ROBERT HEARN, LA MATRICE INFÉCONDE

Un homme de grande taille avec une toison de cheveux noirs, une petite voix tranchante, et une face lourde el immobile. Au-dessus d'un nez court, plat, légèrement crochu, le regard de ses yeux marron était froid et imperturbable. Large, fine, sans expression, sa bouche dominait en saillie la masse solide de son menton. Il n'aimait que bien peu de gens, et la plupart de ceux qui avaient affaire à lui s'en Tendaient compte avec gêne au bout de quelques minutes.

Au centre, fouaillant vos sens, se trouve la Cité.

La terre et les routes y mènent, depuis des milliers de milles. Les montagnes se sont résorbées en collines, les collines en plaines, les plaines se déroulent et se regroupent en de larges et majestueuses circonvolutions. Personne n'a jamais réellement compris le vaste tableau d'Amérique, et les pointes d'épingle, les additions au tableau — la grande cité et les pistes de fer qui y mènent.

Le ligament.

Et toute la frénésie des machinations, la fumée de cigare, la fumée de coke, le vomitoire phénique du métro aérien, la passion paniquarde de la bougeotte pareille à celle d'une fourmilière brusquement mise en branle, la vaste, hâtive, grappilleuse combine des milliers de gens dont la réalité se limite à une rue, à un café, et où le pré sent seul a un sens. L'Histoire, on s'en souvient avec un haussement d'épaules : ses superlatifs ne correspondent pas aux nôtres.

L'immense Moi du peuple citadin.

Comment concevez-vous votre propre mort, votre propre insignifiance au milieu de cette immensité créée par la main de l'homme, de ces voûtes de marbre et d'arêtes de brique et de hauts fourneaux qui conduisent sur la place du marché ? Vous pensez toujours que le monde finira avec votre mort. Il continue, plus intense, plus violent, plus sillonné que jamais.)

Et dans l'humus, au pied du champignon, poussent les banlieues.

Depuis que nous avons ajouté cette dernière aile, nous avons vingt-deux pièces. Dieu sait ce que nous allons en faire, crie Will Hearn. Mais Ina essayez donc de lui dire quelque chose, elle s'imagine qu'on en a besoin, et on l'a.

Voyons, Will, fait Ina. (Une jolie femme qui paraît plus jeune et plus svelte que la mère d'un garçon de douze ans. Pas de beauté, toutefois. Elle a la bouche fine et aseptique, les dents légèrement saillantes, le manque de charme des femmes du Middlewest.)

Eh bien, je suis franc comme un vieux soulier, dit Will Hearn. J'ai pas de vanité moi, et j'ai pas plus honte que ça de dire que je sors d'une vieille ferme délabrée. Comme je vois les choses on a besoin d'un salon, d'une paire de chambres à coucher, d'une cuisine, peut-être d'une pièce au rez-de-chaussée où chahuter, et avec ça on est paré, d'accord avec moi, madame Judd ?

(Mme Judd est plus grassouillette, plus douillette, avec des airs plus absents.) C'est ce que je pense, monsieur Hearn. Monsieur Judd et moi nous sommes fort contents de notre appartement à Alden Park Manor, c'est si facile à entretenir.

Joli endroit, Germantown. Il faut que nous visitions les Judd là-bas, Ina.

Quand vous voudrez, je vous montrerai les environs, dit Mme Judd. Il y fait un silence, les gens mangent sans faire de bruit, on n'entend pas leur vaisselle. Une vue ravissante là-bas, commente-t-elle.

C'est la seule place où aller pour fuir la chaleur de Chicago, dit Ina. Nous sommes si arriérés par rapport à New York, pensez donc ils n'ont même pas de jardins suspendus sur les toits de leurs hôtels ici. Il fait si chaud pour un mois de mai. Je n'ai pas la patience d'attendre que nous partions pour Charlevoix. Prononcé : Choliveoil.

Michigan, voilà un Etat avec de la verdure, dit Will Hearn. Il y a un silence et Mme Judd se tourne vers Robert Hearn et dit –, tu es un si grand garçon pour te » douze ans, je pensais que tu étais plus âgé.

Non, maame, seulement douze. Il baisse la tête avec gêne alors que le maître d'hôtel lui présente le canard rôti.

Ne faites pas attention à Bobby, il est pour ainsi dire timide, tonne Will Hearn, il est certainement pas le fils de son père. Il repousse ses rares cheveux noirs sur la région chauve de sa tête. Son petit bouton de nez rouge occupe le centre de ses bajoues rondes qui transpirent.

Quand nous avons été à Hollywood, dit Mme Hearn, nous avons fait le tour des studios Paramount avec un assistant de metteur en scène juif, mais il était plutôt gentil. Il nous racontait des tas de choses au sujet des stars.

Est-ce que c'est vrai que Mona Vaginus est une cocotte ? demande Mme Judd.

(Regardant du côté de Bobby, et chuchotant.) Oh ! une terrible cocotte, et les choses qu'on dit qu'elle fait. Mais de toute façon elle n'a plus d'avenir, maintenant qu'on ne fait plus que ces films parlants.

C'est pas le moment de parler affaires, madame Judd de Budd (Hearn rit), je parie que vous entendez ça tout le temps, Judd de Budd, mais fa vérité est que vous êtes dans les affaires pour faire des affaires, et si c'est pas curieux, moi aussi j'y suis pour la même raison, alors c'est le cas ou jamais de nous entendre sur le prix, mais il y a que cette machine Thompson est sur le point de sortir et si les réformateurs s'en mêlent il y aura du grabuge à moins de mettre du parfum dans les chasses d'eau à l'usine et des trucs comme ça pour tous ces espèces de Polacs qui savent pas la différence entre up chiffon et un vêtement de dessous, alors faut que j'y regarde à deux fois avant de prendre des engagements financiers. Je prévois un krach parce qu'on est en pleine surproduction, et vos prix chez Budd ne me rendent pas les choses faciles.

Madame Judd et moi comptons aller à Paris. On leur sert les petits fours et des glaces qui fondent.

Dites, vous voulez que je vous emmène demain voir ces courses à Indianapolis ? demande Will Hearn.

Pauvre Robert, il tombe de sommeil, dit Ina tout en le poussant du coude.

Dieu ce qu'il fait chaud, dit Mme Judd.

Ina se soulève et rallume la lampe de chevet. Will, comment as-tu pu demander aux Judd où se trouve

Mount Holyoke ? Si tu ignores quelque chose, ne pose pas tant de questions.

Et alors, et qu'est-ce que ça fait que leur fille y aille ? Ces maudits Judd ne me font pas peur et je vais te dire quelque chose, Ina, ces gens du monde ne m'impressionnent pas parce que la vérité vraie c'est qu'il n'y a que l'argent qui compte, et nous avons pas de fille pour nous donner la migraine, et pour ce qui est de Robert, avec tous ces livres qu'il lit je le vois pas qui se mêlera beaucoup à la société de toute façon, surtout que toi t'es jamais autour de cette maudite maison et le gosse il a une cuisinière nègre pour mère.

Will, je voudrais que tu ne me parles pas sur ce ton.

Eh bien, Ina, on ne rééduque pas un ours. Moi j'ai mes affaires et toi t'as tes invitations dans le monde, et chacun de nous devrait être heureux. Seulement il me semble que tu pourrais donner un peu de ton temps à Robert, cet enfant il grandit, et il est bien portant, mais il est comme un poisson froid, sans vie.

Il va camper cet été, et à l'automne nous le faisons entrer à Country Day.

La vérité c'est qu'on devrait avoir un autre gosse, ou même une ribambelle de gosses.

Ne revenons pas là-dessus, Will. Elle se réinstalle sous les couvertures.

Non, pas de toi de toute façon, je te le jure, Ina.

Will !

Maintenant, mes petits, dit le surveillant, si vous êtes de bons garçons vous ferez équipe, et si vous êtes carrés et honnêtes vous ferez votre part de besogne. Qui est celui qui n'a pas fait son lit ce matin ?

Pas de réponse. C'est toi, Hearn, n'est-ce pas ?

Oui.

Le surveillant soupire. Garçons, je vais infliger un blâme à cette tente à cause de Robert.

Eh bien, je ne vois pas pourquoi on doit faire son lit quand il faut le défaire le soir. Les garçonnets ricanent.

Qu'est-ce qu'il y a avec toi, Hearn, est-ce que tu es malpropre, comment as-tu été élevé si tu ne fais pas ton lit ? Et pourquoi n'es-tu pas sorti du rang comme un homme, en disant que c'est toi le coupable ?

Ah ! laissez-moi tranquille.

Un autre blâme, dit le surveillant. Garçons, c'est à vous de voir que Robert se conduise bien.

Mais, ce même après-midi, au cours du match de boxe, ses deux blâmes lui sont pardonnés. Ses bras fatigués par le poids des gants, agitant désespérément ses poings, il se traîne avec maladresse autour de son adversaire.

Son père est venu le voir ce jour-là. Flanque-lui une beigne, flanque-la-lui, Robert, à la tête, dans l'estomac, vas-y.

L'autre gosse lui fiche un coup au visage, et lui s'arrête pour un moment, laisse tomber ses bras, puis il tamponne son nez outragé. Un autre horion declenche des cloches dans ses oreilles. N'abandonne pas, Bobby, crie son père. Un punch manqué voyage autour de sa tête, l'avant-bras de l'autre lui érafle la figure. Il est sur le point de pleurer.

Dans le ventre, Robert.

Il fait des moulinets avec ses bras, fiévreusement. L'autre gosse cueille un coup, s'assied surpris, puis se relève lentement. Robert continue à faire des moulinets, le frappe, et le gosse va à terre de nouveau et l'arbitre arrête le combat. Bobby Hearn vainqueur par knock-out technique, crie-t-il tout en décernant quatre points à l'équipe Bleue. Les gosses lancent des bravos, et Will Hearn donne une étreinte d'ours à son fils quand celui-ci escalade les cordes du ring construit sur l'herbe. Oh ! tu l'as eu, Bobby, je t'avais dit de la lui flanquer dans le ventre, c'était ça la façon d'y aller, petit, crédieu, il faut que je te l'apprenne, t'as pas peur d'entrer dans la danse.

Il se glisse hors de l'étreinte paternelle. Laisse-moi tranquille, papa, laisse-moi, et il se met à courir sur l'herbe, vers sa tente, s'efforçant de ne pas pleurer..

Il y a les étés à Charlevoix, la maison en expansion dans les faubourgs de Chicago, le monde des longues et vertes pelouses, des plages paisibles, et des terrains de croquet et des courts de tennis ; il y a tous les intimes et nombreux détails de la richesse, les choses qu'il prend comme allant de soi : — et qu'il comprendra et isolera plus tard. Il y a aussi six ans à Fieldmont Country Day, d'autres garçons et d'autres blâmes, le sermon occasionnel, l'éthique empruntée aux écoles préparatoires les plus exclusives de l'Est.

Tu ne mentiras pas Tu ne tricheras pas.

Tu ne blasphémeras pas Tu ne baiseras pas Et tu iras à l'église.

Toujours, naturellement, avec la voix sonore, avec In paume charnue de Will Hearn à l'arrière-plan, combinées — presque incroyablement — avec des leçons de danse (lu samedi matin et les persistantes, les avides aspirations d'Ina Hearn. Bobby, pourquoi n'emmènes-tu pas Elizabeth Perkins à ton Junior Dance ?

Au plus profond du sein qui me protège,

Vert comme l'herbe entre les maisons…

Mais cette idée viendra plus tard.

Dans la semaine qui suit sa sortie de Fieldmont Country Day il s'en va en ribote avec quelques-uns de ses camarades de promotion. Une cabane dans les bois, elle appartient au père de l'un d'eux, une cabane de deux étages avec un bar privé.

C'est la nuit, ils sont assis en rond dans l'une des chambres à coucher du second, se passant la bouteille après y avoir bu précautionneusement.

Si son vieux savait.

Au diable avec ton vieux. Tous sont choqués, mais c'est Carsons qui a parlé, et son père s'est suicidé en 1930. On peut pardonner à Carsons.

Adieu Fieldmont, bon vieux FCD, c'est qu'on y a passé du temps.

C'est vrai.

Le principal n'était pas un méchant homme mais je n'ai jamais pu le comprendre, et tu te rappelles la jolie femme qu'il avait.

A la santé de sa femme. J'ai entendu dire qu'elle a quitté l'année dernière pendant tout un mois.

Oh ! non. La bouteille fait son deuxième, puis son troisième tour.

A tout prendre nous avons eu du bon temps là-bas, seulement je suis content d'en être débarrassé, j'aimerais bien pouvoir aller avec vous à Yale.

Dans un coin, le capitaine de l'équipe de football de la saison précédente casse les oreilles à Hearn. Je voudrais bien pouvoir être de retour à l'automne prochain, quelle équipe on va avoir avec ces cadets, souviens-toi de mes paroles, dans quatre ans Haskell sera désigné par les reporters sportifs de toute l'Amérique comme le meilleur joueur scolaire de sa catégorie, et puisqu'on en parle, Bob, je voudrais te donner un petit conseil vu que je te suis depuis longtemps déjà, tu ne te donnes pas assez de mal, tu n'y mets pas le coup, tu aurais pu être le premier de l'équipe parce que tu es grand et naturellement doué mais tu ne veux pas, et c'est une honte parce que tu devrais y aller à fond.

Va te fourrer la tête dans un seau d'eau glacée.

Hearn est saoul, hurle le capitaine.

Regardez ce vieux Hearn qui recommence à broyer du noir. Je parie qu'il a eu une prise de bec avec Adélaïde.

C'est une fine mouche mais c'est fou ce qu'elle court, je parle qu'avant de partir pour Princeton, Lantry se faisait de la bile à cause d'elle.

Eh, les frères, ne vous en faites pas, voilà ma théorie. J'ai une sœur, elle ne court pas, mais si elle courait cela me serait bien égal.

Tu dis ça, parce qu'elle ne court pas, je veux dire que si elle courait, oh, cette boisson me monte à la tête. Qui est saoul ?

Yippeeee ! C'est Hearn, debout au milieu de la chambre, la tête renversée en arrière, haletant au goulot de la bouteille. Je suis un vaurien, alors vous tous je dis mettez cartes sur table.

Dis, il est bu.

Allez-y, défiez-moi de sauter par la fenêtre, voyez si j'ai le trac. Suant, rouge d'un accès soudain de colère, il les repousse, ouvre la fenêtre, fait entendre de petits rires. Je vais sauter.

Arrêtez-le.

Yippeeeeeee ! Et le voilà parti d'un bond dans la nuit. Il y a un bruit mat, un atterrissage brutal dans les broussailles, et, horrifiés, tous se précipitent sur la fenêtre, Comment va, Hearn, ça va, dis, où es-tu, Hearn ?

Fieldmont, Fieldmont über alles, mugit Hearn, étalé dans le noir, riant, trop ivre pour s'être fait mal.

Quel drôle de pistolet ce Hearn, disent-ils. Tu te rappelles l'année dernière, quand il a pris une cuite ?

Le dernier été avant le collège est une succession de jours dorés ; les plages étincelantes, la magie des lumières électriques dans les soirs d'été, et l'orchestre de danse au club nautique, un billet d'avion pour les pays romantiques, et le toucher et l'odeur des filles, odeur de rouge à lèvres, odeur de poudre de riz, et le fin frugal fumet des sièges de cuir dans les décapotables. Le ciel a toujours ses étoiles, il a toujours ses clairs de lune pour dorer les arbres noirs. Les phares projettent un tunnel d'argent à travers le feuillage qui se rejoint au-dessus de la route.

Et il a une bonne amie, une belle prise, la jeune beauté de cette colonie d'estivants, Mlle Sally Tendecker de Lake Shore Drive et ses inévitables allusions aux fêtes de Noël, aux manteaux de fourrure, aux parfums, aux bals de collège dans les salons aux noms ronflants des grands hôtels.

Mob, tu conduis plus vite que tous ceux que je connais, un de ces jours tu vas te tuer.

Euh. Sa parole est encore lente avec les femmes, et pour l'instant il est occupé à prendre un virage. Sa Buick fait un large tournant sur la gauche, résiste et lutte contre la force qui la déporte sur la droite, puis sort du virage et se redresse. Il y eut une seconde de panique suivie de soulagement, d'exaltation, car la voiture file droit devant sur la route.

J'affirme que tu es un sauvage, Bob Hearn.

Je ne sais pas.

Qu'est-ce qui se passe dans ta tête, Bob ?

Il gare la voiture sur le bas côté de la route, se tourne vers son amie avec un brusque débordement de paroles. Je ne sais pas, Sally, je pense parfois… mais ça n est pas vrai, je me monte la tête et je mijote dans mon jus, et je ne veux rien faire, je vais à Harvard seulement parce que mon père a dit quelque chose à propos de Yale, et je ne sais pas, il y a des choses, puis d'autres encore, je n'arrive pas à y mettre le doigt, je ne veux pas qu'on me bouscule, je ne sais pas.

Elle rit. Oh ! tu es toqué, Bob, voilà pourquoi nous autres filles nous sommes toutes folles de toi.

Tu m'aimes, toi ?

Non, mais écoutez-le parler. Voyons, bien sûr que je t'aime, Bobby. Assise à côté de lui sur le siège de cuir, son parfum un peu trop fort, un peu trop mûr pour une fille de dix-sept ans. Et il devine la vérité derrière le badinage, se rapproche pour l'embrasser, le cœur battant. Mais, déjà, comme sur un arrière-plan, il voit se dessiner les fêtes et les fins de semaines prises par des rendez-vous, et l'identification avec ce centre de villégiature, et les vertes pelouses dans les banlieues, et les conversations avec les amis de son père, et le grand mariage.

Tu sais, je ne peux pas faire des plans d'avenir si je dois faire ma médecine, parce que tu sais huit ans, dix ans, c'est long.

Bob Hearn, tu es un prétentieux. Tu crois que cela me fait quelque chose ? Tu es trop prétentieux, voilà tout.

Maintenant, fils, maintenant que tu t'en vas au collège il y a certaines choses dont je voudrais parler avec toi, nous n'avons pas souvent l'occasion de nous dire grand-chose, mais que diable, j'aime croire que nous sommes de bien bons copains, et maintenant que tu t'en vas au collège rappelle-toi seulement que tu peux toujours compter sur moi. Tu vas t'intéresser aux femmes, que diable, tu ne serais pas mon fils si t'avais pas des aventures, pas depuis que je suis marié bien sûr — un mensonge manifeste que tous deux font semblant d'ignorer — mais si tu te fourres dans le pétrin tu peux toujours compter sur moi, que diable, mon vieux avait l'habitude de me dire si t'as le moindre pépin avec l'une de ces filles de la fabrique fais-le-moi savoir — l'embarrassante ambiguïté de ce grand-père qui a été tantôt fermier, tantôt propriétaire d'usine — alors c'est valable pour toi aussi, Bob, et rappelle-toi, il est toujours plus facile, toujours plus naturel de se débarrasser d'une femme en lui payant une somme d'argent que de s'emberlificoter dans des alliances, alors simplement fais-moi savoir, une lettre marquée personnelle suffira.

D'accord.

Et quant à être docteur, eh bien, ça va, nous avons des tas d'amis ici, on peut t'installer une belle pratique, t'acheter la clientèle de quelque vieux charlatan prêt à prendre sa retraite.

Je veux faire de la recherche.

Recherche. Ecoute, Bobbo, pas un de ceux que tu connais, pas une de nos connaissances qui ne puisse acheter et vendre des chercheurs par charretées, ce n'est qu'une folle idée que tu t'es mise dans la tête, et lu vas changer d'avis, je peux te le dire dès à présent. La façon dont je vois ça réellement, ta mère et moi, c'est <|ue tu finiras dans les affaires où est ta vraie place de toute manière.

Non.

Ça va, je vais pas discuter avec toi, t'es un sale gosse et un sot, tu changeras d'idée.

Pendant ses premières semaines au collège il patouille, il erre avec ébahissement dans le préau. Chacun, ici, en sait, tellement plus que lui — il leur oppose une résistance instinctive — douteux restants de l'humus au pied du champignon — chacun ici parle avec désinvolture de choses que lui avait pensées dans l'intimité de sa chambre, de sa tête.

Son compagnon de chambre, produit d'une autre ville du Middlewest, d'une autre école Country Day, l'embobine. Tu sais quand Ralph Chestley s'amène par ici, pas que c'est un chic type, tu devrais essayer de le rencontrer, Confrérie de Delphes, c'est plutôt formidable, mieux que tout ce que nous pouvons jamais espérer je peux te le dire, mais on a été désavantagé nous autres, si j'avais su alors ce que je sais maintenant j'aurais fait ma préparatoire à Exeter ou à Andover bien que ça ne soit pas si fameux que ça, c'est ce qu'on m'a ait, mais si nous fréquentons les vrais de vrais nous réussirons à nous faire admettre à la Confrérie des Speakers, ça n'est pas si dur, et à coup sûr au Hasty Pudding, mais le vrai truc c'est d'entrer au Final Club, quoique j'aie entendu dire qu'ils deviennent dernièrement plus démocratiques là-dedans.

Je n'ai pas pensé à tout ça.

Eh bien, tu devrais. Tu devrais t'y employer avec soin.

La première affirmation de sa volonté. Au diable avec tout ça.

Voyons, regarde, Hearn, on s'entend bien toi et moi, alors ne m'abîme pas l'affaire, je veux dire que c'est vite fait qu'un compagnon de chambre vous gâche les bonnes occases, alors ne fais rien d'excessif, tu sais ce que je veux dire.

Pendant sa première année Hearn a peu d'opportunités de faire quoi que ce soit d'excessif. Les choses ne vont pas tout à fait comme sur des roulettes. Il s'enlise, voit rarement son compagnon de chambre, passe presque tous ses après-midi au labo, et ses nuits à étudier. Il se trace un horaire où tout est prévu, y compris le quart d'heure qu'il se donne pour lire les « comics » dans le journal du dimanche et le film qu'il se permet de voir le samedi soir. Il se laisse dériver pendant de longs après-midi, copiant les changes sur le thermomètre qui plonge dans l'éprouvette, marquant les variations de l'hydromètre. Il y a certain nerf dans la tête des grenouilles qu'il dissèque et redissèque. A la quatrième tentative son scalpel fignole avec succès la chair desséchée de la grenouille jusqu'à ce que le nerf, enfin libéré, étincelle comme un fil ténu de salive. Mais, au cœur même de son triomphe, il se sent déprimé. Est-ce que j'ai réellement envie de faire ça ?

En classe, il somnole malgré lui. La voix du professeur aux lunettes à monture d'acier et à la face osseuse, bourdonne à ses oreilles. Ses yeux se ferment.

Messieurs, je voudrais proposer à votre considération le phénomène du varech. Nereocystis lutkeana, macrocystis pyrifera, pelagrophycus porra, écrit-il au tableau noir. Ils constituent une forme très distincte de la vie marine. Considérez ceci : ils n'ont pas de racines, pas de feuilles, ils ne reçoivent pas la lumière du soleil. Le varech géant forme de véritables jungles de végétation sous-marine, où il vit sans mouvement, puisant sa nourriture à même le milieu ambiant de l'océan.

Le bourgeois de l'espèce végétale, murmure l'étudiant à ses côtés, et Hearn se ranime, se réveille en sursaut, excité par une corde familière. Cette phrase, il l a presque dite lui-même.

Ce n'est qu'à la suite (les tempêtes, dit le professeur, que le varech échoue sur les côtes ; dans son état normal, nous devons nous le représenter comme vivant dans le laminaire de la jungle marine, immobile, absorbé dans sa propre nutrition. Alors que d'autres plantes aquatiques ont émigré sur la terre ferme, celle-ci est demeurée dans son milieu primitif. Sa coloration brune, qui constitue un avantage dans la fuligineuse jungle sous-marine, lui serait fatale dans l'intense clarté des terres. Le professeur produit une fronde de fougère desséchée, semblable à un cordage. Faites circuler, messieurs.

Un étudiant lève la main. Monsieur, quel est l'usage principal qu'on en fait ?

Oh ! on l'a employé de bien des façons. Essentiellement, il sert d'engrais. On en extrait de la potasse.

Mais des moments comme celui-ci viennent trop rarement. Hearn se sent vide, assoiffé de savoir, — le vaisseau qui doit être empli.

Peu à peu il s'assimile, fait quelques rencontres, commence à sortir. Au printemps de sa première année de collège il se rend par curiosité à un meeting du Club Dramatique de Harvard. Le président est ambitieux, et la discussion des plans est fort minutieuse.

C'est complètement absurde quand on y pense. Il est absolument ridicule de nous coller ces assommantes cacophonies musicales, il nous faut élargir notre activité.

Je connais une fille à Radcliffe qui a étudié Stanislavsky, fait quelqu'un avec une nonchalance affectée. Nous pourrions l'avoir avec nous si nous avions un bon programme, et mettre un peu de méthode dans notre entraînement.

Oh !, chic, faisons du Tchékhov.

Un adolescent élancé, aux lunettes d'écaillé, se met debout, réclame la parole. Si nous devons jeter la gourme alors je demande, je demande que nous montions The Ascent of F-6. Ça pète tout simplement le feu, et on n'en a même pas discuté. Je pense que c'est ridicule quand on y réfléchit, quelle fameuse gloriole nous en tirerions.

Ted, je ne suis pas d'accord avec toi à propos d'Au den et d'Isherwood, répond quelqu'un.

Un étudiant trapu, aux cheveux noirs, à la voix profonde et importante, prend la parole. Je pense que nous devons monter du Odets, c'est le seul autour dramatique américain qui fasse quelque chose de sérieux, lui au moins plonge ces racines dans les frustrations et les aspirations du peuple.

Bouououououh, fait quelqu'un.

O'Neill et Eliot sont les seuls.

Eliot n'est pas du même lit qu'O'Neill. (Rires.)

Ils argumentent toute une heure, et Hearn écoute les noms qu'on prononce. Certains sont familiers, Ibsen, Shaw, Galsworthy, mais il n'a jamais entendu ceux de Strindberg, d'Hauptmann, de Marloue, de Lope de Vega, de Pirandello. Les noms continuent, et il se répète désespérément qu'il doit lire,

Il démarre vers la fin du printemps de sa première année, redécouvre le volume d'Housman qui l'avait nourri à l'école préparatoire, et il y ajouta des poètes comme Rilke et Blake et Stephen Spender. Quand le temps est arrivé des vacances d'été, il a choisi la langue anglaise comme sujet principal de ses études. Pendant bien, des après-midi il déserte la plage, les Sally Tendecker et ses doublures, et il passe ses nuits à écrire des nouvelles.

Elles sont assez médiocres, mais, pour le présent, il y trouve un point d'attraction, une réussite partielle. De retour à Harvard il se voit élu, lors des compétitions d'automne, rédacteur en chef de l'un des magazines littéraires du collège, il regarde comme un homme ivre les projecteurs au cours de la cérémonie d'initiation, et il s'acquitte de sa tâche sans se rendre trop ridicule.

Le changement se fait d'abord avec lenteur, puis avec rapidité. Il lit tout, passe beaucoup de temps à. la bibliothèque, entend l'orchestre symphonique du vendredi soir, absorbe la plaisante et suggestive odeur des vieux meubles et des vieilles lithos et le parfum malté des canettes de bière vides dans les vieilles pièces qui abritent les bureaux du magazine. Au printemps il erre dans les rues bourgeonnantes de Cambridge, se promène le long de la harles, ou bien il reste à parler devant l'entrée de sa maison alors que le soir tombe, et toute la magie de la liberté le sollicite.

A plusieurs reprises, de compagnie avec un ou deux amis, il fait la ribote du côté de Scollay Square. Ce sont des affaires préméditées, chacun enfile ses vieilles frusques pour l'occasion — des virées consciencieuses dans tout ce qu'il y a comme bars et gargotes.

Exercice préliminaire à la découverte des cabarets de la Troisième Avenue à New York, avec leurs planchers saupoudrés de sciure de bois.

Les vomissures sur le plancher les enchantent. Ils appartiennent à des confréries estudiantines, et ils dansent avec des étoiles de cinéma. Mais les états d'esprit changent. Quand ils s'enivrent ils ont le sentiment de la plaisante tristesse des nuits printanières, ils ont la prescience de toutes les espérances et de toutes les nostalgies qui se déploient contre la vilaine usure du temps. Une bonne disposition d'esprit.

Dieu, regarde tous ces gens, dit Hearn. Tu parles d'une existence d'animal.

Que veux-tu, fait son ami, ils sont le sous-produit d'une société d'accumulation, du rebut c'est tout, la suppuration de la cité mondiale de Spengler.

Jansen, tu es un fumiste, que sais-tu de l'accumulation, il y a des choses que j'aurais pu te dire, tu es un fumiste, voilà tout.

Toi aussi. Tous nous sommes des fumistes. Des parasites. Des fleurs de serre. La chose à faire c'est de s'en sortir et de participer au mouvement.

Qu'est-ce qui te prend, demande Hearn, tu me fais la tartine politique ?

Je ne suis pas politique, c'est de la bouse de vache, tout est de la bouse de vache. Il fait un large mouvement de son bras.

Hearn, le menton dans la coupe de ses mains. Tu sais quand tout sera dit je me ferai tante, pas une sale petite tapette tu comprends, mais un joli droit pilier de la communauté, je vivrai sur des pelouses vertes. Bisexué. Jamais un moment d'ennui, homme ou femme c'est du pareil au même pour toi. Excitant.

Jansen renverse sa tête. Engage-toi dans la marine.

Non, merci. Pas de vos copulations mécanisées pour moi. Tu sais, le déboire avec les Américains c'est qu'ils ne savent pas baiser, il n'y a pas d'art dans notre vie, tous nos intellectuels ont un Babbit dans leur placard. Oh je l'aime celle-là, elle est bien bonne, mets-la-moi en conserve, veux-tu, Jansen ?

Nous sommes tous des névrosés.

Sûr.

Pour un court moment tout cela est parfaitement glorieux. Ils sont sagaces et conscients et malades et le monde dehors est corrompu et ils sont les seuls à le savoir. Weltschmertzen, nostalgies couleur acajou, et Weltanschauungen sont les seules monnaies qui ont cours.

Mais cela ne réussit pas toujours. Je suis un fumiste, dit Hearn, et parfois cela dépasse la désinvolture, le cafard facile, le presque trop agréable dégoût de soi. Il semble parfois qu'il y aurait quelque chose à y faire.

Il y réfléchit au cours de l'été, se prend de dispute avec son père.

Je te, le dis, Robert, je ne sais pas où t'as appris toutes ces balivernes sur les syndicats, mais si tu penses que c'est pas une bande de gangsters, si tu penses que mes hommes se trouvaient pas mieux en se reposant sur moi,

2uand par le Christ je les ai aidés plus d'une fois à se tirer un mauvais pas, et les bonis de Noël, laisse donc tomber tout ça, tu sais fichtre pas de quoi tu parles.

Je regrette, mais tu n'as jamais compris ce que c'est le paternalisme.

Peut-être bien que non vu que c'est un gros mot, mais il me semble qu'il est plutôt facile de mordre la main qui te nourrit.

Eh bien, tu n'auras plus à t'en préoccuper.

Voyons, attends donc un instant.

Mais après une autre série de supplications et de querelles il s'en retourne au collège avant la fin des vacances, trouve à s'y embaucher comme plongeur, et garde son travail après le commencement des classes. Il y a des tentatives de réconciliation ; pour la première fois en trois ans Ina vient le voir à Boston, et une trêve rancunière s'ensuit. Il écrit à ses parents de temps à autre mais n'accepte pas leur argent, et c'est une année de turbin — placer des souscriptions pour les œuvres du collège, remâcher les devoirs des cadets, toutes sortes de besognes disparates à faire le samedi et le dimanche, et servir à table au réfectoire au lieu de laver les assiettes. De tout cela il n'aime rien en particulier, mais il y découvre de nouvelles disciplines, de nouvelles sources de force. Au fait, il n'agite jamais plus la pensée de redemander de l'argent à son père.

Et, se sentant vieillir au cours de cette année, se sentant endurcir, il se questionne et ne trouve pas de réponse. Peut-être ai-je l'entêtement de mon père. Les choses les plus proches, celles dont l'accent prédomine, sont celles que l'on ne-peut pas résoudre. Il a vécu dans le vide pendant dix-huit ans, rassasié par les nostalgies propres à tout adolescent ; il a abordé le monde du collège, un monde nouveau, écrasant, où il a passé deux ans, assimilant, jetant sa dépouille, poussant des antennes. Et, au-dedans de lui, une transformation eut lieu, qu'il n'a jamais bien comprise. Une dispute fortuite avec son père s'est développée en une rébellion apparemment hors de proportion, mais c'est là la somme d'un tout, il le sait, même des choses qu'il a oubliées.

Les anciens amis sont toujours là, il les apprécie toujours, mais leur charme s'est amoindri. Autour du labeur quotidien — servir à table, donner des leçons, travailler ans les bibliothèques, une certaine impatience est née. Mots et mots, alors qu'il faut faire face à d'autres réalités, se plier, par nécessité, à un horaire. Il passe peu de temps à la rédaction du magazine, enrage au cours de certaines de ses classes.

Le numéro sept possède une profonde signification pour Thomas Mann. Hans Castorp passe sept années sur la montagne, et si vous voulez bien vous rappeler, un grand accent est mis sur les sept premières journées. Le nom de la plupart des personnages principaux est à sept lettres, Castorp, Clavdia, Joachim, cela s'applique même à Settembrini, la racine latine de ce nom étant sept.

Le grattage des notes, le pieux consentement. Monsieur, demande Hearn, quelle est l'importance de tout cela ? Franchement, je trouve que le roman est pompier et raseur, et je pense que cette affaire des sept est un parfait exemple de la didactique allemande qui d'une toquade déduit toutes sortes de boniments critiques, c'est de la virtuosité peut-être mais elle me laisse indifférent.

Son discours crée un petit remous dans la classe, suivi d'une discussion polie que le professeur résume courtoisement avant que de continuer, mais Hearn y voit la preuve significative de son impatience. Il n'aurait pas dit cela l'année précédente.

Pendant un mois il connaît même une lune de miel politique. Il lit un peu de Marx et de Lénine, donne son adhésion à la John Red Society, et argumente tenacement. Je ne vois pas comment tu peux dire ça des anarcho-syndicalistes, ils ont fait du bien bon boulot en Espagne, et s'il n'y a pas eu de plus grande coopération de leur côté…

Hearn, tu apprécies mal les éléments en jeu. Il y a tout un passé d'antagonisme politique profond entre lès anar-chosyndicalistes et nous, et historiquement parlant jamais époque n'a été plus propice pour égarer les masses par des utopies irréalisables. Si tu te donnais la peine d'étudier la révolution, tu te rendrais compte que les anarchistes témoignent d'un passé de sensualité et de débauche politiques pendant les périodes de trouble et d'agitation, et que leurs chefs terroristes ont tendance à imposer une discipline féodale. Pourquoi n'étudies-tu pas la carrière de Batko Makhono en 1919 ? Est-ce que tu te rends compte que même Kropotkine a été si écœuré par les excès des anarchistes, qu'il s'est tenu à l'écart de la révolution ?

Devons-nous donc perdre la guerre en Espagne ?

Mais si la guerre était gagnée par des éléments qui, encore que luttant à nos côtés, refuseraient de s'allier avec la Russie ? Combien de temps, penses-tu, tiendraient-ils sous la poussée fasciste qui prévaut aujourd'hui en Europe ?

C'est trop prévoir, pour moi.

Ses yeux font le tour du dortoir ; les sept membres de la John Red Society s'étalent sur la couchette, sur le plancher, sur les deux chaises usées. Il me semble que vous courez au plus pressé, remettant à plus tard la solution du problème.

C'est de la morale bourgeoise, Hearn, assez inoffensive au sein des classes moyennes à cause de leur inertie, mais les moralistes bourgeois savent se servir de cette même morale pour d'autres buts.

Plus tard, après la réunion, autour d'un verre de bière chez McBride avec le président à la face de hibou plutôt triste. Hearn, je t'ai accepté avec plaisir comme membre, je dois l'admettre, j'ai tâtonné moi aussi et je comprends que ce sont les restes de tes aspirations bourgeoises, tu viens d'une classe que j'envie dans la mesure où je ne suis pas encore entièrement éduqué, mais j'aurai à te demander ta démission parce que tu n'as pas atteint un point de développement où nous puissions t'apprendre quoi que ce soit.

Je suis un intellectuel bourgeois, euh, Al.

C'est en partie exact, Robert. Tu as réagi contre les mensonges du système social, mais c'est une rébellion nébuleuse. Tu veux la perfection, tu es un idéaliste bourgeois, et par conséquent sujet à caution.

Est-ce que cette défiance de l'intellectuel bourgeois n'est pas un peu vieux jeu ?

Non, Robert. Elle est fondée sur l'enseignement de Marx, dont la justesse a été démontrée par l'expérience de ces cent dernières années. Si on se tourne vers le parti pour des raisons spirituelles ou intellectuelles, on s'en détourne quand le climat psychologique a changé, qui avait d'abord déterminé ces raisons. Seul celui-là fait un bon communiste qui aborde le parti à cause des iniquités économiques qui l'humilient chaque jour de son existence. Toi, les considérations économiques ne te touchent pas ; aussi tu es sans peur, sans vraie compréhension.

Je pense que je vous quitterai. Al. Mais, amis quand même ?

Certainement. Ils se serrent la main plutôt embarrassés, et se quittent. J'ai tâtonné moi aussi et je comprends que ce sont des restes de tes aspirations bourgeoises. Quelle foutaise, pense Hearn. Il est amusé, un peu dédaigneux. Comme il passe devant "une boutique, il examine un instant son. image dans la vitre — cheveux noirs, nez crochu et émoussé. J'ai l'air plutôt d'un Juif, que d'un rejeton d'une famille du Middlewest. Si j'étais blond, c'est du coup qu'Ai aurait eu à se tâter.

Mais il y a d'autres éléments encore. Tu veux la perfection. Peut-être, — ou est-ce quelque chose de différent, de moins définissable.

Lors de sa première année d'université il s'adonne au football avec une surprenante et furieuse satisfaction. Il n'oubliera jamais une de ses parties. Portant la balle, un des joueurs de l'équipe adverse se fraie une sortie à travers une trouée, mais Hearn l'attaque, le contient momentanément, et l'autre reste là debout, réduit à l'impuissance. Il l'a chargé de toutes ses forces, et on emporte le joueur avec un genou démis, tandis qu'Henni bredouille :

Ça va, dit, Ronnie ?

Oui, très bien. Bonne charge, Hearn.

Je suis désolé. Mais il sait qu'il ne l'est lias. Il a eu un instant d'énorme satisfaction en sachant l'autre réduit à l'impuissance dans l'attente du choc ; une satisfaction où ne s'est mêlé aucun plaisir cynique d'avoir contribué à la victoire de son équipe.

Et aussi d'autres terrains d'activité. Il se gagne une hargneuse notoriété en séduisant une jouvencelle de la haute société bostonienne. Il renoue même avec certains de ses anciens amis, présentement de la Confrérie des Speakers, et au bout de quatre ans il reçoit une tardive invitation pour l'une dès soirées dansantes à Brattle Hall.

Les cavaliers s'alignent contre le mur, bavardent, puis supplantent un danseur en lui enlevant sa partenaire — qu'ils connaissent ou que leurs amis connaissent. Hearn s'ennuie, fume une ou deux cigarettes, puis s'empare d'une petite blonde qui danse avec Un grand blond.

Les frais de la conversation :

Et vous vous appelez Betty Carreton, hein, à quelle école allez-vous ?

Oh ! chez mademoiselle Lucy.

Je vois. Puis la cruauté, à laquelle il ne peut renoncer. Et est-ce que mademoiselle Lucy vous enseigne, à vous autres filles, comment le préserver jusqu'au jour de votre mariage ?

Qu'est-ce que vous dites ?

De plus en plus souvent cette inexplicable humeur. Quelque part dans le tissu caverneux et sans doute putréfié dont est fait le cerveau collectif des Al, des Jansen, des rédacteurs du magazine, des critiques littéraires du collège, des esthètes de salon, des gens qui fréquentent les intérieurs modernes dans les rues écartées et paisibles de Cambridge, quelque part couve la passion inavouée d'afficher son ennui et de se montrer supérieur lors d'une soirée dansante à Brattle Hall, — ou encore, sinon, d'aller en Espagne.

Une nuit fait le point. Il peut se montrer authentiquement indifférent au snobisme des Brattle Hall : son expérience des pelouses vertes, des académies de danse, des virées nocturnes dans les décapotables sur la route de Choliveoil, l'en a immunisé. Que d'autres, que les salonnards soient attirés et torturés par le surplus des richesses, par la mise en place des barrières sociales.

Et quant à l'Espagne, il sait qu'il n'y pense pas sérieusement. La guerre y est à son dernier printemps, et rien ne l'y pousse qui satisferait à un besoin profond de compréhension, ou de compassion. Il a ses classes, ses examens, il est froid et en bons termes avec ses parents — qui l'ennuient eux aussi.

Qu'est-ce que tu comptes faire, Bob, veux-tu un coup de main ? demanda Will Hearn.

Non, je piquerai sur New York, le père d'Ellison m'a promis un emploi là-bas.

New York est une bien grande ville, Bob, dit Will Hearn.

Oui, quatre années plutôt bizarres. Et, au-dedans de lui, il se raidit. Allez-vous-en, laissez-moi. Vous tous. Seulement il a appris à ne plus le dire à haute voix.

Pour sa thèse : Etude sûr l'impulsion cosmique chez Herman Melville, il reçoit le magna cumlaude.

Tout lui est facile dans les deux années qui suivent, pendant lesquelles il se voit avec amusement, consciencieusement, dans le rôle du Jeune Homme à New York. Il est d'abord lecteur, puis éditeur en second chez Ellison et Compagnie. — New York, annexe de Harvard, comme il dit. Il a chambre et cuisine du côté de la soixantième rue Est. Oh ! je suis seulement un littérateur en apprentissage, répète-t-il.

Je ne peux pas vous dire combien j'ai peiné sur la chose, fait la femme de lettres qui écrit des romans historiques. J'étais si préoccupée par les mobiles de Julia, une garce si évasive, mais je pense que j'ai réussi à obtenir l'effet voulu, celui qui m'inquiète par contre c'est Randall Clandeborn.

Oui, mademoiselle Helledell, remettez ça garçon. Il allume une cigarette, se tourne avec lenteur sur son siège de cuir rembourré. Vous disiez, mademoiselle Helledell ?

Est-ce que vous croyez que Randall est réussi ?

Randall Clandeborn, hmmm. (Voyons, lequel est-ce déjà ?) Ah ! oui, je pense qu'il est réussi dans l'ensemble, mais peut-être demande-t-il à être caractérisé un peu plus nettement. Nous pouvons en discuter une fois de retour au bureau. (Après l'apéritif il aura la migraine.) Franchement dit, mademoiselle Helledell, je ne me fais guère de souci pour vos personnages, je sais qu'ils tiennent debout.

Le pensez-vous vraiment, monsieur Hearn ? Votre opinion signifie tellement pour moi.

Oh ! oui, c'est un travail très réussi.

Et George Andrew Johannesson, comment le trouvez-vous ?

Eh bien, pour vous dire la vérité mademoiselle Helledell, je préférerais que nous en discutions le manuscrit à la main. Je me souviens parfaitement des personnages, mais je suis misérable dès qu'il s'agit des noms,  est un de mes défauts que vous aurez à me pardonner.

Et, toujours, le jeu mental qui consiste à arracher une à une les plumes de son chapeau.

Ou bien le jeune romancier du genre sérieux, loin d'être bon décide-t-il.

Eh bien, monsieur Godfrey, je pense que vous avez là un livre fichtrement bon et c'est une sacrée honte que la situation dans l'édition étant ce qu'elle est, la saison ne soit guère propice, c'était peut-être différent en 3 (5, si ça avait été publié dans les années 20 ça aurait été un classique, George par exemple l'a énormément aimé.

Oui, je comprends, encore qu'il me semble que vous auriez pu prendre le risque après tout, cette cochonnerie que vous publiez, je comprends, bifteck d'abord, mais un livre sérieux est la seule excuse qu'un éditeur puisse invoquer pour justifier sa raison d'être.

Sûr, c'est une sacrée honte. Sirotant d'un air funèbre sa boisson. Vous savez, si jamais vous projetez d'écrire un autre livre, nous y serons prodigieusement intéressés.

Le week-end en été.

Vous devez parler à Carnes, quelle délicieuse humeur.

Je ne veux pas dire qu'il est baroque ou rien de semblable, c'est un homme qui a son caractère bien sûr et cela se voit à l'œil nu, mais comme jardinier c'est une trouvaille. Même les gens du pays le considèrent comme un numéro à part avec cet accent de Lancashire qui est le sien — si que ça pleuvait d'ia soupe, j'y sera dehors avec une fourche à la main, dit l'hôtesse en reposant son verre.

Et, bourdonnant sous la marquise, les cancans qu'on peut surprendre. Je ne saurais vous dire la garce qu'elle est, cette femme est incroyable. Quand elle est partie en voyage elle a trié à la main son cavalier servant, simplement en lui tâtant le manche pour ainsi dire, et lorsqu'il a commencé à faire le joli cœur autour de la pauvre petite Judy, eh bien, du diable si Beroma n'a pas donne une réception où elle a invité tout le monde sauf la petite Judy et le corpus delicti.

Au bureau, dans le milieu de l'après-midi : il arrive aujourd'hui, Hearn, il viendra, nous sommes tous invités. Ellison a suggéré qu'on s'attend à notre présence.

Oh ! Dieu.

Abordez-le quand il aura pris cinq ou six verres. Il dit les choses les plus stupéfiantes. Et parlez à sa femme, la nouvelle, elle est fantastique.

Dans un bar, avec un contemporain de Harvard

Hearn, tu n'as pas idée ce que c'est que de travailler à Space. Quel homme ! li est hideux, il est fasciste. Les écrivains qu'il emploie, leur talent, tout s'effrite à la peine, peur de laisser tomber à cause des deux cents qu'ils touchent par semaine et parce qu'ils ne savent que faire d'eux-mêmes. Je te dis, j'en ai l'estomac à l'envers chaque fois que je les vois rendre l'espèce de rinçure particulière dont il a le génie. Piquant une cigarette. Toi, quel est ton rôle dans cette entreprise de gangsters ?

J'y suis pour la rigolade.

Tu n'essaies pas d'écrire pour la mauvaise cause, au moins ?

Non, je ne suis pas un écrivain, je n'ai pas la démangeaison qu'il faut.

Jésus, il y a un million de types qui l'ont. Je ne connais personne qui vaille tripette.

Qui donc vaut quelque chose ?

On se fait mettre sous le boisseau, on se fait baiser, puis faut se lever quand même le matin.

Sûr.

Et les femmes :

Hearn, dit-elle de sa voix profonde que l'émotion altère, tu es un coquillage, tu n'es rien qu'un maudit coquillage. Après que tu auras fait monter ici cinquante mille femmes, il y a des chances que tu mettes le cran au robinet et que tu le suspendes pour le faire sécher. Quelque part en cours de route tu as appris à faire le va-et-vient d'une manière acceptable, et tu penses que c'est tout ce qu'il te faut pour passer. Tu en es au stade anal, n'est-ce pas, tu ne peux pas supporter qu'on te touche. Tu me fais prendre de telles rages, tes airs de te trouver à un million de milles, rien ne t'atteint jamais n'est-ce pas. Rien ne mérite de te toucher.

Oh ! fait la jeune fille paisiblement d'une voix enfantine et haletante, vous êtes réellement bon, il y a une telle bonté en vous, mais vous avez tort voyez-vous parce que la vraie compassion est malfaisante, quand j'étais à l'hôpital je suis tombée amoureuse pendant quelques minutes de mon docteur, puis j'ai cesse de m'en préoccuper, et quand on m'a appliqué le traitement de choc j'ai continué à penser que le contact est malfaisant et que seule la liberté vaut la peine, c'est pourquoi vous ne voulez pas de moi parce que vous êtes libre et bon.

Sa voix est ténue, bien modulée. Oh ! bien, chéri, que pouvais-je faire, c'était parfaitement absurde, tous ces sols apprentis me donnent simplement la nausée, tous per suadés bien entendu qu'ils savent faire la chose mieux que moi, et mon Dieu tu aurais dû voir quelques unes de leurs interprétations, ils se sentaient tout simplement obligés de susciter des ennuis, et ils écrémaient tout, tout, entre Eddie et moi, on aurait pu s'envoyer l'ingénu au petit déjeuner, je ne sais pas pourquoi je traîne avec toi, je ne fais que perdre mon temps.

Il y a cependant des exceptions. Femmes différentes, différentes nuits, quand il étreint une femme dont il pénètre la chair jusqu'à ce que le breuvage devienne intolérablement enivrant. Vendanges d'amour qui durent parfois des mois quand c'est la même femme, la même aventure, fier et secret savoir du jeu réciproque de leurs reins, admirables accouplements, émus et variés, lascifs ou fou gueux ou doucement caressants, d'autres fois doux et purs comme ceux des jeunes amants.

Seulement ça ne dure jamais.

Je ne peux pas dire pourquoi, fait-il un soir à un ami. C'est que chaque fois que j'ai une aventure, je sais comment elle finira. La fin, en toute chose, est pour moi dans son commencement même. Elle est contenue dans son propre mouvement.

Si tu voyais mon analyste…

Au diable les analystes. Si j'ai peur qu'on me la coupe ou quelque chose comme ça, je préfère ne pas le savoir. Ça n'est pas une cure, c'est une humiliation, un deus ex machina. Je découvre ce qui va mal, et bang ! me voilà heureux et en route pour Chicago et faisant des gosses à la douzaine et terrorisant dix mille personnes dans l'une des usines qu'il plaira à mon père de me donner. Si tu es guéri, tout ce par quoi tu es passé, tout ce que tu appris, aura été inutile.

Et si tu ne l'es pas, ton état ne fera qu'empirer.

Mais, voilà, je ne me sens pas malade. Je me sens creux… supérieur, je m'en fous, j attends et je laisse venir.

Peut-être. Il ignore lui-même la réponse, ne s'en soucie guère. Pendant des mois, à l'abri des réactions superficielles, des plaisirs et de l'ennui, sa tête demeure a peu près vide.

Quand la guerre éclate en Europe, il décide de s'enrôler dans la Canadian Air Force, mais il ne voit pas assez bien de nuit. Il découvre qu'il ne peut pas supporter de rester à New York, et il songe à quitter la ville. Parfois, de nuit, il erre à Brooklyn ou à Bronx, prend l'autobus ou le métro aérien, descend au terminus, explore des rues paisibles. Plus souvent, il fait des marches nocturnes dans les bas quartiers, savourant leurs mélancolie particulière ou observant une vieille femme assise sur son escalier de pierre, son morne regard réfléchissant soixante ou soixante-dix ans de maisons comme la sienne, de rues comme la sienne, le triste et plat écho des voix d'enfants qui rebondissent sur l'asphalte inflexible.

Cela finit par lui redonner le goût du mouvement, et grâce à un ami il devient organisateur syndical dans une ville du nord de l'Etat de New York. Il passe un mois dans une école pour organisateurs, puis un hiver comme ouvrier d'usine, enrôlant les travailleurs. Et, de nouveau la cassure. Après que la majorité des ouvriers est organisée et le syndicat reconnu par le patronat, les leaders décident de ne pas faire grève.

Hearn, tu ne comprends pas, nous ne pouvons pas nous permettre de courir à l'échec, tu es un dilettante dans es questions de travail, et ce qui te semble simple ne l'est pas du tout.

A quoi sert alors d'organiser des syndicats, si on ne fait pas grève ? Ou est-ce tout simplement pour faire entrer des cotisations sur la paie des ouvriers ?

Ecoute, je connais ce coin-ci. Si nous faisons grève ils annuleront nos accords, nous mettront tous à la porte, et embaucheront de la canaille. Ceci est une ville manufacturière, ne l'oublie pas.

Et nous les traînerons droit devant le Bureau National de la Main-d'œuvre.

Sûr, et après huit mois nous obtiendrons une décision favorable, mais que diable veux-tu que les hommes fassent entre-temps ?

Pourquoi alors avons-nous démarré ce syndicat et enquiquiné les hommes ? Pour des raisons de haute politique ?

Tu n'en sais pas assez pour juger. Sans nous la C. I. O. y serait l'année prochaine, l'équipe à Starkley, rouge jusqu'à la gauche. Il faut planter des défenses, tu parles comme un bébé, tu voudrais que tout sois simple, fais ceci et t'auras cela, ça ne marche pas comme ça tu peux me croire, il faut planter des défense autour de ces gars.

Finie l'édition, puis cela aussi, et tout le reste —  il s'en rend compte. Un dilettante qui sautille à la corde autour des égouts. Tout est plein de merde, tout est du chiqué, tout se fige dès qu'on y touche. Ça n'a pas été seulement l'expérience. Il y avait cette autre chose, indéterminée, son envie de quoi donc ?

Sur un coup de tête il retourne à Chicago pour passer quelques semaines avec ses parents.

Voyons, Bob, inutile de se leurrer, t'as travaillé chez les autres et quel en est le résultat, tu feras aussi bien de venir avec moi, avec ces contrats de matériel de guerre pour l'Europe et les. armées que nous mettons sur pied je peux t'employer, je grossis tellement que je ne connais même pas toutes ces maudites usines où j'ai la main, et je vais grossir de plus en plus. Tu vois c est différent aujourd'hui que dans le temps où j'étais gosse, tout se tient maintenant tu sais, ça vous échappe comme qui dirait, j'ai une drôle de sensation quand je pense à l'importance que prennent mes affaires, et c'est tout du solide je peux te le dire. T'es mon fils et t'es exactement comme moi, la seule raison pourquoi t'as traînaillé de-ci, de-là c'est qu'y a rien d'assez grand pour que tu y mordes.

Possible. Et il s'interroge, sentant remuer de profonds désirs. Je voudrais y réfléchir.

Tout est si pouilleux, alors pourquoi ne pas le faire en grand ?

Il rencontre Sally Tendecker Randolph dans une fêle, l'entraîne dans un coin.

Oh ! bien sûr Bob, je suis domestiquée maintenant. Deux enfants et Don (un copain de l'école préparatoire) qui prend de l'embonpoint, tu ne le reconnaîtras pas. Ça rappelle des choses, de te voir.

Après les préliminaires d'usage ils ont une petite affaire, et pendant un mois, puis deux, il se laisse flotter en marge du groupe de Sally. (Les quelques semaines se sont allongées.)

Drôle de tournure. A peu près tous se sont mariés, tous avec un ou deux enfants et gouvernante, des enfants que l'on peut parfois voir à l'heure du coucher. Presque toutes les nuits il y a une fête qui émigré de maison en maison le long de Lake Shore Drive, et maris et épouses sont toujours entremêlés, un genre de luxure plutôt irritante, où l'on se pelote plus fréquemment que l'on ne se cocufie.

Et une fois par semaine en moyenne on assiste généralement à une belle querelle en public, ou à de sublimes effusions d'ivrogne qui mettent à nus les nerfs d'Hearn.

Voyons donc mon vieux, lui dit Don Randolph, toi et Sally vous étiez de grands amis, peut-être votre amitié continue encore, par Dieu je ne sais pas (le regard ivre accusateur), mais la vérité c'est que Sally et moi nous nous aimons, une grande passion, je me dévergondé et je suis un chien, une fille au bureau, et la femme d'Alec Johnson, à Beverly, tu y étais, tu nous as vus revenant en voiture, me suis arrêté chez elle, oh ! Dieu, merveilleux, mais je suis un chien, pas de libre morale, et je suis… je suis… (se mettant à pleurer) de merveilleux enfants, Sally les traite comme une marâtre. Il se lève, s'avance d'un pas pesant sur le plancher pour séparer Salley de son partenaire.

Arrête de boire.

Va-t'en, Mon chéri.

Voilà les Randolph qui remettent ça, pouffe quelqu'un Tout cela fait un remous dans la tête d'Hearn, et il se rend compte qu'il est ivre.

Tu t'en souviens Bob, dit Sally, tu sais quelles capacités j'ai, quel talent. Je te le dis, rien ne peut me laisser froide mais Don est impossible, il voudrait me maintenir dans l'ornière, et mon Dieu il est dépravé, les choses que je pour rais te dire à son sujet, et maussade, une fois nous sommes restés un mois et demi sans nous toucher, et tu sais il n'est réellement pas bon à l'affaire, mon père m'en a dit autant, c'est d'être clouée avec des enfants et rien de plus, tu sais vraiment rien je veux dire rien de consistant où m'accrocher, si j'étais un homme, et je dois prendre des rendez-vous avec le dentiste pour Dorothy et j'ai toujours la hantise du cancer, tu ne peux pas t'imaginer quel profond tourment c'est pour une femme, je n'arrive simplement pas à faire face à tout, il y a eu une fois un lieutenant de l'armée de l'air, jeune mais réellement très gentil, très doux, oh, mais si naïf, tu n'imagines pas combien je me sens vieille, je t'envie Bob, si j'étais un homme.

Il sait que cela non plus ne prendra pas, le Lake Shore et les réunions et les amuseurs qui l'ennuient, la rigidité des bureaux, l'effort d'esquiver sa mère et ses manœuvres de marieuse, la transformation de ses élans en wagons de marchandise et en prises de contact, les contributions électorales pour les députés et les sénateurs qui savent se montrer raisonnables, les wagons Pullman, et les courts de tennis, les terrains de golf, les hôtels particuliers, et l'odeur d'alcool et de tapis dans les appartements. Tout cela comporte des satisfactions primitives, mais il a appris, chemin faisant bien d'autres choses encore.

New York de nouveau, faisant de la copie pour une station de radio, mais c'est un bouche-trou et il le sait. Plutôt machinalement, sans aucune nécessité profonde, il donne beaucoup de son temps à une œuvre de Colis pour la Grande-Bretagne, suit l'avance sur Moscou d'après les titres des journaux, ne songe pas sérieusement à joindre la partie. La nuit, il lui arrive parfois de rejeter ses couvertures et de demeurer nu sur sa couche, écoutant avec une sombre souffrance les bruits du port qui flottent dans la brume. Un mois avant Pearl Harbor il s'engage dans l'armée.

Deux ans plus tard, à bord du transport des troupes qui glisse sous le Golden Gate Bridge en direction du Pacific, Hearn, debout sur le pont par un froid crépuscule d'hiver, voit San Francisco fondre au loin comme s'éteignent des bûches dans un foyer. Bientôt il ne voit plus qu'une bande de terre sombre et désolée qui sépare l'eau de la nuit envahissante. Les vagues froides éclaboussent la coque.

La nouvelle phase. Lors de la phase passée il avait cherché et cherché et donné du front contre le mur de son propre devenir.

Il s'abrite sous une écoutille, allume une cigarette. Il se dit : — Je suis à la poursuite de quelque chose, mais il pense que cela donne à son problème une importance que celui-ci n'a pas. On ne découvre jamais ce qui vous lait tourner, et à la longue cela ne tire plus à conséquence.

Il y avait maintenant des villes quelque part en Amérique, et des résidus urbains assis sur des marches de pierre, et des signaux électriques qui exigent l'obéissance.

(Toute la frénésie des machinations, la fumée de cigare, la fumée de coke, la passion. de la bougeotte pareille à celle d'une fourmilière brusquement mise en branle. Comment concevez-vous votre propre mort parmi les voûtes de marbre, les arêtes de brique et les hauts fourneaux qui mènent sur la place du marché ?)

Tout disparaissait maintenant, l'eau engloutissait presque entièrement le rivage, la longue vaste nuit du Pacific s'installait au ciel. Et, en lui, un languissement pour la terre qui s'évanouit.

Non pas l'amour, non pas la haine nécessairement, mais une émotion à laquelle il ne s'attendait nullement.

Cette puissance, toujours, qui vous saute dessus, qui vous invite.

Il soupira, revint s'appuyer au bastingage. Et tous les jeunes gens de sa génération ont donné du front contre les choses, jusqu'à ce qu'ils aient faibli, et les choses demeurent toujours debout.

Une bande de dépossédés… dans le rauque, dans le cala miteux giron de l'Amérique.

Après avoir reçu sa blessure Minetta fut évacué sur l'hôpital divisionnaire de triage. L'endroit était bien modeste, luit tentes d'escouade contenant chacune douze lits occupaient un terrain défriché aux abords du rivage. Elle s'alignaient en deux rangs de quatre, avec autour de chacune d'elles un mur de sacs de sable haut de quatre pieds. Là était l'hôpital proprement dit, avec l'exception de quelques autres tentes placées à l'une des extrémités du terrain, qui abritaient la cuisine, les quartiers du médecin, et ceux de son personnel.

Il y faisait toujours grand calme. Vers le milieu des après midi l'atmosphère s'alourdissait, et sous les tentes surchauffées l'air devenait irrespirable. La plupart des alités succombaient à un assoupissement inquiet, et murmuraient ou gémissaient dans leur sommeil. Rien ne s'y offrait pour tuer le temps. Certains des convalescents pouvaient jouer aux cartes ou lire un magazine ou tout au plus prendre One douche au centre de la clairière où un fût d'essence rempli d'eau a été fixé sur une plateforme faite de troncs de cocotiers. Il y avait encore les trois repas journaliers, et la tournée matinale du médecin.

Minetta s y plut d'abord. Sa blessure était à peine plus grave qu'une écorchure ; une déchirure de plusieurs pouces à la cuisse d'où la balle était ressortie d'elle-même, et pas de grosse perte de sang. Une heure après avoir été blessé il avait pu marcher avec un léger boitillement. Il eut une couchette à l'hôpital, des couvertures, et il pouvait rester confortablement allongé et lire des magazines. Un médecin l'examina à la hâte, lui fit un pansement au sulfa, et le laissa seul jusqu'au matin suivant. Il se sentait faible et bien à l'aise. Il souffrait quelque peu de la commotion reçue, juste assez pour se sentir lus et ne pas penser à la surprise et à la peine qu'il avait éprouvées quand la balle l'avait frappé. Pour la première fois en six semaines il avait pu dormir sans être réveillé pour la garde, et la couchette était molle et somptueuse en comparaison avec la literie à même le sol. Il joua aux dames avec un des hommes couchés sous la tente, jusqu'à la visite du médecin. Il n'y avait que peu d'hospitalisés, et il gardait un vague et plaisant souvenir de leur avoir parlé la veille, dans le noir. « C'est chic », décida-t-il. Il espérait qu'on le garderait là un mois, ou qu'on l'évacuerait peut-être sur une autre île. Il commençait de se dire que sa blessure était très sérieuse.

"Mais, après avoir jeté un coup d'œil sur sa jambe et replacé le pansement, le médecin dit : « Vous serez en état de sortir demain. » Minetta éprouva un choc à cette annonce. « Vous croyez, mon capitaine ? » réussit-il à prononcer avec -empressement. Il se déplaça sur sa couchette, feignant d'éprouver quelque difficulté à se mouvoir, puis ajouta : « Oui, j'aimerais retourner avec les copains. »

« Restez bien tranquille, dit le médecin, et nous verrons ça demain matin. » Il gribouilla quelque chose dans son carnet et s'en alla vers la couchette suivante. « Le fils de garce, se dit Minetta, je peux à peine marcher. » Comme pour le lui prouver, sa jambe commença à le faire souffrir un peu, et il pensa avec amertume « ils se foutent pas mal-ici qu'on crève, tout ce qu'ils veulent c'est te renvoyer où que tu peux attraper une balle. Ils vous posent même pas des agrafes. » Il se renfrogna, puis s assoupit jusque vers le milieu de l'après-midi.

Le soir venu, la pluie se mit à tomber, et Minetta se sentit bien en sécurité sous la tente. « Dieu, je suis content que j'ai pas à me coller la garde cette nuit », se dit-il. Il prêta l'oreille au tambourinement de la pluie sur la tente, et songea avec une pitié condescendante aux hommes de la section qui, tirés de leurs couvertures humides, iront s'asseoir en tremblant dans le trou boueux flanqué de la mitrailleuse, tandis que la pluie détrempera leurs uniformes. « Très peu pour moi » se dit-il.

Mais les paroles du médecin lui revinrent à l'esprit. Demain il pleuvra de nouveau. Il pleuvait tous les jours. Demain il travaillera sur la route ou sur la plage, montera la garde de nuit, ira en patrouille peut-être — risquant la mort au lieu de la blessure. Il songea avec une surprise aiguë à ce qui lui arriva sur la plage. Il ne semblait pas possible que quelque chose d'aussi petit qu'une balle ait pu le blesser. Le bruit de la fusillade, les émotions ressenties, lui revenaient en écho et le faisaient frissonner,

Cela lui paraissait aussi irréel que son propre visage quand il lui arrivait de se regarder trop longtemps dans la glace. Il tira la couverture sur ses épaules. « Ils m'auront pas demain », se rassura-t-il.

Le matin, avant la visite du médecin, il enleva son pansement et examina sa blessure. Elle était presque guérie. Les lèvres de la coupure, jointes par une chair neuve et rose, s'étaient fermées. Ils le renverraient certainement aujourd'hui. Il fit des yeux le tour de la tente. Les autres malades étaient occupés ou bien ils dormaient, et d'un brusque mouvement il rouvrit sa plaie. Elle commença à saigner. La main tremblante, il replaça le bandage, ressentant un mélange de culpabilité et de jubilation. De temps à autre, à l'abri de la couverture, il frottait sa plaie pour en activer le saignement. Il se sentait nerveux et impatient en attendant la visite du médecin. Sa cuisse était tiède et visqueuse sous le bandage. Il se tourna vers son voisin. « Ma jambe saigne, dit-il. C'est des drôles de trucs, ces blessures.

— Voui. »

Il garda le silence pendant que le médecin l'examinait. « Je vois que votre blessure s est ouverte.

— Oui, monsieur le major. »

Le médecin jeta un coup d'œil sur le bandage. « Vous n'y avez pas touché, n'est-ce pas ? demanda-t-il.

— Je pense pas, monsieur le major. Ça s'est mis à saigner tout seul. » Il m'a à l'œil, songea-t-il. « Mais ça va bien comme ça, je suis bon pour retourner à ma section, pas ? plaida-t-il.

— Attendons plutôt un jour de plus, fiston. Ça n'aurait pas dû s'ouvrir comme ça. » Il lui remit le pansement. « N'y touchez pas cette fois », dit-il.

Il passa une journée agitée, s'efforçant d'inventer un moyen pour se faire garder à l'hôpital. L'idée de regagner la section le démoralisait. Il songeait à une succession de combats éternels et à. des jours sans fin sur la route. J'ai même pas un copain à la section. On peut pas se fier à Polack. Il pensa à Brown et à Stanley qu'il haïssait, à Croft qu'il craignait. « Quelle sacrée clique, se dit-il. Et la guerre qui se prolongera à jamais. Après cette île va y avoir une autre et puis une autre… Ah ! faut s'attendre à rien de bon de cette saloperie. » Il dormit un peu, s'éveilla plus misérable encore. « J'y peux plus, se dit-il. Je suis pas chançard, parce que sinon j'aurais attrapé la vraie bonne blessure et je serais à cette heure dans un avion en route pour l'Amérique. » Cette idée lui fit broyer du noir. Il s'était une fois vanté à Polack que si jamais il entrait à l'hôpital, il ne reviendrait plus à la section. « Que j'y entre seulement, et je me débrouillerai », avait-il dit.

Il devait y avoir un moyen. Des idées fantastiques, qu'il écartait à mesure, lui traversaient la tête. Il pensa a enfoncer une baïonnette dans sa blessure, à tomber du camion qui le ramènerait à la compagnie. Il se tordait sur sa couchette, plein de pitié pour lui-même, irrité par les légers gémissements que faisait entendre un des soldats. « Ce gars il me rendra maboule s'il la ferme pas. »

L'idée lui traversa l'esprit sans qu'il l'eût formulée, et, de crainte de l'oublier, il s'assit avec excitation. « Oh ! c'est ça, c'est ça », se dit-il. La difficulté de l'entreprise lui fit peur. Est-ce que j'ai l'estomac de le faire ? se demanda-t-il. Il reposait sans mouvement, essayant de se rappeler ce qu'il avait entendu dire des soldats qui ont perdu leur raison. « Jésus, la Section Huit », se dit-il. Il se souvint d'un soldat, du temps de son instruction militaire, lequel avait éclaté en sanglots pendant un exercice de tir. On l'emmena à l'hôpital, et quelques semaines plus tard Minetta entendit dire qu'on l'avait libéré. « Oh ! Dieu », se dit-il. Il se sentit heureux pendant un moment, comme s'il se voyait déjà démobilisé « Je suis aussi malin que n'importe lequel de ces gars, je me débrouillerai. Choc nerveux, voilà le filon. Choc nerveux. Je suis blessé, pas ? On s'attendrait qu'ils libèrent un gars qu'a été blessé, mais tout ce qu'ils font c'est rafistoler leur bonhomme et le renvoyer en ligne. Chair à canon, c'est tout ce qu'il leur faut. » Il se sentait outragé.

Ses pensées prirent un détour, et de nouveau il eut peur. « Si seulement je pouvais parler à Polack, lui il aurait su comment faire marcher la combine. » Il regarda ses mains. « Je vaux bien un Polack. Je me tirerais d'affaire, que lui serait encore là à tenir le crachoir. » Il se prit le front. « Ils me tiendront ici deux jours seulement, puis ils m'enverront dans un autre hôpital, où c'est qu'ils gardent les loufoques. Une fois que j'y serai, je pourrai les imiter, les dingos. » Tout à coup, il se trouva de nouveau déprimé. « Ce toubib m'a à l'œil, ça sera pas facile de l'avoir. » Il s'approcha à cloche-pied d'une table, prit un magazine. « Si je m'en tire, se disait-il, j'écrirai une lettre à Polack. « Qui est le fou maintenant ? j'y dirai. » Il se mit à pouffer à la pensée de la figure que ferait Polack en lisant ça. « C'est seulement une question d'estomac », se dit-il.

Il se recoucha, se. couvrit le visage avec le magazine, et resta sans bouger pendant une bonne demi-heure. Le soleil avait surchauffé la tente, on y était comme dans un bain turc, et il se sentait faible et misérable. Il se raidissait intérieurement, et soudain, sans penser, il se leva, criant : « Vous encule tous tant qu'zétes !

— Te fais pas de bile, va », fit un des hospitalisés.

Minetta lui lança, le magazine à la tête. « Y a un Japonais dehors, y a un Japonais, là, là ! » cria-t-il. Il regarda autour de lui, sauvagement. « Où c'est qu'y a un fusil, donnez-moi un fusil ! » Tremblant d'excitation, il s'empara de son fusil et le pointa à travers l'entrée de la tente. « Voilà le Japonais, le voilà ! » hurla-t il, pressant la détente. Il se raidit au bruit de la fusillade, un peu désorienté par sa propre audace. La pensée lui traversa la tête qu'il aurait dû être acteur. Il restait en suspens, s'attendant à être empoigné par les soldats, mais personne n'avait bougé. Ils l'observaient avec méfiance, figés d'étonnement et de crainte. « Jetez vos fusils, ils attaquent ! » dit Minetta, jetant à terre son arme. Il lui allongea un coup de pied, courut à sa couchette, la souleva et la rabattit avec violence, puis il s'écroula sur le sol de terre battue et se mit à hurler. Un soldat lui tomba dessus, pour le maintenir. Il se débattit pendant quelques instants, puis se calma. Il entendait des appels, des bruits de pas précipités. « Je parie que ça y est, se dit-il, hurlant et bavant. Ça c'est du boulot. » Il revoyait l'image d'un fou dans un film, où l'acteur avait de l'écume à la bouche.

Quelqu'un le souleva rudement et l'assit sur la couchette. C'était le médecin qui avait pansé sa blessure. « Quel est le nom de cet homme ? demanda-t-il.

— Minetta, fit quelqu'un.

— Allez, fit le médecin, ça suffit comme ça, Minetta. Ça ne prend pas.

—  Va te faire foutre, t'auras pas le Japonais ! » hurla Minetta.

Le médecin le secoua. « Minetta, vous parlez à un officier de l'armée américaine. Si vous ne répondez pas poliment, je vous fais passer en conseil de guerre. »

Pendant une seconde le souffle de la terreur passa sur Minetta. « J'y suis, mais j'y suis jusqu'au trognon », se dit-il. Ce mot lui rappela la fin d'une plaisanterie obscène, et il partit d'un rire un peu hystérique. L'écho de sa propre allégresse l'encouragea, et il se mit rire sauvagement. « Peuvent rien me faire si je m'y prends comme il faut », pensa-t-il vaguement. Il s'arrêta de rire tout soudain. « Va te faire foutre, fils de pute de Japonais », dit il. Dans le silence qui s'ensuivit il entendit un soldat : « L'est cinglé, y a pas à dire », puis une autre voix, en réponse : « T'as vu comment qu'il a visé avec son flingue ? Jésus, je pensais qu'il allait nous tuer tous. »

Le médecin devint pensif. « Vous jouez la comédie, Minetta, je vous ai à l'œil, dit-il soudainement.

— T'es un Japonais », dit Minetta. Il fit venir un peu de salive sur sa lèvre inférieure, puis pouffa brièvement. « Je l'ai baisé », se dit-il.

« Donnez-lui un sédatif, fit le médecin à l'adresse de l'infirmier, et évacuez-le au numéro sept. »

Minetta regardait le sol d'un œil trouble. Il avait entendu dire que le numéro sept était réservé pour les cas graves. Il se mit à cracher par terre. « T'es un Japonais ! » cria-t-il après le médecin. Il se crispa sous la poigne de l'infirmier, se détendit, puis recommença à rire stupidement. Il ne fit aucun mouvement sous la piqûre hypodermique. « J'y tiendrai le coup », se dit-il.

« Allez, julot, suis-moi », dit l'infirmier. Minetta se leva et le suivit à travers la clairière. Il se demandait ce qu'il lui fallait faire présentement. Rejoignant l'infirmier, il lui chuchota : « T'es une pute de japonais, mais je le dirai à personne si tu me donnes cinq balles. ».

— Allez, avance Julot », dit l'infirmier d'un ton las. Minetta le suivit d'un pas traînant. Quand ils arrivèrent

à la tente numéro sept, il s'immobilisa et recommença à hurler. « J'y entre pas ! Y a une pute de Japonais là-dedans qui va me tuer ! J'y entre pas ! »

L'infirmier lui fit une prise de lutteur et le poussa sous la tente. « Laisse-moi ! Laisse-moi ! Laisse moi ! » hurlait Minetta. Ils parvinrent à une couchette, et l'infirmier lui dit de se coucher. Il s'assit, commença à délacer ses chaussures. « Je ferai bien de me calmer pour un instant », se dit-il. Le sédatif commençait d'agir. Il se coucha sur le dos, ferma les yeux. Pendant un bref moment la pensée de ce qu'il avait fait excita une vague sensation au creux de la poitrine. Il avala à plusieurs reprises, coup sur coup. Son esprit fermentait d'orgueil et de jubilation. « Faut que je flanche pas, c'est tout ce qu'y a à faire. Ils m'évacueront dans un jour ou deux. »

Il s'endormit presque aussitôt, pour ne se réveiller que le lendemain matin. Il lui fallut plusieurs minutes pour se rappeler les événements de la veille, et de nouveau il eut peur. Il se demandait s'il ne devait pas abandonner la partie et reprendre son attitude normale, mais quand il songea à son retour à la section… « Non ! Mon Dieu, non ! Je tiendrai le coup. » Il s'assit, examina la tente. Il y avait là trois hommes, dont deux portaient des pansements qui leur enveloppaient la tête ; le troisième reposait sur son dos, sans mouvement, son œil vidé et fixe regardant la faîtière. « Il est mûr pour la Section Huit », se dit Minetta avec un frisson où se mêlait un élément de gaieté due à l'ironie de la situation. Mais, l'instant d'après, sa frayeur lui revint. C'est comme ça sans doute qu'agit un fou, il bouge pas et il dit rien. « Peut-être que j en ai fait de trop, hier. » Il prit la décision de se comporter comme l'autre. « C'est foutrement plus facile pour les cordes vocales », se dit-il.

Le médecin arriva à neuf heures, et Minetta se tint sans mouvement, à plat dos, babillant de-ci de-là un mot. Le médecin lui décocha un regard, lui refit son pansement sans mot dire, passa à la couchette suivante. Minetta en éprouva un mélange de soulagement et de contrariété. « Ils se fichent qu'on crève », se dit-il. Il ferma les yeux, se mit à réfléchir'. La matinée s'écoula paisiblement ; il se sentait de bonne humeur et confiant, et quand il repensait à la visite du médecin il estimait que l'indifférence île celui-ci était un bon signe. « Ça y est, ils insistent plus, bientôt ils vont m'évacuer dans une autre île. »

Il se mit à rêver à son retour au pays. Il pensait aux rubans qu'il porterait, il se voyait marchant dans les rues de son quartier et parlant aux gens de rencontre. Com ment que ç'a été ? Dur ? » demanderont ils. « Nan. mm, c'a pas été trop mal », dira-t il. « A d'autres, dis, c'a a dû être vachement dur. » Il secouera la tète. « je peux pas me plaindre, je me la suis coulée douce. » Il se sourit à lui même. Les gens se diront les uns aux autres : « Ce Steve Minetta est un brave gars, faut lui reconnaître ça. Pensez à tout ce qu'il a souffert, et voyez un peu comme il est modeste. »

« C'est ça l'affaire, décida-t-il ; avant tout il s'agit de rentrer chez soi. » Il se voyait faisant bringues sur bringues. Quelle sensation il ferait. Les filles seront après les hommes, et il se fera prier. Rosie, ce coup-ci, viendra comme une fleur. Et une fois de retour, il se foulera pas beaucoup ; faut être un con pour se coller des boulots qui vous crèvent la peau des fesses. Le travail a jamais profité à personne.

Au bout de plusieurs heures d'immobilité, des visions érotiques se mirent à peupler son esprit. Le soleil avait de nouveau surchauffé la tente, et il marinait dans un plaisant mélange de chaleur et de sueur. Il se laissait aller à de longues scènes de séduction qu'il échafaudait avec minutie, se rappelant avec de petits frissons de volupté la ferme ceinture de chair qui ondulait au-dessus de la taille de Rosie. « Rosie est une chic fille, se disait il, je m'en vais l'épouser un de ces jours. » Il se souvenait de son parfum, de la ligne scintillante de ses cils. « Elle y met de la vaseline, décida-t-il, mais ça fait pas de mal quand une fille connaît tous les trucs. » Il pensa aux femmes qu'il eut depuis sa présence dans l'armée, et il se mit à en faire le décompte. « Quatorze, c'est pas mal pour un gars de mon âge, y en a pas beaucoup qu'ont fait mieux que moi. » Il revint à ses visions érotiques, mais cela devenait pénible. « Elles sont toutes faciles à s'envoyer ; y a qu'à leur filer le boniment, leur dire qu'on les aime. C'est des nigaudes, celles qui se laissent faire. » De nouveau il songea à Rosie, et il fut pris de colère. « Elle m'enjôle ; cette lettre où elle dit qu'elle dansera avec personne jusqu'à ce que je rentre, c'est du truc à la gomme… Je la connais, elle aime trop danser. Si elle ment là-dessus, pourquoi qu'elle mentira pas à propos de n'importe quoi ? » Il devenait jaloux, et pour donner libre cours à sa frustration il hurla tout à coup : « Attrapez ce Japonais ! » C'était si facile à faire. Il poussa un nouveau hurlement.

L'infirmier quitta sa chaise, s'approcha de la couchette de Minetta, lui fit une piqûre dans le bras. « Je pensais que t'étais calmé, Julot, dit-il.

— Le Japonais ! cria Minetta.

— -Oui, oui, oui », fit l'infirmier, retournant à sa chaise. Minetta s'endormit bientôt après, et ne se réveilla qu'au matin suivant.

Il se sentait drogué. Il avait mal à la tête et ses membres étaient engourdis. Le médecin passa sans même le regarder, et Minetta se mit à rager. « Ces nom de Dieu d'officiers ils croient que toute l'armée est là pour qu'ils se la coulent douce. » Il était profondément vexé. « Je vaux n'importe qui, moi ; pourquoi qu'un salaud quelconque me donnerait des ordres ? » Il se tortillait sur sa couchette, mal à son aise. « C'est un complot. » Une vague amertume le travaillait contre tout et tous. « Le monde entier est que de la fumisterie ; si on est pas de la haute, on a que le bout merdeux du bâton ! T'as tout le monde contre toi. » Il se rappela comment Croft avait ri en voyant sa blessure. « Il se fout des uns et des autres, il nous verrait aussi bien tous morts. » La douleur et la commotion et le saisissement lui revenaient, qu'il avait ressentis au moment où la balle l'avait frappé. Pour la première fois il était réellement effrayé. « J y retourne plus. Plutôt me faire fusiller. » Il avança ses lèvres. « Y a jamais moyen de savoir si on est à l'abri d'un mauvais coup. C'est pas une vie, ça.  Il broya du noir de tout l'après-midi. En deux jours et demi il était passé de l'allégresse à l'ennui et au ressentiment, et il se sentait un peu désespéré. « Je suis fait de bonne pâte, se disait-il, je suis de pâte à faire un sous-off si seulement ils me donnaient la chance, mais pas Croft. Croft fait que regarder son gars et le juge du premier coup. » Il repoussa sa couverture en jouant des jambes. « Pourquoi que je me donnerai du mal à me crever le Cul ? Je suis bon pour faire le boulot, mais ça paie pas. Ils peuvent se brosser, s'ils croient que je vais me décarcasser pour rien. » Il songea au temps où il avait fait son entraînement, quand il était le premier de sa section. « Y avait pas un seul troufion qui pouvait me posséder, pensait-il, mais on perd son ambition. Je deviens un clochard. J'en sais trop, voilà ma guigne. Ça vaut pas la peine de se fatiguer, parce que de toute façon on arrive jamais à rien dans l'armée. » Il se sentait tout triste d'y songer, et il réfléchissait avec un plaisir désabusé à sa vie ruinée, « Je connais la musique, je suis trop malin pour gaspiller mon temps. Une fois libéré, je saurai pas quoi faire de moi-même. Je serai pas capable de travailler, je serai foutu. Y a que les histoires de queues qui m'intéresseront. » Il se coucha sur le ventre. « Que foutre il y a d'autre dans la vie ? » Il soupira. « Comme dit polack, la seule chose à faire c'est de se trouver une combine. » Il éprouva un plaisir vindicatif à cette idée, et il s'imagina en prison, un meurtrier, tandis que des larmes de pitié emplissaient ses yeux. Il se retourna de nouveau, avec nervosité. « Faut que je me tire de là. Combien de temps qu'ils vont me tenir ici sans même me regarder ou s'occuper de moi ? Faut qu'ils me sortent d'ici en vitesse ou je perds réellement la boule. » La stupidité de l'armée l'amusait. « Vont perdre un soldat de la manière qu'ils s'y prennent, simplement parce qu'ils s'en occupent pas. »

Il s'endormit, se réveilla au milieu de la nuit dans un bruit de voix : les infirmiers aménageaient des blessés sous la tente. Çà et là le contour rougeâtre d'une main lui apparaissait, dont le squelette se dessinait en transparence sur le foyer d'une torche électrique, et une ou deux fois un faible rayon de lumière avait mis une ombre étrange dans la face d'un malade. « Qu'est-ce qui se passe ? » se demandait-il. Un des blessés poussait des gémissements, et le son de cette plainte lui donna la chair de poule. Le médecin arriva, échangea quelques mots avec l'un des infirmiers. « Veillez au drain de ce thoracique et donnez-lui un hypo, double dose s'il s'agite trop.

— Oui, monsieur le major. »

« Y a que ça qu'ils connaissent, pensa Minetta, hypo, hypo, à ce compte-là moi aussi je pourrais être un scieur d os. » Il observait là scène, les yeux clos à demi, écoutant attentivement la conversation des deux blessés à la tête enveloppée de bandages. C'était la première fois qu'il les entendait parler. « Hé ! infirmier, demanda l'un d'eux, qu'est-ce qui se passe ? »

L'infirmier s'approcha d'eux et leur parla un court moment. « Paraît qu'y a eu des tas de patrouilles aujourd'hui, et ces gars arrivent à l'instant du Bataillon Aid.

— Tu sais pas si la compagnie E était dans le coup ?

— Demande au général, dit l'infirmier.

— Je suis content que j'y ai pas été, grommela un des blessés.

— Pauvre petit oiseau », dit l'infirmier.

Minetta se retourna dans son lit. « Tu parles d'un réveil », pensa-t-il. Quelqu'un pleurait à l'une des extrémités de la tente, faisant entendre de gros et épais sanglots qui semblaient sortir en se tordant de sa gorge. Minetta ferma les yeux. « Quelle taule », pensa-t-il avec dégoût. Sa contrariété dissimulait une frayeur excessive. Il se rendit compte tout à coup que la jungle haletait à la lisière de la tente, et il éprouva les terreurs d'un enfant qui se réveille dans le noir. « Jésus », marmonna-t-il. Le seul effort qu'il eut à faire en deux jours et demi ayant consisté à se baisser pour prendre son pot de chambre et à manger ses repas qu'on lui apportait au lit, son inactivité presque totale l'avait rendu extrêmement agité. « Je peux plus supporter ça », se disait-il. Les pleurs du blessé devenaient des cris d'une telle terreur que, grinçant des dents, Minetta tira la couverture sur ses oreilles. « Nyyyy-youou-ououououou, Nyyyyyyy-youououououourr », gémissait le blessé, imitant le bruit d'un mortier. « Mon Dieu, il faut que vous me sauviez, il faut que vous me sauviez ! » hurla-t-il.

Il y eut un long et profond silence sous la tente noire, puis finalement quelqu'un grogna : « Un autre loufoque.

— Pourquoi diable qu'on nous a fourrés dans la section pour loufoques ? »

Minetta frémit. « Ce lunatique il peut me tuer pendant que je dors. » Une pulsation s'empara de sa cuisse, presque guérie pourtant. « Faut que je reste éveillé. » Il remuait sur sa couchette, inquiet, prêtant l'oreille à la vie animale dans la jungle, contre la tente. Des coups de feu se firent entendre au loin, et de nouveau il se mit à frissonner. « Je perdrai la boule d'ici le matin », pensa-t-il tout en se mettant à pouffer. Il sentait un vide dans son estomac, comme s'il avait faim. « Pourquoi que je me suis fourré là-dedans ? » se demandait-il.

Un des blessés nouvellement hospitalisés se mit à pousser des gémissements qui bientôt finirent par se résorber en une toux mêlée de borborygmes. « Ce gars-là paraît mal en point », songea Minetta. La Mort. Elle lui sembla, dans le moment, presque tangible. Il eut peur de respirer, comme si l'air était pollué. Tout paraissait bouger autour de lui, dans le noir. « Quelle nuit », se dit-il. Son cœur battait rapidement. « Oh ! Jésus, faites seulement que je sorte d'ici. »

Son estomac se crispait et lui donnait des haut-le-cœur. « Je pourrai pas dormir, c'est sûr et certain. » La jalousie se prit à le tourmenter. Il se complut dans de longues imageries où il voyait Rosie faisant des avances à un homme ; elle allait danser toute seule à Roseland, puis, de fil en aiguille, cela aboutissait à l'inévitable — et ses épaules et le dos de ses cuisses se couvraient de sueur froide. Il commençait aussi à se faire de la bile à cause de sa famille. « Ils vont rester sans avoir de mes nouvelles pendant deux mois. Comment diable que je ferai pour leur envoyer une lettre ? Ils penseront que je suis mort. » Il eut un serrement de cœur en songeant à l'angoisse de sa mère. « Bon Dieu, les embarras qu'elle faisait quand j'attrapais un froid. Les mères italiennes et les mères Juives, c'est toujours comme ça qu'elles sont. » Il s'efforça de refouler les inquiétudes que lui causait la pensée de sa mère, songea de nouveau à Rosie. « Si elle a plus de mes nouvelles, c'est du coup qu'elle se mettra à galoper. » Il devenait amer. « Eh ! qu'elle aille se faire foutre, j'ai eu des poules avec qui je me suis amusé bien mieux qu'avec elle. C'est pas ça qui manque. » Il songea à l'éclat excitant de ses yeux, et il éprouva une agréable sensation de peine et de pitié. Il s'ennuyait d'elle.

Le blessé poussa un nouveau cri, et Minetta se dressa dans sa couchette en frissonnant. « Faut que je dors un coup, c'est pas possible de continuer comme ça. » « Voilà le Japonais, je le vois, je le vois, je vais le tuer ! » hurla-t-il. Il quitta sa couchette, se mit à trotter sous la tente. Le sol de terre battue était froid et humide sous son pied nu. Il tremblait pour de bon.

L'infirmier se leva de sa chaise, en soupirant. « Oh ! Dieu, quelle piaule. » Il prit une seringue sur sa table, s'approcha de Minetta. « Couche toi, Julot.

— Va te faire enculer ! » Il se laissa conduire à son lit, retenant sa respiration alors que l'aiguille s'enfonçait dans sa chair. « Oh ! quelle vie », grommela-t-il.

Le blessé de la poitrine faisait de nouveau entendre sa toux mêlée de borborygmes, mais il semblait à Minetta que le bruit lui arrivait de très loin. Il se détendit, se sentant au chaud et bien à l'aise. « C'est une bonne chose cette camelote, se dit-il, pensant au sédatif. Je deviendrai morphinomane… eh, pourvu que je me tire d'ici… » Il s'endormit.

En se réveillant, le matin, il s'aperçut que l'un des blessés était mort. La couverture recouvrait la tête du corps, et la saillie rigide de ses pieds mit une caresse glaciale le long de l'échiné de Minetta. Il regarda le cadavre, puis détourna les yeux. Une couche de silence enveloppait le mort. « Y a quelque chose de spécial avec un gars quand il est mort », pensa-t-il. Une vive curiosité s'empara de lui pour ce visage que la couverture dissimulait ; il se demandait l'air qu'il avait. S'il n'y avait eu personne sous la tente, il se serait approché du corps et aurait écarté la couverture. « C'est le type avec le trou dans la poitrine », se dit-il. Une fois de plus il eut peur. « Comment veulent-ils qu'on reste ici quand un pauvre gars a claqué à côté de vous ? » Un soupçon d'horreur jaillit en lui, le laissant avec un léger mal de cœur. Le sédatif lui avait donné une violente migraine, son estomac était cru, ses reins douloureux. « Oh ! Jésus, faut que je me lire de là. »

Deux infirmiers firent leur entrée sous la tente, mirent le mort sur un brancard, et l'emportèrent. Aucun des blessés ne dit mot, mais Minetta n'avait pas quitté des yeux la couchette vide, « Je peux plus supporter une autre nuit comme la dernière. » Un aigre liquide remonta de son estomac à sa bouche, et il l'avala machinalement. « Oh ! merde. »

Quand on lui eut apporté son petit déjeuner, il fut incapable d'y toucher. Il resta sur sa couchette à rêvasser, sachant qu'il était au-dessus de ses forces de passer une autre journée à l'hôpital. Il voulait regagner sa section. « N'importe quoi, pourvu que je sorte d'ici. »

Le médecin arriva, et Minetta l'observa avec calme qui lui enlevait son pansement. La coupure, entièrement guérie, laissait voir une ligne de chair rosâtre que le médecin badigeonna avec un antiseptique rouge. Il ne lui remit pas le pansement. Le cœur de Minetta battait rapidement. Il avait le sentiment que sa tête était creuse et instable.

Le son de sa voix le surprit. « Hé ! docteur, quand est-ce que je sors d'ici ?

— Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?

— Je sais pas, je me suis réveillé ce matin. Où c'est que je suis ? » Il sourit d'un air hébété. « Je me rappelle que j'étais dans une autre tente avec ma jambe, et maintenant je suis ici. Qu'est-ce qui s'est passé ? »

Le médecin le regarda paisiblement. Minetta s'efforça de soutenir son regard ; mais, bien qu'il en eût, il sourit faiblement.

« Quel est votre nom ? demanda le médecin.

— Minetta. » Il donna son numéro matricule. « Je peux sortir aujourd'hui, docteur ?

— Oui. »

Minetta éprouva un mélange de soulagement et de déception. Le temps d'une seconde il regretta de ne s'être pas tu.

« Oh ! Minetta, j'aurai à vous parler quand vous serez habillé. » Il lui tourna le dos, puis ajouta par-dessus son épaule : « Et ne vous esquivez pas. C'est un ordre. Je veux vous parler.

— Oui, monsieur le major. » Il haussa les épaules. « Qu'est-ce qui lui prend ? » se demanda-t-il. Il jubilait un peu à la pensée d'avoir si bien mené sa barque. « Suffit de penser vite et tu te débrouilles à tous les coups. » Il mit ses vêtements, roulés en boule à la tête de son lit, se chaussa. Le soleil ne chauffait pas encore trop, et Minetta se sentait de belle humeur. « C'était pas pour moi, pensait il ; je suis pas fait pour rester à plat dos tout le temps. » Il regarda la couchette de l'homme qui venait de mourir, et il haussa les épaules pour surmonter un frisson d'angoisse. « On a de la chance à foutre le camp d'ici. » Il se souvint brusquement des patrouilles" de la veille, et cela le démoralisa. « J'espère qu'ils vont pas mettre la section sur la brèche. » Il se demandait s'il n'avait pas commis une erreur,

Après s'être habillé il se sentit affamé, et il gagna la tente qui abritait le mess de l'hôpital, où il plaida avec le cuisinier. « Tu voudras pas renvoyer en ligne un gars qu'a rien dans le bide, dis ? demanda-t-il.

— Ça va, ça va, prends-y quelque chose. » Minetta dévora les reliefs d'une omelette gommeuse faite d'œufs en poudre, et but un peu de café tiède qui restait au fond d'une bouilloire de cinquante litres. Le breuvage sentait fortement le chlore, et Minetta fit la grimace. « Autant boire de la teinture d'iode », pensa-t-il.

Il assena une tape dans le dos du cuisinier. « Merci, mon pote. Je voudrais qu'ils fricotent si bien que ça dans notre compagnie.

— Tu parles. »

Il s'en fut trouver le sergent en charge du magasin de l'hôpital, se fit remettre son fusil et son casque, puis gagna la tente du médecin. « Vous vouliez me vqir, docteur ? demanda-t-il.

— Oui. » Minetta s'assit sur une chaise pliante.

« Levez-vous ! fit le médecin, le regardant d'un œil froid.

— Monsieur le major ?

— Minetta, l'armée n'a que faire d'hommes comme vous. Cette farce que vous venez de jouer ne vaut pas bien cher.

—  Je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur le major. » Un accent d'ironie jouait dans sa voix.

« En voilà assez ! dit le médecin d'un ton cassant. Je vous aurais fait passer en conseil de guerre si ça ne prenait pas trop longtemps, et si ça n'était pas précisément ce que vous cherchiez. »

Minetta se tut. Il se sentait rougir, se tenant là piqué raide et plein de rage. Il aurait voulu pouvoir le tuer.

« Répondez !

— Oui, monsieur le major !

–-Recommencez votre truc, et je verrai personnellement à ce que vous écopiez dix ans. J'envoie une note à votre PC pour qu'on vous mette de corvée pendant une semaine. »

Minetta s'efforça d'avoir un air dédaigneux. Il avala, et lui dit : « Pourquoi que vous me persécutez, monsieur le major ?

— Fermez-la ! »

Minetta lui lança un regard furibond. « C'est tout ce que vous voulez, docteur ? demanda-t-il.

— Sortez d'ici. Si jamais vous revenez, vous ferez bien d'avoir un trou dans le ventre. »

Minetta s'en fut à grands pas. Il tremblait de rage. « Ces nom de Dieu de salauds d'officiers, se disait-il. Sont tous les mêmes. » Il buta dans une racine et, de colère, il piétina le sol. « Attends seulement que je lui mette la main dessus après la guerre. Je lui montrerai, à ce fils de pute. » Iltteignit la route qui passait à la lisière de l'hôpital et, en attendant l'arrivée d'un camion en provenance de la plage, il cracha à une ou deux reprises. « Cet imbécile de bâtard était probablement incapable de gagner sa vie avant la guerre. Une espèce de docteur.  Un accès de honte le saisit. « Je suis furieux à chialer », pensa-t-il.

Au bout de quelques minutes un camion arriva et s'arrêta en grinçant. Minetta grimpa à l'arrière, s'assit sur un chargement de munitions pour petites armes, et se reprit à rager. « Un gars se fait amocher, et comment qu'ils te le traitent ? Comme un chien. Ils se foutent pas mal de nous autres. Je demande moi-même à me faire renvoyer, et il me traite comme si j'étais un criminel. Eh, qu'ils aillent se faire foutre, c'est tous une bande de bâtards. » Il repoussa son casque sur sa nuque. « Je veux être pendu si je recommence. Je compte plus sur personne. S'ils veulent me traiter comme ça, bon, très bien ! » Cette idée le soulagea. « Très bien alors », se répéta-t-il. _ Il regarda la jungle touffue qui filait des deux côtés du camion. Très bien. Il alluma une cigarette. « Très bien. »

Red vit Minetta au rata du midi, quand la section rentra du chantier sur la route. Après avoir piétiné dans la queue, il alla s'asseoir auprès de Minetta et posa sa gamelle sur le soi. Poussant un grognement, il s'appuya du dos contre un arbre. « T'es rentré, hein ? dit-il, lui faisant un signe de tète.

— Oui, ce matin.

— Ils font gardé bien longtemps pour une écorchure, dit Red.

— Oui. » Il resta silencieux un moment, puis ajouta : « Bien, tu sais comment c'est ; pas commode d'entrer, pas commode de sortir. » Il avala une bouchée de saucisse viennoise. « Je me la suis coulée douce là-bas. »

S'aidant de sa cuiller Red arrosa la purée de pommes de terre déshydratées et les haricots verts de conserve. Cette cuiller était son unique couvert ; plusieurs mois plus tôt il avait jeté son couteau et sa fourchette. « Ils t'ont bien traité, hein ? » Il s'en voulait de sa curiosité.

« Fichtrement bien », dit Minetta. Il avala une gorgée de café. « Je me suis engueulé avec un toubib là-bas, le fils de pute. J'ai perdu mon sang-froid et j'y ai dit d'aller se faire voir, alors il m'a flanqué de corvée, mais à part ça tout a été très bien.

— Voui », dit Red. Ils continuèrent de manger en silence.

Red se sentait mal en point. Depuis des semaines son mal de reins allait s'aggravant, et ce matin-là, sur la route, en soulevant une pioche, il fit un si grand effort qu'il s'éreinta. Une violente douleur l'avait saisi au moment où il brandissait l'outil. Les mâchoires serrées, les doigts tremblants, il dut bientôt abandonner le travail, et de toute la matinée son dos n'avait pas cessé de palpiter Quand les camions furent arrivés, il éprouva une grande difficulté à s'y hisser. « Tu te fais vieux, avait gazouillé Wyman.

— Voui. » Les cahots du camion avaient aggravé ses souffrances, mais il s'était tu. L'artillerie tirait sans arrêt, et les hommes parlaient d'une prochaine attaque. « Ils vont nous envoyer de nouveau au feu, avait-il pensé ; je ferai bien de me faire retaper. » Pendant un bref moment il s'imagina à l'hôpital, mais il en repoussa l'idée avec dégoût. « J'ai jamais pris la poudre d'escampette, et c'est pas maintenant que je commencerai. » Il n'en continuait pas moins à regarder avec inquiétude par dessus son épaule. « C'est pas encore cette semaine que je crèverai », s'était-il dit.

« Alors, comme ça, ils vous traitent plutôt bien ? » demanda-t-il de nouveau à Minetta.

Minetta reposa son café, regardant Red d'un œil attentif. « Oui, plutôt bien. »

Red alluma une cigarette puis se hissa gauchement sur ses jambes. Tout en rinçant sa gamelle dans un bidon d'eau chaude, il se demandait s'il allait se faire porter malade. Pour quelque raison indécise, cela lui semblait honteux.

Il transigea finalement en allant trouver Wilson. « Ecoute, vieux, je crois que je vas me faire porter malade, Tu veux venir avec moi ?

— Je sais pas. J'ai jamais connu un toubib qu'a fait du bien à un homme.

— Je croyais savoir que t'étais malade.

— Vrai de vrai, Red, y a tous mes boyaux qui sont troués comme qui dira avec du plomb. Je peux même pas pisser un coup sans que ça me brûle.

— T'as besoin de glandes de singe. »

Wilson pouffa. « Sûr qu'y a quelque chose avec moi.

— Allons-y alors, que diable, suggéra Red.

— Eh, tu sais Red, si qu'ils peuvent pas voir avec leurs yeux ce que t'as, t'as jamais rien du tout. Ces salauds, tout ce qu'ils savent c'est te donner une purge ou de l'aspirine. Puis j'aime pas tirer au flanc. Je suis parfois un fils de garce, mais personne peut pas dire que je fais point ma part de boulot. »

Red alluma une cigarette, fermant les yeux, réprimant une grimace sous une poussée soudaine de douleur. Le spasme passé, il grommela : « Allez, viens, on carotte une journée. »

Wilson soupira. « Bon, ça va, mais ça me fait suer. »

Ils gagnèrent la tente de l'infirmerie où un scribe prit leurs noms, puis ils traversèrent le bivouac en direction de la tente-hôpital du régiment. Plusieurs hommes s'y tenaient debout, attendant d'être examinés ; une demi-douzaine d'autres, assis sur deux couchettes reléguées à l'une des extrémités de la tente, badigeonnaient avec un antiseptique rouge leurs pieds couverts de mucus. Un soldat examinait les patients.

« L'est foutrement lente, cette queue, se plaignit Wilson.

— Toutes les queues sont lentes, dit Red. Ils ramènent tout à un système. Fais la queue, fais la queue. Crois-moi, plus rien vaut la peine que tu le fais si que t'as à poireauter dans les queues.

— Quand on rentrera, je suppose qu'il faudra faire la queue pour une femme. »

Ils continuèrent de causer à bâtons rompus, tout en avançant avec la queue. Quand Red arriva devant l'infirmier, il ne sut d'abord quoi lui dire. Il se rappela de vieux nomades, leurs membres déformés par les rhumatismes et l'arthrite et la syphilis, leur regard vide, leur ivresse chronique. Ils l'avaient abordé une fois, essayant de le taper — de quoi s'acheter des « pilules ».

Maintenant c'était à son tour de mendier une pilule, et le temps d'une seconde il se trouva muet. L'infirmier le regardait avec ennui.

« C'est mon dos, grommela finalement Red avec em barras.

— Ben, enlève ta chemise, je peux pas voir à travers tes vêtements », cracha l'infirmier.

Sous la repartie de l'autre, Red se réveilla. « Si même je l'enlève t'en sauras pas grand-chose, s'emporta-t-il. C'est mes reins. »

L'infirmier soupira. « Ferez mieux d'inventer autre chose, vous autres. Vas-y par là-bas voir le toubib. » Sans répondre, Red se mit à la queue d'une autre file, plus longue que la précédente. Il se raidissait de colère. « Faut pas que je me laisse emmerder », se dit-il.

Wilson le rejoignit au bout d'un moment. « Ils y connaissent rien du tout. Vous renvoient seulement d'un type à un autre. »

C'était le tour de Red d'être examiné, quand un officier entra sous la tente, saluant le médecin. « Venez par ici », l'appela le docteur. Ils parlèrent pendant quelques minutes sous l'œil de Red. « J'ai attrapé un rhume de cerveau, disait l'officier. C'est cet enfer de climat. Pouvez vous me donner quelque chose pour m'en débarrasser, sans que ça soit votre maudite aspirine ? » Le médecin rit. « J'ai votre affaire, Ed. J'en ai reçu un peu par le dernier arrivage. Loin de suffire pour tout le monde, mais vous êtes le bienvenu. »

Red se tourna vers Wilson et gouailla ; « Si nous nous amenions avec un rhume, ils nous enverraient chier. » Il avait parlé assez fort pour se faire entendre des officiers, et le médecin posa sur lui un regard glacial que Red soutint sans broncher.

L'officier parti, le médecin dévisagea Red. « Qu'est-ce qui ne va pas avec vous ?

— Néphrite.

— Laissez-moi le soin de faire le diagnostic, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— Je sais ce que c'est, fit Red. Un docteur, en Amérique, me l'a dit.

— Vous semblez tous savoir ce qui vous démange, vous autres. » Il le questionna sur les symptômes, écouta distraitement ses réponses. « Bon, et alors, vous avez une néphrite : que voulez-vous que j'y fasse, moi ?

— C'est à vous d'y répondre. »

Le médecin regarda la faîtière de la tente avec une expression de dégoût. « Ça ne vous ferait rien d'aller à l'hôpital, je suppose.

— Je veux seulement qu'on me retape. » La phrase du médecin l'avait incommodé. Etait-ce pour cela qu'il s'était présenté à la visite ?

« Un rapport que nous venons de recevoir de l'hôpital nous demande de débusquer les tireurs au flanc. Comment puis-je savoir si vous ne feignez pas vos symptômes ?,

— Y a des tests que vous pouvez faire, n'est-ce pas ?

— Oui, si nous n'étions pas en guerre. » Il remit à Red un paquet de cachets, qu'il prit sous sa table. « Avalez-en avec pas mal d'eau, et si vous feignez toute l'affaire vous n'avez qu'à fiche ça en l'air. » Red pâlit. « Au suivant », dit le médecin.

Red fit demi-tour et quitta la tente à grandes enjambées. « C'est la dernière fois que j'ai affaire à ces enfournés de toubibs. » Il tremblait de rage. « Si vous feignez… » Il revoyait les endroits où il avait dormi en plein hiver, les bancs dans les parcs, les ruelles glaciales. « Eh, qu'ils aillent se faire foutre. »

Il se souvint d'un soldat, en Amérique, mort faute d'avoir été admis à l'hôpital. Bien que fiévreux, il dut participer aux exercices pendant trois jours entiers, la loi de l'hôpital étant de n'admettre personne avec moins de trente-neuf degrés de température. Le quatrième jour, peu d'heures après son hospitalisation, l'homme mourait d'une double pneumonie,

« C'est du tout prévu avec eux, pensait-il. Plus ils te font enrager plus t'es sûr de te casser la tête contre un mur, et c'est comme ça qu'ils te font marcher droit. Sûr, çà et là un type en crève, mais qu'est-ce que ça lui fout, à l'armée, un gars de plus ou de moins. Ces charlatans reçoivent ordre de te traiter comme un chien. Une juste et amère satisfaction lui venait de cette constatation. On dirait que nous sommes pas des hommes. »

Mais, en même temps, il savait que la peur étoffait sa colère. « Y a cinq ans, ce toubib je l'aurais envoyé paître. Ces références à ce qu'il aurait fait dans le temps étaient comme de vieilles plaisanteries cent fois ressassées. Même quand on la fermait, on n'en finissait pas de se faire emmerder. On tiendrait pas le coup un mois si on voulait tout faire à sa tête, se dit-il. Et pourtant la vie ne valait rien si on se laissait marcher sur les pieds. Il n'y avait pas moyen de concilier cette contradiction. »

La voix de Wilson le surprit. « Allez Red", viens qu'on s'en va.

— Oui. » Ils se mirent en marche.

Wilson gardait le silence. Son front large et haut était plissé. « Red, je dis que c'est dommage qu'on s'est fait porter malade.

— Oui.

— Faut que je me fais op-pé-rer.

— Tu vas à l'hosto ? »

Wilson secoua la tête. « Nan, le toubib dit que ça peut attendre jusqu'après la guerre. Y a pas de presse.

— Qu'est-ce qui cloche avec toi ?

— J'en sais foutre rien, dit Wilson. Ce gars-là dit que je suis tout bousillé dedans mes tripes. » Il sifflota pendant un instant, puis ajouta : « Mon vieux est mort d'une op-pé-ration, alors j'aime pas ça.

— Eh, dit Red. C'est pas bien grave, parce qu'autrement ils t'auraient pris tout de suite.

— J'y pige rien du tout, Red. Tu sais, j'ai attrapé la pisse cinq fois et je me la suis guérie à chaque. coup. Un pote à moi m'a expliqué la combine, ça s'appelle pirdon ou pridion ou queuque chose comme ça, j'avais qu'à en prendre un peu et ça me remettait d'aplomb en cinq secs, mais ce toubib il dit que ça m'a fait rien de rien.

— Il s'y connaît pas.

— Oh ! sûr que c'est un fils de garce, mais, Red. la vérité vraie c'est que je suis tout bousillé dedans mes tripes. Je peux pas pisser comme je veux et j'ai mal dans le dos, et parfois j ai des crampes. » Il fit claquer ses doigts avec mépris. « C'est foutrement mal goupillé, Hed.

Tu prends une chose comme l'amour, c'est si bon et tiède et on s'y sent comme coq en pâte, et total ça finit par te mettre les dedans à l'envers. J'y comprends rien, et si tu veux savoir moi je pense que ce toubib-là il se trompe. Faire l'amour ça peut pas faire de mal à un gars.

— Ça peut, dit Red.

— Ben, y a queuque chose de mal foutu dans ce bazar, c'est tout ce que je peux te dire. Ç'a pas de sens qu'une si bonne chose elle finit par te bousiller. » Il soupira. « Red, je te jure que j'y perds la boule. »

 

Ils s'en revinrent à leurs tentes.

LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS