LES PERMISSIONS

Dans le creux, cette nuit-là, couchés côte à côte.

Brown. — Ecoutez, vous savez, avant qu'on est parti j'ai entendu dire que les permes arrivent la semaine prochaine, et que ce coup-ci c'est notre compagnie qu'aura dix hommes sur la liste.

Red (ricanant). — Tu parles si c'est pas pour les ordonnances.

Minetta. — Dis, ça te fait rien, toi, que nous on fait ce boulot avec pas assez d'hommes dans la section et que là-bas ils ont une douzaine d'ordonnances pour ces pouilleux d'officiers ?

Polack. — T'accepterais pas, toi, de faire l'ordonnance ?

Minetta. — T'as foutrement raison que j'accepterais pas, je me respecte moi.

Brown. — Mais je plaisante pas, Red, peut-être qu'on sera de la fournée, toi et moi.

Red. — Combien de permissionnaires qu'elle a eus le mois dernier, notre compagnie ?

Martinez. — Un. Mois avant, deux.

Red. — Là, un homme par compagnie. Y a au moins cent gars chez nous qu'on leurs dix-huit mois de campagne. Ecoute Brown, calme-toi, tout ce qu'il te faut c'est attendre une centaine de mois.

Minetta. -— Aaah ! tu parles d'une poisse.

Brown. — < Qu'est-ce que ça peut te foutre, Minetta ?

T'as même pas assez de présence au corps pour avoir attrapé un coup de soleil.

Minetta. — Si vous les vieux vous bougez pas d'ici, je serai fait comme un rat quand mes dix-huit mois arrivent. C'est tout pareil qu'une prison, Jésus.

Brown (pensivement). — Vous savez, c'est toujours quand c'est ton tour de perme que tu prends la buche. Vous vous rappelez Shaughnessy, des Pionniers ? C'était son tour, il avait sa feuille de route et tout, puis ils l'ont envoyé dans une patrouille tout ce qu'il y a de pépère et il s'est fait bousiller.

Red.  — Sûr, c'est pour ça qu'ils l'ont envoyé en patrouille. Ecoute mon vieux, y pense plus, te sortiras pas de l'armée, toi ni aucun de nous.

Polack. — -Vous voulez savoir quelque chose ? Si j'avais mes dix-huit mois j'aurais pu me débrouiller pour décrocher ma perme. Y a qu'à faire la lèche à Mantelli ou à un gros enculé de sergent là-bas, puis quand tu gagnes un peu de pognon au poker tu leur refiles vingt-trente livres, l'air de dire « voilà pour un cigare, un cigare de perme, compris ? » Y a toujours moyen de moyenner.

Brown. — Nom de Dieu, Red, Polack a peut-être raison, tu te rappelles quand Sanders a eu sa perme, et qui qu'il était, un bon à pas grand-chose sauf à baiser le cul au Mantelli pendant tout un an.

Red. — Crois-moi Brown, essaie pas le truc, si tu te mets à faire la lèche au Mantelli ça lui plaira tellement qu'il te laissera jamais partir.

Minetta. — Qu'est-ce que c'est que tout ce trafic, je me demande ? Cette nom de Dieu d'armée qui reprend d'une main ce qu'elle donne de l'autre ? Ça vous crève le cœur.

Polack. — Tu commences d'y voir clair.

Brown (soupirant). — Aaah ! ça vous rend malade. (Se retournant dans ses couvertures.) Bonne nuit.

Red (couché sur le dos, regardant les étoiles paisibles). — Ces permes c'est pas pour envoyer les gars chez eux, c'est pour comment pas les envoyer chez eux.

Minetta. — Voui, bonne nuit.

(Voix collective.) Bonne nuit… bonne nuit.

(Les hommes dorment entourés par les collines et par le chuchotement silencieux de la nuit.)

Les hommes passèrent une nuit inquiète. Frissonnant sous leurs couvertures, trop fatigués, ils dormirent mal. Celui dont c'était le tour de monter la garde gagnait en titubant la crête de la colline et, les yeux écarquillés, il fouillait du regard l'herbe dans la vallée dessous. Tout était lugubre dans les collines, tout était froideur et ar gent sous la lumière de la lune. Les dormeurs recroquevillés dans le contrebas devenaient lointains et irréels. L'homme de garde se sentait terriblement seul, comme s'il s'était égaré parmi les vallées et les cratères de la lune. Rien ne bougeait, et rien cependant n'était au repos. Une brise soufflait, triste et pensive ; l'herbe bruissait, allant et venant par vagues chatoyantes. La nuit était intensément silencieuse.

L'aube venue ils plièrent leurs couvertures, refirent leurs sacs et cassèrent la croûte, mâchant avec lenteur et sans appétit des œufs au jambon de conserve et des biscuits carrés. Leurs muscles étaient engourdis, et la transpiration de la veille ramollissait leurs vêtements. Les plus âgés appelaient de leurs souhaits la sortie du soleil ; toute chaleur semblait absente de leurs corps. Red souffrait des reins, Roth avait des douleurs rhumatismales dans son épaule droite, Wilson eut une attaque de diarrhée après manger. Tous se sentaient mornes, sans volonté, ne pensant guère à la marche qui les attendait.

Debout sur la crête, Croft et Hearn discutaient l'étape à venir. A cette heure matinale une brume planait encore sur la vallée, estompant la montagne et le col. Les deux hommes regardaient vers le nord, détaillant la chaîne de Watamaï. Pareille à un banc de nuages pris dans la brume elle s'étendait à perte de vue, s'élevait précipitamment jusqu'au pic du mont Anaka, puis chutait de même pour faire place au col sur sa gauche, et remontait de nouveau.

« Semble sûr et certain que les Japonais surveillent le col », commenta Croft.

Hearn haussa les épaules. « Ils ont probablement assez à faire sans ça. C'est joliment loin derrière leurs lignes. »

La brume se dissipait et Croft loucha dans les jumelles. « J'en sais rien, mon lieutenant. Ce col est assez étroit pour qu'une seule section le tient jusqu'à perpète. » Il laissa aller un crachat. « Sûr, faudra aller voir. » Le soleil commençait de faire ressortir le contour des collines, et l'ombre s'amincissait dans les creux et dans les replis.

« Il n'y a fichtre rien d'autre à faire », grommela Hearn. Déjà il réagissait à l'antipathie réciproque entre lui et Croft. « La chance aidant nous camperons ce soir derrière les lignes japonaises, et demain nous pourrons pousser une reconnaissance. »

Croft en doutait. Ses instincts, son expérience, lui disaient que le passage du col était dangereux, peut-être même futile, et cependant il n'y avait pas d'alternative. Ils pouvaient s'attaquer au mont Anaka, mais Hearn refuserait d'en entendre parler. Il cracha de nouveau. « Rien d'autre à faire, je suppose », dit-il. Mais il ne laissait pas d'être troublé. Plus il examinait la montagne…

« Allez, mettons-nous en route », dit Hearn.

Ils descendirent vers les hommes, ajustèrent leurs sacs et se mirent en marche. Hearn, Brown et Croft passaient alternativement en tête de colonne, tandis qu'agissant en éclaireur Martinez les devançait de trente ou de quarante mètres. L'herbe était humide de la rosée nocturne et les hommes glissaient fréquemment dans les descentes et ahanaient bruyamment dans les montées. Hearn, toutefois, se sentait en forme. Ayant réagi contre les fatigues de la veille, son corps avait gagné en force ce qu'il avait brûlé en déchets. Il s'était réveillé avec une roideur dans les muscles et une épaule endolorie, mais dispos par contre, et de bonne humeur. Ses jambes étaient fermes, et il se savait une réserve accrue d'endurance. Comme ils traversaient leur première crête il resserra son paquetage sur ses épaules et présenta son visage au soleil. Tout sentait bon, l'herbe avait la douce et fraîche odeur des petits matins. « Allons-y les gars, un coup de reins », dit-il allègrement, les regardant passer un à un. Il venait de quitter la tête de la colonne et il allait d'un homme à l'autre, ralentissant ou augmentant son pas pour se tenir à leur niveau.

« Comment ça va aujourd'hui, Wyman, un peu mieux qu'hier ? »

Wyman fit oui de la tête. « Oui mon lieutenant. Je regrette que j'ai flanché hier.

— Diable, on est tous vannés, mais ça ira mieux aujourd'hui. » Il lui donna une tape sur l'épaule et ralentit pour laisser venir Ridges.

« Un tas de pays, hein mon gars ?

— Oui mon lieutenant, un bien grand tas », dit Ridges en souriant.

Il marcha un moment à la hauteur de Wilson. « Alors, on fertilise toujours la terre, mon vieux ?

— Oui, j'ai perdu mon robinet, y a plus moyen de rien garder. »

Hearn lui mit son coude dans les côtes. « Au prochain arrêt on va vous tailler un tampon. »

Tout était simple, tout tournait rond. Il savait à peine pourquoi il bavardait de la sorte avec les hommes, mais ça lui faisait grand plaisir. Il avait écarté de lui ses spéculations et ne se faisait guère de souci quant au sort de la patrouille. La journée s'écoulerait probablement sans histoires, et le lendemain soir ils seraient prêts à prendre le chemin du retour. Dans quelques jours la patrouille serait finie, et tous ils se retrouveraient au bivouac.

La pensée de Cummings réveilla en lui un sursaut de haine, et tout d'un coup il ne désira plus la fin de la patrouille. Sa bonne humeur en pâtit momentanément. Quel que fût le succès de l'expédition, Cummings seul allait en bénéficier.

Au diable avec lui. Il n'y avait qu'ennui à la clef dès lors qu'on s'acharnait à pousser les choses à l'extrême. Le truc consistait à mettre un pied devant l'autre. « Bon les gars, en avant », dit-il paisiblement, les voyant s'attaquer à une pente. « C'est ça, d'emblée. »

Et il y avait encore d'autres problèmes. Il y avait Croft. Plus que jamais il devait être sur ses gardes, happer les choses au vol, apprendre en quelques jours ce que Croft avait acquis pendant des mois et des années. Son commandement, pour l'instant, se trouvait dans le plus précaire des déséquilibres. Croft pouvait, en un sens, le faire culbuter d'une pichenette quand bon lui semblerait. La nuit dernière, sur la crête… Croft détenait une sorte d'emprise maléfique sur la section, une emprise assez effrayante.

Il continua de parler aux hommes tout en marchant à leur hauteur, mais le soleil se faisait plus chaud et chacun redevenait fatigué et irritable. Lui-même les abordait avec moins de spontanéité.

« Comment va, Polack ?

— Pas de gaz », dit Polack évasivement.

Ils lui opposaient une résistance. Ils étaient précautionneux, défiants peut-être. Parce qu'il était officier, ils s'en méfiaient instinctivement. Mais il y avait plus. Croft était avec eux depuis si longtemps, il contrôlait si complètement la section, qu'ils ne pouvaient sans doute pas croire que le commandement ne lui appartenait plus. Ils craignaient de l'accepter, lui Hearn, de peur que Croft ne s'en souvînt quand il aurait repris les rênes. Aussi, pour Hearn, il s'agissait de leur faire comprendre qu'il était avec eux à titre permanent. Mais cela demanderait du temps. Si seulement il avait passé une semaine avec eux au bivouac, s'il avait eu l'occasion de les mener dans quelque patrouille secondaire avant celle-ci. Il haussa les épaules, s'épongea le front. Le soleil devenait brûlant.

Et les collines n'arrêtaient pas de s'élever les unes à la suite des autres. Toute la matinée la section avança dans la haute herbe, montant pas à pas, peinant dans. les vallées, escaladant de nouvelles pentes. Leur fatigue s'accroissait, leur souffle se faisait court, le soleil et l'effort allumaient leurs visages. Personne ne disait mot tout au long de la file qui se poussait laborieusement en avant.

Des nuages couvrirent le ciel et il se mit à pleuvoir. L'effet en fut d'abord agréable car la pluie apporta une fraîcheur avec elle et une brise courut au sommet de l'herbe, mais bientôt le sol se ramollit et ils pataugèrent dans la boue. Peu à peu chacun redevint trempé. La tête baissée, le canon du fusil pointé vers le bas pour le protéger de la pluie, la colonne ressemblait à une rangée de fleurs flétries. Tout, sur eux, pendillait et s'affaissait.

Le terrain changeait, devenait plus rocailleux. La pente des collines se faisait plus abrupte, et parfois elles se couvraient de fourrés qui arrivaient à mi-hauteur d'homme. Pour la première fois depuis leur sortie de la jungle ils croisèrent un îlot d'arbres. La pluie cessa et le soleil redevint brûlant. A midi ils firent halte dans un bouquet d'arbres, se défirent de leur charge, mangèrent un morceau. Wilson tripota avec dégoût ses biscuits, avala un bout de fromage. « Paraît que ça te constipe, dit-il à Red.

— Foutre, faut que c'est bon à quelque chose. »

Wilson rit, mais il était soucieux, Toute la matinée il

avait souffert de la diarrhée, et son dos et son aine lui faisaient mal. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi son corps le lâchait de la sorte. Il s'était toujours glorifié d'être capable d'en faire autant que n'importe qui, et voilà qu'il devait se traîner en queue de la colonne et se retenir à l'herbe même dans les montées les plus insignifiantes. Il se tordait de crampes, transpirait terriblement, et son barda écrasait ses épaules comme un bloc de ciment.

« Je te jure, Red, soupira-t-il, je suis bousillé comme tout dedans mes tripes. Quand je rentrerai je vas me faire cette op-pér-ration. Sans ça je suis plus bon à rien foutre.

— Voui.

— C'est vrai, Red, je fais que retarder tout le monde. »

Red partit d'un gros rire. « Tu crois qu'on est pressés ?

— Nan, mais je peux pas m'empêcher de me faire de la bile. Si jamais qu'on tombe sur quelque chose quand on arrive au col ? Dis, je me rappelle plus comment que c'est un trou de cul qui tient bon. »

Red rit. « Aaah, t'en fais pas, vieux. » Il ne voulait pas se laisser entraîner par les ennuis de Wilson. « J'y peux rien », se disait-il. Ils continuèrent de manger sans hate.

Peu de minutes plus tard Hearn ayant donné l'ordre de reprendre la route, les hommes quittèrent le bouquet d'arbres et se remirent à piétiner au soleil. Rien que la pluie eût cessé, tout était boueux dans les collines où une vapeur s'élevait du sol. Penchés en avant, ils montaient une ligne de crêtes qui s'étendait à l'infini. S'étirant sur une centaine de mètres, ils trébuchaient à travers l'herbe, absorbés dans les maux et les misères de leurs corps. Leurs pieds étaient en feu, leurs cuisses tremblaient d'épuisement. Autour d'eux tout miroitait dans la chaleur de midi, et un silence sans limites s'appesantissait sur la création. Seul se faisait entendre le vrombissement des insectes, presque plaisant dans sa persistance. Pour Croft et pour Ridges, même pour Wilson, l'atmosphère évoquait des images de labour dans les fermes aux jours de canicule, paisibles et bienfaisantes images dont rien ne dérangeait la quiétude sinon le fragile tracé d'un papillon contre le ciel. Paresseusement, comme s'ils déambulaient le long d'un chemin rural, ils se laissaient aller au fil de leurs souvenirs, revoyant l'ondoiement fertile des terres, aspirant des odeurs de germination après l'averse et l'éternelle haleine du sol labouré et des chevaux en suée. Eblouissants, le soleil et la chaleur embrasaient le monde.

Ils marchèrent pendant une heure, grimpant sans cesse, puis ils firent halte près d'un ruisseau pour remplir leurs bidons. Ils s'y reposèrent quinze minutes, et ce fut de non veau la marche. Trempés et retrempés au moins une douzaine de fois par l'embrun, la rivière, la transpiration, la rosée nocturne, leurs vêtements, à mesure qu'ils séchaient, se couvraient de nouvelles, taches. Le sel avait rayé le blanc de leurs chemises, et sous leurs aisselles et leurs ceinturons l'étoffe commençait de pourrir. Leur peau était échauffée et couverte de cloques et brûlée par le soleil ; déjà certains d'entre eux boitillaient, incapables de poser à plat leurs pieds ulcérés. Mais, sous le poids écrasant de la marche, sous la fièvre qui les consumait, c'est à peine s'ils s'apercevaient de leurs maux. La fatigue les avait écartelés, elle s'était insinuée dans les plus fragiles recoins de leurs corps, coulant du plomb dans leurs muscles. Ils avaient si souvent goûté à la bile amère du surmenage, ils s'étaient éreintés à l'assaut de tant de collines, qu'ils succombaient enfin à l'anesthésie de l'épuisement. Inanimés, stupides, oscillant en tous sens, ils continuaient leur effort sans plus se demander où ils allaient. Même le poids écrasant de leur charge était devenu partie d'eux-mêmes — un bloc de pierre incrusté à même leur dos.

Poussant plus haut, les taillis et les fourrés leur arrivaient presque à la poitrine. Des ronces se prenaient dans leurs fusils et les agrafaient au passage. Ils se débattaient, plongeaient à travers les broussailles, s'immobilisaient quand les épines les avaient ancrés au sol, se dépêtraient, repiquaient une tête. Rien n'existait pour eux en marge du terrain qui les précédait dans l'immédiat ; ils ne levaient presque jamais la tête vers le sommet de la colline qu'ils escaladaient.

Au début de l'après-midi ils firent une longue halte à l'ombre de quelques rochers. Le temps s'écoula dans une paix léthargique, parmi le stridulement des criquets et le vol languide des insectes. Pitoyablement exténués, les hommes s'endormaient. Hearn lui non plus n'avait aucun désir de bouger, mais la halte se prolongeait trop. Il se leva avec lenteur, ajusta son sac. « Allons, debout les gars », appela-t-il. Il n'y eut pas de réponse, et il ressentit une vive irritation. Ils auraient obéi à Croft sans lambiner. « Allons-y, mettons-nous en route, les gars. Nous ne pouvons pas rester assis sur nos fesses toute la journée. » a voix fut dure et impersonnelle, et les soldats se remuèrent dans l'herbe, avec lenteur et de mauvaise grâce. En les entendant grogner, il devenait conscient de leur grincheuse et maussade résistance.

Ses nerfs étaient plus tendus qu'il ne s'en rendait compte. « Suffit de bisquer et qu'on démarre », s'entendit-il siffler. Il comprit tout à coup qu'ils l'excédaient outre mesure.

« l'espèce de fils de garce », grogna quelqu'un. Il en fut choqué et vexé mais il se contint. Leur réaction, après tout, était assez compréhensible. Il fallait bien qu'ils pussent décharger leur fiel sur celui qui personnifiait à leurs yeux les fatigues de la marche, et quoi qu'il fît il allait, tôt ou tard, s'attirer leur haine. Son attitude finirait pas les décontenancer et par les embêter. Ils obtempéraient à Croft parce que Croft satisfaisait à leur besoin de haine, l'encourageait, la dominait de haut, et se payait de retour en leur faisant exécuter ses ordres. « Nous avons encore bien du chemin à faire , dit-il plus calmement.

Ils continuèrent de cheminer d'un pas pesant. Le mont Anaka se faisait plus proche. Chaque fois qu'ils atteignaient une crête la muraille verticale des falaises leur

S apparaissait qui bordait le col, et ils pouvaient même distinguer la silhouette des arbres dans la forêt qui poussait à mi-hauteur de la montagne. Le paysage, l'air même, avaient changé. Il faisait plus frais, et l'air raréfié piquait faiblement leurs poumons.

A trois heures ils atteignirent les approches du col.

Croft escalada la crête de la dernière colline, s'accroupit derrière un arbuste et examina le terrain. Une vallée s'étendait au-dessous de lui sur un quart de mille environ, un îlot de haute herbe limité sur le devant par la chaîne des montagnes, et par des collines sur les côtés. Au delà  de la vallée le col serpentait à travers la chaîne, gorge rocailleuse prise entre deux murs de pierre perpendiculaires. Dissimulé sous un lit de verdure, le fond du défilé pouvait receler un grand nombre d'hommes.

Il concentra son attention sur les quelques monticules qui se pressaient à l'entrée du col, fouillant du regard la jungle à leur pied. D'avoir fait tout ce chemin lui procurait une apaisante satisfaction. « On a fait un sacré bout de route », se disait-il. Un grondement d'artillerie lui parvenait, amorti dans le grand silence qui planait sur les collines, l'écho sporadique d'une bataille qui se déroulait de l'autre côté de la montagne.

Martinez vint le rejoindre. « Ecoute, Mange-Japonais, chuchota-t-il, suivons le bord des collines qui contournent cette vallée. Des fois qu'y a quelqu'un à l'entrée du col, ils nous verraient si on traverse tout droit. » Martinez approuva de la tête, parcourut le sommet de la colline plié en deux, et prit sur la droite pour contourner la vallée.

Ils avançaient avec une grande lenteur, se tenant au plus près de l'herbe. Martinez faisait une trentaine de mètres, s'arrêtait pour un temps, puis repartait. Quelque chose de sa prudence se transmit aux hommes qui le suivaient. Sans que rien n'eût été dit, tous devinrent circonspects. Chacun revint de sa fatigue, les sens alertés, la jambe moins incertaine. Ils faisaient attention où ils posaient leur pied, levant la jambe à chaque pas, la reposant avec fermeté, s'efforçant d'éviter tout bruit. Devenus extrêmement sensibles au silence qui pesait sur la vallée, ils sursautaient au moindre bruit inattendu, réagissaient au bourdonnement des insectes. Leur tension s'accroissait. Ils s'attendaient à quelque événement, et leurs bouches tournaient au sec et leurs cœurs se mettaient à battre immodérément.

Il n'y avait que quelques centaines de mètres entre l'endroit d'où Croft avait examiné le terrain et les approches du col, mais la route prise par Martinez s'étendait sur plus d'un demi-mille. Il leur fallut un long temps pour faire la boucle, une demi-heure peut-être, et leur vigilance s'en ressentit. Les hommes en queue devaient parfois piétiner sur place pendant plusieurs minutes, puis piquer une poussée pour rattraper la file. C'était éprouvant, c'était exténuant, et ça leur mettait les nerfs en pelote. Leur fatigue s'éveilla, elle s'en prit à leurs reins, aux tendons endoloris^ de leurs jarrets. A moitié accroupis, les épaules cruellement cisaillées par le poids du sac, ils attendaient le signal pour reprendre leur marche. La sueur leur inondait les yeux et les faisait larmoyer. Leur tension se résorbait et changeait en hargne. Certains se remirent à grogner, et lors d'une halte prolongée Wilson sortit du rang pour se soulager. Le mouvement avait repris tandis qu'il était encore occupé, et une confusion en résulta tout au long de la colonne. Les hommes en queue envoyèrent dire aux hommes en tête de s'arrêter, et pendant une bonne minute il y eut un va-et-vient de chuchotements. L'avance reprit quand Wilson fut prêt, mais la discipline n'y était plus. Encore que personne ne parlât à haute voix, la somme des chuchotements et le relâchement de la vigilance s'additionnaient en un murmure audible. De temps à autre Croft leur faisait signe de se taire, mais sans grand effet.

Ils atteignirent les falaises au pied du mont Anaka et prirent sur leur gauche, piquant de roc en roc vers l'entrée du col. Peu après ils se trouvèrent au bout du défilé ; un espace ouvert s'offrit à eux, un prolongement de la vallée, long d'une centaine de mètres, qui aboutissait au col. Il n'y avait rien à faire pour le contourner. Hearn et Croft s'accroupirent derrière un rempart de rocs et discutèrent leur stratégie.

« Faut qu'on se partage en deux escouades, mon lieutenant, et qu'une traverse pendant que l'autre la couvre.

— Je crois que c'est ça », approuva Hearn. Il était bizarrement, singulièrement agréable de se tenir à l'abri d'un rocher et de se laisser pénétrer de chaleur et de soleil. Il aspira profondément. « C'est ce que nous allons faire, dit-il. Quand la première escouade arrivera au col, l'autre démarrera à son tour.

— Oui », dit Croft. Il se massa le menton, examinant le visage d'Hearn. « Je prends la première escouade, hein, mon lieutenant ? »

Non ! C'était là où il devait intervenir. « Moi je la prendrai, sergent. Vous me couvrirez.

— Mais… bon, mon lieutenant. » Il se tut un instant. « Prenez plutôt l'escouade de Martinez. C'est où il y a la plupart des anciens. »

Hearn fit oui de la tête. Il lui sembla déceler une trace de surprise et de désappointement dans l'expression de Croft, et il en éprouva du plaisir. Mais, l'instant d'après, il s'en voulut de sa réaction. Il se laissait aller à des enfantillages.

Il fit signe à Martinez, levant un doigt pour indiquer qu'il voulait la première escouade. Au bout d'une couple de minutes Martinez le rejoignit avec ses hommes. Hearn se sentait un peu tendu, et quand il parla sa voix chuchotante eut une intonation rauque. « Nous allons avancer dans ce champ, et la seconde escouade nous couvrira. Je n'ai pas besoin de vous dire d'ouvrir l'œil. » Il se toucha le torse, se faisant l'impression d'avoir oublié quelque chose. « Gardez une distance d'au moins cinq mètres. » Quelques-uns secouèrent la tête pour marquer leur accord.

Hearn se redressa, escalada le rocher en forme de rempart, et se mit en route à travers le champ découvert en direction du bouquet de verdure qui couvrait l'entrée du col. Derrière lui, sur sa gauche et sur sa droite, il entendait les pas de ses hommes. Il serrait sa carabine au côté, à deux mains, machinalement. Long d'une centaine de mètres et large de trente, le champ était bordé d'un côté par les falaises, de l'autre par la vallée couverte de hautes herbes. Le terrain, qui descendait en pente douce, était jonché d'éclats de roche. Le soleil s'y abattait de toute sa force, réverbérant avec éclat sur la pierraille et les canons des fusils. L'intensité du silence semblait faite de plusieurs couches d'épaisseur.

Chacun de ses pas répercutait sur les écorchures de ses pieds, mais tout ce qui concernait son corps se situait très au loin de lui-même. Il savait vaguement que ses mains étaient moites, qui serraient l'arme. Tendu à l'extrême, il réagissait instantanément à tout bruit insolite, au toucher d'un pied contre la pierre, au frôlement d'un pas sur le sol. Il avala sa salive, jeta un coup d'œil en arriéré. Ses sens étaient exceptionnellement alertes et, tout au fond de lui, il frémissait de joie et d'excitation réprimées.

Des feuilles semblèrent bouger à l'entrée du col. Hearn s'arrêta brusquement, examinant la cinquantaine de mètres qui lui restaient à parcourir. N'apercevant rien de suspect, il fit signe à ses hommes et ils reprirent leur avance.

BIl-yoououououou !

Le coup de feu ricocha sur les rocs et s'en fut chantant dans le lointain. Le bouquet de verdure à l'entrée du col retentit soudain d'une fusillade éclatante, et les hommes dans la prairie s'abattirent à terre comme des blés dans la rafale. Hearn se laissa tomber derrière un rocher ; jetant un regard par-dessus son épaule, il vit les autres qui rampaient pour se mettre à couvert, se tortillant et jurant et s'interpellant. Soutenue, méchante, faisant un bruit de forêt qui brûle, la fusillade augmentait d'intensité. Les balles passaient avec un bourdonnement d'insecte ou bien elles ricochaient sur la pierre et déchiraient l'air avec un hurlement de métal qui éclate. BIl-youououououou ! Bm-Yoououououououou ! Tii-ooooooooong ! Affalés derrière les rochers, pris de tremblements et réduits à l'impuissance, les hommes avaient peur de lever la tête. Au bout d'un moment Croft et son escouade se mirent à tirer en direction du col. Les falaises renvoyaient le bruit dans la vallée où il tourbillonnait en désordre, une vague chevauchant l'autre comme des ondes d'inégale longueur sur une nappe d'eau. Une avalanche de sons s'abattit sur eux, presque assourdissante.

Hearn était couché à l'abri d'un roc, ses membres pris d'un tic, ses yeux noyés de sueur. Engourdi, privé de volonté, il resta de longues secondes à suivre du regard la masse veinulée du granit qui obstruait sa vue. Tout, en lui, se défaisait. Un désir immodéré lui venait de se couvrir la tête et d'attendre passivement la fin de la bataille. Il perçut, avec une sotte surprise, une sorte de gargouillement s'échapper de ses lèvres. Un dégoût passionné l'envahit pour sa peur innommable, indigne d'un homme, un écœurement où tout son être sombrait. Il lui était presque impossible d'y croire. Il n'avait jamais participé à un combat, mais de là à se comporter de la sorte…

Bii-yououououououou ! Des fragments de roc pulvérisé lui chatouillèrent la nuque. La fusillade était rancunière, vindicative. Elle semblait dirigée sur lui, et toute balle qui passait le faisait sursauter inconsciemment. Toute l'humidité de son corps se précipitait à la surface de sa peau. Il dégouttait de sueur ; elle s'écoulait, sans interruption, de son menton, de la pointe de son nez, de la ligne de ses sourcils. L'escarmouche ne durait que depuis quinze ou vingt secondes, et il était trempé des pieds à la tête. Une bande d'acier s'entortillait violemment autour de ses clavicules, freinant sa respiration. Son cœur cognait comme un poing sur un mur. Il y eut une dizaine de secondes où, écœuré au-delà de toute limite à la pensée de se salir, il s'employa de toutes ses forces à contracter son sphincter. « Non ! Non ! » Les balles passaient à toute vitesse avec un son ineffable.

Il lui fallait sortir les hommes de ce guet-apens ! Mais ses bras protégeaient sa tête, et il tressaillait chaque fois qu'une balle ricochait sur la pierre. Il entendait les hommes qui braillaient dans son dos, qui se lançaient des mots incohérents. Pourquoi cet affolement ? Il lui fallait se secouer. Que lui arrivait-il ? C'était incroyable, pendant une seconde il se revit, honteux et effaré, ramassant le mégot de Cummings. Il se faisait l'impression de cap ter tous les bruits, la rauque respiration des hommes, les cris des Japonais qui s'interpellaient les uns les autres derrière le bouquet de verdure, même le bruissement de l'herbe et le stridulement soutenu des criquets dans la vallée. L'escouade de Croft, dans son dos, continuait de tirer. Une volée de balles ricocha sur le roc qui l'abritait, et il piqua un plongeon, s'incrustant dans la terre. De nouveau la pierraille et la poussière lui rasèrent la nuque.

Pourquoi Croft ne faisait-il pas quelque chose ? Tout à coup il se rendit compte qu'il avait espérée que Croft assumerait le commandement, espéré la cassante voix de Croft pour le tirer d'affaire. Une rage violente s'empara de lui. Il fit glisser sa carabine sur le côté de la roche, pressa la détente.

Mais l'arme ne partit pas ; il avait oublié d'enlever le cran de sûreté. Cette étourderie le fit fulminer. Pas tout à fait conscient de ce qu'il faisait, il se leva, repoussa le cran de sûreté, et tira une volée de balles.

« Retournez sur vos pas, retournez sur vos pas ! hurla-t il. Allez, debout, debout !… Retournez ! » Il s'en tendait crier comme dans le sommeil, d'une voix aiguë et furieuse. « Allez, debout et courez ! » Des balles cinglaient autour de lui, mais, debout ainsi de toute sa hauteur, elles lui paraissaient insignifiantes. « Retournez a l'autre escouade ! » hurlait-il, courant de rocher en rocher, s'entendant brailler d'une voix qui ne lui appartenait pas. Il se retourna, faisant feu de nouveau, aussi rapidement que la détente répondait à la pression de son doigt, puis resta sur place sans bouger. « Debout et feu ! Flanquez-leur uné volée ! »

Quelques-uns se levèrent et firent feu. Frappé de terreur, le bouquet de verdure se tut pour quelques secondes. « Allez, cavalez ! »

Les hommes sautèrent sur leurs jambes, lui décochèrent un regard muet, et se mirent à courir vers les rochers d'où ils avaient fait leur sortie. Au bout de quelques pas ils firent volte-face, tirèrent une rafale, couvrirent une vingtaine de mètres à la course, s'arrêtèrent de nouveau pour tirer, fuyant pêle-mêle et hoquetant comme des animaux pris de panique. Les Japonais s'étaient remis à tirailler, mais les fuyards n'y faisaient plus attention. Pris de frénésie, ils ne connaissaient qu'une seule chose —  atteindre un abri derrière les rochers.

Un à un, haletant, pantelant, ils escaladèrent le dernier étagement de la roche et se laissèrent tomber à terre. Hearn arriva un des derniers. Il roula sur le sol, puis atterrit sur ses genoux. Brown, Stanley, Roth, Minetta et Polack tiraient toujours. Croft l'aida à se relever. Tous s'accroupissaient à l'abri du rempart de pierre. « Tous sont rentrés ? » souffla Hearn.

Croft jeta un regard rapide autour de lui. « On dirait qu'on est tous là. » Il cracha. « Allons-y, mon lieutenant, faut qu'on se taille d'ici, ils vont nous encercler dans un petit moment. »

« Tout le monde est là ? » cria Red. Il portait une longue éraflure sur une de ses joues incrustées de poussière, où la sueur coulait comme des larmes sur un masque sale. Les hommes rampaient à quatre pattes derrière le rempart, criant et s'interpellant avec nervosité.

« Y a-t-il foutre quelqu'un qui manque ? hurla Gallagher.

— Tout le monde est là », cria quelqu'un de retour. Tout était silence à l'autre bout du champ, sous le bouquet de verdure. Çà et là une balle isolée passait en bourdonnant au-dessus d'eux. « Allons-nous en d'ici. »

Croft jeta un coup d'œil par-dessus le rempart, fouilla le champ du regard, ne vit rien. Il piqua une tête pour se garder d'un chapelet de balles qui en eurent après lui. « Vous voulez qu'on les met, mon lieutenant ? » Hearn fut incapable de se concentrer pendant un long moment. Il était encore sous l'effet de l'exaltation qui l'avait arraché à lui-même. Il avait de la peine à croire qu'ils étaient tous de retour et dans un lieu relativement sûr. Il ne parvenait pas à se maîtriser. C'était comme s'il devait entraîner son monde sur un autre parcours de cent mètres, puis de nouveau plus loin, et gueuler des ordres, et beugler de rage. Il se frotta la tête. Il lui était impossible de rassembler ses pensées. Il écumait. « Bon, allons-y », laissa-t-il échapper. Une émotion le travaillait, plus douce que toutes celles qu'il avait jamais connues.

Ils débordèrent du rempart, se tenant au plus près des falaises du mont Anaka. Ils s'avançaient rapidement, courant presque, les hommes en queue talonnant ceux qui les devançaient. Ils eurent à passer une petite colline qui les mit à découvert le temps de quelques secondes, mais ils se trouvaient déjà à plusieurs centaines de mètres du col. Quelques balles tirées au petit bonheur essayèrent de les atteindre quand, un à un, ils eurent plongé vivement pardessus le sommet du monticule. Ils marchèrent el coururent pendant une vingtaine de minutes, toujours plus à l'est, parallèlement à la base de la montagne. Ils ne s'arrêtèrent qu'après avoir mis plus d'un mille et nombre de petits tertres entre eux et l'entrée du col. Suivant l'exemple de Croit, Hearn choisit un creux près du soin met d'un coteau qu'il flanqua de quatre hommes de garde. Les autres se laissèrent choir à terre, soufflant el peinant.

Ils étaient dans le creux depuis une dizaine de minutes, quand ils s'aperçurent que Wilson ne répondait pas à l'appel.

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Quand ils tombèrent dans l'embuscade, Wilson prit abri sous un rocher qui avait roulé contre le champ couvert d'herbe kunaï. Exténué, ankylosé, il s'y tint sans bouger, content de laisser passer l'orage. Lorsque Hearn eut commandé la retraite il se leva, se prit à courir, puis s'arrêta au bout de quelques pas pour faire feu.

La balle le frappa à l'estomac avec la force d'un coup de poing dans le plexus solaire. Elle lui lit faire un tour sur lui-même, l'envoya danser, puis le jeta dans l'herbe. Il y demeura couché, un peu saisi d'abord, en proie à un accès de colère. « Quel est l'enfant de pute qui m'a cogné ? » grommela-t-il. Il se frotta le ventre, prêt à se relever et à chercher raison à celui qui l'avait frappé, mais du sang lui était venu sur la main. Il secoua la tête, prêtant l'oreille à la fusillade, aux cris de l'escouade restée avec Croft de l'autre côté du rempart — éloigné d'une trentaine de mètres seulement. « Tout le monde est là ? entendit-il quelqu'un crier.

— Oui, oui, je suis là », marmonna-t-il. Il crut avoir parlé à haute voix, mais il n'avait fait que chuchoter. Il roula sur son ventre, pris de peur tout à coup. « Nom de Dieu, c'est ces Japonais qui m'ont buté. » De nouveau il secoua la tête. En tombant dans l'herbe il avait perdu ses lunettes. De l'endroit où il était il ne voyait qu'un tout petit bout du champ, et le vide qui y régnait lui fit plaisir. « Nom de Dieu, j'ai le vertige, y à pas à chier. » Il se détendit pendant un moment, ses sens pris d'un lent remous. De vagues bruits lui arrivaient du côté de la sec-lion qui abandonnait le rempart de pierre, mais il y prêtait à peine attention. Tout était quiet et paisible, sauf la sourde pulsation dans son estomac.

Soudain il se rendit compte que le feu avait cessé.

*

« Faut que je pousse dans l'herbe où les Japonais me trouveront pas. » Il essaya de se lever, mais il n'en eut pas la force. Lentement, grognant sous l'effort, il rampa de quelques mètres dans l'épais de l'herbe, se détendit de nouveau, tout content d'avoir perdu le champ de vue. Son vertige, son bien-être, suintaient par tout son corps. « Je me sens comme si j'étais plein de gnole. » Il remua la tête d'étonnement. Il se revit dans un bar, agréablement ivre, sa main autour des hanches d'une femme assise à ses côtés. Il était sur le point de l'accompagner chez elle, et un filet de passion le traversa à cette pensée. « C'est ça, mon chou », s'entendit-il prononcer tout en regardant la racine de l'herbe au niveau de son nez. « Je vas mourir », se dit-il. Une vague glaciale de peur déferla sur lui, lui arrachant un gémissement. Il imagina la balle entrant dans son corps, déchirant le dedans de sa chair, et il eut la nausée. Un peu de bile s'écoula de sa bouche. « Tout ce poison que j'ai dedans moi va faire des saloperies, c'est ça qui va me tuer. » Mais il chavirait de nouveau, repris dans un doux moment de faiblesse et de somnolence. Il n'avait plus peur de mourir. « Cette balle va me nettoyer les tripes. Tout ce pus s'en ira maintenant et je serai retapé. » Il se sentit tout allègre à cette idée. « Père disait que son grand-père avait une vieille Négresse qui le saignait chaque fois qu'il avait la fièvre. C'est juste ce que je suis en train de faire, » Il regarda le sol d'un œil voilé. La vue du sang qui imbibait le devant de sa chemise lui donna un vague malaise. Il recouvrit la tache de sa main et sourit faiblement.

Ses yeux étaient à deux pouces du sol. Le temps planait au-dessus de lui, immobile, et il sentait la chaleur du soleil dans son dos. Peu à peu il s'anéantissait dans le pullulement rythmique des insectes autour de lui, et le pied carré de terre qu'il embrassait du regard s'amplifia au point que chaque grain lui apparaissait dans sa plénitude et sa perfection. La terre n'était plus brune ; elle représentait une mosaïque de cristaux individualisés, rouges et blancs et jaunes et noirs. Son sens des dimensions s'évanouissait. Il croyait voir des champs et des forêts du haut d'un avion, et l'herbe, méconnaissable à quelques pouces du sol, devenait nébuleuse et mouvante comme une nappe de vapeur. La racine en était étonnamment blanche, recouverte d'une épaisse écorce squameuse pointillée de marron, pareille à celle des bouleaux. Tout ce qu'il voyait avait les proportions d'une forêt, mais une forêt qu'il n'avait jamais vue auparavant, et bien étrange.

Des fourmis s'égaraient sous son nez, se retournaient pour le reconnaître, puis passaient leur chemin. Elles avaient les dimensions d'une vache aperçue du haut d'une colline. Il les suivait du regard jusqu'à ce qu'elles fussent sorties de son champ de vision.

« Nom de Dieu, c'est de jolies petites bestioles », pensa-t-il faiblement. Sa tête prit appui sur son avant-bras, la forêt s'obscurcit, se retourna sens dessus dessous, et il s'évanouit.

Il revint à lui une dizaine de minutes plus tard. Il restait sans bouger, oscillant entre la veille et le sommeil. Ses sens paraissaient sans liaison entre eux ; il regardait le sol d'un œil vide, ou bien il fermait les yeux, cessait de respirer, et seule son ouïe demeurait alerte, ou encore sa tête roulait à terre, son nez frémissait aux effluves de la glèbe, à la piquante odeur des racines, aux délétères émanations de la moisissure.

Mais quelque chose n'allait pas. Il leva la tête, prêta l'oreille, perçut des voix assourdies en direction du champ, à une dizaine de mètres de là. Il s'efforça de voir à travers l'herbe, mais il ne voyait pas clair. Il se « lit que c'était peut-être quelqu'un de la section, enfla sa poitrine pour appeler — et se raidit.

C'étaient des Japonais, ou du moins il lui semblait avoir entendu des sons gutturaux, étranges, aigus, plutôt essoufflés. « Si ces Japonais me dégotent… » Une sensation d'horreur l'assaillit, lui coupant la respiration. Tout ce qu'il avait jamais entendu dire en fait d'atrocités japonaises lui traversa l'esprit. « C'est fils de pute ils me couperont les couilles. » Il sentait son souffle s'échapper de son nez, lentement, interminablement, il se sentait qui remuait les poils dans ses narines. Les Japonais piétinaient sur place, et leurs paroles se détachaient une à une contre ses oreilles.

« Doko ?

— Tabun koko. »

Ils piétinaient l'herbe, se déplaçant en rond. Il les entendait qui se rapprochait. Absurdement, il se mit à ânonner — « doko koko cola, doko koko cola ». Il enfouit son visage dans la terre, écrasant son nez sur le sol. Les muscles de sa face se contractaient dans son effort de rester coi. « Faut que je prends mon flingue. » Mais il L'avait laissé à un ou deux mètres derrière lui, quand il s'était enfoncé dans l'herbe. S'il bougeait pour le reprendre il se faisait repérer.

Il s'efforça de prendre une décision, et, de faiblesse, il se trouva au bord des larmes. C'en fut trop pour lui. Il s'incrusta plus profondément dans la terre et essaya de retenir sa respiration. Les Japonais riaient.

Il se-rappela les corps qu'il avait dérangés dans la grotte et il se mit à plaider silencieusement comme si, déjà, les Japonais l'avaient capturé. « Crotte, je fouillinais seulement pour un petit souvenir, vous comprenez ça vous autres, y avait pas de mal à ça. Vous pouvez faire la même chose avec mes copains, je m'en contrefous, un homme qu'est mort l'est mort, ça lui fait pas de mal. » Les Japonais furetaient dans l'herbe, à quelque cinq mètres de lui. Il songea un instant à se précipiter vers son fusil, mais il ne se souvenait pas où il l'avait abandonné. L'herbe s'était redressée sur son passage sans laisser de trace. « Oh ! nom de Dieu. » Il se raidissait, poussait son nez dans la terre. Sa blessure palpitait de nouveau et, partant de ses paupières des ronds bleu et or et rouge se vissaient dans sa cervelle. « Si seulement je me tire de là. »

Les Japonais s'assirent tout en parlant. L'un d'eux s'allongea, et le froissement de l'herbe arriva nettement à ses oreilles. Il essaya d'avaler, mais quelque chose bâillonnait sa gorge ; il avait peur de hoqueter et il demeurait la bouche ouverte, tandis que la salive s'écoulait de ses lèvres. Il aspirait les exhalaisons de son corps, la morsure aiguë de sa peur, le goût de son sang pareil à du lait vicié. Pendant une seconde il se revit dans la chambre où sa fille May était née. Ses odeurs de bébé lui revinrent, des odeurs de lait et de poudre et de pipi qui se mélangeaient aux siennes propres. Il craignait que les Japonais ne le sentissent.

« Yuki masu », dit l'un d'eux.

Il les entendit se lever, rire, puis s'en aller. Ses oreilles sonnaient et une pulsation travaillait dans sa tête. Il serra ses poings, enfonça de nouveau son visage dans la terre, s'efforçant d'étouffer ses sanglots. Il ne se souvenait pas que son corps eût jamais été aussi faible, aussi vidé. Même sa bouche tremblait. « Fils de pute. » Il se sentit défaillir, essaya de se soulever, mais ce fut sans espoir.

Il ne revint pas à lui d'une demi-heure. Il reprit ses sens avec lenteur, flottant à la limite de l'inconscience, l'esprit nébuleux. Il resta un long temps sans bouger, sa main calée sous son ventre recueillant des gouttelettes de sang. « Où c'est qu'ils sont tous ? » se demandait-il. Il se rendait compte pour la première fois qu'il était tout à fait seul. « Foutre le camp comme ça. » Il se souvint des Japonais qui avaient parlé à quelques pas de lui, mais il ne les entendait plus. Sa peur lui revint, en écho ; une fois de plus il retint sa respiration, ne pouvant croire que les Japonais étaient partis.

Il se demandait où étaient les hommes de sa section, et il se sentait plein d'amertume d'avoir été abandonné. « J'ai été un bien bon copain avec pas mal de ces gars et voilà qui sont partis et qui m'ont laissé. C'est une sacrée manière de traiter le monde. Si que j'étais un d'eux, j'aurais sûrement pas lâché un copain. » Il soupira et secoua la tête. L'injustice qui lui était faite paraissait lointaine, un peu abstraite.

Il bâilla dans l'herbe, bruyamment. L'odeur, autour de lui, était déplaisante, et il détourna la tête puis se déplaça de quelques pieds en rampant. Son amertume devint brusquement cuisante. « J'en ai fait des choses pour eux, mais ils ont même pas su apprécier. La fois que je me suis décarcassé pour leur trouver cette gnole, et vieux Red qui croyait que je l'a refait. » Il soupira. « Qu'est-ce que c est que ces foutues manières de pas faire confiance à un copain ? Penser que je l'a refait. » Il secoua la tête. « Et puis quand j'ai fusillé ce petit vieux arbuste, et Croft qu'est venu et qui m'a secoué comme ça. L'est tout juste un gueulard, ce gars-là, je lui aurais cassé la tête s'il me l'avait pas faite à la surprise. Ça fait rien, c'est quand même dégueulasse d'agir comme ça rien que parce que j'ai fait un peu le con. » Ses pensées allaient leur chemin, et il trouvait une vertueuse satisfaction dans le fait d'avoir été si souvent mal compris. « J'offre un coup à boire à Goldstein, ou je voulais lui offrir, mais l'avait tellement la chiasse qu'a seulement pas accepté. Puis Gallagher qui m'appelle un sacré vantard et une pauvre ordure. L'avait pas à dire ça, j'ai été tout ce qu'y a de chic avec lui quand sa femme est morte, mais y a pas un là-dedans qu'apprécie rien du tout, ils pensent qu'à sauver la peau de leurs fesses et au diable les copains. » Il se sentait très faible. « L'avait pas à m'agoniser, Croft, parce que je suis malade, j'y peux rien si j'ai le dedans des tripes bousillé. » Il soupira dans l'herbe qui se brouillait devant ses yeux. « Décaniller comme ça, me laisser tout seul, et se foutre pas mal de ce qui m'arrive. » Il songeait au chemin couvert depuis leur débarquement, se demandant s'il pourrait le refaire en rampant. Il se traîna pendant quelques pieds puis s'immobilisa, épuisé. Il essayait de se rendre compte de la gravité de sa blessure, mais sa pensée errait sans objet dans la solitude et le néant. L'effort qu'il venait de fournir l'avait replongé dans une stupeur partielle. Il entendit quelqu'un pousser un gémissement, puis un autre encore, et il comprit avec surprise que c'était lui qui exhalait ces plaintes. « Nom de Dieu. »

Lé soleil lui brûlait le dos, imprégnant son corps d'une chaleur bienfaisante. Il se sentait lentement aspiré par la terre ; la tiédeur du sol se répandait par tout son être et le supportait. L'herbe et les racines et la terre sentaient le soleil, et son esprit remonta en tourbillonnant vers des images de champs labourés et de chevaux qui fument, vers cet après-midi où, allongé au bord de la route, il avait suivi des veux la Négresse dont les seins rebondissaient sous le chandail de coton. Il essaya de se rappeler le nom de la fille qu'il allait voir ce soir-là, il se mit à pouffer. « Je me demande si elle sait que j'ai que seize ans. » Sa blessure répandait dans son ventre une sorte de tiède nausée assez semblable au glouglou de la passion, et il flottait entre le ciel et la terre, entre la route en bordure de laquelle se trouvait la maison où il avait vu le jour et le champ d'herbe kunaï où il était couché. De vagues images lascives se poursuivaient en rond dans sa tête. Nébuleuse et mouvante, l'herbe ressemblait à une énorme forêt, et il n'arrivait pas à déterminer s'il était ou n'était pas dans la jungle. Son sens olfactif recréait les odeurs de la brousse, il les amplifiait, il en restituait la grasse puanteur. « Nom de Dieu, ça sent tout pareil qu'une femme. »

Le sang s'écoulait plus rapidement entre ses doigts et il transpirait, il pensait à des choses liquides, il se perdait dans un fouillis de corps entrelacés dans l'amour, il se remémorait intensément le goût des ventres, des hanches, des bouches de femme. Le soleil était très lumineux, très bon. « Ça vous fout un gars par terre quand il baise pas régulièrement. Je parie que c'est ça qui m'a mis les tripes à l'envers et qui leur a flanqué cette saloperie de pus. » Sa rêverie se dissipa à cette pensée. « J'en veux pas de leur opération, ils me feront mourir avec ça. Quand je rentrerai j'y dirai que j'en veux pas de leur camelote, j'y dirai que mon pus je l'a tout pissé avec mon sang et qu'y a rien de mal avec mes tripes. » Il se remit à pouffer faiblement, s Nom de Dieu, quand cette vieille blessure se fermera j'aurai deux nombrils, un sous l'autre. Je me demande ce que dira Alice quand elle verra ça. »

Le soleil passa derrière un nuage. Il eut froid et se mit à frissonner. Ses idées retrouvèrent leur clarté pour un moment, et avec elles sa peur lui revint. « Peuvent pas me laisser tout seul ici, faut qu'ils reviennent me chercher. » L'herbe oscillait sous la brise, elle émettait un bruissement lugubre et lui suggérait des pensées qu'il ne voulait pas affronter. « Faut que je tiens le coup. » Il se souleva, réussit à se mettre debout, aperçut les collines et les falaises au pied du mont Anaka, puis, tout son corps j couvert de sueur froide, il se porta en avant. « Je suis un homme, se dit-il, je peux pas me laisser tomber en morceaux. Je me suis jamais laissé emmerder par personne, et c'est pas maintenant que je vas commencer. * Un homme qu'a la chiasse vaut pas tripette. »

Mais ses membres étaient froids et il frissonnait continuellement. Dégagé d'entre les nuages, le soleil ne le réchauffait plus. De nouveau il perçut un gémissement, et il se tordit sous un assaut soudain de douleur. « C'est moi qu'a fait ce bruit. » La douleur recommençait, martelant ses entrailles. « Nom de Dieu de fils de pute », cria-t-il tout d'un coup. Une rage insensée le prit contre la souffrance, et il s'entendit cracher le sang dans ses doigts qu'il avait portés à sa bouche. On eût dit le sang de quelqu'un d'autre, et il s'étonna de constater combien c'était tiède. « Y a que ça, faut que je tiens le coup », grommela-t-il en perdant connaissance.

Tout avait marché mal. L'entrée du col était fermée, et dans ce moment même les Japonais étaient sans doute en train d'envoyer un message à leur quartier général. La patrouille, de toute façon, était éventée. A la nouvelle que Wilson avait été laissé en arrière Croft avait presque mugi de rage. Assis sur une pierre, ses minces lèvres blanches de colère, son regard allumé, il frappait la paume de sa main gauche avec son poing droit.

« Ce grand con de bâtard », grognait-il, Son premier mouvement fut d'abandonner Wilson à son sort. Mais il fallait aller à sa recherche ; tel était le règlement, et il n'était pas question de passer outre. Déjà il était en train de se demander qui il allait prendre avec lui pour se mettre en quête de Wilson.

Il en parla à Hearn. « Il me faut tout juste quelques hommes, mon lieutenant. Pas la peine qu'on y va nombreux, puis moins qu'on sera moins on risque un mauvais  coup. »

Hearn approuva de la tête. Son grand corps était affaissé et son regard froid était pensif. Il aurait dû y aller lui-même, c'était une erreur de laisser l'initiative à Croft mais il n'ignorait pas que l'expérience de celui-ci le désignait pour la mission. D'ailleurs, il se défiait de ses propres réactions. Lui aussi la disparition de Wilson avait mis en colère, et tout comme Croft son premier mouvement fut de le considérer perdu.

Toutes sortes de désirs s'affrontaient en lui, ambigus, contradictoires, plutôt étrangers à son tempérament. Il lui fallait y réfléchir, « Très bien, prenez qui vous voulez. » Il alluma une cigarette, regarda ses jambières, et congédia Croft.

Les hommes faisaient les cent pas dans le creux, agités, rendus un peu hystériques par la soudaineté de l'embuscade et par la découverte que Wilson était perdu. Ils s'adressaient des coups de gueule irrités.

Brown et Red se querellaient. « Tas de bâtards, jurait Red, vous étiez pas dans la danse, vous étiez bien pépères derrière ce nom de Dieu de rocher. Pouviez même pas sortir vos têtes de con pour voir si y avait quelqu'un d'amoché, non ?

— Qu'est-ce que tu nous dégobilles là, Red ? Si on était pas là pour vous couvrir, vous seriez tous crevés à cette heure.

— Aaah, mes balles, bande de froussards qui se cachent derrière ce rocher.

— Va te faire foutre, Red. »

Red se frappait le front. « Doux Jésus, Wilson, de tous les gars fallait que ça soye juste lui. »

Gallagher allait et venait, lui aussi se frappant le front. « Comment foutre qu'on l'a perdu ? demandait-il. Où ce qu'il est ?.

— Assieds-toi, Gallagher, cria Stanley.

— Ta gueule.

— La fermez, vous tous, aboya Croft. T'as de nom de Dieu de femmelettes. » Il se leva. « Il me faut quelques hommes pour aller voir si on, retrouve Wilson, Qui veut venir ? » Red dit qu'il venait et Gallagher fit entendre d'un signe qu'il en était.

Les autres gardèrent un bref silence. « Crotte, je peux aussi bien y aller, annonça Ridges,

— J'en veux un de plus.

— Moi j'irai, dit Brown.

— Je prends pas de gradés. Le lieutenant en aura besoin avec lui. »

Il les regarda à tour de rôle. « Je ne devrais pas m'exposer, se dit Goldstein. Que ferait Natalie s'il m'arriverait quelque chose ? » Mais, personne ne s'étant offert, il se sentit coupable. « Moi aussi j'irai, dit-il brusquement.

— Bon. Nous laisserons nos sacs ici, des fois qu'il faudra faire vite. »

Chacun s'empara de son fusil et ils sortirent du creux, prenant la direction du champ où ils furent embusqués, ils marchaient en silence, se suivant à la file, séparés les uns des autres par une dizaine de mètres. Le soleil qui s'en allait vers l'ouest frappait leurs yeux. Il leur en coûtait maintenant d'avoir consenti à cette corvée.

Ils suivirent le chemin qu'ils avaient pris dans leur retraite, d'un pas rapide, n'essayant de se camoufler que s'ils avaient une crête à traverser. Le terrain était parsemé d'îlots d'arbres et d'arbustes, mais ils ne les examinaient que superficiellement. Croft était certain que Wilson avait été blessé dans l'embuscade et qu'il n'avait pas quitté le champ.

Il leur fallut moins d'une demi-heure pour atteindre le rempart. Ils s'en approchèrent à pas de loup, courbés en deux. L'endroit paraissait désert et tout à fait silencieux. Croft se hissa sur le rempart de pierre, leva lentement la tête, parcourut le champ du regard. Il n'y vit rien, et à l'autre bout, dans le bouquet de verdure, tout semblait paisible.

« Nom de Dieu, nom'de Dieu de fils de pute de ventre. »

Les hommes se raidirent au bruit. Quelqu'un à dix ou vingt mètres de là, poussait des gémissements. « Nom de Diêu, ohhhhhhhh. »

Croft fouilla l'herbe du regard. « Ohhhh, putain de mère de… » La voix expira dans un bégaiement de jurons.

Croft se laissa glisser du rocher et rejoignit son équipe qui l'attendait nerveusement le fusil à la main. « Je crois que c'est Wilson. Allons-y. » Il prit sur sa gauche, se hissa de nouveau sur le plat et large rebord du rempart, et se laissa tomber dans l'herbe. Au bout de quelques secondes il découvrit Wilson. Il le retourna avec précaution. « Il est blessé, et comment », dit-il. Il le regardait avec un soupçon de pitié où se mêlait une trace d'écœurement. « Si un homme est blessé c'est foutrement sa faute », pensa-t-il.

Ils s'agenouillèrent autour de Wilson, attentifs à se faire camoufler par l'herbe. Wilson avait dé nouveau perdu connaissance. « Comment ferons-nous pour le ramener ? demanda Goldstein dans un souffle.

— Ça me regarde », grommela Croft de sa voix froide. Quelque chose d'autre le préoccupait pour l'instant. Wilson avait gémi à haute voix, et les Japonais, s'ils étaient encore à l'entrée du col, l'auraient certainement entendu. Comme ils ne se seraient pas fait faute de venir l'achever, il devenait évident qu'eux aussi s'étaient retirés. Leur feu, trop sporadique, trop peu nourri, indiquait que leurs forces n'excédaient pas une escouade. C'était sans doute un avant-poste qui avait des ordres de se replier dès la première alerte.

L'entrée du col, par conséquent, n'était plus gardée. Il se demandait s'il ne devrait pas laisser Wilson et pousser une reconnaissance avec ses hommes. Mais ça n'aurait pas servi à grand-chose ; il y avait certainement des Japonais en nombre à l'intérieur du col, en sorte qu'il ne  passerait jamais au travers. La seule chance d'accomplir leur mission était d'escalader la montagne. Il jeta un coup d'œil sur le mont Anaka, et une fois de plus la vue du pic l'emplit d'un frisson de convoitise.

Il fallait s'occuper de Wilson. C'était enrageant. Et il lui fallait faire face à quelque chose d'autre encore. Au commencement de l'embuscade il s'était trouvé paralysé pendant plusieurs secondes. Il n'était pas question de peur ; simplement, il fut incapable de bouger. Il se sentait un peu contrarié à ce souvenir, presque tourmenté, comme s'il avait manqué une occasion unique. Pour faire quoi ?… Il était perplexe, mais il s'agissait d'une contrariété identique a celle qui lui venait de son impuissance à reconnaître le col. Il y eut un vide avant qu'il eût tiré, et… Il avait voulu quelque chose, pourtant. « J'ai cochonné l'affaire », se dit-il avec amertume, pas tout à fait certain de ce qu'il entendait par là.

Et Wilson. « Pour bien faire, il faudrait six hommes pour le ramener sur la côte. » Il avait envie de jurer.

« Bon, tirons-le à travers l'herbe jusqu'au rempart, puis après on le portera. » Il empoigna Wilson par la chemise et se mit à le tirer, aidé par Red et par Gallagher. Une minute plus tard ils atteignirent le rocher, hissèrent Wilson par-dessus le rebord, et Croft se mit à confectionner un brancard. Il ôta sa chemise, la boutonna, glissa son fusil dans une manche, celui de Wilson dans l'autre. Les canons faisaient saillie à l'endroit de la taille, et les crosses sortaient par les manchettes. Il attacha les poignets de Wilson avec son ceinturon et l'enveloppa dans la couverture qu'il prit dans le sac de celui-ci.

Une fois terminé, le brancard eut environ trois pieds de longueur — la longueur de la chemise. Ils y placèrent le blessé, glissèrent ses poignets attachés autour du cou de Ridges qui, faisant le brancardier arrière, s'empara des deux crosses. Red et Goldstein prirent chacun un canon sous les cuisses de Wilson, et Gallagher, sur le devant, se saisit de ses chevilles. Croft fermait la marche en guise de garde.

« Allons-nous-en d'ici, grommela Gallagher. Cette foutue place sent la mort.

Ils prêtaient l'oreille au silence, mal à leur aise, regardant les falaises qui tombaient à pic.

Wilson saignait. Sa face avait blêmi, elle était presque blanche. Ils ne pouvaient pas croire que c'était Wilson. Il aurait pu aussi bien agir de n'importe quel blessé ayant perdu connaissance.

Red était en proie à une vague tristesse. Il aimait bien Wilson et Wilson venait d'être salement amoché, mais il se sentait incapable de grandes émotions. Il était trop fatigué, et il voulait s'en aller d'ici. « On devrait lui mettre une de ces sacrées compresses, dit-il.

— Oui. »

Ils reposèrent le blessé par terré. Red ouvrit son paquet de pansements, y prit une boîte qui contenait la compresse, déchira le carton avec ses doigts engourdis, appliqua le côté aseptique du bandage sur la blessure et l'y affermit. « Est-ce que je lui donne des tablettes ?

— Pas avec une blessure au ventre, dit Croft.

—  Te crois qu'il va tenir ? » demanda Ridges d'une voix éteinte.

Croft haussa les épaules. « C'est un grand bœuf.

— Tu peux pas tuer vieux Wilson », chuchota Red. Gallagher regardait de côté. « Allez qu'on s'en va. »

Ils se mirent en route, progressant avec lenteur et précaution à travers tertres et collines. Ce fut un labeur exténuant. Ils faisaient halte fréquemment, chaque brancardier prenant la garde à tour de rôle.

Wilson revenait à lui peu à peu, grommelant avec incohérence. Il y eut une bonne minute pendant laquelle il parut tout à fait conscient, mais il ne reconnut personne.

« Doko koko cola », grommelait-il, pouffant faiblement.

Ils firent halte, essuyèrent le sang sur sa bouche, puis se remirent en marche. Il leur fallut plus d'une heure pour revenir vers la section, et ils y arrivèrent à bout de souffle. Ils le couchèrent, défirent le brancard, et se laissèrent aller à terre. Les autres les entouraient nerveusement, posaient des questions, réjouis que Wilson ait été retrouvé ; mais ils étaient trop las pour parler beaucoup. Croft se mit à jurer. « Nom de Dieu vous autres, assez de rester là à vous gratter le trou du cul. » Ils le regardèrent avec ahurissement.

« Minetta et Polack et Wyman et… Roth, allez là-bas dans les arbres et coupez-moi deux perches de six pieds environ sur deux pouces de diamètre, et rapportez-moi deux pièces de traverse de dix-huit pouces chacune.

— Pour quoi faire ? demanda Minetta.

— Pour quoi foutre tu crois que c'est ? Pour faire un brancard. Allez, et que ça grouille. »

Grommelant, ils s armèrent de leurs machettes et se mirent en marche à la queue leu leù. Deux minutes plus tard on les entendit saper un arbre. Croft cracha avec dégoût. « Ces gars-là ils finissent par vous casser les couilles. » Un petit rire nerveux lui répondit. Inconscient, immobile, Wilson reposait au centre du creux. Malgré eux, ils ne le quittaient pas du regard.

Hearn s'approcha de Croft, et après lui avoir parlé un moment il lui fit appeler Brown, Stanley et Martinez. Il était environ quatre heures de l'après-midi et la chaleur était encore vive. Craignant d'attraper un coup de soleil Croft retira les fusils de sa chemise, la secoua énergiquement, puis l'enfila. Les traces de sang qui la maculaient le firent grimacer. « Le lieutenant pense que tous les gradés doivent discuter la situation, dit-il d'un ton tranchant, comme pour notifier qu'il n'y était pour rien. Nous allons ramener Wilson sur la côte, et je crois qu'il s'agit de choisir les porteurs.

— Combien d'hommes désignerez-vous, mon lieutenant ? » demanda Brown.

Hearn n'y avait pas encore pensé. Combien, en effet ? Il haussa les épaules, tout en essayant de se souvenir du nombre prescrit pour l'occasion dans son manuel. « Eh, je pense que six hommes feront l'affaire », dit-il.

Croft secoua la tête avec une brusque détermination. « Nous ne pouvons pas nous priver de six hommes, mon lieutenant. Faudra s arranger avec quatre. »

Brown fit entendre un sifflement. « Un putain de boulot pour quatre hommes.

— Oui, quatre hommes pas bon », dit Martinez sarcastiquement. Il savait qu'il ne ferait pas partie des porteurs, et ça le fâchait. Ses nerfs étaient encore tout tendus à la suite de l'embuscade. Il savait que Brown manœuvrerait pour se faire renvoyer avec Wilson, et que lui-même devrait rester avec la patrouille.

Hearn intervint. « Vous avez raison, sergent, quatre hommes c'est tout ce que nous pouvons économiser sur nos forces. » Sa voix était égale, énergique, comme s'il les avait commandés depuis un long temps. « On ne sait jamais quand quelqu'un ramassera une bûche, et il nous faudrait alors d'autres porteurs. »

C'était une chose à ne pas dire. Leur mine s'allongea, leurs lèvres se durcirent. « Cré nom de Dieu, explosa Brown, on a eu de la veine dans cette campagne jusqu'à maintenant. A part Hennessey et Toalio… Pourquoi foutre qu'il fallait que ça soit Wilson ? »

Martinez se frotta le bout des doigts, le regard baissé. « Son numéro », dit-il, écrasant un moustique sur son cou.

« Après tout c'est possible de le ramener à quatre, dit Brown. Vous allez envoyer un gradé avec, pas, mon lieutenant ? »

Hearn ignorait la manière de procéder, mais il n'y avait pas lieu d'afficher son ignorance. « Je pense que l'un de vous pourra l'accompagner. »

Brown voulait en être. Bien qu'il eût réussi à ne pas se trahir, il s'était littéralement décomposé là-haut, derrière le rempart de pierre. « Je pense que c'est le tour de Martinez de rentrer », dit-il toutefois, non sans astuce car il savait que Croft voudrait garder Martinez. Cependant, d'un autre côté, il essayait d'être équitable.

« J'ai besoin de Mange-Japonais, dit Croft sèchement. Je crois que ça sera toi, Brown. » Hearn approuva du chef.

« Comme vous déciderez », dit Brown. Il se frotta la main sur ses cheveux bruns coupés ras, tripota un ulcère des tropiques sur son menton. Il se sentait vaguement coupable. « Qui est-ce que je prends avec moi ? »

Croft réfléchit. « Si c'est Ridges et Goldstein, mon lieutenant ?

— Vous connaissez les hommes mieux que moi.

— Eh bien, ils valent foutre pas cher mais ils sont costauds, et si tu les pousses un coup, Brown, ils rouscailleront pas trop. Ils ont bien marché quand on a ramené Wilson d'où ce qu'il a été blessé. » Il les regarda, songeant à la bagarre qui avait failli éclater à bord du canot entre Stanley, Red et Gallagher ; mais puisque Stanley s'était dégonflé, il ne lui servirait pas de grand-chose maintenant. « C'est pourtant un gars malin, pensait-il, probablement plus malin que Brown. »

« Qui d'autre ? demanda celui-ci.

— Je me dis qu'il te faut quelqu'un à la redresse vu que t'auras deux mazettes. Ça te dit de prendre Stanley ?

— Sûr. »

Stanley n'était pas certain de ce qu'il voulait. Il était bon de reprendre le chemin de la côte, d'en être quitte avec la patrouille, et cependant il se sentait joué. En restant, il aurait pu avoir sa chance avec Croft et le lieutenant. Il en avait assez des combats, surtout du genre d'embuscades qu'ils venaient d'essuyer, mais néanmoins… C'est la faute ae Brown, se disait-il. « Si tu crois que Je dois aller, Sam, j'irai, mais je sens que je devrais rester comme qui dirait avec la section.

— Nan, tu iras avec Brown. » N'importe quelle réponse l'aurait laissé insatisfait. C'était comme jouer à pile ou face pour décider d'une chose, et souhaiter après coup que la pièce fût tombée de l'autre côté. Il ne dit rien.

Hearn se gratta l'aisselle. « Quel nom de Dieu de gâchis ! » Il mordilla un brin d'herbe, le recracha paisiblement. Quand ils eurent ramené Wilson, il fut… bon, il en fut contrarié. S'ils ne l'avaient pas trouvé tout aurait été relativement simple, tandis que, du coup, la section allait se trouver amputée. C'était une drôle de sensation pour un chef de patrouille. Il lui fallait résoudre certaines choses ; cette patrouille prenait pour lui une signification qu'elle ne méritait pas. Et tout était bousillé, il ne savait pas au juste ce qu'ils allaient faire. Il devait se prendre en main, réfléchir à la situation.

« Où foutre qu'ils sont ces gars avec les perches pour le brancard ? » demanda Croft d'une voix irritée. Il était déprimé pour une fois, presque effrayé un peu. Ils avaient fini de parler et ils restaient plantés là, gênés les uns et les autres. A quelques pieds de là Wilson geignait et frissonnait dans son délire. Son visage était très blanc, et ses lèvres pleines et rouges s'étaient pincées dans les coins et avaient pris une couleur rose mêlée de gris plomb. Croft cracha. Wilson était un des anciens, et ça faisait plus mal, ça remuait davantage de le perdre lui plutôt que l'un des nouveaux. Si peu des anciens restaient — Brown dont les nerfs étaient en compote, Martinez, Red qui était malade, Gallagher désormais pas bon à grand-chose. Les autres ont été perdus dans l'affaire des canots de caoutchouc, et le restant a été blessé ou tué dans les mois passés à Motome. Et Wilson maintenant. Croft se demandait si son tour venait, à lui aussi. Il n'arrivait pas à débarrasser son esprit du souvenir de cette nuit où, tapi dans son trou,, il avait attendu en tremblant que les Japonais eussent traversé la rivière. Ses sens étaient à nu, comme enflammés. Il se rappelait avec une sorte de colère lascive, épaisse, comment il avait tué le prisonnier japonais. « Que j'y mette seulement la main, sur ces Japonais. » Cette patrouille le contrariait et l'enrageait, et sa fureur qui se dilatait embrassait tout dans sa violence. Il regarda le mont Anaka comme s'il mesurait un ennemi. Dans ce moment lui aussi haïssait la montagne, la considérant comme un affront personnel.

A une centaine de mètres devant lui il aperçut les hommes de corvée qui regagnaient le camp, les perches qu'ils venaient de couper se balançant sur leurs épaules. « Tas de fils de pute de fainéants". » Il se retint de les engueuler.

Brown les voyait venir d'un œil sombre. Dans une demi heure il se mettra en route avec ses brancardiers. Ils ahaneront pendant un mille ou plus, puis ils camperont pour la nuit avec ce blessé pour leur tenir compagnie dans la brousse. Il se demandait s'il connaissait son chemin de retour, se sentant tout a fait incertain de lui-même. « Et si les Japonais ont envoyé des patrouilles ? » Il broyait du noir. Il n'y avait pas moyen de s'en sortir. On aurait dit un complot contre eux tous. Ils étaient trahis, voilà tout. Il ne savait pas qui les avait trahis, mais cette idée, où se nourrissait son amertume, lui procurait un vague plaisir.

Dans les arbres alors qu'ils taillaient leurs perches, Roth trouva un oiseau. C'était une toute petite chose, plus petite qu'un moineau, avec. un plumage brun sombre et une aile cassée, et cela sautillait et gazouillait piteuse ment, comme à bout de forces. « Oh ! regarde ça, dit Roth.

— Quoi ? demanda Minetta.

— Cet oiseau », dit Roth. Il abandonna sa machette et s'approcha à pas attentifs, faisant un bruit de gloussement. L'oiseau fit entendre un petit pépiement et pencha la tête de côté comme une jeune fille timide. « Ah ! regarde, c'est blessé », dit-il. Il avança la main et, l'oiseau ne bougeant pas, il le saisit. « Eh, qu'est-ce qui ne va pas ? » dit-il doucement, susurrant un peu comme s'il parlait à un bébé ou à un chien. L'oiseau se raidit dans sa main, essaya de battre des ailes, puis se tassa, ses yeux minuscules examinant avec appréhension les doigts qui l'emprisonnaient.

« Hé, laisse voir, dit Polack.

— Laisse-le tranquille, il a peur », dit Roth, la voix pleurarde. Il se détourna pour protéger l'oiseau, le tenant à quelques pouces de son visage et lui adressant de petits bruits de succion. « Qu'est-ce qu'il y a, poupon ?

— Aaah, pour l'amour de Dieu, grommela Minetta. Allez, rentrons. » Ils avaient fini de tailler les perches ; lui et Polack en portaient une chacun, tandis que Wyman avait ramassé les pièces de traverse et les machettes. Ils revinrent vers le creux, Roth les suivant avec l'oiseau dans la main.

« Pourquoi foutre avez-vous mis si longtemps ? aboya Croft.

— On a fait aussi vite qu'on a pu, sergent », dit Wyman humblement. Croft renifla avec mépris. « Bon, allons-y, fabriquons ce brancard. »

Après avoir étalé avec soin la couverture de Wilson sur une toile imperméable, il y disposa les perches à quatre pieds l'une de l'autre, les borda, et ils se mirent à les enrouler aussi étroitement que possible. Quand les perches ne furent plus qu'à une vingtaine de pouces l'une de l'autre il mit les traverses en place, une à chaque bout, à six pouces à peu près du bord de la couverture, et les assujettit avec sa ceinture et celle de Wilson. Ceci fait, il souleva le brancard et le laissa tomber pour en éprouver la résistance. Cela tenait, mais il n'en fut pas satisfait. « Donnez-moi vos ceintures de pantalon », leur dit-il. Il s'y appliqua pendant quelques minutes, et quand il eut fini le brancard faisait un rectangle composé des deux perches, des traverses, et de la couverture et de la toile imperméable — celles-ci formant litière. Là-dessous les ceintures se croisaient diagonalement comme des étais, pour tenir les perches en place. « Je pense que ça va tenir », grommela-t-il. Il fronça les sourcils en apercevant la plupart des hommes rassemblés en cercle autour de Roth.

Roth était tout à son oiseau. Toutes les fois que celui-ci ouvrait son petit bec et essayait de picorer les doigts qui l'emprisonnaient, Roth ressentait un serrement de cœur. Une créature tellement sans défense. Tout son corps vibrait et se débattait, et pourtant ses efforts n'exerçaient aucune pression sur la main de Roth ; — un corps tiède qui dégageait une délicate odeur musquée semblable à celle de la poudre de riz. Malgré lui Roth le portait à son nez pour le renifler, pour toucher de ses lèvres son doux plumage. Ses yeux étaient si brillants, si alertes. Roth en était tombé amoureux dès l'instant où il l'avait trouvé. C'était si gentil. Toutes ses affections frustrées, accumulées pendant des mois, semblaient se reporter sur cet oiseau. Il le câlinait, il en respirait le bouquet, il examinait son aile démise, plein de tendresse à son endroit. Il éprouvait exactement la même joie que la fois où son fils lui avait tiraillé les poils du torse. Et aussi, encore qu'un peu inconsciemment, il jouissait de l'intérêt que les hommes manifestaient à sa trouvaille. Il était, pour une fois, le centre du spectacle.

Il lui eût été impossible de choisir un moment plus propice pour exciter l'hostilité de Croft.

La confection de la civière avait mis Croft en sueur et, sa tâche terminée, toutes les difficultés de la patrouille l'assaillirent de nouveau. Une rage brûlait en lui, à grandes flammes. Tout allait mal et Roth faisait joujou avec son oiseau, tandis que la moitié de la section bayait d'émerveillement.

Sa colère était trop violente pour lui permettre de réfléchir. Il traversa le creux et s'arrêta devant le groupe qui entourait Roth.

« Qu'est-ce que vous fabriquez là ? » demanda-t-il d'une voix basse et tendue.

Tous le regardèrent, instantanément sur le qui-vive. « Rien », grommela l'un d'eux.

« Roth !

— Oui sergent. » Sa voix faisait des trilles.

« Donne-moi cet oiseau. »

Roth le lui passa et il le garda un moment sans faire de geste. Il sentait le cœur de l'oiseau battre comme un pouls dans la paume de sa main. Ses petits yeux allaient et venaient frénétiquement, et la colère de Croft se concentra dans le bout de ses doigts. Le plus simple serait de le broyer dans sa main ; pas plus grand qu'un caillou et c'est vivant. D'étranges impulsions se pressaient à travers ses nerfs et ses muscles, comme une eau qui se force un passage dans une masse de rochers. Il oscillait entre la compassion et l'épaisse et lascive poussée qui lui montait à la gorge. Il ne savait pas s'il devait caresser le doux-plumage de la bête ou l'écraser dans ses doigts, et les impulsions qui le travaillaient, confuses et puissantes, miroitaient dans sa cervelle comme une lame au soleil.

« Est-ce que je peux le ravoir, sergent ? » plaida Roth.

Le son de sa voix, déjà défaite, envoya un spasme dans les doigts de Croft. L'esprit un peu gourd il perçut le pépiement étranglé de l'oiseau, puis l'affaissement soudain de ses os. La bête se débattit dans la paume de sa main, et sa rage lui revint, mêlée de nausée. Il se vit lançant l'oiseau à l'autre bout du creux, à plus de cent pieds de là. L'air s'échappa puissamment de. sa poitrine ; sans s'en rendre compte, il avait oublié de respirer. Ses genoux en tremblaient.

Personne, pendant une longue minute, ne dit rien.

Puis l'orage s'abattit sur lui. Ridges se leva furieusement, s'avança sur lui. La colère épaississait sa voix. « Qu'est-ce que te fais… pourquoi t'as fait ça à l'oiseau ? Qu'est-ce que te ?… » Il bégayait d'excitation.

Choqué, positivement horrifié, Goldstein lui lançait des regards de feu. « Comment peux-tu faire une chose comme ça ? Quel mal t'a fait cet oiseau ? Pourquoi l'as-tu fait ?

C'est comme… comme… » Il cherchait un équivalent au plus abject des crimes. « C'est comme tuer un bébé. »

Croft, inconsciemment, avait reculé d'un pas. La force de leur réaction le prit au dépourvu pour un instant. « Va-t'en, Ridges », dit-il entre ses dents.

La vibration de sa propre voix dans sa gorge raviva sa colère. « Je vous dis de la fermer, cria-t-il. C'est un ordre ! »

Hésitants, incertains, ils se turent. Complaisant toute sa vie, Ridges n'avait pas l'habitude des rébellions. Mais ça… Seule sa crainte de l'autorité l'avait retenu de se jeter sur Croft.

Goldstein vit une cour martiale et la disgrâce et son enfant dans la misère. Lui aussi se replia. « Ohhh », s'exclama-t-il niaisement, étranglé d'émotion.

Red réagit plus lentement, plus délibérément. L'hostilité, entre lui et Croft, devait se déclarer tôt ou tard ; il le savait, et il savait également — encore que sans se l'avouer — qu'il avait peur de Croft. Il ne se disait rien de tout ceci ; il sentait seulement sa colère, et il comprenait que le moment était propice. « Qu'est-ce qu'il y a, Croft, tu gueules des ordres pour sauver la peau de tes fesses ? vociféra-t-il. — Red, tu me coures. »

Ils ne se quittaient pas du regard. « T'es allé un peu fort ce coup-ci. »

Croft le savait. Mais on est qu'une tête de lard si on va pas jusqu'au bout de ce qu'on fait, se dit-il. « C'est peut-être tes oignons, Red ? »

Ceci était fondamental pour Valsen. « Si un jour ou l'autre on lui mouche le nez, se dit-il, il nous passera sur le corps. » Une sorte d'urgence nourrissait sa colère et son appréhension. « C'est mes oignons », dit-il.

Ils continuèrent de s'observer pendant une longue seconde — une seconde divisée en nombre de fractions dont chacune était le siège d'un calcul, d'une décision prise et abandonnée en vue du premier coup. Puis Hearn les interrompit, les dispersant avec rudesse. « Allez, rompez, est-ce que vous êtes tous cinglés ? Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qui ne va pas ici ? »

Ils se détournèrent avec lenteur, de mauvaise grâce. « Rien du tout, mon lieutenant », dit Red-. « Je me ferai plutôt foutre que me faire donner un coup de main par un nom de Dieu de lieutenant », pensa-t-il. Il était content de lui-même et soulagé tout à la fois, et d'un autre côté il se sentait frustré que son règlement de comptes avec Croft fût remis à plus tard.

« Qui a commencé ça ? demanda Hearn.

— L'avait point de raison de tuer ce petit vieux oiseau, dit Ridges. Il s'est amené et l'a pris à Roth et l'a tué.

— Est-ce vrai ? »

Croft ne savait pas comment répondre. La voix d'Hearn l'irritait. Il cracha de côté.

Hearn hésita, tout en regardant Croft. Puis il sourit, légèrement conscient de jouir à ce point de la situation. « Bon, ça suffit comme ça, dit-il. S'il faut que vous vous tabassiez, ne vous tabassez pas avec des gradés. » Leur regard se chargea d'amertume. Le temps d'une seconde Hearn put saisir l'impulsion qui poussa Croft à tuer l'oiseau. Il se tourna vers lui, plongeant tout au fond de son regard impassible. « Il arrive que vous avez tort, sergent. Supposons que vous fassiez des excuses à Roth. » Quelqu'un pouffa.

Croft lui décocha un coup d'œil incrédule, avalant l'air à plusieurs reprises. « Allons, sergent, excusez-vous. »

Si Croft avait eu un fusil à la main, il aurait tué Hearn à l'instant même. C'eût été automatique. Mais délibérer, puis désobéir, appartenait à une autre catégorie. Il savait qu'il lui fallait se soumettre. S'il ne le faisait pas, la section se liquéfierait. Pendant deux ans il l'avait modelée, pendant deux ans la discipline ne s'y était jamais relâchée, et il suffisait d'une seule infraction pour anéantir toute son œuvre. C'eût été porter atteinte au seul code moral qu'il connût. Sans lever les yeux sur Hearn il s'avança vers Roth et le regarda. Un tic agitait les coins de sa bouche. « Je regrette », bégaya-t-il, comme si ces mots dont il ignorait l'usage eussent été de plomb sur sa langue. Il avait l'impression que sa chair grouillait de vermine.

« Bon, voilà qui met fin à l'incident », dit Hearn. Il se rendait compte qu'il avait provoqué Croft, et cela l'amusait. Seulement… Cummings avait probablement ressenti la même chose quand, obéissant à son ordre, il avait ramassé le mégot. Tout d'un coup il se sentit écœuré par lui-même.

« Tout le monde par ici, sauf les hommes de garde », cria-t-il.

Ils s'approchèrent, traînant la jambe. « Nous avons décidé que le sergent Brown, le caporal Stanley, Goldstein et Ridges ramèneront Wilson sur la côte. Vous voulez y apporter quelque modification, sergent ? »

Croft regarda Valsen. Il était incapable de réfléchir ; c'eût été comme se battre avec des oreillers. Il eût été mieux de se débarrasser de Valsen dès à présent, mais quelque chose l'en empêchait. Les deux autres qui lui avaient tenu tête s'en allaient avec le blessé. S'il désignait Red, les hommes penseraient qu'il en avait peur. Cette supposition était si neuve pour lui, si contraire à tout ce qu'il avait jamais pu concevoir dans le passé, qu'il en fut désorienté. Tout ce qu'il savait c'est que quelqu'un devrait payer pour son humiliation. « Nan, pas de changements », bégaya-t-il de nouveau. Il était surpris de la difficulté avec laquelle il s'exprimait.

« Bon, alors vous autres démarrez tout de suite ; dit Hearn. Quant à nous… » Il s'interrompit. Qu'allaient-ils faire, au fait ? « Nous allons passer la nuit ici. Que chacun se repose. Demain nous trouverons un moyen de passer le col.

— Mon lieutenant, dit Brown, est-ce que je peux avoir une autre équipe de quatre hommes pour, disons, la première heure et demie, de marche ? Nous ferons plus vite comme ça, et demain, quand on se remettra en route, on aura pas les Japonais dans le dos. »

Hearn réfléchit. « D'accord, mais je les veux de retour avant la nuit. » Il regarda autour de lui, désigna au hasard Polack, Minetta, Gallagher et Wyman. « Ceux qui restent prendront la garde jusqu'à ce qu'ils reviennent. »

Il entraîna Brown de côté. « Vous-connaissez le chemin jusqu'à la piste dans la jungle ? »

Brown fit oui de la tête.

« Bon. Une fois arrivés sur la plage, attendez notre retour. Ça vous prendra environ deux jours, peut-être un peu plus. Nous y serons dans trois, tout au plus dans quatre jours. Si le canot arrive avant et si Wilson est… est encore en vie, vous repartirez tout de suite et vous leur ferez envoyer un autre canot pour nous reprendre.

— Très bien, mon lieutenant. »

Brown assembla ses brancardiers, fit placer Wilson sur la civière, et ils se mirent en route.

Il n'y eut plus que cinq hommes dans le creux : le lieutenant, Croft, Red, Roth et Martinez. Ils s'assirent, chacun de son côté, sur le tertre qui surplombait le creux, fouillant du regard les vallées et les crêtes. Ils voyaient les brancardiers s'avancer dans les collines, en direction du sud, les deux équipes se remplaçant l'une l'autre toutes les quelques minutes. Au bout d'une demi-heure ils furent hors de vue, et rien ne resta hormis les collines, les falaises muettes, et le ciel de l'après-midi que couvrait déjà l'éclat doré du couchant. A l'ouest, à un mille de là, des Japonais campaient dans le col, et en face, très haut, invisible, pointait le pic du mont Anaka. Chacun d'eux broyait du noir, tout seul avec ses pensées.

A la tombée du jour Brown, Stanley, Ridges et Goldstein furent laissés seuls avec Wilson. L'équipe auxiliaire avait pris le chemin du retour une heure plus tôt, et Brown, après avoir progressé d'un autre demi-mille, décida de faire halte pour la nuit. Ils s'installèrent dans un minuscule îlot d'arbres situé tout juste au-dessous de la jonction de deux petites collines et, ayant étalé leurs couvertures autour de Wilson, ils bavardaient d'une voix assoupie. L'obscurité arriva et, entre les arbres, il fit très noir. Agréablement fatigués, ils avaient plaisir à se rouler dans leurs couvertures.

Une fraîche brise nocturne bruissait dans le feuillage des arbres. Cela faisait songer à la pluie, et les hommes rêvassaient paresseusement à des nuits d'été quand, assis sous leur porche, contents d'être à couvert, ils regardaient les nuages s'amasser dans le ciel. De longues coulées de souvenirs leur revenaient, vagues et tristes, — journées d'été, musique de danse le dimanche soir, air profond, odeur de feuilles. Cela les apaisait, les radoucissait. Ils songeaient à des choses oubliées depuis des mois, à l'excitation de conduire une auto sur un chemin campagnard, à la trouée d'or que font les phares dans les feuilles, à la tendresse et à la chaleur de l'amour par une nuit sans souffle. Et il s'emmitouflaient plus étroitement dans leurs couvertures.

Wilson reprenait ses sens. Il flottait d'un accès de douleur à un autre, grognant et bafouillant inintelligiblement. Son ventre le faisait terriblement souffrir, et il faisait de faibles efforts pour ramener ses jambes sur sa poitrine. C'était comme si quelqu'un lui avait lié les chevilles, et il se débattit si bien qu'il revint tout à fait à lui. Sa face baignait dans la sueur. « Laisse les, laisse-les, nom de Dieu de fils de pute, laisse mes jambes tranquilles. »

Il jura à très haute voix, arrachant les hommes à leur rêverie. Brown se pencha sur lui, lui barbouilla les lèvres avec un coin de son mouchoir humecté d'eau. « Calme-toi, Wilson, dit-il doucement. Faut que tu restes tranquille, petit vieux, -ou tu vas ameuter les Japonais.

— -Laisse-les, nom de Dieu de nom de Dieu ! » beugla Wilson. Ses cris l'exténuèrent, et il retomba en silence sur sa civière. Il se rendait vaguement compte qu'il saignait, mais l'instant d'après il ne sut plus s'il nageait ou s'il avait mouillé son pantalon. « J'y ai fait pipi », marmonna-t-il, s'attendant à recevoir une claque. « Woodrow, Woodrow, t'es un petit pourceau », faisait une voix de femme. Il pouffa, se protégeant contre la claque. « Aou, mamma, je voulais pas le faire », hurla-t-il, plaidant, se triturant sur la civière comme pour éviter une taloche.

« Wilson, faut que tu restes tranquille, dit Brown tout en lui massant les tempes. Repose-toi, vieux, on va s'occuper de toi nous autres.

— Oui… oui… » Un peu de sang remonta sur ses lèvres et il demeura sans bouger, sentant le caillot sécher sur son menton. « Il pleut ? demanda-t-il.

— Nan, Ecoute, vieux, faut que te restes tranquille à cause des Japonais.

— Euh-heuh. » Forçant sa stupeur, les mots de Brown l'emplirent de crainte. De nouveau il s'abîmait dans l'herbe kunaï où les Japonais étaient sur le point de le découvrir, et il se mit à pleurnicher inconsciemment comme si des hoquets sortaient directement de ses nerfs. « Faut que je tiens le coup. » Mais il sentait son sang s'écouler goutte à goutte de sa blessure, se chercher des rigoles au creux de son aine et faire flaque entre ses cuisses.  Je vas mourir. » Il le savait. Comme s'il avait eu des yeux dans son ventre, il se forma une image de sa chair roulée et tordue et tortillée sur elle-même d'où le sang continuait à s'égoutter.

« On dira un con », s'entendit-il murmurer, alors qu'il venait de rugir.

« Wilson, faut que tu la fermes. »

Sa frayeur s'évanouit, laissant place à une vague inquiétude qui allait se calmant sous le toucher de Brown. « Y a une seule nom de Dieu de chose que je pige pas, dit-il, chuchotant cette fois. Deux au plumard et on se réveille trois, deux au plumard et on se réveille trois. » Il se répétait comme un tintement de grelot. « L'un, qu'est-ce que ça peut bien foutre avec l'autre ? Te baises et ça te sort un gosse. » Il grimaça, moitié de douleur, puis s'abîma dans le souvenir sensuel d'une femme en train de le chevaucher. L'image se brouilla bientôt, se changea en une série de cercles concentriques qui se vissaient dans sa tête, « Faut que je tiens le coup. Quand t'as un trou dans le ventre faut pas t'endormir pendant l'opération. Père s'a endormi et il s'a réveillé mort. » Son esprit tourbillonna, retrouva son assiette, et soudain il se vit objectivement — un homme sur le point de mourir. Il se débattit contre cette pensée, terrifié, n'y croyant pas tout à fait, semblable à celui qui se regarde dans une glace sans pouvoir admettre que le visage qu'elle réfléchit lui appartient. Reprenant sa course erratique son esprit l'entraîna de nouveau à la dérive, et il entendit sa fille qui disait : « Papa s'a endormi et il s'a réveillé mort. »

« Non ! cria-t-il. Où c'est que t'as pris ça, May ?

— T'as une jolie petite fille, dit Brown. C'est May qu'elle s'appelle ? »

La voix de Brown fit revenir Wilson de sa divagation. « Qui que t'es, toi ?

— Brown. Comment qu'elle est, May ?

— C'est une sacrée petite dévergondée, dit Wilson. La plus maligne petite bestiole qu'y a jamais eu. » Il eut vaguement conscience de sourire. « Elle peut me retourner à l'envers si qu'elle veut, et elle le sait. Une petite diablesse. »

Il se tut, repris par un nouvel assaut de douleur. Absorbé dans les supplices qui ravageaient son corps, il haletait comme une femme en couches. « Ohhhh », geignait-il d'une voix épaisse.

« T'as encore d'autres gosses ? » demanda Brown avec hâte. Il massait le front de Wilson avec lenteur et tendresse, comme s'il calmait un enfant.

Mais Wilson ne l'entendit pas. Il se colletait avec son mal, presque hystériquement, comme quelqu'un qui se débat dans le noir et roule avec son agresseur le long d'un escalier sans lin. Protestant, gémissant de douleur, il frisait la syncope. Son esprit semblait faire la roue derrière ses paupières closes.

Brown continuait de lui masser le front. Dans cette obscurité le visage de Wilson paraissait n'être qu'un prolongement de ses doigts. Brown avala sa salive. Un bizarre mélange d'émotions le travaillait. Les gémissements de Wilson, ses cris de douleur, l'inquiétaient ; ils menaçaient leur sécurité, ils accusaient le sens de leur solitude parmi la vaste succession des collines autour de leur petit îlot d'arbres. Tout bruit inattendu le faisait tressaillir inconsciemment. Mais c'était plus qu'un simple effroi ; tout frisson, tout tremblement de douleur qui entamait le corps de Wilson, passaient dans ses doigts, dans ses bras, se répercutaient intimement à même son cœur et son esprit surtendus. Sans le savoir, il se crispait chaque fois que Wilson se crispait. C'était comme si sa cervelle avait éliminé tout le poison de son expérience, dissous les du rillons, les sels caustiques, les chancres de sa mémoire. Cela le rendait à la fois plus vulnérable et moins amer. Le noir illimité de la nuit, la protection ténue de leur re traite, la souffrance qui tenaillait le blessé, se combinaient pour le dénuder, pour l'isoler, pour l'exposer comme un nerf qui accuserait la moindre saute de l'air que les collines revêtues d'ombre renvoyaient dans leur îlot d'arbres.

« T'en fais pas, vieux », chuchota-t-il.

Tout un monde perdu de passions et d'ambitions de son enfance, d'espoirs rancis et rouillés, clapotait en lui. Un ancien désir se réveillait en lui, libéré par le bavardage de Wilson à propos de sa fillette ; peut-être pour la première fois depuis son mariage il regrettait de n'avoir pas d'enfant, et la tendresse qu'il éprouvait pour Wilson n'avait rien de commun avec la condescendance amusée dont il le traitait d'habitude. Wilson, dans ce moment, ne lui apparaissait pas tout à fait réel ; il concrétisait à ses yeux le corps, la chair de ses propres aspirations. Il était son enfant, et aussi, en même temps, l'agrégation de ses misères et de ses désappointements. Pendant plusieurs minutes il lui fut plus cher que tout autre être au monde.

Mais cela ne pouvait pas durer. C'était comme si, réveillé au milieu de la nuit, il se fût trouvé sans forces au centre d'une intense énergie libérée dans son sommeil. La sortie du rêve, la transition vers l'état de veille, le laissèrent sans défense, titubant encore dans le sillage de sa songerie, isolé de toute expérience, de toutes les banalités reconnaissables et pourtant émoussées de son existence. Dépouillé, perdu au cœur de la nuit, il était le réceptacle non seulement de sa propre histoire, passée et présente, mais encore le dénominateur commun de tout ce qui, homme et bête, errait aveuglément dans la forêt primordiale. Il était dans ce moment l'homme qu'il eût pu être — pour le meilleur ou pour le pire.

Mais, inévitablement, il émerge hors de l'eau, s'agrippe aux quenouilles familières de sa couche, aux pâles rectangles de sa fenêtre, il renifle les odeurs familières de son propre corps, et son angoisse, son feu intérieur, se rabougrissent à leur taille naturelle, puis se dispersent. Les soucis de la journée à venir commencent de le solliciter.

Ainsi donc Brown avait songé à sa femme, avec nostalgie d'abord, avec un sentiment d'amour trop longtemps réprimé, la revoyant tout contre lui, ses seins chaudement blottis contre sa poitrine. Mais le peu de familiarité, la nudité de ses sensations, le désertaient. Il entendit Goldstein et Stanley qui se parlaient, il sentit la moiteur du front de Wilson, et il se trouva rejeté dans les tracas et les problèmes de sa mission. Tel un chien après un os, il s'était cramponné au souvenir de sa femme jusqu'à ce que, son amertume reprenant le dessus, il l'eût chassée de son esprit. Cette coureuse, qui cavale avec tout ce qui porte un pantalon.

Il se mit à penser aux difficultés de ramener Wilson sur la côte. La fatigue accumulée pendant les deux jours de patrouille ne s'était nullement résorbée dans son corps, et la traversée des collines allait être exténuante, maintenant que l'équipe auxiliaire les avait laissés à eux-mêmes. Il se représentait nettement la journée à venir. « N'étant que quatre pour porter le brancard ils seront à la tâche sans interruption et, cruellement fatigués après le premier quart d'heure de marche, ils devront s'arrêter toutes les quelques minutes pour récupérer leur souffle. » Wilson pesait ses deux cents livres, et avec leur équipement assujetti au brancard le poids total dépassait largement les trois cents livres. Soixante-quinze livres par bonhomme. Il secoua la tête. Il savait d'expérience combien la fatigue le brisait, dissolvait sa volonté, brouillait son esprit. Il était en charge de cette mission, c'était son devoir d'amener Wilson à bon port, mais il se sentait peu sûr de lui-même.

Tout cela — sa sympathie pour Wilson, la purification qu'il en éprouva, puis le retour de son amertume — tout cela lui valut un accès d'honnêteté vis-à-vis de lui-même. Il savait que sa crainte de continuer avec la patrouille lui avait fait désirer "cette corvée, et qu'il lui fallait réussir dans sa tâche. « Un sous-off qui sait pas cacher qu'il se dégonfle vaut pas un pet de lapin », se disait-il. Mais il y avait plus. Avec un peu de chance il passerait peut-être à travers les mois ou même les années à venir. A tout prendre ils n'étaient au feu qu'une petite fraction du temps, et il se pourrait que même alors rien n'arrivât de fâcheux ; sa peur ne serait pas éventée, personne n'en aurait à pâtir. Si seulement il s'acquittait comme il faut de sa tâche, tout serait bien. « Apres la campagne de Motome j'ai été bougrement mieux que Martinez dans l'entraînement et les exercices », pensa-t-il.

Ce dont il se rendait partiellement compte c'est qu'il craignait de se liquéfier tout à fait, de n'être bon à rien même en garnison. « Faut que je me tiens raide ou je perds mes ficelles. » Il lui arrivait parfois de le désirer ; il lui semblait que la vie deviendrait tellement moins compliquée s'il n'avait ni soucis, ni responsabilités. Il s'insurgeait contre une tâche qui consistait à surveiller des corvées et à pousser les gens au travail. Toutes les fois qu'un officier ou Croft passaient au crible le rende ment de son escouade, il se sentait sur le gril.

Mais il se savait incapable de renoncer à son grade.

« Ils m'ont choisi, se disait-il, moi entre cent autres, parce que je le mérite. » C'était son rempart contre toute chose, contre ses doutes quant à lui-même, contre les infidélités de sa femme. Cela, ce bouclier, il ne lui était pas possible de s'en défaire. Et cependant il ne cessait pas de se tourmenter. Un sentiment inavoué de culpabilité l'obsédait souvent. Il méritait d'être cassé s'il n'était pas à la hauteur. « Faut que je ramène Wilson », se promettait-il. Un peu de sa compassion lui revint. « Le voilà qui peut foutre rien, il dépend de moi, et on me croit capable de mener à bien mon boulot. » La chose était si claire que c'en devenait effrayant. Il massait avec douceur le front de Wilson, son regard perdu dans le noir.

Il se tourna vers Goldstein et Stanley, qui continuaient leur conversation. « Pas si fort, vous allez l'exciter de nouveau.

— Oui », consentit Stanley doucement, sans manifester de rancune pour la réprimande. Lui et Goldstein parlaient de leurs enfants, chaleureusement, amicalement, rapprochés l'un de l'autre sous le couvert de la nuit.

« Tu sais, disait Stanley, on est vraiment privés de la meilleure part de leur enfance. Ils poussent là-bas, ils commencent de comprendre les choses, et nous sommes ici.

— C'est dur, acquiesçait Goldstein. Quand je suis parti Davy savait à peine parler, et maintenant ma femme me dit qu'il mène une conversation au téléphone tout comme un adulte. C'est un peu difficile à croire. »

Stanley fit entendre un claquement de langue. « Sûr. Je te le répète, on est privés de la meilleure part. Ce n'est jamais la même chose, une fois qu'ils ont grandi. Je me souviens que quand moi j'ai commencé de pousser, je prétendais en savoir plus que mon père. Quel sacré imbécile j'étais. » Il le disait modestement, sincèrement presque. Il avait découvert que les gens l'aimaient quand il leur faisait des confessions de cet ordre.

« Nous sommes tous comme ça, reconnut Goldstein. Je pense que c'est le propre de la jeunesse. Mais avec l'âge on voit les choses bien plus clairement. »

Stanley demeura silencieux pendant un moment. « Tu sais, ça m'est égal ce qu'on dit, mais il n'y a rien de mieux que la vie de famille. » Son corps était raide, et il se retourna avec précaution sous sa couverture. « Rien ne vaut le mariage. »

Goldstein approuva dans le noir. « C'est très différent de l'idée qu'on s'en fait d'abord, mais sans Natalie j'aurais été une âme perdue. Ça vous affermit, ça vous fait prendre conscience de vos responsabilités.

— Oui », dit Stanley. Il tapota le sol avec le plat de sa main. « Mais on ne peut pas appeler ça être marié, quand on est de ce côté-ci de l'eau.

— Oh ! non, bien sûr que non. »

Cette réponse ne fut pas tout à fait au goût de Stanley. Il réfléchit un moment, cherchant à former sa phrase. « Est-ce que tu… eh bien, tu sais, est-ce que tu es jamais jaloux ? » Il avait parlé très bas, pour que Brown ne l'entendit pas.

« Jaloux ? Non, je ne peux pas dire que je le sois jamais », dit Goldstein d'un ton péremptoire. Il eut le pressentiment de ce qui troublait Stanley et, automatiquement, il s'efforça de l'apaiser. « Ecoute, dit-il, je n'ai jamais eu le plaisir de rencontrer ta femme, mais tu as tort de te tourmenter à son sujet. Ces gars qui ne font que médire des femmes, ils ne les connaissent guère. Ils ont tellement couru de gauche et de droite… » Une idée le frappa. « Ecoute, si tu fais attention tu verras que les jaloux sont toujours ceux qui cavalent avec un tas, eh bien, un tas de femmes légères. C'est parce qu'ils n'ont pas confiance en eux-mêmes.

— Je pense que ça doit être ça. » Mais l'explication ne le satisfaisait pas. « Je ne sais pas, c'est peut-être parce qu'on est colles ici, dans le Pacifique, sans avoir rien à faire.

–. Certainement. Ecoute, tu n'as aucune raison de te faire du mauvais sang. Ta femme t'aime, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est tout ce à quoi tu dois penser. Une femme décente qui aime un homme ne fait rien de ce qu'elle ne devrait pas faire.

— Après tout elle a un enfant, dit Stanley. Une mère ne se dévergonde pas. » Sa femme lui semblait très abstraite dans ce moment. Il la voyait sous les traits d'une « elle », d'un x. Les paroles de Goldstein l'avaient cependant soulagé. « Elle est jeune, mais tu sais elle a été une bonne et sérieuse épouse. Et ç'a été… amusant comme elle s'est chargée de ses responsabilités. » Il étouffa un petit rire, décidé à apaiser les maux qui le tourmentaient. « Tu sais, nous avons eu un tas de désagréments la nuit de notre mariage. Bien sûr nous les avons surmontés plus tard, mais les choses n'allaient pas du tout cette première nuit-là.

— Oh ! tout le monde se retrouve avec ce problème.

— Sûr. Dis, tous ces types qui n'arrêtent jamais de faire de l'esbrouffe, même un gars comme Wilson ici. »

Il baissa la voix. « Ecoute, tu ne me diras pas qu'ils n'ont pas eu les mêmes bisbilles.

— Absolument. Il est toujours difficile de s'ajuster.

Il aimait bien Goldstein. La nuit, le bruissement des

feuilles dans les arbres, le travaillaient subtilement, laissant libre cours à ses incertitudes. « Regarde, dit-il soudainement, qu'est-ce que tu penses de moi ? » Il était encore assez jeune pouc faire de cette question le clou de toute conversation intime.

« Oh ! » dit Goldstein. Il répondait toujours à ce genre de questions en disant aux gens ce qu'ils désiraient entendre. Ce faisant, il n'était pas malhonnête de propos délibéré ; même quand celui qui le questionnait n'était pas un ami, il réagissait toujours avec chaleur. « Hum, je dirai que tu es un garçon intelligent bien d'aplomb sur tes pieds. Et tu es plutôt ambitieux, ce qui est une bonne chose. Je dirai que tu réussiras probablement. » Jusqu'à cet instant, et pour cette raison précisément, il n'eut pas beaucoup de sympathie pour Stanley —  cela sans se l'avouer d'ailleurs. Mais il avait le respect formel de la réussite, et une fois que Stanley eut exposé ses faiblesses, Goldstein était prêt à lui reconnaître toutes sortes de vertus. « Pour ton âge tu es même réellement mûr, ajouta-t-il.

— A vrai dire j'ai toujours essayé de faire plus qu'on ne m'en demandait. » Il toucha son long nez, gratouilla sa moustache qui avait poussé de travers au cours de ces deux dernières journées. « J'ai été le président de ma classe à l'école, dit-il d'un ton dépréciatif. Il n'y a pas de quoi crever d'orgueil, mais ça m'a appris à me comporter avec les gens,

— Ça a dû être une précieuse expérience, dit Goldstein d'un air songeur.

— Tu sais, se confiait Stanley, un tas de gars dans la section, m'en veulent parce que j'ai été promu caporal bien que je sois un nouveau. Ils croient que j'ai fait de la lèche, mais nom de Dieu il n'y a pas un mot de vérité là-dedans. Je n'ai fait qu'ouvrir l'œil et je faisais ce qu'on me disait de faire, mais si tu veux savoir c'est un boulot bien plus difficile qu'on ne s'imagine. Ces ggrs qui sont dans la section depuis longtemps ils croient que tout leur est dû, alors que tout ce qu'ils font c'est tirer au cul dans les corvées et vous fourrer les bâtons dans les roues. Ils me font chier. » Sa voix se fit rauque. « Je sais que j'ai un boulot difficile, je ne dis pas que je n'ai pas fait des boulettes, mais j'apprends et je fais de mon mieux. Je prends au sérieux ce que je fais. Est-ce qu'on peut m'en demander davantage ?

— Non, on ne peut pas t'en demander davantage, acquiesça Goldstein.

— Tu sais, Goldstein, je t'ai vu faire, tu es un gars régulier. J'ai vu comment tu travailles dans les corvées, et pas un gradé pourrait t'en demander davantage. Ne pense pas qu'on ne sait pas t'apprécier. » Il se sentait supérieur à Goldstein, d'une maniéré indéfinissable d'ailleurs ; chaleureuse, compatissante, sa voix trahissait une touche de condescendance. Il était le gradé qui s'adresse au simple troufion. Il avait oublié que, deux minutes plus tôt, il avait attendu anxieusement que Goldstein lui exprimât son estime.

Le contentement de Goldstein s'obscurcit. « Voilà comment sont les choses dans l'armée, se dit-il. L'opinion d'un blanc-bec y est de toute importance. »

Wilson geignait de nouveau. Ils se turent et, s'étant retournés dans leurs couvertures, ils se soulevèrent à demi. S'aidant d'un soupir, Brown s'assit et s'efforça de le calmer. « Qu'est-ce qu'y a, vieux, qu'est-ce qu'y a ? demandait-il doucement, comme pour réconforter un chiot.

— Ohh ! y a mon ventre qui me tue, ce fils de pute.

Brown lui essuyait le visage. « Qui c'est qui te parle,

Wilson ?

— C'est toi Brown, pas ?

— Oui. » Il se sentit soulagé. Wilson allait mieux. C'était la première fois qu'il l'avait reconnu. « Comment que tu te sens, Wilson ?

— Ça va, mais j'y vois pas clair.

— Il fait noir. »

Wilson se mit à pouffer faiblement. « J'ai cru que c'est ce trou dans mon ventre qui m'a fait aveugle. » Il remua ses lèvres gercées, faisant un son qui, dans cette obscurité, rappelait l'intense ahan d'une femme en labeur. « Quel fils de pute. » Il parut rouler sur le brancard. « Ou foutre est-ce que je suis ?

— On te ramène sur la plage, Stanley, Goldstein, Ridges et moi. »

Wilson digéra lentement la nouvelle. « Je suis plus dans la patrouille, hein ?

— Oui. Nous tous, mon vieux. »

Wilson pouffa de nouveau. « Je parie que Croft a râlé comme un frelon. Fils de pute, ils vont m'op-pér-rer et m'enlever tout ce pus, pas, Brown ?

— Oui, ils vont te rafistoler.

— Quand ça sera fait j'aurai deux nombrils, un tout juste au-dessous de l'autre. Nom de Dieu, j'y serai une sacrée attraction pour les gonzesses. » Il essaya de rire, se mit à tousser doucement. « Ce coup-ci pour faire mieux que moi faudra un gars avec deux bites.

— Sacré vieux bâtard. »

Wilson frissonna. « J'ai le goût du sang dans la bouche. C'est-il bon, ça ?

— T Ça peut pas te faire de mal, mentit Brown. Ça vient par les deux côtés.

— Dis si c'est pas dégueulasse, un gars qu'a été aussi longtemps que moi dans la section pour attraper une balle dans une petite bagarre de merde de rien du tout. » Il se tut, pour réfléchir. « Je voudrais que ce foutu trou dans mon bide il s'arrête de me faire mal.

— Tout ira, bien, tu verras.

 —  Dis, y avait des Japonais après moi dans ce champ, à deux mètres d'où j'étais. Ils causaient, ils baragouinaient doky cola ou quelque chose comme ça. Mais l'étaient après moi. » Il se mit à trembler.

« Le voilà qui déménage un coup de plus », pensa Brown. « T'as froid, vieux ? »

Comme en réponse à la question de Brown, un tressaillement entama le corps de Wilson. Tout en parlant il avait peu à peu perdu sa fièvre, et maintenant, frileux et moite, il frissonnait de froid.

« Tu veux une autre couverture ? demanda Brown.

— Oui, tu peux me donner ça ? »

Brown fit un pas en direction de ses hommes. « Y a quelqu'un qu'a deux couvertures ? » demanda-t-il.

Personne ne répondit immédiatement. « Je n'en ai qu'une seule, mais je peux me couvrir avec ma toile », dit Goldstein. Bidges dormait paisiblement. « Moi aussi je m'arrangerai avec ma toile », dit Stanley.

« Mettez-vous ensemble sous une couverture et une toile, et donnez moi les autres. » Il revint à Wilson, le couvrit de sa propre couverture, de celle qu'il venait d'obtenir, et d'une toile imperméable. « Ça va mieux mon gars ? » demanda-t-il.

Wilson frissonnait moins fort. « J'y suis bien, mur-mura-t-il.

— Sûr. »

Ils gardèrent le silence pendant un court moment, puis Wilson se remit à parler. « Vous savez, j'apprécie rudement ce que vous faites pour moi, vous autres. » Un spasme de gratitude le saisit, et des larmes lui montèrent aux yeux. « Z'êtes de sacrés bons gars, y a pas à dire. C'est sûr, y a que ça de bon que si un gars a de vrais copains, et vous autres vous m'avez pas laissé tomber. Je te jure, Brown, on s'a peut-être engueulés de temps à autre, mais y a rien que je ferai pas pour toi quand je serai retapé. J'ai toujours su que t'étais un vrai pote.

— Eh, merde.

— Non, un gars il veut, il veut… » Il se mit à bégayer d'excitation. « J'apprécie ça, je veux que vous savez que je serai toujours votre pote. Vous saurez qu'y a un homme qui s'appelle Wilson qui dira jamais rien de mal de vous autres.

— Te feras mieux de te reposer, vieux », dit Brown. La voix de Wilson se faisait plus forte.

« Je m'en vas dormir, mais crois pas que j'y pense point. » Il se remettait à parler sans suite.

Au bout de quelques minutes il se tut. Brown regarda dans le noir et, une fois de plus, il se fit une promesse. « Faut que je le ramène. » C'était, avant toute chose, une exhortation à l'adresse de ce qu'il y avait de meilleur et de plus fort en lui-même.

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LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS