QUATRIEME PARTIE


VEILLÉE MORTUAIRE

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Les opérations de nettoyage furent éminemment réussies. Une semaine après la prise de la Ligne Toyaku les restes de la garnison japonaise à Anopopéi se trouvèrent réduits en cent puis en mille petits segments. Leur organisation se désagrégea complètement ; des bataillons furent isolés, puis des compagnies, et finalement des sections et des escouades et des groupuscules de cinq et de trois et de deux hommes se disséminèrent dans la jungle, essayant d'échapper à l'avalanche des patrouilles américaine ! « . Leurs pertes, vers la fin de la campagne, devinrent fantastiques. Le cinquième jour deux-cent-soixante-dix Japonais furent tués, contre deux Américains ; le huitième jour, le plus fécond de la campagne, huit cent vingt et un Japonais furent tués et neuf capturés, contre la perte de trois vies américaines. Concis et. modestes, pas tout à l'ait inexacts, les communiqués se suivaient avec une monotone régularité.

« Le général MacArthur a annoncé aujourd'hui la fin de la bataille d'Anopopéi. Les opérations de nettoyage continuent. »

« Les troupes américaines sous le commandement du général de brigade Edward Cummings annoncent aujourd'hui la capture de cinq places fortes et de grands dépôts de vivres et de munitions ennemis. Les opérations de nettoyage se poursuivent. »

D'étonnants rapports continuaient d'affluer sur le bureau de Cummings. L'interrogatoire des rares prisonniers révéla que depuis plus d'un mois les troupes japonaises avaient subsisté sur des demi-rations, et que vers la fin les vivres firent presque entièrement défaut. Cinq semaines plus tôt l'artillerie avait détruit un dépôt de ravitaillement japonais, et personne n'en sut rien. Leurs ressources médicales étaient épuisées, et depuis six ou huit semaines des parties de la Ligne Toyaku se trouvaient en plein délabrement. On découvrit, en plus, qu'une semaine avant le commencement de la dernière offensive les Japonais avaient presque entièrement épuisé leurs réserves de munitions.

Cummings repassa en revue de vieux rapports de patrouille, relut nombre de relations quant à l'activité de l'ennemi au cours des derniers mois. Il avait même remâché les piteuses trouvailles du Deuxième Bureau. Pas le moindre soupçon, dans tout cela, de la situation réelle des Japonais. Il avait déduit de ces rapports la seule hypothèse possible — à savoir que les Japonais étaient encore en force. Cette leçon, la plus puissante qu'il eût jamais tirée d'une campagne, l'agaçait et l'inquiétait. A ce jour, encore qu'ayant fait relativement peu de cas des informations contenues dans les rapports de patrouille, il leur avait néanmoins prêté quelque attention. Or, tout cela s'était révélé de nulle valeur.

Il se ressentait encore du choc que lui infligea la victoire du commandant Dalleson. Laisser ses premières lignes par un beau et calme matin et revenir le lendemain pour trouver que la campagne est virtuellement finie ressemblait un peu à l'ébahissement de celui qui, regagnant son chez soi, trouve sa maison partie en fumée. Certes, il avait conduit les opérations de nettoyage avec brio. Apres que les Japonais eurent reçu le coup d'assommoir aucune chance ne leur fut laissée de se regrouper, mais c'était là un maigre triomphe — le sauvetage de quelques débris d'ameublement. Il enrageait en secret que la maladresse de Dalleson eût déclenché la campagne ; l'effondrement japonais était dû à ses efforts, et c'eût été à lui Cummings d'avoir le-plaisir de faire détoner la fusée. Ce qui l'irritait le plus c'est qu'il devait congratuler Dalleson, peut-être même lui donner de l'avancement. Lui infliger un affront dans ce moment eût été un aveu trop manifeste.

Mais une autre frustration vint bientôt s'y substituer. Que serait-il arrivé s'il avait été présent, si lui-même avait dirigé l'offensive ? Quelle en eût été la vraie signification ? La résistance japonaise était usée au point où toute action concertée, aussi rudimentaire fût-elle, aurait suffi pour défoncer leurs lignes. Il était impossible d'écarter que n'importe qui aurait gagné cette campagne, laquelle n'avait consisté qu'en un jeu de patience et d'usure.

Pour un moment il admit presque qu'il n'eut que très peu ou peut-être rien à voir avec cette victoire, ou en vérité avec aucune victoire ; — celle d'Anopopéi était due à un vulgaire concours d'heureux hasards entrelardés dan ; un réseau fortuit de facteurs trop vastes, trop vagues, pour qu'il pût en appréhender le mécanisme. Il se permit cette pensée, il la cultiva, la traduisit presque en mots, puis il la refoula. Mais elle lui causa une profonde démoralisation.

Si seulement il avait conçu cette patrouille un peu plus tôt, s'il avait eu le temps d en élaborer le schéma plus en détail. Ce fut un travail mal fait, et Hearn était mort.

Eh bien, ce n'était pas exactement une nouvelle atterrante. Toutefois, ne fût-ce que pour un bref moment, Hearn avait été le seul homme dans la division capable de comprendre le côté profond de ses vues, capable même de le comprendre tout court. Mais Hearn avait manqué d'envergure. Il avait jeté un regard, il avait pris peur, et il s'était retiré à quatre pattes — soulevant de la boue.

Il savait pourquoi il l'avait puni, il savait que ce n'était pas par accident qu'il avait assigné Hearn à Reconnaissance. Et sa fin n'était pas venue en surprise. Cummings y puisa d'abord une trace de plaisir.

Seulement… le temps d'une seconde la nouvelle de la mort d'Hearn lui fit mal. Son cœur se serra cruellement. Il en éprouva presque de l'affliction, mais bientôt quelque chose d'autre, quelque chose de plus complexe l'emporta sur son premier mouvement. Pendant des jours, toutes les fois qu'il lui arriva de penser à Hearn, il ressentait un mélange de peine et de satisfaction.

L'important, en fin de compte, consistait à faire la balance de vos profits et pertes. La campagne avait duré une semaine de plus qu'il ne lui fut accordé, ce qui n'allait pas figurer à son crédit. Mais il y eut un temps — huit ou quinze jours à peine plus tôt — où il envisageait que la conquête de l'île lui prendrait tout un mois encore. De plus, en ce qui regardait le G. Q. G. de l'armée, la campagne avait été gagnée par l'invasion de Botoï Bay. Ceci compterait indéniablement en sa faveur. Somme toute, Anopopéi n'avait ni desservi ni bonifié fondamentalement ses intérêts. Quand l'heure sera venue d'attaquer les Philippines il aura sa division au complet sur la brèche et l'opportunité d'arriver à des résultats plus frappants. Mais avant cela les hommes devront être secoués, tenus vigoureusement en haleine, soumis à une discipline renforcée. La même colère, si souvent ressentie au cours du dernier mois de la campagne, s'emparait de lui. Les hommes lui résistaient, ils résistaient à tout changement avec une enrageante inertie. Quelque dureté que l'on mit à les bousculer, ils ne cédaient jamais que de mauvaise grâce, pour se regrouper aussitôt que la pression se relâchait. On pouvait les travailler, on pouvait les enjôler, mais il y avait des moments où Cummings doutait désormais de pouvoir les changer, les pétrir vraiment. Et la même chose menaçait de se reproduire dans les Philippines. Avec tous ses ennemis au G. Q. G. il n'avait pas beaucoup de chances de décrocher une autre étoile avant les Philippines, auquel cas tout espoir serait perdu d'obtenir le commandement d'une armée avant la fin de la guerre.

Le temps passait, et avec lui les occasions de se signaler. Ce seront les — vieilles haridelles qui occuperont la banquette de l'histoire après la guerre, les mêmes empotés qui, incapables de coordination, agissent au gré de leurs impulsions contradictoires. Il prenait de l'âge et il risquait de manquer son heure. Quand la guerre avec la Russie sera venue il ne sera pas assez haut placé, il ne sera pas assez près des gens au pouvoir pour faire la grande enjambée, le grand saut. Peut-être serait-il plus intelligent, la guerre finie, de se mettre sur les rangs pour tâter des Affaires Etrangères. Son beau-frère ne lui ferait certainement pas du tort de ce côté-là.

Peu d'Américains comprendront les contradictions de la période à venir. La route du pouvoir sera le plus avantageusement camouflée sous les auspices d'un conservatisme libéral. Les réactionnaires et les isolationnistes rateront leur coup, et ils causeront presque autant d'ennuis qu'ils occuperont de place, Il haussa les épaules. S'il avait une autre opportunité, il saurait mieux s'y prendre. Quelle frustration ! Savoir tant de choses, et être lié pieds et poings.

Pour se soustraire à sa tension nerveuse, il s'appliqua jusqu'au moindre détail aux opérations de nettoyage.

Sixième Jour : 347 Japonais — l'Américain Neuvième Jour : 502 Japonais — 4 Américains

Les patrouilles s'infiltraient le long des pistes derrière les lignes japonaises. Elles battaient, en grand nombre, les passages du labyrinthe, elles taillaient à même la jungle pour débusquer des survivants qui auraient pu se faufiler sur les brisées des bêtes. De l'aube au soir les patrouilles parcouraient la jungle — toujours avec la même mission.

C'était tout simple, une rigolade. Apres des mois passés à monter la garde de nuit, à patrouiller sur des pistes où l'on risquait à tout moment de tomber dans une embuscade, les opérations de nettoyage n'avaient rien de désagréable. C'était presque excitant. Les tueries perdirent toute proportion, elles les importunaient moins que de trouver des fourmis dans leur litière.

Certaines choses relevaient de la routine. Au cours des dernières semaines de la campagne les Japonais avaient installé quantité d'hôpitaux volants, et, dans leur retraite, ils achevèrent nombre de leurs blessés. Les Américains finissaient la besogne en écrasant la tête des survivants à coups de crosse ou en les criblant de balles à bout portant.

Mais il y avait d'autres façons de faire, plus personnelles. Un jour, à l'aube, une patrouille découvrit quatre Japonais endormis sur une piste à l'abri de leurs toiles imperméables. L'homme en tête de colonne tomba en arrêt, ramassa quelques cailloux et les lança en l'air. Les cailloux retombèrent avec un léger crépitement de grêle sur l'un des soldats. Il se réveilla avec lenteur, s'étira sous sa toile, bâilla, grogna un peu, s'éclaircit la gorge, émettant toute la gamme de sons inarticulés de celui que l'on tire de son sommeil au petit matin, puis il sortit la tête de sous sa toile. L'Américain patienta jusqu'à ce que le Japonais l'aperçût, sur quoi, le voyant sur le point de pousser un cri, il lui envoya une volée de balles de mitraillette dans le corps. Ensuite, pointant son arme vers le centre de la piste, il piqua une série de trous bien nets à travers les toiles imperméables. Un seul (les Japonais était encore en vie, dont les jambes, dépassant la toile, gigotaient du dernier sursaut convulsif ae l'animal qui expire. Un des soldats s'avança, fouilla avec le canon de son fusil sous la toile, repéra la tête du blessé, et pressa la détente.

Il y avait d'autres variantes.

Il leur arrivait parfois de faire des prisonniers, mais si le jour tirait à sa fin et si la patrouille avait hâte de rentrer avant la nuit, il était préférable que les prisonniers fissent diligence. Une escouade, à qui-il arriva de faire trois prisonniers tard dans l'après midi, se trouva gravement retardée par ses captifs. Un des prisonniers était si malade qu'il marchait à peine, et un autre, un grand bonhomme morose, cherchait une occasion de s'échapper. Les testicules du troisième étaient monstrueusement enflés, et si douloureux qu'il dut découper l'entrejambe de son pantalon — tel celui qui fend sa chaussure pour faire place à son orteil afflige d'un oignon. Il s'avançait pathétiquement, clopin-clopant, soutenant ses testicules et gémissant de douleur.

Le chef de la patrouille consulta finalement sa -montre et soupira. « Va falloir qu'on les débarque », dit-il.

Le Japonais morose parut savoir de quoi il s'agissait, car il s'écarta de la piste et, dos tourné, il attendit. La balle le prit derrière l'oreille.

Un soldat vint se placer derrière le prisonnier aux testicules enflés et l'étala par terre d'une bourrade. Il poussa un seul cri de douleur avant de mourir.

Le troisième était dans un semi-coma et n'avait aucune idée de ce qui se passait.

Deux semaines plus tard le commandant Dalleson, assis dans la cabane nouvellement construite pour abriter ses services, ruminait agréablement sur le passé, le présent, et l'avenir. Avec la fin de la campagne l'état-major de la division déménagea à l'ombre presque fraîche et plaisante d'un bouquet d'arbres, non loin de la mer. La brise nocturne y rendait le sommeil fort agréable.

Les exercices d'entraînement allaient commencer le lendemain, et c'était ce côté de la vie militaire que le commandant trouvait le plus sympathique. Tout était prêt. Les troupes, installées sous des tentes d'escouade, avaient établi leur bivouac permanent, les chemins du camp étaient recouverts de gravier, et chaque homme avait fini de fixer une planchette au-dessus de sa couche pour y recevoir son équipement bien au net. La place d'armes était fin prête, et le commandant en était fier car il avait personnellement surveillé les travaux. Ce fut un exploit de taille que de défricher trois cents mètres de jungle et de niveler le sol en dix jours seulement.

Le premier défilé suivi d'une inspection était prévu pour le lendemain, et le commandant savourait son plaisir à l'avance. Il éprouvait une simple, une enfantine joie à voir des troupes parader dans des uniformes propres, à inspecter un fusil piqué au hasard. Il était déterminé à faire reprendre à la division une allure décente avant la campagne des Philippines.

Ses journées étaient fort chargées. Il y avait toutes sortes de détails à mettre au point, et le programme des exercices présentait nombre de difficultés. Faute de conditions appropriées on allait avoir du mal à organiser tous les cours qu'il faudrait. Il allait y avoir des exercices de tir bien entendu, et l'entretien, la nomenclature des pièces détachées, et le fonctionnement des mitrailleuses, il faudrait une classe destinée aux armes spéciales, une de lecture de cartes et de compas, une autre de discipline militaire. Et, évidemment, il les tiendrait sur les dents avec des défilés et des inspections. Mais il y avait encore bien des choses qu'ils devraient faire. En tout cas il pourrait toujours boucher les trous en leur faisant faire des marches.

L'instruction militaire, voilà ce qu'il aimait ; il n'y avait pas à en démordre. La simple mise au point du programme pour chaque compagnie était tout un problème, mais pas un à la gomme. C'était un peu comme le remplissage des mots croisés. Le commandant alluma un cigare et regarda au-delà des cloisons de la cabane en tôle galvanisée, par-delà les cent mètres de jungle, vers l'océan qui clapotait doucement contre la plage. Il aspira profondément, savourant l'âcre odeur de poisson qui arrivait de l'eau. Il avait toujours fait de son mieux, personne ne lui disputerait cela. Une rosâtre satisfaction faisait des remous en lui.

A ce moment-là il eut son idée. Il donnera un coup de pouce à la classe de cartographie en y faisant afficher une photographie de Betty Grable en maillot de bain, couleur et grandeur nature, recouverte d'une carte quadrillée. L'instructeur pointera différentes parties de son anatomie et dira : « Donnez-moi les coordonnées. »

Crénom, quelle idée ! Le commandant rit sous cape de pur plaisir. C'est du coup qu'ils feront attention en classe, les petits troupiers.

Mais où allait-il se procurer une photo grandeur nature ? Le commandant chassa la cendre de son cigare. Il pouvait demander au sergent-chef de la lui procurer, mais il voulait être damné s'il allait faire l'imbécile en signant un ordre à cet effet. L'aumônier Davis peut-être, une bonne bête d'homme — mais non, il ferait mieux de ne pas s'adresser à lui.

Dalleson se gratta la tête. Il pouvait écrire au G. Q. G., Services Spéciaux. Ils n'auront probablement pas Grable, mais n'importe quelle fille à poil fera l'affaire.

C'était ça. Il écrira à l'armée. Et entre-temps il enverra une lettre au ministère de la Guerre, Section d'Instruction Militaire. Il cherchent, là-bas, des perfectionnements de ce genre. Déjà il voyait toutes les unités de l'armée se servant de son idée. Il serra les poings avec excitation.