JOEY GOLDSTEIN, LA BAIE DE BROOKLYN
Un homme robuste, de vingt-sept ans environ, des cheveux blonds et droits, des yeux bleus au regard ardent. Son nez est pointu, d'où deux lignes, profondes et tristes, rejoignent les coins de sa bouche. Sans ces rides il aurait paru très jeune. Sa parole est rapide et sincère et un rien essoufflée, comme s'il avait craint qu'il ne lui serait pus permis de terminer sa phrase.
La boutique de confiserie est sale et petite, comme le sont toutes les boutiques dans cette rue pavée de galets. Quand il bruine le dessus des galets miroite, et une vague brouillasse s'élève à l'endroit des plaques d'égout. La brume nocturne recouvre les rôdeurs, les bandes de gosses qui errent en poussant des cris rauques dans le noir, les prostituées, les amants qui s'accouplent dans des chambres au papier peint taché de plaques de suint. Les façades suppurent en été, dégoulinent en hiver ; une odeur chronique flotte sur cette partie de la ville, un composé de déchets alimentaires, de lambeaux de crottin pris dans les fentes des galets, de goudron, de fumée, d'aigre sueur propre aux citadins, de fourneaux à charbon, de fourneaux à gaz, — une senteur unique, sans identité.
De jour, les marchands des quatre saisons se tiennent au bord du trottoir et colportent fruits et végétaux. Des femmes entre deux âges vêtues de manteaux noirs sans forme tripotent la marchandise d'un doigt sagace et rancunier, la sondant jusqu'à la moelle. Elles évitent prudemment les flaques qui stagnent dans les caniveaux, elles regardent avec envie les têtes de poisson que le patron poissonnier vient de jeter dans la rue. Le sang, qui donne d'abord un lustre aux galets, s'affadit bientôt, tourne au rosâtre, puis se perd dans l'eau des égouts. Seule l'odeur du poisson persiste, avec celle du crottin, du goudron, et de la riche, de l'incertaine exhalaison des viandes fumées à l'étalage des charcuteries.
La confiserie se trouve au bout de la rue — minuscule boutique aux pâtés de graisse sur le rebord de la fenêtre, aux madrures de rouille en place de peinture. La fenêtre-guillotine donne sur la rue, elle fait comptoir pour le service des passants, mais c'est une fenêtre toute craquelée et la poussière se pose sur les sucreries. Un comptoir de marbre occupe l'intérieur, le long d'un passage large de deux pieds environ où les clients piétinent sur un bout de linoléum éliminé, lequel, en été, devient si gluant que les gens y laissent le mastic d'asphalte qu'ils ramassent à la semelle de leurs chaussures. Il y a deux bocaux de verre avec couvercle métallique sur le comptoir, et une louche recourbée pour mesurer l'essence de cerise et l'essence d'orange. (Le Coca-Cola n'est pas encore en vogue.) Entre les deux récipients, sur une planchette de bois, on voit un cube de halvah couleur de fan. Les mouches traînent la patte, il faut les aiguillonner avant qu'elles consentent à s'envoler.
Il n'y a pas moyen de tenir la place propre. Mme Goldstein, la mère de Joey, est une femme industrieuse ; matin et soir elle balaie la boutique, lave le comptoir, époussette les bonbons, frotte le plancher avec une brosse de chiendent, mais la crasse est trop ancienne, elle s'incruste au plus profond des lézardes qui craquellent la boutique, la maison devant, la rue derrière, elle s'est fichée dans les pores et dans les cellules de tout ce qui est animé et inanimé. Il n'y a pas moyen de tenir la boutique propre, et toutes les semaines elfe est un peu plus sale, un peu plus infectée par la carie de la rue.
Le vieil homme Moshe Sefardnick se tient dans le fond de la boutique, assis sur un tabouret pliant. Il n'y a plus jamais rien à faire pour lui, et en vérité il est trop vieux pour le travail, trop dérouté. Le vieil homme n'a jamais été capable de comprendre l'Amérique. Tout y est trop vaste, trop vite, l'ordonnance séculaire des choses s'y disloque. Les gens n'y connaissent jamais de repos. Ses voisins s'enrichissent, ils quittent l'East Side de Manhattan pour Brooklyn, pour le Bronx, pour la partie supérieure du West Side ; d'autres, qui perdent leur petite affaire , déménagent vers de nouveaux taudis, ou émigrent à l'intérieur du pays. Lui aussi a été colporteur ; avant la première guerre, dès que le printemps venait, il s'en allait sur les routes de l'Etat de New Jersey, vendant des ciseaux et du fil et des aiguilles. Mais il n'a jamais compris l'Amérique et, présentement, passé la soixantaine, il est prématurément sénile, vieil homme relégué dans le fond d'une minuscule boutique où il se laisse aller au fil des réminiscences talmudiques. (Si un ver ronge le cerveau d'un homme, mettez une feuille de chou contre son oreille et le ver viendra s'y poser.)
Son petit-fils, Joey, sept ans, rentre de l'école en pleurant. Il a une meurtrissure au visage : Maa, ils m'ont battu, ils m'ont battu, ils m'ont appelé Youpin.
Qui, qui a fait ça ?
C'étaient les enfants italiens, toute une bande, ils m'ont frappé.
Les bruits pénètrent l'esprit du vieil homme, altérant le cours de ses pensées. Les Italiens. Il branle la tête. Un peuple bizarre. Pendant l'Inquisition ils laissent les Juifs entrer à Gênes, mais à Naples, à Naples…
Il hausse les épaules, observe la mère qui nettoie la plaie, qui y colle un morceau de sparadrap. Oh, mein Joey.
Le vieil homme rit dans sa barbe, le rire suave, raffiné, du pessimiste qui se rassure parce que les choses vont mal. Non, cette Amérique n'est pas si différente. Le vieil homme voit le visage du goy qui se penche sur la victime.
Joey, appelle-t-il d'une voix cassée.
Oui, zaydee ?
Les goyim, qu'est-ce qu'ils t'ont appelé ?
Youpin.
Le grand-père hausse de nouveau les épaules. Encore un autre nom. Le temps d'une seconde une ancienne colère le soulève. Il examine les traits du garçonnet, ses cheveux d'un blond clair. En Amérique même les Yiden ont l'air de goyim. Des cheveux blonds. Le vieil homme sort de son apathie, il parle en yiddish. Ils t'ont frappé parce que tu es un juif. Sais-tu ce que c'est, un juif ?
Oui.
Le grand-père ressent une bouffée de chaleur pour son petit-fils. Si beau. Si gentil. Lui n'est qu'un vieil homme, bientôt il mourra, et l'enfant est trop jeune pour le coin prendre. Toute cette sagesse qu'il aurait pu lui train » mettre.
Il est bien difficile de savoir quelle est la signification du juif, dit-il. Le juif n'est pas une race, il n'est même plus une religion, il ne sera peut-être jamais une nation. Le vieil homme se rend vaguement compte qu'il a déjà perdu l'attention de l'enfant, mais il continue de rêvasser a haute voix.
Quelle alors est sa signification ? Yehudah Halévy a dit que Israël est le cœur de toutes les nations. Ce qui attaque le corps, attaque le cœur. Et le cœur est aussi la conscience qui souffre pour les péchés des nations. Une fois encore il hausse les épaules, ne sachant plus s'il exprime à haute voix ce qu'il pense, ou si, simplement, il remue les lèvres. C'est un problème très intéressant, mais je crois moi qu'un juif est un juif parce qu'il souffre. Tous les Yiden souffrent.
Pourquoi ?
Pour mériter la venue du Messie. Mais le vieil homme ne sait plus au juste. Ça nous rend meilleurs et pires que les goyim, pense-t-il.
Mais les questions des enfants ne doivent jamais rester sans réponse. Il se secoue, se concentre, dit sans conviction — c'est pour que nous puissions durer. Alors qu'il parle, toute sa lucidité lui revient pour un moment. Nous sommes un peuple harcelé, cerné par nos oppresseurs. Nous devons sans cesse voyager de désastre en désastre ; ça nous rend plus forts et plus faibles que les autres ; ça fait que, plus que personne au monde, nous aimons et nous haïssons les autres Yden. Nous avons tellement souffert que nous savons comment endurer la souffrance.. Nous souffrirons toujours.
Le garçonnet n'y comprend à peu près rien, mais il a perçu des mots qui se gravent dans sa mémoire qu'un jour, peut-être, il exhumera. Il regarde son grand père, il voit les veines qui cordent ses mains, et dans ses yeux pâles de vieil homme il voit la colère et l'éclat fébrile de l'intelligence. Souffrir. C'est le seul mot que Joey Goldstein absorbe. Déjà il a oublié sa honte et sa peur d'avoir été rossé. Il tripote le sparadrap sur sa tempe, se demandant s'il peut aller jouer dehors.
Les pauvres sont de grands voyageurs. Il y a toujours de nouvelles affaires, de nouveaux emplois, ae nouvelles places où l'on peut vivre, de nouveaux espoirs qui finissent en queue de poisson.
Il y a cette boutique de sucreries dans l'East Side, qui fait faillite, puis une autre boutique qui fait faillite, puis encore une autre. Il y a des déménagements : dans It-Bronx, de retour à Manhattan, à Brooklyn. Le grand-père est mort et la mère, restée seule avec Joey, s'installe finalement à Bronwnsville, — la même boutique avec la même fenêtre bancale sur la rue, et la même poussière sur les bonbons.
Quand il est âgé de huit et de neuf et de dix ans, Joey ouvre la boutique à cinq heures du matin, vend journaux et cigarettes aux gens qui vont à leur travail, s'en va lui-meme à sept heures et demie à l'école, d'où il revient à la boutique pour y rester jusqu'à ce qu'il soit presque temps d'aller au lit. Et sa mère, elle aussi, ne quitte guère son commerce de la journée.
Les années passent avec lenteur dans le néant du travail et de la solitude. Joey est un garçon étrange, si mûr pour son âge, disent les gens à sa mère. Et il est avide de Elaire, un bon vendeur dans la boutique, dans le sens honnête du mot, mais il ne promet pas d'être le grand commerçant, le brasseur d'affaires. Il est tout travail, et entre lui et sa mère une union intime s'établit, propre aux gens qui peinent ensemble pendant des années.
Il a des ambitions. Du temps qu'il va à l'école il se berce de rêves impossibles dé, collège, il se voit Ingénieur, ou savant. Dans ses rares moments de liberté il lit des ouvrages techniques, rêve au jour où il pourra quitter la boutique. Mais quand ce jour arrive, il travaille bien sûr dans un entrepôt comme magasinier, tandis que sa mère emploie un mioche pour l'aider à la boutique.
Et c'est la solitude. Il ne parte pas la même langue, vraiment pas, que ceux avec qui il travaille, ou que les garçons de son quartier. Sa parole n'a rien de l'intonation rauque et dure et compatissante de Brooklyn ; sa parole ressemble à celle de sa mère, légèrement formelle, teintée d'un accent imperceptible, où se note une prédilection pour des mots plus solennels qu'il n'est nécessaire. Et quand, le soir, il lui arrive d'aller s'asseoir sur une marche en compagnie de garçons avec qui il a grandi, qu'il a vus jouer à la balle dans la rue pendant des années, la différence se fait sensible entre eux et lui.
Vise les nénettes de celle-là, dit Murray.
Un régal, dit Benny.
Assis sur une marche au milieu d'une douzaine d'adolescents, Joey sourit avec gêne et regarde un arbre dont le feuillage froufroute au-dessus de sa tête avec des trémoussements de bien-être tout bourgeois.
Son père est riche, dit Riesel.
Epouse-la,
Et deux marches plus loin d'autres adolescents discutent les moyennes au base-ball. Quesque tu veux dire ? Je sais, tu paries que je sais ? Dis, c'était le jour où j'aurais fait seize balles si Brooklyn avait gagné. J'avais misé que Hack Wilson ferait mouche deux sur cinq avec une moyenne de deux cent quatre-vingt-un pour l'année et Brooklyn gagnant, et il a fait trois sur quatre, seulement ils se sont fait avoir dans leur match avec les Clubs sept à deux et j'ai perdu. Alors Quesque tu me racontes que tu veux parier ?
Goldstein en a mal à la mâchoire de son sourire stupide.
Murray le pousse du coude. Comment ça se fait que t'as pas été avec nous voir jouer les Giant ?
Oh, je ne sais pas, je n'arrive jamais à m'intéresser vraiment au base-ball.
Une autre fille passe en se dandinant dans le crépuscule de Brooklyn, et Riesel le clown lui emboîte le pas, faisant le singe. Phiiiiiih, siffle-t-il, et les talons de la fille tapotent avec le bruit coquet d'un battement d'ailes dans la saison des amours, quand la femelle ne s'envole que pour cette nuit-ci seulement.
Tu n'appartiens pas aux Panthères, n'est-ce pas Joey ? dit la jeune fille assise à côté de lui.
Non, mais je les connais tous, de braves garçons, dit-il. Cette année-là, sa dix-neuvième, ayant quitté l'école, il cultive un bout de moustache blonde qui ne prendra pas.
J'ai entendu dire que Larry se marie.
Et Evelyn aussi, dit Joey.
Oui, avec un avoué.
Au centre du sous sol, sur l'espace dégagé pour faire piste, les danseurs vont bon train. C'est le style ostentatoire, dos rond, mouvement de l'épaule insolent. Is in the
star dust of a song.
Tu danses, Joey ?
Non. Irritation passagère contre les autres. Ils ont le temps de danser, le temps de devenir des avoués, le temps de s'affiner. Mais c'est une irritation vite passée, elle ne lui ressemble guère, et de nouveau il est repris par son sentiment de gêne.
Excuse-moi, Lucile, dit-il à l'hôtesse, mais il faut que je m'en aille maintenant, je dois me lever tôt, transmets mes affectueux souvenirs à ta mère.
Et, de retour chez lui à l'heure où le monde s'amuse, il reste avec sa mère autour du guéridon à dessus de porcelaine blanche ébréchée, sirotant du thé chaud dans un verre. Il est visiblement déprimé.
Qu'est-ce qu'il y a, Joey ?
Rien. Mais il sait que sa mère devine, et cela lui est intolérable. J'ai beaucoup à faire demain, dit-il.
Ils devraient t'apprécier davantage à ton usine de chaussures pour tout le mal que tu te donnes.
Il incline la boîte de carton, la balance sur son genou et la monte en chandelle pour la déposer sur le dessus d'une pile de sept pieds de haut. A côté de lui le nouvel employé se débat gauchement avec sa charge.
Là, laissez-moi vous montrer, dit Joey. Il faut en vaincre l'inertie, imprimer une force vive à la boîte en sorte qu'elle s'emporte par son propre élan. Il est très important de savoir comment soulever ces choses, sinon on attrape une hernie et toutes sortes de courbatures. J'ai étudié le problème. Ses muscles puissants se contractent à peine tandis qu'il soulève un autre carton. Vous saisirez le coup, dit-il allègrement. Il y a pas mal de choses, dans ce genre de travail, qu'il faut apprendre.
Solitude. Tristesse de feuilleter les catalogues annuels du Massachusetts Institute of Technology, de la Shellield School of Engineering, de la New York University, et ainsi de suite.
Mais, finalement, une jeune fille avec qui "il peut parler, une jolie petite fille aux cheveux bruns, à la voix douce et timide, au menton orné d'un charmant grain de beauté dont elle est fort consciente. Un ou deux ans plus jeune que lui, tout juste frais émoulue de l'école, et elle veut être actrice ou poétesse. Elle lui fait écouter les symhonies de Tchaïkovski (la Cinquième est sa préférée), lit ook Homeward, Angel de Thomas Wolfe, et travaille comme vendeuse dans un magasin pour femmes.
Oh, je ne pense pas que j'ai un mauvais travail, dit-elle, mais… les filles dans mon rayon manquent réellement de classe, rien de spécial en elles qui mériterait seulement qu'on en fasse mention dans une lettre. J'aimerais faire quelque chose d'autre.
Oh, moi aussi, tellement, dit-il.
Tu devrais, Joey, tu es une personne d'un type plus fin que les autres, je vois que nous sommes les seuls penseurs. (Ils rient avec une soudaine et magique intimité.)
Désormais, assis sur les coussins rembourrés du sofa marron qui adorne l'appartement de la jeune fille, ils se lancent dans de longues conversations. Ils discutent l'incompatibilité du mariage et de la poursuite d'une carrière, académiquement, abstraitement, car bien entendu ils ne sont pas en cause. Eux sont des personnes qui observent la vie. Et, pris dans l'attrayante toile tissée d'introspections alambiquées où s'engluent des jeunes amoureux, ou plus exactement des jeunes qui se pelotent, ils progressent le long de la plus ancienne route du monde, et de la plus décevante aussi, en tant qu'ils ont la certitude qu'elle leur est unique. Quand enfin ils se considèrent fiancés, le sens à la fois subtil et confus de leur foi engagée leur échappe.
Ils sont mus et émus par leurs confidences réciproques, par leurs longues conversations poursuivies à voix voilée sur le sofa familial, dans les restaurants populaires, parmi le murmure velouté des cinémas où l'on se tient la main à l'abri de l'obscurité. Ils en oublient ce qui les a conduits à l'amour ; seuls les effets de celui-ci les passionnent. Et, naturellement, la teneur de leurs conversations se modifie, où de nouveaux thèmes se font entendre. Il se peut que des jeunes filles timides et sensibles finissent par devenir des poétesses, ou que s'étant aigries elles boivent solitairement dans les tavernes, mais de jolies filles juives, timides et sensibles, finissent généralement par se marier, sur quoi elles ont des enfants, gagnent deux livres par ah, et se préoccupent davantage de rafistoler un vieux chapeau ou d'essayer un nouveau genre de casserole, que de la signification de l'existence. Après leurs fiançailles, Natalie discute avenir.
Oh ! chéri, tu sais je ne veux pas te quereller mais nous ne pouvons pas nous marier avec ce que tu gagnes ; après tout, tu ne voudrais pas que je vive dans un logement sans chauffage. Une femme aime à arranger les choses, avoir un joli intérieur, c'est si terriblement important, Joey.
Je comprends ce que tu veux dire, répond-il, mais Natalie chérie, les choses ne sont pas faciles du tout, il est beaucoup question d'une accalmie dans les affaires, et on ne sait jamais, il se peut que nous passions par une nouvelle crise économique.
Joey, ça ne te ressemble pas de parler comme ça, ce que j'aime en toi c'est que tu es si fort et si optimiste.
Non, c'est toi qui me rends fort et optimiste. Il garde le silence pendant un temps. Tu sais, à vrai dire oui, j'ai une idée, je songe à apprendre la soudure électrique, c'est une nouvelle branche, mais pas tellement nouvelle qu'elle ne soit déjà établie. Bien sûr, je pense que l'avenir est aux matières plastiques et à la télévision, mais on ne peut pas encore y compter, et je dois dire que je n'ai pas les connaissances nécessaires pour m'y attaquer.
Ça me paraît raisonnable, Joey. Elle considère le problème. Ça n'est pas la plus noble des professions, mais dans deux ou trois ans tu auras peut-être ton propre atelier.
Un atelier.
Un atelier, atelier, il n'y a pas de quoi avoir honte. Tu serais… un homme d'affaires.
Ils en discutent, décident qu'il devra suivre des cours du soir pendant une année pour apprendre le métier. Cette idée lui donne le cafard. Je ne pourrai plus te voir si souvent, peut-être deux soirées par semaine seulement, je me demande si c'est bien sage.
Oh ! Joey, tu ne me comprends pas, quand j'ai pris une décision ma décision est prise, je peux attendre, tu ne dois pas te faire du souci à cause de moi. Elle a un rire doux et chaud.
Une dure année commence pour lui. Il travaille quarante-quatre heures à l'entrepôt, avale un dîner rapide, s'efforce de tenir son attention en éveil aux heures de classe et d'atelier. Il rentre à minuit, se couche, s'arrache de son lit le matin suivant, Les mardis et les jeudis il voit Natalie après sa classe, reste avec elle jusqu'à deux ou trois heures du matin — au grand déplaisir des parents de la jeune fille et au scandale de sa propre mère.
Elle le dispute à ce sujet.
Joey, je n'ai rien contre elle, c'est probablement une jeune fille très bien, mais tu n'es pas en situation de te marier, par égard pour elle je ne veux pas que tu te maries. Elle ne voudrait pas vivre comme une pauvresse.
Mais c'est ce que tu ne Comprends pas, c'est ici que tu la sous-estimes, elle sait ce qui nous attend, ça n'est pas du tout comme si nous y allions à l'aveuglette.
Vous n'êtes que des enfants.
Voyons, maman, j'ai mes vingt et un ans, je n'ai pas été un mauvais fils, n'est-ce pas, j'ai travaillé durement, j'ai droit à un peu de plaisir, à un peu de bonheur.
Joey, tu parles comme si je ne te l'accordais pas, bien sûr que tu as été un bon fils. Je te souhaite toutes les joies du monde, mais tu ruines ta santé, tu te couches trop tard, et tu vas te surcharger de responsabilités. Oh ! (des larmes mouillent ses yeux), je ne veux que ton bonheur, tu devrais le comprendre. Quand le temps sera venu de te marier j'en serai la première heureuse, et j'espère seulement que tu trouves une femme qui soit digne de toi.
Mais c'est moi qui suis indigne de Natalie.
Non-sens ! Rien n'est trop bon pour toi.
Maman, il faut que tu te rendes à l'évidence. Je vais me marier.
Elle hausse les épaules. Non, tu as encore une demi-année devant toi, puis il te faudra trouver du travail avec cette soudure. Je voudrais seulement que tu envisages la question sans parti pris, et quand le temps viendra nous verrons.
Mais mon parti est pris. Il ne s'agit plus d'hésiter. Je te jure, maman, tu me rends très malheureux.
Elle garde le silence, et pendant plusieurs minutes ils continuent de manger sans mot dire, troublés tous deux, tous deux remâchant de nouveaux arguments qu'il leur répugne de formuler, de crainte de tout recommencer. Elle soupire finalement, puis regarde son fils.
Joey, tu ne dois pas répéter à Natalie ce que j'ai dit, je n'ai rien contre elle, tu le sais. A moitié convaincue, elle commence, avec circonspection, de ménager la chèvre et le chou.
Il termine ses cours à l'école de soudure, trouve à s'embaucher pour vingt-cinq dollars par semaine, et ils se marient. Les~""cadeaux de mariage leur font presque quatre cents dollars, de quoi s'acheter une chambre à coucher, et un divan et deux chaises pour le salon. Ils complètent leur appartement avec quelques chromos, une scène de pâturage au crépuscule, une mauvaise reproduction de « La Porte Bleue », et un Maxfield Parrish découpé dans un placard publicitaire. Natalie dispose sur l'une des tables de nuit leurs photographies de mariage, jointes comme une garde de livré dans un cadre jumelé. La mère de Joey leur donne quelques bricoles et une collection de petites tasses et de soucoupes décorées de chérubins nus et grassouillets qui se poursuivent en rond. Ils s'installent dans leur deux pièces-cuisine et ils sont très heureux, très épris l'un de l'autre. Avant la fin de leur première année il se fait ses trente-cinq dollars par semaine, et ils s'intègrent dans le cercle régulier, ordonné, où se meuvent leurs parents et amis. Joey devient un adepte du bridge. Peu fréquents, vite oubliés, leurs orages matrimoniaux sont ensevelis sous l'agréable et monotone avalanche du train-train quotidien.
Une ou deux fois il y a du tirage entre eux. Joey, estiment-ils, est très viril, et le fait qu'elle ne réponde pas toujours à ses avances l'emplit d'amertume et de pensées parfois odieuses. Ceci ne veut pas dire que leurs rapports soient toujours décevants, ou même qu'ils en parlent ou s'en préoccupent outre mesure. Mais, tout de même, ça le contrarie. Il ne peut pas comprendre l'imprévisible froideur de Natalie ; ses caresses, au temps de leurs fiançailles, ont été si passionnées.
La naissance de l'enfant apporte avec elle d'autres soucis. Il se fait ses quarante dollars par semaine, et pendant les week-ends il travaille comme garçon de comptoir au débit de glaces et de rafraîchissements du coin. Il est fatigué, souvent préoccupé ; Natalie a eu besoin d'une opération césarienne, et ils s'endettent pour payer le chirurgien. La vue de la cicatrice le trouble, malgré lui il ne la regarde jamais sans déplaisir, et Natalie s'en rend compte. Elle est tout entière à son enfant, et passe semaine après semaine sans bouger de la maison. Pendant les longues soirées d'hiver il la désire très souvent, se contient, et son sommeil s'en ressent. Une nuit leur accouplement finit par une querelle.
Il a une mauvaise habitude. Quoi qu'il en ait il faut qu'il demande au beau milieu de l'acte tu es excitée ? Le sourire, si peu engageant, de Natalie l'irrite vaguement.
Un peu, dira-t-elle.
Il ralentit, pose la tête sur l'épaule de sa femme, se détend, respire profondément. Puis il repart.
Et maintenant ? Tu y viens, Natalie ?
Son sourire, de nouveau. Je suis très bien Joey. Ne t'inquiète pas de moi.
Il se laisse aller à plusieurs minutes d'immobilité, l'esprit ailleurs, imaginant un autre enfant. Ils eurent leur premier après en avoir discuté, après s'être mis d'accord qu'ils voulaient un bébé, mais il ne peut pas se permettre d'en avoir un autre, et il se demande si Natalie a bien mis en place le diaphragme. Il lui semble qu'il le peut sentir, et ça l'ennuie. Tout à coup il se sent venir, et il se retient exaspérément.
Tu es bientôt prête ?
Ne t'inquiète pas de moi, Joey.
Il est pris de colère. Réponds-moi, tu es bientôt prête ?
Oh ! chéri, je ne pourrai pas ce soir, ça n'a pas d'importance, continue, ne t'occupe pas de moi, ça n'a pas d'importance.
Leur querelle les démoralise et les refroidit. Il redoute le fade instant de la jouissance solitaire et il se rend soudain compte qu'il ne peut pas, qu'il ne pourra pas rester au lit avec la sensation déprimante d'un échec.
Il jure, pour une fois. Au diable avec tout ça. Il la laisse, s'approche de la fenêtre, regarde le parchemin décoloré du store. Il tremble, en partie de froid.
Elle vient le retrouver, se blottissant contre lui pour le réchauffer. La caresse, suggestive, incertaine, le fâche. Il la sent toute maternelle. Va-t'en, je ne veux pas de… de mère, explose-t-il maladroitement, pris de doute et d'épouvante à la pensée de la chose redoutable qu'il vient de dire.
Ses lèvres esquissent leur sourire décoloré, puis se rident dans une grimace. Elle pleure sur son lit comme une petite fille. Après deux ans et demi de mariage il découvre tout d'un coup que quand elle a ce sourire-là elle est proche de l'hystérie et de la terreur et peut-être de l'écœurement. A cette découverte tout se fige dans sa poitrine.
Au bout d'un moment il s'effondre à côté d'elle, lui cale la tète sur un coussin, et lui caresse le front et les joues pour la réconforter.
Au matin rien de tout cela ne paraît bien terrible, et vers la fin de la semaine il a à peu près oublié l'incident. Toutefois, pour lui, les joies charnelles du mariage sont finies, ou presque finies ; quant à Natalie, cela signifie qu'elle doit feindre l'excitation pour éviter de le blesser. Leur mariage se tasse, comme des fondations sur une roche de fond. Ce genre d'échec, pour eux, n'est ni très grave, ni réellement dangereux. Ils trouvent des compensations dans leur enfant, en renouvelant leur ameublement, en discutant au sujet d'une assurance-vie dont ils finissent par souscrire une police. Il y a encore des problèmes relatifs à son travail, à la lenteur de son avancement, au caractère de ses compagnons d'atelier. Il joue aux quilles avec certains d'entre eux, Natalie fait partie de la communauté religieuse auprès du temple de leur quartier, et elle finit par persuader les membres du cercle de donner un cours de danse. Le rabbin, un homme jeune, est aimé de tous parce qu'il est moderne. Les mercredis soirs les Goldstein ont quelqu'un pour garder leur enfant, et ils vont entendre le rabbin qui fait sa conférence hebdomadaire sur les livres à succès.
Ils s'étendent, prennent du poids, donnent de l'argent aux organisations charitables d'aide aux réfugiés. Ils sont sincères et amicaux et heureux, et presque tout le monde les aime. En grandissant, en se mettant à parler, leur fils leur procure toutes sortes de joies. Ils sont contents de la vie. Les habitudes de la vie conjugale clapotent autour d'eux comme un bain tiède. Ils n'éprouvent jamais de grandes joies, mais ils sont rarement déprimés et rien ne leur arrive qui soit excessif ou cruel.
La guerre vient et Joey double son salaire à force d'avancement et d'heures supplémentaires. Deux fois il est renvoyé par le conseil de révision, mais en 1943, quand on se met à mobiliser les pères de famille, il ne cherche pas à se faire exempter sous., prétexte qu'il travaille dans l'industrie de guerre. L'atmosphère familière de son chez-soi, la gêne de se promener dans les rues en vêtements de civil, lui donnent un sentiment de culpabilité. Plus, il a des convictions, il lit le P. M. libéral de temps à autre, encore que — dit-il — ça l'affecte trop. Il en discute avec Natalie et, malgré l'opposition tic son patron, il est mobilisé.
Le matin où il se présente au bureau militaire pour se faire désigner son affectation, il entre en conversation avec un pere de famille comme lui, un majestueux garçon muni d'une moustache.
Oh ! non, j'ai dit à ma femme de rester a la maison, dit Joey, ça l'aurait trop affectée.
J'ai eu un temps terrible, dit l'autre, liquider tout, c'est un crime ce que j'ai dû accepter pour mon magasin.
En peu de minutes ils se découvrent des connaissances communes. Oh ! oui, dit le nouvel ami, Manny Silver, gentil garçon, on s'est bien entendus à la pension Grossinger aux vacances d'il y a deux ans, mais, il fréquente un monde un peu trop comme ça pour mon goût. Jolie femme, mais elle ferait mieux de surveiller son poids, je me rappelle, ils étaient inséparables après leur mariage, mais bien sûr il faut sortir de chez soi, voir du monde, ça n'est pas bon pour des gens mariés de rester tout le temps ensemble.
Adieu à tout ça.
Ça a été parfois la solitude, le vide, mais ça a tout de même été un port d'attache. On y laisse ses amis, tous gens qu'on comprend sans difficulté, et dans l'armée, dans le monde nu et étranger des casernes et des bivouacs Goldstein tâtonne à la recherche d'une nouvelle réponse, d'une nouvelle sécurité. Et, dans sa misère, les vieilles habitudes s'évanouissent comme un aboi de chien un jour d'hiver, et il se sent tout dépouillé. Il s'interroge, il sonde une à une les cellules de sa cervelle, pour se retrouver avec son héritage premier, un héritage incrusté depuis un long temps dans le monotone balancement de son berceau fait à. l'image des rues de Brooklyn.
(Nous sommes un peuple harcelé, cerné par nos oppresseurs… nous devons voyager de désastre en désastre… âmes indésirables dans un pays étranger.)
Nous sommes nés pour souffrir. Et encore que de toutes les fibres de son cœur il aspire à son chez-soi, à sa baie, sa jambe s'affermit, sa cuisse se bande.
Goldstein présente son visage au vent.
Après avoir traversé le ruisseau à gué, la section s'assembla sur l'autre rive. La jungle, derrière eux, ne livrait pratiquement rien de la piste qu'ils venaient d'y tailler, les derniers vingt mètres, en vue des collines, ils se contentèrent de saquer le moins possible dans l'épais de la brousse, pour se glisser à plat ventre vers la périphérie de la forêt. Aussi, à supposer qu'une patrouille Japonaise vînt à passer, il était improbable qu'elle découvrit la piste.
« Il est trois heures, les gars, dit Hearn. Il nous reste pas mal de terrain à couvrir. Je veux faire au moins dix milles avant la nuit. » Un murmure s'éleva parmi les hommes. « Quoi, farceurs, vous rouscaillez déjà ?
— On se donne du cœur au ventre, mon lieutenant, s'écria Minetta.
— Ce que nous n'aurons pas fait aujourd'hui, il faudra bien que nous le rattrapions demain », dit Hearn. Il se sentait un peu agacé. « Vous voulez leur dire quelque chose, sergent ?
— Oui, mon lieutenant », dit Croft. Jouant du doigt avec le col de sa chemise, il promena un regard sur les hommes. « Je veux que chacun de vous se rappelle où se trouve la piste. Vous pouvez la repérer sur ces trois rochers là-bas, ou sur ce petit vieux arbre courbé en deux. Si, pour une raison quelconque, un de vous se perd, faut qu'il se souvient de ces collines. Comme ça, quand il visera sud et arrivera au ruisseau, il saura s'il faut, tourner à droite ou à gauche. » Il se tut, rajustant une grenade derrière son ceinturon. « A partir de maintenant nous allons avancer sur un terrain à découvert, alors faut garder la discipline. Je veux pas de vos sacrées gueuleries, pas de déconnage, et vous ferez foutrement bien d'ouvrir l'œil. Quand on passera une crête, faudra faire vite et cassés en deux. Si vous marchez comme un tas de moutons, vous tomberez dans une embuscade… » Il se toucha le menton. « Je sais pas si c'est dix ou deux milles qu'on fera, on peut pas savoir d'avance, mais je me fous de la distance parce que c'est sûr et certain qu'on va pas traîner la patte. » Un grognement étouffé lui répondit, et un peu de sang monta au visage d'Hearn. Croft l'avait virtuellement contredit.
« Très bien les gars, en route », dit-il sèchement. Ils s'ébranlèrent d'un pas pesant en une longue colonne désordonnée. Le soleil tropical leur tombait dessus, il réverbérait sur chaque brin d'herbe, et il les aveuglait. La chaleur les faisait transpirer énormément ; imbibés d'eau de mer, de ruissellements de la jungle, leurs uniformes trempés depuis vingt-quatre heures leur collaient à la peau. La sueur dégoulinait dans leurs yeux, le soleil tapait sur leurs képis, l'herbe kunaï les cinglait au visage, les collines sans fin drainaient ce qui leur restait d'énergie. Le cœur battant, le souffle coupé, le visage en feu, ils croulaient sous l'effort. Une paix intense régnait sur les collines, un silence devenu sinistre à force de profondeur. Dans la jungle, aucun d'eux n'avait pensé aux Japonais ; la densité des broussailles, la cruauté de la rivière avaient accaparé toute leur attention. Une embuscade était la dernière chose à laquelle ils auraient songé.
Mais, dans la grande paix de ces collines dénudées, la contrainte et la peur s'ajoutaient à leur fatigue. Quand ils traversaient la ligne d'une crête tout leur semblait ras et nu par contraste avec la vallée, et ils se faisaient l'impression qu'on les apercevait à des milles à la ronde. Le pays était beau ; de larges courbes doucement infléchies se succédaient les unes à la suite des autres, teintées de jaune canari. Mais, isolés dans l'espace, pareils à une théorie d'insectes qui traversent une plage sans fin, les hommes se souciaient bien de beauté.
Ils firent un mille au fond d'une plate vallée, sous un soleil flamboyant. L'herbe kunaï poussait à des hauteurs fantastiques ; dans la plaine elle atteignait un pouce de largeur sur plusieurs pieds de haut. Il leur arrivait de piétiner pendant une centaine de mètres dans une herbe qui les recouvrait entièrement. Une terreur d'une nouvelle espèce leur en venait, presque insupportable. C'était comme patauger dans la broussaille, mais une broussaille qui n'offrait pas de résistance. Elle ballottait et vacillait et bruissait sous leur pas, elle était molle et inconsciente et nauséeuse. Ne voyant qu'à deux ou trois mètres devant, craignant de perdre celui qui les devançait, ils se marchaient sur les talons les uns les autres tandis que l'herbe leur fouaillait le visage. Çà et là ils dérangeaient un nuage de cousins, qui se mettaient alors à bourdonner autour de leurs oreilles et à les piquer au passage. L'herbe regorgeait d'araignées, et au contact des toiles les hommes se projetaient en avant comme pris de frénésie. Le pollen et toute sortes de débris volatiles leur irritaient la peau.
Marchant en éclaireur, Martinez poussait droit devant lui comme une flèche. La plupart du temps l'herbe était trop haute pour lui permettre de s'orienter, mais il se dirigeait au soleil sans jamais prendre un instant d'arrêt. Il ne leur fallut que vingt minutes pour traverser la vallée, sur quoi, après un bref repos, ils s'attaquèrent aux collines. Ici la haute herbe était la bienvenue, car ils s'y agrippaient à pleines poignées pour s'aider dans leur ascension et pour freiner dans les descentes. Le soleil continuait à leur taper dessus.
Leur première crainte de se faire repérer par l'ennemi s'était dissoute dans l'effort physique de la marche, mais une nouvelle et plus subtile terreur se mit à les obséder, L'espace était si incommensurable, si totalement silencieux, qu'ils devenaient intensément conscients de sa grandeur inexplorée, de sa morose, somnolente résistance. Ils se souvenaient d'une rumeur selon laquelle les indigènes qui avaient peuplé cette ile étaient morts dans une épidémie de typhus quelques décennies plus tôt, tandis que les rares survivants avaient émigré vers une autre île. Ils ne s'étaient jamais interrogés à propos des indigènes sinon pour en regretter la main-d'œuvre, mais dans le vaste bourdonnement du silence et du soleil cette pensée les poussait en avant à coups de soubresauts nerveux. Comme pour échapper à une poursuite, Martinez les emmenait à une allure effrénée. Bien plus que les autres, il était terrifié à l'idée de ceux qui vécurent sur cette île, et qui étaient morts. Il lui semblait sacrilège de fouler ce pays et d'en déranger la paix.
Les sensations de Croft étaient d'un ordre différent. A l'idée que pendant de longues années personne n'avait mis pied sur cette terre étrangère, il éprouvait une profonde excitation. Il avait toujours eu un sentiment intime de la terre ; tout rocher, toute colline autour du ranch de son père lui étaient connus à des milles à la ronde, et ce pays-ci, vierge et inexploré, le sollicitait avec force. Toute nouvelle vue qui se découvrait sur le versant des collines accentuait sa satisfaction. Ici tout lui appartenait, toute cette terre était à lui qu'il pouvait patrouiller avec sa section.
Puis, songeant à Hearn, il secouait la tête. Il était comme un cheval fougueux, inhabitué au mors, qu'un coup d'éperon occasionnel faisait se cabrer. Il se retourna, et dit à Red qui marchait derrière lui : « Passe le mot qu'on se grouille. »
Le mot passa le long de la colonne et chacun se dépêcha un peu plus. A mesure qu'ils s'éloignaient de la jungle, que les collines additionnaient les obstacles sur leur chemin de retour, ils poussaient de l'avant avec une nervosité et une peur accrues. Ils marchèrent pendant trois heures entrecoupées de rares arrêts, cinglés par le silence, mus par une sorte d'accord tacite. A la brune, quand ils eurent fait halte pour la nuit, les plus résistants avaient atteint la limite de leurs forces, et les plus faibles étaient sur le point de s'effondrer. Roth s'affala par terre où il resta une bonne demi-heure sans bouger, bras et jambes agités d'un tic irrépressible. Recroquevillé sur lui-même, Wyman était en proie à des haut-le-cœur. Seule leur crainte de se voir abandonnés en route les avait poussés l'un et l'autre à continuer pendant les deux dernières heures ; leurs nerfs les avaient bandés d'une fausse énergie, et maintenant, une fois arrêtés, ils se sentaient incapables de remuer un doigt pour défaire leurs paquetages et d'étendre une couverture pour la nuit.
Personne ne disait mot. Groupés en cercle contre la nuit qui venait, ceux qui avaient un restant de nerf avalèrent une bouchée, burent une gorgée d'eau, et se firent une litière. Ils campaient dans un creux aux approches de la crête d'une colline, et avant la nuit tombée Hearn et Croft firent une petite reconnaissance aux alentours du bivouac en vue de déterminer l'endroit le plus favorable pour poster la garde. A trente mètres plus haut, sur la cime de la colline, ils purent embrasser le terrain qu'ils allaient devoir couvrir dans la journée du lendemain. Pour la première fois depuis leur débarquement le Mont Anaka s'offrit à eux dans toute sa plénitude. Il leur apparut tout proche, bien qu'ils en fussent à une vingtaine de milles. encore. Passé la vallée à leurs pieds, le jaune des collines prenait bientôt le teint plus soutenu des bruns et des gris bleu de la roche. La brume du soir y descendait, obscurcissant le col qu'ils devaient passer à l'ouest du Mont Anaka. La montagne elle-même se faisait indistincte. Elle se colorait d'un bleu profond de lavande, et toute sa masse se dissolvait et devenait transparente dans le demi-jour. Seul le dessin des crêtes demeurait distinct.
Quelques fins nuages sans forme planaient au-dessus du pic.
Croft ajusta les jumelles. La montagne ressemblait à une côte rocailleuse, et le ciel ténébreux à un océan qui brise son écume sur le rivage. Au-delà du pic le mouvement des nuages. était semblable à un poudroiement de broussailles. Vu a travers les jumelles, le spectacle qui absorbait Croft devenait de plus en plus fascinant. Figée et silencieuse, la lutte de la montagne et des nuages et du ciel était plus pure et plus intense que celle d'aucun océan contre aucun rivage que Croft eût jamais vu. Les rochers s'assemblaient pour la nuit, ils se serraient contre la furie des eaux. La mêlée semblait avoir lieu infiniment loin, à la pensée d'atteindre le pic dans la nuit du lendemain Croft tressaillait d'excitation. De nouveau il se sentait sous le coup d'une extase brutale. La montagne, sans qu'il sût pourquoi, le tourmentait, elle l'appelait comme si elle possédait la réponse à ce qu'il cherchait. Elle était si pure, si austère.
Avec colère, avec un sentiment de frustration, il se rappela soudain qu'ils n'escaladeraient pas la montagne. Si la journée du lendemain s'écoulait sans histoires ils passeraient le col à la tombée de la nuit, et il n'aurait jamais la chance de s'attaquer au pic. Il était maussade en passant les jumelles à Hearn.
Hearn était très fatigué. Il avait survécu à la marche sans incident, il s'était même senti capable de marcher plus longtemps, mais il avait besoin de repos. Il était d'humeur taciturne, et quand il eut regardé dans ses verres, la vue de la montagne lui inspira un respect mêlé de crainte. Elle était trop immense, trop écrasante. Tout en observant le brouillard qui tourbillonnait au niveau du pic, il ne put se défendre contre un frisson. Il voyait réellement un océan furieux parti à l'assaut d'une côte bardée de rochers, et malgré lui il prêtait l'oreille comme pour capter l'écho de quelque combat titanesque. Pourtant, de très loin, de l'autre versant de l'horizon, un murmure lui arrivait pareil à un ressac, ou peut-être pareil à un tonnerre étouffé.
« Ecoutez », dit-il, touchant le bras de Croft.
Couchés tous deux à plat ventre sur le sommet de la colline, ils écoutaient avec recueillement et attention. De nouveau Hearn perçut un fin écho de tonnerre qui lui arrivait dans la nuit tombante.
« C'est de l'artillerie, mon lieutenant. Ça vient de l'autre côté de la montagne. Je crois qu'y a une attaque qui se prépare.
— Vous avez raison. » Ils se turent, et Hearn repassa les jumelles à Croft. « Vous voulez jeter un autre coup d'œil ? demanda-t-il.
— Si ça vous fait rien », dit Croft, rajustant les jumelles sur ses yeux.
Hearn le regarda. Une étrange expression se peignait sur le visage de Croft. Il n'aurait pas su la nommer, et cependant elle lui envoya un frisson le long de la colonne vertébrale. Son visage était durci, ses minces lèvres s'entrouvraient, ses narines palpitaient. Le temps d'une seconde Hearn se fit l'impression de voir tout au fond de Croft, de se pencher sur un abîme. Il se détourna, regarda ses mains. On ne peut pas se fier à Croft. Une sorte de calme lui vint, dû à la banalité même de la constatation qu'il venait de faire. Il jeta un dernier regard sur les nuages et sur la montagne. Cette fois il en fut encore plus troublé. Les rochers montaient, très haut, et le ciel obscurci y descendait par vagues successives de brouillard tourbillonnant. C'était une de ces côtes où des navires géants iraient s'échouer, pour se briser en miettes et couler en quelques minutes.
Croft lui passa les jumelles et Hearn les remit dans leur étui. « Allons-y, il nous faut désigner la garde avant qu'il fasse trop noir », dit-il.
Ils se laissèrent glisser le long de la pente, vers le creux où gisaient les hommes.
LE CHŒUR :