PREMIÈRE PARTIE

LA VAGUE

Personne ne pouvait dormir. Quand le matin sera venu les embarcations d’assaut seront mises à la mer et une première vague de troupes piquera à travers le ressac et débarquera sur la plage d’Anopopéi. Dans le convoi, à bord de chaque navire, l’on savait que dans quelques heures quelques-uns seraient morts.

Etalé sur sa couchette, yeux clos, un soldat repose. Il ne dort pas. Tout autour de lui, pareil au susurrement du ressac, il entend le murmure des hommes dans leur sommeil inquiet. « Je ne le ferai pas, je ne le ferai pas », crie quelqu’un dans son rêve. Le soldat ouvre les yeux et son regard qui fait lentement le tour du poste se perd parmi un fouillis de hamacs et de corps nus et d’équipement qui pendille. Il décide qu’il a envie d’aller aux latrines et, jurant un peu, il se désentortille, s’assied, la jambe pendue, le dos oppressé par la barre d’acier du hamac supérieur. Il soupire, prend ses chaussures qu’il a attachées à une épontille, se chausse avec lenteur. Sa couchette est la quatrième dans une rangée de cinq, et il se laisse descendre avec incertitude dans la demi-obscurité, de peur de marcher sur l’un de ceux qui gisent dans les hamacs inférieurs. En bas, il avance à travers un amoncellement de sacs et de balles, bute sur un fusil, se fraie un chemin vers la porte dans la cloison. Il passe dans un autre poste, tout aussi encombré, et finalement il arrive aux latrines.

L’air y est brûlant. Même à présent un homme accapare l’unique douche d’eau douce — cette douche qui reste occupée depuis que les troupes sont montées à bord. Le soldat passe outre les "parties de poker d’as qui se jouent dans les douches d’eau salée, et il s’accroupit sur l’humide plancher à claire-voie. Il a oublié ses cigarettes, et il en demande une à un homme assis à quelques pieds de là. Tout en fumant il regarde le plancher noir et humide couvert de mégots, et il écoute l’eau chasser dans les canalisations. Il n’a eu, au fait, aucune raison d’y venir, mais il continue à croupir parce qu’il y fait plus frais, et sue l’odeur des latrines, de saumure, de chlore, de métal douçâtre et gluant, oppresse moins que la lourde et fétide sueur du poste. Le soldat y reste un long temps, puis il se redresse lentement, remonte son pantalon, et il songe à l’effort de regagner sa couchette. Il sait qu’il y attendra l’aube sans pouvoir dormir et il se dit je voudrais qu’il soit temps déjà, je m’en fous, je voudrais qu’il soit temps déjà. Et tout en revenant sur ses pas il pense à une aube de son enfance, une aube sans sommeil parce que c’était son anniversaire et que sa mère lui avait promis une fête.

Tôt ce soir-là Wilson et Gallagher et le sergent-chef Croft avaient commencé une partie de poker à sept cartes avec deux plantons du Q. G. Ils avaient accaparé la seule place vide sur le plancher du poste où l’on pouvait voir après l’extinction des lumières. Mais même ainsi ils devaient loucher car l’unique ampoule qui brûlait au plafond était passée au bleu, et il était difficile de distinguer la couleur rouge de la noire. Ils jouaient depuis des heures, et ils se trouvaient dans un état proche de la stupeur. Quand la donne était médiocre, les enchères s’ensuivaient automatiquement, presque inconsciemment.

La chance de Wilson avait été bonne dès le commencement, mais après un tour où il gagna trois donnes de suite elle devint phénoménale. Il se sentait de bonne humeur. Une pile de livres australiennes s’entassait en un désordre extravagant sous ses jambes croisées, et encore qu’il sût que compter son argent porte malheur, il n’ignorait pas qu’il avait gagné une centaine de livres. Il en ressentait une épaisse et lascive sensation dans la gorge, une de ces sensations que lui valait toute espèce d’abondance. « Je te le dis, annonça-t-il à Croft de sa molle voix de méridional, ce drôle d’argent il va être ma perdition. Je pourrai jamais me reconnaître dans ces sacrées livres. Ils font tout à l’envers, ces Australos. »

Croft ne répondit pas. Il était légèrement perdant, mais ce qui l’ennuyait c’est qu’il ne cessait pas d’avoir de sales cartes de toute la nuit.

Gallagher grogna avec mépris. « Nom de Dieu, avec la chance que t’as, t’as pas besoin de te reconnaître dans ton argent. Tout ce qu’il te faut c’est un bras pour le ramasser. »

Wilson fit entendre un petit rire.  T’as raison, mon pote, mais c’est un bras drôlement costaud qu’il faudra. » Il rit de nouveau, avec une allégresse facile, presque enfantine, et il se mit à servir les cartes. C’était un grand bonhomme d’une trentaine d’années, avec une belle crinière d’un brun doré et une face saine et haute en couleur dont les larges traits avaient une coupe régulière. Assez bizarrement, il portait des lunettes rondes, cerclées d’argent qui lui donnaient à première vue un air studieux ou, du moins, une apparence ordonnée. Tandis qu’il servait, ses doigts semblaient savourer le contact des cartes. Il rêvait d’alcool, se sentant plutôt triste parce que malgré tout l’argent en sa possession il ne pourrait pas même se payer une pinte. « Vous savez, dit-il, le rire facile, j’en ai pourtant bu de la gnole, mais je peux jamais me rappeler le goût qu’elle a si j’ai pas la bouteille sous la main.  Il réfléchit une seconde, prêt à servir une carte, puis il pouffa : « C’est comme baiser. Un gars qui baise régulièrement et tout, eh bien, il peut jamais se rappeler comment que c’est quand il a rien à baiser. Et si c’est quand il a rien, c’est midi sonné pour se rappeler l’air que ça, un con. Y en avait une que j’ai eue, la femme d’un copain dans le bas de la ville, elle avait le plus formidable roulis de fesses qu’un gars peut rêver. Avec toutes les filles que j’ai eues, j’oublierai jamais cette petite garce. » Il secoua la tête en signe d’hommage, s’essuya le dos de la main sur son front haut et sculpté, se la passa sur sa crinière dorée, et pouffa joyeusement : « Mon pote, dit-il doucement, c’était comme plonger dans un tonneau de miel. » Il distribua deux cartes couvertes à chaque joueur, puis, au tour suivant, une troisième, à découvert.

Pour une fois Wilson eut une mauvaise main, et après être resté le temps d’un tour parce qu’il était gros gagnant, il quitta le jeu. « Quand on aura débarqué, se dit-il, il faut que je dégote un moyen pour me fabriquer de l’alcool. Y a un sergent de mess à la compagnie C qui a dû se faire ses deux gros mille en se faisant payer cinq livres le litre. Tout ce dont on avait besoin c’était du sucre et de la levure et de ces boîtes de pêches ou d’abricots. » Il sentit, par anticipation, une douce et tiède lueur dans sa gorge. Quoi, on pouvait en fabriquer même avec moins. Son cousin Ed, il s’en souvenait, en avait fait avec de la mélasse et du raisin, et ç’a été un article tout à fait décent.

Durant un moment, toutefois, Wilson se sentit découragé. S’il voulait s’en fabriquer, de cet alcool, il lui faudrait, une de ces nuits, voler sous la tente du mess les ingrédients et trouver une place où les cacher pour une couple de jours. Puis il lui faudrait un bon petit coin où laisser la liqueur une fois faite. Pas trop près du bivouac ou alors n’importe qui y buterait, et pas trop loin non plus si on avait envie de siroter un coup à la hâte.

Il allait y avoir un tas de problèmes à résoudre, à moins d’attendre jusqu’après l’attaque, quand on sera établi dans un camp permanent. Mais ça allait prendre du temps. Qui sait, trois ou peut-être quatre mois. Wilson commença à se sentir mal à l’aise. Dans l’armée, dès qu’un homme voulait obtenir quelque chose pour lui-même, c’était tout un casse-tête.

Gallagher, qui venait lui aussi d’abandonner la partie, regardait Wilson avec ressentiment. Il fallait quelqu’un comme ce crétin de vantard pour gagner toutes les grosses mises. Gallagher avait des remords de conscience. Il avait perdu au moins trente livres, presque une centaine de dollars, et bien que cet argent il l’eût gagné au cours de la traversée, cela ne l’excusait pas pour autant. Il pensait à sa femme, Mary, enceinte de sept mois, et il essayait de se rappeler comment elle était. Mais tout ce qu’il ressentait, c’était un sens de culpabilité. Quel droit avait-il de jeter de l’argent qu’il aurait dû envoyer à sa femme ? Il éprouvait une profonde et familière amertume ; tout, avec lui, devenait pouilleux tôt ou tard. Sa bouche se contracta. De quelque façon qu’il s’y prît, aussi durement qu’il travaillât, il semblait qu’il dût faillir en fin de compte. Devenant plus aiguë, son amertume le submergea pour un instant. Il y avait quelque chose qu’il souhaitait, quelque chose qu’il pouvait sentir, et qui lui filait entre les doigts tout en le bafouant. Il regarda un des plantons, Lévy, qui battait les cartes, et il donna du gosier. Ce juif avait une sacrée veine, et soudain, changée en rage, son amertume lui comprima la gorge d’où elle fusa dans un sourd vrombissement de jurons. « Ça va, ça va, fit-il. Si on les laissait faire, ces cartes, hein ? Arrête de les enculer, et qu’on joue. » Il prononçait les a et avalait les r à la façon des Irlandais de Boston. Tout en le regardant, Lévy l’imita : « Ça va, on les laisseaaa faire ces caaates, et qu’on joue. »

« Bien drôle, espèce de trou du cul », grommela Gallagher pour lui-même. C’était un homme de taille médiocre, avec un corps sec et noué qui donnait l’impression d’être tortu et revêche. Sa figure, qui s’y accordait, était petite et laide, marquée par les traces d’une acné qui lui faisait une peau grumeleuse, tachetée de rouge. C’était peut-être cette couleur, ou peut-être même la forme de son long nez irlandais, hargneusement oblique, qui lui donnait l’air d’être toujours courroucé. Il n’avait que vingt-quatre ans.

Un sept de cœur fut retourné. Il regarda précautionneusement ses deux cartes, découvrit que toutes deux étaient des cœurs, et il se permit un peu d’espoir. Il n’eut pas un seul floche de toute la nuit, et il se dit que c’était bien son tour : « Pas même eux me baiseront pas ce coup-ci », pensa-t-il.

Wilson misa une livre, et Gallagher renchérit. « Ça va, faisons-y un bon pot », grogna-t-il. Croft et Lévv suivirent, et quand le dernier joueur eut passé, Gallagher se sentit volé. « Qu’est-ce qu’y a ? dit-il. T’as la chiasse ? C’est rare qu’elle sera pas amochée demain, ta sale tête de con. » Son énoncé se perdit dans le froissement des billets sur la couverture pliée qui leur servait de tapis, mais il en éprouva une froide angoisse, comme s’il eût blasphémé. « Sainte Marie, mère de… », se dit-il précipitamment. Il se vit couché sur la plage, avec en place de sa tête un caillot sanguinolent.

Sa carte suivante tomba : un pique. Est-ce qu’ils expédieraient son corps au pays, se demandait-il, et Mary viendrait-elle sur sa tombe ? Il était délicieux de s’apitoyer sur soi-même. Le temps d’un instant il eut la nostalgie du regard compassé de sa femme. Elle le comprenait, se dit-il ; mais quand il essaya de penser à elle, il ne vit que l’image de « Marie, mère de… », telle qu’elle demeurait dans sa mémoire d’après quelque peinture religieuse dont il avait acheté la reproduction à l’école paroissiale. Comment était-elle, Marie, c’est-à-dire la sienne ? Il s’efforça de se souvenir, de reconstituer en esprit son visage. Mais il ne le pouvait pas dans cet instant ; elle lui échappait comme l’air d’une chanson à moitié oubliée qui sans cesse se confond avec quelque mélodie plus familière.

La carte suivant fut un cœur. Cela lui faisait un total de quatre cœurs, et deux cartes restaient encore à venir. Son angoisse s’apaisa, résorbée dans l’émotion de la partie. Il coula un regard sur ses partenaires. Lévy avait quitté le jeu, et Croft avait une paire de dix. Croft misa eux livres, et Gallagher décida qu’il avait un troisième dix. Si les cartes de Croft ne s’amélioraient pas, ce dont Gallagher avait la certitude, alors Croft jouerait droit dans « on floche. %

Wilson poussa un petit rire et tâtonna mollement à la recherche de son argent. < Ce coup-ci ça va être un grand gros pot », dit-il, jetant sa mise sur la couverture pliée. Gallagher éprouva du pouce ce qui lui restait de billets, se disant que c’était la dernière occasion de se retaper. « Et deux de plus », grommela-t-il, se sentant saisi par une sorte de panique. Pourquoi ne vit-il pas plus tôt que les cartes de Wilson montraient trois piques ? C’était bien sa guigne !

Les enchères, cependant, ne faisaient que commencer, et Gallagher se calma. Wilson n’avait pas encore son floche. Ils étaient au moins à égalité, et il se pouvait que Wilson n’eût pas d’autres piques que ceux qu’on lui voyait ; peut-être même ne jouait-il pas le floche. Gallagher espérait que Croft et Wilson s’abstiendraient de passer. Il allait enchérir jusqu’à son dernier sou.

Lors de la donne suivante Croft, le sergent-chef Croft ressentit une vive émotion. Il n’avait pris qu’un médiocre intérêt à la partie, mais la nouvelle distribution lui valut un sept, ce qui lui fit deux paires, Dans cet instant il eut la soudaine et puissante conviction qu’il allait enlever le pot. Il savait, il était sûr que sa prochaine carte allait être un sept ou un dix. Cela était hors de doute. Une certitude aussi éclatante devait avoir une signification. Il jouait habituellement avec une sagace appréciation des probabilités, et il possédait une connaissance effective de ses partenaires. Mais c’était la marge d’inconnu qui, à ses yeux, donnait son sens au poker. Dans tout ce qu’il entreprenait il apportait toute la préparation et le savoir-faire dont il était capable, mais il savait qu’en fin de compte les résultats dépendaient aussi de la chance. Il faisait bon accueil à la chance. Il avait la profonde, l’ineffable croyance que les choses étaient de son bord, et présentement, après une longue nuit de cartes quelconques, il avait potentiellement un jeu de belle venue.

Gallagher eut un cinquième cœur, et Croft lui imagina un floche. Les trois piques de Wilson ne furent pas améliorés par le carreau qui lui échut, mais Croft supposa qu’il avait déjà son floche et qu’il jouait à coup sûr. Croft s’étonnait toujours combien madré était le jeu de Wilson, par contraste avec son air bon enfant.

« Deux livres », dit-il.

Wilson obéit, et Gallagher renchérit de deux autres livres. Croft décida que Gallagher avait son floche tout rond.

Il compta nettement quatre livres sur le tapis. « Et deux de plus », dit-il. La tension éveillait un goût agréable dans sa bouche.

Wilson pouffa niaisement. « Nom de Dieu, ça va être un grand pot, dit-il. Je ferai mieux de me tirer de là, mais j’ai jamais pu m’empêcher de zyeuter la dernière carte. »

Maintenant Croft était convaincu que Wilson lui aussi avait un floche. Il vit de l’incertitude chez Gallagher — un des piques de Wilson était un as. « Et deux de plus », lit Gallagher un peu désespérément. Croft pensa que s’il avait dès à présent son floche en main il aurait renchéri sur Gallagher toute la nuit, et d’ailleurs il valait mieux économiser son argent pour la septième carte.

Il ajouta deux livres au tas qui s’empilait sur la couverture, et Wilson l’imita. Lévy leur distribua la dernière carte, couverte. Dominant son excitation, Croft promena un regard par le poste qui se perdait dans l’ombre, contempla les rangées de couchettes qui tissaient une toile d’araignée au-dessus du groupe des joueurs. Il aperçut un soldat qui se retournait dans son sommeil. Puis il prit sa septième carte. C’était un cinq. Il mélangea ses cartes avec lenteur, désorienté, tout à fait incapable de croire qu’il ait pu se tromper à ce point. Ecœuré, il abandonna son jeu sans même prendre la peine de dire qu’il passait. Il commençait à se sentir en colère. Il observait les joueurs, quiètement, et il vit Gallagher misant son dernier billet.

« Je me goure fameusement, mais je vas voir, dit Wilson. Qu’est-ce que t’as, mon pote ? »

Gallagher devint brutal, comme s’il avait su qu’il était perdant. « Qu’est-ce que tu penses que j’ai, face de cul ? Un floche à cœur, par le valet. »

Wilson soupira. « Ça me fait mal de te faire ça à toi, mon pote, mais je te possède à pique avec ce gars-là », dit-il, pointant son as.

Gallagher garda le silence pendant plusieurs secondes, mais sur sa face les sombres grumeaux devinrent d’un pourpre épais. Puis, d’un seul coup, il parut exploser, c De tous les enculés du monde, il faut que c’est ce fils de garce qui rafle tout ! » Il restait là, pris de frissons.

Un soldat irrité se souleva sur son coude, dans une couchette près de l’écoutille. « Au nom de Dieu, les gars, cria-t-il, si vous la fermiez un peu et qu’on pionce un coup !

— Va te faire enculer ! hurla Gallagher.

— Vous ne savez donc pas quand ça suffit, non ? »

Croft se mit debout. C’était un homme décharné, de taille moyenne, mais il se tenait si droit qu’il en paraissait grand. Sous le globe bleu de l’œil sa face étroite et triangulaire était absolument sans expression, et il semblait que rien n’était superflu dans le modelé de sa mâchoire, ure et petite, de ses joues fermes, de son nez court et droit. La lumière accentuait des reflets indigo dans ses cheveux noirs et fins, et son regard de glace était très bleu. « Dis donc, petit soldat, fit-il d’une voix égale et froide, arrête de cracher. On jouera notre jeu comme ça nous plaît, et si ça te va pas c’est du pareil au même, à moins que tu préférés venir te frotter à nous cinq. »

Il y eut un grognement indistinct du côté de la couchette, que Croft ne quittait pas des yeux. « Si t’en as vraiment envie, tu peux venir te frotter à moi tout seul », ajouta-t-il. Sa phrase était calme et clairement énoncée, avec une trace d’accent méridional. Wilson l’observait attentivement.

Cette fois le soldat qui s’était plaint n’émit pas de réponse, et Croft, souriant du bout des lèvres, se rassit. « Tu cherches la bagarre, mon pote, lui dit Wilson.

— J’ai pas aimé le ton de ce gars », dit Croft brièvement.

Wilson haussa les épaules. « Bon, allons-y, suggéra-t-il.

— Je m’en vas », dit Gallagher.

Wilson se sentit mal à l’aise. Ce n’était pas drôle du tout, décida-t-il, de rafler tout son fric à un gars. Gallagher était plutôt un brave type, et c’était doublement moche quand il s’agissait d’un copain qui a dormi trois mois sous la même tente que vous. « Ecoute, petit gars, pro-posa-t-il, c’est pas une raison de bousiller une partie parce qu’on est à sec. Laisse-moi miser pour toi quelques-unes ae ces livres.

— Nix, je m’en vas », répéta Gallagher avec colère.

Wilson haussa de nouveau les épaules. Il ne pouvait pas les comprendre, ces hommes qui, tels Croft et Gallagher, prenaient tellement à cœur une partie de poker. Lui aussi aimait le jeu, et il n’y avait rien à fiche pour passer le temps d’ici le matin, mais le poker n’était pas si important après tout. Un tas d’argent qui s’empile devant vous vous donne une agréable sensation, mais lui aurait préféré plutôt à boire. Ou une femme. Il gloussa tristement. C’était joliment loin, une femme.

Fatigué à la longue de sa couchette, Bed se faufila derrière la sentinelle et monta sur le pont. L’air y semblait froid après la station prolongée dans le poste. Il aspira profondément, avançant avec précaution dans l’obscurité, voyant les contours du navire se dessiner peu à peu. La lune illuminait les roufs et les apparaux d’un calme lustre argenté. Il regardait fixement devant lui, conscient du souffle muet des hélices, du lent roulis du navire dont il avait perçu les vibrations en bas dans sa couchette. Il se sentit rassuré du coup, car le pont était presque désert. Un marin était de garde à côté d’un canon tout proche, mais en comparaison avec le poste l’isolement ici était complet.

Red s’approcha de la lisse et regarda la mer. Le navire bougeait à peine et le convoi tout entier semblait à l’arrêt, le nez dans l’eau, comme un chien qui flaire une piste incertaine. Très loin à l’horizon la ligne escarpée d’une île s’élevait en pente rapide, devenait montagne, puis déclinait de nouveau dans une cascade de collines. Ceci était Anopopéi, décida-t-il, haussant les épaules. Quelle différence cela faisait-il ? Toutes les îles se ressemblent.

Confusément, sans anticiper, il songea aux jours à venir. Demain, quand ils auront accosté, ils auront les pieds dans l’eau et du sable plein les chaussures. Il y aura à décharger les embarcations, une après une autre, à coltiner des caisses et des caisses sur la plage où elles s’empileront en tas. S’ils ont de la chance il n’y aura pas d’artillerie japonaise, et pas trop de tireurs embusqués. Il ressentit une fatigue mêlée de crainte. Il y aura cette attaque et une autre et puis une autre, et il n’y aura jamais de fin à cela. Il se massa la nuque, regardant obstinément l’eau, son corps maigre et long gauchi dans chacune de ses jointures. Il était une heure du matin. Dans trois heures es canons auront démarré et les hommes auront ingurgité un chaud, nauséeux casse-croûte.

Il n’y avait rien d’autre à faire que de se laisser vivre d’un jour à l’autre A tout prendre, sa section avait de la chance quant aux journées à venir. Ils auront à bosser sur la plage pour une semaine environ, et pendant ce temps-là les premières patrouilles auront déjà reconnu les pistes un peu dangereuses, puis la campagne retombera dans la routine et l’ennui familiers. Il cracha, pétrissant du bout anguleux de ses doigts couverts de cicatrices les Jointures nouées de ses phalanges.

Vu en silhouette contre la lisse, son profil consistait presque entièrement en une large tache en forme de nez et en une longue mâchoire bas pendue, mais dans cette lumière de la lune l’image était trompeuse car on ne pouvait voir la rougeur de sa peau et de ses cheveux. A l’exception de ses yeux calmes, d’un bleu pâle, pris dans un filet de rides et de taches de rousseur, son visage semblait bouilli et toujours en colère. Quand il riait il montrait ses longues dents, jaunes et déjetées, et sa rude voix explosait dans une hilarité méprisante sans mélange. Tout en lui était osseux et noueux, et quoiqu’il eût plus de six pieds il était douteux qu’il pesât ses cent cinquante livres.

Il se gratta l’estomac, laissant sa main s’y attarder quelques secondes. Il avait oublié sa ceinture de sauvetage. Il eut le réflexe de l’aller chercher, mais il réagit avec colère contre lui-même. « Cette sacrée armée vous rend si trouillard qu’on finit par avoir peur de se retourner, pensa-t-il en crachant. On gaspille la moitié de son temps à se rappeler ce qu’ils vous disent de faire. » Le temps d’un instant il hésita encore s’il ne devait tout de même pas l’aller chercher, sa ceinture, puis il sourit à belles dents. « Ha ! Ha ! on n’est jamais tue qu’une fois. »

Il l’avait dit à Hennessey, un garçon qui avait rejoint son unité peu de semaines avant l’embarquement de la force divisionnaire en vue de la présente expédition. « Une ceinture de sauvetage, pensa-t-il, qu’Hennessey se fasse de la bile pour une ceinture de sauvetage. »

Une nuit, au cours d’une alerte antiaérienne, il leur arriva de se trouver ensemble sur le pont. Ils regardaient les bâtiments du convoi cingler dans l’eau noire. Près de la culasse d’un canon tout proche, l’attitude des servants était tendue. Un Zéro avait attaqué, et une douzaine de projecteurs essayaient de le repérer. Des centaines de balles traceuses dessinaient des arcs rouges dans le ciel. Bien différent, tout cela, des combats qu’il avait connus ; c’était sans chaleur, sans fatigue, beau et irréel comme un film en couleur ou une image de calendrier. Absorbé par le spectacle, il ne s’était même pas baissé quand, dans un éventail jaune et livide, une bombe fit explosion au-dessus d’un navire à quelques centaines de mètres de là.

Ce fut alors qu’Hennessey lui gâta son plaisir. « Jésus, je viens seulement de me rappeler, avait-il dit.

— Quoi donc ?

— J’ai pas une seule cartouche d’air comprimé dans ma ceinture de sauvetage.

Red était parti d’un gros rire. « Je te dirai quoi. Quand le bateau coulera, t’as qu’à chevaucher un gros rat bien gras jusqu’à la terre.

— Non, écoute, c’est sérieux. Bon Dieu, je ferai mieux de la gonfler. » Il avait tâtonné à la recherche de la valve, la trouva, gonfla sa ceinture. Red l’avait observé avec amusement. C’était un tel gosse. De la manière dont on leur faisait la leçon, tous ces gosses ne pensaient qu’à obéir aux règlements. Red en eut presque de la tristesse. « Te voilà tout paré, hein, Hennessey ?

— Ecoute, avait-il dit en jactant, je cours pas de risques moi. Parce que si des fois le bateau il est touché ? Je vas pas aller à la flotte au dépourvu. »

Maintenant, dans le lointain, le rivage d’Anopopéi glissait doucement, semblable lui aussi à un énorme vaisseau. Nix, pensa Red, Hennessey ira pas à l’eau au dépourvu. C’était le genre de gosse qui mettrait de l’argent de côté pour son mariage avant même d’avoir connu la fille. Voilà ce qu’on devenait quand on suivait le texte des règlements.

Il se pencha, se plia par-dessus la lisse, et regarda l’eau. Malgré l’apparente immobilité du navire, le sillage clabaudait rapidement. La lune avait disparu derrière un nuage, et Peau paraissait noire et malveillante, terriblement profonde. Il y avait comme une auréole autour d’un bâtiment qui se devinait à une cinquantaine de mètres sur le côté, mais au-delà il n’y avait que ténèbres, si vastes, si denses, qu’il ne put plus délimiter l’arête d’Anopopéi. L’eau brassait une grise et épaisse écume qui tourillonnait et frissonnait le long des vagues que le navire soulevait à son passage. Red eut ce sentiment de triste compassion quand il semble que tout vous devient compréhensible — fout ce que les hommes désirent et qu’ils ne réussissent pas à réaliser. Pour la première fois depuis des années il se revit rentrant de la mine à l’heure du crépuscule, sa peau d’une sale couleur pâle contre la neige, passant le seuil de la maison, mangeant son repas en silence tandis que sa mère le regardait d’un air maussade. Maison froide et hargneuse où chacun avait grandi de son côté, et durant toutes ces années il n’y repensa jamais sans amertume. Mais dans cet instant, tandis qu’il regardait l’eau, il ressentait pour une fois de la compassion : il comprenait sa mère et les frères et sœurs qu’il avait presque oubliés. Il comprenait bien des_ choses, il revoyait de mornes incidents, de tristes incidents survenus au cours des années passées à bourlinguer, il se souvenait d’un ivrogne dévalisé sur les marches qui mènent à Rowery Park, près du pont de Brooklyn. Cette sienne compréhension, si spéciale, ne pouvait être que l’effet d’un moment comme celui-ci ; elle était le fruit de toute son expérience passée, de deux semaines d’agitation incessante à bord, de l’atmosphère de cette nuit où l’on s’avançait vers les plages ennemies.

Mais sa compassion ne dura que quelques minutes. Il comprenait tout cela, il savait qu’il ne pouvait rien là-contre, et d’ailleurs il n’était pas tenté d’y faire quoi que ce soit. A quoi bon ? Il soupira, et sa perspicacité s’échappa de lui avec son soupir. Il y a des choses contre lesquelles on ne pourra jamais rien. Elles sont trop embrouillées. Il faut savoir se tirer d’affaire par ses propres moyens, sinon on devient comme Hennessey, on se tracasse à propos des clous.

Il n’en voulait pas, lui, de tracasseries. Il ne ferait de mal à personne s’il pouvait l’éviter, et il n’avait encore jamais glissé dans la merde. « Jamais encore », se dit-il fièrement.

Il resta longtemps à regarder l’eau. Il n’avait jamais fait de grandes découvertes. Tout ce qu’il savait concernait les choses qu’il n’aimait pas. Il éternua, écoutant le vent qui se plaquait contre la coque. Tout son corps était conscient de l’écoulement des secondes qui se précipitaient à la rencontre de l’aube. Ce moment était le dernier, avant des mois, où il se trouverait seul, et il en savourait la sensation. Il avait toujours été un solitaire.

Il n’y avait rien dont il eût envie, se dit-il de nouveau. Ni argent, ni femme, ni rien. Quand il se sentait le besoin d’une compagnie, la première petite grue de rencontre faisait son affaire. Il n était pas homme à se laisser embobiner par une donzelle. Il sourit contre le vent qui se rabattait sur son visage, puis, saisissant la lisse, il aspira l’épaisse odeur végétale qui arrivait de l’île.

« Je me fiche pas mal de ce que t’en penses, disait le sergent Brown à Stanley. La vérité c’est qu’on peut pas leur faire confiance. » Ils se parlaient à mi-voix de leurs couchettes adjacentes, que Stanley eut soin d’occuper dès que lui et Brown eurent mis pied à bord. « Ça existe pas, une femme en gui on peut avoir confiance.

— Je n’en sais rien, ça n’est pas toujours vrai, chuchota Stanley. Moi je fais confiance a ma femme. » Il n’aimait pas le tour que prenait la conversation ; elle nourrissait le ver du doute qui rongeait son esprit, et d’autre part il savait que le sergent Brown n’aimait pas qu’on le contredît.

« Ecoute, dit Brown. T’es un bon petit gars, et t’es intelligent, mais ça sert à rien de faire confiance à une femme. Prends voir la mienne. Elle est belle, je t’ai montré sa photo.

–, Elle est vraiment bien de sa personne, se hâta d’approuver Stanley.

— Je te crois qu’elle est belle. Et tu penses toi qu’elle va rester tranquille à m’attendre ? Non, elle va pas. Elle se paie du bon temps.

— Je ne dirais pas des choses comme ça, suggéra Stanley.

— Pourquoi pas ? Tu peux y aller, je me vexerai pas. Je sais ce qu’ elle fait, et quand je rentrerai je réglerai mes petits comptes avec elfe. La première chose que je lui demande, c’est : « T’es sortie avec des gars ? » et si elle me dit : « Oui », je lui fais cracher son histoire en cinq secs. Et si elle dit : « Mais non, chéri, parole que je suis « pas sortie, tu me connais », je fais ma petite enquête et si je découvre qu’elle en a menti, eh bien, je la bascule et puis mon vieux je la rosse et je la flanque dehors à coups de pied. » Il secoua la tête avec conviction. Il était de taille moyenne, un rien gras, avec une face d’adolescent, un nez camus, des taches de rousseur, des cheveux d’un brun roux. Des rides se dessinaient autour de ses yeux, et il y avait plusieurs abcès des tropiques sur son menton. Vu plus attentivement, il accusait bien ses vingt-huit ans.

« Ça sera certainement un sale moment à passer si jamais on s’en revient », proposa Stanley.

Le sergent Brown approuva sobrement, puis son expression devint amère : « A quoi que tu t’attends ? Est-ce que tu crois qu’on va te fêter comme un héros ? Quand tu seras de retour chez toi les gens te regarderont dans les yeux, disant : « Arthur Stanley, voilà un bout de temps que « t’étais parti », et toi tu diras : « oui », et alors eux ils diront : « Elle a été bien dure la vie ici, mais je suppose « que ça va s’arranger un peu. T’as bien de la chance « que t’as pas été là. »

Stanley rit. « Je ne connais pas grand-chose, dit-il modestement, mais je sais que ces pauvres civils sont loin du compte.

— Je te crois qu’ils sont loin du compte, dit Brown. Regarde, t’as assez participé à l’attaque de Motome pour en avoir une idée. Quand je pense que ma femme se paie des virées pendant que je sue là en attendant le matin, je commence à devenir fou… fou. » Il fit craquer se ? phalanges avec nervosité, tâta la barre d’acier entre les deux hamacs : « C’est pas que ça va être bien mauvais demain bien qu’on se crèvera le cul au boulot, mais c’est pas ça qui nous tuera, un peu de boulot. » Il renifla. « Merde, si le général Cummings venait me voir demain pour me dire : « Brown, je te colle au déchargement pour la durée « de la guerre », tu crois que je bisquerais ? Foutre, je bisquerais. J’ai vu assez de bagarres pour dix hommes, et cette invasion demain, je te le dis, si qu’on nous arrose d’obus du bateau à la plage et de retour ça commencera même pas de ressembler à Motome. Ça, à Motome, je savais que j’allais être tué. Je comprends toujours pas comment je m’en suis tiré.

— Comment est-ce arrivé ? » demanda Stanley. Il plia ses genoux avec précaution, " pour éviter de se cogner à l’homme qui couchait dans le hamac supérieur, à un pied au-dessus de sa tête. Il avait entendu cette histoire une douzaine de fois depuis son arrivée dans la section, mais il savait que Brown aimait à la raconter.

« Eh bien, quand ils ont détaché notre section à la Baker Company pour cette affaire de canots pneumatiques, on a su tout de suite qu’on était dans le bain. Mais qu’est-ce qu’on pouvait faire ? » Il raconta comment, ayant quitté leur torpilleur plusieurs heures avant l’aube,, ils furent pris dans la marée descendante et repérés par les Japonais. « Mon vieux, si tu penses que je ne serrais pas les fesses quand ces Japonais ont commencé de nous canarder avec une batterie de canons antiaériens. Y avait pas un seul de nos canots qu’a pas été touché et en train de couler, et à côté du mien y avait le canot du commandant de la compagnie, Billings il s’appelle je crois, et le pauvre bâtard il s’est tout simplement effondré. Il pleurait et gémissait et il essayait de faire partir une fusée pour avertir le torpilleur qu’ on avait besoin de couverture, mais il tremblait si fort qu’il pouvait pas tenir le fusil. Alors au milieu de tout ça Croft se met debout dans son canot et il dit : c Eh toi, sacré fils de garce, donne-moi ce fusil. » Billings le lui donne, et debout en pleine vue de tous ces Japonais sur la plage Croft tire deux fusées, puis il recharge l’arme. »

Stanley secoua la tête en signe de commisération. « C’est un type, ce Croft, dit-il.

— Et quel type ! Je te le dis, il est de fer. C’est le seul homme à qui je chercherai jamais des crosses. C’est probablement le meilleur sergent dans l’armée, et le pire. Il a pas de nerfs, ajouta-t-il avec amertume. De tous les vieux de la section, y a pas un seul dont les nerfs ont pas pété. Je te dirai, j’ai la trouille tout le temps, et Red aussi. Et Gallagher. Y a que six mois qu’il est avec nous mais il a été dans le bain et il compte lui aussi je suppose, il a la trouille, et Martinez qu’est le meilleur petit éclaireur que tu peux trouver il a encore plus la trouille que moi, et Wilson qui laisse jamais rien voir il est pas trop heureux lui non plus. Mais Croft — je te le dis — Croft aime la bagarre. Il l’aime. Y a pas de pire homme pour vous commander, ou de meilleur, ça dépend comment tu vois ça. Des dix-sept gars de notre section on en a perdu onze en comptant le lieutenant qu’était avec nous, les meilleurs gars du monde, et nous autres on a été bons à rien pour une semaine, mais le jour d’après Croft a demandé d’aller en patrouille et ils l’ont détaché à la compagnie A jusqu’à ce que toi et Ridges et Yoglio vous êtes arrivés pour reboucher les trous, de quoi refaire une escouade.

— Est-ce que tu crois que nous recevrons assez de renfort pour reformer la section ? demanda Stanley, que la question intéressait.

— Quant à moi, dit Brown, j’espère qu’on les recevra jamais, les renforts. Pour le moment on est tout juste une escouade retapée, mais si même on est au complet on sera jamais que deux pouilleuses escouades de huit hommes chacune. C’est ça le moche quand on est dans une section de reconnaissance ; on est tout juste deux escouades ratatinées, et ils vous envoient dans des missions où t’as vraiment besoin d’être de la taille d’une honnête section d’infanterie.

— Oui, et puis on est désavantagé du côté des promotions, dit Stanley. Dans n’importe quelle autre section du régiment vous seriez sergents-chef, toi et Martinez, et Croft serait adjudant. »

Brown sourit à belles dents. « Je ne sais pas, Stanley, dit-il, Si nous recevrons du renfort, mais il y a toujours cette place de caporal à prendre. Tu dédaignerais pas ça, pas vrai, dis ? »

Malgré tous ses efforts, Stanley se sentit rougir. « Ah ! zut, chuchota-t-il, qui est-cè que je suis, moi, pour penser à cela ? »

Brown rit doucement. « Ça vaut la peine d’y penser. »

Stanley se dit avec colère que la prochaine fois il devrait être plus prudent avec Brown.

Lors d’une fameuse expérience un physiologiste avait nourri un chien au son d’une cloche. Bien entendu, le chien salivait à la vue de la nourriture.

Après un certain temps le physiologiste supprima la nourriture, tout en continuant à sonner la cloche, aux heures des repas. Le chien continua à saliver au son de la cloche. Le physiologiste poussa plus loin son expérience : il supprima la cloche et lui substitua toutes sortes de bruits. Les glandes salivaires du chien continuèrent à fonctionner.

Il y avait un soldat à bord, qui était comme ce chien. Il y avait un long temps qu’il était outre-mer, et il avait vu un grand nombre de combats. Dans les commencements, le sifflement et la déflagration d’un obus étaient inséparables d’avec la peur qu’il en avait. Mais après bien des mois, ayant connu bien des terreurs, tout bruit subit lui était cause de panique.

Toute cette nuit il était resté dans sa couchette, frissonnant au brusque éclat des voix, au changement des pulsations dans la chambre des machines, au bruit que faisait une pièce d’équipement quand quelqu’un y butait. Jamais encore, aussi loin qu’il pût se souvenir, ses nerfs ne furent tendus à ce point, et il suait à grosses gouttes, pensant avec terreur au matin qui venait.

Le soldat s’appelait Julio Martinez, sergent ; il était l’éclaireur de la section de reconnaissance, attachée à la compagnie du Q. G. du 460°régiment d’infanterie.

Le bombardement naval d’Anapopéi commença à quatre heures zéro minutes, peu d’instants après que la fausse aurore des tropiques eut rechuté dans le noir. Les grosses pièces de la flotte d’invasion partirent l’une après l’autre, deux secondes d’intervalle, et la nuit tremblait et oscillait comme un grand tronc d’arbre qui s’écrase sur les brisants. Les bâtiments roulaient et claquaient sous la décharge, fouaillant l’eau avec fureur. Le temps d’une minute, la nuit, déchiquetée et immense, fut saisie de convulsions démoniaques.

Puis, après les premières salves, le feu devint irrégulier, et la tourmente retomba dans l’obscurité. Isolés dans la nuit, les bruits retentissants de la canonnade résonnaient comme d’immenses trains de marchandise qui ahanent et avancent par saccades le long d’une rampe. On pouvait entendre le murmure, le soupir désenchanté des obus. A Anapopéi, les rares feux de camp éparpillés sur la plage avaient disparu.

Les premiers projectiles tombèrent à la mer, soulevant de lointains jets d’eau ; mais, bientôt, un chapelet d’obus éclata sur la plage et la vie s’éveilla à Anapopéi, luisant comme une braise. Ici et là, à la lisière de la plage, la jungle prenait feu, et parfois un obus qui tombait trop loin allumait de petits incendies dans la brousse. L’arête de la plage devint nette, elle clignotait comme un port vu d’une grande distance tard la nuit.

Un dépôt de munitions commença à brûler, arrosant. une partie de la plage d’éclats roses. Quand plusieurs obus eurent atteint le dépôt, les flammes s’élevèrent à une hauteur fantastique, prenant leur essor dans un nuage de fumée brune. Les obus continuèrent à raser la plage, puis le tir s’allongea. Déjà le bombardement avait acquis un rythme régulier, fixe presque. Plusieurs bâtiments déchargeaient leur volée en même temps, viraient de bord, et une autre file de bâtiments venait s’y substituer. Le dépôt de munitions brûlait toujours, mais la plupart des feux avaient diminué sur la plage, et les volutes de fumée furent impuissantes à masquer la côte dans les premières lueurs de l’aube. A peu près à un mille dans les terres quelque chose avait pris feu au sommet d’une colline, et très loin derrière l’incendie le mont Anaka s’élevait au-dessus d’un collier de fumée brunâtre. Malgré la robe pourpré ; à ses pieds, la montagne imperturbable reposait au cœur de l’île, regardant la mer. Le bombardement la laissait tout à fait indifférente.

En bas, dans la cale aux troupes, les bruits étaient plus sourds et plus persistants ; ils cognaient et grondaient comme une rame de métro. Rallumée après le casse-croûte, la lumière électrique, d’un jaune blême, vacillait tristement, couvrant d’ombre les panneaux des écoutilles et les rangées de couchettes, éclairant les hommes qui se pressaient dans les passages et s’agglutinaient autour de l’échelle qui menait sur le pont.

Martinez écoutait anxieusement les bruits. Il n’eût pas été surpris si le panneau qui lui servait de siège avait glissé de dessous son séant. Ses yeux injectés de sang clignotaient dans la lueur fatigante des ampoules. Il aurait voulu se rendre insensible à toute chose, mais un tic inconscient contractait ses jambes chaque fois qu’un cognement plus fort ébranlait la cloison. Sans raison apparente, il n’arrêtait pas de se répéter la dernière phrase d’une vieille plaisanterie : « Je m’en fiche si j’en meurs, si j’en meurs, j’en meurs. » Sa peau semblait brune dans la lumière jaunâtre. C’était un Mexicain de petite taille, svelte, beau, la chevelure ondoyante et soignée, les traits menus. Même dans cet instant il avait le port et la grâce d’un cerf. Quelque rapides que fussent ses allures, leur mouvement restait toujours souple et sans effort. Et comme chez un cerf, sa tête n’était jamais immobile, ni ses yeux tout à fait au repos.

Par-dessus l’aboiement régulier des canons, Martinez pouvait entendre des voix se détacher distinctement pour une seconde — et se perdre de nouveau. Un brouhaha s’élevait dans chaque section ; la voix d’un chef de groupe venait bourdonner à son oreille comme le vol d’un insecte, indistincte et plutôt contrariante. « Alors, c’est bien compris : je veux pas qu’il y en a qui s’égarent quand on accostera sur la plage. Tenez-vous tous ensemble, c’est très important. » Martinez remonta ses genoux, se reculant sur ses reins jusqu’à ce qu’il sentît les os de ses hanches lui perforer les fesses.

La petite équipe de Croft paraissait insignifiante en comparaison des autres sections. Croft parlait embarcations d’atterrissage, et Martinez, l’esprit absent, écoutait mal. « Très bien, disait Croft doucement. Ça sera la même chose que la dernière fois. Pas de raison que ça marche mal, au contraire. »

Red partit d’un gros rire méprisant. « Voui, et comment qu’on débarquera tous comme un seul homme, dit-il. Mais sûr et certain qu’un con de fils de garce va s’amener pour nous dire de retourner à la cale.

— Tu crois que je chialerais, si on nous disait de rester ici jusqu’à la fin de la guerre ? fit le sergent Brown.

— Ça suffit, leur dit Croft. Si vous savez mieux que moi de quoi il retourne, n’avez qu’à prendre ma place et le dire. » Il fronça les sourcils, puis reprit : « Nous sommes au canot vingt-huit. Vous savez tous où c’est, mais de toute façon on y ira tous ensemble. Si un homme découvre tout à coup qu’il a oublié quelque chose en bas, ce sera merde et remerde : personne reviendra sur ses pas.

— Voui les gars, oubliez pas vos capotes », suggéra Red. Tous rirent. Croft parut en colère pour une seconde, mais il dit d’une voix traînante : « Je sais que Wilson n’oubliera pas les siennes. » Ils rirent de nouveau. « T’as foutrement raison », s’ébroua Gallagher.

Wilson poussa un petit rire contagieux. « Je te dirai, fit-il. J’y laisserai plutôt mon flingue, parce que si jamais y avait un bout de môme sur cette plage là-bas et que j’ai pas mes capotes, je me flanque une balle tout de suite. »

Martinez sourit, mais leur rire l’irritait. « Qu’est-ce qui va pa, s, mange-Japonais ? » demanda Croft d’une voix égale. Leurs yeux se rencontrèrent dans un regard intime de vieille amitié. « Aaah, sacré estomac pas aller », dit Martinez. Il énonçait clairement, mais d’une voix basse et hésitante, comme s’il traduisait de l’espagnol au fur et à mesure. Croft le dévisagea de nouveau, puis revint à ses hommes.

Le regard de Martinez errait par le poste. A présent que les hamacs étaient roulés et amarrés, l’inhabituelle largeur des passages entre les couchettes le mettait vaguement mal à son aise. Il songea que cela ressemblait aux passages entre les casiers de livres à la grande bibliothèque de San-Antonio, et cela lui rappela une chose déplaisante –quelque fille qui lui avait parlé sur un ton blessant. « Je m’en fiche si j’en meurs, si j’en meurs », traversa de nouveau son esprit. Il se secoua. Quelque chose de terrible allait lui arriver aujourd’hui. Le bon Dieu vous laisse toujours voir sa bonté, et vous devez… veiller, devez faire attention à vous-même. Il s’adressa la dernière partie de la phrase à lui-même, en anglais.

La fille était bibliothécaire et elle avait cru qu’il essayait de voler un livre. Il était bien petit alors. Il prit peur et répondit en espagnol, et elle l’avait réprimandé. Il y eut une contraction dans ses jambes. Elle m’avait fait pleurer, il s’en souvenait. Nom de Dieu de fille. A présent il aurait su lui répondre. Il en ressentit une agréable sensation de méchanceté. La petite bibliothécaire, maintenant, il lui aurait craché dessus. Mais les passages entre les casiers de livres redevinrent une cale à troupes, et Martinez retrouva sa peur.

Un sifflet retentit, qui le fit sursauter. « Hommes pour le canot quinze ! » cria une voix dans l’écoutille. Une section démarra, grimpant l’échelle. Tout autour les voix s’étaient tues, et Martinez put sentir que chacun était tendu à l’extrême. Pourquoi ne les appelait-on pas ? se demanda-t-il, haïssant la tension accrue qui venait de l’attente. Quelque chose allait lui arriver. Cela, maintenant, il le savait.

Leur tour vint une heure plus tard. Ils montèrent l’échelle, attendirent en rang près de la trappe une longue minute que l’ordre leur fût donné d’avancer vers leur embarcation. Le pont était très glissant dans la brume matinale, et tout en avançant pesamment ils trébuchaient et juraient. Quand ils eurent atteint leur embarcation, ils formèrent une ligne brisée et attendirent de nouveau. Red frissonnait dans l’air frais du matin. Il n’était pas encore six heures, et le jour avait déjà la déprimante qualité des petits matins à la caserne. Et maintenant cela signifiait qu’ils étaient en route, cela signifiait quelque chose de neuf, quelque chose de déplaisant.

Sur le navire, les opérations de débarquement allaient un train inégal. Quelques embarcations d’assaut étaient déjà à la mer, remplies de troupes et circulant autour du navire comme chiots sur laisse. Là-dedans les hommes agitaient la main vers le pont, leurs faces couleur chair irréelles, sur le fond gris des canots, et le fond bleu de la mer matinale. L’eau était d’un calme d’huile. Près de la section un groupe d’hommes abordait une embarcation, et une autre, ayant fait son plein, commençait sa descente dans un grincement de poulies. Et, partout sur le pont, des hommes attendaient leur tour.

Les épaules de Red commençaient à s’engourdir sous le poids de son équipement, et le canon de son fusil résonnait contre son casque. Il se sentait de mauvais poil. « T’as beau le porter une chiée de fois ton sacré barda, y a rien à faire pour s’y habituer, dit-il.

— Est-ce que tu l’as bien ajusté ? » demanda Hennessey. Sa voix était guindée et elle tremblait un peu.

« Mon cul, l’ajustement, dit Red. Ça me fait mal de partout. Je suis pas fait pour le barda, j’ai trop d’os. » Tout en continuant à parler, il coulait de temps à autre un regard sur Hennessey pour voir si son ami perdait un peu de sa nervosité. L’air était froid, et sur sa gauche le soleil était encore bas et quiet et sans chaleur. Il battit des pieds, aspirant une odeur du bateau, d’huile, de goudron, d’eau qui sentait la poissonnerie.

« Quand est-ce qu’on monte dans les canots ? » demanda Hennessey.

Le bombardement continuait toujours, et l’île était d’un vert pâle dans le petit matin. Une fine traînée de fumée rampait le long de la côte.

Red rit. « Quoi ! Tu penses pas que ça va être différent aujourd’hui ? On poireautera sur le pont toute la matinée. » Mais, tout en parlant, il aperçut un groupe d’embarcations d’assaut qui tournoyaient sur la mer, à un mille de là. « La première vague a pas encore fini de se dépêtrer », dit-il pour rassurer Hennessey. Il se rappela l’invasion de Motome, sentant une trace de panique le ressaisir. Il avait encore le souvenir du bord caoutchouté du canot sur le bout de ses doigts, quand, engoncé dans l’eau, il se cramponnait de toutes ses forces ; il avait encore le goût salé de l’eau de mer au fond de sa gorge, il se rappelait sa muette, sa larmoyante terreur de couler à l’instant où ses forces l’abandonneraient — et les Japonais qui n’arrêtaient pas de les canarder. Il regarda de nouveau devant lui, "et pour un long moment sa face hirsute prit une expression de morne tristesse.

Dans le lointain, à la lisière de la plage, la jungle avait pris l’aspect nu et mutilé qui lui vient des bombardements. Les palmiers, dénudés ae leur feuillage, devaient s’y dresser comme des colonnes que la flamme avait noircies. Loin à l’horizon le mont Anaka était à peu près invisible dans la brume d’un gris bleu pâle où se fondaient les nuances du ciel et de l’eau. Tandis qu’il regardait devant lui, un gros projectile atterrit sur la côte, soulevant une fumée plus dense que les deux ou trois obus qui l’avaient précédé. Il sera facile ce débarquement, se dit Red, sans cesser de penser aux canots pneumatiques. « Nom de Dieu, je voudrais qu’ils l’esquintent pas tout à fait, ce pays, dit-il à Hennessey. On va avoir à y vivre, nous autres. » Il y avait une espèce de goût cru dans cette attente. Il aspira, puis s’accroupit sur ses talons.

Gallagher commença à jurer. « Putain de merde, combien de temps qu’on va poireauter ici ?

— Ta gueule, lui dit Croft. La moitié des sections de commando vient avec nous, et ils sont même pas encore montés sur le pont.

— Ben, pourquoi qu’ils sont pas ? » dit Gallagher. Il repoussa son casque sur sa nuque. « C’est bien un coup de ces bâtards de nous faire poireauter sur le pont pour nous faire amocher la gueule.

— T’entends de l’artillerie japonaise, toi ? demanda Croft.

— Ça veut pas dire qu’ils en ont pas », dit Gallagher. Il alluma une cigarette d’un air boudeur, la protégeant dans le creux de sa main comme de crainte qu’on ne la lui arrachât à l’instant.

Un obus siffla au-dessus du navire et, inconsciemment, Martinez se recula contre une tourelle. Il se sentait nu.

La machinerie compliquée des bossoirs saillait en partie au-dessus de l’eau. Harnachés sous leur équipement, — ceinturon et fusil, bandoulières et grenades, baïonnette et casque, — les hommes avaient l’impression qu’une porte à tambour leur écrasait les épaules-et la poitrine. Ils perdaient leur souffle, et leurs membres s engourdissaient. Grimper le long du bau qui menait à l’embarcation devenait une aventure assez semblable à celle de marcher sur une corde raide vêtu d’une armure.

Quand ils reçurent l’ordre de monter dans le canot, le sergent Brown s’humecta nerveusement les lèvres. « Ils auraient pu construire ça un peu mieux », grommela-t-il à l’adresse de Stanley au moment où ils se risquèrent sur le bau. Le truc, c’était de ne pas tomber à la flotte. « Tu sais, Gallagher n’est pas un mauvais gars, mais il se fait de la bile, fît Stanley sur un ton de confidence.

— Oui », fit Brown, l’esprit absent. Il pensait à la sale impression que ça aurait fait si lui, un gradé, tombait à la flotte. « Mon Dieu, tu coulerais à pic », songea-t-il : « Je déteste toujours ces moments-là », dit-il à haute voix.

Il atteignit le bord du canot, sauta dedans. Il faillit tomber sous le poids de son équipement, et il se fit mal à la cheville. Tous devinrent très gais tout à coup dans la petite embarcation qui se balançait avec douceur sous le bossoir. « Voilà ce vieux Red qui s’amène », cria Wilson, et tous rirent à la vue de Rea qui s’avançait avec précaution le long du bau, sa face plissée comme une prune sèche. Quand il eut touché le bord, il leur décocha un regard méprisant. « Nom de Dieu, je me suis trompé de canot. Z’avez tous l’air trop couillon là-dedans pour une section de reconnaissance.

— Grimpes-y, vieux bouc, pouffa Wilson. L’eau est bonne et froide. »

Red fit entendre son gros rire. « Y a que ton chose qu’est pas froid. Je parie que même maintenant il brûle rouge-feu. »

Brown se surprit riant et riant. Quel bon vieux tas de gars il y avait dans cette section, se dit-il. Il lui semblait que le pire de l’expédition était déjà passé.

« Comment qu’il fait, le général, pour monter dans ces canots ? demanda Hennessey. Il est pas jeune comme nous autres, lui. »

Brown fit entendre un petit gloussement. « Ils ont deux troufions pour les porter. » L’éclat de rire qui salua sa sortie Je fit resplendir.

Gallagher se laissa tomber dans l’embarcation. « Cette salope d’armée, fit-il. Je parie que c’est dans ces enculés de canots qu’on a le plus de bousillés. » Brown rugit. Gallagher devait avoir l’air furieux même quand il baisait sa femme. Durant un instant il eut la tentation de le dire à haute voix, et cela le fit rire de plus belle. Tout en s’esclaffant il eut la soudaine vision de sa propre femme couchée dans ce moment précis avec un homme, et il y eut une longue seconde d’absence dans son rire. « Hé ! Gallagher, dit-il furieusement, je parie que tu pisses jaune même quand t’es avec ta femme. »

Gallagher se renfrogna, puis, contre toute attente, il se mit à rire lui aussi. « Aaah, espèce d’enculé », dit-il, ce qui provoqua une recrudescence de rugissements.

Avec leurs bords carrés, les petites embarcations avaient l’air d’hippopotames qui s’ébrouent dans l’eau. Longues environ de douze mètres, larges de trois, elles avaient la forme d’une boîte de chaussures ouverte, munie d’un moteur à l’arrière. En se brisant sur le devant de l’embarcation où s’entassait le gros de la troupe, la vague produisait un bruit confus et fort, et déjà deux ou trois pouces d’eau avaient filtré par les crevasses, clapotant au fond du canot. Red abandonna l’effort de tenir ses pieds au sec. Il y avait plus d’une heure que l’embarcation tournoyait dans l’eau, et il commençait à avoir le vertige. Parfois un jet d’embrun glacé les cinglait, brusque, saisissant, et un rien pénible.

La première vague d’assaut avait atterri quelque quinze minutes plus tôt, et la bataille qui se déroulait sur la plage crépitait faiblement dans le lointain comme un feu de joie. A cette distance cela paraissait insignifiant. Pour tromper l’ennui, Red risquait des regards scrutateurs pardessus le bord du canot, en direction de la côte. D’ici, à trois milles au large, elle paraissait toujours déserte, mais le décor de la bataille y était visible — une fine fumée pareille à un brouillard rampait le long de l’eau. Par intervalles, des escadrilles de trois bombardiers en piqué passaient en vrombissant au-dessus de leur tête, et bientôt e bruit de lémurs moteurs s’assourdissaient en un doux grondement. Il était difficile de les suivre quand ils piquaient sur la plage car ils devenaient à peine visibles, semblables à de brillantes particules de pure lumière. L’es bouffées de fumée soulevées par les bombes paraissaient ténues et-inoffensives, et les avions étaient presque hors de vue quand le bruit des explosions se mettait à courir sur l’eau.

Red essaya de soulager le poids de son équipement en le comprimant contre le mur du canot. Ce tournoiement sur place qui ne cessait pas, était embêtant. Tandis qu’il regardait les trente hommes encaqués avec lui dans l’embarcation, s’avisant combien peu naturel paraissait le vert de leurs uniformes sur le fond gris-bleu du canot, il éprouva le besoin de rester immobile et d’aspirer profondément à plusieurs reprises. La sueur coulait le long de son dos.

« Ça sera-t-il long encore ? voulut savoir Gallagher. Cette sacrée armée : dépêche-toi et attends, dépêche-toi et attends. »

Red alluma une cigarette, la cinquième depuis que leur canot avait été mis à la mer. Elle avait un goût insipide et déplaisant. « Qu’est-ce que tu crois ? dit-il. Je parie qu’on est pas rendus avant dix heures. » Gallagher jura.

Il n’était pas encore huit heures.

« Ecoute, reprit Red. S’ils savaient vraiment comment s’y prendre, on serait maintenant en train de casser la croûte, et on monterait dans ces caissons dans deux heures seulement. » Il secoua la cendre de sa cigarette : « Mais, voilà, un fils de garce de lieutenant nous a fait quitter le sacré bateau pour avoir la paix et pouvoir roupiller tranquille. » De propos délibéré, il parlait d’une voix assez forte pour être entendu du lieutenant de la section des communications, et il rit quand l’officier eut tourné le dos.

Le caporal Toglio, accroupi près de Gallagher, regarda

Red. « On est bien plus à l’abri ici, expliqua-t-il avec ardeur. Un canot est une bien petite cible comparé à un bateau, et quand on bouge comme ça il est bien plus difficile de nous toucher que tu ne penses.

— Mes balles, grommela Red.

— Ecoute, dit Brown, y a pas une fois que je serais pas plutôt sur ce bateau. Je pense que c’est sacrément plus sûr.

— Je me suis renseigné, protesta Toglio. Les statistiques prouvent que pendant une invasion on est bien plus à l’abri ici que n’importe où ailleurs. »

Red détestait les statistiques. « Cite pas des chiffres, dit-il au caporal Toglio. Si on les écoutait, on prendrait plus un bain vu que c’est trop dangereux.

— Non, je parle sérieusement », dit Toglio. C’était un Italien lourdement taillé, avec une tète en forme de poire, plus large de la mâchoire que des tempes. Quoique rasée de la veille, sa barbe bleuissait sa figure jusque sous ses yeux, avec la seule exception de sa bouche large et amicale. « Je parle sérieusement, insista-t-il. J’ai vu les statistiques.

— Tu sais ce que tu peux en faire », dit Red.

Toglio sourit, mais il était un peu ennuyé. Red était un bien brave type, pensait-il, mais trop indépendant. Où en serait-on, si tout le monde était comme lui ? On n’arriverait nulle part. Il fallait la coopération en toute chose. Une invasion comme celle-ci était mise au point selon un plan, elle était efficace comme un horaire. On ne pourrait pas faire marcher les trains si les mécaniciens prenaient le large chaque fois qu’ils en auraient l’envie.

Cette idée l’impressionna. Il avait déjà pointé sur Red un de ses gros, puissants doigts en vue de lui dire son idée, quand, soudain, un obus japonais, le premier depuis une demi-heure, souleva une colonne d’eau à quelques centaines de mètres de là. Le bruit, étonnamment fort, les fit tous tressaillir. Dans le silence total qui s’ensuivit, la voix tonitruante de Red se fit entendre d’un bout à l’autre de l’embarcation : « Hé, Toglio, si je devais compter sur toi pour sauver ma peau, y a un an que je serais en enfer ! » Le rire dont il fut l’objet embarrassa Toglio, mais il s’efforça de sourire à son tour. Wilson résuma la situation, en disant de sa molle voix : « Toglio, tu peux toujours calculer un tas de manières de faire une chose, ça sort quand même tout entortillé. J’ai jamais vu un homme si têtu pour rien du tout. »

Toglio se dit que ça n’était pas vrai, Il aimait que les choses fussent faites comme il se devait, et tout simplement ces gars n’y comprenaient rien. Quelqu’un comme ce Red ruinait toujours votre travail en faisant rire tout le monde.

Soudainement, le régime du moteur augmenta, et le canot, après avoir complété un cercle, piqua en vrombissant vers la côte. Tout de suite lès vagues commencèrent à cogner sur le mur de devant, et une longue cascade d’embrun arrosa les hommes. Il y eut un gémissement de surprise, suivi d’un silence. Croft enleva son fusil et mit un doigt sur le canon pour le tenir à l’abri de l’eau. Le temps d’une seconde il se sentit comme s’il montait un cheval au galop. « Nom de Dieu, on y va, fit quelqu’un.

« J’espère au moins que ç’a été nettoyé », là-bas, chuchota Brown.

Croft était condescendant et déprimé. Il s’était senti désappointé quand, quelques semaines plus tôt, il avait appris que sa section de reconnaissance avait été assignée au déchargement pour la première semaine de l’invasion ; et il n’éprouva que du mépris quand, à cette nouvelle, les hommes eurent manifesté leur plaisir. « Chiasse de poule », se dit-il à mi-voix. Un homme qui" avait peur de montrer le bout de son nez, ne valait foutre rien. Mener les hommes à l’action était une chose qu’il désirait ardemment ; il se sentait alors puissant et sûr de lui-même. Il avait la nostalgie de la bataille qui se déroulait dans l’île, et il en voulait à la décision qui assignait sa section aux travaux de déchargement. Il se passa la main sur sa joue ferme et décharnée, regardant en silence autour de lui.

Hennessey se tenait debout près de la poupe. Croft, qui observait son visage blanc, décida qu’Hennessey avait peur, et cela l’amusa. Le garçon ne tenait pas en place ; il ne cessait pas de s’agiter, et une ou deux fois il tressaillit visiblement au son d’un bruit soudain. La démangeaison prit à une de ses jambes, et il se gratta avec violence ; ensuite, sous l’œil de Croft, il tira son pantalon hors de la guêtre gauche, le roula au-dessus de son genou, et avec beaucoup de soin appliqua un peu de salive sur l’irritation. Croît considéra sa chair blanche, ses poils blonds, nota la peine qu’il se donnait pour replacer son pantalon dans la guêtre, et il en éprouva une étrange excitation — comme si ces gestes avaient une signification cachée. Il est trop prudent, ce garçon, se dit-il. Puis, avec une certitude passionnée, il pensa : « Hennessey sera tué aujourd’hui. » Il eut envie de rire pour donner libre cours à son émotion. Cette fois-ci c’était une certitude.

Mais, tout à coup, le souvenir lui revint du poker de la veille, du floche qu’il manqua d’avoir, et il en ressentit de la confusion et de l’écœurement. T’as l’air de penser que t’es bien malin, se dit-il. Son dégoût lui venait moins d’une conviction que ce genre de divinations n’avaient aucun sens, que de son sentiment qu’il ne pouvait pas s’y fier. Il secoua la tête, l’esprit vide dans l’attente des événements, puis il s’accroupit dans le fond de l’embarcation d’assaut qui piquait vers la côte.

Martinez vécut ses pires instants juste avant l’atterrissage. Toutes ses agonies de la veille, tous les effrois qui l’obsédaient depuis le matin, avaient atteint leur point culminant. Il appréhendait le moment où le mur de devant s’abaisserait, le moment où il faudrait quitter le canot. Il lui semblait qu’un obus les avalerait tous, ou que braquée face à l’étrave une mitrailleuse se mettrait à tirer à l’instant précis où ils seraient à découvert. Personne ne disait mot, et quand il fermait les yeux le bruit de l’eau qui cinglait le long de l’embarcation était accablant — comme s’il s’y noyait. Il ouvrit les yeux, s’enfonça les ongles avec désespoir dans la paume de ses mains. « Dios mio », chuchota-t-il. D’un mouvement brutal il essuya la sueur qui coulait de son front dans ses yeux. « Pourquoi ce silence ? » se demanda-t-il. Et, au fait, tout était silence. Les hommes se taisaient, et une accalmie s’était faite sur la plage ; l’unique mitrailleuse qui crépitait au loin produisait un son creux et irréel.

Un avion surgit tout à coup et les survola en vrombissant, puis vida ses canons sur la jungle. Au bruit, Martinez faillit se mettre à crier, et il y eut des tiraillements dans ses jambes. Pourquoi est-ce qu’ils ne débarquaient pas ? Dans cet instant, il se sentait presque prêt à accueillir le désastre qui l’attendait à la seconde où le mur de devant s’abaisserait.

« Est-ce que vous croyez qu’on aura bientôt du courrier ? » demanda Hennessey d’une voix de tête. Sa question se perdit dans un éclat soudain de rires. Martinez rit et rit, tantôt d’un petit rire nerveux, tantôt à pleine gorge.

« Cet enculé d’Hennessey », entendit-il dire Gallagher.

Soudainement Martinez se rendit compte que le canot s’était immobilisé. Le bruit du moteur avait changé, il était devenu plus fort et un peu incertain, comme si les hélices ne mordaient plus l’eau. L’instant d’après il comprit qu’ils avaient atterri.

Pendant plusieurs longues secondes ils restèrent sans bouger. Puis le mur de devant s’abaissa et Martinez entra en clopinant dans l’eau. Une vague se brisa sur ses jarrets, et il faillit tomber. Il avançait tête baissée, regardant l’eau. Ce n’est qu’après avoir atteint la berge qu’il comprit que rien ne lui était arrivé. Il regarda autour de lui. Cinq embarcations avaient atterri en même temps que la leur, et les hommes s’égaillaient sur la plage. Il vit un officier qui venait dans sa direction, il l’entendit demander à roft : « Quelle section est-ce là ?

— Renseignements et reconnaissance, mon lieutenant. Détachés au service de déchargement. »

L’officier leur donna l’ordre d’attendre près d’un bouquet de cocotiers, à la lisière de la plage. La section s ébranla lourdement sur le sable mou, et Martinez prit place dans le rang, trébuchant derrière Red. Il ne sentait rien, sinon que son arrêt venait d’être retardé.

Ils parcoururent deux cents mètres environ, puis s’arrêtèrent au bocage de cocotiers. Il faisait déjà chaud. La plupart des hommes se défirent de leur équipement et s’étalèrent sur le sable. D’autres hommes y avaient passé avant eux. Des unités de la première vague s’étaient assemblées tout près car le sable, piétine tout alentour, était jonché de paquets de cigarettes et de boîtes de rations vides. Mais ces hommes étaient présentement à l’intérieur de l’île, avançant quelque part à travers la jungle, et la plage semblait à peu près déserte. Leur regard portait à deux cents mètres environ dans chaque direction, après quoi la plage disparaissait dans un tournant. Tout était quiet, relativement vide. Il se pouvait qu’il y eût pas mal d’activité de l’autre côté des tournants, mais il ne leur était pas possible de s’en rendre compte. Il était encore trop tôt pour l’arrivée du ravitaillement, et les troupes qui avaient débarqué en même temps qu’eux s’étaient immédiatement dispersées. A une centaine de mètres sur leur droite la marine avait établi un P. C. composé d’un officier, d’une table pliante, et d’une jeep garée dans une enfilade où Ja jungle rejoignait la plage. Sur leur gauche, à un huitième de mille de là, le personnel du Q. G. commençait à s’affairer. Quelques plantons creusaient des trous pour l’état-major du général, et dans une direction opposée deux hommes déroulaient en titubant un touret de fil téléphonique. Une jeep passa en bordure de l’eau, sur le sable humide et ferme, et disparut derrière le P. C. de la marine. Les embarcations d’assaut qui avaient atterri près des pennons multicolores du Q. G. avaient repris la mer, et on les voyait filer vers la flotte d’invasion. L’eau paraissait très bleue, et les bâtiments semblaient pris d’un léger frisson dans la brume du matin.

Par intervalles un des torpilleurs tirait une volée, et une demi-minute plus tard les hommes entendaient le doux soupir de l’obus qui décrivait un arc en direction de la jungle. De temps à autre le vacarme d’une mitrailleuse venait de la brousse, auquel répondait bientôt le son aigu d’une arme japonaise.

Le sergent Brown regarda les cocotiers, dont les obus avaient fauché la cime. Plus loin il y avait un bouquet de cocotiers intacts, et Brown secoua la tête. Des tas d’hommes auraient pu tenir sous un bombardement comme ça, dit-il. « C’est pas un si mauvais bombardement quand on pense à ce qu’ils ont fait à Motome », fit-il.

Red avait son air acerbe. « Voui, Motome. » Il se coucha sur son estomac, alluma une cigarette. « La plage pue déjà, annonça-t-il.

— Comment peut-elle puer ? demanda Stanley. Il est trop tôt encore.

— Ça pue, c’est tout », répondit Red. Il n’aimait pas Stanley. Bien qu’il eût exagéré le faible relent saumâtre qui venait de la jungle, il était prêt à défendre son affirmation. Il reconnut un ancien et familier découragement s’infiltrer en lui ; il se sentait cafardeux, irritable, il était trop tôt pour manger, et il avait fumé trop de cigarettes. « C’est pas une invasion, dit-il. C’est des exercices. Des manœuvres amphibies. » Il cracha avec dépit.

Croft ajusta sa cartouchière autour de sa taille, jeta son fusil sur son épaule. « Je vais aux renseignements, dit-il à Brown. Toi tu restes avec les hommes jusqu’à ce que je revienne.

— Ils nous ont oubliés, dit Red. On peut aussi bien dormir un coup.

— C’est pourquoi je vais aux renseignements, dit Croft.

— Pourquoi que tu nous laisses pas tranquilles, qu’on reste sur notre cul pour la journée ? gémit Red.

— Toi, Valsen, dit Croft, à partir d’à présent tu feras mieux de la boucler, ta grande gueule. »

Red le regarda avec défiance. « Qu’est-ce qu’y a ? de-manda-t-il. Tu veux gagner la guerre tout seul ? » Ils se mesurèrent pendant quelques secondes, fixement, puis Croft s’en alla à grandes enjambées.

« Tu choisis le mauvais gars pour t’y frotter », dit le sergent Brown.

Red cracha de nouveau. « Je me laisse emmerder par personne. » Il pouvait sentir les battements accélérés de son cœur. Il y avait quelques cadavres en bordure de l’eau, à une centaine de mètres de là, et tandis que Red les regardait un soldat du Q. G. se mit à les haler sur le sable. Un avion patrouillait au-dessus d’eux.

« Il fait bougrement tranquille », dit Gallagher. Toglio approuva de la tête. « Je vais creuser un trou. » Il décrocha sa pelle-bêche, et Wilson pouffa. « Te donne donc pas tant de peine », lui dit-il.

Toglio l’ignora et se mit à piocher. « Je vais en faire un moi aussi », dit Hennessey d’une voix flûtée, se mettant au travail à vingt mètres de Toglio. Le temps de quelques secondes il n’y eut pas d’autre bruit que lé crissement de leurs pelles dans le sable.

Oscar Ridges soupira. « Crotte, dit-il. Je pourrais ben m’en faire moi aussi. » Il pouffa avec embarras et se

Sencha sur son équipement. Son rire avait ressemblé à un raiment prolonge. « Ouaa-a-aaah ! » l’imita Stanley.

Ridges le regarda et dit d’une voix égale : « Ben, crotte, je peux rien comme je ris. C’est ben bon pour moi, je dois dire. » Il pouffa de nouveau, pour prouver sa bonne volonté, mais cette fois son rire fut bien plus châtié. Comme il n’y eut pas de réponse, il se mit à piocher. Son corps court et puissant était trapu et ramassé comme un billot. Il avait une face boulotte, avec une longue mâchoire ballante qui le faisait béer. Ses yeux à fleur de tête ajoutaient à son air benêt et bonne pâte. Ses mouvements, alors qu’il piochait, étaient exaspérément lents ; il rejetait chaque pelletée à l’endroit exact de la précédente, et avant de donner un autre coup de pelle il prenait son temps pour regarder autour de lui. Il y avait une sorte de circonspection dans sa personne, comme s’il avait l’habitude qu’on lui jouât des farces.

Stanley l’observait avec impatience. « Hé, Ridges, dit-il tout en cherchant du regard l’approbation du sergent Brown, si jamais tu étais assis sur un feu, je suppose que tu serais trop fainéant pour pisser dessus. »

Ridges sourit vaguement. « Je dois dire », fit-il quiètement, voyant Stanley s’approcher de lui, s’arrêter au-dessus du trou pour en examiner la profondeur. Stanley était un adolescent élancé, médiocrement bien fait, avec une longue face à l’expression un peu incertaine mais d’ordinaire vaine et dédaigneuse. Il eût été beau ; n’était son long nez et sa moustache noire au poil clairsemé. Il n’avait que dix-neuf ans.

Jésus, tu en as pour la journée, à piocher », dit-il, dégoûté. Sa voix était artificiellement rude, comme celle d’un acteur qui s’essaie à parler le langage des soldats. Ridges ne répondit pas. Patiemment, il continuait à piocher. Stanley l’observait toujours, s’efforçant de trouver quelque chose de malin à dire. Il commençait à se sentir ridicule, piqué là sans plus, et, cédant à un coup de tête, il poussa du pied un peu de sable dans le trou. En silence, sans changer de rythme, Ridges rejeta le sable. Stanley se savait Te point de mire de ses compagnons. N’étant pas sûr qu’ils se rangeraient de son parti, il regrettait un peu d’avoir amorcé l’attaque. Mais il avait été trop loin pour en rabattre. D’un coup de pied il fit tomber un gros tas de sable dans le trou.

Ridges mit bas sa pelle-bêche et regarda Stanley. Il avait toujours son air de patience, avec cependant une trace d’inquiétude dans l’expression. « Qu’est-ce que t’essaies de faire, Stanley ? demanda-t-il.

— Ça ne te plaît pas ? ricana Stanley.

— Non, m’sieu. Ça me plaît point. »

"Stanley grimaça un lent sourire. « Tu sais ce qu’il te reste à faire. »

Red avait observé la scène avec colère. Il avait de l’affection pour Ridges. « Dis donc, Stanley, cria-t-il, mouche-toi le nez et arrête de faire l’imbécile. »

Stanley vira sur lui-même et regarda Red d’un air furibond- L’affaire prenait une mauvaise tournure. Il avait peur de Red, mais il ne pouvait plus battre en retraite.

« Red, tu peux la boucler, dit-il.

— A propos de la boucler, dit Red d’une voix traînante, peux-tu me dire pourquoi tu te donnes la peine de cultiver cette mauvaise herbe sous ton nez, quand ça pousse tout de travers dans le trou de ton cul ? » Il avait mis un lourd et sarcastique accent de terroir dans sa parole, et cela fit rire les autres avant même qu’il eût terminé sa phrase. « Sacré vieux Red », pouffa Wilson sous cape.

Stanley rougit, puis fit un pas en direction de Red. « Tu ne vas pas me parler sur ce ton-là. »

Red était en colère. Il avait envie de se bagarrer. Il ne doutait pas qu’il pût corriger Stanley, mais il n’était pas prêt à affronter il ne savait quoi, et il domina sa colère. « Je pourrais te casser en deux », dit-il à Stanley en guise d’avertissement.

Brown se mit debout. « Dis donc, Red, coupa-t-il, tu ne piaffais pas tellement quand il s’est agi d’en découdre avec Croft. »

Red se tut, mécontent de lui-même. C’était donc cela. L’indécision le fit hésiter. « Non, pas tellement, dit-il. Mais y a personne avec qui je me battrais pas. » Il se demandait s’il avait eu peur de Croft. « Merde, vous me faites chier », dit-il, se retournant sur le côté.

S’étant rendu compte que Red ne se battrait pas, Stanley revint à l’attaque. « Ça ne va pas se passe ! l’comme ça », dit-il.

Red lui lança un regard. « Va te faire foutre. »

A sa propre surprise, Stanley s’entendit dire : < Qu’est-ce qu’il y a, tu as la chiasse ? » Il avait la certitude d’avoir été trop loin.

« Stanley, dit Red, j’aurais pu te casser la tête, mais j’ai pas envie de me bagarrer aujourd’hui. » Il se sentait repris par sa colère, et il s’efforçait de la dominer. « Allez, finis de m’emmerder. »

Stanley l’observa un instant, puis cracha dans le sable. Il était tenté de dire quelque chose encore, mais il savait que la victoire était de son côté. Il s’assit près de Brown.

Wilson se tourna vers Gallagher et secoua la tête. < J’aurais jamais pensé que vieux Red se dégonflerait », chuchota-t-il.

Voyant qu’on ne le molestait plus, Ridges retourna à sa pioche. Il ruminait un peu sur l’incident, mais le toucher apaisant du manche dans sa main tranquillisa son esprit. Un petit bout d’outil de rien du tout, se dit-il. Père rigolerait bien en voyant ça. Il s’absorba dans sa tâche, se sentant réconforté par le travail. « Y a rien de tel comme le boulot pour être content », se dit-il. Le trou était presque terminé et il commença d’en tasser le fond, piétinant le sable dans un rythme égal et lourd.

Un claquement de gifle, pareil au bruit d’un tue-mouches sur le plat de la table, leur fit dresser la tête. Ils regardèrent autour d’eux avec inquiétude. « C’est un mortier japonais », murmura Brown.

« Il est tout près », fit Martinez sur le même ton. C’était le premier mot qu’il avait prononcé de la journée.

Les hommes du Q. G. s aplatirent sur le sol. Brown prêta l’oreille, perçut un geignement accéléré, et ensevelit son visage dans le sable. L’obus explosa à quelque cent cinquante mètres de là. Couché et immobile, Brown écoutait le net et terrifiant bruit des éclats qui coupaient l’air et fauchaient le feuillage dans la jungle. Il étouffa un gémissement. L’obus avait atterri à une bonne distance, mais… Une déraisonnable panique s’emparait de lui. Il y avait toujours cette minute au commencement d’une alerte, quand il perdait complètement la tête et s’abandonnait à la première impulsion qui lui traversait l’esprit. Tandis que l’écho de l’explosion s’amortissait dans l’air, il bondit sur ses jambes. « Allez, foutons le camp d’ici, cria-t-il d’une Voix excitée.

— Et Croft alors ? » demanda Toglio.

Brown s’efforça de réfléchir. Il ressentait un besoin urgent de quitter cet endroit de la plage. Une idée se présenta à lui, qu’il adopta d’emblée. « Là, vous autres qu’avez des trous, restez-y. Nous on va piquer un demi-mille par là-bas, et quand Croft reviendra rejoignez-nous. » Il se mit en devoir de ramasser ses affaires, se décida brusquement à les laisser en l’état, grommela : « Merde, prendrai ça plus tard », s’élança au petit trot. Les autres le suivirent du regard avec surprise, puis, haussant les épaules, Gallagher, Wilson, Red, Stanley et Martinez, éparpillés sur une longue file, prirent sa suite. Hennessey les accompagna des yeux, puis se tourna vers Toglio et Ridges. Il avait creusé son trou à quelques mètres seulement de l’îlot des cocotiers, et il essayait de voir à travers le bosquet ; mais, trop dense, la végétation obstruait le regard. Sur sa gauche le trou de Toglio, encore que distant d’une vingtaine de mètres, semblait bien loin ; le trou de Ridges, situé de l’autre côté de celui de Toglio, paraissait à une très grande distance. « Qu’est-ce que je dois faire ? » chuchota-t-il à l’adresse de Toglio. Il regrettait de n’être pas parti avec les autres, mais il avait craint de les suivre, de peur de s’exposer aux moqueries. Toglio regarda autour de lui et, se baissant, courut vers le trou d’Hennessey. La sueur couvrait sa large face. « Je crois que la situation est très sérieuse, dit-il dramatiquement, fouillant du regard les approches de la jungle.

— Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Hennessey. Il sentait un gonflement dans la gorge, qu’il lui était impossible de définir comme plaisant ou déplaisant.

« Je crois que les Japonais ont amené en douce un mortier près de la plage, et il se peut qu’ils nous attaquent. » Il se tamponna le visage. « J’aurais voulu que les gars aient creusé leurs trous ici.

— Ç’a été un sale coup de se sauver », dit Hennessey. Il était surpris par le ton naturel de sa voix.

« Je ne sais pas, dit Toglio. Brown a plus d’expérience que moi. On doit avoir confiance dans ses gradés. » Il fit couler un peu de sable entre ses doigts. « Je retourne à mon trou. Toi, tu ne bouges pas d’ici. Si des Japonais s’amènent, nous aurons à les arrêter. » Sa voix était sinistre. Hennessey approuva de la tête avec ardeur. « C’est comme le cinéma », pensa-t-il. De vagues images se chevauchèrent dans son esprit. Il se vit debout, repoussant une charge. « Okay, petit gars », dit Toglio, lui tapant sur l’épaule. Se baissant de nouveau, il dépassa son propre trou et courut à Ridges pour lui donner ses instructions. Hennessey se souvint que Red lui avait dit que

Toglio avait rejoint la section après que le pire de la campagne de Motome fut passé, et il se demanda si on pouvait se fier à lui.

Il s’accroupit dans son trou, scrutant du regard la jungle. Sa bouche était sèche, et il n’arrêtait pas de s’humecter les lèvres. Chaque fois qu’un mouvement se produisait dans la brousse, son cœur se contractait. Tout était calme sur la plage. Une minute se passa, et il commença à s’ennuyer. Il entendit un camion qui embrayait dans le bas de la plage. Il risqua un coup d’œil, vit, au large, une nouvelle vague d’embarcations d’assaut qui filaient vers l’île. « Des renforts pour nous autres », se dit-il, se rendant aussitôt compte combien son idée était absurde.

Le sec bruit de gifle arriva de la jungle, suivi d’une autre décharge, puis d’une autre et d’une autre. « C’est des mortiers », pensa Hennessey, se disant qu’il saisissait vite. Il entendit, presque au-dessus de sa tête, un son aigu et perçant, pareil à celui que font les freins d’une voiture a l’instant de la collision. Instinctivement, il se recroquevilla dans son trou. Il ne sut pas ce qui se passa dans la seconde d’après. Il perçut une effroyable explosion qui sembla se répercuter dans les moindres recoins de sa tête, et la terre trembla et s’ébranla sous lui. Il se sentit pilonné et étourdi par un coup d’air, et criblé par une avalanche de débris. Une autre explosion s’ensuivit, accompagnée de débris et de chocs, et puis un autre coup d’air et un autre. Il se surprit sanglotant dans son trou, terrifié et plein de dépit. Quand un autre obus eut atterri, il se mit à crier d’une voix d’enfant : « C’est assez, c’est assez ! » Le bombardement avait cessé depuis une bonne minute, qu’il grelottait encore dans son trou. Ses cuisses étaient chaudes et humides, et il pensa d’abord : « Je suis blessé. » Tout était paisible et plaisant, et il eut la vague image d’un lit d’hôpital. Il se tata et se rendit compte, à la fois avec gaieté et répugnance, qu’il avait sali son pantalon.

Tout son corps se raidit. « Si je reste sans bouger, je ne me salirai pas », pensa-t-il. Il se souvint que Red et Wilson disaient qu’il fallait « serrer le trou de son cul », et il comprit ce qu’ils voulaient dire. Il se mit à pousser de petits rires nerveux. Les bords de son trou s’effritaient, et il eut un instant d’angoisse à l’idée qu’ils s’affaisseraient lors du prochain bombardement. Il commençait à se renifler, et il eut un peu mal au cœur. Est-ce qu’il devait changer de pantalon ? se demanda-t-il. Il n’y avait qu’un seul pantalon de rechange dans son équipement, et il n’en aurait peut-être pas d’autre avant un mois. S’il jetait celui qu’il portait, ils étaient capables de le lui faire payer.

« Mais non, ça n’était pas vrai, se dit-il ; on ne paie pas pour les effets perdus en campagne. » Il fut repris par un accès de petits rires nerveux. « Quelle histoire à raconter à papa ! » Le temps d’une seconde il entrevit le visage de son père. Quelque chose en lui aiguillonnait son courage et le poussait à jeter un regard par-dessus le parapet de son trou. Il se souleva avec précaution, de peur aussi bien de salir davantage son pantalon que d’apercevoir quelque ennemi.

Toglio et Ridges se tenaient au fond de leurs trous respectifs, et Hennessey eut le soupçon qu’ils l’avaient abandonné. « Toglio, caporal Toglio », appela-t-il ; mais sa voix ne fut qu’un murmure rauque et enroué. Il n’y eut pas de réponse, et il ne se demanda pas s’ils l’avaient entendu. Il était seul, tout seul, se dit-il, et il éprouva une épouvante énorme de se sentir si isolé. Où pouvaient-ils bien être ? Il n’avait jamais vu de combat avant, et ce n’était pas juste de l’avoir laissé seul. Il se sentait amer d’avoir été déserté. La jungle avait un aspect de mauvais augure, comme un ciel d’orage. Tout à coup il sut qu’il ne pouvait plus rester là. Il sortit de son trou, empoigna son fusil, et se mit à ramper.

« Hennessey, où vas-tu ? » cria Toglio, sortant la tête de son trou.

Hennessey s’arrêta, puis commença. à babiller. « Je vais trouver les autres. C’est important, j’ai sali mon pantalon. » Il se mit à rire.

« Reviens ici ! » cria Toglio.

Le garçon coula un regard vers son trou, et il sut qu’il ne lui était pas possible d’y revenir. La plage paraissait si pure et si paisible. « Non, il faut que j’aille », dit-il, se mettant à courir. Il entendit Toglio qui l’appelait de nouveau, puis il ne fut conscient que du bruit de son souffle. Soudainement il se rendit compte que quelque chose ballottait dans la poche que son pantalon faisait à l’endroit de la guêtre. Il se déboutonna, abaissa son pantalon un peu frénétiquement, secoua ses selles, et se remit à courir.

Il passa près des fanions qui signalaient le point d’atterrissage aux embarcations, aperçut un officier de marine couché à plat ventre dans une petite dépression aux approches de la jungle. Tout soudain le bruit du mortier lui parvint, et immédiatement après le tir d’une mitrailleuse. Une couple de grenades firent explosion, éclatant avec le bruit creux et fort d’un sac de papier gonflé d’air. « Il y a quelques-uns de nos soldats après ces Japonais avec le mortier », pensa-t-il, écoutant venir sur lui un hurlement de sirène. Il pirouetta sur place, puis se jeta à terre. Peut-être avait-il senti la déflagration avant qu’un éclat de shrapnel lui eût déchiré la cervelle en deux.

Red le trouva, alors que la section était sur son chemin de retour. Ils avaient attendu la fin du bombardement dans une longue tranchée en zigzag, à l’une des extrémités de la plage. Quand le mot leur parvint que les Japonais et leur mortier venaient d’être liquidés, Brown prit la décision de revenir. Ne se sentant pas d’humeur sociable, Red s’était mis instinctivement en tête de colonne. Il venait de sortir d’un virage quand il vit Hennessey, la face dans le sable, une profonde déchirure sur le casque, et un petit cercle de sang sur la tête. Une de ses mains était tournée la paume en Pair, les doigts serrés comme s’il avait voulu retenir quelque chose. Red en eut mal au cœur. Il avait eu de l’affection pour Hennessey — un genre d’attachement qu’il ressentait d’ailleurs pour nombre de ses compagnons, et il y avait toujours la possibilité que cela finît de cette façon-là. Ce qui l’obsédait, c’était le souvenir de la nuit qu’ils passèrent ensemble sur le pont lors de l’attaque aérienne, quand Hennessey avait gonflé sa ceinture de sauvetage ; — le souvenir d’un moment de terreur et de panique comme si quelqu’un, quelque chose, les avait observés par-dessus leurs épaules en riant. Il y a des corrélations où il ne devrait pas y en avoir.

Brown arriva derrière lui, regardant le corps d’un œil fixe et troublé. « Est-ce que j’aurais pas dû le laisser ? » demanda-t-il. Il s’efforçait de ne pas penser à sa responsabilité.

« Qui prend soin des corps ?

— Le service des enterrements.

— Bon, je m’en vais les trouver pour qu’ils l’enlèvent », dit Red.

Brown se renfrogna. « On doit se tenir tous ensemble. » Il se tut, puis enchaîna avec colère. « Nom de Dieu, Red, t’as drôlement la frousse aujourd’hui. Tu cherches des crosses à tout le monde puis tu te débines, tu piques des attaques de nerfs… » Il regarda Hennessey et ne termina pas sa phrase.

Red l’avait déjà quitté. Cet endroit de la plage, Brown l’allait éviter pour le restant de la journée. Il cracha, essayant d’exorciser l’image qu’il gardait du casque d’Hennessey et de la tache de sang qui s’écoulait par la déchirure du métal.

Les hommes de la section lui emboîtèrent le pas, et quand ils eurent rejoint Toglio, tous se mirent à creuser es trous dans le sable. Toglio tournait nerveusement en rond, répétant sans cesse qu’il avait hurlé à Hennessey de rester en place. Martinez essaya de le rassurer. « Okay, tu peux rien faire », lui dit-il à plusieurs reprisés. Il creusait son trou avec rapidité et aisance, se sentant calme pour la première fois de la journée. Sa terreur s’était évanouie avec la mort d’Hennessey. Rien ne pouvait lui arriver maintenant.

Croft, à son retour, ne fit aucun commentaire des nouvelles que lui donna Brown. Brown en fut soulagé, se disant qu’il n’avait à se blâmer de rien, et il cessa d’y penser.

Mais Croft, lui, n’arrêta pas d’y ruminer de tout le jour. Plus tard, alors qu’ils travaillaient au déchargement, il se surprit plus d’une fois à y penser. La mort d’Hennessey lui valut une réaction semblable à celle qu’il éprouva dans l’instant où il découvrit que sa femme le trompait. Dans cet instant-là, avant que sa rage et sa peine eussent commencé d’agir, il avait ressenti une lancinante excitation due à la certitude que sa vie venait de changer, et que certaines choses ne seraient plus jamais les mêmes, cette certitude, il l’avait de nouveau. La mort d’Hennessey lui avait ouvert des vues d’une telle omnipotence, qu’il n’osait pas les considérer en face. Tout le jour l’événement rôda dans sa tête, l’obsédant de rêves étranges et de présages de puissance.