GALLAGHER, LE REVOLUTIONNAIRE A REBOURS

Un homme de taille médiocre, avec un corps sec et noué qui donnait l'impression d'être tortu et revêche. Sa figure était petite et laide, marquée par les traces d'une acné nui lui faisait une peau grumeleuse, tachetée de crevasses d un rouge pourpre. C'était peut-être cette couleur, ou peut-être même la forme de son long nez irlandais hargneusement oblique, qui lui donnait l'air d'être toujours courroucé. Il n'avait que vingt-quatre ans.

Au sud de Boston et à Dorchester et à Roxbury les grises maisons de bois paradent pendant des milles leur laideur et leur désolation et leur délabrement. Les tramways cliquettent dans un désert de cailloux et de bois mort ; la brique est vieille, elle s'effrite sous le doigt si on la gratte vigoureusement. Toute couleur se confond dans la grisaille prédominante ; elle a fini par déteindre sur le visage des gens. Il n'y a là ni Juifs ni Irlandais — leurs traits se sont fondus en un mortier anonyme qui les a rendus homogènes et poussiéreux. Cela se retrouve dans leur parole. Tous parlent la même langue, âpre et triste. « Si j'avais une voituhre, je l'auhrais soignée, je veux dîhre soignée, je la gâhrehrais pas n'impôhrte où. »

Ç'a été fondé par des citoyens et c'est gouverné par des bourgeois ; tout y fonctionne sur une surface unie et glabre, tout est parfait à Boston quand on lit les journaux — qui y sont tous les mêmes, tout y est excellent en politique

garce que les partis politiques y sont tous les mêmes. A Boston tout le monde appartient aux classes moyennes, tout le monde et y compris-les clochards qui sommeillent et qui dégobillent dans le métro ouvert le dimanche jusqu'à deux heures du matin sur le parcours de Maverick square. Ils ont dû, jadis, protester contre leur mise dans le mortier commun, mais c'est bien oublié maintenant.

Une routine avilissante et une morose, une hargneuse humeur coulent sous la surface, la glabre surface des Herald et des Post et des Traveler et des Daily Record et des Boston American ; cela rejaillit sur les ivrognes qui peuplent le métro — des ivrognes plus nombreux que dans aucune autre ville, cela éclabousse le Scollay Square où la débauche est toujours sordide et où Sodome copule dans les ordures. Cela déborde même sur le trafic urbain, qui est méchant et rageur et frénétique, et cela se lit au front des gosses qui se font rosser dans les ruelles, et des graffitis et des symboles souillent les synagogues et les cimetières — « Foutre de Youpins » et la croix et le svastika. « Je suis désolé de l'entendre », disent les gouverneurs Curley, Seltonstall, Tobin.

Les gosses, en bandes, se bagarrent à coups de pierres et de bâton et de casse-tête ; en hiver, on farcit les boules de neige avec de la rocaille. C'est sans malice bien sûr, c'est seulement le sain-instinct-de-rivalité qui se dérouille.

Eh, Gallagher, la bande à Lefty Finkelstein cherche la bagarre.

Allons leur tomber dessus, les fils de pute. (La peur est quelque chose que le clan ignore ; elle est reléguée au fond de leur estomac.) Y a longtemps que je les ai à l'œil.

Allez chercher Packy et Al et Fingers, on va leur montrer aux Yids.

A quelle heuhre qu'on démâhrre ?

Pouhrquoi fouthre que tu veux savoihr ? T'as les foies ?

Qui qu'a les foies ? Je m'en vas chercher ma batte.

(En route, ils passent une synagogue. « T'as les foies ? » Il crache sur le temple.) Eh, Whitey, j'y crache pour que ça porte chance.

Hé ! Gallagher, crient les gosses. Fais gaffe à ton vieux quand il a pris une cuite.

A la maison, sa mère frissonne aux bruits et marche sur la pointe des pieds. Assis dans la salle à manger, son père chiffonne puis étale avec ses grandes pattes la nappe jaune, en dentelle d'imitation, qui recouvre la table.

Crédieu, sûr qu'un homme il doit… Fils de pute. Hé, PEG !

Qu'est-ce qu'il y a, Will ?

Son mari se frotte le nez et le menton. Arrête de trotter en rond, marche comme une femme, nom de Dieu !

Oui, Will ?

C'est tout, nom de Dieu. Va-t'en.

Si votre homme est un aussi grand salaud que Will Gallagher, laissez-le seul quand il a pris une cuite. Mais faites attention qu'une ae ses grandes pattes ne vous accroche pas au coin de la bouche.

Pesamment assis devant la table, il abat son poing sur la nappe. Il regarde les murs. (Une image brune qui a été verte montre des bergères dans une vallée boisée. Ç'a été dans un calendrier.) Nom de dieu de maison.

Il abat son poing sur la table, faisant danser le triptyque sur un meuble.

Will, tu bois trop.

La ferme ! Ferme ta bouche idiote.. Il se redresse lourdement, titube vers le mur. La glace qui protège les bergères vole en éclats quand il jette l'image par terre. Il s'étale sur le sofa râpe, gris-brun, regarde la carpette où le canevas gris et lustré montre son usure. Crève-toi le derrière, a quoi bon ?

" Sa femme essaie d'enlever la bouteille de la table. Laisse ça !

Will, tu peux peut-être trouver quelque chose d'autre.

Sûr… sûr. T'entendre gémir j'ai besoin un bout de ci, un bout de ça. Epiciers, bouchers. Et moi me casser le dos à trimer sur ce camion. Quelque chose d'autre. Je suis pris, je suis dans un piège. Laisse cette bouteille tranquille !

Il se lève, titube vers sa femme et la frappe. Elle se laisse glisser par terre où elle reste sans bouger, geignant d'une voix sourde et passive. (Une femme élancée, grise et sans charme maintenant.)

Assez de cette sacrée nom de dieu de pleurnicherie ! Il la regarde en silence, se frotte de nouveau le nez, s'ébranle pesamment vers la porte. Ote-toi de là, Roy. Il titube sur le seuil, soupire, puis s'élance dans la nuit.

Gallagher regarde sa mère. Il së sent creux, à la limite des larmes. Là, maman. Il l'aide à se relever. Elle se met à pleurer bruyamment, et il la supporte avec gaucherie.

Ferme ta bouche quand le vieux a pris une cuite, pense-t-il.

Plus tard, dans la chambre, il lit un livre qu'il a emprunté à la bibliothèque. Le Roi Arthur et Ses Chevaliers de la Table Ronde. Garçon sage, il rêve à des femmes… en robe de lavande de son choix.

Je serai pas comme le vieux. (Lui défendra sa femme à la pointe de son glaive.)

Clair et glorieux intermède de l'adolescence.

Ses maîtres, à l'école communale, ne se souviennent jamais de lui — un écolier renfrogné, morose, sans enthousiasme. Un an avant son certificat d'études, au plus profond de la crise économique, il quitte l'école et trouve à s'embaucher comme garçon d'ascenseur. Cette année-là son père est sans travail, et sa mère fait des journées à Brooklin et à Newton, maisons de stuc, carrelage espagnol, style Colonie. Après dîner il va au lit, tandis qu'au bar du coin son vieux attend l'amateur qui lui offrira soit une discussion soit un coup à boire.

Roy se met à fréquenter la permanence du Parti Démocratique de son arrondissement. Dans les petites pièces de derrière on joue au poker, aux dés, on monte des combines. Les adolescents évoluent dans la grande pièce de devant, parmi la fumée des cigares, les complets veston, les flagorneurs.

Dames d'honneur.

Et les discours de racolage. Steve Macnamara, qui fait son chemin dans le parti :

Sûhr, les gâhrs, regâhrdez-y, regâhrdez seulement au-touhr de vous. Les gens se crèvent la rate au boulot. C'est-il pouhr vous, ça ? La seule chose qui mâhrche c'est la politique, la politique, c'est ça qui vous fait faihre du chemin, vous y consacrez un an "ou deux, vous leuhr prouvez que vous êtes des gâhrs à la rhedhresse, et t'es âhrrivé, l'ohr-ganisation s'en châhrge. Je me rhappelle quand j'étais môme comme vous authres, je lheur ai prouvé que j'étais plein de bonne volonté, et maintenant je suis âhrrivé, vous savez on a un bon àhrrondissement, c'est pas ici que c'est difficile à ramasser des votes.

Sûhr, admet Gallagher, sûhr.

Ecoute, Roy, y a un bout de temps que je t'obsehrve, t'es le gâhrs qu'il faut, je peux voihr que t'as de l'avenir ici, seulement t'as à montrer aux patnrons que t'as de la bonne volonté. Je sais que t'en as mais faut que tu le prouvés. Tu sais quoi, les élections préliminhaires pouhr les candidats du pâhrti sont dans un mois, va y avoihr un tas de couhrses à faihre, disthribuer des pamphlets, se mêler à la foule pour faihre un peu de tapage quand un de nos candidats fait son discours, on te dihra quand.

Sûhr, j'en suis.

Sûhr, dis, y a de l'âhrgent à gagner, t'as qu'à te tenihr avec nous et c'est pas les boulots qui te manquehront, et des tas de bon*pèse à la clef, tu sehras un ghrand type un" jouhr, je peux dîhre que je l'ai vu tout de suite, je vois ça recto pâhrce que j'étudie la nature humaine, faut que t enthres dans la combine, que t'atthrapes le coup de la politique, tu sais, le châhrme.

J'y vas passer mes soihrées ici.

C'est ça, quel âge as-tu maintenant ? Dix-huit bientôt, quand t'auhras vingt ans tu fehras dix fois plus d'âhrgent qu'aujourd'hui…

En rentrant chez lui il rencontre une jeune fille qu'il connaît de vue, et il s'attarde pour faire un brin de causette.

J'en ai marre de mon boulot, j'ai trouvé mieux que ça, s'exclame-t-il.

Qu'est-ce que c'est ?

Quelque chose de grand. (Il est timide tout à coup.) Grand, quelque chose de grand.

T'es mystérieux, Roy, arrête de blaguer. (Elle pouffe.)

Sûr. (Il ne trouve rien à dire.) Sûr, je fais mon chemin, je vois du monde.

T'es qu'un piaffèur.

Sûr. (Il la regarde, allume une cigarette avec une nonchalance élaborée, plastronne consciemment.) Sûr. (Il la regarde de nouveau, se sent pris de panique.) On se reverra.

Quand il a vingt ans, il travaille dans un dépôt. (Hoy, t'as fait du bon boulot, lui a dit Macnamara, te laisse pas dîhre le conthraihre, et les pathrons apprécient ça, tu rais ton chemin. Gallagher s'efforce de dire — sûlir, mais Whitey touche une paie et j'ai fait autant de boulot que lui… Non, écoute Roy, écoute-inoi, faut pas qu'on t'entend pâhrler comme ça, Jésus, on penshera que t'es un aighri, tu te fais un nom chez nous et tu voudhras pas tout gâcher, dis.)

Une nuit il va à Cambridge où il a rendez-vous avec une fille, mais elle lui a posé un lapin. Il finit par errer dans les rues et le long des rives de la Charles. Maudite poufiasse, je me laisserai pas rouler comme ça, elles sont toutes après les gars à pognon mais j'ai jamais eu ma chance, on me possède avec des cartes truquées, j'ai jamais pu me dépêtrer de ma nom de Dieu de  guigne. Je me crève le cul dans le parti, et qu'est-ce que'en tire ?

Il s'assied sur un banc et regarde l'eau languide du fleuve. Les lumières de la cité universitaire de Harvard s'y reflètent. Crève-toi le cul, bosse, bosse, bosse, et qui seulement s'en aperçoit, je suis baisé, si que j'avais du fric elle m'aurait attendu, et avec ses jambes prêtes à se fendre encore, je parie qu'elle a filé avec un Juif qu'a du fric. Je sais pas, ils happent toujours tout l'argent, happent, happent, happent, on dirait qu'y a que ça dans la vie. Dégueulasse.

Deux collégiens de Harvard passent, et il se raidit sous l'effet d'une panique momentanée. Je me demande si j'ai le droit de rester ici. Jésus, j'aurais pas dû m'asseoir sur ce banc.

J'ai tout simplement retenu mon souffle te dis-je, cette arabesque de la Markova était la chose la plus superbement terrifiante que j'aie jamais vue, c'était, oh, simple et subtil et formidable, terrifiant, absolument terrifiant.

Paire de tapettes, qu'est-ce que c'est que cette merde de parler comme des femmes. Il se retourne et regarde les bâtiments éclairés de Harvard. On devrait le raser, ce bordel. Il suit des yeux les autos qui filent le long du Memorial Drive. Vas-y, mets-y les gaz, mets-y, mets-y, cavale tout ton soûl et casse-toi ta sale gueule. Ce Harvard, ce nom de Dieu de nid à mécréants, on devrait le faire sauter ce boxon, crève-toi le cul pour que ces sacrées tapettes se conduisent comme des femmes, vie de Cocagne, comment qu'ils s'y prennent alors, aah, les cartes sont jamais battues honnêtement, je voudrais les tuer tous ces enculés, devrait y avoir quelqu'un pour s'en occuper, pour y flanquer une bombe.

Il demeure sur le banc plus d'une heure, se calme à la fin. La rivière passe lentement ses eaux qui frémissent et brasillent comme un jeu de lumières sur une plaque de métal. En face de lui les dortoirs de l'école commerciale lancent leurs reflets dans l'eau, et, toutes petites au loin, les autos paraissent en vie. Il sent la terre germer dans la nuit printanière, l'apaisante douceur de l'air. Les étoiles parsèment le tiède, l'intime velours du ciel.

Dieu, fait beau dehors. Gamme de désirs, perdus et jamais articulés. Vous fait réfléchir. Il soupire. Vraiment beau, vous fait réfléchir. La femme avec qui il aurait pu partager ça. Je serai quelqu'un.

Crainte. Une nuit comme ça vous fait comprendre qu'il y a un Dieu, bougres d'athées. Jésus, c'est beau, vraiment beau, vous fait sentir que tout ira bien.

Il reste là, absorbé dans la nuit. Je suis pas comme les autres, y a quelque chose de spécial en moi. Il soupire de nouveau. Dieu, faire… faire… Il tâtonne à la recherche de sa pensée comme s'il essayait de pêcher un poisson à la main. Jésus, faire…

Roy, t'es de nothre bohrd, j'ai pas besoin de te le dîhre, tu sais bientôt nous allons te confier quelque chose de réellement ghrand, et pouhr te monthrer tout le bien qu'on pense de toi les pathrons ont décidé que tu vas thravailler pendant quelque temps avec une petite équipe qu'on a, c'est pas qu'elle est exactement du pâhrti (Macna-mara fait un geste dépréciateur de la main) mais sans mentionner des noms y a un ou deux des ghrands pathrons qui aiment comme qui dîhra la manière qu'a cette petite équipe de thravailler conthre le complot international, tu sais celui que les riches youpins tiennent tout prêt pouhr nous amener le communisme.

Il touche dix dollars par semaine, bien qu'il ne travaille que de nuit. Sis sous les combles d'une bâtisse de deux étages, le local contient une table et des tas de pamphlets et de périodiques ficelés en liasse. Il y a un grand drapeau au mur, avec une croix et les initiales C et U entrelacées.

Chrétiens Unis, voilà le nom de notre équipe ici, Gallagher, chrétiens… unis, tu piges, on va le mettre en pièces ce nom de Dieu de complot, ce qu'il a besoin ce pays c'est d'un peu de sang, t'as peuhr du sang ? demande le gros type assis derrière la table. Ses yeux sont brun pâle, comme de verre » dépoli. Faut qu'on commence à se mobiliser pouhr êthre prêts, l'Inthernationale Juive elle essaie de nous pousser dans la guehrre et faut qu'on leur tombe dessus avant, tu vois comme ils raflent toutes les bonnes places, on a qu'à laisser faihre et on est foutus, ils sont fohrtiches mais nous aussi on a nos amis.

Il vend des périodiques au coin des rues (lisez le grand complot étranger ! achetez le journal du pére

Kilian ! Apprenez la vérité !), il participe à des réunions secrètes, s'exerce une heure par semaine, dans un club sportif, avec de vieux fusils.

Ce que je veux savoihr c'est quand qu'on va démâhrrer, je veux voihr de l'action.

Faut que te prends patience, Gallagher, faut du temps et qu'on a tout fin prêt et alohrs on sohrtihra au ghrand jouhr, on le fehra mâhrcher dhroit ce pays, t'as qu'à mâhrcher avec nous à fond et t'en es.

Sûhr. (Parfois, la nuit, le sommeil ne vient pas, la lourde et lascive rêverie, le choc rapide au cœur.) Je juhre que je vas éclater si on… si on demâhrre pas.

Mais...

La bonne amie enfin, les hormones qui ne tournent plus au vinaigre.

Tu sais, dit Gallagher à Mary, t'es vraiment une fille épatante, je… je me sens tout chose quand je te parle.

C'est une chic nuit, Roy. (Regardant par-delà la baie, quêtant les lumières du port de Boston qui scintillent comme des constellations d'étoiles dans le ciel incertain. Elle prend une poignée de sable, le fait couler sur sa chaussure, ses cheveux semblent d'or dans la lueur du feu de camp. Sa face longue et mince, tachée de son et triste, paraît plaisante, presque jolie.)

Te veux que je grille une saucisse ?

Non, restons là et parlons, Roy.

Autour d'eux les couples avec lesquels ils sont venus ont déserté le feu, ils poussent de petits rires dans les recoins ombreux de la plage. Feignant la frayeur, une fille pousse un cri qui le fait sursauter : mal à l'aise, il pense qu'il entend le clapoteux, le liquide bruit de l'amour.

Si, c'est une chic nuit, répète-t-il. Il se demande s'il peut lui faire l'amour, et cela le rend timide tout à coup. (Elle est pas comme ça, elle est pure, une fille qu'a de la religion.) Il se sent coupable de la désirer.

Y a des tas de choses dont je voudrais parler avec toi.

Bien sûr, Roy.

Eh bien, tu sais, ça fait deux mois qu'on sort ensemble, tu sais, qu'est-ce que tu penses de moi ? La crudité de sa question le fait rougir, et aussi cette part de lui-même-qui espère la possession. physique. (Les petits rires, sur la plage, deviennent plus forts.) Je veux dire est-ce que je te plais ?

Je pense que t'es vraiment chic, Roy, tu sais t'es bien élevé, t'es pas grossier comme les autres garçons.

Oh ! sûr. Il est désappointé, vaguement humilié, et tout de même un peu flatté. J'ai des idées, moi.

Je sais, t'as toujours l'air de penser, tu sais, Roy, je sais jamais ce que t'as derrière la tête et je voudrais savoir parce que je pense que t'es différent.

Comment ça ?

Eh bien, t'es timide, je veux dire pas timide mais gentil.

Tu devrais m'entendre quand je parle aux gars. (Ils rient.)

Oh ! je crois que t'es le même quand t'es avec eux, tu deviens pas un autre. (Sa main se pose distraitement sur le genou de Gallagher, et elle la retire avec embarras.) J'aimerais c [ue t'ailles plus souvent à l'église.

J'y vas régulièrement.

Oui, mais y a quelque chose qui te tourmente, je me demande qu'est-ce que c'est, t'es énigmatique.

Oui ? Gela lui plaît.

Roy, tu semblés toujours si en colère contre quelque chose, ça me tracasse. Mon père a parlé de toi, il a dit que t'es dans les Chrétiens Unis, je comprends rien à la politique mais je connais l'un d'eux, Jackie Evans, l'était un mauvais garçon.

Eh, c'est un bon type, y a que je me fais du souci à cause du club, tu sais ils m'ont mis sur la sellette, mais c'est rien de grave.

Je voudrais pas que t'as des ennuis.

Pourquoi ?

(Elle le dévisage d'un regard calme et passif. Cette fois elle pose sa main sur son bras.) Tu sais bien pourquoi, Roy.

Sa gorge se contracte et un ardent désir lui oppresse la poitrine. Il frissonne en entendant de nouveau le rire des filles. C'est épatant d'être ici, à City Point, dit-il. (La lourde et lascive rêverie, la nuit, quand il aspire à il ne sait quoi.) Tu sais, Mary, si je savais où j'en suis — le renoncement à soi-même enfle sa voix — je flânerais pas tellement avec eux parce que tu sais je voudrais te voir plus souvent.

Tu voudrais vraiment ?

Il écoute le clapotis des brisants sur la plage. Je t'aime, Mary, dit-il soudain, se tenant roide et figé, délicatement troublé par une fugitive incertitude.

Je crois que moi aussi, Roy.

Sûr. L'instant d'après il l'embrasse doucement, puis avidement, mais un coin de son esprit s'est replié et demeure froid. Oh ! je t'aime, petite, fait-il d'une voix altérée, s'efforçant de cautériser son doute. Il regarde au loin.

City Point est si beau, dit-elle.

Ils "ne peuvent pas voir, dans la nuit, les ordures qui jonchent la plage, le varech et les débris qui flottent sur la vague, les capotes qui se balancent paresseusement au gré de l'écume et. qui échouent sur la grève comme de minuscules et répugnants animaux marins.

Sûr, c'est quelque chose, dit-il doucement.

Hé ! dis donc, Roy, comment va, vieux jeune marié, comment que ça mâhrche la vie de famille, hein ?

Eh ! ça va. (Il frissonne dans l'aube qui se lève tristement sur un jour de septembre, sur le pavé gris et les maisons de bois délabrées. Jésus, fait froid dehors, je voudrais qu'ils les ouvrent, ces sacrés bureaux de vote.

Je suis content que t'es avec moi aujourd'hui, Roy, tu sais qu'on pense au pâhrti que t'es le bon gâhrs, mais on te voit plus souvent.

Aaah, bien, j'ai laissé tomber le C. U., bégaie-t-il, et j'ai pensé que peut-êthre les pathrons sehront pas contents de me voihr.

Bien, t'auhrais dû leuhr dîhre, mais enthre toi et moi cette équipe C. U. le pâhrti la laisse tomber pour un bout de temps, y a eu des pressions d'en haut, fallait qu'ils vident l'état de Massachusetts on m'a dit. Ça paie tou-jouhrs de rester avec le.. pâhrti, c'est comme ça qu'on se gouhrre pas, je pâhrie que si t'avais pas été avec le C. U. tu sehrais aujouhrd'hui agent électohral, j'espèhre que c'est sans rancune, Roy.

Non. (Il éprouve un sourd ressentiment.) De retour où que j'avais démâhrré. Je pâhrie que c'est les riches youpins du pâhrti qu'ont dégommé le C. U.

Ca se pourrait bien.

La femme a voulu que je les quitte.

Comment va-t-elle ?

Ça va. (Il pense qu'elle dort dans ce moment, il entend son ronflement, rude et vigoureux et étonnamment mâle.)

Ça te va bien, la vie mâhriée ? Qu'est-ce que tu fais ?

Si, ça me va. Je conduis un camion… comme mon vieux. (Mary a acheté une nappe en dentelle d'imitation.)

Dis, M'Gillis se pohrte candidat des Rouges, aye, M'Gil-lis, une bhrebis galeuse dlhrlandais comme y en a jamais eu, imagine un gâhrs qui renie sa religion, mais de toute manière les ghrands pathrons se font pas de bile à cause de lui pouhr les primaihres, mais y a une bande de syndicalistes dans cette cihrconscription et Mac dit qu'on doit gagner la manche ici même pouhr leuhr couper l'hehrbe sous les pieds.

On a fait venihr quelques-uns de ceux qui votent deux fois ? demande Gallagher.

Sûhr, mais j'ai ma petite idée à moi. (Il sort d'un sac à papier plusieurs bouteiles de sauce tomate et se met à la répandre sur le trottoir.)

Qu'est-ce que te fais ?

Oh, ça colle, c'est ça qui va enlever le mohrceau. C'est du boulot, tu piges ? Toi tu restes ici, tu distribues les pamphlets, et si que tu leuhr fais le boniment ça peut pas manquer le coup.

Sûhr, elle est bien bonne celle-là. (Pourquoi n'y a-t-il pas pensé, lui ?) C'est ton idée ?

Une idée tout ce qu'y a à moi, quand j'y ai dit à Mac ça l'a tout emballé, il a appelé Nolan qu'est le sehrgent des deux flics de sehrvice ici, comme ça ils vont pas nous enquiquiner.

Gallagher se tient en bordure de la flaque de sauce tomate, et quand les premiers électeurs arrivent et forment la queue devant le bureau de vote, il se met à parler. Regardez voir, voyez ce qui arrive. C'est du sang, voila ce qui arrive. C'est du sang, voila ce qui arrive a des

honnêtes américains quand ils essaient de voter contre

un rouge. Ils se font assommer par des étrangers qui sont derrière M'Gillis. Voila le travail de M'Gillis, du sang, du sang humain.

Pendant une accalmie il examine la sauce tomate. Elle lui semble trop rouge, et il la saupoudre avec un peu de terre. (Bosse et bosse, puis un mec je-sais-tout s'amène avec une idée et il passe pour avoir tout fait, ces nom de Dieu de Rouges c'est eux qui me tirent dans les pattes.)

Voila, regardez voir ce qui arrive ! crie-t-il, voyant venir des électeurs.

Où vas-tu, Roy ? demande Mary. Il y a un accent gémissant et querelleur dans sa voix, et il se retourne sur le seuil et secoue la tête. Je sors, c'est tout. Elle coupe en deux une pomme de terre, s'en met une grosse portion, dans la bouche. Des grumeaux restent collés à ses lèvres ce qui agace Galaglier. Tu manges jamais rien que des pommes de terre ? demande-t-il.

Roy. nous avons de la viande.

Oui, je sais. Des questions tiraillent son esprit. Il voudrait lui demander pourquoi elle ne mange jamais avec lui quand il rentre le soir, mais le sert d'abord ; il voudrait lui dire qu'il n'aime pas qu'on lui demande où il va.

Tu vas pas à la réunion du C. U., au moins ? demande telle..

Qu'est-ce que ça peut te faire ? (Pourquoi que tu mets jamais une robe sur cette combinaison ?)

Roy, tu vas avoir des ennuis là-bas, j'aime pas ces gens, tu vas seulement te faire mal voir au club, maintenant qu'y a la guerre le parti n'a plus rien à voir avec eux.

Y a rien de mal avec C. U. Laisse-moi tranquille, nom de Dieu.

Rov, jure pas.

Il claque la porte, s'enfonce dans la nuit. Il neige un peu, et quand il traverse les carrefours ses chaussures craquent dans la fange à demi fondue. Il éternue à plusieurs reprises. Un homme il doit pouvoir sortir et se donner un Deu… de relâche. On lutte pour un idéal dans l'organisation, et une femme ça veut vous empêcher. Un jour j'arriverai tout en haut.

A cause des calorifères l'air est chaud et métallique dans la salle du meeting, et les vêtements mouillés de l'assistance dégagent une âcre odeur. Son pied écrase un mégot et le réduit en poudre.

Très bien, nous sommes en guerre mes amis, dit l'orateur, faut qu'on lutte pour le pays, mais c'est pas pour ça que nous allons oublier notre ennemi intérieur. Il abat son poing sur la table recouverte d'un drapeau à croix. Faut qu'on s'en débarrasse des éléments étrangers qui conspirent pour mettre le grappin sur le pays. Une centaine d'hommes assis sur des chaises pliantes poussent des bravos. Faut qu'on se serre les coudes si on veut pas qu'on nous viole nos femmes et que le Marteau Rouge des Juifs Rouges de la Russie Fasciste défonce les portes de nos maisons.

Ça c'est parler, dit quelqu'un à côté de Gallagher.

Sûr, Wat a raison, fait Gallagher. Il a la sensation voluptueuse de la rage qui se forme en lui.

Qui vous chasse de votre travail, qui essaie de vous chiper vos femmes et vos filles et. même, vos mères parce qu'ils reculent devant rien, qui c'est qui veut posséder vous et vous parce que vous êtes pas un Rouge ni un Juif et parce que vous voulez pas faire la courbette devant un sale vaurien de communiste qui respecte pas le nom du Seigneur et que rien n'arrête.

A mort ! hurla Gallagher. Il tremble d'excitation.

C'est ça mes amis, on va balayer tout ça, après la guerre on aura une vraie organisation, j'ai ici des télégrammes de nos compatriotes, patriotes aussi bien qu'amis, et ils sont tous avec nous. On est tous du même bord, amis, et ceux d'entre vous qui iront dans l'armée doivent apprendre à se servir de leurs armes de sorte qu'après… après… Vous avez saisi l'idée, amis. Ils nous auront pas, on grandit tout le temps.

Après le meeting Gallagher va dans un bar. La gorge sèche, la pénible tension dans la poitrine. A mesure qu'il boit sa rage se dissout, et il devient morose et amer.

Ils vous possèdent toujours au dernier moment, dit-il à son voisin. Ils ont quitté le meeting ensemble.

C'est un complot.

C'est tout ce que c'est, un sacré nom de Dieu de bordel de complot, mais ils m'auront pas, un jour j'arriverai tout en haut.

Sur son chemin de retour il glisse dans une-flaque, se mouille la jambe jusqu'en haut de la cuisse. Va te

faire enculer, hurle-t-il à l'adresse du pavé. Complot qu'arrête pas de vous baiser, eh bien moi vous m'aurez pas.

Il rentre en titubant chez lui, se débarrasse de son pardessus. Son nez est congestionné. Il éternue en grinçant, et jure.

Mary se réveille sur sa chaise et le regarde. T'es tout mouillé.

C'est tout ce que t'as à dire ? Je suis… je suis… Nom de Dieu, qu'est-ce que t'en sais ?

Roy, chaque fois que tu rentres t'es comme ça.

Essayer d'empêcher un homme, tout ce qui t'intéresse c'est le sacré nom de Dieu de fric que je t'apporte, eh bien oui je te donnerai tout le fric que tu veux !

Roy, ne me parle pas comme ça. Ses lèvres tremblent.

Commence à pleurer, vas-y, commence à pleurer, je te connais.

Je me couche.

Viens ici.

Roy, je te fais pas des reproches, je sais pas ce qu'y a avec toi, y a quelque chose en toi que je comprends pas, qu'est-ce que tu veux de moi ?

Laisse-moi tranquille.

Oh, Roy, t'es mouillé, enlève ton pantalon, chéri, pourquoi tu bois, ça te rend toujours si amer, j'ai prié pour toi, je jure que j'ai prié.

Oh ! laisse-moi tranquille. Il s'assied, regarde la nappe en dentelle d'imitation qui recouvre la table. Aaah, je sais pas, je sais pas.

Qu'est-ce qu'on a dans la vie ?

Des lendemains de travail.

(Il défendra la daine en robe de lavande à la pointe de son glaive.)

Il s'endormit sur sa chaise, et le lendemain il avait un refroidissement.

L'apathie de Gallagher continua. Dans les premiers jours qui suivirent la nouvelle de la mort de Mary il travailla furieusement sur la route, piochant (les fossés de drainage, abattant arbre sur arbre pour les chemins de rondin. Il s'arrêtait rarement quand ceux de son équipe faisaient relâche, et le soir, ayant mangé sa soupe à l'écart des autres, il se glissait entre ses couvertures, ramenait ses genoux sous son menton, et" s'abîmait dans un lourd sommeil. Wilson, qui l'entendait frissonner au milieu de la nuit, lui jetait sa couverture sur les épaules et gloussait sous cape des misères qui obsédaient son ami. Gallagher ne montrait pas sa peine, il était seulement devenu plus décharné, et ses yeux et ses paupières étaient gonflés comme s'il avait fait la noce ou joué au poker pendant quarante-huit heures à la file.

Les hommes firent de leur mieux pour compatir à sa peine, mais l'événement avait introduit une diversion dans l'écoulement monotone des jours sur la route. Ils lui manifestèrent, au début, une compassion discrète : sa présence les incommodait, et quand il lui arrivait de s'approcher d'un groupe, les voix s'adoucissaient. Mais, bientôt, ils finirent par s'agacer et par se sentir mal à leur aise ; il suffisait qu'il s'assit auprès d'eux pour inhiber leur parole et leur infliger un sentiment aigu de gêne, Red était un peu honteux de sa réaction. Une nuit, alors qu'il était de garde, il y réfléchit et décida qu'il n'y pouvait rien. « C'est dur mais j'y peux rien changer », pensa-t-il avec un haussement d'épaules, le regard perdu dans la nuit. « Au diable, c'est Gallagher qui saigne du pif, c'est pas moi. »

Il y eut des distributions de courrier presque quotidiennes, et il arriva une chose effrayante : Gallagher continua à recevoir des lettres de sa femme. La première lui fut remise peu de jours après que le père Leary lui avait appris la mort de Mary — une lettre postée un mois plus tôt. Ce fut Wilson qui, cette nuit-là avait fait la levée des lettres pour la section, et il se demanda s'il devait remettre à Gallagher son courrier. « Ça va lui faire bien drôle », dit-il à Croft.

Croit haussa les épaules. « On peut pas savoir. Peut-être qu'il l'attend. » Il était curieux de voir ce qui allait arriver.

La voix de Wilson était désinvolte alors qu'il remettait la lettre à Gallagher. « Du courrier pour toi, petite tête. » Il se sentit embarrassé, et il détourna les yeux.

Le visage de Gallagher blanchit. « C'est pas pour moi, dit-il, regardant la lettre. Y a erreur.

— C'est pour toi, petit. » Il posa la main sur l'épaule de Gallagher, mais celui-ci s'en débarrassa d'une secousse. « Tu veux que je la jette ? » demanda Wilson.

Gallagher identifia la date sur l'enveloppe. Un petit frisson le parcourut. « Non, donne-la-moi », bégaya-t-il. Il fit quelques pas, ouvrit l'enveloppe. Il ne distinguait pas les mots ; ils lui paraissaient illisibles. Il se mit à trembler. « Sainte Marie Joseph Jésus », se dit-il. Il réussit à centrer son regard sur quelques lignes, et peu à peu leur signification s'infiltra dans son esprit. « Je me fais du souci à ton sujet, t'es toujours si en colère à cause de tout et toutes les nuits je prie pour que rien ne t'arrive. Je t'aime tellement quand je pense au bébé, seulement parfois je peut pas croire que c'est si bientôt. Le docteur a dit que c'est plus que trois semaines maintenant. » Gallagher replia la lettre et se mit à marcher en rond, aveuglément. Une pustule pourpre, sur sa mâchoire, se contracta, nerveusement. « Oh ! Sauveur Christ », dit-il à haute voix. De nouveau il fut saisi d'un tremblement.

Gallagher ne pouvait pas accepter la mort de Mary. La nuit de garde, il se surprenait pensant à son retour, imaginant comment ça serait quand Mary viendrait l'accueillir. Un sourd désespoir l'accablait, et il se répétait machinalement : « Elle est morte, elle est morte », sans y croire tout à fait. Il s'étourdissait.

Les lettres de Mary ne cessant pas d'arriver, il commença de se persuader qu'elle était en vie. Si quelqu'un lui avait demandé des nouvelles de sa femme, il aurait dit : « Elle est morte », et cependant il continuait de penser à elle comme par le passé. Quand elle écrivait qu'elle s'attendait à accoucher dans dix jours, il situait l'accouchement dans la dizaine qui devait suivre la réception de sa lettre ; quand elle lui disait qu'elle avait visité sa mère la veille, il pensait — c'était hier, à l'heure qu'on mangeait le rata. L'habitude de participer, pendant des mois, de l'existence de Mary par le seul truchement de ses lettres s'était trop profondément ancrée en lui, pour qu'il pût la surmonter. Il commençait de se sentir heureux ; il espérait l'arrivée des lettres, il y pensait avant de s'endormir.

Pourtant, au bout de quelques jours il se rendit compte avec terreur que la date de l'accouchement se rapprochait de plus en plus, et qu'il y aurait finalement une dernière lettre, après laquelle Mary serait morte. D'elle, il ne resterait plus rien. Jamais plus il ne recevrait de ses nouvelles. Il oscillait entre la panique et l'incertitude ; il avait des moments où il croyait simplement et absolument qu'elle était en vie ; — l'entrevue avec l'aumônier faisait partie d'un rêve. Mais, parfois, quand plusieurs jours s'écoulaient sans lettres, Mary lui devenait lointaine et il comprenait qu'il ne la reverrait jamais. Toutefois, la plupart du temps ses lettres l'émouvaient superstitieusement ; il se mit à penser qu'elle n'était pas morte mais qu'elle allait mourir, à moins qu'il ne trouvât quelque moyen pour la sauver. L'aumônier lui avait demandé à plusieurs reprises s'il Voulait partir en permission, mais il fut incapable de considérer la chose : cela lui aurait fait admettre ce à. quoi il ne voulait pas croire.

Contrairement à la frénésie avec laquelle il avait travaillé dans les débuts, il se prit à abandonner le chantier, faisant de longues marches solitaires le long de la route. On l'avait mis plusieurs fois en garde contre les embuscades japonaises, mais il n'était pas en état de s'en préoccuper. Un jour il rentra au bivouac à pied, une distance de sept milles. Les hommes pensaient qu'il perdait la raison ; de temps à autre, la nuit, ils en discutaient, et Croft disait : « Ce gars, il perd la boule. » Ils ne savaient que faire, ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'ils auraient pu lui dire. Red proposa d'arrêter de lui remettre son courrier, mais les autres avaient peur d'intervenir. Ils éprouvaient le saisissement et la terreur qu'ils auraient ressentis en présence de quelque événement inéluctable. Gallagher ne les embarrassait plus ; ils l'étudiaient avec une curiosité morbide, comme ils auraient observé un malade qui n'a que peu de temps à vivre.

Le vaguemestre, à qui l'on rapporta la chose, s'en fut trouver l'aumônier, lequel parla à Gallagher. Mais quand le père Leary lui eut suggéré qu'il s'en trouverait peut-être mieux s'il s'abstenait de lire les lettres de sa femme, Gallagher plaida sa cause, marmonnant : « Elle va mourir si vous arrêtez son courrier. » Encore que le sens de ces paroles eût échappé à l'aumônier, il devina l'intensité des sentiments qu'elles trahissaient. Troublé, il balança s'il ne devait pas recommander l'envoi de Gallagher dans un hôpital, mais il avait des préjugés contre les asiles d'aliénés : Ils lui faisaient horreur. Une démarche, qu'il entreprit confidentiellement en vue d'obtenir une permission pour Gallagher, se révéla vaine ; il fut informe par le G. Q. G. que la Croix-Rouge avait enquêté sur le cas, et que les parents de Mary s'étaient chargés de l'enfant. Finalement, lui aussi se contenta d'observer Gallagher.

Et Gallagher errait de-ci, de-là, absorbé par des choses dont il ne parlait pas, et on le surprenait qui souriait parfois à quelque secret savoir de lui seul connu. Ses yeux avaient rougi, et ses paupières semblaient écorchées sur son regard coléreux. Il se mit à avoir des cauchemars, et une nuit Wilson se réveilla en l'entendant gémir : « S'il vous plaît mon Dieu, vous ne pouvez pas la laisser mourir, je serai un bon gars, je jure que je serai un bon gars. » Frissonnant d'horreur, Wilson mit la main sur la bouche de Gallagher. « T'as un cauchemar, petit vieux, chuchota t-il.

— Oui, bon. » Il se tut, et Wilson se promit de raconter -la chose à Croft. Mais, le matin suivant, Gallagher se montra solennel et paisible et il travailla d'arrache-pied sur la route. Wilson garda l'incident pour lui.

Un ou deux jours plus tard la section fut envoyée sur la plage, en corvée de déchargement. Gallagher avait reçu la veille la dernière lettre de sa femme, et il s'efforçait de trouver assez de courage pour la lire. Il était préoccupé et distrait ; il ne fit pas attention à ce qui se disait dans le camion, et bientôt après leur arrivée sur la plage il abandonna le chantier. Ils déchargeaient des caisses d'approvisionnement d'un canot d'atterrissage, et le poids du fardeau qui opprimait ses épaules l'avait irrité. Il laissa choir la caisse qu'il était en train de porter, grommela : « Va te faire foutre », et se mit en route.

« Où que tu vas ? cria Croft après lui.

— Je sais pas, je vais revenir. » Il parla sans se retourner, et comme s'il avait voulu éviter d'autres questions, il prit le trot. Au bout d'une centaine de mètres il se sentit soudainement fatigué, et il se remit au pas. Au tournant de la plage il jeta un coup d'œil désintéressé en direction des hommes au travail. Plusieurs canots d'atterrissage, leur moteur en marche, se balançaient contre le rivage, et deux colonnes d'hommes allaient et venaient entre les embarcations et le dépôt d'approvisionnement,

Une brume courait sur la mer, dérobant à la vue les quelques cargos qui chassaient sur leur ancre, au large. Il s engagea dans le tournant, aperçut plusieurs tentes d'escouade à la lisière de la plage. A travers les rabats roulés il put distinguer, allongés sur des couchettes, des hommes qui se parlaient. « 529" Compagnie de Camionnage », lut-il machinalement. Il soupira, tout en continuant à marcher. « Ces nom de Dieu de camionneurs l'ont toutes les veines », se dit-il dans une vraie amertume.

Il passa à l'endroit de la plage où Hennessey avait été tué. Il éprouva un accès de pitié, et il s'arrêta, faisant couler un peu de sable entre ses doigts. « Jeune gars, a même pas connu comment qu'elle est cette foutue existence », pensa-t-il. Il se rappela soudainement que lorsqu'ils eurent déplacé le corps d'Hennessey pour le protéger des vagues, son casque avait roulé sur le sable avec un bruit mat et cendreux. « On crève, et c'est tout ce qu'on a. » Le souvenir lui revint de la lettre dans la poche de sa chemise, et il se mit à trembler. Il avait jeté un coup d'œil sur le cachet de la poste, et il savait (que cette lettre était la dernière que Mary lui avait écrite. « Peut-être qu'elle en a écrit une autre encore », pensa-t-il, envoyant la pointe de sa chaussure dans le sable. Il s'assit, regarda autour de lui de l'air méfiant d'un animal sur le point de viander dans sa tanière, déchira l'enveloppe. Le bruit du papier grinça à même ses nerfs ; il devenait conscient du caractère définitif de chacun de ses gestes. Tout à coup il se rendit compte de l'ironie de son apitoiement sur Hennessey. « J'ai mes propres enmerdements », grommela-t-il. Les feuillets de la lettre semblaient sans consistance entre ses mains.

Il relut deux fois le dernier paragraphe : « Roy, chéri, ça sera la dernière lettre que je t'écrirai avant deux ou trois jours, les douleurs ont commencé y a juste un petit moment et Jamie est descendue chercher le docteur New-come. J'ai terriblement peur paceque il a dit que ça sera difficile, mais te tourmente pas paceque tout ira bien, je le sais. J'aurais voulue que tu soyes avec moi, il faut que tu fasse très attention à toi paceque je peur de rester toute seule. Je t'aime beaucoup, chéri. »

Il replia la lettre, la remit dans sa poche. Son front brûlant était le siège d'une sourde douleur. Il ne pensa ù rien pendant plusieurs minutes, et finalement il cracha avec amertume. « Aaah, les garces de femmes, l'amour, c'est tout ce qu'elles savent, je t'aime chéri, ce qu'elles veulent c'est tenir leur homme. » De nouveau il se mit à trembler. Pour la première fois depuis des mois le souvenir lui revenait des frustrations et des ennuis de sa vie conjugale. « Tout ce qu'une femme veut c'est tenir son homme et une fois que c'est fait elle devient une laidasse, un diable avec elles. » Il pensait combien Mary était pâle au réveil, comment sa joue gauche gonflait dans le sommeil. Des incidents, de petits faits de leur existence fermentaient lourdement dans sa cervelle comme une purée épaisse sur le point de bouillir. Elle avait l'habitude, à la maison, de porter un filet à cheveux étroitement serré sur ses tempes, et la coutume de traîner dans une combinaison à la bordure effilochée. Mais le pire, ce qu'il n'avait jamais consenti à s'avouer, c'est qu'il pouvait entendre, à travers la mince cloison de la salle de bain, les bruits qu'elle y faisait. Les trois années de mariage l'avaient flétrie. « Elle prenait pas soin d'elle-même », pensa-t-il avec hargne. Dans ce moment il haïssait son souvenir, il haïssait la souffrance qu'elle lui causa au cours des dernières semaines. « Les mamours, y a que ça qui les intéresse, et elles se fouleront pas de ça pour garder la ligne. » Il cracha de nouveau. « N'ont même pas de… des manières », se dit-il, pensant « modestie ». Il songea à la mère de Mary, une femme grasse et mal fagotée, et une rage inarticulée le saisit contre nombre de choses — à cause de sa belle-mère si immense, du minable petit logement où il avait vécu faute d'argent, de ses guignes à répétition, de sa femme qui le fit cruellement souffrir. Jamais la moindre petite veine, nom de Dieu. Il songea à Hennessey, et sa bouche se durcit. « Se faire bousiller-pourquoi, pourquoi ? » Il alluma une cigarette, suivit du regard l'allumette qu'il envoya dans le sable. Se battre pour les sacrés nom de Dieu de Yids. Il pensa à Goldstein. « Bande d'enculés, lâcher un foutre de canon, boiront même pas un coup à l'œil. » Il se leva pesamment, se remit à marcher. La haine, et une sourde douleur, cognaient dans sa tête.

Un varech géant s'était échoué sur la plage, et Gallagher gagna le bord de l'eau pour y jeter un coup d'œil. L'algue, longue d'une cinquantaine de pieds, d'un brun sombre, d'un aspect scintillant, caoutchoutée, serpentiforme, lui donna une secousse d'horreur. Il se rappela les corps dans la grotte. « Quelle bande de bâtards soûls nous sommes », dit-il. Il était plein de remords, ou, plus correctement, parce qu'il avait le sentiment d'avoir fait quelque chose de mal, il nourrissait son remords. Le varech l'effraya si bien qu'il reprit sa vadrouille.

Après avoir marché quelques centaines de mètres il s'assit au sommet d'une dune qui surplombait la mer. Un orage s'annonçait, et il eut froid tout à coup. Un grand nuage, long d'une trentaine de milles peut-être et taillé en forme d'un poisson plat avait voilé une partie du ciel. Un souffle se leva, fouaillant le sable de nappes horizontales le long de la plage. Gallagher demeurait assis, attendant la pluie qui ne venait pas. Il jouissait de son cafard, de la nudité déprimante du paysage, de l'écume lointaine sur le rivage. Inconsciemment, il se mit à dessiner une femme dans le sable. Elle avait de grands seins, la taille étroite, des hanches pleines et très larges. Il examina son dessin avec sérieux, se souvint que Mary avait honte de ses petits bouts de seins. Une fois elle avait dit : « J'aurais voulu qu'ils soient grands.

— Pourquoi ?

— Je sais que t'aimes mieux quand ils sont grands.

— Non, mentit-il, c'est tout juste bien comme ils sont. »

Un remous de tendresse l'envahit. Mary était très petite, et il songea comment parfois elle lui paraissait semblable à une fillette, et combien son sérieux l'amusait. Il rit doucement, et, soudain, toutes défenses abolies, il devint conscient qu'elle était bel et bien morte et qu'il ne la reverrait plus. L'idée de sa mort le traversa sans rencontrer de résistance, pareille à un torrent d'eau quand on baisse les écluses. Il s'entendit sangloter, et l'instant d'après il perdit conscience du bruit où s'exprimait son angoisse. Il ne ressentait plus qu'une vaste peine qui l'adoucissait, qui dissolvait les kystes de son amertume et de ses ressentiments et de sa peur, qui le coucha sur Je sable et le faisait pleurer. Le souvenir de Mary lui revenait, un souvenir plus doux, plus aimable ; il se rappelait le rythme lourd et liquide de leurs corps dans la chaleur de l'amour, il comprenait maladroitement le sens de son sourire quand elle lui passait sa musette, le matin, alors qu'il partait au travail ; il se rappelait la triste, l'attachante tendresse qui les rapprocha l'un de l'autre lors de la dernière nuit de sa dernière permission, avant son embarquement. Ils avaient fait une promenade au clair de lune dans le port de Boston, et il se rappelait, le cœur battant, comment ils s'assirent en silence face à la poupe d'un navire, se tenant par la main avec une tendre et attentive quiétude, regardant la turbulence du sillage sous le battement de l'hélice. « Elle était une bonne fille », se dit-il. Il se disait, sans formuler ses pensées, que jamais personne ne l'avait si pleinement compris, et il goûtait un secret soulagement à se rendre compte que, bien qu'elle l'eût compris, elle l'avait tout de même aimé. Cela rouvrit sa blessure, aiguisant le sentiment de sa perte. Il se vautrait sur le sable et pleurait amèrement, ne sachant pas où il était, sentant une peine énorme par tout son corps. Çà et là il pensait à la dernière lettre de Mary, ce qui provoquait en lui un nouveau spasme de douleur. Il resta ainsi à pleurer presque toute une heure.

Il s'épuisa finalement, et se sentit calme et purgé. Pour la première fois il se souvint qu'il avait un enfant, se demandant de quel sexe il était, et l'air qu'il avait. Pendant un instant il éprouva une joie délicate, pensant — si c'est un garçon je vas l'entraîner de bonne heure, il sera un professionnel de base-ball, c'est là-dedans qu'y a le pognon. Ses pensées s'effilochaient, faisant le vide et la paix dans sa tête. Il regarda maussadement la jungle dans son dos, se demandant le temps qu'il lui faudrait pour retrouver la section. Le vent soufflait encore sur la plage, et ses émotions se faisaient vagues et fluides. Il était triste de nouveau, songeant à des choses froides et solitaires comme le vent sur une plage hivernale.

« C'était une honte qu'un tel malheur fût arrivé à Gallagher », pensait Roth. Les hommes avaient pris une heure de repos pour casser la croûte, et Roth s'en fut faire une promenade le long de la plage. Il se rappelait l'expression de Gallagher, quand celui-ci rentra de sa vadrouille. Ses yeux étaient très enflammés ; il était visible qu'il avait pleuré. « Et pourtant il prend très bien la chose, pensa Roth en soupirant. C'est un garçon ignorant, pas d'éducation, aux sentiments sans doute rudimentaires. » Il secoua la tête et continua de patauger dans le sable. Son air absorbé, son menton sur sa poitrine, faisaient ressortir l'apparence contrefaite de son dos.

Le grand, nuage s'était dissipé qui, le matin, avait obscurci le ciel, et la chaleur du soleil pesait lourdement sur son képi. Il s'arrêta, s'épongea le front. Ce climat tropical est traître, pensa-t-il. Très malsain, miasmatique. Il avait mal aux bras et aux jambes d'avoir coltiné des caisses, et de nouveau il soupira. « Je suis trop vieux pour ce genre de choses. C'est bon pour quelqu'un comme Wilson ou Ridges ou Goldstein même, mais ça n'est pas fait pour moi. » Un sourire de travers monta sur ses lèvres. « Je l'ai mal jugé ce Goldstein, se dit-il, il est très bien bâti pour un garçon de son poids, il est costaud, mais il a changé, je ne sais pas ce qui lui arrive. On le voit maussade tout le temps, il y a quelque chose qui le harasse depuis qu'il est rentré du front avec la première escouade. C'est le combat, je suppose ; ça vous change un homme. Et c'était un garçon si composé quand je l'avais rencontré, un vrai enfant de chœur, prêt à s'entendre avec tout le monde. Il faut se méfier de ses premières impressions. Quelqu'un comme Brown, qui est trop sûr de lui-même, se fie aux premières impressions, voilà pourquoi il en a après moi. Simplement parce qu'une nuit je suis resté trop longtemps de garde. Si j'avais essayé d'y couper, oui, alors il aurait eu raison ; mais, étant donné les faits, je pense que, simplement, il en a après moi. » Il se frotta le nez et soupira. « J'aurais pu me sentir en amitié avec eux, mais qu'avons-nous en commun ? Ils ne me comprennent pas, et à mon tour je ne les comprends pas. Pour être copain il faut avoir une espèce d'assurance de soi-même, que je ne possède pas. N'eût été la prise économique à l'époque où j'avais fini le collège… Mais à quoi bon se raconter des bobards, je ne suis pas le type agressif, de toute façon je n'aurais pas réussi. Inutile de se leurrer. Je le vois bien ici même. Tout ce qu'ils savent c'est que je ne peux pas faire le même travail physique qu'eux, aussi ils me regardent de haut. Ils ignorent ce qui se passe dans ma tête, ils ne s'en soucient pas. Des pensées élevées, l'intellect, qu'est-ce que cela signifie pour eux ? S'ils voulaient, j'aurais pu être leur ami, je suis fait pour l'amitié. J'ai de l'expérience, j'aurais pu leur dire des choses, mais m'écouteraient-ils seulement ? » Il fit claquer sa langue en signe de frustration. « C'est toujours comme ça que ç'a été avec moi. Si pourtant je trouvais un travail qui corresponde à mes aptitudes, j'aurais pu réussir. »

Il passa à côté du varech qui s'était échoué sur la grève, et, curieux, il s'approcha pour l'examiner. « Varech géant, je devrais m'y connaître un peu, c'était mon sujet au collège, mais j'ai tout oublié. » Il se sentit amer à cette pensée. « A quoi bon toute cette éducation si on ne se souvient de rien ? » Il regarda l'algue, en prit une des extrémités dans la main. « Ç'a l'air d'un serpent. Un organisme si simple. Une ancre en queue, par où ça se fixe sur les rochers, et une bouche à l'autre bout, avec une connexion entre les deux. Que pourrait-il y avoir de plus simple ? Un organisme primitif, algue brune, voilà ce que c'est, si seulement je m'y mettais tout me reviendrait. Quelque chose comme macrokyste, c'est le nom que ça porte, vulgairement dit lacet du diable, ou bien est-ce là quelque chose d'autre ? Macrokyste pyrifera, je me rappelle, on a eu une conférence à ce sujet. Peut-être devrais-je reprendre ma botanique, il n'y a que douze ans depuis, j'aurais pu rafraîchir ma mémoire, il doit y avoir de bons emplois dans la partie. C'est un sujet fascinant. »

Il abandonna l'extrémité du varech. C'est une plante insolite, je voudrais pouvoir m'en souvenir davantage. Toutes ces plantes marines valent la peine qu'on les étudie, planctons, algues vertes, algues brunes, algues rouges, je suis surpris de voir quelle bonne mémoire j'ai. Il faut que j'écrive à Dora pour lui demander de retrouver mes notes de botanique, je ferais peut-être bien de reprendre tout ça. »

Il prit le chemin de retour, examinant les algues et les débris le long de la plage. « Choses mortes tout ça, pensait-il. Rien ne vit que pour mourir. Je puis déjà le sentir en moi, je me fais vieux, trente-quatre ans, j'ai probablement dépassé la moitié de ma vie, et qu'ai-je fait de bon ? Il y a un mot yiddish pour ça, Goldstein doit le connaître. Mais je ne regrette pas de n'avoir jamais appris le yiddish, et c'est mieux que vos parents soient à la page comme les miens.

« Zut, j'ai mal aux épaules, pourquoi ne nous laissent-ils pas en paix pour un jour ? » Il aperçut, au loin, les hommes de la section et il eut un pincement au cœur. « Oh ! ils ont déjà repris le travail. Ils vont tous se mettre à me lancer des quolibets, et que puis-je leur dire, que j'examinais une algue ? Ils ne comprendraient pas. Pourquoi n'ai-je pas pensé à me dépêcher ? »

Péniblement, craintivement, Roth se mit à courir.

« Qu'est-ce que t'es… Sicile ? » demanda Polack a Minetta. Ils pataugeaient côte à côte dans le sable. Grognant, Minetta envoya une boîte de rations vide rejoindre d'autres boîtes vides. « Non, Venise, dit-il. Mon grand-père était une grosse huile tu sais, un aristocrate dans les environs de Venise. » Ils revinrent sur leurs pas, se dirigeant vers l'embarcation. « Comment que tu sais ça, les choses sur l'Italie ?

— Eh, qu'est-ce que tu veux dire ? fit Polack. J'ai vécu avec une bande de métèques. J'en sais plus sur eux que toi.

— Non, tu sais pas, dit Minetta. Je raconte jamais ces choses à personne parce que tu sais comment ils sont les gens, ils pensent que tu te paies leur figure, mais tu peux me croire, c'est la vérité, parole. On était du grand monde nous autres, noblesse, là-bas en Italie. Mon père a jamais fait une journée de travail dans sa vie, il faisait que chasser. On avait une vraie propriété.

— Tu parles.

— Tu crois que je te raconte des blagues. Regarde, regarde-moi. Tu vois, j'ai pas l'air d'un Italien, j'ai les cheveux châtains et la peau claire. Tu devrais voir le reste de ma famille, sont tous blonds, je suip la brebis galeuse.

C'est comme ça qu'on reconnaît tes aristocrates, ils ont le teint clair. La ville d'où qu'on vient porte le nom d'un de mes ancêtres, le duc de Minetta. »

Polack s'assit. « Pourquoi qu'on se crève le cul ? Laisse qu'on se repose.

— Dis, continua Minetta avec persuasion, je sais que tu me crois pas, mais si jamais tu vas à New York viens me voir et je te montrerai les médailles de ma famille. Mon père nous les montrait souvent. Parole, il en avait plein une boîte. »

Croft passa à côté d'eux, jetant par-dessus son épaule : « Allez troupiers, suffit de vous branler dans la carafe. »

Polack soupira et se mit debout. « Crois-moi, y a rien à chiquer dans ce métier. Qu'est-ce que ça lui fout, à Croft, si on se la coule un peu ?

— Ce gars il pense qu'à ses ficelles.

— Sont tous comme ça », répondit Polack. Il prononçait « zont » pour « sont ».

 Minetta approuva du chef. « Attends seulement que je rencontre un de ces gars après la guerre.

— Qu'est-ce que te feras ? Tu lui paieras un verre, à Croft ?

— Tu crois qu'il me fait peur ? fit Minetta. Dis, j'ai été dans les amateurs de boxe, tes Gants d'Or, y a pas un de ces gars qui me fait peur. » Le sourire œ Polack l'agaçait.

« Le seul gars que tu pourrais rosser, c'est Roth.

— Eh, va te faire foutre, c'est pas la peine de parler avec toi.

— Je suis trop ignorant. »

Ils se chargèrent chacun d'une caisse prise à bord de l'embarcation et se mirent en route vers le dépôt d'approvisionnement. « Dieu, je peux plus supporter ça, explosa Minetta. J'y perds toute mon ambition.

— Tu parles.

— Tu penses que je suis tout juste un jean-foutre ? demanda Minetta. T'aurais dû me voir dans le civil. Je savais comment m'habiller, je m'intéressais à la vie, quand je faisais une chose j'étais toujours le meneur. Je serais un sous off maintenant si seulement je voulais me remuer pour les ficelles, faire de la lèche comme Stanley, mais ça vaut pas le coup. Faut se respecter.

— Pourquoi que tu te montes le ciboulot ? demanda Polack. Tu sais, je me faisais mes cent cinquante dollars par semaine, et j'avais ma propre bagnole. J'étais dans lu combine de Lefty Rizzo, mais ce qui s'appelle être dans la combine. Y a pas une poule au monde que j'aurais pas pu m'en voyer, modèles, actrices, les plus jolies gonzesses. Et je travaillais que vingt heures par semaine, non, attends, vingt-cinq, à peu près quatre heures par jour, de cinq à neuf, six jours par semaine, à ramasser les numéros de la loterie. Bon, est-ce que tu m'entends rouscailler maintenant ? Tout ça c'est dans les cartes, tu vois. C'est écrit. Alors, y a qu'il faut se tenir peinard et pas s'en faire. »

Polack a dans les vingt et un ans, calcula Minetta. Il se demandait si l'autre lui avait menti quant à ses gains. Ça l'embarrassait de ne jamais savoir ce qui se passait dans la tête de Polack, alors que celui-ci semblait toujours deviner ses pensées à lui. Ne sachant que répondre, il attaqua. « Y a qu'il faut se tenir peinard, hein ? T'es dans l'armée parce que tu l'as voulu peut-être ?

— Comment que tu sais si je pouvais pas m'en tirer ?

— Je sais, gouailla Minetta, parce qu'y a pas un avec de la cervelle dans la tête qui serait dans l'armée s'il pouvait faire autrement. » Il déchargea son fardeau sur un tas de caisses, reprit le chemin de l'embarcation. « Ça te coupe les bras quand t'es coincé dans l'armée. Y a rien que tu peux faire pour te démerder s'il t'arrive un coup sur. Regarde Gallagher. Ce pauvre con, voilà sa femme morte et il peut pas bouger d'ici. »

Polack grimaça. « Tu veux savoir pourquoi Gallagher la trouve mauvaise ?

— Je sais pourquoi.

— Non, tu sais pas, Y avait un cousin à moi que sa femme s'est tuée dans un accident. Jésus, t'aurais dû le voir, celui-là. Et pourquoi, je te demande ? Pour une poule. J'ai essayé de lui parler, j'y ai dit : « Ecoute, pour-« quoi foutre que tu chiales comme ça ? " C'est pas les « poules qui manquent. Dans six mois te seras tout re-« tapé, et tu te rappelleras même pas l'air qu'elle avait, « ta femme. » Il me regarde, et se met à gueuler : « Oh ! « oh ! oh ! », et moi de lui expliquer une fois de plus le coup. Alors, lui, qu'est-ce que tu penses qu'il me dit ?

— Oui, et alors ?

— Il dit : « Six mois, non^ mais qu'est-ce que je vas « faire cette nuit ? »

Minetta rit malgré lui. « Tu veux que je te croie ? »

Polack haussa les épaules, se chargea d'une caisse. « Qu'est-ce que tu veux que ça me fait, si tu crois ou non ? Je te le dis, c'est tout. » Il se mit en marche. « Hé ! quelle heure qu'il est ?

— Deux heures. »

Polack soupira. « Deux heures de plus de cette merde. »

Il s'avançait lourdement sur le sable. « Ecoute que je te parle de cette gonzesse qu'a écrit un livre », dit-il.

A trois heures de l'après-midi la section fit halte — la dernière de la journée. Stanley s'allongea sur le sable, à côté de Brown, et lui offrit une cigarette. « Vas-y, sers-toi, de toute façon tu vis sur mes cigarettes. »

Brown s'étira en grommelant. « Je me fais vieux. Tu sais, dans cette chaleur tropicale y a pas moyen de montrer ce qu'on est capable de faire comme boulot.

— Pourquoi que t'avoues pas que t'as envie de tirer au flanc ? » Un changement s'était produit dans son attitude envers Brown depuis qu'il avait été nommé caporal. Il n'était plus constamment d'accord avec Brown, et il le raillait fréquemment. « Une semaine encore et tu seras comme Roth.

— Va te faire enfourner.

— Allez, je te taquine, sergent. » Stanley ne s'était pas aperçu de son changement d'attitude. Constamment sur le qui-vive lors des premiers mois de sa présence dans la section, il n'avait jamais ouvert la bouche sans avoir d'abord réfléchi quant à l'opportunité de ce qu'il allait dire, choisissant avec soin ses amitiés, réglant su conduite sur les sympathies et les antipathies de Brown. Insensible ment, sans s'être d'ailleurs appesanti sur sa propre attitude, il influença celle de Brown envers ceux des hommes de la section au sujet desquels celui-ci n'avait pas encore d'opinion arrêtée. Par contre, il trouva politique de sympathiser avec ceux dont Brown parlait en termes approbateurs. Mais il ne s'était jamais formulé ces choses clairement ; bien qu'il sût qu'il avait désiré passer caporal, il ne se l'était jamais avoué. Simplement, il avait obéi aux insinuations et aux anxiétés nées de ses rapports avec Brown.

Brown l'avait percé, il riait de lui sous cape, mais il avait fini par le recommander pour la promotion. Encore qu'il n'en eût pas conscience, il se trouva dépendre de Stanley : son admiration et son respect, l'intérêt illimité qu'il manifestait à tout ce que Brown avait à dire, réchauffaient le cœur de celui-ci. Il se disait bien : « Stanley me lèche le cul et il se moque de moi », et pourtant, quand Croft lui eut parlé à propos d'un nouveau caporal, il ne put penser à personne d'autre que Stanley. Il découvrit des objections à la désignation de celui-ci ou celui-là ; il avait oublié que son dédain à l'endroit des hommes que lui et Croft passèrent en revue pour la promotion, lui avait été inspiré par Stanley. A sa propre surprise, il s'était vu faisant les éloges de Stanley.

Plus tard, quand Stanley s'accoutuma à donner des ordres, le changement se fit plus apparent. Sa voix acquit de l'autorité, il se mit à brimer ceux qui lui déplaisaient, et il apporta de la familiarité dans ses rapports avec Brown. Là aussi, sans se l'être clairement formulé, il sut que Brown ne lui était plus d'aucune aide ; il allait rester caporal jusqu'à ce que l'un des sergents fût blessé ou tué. Il continua d'abord à manifester sa déférence à Brown, à l'approuver en toutes choses ; mais, étant devenu conscient de son hypocrisie, il se sentit un peu mal à l'aise dans son rôle. Désormais il se rendait compte quand Brown disait des bêtises notoires, et il ne tarda pas à exprimer ses propres opinions. Avec le temps, il se mit à faire de l'épate.

Il exhala posément la fumée de sa cigarette, et répéta : « Voui, tu deviens tout comme Roth. » Brown ne répondit pas, et Stanley cracha. « Je te dirai quelque chose à propos de Roth », fit-il. Sa parole était devenue péremptoire, comme celle de Brown. « C'est pas vraiment un mauvais bougre, seulement il a pas de couilles au ventre. C'est le genre de type qui se casse toujours le nez parce qu'il ose pas prendre ses risques.

— Te fais pas des idées, mon pote, lui dit Brown. Y a pas beaucoup de types qui veulent courir le risque quand s'agit de sauver la peau de ses fesses.

— Nix, je veux pas dire ça, fit Stanley. T'as qu'à voir comment qu'il était dans le civil. Il voulait se pousser de l'avant comme toi et moi, mais il a pas eu l'estomac de tenir bon. Il est trop prudent. Il faut savoir s'y prendre, si on veut enlever le morceau.

— Qu'est-ce que t'as donc enlevé toi ?

— J'ai pris mes risques, et j'ai gagné au jeu. »

Brown rit. « Sûr, t'as baisé une poule quand son mari était en voyage. »

Stanley cracha de nouveau — une habitude qu'il contracta chez Croft. « Je m'en vais te dire quelque chose. Tout de suite après que Ruthie et moi on s'est mariés, on a eu l'occasion d'acheter un lot de meubles à un type qui quittait le pays, une occase de première, mais le type voulait du comptant. J'avais pas l'argent nécessaire, et mon vieux pouvait pas m'en donner à ce moment-là. Pour à peu près trois cents dollars on avait le mobilier da tout un salon qui, neuf, devait valoir son billet de mille. Tu sais, ça fait de l'impression quand t'invites du monde.

Qu'est-ce que tu penses que j'ai fait ? Que je suis resté à me tourner les pouces, disant que c'est dommage et tant pis ? Foutre non. J'ai pris l'argent au garage où je travaillais.

— Qu'est-ce que tu veux dire t'as pris l'argent ?

— Oh ! c'était pas si compliqué si tu savais ouvrir l'œil. J'étais le facturier de cette boite, et on y encaissait dans les mille dollars par jour en réparations. C'était un grand garage. J'ai pris l'argent dans le tiroir-caisse, et j'ai pas comptabilisé les rentrées sur trois voitures qui totalisaient les trois cents dollars. Le lendemain, pour boucher le trou, j'ai fait les rentrées de la veille, et j'ai pas marqué quelques rentrées du jour.

— Combien de temps t'as fricoté comme ça ? demanda Brown.

— Pendant deux semaines entières. Qu'est-ce que t'en dis, hein ? Y avait des jours où les rentrées étaient pas fameuses, et je suais sang et eau parce qu'avec les trois cents dollars qui manquaient à l'appel, il restait lias grand-chose dans la caisse. Sûr, j'avais toujours les factures de la veille comme si elles étaient pas encore payées, mais y avait parfois si peu de voitures en réparation que ç'aurait fait drôle si quelqu'un avait mis le nez dans mes livres ce jour-là.

— Bon, et comment tu t'en es tiré ?

— Tiens-toi bon ou ça va te renverser : j'ai fait un emprunt de trois cents dollars garanti par les meubles que je venais d'acheter, et quand j'ai eu l'argent je l'ai remis en place. Quant à l'emprunt, je l'ai repayé par des versements mensuels. Voilà comment j'ai eu mon mobilier pour une crotte de bique, et tu parles si ç'a tapé dans l'œil des gens. Je l'aurais jamais eu, mon salon, si j'avais pas pris mes risques.

— C'était bien joué », admit Brown. Il était impressionné : il y avait là un côté de Stanley qu'il avait ignoré.

« Il fallait avoir du nerf pour le faire, tu peux me croire », dit Stanley. Il se rappelait ses nuits blanches, quand, pendant deux semaines, il n'arrêta pas de se faire de la bile. Toutes sortes de craintes l'avaient obsédé. Dans les heures noires du petit matin ses manipulations d'argent devenaient confuses et incompréhensibles ; sans cesse il revenait aux altérations commises dans ses livres comptables, et chaque fois il se faisait l'impression d'y découvrir de nouvelles erreurs ; il était convaincu qu'on éventerait sa manœuvre. Il essayait de se concentrer, se surprenait répétant toujours la même addition — « huit plus trente-cinq font… font… huit plus trente-cinq font trois et je retiens un… » Il eut des troubles de digestion, et c'est à peine s'il put prendre sa nourriture. Il lui arriva de rester au lit, suant, en proie à l'angoisse et au désespoir, s'étonnant que personne ne s'aperçût de rien.

Sa vie sexuelle en pâtit. Il n'avait que dix-huit ans quand il s'était marié, peu de semaines avant cette affaire de meubles, et, son inexpérience aidant, il s'était montré aussi bien inepte qu'incapable de se contrôler. Ses transports étaient brefs et nerveux ; il lui arriva de pleurer dans les bras de sa femme à la suite de ses échecs. Il s'était marié si jeune parce qu'il était amoureux, mais aussi parce qu'il avait confiance en lui-même, et qu'il piaffait. On lui avait toujours dit qu'il paraissait plus vieux que son âge, et il croyait qu'il fallait courir sa chance, assumer ses responsabilités dès lors que l'on se pensait capable de les porter. C'est pour cette raison qu'il acheta les meubles. Mais, à cause de l'anxiété que cette affaire lui valut, les exigences de sa vie matrimoniale excédèrent ses forces. Et son échec au lit ne fit qu'alimenter son angoisse.

Après qu'il eut remis l'argent, sa virilité remonta d'un cran, encore que, sous ce rapport, il eût toujours manqué de confiance en lui-même. Il ressentait une nostalgie inconsciente au souvenir de -son célibat, quand il passait de longues heures passionnées à peloter sa future femme. Mais, de tout cela, il n'extériorisait à peu près rien ; il ne raconta jamais à sa femme comment les meubles furent achetés, et il feignait une si grande passion à faire l'amour qu'il finit par y croire. Du garage, il passa comme employé de bureau chez un expert-comptable, et il étudia la comptabilité dans une école du soir. Il apprit d'autres façons de faire de l'argent, et il conçut son enfant de propos délibéré. Il y eut de nouveaux soucis d'argent, de nouvelles nuits blanches, où, immobile et transpirant, il essayait d'apercevoir le plafond dans l'obscurité. Mais, avec le matin, sa confiance lui revenait, et les risques semblaient toujours valoir la peine d'être courus.

« Il faut du nerf pour le faire », répéta-t-il à Brown. Encore que désagréables,. ses souvenirs l'emplissaient de fierté. « Si on veut arriver, dit-il, il faut connaître la musique.

— Sûr, il faut savoir à qui faire la lèche, lui rappela Brown. "

— Ça fait partie du système »  dit Stanley froidement. Brown possédait encore quelques armes qu'il pouvait employer contre lui. Il regarda les hommes étalés sur la plage, cherchant comment il pourrait renvoyer la balle à

Brown. Il aperçut Croft qui, marchant à grand pas, scrutait la jungle.

« Qu'est-ce qu'il fait, Croft ? demanda-t-il, le suivant des yeux.

— Il a probablement vu quelque chose », dit Brown, sur le point de se relever. Tout autour d'eux les hommes de la section commençaient de remuer comme du bétail qui tourne la tête dans la direction d'un son ou d'une odeur insolites.

« Hé ! Croft est toujours en train de fouiner, grogna Stanley.

— Y a quelque chose qui se passe », marmotta Brown. A cet instant Croft tira une rafale dans la jungle et se laissa tomber à terre. Les hommes sursautèrent au bruit de la fusillade, inespérément sonore, puis s'aplatirent dans le sable. Un fusil japonais tira de retour, et tous se mirent à canarder la jungle sans discernement. Stanley se surprit à suer si intensément qu'il ne put situer le viseur de son fusil. Il restait là, ses sens brouillés, son corps se contractant inconsciemment au passage des balles. Cela sonnait comme un bourdonnement d'abeilles, et il songea avec surprise — mais quelqu'un pourrait être blessé, line plaisanterie à ce sujet lui vint tout aussitôt à l'esprit, et il se mit à rire faiblement. Quelqu'un, derrière lui, poussa un cri, et la fusillade s'arrêta. Il y eut un long et anxieux silence parmi les hommes, et Stanley observa l'air chaud qui tremblotait au-dessus du sable.

A la fin Croft se mit debout avec précaution et s'élança vers la jungle. Arrivé à la lisière des broussailles, il fit signe à ceux qui se trouvaient le plus près de le rejoindre. Ne quittant pas le sable des yeux, Stanley espéra que Croft ne le remarquerait pas. Il y eut une pause, une attente de plusieurs minutes, puis Croft et Wilson et Martinez sortirent des broussailles et s'en revinrent le long de la plage.

« On en a eu deux, fit Croft. Je pense pas qu'y en a eu d'autres, ou alors ils auraient laissé leur barda en foutant le camp. » Il cracha dans le sable. « Qui a été blessé ?

— Minetta », dit Goldstein. Il se tenait agenouillé à côté de Minetta, pressant un pansement de secours sur la jambe du blessé.

« Laisse voir », dit Croft. Il fendit le pantalon de Minetta, regarda la blessure. « C'est qu'une écorchure, dit-il.

—  Si c'était toi, t'aurais pas dit ça », gémit Minetta.

Croft grimaça un sourire. « T'en mourras pas, mon gars. » Il regarda les hommes qui faisaient cercle autour de lui. « Sacré nom de Dieu, fit-il, dispersons-nous. Peut y avoir d'autres Japonais qui traînent dans le coin. » Les hommes parlaient et babillaient d'abondance, soulagés mais nerveux". Croft consulta sa montre. « On n'a que quarante minutes jusqu'à l'arrivée du camion. Dispersez-vous sur la plage et ouvrez l'œil. C'est fini de décharger pour aujourd'hui. »

Il se tourna vers le pilote de l'une des embarcations. « C'est vous autres qu'êtes de garde cette nuit, au dépôt ?

— Oui.

— Avec ces Japonais dans les parages, je parie que vous dormirez pas beaucoup. » Il alluma une cigarette et s'approcha de Minetta. « Toi tu bouges pas d'ici, petit gars, jusqu'à l'arrivée du camion. T'as qu'à presser ce pansement sur ta jambe et il t'arrivera rien du tout. »

Stanley et Brown se couchèrent sur leur estomac, échangeant des phrases et regardant la jungle. Stanley se sentait épuisé. Il s'efforçait d'ignorer sa panique, mais il n'arrêtait pas de penser combien ils s'étaient tous cru en sécurité alors que des Japonais-avaient rôdé alentour. « On sait jamais quand on est à l'abri », se dit-il. Une intense horreur le gagnait, qu'il réprima avec difficulté. Ses nerfs semblaient l'avoir lâché. Il se vit sur le point de dire quelque chose d'absurde, et, obéissant à la première pensée qui lui traversa l'esprit, il proféra : « Me demande comment Gallagher a pris ça ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien tu sais, les Japonais tués et lui qui pense à sa femme.

— Eh, fit Brown, il a même pas fait le rapport entre les deux. »

Stanley regarda Gallagher, lequel parlait paisiblement à Wilson. « Il a l'air de récupérer », dit-il.

Brown haussa les épaules. « Ça me fait de la peine pour lui, mais si tu veux savoir, il a peut-être de la chance.

— Tu y penses pas, dis.

— On sait jamais comme on est bien quand on s'est débarrassé d'une femme. Je connais pas la femme de Gallagher, mais il est pas costaud lui, il est probablement pas capable de donner tout son plein à une femme. Foutre, elles te font cocu même quand tu leur en donnes qu'elles ont de quoi se rappeler, alors ça m'étonnerait pas beaucoup qu'elle a fait sa petite noce, spécialement dans les premiers mois, vu qu'il y avait pas de risque à cause du moutard qui lui venait.

— Tu penses jamais qu'à ça », grogna Stanley. Dans ce moment il haïssait Brown. Le mépris que celui-ci affichait pour les femmes piquait la jalousie de Stanley, excitait ses craintes, qu'il refoulait d'ordinaire. Pendant un court moment il fut à demi convaincu que sa femme le cocu-fiait, et encore qu'il eût repoussé cette pensée, elle le laissa troublé et nerveux.

« Je te dirai ce que je pense moi de ce qui vient de se passer à l'instant, dit Brown. T'es assis la à causer, et vlan ! quelque chose démarre. On sait jamais ce qui va te tomber sur le ciboulot. Te crois que Minetta n'a pas peur en ce moment ? Il apprend ce que c'est. Moi, si tu veux savoir, jusqu'à ce que j'aie pas remis les pieds en Amérique y a pas une seule seconde que j'arrêterai de penser que je sais jamais quand ça sera mon tour d'écoper un mauvais coup. Suffit d'un rien et t'es fait, voilà tout. »

Une inexprimable anxiété s'emparait de Stanley. Il comprenait vaguement qu'elle était due en partie à sa peur de la mort, une peur devenue concrète pour la première fois, mais il savait aussi que son inquiétude tenait à tout ce qu'il avait pensé avant le commencement de l'escarmouche. Elle se nourrissait de sa jalousie, de son indifférence à faire l'amour, elle lui venait de ses longues et frénétiques insomnies, là-bas au pays. Pour quelque bizarre raison il trouva tout à coup qu'il était trop pénible de songer à Gallagher et à la mort de sa femme. « On se tient bien sur ses gardes, pensa-t-il, et on est quand même frappé par-derrière. » Un traquenard. Un profond malaise le travaillait. Il promena son regard autour de lui, écouta le bruit d'une canonnade au loin, tandis que son angoisse grandissait et devenait presque douloureuse. Il était en sueur et sur le point de se mettre à pleurnicher. L'action conjuguée de la chaleur, de la réverbération du sable, de la tension nerveuse due à l'engagement, draina les derniers Vestiges de sa résistance. Il se sentait sans force et terrifié, et il ne comprenait pas. Son expérience du feu se résumait à quelques patrouilles sans histoire, et pourtant la perspective d'autres sorties lui inspirait en cet instant répulsion et frayeur. Il se demandait comment il pourrait mener des hommes au combat alors que lui-même était à ce point terrifié, et, cependant il savait qu'il lui fallait décrocher une autre ficelle, puis une autre encore, et qu'il s'efforcerait de grimper les échelons. Quelque chose n'allait pas avec lui dans ce moment, quelque chose qui bouleversait tout son être. « Vous met à plat cette nom de Dieu de chaleur », marmonna-t-il à l'adresse de Brown. Une vague et étouffante sensation d'horreur l'accablait.

« On croit la connaître dans les coins mais c'est jamais tout à fait ça, dit Brown. C'est comme ta combine du garage. T'as eu de la chance, voilà tout. Tu penses qu'on savait qu'y a des Japonais par ici ? Je te le dis, Stanley, ç'a été tout comme toi là-bas. Comment foutre tu savais quand et où quelque chose allait te péter au nez ? C'est du pareil au même dans ma combine à moi, les ventes. Y a des trucs, des moyens de faire la grosse galette, mais t'es jamais sûr de rien.

— Oui », dit Stanley. Il l'écoutait à peine. Il éprouvait une sourde révolte contre tout ce qui le rendait soucieux et envieux, qui le poussait toujours à fureter en vue de quelque avantage. Il ne savait pas quelle en était la cause, mais sans se le formuler explicitement il se disait qu'il y aurait bien des nuits dans sa vie où, suant et inquiet, il serait en proie aux tourments de son esprit.

La campagne avait tourné à l'aigre. Après les avances réalisées dans la semaine qui suivit l'attaque des Japonais sur la rivière, Cummings s'arrêta pour quelques jours afin de consolider ses lignes et de compléter son réseau routier. Cet arrêt, considéré comme une halte temporaire avant une attaque frontale contre la ligne Toyaku, se révéla fatal. Bien que la tactique de Cummings, la coordination de ses divers services, le mouvement de ses patrouilles, eussent été tout aussi parfaitement conçus que jamais, le résultat en fut à peu près nul. I. e front, qui put se solidifier entre-temps, se comporta comme un animal exténué : il s'endormit, il se laissa aller à un sommeil Iii bernai. Une profonde léthargie se coucha sur les troupes en ligne.

Au cours des deux semaines qui suivirent la période d'arrêt, après une série de patrouilles intensives et de puissantes attaques locales, Cummings s'avança de quatre cents mètres dans quelques secteurs et captura un total de trois avant-postes japonais. Des compagnies engageaient des combats de patrouille, échangeaient des fusillades stériles, puis se retiraient sur leurs positions. Les rares fois où il leur arriva de conquérir une pièce de terrain de quelque importance, ils l'abandonnèrent à la première contre-attaque un peu sérieuse. Que les pertes se fussent accrues chez les plus braves parmi les officiers en ligne, prouvait assez l'humeur réfractaire des troupes. Cummings savait le type d'engagement que cela représentait : une attaque est lancée sur quelque point fortement défendu, les hommes traînaillent à l'arrière, la coordination laisse à désirer, et tout finit par une poignée de braves, officiers et sous-officiers, engageant des forces supérieures — tandis que leurs troupes de support se volatilisent.

Cummings fit plusieurs déplacements au front, et il se rendit compte que les hommes avaient fait leur litière. Ils avaient amélioré leurs bivouacs, creusé des fossés de drainage, installé des toits au-dessus des trous de garde, et dans certaines compagnies il vit des chemins de caillebotis recouvrant la boue. De tout cela les hommes n'auraient rien fait, s'ils s'étaient attendus à déménager. Cela voulait dire sécurité et permanence, ce qui à son tour se traduisait par un très dangereux changement dans leur attitude. Une fois que les hommes faisaient halte et restaient assez longtemps sur place pour que celle-ci assumât â leurs yeux un caractère familier, il devenait infiniment plus difficile de les ramener au combat. « Ils sont comme des chiens dans leur chenil, décida Cummings ; ils aboieraient avec hargne à tout ordre qu'on leur donnerait. » Chaque jour qui s'écoulait sans quelque changement fondamental sur la ligne du front menaçait d'accroître leur apathie, mais Cummings se savait temporairement sans pouvoir. Après une préparation intensive il avait monté une attaque de grande envergure : feu croisé d'artillerie, support de quelques bombardiers qui ne lui furent accordés qu'à la suite de pas mal de plaidoiries, tanks, troupes de réserve, et au bout de la journée l'entreprise échoua ; les troupes, s'immobilisant devant la plus insignifiante des résistances, ne réussirent à s'avancer que d'un quart de mille dans un seul petit secteur. Ceci fait, les pertes comptées, les altérations secondaires du front consolidées, Cummings eut toujours la Ligne Toyaku en face de lui, intacte, hors d'atteinte. C'était humiliant.

C'était, à vrai dire, désastreux. Les communications en provenance du corps d'armée se faisaient progressivement impatientes. Bientôt, comme un embouteillage routier, cette pression remonterait tout le long du chemin jusqu'à Washington, et Cummings pouvait imaginer sans difficulté les conversations tjui se donneraient libre cours dans certains bureaux de l'état-major général de l'armée. « Eh bien, qu'est-ce qui se passe là-bas, comment est-ce déjà, Anopopéi, qu'est-ce qui les arrête, quelle division, Cummings, Cummings, eh bien, qu'on le dégomme et qu'on y mette quelqu'un d'autre. »

Rien n'était plus dangereux que de laisser les troupes dans l'oisiveté pendant toute une semaine, il le savait ; mais, ce risque, il dut le prendre en attendant que la route fût terminée, — et cela avait agi en boomerang. Le choc en retour entama profondément son assurance. La réaction, la plupart du temps, lui paraissait à peine croyable ; il souffrait les étonnements et les terreurs du conducteur qui découvre que sa machine se dirige d'elle-même, partant et s'arrêtant de son propre chef. Il le savait d'ouï-dire, l'histoire militaire regorgeait de ces contes-à-ne-pas-lire-la-nuit, mais il n'avait jamais imaginé que cela pût lui arriver à lui. C'était invraisemblable. Cinq semaines durant la division avait fonctionné comme un prolongement de son propre corps ; et, soudain, apparemment sans cause, ou du moins par suite de causes trop intangibles pour qu'il pût en saisir le mécanisme, ses sens ne répondaient plus à l'appel. De quelque manière qu'il se prît pour remodeler ses unités, les hommes s'affaissaient comme une masse réfractaire au modelage, pareille à une chiffe trop molle, trop floue pour conserver la moindre consistance. La nuit, allongé sur son lit de camp en quête d'un sommeil qui ne venait pas, son impuissance le mettait au supplice ; il brûlait, il se consumait au feu stérile de sa rage. Une nuit il lui arriva de rester pendant des heures comme un épileptique qui sort de son coma, ses mains se prenant et se déprenant sans cesse, ses yeux fixés sur l'incertaine silhouette de la faîtière de sa tente. La puissance, l'intensité des impulsions qui le travaillaient, indicibles, frustrées, semblaient courir à travers ses membres, cognant avec une fureur insensée contre les limites de son corps. Il voulait tout tenir sous son contrôle, tout, eL il ne pouvait même pas diriger six mille hommes, (‘.'était à croire qu'un seul d'entre eux eût été capable de contrarier ses efforts.

En lançant cette attaque, en faisant patrouiller ses troupes constamment, il avait fait de furieuses tentatives pour ressaisir la situation ; mais, tout au fond de lui-même, sans se l'avouer, il commençait d'avoir peur. Une nouvelle attaque, dont il avait confié la préparation au commandant Dalleson, fut retardée à plusieurs reprises. De bonnes et superficielles raisons furent invoquées chaque fois — des bateaux Liberty avec un gros arrivage de ravitaillement étaient attendus d'un jour à l'autre, ou bien il croyait plus prudent de capturer d'abord quelque bout de terrain insignifiant, de crainte qu'il ne mît un sérieux obstacle à son attaque. Mais, au fond, il avait peur qu'un nouvel échec ne lui fût fatal. Il s'était trop engagé avec sa première offensive, et si celle-ci s'effondrait, des semaines sinon des mois s'écouleraient avant qu'un troisième grand assaut pût être mis à pied d'œuvre. Et, à ce moment-là, on lui aurait retiré son commandement.

Son esprit devint dangereusement las, et, depuis quelque temps, il souffrait d'une pénible diarrhée. Dans son effort d'arrêter le mal il soumit le mess des officiers aux plus rigides inspections ; mais, malgré de minutieuses mesures de propreté, sa diarrhée continua. Il avait les plus grandes difficultés à masquer ses ennuis sous le couvert ae cent détails insignifiants qui affectaient tout son être. Les chaudes et humides journées se succédaient ; les officiers échangeaient des coups de bec, se laissaient aller à des querelles mesquines, maudissaient la canicule et les pluies incessantes. Rien ne paraissait bouger dans les espaces stagnants de la jungle, et dans cette atmosphère de croupissements personne ne s'attendait à ce que rien y bougeât jamais. La division, insensiblement et inévitablement, s'en allait à vau-l'eau, et Cummings se sentait impuissant à y remédier.

Hearn souffrit directement des conséquences de la situation. Privé de son troublant et fascinant commerce avec le général, il vit ses fonctions se réduire très vite à une pénible et humiliante routine. Un changement s'était produit dans leurs relations, sans à-coups d'ailleurs, qui le laissa dans une position ostensiblement subalterne. Le général ne lui faisait plus ses confidences, il ne le sermonnait plus, et le service d'Hearn, pris jusque-là à la légère de part et d'autre, devint accaparant et tracassier. Avec la campagne qui s'enlisait de jour en jour Cummings se faisait plus strict quant à la discipline dans sa compagnie d'état-major, et Hearn en payait les frais. Tous les malins Cummings se faisait un devoir d'inspecter sa tente, et il manquait rarement de critiquer la façon dont Hearn surveillait la tâche de l'ordonnance. Ce n'était jamais qu'un blâme léger, dit d'une voix cauteleuse qui s'accompagnait d'un regard oblique, mais cela n'en devint pas moins embêtant en fin de compte, et harassant.

Puis il y eut d'autres échanges, saugrenus ceux-ci, ne rimant à rien, et qui finirent par prendre un caractère exaspérant à la longue. Une fois, presque deux semaines après leur dernière conversation lors de la partie d'échecs, le général, l'ayant gratifié pendant plusieurs secondes de son regard absent, lui dit : « Hearn, je pense que j'aimerais avoir des fleurs fraîches tous les matins.

— Des fleurs fraîches, mon général ?

Le général esquissa son sourire moqueur. « Mais oui, il me semble que ce n'est pas ça qui manque, dans la jungle. Imaginons que vous disiez à Clellan d'en cueillir tous les matins. Mon Dieu* lieutenant, c'est une affaire bien simple. »

Une affaire bien simple, mais qui ajouta aux tiraillements entre Clellan et lui –chose qu'il détestait. Bien qu'il en eût, il apportait une plus grande attention à la manière dont Clellan faisait la tente du général, et entre l'ordonnance et lui-même les choses prirent l'aspect d'un duel humiliant. Il découvrit, à sa surprise, que le général le rendait vulnérable : l'entretien de la tente commençait de le préoccuper. Dorénavant, tous les matins, carrant ses épaules de déplaisir, il abordait la tente du général pour y continuer sa vendetta avec Clellan.

C'était Clellan qui avait commencé. Un grand et maigre méridional, doué d'un aplomb imperturbable et d'un talent à ne jamais douter de lui-même, il avait ressenti dès le commencement la moindre suggestion que Hearn pût lui faire. Celui-ci l'ignora d'abord, un rien amusé par le souci de propriétaire que Clellan apportait à sa tâche, mais il se rendit compte qu'il avait fini par contribuer à sa vendetta avec l'ordonnance.

Un matin ils s'étaient presque querellés. Hearn arriva à la tente alors que Clellan finissait son travail, et tandis qu'il examinait la place, l'ordonnance, les bras ballants, se tenait contre la couchette du général. Hearn tâta la couche, c'était nettement fait — la couverture supplémentaire pliée avec soin au pied du lit, l'oreiller avec ses coins rentrés bien centré à la tête du, lit. « Bon boulot, cette couchette, dit-il.

— Vous croyez, mon lieutenant ? » dit Clellan sans bouger.

Hearn fit demi-tour et examina les rabats de la tente. Ils étaient proprement attachés, et quand il tira sur l'une des cordelettes le nœud ne se. défit point. Il fit le tour extérieur de la tente, examina les pieux. Ils étaient tous d'une inclinaison et d'un alignement égaux — et comme il avait plu lourdement la veille, il était clair que Clellan les avait déjà renforcés. Il revint à l'intérieur de la tente, inspecta le plancher — balayé et lavé. « Vous me le salissez, mon lieutenant », dit Clellan, regardant d'un air maussade les pieds d'Hearn.

Hearn jeta un coup d'œil sur la trace boueuse de ses chaussures sur le plancher. « Je regrette, Clellan, dit-il.

— Ça fait un sacré boulot, mon lieutenant. »

Hearn eut un mouvement d'humeur. « Clellan, votre travail n'est pas tuant.

— On peut pas savoir, vu que personne fait rien. »

Eh bien, tonnerre de Dieu ! Il l'avait méritée, cette réponse. Il se détourna de nouveau, examina la planche à cartes uniment recouverte d'une housse, avec ses crayons bleus et rouges taillés et rangés dans leurs compartiments respectifs. Il ouvrit un des coffres du général pour vérifier si le linge y était bien serré, alla s'asseoir devant le bureau pour inspecter les dedans des tiroirs. Grimaçant de déplaisir, il passa un doigt sous le rebord de la table A la recherche d'une trace de poussière, se leva pour aller faire le tour des tranchées découlement qui bordaient la tente. Clellan avait déjà enlevé la vase de la veille, et le fond d% la tranchée était saupoudrée de terre fraîche. Il regagna l'intérieur de la tente.

« Clellan, dit-il.

— Oui ?

— Tout paraît en ordre aujourd'hui, sauf les fleurs. Il faut les changer.

— Je vous le dis, mon lieutenant, fit Clellan carrément, ça m'a pas l'air que le général il y tient beaucoup, à ces fleurs. »

Hearn secoua la tête. « Changez-les quand même. »

Clellan ne bougea pas. « Hier le général m'a dit comme ça : « Clellan, qui c'est qu'a eu l'idée de ces fleurs ? » J'y ai dit que je savais pas, mais que ça se pouvait bien que c'était vous.

— Il a dit ça, le général ? » D'abord amusé, Hearn devint furieux. Le fils de garce ! Il alluma une cigarette, exhala doucement la fumée. « Supposons que vous changiez ces fleurs, Clellan. C'est moi qui entends les complaintes.

— Mon lieutenant, je croise le général peut-être dix fois par jour, et je dois dire qu'il m'aurait dit quelque chose si qu'il s'imaginait que je fais pas bien mon boulot.

— Je vous en réponds, Clellan. »

Clellan avança les lèvres et rougit un peu. Il était visiblement vexé. « Mon lieutenant, faut que vous vous rappelez que le général l'est seulement un homme, l'est pas meilleur que vous ou moi, et qu'y a pas de quoi avoir peur. »

Cela suffisait. Hearn voulait être damné s'il allait rester là à argumenter avec Clellan. Il fit un pas vers la sortie. « Changez ces fleurs, Clellan », dit-il froidement depuis le seuil.

Répugnant, humiliant. Tout en se dirigeant vers le mess pour son petit déjeuner, il laissait errer son regard sur le terrain cru du bivouac. Ce genre de choses pouvait continuer ainsi pendant un ou deux ans, un sale petit exercice quotidien à s'envoyer à jeun. Clellan bien sûr adorerait ça. Chaque réplique qu'il pourrait se payer viendrait renforcer d'autant l'estime en laquelle il se tenait, et chaque nasarde qu'il essuyerait lui donnerait la satisfaction de nourrir ses haines d'opprimé. Il y a de petits avantages à être simple soldat, pensa Hearn en envoyant son pied dans un caillou.

Voyez-les, ces pauvres officiers ! Il se sourit à lui-même et fit signe de la main à Mantelli, lequel lui aussi s'approchait de la tente du mess.

Mantelli coupa vers lui, lui assena une claque sur le dos. « Méfiez-vous de papa aujourd'hui.

— Pourquoi, qu'est-ce qu'il y a ?

— Nous avons reçu la nuit dernière un poulet du corps d'armée. Ils ont dit à Cummings d'avoir à se mettre cul en selle. Jésus ! Il me fera charger à la tête de sa compagnie d'état-major. » Il enleva son cigare de ses lèvres, et l'avança comme une épée.

« Tout ce à quoi vous êtes bon c'est de monter à l'assaut d'une queue devant la roulante.

— N'est ce pas que c'est vrai. J'ai un emploi de bureaucrate, les pieds plats, genre état-major général de l'armée, je porte des lunettes, je tousse… écoutez. »

Hearn le poussa gaiement. « Voulez-vous une entrevue avec le général ?

— C'est ça, décrochez-moi une planque dans les foyers au front. » Ils pénétrèrent ensemble sous la tente du mess.

Après son petit déjeuner Hearn se présenta devant le général. Assis à son bureau, Cummings étudiait un rapport du corps d'ingénieurs de l'armée de l'air. « L'aérodrome ne sera pas prêt avant deux mois. Ils m'ont fait passer en queue de je ne sais quelles priorités.

— Ça c'est raide, mon général.

— Naturellement, je suis censé gagner cette maudite campagne sans l'appoint de l'air. » Il serra le poing, machinalement, comme s'il ignorait l'identité de celui qui se trouvait devant lui. « Cette division-ci est la seule qui soit en action sans aucun support aérien. » Il s'essuya la bouche, soigneusement, regarda Hearn. « Je pense que le ménage a été bien fait ce matin.

— Merci, mon général. » Il était contrarié de se sentir sensible au compliment.

Cummings prit une paire de lunettes dans le tiroir de la table, essuya les verres avec lenteur, se les ajusta. C'était une des rares fois où Hearn le voyait chaussant ses lunettes, et cela le vieillissait en quelque sorte. Il les ôta au bout d'un moment et, les gardant à la main :

« Vous autres officiers cadets, est-ce que vous avez tout le whisky qu'il vous faut ?

— Certainement, oui, je pense que oui.

— Hum m », fit Cummings, joignant ses mains.

« Qu'est-ce que cela voulait bien dire ? » se demanda Hearn. « Pourquoi cette question ? » dit-il.

Mais le général ne lui répondit pas. « Je m'en vais ce matin au deuxième bataillon. Voulez-vous dire à Richman de tenir la jeep prête dans une dizaine de minutes ?

— Dois-je vous accompagner, mon général ?

— Eh non. Voyez Horton. Je veux que vous alliez à la plage et rameniez quelques provisions supplémentaires pour le mess des officiers.

— Oui, mon général. » Un peu surpris, Hearn se rendit au parc automobile pour transmettre l'ordre à Richman, le chauffeur du général, puis il se présenta devant le commandant Horton lequel lui remit une liste de provisions à acheter à bord d'un bateau Liberty, ancré au large.

Ayant réquisitionné une camionnette et trois hommes de corvée, il prit la route de la plage. La matinée était déjà chaude. Masqué par un ciel couvert, le soleil se réfractait dans la jungle et torréfiait l'air humide. L'écho d'une canonnade réverbérait parfois jusque sur la route, lourd et ouaté comme un bruit d'orage une nuit d'été. Quand ils eurent atteint l'extrémité de la péninsule, Hearn était en nage.

Au bout de quelques minutes d'attente il put réquisitionner un canot d'atterrissage, et ils débordèrent en direction des cargos ancrés au loin. A un mille ou deux au large, vue depuis les eaux opaques et stagnantes de la mer, Anopopéi disparaissait presque entièrement dans la brume, et le soleil, d'un jaune sale, ouvrait une brèche incandescente dans la voûte inerte des nuages. Même en mer la chaleur était extrême.

Le moteur coupé, le canot se porta contre le mur du bâtiment. Hearn se saisit de l'échelle de corde et grimpa à bord. Appuyés sur la lisse, plusieurs matelots le regardaient vomir, et l'expression d'absence qui se lisait sur leurs visages, critique et un peu hautaine, l'irrita. Il jeta un coup d'œil entre les barres de traverse de l'échelle, vit son canot qui s'accommodait sous le mât de charge, à l'avant du navire. Le petit effort de grimper à bord l'avait couvert de sueur.

« Qui est en charge des magasins ? » demanda-t-il à l'un des matelots accoudés sur la lisse.

Le matelot lui décocha un regard et, sans ouvrir la bouche, pointa son pouce en direction d'une descente. Hearn poussa la lourde porte de l'écoutille, s'engagea dans un escalier. Un souffle de chaleur l'accueillit, étouffant ; il avait oublié combien insupportable pouvait être l'atmosphère d'un entrepont.

Et, naturellement, cela puait. Il se faisait l'impression d'être un insecte qui rampe dans les entrailles d un che val. « Peste ! » grommela-t-il avec dégoût. Comme d'ordinaire, le bateau sentait la cuisine refroidie — un mélange de graisse et de quelque chose d'aussi nauséabond que du cambouis au fond d'un grilloir. Machinalement, il fit aller son doigt contre la cloison : partout sur le navire les murs exsudaient une pellicule d'huile et d'eau.

Il s'avança prudemment le long du couloir, étroit et mal éclairé, avec son plancher de fer encombré çà et là de paquetages négligemment recouverts de bâches. Il glissa sur une flaque d'huile, faillit tomber. « Nom de Dieu de sale trou », jura-t-il. Il rageait, en proie à une colère démesurée — sans cause apparemment. Il s'arrêta, s'essuya le front avec sa manche, brutalement. « Que diable m'ar-rive-t-il ? »

« Vous autres officiers cadets, est-ce que vous recevez tout le whisky qu'il vous faut ? » avait demandé le général. Quelque chose, à cette question, avait bondi à l'intérieur d'Hearn, mettant ses nerfs à nu. « Qu'a-t-il voulu dire, Cummings ? »

Il reprit sa marche le long du couloir. L'office chargé des magasins se trouvait tout au bout du passage, dans Une cabine de moyenne dimension. L'endroit était encombré d'un assortiment de caisses à claire voie, de bouts de planchettes provenant des boites éventrées, de piles de papier qui débordaient d'une corbeille, d'une large table déglinguée fichée dans un coin.

« Etes-vous Kerrigan ? demanda Hearn à l'officier assis contre la table.

 — C'est ça fiston, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? » Kerrigan avait un visage amaigri, plutôt cabossé, et une bouche où manquaient plusieurs dents.

Hearn le regarda un instant, sentant sa colère battre en lui. « Foin de cette merde de « fiston ». Il était surpris par sa propre rage.

« Comme vous voudrez, lieutenant. »

Hearn fit un effort pour se contrôler. « J'ai un canot en bas. Voilà un bon pour des provisions que je voudrais avoir. J'aimerais m'en aller d'ici sans prendre trop de votre temps, ni du mien. »

Kerrigan parcourut la liste. « Pour le mess des officiers, hein, lieutenant ? » Il lut à haute voix, cochant les articles à mesure. « Cinq caisses de whisky, un carton d'huile de salade, un carton de mayonnaise — il prononçait myonèse avec un accent amusé — deux caisses de poulets de conserve, une boîte de condiments, une douzaine de

bouteilles de sauce Worcestershire, une douzaine de bouteilles de chilé, une caisse de sauce tomate… » Il leva les yeux. « C'est une liste modeste. Sobre appétit, que le vôtre, le suppose que demain vous dépêcherez une barque pour ramener deux pots de moutarde. » Il barra de son crayon la plupart des articles. « Je peux vous donner le whisky. Pour le reste — nous ne sommes pas une épicerie.

— Si vous y regardez de près, vous verrez que le bon est signé par Horton au nom du général. »

Kerrigan alluma une cigarette. « Quand le général commandera sur ce bateau, je me mettrai en quatre pour lui. » Il regarda Hearn d'un air joyeux. « Un des hommes à Horton, un capitaine ou quelque chose dans ce genre, a emmené hier les provisions pour l'état-major de la division. Nous ne sommes pas traiteurs appointés des mess des officiers, vous savez. Vous aurez à prendre vos approvisionnements en gros, et les détailler chez vous. »

Hearn domina son humeur. « Ceci est un achat. J'ai des fonds pour payer la facture.

, — En tant que marine marchande je ne suis pas obligé de vous vendre quoi que ce soit. Et je suis joliment sûr que je ne vous vendrai rien du tout. Si vous voulez du singe, ça oui je peux vous le donner, et à l'œil encore. Mais pour ces petits extras, je vous suggérerais d'attendre l'arrivée d'un bâtiment de guerre. Ça n'est pas mon affaire de vous vendre de la myonèse. » Il gribouilla quelque chose sur le bon. « Si vous portez ça à la cale numéro deux, vous aurez le whisky. Si je n'étais pas tenu à vous le donner, vous ne l'auriez pas eu.

— Eh bien merci, Kerrigan.

— A votre service, lieutenant, à votre service. »

Clignant des yeux, Hearn s'en fut par le couloir. Chavirant sur une levée de lame, le navire lui fit faire une embardée, et il alla s'écraser contre la cloison, se faisant mal à la main dans son effort pour amortir le choc. Il s'arrêta, essuyant de nouveau la sueur sur son front et sur sa bouche.

Il voulait être pendu s'il allait retourner à terre sans les provisions. Le souvenir de Kerrigan souriant raviva sa Colère. Il essaya de sourire à son tour. Il fallait pourtant se discipliner. Kerrigan, après tout, avait eu de la classe ; il était amusant. Il devait y avoir d'autres moyens pour se procurer. les provisions. Et il allait se les procurer. Pas question de se présenter devant le général avec des excuses.

Il arriva à la cale numéro deux, descendit par l'échelle qui menait à la chambre frigorifique, présenta le bon ù l'homme de service.

« Seulement cinq caisses de whisky, hein ? »

Hearn se frotta le menton. Un ulcère des tropiques s'y était formé, et cela cuisait. « Et si on embarquait toute la liste, matelot ? fit-il sèchement.

— Peux pas. Kerrigan l'a barré.

— Dix livres pour vous si vous me donnez cette camelote. »

Le matelot était un homme de petite taille avec un visage soucieux. « Je me ferai attraper. Des fois si Kerrigan me voit charger la marchandise ?

— Il est occupé. Il ne quittera pas son bureau.

— Je peux pas courir le risque, mon lieutenant. Ça se verrait à l'inventaire. »

Hearn se gratta la tête. Une vague de chaleur lui passa dans le dos. c Dites, entrons dans le frigo, je voudrais être au frais. » Ils ouvrirent l'une des lourdes portes de la chambre, passèrent à l'intérieur, parlant debout parmi un amoncellement de dindes, de jambons, de caisses de Coca-Cola. Hearn arracha un morceau de blanc il l'une des dindes, qu'il se mit à manger tout en parlant. « Vous savez bien qu'on ne verrait rien à l'inventaire, improvisait-il. J'ai été dans le trafic, matelot. Il n'y u pas moyen de rendre compte des provisions de bouche.

— Je sais pas, mon lieutenant.

— Vous voulez me dire que Kerrigan n'est jamais venu ici pour se payer un petit quelque chose ?

— C'est comme qui dirait risqué de vous en parler.

— Et si c'était douze livres ? »

Le matelot réfléchit. « Si qu'on disait quinze ? »

Il le tenait maintenant. < Mon prix c'est douze, fit-il d'un ton sec. Je ne marchande pas.

— Ça va, je risque le coup.

— Bravo. » Il arracha un autre morceau de dinde, mangeant de bon appétit. « Préparez la marchandise. Je vais dire à mes hommes de venir la chercher.

— D'accord, mon lieutenant, mais faisons vite, pas ? »

Hearn gagna le pont, se pencha sur la lisse, cria à ses trois hommes dans le canot de monter à bord. Quand ils eurent escaladé l'échelle de corde il les mena à la cale, et chacun d'eux se chargea d'une caisse. Après trois voyages le whisky, les poulets de conserve et les divers condiments se trouvèrent sur le pont, et quelques minutes plus tard le filet de charge déposa le tout dans le canot. Hearn paya au matelot ses douze livres. « Allons-y les gars, démarrons ! » cria-t-il. A présent que la transaction était bouclée, il craignait l'apparition inopinée de Kerrigan. Ils dégringolèrent dans "le canot, et Hearn jeta une bâche sur les provisions.

Ils étaient sur le point de déborder, quand il aperçut Kerrigan qui se penchait sur la lisse. « Si ça ne vous fait rien, lieutenant, hurla-t-il, j'aimerais jeter un coup d'œil sur ce que vous emportez ! »

Hearn sourit. « Moteur en marche ! » commanda-t-il à l'homme de barre. Il leva la tête, montra un visage inexpressif à Kerrigan. « Trop tard, mon vieux ! » cria-t-il. Mais le moteur toussa, cracha, puis mourut. Voyant ça, Kerrigan enjamba la lisse et se mit à descendre le long du mur.

« Démarrez ce moteur ! » cria Hearn furieusement. Il foudroya du regard l'homme de barre. « Allez-y ! »

Le moteur cracha de nouveau, toussa un instant, puis son régime se stabilisa. En poupe, le remous se fit ferme sous le battement de l'hélice. Kerrigan était à mi-chemin sur l'échelle de corde. « Ça va, allons-y ! » cria Hearn.

Le canot déborda lentement, laissant Kerrigan en panne au milieu de l'échelle. Accoudés sur la lisse, des matelots se mirent à rire en le voyant reprendre sa grimpée. « A bientôt, Kerrigan ! » cria Hearn. Il était joyeux. « Crénom, timonier, dit-il à l'homme de barre, c'était bien le moment de nous flanquer dans le pétrin avec ce maudit moteur, » L'embarcation se soulevait avec régularité en coupant les vagues de traverse. « Je regrette, mon lieutenant, fit l'homme de barre.

— Ça va. » Il se sentait relâché, extrêmement relâché par comparaison avec son état de tension pendant le chargement. Il nota avec surprise à quel point ses vêtements étaient trempés. Une poussière d'eau débordait la rampe devant et Hearn s'y porta, se laissant arroser par l'embrun. Au-dessus de lui le soleil forçait les nuages qui se repliaient sur eux-mêmes comme* des feuilles de papier au contact d'une flamme. Une fois de plus il se tamponna le front. Le col de sa chemise lui faisait l'impression d'une corde imbibée d'eau et passée à son cou.

« Bon, douze livres n'est pas mal du tout, pensa-t-il en souriant. Kerrigan se serait fait payer au moins quinze livres pour ces commissions, sinon vingt. » Ce Kerrigan s'était montré un âne, et le général aussi était un âne. Cummings espérait qu'il ramènerait tout juste le whisky. Evidemment. La veille, Horton, parlant d'un certain commissaire de bord, avait dit : « Ce fils de garce refuse de donner le moindre coup de main. » Et ce commissaire de bord était Kerrigan.

Le général l'avait envoyé chercher ces petits extras pour le mess alors que, de toute évidence, c'était l'affaire de l'un des officiers de la section d'Horton. Mais il fallait croire qu'il avait pressenti les motifs du général, car sinon pourquoi aurait il piqué une rage aux insolences de Kerri-an et pris la peine de graisser la patte au matelot ? Ainsi, one, le général affectait bel et bien son comportement. Il s'assit sur la bâche qui recouvrait les provisions, ôta sa chemise, s'essuya le torse, puis, gardant sa chemise à la main, il alluma une cigarette.

Après l'atterrissage, il fit transporter les provisions sur la camionnette et s'en retourna au bivouac avec ses hommes. Il y arriva avant midi, se rendit à la tente du général pour lui faire son rapport, savourant l'idée de le décevoir — mais le général n'y était pas. Hearn s'assit sur une cantine, examinant la tente avec déplaisir. Rien n'y était changé depuis que, le matin, Clellan y avait travaillé, et dans le soleil qui filtrait à travers les rabats tout sous la tente était rectangulaire, inaccueillant, carré, sans le moindre signe d'une présence humaine. Le plancher était immaculé, la table nette, la couchette nettement bordée. Hearn soupira, sentant une vague inquiétude remuer en lui. — Depuis cette nuit particulière.

Le général lui serrait la vis. Ce qu'il lui faisait faire pouvait être accompli assez facilement. Il se rendit compte que, d'une certaine façon, Cummings le connaissait mieux qu'il ne se connaissait lui-même. Les tâches qu'il lui confiait, il les exécutait alors même qu'il lui fallait agir en salaud, mais chaque fois qu'il avait agi en salaud il lui devenait un peu plus facile de recommencer. Assez original. Cette affaire avec Kerrigan prenait encore un autre aspect. Quand on y regardait froidement, cela revenait à suborner un homme, à passer en fraude des provisions, et à suer dans son pantalon en attendant que tout soit fini. D'un autre point de vue, ceci était le genre de combine où son père se serait trouvé à l'aise. « Tout homme a son prix, il y a plus d'un moyen pour dépouiller un lièvre. » Oh ! il y avait bien des platitudes pour y parer, mais le général était en train de lui montrer qu'il n'était même pas supérieur à des platitudes. Tout cela n'était qu'une répétition à variantes de cette affaire de foyer pour officiers.

« Vous oubliez, Robert, qu'il y a ce qu'on appelle les dispenses papales. » Parfait, adieu les dispenses. Il n'était qu'un sous-lieutenant pris dans le compresseur, pas plus capable qu'aucun autre officier de la division de se main tenir dans sa propre trajectoire avec un peu de dignité, un peu de réserve. Si cela devait continuer longtemps, ses réactions deviendraient automatiques, inspirées par la crainte. De façon ou d'autre, on ne gagnait jamais quand on était sous la coupe du général. Même la nuit où ils avaient joué aux échecs, c'était lui et non pas Cummings qui avait piqué une crise ; c'était lui qui, allongé sur sa couchette, avait pataugé dans la vase et dans les plaies de ses souvenirs.

« Vous autres officiers cadets, est-ce que vous recevez tout le whisky qu'il vous faut ? » Que diable a-t-il voulu dire par là ? Obéissant à une impulsion, il ouvrit le coffre à liqueurs du général et examina les bouteilles débouchées. Il savait que Cummings buvait chaque soir entre un et deux pouces de Scotch, et que, avec une curieuse pingrerie, il marquait au crayon le niveau de la bouteille avant de la remettre en place. Hearn, qui s'en était rendu compte avec amusement, estima que ce petit trait ne manquait pas d'intérêt parmi toutes les contradictions qu'il trouvait au général.

Mais, aujourd'hui, le niveau de la bouteille de Scotch était au moins de deux pouces et demi au-dessous du trait de la veille. Cummings s'en était aperçu le matin, et l'avait réprimandé d'avoir bu à ses frais. « Vous autres officiers cadets, est-ce que vous recevez tout le whisky qu'il vous faut ? » Seulement, c'était absurde : Cummings connaissait son monde mieux que cela.

C'aurait pu être Clellan. Cela se pouvait. Il était cependant peu probable que Clellan compromit une sinécure comme celle d'être l'ordonnance du général, pour un coup de whisky. De plus, Clellan était assez malin pour démarquer lui même le niveau de la bouteille s'il lui avait pris d'y siffler.

Tout d'un coup Hearn eut l'image d'un Cummings assis sous sa tente à l'heure de se coucher, examinant avec attention l'étiquette de sa bouteille de whisky ; il le voyait prenant son crayon, réfléchissant une seconde, puis remettant la bouteille en place sans l'avoir marquée. Quelle avait été l'expression de son visage à ce moment-là ?

Ceci n'était plus drôle du tout. Pas après la tente du foyer et les fleurs et Kerrigan. Jusqu'à ce petit épisode Hearn avait pu considérer les bouffonneries du général comme les produits de son intense et retors appétit ; c'était, d'une certaine manière, quelque chose comme un badinage entre amis. Mais ceci était pervers. Et effrayant — un peu. Malgré toutes ses préoccupations, malgré tout le poids de ses soucis, Cummings avait trouvé le temps de tramer ces machinations, de se décharger d'une parcelle de la grande frustration qui le travaillait.

Dans ce moment Hearn avait compris que c'était en cela que, fondamentalement, leurs relations avaient toujours résidé. Il avait été l'animal favori, le chien-chien du maître, gâté et choyé, truffé de douceurs — jusqu'à ce qu'il eût la présomption de mordre la main qui le caressait. Et, depuis, Cummings était torturé par le sadisme particulier que la plupart des gens se sentent capables de nourrir seulement à l'endroit d'un animal. Il avait servi de diversion au général, et il en souffrait avec une profonde et muette colère qui lui venait en partie de la conscience qu'il avait d'avoir consenti à jouer son rôle de chien, d'avoir même eu des rêves de chien, soigneuse-f ment refoulés, le rêve d'égaler un jour son maître. Et même cela, Cummings l'avait probablement compris — et il s'en était amusé.

Il se souvint d'une histoire que Cummings lui raconta à propos d'un fonctionnaire au département d'Etat à la guerre, que l'on renvoya après avoir planté de la littérature communiste dans les tiroirs de son bureau.

« Je m'étonne que cela ait réussi, avait dit Hearn. Vous dites que tout le monde savait que cet homme était sans malice.

— Ces choses réussissent toujours, Robert. Vous n'avez pas la moindre idée combien le Grand Mensonge est efficace. Votre homme moyen n'ose jamais supposer que les hommes au pouvoir possèdent toutes les sales impulsions qu'il a lui, avec cette différence qu'eux savent mieux s'y prendre pour les satisfaire. De plus, personne ne peut jurer de sa propre innocence. Nous sommes tous des coupables, voilà la vérité. Le bonhomme en question avait fini par se demander si, après tout, il n'avait pas appartenu au parti. Pourquoi, pensez-vous, Hitler a-t-il été capable de rester impuni si longtemps ? Les diplomates, avec leur mentalité primitive, ne pouvaient simplement pas croire qu'il ne jouait point le vieux jeu sous un nouveau maquillage. Il a fallu des observateurs comme vous et moi pour voir qu'il était l'interprète de l'homme du xxe siècle. »

Certes, Cummings eût été parfaitement capable de planter lui-même cette littérature communiste s'il l'avait cru nécessaire. Tout comme il avait fignolé l'étiquette de sa bouteille de whisky. Mais il n'allait pas se laisser 111 : l'nœuvrer comme une pièce sur l'échiquier du général. Oui, pas de doute, il avait servi de diversion à Cummings.

Il promena son regard par la tente. Il serait plaisant de l'attendre, pour lui annoncer que les provisions avaient été amenées conformément aux ordres ; mais c'eût été un maigre plaisir, et Cummings s'en serait rendu compte. « Vous avez dû vous donner un peu de mal, n'est-ce pas, Robert ? » aurait-il dit. Il alluma une cigarette et se dirigea vers la corbeille à papiers pour y jeter son allumette.

La voilà, la réaction instinctive — ne jetez pas d'allumettes sur le plancher du général. Il s'immobilisa. Il y avait une limite au-delà de laquelle il ne permettrait pas au général de le pousser en rond.

Le propre plancher. Quand on y regardait objectivement, sans le halo des simagrées militaires, cela devenait absurde, pervers, révoltant.

Il laissa tomber l'allumette près de la cantine, puis, son cœur battant stupidement, il jeta sa cigarette bien au centre du plancher immaculé, l'écrasa brutalement du talon, et resta là à le regarder avec stupéfaction et un orgueil agité.

Que Cummings voie ça. Qu'il le voie.

Vers le milieu de la journée l'air était devenu suffocant sous la tente. Le commandant Binner essuya ses verres pris dans une monture d'acier, toussa tristement, et enleva un filet de sueur au coin de sa tempe impeccable. « C'est une affaire sérieuse, sergent, dit-il paisiblement.

— Oui mon commandant, je le sais. »

Le commandant Binner regarda du côté du général, tambourina le dessus de sa table, puis reporta ses yeux sur le soldat qui se tenait devant lui au garde-à vous. A quelques pas de là, près de l'un des montants de la tente, Cummings allait et venait sur place.

« Si vous nous donnez les faits, sergent Lanning, cela sera d'un gros poids dans votre conseil de guerre, dit Binner.

— Mon commandant, je ne sais pas quoi vous dire, protesta Lanning. C'était un homme plutôt râblé, avec des cheveux blonds et des yeux d'un bleu pâle.

— Les faits suffiront, fit Brinner de sa triste et traînante voix.

— Eh bien, nous sommes allés en patrouille, et puisque nous avons été au même endroit avant-hier je me suis dit que ça ne rimait à rien.

— Etait-ce à vous de juger ?

— Non, mon commandant, pas à moi, mais les hommes n'étaient pas bien heureux, alors quand nous avons eu fait la moitié du chemin j'ai dit à mon escouade de s'asseoir dans une petite clairière, et après une heure d'attente nous sommes rentrés et j'ai fait mon rapport.

— Et le rapport était complètement faux, entonna Binner. Vous avez dit que vous aviez patrouillé en un endroit… jusques à un endroit que vous n'avez pas atteint à un mille près. »

Au milieu de sa colère Cummings éprouva un doux mépris pour la façon dont Binner avait estropié sa phrase.

« Oui, mon commandant, c'est juste, dit le sergent Lanning.

— Et c'est précisément ainsi que l'idée, vous en est venue, spontanément pour ainsi dire ? »

Cummings se retint d'interrompre l'interrogatoire pour le faire activer.

« Je ne comprends pas, mon commandant, dit Lanning.

— Combien de fois avez-vous abandonné vos patrouilles ? demanda Binner tristement.

— Ç'a été la première fois, mon commandant.

— Quels autres sergents dans votre compagnie ou dans votre bataillon ont fait des rapports faux ou trompeurs ?

— Aucun, mon commandant. Je n'en ai jamais entendu parler. »

Le général s'approcha de lui tout à coup, le regard furibond. « Lanning, est-ce que vous voulez rentrer en Amérique, nu voulez-vous pourrir ici dans un camp de prisonniers ?

— Mon général, bégaya Lanning, il y a trois ans que je suis dans mon unité, et…

— Peu importe que vous ayez été vingt ans avec nous. Quels autres sergents faisaient de faux rapports de patrouilles ?

— Je n'en connais aucun, mon général !

— Avez-vous une fiancée ?

— Je suis marié, mon général.

— Est-ce que vous voulez revoir votre femme ? »

Lanning rougit. « Elle m'a quitté il y a un an, mon

général. »

Le général se détourna, faisant crisser ses chaussures. « Commandant, traduisez demain cet homme devant le conseil de guerre. » Il s'arrêta sur le seuil. « Lanning, je vous préviens, vous ferez mieux de dire la vérité. Je veux le nom de chaque sous-officier de votre compagnie qui s'est livré à ce trafic.

— Je n'en connais aucun, mon général. »

Cummings sortit à grands pas dans le bivouac. Sa rage impuissante lui coupait les genoux. Le nerf de ce Lanning. « Je n'en connais aucun, mon général. » Le front entier était fait de sous-officiers comme lui, et il y avait gros à parier que les trois quarts de leurs rapports étaient faux ; même les officiers en ligne maquillaient probablement leurs patrouilles. Et le pire était qu'il n'y pouvait rien. S'il faisait traduire Lanning en conseil de guerre la sentence serait révisée, et il deviendrait notoire dans tout le Pacifique du sud que l'on ne pouvait pas compter sur ses hommes. Même si Lanning lui disait quels étaient les autres sous-officiers, il ne pourrait pas prendre les mesures „qui s'imposaient. Leurs remplaçants seraient probablement pires. Mais plutôt se faire damner que de renvoyer Lanning dans son unité sans l'avoir puni. Le faire périr comme un fruit sur la branche. On pourrait attendre que la campagne soit finie (si jamais elle finit) avant de le traduire en jugement, et entre temps on le soumettrait à toutes sortes d'interrogatoires, on lui ferait toutes sortes de promesses, jour après jour. Il marchait à grands pas, éperonné par sa colère qui se repaissait d'elle-même. Si Lanning résistait à ce traitement, il y avait d'autres moyens pour le briser. Et dût-il frotter le nez de ses hommes dans la boue, il allait leur apprendre que, pour eux, le moindre mal consistait à gagner la campagne. Ils aimaient leurs bivouacs, n'est-ce pas ? Eh bien, il y avait des méthodes pour y mettre bon ordre. Il pouvait y avoir dès le lendemain un mouvement général dans un sens ou dans un autre, des alignements de quelques centaines de mètres — avec de nouveaux trous à creuser, de nouvelles enceintes de fil barbelé à construire, de nouveaux assemblages de tentes. Et s'ils recommençaient à poser des chemins de caillebotis, à perfectionner leurs latrines, il y aurait d'autres mouvements à la clef. C'était ce génie, américain pour l'amélioration des domaines immobiliers : bâtissez-vous des maisons, prenez-y de l'embonpoint, et mourez-y.

La discipline doit être resserrée à l'échelle de toute la division. Si d'aucuns tiraient au flanc en patrouille, alors d'autres simulaient des maladies à l'hôpital. Il se promit d'envoyer un mémo à l'hôpital de campagne pour y débusquer les cas douteux. Il y en avait absolument trop qui vivaient dans le coton, qui résistaient et dérogeaient à son autorité. Oh ! ils eussent été plus heureux sous un autre général, un boucher qui aurait inutilement gaspillé leurs vies. Parfait, s'ils ne se ranimaient pas avant peu, ils ne tarderaient pas d'avoir leur boucher. Ça n'est pas ce qui manquait, les manieurs de cognée militaires.

Il rentra chez lui, furibond. Quelque chose, dans sa tente, avait changé depuis que Clellan y avait fait le ménage. Il tourna sur lui-même, examinant la place avec la sensation d'une angoisse immodérée.

« Dieu ! » Le mot lui échappa, mi-grognement et mi-exclamation. Une lancinante douleur mêlée de crainte lui traversa la poitrine. Une allumette et un mégot traînaient au centre du plancher, réduits en pâte, en un vilain excrément fait de cendre noire, de papier souillé, et de tabac brunâtre.

Il y avait aussi un mot pour lui, sur son bureau, qu'il venait seulement de remarquer :

Mon Général,

Vous ai attendu en vain. J'ai ramené les provisions comme indiqué.

Hearn.

C'était donc Hearn qui avait sali son plancher. Naturellement. En proie à un intense dégoût, il ramassa l'allumette et le mégot, les jeta dans la corbeille à papiers, puis éparpilla du pied une trace de cendre restée sur le plancher. Malgré lui, encore qu'il exécrât l'odeur de la cigarette éteinte, il se mit à renifler ses doigts.

Quelque chose avait réagi dans la profondeur de ses entrailles, et un spasme de diarrhée le couvrit de sueur. Il décrocha l'écouteur de son téléphone de campagne, fil un tour de manivelle. « Trouvez Hearn et envoyez-le-moi », murmura-t il. Puis, comme on se masse un muscle engourdi, il se frotta avec vigueur le côté gauche du visage.

Faire cela. Sa rage commençait seulement de fonctionner ; une furieuse, une incontrôlable colère durcit sa bouche, accéléra les battements de son cœur, et lui picota le bout des doigts. Presque insupportable. Il ouvrit son réfrigérateur et se versa un verre d'eau, qu'il vida par de courtes et fiévreuses gorgées. Il y eut, le temps d'une seconde, loin derrière le courant de sa rage, un bizarre mélange d'écœurement et de* peur peut-être, et quelque chose d'autre encore, une curieuse et trouble excitation, une sorte de soumission momentanée — comme s'il eût été une jeune fille qui se dévêt à la vue d'une foule d'étrangers. Mais sa rage reprit le dessus, s'épandant par tout son être, coagulant les conduits de ses émotions, le laissant en proie à une intolérable fureur. Si, dans ce moment, il avait tenu un animal entre ses mains, il l'eût étranglé.

Et une peur d'un autre genre, évidente, manifeste, se greffait là-dessus : ce que Hearn avait fait équivalait à un attentat sur sa personne. Cummings y voyait le symbole de l'indépendance de ses troupes, de leur résistance à sa volonté. La crainte, le respect qu'il inspirait à ses soldats, n'étaient plus qu'une admission purement formelle du pouvoir qu'il avait de les punir — et cela ne suffisait pas. L'autre espèce de crainte, la crainte irraisonnée où se concrétisait l'immensité de son pouvoir, y faisait défaut ; et le fait de contrarier son pouvoir constituait effectivement une forme de sacrilège. Le mégot sur le plancher prenait l'aspect d'une menace, d'un déni dirigés contre sa personne, tout comme la défection de Lanning ou une attaque japonaise sur ses lignes, et il devait y faire face directement et impitoyablement. Plus longtemps on tolérait cette résistance, et plus tenace elle devenait. Elle devait être annihilée.

« Vous voulez me voir, mon général ? » C'était Hearn qui pénétrait sous la tente.

Cummings se tourna lentement et le regarda. « Oui, asseyez-vous, j'ai à vous parler. » Sa voix était égale et froide. Hearn présent, sa colère devint incisive, contrôlable. un instrument d'action. Il alluma une cigarette, posément, la main ferme, exhala sans hâte. « Il y a longtemps que nous n'avons pas eu une petite conversation, Robert.

— Oui mon général, il y a longtemps. »

Depuis la nuit des échecs. Et tous deux ils en étaient conscients. Cummings surveillait Hearn avec répugnance. Hearn était l'incarnation de la seule erreur, de la seule indulgence qu'il se fût jamais permise, et depuis lors sa présence était devenue intolérable. « Ma femme est une garce, Robert. » Il se crispa à ce souvenir, révolté à l'idée de cette faiblesse passagère.

Maintenant Hearn était devant lui, étalé sur la chaise de camp, son grand corps moins détendu qu'il ne semblait, ses lèvres serrées, son regard froid à la recherche du sien. Il y eut un temps où il avait cru voir quelque chose en Hearn, une intelligence assertie à la sienne, une aptitude pour l'exercice du pouvoir, cet appétit particulier qui donnait un sens à la vie ; mais il s'était trompé. Hearn était le vide ; un vide habillé de réactions et d'irritations superficielles. Pas de doute qu'il ait écrasé la cigarette sous la poussée d'une impulsion.

« Je vais vous faire un sermon, Robert. Jusqu'à cet instant Cummings n'avait pas eu la moindre idée de la manière dont il allait procéder. Il s'était fié à ses instincts. Et c'était bien là la façon de s'y prendre : encadrer la chose de sauce intellectuelle, faire que Hearn s'y englue et ne s'aperçoive pas que l'épilogue approche.

Hearn alluma une cigarette. « Oui, mon général ? » Il tenait l'allumette à la main, et tous deux la regardaient. Il y eut une pause, tout à fait perceptible, avant que Hearn, ayant tâté l'allumette entre ses doigts, l'eût déposée dans un cendrier.

« Vous êtes remarquablement soigneux », dit Cummings aigrement.

Hearn leva les yeux, chercha ceux du général, pesa prudemment sa réponse. « Education de famille », fit-il brièvement.

« Voyez-vous, il me semble qu'il y a de certaines choses, Robert, que vous auriez pu apprendre chez votre père.

— Je ne savais pas que vous le connaissiez, dit Hearn paisiblement.

— Je connais le type. » Il se raidit : maintenant l'autre question, pendant que Hearn n'y était pas préparé. « Vous êtes-vous jamais demandé, Robert, pourquoi nous sommes en guerre ?

— Est-ce que vous voulez une réponse sérieuse, mon général ?

— Oui. »

Hearn se pétrit la cuisse avec ses larges mains, t Je ne sais pas, je n'en suis pas sûr. Je suppose que, malgré toutes les contradictions, le droit — objectivement parlant — se trouve de notre côté. C'est-à-dire en Europe. Ici, en ce qui me concerne, c'est le coup de dés impérialiste. Ou bien C'est nous qui dépouillons l'Asie, ou c'est le Japon. Et je m'imagine que nos méthodes seraient un peu moins dramatiques que les leurs.

— Est-ce là votre contribution ?

— Je ne prétends pas lire l'histoire a l'avance. Je serai prêt à vous donner la vraie réponse dans un petit siècle. » Il haussa les épaules. « Je m'étonne que vous cherchiez à connaître mon opinion, mon général. » Ses yeux redevinrent paresseux, d'une indifférence étudiée. Hearn avait de la tenue, c'était indéniable.

« Il me semble, Robert, que vous pouvez mieux que ça.

— Soit, je peux. Il y a une osmose dans la guerre, appelez ça comme vous voulez, qui fait que les vainqueurs revêtent toujours le… le, eh, le harnachement du vaincu. Il se pourrait fort bien que nous devenions fascistes après la victoire, et alors la réponse devient vraiment tout un problème. » Il tira sur sa cigarette. « Je ne m'engage pas dans des spéculations de longue haleine. Faute d'idées plus nettes, je suppose seulement que c'est une mauvaise affaire que de faire occire des millions d'êtres parce qu'un farceur quelconque prétend faire aboutir son petit système.

— Non pas que vous vous en souciez réellement, Robert.

— Probablement pas. Mais tant que vous ne m'avez pas fourni une idée qui remplace celle-ci, je m'y cramponnerai. »

Cummings lui décocha un sourire. Sa colère s'était transformée en une froide et efficace résolution. Hearn tâtonnait au hasarc}, cela se voyait. Chaque fois qu'il lui arrivait de chercher ses idées il était visiblement mal à son aise, visiblement préoccupé d'éviter la moindre conclusion.

Hearn parut absorbé pendant un instant. « Nous nous dirigeons vers une centralisation toujours plus accrue, et je ne vois pas comment, en Amérique, la gauche peut gagner cette bataille. Il m'arrive parfois de penser que c'est Gandhi qui est dans le vrai. »

Cummings rit à -haute voix. « Vous auriez eu du mal à choisir un personnage moins réaliste. Résistance passive, voyez-vous. Vous seriez parfait dans ce rôle. Vous et Clellan et Gandhi. »

Hearn se redressa un peu sur sa chaise. Redevenu agressif dans un ciel d'où les nuages avaient disparu, le soleil étincelait cruellement au-dessus du bivouac, faisant ressortir les ombres sous les rabats de la tente. A une centaine de mètres de là, sur une pente recouverte d'une maigre verdure, Cummings pouvait apercevoir une file de deux cent cinquante hommes qui pataugeaient dans l'attente du rata.

« Il me semble, dit Hearn, que Clellan est plutôt votre genre. Et pendant que nous y sommes, vous pourriez lui dire que les fleurs c'est votre idée. »

Cummings rit de nouveau. Ainsi, donc, cela a marché. Il écarquilla les yeux, conscient de l'effet que produisait son regard nu et blanc, puis il se frappa le genou avec une hilarité factice. « Est-ce que vous recevez tout le whisky qu'il vous faut, Robert ? » Mais oui, c'est à cause de cela que Hearn avait écrasé la cigarette sur le plancher.

Hearn ne répondit pas, mais il y eut un tremblement perceptible dans ses mâchoires.

Cummings se carra sur sa chaise, jouissant de la situation. « Nous nous égarons un peu. J'allais vous expliquer la guerre.

— C'est ça, si vous me l'expliquiez. » Tranchante, un rien désagréable, sa voix dénotait une trace d'irritation.

« J'aime à l'appeler processus d'énergie historique. Certains pays possèdent une puissance latente, des ressources latentes : ils regorgent d'énergie potentielle pour ainsi dire. Et cela, certains grands concepts peuvent le débloquer, l'exprimer. L'énergie cinétique d'un pays est son organisation, la coordination de ses efforts, votre épithète — le fascisme. » Il déplaça légèrement sa chaise. « Historiquement, le but de cette guerre est de traduire l'énergie potentielle de l'Amérique en énergie cinétique. Le concept fasciste, bien plus solide que le concept communiste quand on y regarde de près parce qu'il est fermement ancré dans la nature réelle de l'homme, s'est tout bonnement manifesté dans un pays qui n'y était pas prêt, un pays qui ne possède pas assez de puissance potentielle intrinsèque pour lui donner tout son essor. Avec les frustrations fondamentales dues aux moyens physiques limités, les excès étaient inévitables en Allemagne. Mais le rêve, le concept, étaient parfaitement sains. » Il se tamponna la bouche. « Comme vous ne l'avez pas si mal dit, Robert, il y a là un processus d'osmose. L'Amérique absorbera ce rêve, elle est en train de l'absorber. Quand on a créé de la puissance, du matériel, des armées, cela ne dépérit pas de soi-même. Notre vacuité, en tant que nation, s'emplit de puissance libérée, et je puis vous affirmer que nous avons quitté les arrière-eaux de l'histoire.

— Nous devenons destinée, pas ? dit Hearn.

— Précisément. Les courants, une fois libérés, n'iront pas en se résorbant. S'en écarter, équivaut à tourner le dos à la vie. Croyez-moi, j'ai étudié mon problème. Tout au cours du siècle dernier l'ensemble du processus historique tendait vers une consolidation toujours plus grande du pouvoir. Pouvoir physique pour ce siècle-ci, une extension de notre univers, et un pouvoir politique, une organisation politique pour y faire face. En Amérique les hommes au pouvoir, je puis vous le dire, deviennent, pour la première fois dans notre histoire, conscients de leurs buts véritables. Voyez. Après la guerre notre politique extérieure deviendra bien moins travestie, bien moins hypocrite qu'elle n'a jamais été. Nous n'allons plus couvrir les yeux de la main gauche, tout en armant notre droite de la griffe impérialiste. »

Hearn haussa les épaules. « Vous croyez que les choses se feront si aisément que cela ? Sans opposition ?

— Avec bien moins d'opposition que vous ne pensez. Le seul axiome que vous me semblez avoir acquis au collège, c'est que chacun est malade et corrompu. Et cela est raisonnablement vrai. Seuls les innocents sont sains, et l'homme innocent est d'une race qui s'éteint. Laissez-moi vous dire que, dans sa presque totalité, l'humanité est morte, n'attendant qu'à être exhumée.

— Et les rares privilégiés ?

— Quelle est, d'après vous, l'aspiration la plus profonde de l'homme ? »

Hearn sourit, son regard tâtant celui de Cummings. « Une bonne paire de fesses, probablement. »

La réponse écorcha la peau de Cummings, levant des fourmillements dans sa chair. Absorbé dans la discussion, exclusivement préoccupé de développer sa thèse, il avait momentanément oublié Hearn, et l'obscénité de celui-ci déclencha en lui de petits remous d'angoisse, ravivant sa colère.

Mais, pour le présent, il ignora Hearn. « J'en doute.

Une fois de plus Hearn haussa les épaules. Son silence fut désagréablement éloquent.

Il y avait quelque chose d'inapprochable dans Hearn, d'insaisissable, qui avait toujours piqué Cummings, qui l'avait toujours irrité subtilement. La fosse vide, où l'homme aurait dû se trouver. Pouvoir éveiller une trace d'émotion dans Hearn — il le désirait en ce moment avec une tension qui lui bloquait les mâchoires. Des femmes eussent souhaité d'exciter son amour, mais quant à lui Cummings — voir Hearn effrayé, le voir pris de honte ne fût ce que pour un instant.

Il continua de parler, la voix calme et neutre. « L'homme moyen se voit toujours par rapport à d'autres hommes en termes d'infériorité ou de supériorité. Les femmes n'y jouent aucun rôle. Elles ne sont qu'un index, une jauge parmi d'autres jauges pour servir de mesure à la supériorité.

— Vous avez trouvé ça tout seul, mon général ? C'est une analyse impressionnante. »

Le sarcasme d'Hearn l'agaça de nouveau. « Je suis persuadé, Robert, que vous en connaissez l'ABC ; mais vous n'avez pas su en approfondir le sens. Votre savoir s'arrête là, sur quoi vous revenez à votre point de départ puis recommencez à nouveau, La vérité qui en découle est que l'homme a eu, depuis ses tout premiers pas, une seule grande vision brouillée d'abord par les exigences et les cruautés de sa lutte contre les forces de la nature, et plus tard, quand il a commencé de conquérir la nature, par les luttes économiques. Aussi cette vision s'est enlisée, elle s'est déviée de sa course, mais nous entrons dans une époque où nos techniques nous mettront en état de la réaliser. » Il exhala lentement la fumée de sa cigarette. « L'erreur commune a été de considérer l'homme comme quelque chose entre la brute et l'ange. Au fait, l'homme oscille entre la brute et Dieu.

—  L'aspiration la plus profonde de l'homme est l'omnipotence ?

— Oui. Ça n'est pas la religion il va sans dire, ça n'est pas l'amour, ça n'est pas la spiritualité. Autant de mouillettes dont nous nous gorgeons quand les limitations de notre existence nous détournent de notre grand rêve : celui d'égaler Dieu. Quand nous arrivons en ruant au monde, nous sommes Dieu : l'univers est la limite de nos sens. Et quand nous prenons de l'âge, quand nous découvrons que nous ne sommes pas l'univers, nous traversons le plus grand traumatisme de notre existence. »

Hearn se toucha à l'endroit du col. « Je dirais que notre aspiration la plus profonde est l'omnipotence, voila tout.

— Et aussi la vôtre, que vous l'admettiez ou non. »

L'ironie adoucit un peu la voix tranchante d'Hearn.

« Quels sont les préceptes moraux que je suis censé tirer de tout cela ? »

La tension de Cummings subit un changement. Il avait éprouvé une profonde satisfaction en exposant ses idées, un plaisir indépendant des autres préoccupations ayant motivé ce débat avec Hearn. « Je me suis efforcé de vous faire comprendre, Robert, que la seule morale de l'avenir est une morale du pouvoir, et que celui qui ne sait pas s'y ajuster est un homme perdu. Il y a une chose à propos du pouvoir : il ne peut s'exercer que de haut en bas. Si des velléités de résistance se manifestent aux paliers intermédiaires, il suffit, pour la réduire en cendres, d'augmenter la pression vers le bas. »

Hearn regarda ses mains. « Nous ne sommes pas encore dans l'avenir,

— Vous pouvez considérer l'armée comme une avant-première de l'avenir, Robert. »

Hearn consulta sa montre. « Il est temps d'aller au rata. » Dehors la terre était presque blanche sous l'éclat surchauffé du soleil.

« Vous irez au rata quand je vous aurai congédié.

—  Oui, mon général. » Il racla le plancher avec la semelle de sa chaussure, lentement, le regard paisible et un peu dubitatif.

« C'est vous qui avez jeté un mégot sur mon plancher, n'est-ce pas ? »

Hearn sourit. « Je me suis bien imaginé que ceci allait être le terme de tout ce discours.

— Vous avez trouvé votre geste bien simple, n'est-ce pas ? Vous n'aimiez pas certaines de mes attitudes, et vous vous êtes laissé aller à un accès enfantin de mauvaise humeur ? Mais c'est un genre de choses qu'il me déplaît de tolérer. Tout en parlant, il agita légèrement sa main qui tenait une cigarette à moitié consumée. « Si je jetais ceci par terre, le ramasseriez-vous ?

— Je pense que je vous dirais d'aller au diable.

— Je me le demande. Je vous ai manifesté de l'indulgence depuis trop longtemps. Vous ne pouvez vraiment pas croire que je suis sérieux, n'est-ce pas ? Supposons que vous compreniez que si vous ne ramassez pas ce mégot je vous fais traduire en conseil de guerre, avec la perspective de vous faire passer cinq années derrière les barreaux.

— Je me demande si vous en avez le pouvoir.

— Je l'ai. Cela me causerait pas mal de difficultés, votre conseil de guerre serait revisé, il se pourrait que cela fasse un tout petit peu de grabuge après la guerre, cela pourrait même me nuire personnellement, mais ma décision serait approuvée. Il faudra bien qu'elle le soit. Même si vous gagniez en fin de compte, vous auriez fait entre-temps un ou deux ans de prison au moins.

— Ne pensez-vous pas que c'est un peu raide ?

— Très raide. Il le faut. » Il y avait le vieux mythe de l'intercession divine. « Vous avez blasphémé, et la foudre vous a frappé. C'est cela qui est raide. Si la punition devait être proportionnée à l'offense, c'est alors que le pouvoir s'abâtardirait. Seul un pouvoir immense et disproportionné est susceptible de créer un climat de terreur et d'obéissante adéquat. Ceci compris, comment pensez-vous que vous réagirez ? »

Hearn se pétrissait de nouveau la cuisse. < Cela me déplaît. C'est une proposition déloyale. Vous videz notre différend en…

— Vous vous rappelez ce discours que je vous ai fait à propos de l'homme armé d'un pistolet ?

— Oui.

— Il n'y a rien d'accidentel dans le fait que je détienne ce pouvoir ; non plus que dans le fait que vous vous trouviez dans la situation où vous voici. Si vous aviez été moins inconscient, vous n'auriez pas jeté ce mégot. En vérité, vous ne l'auriez pas fait si j'étais un de ces généraux du type conventionnel, tonitruants et bravaches. Vous ne croyez pas du tout que je sois sérieux, voilà tout.

— Peut-être bien que je ne le crois pas. »

Cummings jeta la cigarette aux pieds d'Hearn. « Parfait, Robert, dit-il paisiblement. Supposons que vous ramassiez ce mégot. »

Il y eut une longue pause.. Le cœur de Cummings ahanait douloureusement. « J'espère, Robert, que vous ramasserez ce mégot. Pour votre bien. » Une fois de plus son regard devint fixe.

Et, lentement, Hearn se rendait compte que Cummings ne plaisantait pas : cela se voyait à son expression, cela devenait apparent dans le jeu des émotions, subtiles et contradictoires, qui se succédaient à l'abri de son masque. « Si vous voulez vous amuser », dit Hearn. Pour autant que Cummings put se rappeler, c'était la première fois que sa voix lui parut mal assurée. Après un court instant Hearn se baissa, prit le mégot, et le déposa dans le cendrier. Cummings se fit violence pour soutenir son regard haineux. Il se sentait immensément soulagé.

« Si vous voulez, vous pouvez disposer.

— Mon général, j'aimerais être transféré dans une autre division. » Il alluma une autre cigarette, d'une main qui manquait d'assurance.

« Imaginez que je ne veuille pas y consentir ? » Il était calme, presque serein. Il s'appuya au dossier de sa chaise, son pied tapotant doucement le plancher. * Franchement, je ne tiens pas spécialement à vous garder plus longtemps comme mon aide. Vous n'êtes pas encore prêt à apprécier cette leçon. Je pense que je vais vous envoyer dans les mines de sel. Supposons que vous vous présentiez après déjeuner à la section de Dalleson, et que vous travailliez un temps sous ses ordres.

— Oui, mon général. » Son visage redevint neutre. Il se dirigea vers la sortie de la tente, puis s'immobilisa. « Mon général ?

— Oui ? » Maintenant que c'était fini, il souhaitait que Hearn s'en allât. Sa victoire commençait de perdre de son tranchant : de petits regrets, de délicates petites réserves, lui soulevaient le cœur.

« A moins d'appeler un à un les six mille hommes de la division et de leur faire ramasser vos mégots, comment ferez-vous pour les impressionner ? »

C'était ça qui lui ternissait son plaisir — il s'en rendait compte maintenant. Oui, il y avait cet autre problème, d'une bien plus grande envergure. « J'en viendrai à bout, lieutenant. Je pense que vous ferez mieux de vous occuper de vos propres affaires. »

Hearn parti, Cummings regarda ses mains. « Si des velléités de résistance se manifestent aux paliers intermédiaires, il suffit d'augmenter la pression vers le bas. » La recette est restée sans effet sur la masse des troupes. Il a pu broyer Hearn, il pouvait avoir raison de tout homme pris individuellement, mais autre chose était de briser une résistance collective. Il exhala son souffle, se sentant un peu las. Il devait y avoir un moyen, et il saurait le trouver. Il y eut un temps où Hearn lui aussi lui avait résisté.

Et, réprimée jusqu'à présent, sa joie du succès le stimula, allégeant dans une certaine mesure les meurtrissures et les frustrations des dernières semaines.

Hearn regagna sa tente sans avoir déjeuné. Pendant presque une heure il resta sur sa couchette, le visage enfoui dans les couvertures, brûlant de honte et de dégoût et de rage impuissante. Une atroce humiliation le malmenait et le persiflait. Qu'il allait au-devant des ennuis, cela il l'avait su à partir du moment où le général l'avait fait appeler — mais il l'avait affronté avec la certitude de ne plier point.

Et, cependant, il eut peur de Cummings ; peur, en vérité, dès l'instant où il avait abordé sa tente. Tout son être s'était braqué à l'idée de ramasser le mégot — et il avait obéi, obéi dans un état d'engourdissement d'où sa volonté avait disparu.

« La seule chose qui compte c'est avoir du style. » Il l'avait dit une fois, il avait vécu selon cette règle à défaut d'une autre, elle lui avait servi de guide — presque satisfaisant à ce jour. L'essentiel était de ne permettre jamais, à personne, dans aucune situation fondamentale, de violer votre intégrité. Et voilà que cette situation-ci était fondamentale. Il avait l'impression qu'un kyste immense, sanieux, l'purulent, s'était débridé au-dedans de lui, infectant son sang, circulant par tous les conduits de son corps avec une soudaine et violente impétuosité. Il était mort s'il ne réagissait pas. Pour la première fois de sa vie il douta de ses moyens. Cela était impossible, il fallait faire quelque chose — et il n'avait pas la moindre idée quant à la manière de s'y prendre. L'atmosphère était intolérable sous la tente surchauffée et sans air, mais il se tenait immobile, son large menton fiché dans la literie de sa couchette, ses yeux clos, comme s'il contemplait la somme de ses expériences, la somme des choses apprises et désapprises au cours de sa vie, et qui, libérées enfin, se déchaînaient dans sa chair avec la meurtrière véhémence de tout ce qui a jamais été trop longtemps refoulé.

« Je n'aurais jamais cru que je ramperais devant lui », pensa t-il. C'était là le choc, c'était là la chose si terrible a admettre.

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LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS :