WILLIAM BROWN, PAS DE TARTE AUX POMMES AUJOURD'HUI

De taille moyenne, un rien grassouillet, avec une. face d'adolescent, un nez camus, des taches de rousseur, des cheveux brun roux. Mais des rides s'étaient formées autour de ses yeux, et des abcès des tropiques couvraient son menton. Vu plus attentivement, il accusait bien ses vingt huit ans.

Les voisins aiment bien Willie Brown, c'est un garçon si honnête, il a ce visage moyen si plaisant qu'on peut voir dans les boutiques, les banques, les bureaux, d'un bout à l'autre du pays.

Un bien joli garçon que vous avez là, disent-ils à son père, James Brown.

Bon garçon, mais vous devriez voir ma fille, c'est elle la bôôôtée.

Willie Brown est très populaire. Les mamans de ses amis le cajolent, ses maîtres d'école en font leur favori.

Mais il a le chic de les mettre en boîte. Aou, ce vieux corbeau, dit-il de sa maîtresse d'école, j'y donnerai pas un crachat. (Crachant sur le gazon poussiéreux du préau.) Je sais pas pourquoi diable elle me laisse pas tranquille

Et il est d'une bonne famille. Bonne souche. Le père, est employé aux chemins de fer de Tulsa, et s'il a commencé dans les ateliers il travaille maintenant dans les bureau et ils ont leur propre maison dans la banlieue, avec un décent bout de terrain pour l'étoffer. Jim Brown est un homme sur qui l'on peut compter, toujours en train d'améliorer sa maison, fixant la canalisation ou mettant d'aplomb le seuil d'une porte qui se coince.

Pas le genre d'homme qui fait des dettes.

Ella et moi nous tâchons de pas dépasser notre budget, dit-il d'un ton moqueur. Si on voit qu'on est allé un peu fort, on coupe simplement sur le whisky de la semaine. (A demi apologétiquement.) Je regarde le whisky comme un article de luxe pour ainsi dire, surtout maintenant qu'il faut contrevenir à la loi pour en acheter, et qu'on est jamais sûr si ça va pas vous laisser aveugle.

Se tient au courant, aussi. Le Saturday Evening Post et Collier's et abonné au Reader's Digest depuis les années vingt. Cela fait bien votre affaire dans les petites conversations quand on va en visite, et la seule malhonnêteté que les gens lui aient jamais vu commettre c'est que tout en puisant dans ses lectures il oublie de citer ses sources.

Savez-vous que trente millions de personnes fumaient des cigarettes en 1928 ? disait-il.

The Literary Digest le tient au courant de la politique. J'ai voté pour Herbert Hoover aux dernières élections, admet-il plaisamment, bien que je sois depuis toujours du parti démocratique. Comme je vois les choses, un parti est au pouvoir pour un moment, puis au tour suivant vous y envoyez l'autre parti.

Et Mme Brown approuve de la tête. Je permets à Jim de me montrer le chemin dans ces choses de la politique. Elle n'ajoute pas ce qu'elle lui permet quant au reste, mais cela se laisse deviner. Braves gens, bonne famille, église le dimanche bien entendu. La seule opinion un peu violente que professe Mme Brown regarde la Nouvelle Moralité. Je ne sais pas, les gens ne craignent plus le Seigneur. Les femmes boivent dans les bars, faisant Dieu sait quoi encore, ça n'est pas juste, pas du tout chrétien.

M. Brown approuve avec indulgence. Il a quelques réserves, mais après tout les femmes sont pour ainsi dire plus religieuses, vraiment plus religieuses que les hommes, dira-t-il dans une conversation confidentielle.

Naturellement, ils sont très fiers de leurs enfants, et ils vous racontent avec amusement comment Patty apprend la danse à William, maintenant qu'il va à l'école.

Avec cette crise et tout nous ne savions pas s'il fallait les -envoyer au collège d'Etat, mais je crois que nous y voyons plus clair maintenant. M. Brown, ajoute-t-elle, a toujours voulu qu'ils y aillent, surtout que lui n'y a pas été.

Le frère et la sœur sont de bons amis. Dans le salon où  le sofa d'érable est flanqué par le vase (qui a été un pot à fleurs) et la radio, la jeune fille se fait guider par son frère.

Regarde, Willie petit, c'est facile. T'as pas besoin d'avoir peur de me tenir.

Qui qu'a peur de tenir quoi ?

Tu n es pas un si grossier personnage que ça, dit-elle du haut de la supériorité que lui octroie son aînesse. Bientôt tu auras des rendez-vous.

Tu parles, s'exclame-t-il avec dégoût. Mais il sent ses petits seins effrontés contre son torse. Il est presque aussi grand qu'elle. Qui c'est qui va avoir des rendez-vous ?

Toi.

Ils traînent leurs pieds sur le carrelage rouge. Hé, Patty, quand Tom Elkins viendra te voir laisse-moi lui parler. Je veux savoir si je serai assez grand l'année prochaine pour entrer dans l'équipe de football.

Tom Elkins, ce vieil imbécile.

(C'est un sacrilège.) Il la regarde avec aversion. Qu'est-ce qui va pas avec Tom Elkins ?

Tout va bien, Willie, tu seras de l'équipe.

Il ne sera jamais d'une taille assez grande pour faire partie de l'équipe de football mais il deviendra chef de claque de son école, et il a persuadé à son père de lui acheter une auto d'occasion.

Tu comprends pas, papa, j'ai vraiment besoin d'une bagnole. On a ses courses à faire. C'est comme vendredi dernier, quand j'ai eu à rassembler tout mon monde pour s'entraîner pour le match contre Wadsworth. J'ai perdu tout mon après-midi à courir.

T'es sûr, fiston, que c'est pas une idée extravagante ?

J'en ai vraiment besoin, papa. Je travaillerai l'été pour te rembourser.

C'est pas la question, bien que je pense que tu devrais, rien que pour pas te dévergonder. Tu sais quoi, j'en parlerai à maman.

Il remporte la victoire, et il sourit. Loin derrière sa tête, tout au fond de la sincérité qui marquait sa conversation avec son père, il y a le souvenir de bien d'autres conversations. (Les adolescents qui parlent en se rhabillant après la culture physique, leurs profondes discussions dans les caves converties en clubs.)

Folklore : si tu veux tomber une fille, faut que t'aies une bagnole.

Il s'amuse beaucoup pendant sa dernière année à l'école. Il fait partie du S. G. (Student Government) et il est nommé gérant de la School Dance. Il a ses rendez-vous, les samedis soir, au cinéma Crown, et une ou deux fois il est allé à l'auberge-dancing en dehors de la ville ; il a ses vendredis soir — des invitations chez les jeunes filles, qu'il ne manque presque jamais pendant toute une partie de l'année.

Et il est toujours chef de claque. Il s'accroupit dans son pantalon de flanelle blanche, dans son chandail blanc qui le protège maigrement contre le vent de l'automne. Devant lui un millier d'adolescents en train de hurler, les filles se dandinant sur place dans leurs jupes de tartan vertes, leurs genoux rougis de froid.

Un hourra pour l'équipe de Cardley, crie-t-il, courant de-ci, de là avec son mégaphone. Il y a un instant de silence, de respectueuse accalmie quand il étend son bras, l'agite au-dessus de sa tête, puis l'abaisse.

Cardley high… Cardley high.

hliiiiiiiiii score hiiiiiiii schoooool.

Yaaaaaaaa team !

Et la jeunesse hurle tout en le regardant qui fait la roue, qui retombe sur ses pieds en frappant des mains, le visage tourne ! vers le terrain de jeu, son corps dans une attitude de dévotion, de supplique. Tout ça est à lui. Un millier d'adolescents dans l'attente de son signal.

Un des glorieux moments, que l'on ressortira plus tard.

Pendant le décalage entre la saison de basket-ball et de base-ball il démonte sa voiture, installe un pot d'échappement (il en a assez de la pétarade qu'elle fait), graisse la boîte de vitesses, et repeint la carrosserie en vert pâle.

D'importantes conversations avec son père.

Il faut que nous songions sérieusement à ce que tu comptes faire, Willie.

J'ai pris pour ainsi dire ma décision, papa. Je serai ingénieur. (Ceci n'est pas une surprise. Ils en ont parlé bien des fois, mais cette fois-ci il est tacitement entendu que c'est sérieux.)

Eh bien, je suis content de te l'entendre dire, Willie. Je ne prétends pas que j'ai jamais essayé de t'influencer, mais il me serait difficile de demander rien de mieux,

J'aime vraiment la mécanique.

Je l'ai remarqué, fils. (La pause.) C'est l'aviation qui t'intéresse ?

Je crois que ça sera ma spécialité.

Oui, fils, je crois que c'est un bon choix. Une branche d'avenir. Il lui assène une tape sur l'épaule. Je voudrais cependant mentionner une chose, Willie. J'ai remarqué que tu te montres un peu suffisant, rien de spécial à vrai dire et tu gardes tes manières à la maison, mais ça n'est pas de bonne politique. Il est parfaitement légitime de se dire qu'on est plus capable que son voisin, mais c'est une faute de le lui faire entendre.

J'y ai jamais pensé. Il secoue la tête. Ecoute, papa, c'est rien de sérieux. Je ferai attention à partir de maintenant. (Une intuition.) Tu m'as réellement appris quelque chose là.

Le père rit sous cape, plutôt content. Sûr, Willie, ton vieux est encore capable de t'apprendre une chose ou deux.

T'es un brave type, papa. L'atmosphère est chaleureuse entre eux. Il se sent mûrir, devenir l'égal de son père, prêt à lui parler en ami.

Cet été il travaille au cinéma Crown comme ouvreur. C'est un travail plaisant. Il connaît au moins la moitié du public qui y vient, et tout en guidant les gens vers leur siège il échange quelques mots avec chacun. (Bonne idée d'être ami avec tout le monde ; on ne suit jamais quand on aura un service à demander à quelqu'un.)

En vérité, les seuls moments ennuyeux sont ceux de l'après-midi, quand la salle est presque déserte. Il y a généralement quelque fille avec qui on peut causer, mais depuis qu'il a rompu avec son flirt les filles ne l'intéressent pas. Je veux pas de clochette au cou, gouaille-t-il.

Un jour, cependant, il fait la connaissance de Beverly. (La svelte jeune fille dans la travée de gauche, yeux noirs, cheveux noirs, la bouche rouge et excitante peinte sur ses lèvres.) Comment t'as aimé le film, Gloria ? demande-t-il à l'autre jeune fille.

Je crois que c'est un film bien triste.

Oui, c'est terrible. Hello. (A Beverly.)

Hello, Willie.

Il sourit platement. Vous me connaissez ?

Oh ! j'étais dans la classe au-dessous, à l'école. Puis je me souviens que vous étiez chef de claque.

Les présentations, les brillants propos. Se rengorgeant de plaisir. Alors vous me connaissiez, hein ?

Tout le monde vous connaît.

Oui, pas vrai que c'est formidable ? Ils rient.

Avant son départ il a pris rendez-vous avec elle.

Les chaudes nuits d'été, la langueur des arbres, le levain dans la terre. Ils gagnent dans sa voiture le parc qui se trouve au sommet d une colline, sur la route nationale, en dehors de la ville. Ils se roulent et se tortillent dans la voiture, se cognent les genoux et le dos contre le levier de changement de vitesse, le volant, la poignée des portières.

Aou minou, je ferai rien du tout si tu veux pas, mais prête-toi.

Non, je ne veux pas, il vaut mieux pas.

Dieu, je t'aime, Beverly.

Moi aussi, Willie. (La radio de la voiture joue quand il pleut, quand il pleut… des sous du ciel. Ses cheveux ont a pure odeur des racines et son téton est délicatement parfumé contre la bouche de Willie. Il la sent qui se crispe dans ses bras, qui sanglote-palpite.)

Oh ! petite.

Je ne peux pas, Willie, je t'aime tellement s'il te plaît je ne peux pas.

Je voudrais qu'on soit mariés.

Oh ! moi aussi. (Fouillant dans ses cheveux avec sa bouche.) Ohhh.

Les analyses : ça y est, Willie, tu l'as culbutée ?

Je suis arrivé à l'avant-dernière étape, je la culbuterai, tu verras. Oh ! quelle môme.

Qu'est-ce qu'elle faisait ?

Elle gémissait. Doux Jésus, je l'ai dans la peau, je l'ai fait gémir.

Eh ! à quoi bon si elles se laissent pas fignoler.

Folklore : si elle baise pas c'est une frigide ; si elle baise c'est une putain.

Je la culbuterai, tu verras. Oublie pas qu'elle est pucelle. (Au fond de tout ça un furtif remords — je t'aime, Beverly.)

Propos sérieux : Tu sais, j'ai rêvé à toi hier, Willie.

Moi aussi. Tu sais, ce film que nous avons vu l'autre jour, Captain Blood, eh bien Olivia de Havilland te ressemblait. (Identification avec l'écran dans la caverne noire. Son amour est parfait comme le leur.)

Tu es si doux. (Ineffable attraction pour la jeune fille qui joue les mères. La courbe rouge de ses lèvres.) Si tu n'étais pas si doux, je ne me serais pas… laissée aller si loin. Tu n'as pas une mauvaise opinion de moi ?

Non. (Plaisantant.) J'en aurais une meilleure si… tu sais quoi.

O-oh, maman sait mieux. (Silence, la tête de Beverly sur son épaule.) Ça me fait drôle quand je pense à nous.

Moi aussi.

Est-ce que tu crois que tout le monde est comme nous ? Je me demande si Madge caresse comme moi, elle n'arrête pas de pouffer quand j'essaie de la cuisiner. (Avant-goût de la femme pratique.) Il y a quelque chose de louche là-dedans, (La vierge de nouveau.) Ça ne te fait pas drôle quand tu te mets à penser à ces choses ?

Oui, tout ça c'est très… drôle. (Mais dit avec de la profondeur.)

Je me sens bien plus mûre depuis que je te connais, Willie.

Je sais ce que tu veux dire. C'est rudement bon de causer avec toi. (Elle a tant de vertus ; elle est douce au toucher, et sa bouche l'excite tellement, et elle danse bien, et elle est agréable à voir dans son maillot de bain, et en plus elle est intelligente. Il peut lui parler. Personne ne possède tout ça comme elle. Il resplendit de toute l'estime qu'elle lui inspire.) Oh ! Beverly.

Au collège d'Etat il est admis dans une bonne confrérie, mais il est vaguement désappointé parce que les rites d'initiation sont interdits. (Il se voit, avec le temps, présidant aux cérémonies.) Mais ça va. Il apprend :) fumer la pipe, il s'initie aux récompenses de la vie de collège. Frère Brown, récipiendaire bien estimé de la confrérie des Tau Tau Epsilon, nous allons présider aux rites de circoncision. En langage vulgaire, vous allez perdre votre pucelage.

Le bordel est cher où fréquentent les collégiens. Il est suffisamment ivre pour s'acquitter sans trop d'angoisse. Plus tard, dans la cour de l'école, il chante Une Fois de Temps à Autre… Ouhiiiii-hooooooooh. Une fois de temps à autre, t'as pigé petit pote.

Silence.

T'es un brave fils de garce. (Un thème nouveau.)

Il ne songe jamais à musarder, il est plein des meilleures intentions du monde, mais les rédacs, la trigo, la physique, etc. etc., sont un peu moins folichonnes qu'il ne s'était imaginé. Il essaie d'étudier, mais il y a mieux à faire. On a envie de prendre un peu d'air quand on a moisi tout un après-midi au labo.

Fascination de siroter une bière dans la taverne du cru, de se lancer dans de longues et profondes conversations. J'ai une copine, Gert, je te dis qu'elle est unique. Elle est belle, regarde sa photo. C'est une sacrée honte de me débaucher comme ça, de la tromper, et de lui écrire des lettres pleines de mamours.

Eh, bougre, si tu crois qu'elle se prive là-bas.

Dis pas ça ou je me fâche. Elle est tout ce qu'y a de plus pur.

Ça va, ça va, disons que c'est mon point de vue. Ce qu'elle ignore lui fera pas de mal.

Il y réfléchit, puis se mit à rire. Pour te dire la vérité, c'est aussi mon point de vue. Buvons un coup.

J'aimerais vous dire, les gars, (légèrement soûl) ce que tout ce sacré bataclan signifiera pour nous dans quelques années. On apprend des choses par cœur, c'est un fait. Y a pas, ça va j'ai dit y a pas bien que j'aille au collège, mais merde je cause comme les gens de chez vous, y a pas un seul d'entre nous que j'oublierai jamais, c'est vrai de vrai parole de lesbienne.

Qu'est-ce que tu nous dégobilles là, Brown ?

Je veux être pendu si je sais. (Rires.) Au diable les examens de physique demain. J'ai le sang qui me pète les veines.

Amen.

En juin, après avoir été recalé, il est difficile de se présenter devant son père, mais il rentre chez lui avec des résolutions.

Ecoute, papa, je sais que je t'ai terriblement déçu, et c'est une sacrée honte après tous les sacrifices que tu as faits pour moi, mais je pense pas que je suis fait pour ce genre de travail. J'ai pas l'intention de m'excuser en disant que je suis pas assez intelligent parce que je crois que je suis aussi à la hauteur que n'importe qui de mon âge, mais je suis un type qui a besoin de mordre dans du solide. Je crois que je suis fait pour le commerce ou quelque chose comme ça. J'aime me mêler au monde.

(Le long soupir.) Peut-être, peut-être. Pas la peine de pleurer sur le lait répandu, voilà ma devise. J'en parlerai à quelques-uns de mes amis.

Il trouve du travail dans une compagnie de machines agricoles, se fait ses cinquante dollars par semaine avant la fin de sa première année. Il présente Beverly à ses parents, il l'emmène voir Patty — qui est mariée.

Tu crois que je lui ai plu ? demande Beverly.

Bien sûr que tu lui as plu.

Ils se marient en été et s'installent dans une maison de six pièces. Il se fait ses soixante-quinze dollars, mais ils sont toujours un peu endettés ; la boisson et les Mort Ich Inn coûtent de vingt à vingt-cinq dollars par semaine.

Cependant, ça ne va pas trop mal. La nuit des noces ex ! un carnage, mais-il se remet rapidement et après un intervalle raisonnable leurs amours deviennent riches et variées. Ils ont un catalogue secret :

Amour sur les marches de l'escalier.

Les obscénités de Beverly quand elle est en rut.

Expériences avec des travestis.

— (Lui n'y mettra pas de nom parce qu'il l'a appris dans des endroits à ne pas mentionner devant su femme. Elle n'y mettra pas de nom parce qu'elle est censée l'ignorer.)

Et, bien entendu, tout ce qui semble être sans rapport avec l'amour. Manger l'un en face de l'autre, jusqu' à ce que c'en devienne assommant.

S'entendre l'un l'autre répéter les mêmes histoires à des personnes différentes.

L'habitude qu'il a de se curer le nez.

L'habitude qu'elle a d'ajuster ses bas dans la rue.

Le bruit qu'il fait en crachant dans son mouchoir.

L'air maussade qu'elle a après avoir passé une soirée à ne rien faire.

Il y a aussi des plaisirs innocents : discuter des gens qu'ils rencontrent.

Rapporter les cancans à propos de leurs amis.

Danser ensemble. (Simplement parce qu'ils dansent bien, comme tout le monde d'ailleurs.)

Lui racontant à Beverly ses soucis d'affaires.

Il y a des choses neutres : rouler dans leur automobile.

Son club à elle : le bridge et le mah-jong.

Ses clubs à lui : le Rotary, l'Association des Anciens Elèves de la High School, la Chambre de Commerce.

Aller à l'église.

La radio.

Le cinéma.

Parfois, quand il a le cafard, il a la mauvaise habitude de passer une soirée avec ses amis du temps de son célibat.

Folklore du célibataire : La seule chose que j'aie contre le mariage c'est que les gens ne sont tout simplement pas assez intéressants pour les forcer à passer toute leur vie ensemble.

Brown : Tu sais pas ce que tu dis. C'est toujours là A t'attendre, propre et sûr, et pas la trouille d'attraper lu vérole. La chose à faire avec les femmes, c'est de les essayer…

Folklore (histoires sales) : Sacrebleu, les trente-six manières.

Au milieu de la nuit : Voyons, va-t'en, laisse-moi tranquille Willie, je croyais quon était d'accord de ne pas se toucher pendant quelques jours.

Qui était d'accord ?

Toi. Tu as dit que nous nous y habituions trop.

Oublie ce que j ai dit.

Ohhhh. (Exaspération et soumission.) Tu n'es qu'un vieux chien courant, c'est tout ce que tu es. Toujours envie de te la fourrer quelque part. (Amalgame, unique au mariage, de tendresse et d irritation.)

Il y a des secousses extérieures à sa vie privée. Sa sœur Patty divorce, et il entend les gens jaser ; ce sont tout au plus de vagues insinuations, mais il est préoccupé. Il lui en touche un mot, subtilement pense-t-il, mais elle s'emporte.

Qu'est-ce que tu veux dire, Willie ? Que Brad aurait pu obtenir le bénéfice du divorce, et pas moi ?

Je veux rien dire. Je te demande seulement.

Ecoute, Willie petit, ne me regarde pas de cet œil. Je suis ce que je suis, c'est tout, tu as compris ?

La secousse l'entame, s'enterre profondément en lui, et explose sporadiquement pendant de longs mois. Il a des instants où, au beau milieu de la journée, il s'arrête de rédiger son rapport, et se surprend à regarder son crayon. Tu n'es pas un si grossier personnage que ça, dit Patty, svelte et croustillante et virginale, la sœur aînée — moitié mère.

Le fouet de la mémoire. J'y comprends rien de rien. Qu'est-ce qui les change comme ça, pourquoi est-ce qu'une femme peut pas rester honnête ?

Tu seras jamais comme ça, pas, Beverly ? dit-il cette nuit-là.

Aou, mon chéri, comment peux-tu même penser ça ?

Ils se sentent très proches l'un de l'autre pendant un moment, et ses maux se tassent. Vraiment, Bev, j'arrête pas de me décarcasser pour faire face à tout ; tellement, que je voudrais pouvoir rattraper mon souffle, tu vois ce que je veux dire. Ta propre sœur — ça te fiche un coup, va.

Dans les bars, dans les compartiments pour fumeurs, au vestiaire du club de golf, on parle de Patty Brown.

Je te jure, Bev, si jamais je te pince à faire une chose comme ça je te tue, que Dieu me juge je te tuerai.

Chéri, tu peux avoir confiance en moi, dit-elle, le c u ni battant à cause du soudain jaillissement de passion qu'elle devine chez son mari.

Je me sens bougrement vieilli, Bev.

Au dix-huitième trou il évalue la pelouse d'arrivée et se prépare pour le coup roulé. C'est un coup de cinq pieds et il devrait le réussir, mais tout soudain il réalisel qu'il le manquera. Ses mains épousent gauchement le manche du club et la balle est trop courte d'un pied.

Manqué de nouveau, fils, dit M. Cranborn.

Je ne suis pas dans mon bon jour, je crois. Nous pourrions aussi bien gagner le vestiaire. Il garde encore une sensation de gaucherie dans ses mains. Ils marchent lentement. Venez à Louisville, fils, et je me ferai le plaisir de vous emmener à mon club, dit M. Cranborn.

Je pourrais vous prendre au mot, monsieur.

Tandis qu'ils se douchent, M. Cranborn chante — Quand tu portais une tulipe et que je portais un…

Que fait-on ce soir, fils ?

On fera la ville, monsieur Cranborn. N'ayez crainte, je vous mènerai dans les bons endroits.

J'ai entendu dire pas mal de choses à propos de cette ville.

Oui, monsieur, la plupart de ce qu'on en dit est vrai. (L'impudique ricanement dans la douche adjacente.)

Dans la boîte de nuit ils parlent affaires. Toutes les fois qu'il s'appuie au dossier de sa chaise, les feuilles du palmier dans son dos lui chatouillent le cou ; aussi se tient-il penché en avant, respirant la fumée du cigare de M. Cranborn. Eh bien, monsieur, il faut que vous songiez que nous avons droit à un petit profit, je veux dire qu'après tout c'est ce qui fait tourner rond la roue des affaires, et vous ne voudriez pas nous voir travailler pour rien, pas plus que vous-même vous n'aimeriez travailler pour les yeux de la princesse. Ça ne s'appellerait pas faire des affaires, n'est-ce pas ? Son cinquième verre est presque vide, et ses mâchoires se bloquent spongieusement. La cigarette est un peu drôle sur ses lèvres. (Faut que je boive moins.)

Un bon point, fils, un bon point, mais il y a encore le problème de faire quelque chose meilleur marché que le voisin d'en face et ça aussi c'est des affaires, la concurrence. Vous courez votre gibier, moi je cours le mien, et c'est comme ça que les choses tournent.

Oui monsieur, je vois ce que vous voulez dire,'l'ont < ; n, pendant un moment, menace de pirouetter et de pirouetter dans sa tête, et il a envie de se jeter dehors, de respirer un peu d'air. Examinons ça d'un autre point de vue.

Qui est cette blonde qui chante, Brown ? Connaissez ça ?

(Il ne la connaît pas.) Eh bien oui, monsieur, mais, franchement, vous ne voudriez pas la connaître. Elle a roulé un peu trop et, oui, franchement, des docteurs s'en sont mêlés. Mais je connais un endroit, monsieur, discret, respectable.

La fille du vestiaire peut l'entendre, qui téléphone. Il s'appuie contre le mur pour éviter de se coucher la face la première contre le téléphone, La ligne est occupée, et pendant un instant il a envie de pleurer.

Hello, Eloïse ? dit-il. La voix de la femme crachote à l'autre bout du fil.

C'est plus rigolo d'être en ribote avec ses collègues de la boîte où il travaille.

Je te le dis j'ai jamais rien vu de pareil, saisir une pièce d'un demi-dollar comme rien du tout, non mais elle l'a tout simplement attrapée sur le rebord de la table. Si je l'avais pas vu de mes yeux, j'aurais dit qu'il faut aller à Paris ou dans un bordel nègre pour y croire.

Faut de tout pour faire un monde.

Oui, c'est ce que je me dis, y a des tas de choses qui fricotent derrière la tête des gens et on s'en doute même pas.

Qu'est-ce que tu crois qui fricote derrière la tête du patron ?

Eh, on parle pas boutique ce soir, c'est entendu une fois pour toutes. Allez, une nouvelle tournée.

Ils vident leurs verres, et c'est une nouvelle tournée.

Je m'en vais vous dire quelque chose les amis, fait Brown, les gens croient que les représentants de commerce se la coulent douce, mais par Dieu la vérité vraie c'est qu'on bosse aussi dur que n'importe qui. Pas que j'ai raison ?'

Personne bosse comme nous.

Exactement. Bon, maintenant avant que j'aie été recalé au collège, et je veux que vous sachiez que j'ai été, recalé au collège parce que je pense qu'on est un sacré imbécile si on a de la fausse présomption et puis je suis pas de ceux qui la font à l'épate. Je suis simple comme une vieille godasse et je le dis droit à la face des gens.

Brown, t'es un brave vieux fils de garce.

Bon, ça je suis Content de te l'entendre dire, Jennings, parce que je sais que tu le penses, et c'est quelque chose. On se crève le derrière à bosser alors on veut avoir e vrais copains, des gens qui vous font confiance et qui vous aiment, parce que si on a pas ça, à quoi bon se crever ?

C'est exactement ça.

J'ai plutôt de la chance, je dirai ça dans les yeux de n'importe qui, mais bien sûr j'ai aussi mes crampes, qui n'en a pas, mais on s'est pas réunis ici ce soir pour gémir, pas que non ? Je vais vous dire les gars, j'ai une femme qu'est belle, là, c'est la vérité ça.

Un de la bande part d'un gros rire. Brown, moi aussi j'ai une femme qu'est belle, mais je te jure, une fois que t'a été marié deux ans ta femme peut aussi bien ressembler à un chien galeux pour tout le bien que ça te fait.

Je suis pas tout à fait d'accord, Freeman, mais il y a quelque chose dans ce que tu dis. Il sent ses mots s'égoutter de sa bouche et se perdre dans la babel des conversations et le bruit des verres entrechoqués.

Allez, venez qu'on aille chez Eloïse.

Et l'inévitable retour.

Freeman, t'as dit quelque chose tout à l'heure qui m'a donné un coup pour ainsi dire, mais je veux que tu saches que ma femme est belle et qu'on en fait pas souvent des comme elle. Je pense que c'est un nom de Dieu de honte ce que nous faisons, baisant à gauche à droite Dieu sait quoi puis rentrant chez nous avec nos femmes, c'est une belle saloperie voilà ce que je dis. Quand je songe à elle puis à ce que je fais, j'ai rudement honte de moi-même.

C'est une belle saloperie.

Exactement. On s'attendrait qu'on ait un peu. de bon sens, mais la sale vérité c'est qu'on va baisant à gauche et à droite et buvant et…

Et se payant du sacré bon temps.

Du sacré bon temps, répète Brown. C'est exactement ce que j'allais dire, Jennings, et tu me l'as ôté de la bouche. Il titube, s'assied sur le pavé.

Belle saloperie.

Il se réveille sur son lit, avec Beverly qui le déshabille. Je sais ce que tu vas dire, mon chou, marmonne-t-il, mais j'ai des crampes, t'arrêtes pas de pousser sur la roue, t'essaies de joindre les deux bouts, t'essaies d'en faire plus et plus parce que c'est ce qui te fait marcher, et ça prend un long temps, c'est, c'est une vie difficile comme dit le pasteur.

Et le matin, massant sa tête endolorie, examinant un

devis, il se demande ce que Beverly a fait la nuit précédente,

(Le clignement malicieux de l'œil, la drôle expression d'angoisse de ceux qui ont pris part à la virée. A dix heures Freeman vient le retrouver au lavabo.)

Oh ! quelle gueule de bois j'ai.

Je me sens pas sur. mes jambes aujourd'hui, dit Brown. Pourquoi peste faisons-nous ça ?

Pour se tirer de l'ornière, je suppose.

Oui. Oh ! nom de Dieu !

Cette même nuit, de l'autre côté de la chaîne des montagnes, Cummings faisait le tour de ses positions. L'attaque progressait favorablement depuis un jour et demi, et ses compagnies en ligne s'étaient avancées d'un quart à un demi-mille. La division était de nouveau en mouvement, d'une façon plus réussie qu'il n'avait espéré, et le long mois d'inactivité et de stagnation semblait fini. La compagnie F avait établi contact avec la Ligne Toyaku, et selon le dernier rapport reçu par Cummings une section renforcée de la compagnie E avait capturé dans l'après-midi un bivouac japonais sur le flanc de la compagnie F. Dans les quelques jours à venir son offensive oscillerait sous les contre-attaques de l'ennemi, mais s'ils tenaient — et il allait veiller à cela —  la Ligne Toyaku pourrait être défoncée au bout d'une quinzaine.

Au fond, cette avance le surprenait un peu. Il avait préparé son offensive pendant plus d'un mois, accumulé vivres et approvisionnements, révisé ses plans de bataille jour après jour tout au long des semaines qui suivirent l'infructueuse attaque japonaise sur la rivière ; — il avait fait tout ce qui était dans le pouvoir d'un commandant, et il n'avait pas cessé de tout voir en noir. Le souvenir des bivouacs en première ligne avec leurs tranchées confortables et leurs chemins de caillebotis l'avait déprimé plus d'une fois. Image définitive d'hommes qui se tassent pour un repos permanent — implacablement.

Il savait maintenant qu'il avait eu tort. Les leçons apprises dans chacune de ses campagnes différaient entre elles, mais il avait assimilé un obscur axiome — obscur bien que fondamental. Les hommes -qui croupissent dans le désœuvrement finissent par s'agiter, par s'ennuyer, au point que la grise succession des jours leur injecte une nouvelle dose de courage. C'est une erreur de relever une compagnie qui n'avance pas, se disait-il. Laissez-la s'enfoncer dans la boue assez longtemps, et elle passera à l'attaque de son propre mouvement. Ce n'est que fortuitement que son ordre de bataille fut donné à un moment où les hommes en eurent assez de moisir sur place, et, tout au fond de lui-même, il n'ignorait pas qu'il avait eu la main heureuse. Il s'était trompé du tout au tout quant à leur moral.

Si un ou deux de mes commandants de compagnie avaient la faculté de sentir, toute l'affaire aurait été plus simple, plus articulée, mais c'est trop que d'exiger d'un quatre galons de la sensibilité — en plus de tout ce qu'il est censé avoir. Non, c'est ma faute, j'aurais dû le voir malgré eux. C'était peut-être pour cette raison que les premiers succès de son offensive lui donnèrent si peu de joie. Il était content, naturellement, parce que cela l'avait débarrassé d'un gros poids. La pression du corps d'armée s'était relâchée qui avait pesé sur lui, et sa crainte de se voir relevé de son commandement au milieu de la campagne — crainte qui avait dominé pendant un temps ses faits et gestes — s'amenuisait elle aussi, quitte à se résorber tout à fait si l'avance de ses troupes continuait favorablement. Cependant, il ne fit que substituer une contrariété à une autre. Un soupçon l'obsédait, très fugace, à peine formulé, à savoir qu'il n'était pour rien dans le succès de l'attaque, à peu près comme celui qui presse le bouton n'est pour rien dans l'arrivée de l'ascenseur. Cela émoussait sa satisfaction, et il en fulminait secrètement. Il y avait bien des chances que, de toute façon, son offensive s'embourbe tôt ou tard, et lors de sa visite au corps d'armée, qu'il projetait pour le lendemain, ce succès préliminaire menacerait de déjouer ses efforts en vue d'obtenir le support naval pour l'opération Botoï Bay. Au fait, il devrait se commettre à soutenir que la campagne ne saurait être gagnée que grâce à cette invasion, et se lancer dans la scabreuse entreprise de sous-estimer, de dénigrer l'avance de ses troupes.

Mais les choses avaient changé. Reynolds lui avait envoyé un mémo confidentiel que l'on n'était peut-être plus tout à fait réfractaire, en haut lieu, à l'idée de Botoï, et une fois sur place il saurait manœuvrer sa barque. Ce genre de concession n'était pas impossible à décrocher.

Entre-temps — il le savait — il mordait à son propre hameçon. Assis tout au long du jour sous la tente des opérations et lisant les rapports qui lui arrivaient du front, il n'avait pas cessé de se sentir un peu agacé. Il se faisait l'impression d'être dans la peau du politicien qui, le soir des élections, suit tout en se lamentant les gains du candidat de son propre parti — parce qu'il avait essayé d'en faire désigner un autre. Cette maudite chose manquait d'imagination, c'était la banalité même, n'importe quel traîneur de sabre aurait pu en faire autant, — et quelle humiliation d'admettre que le corps d'armée avait eu raison.

Mais, bien sûr, le corps d'armée avait tort. Il allait y avoir du grabuge, et cela ils refusaient de l'admettre. Il songea un instant à la patrouille de reconnaissance qu'il avait dépêchée de l'autre côté de la montagne, puis il haussa les épaules. S'ils réussissaient, s'ils rentraient avec des renseignements de quelque valeur, si vraiment il pouvait envoyer une compagnie sur leurs traces et envahir Botoï Bay de ce côté-là, alors le coup serait aussi parfait qu'impressionnant. Mais il était trop hasardeux d'y compter. En attendant le retour de la patrouille d'Hearn, il était plus : prudent de ne pas en tenir compte dans ses calculs.

En dépit de ses réserves, il se donna tout entier à la tâche ; il prêta toute son attention à l'avance des troupes, il s'était concentré sur chaque rapport qui arrivait du front. Ce fut une besogne exigeante, exténuante, cl vers la fin de la journée il se senti fatigué el désireux d'une diversion. Quand sa division était au feu il trouvait presque toujours stimulant de faire son tour quotidien du front. Mais, la nuit étant venue, il ne lui était pas possible d'inspecter les positions de son infanterie. Aussi décida-t-il de visiter ses postes d'artillerie.

11 téléphona pour se faire envoyer son chauffeur avec la jeep, et vers les huit heures du soir il prit la route. La lune était presque pleine. Il se détendit sur le siège avant de la jeep, suivant des yeux le jeu des phares sur le feuillage de la jungle. Ils étaient assez à l'arrière des premières lignes pour n'avoir pas à se préoccuper de camouflage, et le général fumait indolemment, offrant son visage au souffle plaisant de la brise. Il se sentait épuisé, et tendu cependant ; les ornières du chemin, le bruit du moteur, les cahots sur le siège rembourré, le parfum de sa cigarette, le caressaient et apaisaient ses perfs comme le tiède clapotement d'un bain. Il commençait de se sentir de bonne humeur et agréablement creux.

Après un voyage de quinze minutes ils atteignirent une batterie de 155 située sur le côté de la route. Obéissant à une impulsion il dit à son chauffeur d'y aller, et la jeep rebondit sur un conduit souterrain fait de fûts d'essence vides recouverts de terre. Les roues chassèrent dans la vase du parc automobile, et ils firent halte sur un bout de terrain relativement sec. L'homme de garde avait déjà téléphoné au capitaine, lequel se présenta à la jeep pour recevoir le général.

« Mon général ? »

Cummings fit un signe de la tête. « Rien, un petit tour. Comment va la batterie ?

— Fort bien, mon général.

— Le service d'approvisionnement devait vous apporter deux cents obus il y a une heure environ. Vous les avez reçus ?

— Oui, mon général », dit le capitaine. Il marqua un silence. « Vous avez l'œil à tout ; n'est-ce pas, mon général ? »

Ceci plut à Cummings. « Avez-vous dit à vos hommes à quel point le feu du bataillon a été satisfaisant cet après-midi ?

— Je leur ai dit quelque chose à ce propos, mon général.

— On ne saurait le souligner suffisamment. Quand les hommes s'acquittent convenablement de leur tâche il est bon de le leur dire. Il est bon qu'ils aient le sentiment de la chose faite.

— Oui, mon général. »

Le général s'éloigna de la jeep et le capitaine lui emboîta le pas. « Vos ordres sont d'entretenir un feu de harcèlement de quinze minutes en quinze minutes. Est-ce correct ?

— Depuis la nuit dernière, mon général.

— Que faites-vous pour relever vos canonniers ? »

Le capitaine eut un petit sourire supérieur. « J'ai divisé les servants de chaque pièce en deux, mon général, et chaque escouade reste avec son canon une heure, faisant feu quatre fois. De cette façon mes hommes ne sont à court que d'une heure de sommeil.

—  C est un fort bon arrangement », approuva le général. Ils traversaient une petite éclaircie de terrain où se trouvaient le mess de la batterie et la tente de service. Les tentes paraissaient d'argent sous la lune, et leurs toits qui s'élevaient abruptement leur donnaient une apparence de cathédrales en miniature. Ils s'engagèrent sur une piste d'une cinquantaine de pieds, taillée à même l'épais d'un taillis. Au sortir de la piste quatre obusiers alignés sur une cinquantaine de mètres pointaient les lignes japonaises par-dessus la jungle. La lune qui filtrait à travers le feuillage dessinait une moucheture mouvante sur les affûts. Derrière les canons cinq tentes d'escouade étaient disséminées dans la brousse, que noyait presque entièrement l'ombre profonde de la jungle. Ceci constituait toute la batterie : le parc automobile, le mess, le dépôt d'approvisionnement, les obusiers, et les tentes. Le général en fit le tour du regard, avisa quelques canonniers qui s'étalaient entre les roues d'un 155, et il éprouva une vague nostalgie. Une tristesse l'envahit pour un instant, un regret passager de savoir que lui n'aurait jamais pu être un canonnier qui n'a que sa seule pitance pour rétribution et pas d'autre perspective que la tâche odieuse de creuser des plates-formes pour l'emplacement des pièces. Un bizarre et inhabituel état d'esprit le sollicitait, un genre tout nouveau d'apitoiement et d'indulgence.

Des rires occasionnels s'échappaient de l'une des tentes d'escouade, des huées rauques.

Il avait toujours été seul, c'est ainsi qu'il avait choisi d'être, et ce n'est pas maintenant qu'il se rétracterait. D'ailleurs, il n'y songeait pas. Les choses les meilleures, les choses qui valent la peine doivent, en dernière analyse, se faire dans la solitude. Des instants comme celui-ci, les doutes passagers, sont des tentations qui s'emparent de vous quand on relâche sa vigilance. Il regarda la vaste et sombre masse du mont Anaka qui se détachait sur la nuit — une masse plus grande que le ciel qui la surmontait. C'était l'axe de l'île, sa clef de voûte.

« Il y a une affinité entre nous », se dit-il. Si on voulait faire du mysticisme à ce propos, la montagne et lui se comprenaient l'un l'autre. Tous deux, nus et seuls par nécessité, ils commandaient les hauteurs. Peut-être cette nuit-ci Hearn, ayant doublé le col, voyagerait-il à l'ombre même d'Anaka. Il ressentit une bizarre secousse faite de colère et d'espoir, sans qu'il sût d'ailleurs s'il voulait ou non que Hearn réussît. La question n'était pas encore résolue de ce qu'il allait faire d'Hearn, elle ne pouvait l'être à moins que celui-ci revînt de sa mission. L'incertitude du sort qu'il réservait à Hearn le troublait.

Le capitaine dérangea sa rêverie. « Nous allons faire feu dans une minute, mon général. Voulez-vous y assister ?

— Oui », dit Cummings. Il accompagna le capitaine vers une pièce entourée de ses servants. Les hommes finissaient d'ajuster la pièce, et l'un d'eux chargeaient le long et svelte obus par la culasse. Ils se turent à son approche, se raidirent, l'attitude contrefaite, les mains derrière le dos, incertains s'il fallait se mettre au garde-à-vous. € Ho pos, dit Cummings.

— Tout est en ordre, Di Vecchio ? demanda un des servants.

— Oui. »

Le général décocha un regard à Di Vecchio, un homme râblé court sur jambes, les manches de sa chemise relevées, un toupet noir sur le devant de la tête. « Ragot des villes », pensa Cummings avec un mélange de condescendance et de mépris.

Un des soldats émit un gros rire embarrassé et contraint. Tous ils étaient conscients de sa présence, terriblement conscients, se disait Cummings, comme des morveux à l'entrée d'un bureau de tabac, mal à l'aise parce qu'une femme leur a adressé la parole. « Si je n'avais fait que passer ils auraient grommelé, peut-être même se seraient-ils gaussés de moi. » Il en éprouva un plaisir aigu, presque poignant.

« Capitaine, moi je ferai partir le canon », dit-il.

Tous le regardèrent. Un des canonniers se mit à fredonner un air. « Vous voulez bien que je fasse partir le canon ? demanda le général gentiment.

— Hein ? fit Di Vecchio. Oui, bien sûr que oui, mon général. »

Le chef de pièce lui céda la place et Cummings, s'approchant du canon, saisit le tire-feu, un cordon d'un pied de longueur que terminait une olive. « Combien de secondes, capitaine ?

— Feu dans cinq secondes, mon général », dit le capitaine, regardant avec nervosité sa montre.

Le toucher de l'olive était plaisant dans la main du général. Il regardait le mécanisme compliqué de la culasse revêtue d'ombre, et son esprit oscillait doucement entre l'anxiété et l'excitation. Machinalement, son corps avait pris une posture relâchée et confiante ; toutes les fois qu'il lui arrivait de faire une chose dont il n'avait pas l'habitude il prenait instinctivement une attitude détachée. Cependant, la masse du canon le troublait ; il n'avait pas touché à une pièce depuis West Point, et il ne songeait ni au bruit ni à la concussion mais à la fois où, pendant la première guerre, il était resté deux heures sous un barrage d'artillerie. Il avait éprouvé alors le plus puissant effroi de sa vie, et l'écho de cet émoi ricochait dans ce moment dans son esprit. Juste avant de faire partir la pièce une succession d'images défila dans sa tête — le grondement tumescent du canon, le long essor plongé de l'obus dans le ciel nocturne, le sifflement de la chute, la terreur des Japonais, absolue et primordiale, à -l'instant où le projectile atterrira à l'autre bout de sa trajectoire.

Une étrange extase agita ses membres le temps d'une seconde, puis se résorba avant même qu'il s'en aperçut.

Le général amena à soi le cordon tire feu.

Le souffle de l'explosion l'assourdit pour un instant, le laissant étourdi et inerte. -Il sentit plutôt qu'il ne vit l'énorme langue de feu qui s'échappa de la gueule du canon, puis il perçut avec hébétude le long remous de la décharge qui entamait le cloisonnement solide de la jungle. Les pneus ballon, la flèche de l'affût, vibraient encore sous l'effet du recul.

Tout cela n'avait pris qu'une fraction de seconde. Le souffle qui lui ébouriffa les cheveux, qui lui fît fermer les yeux, s'était résorbé avant même qu'il pût l'enregistrer. L'acuité de ses sens lui revenait par degrés à travers le sillage de l'explosion, et il s'y agrippait comme celui qui chasse son chapeau que le vent emporte. Il aspira, sourit, s'entendit dire d'une voix égale : « Je n'aimerais pas me trouver de l'autre côté », et ce n'est qu'après avoir parlé qu'il redécouvrit la présence des canonniers et du capitaine. Il l'avait dit parce qu'une partie de son esprit tenait toujours compte de la situation objective. Il s'éloigna à pas comptés, entraînant le capitaine sur ses talons.

« L'artillerie est un rien plus impressionnante de nuit », murmura-t-il. Sa tenue s était légèrement relâchée. Il se serait gardé de faire cet aveu à un étranger, mais il se trouvait encore sous le choc d'avoir fait partir le canon.'

« Je sais ce que vous voulez dire, mon général. Ça me donne toujours un coup, les bombardements de nuit. »

Alors tout allait bien. Il se rendait compte qu'il avait presque fait un faux pas. « Votre batterie parait être en bon ordre, capitaine.

— Merci, mon général. »

Mais il n'écoutait pas. Il reconstituait en pensée l'abattée de l'obus. Combien de temps ça prenait-il ? Une demi-minute peut-être ? Son ouïe était aux aguets dans l'attente de l'explosion.

« Je ne peux pas m'empêcher d'y penser, mon général. Ça doit être l'enfer de l'autre côté. »

Cummings écoutait l'écho assourdi de l'explosion, à des milles dans la jungle. Il imaginait le brillant, le destructif bouquet de flammes, la rupture hurlante du métal qui fuse en chantant dans les airs. « -Je me demande si ça n tué quelqu'un ? » pensait-il. La sensation de soulagement qui se répandait dans son corps lui fit comprendre avec quelle tension il avait attendu l'atterrissage de l'obus.

Il se sentait à la fois assouvi et exténué. Les guerres, ou plutôt la guerre, est une chose étrange, se dit-il un peu ineptement. Mais il savait ce qu'il entendait par là. Tout y était ennui et routine, règlements et chicanerie, et cependant un cœur battait là-dessous qui vous emportait dans son rythme quand on s'y jetait a corps perdu. Les aspirations secrètes de l'homme, les immolations sur les collines sacrées, le remous des désirs et des convoitises dans la nuit et dans le sommeil, n'étaient-ils pas tous contenus dans le fracas hurlant d'un obus, dans le few-et le tonnerre sortis de la main de l'homme ? Il ne formulait rien de tout cela d'une façon cohérente, mais la trace de ces choses, leurs équivalences émotionnelles, leurs images et sensations, aiguisaient puissamment ses facultés de perception. Il se sentait purifié comme dans un bain d'acide, jusqu'au bout de ses doigts, et tout son être était prêt à saisir le savoir qui se dérobait là derrière. Il se laissait aller avec plaisir à la complexité de ses spéculations. Alors que les troupes dans la jungle étaient disposées selon l'emplacement qu'il leur avait assigné, lui-même existait sur plusieurs niveaux à la fois ; une part seulement de lui-même avait fait partir le canon. Le complexe mugissement de sons et d'images et d'odeurs, multiplié et remultiplié par tous les canons de la division, se trouvait tout entier dans quelques cellules de sa tête, dans un insignifiant repli de sa cervelle. Tout — toute la violence, toute la coordination des choses avait pris naissance dans son esprit. Dans ce moment, dans cette nuit, il eut un tel sentiment de puissance qu'il connut les bornes du bonheur. Il était calme et sobre.

Plus tard, dans sa jeep, sur son chemin de retour, il fut d'excellente humeur. Il était encore tendu, un rien fiévreux encore, mais le sentiment qu'il en éprouvait chargeait son cerveau d'une intense activité exempte d'agitation. Cependant, sa pensée errait au hasard de sa propre tente ; il s'amusait, comme eût fait un enfant lâché dans une boutique de jouets — un enfant laissé libre de toucher à tout et de tout abandonner au gré de sa fantaisie. Cummings n'était pas sans, être conscient de ce jeu. Toute nouvelle activité physique avait le don de l'éperonner. de fouetter ses sensations.

Arrivé dans sa tente, il jeta un regard rapide sur les quelques dépêches qui s'étaient accumulées en son absence. Il n'était pas en humeur de les examiner en ce moment, d'en digérer le détail, d'en assimiler l'essentiel Il quitta sa tente pour un bref moment, aspirant de nouveau l'air de la nuit. Le bivouac était silencieux, spectral presque, où la lune illuminait des flocons de bruine et recouvrait la végétation d'un filet ténu d'argent. Son état d'esprit lui faisait tout voir sous un aspect irréel. « Combien la terre paraît étrange la nuit », songea-t-il avec un soupir.

De retour sous sa tente il hésita un instant, puis ouvrit un petit classeur placé sur le côté de sa table où il prit un lourd carnet relié de noir comme un registre. C'était son journal où, depuis des années, il jetait sur le papier ses pensées intimes. Il y eut un temps où il se confiait à Margaret, mais quand ils se furent détournés l'un de l'autre l'importance de son journal s'était accrue à ses yeux et, les années passant, il avait noirci, scellé et mis sous clef bon nombre de carnets.

Cependant, consigner ses pensées dans son journal s'accompagnait toujours d'un sentiment de clandestinité, comme s'il eût été un adolescent qui, la conscience trouble, s'enferme au lavabo. D'ailleurs, encore que sur un plan plus élevé, son attitude rappelait, à bien des égards, celle de l'adolescent en question ;  presque sans le savoir il se préparait des excuses au cas où il se verrait surpris. « Si vous voulez patienter un instant, commandant (ou colonel, ou lieutenant), je finis de prendre quelques notes pour un mémo. »

Il ouvrit son journal sur une page blanche, le crayon en suspens, l'esprit en éveil. Toutes sortes d'idées et d'impressions lui étaient venues sur son chemin de retour, et il attendit, sachant qu'elles allaient se reproduire dans sa tête. Une fois de plus il se souvint du cordon tire-feu, du contact ovoïde de l'olive dans sa main. Comme une bête au bout de la laisse, pensa-t-il.

L'image donna le départ à un circuit d'idées. Il annota la date sur le haut de la page, fit rouler le crayon entre ses doigts, et se mit à écrire.

Il n'est pas tout à fait stérile de considérer les armes comme étant quelque chose de plus que des machines, comme ayant une personnalité peut-être, une qualité humaine. L'idée m'en est venue ce soir, à la batterie, mais à quel point tout cela est comme un processus génératif, sauf que les fins en sont si différentes.

L'imagerie lui était un peu étrangère, et c'est avec une sorte de répulsion que, tout en songeant à Di Vecchio, il nota les symboles sexuels.

Le canon comme une reine des abeilles je suppose, fécondée par le faux bourdon. L'obus-phallus qui voyage dans un vagin d'acier brillant s'élève dans le ciel, puis allume la terre. La terre-mère comme dirait le poète, je suppose.

Le vocabulaire de l'artilleur-implique, dans sa grossièreté même, cette signification. Peut-être cela flatte-t-il l'inconsciente satisfaction que nous éprouvons à servir la Mort-notre-Mère. Mettre en position, hausser sa vis, coucher la pièce. Je me souviens de cette classe d'entraînement que j'ai inspectée, l'amusement qu'éveillait cette terminologie, et l'officier instructeur disant : « Si vous ne savez pas introduire votre obus dans ce grand trou, je me demande ce que vous ferez quand vous serez plus âgés. » Une notion qui vaut peut-être la peine d'être analysée. Existe-t-il des travaux psychanalytiques à ce sujet ?

Mais il y a encore d'autres armes. Ces attrape-nigauds dont se servent les Allemands en Europe, ou même notre propre expérience sur la colline 318 à Motome. Petites choses, dangereuses comme une invasion de vermine, petites choses noires qui sapent les hommes, qui les emplissent de nausée et d'horreur jusqu'à ce qu'à force d'écarquiller les yeux on se mette à larmoyer — anticipation de l'explosion, peur que le rampement d'un cafard ne fasse partir la mine.

Le tank et le camion tels les lourds et massifs animaux de la jungle, cerfs et rhinocéros, la mitrailleuse comme le clabaudage cancanier qui fauche des vies à la douzaine ? Ou le fusil, arme personnelle si tranquille, prolongement de notre force. N'est-il pas possible d'établir un rapport qui leur soit commun ?

Et, corrélativement, au combat les hommes sont plus proches de leurs machines que de leurs semblables. Une thèse plausible, acceptable. Combat signifie coordination de milliers d'hommes-machines doués d'un sens d'orientation qui s'élancent à travers un champ, qui suent comme un radiateur au soleil, qui frissonnent et se raidissent comme une pièce de métal sous la pluie. Nous ne sommes plus éloignés de la machine ; je le perçois dans nui propre pensée. Nous n'additionnons plus hommes et chevaux. Une machine vaut tant d'hommes ; la Marine s'en est rendu compte plus finement même que nous autres. Les nations dont les chefs aspirent à égaler Dieu font l'apothéose de la machine. Je me demande si cela est valable pour moi.

Il se recala sur sa chaise et alluma une cigarette. La lampe à essence se mit à ronfler et, s'étant redressé pour l'ajuster, il se souvint de l'expression d'Hearn quand celui-ci, assis sous cette même tente, avait demande son transfert. Il haussa les épaules, se réclina de nouveau sur sa chaise, regarda sa table. Transcrite sur le papier sa pensée semblait manquer de profondeur, de simplicité, et il en était vaguement mécontent. Il aurait pu s'en tenir là, mais le souvenir du lieutenant Hearn l'avait troublé, mettant presque à nu une nappe de son esprit. Il chassa résolument l'image de Hearn, tira une ligne sous sa dernière phrase, et se remit à son journal.

Je réfléchissais tout à l'heure à une courbe dont les significations sont plutôt nombreuses. La parabole asymétrique, comme celle-ci — img9.jpg

ou celle-ci — img10.jpg

ou celle-ci — img11.jpg

ou celle-ci - img12.jpg

Re : la planche spenglérienne pour toutes les cultures (jeunesse, croissance, maturité, vieillesse, ou bourgeonnement, floraison, flétrissure, putréfaction). Mais la courbe ci-dessus est la forme linéaire de toute culture. Une époque semble toujours atteindre son zénith en un point situé au-delà du centre de son orbite. La chute est toujours plus rapide que l'ascension. La voilà bien, la courbe de la tragédie ; je tiens pour un principe esthétique sain que le développement d'un personnage s'élabore plus lentement que sa décadence.

Mais d'un autre point de vue cette forme est la courbe profilée du sein de l'homme ou de la femme.

Cummings s'interrompit, sentant un fourmillement nerveux le long de son dos. La comparaison le troubla, et les deux ou trois phrases qu'il nota tout de suite après n'eurent guère de sens pour lui.

… du sein de l'homme ou de la femme, la courbe fondamentale de l'amour je suppose. C'est la courbe de toutes les puissances de l'homme (abstraction du degré de sa culture ou des signes de sa décadence), et cela semble être la courbe de l'excitation et de la décharge sexuelles qui sont, après tout, le noyau physique de la vie.

Quelle est-elle, cette courbe ? C'est le parcours fondamental de tout projectile, balle, pierre, flèche (la flèche nietzschéenne du désir), obus d'artillerie. C'est la courbe du trait mortel, aussi bien qu'une abstraction de la pulsion vie-amour ; < i ! «  démontre la forme de l'existence, et vie et mort ne sont que de différents points aperçus au cours d'une même trajectoire La vie est le point que nous voyons et sentons quand noussommes à cheval sur l'obus : c'est le présent, le voir, le sentir le pressentir. La mort est le point d'où nous embrassons l'obus dans sa totalité ; c'est le moment où l'obus connaît son inexorable fin, le terme vers lequel il a été destiné par des lois physiques inévitables à partir de l'instant de son impulsion primitive, quand il a été catapulté dans les airs.

Pour pousser cette idée plus loin, il y a deux forces qui contraignent le projectile à suivre son parcours. Sans elles le trait monterait à jamais selon une seule et même ligne droite Ces forces sont gravité et résistance du vent et leur effet est proportionnel au carré du temps ; elles s'accroissent sans cesse, se repaissent d'elles-mêmes en un sens. Le projectile prétend aller comme ceci /, et la gravité va vers le bas |, et la résistance du vent va <-. Ces forces parasitaires augmentent de plus en plus le passage du temps, hâtant le déclin, diminuant la portée. Si seule la gravité était en jeu, le parcours serait symétrique

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c'est la résistance du vent qui produit la courbe tragique.

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Au sens plus large de la courbe, la gravité occuperait la place de la mort (ce qui va en s'élevant doit choir), et la résistance du vent serait la résistance du milieu... l'inertie de la  masse ou des masses qui émousse la vision, ralentit le mouvement ascensionnel d'une culture, hâte sa ruine.

Le général s'arrêta, regardant d'un œil vide son journal. Un fragment de sa dernière notation faisait la navette dans son esprit avec une fade régularité. « L'inertie de la masse ou des masses, l'inertie de la masse ou des… » Il en fut tout à coup écœuré.

« Je joue avec les mots. » Tout ce qu'il venait d'écrire lui semblait dénué de sens, vaniteux. Un spasme de dégoût s'empara de lui pour sa prose et, lentement, d'une pesante pression de son crayon, il tira une ligne sur chacune de ses phrases. La mine cassa au milieu de la page et, la respiration précipitée, il jeta son crayon et quitta la tente.

C'était trop léché, trop simple. Certes, un ordre dominait le monde, mais on ne pouvait pas le réduire à la forme d'une courbe. Les choses lui échappaient.

Ses yeux erraient par le bivouac silencieux, il voyait les étoiles dans le ciel du Pacifique, il entendait le bruissement des cocotiers. Ses sens se dilataient de nouveau, lui faisant perdre la notion des limites de son corps ; de nouveau une ambition sans bornes soulevait tout son être, et si ses habitudes eussent été moins enracinées en lui il eût levé ses bras au ciel. Jamais encore, depuis son jeune âge, il n'avait eu une telle soif de savoir. Tout était à la portée de la main, si seulement on savait s'en saisir. Mouler… mouler la courbe.

Un canon partit au loin, entamant la nuit de part en part,

Cummings prêta l'oreille à l'écho et frémit.

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Le crépuscule allumait des rouges et des ors dans les falaises du mont Anaka, d'où ils réverbéraient sur les collines et les plaines. Au bivouac, ce qui restait de la section se préparait pour la nuit. Les quatre hommes de l'équipe auxiliaire étaient de retour, et ils étalaient à terre leurs couvertures. Gallagher était de garde sur le tertre qui dominait le creux ; les autres cassaient la croûte ou bien s'accroupissaient dans l'herbe pour se soulager.

Wyman se brossait les dents avec grand soin, versant des gouttelettes d'eau de son bidon sur sa brosse et se massant les gencives avec application.

« Hé, Wyman, appela Polack, pourquoi que tu mettrais pas la radio pendant que tu y es ?

— Naah, j'en ai marre d'écouter la radio », dit Minetta.

Wyman rougit. « Dites donc vous autres, je suis encore

civilisé moi, fit-il d'une petite voix. Ça regarde personne si je veux me brosser les dents.

— Il se laisse rien dire, pas même par ses meilleurs copains, gouailla Minetta.

— -Aaah, allez vous faire foutre, vous me faites chier. »

Croft remua sous sa couverture, puis se souleva sur son coude. « Fermez-la, vous autres. Voulez ameuter les Japonais, ou quoi ? »

Que pouvaient-ils lui répondre ? « Bon, ça va », grommela l'un d'eux.

Roth les avait entendus. Accroupi dans l'herbe, il regarda craintivement par-dessus son épaule. Il n'y avait rien derrière lui, hormis le vaste et sombre amoncellement des collines. Il devait se dépêcher. Il fureta à la recherche de son papier, mais un nouveau spasme le saisit et il grogna, se retenant à ses propres cuisses.

« Jésus, entendit-il soupirer quelqu'un, qui c'est qui chie comme ça, un éléphant ? »

A la nausée de Roth, à sa faiblesse, vint s'ajouter l'embarras, Il s'empara de son papier hygiénique, remonta son pantalon. Il était si faible. Il se coucha sur sa toile imperméable, tira sur lui sa couverture. « Pourquoi faut-il que ça commence maintenant ? » se demanda-t-il. Pendant les deux premiers jours ses selles furent dures et lourdes, mais rien n'était pire que ceci. « C'est la réaction nerveuse à cause de l'oiseau, se dit-il ; la diarrhée est causée aussi bien par les nerfs <jue par la nourriture. » Comme pour confirmer son opinion son ventre se contracta, lui infligeant quelques instants d'angoisse. « Je serai obligé de me lever au milieu de la nuit », se disait-il. Mais cela ne lui serait pas possible. S'il se mettait à rôder dans le noir, l'homme de garde pourrait lui tirer dessus. Il lui faudrait le faire au pied de sa couverture. Des larmes de frustration et de contrariété lui montèrent aux yeux. C'était injuste. Il en voulait amèrement à l'armée de n'avoir pas pris en considération des situations comme celle-ci. Ohhh. Il retint sa respiration, serra son sphincter, tandis que la sueur coulait dans ses yeux. Il eut la certitude de se salir, et une petite panique s'empara de lui. « Serrer le trou de son cul », disait cette racaille. « Qu'en savaient-ils ? C'est leur seule façon de juger le monde », se dit-il.

« C'est quand la merde se met à gicler qu'il faut que tu le serres… » Eh bien, cet après-midi, il l'avait serré sans même y penser.

Mais, en repensant à l'escarmouche à l'entrée du col, toute son angoisse lui revint. Il s'était tassé derrière le rempart, et même quand Croft leur eut hurlé de faire feu il se garda de bouger. Il espérait que, trop occupé, Croft ne s'en était pas aperçu. C'est du coup qu'il en aurait après moi.

Et Wilson. Roth pensa à son visage contre le tissu humide de la toile imperméable. Il n'avait pas songé à Wilson jusqu'à cet instant ; alors même que les autres ramenaient le blessé, qu'ils fabriquaient le brancard, lui avait joué avec l'oiseau. Il avait entrevu Wilson mais il s'était refusé de le regarder, et ce n'est qu'à présent qu'il lui apparaissait en toute clarté. Il revoyait son visage blanc et le sang qui tachait son uniforme. C'était horrible. Il eut mal au cœur au souvenir de ce sang tellement rouge. « Je croyais que c'est plus sombre… artériel… veineux… Oh ! et puis qu'est-ce que ça fait ? »

Wilson a toujours été si vivant, et pas méchant garçon. Il était très amical. C'était impossible. Un seul moment, puis… Si grièvement blessé ; il avait l'air mort quand ils l'ont ramené. « C'est difficile à concevoir, pensait-il, frémissant malgré lui. Et si la balle m'avait frappé moi ? » Il voyait le sang s'écouler en miroitant d'un grand trou dans son corps. Ooh, la blessure était comme une bouche, elle était horrible à voir. Pour ajouter à sa misère son estomac se mit à bouillir. Couché sur son ventre, il hoquetait doucement.

Oh ! c'était abominable, il fallait s'arrêter d'y penser.

Il regarda l'homme couché à côté de lui. Il faisait presque entièrement noir, et c'est à peine s'il distinguait ses traits.

« Red ? chuchota-t-il.

— Oui ? »

Il se retint de dire « tu ne dors pas ? », se souleva sur son coude. « Est-ce que tu as envie de parler ? demanda-t-il.

— Je m'en fous. De toute façon je peux pas dormir.

— C'est le surmenage. Nous avancions trop vite. »

Red cracha. « Si t'as envie de rouscailler, adresse-toi à Croft.

— Non, je crois que tu ne m'as pas compris. » Il se tut un instant, puis, incapable de se contenir plus longtemps : « C'est terrible, ce qui est arrivé à Wilson. »

Red tressaillit. Il n'arrêtait pas d'y songer depuis qu'il s'était roulé dans sa couverture. « Aaah, on tue pas comme ça ce vieux fils de garce de Wilson.

— Tu crois ? dit Roth, soulagé. Il était tout couvert de sang.

— Que foutre veux-tu que c'est — du lait ? » Roth l'irritait ; n'importe qui l'aurait irrité cette nuit. Wilson était un des anciens de la section. « Pourquoi qu'il faut que c'est lui ? » pensait-il. Les vieilles angoisses, les angoisses essentielles, s'emparaient de lui. Il aimait bien Wilson ; Wilson était peut-être son meilleur ami dans la section, mais ce n'était pas ce qui comptait ; tout attachement lui répugnait, dont la perte lui eût été pénible. Mais Wilson était de la section depuis aussi longtemps que lui-même. C'eût été différent avec un des nouveaux — de même qu'il lui importait moins si un homme d'une autre section était tué. Ça ne vous affectait pas, ça n'engageait pas votre sécurité. Wilson parti, son propre tour n'allait guère tarder. « Ecoute, dit-il à Roth, ce gros fils de garce fallait bien qu'il attrape sa balle tôt ou tard. Y avait foutre pas moyen de le manquer.

— Mais c'est arrivé si soudainement.

— Quand ça sera ton tour je t'enverrai un télégramme, gouailla Red.

— Tu ne devrais pas dire ça, pas même en plaisantant.

— Aaaah », dit Red, tressaillant malgré lui. La lune montait dans le ciel, badigeonnant d'argent les arêtes des falaises. Couché sur son dos, il voyait les grands dévers de la montagne s'élever vers le pic. Tout paraissait sens dessus dessous en ce moment ; il était même prêt à croire que sa sortie pouvait porter malchance à Roth. « Y pense plus, dit-il avec moins de rudesse.

— Oh ! ça ne fait rien, il n'y a pas d'offense. Je comprends ce qui te travaille. Même moi, je ne peux pas m'empêcher d'y penser. C'est incroyable. Là un homme se porte parfaitement bien, et le moment d'après… Ça me dépasse.

— Ça te fait rien de parler de quelque chose d'autre ?

— Je m'excuse », dit Roth. Son ébahissement, son horreur, ne s'étaient pas encore apaisés en lui. Il était si facile de se faire tuer ; il n'arrivait pas à se débarrasser de son étonnement. Il se retourna pour dégager son estomac, puis aspira profondément. « Oh ! je suis claqué.

— Qui l'est pas ?

— Comment fait-il, Croft, pour tenir le coup ?

— Il aime ça, le fils de pute. »

Roth se fit tout petit en pensant à Croft. L'épisode avec l'oiseau lui revint à l'esprit. « Crois-tu que Croft va m'en vouloir ? bégaya-t-il.

— A cause de l'oiseau ? Je sais pas, Roth. Te feras mieux de pas gâcher ton temps en essayant de comprendre ce type-là.

— Je voulais te dire, Red, que… » Il se tut. Sa fatigue, son affaiblissement dû à la diarrhée, ses maux et ses peines, la terreur que lui valait l'état de Wilson, s'abattirent sur lui tout d'un coup. Que plusieurs hommes — que l'homme couché à côté de lui — fussent venus à son aide quand Croft eut tué l'oiseau, l'emplissait de pitié pour lui-même et de gratitude et de chaleur. « Je te suis très reconnaissant pour ce que tu as fait aujourd'hui à propos de l'oiseau, dit il d'une voix cassée.

— Aaah, y a pas de quoi.

— Non, je… je voulais te dire que ça m'a touché. » A sa grande surprise, il se mit à pleurer,

« Jésus-Christ », dit Red. Les larmes de Roth l'émurent pour un instant, et il se trouva presque sur le point d'allonger son bras et de lui tapoter l'épaule. Mais il réprima son mouvement. Roth était comme ces chiens bâtards aux côtes efflanquées qui hantent les dépôts d'ordures ou les arrières des gargotes à l'heure où l'on vide les rinçures. Si jamais on leur donnait un croûton ou une tape sur la tête, ils vous suivaient pendant des jours, leurs yeux moites de gratitude.

Il voulait témoigner sa sympathie à Roth, mais, s'il le faisait, Roth ne le quitterait plus d'une semelle, l'accablerait de ses confidences, y mettrait du sentiment. Il se collerait au premier venu qui lui témoignerait de l'amitié. Red ne pouvait pas en prendre le risque ; Roth était destiné à ramasser sa balle avant longtemps.

Et, de plus, il n'en voulait pas. Il y avait quelque chose de désagréable, de malpropre, dans l'émotion de Roth. Red se mettait toujours en boule devant un étalage d'émotions. « Pour l'amour de Dieu, ça suffit comme ça, aboya-t-il. Je me fous pas mal de toi et de ton oiseau. »

Roth avala ses larmes comme si on l'avait giflé. Tout en pleurant il s'était attendu pendant un instant au chaud toucher de la main maternelle. C'était parti maintenant ; tout était parti. Il était tout seul. Il en éprouva une amère satisfaction, comme si cette rebuffade lui avait prouvé qu'il venait enfin de toucher le dernier degré de l'humiliation. Les assises de pierre de son désespoir étaient enfin de pierre. Le sourire désenchanté qui monta sur ses lèvres échappait à Red. « Oublions ce que j'ai dit, Red », fit-il, lui tournant le dos, regardant à travers ses larmes les arêtes froides de la montagne : Il eut chaud à la gorge en avalant. « Maintenant au moins il n'y a plus rien à désirer », se dit-il. Même son corps lui jouera des tours, et sa femme deviendra de plus en plus acariâtre. Personne ne l'appréciait à sa juste valeur.

Red regardait le dos de Roth ; il était encore tenté d'allonger son bras, de le toucher. Les épaules étroites de Roth, la roideur de son corps, lui apparaissaient comme un reproche ; elles le troublaient, elles lui valaient un sentiment de culpabilité. « Pourquoi je l'ai seulement aidé avec ce nom de Dieu d'oiseau ? se demandait-il. Maintenant c'en est fait entre moi et Croft. » Il soupira avec lassitude. « Ça devait bien arriver, tôt ou tard. Il me fait pas peur de toute façon », se dit-il.

Croft ne lui faisait-il vraiment pas peur ? Il se le demanda — tout en évitant de se répondre. Il était las, et les avances de Roth l'avaient ému malgré lui. Comme cela lui arrivait souvent quand il était exténué, il avait l'esprit clair et dégagé. Il lui semblait qu'il comprenait toute chose. Mais, dans ces instants-là il s agissait toujours d'un savoir désabusé, alourdi par toutes les fatigues de l'existence. Il songea à Wilson, le revoyant avec netteté, tel qu'il lui était apparu dans l'embarcation d'assaut, le jour de l'invasion. « Grimpes-y vieux bouc, l'eau est bonne et froide, lui avait crié Wilson.

— Va te faire… » lui avait-il répondu, ou quelque chose de semblable, mais quelle différence cela faisait-il ? Wilson était à un mille ou deux de là, mort peut-être, et à quoi bon tout ça ?

Aaah, tout le monde perd à ce jeu-là. Il l'avait presque dit à haute voix. C'était la vérité. Il le savait, eux tous le savaient, du premier au dernier. De nouveau il soupira. Ils le savaient et ils s'attendrissaient pourtant, ils n'arrivaient pas s'habituer à cette idée.

« Même si on s'en tire, on sera baisés. Qu'est-ce que ça leur fera d'être démobilisés ? Ça sera du pareil au même. Rien jamais ne s'arrange comme on veut. » Et, cependant, ils n'étaient pas tout à fait des endurcis, ils croyaient encore que tout serait parfait en fin de compte, ils séparaient les grains d'oj ; du sable et ils n'avaient dés yeux que pour ça, ne regardant que ça —  avec un verre grossissant. Lui aussi faisait de même, lui qui n'avait rien à espérer sinon une succession de petites villes et de chambres meublées et de nuits passées à écouter des hommes qui palabrent dans les bars. Que pouvait-il y avoir d'autre qu'une putain et quelque frisson bon marché ?

« Peut-être que je devrais me marier, pensa-t-il, s'accompagnant d'une grimace moqueuse. A quoi bon ? Il a eu sa chance, et il l'a repoussée ; il aurait pu avoir Lois, et il s'est dérobé. Quand on est comme moi, on a peur d'admettre qu'on se fait vieux. C'était ça, net et simple. On démarre avec quelque chose en mains, quelque chose que chacun possède au départ, puis ça devient du caca en cours de route.  Il revit Lois, elle se lève au milieu de la nuit pour voir si Jackie ne s'est pas découvert, et quand elle regagne le lit elle se serre en frissonnant contre lui pour se réchauffer. Le souffle lui manqua à ce souvenir, et il le réprima. Il n'avait rien à donner à une femme, rien à donner à personne. Qu'avait-il à leur dire ? Que tout n'était que du fumier ? Même un animal blessé se cache pour mourir.

Comme en signe de confirmation, ses reins se mirent à lui faire mal.

Il imaginait néanmoins un temps où toutes ces années de guerre lui paraîtraient différentes, où il rirait au souvenir des hommes de sa section et se rappellerait l'air que la jungle et les collines prenaient parfois à la pointe du jour. Peut-être même regretterait-il la tension que l'on éprouve à chasser un homme. C'était stupide. Il naissait ça plus que tout ce qu'il avait. jamais fait, et cependant il savait que s'il vivait tout se tasserait en fin de compte. Le verre grossissant sur les grains d'or.

Il grimaça. On est toujours pris au piège. Il l'a été, lui aussi ; malgré tout ce qu'il savait, il s'est bel et bien brûlé. Il avait cru aux journaux. Les journaux sont faits pour que des types comme Toglio y croient, et comme par hasard Toglio a attrapé la bonne blessure, et il rentrera chez lui, et il fera des tartines pour qu'on achète les bons de la défense nationale, et il croira chaque mot qu'il dira. « Est-ce que nos soldats doivent mourir en vain ? » Il se souvenait d'un argument avec Toglio au sujet d'une coupure de journal, un éditorial, qu'un des soldats avait reçu de sa mère. « Est-ce que nos poilus sont morts en vain ? »

Il renifla. Qui donc ignorait la réponse ? Bien sûr qu'ils sont morts en vain, tout troufion le savait. La guerre n'est qu'un tas de merde pour ceux qui sont au feu.

« Red, t'es trop cynique, lui avait dit Toglio.

— Oui, faire la guerre pour arranger les choses c'est à peu près comme d'aller au bordel pour se débarrasser de sa vérole. »

Il regarda la lune. Peut-être ça rimait à quelque chose. Il ne savait pas ; il n'y avait pas moyen de savoir, et aucun d'eux n'en saurait jamais rien. Àaah, à quoi bon se casser les méninges, c'est dans le bain, et puis d'abord qui c'est qui s'en fait.

« De toute façon je vivrai pas assez longtemps pour savoir », pensa-t-il.

Hearn lui non plus ne pouvait pas dormir. Il était extrêmement agité, et il sentait une bizarre, une fébrile fatigue dans ses jambes. Pendant presque toute une heure il continua à se tourner et à se retourner sous sa couverture, regardant la montagne, la lune qui la surplombait, les collines, le sol au niveau de ses yeux. Depuis l'embuscade il était en proie à un sentiment indéfinissable, proche de l'angoisse, qui l'épuisait. Il lui était presque pénible de rester tranquille. Il se leva, traversa le creux. L'homme de garde, sur le tertre, ajusta son fusil. Hearn siffla doucement. « Qui est-ce — Minetta ? Ici le lieutenant. »

Il grimpa la pente et s'assit à côté de Minetta. Devant eux, sous la lune,, l'herbe dans la vallée oscillait comme une vague d'argent et les collines semblaient de pierre.

« Qu'est-ce qu'y a, mon lieutenant ? demanda Minetta.

— Rien, je me dégourdis les jambes. » Ils parlaient en chuchotant.

« Jésus, quelle vie de chien d'être de garde après cette embuscade.

— Oui, dit Hearn, massant ses jambes, essayant de les calmer.

— Qu'est-ce qu'on fait demain, mon lieutenant ? »

Oui, que feraient-ils ? C'est ce qu'il avait à résoudre.

« Quelle est votre idée, Minetta ?

— Je pense qu'on devrait faire demi-tour et rentrer. Ce foutu col est fermé, pas ? » Encore qu'assourdie, la voix de Minetta était outragée, comme s'il avait longuement réfléchi au problème.

Hearn haussa les épaules. « Je ne sais pas, peut-être nous ferons demi-tour. » Il resta à côté de Minetta pendant quelques minutes, puis il redescendit dans le creux et se glissa sous sa couverture. C'était aussi simple que ça. Minetta l'avait dit. Pourquoi ne rentreraient-ils pas, puisque aussi bien le col était fermé ?

Parfaitement, pourquoi pas ?

La réponse était bien simple. Il ne voulait pas faire demi-tour et mettre fin à la patrouille. Parce que… parce que… Ses motifs, cette fois-ci, promettaient d'être bien misérables. Il cala ses mains sous sa tête et regarda le ciel.

La patrouille n'avait pas plus de chances de durer qu'une boule de neige aux enfers. Même si les Japonais avaient abandonné le col, ils n'ignoraient plus leur présence, leur mission. Si jamais ils se faufilaient sur les arrières des Japonais, il leur serait presque impossible de passer inaperçus. Vus de près, cette patrouille n'eut jamais a moindre chance de réussite. Cette fois-ci Cummings s'était gouré du tout au tout.

Et il ne voulait pas rentrer parce que cela signifiait se présenter devant Cummings les mains vides, avec des excuses à la clef. Une réédition de l'affaire des approvisionnements sur le bateau Liberty. Kerrigan et Croft. Voilà ce qui expliquait son attitude pendant les deux premières journées de la patrouille. Une liaison amoureuse avec la section — mais c'était ridicule. Il n'avait voulu gagner leurs bonnes grâces que parce que, cela aurait augmenté ses chances de réussite. La vérité était que s'il devait se couler, il se fichait pas mal d'eux. A travers la fatigue, l'effort, la petite guerre avec Croft, son motif réel était de reprendre à Cummings ce que Cummings lui avait pris.

Etait-ce une revanche ? C'était plus sale que cela. Car, au fond, il ne s'agissait pas de revanche mais de justification. Il voulait que Cummings l'approuvât de nouveau. Il se coucha sur son estomac.

Césarisme !

C'était aussi sale que tout ce qu'on pouvait imaginer.

Et il en jouissait. Après l'embuscade, après l'excitation unique — ou l'extase unique — d'avoir ramené ses hommes en lieu sûr, il avait revécu en imagination ces quelques instants, encore et encore, souhaitant qu'ils n'eussent jamais pris fin. Tout au fond de son être, dépassant désormais Cummings, il y avait son désir de mener la section. Cela avait grandi, cela s'était allumé tout d'un coup, pour devenir une des expériences les plus exaltantes de sa vie. Il comprenait Croft qui regardait la montagne à travers les jumelles, Croft qui tuait l'oiseau. S'il s'interrogeait, il était tout juste un autre Croft.

C'était bien cela. Toute sa vie il avait flirté avec des situations où il aurait pu manier les hommes, et toujours, comme s'il avait deviné l'étendue de ses impulsions, il s'était retiré du jeu, abandonnant les choses dès lors qu'elles commençaient de fructifier, laissant tomber les femmes, parce que, tout au fond de lui-même, il avait besoin de dominer et non de s'unir.

Cummings avait dit une fois : « Vous savez, Robert, en réalité il n'y a que deux genres de libéraux et de révolutionnaires. Ceux qui ont peur du monde et qui veulent le changer pour leur propre bénéfice — le libéralisme à la manière juive ; et, d'autre part, les jeunes qui ne comprennent pas leurs propres désirs. Eux aussi entendent refaire le monde, mais ils n'admettent jamais qu'ils veulent le refaire à leur propre image. »

Il l'avait toujours su, en partie consciemment, toujours inconsciemment. Il connaissait ce son de cloche.

Non un fumiste, mais un Faust.

Soit, mais qu'allait-il faire ? Sachant ceci, il n'avait pas le droit de continuer la patrouille ; objectivement parlant, il jouait avec la vie des huit hommes qui lui restaient, et il ne méritait pas cette responsabilité. S'il gardait une trace d'honnêteté, il ferait demi-tour le matin venu.

La grimace intérieure. Il devrait, mais il ne le ferait pas.

Le choc, le dégoût de lui-même qu'il ressentit à cette découverte, furent surprenants, presque agréables dans leur intensité. Il fut à demi horrifié de se voir si bien en transparence.

Il devait revenir sur ses pas.

Il quitta de nouveau sa couverture et se dirigea vers l'endroit où reposait Croft. Il s'agenouilla, sur le point de le secouer, quand Croft se retourna. « Qu'est-ce qu'il y a, mon lieutenant ?

— Vous êtes réveillé ?

— Oui.

— J'ai décidé de rentrer dès le matin. » Ceci dit à Croft, il ne pouvait plus se rétracter.

La lune faisait ressortir le profil immobile de Croft. Seul le muscle de sa mâchoire frémissait peut-être. Il garda le silence pendant plusieurs secondes, puis il répéta « Rentrer dès le matin ? » Il avait dégagé ses jambes de sous la couverture.

« Oui.

— Vous croyez pas qu'on devra explorer un peu plus le terrain ? » Il cherchait à gagner du temps. Il sommeillait quand Hearn vint le surprendre, et la nouvelle l'étourdit comme un coup d'assommoir. Il se sentait la poitrine vide.

« A quoi bon explorer le terrain ? » demanda Hearn.

Croft secoua la tête. L'embryon d'une idée lui apparut, mais il ne réussit pas à s'en saisir. Son esprit, ses muscles mêmes, étaient tendus en quête d'un appui, d'un avantage, Si, dans cet instant, Hearn l'avait touché, il se serait mis à trembler. « On devrait pas abandonner tout de suite, mon lieutenant. » Sa voix était enrouée. Peu à peu, à mesure qu'il se rendait compte de la situation, sa haine pour Hearn s'éveillait en lui. Il était en proie à la même frustration qui s'était emparée de lui quand Hearn lui avait commandé de s'excuser auprès de Roth, ou quand, après avoir retrouvé Wilson, il avait compris que l'entrée du col n'était pas gardée.

L'embryon de son idée lui retraversa l'esprit. Il s'entendit parler avec une sorte de surprise. « Mon lieutenant, après l'embuscade ces Japonais se sont débinés.

— Comment savez-vous ça ? »

Croft lui raconta la découverte qu'il fit. « On pourrait passer maintenant. »

Hearn secoua la tète. « J'en doute.

— Vous n'allez même pas tenter le coup ? » Tout en essayant de comprendre les raisons de Hearn, il se rendait vaguement compte que Hearn n'agissait pas sous l'emprise de la peur. Il en fut effrayé, car si c'était-vrai Hearn n'allait pas changer aisément d'idée.

« Je ne m'en vais pas engager les hommes dans le col après ce qui s'est passé aujourd'hui.

— Eh bien, pourquoi vous enverrez pas un homme pour reconnaître le col ? Nom de Dieu, c'est le moins qu'on peut faire. »

Hearn secoua de nouveau la tête.

« Ou bien on peut escalader la montagne. »

Hearn se gratta le menton. « Nous n'y réussirions pas », dit-il finalement.

Croft joua sa dernière carte. « Mon lieutenant, on sait jamais, si on réussit cette patrouille ça pourrait hâter la fin de la campagne. »

Le facteur final de l'équation. Cela devenait trop compliqué. Car il y a un noyau de vérité là-dedans, pensait Hearn. Le succès de la patrouille aurait pu constituer une de ces minuscules contributions au déroulement de la guerre, un de ces points intangibles dont il avait parlé naguère au général. « Comment faites-vous pour mesurer s'il est préférable que la guerre finisse plus tôt et que tant d'hommes rentrent chez eux, ou que tous ils restent ici et s'en aillent à vau-l'eau ? »

Concrètement pris, les troupes de la division s'en trouveraient d'autant mieux que la campagne finirait plus tôt. C'est ce qui l'avait décidé à continuer la patrouille en premier lieu. Mais les choses étaient trop complexes pour être résolues au pied levé. Un seul point s'imposait pour l'instant — répondre à Croft, accroupi à côté de lui avec l'air inflexible d'une pièce de métal.

« D'accord, nous enverrons un homme cette nuit même pour reconnaître le col. S'il s'aperçoit de quoi que ce soit de suspect, nous faisons marche arrière. » Etait ce de la rationalisation ? Ne faisait-il en réalité que se tromper lui-même, que se chercher une excuse pour continuer la patrouille ?

« Vous voulez y aller, mon lieutenant ? » demanda Croft avec une trace de moquerie dans la voix.

Il ne le pouvait pas. S'il était tué, cela ferait trop bien l'affaire de Croft. « Je ne pense pas que c'est à moi d'y aller », dit-il froidement.

Croft raisonnait de la même façon. S'il y allait lui, et était tué, la section ferait certainement demi-tour. « Je crois que Martinez est l'homme qui s'impose. »

Hearn approuva de la tête. « Très bien, envoyez-le. Le matin venu nous prendrons une décision. Et dites-lui de me réveiller quand il rentrera. » Il consulta sa montre. « C'est mon tour de garde. Dites-lui de venir me voir en partant, pour que je sache que c'est lui qui rôde. »

Croft promena un regard par le creux pour découvrir la couverture de Martinez. Il décocha un coup d'œil à Hearn et s'approcha de Martinez pour le réveiller. Le lieutenant grimpait sur le tertre pour relever l'homme de garde.

Croft dit à Martinez l'objet de sa mission, puis, la voix basse, il ajouta : « Si tu vois des Japonais camper, tâche de les contourner et de pousser plus loin.

— Oui, compris, dit Martinez, laçant ses chaussures.

— N'emmène que le couteau de tranchée.

— Bon. Moi de retour dans trois heures peut-être. Dis à la garde. »

Croft le retint par l'épaule. Martinez frissonnait légèrement. « Ça va ? demanda-t-il.

— Oui, ça va.

— Bon, maintenant écoute, dit Croft. Quand tu rentreras, dis rien à personne avant de me voir. Si le lieutenant est réveillé, tu lui diras que rien est arrivé, t'as compris ? » Sa bouche était sèche ; une puissante angoisse le travaillait, qui lui venait de son sentiment de désobéir à un ordre. Et, de plus, il y avait quelque chose d'autre, quelque chose d'inexprimé encore. Il exhala avec difficulté.

Martinez fit oui de la tête, fermant et ouvrant ses poings pour dégourdir ses doigts. « Moi partir maintenant, dit-il en se redressant.

— T'es un bon gars, Mange-Japonais. » Il y avait quelque chose d'étrange dans le fait de chuchoter dans cette obscurité. Les hommes couchés autour d'eux semblaient morts.

Martinez roula son fusil dans sa couverture pour le garder au sec, puis le coucha sur son sac. « Ça va, Sam. » a voix tremblait tout juste à peine.

« Ça va, Mange-Japonais. » Croft le vit parler quelques secondes avec Hearn, puis s'engager dans l'herbe kunaï et prendre sur sa gauche, parallèlement aux grandes falaises de la montagne. Il se frotta pensivement l'avant-bras, revint à sa couverture et se coucha, sachant qu'il ne dormirait pas jusqu'au retour de Martinez.

Tout, de nouveau, était devant lui. On prenait une décision puis 011 se rétractait, et aucun des problèmes n'était changé. Si Martinez revenait avec la nouvelle que les Japonais n'occupaient plus le col, ils pousseraient de l'avant au petit matin. Il se gratta l'aisselle, avec douceur, regardant la vallée et les collines — nues et lugubres. Le vent soupirait dans les combes, glissait sur l'herbe kunaï, sifflait sur la crête des tertres, levant un petit murmure sur son passage comme celui d'un ressac dans le lointain.

Ce fut une erreur, et il s'était livré à une curieuse supercherie vis-à-vis de lui-même. Plus encore que d'avoir cédé à Croft il s'était de nouveau soumis à ses propres tendances, rendant la chose si compliquée que jamais il n'allait pouvoir démêler le réel de ce qui n'était que pure rationalisation. Trucs et trucs et tours de passe passe, et il l'avait permis, il avait su qu'il irait de l'avant si Martinez revenait avec un rapport concluant à l'absence des Japonais.

Quand ils retourneraient à leur bivouac, si jamais ils y retournaient, il pourrait rendre ses galons d'officier. C'était la chose à faire. C'eût été honnête, et propre vis-à-S vis de lui-même. Il se frotta de nouveau l'aisselle. Au fond,

Il n'avait pas envie de rendre ses galons et, naturellement, cette répugnance faisait partie de tout un ensemble de facteurs. On suait dans les écoles préparatoires pour officiers, on en plaisantait dans les bars, on s'en moquait, et avec le temps les choses acquéraient leur existence propre et déteignaient sur la plupart de vos attitudes. Par la suite, essayer de s'en défaire était comme s'amputer un bras.

Il savait quelles en seraient les conséquences. Il serait un poilu de deuxième classe, et quelle que fût son unité" les autres poilus découvriraient tôt ou tard qu'il avait été officier et ils le haïraient, ils lui en voudraient même d'avoir démissionné parce qu'ils y verraient un persiflage de leurs propres ambitions, conscientes ou non. Aussi, s'il s'y décidait, cela serait en toute connaissance de cause ; les choses, en fin de compte, ne seraient ni plus propres, ni certainement plus plaisantes. Elles seraient pouilleuses et pénibles, et la seule découverte qu'il ferait éventuellement c'est qu'à l'exemple de tout le monde lui aussi était susceptible d'être dressé à avoir peur.

Mais voilà. Il avait fui la peur, la vulnérabilité, l'aveu qu'étant homme il n'était pas à l'abri de l'humiliation. « Plutôt être traqué que traqueur », — ces paroles prenaient une signification à ses yeux, une valeur.

Narquoisement, il songea au commentaire probable de Cummings : « Un joli sentiment, Robert, un des plus jolis mensonges qui soit, tout comme celui au sujet du riche qui n'ira pas au ciel. » Et, tout en riant, il ajouterait : « Vous savez, Robert, il. n'y a que les riches qui I vont au ciel. »

Eh bien, au diable avec Cummings. Il l'y avait envoyé bien des fois, par ressentiment, à contrecœur, désespérément peut-être, mais enfin Cummings n'avait pas réponse à tout. Si on lui accordait que l'homme n'est qu'un sale bâtard, alors oui, tout ce qu'il disait collait à la perfection. Sa logique, du coup, deviendrait inexorable.

Mais l'histoire lui infligeait un démenti. Soit, tous les grands rêves se sont avilis et corrompus à l'usage et les bonnes choses se sont souvent réalisées pour le mauvais motif, mais encore il n'y eut pas que des méfaits, il y eut l'aussi des victoires là où il aurait fallu s'attendre à des défaites. Le monde, en toute logique, aurait dû succomber au fascisme — et pourtant.

De vagues bruits s'élevèrent dans la vallée en bas, et Hearn s'empara de son fusil. Au bout d'un moment tout redevint calme dans l'herbe noyée d'ombre et, sans raison apparente, Hearn se sentit déprimé.

C'était un bien maigre espoir, et toutes les contraintes, toutes les machines, pressuraient l'homme toujours davantage ; avec chaque nouvelle arme les chances de l'homme s'amoindrissaient. Principes moraux contre bombes. Même la technique des révolutions a changé — armée contre armée.

Si le monde se donnait au fascisme, si Cummings avait son siècle, une petite chose lui resterait toujours possible. Il y avait toujours le terrorisme. Un terrorisme net, sans sentimentalité larmoyante, sans mitraille ni grenades ni bombes, rien du gâchis habituel, pas de tueries à l'aveuglette. Plutôt le coutelas et le garrot, peu d'hommes bien entraînés, et une liste de cinquante salauds à supprimer, puis une autre cinquantaine après ceux-là.

Un plan d'action concertée, camarades. Il grimaça aigrement. Il y aura toujours cinquante autres après les cinquante derniers, voilà le hic. Ça ne marchera pas. C'était tout juste bon à vous occuper un peu, à vous rendre content. Ce soir nous frappons le généralissime Cummings.

Aah, crotte de bique.

Point de réponse toute faite, mais aussi certaines époques de l'histoire étaient peut-être réfractaires à toute réponse. Fie-toi à la gaffe, au gâchis. Croise-toi les bras et attends que le fascisme bousille tout.

Seulement, ça ne suffisait pas. Il fallait autre chose. Quelles qu'en fussent les raisons, il fallait continuer à résister. Il fallait faire des choses — comme par exemple rendre ses galons.

Hearn et Quichotte. Libéraux bourgeois.

Cependant, quand il rentrerait, il ferait cette petite chose. A l'examen, ses raisons étaient peut-être malpropres, mais il était encore plus malpropre de mener les hommes pour des raisons évidemment infâmes. Démissionner signifiait laisser la section à Croft, mais persévérer signifiait devenir un Croft soi-même.

Quand les choses commenceront d'aller réellement mal, les Gauches mettront peut-être leurs différends politiques au rancart.

Saison sèche pour les anarchistes.

Martinez fit plusieurs centaines de mètres à travers l'herbe kunaï, se tenant au plus près sous l'ombre des falaises. Tout en avançant il fléchissait ses bras et se pinçait la nuque pour chasser les dernières traces de son sommeil. Il était à moitié endormi en répondant à Croft, et rien de ce qui fut dit n'avait aucune signification pour lui. Il avait compris les instructions concernant sa mission, saisi que Croft lui avait recommandé de faire quelque chose, et, prompt à obéir instinctivement, il ne songea pas à s'appesantir sur le sens des mots. Il ne lui sembla pas particulièrement dangereux ou bizarre d'explorer, de nuit, un terrain qu'il n'avait jamais vu.

Présentement, comme son esprit s'éveillait, la chose lui apparaissait plus clairement. « Sacrée folie », se dit-il, chassant tout aussitôt sa pensée. Puisque Croft lui avait dit d'aller, alors bien sûr c'était nécessaire. Les nerfs calmes, les sens aux aguets, il s'avançait d'un pas silencieux, sans effort, le talon le premier, la pointe du pied ensuite, avec douceur, tout son corps oscillant selon le mouvement même de l'herbe. Personne, placé dans un rayon de vingt mètres, n'eût deviné son approche. Et, cependant, sa démarche n'était pas lente ; son pied paraissait connaître le terrain d'expérience, qui évitait pierres et branches, qui se posait avec assurance et sans bruit. Il fonctionnait davantage comme un animal que comme un homme.

Il avait peur, effectivement peur, mais sans panique, et cela le rendait intensément conscient de tout ce qu'il pouvait voir ou sentir. Sur le transport de troupes, dans l'embarcation qui aborda Anopopéi, douze fois depuis, il avait frisé l'hystérie et s'était transformé en chiffe ; cependant, sa peur actuelle n'avait rien de commun avec ces états. Il se serait peut-être décomposé sous un bombardement, ses terreurs n'étaient jamais si vives que lorsqu'il n'y pouvait rien, mais dans cet instant il se trouvait livré à lui-même, en train d'accomplir une tâche pour laquelle il se savait mieux fait que personne qu'il connût — et cela le supportait. Le souvenir rassurant de toutes les autres missions de reconnaissance qu'il mena à bien depuis une année étoffait son courage.

« Martinez meilleur homme dans la section », se dit-il avec orgueil. Croft le lui avait dit une fois, et il ne devait jamais l'oublier.

En vingt minutes il atteignit les abords du roc où ils furent embusqués. Il s'accroupit entre lés arbres et examina le rempart pendant plusieurs minutes avant de reprendre son avance. Arrive au rempart lui-même, il s'arrêta pour surveiller le champ et l'îlot de verdure d'où les Japonais avaient tiré, Le champ était d'un argent blême sous la lune, et l'entrée du col d'un vert noir impénétrable, bien plus profond que l'ombre environnante. Derrière lui et sur sa droite la masse gigantesque de la montagne brillait étrangement dans le noir, comme quelque monument énorme illuminé par des projecteurs.

Pendant cinq bonnes minutes il ne quitta pas du regard le bocage au bout du champ, ne pensant à rien, tout yeux et tout oreilles. La tension avec laquelle il regardait, le raidissement qui lui oppressait la poitrine, lui procuraient un plaisir, complet en soi, pareil à celui que l'on éprouve dans l'ivresse, quand on est heureux d'en ressentir les premiers effets. Inconsciemment, il retenait sa respiration.

Rien ne bougeait. Il ne perçut pas d'autres bruits que ceux de l'herbe. Doucement, posément presque, il se laissa glisser par-dessus le rempart et s'accroupit dans le champ, attentif à découvrir une ombre où il pût se cacher. Mais il n'y avait pas moyen de gagner le bocage sans passer sous la lune. Il réfléchit un instant, sauta sur ses jambes, se tint en pleine vue du bocage le temps d'une seconde terrifiante, puis se jeta à terre. Personne ne tira. Si les Japonais occupaient toujours l'îlot de verdure, il y avait des chances que son apparition les aurait suffisamment surpris et effrayés pour les pousser à faire feu.

Il se releva doucement, parcourut par bonds rapides la moitié du champ, puis se laissa aller d'un plongeon derrière une pierre. Pas de réaction, pas de feu. Il parcourut une autre trentaine de mètres, s'abrita derrière un autre rocher. Les abords du bocage n'étaient plus qu'à une cinquantaine de pieds. Il écouta sa propre respiration, regarda l'ombre ovale que la lune dessinait au pied de son rocher. Tous ses sens lui disaient qu'il n'y avait personne dans le bocage, mais il était trop dangereux de s'y fier. Il se redressa, resta debout toute une seconde, puis se baissa de nouveau. « S'ils n'ont pas tiré maintenant… » Il se sentait d'humeur fataliste. Il n'y avait pas moyen de traverser un champ découvert éclairé par la lune sans se faire repérer.

Il couvrit d'une glissade la distance qui le séparait du bocage, s'immobilisa, s'aplatit contre un tronc d'arbre. Rien ne bougeait. Quand ses yeux se firent à l'obscurité il se laissa couler d'arbre en arbre, séparant au passage la broussaille avec ses mains. Au bout d'une quinzaine de mètres il arriva à une piste, s'arrêta, regarda de gauche et de droite, puis suivit le lacet, lequel le ramena en bordure du bocage, vers une petite éclaircie, où il s'agenouilla pour reconnaître le terrain. Une mitrailleuse avait occupé l'endroit plusieurs jours plus tôt — ce qu'il déduisait du fait que les trous du trépied n'étaient pas plus humides que le sol environnant. D'ailleurs, la mitrailleuse ayant été pointée en direction du rempart de pierre, les Japonais n'auraient pas manqué de s'en servir cet après-midi, lors de l'embuscade.

Doucement, précautionneusement, il examina le pourtour du bocage. Les Japonais n'y étaient plus, et d'après la quantité des rebuts, de la dimension de leur fossé d'aisance, il estima qu'ils devaient avoir été une section complète. Or, ceux qui les avaient accueillis à coups de fusil ayant été bien moins nombreux, cela ne pouvait signifier qu'une chose : le gros de leur section s'était retiré la veille ou l'avant-veille, laissant une arrière-garde — laquelle à son tour leva le camp peu après l'escarmouche.

Pourquoi ?

Comme en réponse, le bruit atténué d'une canonnade se fit entendre. L'artillerie avait été active tout au long du jour. « Japonais rentrer aider arrêter attaque », pensa-t-il. Cela paraissait plausible, et cependant il demeurait perplexe. Quelque part plus loin dans le col il pouvait y avoir — ou pas y avoir — des Japonais. Il frissonna, tenant à la main un carton pourri qui avait dû contenir une ration alimentaire. Quelque part. Il eut une vague et plutôt effrayante vision de soldats qui s'avancent dans le noir, titubant sur leurs jambes. Il risquait de se jeter dans la gueule du loup. Il secoua la tête comme un animal qui se cabre devant un danger. Le silence et l'obscurité du bocage lui pesaient, corrodant son courage. Il lui fallait se remettre en mouvement.

Il s'épongea le front, constatant avec surprise qu'il transpirait et que sa chemise trempée était très froide sur sa peau. Sa tension se résorba pour un moment et il se rendit compte de sa fatigue et de son manque de sommeil. Les tendons de ses jarrets frémissaient et se contractaient. Il soupira. Pas un instant il ne songea à rebrousser chemin.

Il s'engagea avec précaution sur la piste qui menait vers le col. Elle s'étendait sur plusieurs centaines de mètres à travers une forêt de broussailles insuffisamment denses pour faire jungle. A un moment il frôla du visage une feuille, longue et plate, et des insectes en panique se prirent à courir sur sa joue. Il les chassa d'une chiquenaude, les doigts moites d'angoisse. Un des insectes s'y agrippa, puis se mit à remonter le long de son bras. Il le secoua, se tenant immobile et tremblant dans le noir. Le temps de quelques secondes tout fut mis en balance ; su volonté de pousser de l'avant s'effrita Sous la terreur irrationnelle que lui causèrent les insectes, sous la certitude presque concrète de la présence des Japonais dans le col, et en premier lieu sous le poids sans cesse grandissant de tout ce terrain étrange qu'il devait explorer dans la nuit. Il aspira profondément à plusieurs reprises, se haussant sur ses orteils puis revenant sur ses talons. Un soupçon de brise remua mollement les feuilles, mettant sur son visage un soufflé de fraîcheur. La sueur coulait sur sa figure en longs filets, comme un ruissellement de larmes.

« Faut aller. » Il se le dit machinalement, libérant en lui de nouvelles sources de volonté qui vinrent à bout de sa résistance. Il fit un pas, puis un autre, et son hésitation s'évanouit. Il suivit l'informe sentier que les Japonais avaient taillé à travers l'îlot de verdure, et peu de minutes après il déboucha hors du bocage. Il était dans le col.

Faisant un tour sur la droite, les falaises du mont Anaka étaient de nouveau parallèles à son chemin. De l'autre côté, sur sa gauche, des collines à pente raide, presque escarpée, s'intégraient brusquement dans la chaîne de Watamaï. Le col avait environ deux cents mètres de largeur — une avenue inclinée flanquée de gratte ciel. Des accidents de terrain dénivelaient le passage ; de gros blocs erratiques et des éboulis de terre saillaient de toutes parts, et çà et là des plaques de verdure giclaient des crevasses de la roche comme la mauvaise herbe jaillit des craquelures dans le ciment. La lune dégageait la cime invisible du mont Anaka et dégringolait tout au fond du col qu'elle tachetait d'ombre. Tout y était très dépouillé, très froid ; Martinez se sentait à mille milles de l'étouffante et veloutée nuit de la jungle. Il quitta l'abri que lui offrait le bocage, s'avança de plusieurs centaines de pieds, puis s'agenouilla à l'ombre d'un bloc de pierre. Derrière lui, presque sur la ligne de. l'horizon, il vit la Croix du Sud et, instinctivement, il en nota la direction. Le col s'en allait droit vers le nord.

Lentement, à contrecœur, il reprit sa marche à travers le défilé, procédant avec précaution parmi la pierraille qui jonchait le col. Au bout de plusieurs centaines de mètres le défilé prit à gauche puis de nouveau à droite, tout en se rétrécissant considérablement. Par endroits l'ombre de la montagne noyait presque entièrement le col. Il progressait d'une allure inégale, faisait des bonds presque téméraires sur de longs parcours, s'immobilisait craintivement, passait des minutes à s'exhorter à reprendre sa course. Tout insecte, toute bestiole qu'il dérangeait, le faisaient sursauter de frayeur. Il ne cessait pas de se décevoir soi-même, décidant de ne pas dépasser le prochain tournant du col, puis, y étant arrivé sans encombre, il se proposait un autre objectif et repartait de plus belle. Il couvrit de la sorte un peu plus d'un mille en moins d'une heure. Le chemin montait presque tout le temps et il commençait de se demander de quelle longueur était ce col. Malgré son expérience il se laissait prendre à l'illusion que toute crête devant lui était la dernière, et qu'à l'autre versant il trouverait la jungle, les arrières des Japonais, et la mer.

A mesure que le temps passait sans incidents, à mesure qu'il couvrait plus de terrain, il devenait plus confiant, plus impatient. Ses arrêts se faisaient moins fréquents, les distances qu'il parcourait d'un seul élan se faisaient plus grandes. A un moment donné le col se couvrit d'herbe kunaï sur un quart de mille et il pataugea là-dedans en toute confiance, sachant que l'on ne saurait l'y repérer.

Jusqu'ici le terrain n'aurait pas permis aux Japonais d'établir un avant-poste, et les précautions de Martinez, son attention soutenue, étaient dues davantage à sa frayeur, au silence irréductible qui planait sur la montagne, qu'à la présence même théorique de l'ennemi. Mais la configuration du col se modifiait. La verdure s'épaississait, elle couvrait de plus grandes pièces de terrain ; çà et là elle s'étendait assez pour camoufler un petit bivouac. Il les examinait à la hâte, abordant les bocages du côté ombre, s'avançant de quelques pas puis attendant de longues minutes pour s'assurer qu'aucun des bruits ne s'en échappait qui révèlent des hommes dans leur sommeil. Quand rien ne bougeait hormis les feuilles et les oiseaux et les bêtes, il quittait son abri et reprenait sa marche à grands pas.

Après un autre tournant le défilé se rétrécit davantage, une cinquantaine de mètres seulement séparait les falaises du col, et en plusieurs endroits des îlots de jungle bloquaient le passage. Il lui fallait du temps pour traverser chacun de ces îlots, et l'effort de se frayer un chemin dans la broussaille sans faire de bruit était exténuant. Il éprouva une sensation de délivrance en atteignant une percée relativement dégagée.

Mais un autre tournant lui découvrit une minuscule dépression limitée par les falaises et recouverte d'une petite forêt qui envahissait le col de part en part. La vue qui s'offrait de là à la lumière du jour devait être parfaite. C'était le meilleur emplacement pour un avant poste qu'il eût rencontré sur son chemin, et il eut la certitude — immédiate et instinctive — que les Japonais s'y étaient retirés. Il le sut au raidissement de ses membres, au battement accéléré de son cœur. Se tapissant derrière un ro cher, le visage pincé et tendu, il examina la place éclairée par la lune. Doucement, sans se donner le temps de réfléchir, il se glissa autour de son rocher et, le visage bas, il se mit à ramper à quatre pattes vers une bande d'ombre profonde qui coulait à l'endroit où la falaise de droite rejoignait la base du défilé. Il observait avec fascination la ligne déchiquetée qui délimitait l'ombre-de la clarté, se sentant irrésistiblement attiré du côté de la lumière. Elle semblait vivre, elle semblait douée d'une existence aussi intense que la sienne propre ; il ne quittait pas des yeux le miroitement hypnotique de la lune, et sa gorge se serrait, s'enflait presque. Le bois se rapprochait, distant de vingt mètres, puis de dix. Il s'immobilisa en bordure de la forêt, chercha à repérer l'emplacement d'une mitrailleuse ou d'une tranchée. L'obscurité ne lui révéla rien hormis la masse noire des arbres.

Une fois de plus il pénétra dans un bocage et se tint à l'arrêt, dans l'attente d'un son. N'entendant rien, il s'avança d'un pas précautionneux, séparant les broussailles avec ses mains, puis il fit un autre pas, puis un autre. Son pied se posa sur un morceau de terre meuble, qu'il explora avec frayeur. Il s'agenouilla, tâtonna le sol, reconnut de petites feuilles d'arbuste sur son flanc. Le sol était piétiné, et les broussailles étaient saquées d'un côté.

Il se trouvait sur une piste fraîchement taillée.

Pour corroborer sa déduction un homme toussa dans son sommeil — pas même à cinq mètres de là. Martinez se raidit, sautant presque en l'air comme s'il avait touché quelque chose de brûlant. Les muscles de son visage se contractèrent. Il eût été incapable d'émettre un son dans ce moment.

Il fit machinalement un pas en arrière, et entendit quelqu'un se retourner sous sa couverture. Il n'osait pas bouger, de peur de frôler une branche et de les réveiller. Pendant une bonne minute il demeura complètement paralysé. Il lui était impossible de battre en retraite. Il n'aurait pas su en donner la raison ; il avait certes peur de faire demi-tour, mais sa terreur était bien plus grande à la pensée de reprendre sa marche en avant. Et cependant, il n'était pas question de revenir sur ses pas. Une partie de son esprit anticipait avec une incroyable rapidité sur la scène où il se voyait disant à Croft : « Mange-Japonais foutre pas bon. »

Mais quelque chose s'opposait à son avance. Il ne le percevait pas clairement, sa tête semblait prise dans un remous d'huile, et pourtant il devait y avoir une raison. Il ne parvenait pas à en comprendre la cause. Avec répugnance, en proie à une hystérie réprimée qui embrassait tout son être comme s'il devait poser son pied nu dans un amas de larves bouffies, il avança une jambe, puis l'autre — chaque pas une torture. En une minute il ne fit pas plus d'une dizaine de pieds. La sueur lui brûlait les yeux. Il se faisait l'impression de sentir chaque goutte qui exsudait de ses pores et rejoignait les filets de sueur qui se précipitaient selon les plis de son visage et de son corps.

Une chose lui était claire intuitivement. Les Japonais n'auront taillé que deux pistes tout au plus. L'une, celle qu'il foulait dans ce moment, se situait à l'orée du bois, face à la vallée, perpendiculairement au col ; l'autre formerait avec celle-ci un T renversé, et traverserait le bois de part en part. Il se trouvait sur l'une des branches du T, qu'il devrait suivre jusqu'à son point d'intersection. Il ne pouvait être question de prendre directement à travers les broussailles ; le moindre bruit l'aurait trahi, et il y avait toujours le risque de buter contre un obstacle imprévu.

Il se remit à ramper à quatre pattes. Les secondes s'écoulaient comme des unités individuelles — presque comme s'il percevait le tic-tac d'une horloge. Tout murmure que les hommes faisaient entendre dans leur sommeil le mettait à la limite des sanglots. Ils étaient tout autour de lui ! Il semblait s'être divisé en plusieurs parts ; il existait dans ses mains et ses genoux endoloris, dans sa gorge qui s'enflait et s'étranglait, dans l'insupportable activité de son cerveau. Il se trouvait tout proche de l'état d'insensibilité finale propre à celui qui, ayant été roué de coups jusqu'à perte de connaissance, ne se soucie plus de se relever. Venant de très loin, le murmure nocturne de la jungle frappait son oreille.

Il s'arrêta au tournant de la piste, regarda autour de lui — et poussa presque un cri. A trois pieds devant un homme était assis près d'une mitrailleuse.

Martinez rentra la tête dans ses épaules. Aplati sur le sol il attendit que, pivotant son arme, la sentinelle le criblât de balles. Mais rien ne se produisit. Il regarda de nouveau autour de lui, comprit que le Japonais, qu'il voyait de trois quarts, ne l'avait pas aperçu. Derrière la mitrailleuse se trouvait la tige du T. Il ne lui était pas possible de doubler la sentinelle sans se faire repérer.

Il savait pour lors ce qui s'était opposé à son avance. Bien sûr. Pourquoi n'avait-il pas pensé qu'ils posteraient une sentinelle le long de la piste ? El juicio. Cependant une autre crainte oscillait encore autour de sa peur ; comme le meurtrier qui se remémore tous les petits détails dont il avait oublié de prendre soin en commettant son crime, il sentait une sourde menace dilater sa terreur. Quoi d'autre, por Bios, quoi d'autre ? Il observait le mitrailleur avec une fascination qui le paralysait. S'il avait voulu, il aurait pu le toucher de la main. Le soldat était tout jeune, presque un adolescent, les traits inexpressifs, les yeux clos à demi, la bouche étroite. Il paraissait à moitié endormi sous la lueur de la lune qui filtrait à l'orée du bois.

Martinez se faisait l'impression d'être en pleine irréalité. Qu'est-ce qui le retenait de toucher ce garçon, de le saluer ? Ils étaient des hommes. Tout ce qui était guerre s'ébranla dans son esprit, menaça ruine, puis se redressa sous une nouvelle vague de terreur. S'il le touchait, il était un homme mort. Cela semblait inconcevable.

Il ne pouvait plus revenir sur ses pas. Il lui était impossible de tourner sur lui même sans faire quelque bruit, sans donner l'éveil au mitrailleur. Et il lui était impossible de l'éviter ; la piste côtoyait l'emplacement de la mitrailleuse. Il lui faudrait tuer ce garçon. Malgré leur surtension, tous les sens de Martinez se raidirent à cette pensée. Il demeurait immobile, secoué de frissons, conscient tout à coup de son extrême faiblesse. Toute force, toute capacité de mouvement semblaient absentes de ses membres. Il était réduit à dévorer des yeux le visage du soldat éclairé par la lune qui filtrait à travers la végétation.

Il devait se hâter. A tout moment le mitrailleur pouvait se lever pour aller réveiller celui dont c'était le tour de prendre la garde — et il serait découvert. Il lui fallait le tuer tout de suite.

Et de nouveau quelque chose semblait ne pas aller dans ses prévisions. Il sentait que si seulement il pouvait secouer la tête ou fléchir ses membres, la chose lui deviendrait claire. Mais il était pris. Il toucha son couteau de tranchée, le fit glisser hors de sa gaine. Le manche lui parut mal commode dans sa main, étranger ; bien qu'il se fût servi de son couteau des centaines de fois pour ouvrir des boîtes de conserves ou pour tailler toutes sortes d'objets, il ne savait pas comment le tenir dans ce moment. Un rayon de lune se réfléchissait sur la lame et il la recouvrit de son avant-bras, ses yeux écarquillés de terreur ne quittant pas l'homme à la mitrailleuse. Il se faisait l'effet de le connaître de longue date ; ses gestes, lents et paresseux, retraçaient un chemin familier dans l'esprit de Martinez — un sourire tordit sa bouche quand le Japonais se mit à se triturer le nez, un sourire dont il ne se rendit même pas compte si ce n'est que les muscles de ses joues lui firent mal.

« Toi le tuer », se commanda-t-il. Mais il ne bougeait pas ; il restait couché à plat ventre avec son couteau caché sous son bras, le sol humide de la piste aspirant la chaleur de son corps. Il se sentait alternativement fiévreux et transi. De nouveau tout lui devint irréel — comme les choses terrifiantes qu'il voyait parfois dans ses cauchemars. Tout cela n'était qu'illusion, et une fois de plus il songea à faire demi-tour. Lentement -— il lui fallut plus d'une minute pour le faire — il se mit à quatre pattes, ramena un pied sous lui, se balançant sur place comme une pièce de monnaie qui vacille sur son champ, incertain s'il devait attaquer ou battre en retraite. Puis il devint conscient du couteau dans sa main.

« Méfiez-vous d'un sacré Mex armé d'un couteau. »

La phrase — fragment d'une conversation surprise entre deux Texiens et longtemps demeurée enfouie dans son subconscient — résonna dans sa tête et le piqua au vif, « Nom de Dieu mensonge », pensa-t-il. Mais, déjà l'idée de ce qu'il devait faire reprenait le dessus. Il avala avec effort. Jamais encore il ne s'était senti si gourd. Son couteau lui inspirait une sorte d'amertume étourdissante, d'effroi paralysant, et la lueur de la lune le mettait au supplice. Il chercha des yeux un caillou, en trouva un, et avant même d'avoir pris sa décision il envoya la pierre de l'autre côté dp la mitrailleuse.

Le Japonais fit demi-tour en direction du bruit, présentant son dos à Martinez. Il fit un pas silencieux, s'arrêta, puis projeta son bras libre autour de la gorge du Japonais. En silence, sans hâte presque, il plaça la pointe de son couteau au-dessus de la clavicule de l'homme et poussa de toutes ses forces.

Le Japonais se débattit sous son bras comme un animal qu'on empoigne, et Martinez éprouva une vague irritation. Pourquoi faisait-il tant d'histoires ? Le couteau n'entrerait pas assez profondément. Il tira le manche, libéra la lame,

Suis la replongea de nouveau. Le soldat se tortilla prenant une seconde, puis s'écroula.

Toutes les forces de Martinez s'en allèrent d'un seul coup. Il regarda stupidement le corps, se baissa pour ramasser son couteau, essaya de le libérer, mais ses doigts s'agitaient trop. Il sentit le sang s'écouler sur sa paume, se raidit, essuya sa main le long de sa cuisse. Les a-t-on entendus ? Ses oreilles recapturaient les bruits de la lutte comme si, ayant vu les lueurs d'une explosion lointaine, il en avait enfin perçu les échos.

Bougeait-on ? N'entendant rien, il comprit qu'ils n'avaient fait que très peu de bruit.

Puis vint la réaction. La sentinelle morte lui répugnait ; elle lui inspirait le mélange de soulagement et de révulsion que l'on éprouve pour un cafard à qui on a donné la chasse et qu'on a finalement écrasé. C'était exactement ce qu'il ressentait. Il frémissait à cause du sang qui séchait sur ses mains, mais il aurait frémi tout autant à la vue du cafard réduit en pulpe. La seule chose qui importait était de reprendre la marche et, courant presque, il s'élança le long de la branche verticale du sentier.

Il arriva dans un passage découvert, continua, continua en montant sur plusieurs centaines de mètres, puis contourna une série de petits bocages. Il avait perdu sa force de concentration, son sens aigu d'observation s'était émoussé, et il avançait à l'aveuglette. Encore que moins abruptement, le défilé montait toujours. Le col semblait n'avoir pas de fin, et tout en sachant qu'il n'avait couvert que quelques milles, la distance parcourue lui paraissait bien plus grande.

Il parvint à une autre percée bordée par un bois sur sa gauche, et une fois de plus il s'agenouilla dans l'ombre, écarquillant les yeux. Tout à coup il frémit. Il venait de comprendre l'erreur qu'il avait faite en tuant la sentinelle. L'homme dont c'était le tour de prendre la garde dormirait peut-être toute la nuit, mais il était bien plus probable qu'il se réveillerait. Martinez lui-même ne s'endormait jamais profondément qu'après avoir fait son temps de garde. Quand ils auront découvert l'homme qu'il a tué, ils ne fermeront pas l'œil de la nuit. Jamais il ne pourrait leur échapper.

Il avait envie de pleurer. Plus il s'attardait, plus dangereuse devenait sa situation. En outre, ayant fait une erreur comme celle-ci, quelles autres erreurs n'avait-il pu commettre ? De nouveau il frisait l'hystérie. Il lui fallait faire demi-tour, et cependant… Il était sergent, sergent américain.

N'eût été ce sens de loyauté il se serait écroulé depuis ties mois. Il s'essuya le visage et reprit sa marche en avant. La singulière idée lui traversa la tête de continuer jusqu'à ce qu'il eût traversé le col, atteint les arrières des Japonais, reconnu les défenses de Botoï Bay. Toute une imagerie glorieuse s'échafauda dans son esprit pendant un instant : Martinez décoré, Martinez au garde-à-vous devant le général, la photographie de Martinez dans le journal mexicain de San Antonio. Mais la vision s'évanouit sous le poids de sa propre absurdité ; il n'avait pas de provisions, pas d'eau, pas même de couteau.

A ce moment, sur sa gauche, il vit un long reflet de lune à l'ombre d'un arbuste qui s'avançait hors d'un bocage. Il se laissa aller sur un genou pour examiner le terrain, quand il perçut la fine sonorité d'un crachat qui gicle à terre. Ceci était un autre bivouac japonais.

Il aurait pu le contourner. L'ombre, ici, était très profonde le long de la falaise ; en prenant ses précautions, il aurait pu passer inaperçu. Mais cette fois ses jambes furent trop faibles, sa volonté trop flasque. Il se sentit incapable de passer de nouveau à la vue d'une mitrailleuse.

Mais il devait continuer. Il se frotta le nez, comme un enfant face à une difficulté insurmontable, Toute la fatigue des deux dernières journées, la tension nerveuse de cette nuit l'accablèrent de tout leur poids. « Nom de Dieu, jusqu'où il veut moi aller ? » pensa-t-il avec ressentiment. Il revint sur ses pas, glissa sous l'ombre du bocage qu'il venait de quitter, puis il se mit à descendre le défilé. L'idée du temps qui s'était écoulé depuis qu'il avait poignardé la sentinelle, redoublait son anxiété. Ils allaient sans doute patrouiller le col — encore que pas avant l'aube tout de même, et de toute façon il était perdu s'ils avaient découvert leur mort. Il ne fit virtuellement aucun effort pour se camoufler le long du parcours où, à l'aller, il était passé sans encombre. Faire vite était désormais la seule chose qui comptait.

Il arriva sur les arrières du bois que traversait la piste en forme de T, s'arrêta — écoutant. Ne percevant aucun bruit, impatienté, il aborda en rampant la partie verticale du sentier. Le mort reposait paisiblement contre la mitrailleuse. Martinez lui jeta un coup d'œil et se mit à le contourner sur la pointe de ses pieds, quand il remarqua une montre-bracelet sur son poignet. Il s'immobilisa pendant deux longues secondes, regardant la montre, se demandant s'il allait s'en emparer. Il avait déjà tourné le dos au cadavre quand, changeant d'idée, il refit un pas en arrière et s'agenouilla. La main du Japonais était encore tiède. Il se mit à tripoter le bracelet, mais un accès soudain d'horreur et d'angoisse lui fit abandonner le poignet du mort. Non. L'idée de s'attarder dans ce bois lui devint insupportable.

Au lieu de tourner sur sa gauche et de suivre la piste qui courait à la lisière du bois, il évita la mitrailleuse et s'engagea dans la clairière, rampant de rocher en rocher jusqu'à ce qu'il eût atteint la protection de la falaise. Il jeta un dernier regard en direction du bois et se mit à descendre le défilé.

Tout en continuant son chemin il était obsédé par un double sentiment de déception. Il était revenu sur ses pas plus tôt qu'il n'aurait dû, et cela le tracassait. Il se demandait comment modifier son récit pour satisfaire Croft. Mais, plus direct, plus pénible, était son regret de n'avoir pas pris la montre-bracelet. C'eût été si facile. Maintenant qu'il avait le bois derrière lui, il s'en voulait d'avoir eu peur de s'y attarder. Il songeait à tout ce qu'il aurait pu faire. En plus de la montre il aurait pu recouvrer son couteau (il l'avait oublié en se retrouvant face au cadavre), ou encore il aurait pu enrayer la mitrailleuse en versant du sable dans la culasse. Il pensa avec amusement à la mine qu'ils auraient faite, et il se rendit compte avec une secousse combien ils seraient horrifiés en découvrant l'homme mort.

Nom de Dieu, bon vieux Martinez. Il sourit à la pensée que Croft lui ferait ce compliment.

En moins d'une heure il regagna la section et fit son rapport à Croft. La seule chose qu'il inventa fut qu'il n'y eut pas moyen de contourner le deuxième bivouac.

Croft approuva du chef. « Fallait que tu le tues, ce Japonais, hein ?

— Oui.

—  Aurait mieux pas valu. Ça les ameutera d'un bout à l'autre de la ligne. » Il réfléchit un instant, puis ajouta pensivement : « J'en sais rien, on peut jamais dire ce que ça donnera. »

Martinez soupira. « Nom de Dieu, pas penser à ça. » Il était trop fatigué pour éprouver des regrets, mais tout en se glissant sous sa couverture il se demandait combien d'autres erreurs il avait commises, qu'il découvrirait dans les jours à venir. « Nom de Dieu fatigué, dit-il pour éveiller la sympathie de Croft.

— Oui, tu las eue raide », dit Croft. Il mit la main sur l'épaule de Martinez et la serra violemment. « Pas un foutu mot au lieutenant. T'as traversé le col sans rencontrer rien de rien, compris ?

— Ça va, c'est comme toi dire, fit Martinez, abasourdi.

— C'est ça, t'es un bon gars, Mange-Japonais. ».

Martinez sourit mollement. Trois minutes plus tard il était endormi.

Le lendemain matin Hearn se réveilla frais et dispos. Il se retourna dans sa couverture, regardant le soleil se lever sur les collines qui semblaient émerger comme des rocs hors de L'eau. Partout la brume matinale s'abîmait dans les creux et les vallées et Hearn se faisait l'effet de voir très loin, presque jusqu'aux limites orientales de l'île, à une centaine de milles de là.

Autour de lui les hommes eux aussi se réveillaient. Croft roulait sa couverture, et un ou deux hommes revenaient d'une visite dans l'herbe. Hearn s'assit, remua ses orteils à l'intérieur de ses chaussures, se demandant paresseusement s'il devait changer de chaussettes. Il avait une paire de réserve, sale elle aussi à présent, mais haussant les épaules, il décida que la chose ne valait pas le dérangement. Il se mit à ajuster ses jambières.

Red grommelait à côté de lui. « Quand est-ce que cette foutue armée apprendra à faire des jambières mieux que ça ? » Il se débattait avec un lacet qui s'était rétréci au cours de la nuit.

« J'ai entendu dire qu'on aura bientôt des chaussures montantes comme des bottes de parachutiste. C'en sera fait des jambières. »

Red se frotta le menton. Il ne s'était pas rasé depuis le commencement de la patrouille, et sa barbe était d'un blond plutôt barbouillé. « On en verra jamais la couleur, dit-il. Ces foutus magasiniers les garderont toutes.

— Eh bien… » fit Hearn. Il sourit. Le mauvais coucheur. Red était le seul de la section avec qui il valait la peine de causer, — le sage. Seulement, il ne se laissait pas approcher.,

« Dites, Valsen… dit-il, obéissant à une impulsion.

— Oui ?

— Nous sommes à court de caporal ; de deux, maintenant que Sanley est avec Wilson. Voulez-vous faire fonction de caporal pour le restant de la patrouille ? Et quand nous rentrerons, nous tâcherons de vous conserver votre grade. » C'était un bon choix. Red avait la sympathie des hommes, il se montrerait certainement à la hauteur.

Mais il se sentait un peu embarrassé par l'air inexpressif qu'assuma le visage de Red. « C'est un ordre, mon lieutenant ? » Sa voix était mate, un peu rauque.

Voyons, quelle mouche le piquait ? « Non, bien sûr que non. »

Red se gratta le bras avec lenteur. Il fut pris tout à coup d'une rage si démesurée, qu'il en éprouva presque de l'inquiétude.

« Je veux pas de faveurs, grommela-t-il.

— Je ne vous en offre pas. »

Il le haïssait, ce lieutenant, ce grand type avec son sourire faux, toujours prêt à faire camarade. Pourquoi ne le laissait-il pas en paix ?

Le temps d'un instant il fut tenté. Il le sut au bondissement excessif de son cœur. S'il acceptait quelque chose dans ce genre, toutes ses défenses s'écrouleraient. Ils te prennent au piège puis tu te fais de la bile pour faire marcher les choses et tu te mets à chercher noise aux hommes et à lécher le cul aux officiers. Travailler avec Croft.

« Choisissez plutôt une autre poire, mon lieutenant. »

Hearn en fut furieux pendant un instant. « Très bien, je n'ai rien dit », grogna-t-il. Ils le haïssaient, ils ne pouvaient que le haïr, et il devait s'y faire tant que durerait la patrouille. Il regarda Red, sentant refluer sa colère au spectacle de ce corps décharné, de ce visage émacié à l'épiderme rouge et meurtri.

Croft passa a côté d'eux. « Oubliez pas de remplir vos bidons, les gars », commandait-il. Obéissants, quelques-uns s'en furent vers le petit ruisseau qui coulait de l'autre côté du tertre.

Hearn promena un coup d'œil circulaire, aperçut Martinez qui s'étirait sous sa couverture. Il l'avait complètement oublié, et il ignorait tout de son rapport. « Croft ! cria-t-il.

— Oui, mon lieutenant ? » dit Croft. Il était en train de s'ouvrir une boîte de ration alimentaire. Il jeta l'emballage de carton et s'approcha d'Hearn.

« Pourquoi ne m'avez-vous pas réveillé quand Martinez est rentré ?

— De toute façon on y pouvait rien avant le matin, dit Croft d'une voix traînante.

— Bon, eh bien, à l'avenir vous me laisserez le soin d'en décider. » Il fouilla le regard impénétrable de ses yeux bleus. « Qu'a-t-il vu, Martinez ? »

Croft fendit l'enveloppe de papier ciré qui protégeait la ration. Un picotement nerveux se mit à courir le long de son dos. « Le col est désert aussi loin qu'il est allé. Il pense que ces Japonais qui nous ont canardés hier étaient les seuls à l'occuper, et que le col est maintenant ouvert. » Il avait voulu retarder le plus longtemps possible son explication avec Hearn ; il avait même nourri l'espoir irrationnel qu'il n'aurait pas à s'expliquer du tout. Le fourmillement nerveux picotait de nouveau sa chair. Une idée germait là derrière, prudemment tapie sous le couvert de ses paroles. Il parlait les yeux baissés, et quand il eut fini il se détourna vers l'homme qui montait la garde sur le tertre au-dessus d'eux. « Ouvre l'œil, Wyman, appela-t-il doucement. Sacré nom de Dieu, t'as assez dormi. »

Il y avait quelque chose de louche là-dessous. « Ça parait étrange qu'ils aient abandonné le col, dit Hearn.

— Oui », dit Croft. Il venait d'ouvrir la boîte d'œufs au jambon, et il s'emplissait la bouche à l'aide de sa fourchette. « On dirait », fit-il. Il regardait de nouveau à ses pieds. « Peut-être qu'on devrait essayer la montagne, mon lieutenant. »

Hearn leva les yeux sur le mont Anaka. Ce matin, oui, le pic. n'était pas sans séduction. Ils auraient pu essayer. Mais il secoua la tête avec fermeté : « C'est impossible. » C'eût été de la folie, d'autant plus qu'ils ignoraient si l'autre versant était praticable.

Croft le regardait impassiblement. Depuis le commencement de la patrouille le visage émacié de Croft s'était aminci encore davantage, et les lignes de son petit menton carré s'étaient accentuées. Il avait l'air fatigué. Bien qu'il eût emporté son rasoir il avait négligé de se raser ce matin-là et, du coup, ses traits paraissaient plus étroits que d'ordinaire. « C'est pas impossible, mon lieutenant. J'ai pas arrêté d'examiner cette montagne depuis hier matin. Y a une trouée dans les falaises à cinq milles environ à l'est du col. On démarre maintenant et on escalade ce maudit chose en un jour. »

L'expression de Croft quand il avait regardé la montagne à travers les jumelles. Hearn secoua de nouveau la tête. « Nous tâterons du col. » Assurément, lui et Croft étaient les seuls qui auraient voulu s'attaquer à la montagne.

Croft ressentit un curieux mélange de satisfaction et d'angoisse. Les dés étaient jetés. « Très bien », dit-il, les lèvres gourdes. Il se leva et fit signe aux hommes de se rassembler autour de lui. t Nous allons passer le col », dit-il.

Un grognement maussade s'éleva parmi les hommes.

« Bon, ça suffit comme ça vous autres. On prend le col, et peut-être qu'aujourd'hui vous ferez gaffe. » Martinez le regarda, et Croft lui répondit d'un haussement d'épaules dénué de sens.

« A quoi foutre bon s'il faut qu'on se flanque à la gueule avec ces nom de Dieu de Japonais ? demanda Gallagher.

— Assez de rouscailler, Gallagher. » Il ne les quittait pas des yeux. « On démarre dans cinq minutes, alors vous ferez mieux de vous mettre le cul en première. »

Hearn leva la main. « Attendez, je veux vous dire quelque chose. La nuit dernière nous avons envoyé Martinez en reconnaissance et il a trouvé que le col était désert. Il y a des chances que nous n'y rencontrions personne. » Ils le regardaient avec incrédulité. « , Si nous tombons sur quoi que ce soit, une embuscade, la trace d'un Japonais, je vous donne ma parole que nous faisons demi-tour pour regagner séance tenante la côte. Est-ce de bonne guerre ?

— Oui, firent quelques voix. ^

— Bon, alors préparons-nous. »

Quelques minutes plus tard ils se mettaient en route. Hearn boucla son barda et l'amarra sur ses épaules. Allégé de sept rations, le poids de son sac lui paraissait presque confortable. Le soleil qui commençait de chauffer le mit de bonne humeur. Il se sentait en forme ; une nouvelle matinée se levait, et il était impossible de ne point reprendre courage. L'abattement, les décisions de la veille, semblaient ne pas tirer à conséquence. Il savourait l'instant présent, et puisqu'il le savourait — c'était tant mieux.

Très naturellement il prit la tête de la colonne et emmena ses hommes en direction du col.

Une demi-heure plus tard le lieutenant Hearn était tué par une balle de mitrailleuse qui lui traversa la poitrine.

Arrivé au rempart de pierre qui faisait face à l'entrée du col il s'était redressé négligemment, et alors qu'il était sur le point de faire signe aux autres de le suivre une mitrailleuse japonaise ouvrit le feu. Il tomba à la renverse parmi les hommes assemblés derrière l'abri.

Le choc fut intense. Pendant dix ou vingt secondes personne ne fit rien. Serrés derrière le roc, se protégeant  la tête du bras, ils gisaient sans mouvement tandis que les balles japonaises sifflaient au-dessus d'eux.

Réagissant le premier, Croft enserra son fusil dans une fente du roc et tira rapidement en direction du bocage, écoutant en silence le bruit cinglant des cartouches qui éjaculaient de son arme. A côté de lui Red et Polack s étaient suffisamment repris pour se redresser et faire feu à leur tour. Croft éprouvait un profond soulagement ; son corps était tout léger dans ce moment. « Allons-y les gars, flanquez-leur une volée », hurla-t-il. Son esprit "travaillait avec rapidité. Il n'y avait que peu d'hommes dans le bocage devant, pas même une escouade peut-être, sinon ils auraient attendu avant de tirer. Ils voulaient leur ôter l'idée d'avancer.

Bon, tout était bien. Il n'allait pas s'attarder ici. Il jeta un bref regard sur le lieutenant. Hearn était couché sur son dos. Le sang jaillissait de sa blessure, maculant son visage et son corps. Croft éprouva de nouveau une sensation de soulagement. Finies la confusion, l'hésitation momentanée, qui le freinaient à l'instant de donner un ordre.

L'escarmouche se prolongea pendant quelques minutes, puis les fusils et la mitrailleuse se turent à l'entrée du col. Croft s'accroupit derrière le rempart. A quatre pattes, un peu frénétiquement, les hommes se mirent à battre en retraite.

« Arrêtez, cria Croft. Foutons le camp en ordre. Gallagher ! Roth ! Restez avec moi pour faire feu. Les autres contournez ce tertre. Martinez, emmène-les — il pointa en direction d'un monticule — et quand tu y seras ouvre le feu sur le col et on vous rejoindra. » Il se redressa pour un moment, tira une rafale, puis s'aplatit derrière le roc tandis que la mitrailleuse japonaise répondait en écho. « Bon, démarrez ! »

Ils démarrèrent en rampant, et quelques minutes plus tard Croft les entendit qui ouvraient le feu. « Allons-y », chuchota-t-il à l'adresse de Gallagher et de Roth. Ils quittèrent leur abri, se traînant à plat ventre sur une cinquantaine de pieds, puis ils se mirent à courir, pliés en deux. Roth avait jeté un coup d'œil sur Hearn alors qu'il lé doublait en rampant, et le temps d'une seconde il manqua d'air. « Oh ! », gémit-il, les jambes coupées. Il eut un accès de malaise, mais il se remit à ramper, puis à courir, « Terrible », marmonna-t-il.

Croft rejoignit les hommes derrière le tertre. « Bon, magnons-nous le cul. Visons droit devant le long des falaises, et que ça gaze. » Il se mit en tête de la colonne et ils s'ébranlèrent hâtivement. Ils couvrirent plusieurs centaines de mètres au trot avant de reprendre un pas de marche, pour se remettre au trot l'instant d'après. En une heure ils firent cinq milles à travers collines et herbe kunaï, sans s'arrêter, sans ralentir pour attendre les traînards.

Roth et les autres oublièrent bien vite le lieutenant. Le saisissement que leur valut cette seconde embuscade s'émoussa dans les rigueurs de leur retraite. Ils n'étaient sensibles qu'à la clameur essoufflée de leurs poumons, au tremblement de leurs jambes exténuées. Quand Croft eut finalement ordonné une halte, ils se laissèrent choir à terre sans même se préoccuper si les Japonais les avaient pris en chasse. Dans ce moment, si on les avait attaqués, ils n'auraient probablement pas bougé un doigt.

Croft seul se tenait debout. Il parlait avec lenteur, le cœur palpitant, la parole distincte. « On va respirer un coup. » Il les regardait de haut, notant l'air hébété avec lequel ils l'écoutaient. « Puisque vous voilà tout dégonflés comme de vieilles capotes, c'est moi qui prendrai la garde. » La plupart d'entre eux l'entendirent à peine, et ceux qui lui prêtèrent leur attention ne comprirent pas grand chose à ses paroles. Ils gisaient là, tout à fait passifs.

Cependant, peu à peu, ils commencèrent à récupérer ; leur souffle redevenait normal, leurs jambes regagnaient un peu de leur force. Mais l'embuscade et la marche les avaient épuisés. Le soleil, déjà haut dans le ciel, devenait désagréable ; couchés à plat ventre, regardant la sueur dégouliner de leur visage sur leurs avant-bras, ils étouffaient de chaleur. Minetta faisait des efforts pour rendre les secs et aigres caillots de sa ration matinale.

A mesure qu'ils récupéraient leurs forces, la mort du lieutenant les préoccupait de moins en moins. C'était arrivé trop brusquement, trop abstraitement, pour susciter en eux de grandes émotions, et maintenant qu'il était mort c'est à peine s'ils pouvaient croire qu'il avait jamais fait partie de leur section. Wyman se porta en rampant près de Red, se coucha à ses côtés, piquant çà et là un brin d'herbe qu'il mordillait puis recrachait pensivement.

« Ç'a été drôle », dit-il finalement. Il était bon d'être couché là, sachant que dans une petite heure ils reprendraient le chemin de la plage. Un résidu de la terreur qu'il éprouva lors de l'embuscade s'éveilla en lui pour un moment.

« Oui, grommela Red. Et maintenant le lieutenant.  Il revoyait l'expression renfrognée de Hearn à la suite de son refus de se faire nommer caporal. Son esprit patinait sur la plus fragile des glaces et un vague sentiment d'oppression s'emparait de lui, comme s'il s'efforçait d'éloigner quelque chose qu'il n'osait pas affronter — quelque chose qui allait remonter à la surface.

« Le lieutenant était un bon gars », laissa échapper Wyman tout à coup. Ses propres mots l'émurent profondément. Il venait seulement d'associer l'image qu'il gardait de ses rares contacts avec Hearn et la dernière vision qu'il eut de son corps ensanglanté. « Un bon gars », répéta-t-il en hésitant, comme pour éviter la frayeur que lui causait cette évocation.

« Y a pas un de ces enculés d'officiers qui vaut tripette », jura Red. De colère, ses membres exténués se contractaient nerveusement.

« Oh ! j'en sais rien, y a toutes sortes de gars,.. » protesta Wyman avec douceur. Il essayait d'associer le son de la voix de Hearn et la douceur de son sang.

« Je me donnerai même pas la peine de cracher à la gueule du meilleur d'entre eux », dit Minetta avec rage. Une vague superstition le troubla — il ne faut jamais médire des morts, mais il la refoula d'un air de défi. « J'ai pas peur de dire ce que je pense. C'est tous des salauds. » Ses yeux étaient larges et excités sous son front dégagé. « S'il fallait qu'il claque pour que nous on rentre, moi ça me va. » Il alluma une cigarette, tirant de petites bouffées prudentes car la fumée lui brouillait l'estomac.

« Qui dit qu'on rentre ? demanda Polack.

— Ce lieutenant l'a dit, fit Wyman.

— Oui, le lieutenant », s'ébroua Red tout en se couchant sur son ventre :

Polack se tripota le nez. « Te veux parier qu'on remet ça ? »-Il y avait quelque chose de louche dans toute cette histoire, de louche comme tout. Ce Croft, quel gaillard. Un numéro. Voilà le genre de gars dont on avait besoin à Chicago, un fils de pute de première.

« Aou », fit Wyman vaguement, il songea un instant à la fille qui avait cessé de lui écrire. Il ne lui importait même plus de savoir si elle était morte ou en vie. Qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? Il se mit à regarder la montagne, espérant qu'ils rentreraient malgré tout. « Croft a-t-il dit quelque chose à ce propos ? »

Comme pour lui répondre, Croft quitta à pas lents son poste de garde. « Allez, vous autres, en route.

— On rentre, sergent ? demanda Wyman.

— La ferme, Wyman. On va s'attaquer à la montagne. » Un chœur de grognements lui répondit, sourd et rancunier. « Ça vous convient peut-être pas, des fois ?

— Pourquoi diable qu'on rentre pas, Croft ? demanda Red.

— Parce que c'est pas ce qu'on nous a dit de faire. » Une rage intense s'emparait tie lui. Il ne leur permettrait pas de se mettre en travers de ses plans. Le temps d'une seconde il fut tenté de lever son fusil et de l'abattre sur le crâne de Red. Il serra ses mâchoires. « Allez, en route, vous voulez que les Japonais vous tombent dessus une autre fois ? »

Gallagher lui décocha un regard irrité. « Ce lieutenant a dit qu'on rentre.

— C'est moi qui commande maintenant. » Il ne les quittait pas des yeux, les matant de son regard. Ils se levèrent un à un, empoignèrent leurs sacs d un air morose. Ils étaient tous un peu engourdis et plutôt passifs. « Aaah, qu'il aille se faire foutre », grommela l'un d'eux. Croft grimaça un sourire. « Bande de femmelettes ! » dit-il, la voix cinglante.

Ils étaient tous debout, tous prêts. « En avant », dit-il paisiblement.

Ils s'ébranlèrent avec lenteur sous le soleil matinal. A bout de quelques centaines de mètres leur fatigue les reprit, et ils continuèrent à patauger dans une semi-stupeur. Au fait, ils n'avaient jamais cru que la patrouille finirait sans plus. Croft les menait en direction de l'est, parallèlement aux falaises. Après une vingtaine de minutes ils arrivèrent à la première fissure dans les grands escarpements qui s'élevaient à la base de la montagne. Haute de plusieurs centaines de pieds, une rampe dont l'argile rouge reflétait la chaleur du soleil montait vers le ciel. Sans mot dire Croft aborda la pente et les hommes se mirent à escalader la montagne. Ils n'étaient plus que huit.

« Tu sais, dit Polack à Wyman, ce Croft il est un idéaliste, voilà foutre ce qu'il est. » Le grand mot lui plut, qu'il venait d'employer ; mais, bientôt, tout occupé à s'accrocher au sol brûlant de la rampe, il n'y pensa plus. Quelque chose de louche. Il se promit de tirer les vers du nez à Martinez.

Wyman revoyait de nouveau le lieutenant. Quelque chose qui le travaillait depuis l'embuscade, se précisait en lui. Avant de se donner le temps de réfléchir — il craignait comme le feu la dérision de Polack — il murmura : « Dis, Polack, tu crois que Dieu existe ? »

Polack sourit, puis fourra ses mains derrière son sac pour en alléger le frottement. « S'il existe, c'est sûrement un fils de pute.

— Oh ! dit pas ça. »

Péniblement, les hommes continuaient de monter la rampe.

 

LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS :