder », dit Ridges. Il pouffa nerveusement, et Croft lui dit de se taire. Ils s’assirent sous l’arbre et attendirent en silence. Une batterie camouflée dans un bosquet, à quelque cinq cents mètres de là, tira une salve qui illumina la place le temps d’une seconde. « Qu’est-ce qu’elle fait si près, cette artillerie ? demanda Wilson.
— C’est les canonniers », dit quelqu’un.
Wilson soupira. « Tout ce qu’on fait c’est d’être assis et de se mouiller la queue.
— Il me semble à moi, dit Goldstein cérémonieusement, qu’ils s’y prennent bien mal. » Il y avait de l’impatience dans sa voix, comme s’il espérait s’engager dans une discussion.
« Tu rouscailles de nouveau, Goldstein ? » demanda Croft.
« L’antisémite », pensa Goldstein. « J’exprime seulement mon opinion, dit-il.
— Opinion ! cracha Croft. C’est bon pour une sacrée bande de femelles, les opinions. »
Gallagher émit un rire paisible et moqueur. « Hé ! Goldstein, tu veux pas une tribune ?
— Tu n’aimes pas plus que moi la vie dans l’armée », dit Goldstein doucement.
Gallagher se tut un instant, puis ricana. « Mes balles, dit-il. Qu’est-ce qu’y a ? Tu veux un peu de gefüllte fish ? » Il se tut de nouveau, puis, comme enchanté tout à coup par ce qu’il venait de dire, il ajouta : « C’est ça, ce qu’il a besoin Goldstein, c’est un peu de ce foutre de poisson farci. Une mitrailleuse se mit à tirer, qui sembla toute proche à cause de la nuit.
« Je n’aime pas ta façon de t’exprimer, dit Goldstein.
— Tu sais ce qui te reste à faire », dit Gallagher. Il était un peu honteux, et, pour s’étourdir, il ajouta sauvagement : « Va te faire foutre…
— Je te défends de me parler sur ce ton », dit Goldstein. Sa voix tremblait. Il sentait un tumulte en lui, il était révolté à l’idée de se battre avec Gallagher, et cependant il en reconnaissait l’inévitable nécessité. « Les goyim, c’est tout ce qu’ils savent faire, se battre à coups de poing », pensa-t-il.
Red s’en mêla. Il sentait venir le malaise qu’un étalage d’émotions provoquait toujours en lui. « Allez, calmons-nous, bougonna-t-il. Vous aurez toutes les bagarres que vous voulez dans une petite minute, les gars. Se tabasser à cause de l’armée ! Moi, depuis le jour qu’ils ont mis Washington sur un cheval, on a pas fini d’etre on pleine merdasse.
— T’as tort, Red, l’interrompit Toglio. C’est pas bien de parler comme ça de George Washington. »
Red s’assena une claque sur le genou. « T’es un vrai petit scout, s’pas, Toglio ? T’aimes les drapeaux, hein ? »
Toglio songea à une histoire qu’il avait lue jadis,, L’Homme sans Patrie. Red était comme cet homme-là. « Je pense qu’il y a des choses dont il faut pas se moquer, dit-il sévèrement.
— Tu veux que je te dise quelque chose ? »
Toglio savait qu’il fallait s’attendre à une nasarde. « Quoi ? demanda-t-il malgré lui.
— La seule chose qui cloche avec cette armée, c’est qu’elle a jamais perdu une guerre. »
Toglio était scandalisé. « Tu penses que nous devrions perdre celle-ci ?
— Qu’est-ce que j’ai contre ces sacrés Japonais ? s’emporta Red. Tu crois que ça me fera quelque chose s’ils gardent cette foutue jungle ? Je me fiche pas mal que Cummings décroche une autre étoile.
— Le général Cummings il est un brave type, dit Martinez.
— Y a pas un seul officier au monde qu’est un brave type, prononça Red. C’est tous une bande d’aristos, qu’ils pensent. Le général Cummings vaut pas mieux que moi. »
Leur voix commençait à se donner. de l’amplitude. « Pas si fort », dit Croft. La conversation l’ennuyait. C’était toujours ceux qui ne fichaient jamais rien, qui rouscaillaient.
Goldstein n’avait pas arrêté de trembler. Si intense était son sentiment d’humiliation, que des larmes jaillissaient de ses yeux. L’interruption de Red l’avait contrarié ; les paroles de Gallagher lui avaient infligé une telle souffrance, qu’il éprouvait un besoin désespéré d’y réagir. Il savait cependant que s’il ouvrait la bouche il se mettrait à pleurer de rage ; aussi gardait-il le silence, s’efforçant de regagner son calme.
Un soldat s’approcha d’eux. « C’est vous les gars Reconnaissance ? demanda-t-il.
— Oui, dit Croft.
— Bon. Vous voulez me suivre ? »
Ils ramassèrent leurs affaires et se mirent en marche dans le noir. Il était difficile de voir celui qui vous précédait. Quand ils eurent parcouru quelques centaines de mètres, le soldat qui leur servait de guide s’arrêta. « Attendez ici », dit-il.
Red jura. L’artillerie recommençait à tirer, avec un bruit qui résonna très fort. Wilson laissa tomber son barda. « Dans une demi-minute y a un pauvre couillon qui va l’avoir sur le coin de la gueule », chuchota-t-il. Il soupira, s’assit sur le sol humide. « On penserait pourtant qu’y a mieux à faire pour une escouade que de marcher en rond toute la nuit. Je sais plus si que j’ai chaud ou froid. » Une lourde et moite brouillasse rampait au ras du sol, et les hommes frissonnaient et transpiraient dans leurs uniformes trempés. Des obus japonais atterrissaient à un mille de là, et les hommes écoutaient en silence.
Une section défila devant eux, levant un tintement de canon de fusil contre la tôle des casques. Une fusée monta tout près, et dans la lueur qui s’ensuivit les hommes eurent l’air de silhouettes noires qui se déroulent en face d’un projecteur. Leurs fusils faisaient des saillies bizarres, et leurs bardas leur donnaient une apparence difforme et biscornue. Le bruit de leur marche était confus ; comme celui du convoi, il ressemblait au murmure du ressac. La lueur de la fusée s’éteignit, et la colonne passa son chemin, traînant dans son sillage le doux cliquetis métallique de ses fusils. Une escarmouche éclata à quelque distance de là, et ils entendirent la sonorité caractéristique des fusils japonais. « Écoute-les, dit Red à Wyman. Tic-boum, tic-boum. Tu peux pas t’y tromper. » Des fusils américains retournèrent le feu, produisant un écho plus puissant, semblable à des coups de ceinture sur le plat d’une table. Wyman bougea nerveusement. « A quelle distance tu crois qu’ils sont, les Japonais ? demanda-t-il à Croft.
— Du diable si je sais. Tu les verras bien assez vite, petit gars.
— Mon œil, qu’il verra, dit Red. On va poireauter ici toute la nuit. »
Croft laissa filer un crachat. « C’est pas toi qui trouveras à y redire, pas vrai, Valsen ?
— Pas moi. Je suis pas un héros. »
Quelques soldats passèrent dans le noir, quelques camions y firent halte. Wyman se coucha sur le sol. Il avait un peu de chagrin que, pour sa première nuit au front, il eût sommeil. Sa chemise, quoique trempée, buvait l’humidité du sol, et il se rassit en frissonnant. L’air était suffocant. Si seulement il pouvait allumer une cigarette.
Une demi-heure s’écoula avant qu’il leur fût ordonné de se remettre en marche. Croft se leva et suivit le guide, et les autres se traînèrent dans son ombre. Le guide les conduisit dans un bouquet d’arbrisseaux où une section d’hommes se tenait autour de six canons antichars. C’était des arme/ de petit calibre, de six pieds de long, au fût très svelte. Sur un terrain plat et dur, un homme aurait pu tirer son canon sans trop de difficulté.
« On monte au premier bataillon avec les gars des antichars, dit Croft. Faut qu’on coltine deux de ces canons. »
Il leur dit de se rassembler autour de lui. « Je sais pas comment qu’elle va être, cette gadouille de piste, dit-il, mais c’est pas difficile à deviner. On sera au milieu de la colonne, nous autres, alors je vais nous partager en trois groupes de trois hommes. Comme ça y aura un groupe au repos à tour de rôle. Je prends Wilson et Gallagher, Martinez peut prendre Valsen et Ridges, et toi Toglio tu auras ce qui reste — Goldstein et Wyman. »
Il s’en fut parler à un officier pendant quelques secondes. « Bon, le groupe de Toglio prendra le premier repos », dit-il quand il fut de retour. Il passa derrière un des canons et lui donna une secousse. « Il va être lourd, le fils de pute. » Wilson et Gallagher se mirent à haler avec lui, et les autres sections, divisées à leur touf en groupes de trois par canon, commencèrent à s’ébranler. Ils traversèrent le camp et sortirent par une ouverture dans les fils barbelés, flanquée d’une mitrailleuse. < Amusez-vous bien, les gars, fit le mitrailleur.
— Va te faire foutre », lui répondit Gallagher. Le poids du canon se faisait déjà sentir dans ses bras.
La colonne, d’une cinquantaine d’hommes, s’avançait très lentement le long d’une piste au cœur de la jungle. Au bout d’une centaine de mètres il leur devint impossible de se distinguer les uns les autres. Les branches se rejoignaient au-dessus de la piste, et les hommes se faisaient l’impression de tâtonner dans un tunnel sans limites. Leurs jambes s’enfonçaient dans la boue profonde, et bientôt leurs bottes furent tapissées de gros quartiers de fange. Ils s’élançaient de l’avant, parcouraient quelques pieds, s’arrêtaient, donnaient un autre coup de collier, s’arrêtaient de nouveau. Environ tous les dix mètres le canon s’enlisait, et les trois hommes consumaient ce qui leur restait de vigueur pour le dégager de son ornière et pour le haler d’une quinzaine de pieds -— jusqu’à ce que leur élan perdit de sa force. Tirant, poussant, s’embourbant, la colonne tout entière ahanait et trébuchait pas à pas le long de la piste. Ils s’agglutinaient et se scindaient dans le noir, un attelage talonnant l’autre ou bien s’attardant si loin en arrière qu’à la fin la ligne se brisa en nombre de segments qui se tortillaient comme un ver coupé dont les tronçons continuent à s’agiter. Le pire avait échu au trio qui fermait la marche. Les hommes et les canons qui le précédaient avaient réduit la piste à l’état d’un marécage, en sorte que deux équipes devaient parfois se prêter la main pour transporter la pièce à bras d’homme au-dessus d’un endroit infranchissable.
La piste était très étroite. De grosses racines les faisaient trébucher continuellement, et les branches et les épines leur écorchaient le visage et les mains jusqu’au sang. Ne pouvant se rendre compte, dans les ténèbres qui les enveloppaient, où et comment la piste tournait, il leur arrivait de la quitter à la suite d’une pente, pour atterrir dans quelque fondrière où les avait entraînés leur canon. Ils devaient alors se débattre dans la broussaille en se protégeant les yeux avec leurs bras, et s’épuiser dans une lutte pénible pour ramener la pièce sur le chemin.
Malgré le danger d’une embuscade, il ne leur était pas possible de garder le silence. Les canons grinçaient et craquaient, ils produisaient des bruits de succion avec leurs pneus dans la vase, et les hommes juraient désespérément, haletaient en s’aidant de sanglots comme des lutteurs au terme d’un long combat. Voix et" commandements se répercutaient en un chœur d’ahans et de blasphèmes, pour expirer dans un bruit rauque d’hommes écrasés sous l’effort. Au bout d’une heure, pour eux, rien ne subsista de la réalité fors ces canons qu’il leur fallait tirer toujours plus avant le long de la piste. La sueur imbibait leurs uniformes et noyait leurs yeux. Ils se colletaient, ils se débattaient à l’aveuglette avec leur charge, et ils juraient tout en progressant par bonds, de quelques" pieds chaque fois, désormais inconscients de ce qu’ils faisaient.
Quand une équipe était relevée, les trois hommes titubaient à la hauteur de leur pièce, tâchant de regagner leur souffle, ou bien ils restaient en arrière pour se donner une seconde de répit. Toutes les dix minutes la colonne s’arrêtait, pour permettre aux traînards de rattraper leur retard. Pendant ces haltes les hommes s’étalaient à même dans la boue. Ils se faisaient l’impression d’être à la tâche depuis des heures ; ils suffoquaient, et leur estomac se contractait comme s’il eût été vide. Certains commencèrent à se débarrasser de leur barda, à ôter leur casque, à les semer sur la piste. L’air était insupportablement chaud sous la voûte de la jungle, où l’ombre de la nuit n’avait nullement dissipé la chaleur du jour. Marcher là-dedans était comme tâtonner dans un placard sans issue gorgé de vêtements de velours.
Pendant l’une des haltes l’officier qui dirigeait la colonne se mit à la recherche de Croft. « Où est le sergent Croft ? » cria-t-il. Sa question fut reprise par les hommes le long de la piste et transmise à Croft.
« Ici », cria Croft à son tour. Ils s’avancèrent l’un à la rencontre de l’autre, trébuchant dans la boue.
« Comment vont vos hommes ? demanda l’officier.
— Ils vont bien. »
Ils s’assirent sur le côté de la piste. « Erreur, d’avoir entrepris ça, hoqueta l’officier. Faut passer, pourtant. »
Le corps noué et sec de Croft avait relativement bien résisté à l’effort, mais sa voix était coupée et les mots éjaculaient de sa bouche, courts et rapides. « Loin encore ? demanda-t-il.
— Un mille… un mille encore. Plus de la moitié du chemin, je crois. On n’aurait jamais dû entreprendre ça.
— Ils en ont besoin d’urgence, de ces canons ? »
L’officier garda un court silence, s’efforçant de parler naturellement. « Je le pense… ils n’ont pas d’armes contre les tanks, là-bas., en ligne. Nous avons repoussé une attaque deux heures plus tôt… au troisième bataillon. Ordre d’amener des antichars au premier bataillon. Suppose qu’ils s’attendent à un assaut, là-bas aussi.
— Vaut mieux y aller », dit Croft. Il se sentait dédaigneux à l’endroit de cet officier, qui avait cru devoir lui parler. Il aurait dû être capable de s’occuper tout seul de son boulot.
« Je suppose, oui ». L’officier se leva, s’appuya un instant contre un arbre. « Si vous tombez en panne avec un canon, faites-moi savoir. Un ruisseau à traverser… là devant. Mauvais endroit, je crois. »
Il s’en fut en tâtonnant, et Croft s’en retourna à son canon. La colonne s’était allongée sur deux cents mètres. Ils se remirent en marche. Une ou deux fois une fusée répandit une blême, bleuâtre lueur au-dessus d’eux, une délicate lueur qui se perdait dans l’épais du feuillage. Le bref instant de clarté les surprenait a leurs canons, dans l’attitude classique de l’effort où se voyaient le style et la grâce des bas-reliefs antiques. Leurs uniformes étaient doublement noircis, sous l’effet de l’eau et de la boue ; et leurs faces, sous l’éclat diffus, apparaissaient blanches et contorsionnées. Même les canons avaient une beauté svelte et articulée, semblables à des insectes assis sur leurs pattes antérieures. Puis les ténèbres se rabattaient sur eux en tournoyant et la colonne aveugle poussait de l’avant — une file de fourmis qui traîne la charge vers la fourmilière.
Ils avaient atteint cet état de fatigue où tout devient haïssable. Un homme glissait dans la boue et il y restait, la respiration rauque, sans désir de se relever. Ses compagnons s’arrêtaient, attendaient — privés de mouvement, qu’il se relevât. S’il leur restait une trace de souffle, ils juraient.
« Putain de merde de boue !
— Lève-toi ! criait quelqu’un.
— Magne-toi ! Enfourne-le, ce sacré bordel de canon !
— Laisse-moi. Je suis bien où que je suis, y a rien de mal avec moi. Je suis bien, laisse-moi.
— Lève-toi, enfant de pute ! »
La peine reprenait jusqu’à la halte suivante — à quelques mètres plus loin. Dans ces ténèbres la distance n’avait aucune signification, ni le temps non plus, lis n’avaient plus chaud ; ils frissonnaient et tremblaient dans la nuit humide, ils n’étaient que fange et bran ; ils puaient, mais non plus d’une puanteur animale ; la nauséabonde pourriture de la jungle avait pénétré leur peau, et un relent putride d’humus et de fèces emplissait leurs narines. Tout ce qu’ils savaient c’était qu’ils devaient aller de l’avant ; et si l’idée du temps effleurait leur esprit, c’était que chaque seconde s’accompagnait d’un hoquet de nausée.
Wyman se demandait pourquoi il ne s’écroulait pas. Son souffle s’échappait de lui en de longues, brûlantes secousses, les courroies de son paquetage l’écorchaient, ses pieds étaient en feu, et il n’aurait même pas été capable e parler car un feutre de laine semblait tamponner sa poitrine et sa gorge et sa bouche. Il n’était plus conscient de la puissante, fétide puanteur qui levait de son uniforme. Quelque part profondément en lui-même quelque chose s’étonnait de son endurance. Il était naturellement paresseux, ne travaillant jamais plus qu’il n’y était obligé, et il évitait de son mieux la peine, l’effort musculaire, l’essoufflement, le goût de la fatigue. Il avait eu de vagues rêves d’héroïsme, présumant que cela lui vaudrait quelque fabuleuse récompense qui lui faciliterait l’existence et résoudrait son problème de subvenir aux besoins de sa mère. Il avait une copine, et il voulait l’éblouir avec ses ficelles. Mais il avait toujours imaginé la guerre comme quelque chose d’excitant, sans peines ni misères. Il s’était vu chargeant des mitrailleuses dans un terrain découvert, sans que, pour avoir couru trop loin sous un barda trop pesant, des pointes dans ses côtes eussent jamais dérangé son imagination.
Il n’avait pas songé qu’il serait enchaîné à un monstre de métal inanimé, avec lequel il devrait se colleter jusqu’à ce que, ses bras pris de tremblements, il fût prêt à s’écrouler ; il n’avait certes jamais pensé qu’il aurait à tituber le long d’une piste au milieu de la nuit, avec ses chaussures enfoncées dans la vase. Il s’attelait au canon, il le soulevait — avec Goldstein et Toglio — quand il s’embourbait dans une ornière, mais d’un effort désormais automatique ; c’est à peine s’il se rendait compte d’un surcroît de souffrance quand il fallait tirer la pièce par les moyeux. Ses doigts avaient perdu leur force préhensile, et souvent ses mains glissaient désespérément sur l’affût, sans l’entamer.
La colonne avançait encore plus lentement qu’au départ, et parfois un quart d’heure s’écoulait avant qu’un canon fût déplacé d’une centaine de mètres. Çà et là un homme s’évanouissait, qu’on abandonnait sur le côté de la piste en attendant qu’ il revînt à lui et regagnât son équipe.
Un message, finalement, fut transmis le long de la colonne : « Ne lâchez pas, nous sommes presque arrivés », et le temps de quelques minutes cela agit comme un stimulant — au point que les hommes mirent un renouveau d’espoir dans leur tâche. Mais, bientôt, ne découvrant après chaque tournant que de nouvelles ténèbres et de nouvelles boues, ils furent repris par un accablement sans limites. Il leur devenait de plus en plus difficile de persévérer ; et après chaque arrêt ils se sentaient sur le point d’abandonner.
Le ravin qu’ils devaient traverser, situé à quelques centaines de pieds en deçà du premier bataillon, était bordé par un talus abrupt qui aboutissait au fond d’un ruisseau empierré, pour remonter de même vers l’autre versant — haut de cinq mètres environ. C’était le ruisseau dont avait parlé l’officier. Aux approches du ravin la colonne tout entière s’arrêta, et les traînards purent rejoindre. Chaque équipe dut attendre que celle qui la précédait eût traversé le ruisseau. L’entreprise, à cause de l’obscurité, fut très difficile, et elle prit un long temps. Les hommes devaient se laisser aller le long du talus avec leur pièce tout en s’efforçant d’éviter qu’elle ne leur échappât des mains, ils devaient la porter par-dessus les pierres glissantes qui encombraient le lit du ruisseau, ils devaient la hisser au faîte de l’autre versant. Le pied n’avait pas de prise sur la pente visqueuse des talus ; tel canon, qui plus d’une fois avait atteint le sommet du versant, était descendu à reculons avec son équipe d’hommes accrochés à ses roues.
Quand le tour de Wyman, de Toglio et de Goldstein fut venu d’avancer leur pièce, une demi-heure s’était écoulée pendant laquelle ils avaient pu récupérer un peu de leurs forces. Ils avaient retrouvé leur souffle, et tout en basculant leur canon sur la crête du talus ils se dirigeaient les uns les autres à coups de gosier. Le canon se mit à tirer vers le bas, et ils devaient lui résister désespérément pour l’empêcher d’aller s’écraser au fond du ravin. L’effort draina le peu de forces qu’ils avaient récupérées, et quand ils eurent porté la pièce au pied de l’autre versant ils étaient aussi exténués qu’au pire moment de l’équipée.
Ils firent une halte de quelques minutes pour regagner le peu d’énergie qui leur restait, puis ils entreprirent l’assaut du talus. Toglio soufflait comme un taureau, et ses commandements avaient une sonorité rauque et pressante : on eût dit qu’il les arrachait violemment depuis le dedans de son corps. « Vas-y, pousse… pousse », grondait-il, et tous trois luttaient pour faire rouler le canon. Il leur résistait, il leur opposait son inertie et sa traîtrise, et la force commençait a s’en aller de leurs membres tremblants. « Tiens-le, criait Toglio, le laisse pas filer ! » Ils se raidissaient derrière le canon, faisant de leur mieux pour caler leurs jambes dans l’argile visqueuse. « Pousse encore ! » criait-il, sentant la machine s’avancer de quelques pieds. Wyman se disait qu’une tige d’acier se tendait dangereusement à l’intérieur de son corps, que dans un instant elle allait se détendre. Ils s’arrêtèrent de nouveau, puis de nouveau furent de l’avant d’un mètre. Lentement, minute après minute, ils se rapprochaient du sommet. Ils en étaient peut-être à quatre pieds, quand Wyman perdit les dernières réserves de ses forces. Il lutta pour conserver un lambeau d’énergie dans ses membres secoués de tremblements, mais il parut s’écrouler tout d’une pièce, et il resta stupidement calé derrière le canon, ne le supportant plus qu’avec le poids de son corps fléchi. La pièce se mit à glisser, et il se jeta de côté. Toglio et Goldstein restèrent agrippés chacun à son moyeu. Quand Wyman eut lâché prise, il leur sembla que quelqu’un les poussait vers le bas. Goldstein tint bon jusqu’à ce que la roue eût débloqué ses doigts un à un, puis il eut tout juste le temps de crier un avertissement à Toglio. L’instant d’après la machine s’écrasa au fond du ravin. Elle avait rebondi sur les pierres, et une de ses roues se voila complètement. Ils se mirent à la tâter dans le noir, comme des chiots qui lèchent les plaies de leur mère. Wyman sanglotait d’épuisement.
L’accident fut cause d’une grande confusion. L’équipe de Croft venait derrière la leur. « Qu’est-ce qui vous arrête ? commença-t-il à crier. Qu’est-ce qui se passe là en bas ?
— On a eu… un accident, cria Toglio de retour. Attends ! » Lui et Goldstein réussirent à coucher le canon sur le côté. « La roue est foutue, cria-t-il de nouveau. On peut plus le faire rouler. »
Croft jura. « Sortez-le du passage. »
Ils essayèrent, mais ne purent pas le faire bouger. « On a besoin d’aide », cria Goldstein. Croft jura de nouveau, puis lui et Wilson se laissèrent glisser lé long du talus. Tous ensemble ils culbutèrent la nièce à plusieurs reprises. Sans dire mot Croft s’en retourna à son canon, et Toglio avec les deux autres grimpèrent leur talus et s’en furent en trébuchant par la piste en direction du bivouac du premier bataillon. Ceux qui les y avaient précédés s’étalaient immobiles sur le sol. Toglio s’allongea dans la boue, et Wyman et Goldstein se couchèrent près de lui. Aucun d’eux n’ouvrit la bouche. Parfois un obus explosait quelque part dans la jungle ; leurs jambes alors se contractaient, et c’était là leur seul signe de vie. Il y avait un mouvement continuel autour d’eux, et les bruits de la bataille se faisaient plus proches et plus hargneux. Des voix sortaient de la nuit, quelqu’un criait : « Où est le train de ravitaillement pour la compagnie B ? » et la réponse arrivait, lointaine et amortie, sans que les hommes étalés sur le sol y fissent la moindre attention. Parfois l’un d’eux devenait conscient de l’agitation nocturne ; le temps de quelques secondes son esprit se concentrait sur le tumulte qui émanait de la jungle, puis de nouveau la stupeur le gagnait.
Croft et Wilson et Gallagher amenèrent leur canon peu de temps après, et Croft se mit à appeler Toglio.
« Qu’est-ce que tu veux ? Je suis ici », dit Toglio. Il n’avait pas envie de bouger.
Croft s’approcha et s’assit près de Toglio. Son souffle était long et lent, comme celui d’un coureur après une course. « Je m’en vais voir le lieutenant… lui dire la chose du canon. Comment c’est arrivé ? »
Toglio se souleva sur son coude. L’idée de donner des explications lui répugnait, et il était confus. « Je ne sais pas, dit-il. J’ai entendu Goldstein qui criait attention, et c’est juste alors qu’on a lâché tout. » Il détestait de présenter des excuses à Croft.
« Goldstein cria, hein ? demanda Croft. Où il est ?
— Je suis ici, sergent, fit la voix de Goldstein dans le noir.
— Pourquoi t’as crié : attention ?
— Je ne sais pas. J’ai senti tout à coup que je ne pouvais plus tenir. Quelque chose me l’a arraché des mains.
— Qui était l’autre ? »
Wyman se dressa. « Je suppose que c’est moi. » Sa voix était sans force.
« C’est toi qu’as lâché ? »
Wyman sentit une trace de peur à la pensée de l’avouer à Croft. 4 Non, dit-il. Non, je, pense pas. J’ai entendu Goldstein crier, et alors le canon s’est mis à me monter dessus. Je me suis jeté en arrière pour l’éviter. » Déjà il 11e savait plus tout à fait comment la chose s’était passée exactement, et une partie de son moi s’efforçait de le persuader qu’il disait la vérité. « Je suppose que c’est ma faute », laissa-t-il échapper honnêtement, pris d’un accès surprenant de honte ; mais si faible fut le son de sa. voix qu’elle parut manquer de sincérité, et Croft se dit qu’il essayait de protéger Goldstein.
« Voui », dit-il. Un spasme de rage le saisit, tandis qu’il se tournait vers Goldstein. « Dis donc, Israël, fit-il.
— Mon nom n’est pas Israël, dit Goldstein avec colère.
— Je me fous comment qu’il est, ton nom. La prochaine fois que tu nous joues un sale truc comme celui-ci, je m’arrange pour te faire passer devant un conseil de guerre.
— Mais je ne crois pas que ça soit moi qui ai lâché », protesta Goldstein faiblement. A son tour il commença à douter de lui-même. Le souvenir de ses sensations successives, au moment où le canon s’était mis à lui échapper des mains, était trop confus pour qu’il pût se sentir dans son droit. Il avait cru que Wyman avait lâché le premier ; mais quand celui-ci eut admis sa faute, Goldstein éprouva un moment de panique : comme Croft, il pensa que Wyman voulait le protéger. « Je ne sais pas, dit-il. Je ne crois pas que je l’aie fait.
— Tu crois pas, coupa Croft. Depuis que t’es dans la section, Goldstein, t’as jamais rien fait que d’avoir des idées sur ce qu’on devrait faire pour que tout marche mieux. Mais quand s’agit de faire un boulot, t’es toujours en train de ruer dans les brancards. J’en ai marre de me faire emmerder par toi. »
Une fois de plus Goldstein se sentit en proie à une colère impuissante. Son agitation, qu’il était incapable de contrôler, l’emportait sur son ressentiment et paralysait sa parole. Des larmes de frustration lui montèrent aux eux. Sa colère se retournait contre lui-même et l’accablait d’une honte innommable. « Oh ! je ne sais pas, je ne sais pas », se répétait-il.
Les sensations de Toglio oscillaient entre le soulagement et la pitié. Il était content que la responsabilité pour la perte du canon ne pût lui être imputée, et en même temps il regrettait qu’un autre eût à en pâtir. Le souvenir de l’effort commun contre l’inertie de la pièce était encore très vif en lui, et il se disait — pauvre Goldstein, c’est un brave gars, il n’a pas eu de veine.
Wyman était trop exténué pour penser clairement. Après avoir déclaré que c’était sa faute il se sentit réconforté en découvrant que, après tout, il n’était pas à blâmer. Au fait, son épuisement le mettait dans l’incapacité de réfléchir d’une façon cohérente ou, en vérité, de se rappeler quoi que ce soit. Convaincu désormais que c’était Goldstein qui avait lâché le canon, il s’abandonnait à une sensation de sécurité. La seule image réelle qui lui restait se rattachait à l’agonie qu’il avait endurée lors de leur tentative d’escalader le talus. « J’aurais lâché deux secondes plus tard s’il ne l’avait pas fait », songea-t-il avec un vague sentiment d’affection à l’endroit de Goldstein.
Croft se leva. « Bon, voilà une pièce qu’on récupérera pas de sitôt, dit-il. Je parie qu’elle moisira là-bas jusqu’à la fin de la campagne. » Sa rage le mettait à un doigt de frapper Goldstein. Il les quitta sans rien ajouter et se mit à la recherche de l’officier gui avait dirigé la colonne.
Les hommes s’accommodaient à même le sol et s’endormaient. Des obus explosaient dans la jungle, mais ils n’y faisaient guère attention. Pareille à un orage qui ne se décide pas à éclater, la bataille avait menacé depuis la tombée du jour, et il aurait fallu maintenant un feu de barrage pour les faire bouger. D’ailleurs, ils étaient trop las pour se creuser des trous.
Il fallut à Red plus longtemps qu’aux autres pour s’endormir. Froid et humidité attaquaient ses reins, dont il souffrait depuis des années. Ils lui faisaient mal en ce moment et il se tournait et se retournait, cherchant à se rendre compte s’il souffrirait moins en exposant son dos à l’air nocturne ou au contraire en le mettant à plat sur le sol trempé. Il demeura un long temps éveillé, son esprit évoluant à l’intérieur d’un cadre étroit fait de lassitude et de tristesse. Il pensait à la fois où il s’était trouvé sans travail dans une petite ville du Nebraska, cherchant l’occasion de s’embarquer dans un train de marchandises pour quitter le pays. Il lui paraissait très important en ce temps-là de ne pas mendier sa pitance, et il se demandait s’il aurait encore de ces orgueils. Oh ! j’ai été un dur alors, se dit-il. La belle jambe que ça me fait. L’air était froid sur son dos, et il se retourna. Il lui semblait que toute sa vie il avait couché dans des endroits nus et humides, aspirant à un peu de chaleur. Il songea à un vieux chemineau disant : « Cinquante cents en poche et l’hiver qui s’amène », et un peu de tristesse l’envahit — comme alors, en ces crépuscules froids d’octobre. Son estomac était vide. Il se leva après un instant d’hésitation, se mit à fourrager dans son sac, mâcha une barre de fruit compressé qu’il arrosa d’une gorgée d’eau de son bidon. Bien que sa couverture fût encore trempée par suite de l’orage, il S’en enveloppa et s’en trouva un peu mieux. Il essaya de s’endormir, mais ses reins le faisaient trop souffrir et il se rassit, fouillant dans ses cartouchières a la recherche de son trousseau de pansements où il prit le petit sac de papier qui contenait des pastilles calmantes. Il en avala la moitié et vida à demi ce qui lui restait d’eau dans son bidon. Il pensa d’abord ingurgiter la totalité de ses pastilles, mais. il se rappela qu’il en aurait peut-être besoin si jamais il était blessé. Son abattement redoubla à cette idée. Il se mit à regarder fixement dans le noir, et peu à peu il put discerner les corps affalés tout autour de lui. Toglio ronflait. Il entendit Martinez qui murmurait quelque chose en espagnol avant de s’écrier : « Je pas tuer Japonais, mon Dieu, je pas tuer lui. » Red soupira et se recoucha « Où sont ceux qui dorment en paix ? » pensa-t-il.
Une ancienne colère commençait à monter en lui. « Je me fous de tout », se dit-il, écoutant avec inquiétude le sifflement d’un obus. On eût dit des branches d’arbre dans un vent d’hiver. Il se revit marchant à grandes enjambées sur une route nationale, à la tombée du jour.. C’était dans une des villes minières de l’est du Pensylvania et il regardait les mineurs au volant de leurs Ford déglinguées, leur visage encore noir de suie et de poussier de charbon. Cela ne ressemblait pas du tout au pays minier du Montana qu’il avait quitté des années auparavant, et c’était pourtant la même chose. Il se revoyait faisant de grands pas et tout en marchant il rumine, il pense. aux choses de chez lui, puis quelqu’un l’invite à monter dans une bagnole et ils boivent un pot dans un bar plein de bruit. Il y a quelque chose de beau dans cette tombée de jour vue rétrospectivement, de même que dans la brève vision d’un autre moment — quand il quitte une ville étrangère tapi à l’ombre d’un wagon de marchandises. Mais ces instants-là n’étaient que des lueurs dans la longue et grise suite du temps. Il soupira de nouveau, comme pour ressaisir quelque chose du grand savoir qu’il venait d’entrevoir. On réussit jamais à avoir ce qu’on veut, se dit-il, trouvant plaisir à remâcher ses peines. Il commençait à s’endormir, et il se-couvrit la tête de son avant-bras. Un moustique se mit à chanter autour de son oreille et il le laissa faire, espérant qu’il s’en irait. Le sol semblait grouiller d’insectes. La vermine, ça, au moins je m’y connais, pensa-t-il. Pour une raison quelconque cette réflexion le fit sourire.
La pluie recommença, et il se cacha la tête sous la couverture. Son corps s’abîmait lentement dans une somnolence lasse, mais par tranches, en quelque sorte, par intervalles, une partie de son être à la fois, au point que longtemps après qu’il eut cessé de penser, un segment de son cerveau continua à percevoir la crampe ou la trémulation qui s’emparaient de ses membres. Le bombardement devenait soutenu, et à un demi-mille de là une mitrailleuse faisait feu. Dormant presque tout à fait, il vit Croft qui étalait une couverture sur le sol. La pluie persévérait. Il cessa bientôt d’entendre le bombardement, mais même quand il fut complètement endormi une zone de son cerveau continua à enregistrer les événements. Bien qu’il n’en eût pas gardé le souvenir lors de son réveil, il entendit des hommes en marche, et il eut conscience que d’autres hommes traînaient les antichars à travers le bivouac. « Les Japonais poussent une pointe en direction du camp, se dit-il dans le sommeil. Ils vont le protéger maintenant. » Il était probablement fiévreux.
Il se réveilla en entendant crier : « Reconnaissance ! Où est Reconnaissance ? » Le rêve qu’il eut reflua lentement, et il resta couché, à moitié endormi, entendant Croft qui sautait sur ses jambes, criant : « Ici ! Par ici ! » Sachant qu’il lui faudrait se lever à son tour dans peu de minutes, il s’emmitoufla plus profondément dans sa couverture. Il avait mal par tout le corps, et -il savait qu’en se levant il serait raide comme un piquet. « Allons les gars, debout ! cria Croft. Allez, debout, faut qu’on déménage ! »
Red dégagea son visage. Il pleuvait toujours, et sa main se mouilla au contact de la couverture. Quand il aura remis sa couverture dans son sac, son sac lui aussi sera mouillé. Il se racla la gorge avec déplaisir et cracha à deux reprises. Il avait un goût infect dans la bouche. Gallagher s’assit à son tour, en grognant. « Nom de Dieu d’armée ! Pourquoi qu’ils nous laissent pas pioncer ? C’est-y qu’on s’est pas assez crevé cette nuit ?
— On est des héros », dit Red. Il se leva et se mit à plier sa couverture. Elle était trempée d’un côté, crottée de l’autre. Il avait dormi avec son fusil près de lui, abrité sous la couverture, mais l’arme elle aussi était mouillée. Il se demandait depuis combien de temps il n’avait plus été au sec. « Merde de jungle, dit-il.
— Allez, les gars, du courage », dit Croft. Une fusée flamboya au-dessus de la brousse, tremblotant sur leurs uniformes mouillés. Red remarqua que la boue recouvrait le visage de Gallagher, et quand il se passa les mains sur son propre visage il les ramena souillées de fange. « Montre-moi le chemin du pays, fredonna-t-il. Je suis las et je veux aller au lit.
— Tu parles », fit Gallagher. Ils finirent de boucler leurs sacs ensemble. La fusée s’éteignit, et le retour des ténèbres les aveugla pour un moment. « Où c’est qu’on va ? demanda Toglio.
— A la compagnie A, dit Croft. Ils s’attendent d’être attaqués, là-bas.
— C’est sûr qu’on est une section qu’a pas de veine, soupira Wilson. Heureusement qu’on en a fini avec ces canons antitanks. Je jure que je me battrais contre un tank avec mes mains nues, avant que je coltine de nouveau un de ces fils de pute de canons »
L’escouade se forma en file indienne et se mit en marche. Le bivouac du premier bataillon n’était guère grand, et au bout d’une demi-minute ils atteignirent l’ouverture dans les barbelés. Martinez, qui ouvrait la marche, s’avançait précautionneusement le long de la piste en direction de la compagnie A. Sa somnolence avait disparu, et il était sur le qui-vive. Bien qu’il ne pût rien voir, quelque sens spécial semblait le diriger dans les tournants de la piste, de sorte qu’il n’errait que rarement. Il devançait le gros de l’escouade d’une trentaine de mètres, et se trouvait complètement isolé. Si quelque Japonais s’était embusqué le long du chemin, il eût été le premier à tomber dans lé piège. Mais il n’avait pas très peur. Ses terreurs fonctionnaient dans l’abstrait ; aussitôt qu’il devait conduire ses hommes, son courage lui revenait. Dans cet instant son esprit était centré autour d’une série de sons et de pensées. Son ouïe explorait la jungle, attentive à tout bruit qui eût indiqué une présence suspecte sur les bas-côtés de la piste ; en même temps elle percevait avec déplaisir les trébuchements et les murmures des hommes qui le suivaient. Son esprit enregistrait les sons intermittents de la bataille et s’efforçait de les classifier ; chaque fois qu’une éclaircie dégageait le ciel, il y cherchait. la Croix du Sud pour déterminer la direction que prenaient les tournants de la piste ; chaque fois que cela lui était possible il faisait une note mentale de quelque point de repère, qu’il ajoutait à ceux qu’il avait observés précédemment. Au bout d’un laps de temps il se mit à ressasser une antienne — arbre en travers. Au fait, il n’avait aucune raison de le faire : ce chemin menait simplement du premier bataillon à la compagnie A. Mais il avait acquis cette habitude lors des premières patrouilles, et il s’y conformait instinctivement.
Une paisible fierté occupait une partie de ses pensées : il était celui dont dépendait la sécurité de l’escouade. Fortifiante idée, qui le soutenait au milieu des dangers devant lesquels sa volonté et son corps eussent fléchi. Au cours de la marche avec les canons antichars il avait été bien des fois sur le point d’abandonner ; contrairement à Croft, il n’avait mis aucun orgueil dans l’accomplissement de cette besogne. Il eût parfaitement consenti à reconnaître que la tâche dépassait ses forces, mais il y avait cette partie de son être qui l’entraînait à faire des choses qu’il craignait et détestait. Sa fierté d’être sergent constituait le noyau autour duquel évoluaient la plupart de ses actes et de ses pensées. « Personne voit dans le noir comme Martinez », se dit-il. Il écarta une branche de son bras étendu et, pliant avec aisance sur ses genoux, il passa sous l’obstacle. Ses pieds étaient endoloris et ses épaules et son dos lui faisaient mal, mais c’étaient là des maux dont il ne se préoccupait plus ; il menait son escouade, et c’était bien suffisant en soi.
L’escouade s’étirait derrière lui, et chacun des hommes qui la composaient éprouvait toutes sortes d’émotions. Wilson et Toglio avaient sommeil. Red, sur le qui-vive, broyait du noir : il avait un mauvais pressentiment. Gold-tv in se sentait misérable et amer ; l’effort de se traîner le long d’une piste dans les heures noires du petit matin, le rendait maussade et triste. Il se voyait mourant, sans ami pour le pleurer. Wyman avait perdu la force de récupérer ; il avançait péniblement, dans un état de stupeur, indifférent à ce qui allait lui arriver. Ridges était las et patient ; il ne pensait pas à ce que les heures à venir allaient lui apporter, et il ne s’abîmait pas davantage dans la contemplation de ses membres endoloris ; simplement, il avançait, et son esprit flottait au gré d’un courant paresseux.
Et Croft, Croft était tendu et passionné et impatient. Toute la nuit il avait pesté contre la corvée qui échut à son escouade. Les bruits de la bataille n’avaient pas cessé de l’exciter. Son esprit s’exaltait au ressouvenir de ses pensées lors de la mort d’Hennessey. Il se sentait fort et sans fatigue et capable de n’importe quoi ; ses muscles étaient aussi éreintés que ceux de n’importe lequel de ses hommes, mais il avait abstrait son esprit de son corps. Il était affamé de la dure et rapide pulsation qu’il ressentirait dans sa gorge après avoir tué un homme.
Sur les cartes un demi-mille seulement séparait le premier bataillon de la compagnie A, mais la piste faisait tant de crochets et de virages que la distance effective était d’un bon mille. Les hommes étaient devenus maladroits, et leur pas se faisait incertain. Leurs sacs s’affaissaient, les fusils glissaient de leurs épaules. La piste était informe ; originellement une voie de gibier, elle avait été partiellement élargie, mais par endroits elle était restée en l’état. On ne pouvait y marcher sans s’écorcher aux branches qui dépassaient des deux côtés. La jungle y était impénétrable, et il eût fallu une heure pour se tailler un chemin de cent pieds en dehors de la piste. Il était impossible d’y voir quoi que ce soit dans la nuit, et l’exhalaison du feuillage mouillé était suffocante. Les hommes devaient marcher à la queue-leu-leu, les uns sur les talons des autres. A trois pieds de distance ils se perdaient de vue, et ils avançaient lourdement en s’agrippant à la chemise de leur voisin. Martinez, qui les entendait, pouvait
Juger de leur éloignement : ils trébuchaient et se télescopaient comme des enfants qui jouent dans le noir. Ils se courbaient presque en deux, et ils en souffraient cruellement. Leurs corps se décomposaient ; ayant mangé et dormi à contresens depuis nombre d’heures, ils lâchaient des gaz dont l’odeur devenait nauséabonde dans l’air vicié. Les hommes en queue souffraient le plus ; ils se couvraient la bouche et juraient, retenaient leur respiration, frissonnaient de fatigue et d’écœurement. Gallagher, qui se trouvait au bout de la colonne, toussait de temps à autre, et blasphémait. « Arrêtez de péter, sacré nom de Dieu ! criait-il, et les hommes devant se redressaient un peu et riaient.
— Tu bouffes du caca, hein, petite tête ? » murmura Wilson, tandis que les autres se mettaient à pouffer.
Certains s’endormaient tout en marchant. Leurs yeux clos depuis presque le commencement de la marche, ils s’assoupissaient à l’instant où leur pied quittait le sol, se réveillaient quand leur pied touchait le sol. Depuis plusieurs minutes Wyman se traînait sans plus rien ressentir ; son corps était complètement engourdi. Lui et Ridges sommeillaient continuellement, et çà et là, sur un parcours de dix ou de quinze mètres, ils s’endormaient tout à fait. Il leur arrivait de dérailler et d’aller se cogner stupidement dans les broussailles avant que de regagner leur équilibre. Ils faisaient alors un bruit qui semblait terrifiant dans la nuit, et les hommes se rendaient compte avec inquiétude combien près ils se trouvaient de la bataille. A un demi-mille devant on entendait une fusillade.
« Dieu de Dieu, chuchotait l’un d’eux, pouvez pas rester tranquilles ? »
Ils devaient être en route depuis une bonne demi-heure, mais les premières minutes passées personne ne songea au temps. Se courber en deux, glisser dans la boue, se retenir à deux mains sur celui qui les précédait, était devenu leur unique réalité ; la piste était un calvaire, et ils ne se préoccupaient plus où ils allaient. Pour la plupart d’entre eux la fin de la marche vint en surprise. Martinez était revenu sur ses pas et leur avait dit de se tenir coi. « Ils vous entendent venir depuis dix minutes », chuchota-t-il. Un silence se coucha sur les hommes et ils firent les cent derniers mètres à pas feutrés, ridiculement précautionneux, tous leurs muscles raidis chaque fois qu’ils avançaient la jambe.
Il n’y avait ni barbelés, ni terrain défriché à la compagnie A. La piste s’y divisait en une fourche quadruple, dont chaque branche menait vers un poste différent. Un soldat vint à leur rencontre à l’endroit où la piste se divisait et les mena le long de l’une des branches en direction de quelques petites tentes piquées sous le feuillage. « J’ai la deuxième section, dit-il à Croft. Je suis juste à une centaine de mètres vers le bas de la rivière. Ton escouade peut dormir dans ces trous cette nuit, et monter la garde ici même. Y a deux mitrailleuses pour vous.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Croft.
— Ché pas. J’ai entendu dire qu’ils s’attendent à une attaque à l’aube, sur tout le long de la ligne. On a été obligé d’envoyer une section à la compagnie C au début de la nuit, et on est resté moins qu’une section à garder tout cet avant-poste. » Il se passa la main sur la bouche, avec un bruit de froissement. « Allez, viens que je te montre la place », ajouta-t-il, saisissant Croft par le coude. Croft libéra son bras ; il détestait qu’on le touchât.
Ils s’avancèrent de quelques pas le long de la piste, jusqu’à ce que le sergent de la compagnie A. se fût arrêté devant un trou. Il y avait là une mitrailleuse, avec son canon pointé à travers une frange d’arbrisseaux. Croft regarda à travers les feuilles et put voir, dans la faible lueur de la lune, un cours d’eau bordé de chaque côté d’une bande de sable. « Quelle profondeur, la rivière ? demanda-t-il.
— Ben, quatre, cinq pieds peut-être. C’est pas cette eau qui les arrêtera.
— D’autres avant-postes en avant d’ici ? demanda Croft.
— Rien. Et les Japonais savent exactement où nous sommes. Ont envoyé des patrouilles. » Il s’essuya de nouveau la bouche et se redressa. « Viens que je te montre l’autre mitrailleuse. » Ils suivirent une piste taillée grossièrement dans la jungle, à une dizaine de mètres de la grève. Des grillons grillotaient très fort, et le soldat eut un frisson. « Voilà l’autre, dit-il. Ici c’est le flanc. » Il glissa un coup d’œil à travers les broussailles et sortit sur la bande de sable. « Regardé », dit-il. Croft le suivit. A une cinquantaine de mètres sur leur droite s’élevaient les contreforts de Watamaï. Croft regarda en l’air. Les falaises montaient presque verticalement sur un millier de pieds. Malgré l’obscurité il les sentait planer au-dessus de lui. Il força sa vue, pensant apercevoir une trouée de ciel au-delà des falaises, mais tout n’était que ténèbres, il ressentit un curieux tressaillement. « Je savais pas qu’on était si près, dit-il.
— Oh ! oui. C’est bon et c’est mauvais. On a pas besoin de s’en faire qu’ils nous contournent de ce côté-ci, mais on est quand même le flanc. Si jamais ils cognent dur ici, y a pas grand-chose pour les arrêter. Il rentra dans les broussailles, exhalant son souffle avec lenteur. « Je te le dis, ces deux nuits qu’on a passées ici me donnent la chair de poule. Vise-moi cette rivière. Quand y a beaucoup de lune tout ça se met à briller, et t’attrapes la tremblote à la regarder. »
Croft demeura à la lisière de la jungle, regardant le cours d’eau qui, à quelques mètres à peine des falaises, tournait à droite et coulait parallèlement à la montagne, en direction des lignes japonaises : de cet endroit-ci il serait en mesure de voir tout le terrain. Sur la gauche, la rivière s’en allait tout droit pendant plusieurs centaines de mètres, comme une route dans la nuit, prise entre deux talus de haute herbe. « Où est-ce que vous êtes, vous autres ? » demanda-t-il.
Le soldat pointa en direction d’un arbre qui se projetait légèrement au-dessus de la jungle. « On est juste de ce côté-ci de cet arbre. Si t’as besoin d’y aller, reviens à la fourche et prends la piste à l’extrême droite en venant d’ici. Appelle « Buckeye » quand tu t’amènes.
— Bien », dit Croft. Ils parlèrent encore pendant quelques minutes, puis le soldat se tâta à l’endroit de ses cartouchières. « Jésus, je te le promets, ça te rend fou de passer la nuit ici. De la brousse, y a que ça, et toi au bout avec rien d’autre que cette saloperie de mitrailleuse. » Il mit son fusil en bandoulière et s’en fut par la piste. Croft le suivit du regard pendant un moment, puis s’en retourna à ses hommes. Ils l’attendaient à côté des trois petites tentes, et il leur indiqua l’emplacement des deux mitrailleuses. Il leur dit brièvement ce qu’il avait appris, désigna les hommes de garde. « Il est après minuit maintenant, fit-il. On va être quatre à l’un des postes, cinq à l’autre. On changera de garde toutes les deux heures. Le poste qu’aura quatre hommes recevra le cinquième au second tour. » Il les divisa, prit pour lui-même le premier tour de garde à la mitrailleuse sur le flanc. Wilson s’offrit pour le premier tour à l’autre mitrailleuse. « Quand j’ai fini, je veux dormir tout mon saoul, dit-il. J’en ai marre qu’on me réveille juste quand je commence d’avoir un bon rêve. »
Les hommes sourirent tristement.
« Puis écoutez, ajouta Croft, si jamais y a du grabuge ceux qui dorment ont qu’à se lever sacrément dare-dare et se cavaler pour nous donner un coup de main. Y a que deux mètres de vos tentes à la mitrailleuse de Wilson, et y a guère beaucoup plus jusqu’à la mienne. Faudrait pas que ça vous prend plus dé trois heures pour vous amener. » De nouveau un ou deux hommes sourirent. « Bon, c’est tout », dit Croft. Il les laissa et s’en fut vers sa mitrailleuse.
Il s’assit sur le rebord du trou et regarda à travers les broussailles en direction de la rivière. La jungle l’entourait complètement, et maintenant, n’étant plus actif, il se sentit très las et un peu déprimé. Pour y parer, il se mit à reconnaître les divers objets dans le trou. Il y avait là trois caissons qui contenaient des bandes pour la mitrailleuse et une rangée de sept grenades nettement alignées au pied de l’arme, plus une boîte avec des fusées et leur fusil. Il le prit, rabattit avec calme la culasse, y glissa une fusée, arma le chien. Puis il posa le fusil à la portée de sa main.
Quelques obus passèrent en murmurant au-dessus de lui. Il fut un peu surpris de constater combien près ils avaient atterri, de l’autre côté de la rivière. A cette distance le bruit de leur explosion résonna très fort ; des éclats de shrapnel ! cinglèrent la cime des arbres qui l’entouraient. Il cassa une tige, la porta à sa bouche, se mit à la mâcher pensivement. Il supposait que le tir venait de la compagnie A, et il s’efforçait de déterminer quelle piste, à partir de la fourche, l’y mènerait au cas ou il devrait se replier avec ses hommes. Il était patient maintenant, et tout à fait à son aise ; l’anticipation qu’il eut d’un combat possible se trouvait neutralisée par le danger même de leur situation, et il se sentait calme, de sang-froid, et très fatigué.
Les obus de mortier tombaient peut-être à une cinquantaine de mètres sur le devant de la section qui se trouvait à sa gauche, et Croft cracha avec flegme. Le tir était trop court pour une simple opération de harcèlement ; quelqu’un avait entendu quelque chose dans la jungle de I autre côté de la rivière, sinon ils n’auraient jamais tiré au mortier si près de leur propre position. Sa main explora de nouveau le trou et découvrit un téléphone de campagne. Il prit le récepteur, écouta calmement. C’était une ligne à circuit ouvert, restreinte probablement à la section de compagnie A. Deux hommes parlaient d’une voix si basse qu’il dut faire un effort pour les entendre.
« Allonge d’une cinquantaine de pieds, et après réduis d’autant.
— T’es sûr qu’y a là des Japonais ?
— Je jure que je les ai entendus parler. »
Croft regarda fixement à travers la rivière. La lune s’était dégagée d’entre les nuages, et les grèves de chaque côté du cours d’eau brillaient d’un halo argenté. La jungle, en face, paraissait impénétrable.
Derrière lui les mortiers firent feu de nouveau, avec un son net et cruel. Il vit les obus atterrir dans la jungle, puis gagner la rivière par volées successives. Un mortier répondit de la rive japonaise et à un quart de mille environ sur sa gauche il put entendre plusieurs mitrailleuses s’arroser les unes les autres dans un vacarme irrégulier. Il décrocha le téléphone, siffla dans le récepteur. « Wilson, chuchota-t-il. Wilson ! » Il n’y eut pas de réponse, et il débattit s’il devait gagner le trou de Wilson. En silence, il se mit à le maudire de n’avoir pas découvert le téléphone, puis se réprimanda lui-même de ne l’avoir pas remarqué à temps. Il regarda à travers la rivière. « Le joli sergent. que je suis », se dit-il.
Son ouïe s’accordait sur toutes les sonorités de la nuit ; elle les tamisait, les sélectionnait d’expérience. Qu’un animal fît du bruit dans sa tanière, qu’un grillon grésillât, et il n’y prêtait aucune attention : son ouïe les méconnaissait. Dans ce moment-ci il percevait le son étouffé d’un glissement qu’il reconnaissait comme ne pouvant être que celui d’un homme qui se déplace le long d’une piste dans la jungle. Il scruta du regard l’autre rive, s’efforçant de déterminer l’endroit où le feuillage était le moins dense. En un point, entre sa mitrailleuse et celle de Wilson, il v avait un bouquet de cocotiers assez clairsemés pour que des hommes pussent s’y assembler ; comme il y regardait, il eut la certitude d’y entendre quelqu’un bouger. Sa bouche se durcit. Sa main tâta la crosse de la mitrailleuse et, lentement, il pointa l’arme sur le bouquet de cocotiers. Le bruissement se faisait plus audible ; on eût dit que des hommes rampaient dans les broussailles de l’autre côté de la rivière, face à son arme. Croft avala sa salive. De minuscules pulsations semblaient battre dans ses membres, et sa tête était aussi vide et aussi abominablement consciente que s’il l’avait plongée dans un seau d’eau glacée. Il mouilla ses lèvres et se déplaça légèrement, avec la sensation qu’il pouvait entendre le travail de ses muscles.
Le mortier japonais fit feu de nouveau, et il sursauta. Les obus tombaient en direction de la section sur sa gauche. Leur bruit discordant lui était pénible. A force de scruter la rivière où se reflétait la lune, il commençait d’avoir la berlue ; il lui semblait qu’il pouvait voir des têtes tournoyer dans le courant. Il baissa les yeux sur ses genoux pour un instant, puis les reporta de nouveau sur l’autre rive. Il dirigeait son regard légèrement à gauche ou à droite du point où il pensait que les Japonais pouvaient se trouver : sa longue expérience lui avait appris que pour voir un objet dans l’obscurité il ne fallait pus le regarder directement. Quelque chose sembla bouger dans le bouquet d’arbres, et un nouveau filet de sueur coula le long de son dos. Il se tortilla inconfortablement Sa tension était intolérable, encore que non pas entièrement déplaisante.
Il se demanda si Wilson avait entendu les bruits, et en réponse à sa question il y eut le net, le haut cliquetis d’une mitrailleuse qu’on arme. Pour les sens aigus de Croft l’écho résonna tout le long de la rivière, et il ragea que Wilson eût révélé sa position. Le glissement dans les broussailles devint plus fort, et il eut la conviction qu’il pouvait entendre des chuchotements de l’autre côté du cours d’eau. Il tâtonna à la recherche d’une grenade et la plaça à ses pieds.
Puis il entendit un son qui lui perça les chairs. Quelqu’un appelait depuis l’autre rive : « Yank, Yank ! » Il demeura figé. La voix était fine et perçante, hideuse sous sa forme chuchotée. « C’est un Japonais », se dit-il. Il était incapable de bouger dans cet instant.
« Yank ! C’était lui qu’on appelait. Yank. Nous venir chercher toi, Yank. »
La nuit couchait une lourde, étouffante natte sur la rivière. Croft essaya de respirer.
« Nous venir chercher toi, Yank. »
Croft eut la sensation qu’une main s’était soudainement abattue sur son dos, qu’elle voyageait le long de sa colonne vertébrale pour le saisir par les cheveux. « Nous venons te chercher, Yank », s’entendit-il chuchoter. Il éprouvait l’agonisante impuissance de celui qui, dans un cauchemar, veut crier et ne peut émettre un son. « Nous venir chercher toi, Yank. »
Un terrible tremblement s’empara de lui pour un moment, et ses mains semblèrent gelées sur la mitrailleuse. L’intense pression à l’intérieur de sa tête lui devenait insupportable.
« Nous venir chercher toi, Yank, cria la voix.
— Venez me chercher fils de putain ! » hurla Croft. Il avait hurlé de toutes les fibres de son corps, comme s’il avait plongé dans une porte. de chêne.
Il n’y eut aucun son pendant-une dizaine de secondes
Peut-être, rien que l’éclat de la lune sur la rivière et le bourdonnement tendu, extasié des grillons. Puis la voix parla de nouveau : « Oh ! nous venir, Yank, nous venir. »
Croft coulissa et remit en place la culasse de sa mitrailleuse. Son cœur continuait à battre frénétiquement. « Recon… reconnaissance a vos armes ! » cria-t-il de toutes ses forces.
Une mitrailleuse se mit à fouailler sur l’autre rive, et il plongea dans son trou. Elle crachait des lumières blanches et vindicatives, semblables à des torches d’acétylène dans l’obscurité, avec un bruit terrifiant. Croft se dominait par le seul effort de sa volonté. Il pressa la détente de sa mitrailleuse, et elle bondit et gigota sous sa main. Les balles traceuses s’égaillèrent sauvagement dans la jungle, de l’autre côté de l’eau.
Mais le bruit, la vibration de son arme, le calmèrent. Il pointa en direction du feu des Japonais et lâcha une volée. Le manche rebondit contre son poing, et il dut l’affermir avec ses deux mains. La chaude odeur métallique du canon redonna un sens à ce qu’il faisait. Il plongea dans son trou dans l’attente de la réplique, frissonnant malgré lui au passage des balles.
Bii-youououou !… bii-yOouououou ! Ricochant sous l’impact, des débris l’atteignirent au visage sans qu’il s’en rendît compte. Il avait l’apparente insensibilité des hommes au combat. Il tressaillait au bruit, sa bouche se durcissait et s’amollissait, ses yeux s’écarquillaient, mais il était oublieux de son corps.
Il tira de nouveau — une longue et méchante volée, puis plongea dans son trou. Un cri effroyable monta dans la nuit, et le temps d’une seconde Croft sourit faiblement. « L’ai eu », pensa-t-il. Il vit le métal qui brûlait la chair, qui fracassait les os sur son passage. « Ayyyohhhh. » Il se figea sous le cri, et au cours d’un instant bizarre, d’un instant abstrait, il revécut tout l’ensemble des sons et des odeurs et des visions qui accompagnent le marquer au fer rouge des animaux. « Reconnaissance debout-bout ! » cria-t-il furieusement, lâchant une volée continue pendant une dizaine de secondes pour couvrir l’avance de ses hommes. Quand il s’arrêta de tirer il entendit un bruit de rampement derrière lui. « Reconnaissance ? » chuchota-t-il.
« Oui. » Gallagher se laissa glisser dans le trou. « Sainte mère Marie », murmura-t-il. Croft le sentait qui tremblait à ses côtés.
« Tais-toi ! » Il lui saisit le bras avec force. « Les autres, debout ?
— Oui. »
Croft regarda de nouveau à travers la rivière. Tout était silencieux ; les sursauts hachurés des mitrailleuses étaient oubliés comme autant d’étincelles évanouies d’une pierre à aiguiser. Maintenant qu’il n’était plus seul, il pouvait réfléchir à un plan. Savoir ses hommes avec lui, savoir qu’ils étaient éparpillés dans les broussailles entre les deux mitrailleuses, lui fit recouvrer son sens de commandement. « Ils vont nous attaquer bientôt », chuchota-t-il d’une voix rauque dans l’oreille de Gallagher.
Gallagher se remit à trembler. « Ohh ! tu parles d’un réveil, essaya-t-il de dire d’une voix qui s’éteignait.
— Regarde, chuchota Croft. Rampe le long de la ligne et dis-leur de ne pas tirer jusqu’à ce que les Japonais se mettent à traverser la rivière.
— Je peux pas, je peux pas », chuchota Gallagher.
Cröft fut sur le point de le frapper. « Va ! chuchota-t-il.
— Je peux pas. »
La mitrailleuse japonaise les cingla depuis l’autre rive. Les balles allèrent s’abîmer derrière eux, décousant des feuilles à leur passage. Leur tracé ressemblait à des éclairs rouges. On eût dit que mille fusils tiraient sur eux, et les deux hommes s’aplatirent dans le fond de leur trou. Les bruits craquaient sur leurs tympans. Croft avait mal à la tête. Le tir de sa mitrailleuse l’avait partiellement assourdi. Biiyouououou ! Des débris qui ricochaient les atteignirent. Cette fois Croft en ressentit la pluie sur son dos. Il essayait de prévoir le moment où il pourrait relever la tête et se remetttre à tirer. Le feu sembla diminuer, et il leva les yeux avec précaution. Biiyouououou, bii-youou-ouou ! Il se rejeta dans son trou. La mitrailleuse japonaise les canardait à travers les broussailles.
Il y eut un son aigu et perçant, et les hommes se couvrirent la tête de leurs bras. Baa-rououououm, baa-ro. uouououmm, rouououmm, rouououmm ! Des obus de mortier explosèrent tout autour d’eux, et quelque chose souleva Gallagher, le secoua, puis le laissa choir. « Oh ! mon Dieu », cria-t-il. Une motte de boue le frappa à la nuque. Baa-rououououmm, baa-rouououmm !
« Jésus, je suis touché, cria quelqu’un. Je suis touché, quelque chose m’a frappé. »
Baa-rouououmm !
Gallagher se révolta contre la force des explosions. « Arrêtez, je me rends, cria-t-il. Arrêtez !… Je me rends ! Je me rends ! »
Il ne savait plus, pour lors, ce qui le faisait hurler.
Baa-rouououmm, baa-rouououmm !
« Je suis touché, je suis touché », criait quelqu un. La mitrailleuse japonaise tirait de nouveau. Croft s aplatissait dans le fond de son trou, ses mains à plat sur le sol et ses muscles privés de mouvement.
Baa-rouououmm ! Tiiiiiiiin ! Le shrapnell chantait en s’éparpillant à travers le feuillage.
Croft saisit son fusil à fusées. Bien que le feu n’eût pas diminué, il entendit quelqu’un crier en japonais. Il pointa le fusil en l’air.
« Ils arrivent », dit-il.
Il fit partir la fusée et hurla : « Arrêtez-les ! »
Un cri aigu s’éleva dans la jungle, de l’autre côté de l’eau ; le cri de quelqu’un à qui on aurait broyé la jambe.
« Aaaiiiiii, aaaiiiiii ! »
La fusée jaillit au moment où les Japonais passaient à l’attaque. Croft eut l’incertaine sensation que la mitrailleuse japonaise les enfilait de biais et il se mit à tirer automatiquement, sans viser, mais tenant son arme bas et la faisant pivoter sur son axe. Il ne pouvait pas entendre le feu des autres armes, mais il voyait leurs canons cracher des flammes comme d’un tuyau d’échappement.
Il eut la saisissante image des Japonais courant vers lui à travers la rivière. « Aaaaiiiiiiiiiih ! » entendit-il de nouveau. Sous l’éclat de la fusée les Japonais avaient l’aspect roide et livide que prennent les choses dans le halo de l’éclair. Il ne voyait plus très clairement ; il n’aurait pas su dire, dans ce moment-là, où ses mains finissaient et où la mitrailleuse commençait ; il était perdu dans un vaste tourbillon de bruit, d’où çà et là un cri isolé se gravait pour un instant dans son esprit. Il n’eût jamais été capable de compter les Japonais qui chargeaient à travers ta rivière ; il savait seulement que son doigt était raidi sur la détente de son arme, et qu’il n’y mollirait pas. En ces rares moments il n’avait aucun sens du danger. Simplement, il continuait à faire feu.
La ligne des attaquants commençait à se briser. L’eau les ralentissait considérablement, et le feu concentré de la section de reconnaissance faisait rage parmi eux comme un vent dans un champ découvert, fis se mirent à trébucher sur les corps de ceux qui étaient tombés. Croft vit, derrière un des corps, un Japonais lever les bras comme pour s’agripper à quelque chose dans le ciel, et il lui tira dessus pendant ce qui parut être un long temps avant que les Bras de l’autre eussent retombé.
Il regarda sur la droite et vit trois hommes qui essayaient de traverser la rivière à l’endroit où celle-ci faisait un virage pour couler sur une ligne parallèle à la montagne. Il pivota sa mitrailleuse et les cribla de balles. Un des hommes tomba et les deux autres, après une halte indécise, se mirent à rebrousser chemin. Il n’eut pas le temps de les poursuivre ; quelques soldats avaient atteint son rivage et chargeaient sa mitrailleuse. Il tira sur eux à bout portant, et ils tombèrent à quelque cinq mètres de son trou.
Il tirait et tirait, courant de cible en cible avec le réflexe rapide d’un athlète qui bondit après la balle. Dès qu’il voyait des hommes tomber, il attaquait ailleurs. Les Japonais se divisèrent en petites bandes qui vacillaient et commençaient à battre en retraite.
La lueur de la fusée s’éteignit, et pour un moment Croft se trouva aveuglé par les ténèbres. Le silence avait envahi le noir, et il tâtonna à la recherche d’une autre fusée avec une hâte presque désespérée. « Où sont-elles ? chuchota-t-il à l’adresse de Gallagher.
— Quoi ?
— Merde. » Sa main avait découvert la boîte à fusées, et il rechargea le fusil. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité, et il hésita ; mais quelque chose bougeait sur la rivière et il fit partir la fusée. Dans la lumière qui se fit plusieurs soldats japonais furent surpris immobiles dans l’eau. Croft pivota sa mitrailleuse et leur tira dessus. Un des soldats resta debout un temps incroyable. Sa face était sans expression ; il eut un air absent et surpris alors même que les balles se logèrent dans sa poitrine.
Plus rien ne bougeait sur la rivière. Dans la lueur de la fusée les corps avaient un aspect aussi flasque et peu humain que des sacs de grain. Un des cadavres s’en allait avec le courant, la face dans l’eau. Sur la rive près de la mitrailleuse un autre Japonais restait couché sur le dos. Une large tache de sang s’écoulait de son corps, et son estomac, mis à l’air, bâillait comme les entrailles enflées d’un volatile. Obéissant à une impulsion Croft lui envoya une volée de balles, et un frisson de plaisir le parcourut à la vue du corps qui bougea sous l’impact.
Un homme blessé gémissait en japonais. Toutes les quelques secondes il poussait un cri, terrifiant sous la lueur cruelle de la fusée. Croft s’empara d’une grenade. « Ce fils de pute fait trop de bruit », dit-il. Il arracha la goupille et lança la grenade sur l’autre rivage. Elle tomba sur l’un des corps comme un sachet de fèves, et Croft se baissa en entraînant Gallagher avec lui. L’explosion, puissante et creuse à la fois, ressembla à un coup de souffle qui défonce les carreaux de fenêtre. Après un moment les échos se résorbèrent.
Croft se raidit, écoutant les bruits qui lui parvenaient à travers la rivière. Quiets et furtifs bruits de qui s’enfonce dans la jungle. « Flanquez-leur une volée ! » cria-t-il.
Tous se remirent à tirer, et, pendant une bonne minute Croft balaya la jungle par de courtes rafales. Il pouvait entendre le cognement soutenu de la mitrailleuse de Wilson. « Je crois qu’on leur a flanqué quelque chose de soigné », dit-il à Gallagher. La fusée s’éteignait, et il se redressa. « Qui a été blessé ? cria-t-il.
— Toglio.
— Grave ? demanda-t-il.
— Ça va aller, murmura Toglio. J’ai pris une balle dans le coude.
— Tu peux tenir jusqu’au matin ? »
Il y eut un bref silence, puis Toglio répondit faiblement : « Oui, ça va aller. »
Croft sortit de son trou. « Je m’amène, annonça-t-il. Tirez pas. » Il suivit la piste à la rencontre de Toglio. Red et Goldstein se tenaient à genoux près de lui, et Croft leur parla à voix basse. « Bien, dit-il. On va tous rester dans nos trous jusqu’au matin. Je crois pas qu’ils reviennent cette nuit, mais on sait jamais. Et que personne s’endorme. Y a qu’une heure avant l’aube, alors y a pas de quoi chialer.
— De toute façon je ne m’endormirai pas, souffla Goldstein. Tu parles d’un réveil. C’était la même chose que Gallagher avait dit.
— Oui, bon, moi aussi j’étais pas tranquille pour mon cul en attendant qu’ils s’amènent », dit Croft. Il frissonna dans le petit matin ; avec une pointe de honte au cœur il venait de comprendre que pour la première fois dans sa vie il avait réellement eu peur,. « Les fils de pute de Japonais », dit-il. Il avait repris le chemin de son trou, marchant sur ses jambes fatiguées. « Je hais ces bâtards », se dit-il. Une rage terrible dilatait son corps exténué.
« Un de ces jours je vais vraiment me payer un Japonais », grommela-t-il. La rivière emportait lentement les corps au gré du courant.
« Au moins, dit Gallagher, si des fois qu’on va rester ici un ou deux jours, au moins ces encules ils vont pas empester le coin, »