DEUXIEME PARTIE


FORME ET ARGILE

 

Lors des exposés préliminaires qu’il avait faits devant on état-major, le général de brigade Edward Cummings, commandant en chef des troupes dans l’île, avait décrit Anopopéi comme ayant la forme d’un ocarina. L’image était assez exacte. Une haute arête de montagnes traversait dans son axe longitudinal le corps fuselé de l’île, longue de cent cinquante milles environ, large de cinquante. Faisant une saillie presque perpendiculaire au gros de l’île, une péninsule s’avançait en mer sur une vingtaine de milles.

Les forces du général Cummings avaient débarqué sur la pointe de cette péninsule, et en peu de jours elles firent une avance de cinq milles environ. Ayant jailli hors des embarcations d’assaut, la vague initiale avait remonté la plage en courant et s’était retranchée aux approches de la jungle. Les vagues suivantes passèrent outre, s’infiltrant dans la forêt vierge le long des pistes précédemment déblayées par les Japonais. Il y eut peu de résistance pendant un jour ou deux, le gros de l’ennemi s’étant retiré dès le début du bombardement naval. Les premières avances ne furent que légèrement retardées par des embuscades mineures, établies au fond d’un ravin ou en travers d’une piste. Les troupes ne progressaient qu’avec précaution, quelques dizaines de mètres à la fois, dépêchant de nombreuses patrouilles pour reconnaître le terrain. Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il pût être question d’une ligne de front continue. De petits groupes se faufilaient dans la jungle, engageaient de courtes escarmouches contre des groupes encore moins nombreux, puis avançaient de nouveau. L’ensemble du mouvement était progressif, mais chaque unité individuelle avançait sans direction déterminée. Elles étaient comme des fourmis dans la haute herbe, qui s’épuisent à haler des miettes de pain.

Le troisième jour les hommes avaient conquis un champ d’atterrissage japonais. Affaire sans importance — une bande de terre défrichée dans la jungle, d’un quart de mille, avec un petit hangar camouflé sous la broussaille et quelques baraques que les Japonais avaient détruites. Cet exploit fut inclus dans le communiqué du Pacifique, et les speakers de la radio annoncèrent la victoire en queue de leur programme. Les deux sections qui avaient déniché l’aéroport réduisirent au silence l’unique mitrailleuse qui défendait l’éclaircie, puis envoyèrent un message sans-fil au bataillon du Q. G. Les troupes "du général, qui se retranchaient sur des positions de défense pour la nuit, connurent pour la première fois un semblant de cohésion. Le général fit établir sa ligne de front à quelques centaines de mètres derrière le terrain d’aviation, et ce soir-là il put entendre l’artillerie japonaise qui bombardait le champ. Vers le milieu de la matinée suivante ses troupes avancèrent d’un autre demi-mille le long de la péninsule, et une fois de plus le front se scinda en de nombreuses et lentes gouttelettes de mercure.

Il semblait impossible d’y maintenir quelque ordre. Deux compagnies démarraient au matin avec une liaison parfaitement établie entre leurs flancs, et à la tombée du jour elles bivouaquaient à un mille l’une de l’autre. La jungle leur opposait une bien plus grande résistance que les Japonais, et les hommes s’efforçaient de l’éviter chaque fois que cela leur était possible : ils se frayaient des chemins le long des talus, taillaient des pistes dans la broussaille relativement plus lâche qui entourait les îlots de cocotiers, avançaient avec plaisir à travers les rares échappées couvertes d’herbe kunaï. Mais, ces éclaircies, les Japonais les bombardaient à des heures imprévisibles, et les troupes durent finalement les éviter, progressant à l’aveuglette par les incertains passages qu’offraient les endroits les moins touffus de la forêt vierge.

Au cours de la première semaine de la campagne la jungle fut de loin la pire ennemie du général. La division avait été avertie que les forêts d’Anopopéi représentaient un obstacle formidable, mais cette mise en garde n’allégea en rien la tâche des troupes. Dans les parties les plus serrées de la brousse, un homme mettait une heure pour avancer de quelques dizaines de mètres. Au cœur de la forêt, des arbres hauts de cent mètres étendaient leurs basses ramures dans un rayon de deux cents pieds. Là-dessous poussaient d’autres arbres, dont la végétation massive dérobait à l’œil le tronc du géant, et dans le peu d’espace qui restait, lianes et fougères, bananiers sauvages et palmiers nains, fleurs et arbustes, se pressaient dans un fouillis chaotique, se haussaient vers le peu de lumière qui y filtrait, appelant l’air et la nourriture comme des serpents au fond d’une fosse. Il faisait toujours sombre dans les profondeurs de la jungle, -comme sous un ciel d’orage, et l’air n’y bougeait jamais. Tout y proliférait, tout y était chaud et moite comme si la forêt eût été un immense amas de chiffons graisseux qui s’échauffent et fermentent sous les voûtes d’un énorme dépôt. Dans cette température de serre les feuilles se donnaient des dimensions prodigieuses, et là-dessous, dans la fournaise et la déliquescence, rien n’était silencieux. Les oiseaux pépiaient, les petits animaux et parfois un serpent bruissaient et glapissaient — le tout sur le fond d’un calme presque palpable où l’on pouvait entendre la végétation qui croissait dans un borborygme de ravissement.

Nulle armée n’aurait pu y vivre ou s’y frayer un passage. Les hommes contournaient l’épais de la jungle, s’ouvraient des pistes dans les sous-bois, traversaient des îlots de cocotiers — et même là leur vision n’excédait jamais quinze à trente mètres. Aussi, lors des premières phases de l’opération les hommes ne purent avancer que par de tout petits groupes qui allaient en tâtonnant. La Péninsule, sur ce point, n’avait que quelques milles de largeur, mais bien que le général eût finalement déployé un front de deux mille hommes, la liaison ne laissa pas d’être imparfaite. Entre deux compagnies de cent quatre-vingts hommes, il y avait toute la place voulue pour que n’importe quel nombre de Japonais pussent s’y glisser. Lors même que le terrain était comparativement clair, les compagnies n’essayaient pas toujours d’établir un commencement de ligne. Après une semaine de tâtonnements, le concept stratégique d’un front continu n’avait guère dépassé le stade d’un concept. Il restait partout des Japonais sur les arrières des troupes, et à travers la jungle, sur tout le terrain que le général avait conquis dans la péninsule, embuscades et escarmouches allaient bon train, au point que la partie saillante de l’ocarina paraissait couverte de cloques. La confusion était intense et continue.

Le général s’y était attendu, et il avait pris ses dispositions en conséquence. Deux tiers de ses forces, qui comptaient six mille hommes, furent gardées en réserve. Elles travaillaient au déchargement et battaient la jungle avec des patrouilles de sécurité. Avant le commencement de la campagne les services des renseignements l’avaient informé que les Japonais avaient au moins cinq mille hommes à lui opposer. Jusqu’à présent quelques centaines seulement de ces Japonais avaient pris contact avec ses troupes. Leur commandant, le général Toyaku, se préparait évidemment pour une défense prolongée. Comme pour confirmer cette supposition, les trop rares avions de reconnaissance que le G. Q. G. de l’armée mettait de temps à autre à la disposition du général Cummings avaient pris des photos montrant une puissante ligne de défense établie par Toyaku sur un front qui courait des contreforts de la montagne à la mer. Quand Cummings aurait atteint la base de la péninsule, il lui faudrait exécuter un tournant de quatre-vingt-dix degrés sur sa gauche et faire face à Toyaku.

Ces raisons justifiaient aux yeux de Cummings la lenteur de son avance. Une fois que ses hommes auront débouché devant la ligne Toyaku il sera essentiel de les ravitailler convenablement, d’où la nécessité d’une route qui pût y suffire. Dès le second jour de l’invasion il avait jugé avec justesse que les batailles décisives se dérouleraient fort loin de ses bases, et il fit immédiatement détacher un millier d’hommes à la construction de la route, qui fut commencée à partir d’une piste en assez bon état ont les Japonais s’étaient servis pour leurs transports motorisés entre le terrain d’aviation et la côte. Le génie de la division s’employa à l’élargir, puis à l’empierrer avec du gravier pris sur la plage. Mais derrière l’aéroport les pistes étaient rudimentaires, et après la première semaine un autre millier d’hommes furent assignés aux travaux de voirie.

Il leur fallait trois jours pour remblayer quinze cents mètres, et les troupes de ligne poussaient constamment de l’avant. Au bout de trois semaines elles avaient remonté la péninsule sur une quinzaine de milles, tandis que la construction de la rouie n’atteignait que la moitié de cette distance. Au-delà, le ravitaillement s’effectuait à dos d’homme, tâche qui occupait à son tour un millier d’hommes.

La campagne progressait sans incidents, de jour en jour. Le communiqué radiodiffusé n’en faisait plus mention. Lés pertes étaient légères, et la ligne du front avait finalement acquis une certaine forme. Le général suivait l’activité ininterrompue des hommes et des camions entre le camp sur la plage et la jungle, se contentant temporairement de nettoyer ses arrières des Japonais qui s’y trouvaient encore, de construire la route, et de faire n’avancer ses premières lignes d’un pas mesuré. Il savait que dans une semaine ou deux, dans un mois au plus, la véritable campagne allait commencer.

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Tout était nouveau pour les bouche-trous fraîchement débarqués, et ils se sentaient misérables. Ils semblaient trempés tout le temps. De quelque manière qu’ils se prissent pour monter leurs* tentes, elles s’écroulaient au cours de la nuit. Ils n’arrivaient pas à ancrer dans le sable les piquets de façon à les y faire tenir. Quand il commençait n pleuvoir, ils ne voyaient pas d’autre solution que de ramasser leurs jambes et d’espérer que leurs couvertures ne seraient pas trop trempées. Au milieu de la nuit on les réveillait pour la garde, et ils allaient en trébuchant s’asseoir dans quelque trou humide, écarquillant les yeux au moindre bruit.

Ils étaient trois cents, et tous se sentaient un peu émus. Tout leur était étrange. Pour une raison ou une autre ils ne s’étaient pas attendus à être de corvée dans une zone de combat, et ils étaient désorientés par le contraste entre l’activité pendant le jour, quand camions et embarcations n’arrêtaient pas d’aller et de venir, et la quiétude des soirs, quand tout devenait paisible. Il faisait alors plus frais, et de l’autre côté de l’eau le coucher du soleil était presque toujours très beau, ^es hommes fumaient leur dernière cigarette avant la nuit, ils écrivaient des lettres, ou bien ils s’efforçaient de consolider leurs tentes avec une pièce de bois. Avec la venue de la nuit, la bataille mettait une sourdine ; le crépitement lointain des petites armes à feu et l’écho distant de la canonnade semblaient ne concerner personne. Tout était confus et compliqué, et chacun fut content parmi les bouche-trous quand on les eut enfin incorporés dans leurs compagnies respectives.

Croft, lui, n’était pas content. Il avait espéré, contre toute vraisemblance, que sa section recevrait les huit hommes dont elle avait besoin, et à son dam on ne lui en assigna que quatre. Ce fut, pour lui, le couronnement d’une série de frustrations depuis qu’il avait débarqué avec sa section à Anopopéi.

Première contrariété : ils ne virent pas de combat. Obligé de laisser la moitié de sa division pour faire garnison à Motome, le général n’avait fait venir à Anopopéi qu’une partie seulement de ses officiers et de son personnel subalterne. On leur assigna des tentes dans le bivouac du 460’régiment, et il fut décidé d’établir celles du G. Q. G. à l’ombre d’un bouquet de cocotiers, sur un petit escarpement sablonneux qui dominait la mer.

La section de Croft avait été désignée à cet établissement. Leur nouvelle tâche leur échut après seulement deux jours de corvée sur la plage, et ils passèrent le restant de la semaine à nettoyer les broussailles, à poser des barbelés, à niveler le sol pour les tentes du mess. Ceci fait, leur emploi du temps était devenu tout de routine. Chaque matin Croft devait assembler sa section pour la présenter au travail sur la plage ou bien au chantier de la voirie. Une semaine s’écoula de la sorte, et puis une autre — sans patrouilles.

Croft rongeait son frein. Ces corvées, encore qu’il y eût apporté la même efficacité qu’il mettait à exécuter toute tache qu’on lui confiait, ces corvées l’irritaient. L’immuable routine quotidienne le dégoûtait. L’arrivée des bouche-trous procura une issue à son ressentiment. Avant qu’ils eussent été repartis dans leurs unités, il ne les avait pour ainsi dire pas quittés des yeux, observant comme ils pliaient leurs tentes, comme ils se présentaient à l’appel pour la corvée, et, tel un entrepreneur qui envisage l’agrandissement de son chantier, il s’était complu à calculer toutes les patrouilles qu’il aurait pu commander avec son plein de dix-sept hommes.

Quand il apprit qu’on ne lui donnait que quatre hommes, il se sentit furieux. Cela lui en faisait treize en tout, quand, sur le papier du moins, une section de reconnaissance devait compter vingt hommes. A Motome, sept de ses gars furent assignés à titre permanent aux services des renseignements du régiment, et ils étaient bel et bien perdus pour lui. Ils n’allaient jamais en patrouille, ils ne montaient jamais la garde, ils ne participaient pas aux corvées, ils étaient commandés par d autres gradés  — si bien qu’il ne se rappelait même plus leurs noms. Et tandis que toute autorité lui fut enlevée sur ces sept-là, il s’était vu obligé de composer des patrouilles de trois ou quatre hommes seulement, alors qu’il en eût fallu le double.

Pour ajouter à sa déconvenue, il découvrit qu’un cinquième homme, assigné pourtant à sa section, avait été érigé sur une escouade du Q. G. Après le rata du soir, il gagna à grandes enjambées la tente des officiers de semaine au Q. G. et amorça une dispute avec le capitaine Mantelli, officier d’état-major.

« Dites donc, mon capitaine, vous allez me donner cet autre homme de l’escouade du Q. G. »

Mantelli était un homme blond qui portait des lunettes et qui riait gaiement d’une voix de tête. Devant l’impétueuse sortie de Croft il esquissa un geste moqueur de défense, en se couvrant le visage des deux mains.

« Un instant, Croft, dit-il en riant, je ne suis pas un de ces maudits Japonais. Qu’est-ce qui vous prend d’entrer ici en trombe et de mettre sens dessus dessous cette belle demeure ?

— Mon capitaine, j’ai été à court de monde assez longtemps, et je marche plus. J’en ai marre de risquer la peau de mes gars quand y a sept hommes, sept hommes ’nom de Dieu, assis sur leur cul au Q. G., faisant le planton et le diable sait quoi pour vous autres les officiers. »

Mantelli poussa un rire. Il fumait un cigare qui avait un air incongru dans son mince visage. « Croft, imaginez que je vous donne ces sept hommes : qui, par tous les diables, qui me passera mon papier hygiénique quand il m’arrive d’en avoir besoin ? »

Croft empoigna le rebord de la table et lança un regard furieux à Mantelli. « Vous pouvez plaisanter, mon capitaine, mais je connais mes droits. Ce cinquième homme appartient à ma section. Tout ce qu’ils lui feront faire, là-bas au Q. G., c’est tailler des crayons. »

Mantelli rit de nouveau. « Tailler des crayons ! Nom de Dieu, Croft, je ne pense pas que vous ayez une bonne opinion de moi. » L’air du soir soufflait du côté de la plage, faisant claquer les rabats de la tente où il n’y avait personne à part les deux hommes. « Ecoutez, continua Mantelli, je sais que c’est une sacrée honte que vous soyez à court d’hommes, mais qu’y puis-je, moi ?

— Vous pouvez me donner ce cinquième homme. Il est assigné à ma section, et je suis le sergent de ma section. Il me le faut. »

Mantelli frotta ses pieds sur le sol battu de la tente. < Qu’est-ce que vous pensez qu’il se passe là-bas, au service des opérations ? Le colonel Newton s’amène, et par Dieu il s’aperçoit que le boulot n’est pas fait, et le voilà qui perd comme qui dirait un soupir : « Les choses ne « vont pas bien vite ici », et je voudrais être damné si ça ne me retombe pas sur le dos. Croft, réveillez-vous, vous ne comptez pas, la seule chose qui compte c’est qu’il y ait assez de fonctionnaires pour faire marcher les bureaux du Q. G. » Il fit rouler son cigare dans sa bouche, comme s’il pesait une hypothèse. « Maintenant que le général et tout son état-major bivouaquent ici, en sorte qu’il n’y a plus moyen de cracher sans faire mouche sur quelque conseil de guerre, maintenant on puisera encore davantage dans votre section. Et si vous n’arrêtez pas de rouspéter, je vous mets au nettoyage des rubans de machine à écrire.

— Ça m’est égal. Vous me donnez cet autre homme ou bien je vais voir le commandant Pfeiffer, le colonel Newton, le général Cummings. Je m’en fous. Ma section sera pas toujours de corvée sur la plage, et je veux mon compte de bonshommes. »

Mantelli soupira. « Croft, si on vous laissait faire vous feriez votre tri dans les bouche-trous comme si vous achetiez des chevaux.

— Et comment encore que je le ferais, mon capitaine.

— Mon Dieu, vous ne me laissez jamais un moment de paix, vous autres. » Il se renversa sur sa chaise, flanquant un coup de pied à sa table. A travers les rabats de la tente il pouvait voir la plage, encadrée dans un bouquet de cocotiers. Très au loin une pièce d’artillerie tira un coup de feu.

« Cet homme, vous allez me le rendre, oui ?

— Oui, oui, oui… » dit Mantelli, regardant de côté. Sur le sable, à une centaine de mètres de là, les bouche-trous montaient leurs tentes. Loin en mer quelques bateaux Liberty à l’ancre disparaissaient dans la brume du soir. « Oui, je vous le donnerai, ce pauvre couillon. » Il fouilla dans un tas de feuilles, suivit du doigt une liste de noms, souligna l’un d’eux avec son ongle. « Il s’appelle Roth. Vous en ferez à coup sûr un tirailleur à tout casser. »

Les bouche-trous furent laissés sur la plage pour une autre couple de jours. Au soir du lendemain qui avait suivi l’échange entre Croft et Mantelli, Roth errait tristement entre les tentes. L’homme avec lequel il bivouaquait, un gars de ferme d’un bon naturel, était quelque part sous une tente amie, et Roth n’était pas d’humeur à l’y rejoindre. Il l’avait fait la nuit précédente et, comme d’habitude, il s’y sentit en étranger. Son compagnon de tente et les copains de celui-ci étaient tous des jeunes à peine sortis de l’école communale, ils riaient énormément à des plaisanteries stupides, ils luttaient les uns avec les autres, et ils juraient. Il ne savait jamais quoi leur dire. Il éprouvait un vague désir de parler à quelqu’un sérieusement. tl ne connaissait personne assez bien parmi les bouche-trous, tous ceux avec qui il avait fait la traversée ayant été dispersés au dernier dépôt de triage. Mais même ceux-ci furent sans grand intérêt. « Tous plus stupides les uns que les autres », pensa-t-il. La seule chose à quoi ils pouvaient songer, c’étaient les femmes.

Il regarda mélancoliquement les tentes éparpillées sur le sable. Dans un jour ou deux il serait versé dans sa nouvelle unité, et cette perspective n’avait rien de réjouissant. Le voilà tirailleur ! Quelle sale affaire. Ils lui avaient cependant dit qu’il serait employé aux écritures. Il haussa les épaules. La chair à canon, c’est tout ce dont l’armée avait besoin. Même un homme comme lui, de santé délicate et père de famille, ils le bombardent tirailleur. Il était pourtant qualifié pour faire autre chose, il avait son baccalauréat, il avait l’habitude des travaux de bureau. Mais essaie d’expliquer ça à l’armée.

Il passa à côté d’une tente où un soldat enfonçait des piquets dans le sable. Il s’arrêta, puis reconnut l’homme. C’était Goldstein, un de ceux qui furent assignés avec lui pour la section de reconnaissance. « Tiens, tu es tout occupe je vois », dit-il.

Goldstein leva la tête. Il paraissait avoir vingt-sept ans environ. Il était très blond. Ses yeux bleus, légèrement protubérants, avaient une expression amicale et sérieuse. Il regarda Roth avec une attention soutenue, comme s’il avait la vue basse, puis, allongeant le cou, il sourit avec beaucoup de chaleur. Ce mouvement de la tête, et la concentration attentive de son regard, produisaient aussitôt l’impression d’une grande sincérité. « Je suis en train de consolider ma tente, dit-il. J’y ai pensé et repensé tout le jour, et j’ai enfin trouvé ce qui ne va pas. Ces piquets sont trop courts, ils n’ont pas été conçus pour le sable. » Il sourit avec enthousiasme. « Alors je me suis coupé des branches dans la brousse et je me fabrique des pieux. Je parie que cela tiendra dans n’importe quel vent. » Sa parole sonnait toujours juste, bien qu’elle fût un peu précipitée, comme s’il eût craint d’être interrompu. N’eût été l’inattendue expression de tristesse qui traçait une ligne entre les ailes de son nez et les coins de sa bouche, on l’eût pris pour un adolescent.

« C’est une très bonne idée », dit Roth. Il hésita un moment, ne trouva rien à ajouter, s’assit sur le sable. Goldstein se remit à son travail, en fredonnant. « Qu’est-ce que tu penses de notre affectation ? » demanda-t-il.

Roth haussa les épaules. « C’est ce que j’avais prévu : pas bon. » Il était de petite taille, et il avait le dos bizarrement voûté et de longs bras. Tout en lui semblait de guingois ; il avait un long nez triste et des poches sous les yeux ; ses épaules tombaient lourdement, et ses cheveux coupés presque à ras faisaient ressortir ses larges oreilles. « Non, elle ne me plaît pas, notre affectation », répéta-t-il un peu pompeusement. L’ensemble de sa personne faisait penser à un singe lugubre.

« Je crois que nous avons eu de la chance, dit Goldstein doucement. Après tout, ce n’est pas comme si nous devions aller dans le pire de la fournaise. On dit que c’est une bonne unité, et puis on y trouvera un type de gars plus intelligent. »

Roth ramassa une poignée de sable, la laissa tomber. « A quoi bon me faire des illusions ? dit-il. Comme je vois les choses, chaque pas qu’on fait dans l’armée est pire que le précédent, et celui qui nous attend sera le pire de tous. » Il avait la voix caverneuse ; et il parlait si lentement, que Goldstein marqua un signe d’impatience.

« Mais non, mais non, tu es trop pessimiste », dit-il. Il s’empara d’un casque et s’en servit en guise de maillet pour enfoncer un piquet. « Si tu me permets cette remarque, ce n’est pas la bonne façon de voir les choses. » Il assena plusieurs coups avec le casque, puis laissa échapper un sifflement désabusé. « C’est de la camelote, cet acier. Regarde comme je l’ai bosselé en tapant sur le pieu. »

Il y eut une trace de mépris dans le sourire de Roth. L’animation de Goldstein l’irritait. « Tout ça ce sont des mots, dit-il. La vérité, c’est qu’on n’a jamais de répit dans l’armée. Rappelle-toi le bateau sur lequel nous sommes venus. Ils nous ont serrés là-dedans comme des _ sardines.

— Je suppose qu’ils ont fait du mieux qu’ils ont pu, suggéra Goldstein.

— Du mieux qu’ils ont pu ? Je ne le pense pas. » Il se tut, comme pour faire le tri de ses griefs et en choisir les plus significatifs. « Est-ce que tu as vu comment étaient les officiers ? Ils dormaient dans les cabines de luxe, quand nous étions entassés dans la cale comme des porcs. C’est pour qu’ils se sentent supérieurs, un groupe à part. C’est le même moyen dont se sert Hitler pour persuader les Allemands de leur supériorité. » Il se sentit sur le point de découvrir quelque chose de profond.

Goldstein leva la main. « Mais c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous permettre une pareille attitude. C’est contre cela que nous luttons. » Et comme si ces propres paroles avaient frôlé quelque endroit meurtri de son esprit, il fronça les sourcils avec colère. « Ah ! je ne sais pas, c’est tous une bande d’antisémites.

— Qui ? Les Allemands ? »

Goldstein ne répondit pas tout de suite. « Oui… prononça-t-il.

— C’est seulement une façon de voir le problème, dit Roth un peu emphatiquement. Cependant je ne crois pas que ça soit si simple que cela. »

Goldstein se sentit tout à coup triste, et il cessa d’écouter. Jusqu’à cet instant il avait été d’une humeur allègre, et soudain il se vit en proie à une vive émotion. Tandis que Roth parlait, il secouait de temps à autre la tête ou bien il faisait entendre un son avec sa langue — sans aucun rapport avec ce que disait l’autre. Il se rappelait un incident survenu cet après-midi. Il avait été témoin d’une conversation entre plusieurs soldats et un chauffeur de camion. Celui-ci, un grand gaillard à la face ronde et rouge, disait aux bouche-trous quelles étaient les bonnes unités, et quelles étaient les mauvaises. Il avait déjà embrayé et mis en marche son camion, quand il lança par-dessus son épaule : « Priez le bon Dieu qu’on vous colle pas dans la compagnie F, où c’est qu’ils fourrent tous ces sacrés juifs. » Il y eut une explosion de rires, et quelqu’un cria après lui : « S’ils me collent là-dedans, je fous ma démission à l’armée. » Et de rire. Goldstein rougit de colère au souvenir de cette scène. Il sentit tout le désespoir de sa rage, et toute son impuissance. Il regrettait de n’avoir pas dit un mot à ce garçon qui avait répondu au camionneur. Mais ce garçon était sans importance. Il avait seulement essayé de se rendre intéressant. C’était ce chauffeur de camion. Il revit de nouveau sa face rouge et brutale, et malgré lui eut peur. Ce grobe yung, ce paysan, se dit-il. Il se sentait extrêmement déprimé : ce genre de visage-là se profilait derrière tous les pogromes contre les juifs.

Il s’assit près de Roth, regardant d’un air maussade la mer. Quand Roth eut fini de parler, il approuva de la tête. « Pourquoi sont-ils comme cela ? demanda-t-il.

— Qui ?

— Les antisémites. Pourquoi n’apprennent-ils jamais ? Pourquoi est-ce que Dieu le permet ? »

Roth ricana. « Dieu est un article de luxe que je ne peux pas m’offrir. »

Goldstein frappa la paume de sa main avec son poing. « Non, tout simplement je ne comprends pas. Comment Dieu peut-il voir tout ça, et le permettre ? Nous sommes soi-disant le peuple élu. » Il renifla avec mépris. « Elu ! Elu pour les tsoris.

— Personnellement, je suis un agnostique », dit Roth.

Goldstein regarda ses mains un temps, puis il sourit

tristement. Les lignes se creusèrent autour de sa bouche et ses lèvres prirent une expression sarcastique. « Quand l’heure sera venue, dit-il solennellement, ils ne te demanderont pas quel genre de juif tu es.

— Je pense que tu te fais trop de soucis à ce sujet », dit Roth. Il se demandait pourquoi tant de juifs étaient pleins de toutes sortes de contes de bonne femme. Ses parents, eux au moins, étaient modernes ; mais lui, Goldstein, il était comme un vieux grand-père farci de. gémissements et de malédictions, persuadé qu’il allait périr d’une mort violente. « Les juifs se font trop de mauvais sang », dit-il. Il frotta son long nez triste. « C’est un garçon bizarre, ce Goldstein, pensa-t-il. Il s’enthousiasme à propos de tout et de rien, au point que c’en est idiot ; et cependant il suffit de s’embarquer dans une question de politique ou d’économie ou de toucher à n’importe quel sujet d’actualité, et aussitôt, comme tous les juifs, il ramène la conversation au problème de l’antisémitisme.

« Si nous ne nous faisions pas de mauvais sang, dit Goldstein avec amertume, personne ne s’en ferait. »

Roth trouvait cela irritant. Simplement parce qu’il était juif lui aussi, les juifs présumaient toujours qu’il devait réagir de la même façon qu’eux. Il en éprouvait un sentiment de frustration. Sans doute : une part de ses malheurs venait du fait qu’il était juif, mais il y avait là une simple injustice ; ce n’était pas parce qu’il prenait ou non un intérêt au problème juif, ni non plus que le hasard l’avait fait naître juif. « Bon, ce n’est pas la peine d’en parler », dit-il.

Ils restèrent assis, regardant les derniers rayons du couchant. Au bout d’un moment Goldstein consulta sa montre puis loucha du côté du soleil, presque entièrement disparu sous la ligne de l’horizon. « Deux minutes plus tard qu’hier, dit-il à Roth. J’aime me rendre compte des choses comme celle-ci.

— J’avais un ami, dit Roth, qui travaillait au bureau météorologique de New York.

— Oui ? demanda Goldstein. Tu sais, j’ai toujours voulu faire un travail de ce genre. Mais il y faut une bonne éducation. Ça demande un tas de calculs, je suppose.

— Il a été au collège », admit Roth. Il préférait cette sorte de conversations. Elles étaient moins sujettes à controverse. « Oui, il a été au collège, répéta-t-il. Mais c’est égal : simplement, il a eu plus de chance que la plupart d entre nous. Je sors du collège de la ville de New York, et je ne m’en trouve pas mieux.

— Comment peux-tu dire cela ? demanda Goldstein. Pendant des années j’ai rêvé d’être ingénieur. Pense seulement quelle chose merveilleuse c’est de pouvoir dessiner tout ce que tu veux. » Il soupira avec tristesse, puis sourit. « Mais je ne m’en plains pas. J’ai eu bien de la chance, malgré tout.

— On se débrouille tout aussi bien sans collège, l’assura Roth. Je ne trouve pas qu’un diplôme serve à grand-chose pour trouver du travail. » Il renifla avec amertume. « Sais-tu que je me suis promené pendant deux ans §ans travail ? Est-ce que tu sais ce que ça représente ?

— Mon ami. dit Goldstein, tu n’as pas besoin de me le dire. J’ai toujours eu du travail, mais certaines de mes occupations ne valent pas la peine qu’on en parle. » Il eut un sourire désapprobateur. « A quoi bon se plaindre ? demanda-t-il. A tout prendre, nous nous sommes bien tirés d’affaire. » Il avança sa main, la paume à l’air. « Nous sommes mariés l’un et l’autre, et nous avons chacun Un enfant. — Tu as un enfant, n’est-ce pas ?

— Oui », dit Roth. Il sortit son portefeuille, et Goldstein put discerner dans la douteuse lumière du soir les traits d’un joli garçonnet de deux ans. « Il est beau ton petit, dit-il. Et ta femme est très… très plaisante à voir. » C’était une femme sans grâce, avec un visage trapu.

« C’est ce que je crois », dit Roth. Il regarda l’image de la femme et de l’enfant de Goldstein, l’en complimenta automatiquement. Il se sentait tout ému en pensant à son fils. Il se souvenait comment son garçonnet le réveillait, le dimanche matin. Sa femme mettait l’enfant dans leur lit, et le petit s’installait à califourchon sur l’estomac de son père il lui tiraillait les poils du torse et il gazouillait de plaisir. D’y penser lui donnait des pointes de joie et de regret à la fois, car il se rendait compte qu’il n’avait pas su prendre tout son bonheur avec son fils au temps où il l’avait avec lui. Il s’irritait quand on dérangeait son sommeil, et il était tout étonné maintenant qu’il ait pu passer outre à de si grands bonheurs. Il lui semblait dans cet instant qu’il était très près de se comprendre, de se comprendre fondamentalement, et il en éprouva une sensation de mystère et de découverte, comme s’il eût trouvé des ponts et des abîmes invisibles dans la grise et familière étendue de son existence. « Tu sais, dit-il, la vie est drôle. »

Goldstein soupira. « Oui », répondit-il paisiblement.

Une vague de sympathie porta Roth vers Goldstein. Il y a quelque chose de bien attachant en lui, décida-t-il. Toutes ces pensées qui vous traversent l’esprit, il n’y a qu’un homme à qui on puisse les dire. Une femme doit s’occuper de ses enfants et de toutes les petites choses quotidiennes. « Il y a un tas de choses qu’on ne peut pas dire à une femme, fit-il.

— Je ne le pense pas, dit Goldstein avec chaleur. J’aime discuter avec ma femme. Il y a une merveilleuse camaraderie entre nous. Elle comprend si bien les choses. » Il se tut, comme pour trouver le mot juste qui exprimât sa pensée. « Je ne sais pas, mais quand j’avais dix-huit ou dix-neuf ans, j’avais une idée différente des femmes. Je les désirais, oui, c’est tout. J’avais l’habitude d’aller chez les filles ; je me souviens comme cela me dégoûtait, mais j’y retournais la semaine d’après. » Il regarda l’eau pendant un moment, puis sourit avec sagacité. « Etre marié m’a fait comprendre bien des choses quant aux femmes. Tout cela est si différent de ce qu’on pense quand on est gosse. C’est… peu importe, je ne sais pas ce que c’est. Les femmes, ajouta-t-il solennellement, les femmes n’aiment pas ça de la même façon que nous. Elles n’y attachent pas un si grand prix. »

Roth eut la tentation de lui poser des questions au sujet de sa femme, mais il hésita. Ce que Goldstein venait de dire lui fît du bien. Les doutes, les souffrances qu’il ressentait en écoutant les soldats parler de leurs affaires d’amour, s’apaisaient. « C’est vrai, admit-il avec plaisir. Les femmes, simplement, ne s’y intéressent pas. » Il se voyait très proche de Goldstein, comme s’ils partageaient en commun un grand savoir. Il y avait quelque chose de très fin, de très bienveillant en" lui. Il ne serait jamais cruel avec personne, pensa-t-il. Et, de plus, il avait la certitude que Goldstein l’aimait bien.

« Il fait très bon d’être assis ici », dit-il de sa voix profonde. Sous la lune les tentes se paraient d’un éclat d’argent, et la plage scintillait en bordure de l’eau. Il se sentait plein de choses difficiles à exprimer. Goldstein était une âme sœur, un ami. Il soupira. Pour être compris, sans doute fallait-il toujours qu’un juif en allât trouver un autre.

Cette idée le démoralisa. Pourquoi devait-il en être ainsi ? Il avait son bachot, il avait de l’éducation, il était bien au-dessus à peu près de tout le monde ici, et à quoi cela lui servait-il ? Le seul homme qu’il ait pu trouver à qui il valût la peine de parler, s’exprimait un peu comme un vieux juif à barbe.

Ils restèrent assis, gardant le silence. La lune disparut derrière un nuage, et la plage devint calme et très sombre. Des bruits assourdis de conversation et de rire s’échappaient parfois des tentes et filtraient à travers la nuit. Roth pensait qu’il lui faudrait bientôt retourner à sa tente, et il appréhendait la perspective d’être réveillé pour la garde. Il aperçut un soldat qui s’en venait dans leur direction.

« Je crois que c’est Buddy Wyman, dit Goldstein. C’est un brave gars.

— Est-ce qu’il vient avec nous dans cette section de reconnaissance ? » demanda Roth.

Goldstein fit un signe de tête affirmatif. « Oui. Quand nous l’avons appris, nous avons décidé de camper ensemble — s’ils nous laissent faire. »

Roth sourit aigrement. Il aurait dû s’en douter. Comme Wyman s’accroupissait pour pénétrer sous la tente, il se poussa de côté et attendit que Goldstein les présentât l’un à l’autre. « Je crois que je t’ai vu quand ils nous ont désignés, dit-il.

— Oui, bien sûr, je me souviens de toi », dit Wyman affablement. C’était un jeune homme élancé, aux cheveux clairs et à la figure osseuse. Il se laissa tomber en bâillant sur une couverture. « Je ne pensais pas que je resterais si longtemps à bavarder, dit-il à Goldstein en manière d’excuse.

— Ne t’en fais pas, dit Goldstein. J’ai eu une idée pour fixer la tente, et je crois que cette nuit ça tiendra debout, Wyman examina la tente, nota les piquets. « Dis, c’est épatant, fit-il. Je regrette de ne pas avoir été là pour te donner un coup de main, Joe.

— Ça ne fait rien », dit Goldstein.

Roth eut le sentiment qu’il était de trop. Il se leva, en s’étirant. « Je pense que je vais filer, dit-il, frictionnant de la main son maigre avant-bras.

— Reste encore un moment, dit Goldstein.

— Non, je veux piquer un somme avant de monter la garde. » Il s’en fut. traînant les jambes dans le noir. « La bienveillance de Goldstein ne signifie pas grand-chose, pensa-t- il. Tout juste un aspect artificiel de son caractère. Ça ne va pas bien loin. »

Il soupira. Ses pieds faisaient un bruit de succion sur le sable, comme s’il pataugeait dans la boue.

« Bien sûr, disait Polack, qu’y a toutes sortes de moyens pour se tirer d’affaire. » Il avança en souriant sa longue mâchoire vers Steve Minetta. « Ça n’existe pas, qu’on peut pas se débrouiller. »

Minetta n’avait que vingt ans, mais ses cheveux étaient suffisamment dégarnis pour lui prêter un front dégagé. Il portait une mince moustache qu’il cultivait avec soin. Une fois on lui avait dit qu’il ressemblait à William Powel, et il se peignait de façon à rendre la ressemblance plus réelle. « Nix, je suis d’accord, dit-il. Y a des cas qu’on peut pas se débrouiller.

— Qu’est-ce que tu racontes là ? » voulut savoir Polack. Il se retourna sur sa couverture pour faire face à Minetta. « Une fois, chez la marchande de volailles, j’achète une poule. Y avait un morceau de gras qui venait avec, mais au lieu d’un j’en embarque deux, en douce. » Il se tut, pour plus d’effet, et Minetta rit de voir la grimace sur la bouche impudique de Polack.

« Oui ? Et puis alors ? demanda-t-il.

— Eh bien, la marchande, elle me quitte pas de l’œil, et quand je commence d’emballer l’oiseau, elle dit : « Où « qu’il est, l’autre morceau de gras ? » Je la regarde et je dis : « Vous en voulez pas, m’ame, il est tout pourri, ça « va vous gâter la marchandise. » Elle secoue la tête et dit : « Vous occupez pas, jeune homme. Remettez-moi ça « en place. » Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai remis tout en place.

— Comment que t’a gagné la partie, alors ?

— Hé, avant de tout remettre, j’y ai crevé la bile, à l’oiseau. Cette poule, elle devait avoir le goût de la merde. »

Minetta haussa les épaules. La lune éclairait suffisamment la tente pour qu’il pût distinguer le visage de Polack. Il souriait largement, et Minetta trouvait. que son voisin était bien comique avec les trois dents qui lui manquaient au coin gauche de la bouche.

Polack devait avoir vingt-sept ans, mais il avait des yeux malins et obscènes, et quand il riait sa peau se ratatinait comme celle d’un quinquagénaire. Minetta se sentait un peu mal à l’aise en sa compagnie. Il avait la crainte secrète de n’être pas de force.

« Arrête de crâner, dit-il. Ce Polack, à qui donc croyait-il raconter des histoires ?

— C’est la vérité vraie », dit Polack d’une voix cassée. Il avait une façon particulière d’estropier les mots.

« C’est la vérité vraie, fit Minetta en le singeant.

— Tu t’amuses, hein ? demanda Polack.

— Je peux pas me plaindre, dit Minetta. Tu parles comme un livre d’histoires comiques. » Il bâilla. « En tout cas, quelqu’un que personne a jamais possédé, c’est l’armée.

— Je me suis pas si mal débrouillé, dit Polack.

— Tant que t’es dans l’armée, t’es pas débrouillé du tout », dit Minetta. Il se frappa le front et s’assit. « Ces nom de Dieu de moustiques », dit-il. Il fourragea sous son oreiller fait d’une serviette enroulée autour d’une chemise sale, ramena une lotion contre la morsure des moustiques. « Tu parles d’une vie », ronchonna-t-il, tout en s’enduisant le visage et les mains. Il se souleva sur son coude, alluma une cigarette, se souvint qu’il était défendu de fumer. « Eh, et puis merde alors », dit-il à haute voix après une seconde d’hésitation. Mais, inconsciemment, il dissimula la cigarette dans le creux de sa main. « Nom de Dieu, j’aime pas vivre comme un porc », dit-il, se tournant vers Polack. Il tapota son oreiller. « Dormir sur son linge sale, dans ses vêtements sales. Personne vit comme ça. »

Polack haussa les épaules. Il était second dans une famille de sept enfants, et jusqu’au jour où il échoua dans un orphelinat il avait toujours dormi sur une couverture étalée à même le sol, près d’un fourneau à charbon, au centre de la pièce. Quand, vers le milieu de la nuit, le feu avait baissé, celui des gosses qui le premier avait eu froid se levait et regarnissait le fourneau. « C’est pas si mal de porter des vêtements sales, dit-il. Ça chasse les punaises. » Il avait commencé à laver son linge dès l’âge de cinq ans.

« Pas vrai que c’est une saloperie de choix ? demanda Minetta. Renifler ta propre puanteur, ou être dévoré par les punaises. » Il pensait à ses vêtements de civil. On le connaissait dans toute sa rue comme Celui qui s’habille le mieux, qui apprend le premier les nouveaux pas de danse, et maintenant il portait une chemise trop grande de deux pointures. « Hé ! tu connais la blague sur les frusques de l’armée ? demanda-t-il. Il y en a de deux pointures : les trop larges et les trop étroites.

— Je la connais, dit Polack.

— Ah ! bon. » Il se souvenait comment, vers le milieu de l’après-midi, il passait une heure à s’habiller et à se peigner avec soin. Il y prenait du plaisir alors même qu’il n’avait pas où aller. « Dis-moi comment on se tire de l’armée, et je te dirai comment on gagne à tous les coups.

— Y a des moyens, dit Polack.

— Bien sûr, y a même des moyens pour aller au paradis, mais qui y va jamais ?

Y a des moyens », répéta mystérieusement Polack,

secouant la tête dans le noir. Minetta ne voyait que son profil, et il se disait qu’avec son nez crochu et sa longue mâchoire qui se rabattait sur ses gencives fuyantes Polack ressemblait à une caricature de l’Oncle Sam.

« Alors, quels moyens ? demanda-t-il.

— T’as pas assez de couilles pour ça, dit Polak.

— Je vois pas que tu te tires toi-même, de l’armée », insista Minetta.

La voix de Polack était grinçante et drolatique. « J’aime ça, l’armée », dit-il.

Minetta commençait à s’irriter. Il n’y avait jamais moyen de gagner un point contre Polack. « Eh, va te faire foutre, dit-il.

— Oui, toi aussi va te faire foutre. »

Ils se tournèrent le dos et restèrent tranquilles dans leurs couvertures. Une brume arrivait de l’Océan, et Minetta eut un frisson. Il pensait à la section de reconnaissance dans laquelle ils venaient d’être versés tous deux, et il se demanda avec un petit frémissement d’angoisse s’il allait pouvoir supporter le feu. Tout en s’assoupissant il rêvassait à son retour, il se voyait dans sa rue avec ses rubans sur sa manche. Il se rendit compte que ce retour chez lui était bien lointain encore, et la peur du feu lui revint. Il entendit le bruit distant d’une canonnade, et il tira sa couverture par-dessus ses épaules. Il en ressentit une sensation de bien-être. « Hé ! Polack, dit-il.

— Que… oi ? » fit Polack, qui dormait presque.

Minetta avait oublié ce qu’il voulait dire. « Tu penses qu’il va pleuvoir cette nuit ? demanda-t-il au hasard.

— A verse.

— Oui », dit Minetta, fermant les yeux.

Cette même nuit Croft discutait avec Martinez la nouvelle organisation de la section. Ils étaient accroupis sur leurs couvertures, sous leur tente. « Ce Mantelli est un drôle de Macaroni », dit-il.

Martinez haussa les épaules. Les Italiens étaient tout comme les Espagnols, comme les Mexicains. Il n’aimait pas ce genre de conversation. « Cinq hommes nouveaux, marmonna-t-il pensivement. Nom de Dieu grande section. » Il sourit dans l’obscurité et donna une petite tape sur l’épaule de Croft. Il était rare qu’il montrât des marques d’affection. « Section tas de bagarres maintenant, hein ? » ajouta-t-il après un moment.

Croft secoua la tête. « Je voudrais être damné si je sais. » Il se racla la gorge. « Dis donc, mange-Japonais, y a quelque chose que je veux te dire. Je vais nous diviser de nouveau en deux escouades, et je pense que je vais garder la plupart des anciens dans une escouade, et monter l’autre avec toi et Toglio. »

Martinez se toucha le nez, qu’il avait mince et aquilin. « Ancienne escouade avec Brown ?

— Oui.

— Red, caporal de Brown ? » demanda Martinez.

Croft renifla. « Pour rien au monde je choisirais Red.

Ce gars-là sait pas obéir aux ordres, alors comment diable pourrait-il en donner ? » Il ramassa un bâton et se donna un coup sur la guêtre. « J’ai pensé à Wilson, dit-il. Mais Wilson sait même pas lire une carte.

— Galagher ?

— J’aimerais bien, Gallagher. Mais il voit rouge tout le temps. » Il hésita un instant. Je te dirai : « J’ai pris Stanley. Brown me casse les oreilles avec Stanley, tellement il le vante. Je me suis dit qu’il est fait pour s’entendre avec Brown. »

Martinez haussa les épaules. « Ta section. »

Croft casse le bâton en deux. « Je sais, Stanley est le plus grand lèche-cul de la section, mais au moins il voulait le boulot, ce qu’on peut pas dire de Red ou de Wilson. S’il fait pas l’affaire je le dégomme, c’est tout. »

Martinez approuva de la tête. « Seulement essayer, je suppose. » Il regarda Croft. « Tu dis j’ai escouade avec sacrés hommes qui sont… sont nouveaux ?

— C’est ça » Il lui flatta l’épaule. Martinez était le seul homme de la section qu’il aimât, et il en prenait un souci presque paternel — tout à fait contraire à sa nature. « Je te dirai, mange-Japonais, fit-il d’un ton brusque. T’en as vu plus qu’aucun homme dans la section, moi y compris. Comme je vois les choses, je m’en vas utiliser les anciens pour la plupart des patrouilles parce qu’ils savent s’y prendre. L escouade avec les nouveaux se la coulera douce pour un bon moment. C’est pourquoi je veux que tu la commandes. »

Martinez pâlit. Son visage était sans expression, mais un de ses yeux clignota nerveusement à plusieurs reprises. « Brown mauvais nerfs ; dit-il.

— Au diable, Brown. Depuis l’affaire des canots de caoutchouc, il a toujours manqué le coup de pétard. C’est son tour. T’as besoin de repos, vieux. »

Martinez effleura sa ceinture. « Martinez sacré bon éclaireur okay, dit-il avec fierté. Brown bon gars, mais ses nerfs… pas foutre bon. Moi avec vieille escouade, okay ?

— La nouvelle se la coulera douce. »

Martinez secoua la tête. « Nouveaux hommes pas me connaître. J’aime pas. Pas foutre bon. » Il se raidit, dans l’effort de traduire ses sentiments en anglais. « Je donne ordre… dispute. Ecoutent pas moi. »

Croft fit oui de la tête. L’argument n’était pas sans valeur. Et cependant il savait quelle peur Martinez avait. Parfois, la nuit, il pouvait l’entendre qui gémissait dans ses cauchemars. Quand il le touchait pour le réveiller, Martinez sursautait comme un oiseau qui prend l’envol. « T’es vraiment sûr, mange-Japonais ?

— Oui. »

Quel bon vieux gars ce mange-Japonais, pensa Croft. Il y avait de bons Mexicains et de mauvais Mexicains, mais les bons étaient imbattables. « Un vrai homme lâche pas son boulot », se dit-il. Il ressentit un singulier élan d’affection pour Martinez. « T’es un bon vieux fils de garce », lui dit-il.

Martinez alluma une cigarette. « Brown peur, Martinez peur, mais Martinez meilleur éclaireur », dit-il doucement. Son œil clignait toujours. Il semblait que, devenue transparente, sa prunelle révélait les battements angoissés de son cœur.

LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS :

JULIO MARTINEZ. FERRER LA JUMENT

Un Mexicain de petite taille, svelte, très beau, la chevelure ondoyante et soignée, les traits menus. Son corps avait le port et la grâce d’un cerf. Et comme celle d’un cerf, sa tête n’était jamais tout à fait immobile. Ses yeux, d’un brun liquide, semblaient toujours sur le qui-vive, comme s’il eût été sur le point de prendre la fuite.

Les petits garçons mexicains se nourrissent eux aussi de légendes américaines ; eux aussi veulent être des héros, aviateurs, amants, financiers.

Julio Martinez, huit ans, marche dans les rues fétides de San-Antonio, 1926. Il trébuche sur les cailloux, et il regarde le ciel du Texas. Hier il a vu un avion dans les airs ; aujourd’hui, étant jeune, il espère voir un autre avion.

(Quand je grand je fais avions qui volent.)

Ses courtes culottes blanches lui arrivent à mi-cuisse. Sa chemise blanche décolletée découvre des bras de garçonnet, fins et hâlés. Son cheveu est noir et bouclé. Madré petit Mexicain.

Professeur m’aime, mama m’aime, grosse grasse mama avec l’haleine ; ses bras sont forts et sa poitrine est molle ; la nuit, dans les deux petites chambres, on entend mama et papa, creuh-crouh, creuh-crouh, pouffe dans ton oreiller. (Quand je grand je fais avions qui volent.)

Dans le quartier mexicain les rues ne sont pas pavées, et de petits auvents de bois penchent dans la canicule. On y respire la poussière, le pétrole, la graisse de cuisine, on y renifle la galeuse odeur d’éparvin des chevaux de trait et des vieillards déchaussés qui sucent leur pipe.

Marna le secoue, elle le houspille en espagnol. Fainéant, va me chercher un poivron et une livre de frijoles. Il prend la pièce de monnaie, elle est froide dans la paume de sa main.

Mama, quand je grand je pilote avion.

Tu es mon brave petit gars (l’humide, le cuisant suçon de ses lèvres, odeur de chair), maintenant va me chercher ce que je t’ai dit.

Il y a beaucoup de choses je ferai, mama.

Elle rit. Tu gagneras de l’argent, tu auras des terres, mais maintenant file.

Les petits garçons mexicains grandissent ; le poil leu/ vient au menton, pareil à une vigne minuscule. Quand on est paisible et timide, il est difficile de se trouver une fille.

Isidoro est son grand frère ; il a vingt ans et il est chic. Ses souliers sont marron et blanc et ses favoris sont longs de deux pouces. Julio l’écoute.

Je tombe de la bonne camelote. Grandes filles. Filles blond platine, Alice Stewart, Peggy Reilly, Mary Hennessey. Filles protestantes.

Moi aussi je les tombe.

Isidoro rit. Toi fais l’amour dans ta main. Plus tard tu seras malin. Tu apprendras à jouer la femme comme une guitare.

Julio fait l’amour à quinze ans. Dans la rue en terre battue il y a une petite fille qui ne porte pas de culotte. Isabel Flores, sale petite fille. Tous les garçons elle fait l’amour avec.

Julio, tu es tendre, tendre, tendre.

Sous l’arbre, derrière la maison vide, dans le noir. Julio comme les chiens, okay ?

Il sent la douce nausée qui rend malade. (Filles protestantes m’aiment bien, je gagnerai beaucoup d’argent.) Isabel, quand je grand je t’achètes beaucoup de robes.

Le corps velouté et moite de la petite fille se détend. Elle est couchée sur ses vêtements épars, ses jeunes seins s’abandonna dans la chaleur de l’été. Robes ? elle demande. De quelle couleur seront-elles ?

Julio Martinez est grand garçon maintenant, grand financier ; il travaille dans une gargote. Au comptoir. Pleine, riche odeur de cochon frit, d’ail fondu dans les saucisses sur la grille. Joe et Nemo, Harry et Dick. La gargote s’appelle White Tower. Lardons sur un plateau brûlant et la friture, la graisse rance à gratter avec la spatule. Martinez porte un veston blanc.

Les Texiens sont parfois impatients. Hé ! toi le gars, dépêche avec ce chilé.

Oui, monsieur.

Les prostituées le regardent comme s’il n’existait pas. Beaucoup d’assaisonnement, garçon.

Oui, mademoiselle.

Les phares des automobiles flamboient dans la nuit électrique. Sur le sol de ciment ses pieds lui font mal. (Je gagnerai beaucoup d’argent.)

Mais il n’y a pas de travail qui rapporte beaucoup d’argent. Que peut faire un jeune Mexicain à San-Antonio ? Il peut travailler au comptoir d’une gargote ; il peut être chasseur d’hôtel ; il peut être ramasseur saisonnier de coton ; il peut ouvrir une boutique ; il ne peut pas être docteur, avocat, grand marchand, patron.

Il peut faire l’amour.

Rosalita a un gros ventre ; c’est un ventre presque aussi gros que celui de son père, Pedro Sanchez. Tu épouseras ma fille, dit Pedro.

Si. (Rosalita deviendra grasse, des enfants courront par la maison. Creuh-crouh, creuh-crouh, pouffe dans ton oreiller. Lui creusera des fossés sur les routes.)

En tout cas car tu as été son premier.

Si. (Ça n’était pas sa faute. Sheik, Ramses, Golden Trojan, bonnes capotes pourtant. Parfois c’était deux dollars pris sur les vingt qu’il se faisait par semaine.)

J’e  parlerai à Senora Martinez.

Si. Si vous voulez.

La nuit est lourde de chagrin. Rosalita est tendre, mais il y a des filles plus tendres. Il marche par les rues en terre battue. On commence à les paver.

Fatigué ? Inquiet ? Tomber une fille ? Engage-toi dans l’armée.

En 1937, Martinez est soldat de deuxième classe. En 1939, il est toujours soldat de deuxième classe. Gentil, timide Mexicain avec de bonnes manières. Sa tenue est toujours impeccable et c’est bien suffisant pour appartenir à un corps de cavalerie.

Il y a les corvées. Tu sarcles le jardin des officiers, tu peux être boy dans leurs réceptions. Tu panses ton cheval après l’avoir monté ; si c’est une jument, tu lui torches le dessous de la queue. Il fait chaud dans les étables, on y sent le sperme de cheval. (Je t’achèterai beaucoup de robes.) Un soldat frappe son cheval sur la tête. C’est la seule manière que ce con de fils de garce à quatre pattes comprend. Le cheval hennit de douleur, rue des quatre fers. Le soldat frappe de nouveau. Ce fils de garce qui a essayé de me foutre en bas aujourd’hui. Traite un cheval comme un moricaud et il marchera droit.

Martinez sort de sa stalle. Le soldat vient seulement de s’apercevoir de sa présence. Hé, Julio, dit-il, tu vas la boucler.

Le frisson instinctif. (Hé, toi le gars, dépêche avec ce chilé.)

Le signe de tête affirmatif, le sourire. Je la boucle, dit Martinez.

Le Fort Riley est grand et vert et les casernes sont de brique rouge. Les officiers vivent dans de jolies petites maisons avec jardin. Martinez est l’ordonnance du lieutenant Bradford.

Julio, est-ce que tu cireras bien mes bottes aujourd’hui ?

Oui, mon lieutenant.

Le lieutenant se sert à boire. Tu veux un verre, Martinez ?

Merci, mon lieutenant.

Je veux que tu y mettes un bon coup aujourd’hui, dans la maison.

Oui, mon lieutenant. Un bon coup.

Le lieutenant cligne de l’œil. Fais les choses comme si c’était pour toi.

Oui, mon lieutenant.

Le lieutenant et sa femme sortent. Je pense que tu es le meilleur boy que nous ayons jamais eu, Houlio, dit Mme Bradford.

Merci, m’ame.

Quand la conscription arrive, Martinez fait caporal. La première fois qu’il fait faire des exercices à une escouade il est si épouvanté que c’est à peine s’il peut parler. (Je veux me faire foutre si je me laisse commander par un Mex.) Escouade gauche, à gauche par escouades. En arrière marche ; en arrière marche. (Vous devez bien comprendre vos responsabilités ; il n’y a rien de plus difficile au monde que d’être un gradé parfait. Ferme et distant, ferme et distant, voilà le mot-clé.) Colonne droite. Les chaussures pilonnent l’argile rouge, la sueur coule. Hot, hop, hip, hoo, hot, hop, hip, hor. (Je baise filles blanches. filles protestantes, ferme et distant. Je serai un bon gradE.)

Escouade halte ! Reeepos !

Martinez est versé dans un régiment d’infanterie, division du général Cummings. Il va outre-mer comme caporal dans une section de reconnaissance. Il y a les découvertes. On peut tomber les filles australiennes. Les rues de Sydney, la fille blonde avec les taches de rousseur, qui lui tient la main. Je pense que tu es terriblement gentil, Joolio.

Toi aussi. Le goût de la bière australienne, et les soldats australiens qui le tapent d’un dollar.

Yank, t’as un shilling ou deux ?

Yank ? Okay, bégaie-t-il.

La blonde prostituée avec qui il fait l’amour. Oh ! quel rouleau tu as, Joolie, quel sacré sacré rouleau. Redonne-le me le donne.

Je redonne. (Je baise Mme la lieutenante Bradford, je baise Reggy Reilly et Alice Stewart, je serai un héros.)

Martinez regarde un brin d’herbe. Bu-Yououou. Le claquement de l’obus se perd en criant dans la brousse. Il rampe, se glisse derrière une souche d’arbre. Bu-Yououou. La grenade est lourde et mate dans sa main. Il lui donne de la hauteur, enfouit sa tête dans le secret profond de ses bras. (Les bras de niama sont forts et sa poitrine est molle.) Baaa-rouououououmm.

Tu l’as eu, le fils de putain ?

Où diable est-il ?

Martinez rampe pouce à pouce. Le Japonais est couché sur le dos, son menton profilé sur le ciel. La tripe blanche de ses boyaux dessine une fleur sur un fond rouge.

Je l’ai eu.

Tu es un bon vieux bâtard, Martinez.

Martinez fait sergent. Les petits garçons mexicains se nourrissent eux aussi de légendes américaines. S’ils ne peuvent pas être aviateurs ou financiers ou officiers, ils peuvent toujours être héros. Pas la peine de trébucher sur les cailloux et de regarder le ciel du Texas. N’importe quel gueux peut être héros.

Mais cela ne te crée pas protestant blanc, ferme et distant.

Une altercation était sur le point d’éclater au mess des officiers. Depuis une dizaine de minutes le lieutenant-colonel Conn s’était lancé dans une tirade contre les syndicats ouvriers, et le lieutenant Hearn dominait mal son impatience. Il n’était pas facile de garder son sang-froid dans cet endroit. Monté en grande hâte, le mess n’était vraiment pas assez spacieux pour recevoir quarante officiers. Tout était à l’étroit sous les deux tentes d’escouade mises bout à bout, qu’encombraient six tables, douze bancs, une cuisine roulante. De plus, la campagne venant à peine de commencer, le menu des officiers ne s’était pas encore amélioré par rapport à celui des troupes. Il y eut une ou deux fois du gâteau ou de la tarte, et un jour il y eut de la salade quand on put acheter une caisse de tomates à bord d’un cargo de passage, mais en général les repas étaient plutôt mauvais ; et comme les officiers payaient leur table sur leur Indemnité de nourriture, ils ressentaient cet état de choses avec un rien d’aigreur. Chaque plat était salué d’un murmure de dégoût, prudemment atténué du reste, car le général prenait maintenant ses repas au mess, à une petite table située à l’une des extrémités de la tente.

Le désagrément se faisait sentir davantage aux repas de midi. Le mess avait été érigé dans l’aire la moins agréable du bivouac, à plusieurs centaines de mètres de la plage, à l’écart de l’ombre des cocotiers. Le soleil tapait directement sur la tente, si bien que même les mouches voletaient avec paresse dans l’air surchauffé. Les officiers mangeaient dans une atmosphère accablante, perdant leur sueur dans leurs assiettes. A Motome le bivouac permanent de la division avait été monté dans un petit vallon où un ruisseau sourdait dans les rochers adjacents, et ce contraste ne manquait pas d’être exaspérant. Aussi les conversations n’y étaient pas très animées, ni les prises de bec tout à fait exceptionnelles. Mais, du moins, les querelles, quand elles avaient lieu, n’empiétaient pas trop sur les hiérarchies. Un capitaine pouvait avoir eu des mots avec un commandant, un commandant avec un lieutenant-colonel, mais jamais des lieutenants ne firent des observations à des colonels.

Le lieutenant Hearn en était fort conscient. Il était conscient d’un grand nombre de choses, mais même un sot aurait su qu’un sous-lieutenant, en vérité le seul sous-lieutenant au Q. G., ne devrait pas s’amuser à chercher la bagarre. En outre, il n’ignorait pas qu’on le jalousait. Que le général l’eût nommé son aide de camp alors qu’il n’avait rejoint l’unité que vers la fin de la campagne de Motome, cela, aux yeux des autres officiers, constituait un coup de chance tout à fait immérité.

En plus de tout cela, Hearn n’avait guère fait des frais pour se faire des amitiés. C’était un homme de grande taille, avec une toison de cheveux noirs et une face lourde et immobile. Au-dessus d’un nez court, plat, légèrement crochu, le regard de ses yeux marron était froid et imperturbable. Large, fine, sans expression, sa bouche dominait en saillie la masse solide de son menton, et sa voix tranchante, qu’amincissait un filet de mépris, étonnait dans un homme de sa taille. Encore qu’il l’eût nié parfois, il n’aimait que bien peu de personnes, et la plupart de ceux qui avaient affaire à lui s’en rendaient compte avec gêne au bout de quelques minutes. Il appartenait, avant toute chose, à ce genre d’hommes que les autres aiment voir humiliés.

Le bon sens lui commandait de rester coi. Mais, depuis les dix dernières minutes du repas la sueur n’arrêtait pas d’imbiber sa chemise et de couler dans son assiette, et il résistait mal à son envie d’écraser le contenu de son plat contre le visage du lieutenant-colonel Conn. Il y avait deux semaines qu’il mangeait sous cette tente, assis avec sept autres lieutenants et capitaines à cette table qui touchait celle où Conn parlait dans ce moment, et cela faisait deux semaines qu’il l’entendait pérorer sur la stupidité du Sénat (ce sur quoi Hearn eût été d’accord, mais pour des raisons différentes de celles de Conn), sur l’infériorité des armées russes et anglaises, sur la traîtrise et la dépravation des nègres, sur le fait terrible que Juif-York était tombé aux mains des étrangers. Rentrant son exaspération, Hearn avait su avec exactitude, dès la première note, quelle allait être la suite de la symphonie. Jusqu’à présent il s’était contenté de regarder avec fureur son plat et de grogner « bougre de con », ou encore d’observer avec une expression de dégoût concentré la faîtière de la tente. Mais il y avait des limites à sa résistance. Avec son gros corps coincé contre la table, avec sa tête à quelques pouces seulement de la toile surchauffée, il n’y avait pas moyen d’éviter la vue des six commandants et colonels assis à la table adjacente. Et leur aspect, qui ne changeait jamais, était enrageant.

Il y avait là le lieutenant-colonel Webber, un Néerlandais gras et courtaud avec un perpétuel sourire stupide, qu’il ne quittait que pour enfourner une bouchée. Il avait le commandement du génie de la division. Il avait la réputation d’un. officier capable, mais Hearn ne lui avait jamais entendu rien dire, ni vu rien faire, sinon manger avec un féroce et affolant appétit n’importe quelle ripopée qui sortait de l’inépuisable stock des conserves.

En face de Webber, de l’autre côté de la table, étaient assis les « jumeaux », le commandant Binner, chef d’état-major, et le colonel Newton, commandant du 460" régiment. Tous deux étaient de grande taille ; ils avaient la mine lugubre, le visage long, les lunettes cerclées d’argent, les cheveux prématurément gris. Ils ressemblaient a deux pasteurs, et ils parlaient rarement. Une fois, à l’heure du dîner, le commandant Binner avait manifesté des dispositions religieuses ; il avait entrepris un monologue qui dura dix minutes, avec références appropriées aux versets de la Bible, et cette disposition était la seule chose qui le distinguât aux yeux d’Hearn. Newton, un homme d’une timidité pénible et d’excellentes manières, sortait de West Point. Le bruit courait qu’il n’avait jamais touché à une femme ; mais, ceci étant la jungle du Pacifique du sud, Hearn n’eut pas l’occasion d’observer sur les faits la misogynie du colonel. Cependant, derrière ces bonnes manières se cachait un personnage extrêmement tatillon qui querellait ses officiers d’une voix molle, et dont on disait qu’il n’avait jamais eu de pensée qui ne lui eût été soufflée par le général.

Ces trois-là devaient être assez inoffensifs ; Hearn ne leur avait jamais adressé la parole et ils ne lui avaient pas nui, mais dans ce moment il les abominait avec la violence particulière que l’on éprouve parfois à l’endroit d’un vilain meuble de famille. Ils l’embêtaient parce qu’ils étaient à la même table que le lieutenant-colonel Conn et les commandants Dalleson et Hobart.

« Par Dieu, disait présentement Conn, c’est une belle honte que le Sénat ne les ait pas envoyés paître depuis longtemps. Dès qu’il s’agit des syndicats, le Sénat marche sur la pointe des pieds ; mais essayez seulement d’obtenir un tank de renfort, essayez seulement. » Il était de taille médiocre, plutôt vieux, avec une face ridée et de petits yeux assis un rien inégalement sous son front, comme s’ils ne fonctionnaient pas ensemble. Il était presque chauve, avec une touche de cheveux gris au-dessus de la nuque et des oreilles, et son nez était large, enflammé, veinulé de filaments bleus. Il buvait beaucoup et supportait bien la boisson ; seule l’autorité rauque et épaisse de sa voix prouvait son intempérance.

Hearn soupira, se servit un peu d’eau tiède contenue dans un pot émaillé gris. Des gouttes de sueur pendillaient sous son menton, incertaines si elles allaient s’engager le long de son cou ou plonger dans son assiette. Il s’essuya le menton dans la manche de sa chemise, sentant une brûlure caustique corroder son épiderme. Sous le toit de la tente les conversations papillotaient autour des tables.

« Cette fille avait de quoi. Mon vieux, demandez à Ed, il vous le dira.

— Mais pourquoi ne pas établir ce réseau en jonction avec Paragon Red Easy ? »

Est-ce que ce repas n’allait jamais finir ? Hearn leva la tête, vit le général qui le regarda fixement le temps d’une seconde.

« Quelle honte, crédieu, grommelait Dalleson.

— Je vous le dis, nous devrions pendre haut et court jusqu’au dernier de ces fils de chose. »

Cette dernière sortie devait appartenir à Hobart. Hobart, Dalleson, Conn, trois variantes d’un même thème. Sergents-chefs de l’active devenus officiers. « Tous les mêmes », se dit Hearn. Il sourit intérieurement en imaginant ce qui arriverait s’il leur avait dit de la fermer. Hobart — c’était facile. Hobart aurait eu un hoquet de surprise, puis il aurait agité ses galons. Dalleson l’aurait probablement invité à sortir dehors. Mais qu’aurait fait Conn ? Conn était le problème. Conn était un vieux cheval de retour : quoi que vous ayez jamais fait, il l’avait fait avant vous. Quand il ne chevauchait pas la politique il était votre ami, votre paternel ami.

Hearn le laissa de côté, pour reconsidérer Dalleson. Il n’y avait qu’une seule possibilité en ce qui concernait Dalleson : devenir enragé et vouloir se battre. Il était trop fort et trop grand pour être bon à n’importe quoi d’autre, plus grand et plus fort même que Hearn, et sa face rouge, son cou de taureau, son nez cassé, n’exprimaient jamais que rage, ou hilarité, ou ahurissement — un ahurissement passager, jusqu’à ce qu’il eût compris ce qu’on lui voulait. Il avait l’air d’un joueur de football professionnel. Dalleson n’était pas un problème : potentiellement, il avait même de quoi être un brave homme.

Hobart lui non plus n’était pas un problème : Hobart, la Grande Brute Américaine. Hobart, le seul à n’avoir pas été sergent-chef de l’active mais — ce qui valait presque autant — mais employé de banque ou gérant de succursale de quelque grand magasin. Avec une lieutenance dans la Garde nationale. Il était ce qu’on s’attendait qu’il fût : jamais en désaccord avec ses supérieurs, jamais d’accord avec ses subordonnés. Il prétendait cependant à l’affection des uns et des autres. Parlant le gros, l’encroûté patois des Légions américaine-Rotary Club-Chambre de Commerce, il se répandait en menaces et cajolait, ne manquait jamais de faire le bon gars pendant les quinze premières minutes qui suivaient son entrée en scène, pour aussitôt se défier de vous avec l’arrogance innée, avec la suspicieuse et aveuglante arrogance des hommes de sa sorte. Il était grassouillet et rubicond, avec des joues renfrognées et la bouche petite et étroite.

Hearn n’avait jamais questionné la justesse de ces impressions. Dalleson, Conn et Hobart se tenaient toujours ensemble. Il voyait en quoi ils différaient les uns des autres. En fait ; il détestait Dalleson un peu moins que les deux autres, il reconnaissait leurs traits distinctifs, leurs compétences respectives, et cependant il les confondait dans son mépris. Ils avaient trois choses en commun qui, à ses yeux, effaçaient tout ce qui les différenciait d’autre part. En premier lieu ils avaient tous la face rouge, et le père d’Hearn, un capitaliste du Middle-west qui avait bien réussi dans les affaires, avait toujours exhibé un visage haut en couleur. Deuxièmement, tous trois avaient la bouche petite, étroite, serrée, — ce contre quoi Hearn nourrissait une prévention particulière ; et troisièmement, le pire de tout, aucun d’eux n’avait jamais éprouvé le moindre doute quant à la validité de ce qu’ils disaient ou faisaient.

Il était arrivé à Hearn de s’entendre dire a plusieurs reprises qu’il n’aimait les hommes que dans l’abstrait et jamais dans le concret — un cliché bien entendu, une trop facile simplification, encore que non point sans quelque vérité fortuite. Il méprisait les six officiers de la table voisine parce que malgré leur haine des youpins, des moricauds, des Russes, des Anglais, des Irlandais, ils s’aimaient entre eux, tripotaient joyeusement la femme de leur copain, se soûlaient de compagnie sans craindre de perdre leur tenue, faisaient des virées dans les bordels en dépensant avec allégresse en une soirée ce qu’ils ne gagnaient pas en un mois. Par leur seul fait d’exister ils avaient gauchi les meilleurs esprits, les plus remarquables talents de la génération d’Hearn, en quelque chose de malade, de plus borné que les Conn-Dalleson-Hobart. Il semblait que l’on fût toujours tenu soit de jouer leur jeu, soit d’aller se terrer peureusement dans quelque trou de rat.

La chaleur, qui s’était entre-temps solidifiée sous la tente, l’attaquait comme une langue de feu. Les murmures, le vacarme de la vaisselle de fer-blanc, raclaient son cerveau comme une lime. Un planton passa au galop, posant sur chaque table un bol de pêches de conserve.

« Prenez ce bonhomme… disait Conn, mentionnant le nom d’un chef syndicaliste bien connu. Maintenant, par Dieu, je sais de source sûre — son nez remuait avec entêtement — je sais qu’il a une moricaude pour maîtresse.

— Jésus, quand on y pense, gloussa Dalleson.

— J’ai même entendu dire qu’il a eu d’elle une couple de petits bâtards basanés, mais ça je ne le garantirais pas. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il a de fort bonnes raisons pour pousser au passage de ces projets de loi qui feraient du moricaud un Roi Jésus. Cette sienne maîtresse dirige tout le mouvement ouvrier ; tout le pays, le président de la République y compris, est influencé chaque fois qu’elle remue du croupion. »

L’interprétation labiale de l’histoire.

Hearn entendit, venant de sa poitrine, l’accent froid et aigu de sa propre parole. « Comment savez-vous tout cela, mon colonel ? » Sous la table, ses jambes tremblaient de colère.

Conn se tourna vers Hearn, le regardant à travers la transpiration qui s’accumulait profusément en grosses gouttes sur son nez rouge coupé de vésicules. Il demeura en suspens un court moment, incertain si la question était amicale ou »on, visiblement ennuyé par cette légère infraction à la discipline. « Qu’est-ce que vous voulez dire comment je le sais, Hearn ? » demanda-t-il.

Hearn laissa s’écouler une seconde, s’efforçant de ne pas outrepasser la mesure. Il se rendit brusquement compte que la plupart des officiers les regardaient fixement, lui et Conn. « Je ne pense pas que vous sachiez grand-chose à ce sujet, mon colonel.

— Vous ne pensez pas, eh ? Vous ne pensez pas, hé ?

Bon Dieu, j’en sais sur ces bâtards de syndicalistes infiniment plus que vous. »

Hobard y mit du sien. « C’est bien de foutre les moricaudes et de vivre avec. » Il rit, cherchant l’approbation. « Parfaitement bien, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas que vous sachiez tant de choses à ce sujet, colonel Conn », dit de nouveau Hearn. L’affaire prenait l’allure qu’il avait redoutée. Une ou deux répliques de plus, et il avait le choix soit de battre en retraite, soit de prendre la punition. En revenant à la charge malgré la réponse de Conn, il n’avait fait qu’envenimer les choses.

« Vous pouvez vous taire, Hearn. Quand je dis quelque chose, je sais ce que je dis. »

Dalleson intervint à son tour, en écho. « Nous savons que vous êtes diablement malin, Hearn. » Un petit rire approbatif courut sous la tente. Tous le détestaient donc, se dit Hearn. Bien qu’il le sût, il en éprouva un léger serrement de cœur. Le lieutenant qui était assis à côté de lui se tenait roide et tendu, son coude prudemment éloigné du sien.

Il s’était mis lui-même dans cette situation^ et la seule chose à faire c’était d’y aller jusqu’au bout. L’appréhension, et une préoccupation détachée, presque anodine, de ce qui l’attendait, se mêlaient aux battements immodérés (le son cœur. La cour martiale, peut-être ?

Tout en parlant, il sentit de la fierté pour la précision de sa voix. « Puisque vous en savez tant à ce sujet, mon colonel, je pense que vous devez l’avoir appris en regardant par le trou de la serrure. »

Quelques rires alarmés lui répondirent, et la rage dilata la face de Conn. Le rouge de son nez déborda lentement sur ses joues, sur son front où ses veines bleues devinrent effrayantes — un nœud de racines pourprées, pleines de bile. Il était visiblement à la recherche de ses mots, tel un joueur qui, ayant laissé échapper sa balle, court frénétiquement en rond pour la localiser. Quand il aura parlé, ça sera terrible. Même Weber s’était arrêté de manger.

« Messieurs, s’il vous plait ! »

C’était la voix du général, une voix qui arrivait de l’autre extrémité de la tente. « Il suffit comme cela. »

Ils se turent tous. Il y eut un silence dans lequel même le ferraillement de la vaisselle s’évanouit — puis vint la réaction : chœur de chuchotements, petites exclamations, retour gêné vers les plats sur la table. Hearn était furieux contre lui-même, écœuré de s’être senti soulagé par l’intervention du général.

Sujétion au père.

Il se rendit compte que, subconsciemment, il avait su ^ué le général le protégerait, et une ancienne et confuse émotion s’empara ae lui, un ressentiment et quelque chose d’autre cependant, quelque chose qui n’était pas très franc.

Conn, Dalleson et Hobart lui jetaient des regards, un trio de marionnettes furieuses. Il porta la cuiller à ses lèvres, mâcha la chair sucrée d’une pêche de conserve dont le goût jurait avec l’aigreur de sa gorge, avec le chaud et l’acide tourbillonnement de son estomac. Il reposa la cuiller avec bruit, puis demeura assis en regardant la table. Conn et Dalleson parlaient maintenant avec embarras, -comme des personnes qui se savent écoutées par des étrangers dans un train ou un autobus. Il capta un mot ou deux, quelque chose à propos de leur travail dans l’après-midi.

Au moins Conn lui aussi aura eu son indigestion.

Le général se leva sans hâte et quitta la tente. C’était le signal pour les autres qu’ils pouvaient se lever de table à leur tour. Le regard de Conn rencontra celui d’Hearn pour un instant, puis leurs yeux se détournèrent avec embarras. Après avoir patienté le temps d’une minute, Hearn enjamba le banc et s’en fut. Ses vêtements étaient trempés, et l’air du dehors lui fit l’effet d’une eau fraîche.

Il alluma une cigarette, marchant avec irritation à travers le bivouac, s’arrêtant quand il avait atteint le fil barbelé, revenant sur ses pas vers les cocotiers, regardant avec humeur l’amas éparpillé de tentes d’un vert sombre. Quand il eut parcouru le bivouac en tous sens il descendit la falaise à pic qui menait vers la plage, marchant dans le sable, donnant çà et là un coup de pied distrait dans les déchets qui y traînaillaient depuis le jour de l’invasion. Quelques camions le dépassèrent, une équipe d’hommes s’en allait en corvée, la pelle en travers sur l’épaule, la ïambe traînant dans le sable. Loin en mer des cargos à l’ancre chassaient paresseusement dans la chaleur du jour. Sur sa gauche une embarcation d’assaut s’approchait d’un dépôt de ravitaillement.

Hearn jeta sa cigarette et fit un signe de tête courtois à l’adresse d’un officier qui le croisait. L’autre répondit, mais après une pause dubitative. Rien à faire, il était dans le bain à partir d’à présent. Conn était un sale crétin, mais lui avait été doublement crétin. C’était une vieille histoire : quand il ne pouvait plus encaisser quelque chose, il s’enflammait d’un seul coup. C’était la faiblesse même. Il ne pouvait pas supporter ce continuel paradoxe dans lequel ils vivaient, lui et les autres officiers. C’avait été différent, en Amérique ; les mess étaient séparés, les quartiers d’habitation étaient séparés, et si vous faisiez une gaffe cela ne tirait pas à conséquence. Mais ici ils dormaient dans des couchettes, tandis qu’à quelques pas de là les hommes dormaient à même le sol ; on leur servait leur repas, de mauvais repas, soit, mais tout de même nervis dans des assiettes, tandis que les autres mangeaient sur leurs genoux après avoir fait la queue au soleil. Il y avait plus : à dix milles de là des hommes étaient tués, l’t cela posait d’autres problèmes moraux que lorsque des hommes étaient tués à trois mille milles de là. Chaque fois qu’il traversait le bivouac il avait cette même sensation : le vilain vert de la jungle qui commençait à quelques mètres à peine derrière le fil barbelé, la délicate rosace de cocotiers contre le ciel, l’aspect jaune, charnu, chancreux de toute chose, — tout se combinait pour nourrir son dégoût. Il remonta la falaise, promena son regard sur le champ couvert de tentes de toute grandeur, sur les camions et les jeeps qui, s’entassaient dans le parc automobile, sur la file de soldats vêtus de salopettes vertes qui leur allaient mal, sur leur long piétinement dans I attente dû rata. Les hommes, ici, avaient pris leur temps pour arracher à l’épouvantable rudesse du terrain quelques mètres carrés, ils avaient nettoyé la place de ses pires broussailles et racines ; mais là-bas, dans la jungle, les troupes de ligne ne pouvaient pas s’aménager un lieu vivable parce qu’elles ne restaient qu’un jour ou deux dans un même endroit, et aussi parce qu’il eût été dangereux de s’exposer. Ils couchaient dans la boue, avec les insectes et la vermine, tandis qu’ici les officiers râlaient parce qu’on ne leur donnait pas leurs serviettes de papier, parce que le menu laissait à désirer.

Il y avait une espèce de sentiment de culpabilité à être officier. Ce sentiment, ils l’avaient tous éprouvé, au début ; à leur sortie de l’école préparatoire pour officiers, leurs privilèges les avaient d’abord gênés. Mais il était commode d’oublier, et l’on avait toujours les bonnes raisons des manuels — bonnes assez pour vous convaincre dès lors que vous vouliez en être quitte. Bien rares étaient ceux qui n’arrivaient pas à se débarrasser de leurs scrupules.

Cette chose, la culpabilité d’avoir le vent en poupe, existait donc dans l’armée. Chose très subtile, à peine perceptible, et réelle cependant. Lui, par exemple : père riche, meilleures universités, plus tard les bons emplois, et jamais d’épreuves — sinon celles qu’il s’imposait délibérément. Il avait — et bien des amis avaient — de quoi nourrir un sentiment de culpabilité. Cela n’était pas tout à fait vrai quant à ceux qu’il avait connus à l’université. De ceux-ci certains furent déclarés non aptes pour le service armé, d’autres furent mobilisés comme simples soldats, d’autres encore devinrent des commandants dans l’armée de l’air ou des fonctionnaires dans les services secrets à Washington, quelques-uns échouèrent dans les camps pour objecteurs de conscience. Par contre, tous ceux qu’il avait connus dans les lycées pour gosses de riche où il fit ses études, étaient maintenant enseignes ou lieutenants. Une classe d’hommes nés pour le bien-être, accoutumés à se faire obéir… Mais cela n’était pas tout à fait correct. Ce n’était pas de l’autorité, c’était cette sorte d’assurance qu’il avait, ou que Conn avait, ou Hobart, ou son père, ou le général.

Le général. Un arrière-goût de son ressentiment lui revint. Sans l’intervention du général il eût été, dans cc moment, en train de faire ce qu’il aurait dû avoir fait. Un officier n’avait d’excuse que s’il était au feu. Aussi longtemps qu’il resterait ici il serait mécontent de lui-même, dédaigneux à l’égard des autres officiers — plus dédaigneux même qu’à son habitude. 11. n’y avait rien dans ce Q. G. ; rien — et tout cependant, une étrange satisfaction en dépit des embêtements de la routine. Travailler avec le général offrait des compensations uniques.

Le ressentiment, de nouveau, et cette autre chose, l’appréhension peut-être. Hearn n’avait jamais rencontré quelqu’un qui ressemblât au général, et il était à moitié convaincu que celui-ci était un grand homme. Ce n’était pas seulement parce que, sans contredit, le général était un homme brillant : Hearn avait connu des gens dont l’esprit égalait celui de Cummings. Ce n’était certainement pas à cause de son intelligence, étonnamment inégale au fait, coupée de grandes lacunes. Ce qu’il avait pour lui, c’était son don presque unique d’ajuster sa pensée à des normes d’action immédiate et effective, don qui pouvait passer inaperçu pendant des mois même aux yeux de ses collaborateurs.

Il était plein de contradictions. Hearn croyait que le général était essentiellement indifférent à tout ce qui concernait son confort personnel, et cependant il s’entourait de tout le luxe d’usage pour un officier de son rang. Le jour de l’invasion, dès qu’il eut débarqué sur la plage, il s’installa au téléphone et il y resta jusqu’au soir, élaborant son plan de bataille au pied levé pour ainsi dire, et pendant cinq, six, huit heures d’affilée il dirigea les phases préliminaires de la campagne sans prendre une seconde de répit, sans consulter une seule fois la carte, arrêtant ses décisions sans hésiter d’après les maires renseignements que lui communiquaient ses officiers e ligne. C’avait été une remarquable performance, une concentration d’esprit presque fantastique.

Tard dans l’après-midi de ce premier jour Hobart s’était présenté devant Cummings. « Mon général, où désirez-vous que l’on établisse le bivouac du Q. G. ?

 — N’importe où, commandant, n’importe où », avait grogné Cummings, en frappante opposition avec la politesse parfaite dont il usait habituellement à l’égard de »es officiers. C’est que dans cet instant la façade s’était écroulée, exposant la bête sauvage occupée à gruger son os. Hearn en avait ressenti une admiration involontaire ; Il n’eût pas été surpris de voir le général dormir sur un lit d’épines.

Mais, deux jours plus tard, quand la première presse de l’invasion se fut calmée, il avait fait déplacer deux fois le bivouac de son Q. G., non sans avoir gentiment réprimandé Hobart, lequel avait fait son choix d’un terrain mal nivelé au gré du général. Sa réputation était bien établie dans le Pacifique du sud ; Hearn, avant son arrivée dans la division, n’avait entendu que des éloges quant à « a stratégie — un tribut de belle taille dans ces régions de l’arrière où les cancans constituaient la meilleure diversion contre l’ennui. Mais le général n’y croyait pas. Une fois ou deux, quand leur conversation avait pris un tour très intime, Cummings avait grommelé : « J’ai des ennemis, Robert, de puissants ennemis. » Une inflexion d’auto-apitoiement s’était faite très distincte dans sa voix, contrastant avec le clair et froid jugement dont il faisait habituellement preuve dans son appréciation des hommes et des choses. La propagande en avait fait le plus sympathique et le plus bienveillant des généraux divisionnaires, son charme était bien connu, mais Hearn avait découvert fort tôt que Cummings était un tyran, un tyran A la voix veloutée il est vrai, mais indéniablement un tyran.

Il était, aussi, un snob affreux. Hearn, qui s’avouait snob lui-même, n’avait pas de préjugés contre le snobisme, encore que le sien fût d’un ordre différent de celui du général. Hearn avait l’habitude de classifier les gens ; il avait déterminer leur nature, dût-il passer en revue cinq Cents variétés d’espèces pour identifier son personnage. Le snobisme du général était d’une sorte bien simple. Il connaissait les faiblesses et les défauts de ses officiers d’état-major, mais quelles que fussent les compétences des uns et des autres, à ses yeux un colonel était toujours supérieur à un commandant. Sa bienveillance à l’égard d’Hearn en était d’autant plus inexplicable. Il l’avait nommé son aide de camp après une entrevue d’une demi-heure, dès l’arrivée d’Hearn à la division, et lentement, progressivement, il lui avait marqué sa confiance. Ceci, en soi, était compréhensible ; comme tous les grands vaniteux, le général entendait s’entourer de gens qui lui fussent intellectuellement égaux ou qui pussent du moins prétendre à une telle égalité, à qui il pût exposer ses idées et théories. Or, de tout son état-major, Hearn était le seul qui eût de quoi le comprendre. Mais aujourd’hui, exactement trente minutes plus tôt, le général l’avait repêché d’une situation qui avait failli devenir dangereuse. Presque toutes ses soirées, depuis le jour du débarquement, s’étaient passées en conversations sous la tente du général, et cela se sut très vite aux quatre coins du bivouac. Le général ne pouvait pas l’ignorer, il devait savoir quels ressentiments cela impliquait, quels dangers pour le moral. Cependant, à l’encontre de ses propres intérêts et en dépit de ses préjugés il tenait toujours à Hearn et, bien plus encore, il s’employait à faire miroiter aux yeux de celui-ci l’indéniable fascination de sa personnalité.

Hearn savait que, n’eût été le général, il eût demandé sa mutation bien avant l’arrivée de la division en vue d’Anopopéi. Il y avait ce sentiment d’être un officier d’ordonnance ; il y avait ce désagréable contraste — toujours si frappant à ses yeux —  entre les hommes et les officiers ; il y avait surtout cet écœurement que lui inspiraient les officiers d’état-major, et qu’il dissimulait si mal. Mais c’était l’attitude énigmatique du général à son endroit, qui le faisait patienter. A vingt-huit ans, la seule chose qui l’intéressât réellement était de mettre à jour les équivoques et les faux-fuyants les plus dissimulés, de les débusquer dans chaque homme ou femme qui piquaient sa curiosité. Il avait dit une fois : « Quand j’ai découvert la camelote dont ils sont faits, ils ne font plus que m’ennuyer. Il ne me reste qu’à m’en défaire au plus vite. » Et, en retour, il s’était attiré cette réplique : « Hearn, vous jouissez d’une si bonne santé, que vous n’êtes plus rien qu’une coquille. »

Vrai, probablement.

En tout cas, il n’était pas facile de reconnaître la camelote dont étaient tissés les motifs du général. Il avait, sans doute aucun, ses sales petites démangeaisons, ses convoitises inavouables, que réprouvait l’éthique des hebdomadaires bien-pensants, mais cela ne le diminuait en rien.

Il y avait en lui un talent, un facteur additionnel, une convoitise plus profonde que tout ce que Hearn avait rencontré à ce jour, au point qu’il perdait de son objectivité dès qu’il s’agissait de Cummings. Il abominait l’idée même que le général pût l’influencer davantage qu’il n’affectait à son tour le général. Perdre son inviolable liberté signifiait se voir assailli de nouveau par les maux et les misères dont tous pâtissaient autour de lui.

Mais, en dépit de tout, il y avait cette grimaçante attention avec laquelle il observait le déroulement des choses entre lui et le général.

Il revit le général une heure plus tard, sous sa tente. Cummings était seul, étudiant quelque rapport concernant les opérations aériennes. Hearn saisit immédiatement le Nens de l’intérêt que le général apportait à cette étude. Après les deux ou trois premières journées de l’invasion, quand l’on constata l’absence d’une attaque aérienne japonaise sur Anopopéi, il fut décidé en haut lieu de relever l’escadrille de combat qui avait opéré depuis une autre lie, à quelque cent milles de là. Cette escadrille 11e servit pas à grand-chose au général, mais il avait espéré qu’après avoir fait élargir le terrain d’aviation capturé par ses hommes, il pourrait se servir de ce support aérien contre lu ligne Toyaku. Il avait ragé en apprenant que ces avions avaient été divertis pour d’autres opérations, et c’était alors qu’il avait fait sa remarque quant à ses ennemis.

Il était en train d’étudier des rapports concernant le théâtre des opérations aériennes, afin de déterminer s’il n’y avait pas d’avions utilisés à contresens. Chez tout autre homme cette ténacité eût paru une absurde autopunition : mais il n’en était pas ainsi quant au général. Il « liait s’assimiler le moindre fait de ces rapports, en sonder les points faibles, et quand le terrain d’aviation serait prêt et le temps mûr, il aurait en main une suite d’arguments solides puisés dans les rapports mêmes qu’il était §n train d’étudier.

Sans se retourner, il dit par-dessus son épaule : « Vous avez fait joliment l’imbécile aujourd’hui.

— C’est ce que je suppose », dit Hearn en s’asseyant.

Le général fit pivoter sa chaise et regarda pensivement Hearn. « Vous comptiez sur moi pour vous tirer d’affaire. » Il souriait en disant cela, et sa voix était devenue artificielle, légèrement affectée. Il avait de nombreuses façons de parler ; quand il s’adressait aux hommes de troupe il jurait un peu, et sa voix se donnait une intonation moins précise qu’elle n’avait d’ordinaire. Avec ses officiers il prenait toujours une attitude digne et distante, et ses phrases étaient strictement construites. Hearn était le seul à qui il parlât directement, et quand il ne le faisait pas, quand dans sa phrase se glissait l’affectation genre général-en-chef-à-officier-cadet, cela signifiait qu’il était très mécontent. Hearn avait Connu dans le temps un homme qui bégayait chaque fois qu’il disait un mensonge ; à un degré plus subtil, l’accent du général était un indice tout aussi effectif, il était visiblement furieux d’avoir eu à supporter Hearn d’une façon qui allait faire jaser le Q. G. pendant des jours.

« Je crois que c’est cela, mon général. Je m’en suis rendu compte après coup.

— Voulez-vous me dire pourquoi vous vous êtes comporté comme un âne, Robert ? » Toujours l’affectation — presque efféminée. Dès leur première rencontre le général lui avait fait l’impression de ne dire que très rarement ce qu’il pensait, et Hearn n’eut jamais l’occasion de changer d’avis à ce sujet. Il avait connu des hommes qui lui ressemblaient fortuitement : même accent efféminé, même aptitude éventuelle à une extrême rudesse, mais en lui il y avait autre chose encore, plus de complexité, moins de raidissement, moins d’ouverture par où l’atteindre à peu de frais. A première vue son aspect n’était guère différent "de celui des autres généraux en chef. Il était d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, bien en chair, le visage plutôt beau, la peau hâlée, les cheveux grisonnants ; — mais il y avait des différences. Quand il souriait, il ressemblait beaucoup à nombre de sénateurs et d’hommes d’affaires américains, avec leur apparence dure, rougeaude, satisfaite d’elle-même. Mais, lui, il ne gardait pas toujours leur halo de braves types un peu costauds. Il y avait une certaine vacuité dans son visage, la vacuité qui se voit chez les acteurs américains qui jouent les rôles des sénateurs.

Et ses yeux le trahissaient. Des yeux larges, gris, sinistres, pareils à du verre sur une flamme. Il y eut, à Motome, une revue avant l’embarquement des" troupes, et Hearn avait marché derrière le général. Les hommes tremblaient devant Cummings, ils bégayaient leurs réponses d’une voix rauque et gênée. Naturellement, leur embarras était dû pour une grande part au fait d’avoir à parler à un général ; mais Cummings avait été si cordial, il avait tâché si ostensiblement de les mettre à leur aise… — En pure perte. Ses grands yeux avec leurs prunelles ris pâle avaient semblé presque vides, deux ovales d’un blanc effrayant. Hearn se souvenait d’un article de journal qui décrivait Cummings comme ayant les traits d’un bouledogue intelligent et de bonne race, un article qui spécifiait avec une touche de luxuriance que « en lui se combinaient effectivement la force, la ténacité, la puissance contenues de ce vaillant animal, avec toute l’intelligence, le charme et la tenue d’un professeur de collège ou d’un homme d’Etat. » Cela n’était pas plus exact que la plupart des articles de journaux, mais cela soulignait la théorie préférée d’Hearn quant au général. Pour ce reporter Cummings était Le Professeur, tout comme il était pour bien d’autres Le Général, L’Homme d’Etat, Le Philosophe. Chacune de ces poses était une déconcertante mixture de vrai et de faux, comme s’il assumait instinctivement telle de ses poses qui lui faisaient plaisir dans un moment donné ; — mais, derrière l’attitude demeurait l’homme mû par les seuls ressorts de sa propre loi.

Hearn s’appuya au dossier de sa chaise. « Très bien. Je suppose que j’ai fait l’imbécile. Et puis après ? Il y a une espèce de plaisir à dire à quelqu’un comme Conn, d’aller se faire voir.

— C’était complètement dénué de sens. Je suppose que vous considériez comme une espèce d’indignité d’avoir eu à l’écouter.

— Fort bien. Admettons.

— Vous avez agi comme un adolescent. Les droits que vous avez en tant que personne dépendent entièrement de mon caprice. Ça vaut la peine que vous y réfléchissiez. Sans moi vous êtes tout juste un sous-lieutenant, ce qui est je pense, la définition effective d’un homme sans âme. Vous ne lui aviez pas dit d’aller se faire voir — son déplaisir à prononcer « se faire voir » soulignait sa phrase — c’est moi, de fait, qui le lui ai dit, et je n’avais pas le désir de le faire à ce moment-là. Mais supposons que vous restiez debout pendant que vous m’adressez la parole. Vous pourriez aussi bien commencer par respecter es règlements. Je voudrais être damné si je vais permettre aux gens de vous voir vous prélasser ici comme si cette division était une association entre vous et moi. »

Hearn se leva. Il notait un sombre, un enfantin ressentiment en lui-même. « Très bien », dit-il sarcastiquement.

Le général lui sourit soudainement, d’un air moqueur.

« J’ai entendu Conn débiter ses ordures depuis bien plus longtemps que vous. C’est assommant, Robert, parce que ça ne rime à rien. Je suis un peu déçu que vous ayez réagi d’une façon aussi primaire. » Sa voix papillonnait autour de l’ennui grandissant d’Hearn. « J’ai connu des hommes qui maniaient l’ordure au point d’en faire un grand art. Hommes d’Etat, politiqueurs. De propos délibéré, tout en rampant d’ailleurs. Vous pouvez vous abandonner à vos rages vertueuses, mais ce qui en résulte est bien médiocre. La grande affaire c’est de faire de soi-même l’instrument de sa propre politique. Que vous l’aimiez ou non, là réside le plus haut achèvement de la personne humaine. »

Peut-être. Ceci était quelque chose en quoi Hearn commençait à croire. Mais, au lieu d’en convenir, il dit : « La portée de mon tir n’égale pas la vôtre, mon général. Simplement, je n’aime pas me laisser coudoyer. »

Cummings le regarda fixement, si il y a une autre façon de voir la chose, vous savez. Je ne suis pas en désaccord avec Conn. Il y a un noyau de vérité dans bien des choses qu’il dit. Comme, par exemple : « Tous les juifs sont bruyants. » Il haussa les épaules. « Bien entendu ils ne sont pas tous bruyants, mais il y a une proportion indue de mauvaises manières dans cette race, admettez-le.

— Si cela est, il faut encore le comprendre, dit Hearn. Ils vivent dans une atmosphère de tension bien différente de la nôtre.

— Un exemple typique de boniment libéral. Le fait est que vous ne les aimez pas vous non plus. »

Hearn était mal à son aise. Il y avait… il y avait des traces d’aversion qu’il pouvait détecter en lui-même.  Je nie cela », dit-il.

Cummings sourit de nouveau. « Ou bien prenez l’opinion de Conn sur les « moricauds ». Un peu extravagant peut-être, mais plus près de la vérité que vous ne supposez. Si quelqu’un couche avec une négresse…

— Un sudiste couchera, dit Hearn.

— Ou un radical. C’est leur mécanisme de défense, il renforce leur « morale ». Il montra ses dents : « Par exemple, vous peut-être ?

— Peut-être. »

Cummings regarda ses ongles. Etait-ce le dégoût ? Tout à coup il rit avec une joie sarcastique. « Vous savez, Robert, vous êtes un libéral.

— Peau de balles. »

Il prononça le mot avec une tension ravie, comme si quelque chose l’avait poussé à se rendre compte jusqu’à quel point il pouvait ébranler le roc qui venait de lui écraser les orteils. Cela était de loin la plus grande liberté qu’il avait jamais prise avec le général ; et, au surplus, la plus irritante de toutes. Blasphème et vulgarité semblaient toujours écorcher l’épine dorsale de Cummings.

Le général ferma les yeux, comme pour contempler l’étendue du dommage subi. Quand il regarda de nouveau Hearn, son expression était froide. « Garde à vous », dit-il d’une voix égale. « Supposons que vous me rendiez les honneurs. » Quand Hearn eut obéi, le général esquissa un léger sourire où se notait une pointe d’aversion. « Rude traitement, n’est-ce pas, Robert ? Très bien, repos. »

Le bâtard ! Mais, à son corps défendant, Hearn sentait l’admiration se mêler à sa colère. Le général le traitait toujours d’égal à égal… presque toujours ; puis, à un moment donné, tout d’un coup, il le faisait danser au bout d’une corde, rétablissant les relations fondamentales de général à lieutenant avec la brutale secousse que provoque une gifle assenée avec une serviette humide. Et, aussitôt après, sa voix se donnait le traître velouté d’un onguent qui augmente la peine au lieu de la soulager. « Pas très équitable de ma part, n’est-ce pas, Robert ?

— Non, mon général.

— Vous avez vu trop de films. Si vous avez un revolver et que vous tiriez sur un homme sans défense, vous êtes une pauvre créature, un infâme personnage. C’est une idée parfaitement ridicule, voyez-vous. Le fait que vous soyez en possession d’un revolver et que l’autre soit désarmé n’est pas dû à un accident. Cette situation est le produit de tout ce que vous avez accompli, elle implique qui si vous… si vous êtes conscient assez, vous avez le revolver à la main quand vous en avez besoin.

— J’ai déjà entendu parler de ces idées, fit Hearn en déplaçant ses pieds avec lenteur.

— Est-ce que nous allons recommencer ce garde à vous et les honneurs ? » Il fit entendre un petit rire. « Robert, il y a une obstination en vous, qui me déçoit. Je nourrissais quelque espoir quant à vous.

— Je suis tout juste un plastronneur.

— C’est cela. Vous l’êtes. Vous êtes… soit, vous êtes un réactionnaire tout comme moi. Mais ce mot vous effraie. C’est le plus grand défaut que je vous trouve. Vous avez tout rejeté de votre héritage, ensuite vous avez tout renié de ce que vous avez appris depuis, et vous n’en êtes pas sorti brisé. C’est ce qui m’a frappé tout d’abord en vous. Jeune homme du monde qui n’a pas été brisé, qui n’a pas perdu le nord. Est-ce que vous vous rendez compte que c’est un accomplissement ?

— Qu’est-ce que vous savez quant aux jeunes hommes du monde… mon général ? »

Le général alluma une cigarette. « Je sais tout. C’est une si sotte affirmation que les gens vous refusent immédiatement leur créance, mais il arrive que cette fois-ci c’est vrai. Le sourire brave type monta sur ses lèvres. « L’unique chose qui cloche avec vous, c’est un certain préjugé qui vous reste. Il s’est si bien emparé de vous que vous n’arrivez pas à vous débarrasser de l’idée que « libéral » signifie le bien, et que « réactionnaire » signifie le mal. C’est là votre point de référence : deux mots. C’est pourquoi vous ne comprenez rien à rien. »

Hearn remua ses pieds. « Si je m’asseyais ?

— Certainement. » Il le regarda, puis ajouta d’une voix complètement blanche. « Vous n’êtes pas vexé, n’est-ce pas, Robert ?

— Non, plus maintenant. » Il venait de comprendre avec une perspicacité un peu tardive que le général avait dû surmonter un grand nombre d’émotions quand il lui avait ordonné de se lever. Il était si difficile d’être certain de ce qui se passait dans sa tête. Durant toute cette conversation Hearn avait été sur sa défensive, pesant ses mots, parlant sans aucune liberté. Et brusquement il se rendit compte que cela était également vrai pour le général.

« En tant que réactionnaire, vous avez un grand avenir devant vous, dit Cummings, Le malheur est que de mon côté, on ait toujours manqué de penseurs. Je suis une exception, et il y a des moments où je me sens seul. »

Il y avait toujours cette indéfinissable tension entre eux, pensait Hearn. Leurs paroles n’atteignaient la surface qu’à travers un épais écran, résistant comme l’huile.

« Vous êtes un sot si vous ne comprenez pas que ceci va être le siècle, peut-être le millénaire, de la réaction. C’est la seule chose que Hitler ait dite, qui ne soit pas complètement hystérique. » De l’autre côté des rabats partiellement écartés de la tente le bivouac s’étalait sur le terrain défriché, cru et miroitant dans le soleil de l’après-midi. La place était presque déserte, la plupart des hommes étant en corvée.

Cette tension entre lui et le général c’était le général qui l’avait créée, mais il s’y trouvait pris lui aussi. Il tenait à Hearn pourquoi… pour quelles raisons ? Hearn ne le savait pas. Et il se défendait mal contre le magnétisme du général, un magnétisme qui provenait de toutes les données dont était faite sa force : Il avait connu des hommes qui pensaient comme le général ; il en avait même connu qui étaient bien plus profonds. Mais la différence consistait en ce que, fonctionnant dans le vide affairé de la vie américaine, coincés dans les rouages complexes de la calandre, ils ne faisaient rien, ou encore les résultats de leurs actions leur échappaient. Sans cette île où il çon-trôlait tout, le général aurait peut-être fait figure d’un niais. Cette île donnait une assise à tout ce qu’il disait. Aussi longtemps que Hearn restait avec lui il pouvait suivre tout le processus — depuis la naissance d’une pensée jusqu’à sa réalisation tangible et immédiate le jour suivant le mois suivant. Cette sorte de reconnaissance d’autrui était la chose la plus difficile à obtenir, et cela l’intriguait et le fascinait.

« Que nous soyons dans le Moyen Age d’une ère nouvelle, espérant la renaissance d’un pouvoir réel, cela, Robert, vous pouvez le voir de vos yeux. Dans ce moment-ci j’accomplis une fonction plutôt retirée ; je ne suis, au fait, que le prieur, que le seigneur de ma petite abbaye, pour ainsi dire. »

Sa voix continuait et continuait, tissant d’un ton de moquerie soutenue la trame de sa toile unique, alors qu’en lui-même la tension fléchissait et se distendait, cherchant son inexorable satisfaction dans tout ce qui se trouvait entre lui et Hearn, entre lui et les cinq mille Japonais, le terrain, le circuit des hasards, qu’il aura fait couler dans son moule.

LE CHŒUR