RED VALSEN, LE MENESTREL ERRANT
Tout en lui était osseux et noueux. Il avait plus de six pieds de haut, mais il ne pesait pas ses cent cinquante livres. Vu en silhouette, son profil consistait presque entièrement en une large tache en forme de liez et eu une longue mâchoire bas pendue. Cet ensemble lui donnait un visage qui semblait bouilli et toujours en colère. Il affichait une expression de mépris définitif, mais, là derrière, ses yeux étaient paisibles, des yeux fatigués, d'un bleu plutôt émouvant, pris dans un filet de rides et de taches de rousseur.
L'horizon est toujours bas. Jamais il ne se hausse au-dessus des collines qui entourent la ville, jamais il ne surplombe le sommet des puits de la mine ni les vieilles maisons de bois vermoulu où vivent les mineurs. Les collines du Montana, d'un brun pâle, dominent la vallée. Tu dois comprendre que tout appartient à la Compagnie. Il y a longtemps de cela elle avait tracé les chemins qui mènent dans la vallée, elle avait creusé les puits, assemblé les maisons pour les mineurs, monté des magasins d'approvisionnement, bâti une église. Depuis lors la ville est une auge. La paie sort des puits et va s'échouer dans la huche de la compagnie. Quand on a bu dans les cabarets de la compagnie, dépensé pour la nourriture et les vêtements, payé le loyer, rien ne reste du salaire reçu. Tous les horizons aboutissent à l'ascenseur de la mine.
Et cela, Red l'apprend très tôt. Que lui reste-t-il d'autre à apprendre, une fois que son père a été tué dans une explosion à la mine ? Certaines choses sont immuables, et l'une d'elles c'est que dans la ville de la Compagnie, quand un mineur a été tué, le fils aîné de celui-ci devient le soutien de la famille. En 1925, quand Red est âgé de treize ans, d'autres fils de mineurs, plus jeunes que lui, travaillent eux aussi à la mine. Les mineurs haussent les épaules. Il est l'aîné de la famille, et cela suffit.
A quatorze ans il est capable de manier une foreuse. Bonne paie pour un petit gars ; mais, tout au fond du puits, à l'extrême pointe du tunnel, la place manque pour se tenir debout. Même un garçonnet doit y travailler à croupetons, les pieds pris dans le minerai qui a débordé le trop plein des wagonnets. Il y fait chaud bien entendu, et humide, et la lumière fixée sur les casques des mineurs se perd bien vite dans le noir des galeries. Le corps de la foreuse, extrêmement pesante, porte sur la poitrine du garçonnet, et quand la mèche vibre sur la rocaille il doit serrer de toutes ses forces les anses de l'appareil..
Quand le trou est percé on le bourre d'explosifs, et les mineurs se retirent derrière une courbe dans les galeries pour faire partir la dynamite. Après l'explosion on enfourne le minerai sur de petits wagonnets que l'on emmène à mesure, et que l'on arrête çà et là pour débarrasser la voie des débris qui s'y sont accumulés. Puis l'on revient avec des wagonnets vides, et l'on continue à charger. Red travaille dix heures par jour, six jours par semaine. En hiver, il peut voir le ciel le dimanche.
Puberté dans le poussier de charbon.
Le soir, vers la fin du printemps, il va s'asseoir avec sa bonne amie dans un petit parc, au bout d'une rue de la Compagnie. La ville finit derrière eux, et les collines, brunes et nues, plus profondes dans le crépuscule, s'éloignent vers l'ouest. Longtemps après qu'il a fait sombre dans la vallée ils peuvent encore apercevoir les dernières striures du couchant par-delà les sommets.
Belle vue, murmure la jeune fille.
Au diable. Je m'en vais d'ici. Red a dix-huit ans.
Je me demande toujours ce qu'il y a de l'autre côté des collines, dit paisiblement la jeune fille.
Il visse sa chaussure dans l'herbe avare du parc. J'ai des démangeaisons aux pieds, je suis comme l'a été mon vieux, l'a été plein d'idées, avait des tas de livres mais ma mère les a vendus. En voilà une femme.
Comment peux-tu t'en aller, Red ? Elle a besoin de ta paie.
Ecoute, quand le temps viendra je ramasse mes jambes et je m'en vas. Un homme qui doit rien à personne, il faut qu'il s'en va. (Regardant dans le noir. Déjà, en lui, l'impatience profonde, la colère, et l'autre chose, la dissolution du couchant par-delà le cercle des collines.) T'es une brave fille, Agnès. (Sentiment d'une perte peu grave, plaisante sensation d'auto-apitoiement à l'idée de la quitter.) Mais je te promets, je vas pas vivre l'espèce de vie que mon vieux il a menée. Je vas pas me crever la peau dans la mine.
Tu feras un tas de choses, Red.
Sûr. (Il aspire l'air sucré de la nuit et il sent l'odeur de la terre. La certitude de la force, le mépris à l'endroit des collines environnantes.) Tu sais, je te dirai quelque chose, je crois pas en Dieu.
Tu n'es pas sérieux, Red !
(Sous la couverture, le corps écrasé, aplati, de son père.) Oui, c'est ça, je crois pas en Dieu.
Parfois moi non plus je n'y crois pas, dit Agnès.
Oui, je peux te parler, tu comprends, toi.
Mais tu veux t'en aller.
Vrai. (Il y a l'autre certitude. Le corps d'Agnès est jeune et fort et il connaît le parfum de ses seins pareils à la chair poudrée des bébés, mais toutes les femmes changent ici en bois mort.) Prends ce gars Joe Mackey qu'a fait un gosse à Alice et l'a plaquée, ma propre sœur, mais je te dis que je le blâme pas. Faut que tu comprends ça, Agnès.
Tu es cruel.
Oui, c'est ça. C'est un éloge pour ceux qui ont dix-huit ans.
Bien sûr on peut toujours compter que les puits ferment.
C'est bon pour une semaine ; il y a la chasse au lapin et les jeux à la balle, mais le plaisir s'émousse vite. On passe plus de temps à la maison où, sauf la cuisine, tout est en chambres à coucher. Ses petits frères n'arrêtent pas de faire du bruit et Alice est maussade lorsqu'elle nourrit son bâtard. C'était plus facile quand il travaillait, car il est maintenant tout le temps avec eux.
Je quitte la ville, fait-il à la fin.
Quoi ? Non, au nom du Ciel, non, dit sa mère. Tout à fait comme son père. (Une femme courtaude, ramassée, qui n'a jamais perdu son accent suédois.)
Je peux plus y tenir, je vas y pourrir ma vie. Eric est assez grand pour travailler à la mine si jamais ils rouvrent.
_
Tu pas partir.
C'est pas toi qui m'empêcheras ! crie-t-il. Qu'est-ce qu'on a ici pour sa peine, nom de Dieu ? Un peu de boustifaille ?
Eric bientôt travailler à la mine. Toi prendre femme. Une jolie Swenska.
Il frappe sa tasse contre la soucoupe. Mon œil, me faire ficeler par le mariage. (Agnès. L'idée n'est pas tout à fait déplaisante, mais il la repousse furieusement.) Je m'en vas d'ici, je vas pas gaspiller ma vie derrière une foreuse en attendant que le tunnel me tombe dessus.
Sa sœur arrive à la cuisine. Petit morveux, t'as que dix-huit ans, où c'est que tu parles de t'en aller ?
Te mêle pas, crie-t-il.
Et comment que je m'en mêle, ce me regarde plus que mama. Vous les hommes, tout ce à quoi vous êtes bons c'est de nous fiche dans le pétrin, et ni vu ni connu. Eh bien, te peux pas faire ça ! crie-t-elle.
Non, mais ? T'en fais pas, t'auras toujours quelque chose à bâfrer.
Peut-être que moi aussi je veux m'en aller, peut-être que j'en suis malade à tourner en rond sans qu'y a un homme qui se mariera avec moi.
C'est tes oignons. C'est pas toi qui vas m'arrêter, nom de Dieu.
T'es tout comme ce salaud qui m'a laissé en plan, si y a une chose qui vaut pas cher c'est un homme qu'a pas l'estomac de boire le vin qu'il a tiré.
(Tremblant.) Et si que j'étais Joe Mackey je t'aurais laissée en plan moi aussi. C'est ce qu'il a fait de plus malin de toute sa vie.
Prends parti contre ta sœur.
Nom de Dieu, ça le regarde pas, il a pris tout son plaisir avec toi. (Elle le gifle. Des larmes de colère et de culpabilité lui montent aux yeux. Il les réprime et il regarde sa sœur.)
Sa mère soupire. Alors va. C'est mal quand famille se battre comme animaux. Va.
Et la mine ? (Il se sent faiblir.)
Eric. Elle soupire de nouveau. Mon Dieu, un jour toi apprendre combien tu être mauvais ce soir.
Il faut que m'en vas. On est pris dans un piège ici. (Cette dernière sortie ne le soulage guère.)
En 1931 toutes les grandes vadrouilles finissent dans la jungle aux vagabonds.
Mais l'itinéraire est varié-:
Trains de marchandises qui s'en vont du Montana par le Nebraska dans le Iowa.
Main tendue dans les fermes, moyennant une journée de travail.
La moisson et le travail dans les greniers.
Tas de fumier.
Nuits dans les parcs, arrestation pour vagabondage.
Quand on le laisse sortir de la maison de redressement, il dépense son unique dollar pour un bon repas et un paquet de cigarettes, et la nuit même il s'embarque dans un train de marchandises. La lune peint un éclat d'argent sur les champs de maïs, et il se recroqueville sur la plateforme d'un wagon découvert. Une heure plus tard un autre trimardeur s'embarque dans son wagon. Il a un flacon de whisky ; ils le. vident à deux et finissent les cigarettes de Red. A plat dos sur le plancher du wagon, avec le ciel qui tremble au bruit et aux cahots du train. On n'y est pas mal du tout.
Jésus, c'est samedi soir, dit l'autre trimardeur.
Oui.
Le samedi soir, dans sa ville minière, il y a toujours un bal dans le sous-sol de l'église. Des nappes à carreaux recouvrent les tables rondes, i\ chaque famille sa table, les mineurs avec leurs grands fils, les femmes et les filles et les grands-parents et les mioches. Il y a même des bébés qui somnolent en bavant sur le téton de leur mère.
Provincial.
Seulement, il y pue. Les mineurs apportent leur bouteille, se laissent aller à de maussades beuveries — hommes exténués par une semaine de travail. Vers minuit, ils se prennent de querelle avec leurs femmes. Aussi loin qu'il se souvienne il voit son père qui maudit sa mère alors que l'orchestre de la Compagnie — violon, guitare et piano : — piaule un quadrille ou une polka.
Se saouler, un samedi soir, sur le plancher d'un wagon de marchandises, c'est toujours amusant pour un jeunot d'une ville minière. L'horizon s'étend sur un million de milles au-dessus des champs de maïs argentés.
Dans la jungle aux vagabonds, parmi les flaques, près des rails de chemin de fer à la lisière des villes, quelques cabanes éparpillées au milieu des mauvaises herbes. Les toits sont de tôle ondulée mangée de rouille, et dedans l'herbe pousse à travers le planchéiage. La plupart des hommes dorment dehors, à même le sol, et ils font leur toilette dans les lents et paresseux ruisseaux qui forment des marais autour des remblais. Le temps s'écoule avec le soleil ; les mouches sont vert or sur le fond gris et orange des dépotoirs d'ordures. Il y a quelques femmes dans le camp, et, de nuit, Red et d'autres leur tiennent compagnie. De jour on traînaille par la ville, on fouille les boîtes à ordures, on essaie de taper le monde d'un repas. Mais, la plupart du temps, on reste assis à l'ombre, on regarde passer les trains et on cause.
Je le sais par Joe qu'ils vont nous foutre bientôt à la porte.
Les fils de pute.
Va y avoir une révolution les gars, moi je vous dis qu'il faut faire une marche sur Washington. Hoover vous fera cavaler. Tu te fous le doigt dans l'œil, ou quoi ?
Je peux nous voir marcher — « J'aime Une Parade, Le Bruit Du Tambour. »
Dites donc les gars, j'y ai vu de mes yeux vu depuis que ç'a commencé, c'est ces foutres de Juifs, ces enculés e Juifs internationaux.
Dis, te sais pas ce que te racontes, ce qu'on veut c'est l'action révolutionnaire, on est des exploités. Faut que t'attends la dictature du prolétariat.
Qu'est-ce que t'es, un communiste ? Ecoute, moi j'étais établi à mon compte, j'étais une grosse huile dans mon bled, j'avais du peze à la banque, je marchais sur mes propres pattes mais y a eu une conspiration.
C'est les gros bonnets, z'ont la trouille de nous autres. « Je Serais Joyeux Quand Vous Serez Enterrés, Vous Les Canailles. Vous. » Tu crois que ces chansons ça veut rien dire ? C'est la strophe que tout le monde se rappelle.
Red est assis parmi eux, il somnole. (Ils sont pleins de merde. Etre fort en gueule ne coûte rien. Ce qu'il faut c'est pas rester en place, et la fermer.)
Te crois que je suis un communiste. J'étudie la nature humaine, moi, je suis un qui s'est éduqué tout seul. Aspirations américaines, voilà ce qu'ils sont ces chants, opium — pour les masses, foutaises pour embobiner le bonhomme. Dis… c'est une passion pour le mouvement, c'est pour nous refaire qu'on reste chez soi et qu'on nous exploite.
Aaaah.
Ils vont nous foutre dehors, les gars.
Je m'en vas de toute manière, dit Red. J'ai les pieds qui me démangent.
Il semble bien que, d'une façon ou d'une autre, on ne coule jamais tout à fait ; il y a toujours quelque repas providentiel, ou la paire de chaussures qu'on peut s'acheter quand celles qu'on a aux pieds s'en vont en morceaux.
D'une façon ou d'une autre on décroche toujours un petit boulot, une assiette de soupe pour se réchauffer, ou bien il y a une nouvelle ville où aller, et même, une fois tous les mois ou tous les deux mois, l'agréable sensation de sauter dans un train de marchandises, à l'aube, quand la terre sort de la nuit et quand on n'a pas trop faim.
Lorsqu'on jette une poignée de paille dans une rivière, il arrive que des brindilles surnagent même dans un rapide. Il y a toujours quelque chose qui vous maintient à a surface. On continue à avancer, l'été finit, les nuits se font plus fraîches (cinquante cents en poche et l'hiver qui s'amène), mais il y a toujours un rail qui pointe vers le sud et un poste de police où l'on vous laisse passer la nuit.
Et si l'on tient le coup on réussit à décrocher un secours, et même un boulot çà et là. Plongeur, aide-cuisinier, couvreur, journalier dans les fermes, peintre en bâtiment, plombier, poste d'essence.
En 35 il travaille dans un restaurant pendant presque toute une année — -le meilleur plongeur qu'ils aient jamais eu. (La presse, de ce côte-ci de la cuisine, dure de midi g trois heures. Les plats arrivent en sonnant dans le monte-charge, un homme balaie de la main les reliefs et les graisses, tripote le bord des verres pour y effacer le rouge à lèvres, flanque le tout dans la machine à laver. La vapeur vibre et chante et s'échappe à l'autre extrémité de la machine où un homme repêche la vaisselle avec des pinces, fait danser les assiettes au bout de ses doigts, les empile en tas. Faut pas les attraper avec tes mains nues, petit vieux.)
Apres le travail Red regagne son garni (deux cinquante par semaine, l'âge a épaissi le tapis dans l'escalier et le pied s'y enfonce comme dans un gazon doux et poussiéreux), s'allonge sur son lit. S'il n'est pas trop vanné il se lève au bout d'un moment et s'en va au bar du coin. (L'asphalte gris et craquelé, les boîtes d'ordures débordent dans les passages, le pointillé de la réclame au néon, deux lettres manquent.)
Faut être philosophe. Tu sais, Red, y a eu un temps où Je pensais que j'avais fait une boulette en me mariant. Je me fichais en rogne, tu sais, je me demandais pourquoi je bosse, mais, bah, ça passe. Prends ces deux jeunes là-bas qui se pelotent sur la banquette. Tels que tu les vois ils peuvent même pas respirer l'un sans l'autre — c'est comme ça que va vieille elle a été avec moi. Je me fiche plus en rogne parce que je connais la musique. Ces deux-là ils finiront comme toi, comme moi, comme tout le monde.
(La bière est éventée, elle a un goût de pissat.) Moi, dit Red, je traîne pas beaucoup avec les femmes. Elles veulent toutes vous embobiner, j'y ai vu trop d'exemples.
Eh, c'est pas si mauvais que ça, y a de bonnes choses dans le mariage et dans les femmes, mais c'est pas ce que tu t'imagines au commencement. Tu sais, un homme marié il a des soucis, c'est moi qui te le dis, et y a des fois que je voudrais avoir roulé ma bosse comme toi.
Oui, moi je m'envoie une poule.
Au bordel, les filles portent un soutien-gorge et une culotte collante avec des dessins tropicaux dont le motif a été rendu célèbre par une actrice. Elles se réunissent au salon, comme des reines de burlesque, autour des cendriers et des meubles écaillés d'un style tout moderne.
Ça va, Pearl, viens qu'on monte.
Il la suit dans l'escalier recouvert d'un tapis spongieux, regardant le roulis automatique de ses hanches.
Y a longtemps que je t'ai pas vu, Red.
Y a que deux semaines.
Oui, la dernière fois t'es allé avec Roberta. Elle le gourmande, Mon Chéri.
Dans l'alcôve, pliée au pied du lit, la couverture est souillée par les chaussures des clients. Pearl chantonne. (Betty coed has lips of red for harvard.) Elle glisse son dollar sous l'oreiller. Doucement, Red, mama a eu une longue et dure journée.
Frissonnement de transe le long de son dos, qui le laisse insatisfait et mal à l'aise.
Si qu'on tirait un coup à l'œil ?
Oh ! non, chéri, tu sais bien ce qu'Eddie ferait si qu'il découvrait qu'on donne la marchandise gratis.
Il se rhabille en vitesse, sentant le bras de la fille sur son épaule. Je regrette, Red, mais reviens une autre fois et je te le ferai à la française, hein, entre nous. D'accord ?
Dans cet instant sa bouche est molle et ses seins semblent gonflés. Il lui touche le téton : pastiche de passion, il bande sous son doigt. T'es une brave fille, Pearl.
Une des meilleures.
L'ampoule nue frappe cruellement ses yeux. Il respire l'odeur de sa poudre, la sueur sucrée de ses aisselles.
Comment que t'as commencé le métier, Pearl ?
Je te le dirai un jour qu'on prendra une bière ensemble.
Dehors l'air est froid comme une pomme aigre. Il ressent une profonde mélancolie, plaisante et tenace, et, de retour dans sa chambre, il ne peut pas dormir.
Ça fait trop longtemps que j'y suis, dans ce boulot (Collines brunes et nues, plus profondes dans le crépuscule. La nuit s'éloigne vers l'Ouest.) Où est La beauté que
nous avons perdue dans notre jeunesse ?
Il se lève, regarde par. la fenêtre. Jésus, je me sens vieux. A vingt-trois ans je suis un vieil homme. Plus tard il s'endort.
Le matin, la sueur cuisante tourbillonne dans ses yeux et la vapeur fuse de la machine à laver la vaisselle. Avant d'y mettre les verres effaces-y le rouge à lèvres.
Je crois que je vas me remettre en vadrouille. C'est pas bon de moisir dans une seule place. Mais, cette fois-ci, il y a moins d'espoir dans sa décision.
Un banc de parc est vraiment trop court pour y dormir à l'aise. Si ses pieds pendillent par-dessus le bord, celui-ci lui cisaille les jarrets ; et s'il plie les genoux, il se réveille avec une crampe dans les cuisses. Un homme qui n'a que ses os ne peut pas dormir sur le côté. La blanche lui écorche les os du bassin et la raideur se met dans ses épaules. Il doit s'allonger sur le dos, les genoux au ciel, les mains sous la nuque. Quand il se relève, ses doigts restent engourdis pendant de longues minutes.
Un choc qui se répand sous son crâne le réveille. Il s'assied d'un sursaut, aperçoit un agent de police qui brandit son bâton pour lui assener un autre coup sur la semelle des chaussures.
Ça va, je file, vous fâchez pas.
Tu devrais pourtant savoir que c'est défendu.
A quatre heures du matin, dans la fausse aurore, les camions des laitiers avancent lentement par les rues silencieuses. Il observe un cheval qui mâche dans son sac à grains, puis il se dirige vers la voie ferrée. En attendant le matin il entre dans une gargote qui fait face à la toile noire des rails, et il avale une tasse de café et un pet de nonne. Pendant un long temps il regarde le plancher sale, le comptoir dé marbre blanc avec çà et là le cercle d'une tasse, les cloches de celluloïd qui protègent la pâtisserie. Il arrive un moment où il s'endort, le front appuyé sur le comptoir.
Eh, y a trop longtemps que je bourlingue. C'est pas bon de moisir, et c'est pas bon de rouler sa bosse. Suffit qu'on se met en peine pour trouver, et on perd tout ce qu'on cherche.
On dirait, au début, que c'est sa période de prospérité relative, puis que ça tourne en queue de comète, mais cela finit par n'être ni l'un ni l'autre. Il trouve du travail comme chauffeur de camion sur le parcours nocturne de Boston à New York, et il y reste deux ans. La route l'creuse un sillon dans sa cervelle. Boston à Providence à Groton à New London à New Haven à Stamford aux marchés de Bronx, et de retour la nuit d'après. Il a sa chambre dans la 48e rue West, près de la Dixième Avenue, et s'il veut il peut mettre de l'argent de côté.
Mais il hait le camion. C'est la mine au grand air, ça lui cogne le dos de mille petites secousses, ses reins s'en ressentent, et au matin son estomac est trop barbouillé pour qu'il puisse rien avaler. Peut-être y a-t-il eu un banc de parc de trop, peut-être a-t-il plu trop souvent dans trop de places où il a passé la nuit à la belle étoile, mais le camion sur les routes ne lui vaut rien. Pendant les derniers cent milles il conduit les dents serrées. Il hante les bars de la Neuvième et de la Dixième Avenue, boit sec, et parfois il passe son temps libre dans les cinémas de la 42" rue où l'on projette de vieux films qui regorgent de luxe criard.
Une nuit, dans un bar, il achète pour dix dollars le livret maritime d'un ivrogne sur le point de s'écrouler, et il quitte son travail. Mais une semaine de vadrouille sur les quais épuise sa patience, et il se laisse aller à une longue beuverie. Au bout d'une autre semaine, ses économies étant dépensées, il vend le livret du matelot pour cinq dollars et passe un après-midi à ingurgiter le whisky que cet argent lui procure.
Cette nuit-là il se réveille dans un passage, avec une croûte de sang sur la joue. Quand il grimace, il peut sentir la croûte qui s'écaille et se lézarde. Un agent de police le cueille et l'envoie à Bellevue, hôpital pour alcooliques, où on le garde deux jours. A sa sortie il se livre à la mendicité pendant deux semaines.
Mais tout est bien qui finit bien. Il trouve finalement à s'embaucher comme plongeur dans un restaurant de luxe, du côté de la 60" rue East, se lie d'amitié avec une serveuse, se met en ménage avec elle dans un garni de deux pièces, 27'rue West. Elle a un garçon de huit ans, qui aime Red, et ils s'entendent bien pendant une couple d'années.
Red change de. travail, il devient employé dans un asile de nuit sur le Bowery. C'est moins fatigant que de laver des assiettes, et il touche cinq dollars de plus, vingt-trois par semaine. Il s'y cramponne durant les deux dernières années qui précèdent la guerre. Liquide, puante chaleur des étés sur le Bowery, hivers glacés et humides quand les murs suintent et se couvrent de plaques grises. Longues nuits où on ne pense à rien, où l'on suit maussadement le passage périodique des rames du métro aérien de la Troisième Avenue, dans l'attente du matin, quand il pourra rentrer chez lui et retrouver Lois.
Plusieurs fois par nuit il fait la ronde dans la salle principale où quarante à cinquante hommes dorment d'un sommeil inquiet sur des lits de fer, il écoute leur petite toux qui ne cesse jamais, renifle l'âpre, le rébarbatif mélange de formol et de vieil ivrogne. Le désinfectant pue dans les couloirs et les lavabos, et dans les urinoirs il y a presque toujours quelque poivrot qui se tient langoureusement à la porcelaine de la pissotière et s'efforce de rendre sa ligueur. Il referme la porte et va dans la chambre des récréations, où quelques vieillards jouent aux cartes autour d'une table ronde posée sur un plancher noir de crasse et de mégots. Il écoute le mâchonnement de leurs os inachevés.
Maggie Kennedy était une femme bien de sa personne, elle m'a dit, na, qu'est-ce qu'elle a dit ?
J'ai dit à Tommy Muldoon qu'avait pas à me fourrer au violon, et quand j'y ai dit il m'a laisse partir, je vous dis que ça. Ils ont peur de moi depuis que j'y ai cassé la mâchoire à Ricchio, vous savez, il était secrétaire au commissariat de police, y a longtemps de ça, oui, attendez une seconde que je me rappelle la date, j'y ai cassé la mâchoire d'un seul coup de poing une nuit de réveillon y a huit ans, c'était en 1924, non, attendez une seconde, en 1933 c'est plus juste.
La vieille blague. Eh, les poivrots, pas si fort nom de Dieu vu qu'on a des visiteurs payants dans la pièce à côté. Je vous flanquerai à la porte.
Ils restent silencieux un moment, puis l'un d'eux marmonne à voix basse : — T'es pas si malin que ça, jeune homme, et si que tu la fermes pas je serai obligé de te rosser.
Sortons dans la rue qu'on règle ça.
L'un des vieux se lève, va à Red, et chuchote : — Tu feras mieux de le laisser tranquille parce qu'il te jettera en bas de l'escalier, le dernier employé de nuit eh bien il lui a cassé la nuque.
Red rit. Ça va. Je, regrette que je vous ai dérangé, grand-père. J'y ferai gaffe la prochaine fois.
Ça vaudra mieux, fiston, parce que comme ça toi et moi on aura pas d'histoires.
On entend une boîte à musique qui grince dans un bar, de l'autre côté de la rue.
De retour à sa table, Red branche la radio, en sourdine. (The leaves of brown came tumbling down.) Un homme se réveille en criant. Red va dans la salle et le calme, il lui tapote l'épaule et le ramène à sa couche.
Au matin les clochards s'habillent en vitesse, et à sept heures ia grande salle est déserte. Ils se hâtent le long des rues dans le froid matinal, la casquette engoncée sur les oreilles, le cou emmitouflé dans le col râpé du veston. Comme s'ils étaient honteux, ils ne se regardent pas l'un l'autre, et pareils à des automates la plupart prennent place le long d'une queue dans la Canal Street, aux portes d'une soupe populaire où on leur donnera une tasse de café. Red marche dans les rues avant de prendre l'autobus pour la 27" West. La longue nuit est toujours déprimante.
Il regarde ses pieds qui s'avancent. Rien ne vaut un bon nom de Dieu de nom de nom.
Mais là-bas, dans le garni, Lois lui prépare son petit déjeuner, et Jackie, le garçonnet, accourt à sa rencontre, lui montre un nouveau livre de classe. Red se sent fatigué et heureux.
Oui, c'est beau, petit, dit-il, lui flattant le dos.
Quand Jackie est parti pour l'école, Lois s'assied et firent son déjeuner avec Red. Depuis qu'il travaille à asile de nuit, ils n'ont que la matinée pour eux. A onze heures elle s'en va pour son restaurant.
L'omelette est assez cuite pour toi, chéri ? demande-t-elle.
Oui, c'est épatant.
Dehors, dans le frais matin, des camions vrombissent sur la Dixième Avenue. Le bruit du trafic a une qualité matinale. Jésus, c'est bon, dit-il à haute voix.
T'aimes ça, hein, Red.
Oui.
Elle tâte son verre. Ecoute, Red, j'ai vu un avocat hier pour mon divorce avec Mike.
Oui ?
Je peux l'avoir pour une centaine de dollars, le divorce, un peu plus peut-être, mais est-ce que je dois, je veux dire bon Dieu à quoi bon si ça sert à rien, ou peut-être mieux vaut pas.
Je sais pas, petite, lui dit-il.
Red, je te demande pas de te marier, tu sais que je te chamaille pas, mais faut que je pense à l'avenir.
Tout recommence pour lui. Le choix de nouveau, et c'est admettre que tout est fini. Je sais pas, Lois, c'est la vérité vraie. Je t'aime beaucoup et t'es une brave fille, je dirai jamais le contraire, et t'as bien raison, mais faut que j'y pense. Je suis pas fait pour rester sur place, je sais pas, y a quelque chose, que je sais pas, c'est comme qui dira qu'on a un grand pays.
Faut que te seras juste, Red. Faut que tu me dis si c'est oui ou non.
Mais la guerre arrive avant qu'il ait pris sa décision. Cette nuit-là tous les poivrots de l'asile sont fort excités.
J'étais sergent dans la dernière, je vas les voir et leur demander qu'ils me reprennent.
Tu parles, ils te feront commandant.
Je te le dis, Red, ils ont besoin de moi. Ils auront besoin de nous tous.
Quelqu'un fait circuler une bouteille, et Red, spontanément, envoie l'un d'eux avec un billet de dix dollars pour acheter du whisky.
Lois pourrait les employer, ces dix dollars, et puis il connaît la chanson. S'il se marie avec elle il ne sera pas mobilisé, mais il n'est pas encore vieux, il n'est pas si fatigué que cela. Quand on est dans la guerre, on bouge.
There s a long long trail awinding, chante un des clochards.
On va y donner un grand coup de balai, on m'a dit qu'y n des nègres là-bas à Washington, c'est un fait, j'ai lu dans les journaux qu'ils ont un nègre là-bas qui dit aux blancs ce qu'il faut faire.
La guerre mettra bon ordre à tout ça.
Eh, peau de balles, intervient Red. C'est les grosses huiles qui vont se sucrer une fois de plus. Mais il est excité. Adieu, Lois. Pas d'alliances q. ui emberlificotent.
Et Jackie aussi. Un petit pépin de misère". Mais si tu t'arrêtes de bouger, tu crèves.
Bois un coup.
C'est ma gnole, meugle Red. Qu'est-ce que tu veux dire — bois un coup ! (Rires.)
Sa dernière permission, avant son embarquement, il la passa en vadrouillant dans les environs de San Francisco. Il escalada le sommet de Telegraph Hill, frissonnant dans la brise automnale qui soufflait sur la hauteur. Il suivit (les yeux un bateau citerne qui piquait vers le Golden Gate, puis il reporta son regard vers l'Est lointain, par-delà l'Oakland. (Après Chicago le pays était plat sur un millier de milles, depuis l'Illinois par le Iowa jusqu'à mi-chemin dans le Nebraska. On ouvrait un magazine, on le lisait tout un après-midi, et quand on regardait par la fenêtre du train le pays apparaissait exactement le même qu'au départ. Puis la plaine se mettait à onduler doucement, les champs s'isolaient et devenaient des collines, et au bout d'un millier de milles on roulait en pleine montagne. Et, en cours de route, on passait les abruptes collines qui se massaient dans le Montana.) Peut-être je devrais leur écrire une lettre. Ou Loïs.
Eh, on ne regarde pas en arrière.
Deux enseignes et deux jeunes filles en manteaux de fourrure riaient et s'embrassaient à l'autre bout de la crête pavée de Telegraph Hill. Je ferai aussi bien de descendre.
Il se promena dans Chinatown, finit par échouer dans un burlesque. C'était un mardi après-midi, et la salle était presque déserte. Les filles dansaient sans entrain, les comédiens bafouillaient leur texte. Après le dernier tableau et un finale on redonna les lumières, et les colporteurs se mirent à vendre du chocolat Nestlé et des illustrés. Red resta sur son siège et piqua un somme. Quel sale trou.
Il n'avait rien à faire, et tout au long du film il pensa au navire qui devait bientôt appareiller. On continue à rouler sa bosse et on sait jamais ce qu'y a au bout. Quand on est gosse y a personne qu'est capable de t'apprendre rien du tout, et quand on est plus gosse c'est comme si c'était du tout vu. Faut se contenter de pousser de l'avant sans regarder en arrière.
Le film fini, le spectacle commença. Red s'attarda un moment pour écouter la musique, puis il s'en alla. Des bribes de jazz traînaient sous le lourd soleil de l'après-midi déclinant.
Nous allons souffleter le sale petit japonais.
Le premier lieutenant Dove finit de recouvrir ses jambes nues avec du sable. « Oh ! Dieu, c'est cruel, s'exclama-t-il.
— Qu'est-ce qui est cruel ? » demanda Hearn.
Dove remua ses orteils à travers le sable. « D'être ici, voyons. Mon Dieu, quelle chaleur. Il y a un an j'étais à Washington, et si vous croyez qu'on ne se la coulait pas douce. Oh ! ce nom de Dieu de climat.
— J'ai été à Washington il y a à peu près un ail et demi », -fit Conn de sa voix avinée.
Il y eut un silence. Hearn soupira, se laissa aller avec douceur sur le sable, la tète contre le sol, sentant le soleil qui traversait ses paupières et excitait des anneaux rouges autour de ses rétines. De temps à autre, comme un appel d'air dans un four dont on ouvre la porte, la jungle exsudait un souffle humide et sulfureux.
Il se rassit, croisa ses avant-bras sur ses genoux poilus, promena un regard sur le rivage. Des officiers étaient en train de nager, d'autres jouaient au bridge à l'ombre d'un cocotier qui s'inclinait sur la plage. Çâ et là on entendait le bruit sec et malingre d'une carabine : à une centaine de mètres de là, sur une petite langue de sable, le commandant Dalleson jetait des galets en l'air et tirait à la cible. L'eau, d'un bleu presque transparent le matin, avait pris une couleur soutenue, d'un violet profond, où le soleil se reflétait comme une lumière nocturne dans le macadam pluvieux. A un mille sur la droite un canot d'atterrissage piquait paresseusement vers la côte, après avoir embarquer une charge de ravitaillement pris à bord de l'un des cargos ancrés au large.
Dimanche sur la plage. C'était un peu incroyable. Si l'on y ajoutait quelques parasols rayés, un contingent moyen de femmes et d'enfants, cet endroit serait indistinguible de l'une de ces plages très fermées où sa famille allait parfois prendre des bains en été. Tout au plus il aurait fallu substituer une barque à voiles au canot d'atterrissage, et Dalleson, au lieu de tirer sur des galets, aurait dû pêcher à la ligne. Mais la ressemblance était réelle.
Tout à fait incroyable. C'était peut-être la pudeur qui leur avait fait choisir l'extrême pointe de la péninsule, à vingt-cinq milles de leurs bases où ce même dimanche matin les troupes en ligne patrouillaient aux approches des défenses Toyaku. Allez, mes enfants, et que Dieu vous bénisse, leur avait dit, en fait, le général. Et, naturellement, les hommes de garde le long de la route, et les équipes de corvée de la marine qui bivouaquaient sur la plage et patrouillaient aux abords de la jungle, tout près des baigneurs, les haïraient de les voir s'ébattre, et, comme l'avait dit Cummings, les craindraient d'autant plus.
Hearn se disait qu'il n'aurait pas dû venir. Mais, au bivouac de l'état-major, avec la plupart des officiers absents, la matinée eût été mortelle. Le général aurait voulu lui parler, et il devenait important de s'en tenir à l'écart. D'ailleurs, il devait admettre qu'il faisait bon être ici. Il y avait un long temps qu'il n'avait pas senti la chaleur du soleil détendre son corps, fondre et résorber sa tension.
« L'angoisse est l'état naturel de l'homme du xx* siècle », avait dit le général.
L'homme du xxe siècle prenait aussi ses bains de soleil. Très net de sa personne. Il écrasa entre ses doigts un pâté de sable, et l'émietta.
« Oh ! je dois vous dire celle-là, faisait Dove présentement. Nous nous sommes réunis une fois chez Fischler, au Wardman Park Hotel, capitaine de frégate Fischler, un vieux copain de mon frère du temps qu'ils étaient à l'université de Cornell, un type épatant qui connaît un tas de Personnes Très Importantes, c'est comme ça qu'il a pu avoir sa chambre à Wardman Park, et au beau milieu de cette soirée il s'est mit à verser des gouttes de whisky dans les cheveux de chacun. « Bon pour les pellicules », répétait-il. Oh ! c'était merveilleux. » on pouffa en s'en souvenant.
« Oui ? dit Conn. Oui ? »
Hearn regarda Dove. Premier lieutenant Dove, U. S. Naval Reserve. Sort de Cornell, Deke — Delta Kappa Epsilon, club select, un parfait trou du cul. Il mesurait six pieds deux et pesait dans les cent soixante livres, les cheveux plats, d'un blond cendré, coupés court, la face nette et démunie d'expression. Il ressemblait plutôt à un clubman de Harvard, la crème des crèmes, membre de l'équipe de course à l'aviron.
Conn se tâta le bulbe rougeâtre qui lui servait de nez. « C'est vrai, dit-il de sa voix enrouée, j'ai eu du bien bon temps à Washington. Les généraux dé brigade Caldwell | et Simmons — est-ce que vous les connaissez ? — de vieux amis à moi. Et il y avait ce gars de la marine, le contre-amiral Tannache, me suis lié d'amitié avec lui aussi. Un homme très bien, bon officier. » Il regardait sa panse dont les lignes courbes se projetaient nettement au-dessus de son short, comme si un ballon de football s'enflait dans son estomac. « Nous avons fait des fêtes à tout casser. Ce Caldwell est le diable en personne quand il s'agit de femmes. On a fait de ces bombes, lui et moi, à vous faire roussir les poils de la queue.
— Oui, nous aussi on en a fait, coupa Dove avec ardeur. Je ne pouvais pas emmener Jane à Washington, j'y ^ connaissais tant de filles que si j'en rencontrais une alors que j'étais avec Jane, eh bien, ça aurait fait des histoires. Jane est une enfant épatante, une épouse merveilleuse, mais vous savez elle prend l'église au sérieux et ça lui aurait fait un rude coup. »
Premier lieutenant Dove. Détaché à la division en qua lité d'interprète, presque dans le même temps qu'Hearn,'il avait pris soin d'annoncer à chacun avec une étonnante, avec une ébouriffante naïveté que son rang équivalait à celui d'un capitaine dans l'armée de terre, et que ses responsabilités surpassaient celles d'un comandant ou d'un lieutenant-colonel. Cela se passa à Motome, au mess des officiers, et ceux-ci l'en aimèrent en conséquence. Conn ne lui adressa pas la parole pendant une. semaine. Mais, comme dit. à peu près la chanson, malgré les obstacles qui empêchent la vraie amour, Conn et lui finirent par être enchantés l'un de l'autre. Hearn se souvint comment Dove lui avait dit, peu après son arrivée à la division « : « Réellement, Hearn, vous êtes fait pour comprendre parce que, tout comme moi, vous êtes un homme cultivé, mais vous savez il y a une espèce d'élément grossier chez les officiers de l'armée de terre. La marine est plus circonspecte. » Depuis lors Dove, apparemment, avait fait le sublime effort : il avait accepté Conn.
Ils s'acceptaient tous les uns les autres, avec le temps ; et, bien entendu, avec les cancans que l'acceptation requiert. Des Deke jusqu'au trognon. Même lui, Hearn, et Conn, s'étaient réconciliés. Ils se haïssaient mutuellement, bien sûr, mais il était plus commode de feindre : Une seconde après leur querelle il avait rencontré Conn sous une tente, et Conn, s'éclaircissant la gorge avec conviction, avait dit : « On croirait qu'il va faire plus frais aujourd'hui.
— Oui, avait reparti Hearn.
— Je suis content qu'il fasse plus frais, j'ai du travail sur les bras aujourd'hui », avait ajouté Conn quand ils eurent pris sur eux de s'adresser l'un l'autre un signe de tête affirmatif. Et, ce matin, alors qu'Hearn bavardait avec Dove, Conn était venu les rejoindre.
« Oui, monsieur, répétait Conn, on a eu du bien bon temps. Vous parliez de ce whisky et du truc dans les pellicules, comment est-ce déjà son nom, Fischler, quelque chose en commun avec le commodore Fischler ?
— Je ne pense pas.
— Un bon ami à moi, le commodore. N'importe, je me rappelle la fois où Caldwell a amené une femme, et, par Dieu, si vous croyez qu'il ne lui a pas fait pomper sa gnole par le petit endroit…
— Seigneur, mais elle a dû se brûler à mort ! s'exclama Dove.
— Pas elle. C'était sa spécialité. Caldwell s'est presque crevé la rate à force de rire. Il aimait à se payer du bon temps, Caldwell. »
Dove était visiblement choqué. « Je ne peux pas dire que j'aie jamais vu quelque chose de semblable. Dieu, n'est-ce pas dégoûtant, nous sommes là à nous prélasser au grand air alors que l'aumônier est probablement en train de dire sa messe.
— C'est vrai, nous ne devrions pas parler comme ça un dimanche, acquiesça Conn, mais on est des hommes que diable. » Il alluma une cigarette, piqua son allumette dans le sable. La carabine de Dalleson se fit entendre de nouveau, et des éclats de voix arrivaient du côté de l'eau où quelques officiers s'ébattaient dans les vagues, peu profondes. « J'ai étudié la question, disait Conn. Une vraie fête ne demande que deux ingrédients, plein à boire et quelques ribaudes de bonne volonté. Prêtes, consentantes, et compétentes. »
Hearn loucha le long du sable. On pouvait sans doute appliquer la formule à quatre genres de fête. Celles dont parlaient les. journaux, colonne des mondanités : sénateurs et les plus importants d'entre les députés, industriels, grands caciques de l'armée, dignitaires étrangers, et même son père y avait mis les pieds une fois — pour s'y sentir misérable à coup sûr. D'ailleurs, tous s'y sentaient misérables. Fleuraison d'une culture capitaliste et industrielle, avec ses formes sociales, son pouvoir de troc et d'échange, ses conversations hautement sophistiquées sur l'air du temps, d'où la vraie joie était bannie. Comme de raison chacun y haïssait chacun, car les uns, qui s'y rendaient pour faire des affaires trouvaient que les lieux ne s'y prêtaient guère, et les autres, qui y venaient en snobs porteurs de présents méprisaient ceux qui détenaient le pouvoir et manquaient de savoir-faire.
Il y avait les fêtes dans les grands hôtels : officiers supérieurs et moindres caciques de l'armée, Légion Américaine — Annexe Washington, gros patrons de la petite industrie avec de jolies usines dans l'Indiana, et les poules de luxe. Un ennui désespérant régnait dans ces réunions, jusqu'à ce que tous fussent ivres, et alors ils s'amusaient follement et s'en retournaient chez eux, à leurs bureaux de Washington et d'Indiana, pleins de nouvelles histoires d'alcôve, et les reins délassés. Parfois, si vous aviez réussi à mettre la main sur quelque député pas trop fier, il s'y laissait entraîner ; vous consommiez alors une affaire par des embrassades d'ours ému, et tandis qu'une poule de luxe hurlait dans votre oreille, — « arrête, chéri, arrête », vous acquériez la certitude sentimentale que chacun était le meilleur gars du monde. Encore que son père ne l'eût jamais mentionné, il allait de soi qu'il avait fréquenté ce genre de fêtes.
Il y avait les fêtes que ses propres amis organisaient, quiètes et longues beuveries sous le signe (l'un ennui essentiel. Tous les intellectuels américains de collège, ceux qui n'étaient pas trop névrosés, avec leurs claires voix logiques, leurs bonnes manières, leur gentillesse, leur tact et leur morne, lucide et misérable intelligence. Ils étaient tous dans les services gouvernementaux mainte nant, ou bien ils portaient épaulettes et remplissaient des emplois secrets, et ils parlaient d'un tel, fils de famille pourtant, disparu au cours de quelque mission d'espion nage, ils analysaient la situation politique, parfois avec espoir, parfois avec tristesse, dans une attitude détachée et impuissante et intrinsèquement supérieure. Ils avaient de l'esprit, ils se passaient des tuyaux sûrs quoique toujours de seconde main, chacun son désespoir sec et racorni, son âme rationnelle soumise à la dessiccation, sa contemplation désenchantée du diable et de la luxure à jamais incompréhensibles. — Anges de William Blake. gris et clairs, planant sur des crottes de cheval.
Et les fêtes de Dove –les mêmes naturellement à San Francisco et à Chicago et à Los Angeles et à New York. Légion Américaine — Annexe Washington, Branche Ca dette. Mais avec quelque chose en plus. Faites-leur crédit. Avec leur éclairage adéquat, avec leurs verres adéquats, ces fêtes étaient parfois tristes et magiques, festonnées de tous les échos de tous les trains qui les y avaient amenés, de toute la prémonition qu'ils avaient de gares, grandes et creuses, qui les attendaient à leur retour, et ils étaient toujours jeunes, pilotes de guerre et enseignes, et de jolies filles en manteaux de fourrure, et toujours une ou deux dactylos du ministère, la-fille-qui-travaille-facile-à-basculer parce que pour quelque raison mystérieuse on pouvait compter sur les femmes des classes inférieures pour copuler avec comme des lapins de garenne. Et tous ils savaient qu'ils allaient bientôt mourir dans une attitude britannique, sentimentale et discrète, parfaitement idiote. Ils le savaient par les livres qu'ils n'avaient jamais lus, par les films qu'ils n'auraient pas dû voir ; un savoir nourri par les larmes de leurs mères, et par l'incroyable et atterrante certitude que pas mal d'entre eux mouraient effectivement quand ils s'en allaient outre-mer. Mais les origines de ce savoir étaient truquées ; en réalité ils ne parvenaient jamais à associer le roman de leur mort prochaine avec la banale opération de piloter un avion, d'atterrir et de végéter dans les camps nus et stagnants qui environnaient les aérodromes de l'armée. Ils avaient cependant découvert que c'était un talisman, ils allaient bientôt mourir, et ils en vantaient si bien la magie que vous finissiez par y croire pour si peu que vous les fréquentiez. Et ils faisaient des choses magiques comme se verser du whisky dans les cheveux les uns les autres, ou mettre le feu aux matelas, ou escamoter le chapeau d'un commerçant respectable, De toutes les fêtes celles-ci étaient peut-être les meilleures, mais Hearn ne se sentait plus d'âge.
« … et du diable si nous n'avons pas découvert qu'elle avait du poil jusque par-dessus le nombril », dit Conn, finissant de raconter une histoire.
Dove rit. « Si Jane savait tout ce que j'ai fait. »
Leur conversation avait fini par le révolter. Je deviens bégueule, se dit-il. Il était écœuré, sans qu'il y eût vraiment de quoi. Il allongea avec lenteur ses membres, se coucha peu à peu, sentant se tendre les muscles de son abdomen. Pendant un instant il eut la tentation d'empoigner Conn et Dove et de cogner leurs têtes l'une contre l'autre. Fort bien, il était un costaud. Il avait trop de ces tentations dernièrement : au mess des officiers, la fois qu'il pensa frapper le général, ou encore maintenant, inconvénient d'être un homme de grande taille. Il souleva la tête, considéra la masse de son corps, pinça le rouleau de graisse qui ceinturait son ventre. Sous le poil qui recouvrait son torse, sa chair était blanche. Encore cinq ans, dix tout au plus, et il se pourrait qu'il doive débourser pour tâter d'une femme. Quand le corps d'un homme massif se met à perdre sa forme, le délabrement ne saurait guère tarder.
Il haussa les épaules. Eh bien, il finirait par ressembler à Conn, que diantre. Il s'enverrait des femmes à tant la séance et il en parlerait, ce qui sans doute était sacrément plus facile que de se débarrasser de celles qui disaient avoir trouvé en lui quelque chose qu'il ne possédait pas, ou qu'il ne tenait pas à leur donner.
Elle regarda les capotes, et elle dit : « Mon commandant — j'étais commandant alors — qu'est-ce qu'ils vont pas inventer la prochaine fois ? Des blanches, des argentées, des en or, bientôt ils y mettront le drapeau américain. » Conn rit, puis envoya un crachat dans le sable.
Pourquoi n'arrêtaient-ils pas ? Hearn se roula sur le ventre, sentant le soleil chauffer son corps jusqu'à la moelle. Il commençait à s'ennuyer d'une femme, et à moins de pagayer quelque deux cents milles jusqu'à la prochaine île où il y avait, disait-on, des femmes indigènes, il devait rester sur son envie.
« Eh, fit-il brusquement à l'adresse de Conn et de Dove, si vous ne pouvez pas faire venir un bordel, peut-être ferons-nous mieux d'arrêter de parler femmes pour un moment ?
— Commence à vous démanger ? demanda Conn avec un sourire.
— C'est cruel », fit Hearn, imitant Dove. Il alluma une cigarette, secouant le paquet pour le vider de son sable.
Dove le regarda, tâta d'un autre thème. « Dites, j'y pensais, Hearn : est-ce que votre père s'appelle William ?
— Oui.
— Nous avions un William Hearn, un Deke, il y a environ vingt-cinq ans de cela. Se pourrait-il qu'il s'agisse de lui ? »
Hearn secoua la tête. « Diable non, mon père ne sait même pas lire ou écrire. Tout ce qu'il sait faire, c'est signer des chèques. »
Ils rirent. « Attendez un moment, dit Conn. Will Hearn, Will Hearh, par Dieu, je le connais, possède des usines dans le Middlewest, Indiana, Illinois, Minnesota ?
— C'est exact.
— Sûr, dit Conn. Will Hearn. Vous lui ressemblez, maintenant que j'y pense. Je l'ai rencontré quand j'avais quitté l'armée, en trente-sept, pour organiser le marché pour le compte d'une ou de deux compagnies. On s'entendait bien. »
C'était possible. Il voyait son père qui rejetait d'un mouvement de la tête ses cheveux noirs et drus, qui d'une main charnue et moite assenait une claque sur le dos de Conn. « Et comment donc, fichtre ! pouvait-il l'entendre tonner. Ou bien vous mettez cartes sur table et on cause d'affaires, ou bien reconnaissez tout de suite que vous êtes un sacré fumiste. » Puis venaient le clignement de l'œil, le charme. « Et on peut alors s'acoquiner, ce qui est, nom de nom, exactement notre but. » Et pourtant non, Conn ne s'y prêtait pas, Conn ne cadrait pas du tout dans le décor.
« J'ai vu sa photographie dans les journaux il y a un mois à peu près, disait Conn. Je me fais envoyer régulièrement une dizaine de journaux. Je vois qu'il s'empâte un peu, votre vieux.
— Garde à peu près sa ligne, je suppose », dit Hearn. Son père avait été malade dans les trois dernières années, et son poids était devenu presque normal pour un homme de sa taille. Conn ne connaissait pas son père. Bien sûr que non. En trente-sept Conn n'était même pas adjudant. On ne quitte pas l'armée pour organiser des compagnies commerciales quand on est sergent. Il se rendit brusquement compte que Conn n'avait pas putassé avec les généraux Caldwell et Simmons à Washington. Oh ! peut-être avait-il pris un verre une fois avec eux, ou plus vraisemblablement il avait servi avant la guerre sous leurs ordres comme sous-off. Mais tout cela était pathétique, et un peu écœurant. Conn, le grand manipulateur. Même dans ce moment ses yeux aqueux à la paupière affaissée, sa panse, son nez moiré en pied de marmite, le regardaient avec une expression de sincérité. Sûr, il connaissait Will Hearn. Mis à la question, il serait mort en jurant qu'il le connaissait, croyant qu'il le connaissait.
« Vous savez, quand vous reverrez Will Hearn dites-lui que vous m'avez vu, ou écrivez-lui, dites-lui ça. »
Quel genre de travail s'était opéré dans la tête de Conn en vingt ans d'armée ? Et plus particulièrement dans les cinq dernières années, depuis qu'il faisait la planche avec des épaulettes d'officier ?
Pif paf ! fit la carabine de Dalleson.
« Je lui dirai. Pourquoi n'iriez-vous pas le surprendre ? Il serait content de vous voir.
— Il se peut que je le fasse. J'aimerais bien le revoir comme qui dirait. On n'en fait pas de plus sociables, que votre père.
— Sûr. » Il se lit violence pour se priver du plaisir d'ajouter : « Peut-être vous embaucherait-il comme portier, pour chasser les intrus. »
Il se leva. « Je vais faire trempette », annonça-t-il. Il prit la course, fendit l'eau avec netteté, piqua un plongeon, sentant son hilarité, son dégoût, sa fatigue s'en aller au contact délicieux de la vague froide sur son corps chaud. Il remonta à la surface, clapota joyeusement, se mit à nager. Les autres, sur la plage, se prélassaient toujours au soleil, jouaient au bridge, parlaient. Deux d'entre eux jouaient à la balle. Vue depuis l'eau, la jungle semblait presque charmante.
L'artillerie tonna faiblement par-dessus l'horizon. Hearn plongea de nouveau, remonta avec lenteur. Le général avait dit une fois, savourant son épigramme : « La corruption-est le ciment qui empêche l'armée de se disloquer. » — Conn ? Cummings n'avait pas fabriqué son mot à l'intention de Conn, et cependant Conn était un produit de cette corruption.
Soit, et c'était tout aussi vrai quant à lui, Hearn. Qu'était-ce donc, la corruption, sinon savoir où est la vertu, et v renoncer ? Très net, ya. Et comment est-ce que le général cadrait là-dedans ? Ceci était une plus grosse question, ceci était une question que l'on ne pouvait pas expédier en cinq_ secs. En tout cas, il allait se tenir à l'écart du générai. Cummings l'avait laissé tranquille, et il se promettait de lui rendre la politesse. Il prit pied, se redressa, secoua la tête pour dégager ses oreilles. Il faisait bon nager, rudement bon. Propre. Il piqua sous l'eau, remonta sous la poussée d'une brasse puissante, nagea parallèlement à la côte. Conn était probablement toujours en train de dégoiser, en train d'élaborer le mythe qui s'est fait homme.
« Wakara, qu'est-ce que ça veut dire umareru ? » demanda Dove.
Le lieutenant Wakara allongea ses maigres jambes et remua pensivement ses orteils. « Eh bien, ça veut dire naître, je suppose. »
Dove laissa errer son regard sur la plage, s'attarda un instant sur Hearn qui s'ébattait dans l'eau. « Oh ! sûr, umareru — naître. Umashi masu, u umasho. Ce sont là les formes verbales de base, n'est-ce pas ? Je m'en souviens. » Il se tourna vers Conn. « Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans Wakara. Il faut un Japonais pour se débrouiller dans ce sacré langage. » Il assena une tape sur le dos de Wakara, ajoutant : « Eh, pas vrai, Tom ? »
Wakara approuva lentement de la tête. C'était un homme de petite taille, mince, le visage calme et sensitif, les yeux plutôt ternes, la moustache fine et nette. Brave vieux Wakara », fit Dove. Wakara continuait à regarder ses jambes. Une semaine plus tôt il avait surpris Dove qui disait à quelque officier : « Vous savez, on fait trop de cas de nos traducteurs japonais. C'est moi qui fais tout le travail dans notre unité. Il est vrai que je suis chargé du service, mais Wakara ne m'aide en rien. Je dois toujours corriger ses traductions. »
Dove massait son torse osseux avec une serviette. « Transpirer au soleil vous donne un merveilleux sentiment de bien-être, grommela-t-il tout en se tournant de nouveau vers Wakara. J'aurais dû connaître ce mot, vous savez c'est ce journal que nous avons trouvé sur le corps de ce commandant japonais, un document fascinant, est-ce que vous y avez jeté un coup d'œil ?
— Pas encore.
— Oh ! eh bien, c'est merveilleux. Pas d'informations militaires, mais le type était un lunatique. Les Japonais sont étranges, Wakara.
— Des imbéciles », dit Wakara sèchement.
Conn se mêla à la conversation. « Je dois dire ici que je suis d'accord avec vous, Wakara. Vous savez j'ai été au Japon, en trente-trois. Ce sont des illettrés. Impossible de leur apprendre quoi que ce soit.
— -Vrai, je ne savais pas que vous aviez été là-bas, mon colonel, dit Dove. Est-ce que vous parlez le japonais ?
— Je ne me suis jamais donné la peine de l'apprendre. Je n'aimais pas le peuple, et je ne voulais pas m'y mêler. Je savais que nous allions être en guerre.
— Sans blague », dit Dove. Il fit un petit pâté de sable avec le creux de sa main. « Ç'a dû être une précieuse expérience. Wakara, quand vous étiez là-bas, saviez-vous que les Japonais préparaient la guerre ?
— Non, j'étais trop jeune, tout juste un enfant. » Il alluma une cigarette. « J'étais loin de le penser.
— C'est parce que c'est votre peuple », lui dit Conn.
Pif paf ! fit la carabine de Dalleson.
« Je suppose que c'est ça », dit Wakara. Il expira doucement la fumée de sa cigarette. Il put voir un soldat qui patrouillait au tournant de la plage, et il inclina la tête sur ses genoux dans l'espoir de passer inaperçu. Ç'a été une erreur de venir ici. Les soldats américains n'aimaient pas l'idée de protéger un Japonais.
Conn tambourina pensivement sa panse. « Il fait salement chaud, je vais me mettre l'eau.
— Moi aussi », dit Dove. Il se leva, fit tomber le sable de ses avant-bras, et, après avoir marqué un temps : « Voulez venir, Wakara ?
— Non, merci, pas tout de suite. » Il les suivit du regard. « Drôle d'homme, ce Dove, plutôt typique », décida-t-il. Dove l'avait vu qui marchait sur la plage, et tout aussitôt il crut devoir l'appeler, lui poser cette question stupide à propos d'umareru, après quoi il ne sut que faire de lui. Wakara commençait à trouver fatigant de se voir traiter en phénomène de curiosité.
Il s'allongea sur le sable, soulagé de se trouver seul de nouveau. Un long temps il resta à regarder la jungle qui s'épaississait et devenait impénétrable au bout d'une trentaine de mètres ou d'une quarantaine de mètres. Il se demandait s'il était possible de rendre l'effet qu'elle produisait ; — peut-être, sur un fond de toile noir et gris, mais c'eût été d'une technique douteuse. N'ayant plus touché à un pinceau depuis deux ans, il eût été certainement incapable de réussir rien de satisfaisant. Peut-être aurait-il mieux fait de suivre sa famille dans les camps américains d'origine japonaise. Il aurait pu, au moins, continuer à peindre.
La chaleur du soleil sur son dos, l'étincellement du sable, lui firent sentir qu'il était très déprimé. Qu'est-ce que Dove avait dit au sujet du journal d'Ishimara ? « Document fascinant. » Est-ce que la lecture de ce journal avait réellement touché Dove ? Il haussa les épaules. Il lui était tout aussi impossible de comprendre des Américains comme Dove, que de comprendre les Japonais. Et cependant, au temps où il avait étudié à l'université de Berkeley, sa peinture avait été remarquée, et de nombreux étudiants américains s'étaient montrés amicaux à son endroit. Mais, naturellement, la guerre avait mis tout ça en pièces.
Ishimara, commandant d'infanterie, armée japonaise. C'est ainsi que, se résolvant à l'anonymat, il avait signé son journal.
« Est-ce que vous y avez jeté un coup d'œil ? » avait demandé Dove.
Wakara sourit, regardant le sable. Sa propre traduction se trouvait dans la poche de son uniforme. Pauvre Ishimara, quel qu'il fût. Les Américains avaient pillé le cadavre et quelque sous-off avait rapporté le journal. Non, pensait Wakara, il était lui-même trop américanisé pour vraiment comprendre le genre de choses qui avaient trotté -le crâne d'Ishimara. Est-ce qu'un Américain aurait tenu un journal, pris des notes à l'heure qui précède une attaque ? Ce pauvre bâtard, sot, sot comme tous les Japonais. Il déplia sa traduction, relut un passage.
Le couchant du soleil était rouge ce soir, rouge du sang de nos soldats morts aujourd'hui. Demain mon propre sang s'y mêlera.
Je ne peux pas dormir, je me surprends à pleurer. J'ai songé douloureusement à mon enfance, je me suis souvenu des garçons, mes amis d'école, et des jeux que nous avons joués. Je pense à l'année que j'ai passée avec mes grands-parents dans la préfecture de Clioshi. Je pense, je suis né et je meurs. Je suis né, je vis, et je dois mourir, je suis en train d'y penser cette nuit-ci. Je ne crois pas en l'Empereur, Sa Majesté Très Exaltée, je dois le confesser. Je vais mourir. Je suis né, je suis mort.
Je me demande : — Pourquoi ? Je suis né, je dois mourir.
Pourquoi ? Pourquoi ? Quelle en est la raison ?
Wakara haussa de nouveau les épaules. Un penseur, un poète ; bien des Japonais étaient comme celui-ci. Rien de poétique, cependant, dans leur manière de mourir ; ils mouraient dans un état de déchaînement extatique, de frénésie collective. Naze, naze desu ka ? Ishimara, d'une écriture grosse et tremblante, avait noté : Pourquoi ? Pourquoi est-ce ainsi ? Puis, la nuit de l'attaque japonaise, il était allé se faire tuer sur la rivière. Il était tombé, en criant sans doute, unité dans la masse anonyme prise d'exaltation. Qui donc pouvait comprendre cela pleinement ? se demandait Wakara.
A l'âge de douze ans, quand il avait été là-bas, le Japon lui avait paru le plus beau et le plus merveilleux pays qu'il eût jamais vu. Tout y était si petit ; un pays fait à la mesure d'un garçon de douze ans. Wakara connaissait Choshi, où Ishimara avait passé une année avec ses grands-parents. Sur la péninsule de Choshi, dans un périmètre de deux milles, on pouvait voir de tout. Il y avait là de grandes falaises, hautes de plusieurs centaines de pieds, qui tombaient dans le Pacifique ; il y avait des bosquets en miniature, taillés comme des émeraudes, et aussi parfaits ; il y avait de minuscules villages de pêcheurs, faits de bois gris et de roc ; il y avait des rizières et des contreforts mélancoliques, et les étroites et suffocantes ruelles dans la ville de Choshi avec leurs senteurs de brouailles et de bran, avec leurs docks barbouillés de sang le long des quais à poisson. Rien n'y était mis au rebut. Toute la terre, depuis mille ans, y était fourbie et refourbie.
Il enfonça sa cigarette dans le sable et gratouilla sa fine moustache. Tout y était comme cela. N'importe où que vous alliez, le Japon était toujours beau, d'une beauté irréelle et achevée, semblable à un paysage en miniature dans une exposition. Depuis un millénaire, ou plus peut-être, les Japonais vivaient comme des gardiens râpeux qui surveillent des bijoux de prix. Ils labouraient le sol, y consumaient leur vie, et n'en jouissaient pas. Même alors, à l'âge de douze ans, il avait su que le visage d'une femme japonaise différait de celui d'une femme américaine. Et aujourd'hui, rétrospectivement, il en éprouvait un regret, vague et bizarrement détaché, comme si les femmes japonaises avaient renoncé même au désir de songer aux joies qu'elles ne connaîtraient jamais.
Tout était nu derrière cette beauté, avec rien d'autre dans leur vie que la peine et l'abnégation. Peuple abstrait qui avait élaboré un art abstrait, qui pensait et parlait par abstractions, qui avait imaginé un cérémonial complexe pour ne rien dire, et qui, plus qu'aucun autre peuple, vivait dans la crainte intense de ses supérieurs.
Et, une semaine plus tôt, un bataillon de ces gens tristes et songeurs s'était précipité dans la mort à grand renfort de cris terrifiants. « Oh ! pensait Wakara, je comprends pourquoi les Américains qui ont été au Japon haïssent tellement les Japonais. Ils ont eu des airs si pensifs, si charmants, avant la guerre ; les Américains les ont mignotés comme des chiens de luxe, et les voilà furieux que la bête les morde. Les conversations, les échappatoires trop polies, les rires embarrassés que les Japonais leur ont opposés, ont pris tout à coup une signification inattendue et maligne avec l'éclatement de la guerre. Tous, jusqu'au dernier, ils ont conspiré contre l'Amérique. Quelle sottise ! D'entre les millions de paysans qui seront tués, dix peut-être auront eu une vague idée de ce pourquoi on les égorge. Dans l'armée américaine le nombre était encore plus disproportionné.
« Mais ils seront tués, parce que les Japonais sont des imbéciles. Des imbéciles depuis mille ans. » Il alluma une autre cigarette, laissant filtrer un peu de sable entre ses doigts.
Pif paf ! fit de nouveau la carabine de Dalleson.
Eh bien, il n'y pouvait rien. Les Américains occuperont le Japon, et après vingt ou trente années le pays redeviendra sans doute ce qu'il a été avant l'occupation ; le peuple continuera à vivre dans sa routine abstraite, multipliant en vue d'une autre immolation hystérique. Deux millions, trois millions de tués, c'était tout prévu dans la version orientale de la loi malthusienne. Lui-même pouvait le sentir et le comprendre mieux que les Américains.
Ishimara était un sot. Il n'avait rien compris au problème démographique ; il avait vu les choses avec ses yeux de myope, observant le coucher du soleil dans un état d'épouvante atavique. Le soleil rouge et son propre sang, voilà ce que Ishimara connaissait. C'était le sacrifice de propitiation des Japonais. Tout au fond de leur cœur, raidis tout au fond de leurs journaux intimes, ils pouvaient se permettre d'être philosophes, des philosophes désenchantés qui ignoraient tout de l'attelage qui les emmenait. Il expectora dans le sable, recouvrit le crachat d'un mouvement furtif et nerveux de la main, puis il fit demi-tour et regarda la mer.
Ils étaient des imbéciles.
Et lui était tout seul, un sage à la peau écorchée.
La marée montait, inondant la langue de sable où le commandant Dalleson tirait à la cible. Il se recula d'un pas quand une vaguelette eut clapoté autour de ses chevilles, puis se baissa pour ramasser un galet. Il y avait presque une heure qu'il tirait sur des galets, et il commençait à se sentir las. Sa large poitrine et son ventre avaient rougi au soleil, la transpiration émaillait son poil, et la ceinture de son short — le seul vêtement qu'il portât — était tout à fait trempée. Il grogna, examina les galets dans sa main, en choisit un, l'assujettit entre son pouce et son index. Il se pencha en avant comme un buffle, la tête presque parallèle au sable, le canon de la carabine pointé verticalement sur son orteil. Il se pencha davantage, jusqu'à ce que sa tête ne fût qu'à un pied de ses genoux, puis, se redressant brusquement, il lança le galet en l'air de la main gauche et épaula l'arme de la main droite. Le temps d'une fraction de seconde il captura le galet dans la hausse de la carabine, un atome de poussière contre le bleu du ciel, puis il pressa la détente et le galet éclata.
« De Dieu », fit-il avec satisfaction, essuyant de son puissant avant-bras la sueur sur ses yeux, léchant des cristaux de sel sur les coins de sa bouche. C'était le quatrième galet à la file qu'il touchait.
Il choisit un autre galet, se mit en position, le lança — et le manqua. « Ça ne fait rien, de toute façon, j'ai fait mouche trois sur cinq », se dit-il. Ça allait bien ; il n'avait pas perdu son coup d'œil. Il faudrait qu'il leur écrive ça, à sa société de tir, à Allentown.
Ce tir au galet avait du bon. Il faudrait qu'il s'y remette, une fois de retour au pays. Si, avec une carabine, il faisait mouche trois sur cinq, on devrait lui bander les yeux avant de lui faire manquer des pipes de terre avec un fusil. Son oreille lui faisait un peu mal, agréablement au fait, à cause du bruit de la carabine.
Conn et Dove s'ébattaient dans l'eau, à une centaine de mètres de là, et il leur fit signe de la main. Une autre vaguelette entoura ses chevilles. Plutôt que d'écrire, il pourrait envoyer une photo à sa société de tir.
Il tourna sur lui-même, regardant du côté des officiers qui jouaient au bridge. « Eh, Leach, où diable êtes-vous ? » meugla-t-il.
Un homme long, svelte, avec un visage maigre et des lunettes cerclées d'argent, se dressa sur le sable. « Je suis ici, mon commandant. Que voulez-vous ?
— Avez-vous pris votre camera ? » Leach fit un vague signe de la tête. « Eh bien, apportez-la, voulez-vous ? » cria Dalleson. Leach, un capitaine, était son assistant dans le service des opérations.
Dalleson lui sourit, et Leach vint le rejoindre. Leach était un brave type, agréable, soucieux de plaire, et il faisait bien son boulot. « Dites donc, Leach, je voudrais que vous me preniez une photo pendant que je tire un galet.
— Ça sera un peu difficile, mon commandant. C'est un appareil très ordinaire, le fonctionnement maxima de l'obturateur n'est que d'un vingt-cinquième de seconde. »
Dalleson fronça les sourcils. « Eh, que diable, ça sera assez bon.
— C'est-à-dire, mon commandant, pour être franc — un accent du Sud ramollissait sa voix — j'aimerais bien vous rendre ce service mais il ne me reste que trois clichés, et il est pour ainsi dire difficile d'avoir de la pellicule.
— Je vous les paierai, offrit Dalleson.
— Mais non, je n'y pensais pas, mais, c'est-à-dire, voyez-vous…
— Allons, voyons, l'interrompit Dalleson. Tout ce que je vous demande c'est une photo. Que diable, à quoi ça va vous servir, vos clichés ? A prendre ces autres mecs là-bas ?
— Ben, oui, en effet, mon commandant. »
Dalleson se fendit d'un sourire. « Très bien. Maintenant regardez, Leach, ce que je veux c'est que vous vous mettiez un peu plus loin sur cette bande de sable et que vous me preniez avec la jungle dans mon dos pour que mes amis sachent où diable ç'a été fait, et je veux aussi que vous me photographiez ce galet au moment où il éclate en l'air. »
La mine de Leach s'allongea. « Mon commandant, vous ne pouvez pas avoir tout ça sur la photo. Il faudrait un angle de prise de vue de quatre-vingt-dix degrés, alors que la lentille de cet appareil n'a qu'un champ de trente-cinq degrés.
— Voyons, ne m'ensevelissez pas sous ces nom de Dieu de chiffres et de détails. Il me semble que ça n'est pas bien difficile de prendre une sacrée petite photo de rien du tout.
— Je pourrais peut-être vous prendre le dos, au premier plan, et incliner l'appareil de façon à inclure le galet dans l'image, mais je vous le dis, mon commandant, c'est gaspiller la pellicule parce que ce galet on ne le verra même pas. C'est bien trop petit.
— Leach, ça n'est pas si compliqué que ça. J'ai pris des photos. Tout ce qu'on à faire, c'est presser un bout de bouton. Allons, suffit de palabrer. »
Visiblement misérable, Leach s'accroupit derrière Dalleson, sautillant en rond pour trouver l'angle approprié. « Voulez-vous lancer un galet d'essai, mon commandant ? » demanda-t-il. Dalleson s'exécuta. « Allez, ça suffit, ces coups d'essais, grogna-t-il.
— Bon, je suis prêt maintenant, mon commandant. »
Dalleson se pencha, se redressa, et tira au moment où
le galet atteignait le sommet de la parabole. Il le manqua, se tourna vers Leach. « Essayons-y encore une fois.
— Très bien », dit Leach à contrecœur.
Cette fois Dalleson fit mouche ; mais, ayant réagi trop tard, Leach avait pressé le bouton de l'obturateur alors que les éclats du galet s'étaient déjà dispersés. « Dites donc, nom de Dieu ! hurla Dalleson.
— J'ai fait de mon mieux, mon commandant.
— Bon, ne manquons pas le coup la prochaine fois. » Il rejeta les galets qu'il avait à la main, se mit à chercher un projectile plus grand.
« Je n'ai plus qu'un seul cliché, mon commandant.
— Que diable, on réussira bien ce coup-ci. » Il essuya de nouveau la sueur sur ses yeux, se baissa, regarda ses genoux. Le cœur lui battait un peu rapidement. « Attrapez-le dès que vous entendez partir le coup, grogna-t-il.
— Oui, mon commandant. »
Le galet prit de la hauteur, et Dalleson épaula. Il connut un instant de panique, la cible n'était pas dans la ligne de la hausse, puis le galet se mit à descendre et il le situa sur le point de mire de sa carabine, ajusta instinctivement, ressentit la secousse rassurante de la culasse et le léger à-coup quand il eut pressé la détente.
« Je l'ai eu cette fois, mon commandant. »
Les éclats du galet firent courir des ondes sur l'eau. « Nom de Dieu, fit Dalleson joyeusement. Je saurai apprécier ça, Leach.
— Il n'y a pas de quoi, mon commandant.
— Laissez-moi payer ça.
— C'est-à-dire…
— J'insiste », fit Dalleson. Il enleva la culasse de la carabine, tira en l'air la balle qui restait dans le canon. « Disons que ça sera vingt-cinq cents pour les trois photos. J'espère qu'elles seront réussies. » Il tapota l'épaule de Leach. « Allons-y, fiston. Allons nous payer une partie de nage, vous et moi. On l'a bien mérité, nom de nom. *
Tout cela était parfait.
Après leur retour du front, les hommes de la section Reconnaissance furent renvoyés aux travaux de la route. Les compagnies en ligne se déplacèrent à plusieurs reprises, et on disait à l'arrière qu'elles étaient aux abords de la ligne Toyaku. A l'arrière, au fait, on n'avait que de vagues idées quant au déroulement de la campagne ; les jours s'y succédaient sans incidents, et peu à peu les tommes cessèrent de distinguer entre les événements de la veille. Ils montaient la garde de nuit, se réveillaient une demi heure avant l'aube, cassaient la croûte, rinçaient leurs gamelles, se rasaient, s'embarquaient dans des camions qui les emmenaient par la jungle vers le tronçon de la route où ils travaillaient. Ils s'en revenaient à midi, retournaient sur le chantier après le rata, trimaient jusque tard dans l'après-midi, rentraient pour la soupe, prenaient
Parfois un bain dans le ruisseau qui coulait à la lisière du bivouac, puis s'en allaient dormir dès la tombée du jour. La garde de nuit leur devint une habitude, chacun son heure et demie, et ils finirent par oublier le goût d'un sommeil fait de huit heures consécutives. La saison des pluies étant arrivée, ils étaient trempés nuit et jour. Avec e temps, ils n'en ressentirent plus la gène. Porter des vêtements mouillés leur semblait parfaitement naturel, et personne ne se souvenait comment l'on se sent dans un uniforme sec.
Environ une semaine après leur retour le courrier arriva à l'île, le premier depuis un long temps, et pour une nuit le cours monotone de leur existence se trouva allégé. Une des rares distributions de bière eut lieu le même soir. Chacun eut vite fait de vider ses trois canettes, finis tous restèrent assis en rond sans guère se parler, insuffisante pour les enivrer, la bière les rendit maussades et songeurs ; elle ouvrit les écluses de leurs souvenirs, éveilla leurs tristesses, et les fit aspirer à des choses qu'ils ne savaient pas nommer.
Le soir du courrier Red but sa bière en compagnie de Wilson et de Gallagher, et ne s'en retourna à sa tente qu'à la nuit tombée. Il n'avait pas reçu de lettres, et encore qu'il n'en fût pas surpris car il était resté plus d'un an sans écrire à personne, il éprouva une trace de désappointement. N'ayant jamais écrit à Loïs, il n'eut jamais de ses nouvelles ; elle ne connaissait même pas son adresse. Mais, parfois, lors des arrivages de courrier, il se laissait aller à un petit espoir, aussi passager qu'irrationnel. L'affaire avec Loïs était bel et bien finie, et cependant…
Son cafard s'était accru alors même qu'il se trouvait sous la tente de ses amis. Feuilletant les quinze lettres qu'il venait de recevoir de sa femme, Gallagher s'occupait à répondre à quelques-unes de ses questions, tandis que Wilson se plaignait de la sienne. « Maudite femme, je lui a fait l'amour qu'elle oubliera jamais puis voilà qu'elle arrête pas de rouscailler pourquoi que j'y envoie point une partie de ma solde.
— Toi, te crèveras en taule », dit Red en gouaillant.
Au moment de regagner sa tente, il se sentit très déprimé. Il fit voler d'un coup de pied une canette vide et rampa dans son trou. Tout en étalant sa couverture chiffonnée, il se mit à jurer. « C'est bien les manières de cette nom de Dieu d'armée, fit-il à Wyman. Trois canettes de bière. Ils ont plus d'un tour pour vous faire enrager. »
Wyman se roula sur sa litière. « J'ai bu qu'une de mes bières, dit-il doucement. Pourquoi que tu prendras pas les deux autres, Red ?
— Non, merci, petit gars. » Il hésitait. Une tacite amitié était née entre eux depuis qu'ils campaient sous la même tente, mais dernièrement Wyman lui faisait des ouvertures de plus en plus fréquentes. « On se laisse aller à copiner avec des gars et puis ils se font bousiller », pensa-t-il. Plus que jamais Wyman lui rappelait Hennessey. « Tu feras mieux de boire ta bière, petit, dit-il. Va y avoir un bout de temps avant qu'ils en redonnent, de la bière.
— Non, j'aime pas beaucoup la bière. »
Red ouvrit une canette et fa passa à Wyman. « Allez, moitié moitié. » Ces deux canettes, s'il les avait bues tout seul, lui auraient monté à la tête tout juste assez pour lui permettre de s'endormir sans mal. Depuis la nuit du front ses reins le faisaient souffrir constamment et le tenaient réveillé ; et, au cours de ses insomnies, il ne manquait jamais de reconstituer le moment où il s'était attendu à être poignardé par le soldat japonais. Mais, quoi qu'il en fût, deux bières faisaient une grosse, une grosse faveur : Wyman aurait eu prise sur lui. Il valait mieux ne devoir rien à personne.
Ils burent en silence pendant quelques minutes. « T'as eu beaucoup de courrier, petit ? demanda Red.
— J'ai eu tout un paquet de ma mère. » Il alluma une cigarette, regardant devant lui.
« Et ta copine, comment qu'elle s'appelle déjà ?
— Je sais pas, j'ai rien reçu d'elle. »
Red grimaça sous le couvert de l'obscurité. Le comportement de Wyman aurait dû l'avertir. Faisant cadeau de sa bière, musardant tout seul sous la tente — il aurait dû se douter de ce qui clochait avec Wyman et éviter de lui en parler. « Eh, que diable, elle t'écrira, petit », fit-il maladroitement.
Wyman tripota sa couverture. « J'y comprends rien, Red. J'ai pas eu de ses nouvelles depuis que je suis parti. En Amérique, elle m'écrivait tous les jours. »
Red se rinça la bouche avec une gorgée de bière. « Ali ! c'est seulement cette armée qui s emberlificote avec le courrier.
— J'y ai pensé, mais j'y crois plus. Quand j'étais au dépôt de remplacement, j'y comptais pas ; mais on a eu déjà deux arrivages de courrier ici, et chaque fois j'ai eu un tas de lettres de ma mère et rien d'elle. »
Red se tâta le nez et soupira.
« Je te dirai la vérité, Red. Maintenant j'ai peur de recevoir une lettre d'elle. Ça sera probablement « mon chéri, j'ai rencontré un homme, je Suis sûre que tu comprendras ça… »
— C'est pas les femmes qui manquent, petit. Plus tôt t'as fait ton expérience, et mieux c'est. »
Il y eut de la peine et de l'angoisse dans la voix de Wyman. « Elle est pas comme ça, Red. Elle est vraiment line brave fille. Oh ! Jésus, je sais pas, y avait vraiment quelque chose de spécial en elle. »
Red grogna. L'émotion de Wyman l'embarrassait, et il se savait tenu à l'écouter. Il but un peu de bière, grimaça un sourire. « Je paie le coup que je bois », se dit-il. brusquement il s'imagina Wyman qui broyait du noir de toute la soirée, et cette pensée l'attendrit. « C'est comme (lui dira plutôt dur de rester là à se faire du tintouin », ait-il. Ainsi, du moins, lui aura-t-il manifesté un peu de sympathie. En général, les soucis d'autrui l'ennuyaient. « Chacun se casse le nez à son tour, et c'est maintenant celui de Wyman », pensa-t-il.
Comment que tu l'as rencontrée ? demanda-t-il.
— Elle est la petite sœur de Larry Nesbitt, tu te rappelles, je t'en ai parlé, un copain à moi.
— Oui, fit Red, qui se souvenait vaguement.
— Eh bien, je la voyais souvent autour de la maison de Larry, elle était tout juste un enfant et j'y ai jamais fait attention. Puis, un jour, deux mois avant d'entrer dans l'armée, je suis allé chez Larry mais il était pas à la maison, et c'est comme ça que j'y ai fait attention à sa sœur. Tu sais, elle a poussé pour ainsi dire. Alors j'y ai demandé de faire une promenade, et on est allé s'asseoir au parc et on a parlé, et… » Il se tut. « Je pouvais lui parler d'un tas de choses, et je sais pas, on est resté assis sur le banc et j'y ai dit que je voulais écrire sur les sports, et elle à dit qu'elle voulait dessiner des robes, et je me suis mis à rire jusqu'à ce que j'aie compris qu'elle parlait sérieusement, et on a parlé longtemps de ce qu'on voulait devenir. » Il avala sa bière. « Un tas de gens nous passaient et on s'est mis à jouer, tu sais un jeu où c'est qu'on devine leur âge et ce qu'ils font dans la vie, et elle essayait de deviner s'ils étaient heureux ou pas. Puis on s'est mis à examiner tous nos amis, et on a parlé beaucoup. »
Red sourit. « Et alors tu lui as demandé : « Qu'est-ce « que tu penses de moi ? »
Wyman le regarda avec étonnement. « Comment que tu sais ?
— Eh, j'ai deviné, c'est tout. » Il se rappelait le parc, au bout de la rue principale, dans la ville de la Compagnie, Pour un moment il put revoir le visage d'Agnès, et réentendre le son de sa propre voix : « Tu sais, je crois pas en Dieu. » Il eut un sourire pensif. Il gardait, de ce soir-là, une impression de beauté qu'il n'avait jamais ressentie avec la même intensité. « C'était quand ? demanda-t-il à Wyman. En été ?
— Oui, au début de l'été. »
Red sourit de nouveau. « Tous les merdeux y passent, songea-t-il, et tous ils pensent que c'est quelque chose de spécial. » Il imaginait Wyman, un adolescent timide sans doute, il le voyait qui parlait dans le parc, qui disait à la jeune fille de ces choses qu'il n'avait jamais su dire à qui que ce fût. Et, naturellement, la jeune fille était à l'avenant. « Je sais ce que tu veux dire, petit, fit-il.
— Tu sais, elle m'a dit qu'elle m'aimait, fit Wyman d'un air de défi, comme s'il s'attendait à voir Red partir d'un éclat de rire. Ç'a été tout ce qu'y a de sérieux entre nous, après cette nuit-là.
— Ta mère, qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Oh ! elle aimait pas l'idée, mais je m'en faisais pas. Je savais que j'y pouvais compter.
— Y a des fois que ça se complique, dit Red. On sait pas comment ça peut tourner. »
Wyman secoua la tête. « Ecoute, Red, ç'a l'air stupide, mais Claire me faisait réellement sentir que je pouvais devenir quelqu'un. Quand je la quittais et que je marchais tout seul dans les rues, eh bien, je sais pas moi, je savais que j'allais devenir un grand type un jour. J'en étais sûr. » Il se tut pour un moment, absorbé par ce qu'il venait de dire.
Red se demandait ce qu'il devait répondre. « Tu sais, un tas de gens sentent la même chose, petit.
— Oh ! nous, c'était différent, Red. C'était réellement quelque chose de spécial. »
Red tressaillit. « Je sais pas, murmura-t-il. Des tas de gens sentent comme ça, et puis pour toutes sortes de raisons c'est la culbute, ou bien on s'aigrit les uns les autres.
— On n'aurait pas fait la culbute nous autres, Red. Je te le dis, elle m'aimait. » Il réfléchit, et son visage se contracta. Il s'emmitoufla dans sa couverture. « C'est pas possible qu'elle me mentait, Red, c'est pas son genre. C est pas une fille à ça. » Il se tut, puis laissa échapper soudainement : « Tu crois pas qu'elle m'a menti, aïs ?
— Nix, elle a pas », dit Red. Il eut un serrement de cœur. « Nix, elle t'a pas menti, mais tu sais le monde change.
— Pas elle, dit Wyman. C'était différent, nous autres. » Un accent de frustration se devinait dans sa voix, dû à son incapacité de traduire en mots ses sentiments.
Red songea à la mère Wyman, à ce qu'elle aurait eu à supporter si son fils s'était marié, et il en eut une rapide et concise image — disputes, soucis d'argent, turbin qui éteindra leur jeunesse jusqu'à ce qu'ils ressemblent aux gens qui les ont passés dans le parc — tout cela il le vit clairement. Cette fille-ci ou une autre, indifféremment, parce qu'à trente ans elles se ressemblent toutes et parce que lui, Wyman, n'arrivera jamais à rien qui vaille vraiment. Il eut une vision de l'existence qui attendait Wyman, et cela le révolta. Il aurait voulu pouvoir lui dire quelque chose de plus réconfortant que ce simple fait, à savoir qu'il n'importait guère, après tout. Mais il ne put rien trouver, et il s'installa dans ses couvertures. Son dos lui faisait mal. « Ah ! essaie plutôt d'y passer la nuit, dit-il.
— Oui, c'est ça », murmura Wyman.
Comme sous une récidive de fièvre, Red succomba sous la peine familière de l'âge, de la mélancolie, et de la sagesse.
Croft et Martinez eux non plus ne reçurent pas de courrier ; ils n'en recevaient jamais.
Ridges eut une lettre de son père, crayonnée laborieusement sur une feuille de papier d'emballage où la mine avait creusé des sillons. Il demanda à Goldstein de la lui lire.
« Cher fils, moi meime é nou tou tu nous manque, on a moysonner la récolte é on a mi un peu dargen de coter, asser pour manger Grasse à Dieu. Sim a pousser biento dun mi pié é té zotre frere é seure socupe de lui, mere se sen bien. Le vieu Henry la perdu sé 3 zarpen, sé tune onte, mé la conpanie al veu rian savoir. Nou aprecion largen que tu anvoy, té un bon fils, nou dison tou sa. Ton pere qui teme. »
« C'est une rudement bonne lettre, dit Ridges quand Goldstein eut fini. L'a une belle écriture, papa.
— C'est une très bonne lettre », dit Goldstein. Il relut les dernières lignes dans l'une des lettres que sa femme lui avait écrites. « Hier Danny a demandé où tu étais. Je lui répète tout le temps que papa est à la guerre, et il ne t'a pas du tout oublié. Oh ! Joey, il est si mignon, comme je voudrais que tu sois ici pour le voir grandir, il n'y a rien de tel. Hier il a dit : « Quand est-ce que papa finir « faire boum-boum ? » Je ne savais pas s'il fallait en rire ou pleurer. Manny Straus a promis de prendre quelques photos… »
Goldstein but une gorgée de bière et se laissa envahir par une terrible nostalgie.
Le lendemain matin Wilson demanda à Gallagher de lui relire une des lettres (le sa femme. Il rit à plusieurs reprises, avec colère, alors que Gallagher lisait.
« Je va pa suporté sa jété une bone fame pour toi et tu sé sa, je ta toujour doné tous largens que tu voulé, et je droi mentenan à sen et vein dollar chaque moi je parlé à Wes HopeUinds o buro du chelieu et il dis que tu doi me doné largens que larmé te done et quia rien que tu peu fair contres. A moin que tu fais comesa Woodrow ou je va écrir une letres à larmé je sé ladrèse pasqué Wes me la dis et coman fair. Jené asé detre une bone fame pour toi pasqué tu veu pa comprendre… »
« Eh bien, comment que te l'aimes, cette vieille merde ? » dit Wilson. Il était furieux, et il réfléchissait à sa réponse. « Te vas m'écrire une lettre ce soir. Je m'en vas lui dire qu'elle ira pas loin avec toutes ses combines. » Il composa à haute voix quelques phrases qu'il destinait à sa femme. « Je te dis, te feras mieux de marcher comme une femme qu'il faut et finir de t'agiter et de me chamailler ou bien sacrédié c'est sûr et certain que je vas pas revenir, chez toi. » Il censura « sacrédié », ayant un obscur préjugé contre l'emploi des blasphèmes dans les lettres. « Y a des tas de femmes qui seraient contentes de m'avoir et tu sais ça. Je peux pas supporter une femme qui essaie tout le temps d'enlever le dernier sou à un nomme. Si que je veux dépenser un peu d'argent, je vas l'avoir. Je veux plus rien entendre parler sur cette solde. » Il se sentait amer et juste, et le fait de composer lui procura un plaisir qui lui monta à la tête. Il avait l'esprit plein de choses à l'adresse de sa femme, et une douce chaleur se répandait en lui chaque fois qu'il concevait une phrase mordante.
Il s'assit sur le rebord du trou, à l'entrée de la tente, louchant contre le soleil. « Prends cette autre fille, dit-il à Gallagher. Marche droit, elle. J'ai eu une lettre d'elle au dernier courrier, Red me l'a lue, où c'est qu'elle me dit qu'elle m'attend que je reviens à Kansas pour qu'on se marie et puis qu'on s'en va dans le sud. Ça c est une femme. Me faisait à manger, reprisait mes vêtements, ami donnait mes chemises pour la revue du samedi, et pour ce qu'est de faire l'amour y a longtemps que j'ai pas eu mieux. »
Gallagher cracha avec dégoût et envie. « L'espèce de bâtard que t'es. Si tu l'aimes tellement, pourquoi que tu lui dis pas que t'es marié, et qu'elle cherche à se débrouiller elle aussi un peu ? »
Wilson regarda Gallagher comme si celui-ci eût été stupide. « Eh, dis donc, pourquoi que j'y dirais ? Je peux pas savoir comment que je me sentirai quand je serai libéré. Peut-être que je voudrai aller à Kansas et me remettre avec elle. On peut pas savoir. Ça serait pitié si que je lui disais, puis qu'elle sera pas à m'attendre quand je serai libre et que j'ai envie d'elle. » Il secoua la tète et pouffa. « Moins que tu dis à une femme, et mieux tu te portes. »
Gallagher piqua une rage. « Foutre d'épateurs ! Vous êtes qu'une bande d'animaux !
— Heeey. »
Une flamme intérieure consumait Gallagher. Un type comme Wilson prenait la vie du bon côté et faisait payer les autres. Il regarda du côté de la jungle, vertueux, envieux.
Il se calma peu après, et se mit à examiner son courrier. Il n'eut le temps, la veille, que de lire les lettres de sa femme ; lettres déjà anciennes, dont la plus récente datait d'un mois, et il ne cessait pas de se répéter avec surprise qu'il était probablement père à l'heure actuelle. La date que sa femme avait mentionnée pour la naissance de l'enfant était échue depuis quelques jours, mais il ne pouvait y croire. Il se faisait l'impression que ce dont elle lui parlait avait lieu le jour même où il lisait sa lettre ; si elle écrivait qu'elle pensait visiter le lendemain une sienne amie, c'est précisément le lendemain du jour où il avait reçu sa lettre qu'il voyait Mary faisant sa visite. Il avait beau se raisonner, elle ne vivait pour lui que dans l'instant exact où il lisait ses lettres.
Présentement il ouvrait le restant de son. courrier. Il parcourut rapidement une lettre de sa mère, lut à Wilson quelque passage amusant d'une lettre reçue de Whitey Lydon, puis ouvrit une longue et épaisse enveloppe qui contenait un journal, genre « nouvelles en une ligne », de huit pages pauvrement imprimées. « J'y ai travaillé, dit-il à Wilson.
— Je savais pas que t'étais un reporter.
— Nix, c'est politique, ça. Ils publient le canard au siège du parti, avant les élections primaires. » Il vérifia la date. Le numéro du journal remontait au mois de juin. « C'est vieux comme tout », dit-il. Il éprouva une pointe d'envie en lisant les noms des gérants ; un de ses amis, resté dans le civil, était chargé du service de publicité. Gallagher savait ce que cela signifiait. Aux dernières élections primaires, avant sa mobilisation, il avait fait le porte-a-porte dans son arrondissement, sollicitant des contributions pour le journal. Celui qui rapportait la plus belle collecte était nommé chef de publicité, et recevait généralement quelque emploi à l'école communale de son quartier. Il avait manqué la ligne de quelques centaines de dollars à peine, mais on lui avait dit qu'il gagnerait certainement l'année suivante.
« C'est bien ma foutue chance de faire le soldat », dit-il avec ressentiment. Il se mit à lire le canard. Un titre attira son attention :
le cafard andrews au ixe arrondissement flanquons-le a la porte
C'est encore ce madré Andrews Tohu-Bohu en Action, exactement comme la dernière fois quand il s'est présenté aux élections législatives avec son mot d'ordre : Andrews contre le communisme, vous vous souvenez ? Mais qu'est-ce qu'il a fait quant au communisme ? R-I-E-N, pour autant que nous
tachions. (Jn de ses hommes, à son quartier général, était, vice-président du C. I. O., et un autre était directeur de la Ligue antinazie de N. -Y., rappelez-vous, cette ligue qui n'aimait as le père Coughlin et qui voulait boycotter le catholique Fanco.
Eh bien, Jimmy Andrews, Vieux Loustic, sachez que la vieille jument grise N'est Plus Ce Qu'elle A Eté. Aussi ne démarrez pas du pied gauche, ne dupez pas le Public ou les Vétérans, mordez-vous la langue avant de parler. Aidez les Vétérans. — Ne Trichez Pas. Nous vous avons à l'œil, Jimmy Andrews, et les électeurs du IXe Arrondissement ne veulent pas d'un cafard. Alors gare à vos fréquentations. Il n'y a
Ras de place dans le parti pour des hommes comme vous, nous y veillerons. Pas de cafards. Pas de communistes. Andrews a la porte.
Tout en lisant, Gallagher ressentait une sourde colère. C'est ce genre de types-là qu'il fallait surveiller, les foutres de communistes. Il pensait au temps où il conduisait un Camion, et comment la Fédération américaine du Travail avait essayé de l'enrôler. Il avait signalé le fait au siège du parti, sur quoi l'organisateur en question n'y remit plus les pieds. Ï1 y avait quelque chose de bizarre là-dessous, il avait noté la présence, dans le parti, de gars qui flirtaient avec les Rouges, des hommes comme Big Joe Durmey ou encore ce type de Jim Andrews et puis d'abord il ne devrait pas y avoir de place dans le parti pour des cafards. C'étaient des types de cette espèce qui lui tiraient toujours dans les pattes, voilà pourquoi il n'est jamais arrivé à rien. Il pensa à Whitey Lyon, et de nouveau il éprouva une pointe d'envie. Tous le devançaient, alors que lui moisissait ici. Il n'y avait personne à qui l'on pût se fier. Le loup mange le loup.
Il plia le journal et le fourra dans sa poche. Croft les appelait. Ils quittèrent leurs tentes, se dirigeant vers le camion qui devait les emmener à leur travail sur la route. Le soleil ne s'était levé que depuis une heure, et la matinée avait encore toute sa jeune fraîcheur. Gallagher songea vaguement à des frais matins d'été, quand il partait au travail et que le pavé était encore froid et net après la nuit. Il avait oublié son journal, et tout en se hissant dans le camion, il chantonnait.
Au bureau de poste — une tente pyramidale garnie de deux tables — le vaguemestre triait le courrier dont les destinataires n'ont pas pu être touchés. Entouré d'un bout de ficelle, un paquet de vingt lettres adressées à Hennessey traînait depuis des heures sur le coin d'une table. Le vaguemestre, qui le remarqua finalement, fut contrarié : lui qui se piquait de connaître par cœur les noms de tous les hommes du régiment, il ne put situer celui d'Hennessey.
« Est-ce que Hennessey a été changé de compagnie ? demanda-t-il à son aide.
— Je sais pas, le nom est familier. » L'aide-vaguemestre réfléchit un instant, puis ajouta : « Attends voir, je me rappelle, il a été bousillé le jour du débarquement. Il était content de se souvenir, alors que le vaguemestre avait oublié.
— C'est ça, fit le vaguemestre hâtivement. Droit sur la plage, j'en ai parlé avec Brown. » Il regarda les enveloppes ficelées, soupira, y appliqua un tampon. « Destinataire tué à l'ennemi. » Il fut sur le point de mettre le paquet dans l'un des sacs à ses pieds, quand il nota l'adresse de l'expéditeur. Il parcourut les enveloppes, découvrit qu'elles portaient toutes la même adresse. « Hé ! regarde ça », dit-il à son aide.
« Mama et Papa, 12 Riverdale Avenue, Tacuchet, Indiana », lut l'aide-vaguemestre. Pendant un moment il imagina un couple grisonnant, à la joue rose, la Mama et le Papa reproduits à des milliers d'exemplaires sur les affiches qui vantent des limonades et des gargarismes et des pâtes dentifrices, « Dis, si c'est pas triste, fit-il.
— Sûr que c'est triste.
— Ça vous fait réfléchir », dit l'aide-vaguemestre.
Après le repas de midi, Gallagher était assis sous sa tente quand Croft l'appela. « Qu'est-ce qu'y a ? demanda Gallagher.
— L'aumônier veut te voir, dit Croft.
— Pour quoi faire ?
— Je sais pas, fit Croft, haussant les épaules. Pourquoi que t'irais pas voir ? Nous serons partis quand tu seras de retour, alors tu resteras de garde au bivouac pour l'après-midi. »
Gallagher traversa le camp et s'arrêta face à la tente de l'aumônier. Son cœur battait rapidement, et il s'efforçait de contrôler son émotion. Avant le débarquement à Anopopéi il avait demandé à l'aumônier si celui-ci n'avait pas besoin d'un second assistant, et l'aumônier promit de considérer la chose. Pour Gallagher cela signifiait exemption du service et des corvées, et plus d'une fois il se permit de rêver à cette éventualité.
« Bonsoir, mon père, fit-il. On m'a dit que vous vouliez me voir. » Sa voix était polie et incertaine, et l'effort qu'il s'infligeait pour surveiller son langage le faisait transpirer.
« Asseyez-vous, Gallagher. » Le père Leary était un homme entre deux âges, de taille svelte et élancée, au cheveu clair et à la voix câline.
« Qu'est-ce qu'il y a, mon père ?
— Fumez, mon fils, ne vous gênez pas. » Il lui donna du feu. « Vous recevez beaucoup de courrier de chez vous, Gallagher ?
— Ma femme m'écrit presque tous les jours, mon père. Elle attend un bébé d'un jour à l'autre.
— Oui », fit le père Leary. Il se tut, se toucha la lèvre, puis tout à coup il s'assit. « Mon fils, j'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. »
Gallagher ressentit un froid. « Qu'est-ce qu'il y a, mon père ?
— Voyez-vous, mon fis, bien des choses sont difficiles à comprendre. Mais on doit les accepter avec humilité et croire qu'il y a de justes raisons à cela, que Dieu comprend et voit et fait ce qui est pour le mieux alors même que cela nous paraît incompréhensible. »
D'abord mal à l'aise, Gallagher devint brusquement frénétique. Toutes sortes de pensées foliés lui traversèrent l'esprit. « Ma femme m'a pas quitté, n'est-ce pas ? » bé-gaya-t-il. A peine formulée, sa question lui fit honte.
« Non, mon fils. Quelqu'un est mort.
— Ma mère ? »
Le père Leary secoua la tête. « Non, pas vos parents. »
Gallagher pensa que son enfant était mort en naissant. Il éprouva une vive sensation dé soulagement. « C'est pas si terrible », se dit-il. Le temps d'une seconde il se redemanda sottement si le père Leary ne l'avait pas fait venir pour lui offrir une place d'assistant.
« Non, mon fils. Je crains que ce ne soit votre femme. »
Les mots glissèrent sur lui sans l'entamer. Il resta assis, sans réagir, ne pensant à rien. Un insecte passa en bourdonnant à travers les rabats repliés de la tente, et il le suivit du regard. « Qu-quoi-oi ? demanda-t-il.
— Votre femme est morte en couches, Gallagher, dit le père Leary, regardant au loin. Mais on a sauvé votre enfant.
— Mary était pas très forte », dit Gallagher. Le mot c morte » se forma en lui, parce que ce mot avait acquis une valeur unique dans son imagination, il vit Mary qui frissonnait et se contractait comme le soldat japonais tué dans la clairière. Il se mit à trembler irrésistiblement. « Morte », dit-il. Le mot était dénué de sens. Il demeurait immobile et étourdi ; ses pensées s'étaient retranchées dans quelque profond repli de son esprit, et les paroles de l'aumônier glissaient inefficacement sur la face anesthésiée de sa cervelle. Il eut l'impression, pendant plusieurs secondes, qu'on lui racontait une histoire qui ne l'intéressait guère. Assez bizarrement, la seule chose qui le préoccupât c'était de paraître dégourdi, pour impressionner l'aumônier. « Ohhhhhh, prononça-t-il finalement.
— Je n'ai reçu que des renseignements très superficiels, mon fils, mais je vous donnerai les détails dès que j'en apprendrai davantage. Il est pénible d'être si loin de chez soi, et de ne pas pouvoir embrasser ses bien-aimés une dernière fois.
— Oui, c'est dur, mon père », dit Gallagher machinalement. Comme au point du jour on distingue peu à peu les objets autour de soi, la signification de ce qu'il venait d'entendre se révélait lentement à son esprit. Il commençait à comprendre que quelque chose de funeste était arrivé, et il pensa — j'espère que Mary se tracasse pas à cause des nouvelles. Il se rendit soudain compte que Mary ne se tracasserait pas, et, face à ce déni, il ^ut un mouvement de recul. Il regardait d'un air hébété la chaise sur laquelle se tenait l'aumônier. Comme s'il avait été à l'église, il coula un coup d'œil sur ses mains et s'efforça d'assumer une expression sérieuse.
« La vie continue. Que votre enfant ait été sauvé, voilà qui n'est pas sans signification. Si vous le désirez, je me renseignerai pour savoir qui prendra soin de l'enfant. Peut-être pourrions-nous obtenir que vous partiez en permission. »
Gallagher reprit courage. Il verra sa femme. Mais Mary était morte. Cette fois-ci il ne recula pas devant la contradiction. Assis sans bouger, il pensait que la lumière était belle le matin tandis qu'il grimpait dans le camion, et, vaguement, il comprit qu'il souhaitait le retour de cet instant.
« Mon fils, il faut avoir du courage.
— Oui, mon père. » Il se leva. Il ne sentait pas la plante de ses pieds, et quand il se passa la main sur la bouche, elle lui parut enflée et méconnaissable au toucher. Il eut un instant de panique, puis il pensa au serpent dans la grotte. « Je parie que le docteur était un foutre de Yid », se dit-il. Encore qu'il l'eut aussitôt oubliée, cette réflexion lui procura une agréable sensation de droiture. « Eh bien, merci mon père, dit-il.
— Retournez à votre tente et couchez-vous, mon fils, fit le père Leary,
— C'est ça, mon père. » Il retraversa le camp. Les hommes étaient en corvée, et le bivouac, presque désert, lui inspira un sentiment de sécurité. Il arriva à sa tente, rampa dans le trou, s'allongea sur la couverture. Il ne sentait rien, sinon une extrême fatigue. Il avait mal à la. tête, et il se demanda paresseusement s'il prendrait un comprimé d'atabrine dans son trousseau. « Peut-être que j'ai la malaria », se dit-il. Il se rappela le visage de Mary dans les premiers jours de leur mariage, quand elle lui servait un plat. Ses poignets étaient très frêles, et il revit le poil doré sur ses avant-bras.
« Je parie que le toubib était un foutre de Yid », dit-il tout haut. Le son de sa voix le fit sursauter, et il se roula sur le dos. Une colère montait en lui à mesure qu'il y pensait, et une ou deux fois il murmura : « C'est le Yid qui l'a tuée. » Cela lui fit du bien. Il eut une agréable sensation d'auto-apitoiement, et il s'y laissa aller pendant plusieurs minutes. Sa chemise était trempée, et parce qu'il jouissait de sentir ses mâchoires se contracter, de temps a autre il faisait grincer ses dents.
11 se sentit tout à coup moite, et, avec une sorte de précipitation, il commença de comprendre que sa femme était réellement morte. La douleur et la nostalgie dilatèrent sa poitrine, et il se mit à pleurer. Au bout (l'une minute il devint conscient du bruit de ses sanglots et il se tut, un peu terrifié, si étrange lui parut son hoquet. On eût dit qu'une couche d'isolant étouffait ses sensations, et qu'il ne s'en dégageait que pour de courts moments, entre deux accès de douleur.
Il se mit à penser aux soldats morts dans la clairière, voyant Mary épouser successivement la posture des cadavres, Il recommença de trembler. Un intense sentiment d'horreur et de nausée et de peur l'envahit. Il s'agrippa ù la couverture, grommelant sans se rendre compte de ce qu'il disait : « Y a trop longtemps que j'ai pas été à confesse. » Il perçut avec acuité l'odeur de ses vêtements. « Je pue, j'ai besoin d'un bain », pensa-t-il. L'idée commençait de le tourmenter, et il songea à descendre au ruisseau et à s'y jeter. Il quitta sa tente, mais, se sentant trop faible pour parcourir les cent mètres qui le séparaient du ruisseau, il s'arrêta face à la tente de Red et remplit son casque avec de l'eau qu'il prit dans un bidon. En posant le casque par terre il le renversa, et l'eau se répandit sur ses pieds. Il ôta sa chemise, remplit de nouveau son casque, se versa l'eau sur la nuque. Le froid et désagréable contact du liquide le fit frissonner. Il remit machinalement sa chemise, revint en titubant à sa tente, se recoucha, ne pensant à rien. La chaleur du soleil était oppressante sur la toile caoutchoutée. La somnolence le gagna, et il s'endormit à la fin. A travers son sommeil son corps tressaillait de temps à autre.
LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS