TROISIÈME PARTIE

 

PLANTE ET FANTÔME

Même le plus sage d'entre vous

n'est qu'une dissonance et un

hybride de plante et de fantôme.

Mais est-ce que je vous ordonne

d'être soit fantômes soit plantes ?

Nietzsche.

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Reconnaissance partit en patrouille le lendemain après-midi. Ils s'embarquèrent plusieurs heures avant la nuit tombante, et peu de temps après, ayant contourné la péninsule, leur canot d'atterrissage piqua vers la pointe ouest d'Anopopéi. La houle était forte. Bien que naviguant à un mille au large, le canot roulait et tanguait, embarquant des paquets de mer par la rampe devant. C'était un petit canot, identique à ceux dans lesquels ils avaient débarqué le jour de l'invasion, mal équipé pour faire le tour de la moitié de l'île. Entassés sur leurs couchettes et couverts de leurs toiles imperméables, les hommes se préparaient pour un voyage de chien.

Le lieutenant Hearn se tenait près de l'homme de barre, regardant le pont sous lui. Il se sentait un peu las ; une heure après que Dalleson lui eut appris sa nouvelle affectation il était déjà à l'étude des instructions en vue de la patrouille, et le reste de la journée se passa à vérifier l'équipement des hommes, à dresser la liste des rations, et A se familiariser avec les cartes et les ordres de Dalle-ion. Il avait réagi mécaniquement, efficacement, remettant à plus tard surprise et plaisir de ne plus faire partie de l'état-major de Cummings.

Il alluma une cigarette et regarda de nouveau à ses pieds, où les hommes s'encaquaient dans le caisson rectangulaire en forme de pont. Ils étaient treize, serrés dans un espace de trente pieds de long sur huit de large, avec leur équipement, leurs paquetages, leurs armes, leurs munitions et cantines et couchettes pliantes étalées sur le plancher du canot. Plus tôt dans la journée il avait essayé rn vain d'obtenir une embarcation munie de bat-flanc. Maintenant ces couchettes accaparaient toute la place disponible. Les hommes s'y recroquevillaient, s'efforça » ! de protéger leurs pieds contre l'eau qui clapotait sur le pont. Encore qu'abrités sous leurs toiles imperméables, ils grimaçaient chaque fois qu'un coup d'embrun s'embarquait par la rampe devant.

Hearn les examinait un à un. Il avait pris sur lui d'apprendre leurs noms dès son premier contact avec eux, mais il n'en ignorait pas moins tout sur leur compte et il était essentiel de se former une idée rapide quant à la personnalité de chacun. Il avait échangé quelques paroles avec certains d'entre eux, une plaisanterie occasionnelle, mais ce procédé, auquel il se savait mal fait, ne lui plaisait pas particulièrement. Il pouvait en apprendre davantage en les observant. L'ennui était que l'observation exigeait du temps, tandis que dès le lendemain matin, avec leur atterrissage sur la côte et l'entrée en action de la patrouille, le moindre détail appris à leur sujet allait avoir de l'importance.

Tout en les examinant il se rendait compte d'un vague malaise. C'était le genre d'alacrité physique, de culpabilité ténue, de honte peut-être, qui l'assaillaient quand il déambulait par les bas quartiers des villes et prenait conscience de l'hostilité de ceux qui le suivaient de leur regard. Certainement, chaque fois qu'un soldat le regardait, il lui était un peu difficile de ne pas détourner les yeux. La plupart avaient le visage dur ; leur regard était vide, avec quelque chose de froid et d'absent dans l'expression ; on les aurait crus désormais hors d'état de maigrir d'une once et de gaspiller la moindre de leurs émotions. Leur teint était brouillé, presque jaune, et ils avaient les bras, les jambes et la face criblés d'ulcères des tropiques. Presque tous s'étaient rasés avant de se mettre en route, et cependant ils étaient faits comme des torchons dans leurs vêtements débraillés.

Il regarda Croft, lequel avait mis une tenue de corvée propre. Accroupi sur sa couchette, il affilait son couteau de tranchée sur une petite pierre à affûter qu'il avait prise dans une de ses poches. Croft était celui qu'il connaissait peut-être le mieux, ou plus exactement il avait passé avec lui la plus grande partie de la matinée à discuter la patrouille, mais au fait il ne le connaissait pas du tout. Croft avait écouté, il avait opiné du chef, laissé filer occasionnellement un crachat de côté, répondant quand il était nécessaire par des monosyllabes qu'il émettait d'une voix basse et atone. Croft, de toute évidence, menait bien sa section, il était rude et capable, et Hearn était passablement certain que sa présence offensait Croft. Leurs rapports pouvaient devenir difficiles car Croft en savait plus que lui, et à moins de se montrer prudent la section n'allait pas tarder à s'en rendre compte. Presque avec fascination il regardait Croft occupé a son couteau. Il s'y appesantissait sombrement, son visage décharné et froid penché sur ses mains qui allaient et venaient contre la pierre. Il y avait quelque chose de pétrifié en lui, quelque chose de congelé dans le dessin étroit de sa bouche et la concentration de son regard. « Croft est un dur à cuire », se dit-il.

Le canot tournait, debout à la vague. Hearn s'agrippa plus fermement à la barre du bastingage pour éviter l'embardée.

Il y avait le sergent Brown, qu'il connaissait un peu ; c'était celui qui avait l'air d'un adolescent avec son nez camus, ses taches de rousseur, et ses cheveux brun clair. Le Soldat Américain Typique — l'agréable et composite poussin incubé dans la couveuse des agences de publicité a grand renfort de fumée de tabac et de maux de tète. Brown ressemblait à tous les soldats qui souriaient du haut des affiches, un rien plus petit peut-être, plus grassouillet, plus amer qu'il n'était permis. « Brown a d'ailleurs une drôle de tète », pensa-t-il. Il était couvert d'ulcères, son regard était vague et lointain, sa peau se ridait. Il avait un air étonnamment vieux.

D'ailleurs, tous les vétérans paraissaient vieux. Il était facile de les distinguer. Gallagher, qui avait probablement toujours eu cet air Vieillot, faisait tout de même partie de la section depuis pas mal de temps. Et Martinez, qui semblait plus fragile, plus sensible que les autres. Le matin, quand Hearn lui avait parlé, la nervosité se lisait sur ses traits fins, et ses yeux clignotaient. Il faisait l'impression immédiate de quelqu'un sur le point de succomber à une défaillance, et cependant il était sans doute un bon soldat. Pour avoir été promu sergent, un Mexicain devait être un bon soldat.

Il y avait Wilson, et celui qu'ils appelaient Red. Hearn reporta ses yeux sur Valsen. Celui-ci avait un visage bossué dont l'âpre teint bouilli faisait ressortir le bleu du regard. Son rire enroué était tranchant et sarcastique, comme si toute chose l'écœurait précisément de la façon qu'il s'y attendait. Il était probablement le seul avec qui il aurait valu la peine de parler, mais il était visible qu'il allait se montrer inabordable.

Collectivement pris, ils se prêtaient quelque chose les uns aux autres ; ils semblaient plus durs et plus mesquins que si on les avait pris isolément. Sur le pont, parmi l'amoncellement des couchettes, seuls leurs visages paraissaient vivre. Leurs salopettes étaient vieilles, d'un gi is pâle, décoloré, et les flancs du canot s'étaient couverts d'une rouille brune. Il n'y avait ni couleur ni mouvement en eux, excepté sur leurs visages. Hearn jeta sa cigarette ;

A un demi-mille à peine sur sa gauche se profilait l'île. La plage était étroite en cet endroit, et les cocotiers poussaient presque à même l'eau ; derrière venaient les broussailles, un dense fouillis de racines, de sarments, de feuillages et d'arbres. Plus loin dans les terres se voyaient des collines lourdement assises, leur crête invisible sous la végétation qui les recouvrait. Leur ligne était laide, brisée et torse, où les rochers mettaient une tache nue pareille à la bosse des bisons, quand, en été, ils perdent leur poil. Hearn sentait le poids et la résistance de cette terre. Si le terrain où ils devaient aborder était similaire à celui-ci, ils allaient avoir mille peines à s'y tailler un passage. Tout à coup l'idée de cette patrouille lui parut un peu fantastique.

Pendant un moment le bruit régulier des moteurs qui actionnaient l'embarcation s'empara de son ouïe. Le fait que Cummings l'eût chargé de cette patrouille, la lui rendait suspecte ; il se défiait des motifs qui avaient poussé le général à concevoir cette mission. Il semblait peu croyable que Cummings l'eût déplacé par inadvertance ; il n'ignorait certainement pas que ce faisant il venait au-devant des désirs d'Hearn.

Se pouvait-il seulement que la décision de le transférer vînt de Dalleson ? Hearn en doutait. Il était facile d'imaginer une scène au cours de laquelle Cummings aurait soufflé son idée à Dalleson. Et il se pouvait fort bien que, l'ayant fait affecter à Reconnaissance, Cummings n'eût conçu la patrouille que pour pousser plus avant quelque projet de son cru.

Tout cela paraissait un peu extravagant. Il connaissait les haines dont Cummings était capable, mais il le voyait mal exposant la vie de toute une section à seule fin de satisfaire une petite vengeance. Il y avait d'autres moyens, moins coûteux ; de plus, artiste dans son métier d'homme de guerre, Cummings r.'avait rien d'un gaspilleur. La patrouille, à ses yeux, devait faire partie d'une manœuvre en règle. Ce qui préoccupait Hearn, c'est que le général n'était peut-être pas conscient de ses propres motifs.

Qu'ils pussent faire une marche de trente ou de quarante milles à travers une jungle inexplorée, passer un col dans la montagne, reconnaître les arrières des Japonais et revenir sur leurs pas, paraissait à peu près irréalisable ; plus attentivement il considérait l'entreprise, plus il la voyait difficile. Il manquait d'expérience, soit, et, de fait, la mission pouvait se révéler plus facile qu'il n'escomptait, mais la réussite n'en demeurait pas moins douteuse.

D'avoir été chargé de la patrouille lui procurait une douce satisfaction. Quelles que fussent les raisons de Cummings, il n'y avait pas de tâche qu'il préférât à celle-ci. Il prévoyait une suite de contretemps, de dangers, de déceptions inévitables ; mais au moins, il s'agissait d'une action positive. Pour la première fois depuis bien des mois il lui arrivait de désirer certaines choses, de les désirer simplement, honnêtement. S'il savait s'y prendre, si les événements prenaient la tournure qu'il voulait leur donner, il réussirait à établir une sorte de contact avec ses hommes. — Une brave section.

Le cours de sa pensée le surprenait un peu. Une approche trop naïve, trop idéaliste, qui ne lui ressemblait guère. Il suffisait de situer la chose sous un autre angle pour qu'elle apparût dans tout son ridicule. Une brave section… Brave pour quoi faire ? Brave parce que faisant du zèle dans une institution qu'il méprisait, une institution dont Cummings lui avait exposé l'anatomie ? Ou est-ce parce que c'était sa section, son enfant ? Concept de la propriété privée, pour laquelle il se découvrait (les sympathies. Du paternalisme ! « La vérité, pensa t il avec un sourire, la vérité c'est que je ne suis pas prêt pour le nouvel ordre de Cummings, où tout est mis en circulation et où jamais rien n'est possédé en propre. »

Quoi qu'il en fût, il n ignorait pas que la nature de ses propres motifs lui deviendrait compréhensible tôt ou tard. Que c'était mieux ainsi, il le savait d'intuition. Il avait pris en affection la plupart des hommes qui faisaient partie de la patrouille, d'emblée, instinctivement, et, ce qui ne laissait pas de le surprendre, il voulait s'en faire aimer. Il leur avait même fait des avances, insinuant à mots couverts qu'il n'était pas un mauvais coucheur, mettant en œuvre des trucs repris inconsciemment chez son père et chez certains officiers. Il s'entendait à ce genre très particulier de copinage qui manquait rarement son but quand on avait affaire à des Américains ; la technique impliquait pas mal de promiscuité, d'ailleurs peu dangereuse si l'on savait tenir la situation en main, et on y réussissait alors même qu'on était un parfait salaud, mais lui ne voulait pas s'y cantonner.

Qu'y avait-il au fond de tout cela ? Prouver que Cummings avait tort ? Il se le demanda pendant un instant,

Suis cessa d'y penser. Au diable l'introspection. Penser ans le vide ne rimait pas à grand-chose, et il faisait partie de la section depuis trop peu de temps pour prendre des décisions hâtives.

Directement au-dessous de lui, tassés sur leurs couchettes adjacentes, Red et Wilson bavardaient. Obéissant à un élan spontané, Hearn descendit l'échelle qui menait sur le pont.

Il adressa un signe de tête à Wilson. « Comment ça va ? » demanda-t-il. Une heure plus tôt, au milieu du rire des hommes, Wilson s'était hissé sur la rampe du canot et s'était accroupi par-dessus bord.

« Aou, ça va pas trop mal, mon lieutenant, soupira Wilson. J'espère seulement que ça me passera avant demain, »

Valsen renifla. « T'as rien qu'un litre de bromure te ferait pas passer. »

Wilson secoua la tête. Un air de réflexion obscurcit soudain son visage plein de bonne humeur, un air un peu préoccupé, qui jurait avec l'expression débonnaire de ses traits. « J'espère seulement que cet imbécile de toubib s'a trompé et que j'aurai pas besoin d'une op-pér-ration.

— Qu'est-ce qui va pas ? demanda Hearn.

— Aou, y a que j'ai tout le dedans des tripes bousillé, mon lieutenant. C'est plein de pus là-dedans, et ce toubib a dit qu'il va me couper le ventre. » Il secoua de nouveau la tête. « J'y comprends goutte, soupira-t-il. C'est pas une fois que je l'a eue, la vérole, et ç'a toujours été rien de rien pour m'en débarrasser. »

Le canot bondit en cognant sur une succession de vagues, et Wilson, accusant la secousse, se mordit les lèvres.

Red alluma une cigarette. « Pour l'amour du Christ, si te crois ce que disent ces cons de toubibs… » Il se redressa pour un moment et cracha par-dessus la rampe, suivant des yeux son graillon aussitôt aspiré par l'écume du sillage. « Tout ce qu'ils savent c'est donner des pilules et faire des boniments, et quand c'est des toubibs militaires ils se foulent même pas pour envelopper leurs pilules dans un boniment. »

Hearn rit. « Vous parlez d'expérience, Valsen ? »

Mais Red ne répondit pas, et après un moment Wilson soupira de nouveau. « Nom de Dieu, si seulement on était pas parti aujourd'hui. C'est pas le coup de collier qui me fait peur, je me fous qu'on me fait faire ça ou autre chose, ç'a pas d'importance, mais où que ça me fait mal c'est d'être malade comme ça.

— Diable, ça vous passera, dit Hearn d'un ton léger.

— C'est ce que j'espère, mon lieutenant, dit Wilson en s'accompagnant d'un mouvement Tie la tête. Je suis pas un tire-au-cul, tout le monde vous dira que j'aime mieux bosser que rester sur mon ventre à crever d'ennui, mais depuis quelque temps je me sens pas bon à rien du tout à cause de cette misère, je peux plus faire comme qui dira ce que je faisais avant. » Il secoua un de ses larges doigts en direction d'Hearn, lequel regardait le poil roux-blond de son poignet miroiter dans le soleil. « C'est possible que je vas un peu mou depuis une semaine, et Croft l'a pas arrêté de m'agoniser tout le temps. Ça la fout mal quand un pote qu'a été deux ans dans la même section que vous s'imagine que t'es rien qu'un tire-au-cul.

— T'en fais,, pas, Wilson, gouailla Red. Je m'en vas dire à ce con de pilote de faire gaffe avec les vagues. » Leur pilote faisait partie d'une compagnie de sapeurs. « Je lui dirai d'aller molo.  Une touche d'aversion se trahissait dans sa voix sarcastique.

Hearn se rendit compte que depuis le commencement de la conversation Valsen ne lui avait pas adressé une seule parole directement. Et pourquoi Wilson lui disait il tout cela ? En guise d'alibi ? Il ne le pensait pus. La voix de Wilson lui avait paru un peu abstraite, comme si tout en parlant il n'avait pas cessé de s'expliquer quelque chose à lui-même. Il fallait se rendre à l'évidence que Wilson l'ignorait, et que Valsen semblait lui en vouloir.

Eh bien, au diable avec eux. Il n'allait pas s'imposer de force. Il s'étira, bâilla un peu. « Tenez-vous au chaud, les gars, dit-il.

— Sûr, mon lieutenant », grommela Wilson.

Red ne dit rien. Irrité et maussade, son regard accompagna Hearn qui remontait l'échelle.

Croft avait fini d'aiguiser son couteau de tranchée, et tandis que Hearn et Wilson étaient encore en train de parler il se fraya un chemin vers l'abri sur le devant du canot. Sautant sur l'occasion, Stanley l'y rejoignit. C'était une place relativement confortable pour engager une conversation ; le pont y était inondé, certes, mais l'étrave en surélévation protégeait contre le vent. L'embrun qui embarquait dans le canot s'écoulait vers la poupe sans laisser des flaques.

Stanley se mit. à parler d'abondance. « Si c'est pas une sacrée honte de nous avoir collé un officier sur le dos. Personne peut mener la section mieux que toi, et on aurait dû te donner le commandement avant de nous coller un de ces blancs-becs. »

Croft haussa les épaules. Le transfert d'Hearn l'avait atteint plus profondément qu'il n'osait se l'avouer. Il commandait la section depuis si longtemps qu'il lui était un peu difficile de se rendre compte qu'il se trouvait dorénavant sous les ordres d'un supérieur. La présence d'Hearn l'obligeait de se rappeler à tout instant que s'il pouvait encore donner des ordres, le commandement de la section ne lui appartenait plus.

Hearn était son ennemi. Sans qu'il en eût conscience, l'idée était implicite dans tout ce qu'il faisait. Automatiquement, il le considérait fautif de son transfert, et il lui en voulait d'instinct. Ses sentiments étaient d'ailleurs très confus. Pris depuis trop longtemps dans l'engrenage de l'obéissance militaire, il ne pouvait pas s'avouer son animosité. S'irriter d'un ordre, refuser d'y obéir, était immoral aux yeux de Croft. De plus, il n'y pouvait rien. « Ferme ta gueule si t'y peux rien », était une de ses rares maximes.

Le discours de Stanley lui fit plaisir, mais il garda le silence.

« Je pense que je connais comme qui dirait la nature humaine, disait Stanley, et je te dis sans mâcher mes mots que je préfère que toi tu commandes cette patrouille au lieu d'un lieutenant quelconque qui nous arrive tout cuit sur un plateau. »

Croft cracha. « Stanley a la langue bien pendue, se dit-il. Sûr, c'est un lèche-cul, mais si à part ça un gars marche recto, j'y vois pas de mal. » « P't'être », admit-il.

« Bon, maintenant prends cette patrouille qui va être drôlement dure. On a besoin de quelqu'un qui s'y connaît.

— Toi, qu'est-ce que tu penses de la patrouille ? » demanda Croft doucement. Il fit un plongeon pour éviter un coup d'embrun.

Stanley n'ignorait pas que Croft serait content s'il acceptait la patrouille sans rechigner. Mais il savait qu'il lui fallait répondre avec prudence. S'il se montrait enthousiaste alors qu'aucun des hommes ne l'était, Croft se délierait de lui. Il tripota sa moustache, fine et inégale malgré les soins qu'il y apportait. « Je ne sais pas, fallait bien qu'elle se fasse cette patrouille, alors pourquoi pas nous autres. Pour te dire la vérité, Sam, se risqua-t-il, ça peut te sembler une connerie de ma part, mais je regrette pas qu'on a décroché le morceau. On finit par se fatiguer à ne rien fiche, on a envie de faire des choses. »

Croft se toucha le menton. « C'est ce que tu penses, hein ?

— Eh bien, je l'aurais pas dit à tout le monde, mais, oui, c'est ce que je pense.

—  Heu-hème. » A moitié délibérément Stanley venait d'effleurer une des passions essentielles de Croft. Après un mois de corvées et de patrouilles de sécurité sans histoires, ses nerfs étaient à nu dans l'attente d'une action. N'importe quelle patrouille digne de ce nom lui aurait souri. Mais celle-ci… rien que sa conception l'impressionnait. Encore qu'il ne le montrât pas, il était impatient ; les heures étaient longues à bord de ce canot. De tout l'après-midi. il n'avait pas arrêté d'agiter la question des routes à suivre, passant et repassant en esprit la topographie du terrain. Il n'y avait qu'une seule carte aérienne de cette région, mais il la connaissait par cœur. Et une fois de plus il ressentit une désagréable secousse en se. souvenant que la patrouille et la section n'étaient plus sous son commandement.

« Oui, c'est ça, dit-il. Si tu veux savoir, c'est quelqu'un ce général Cummings pour avoir calculé tout ça. »

Stanley approuva de la tête. « Les gars arrêtent pas de râler qu'à sa place ils auraient fait mieux que lui, mais il a pas le boulot facile.

— Je te crois », dit Croft. Il regarda au loin, puis poussa Stanley du coude. « Vise », dit-il. Avec une trace de jalousie il observait Wilson qui parlait à Hearn.

Inconsciemment, Stanley contrefit l'accent de Croft. « Tu crois que ce vieux Wilson lui fait de la lèche ? »

Croft émit un rire paisible et froid. « j'en sais foutre rien, il tire au cul depuis quelque temps.

— Je me demande s'il est vraiment malade », dit Stanley d'un ton dubitatif.

Croft secoua la tête. « Y a que si te l'as à l'œil qu'on peut lui faire confiance.

— C'est comme ça que moi je l'ai classé. » Stanley se sentait en forme. Si Brown ne faisait que répéter que personne ne pouvait s'entendre avec Croît, c'est qu'il ne savait pas s'y prendre. Croft était régulier. Il suffisait de l'approcher de la bonne manière. C'était bien jouer que de faire copain avec vos sergots.

Mais, tout en parlant, il se raidissait à l'extrême. Pendant les premières semaines de sa présence dans la section il avait éprouvé une tension analogue dans son commerce avec Brown ; maintenant c'était au tour de Croft de l'incommoder. Stanley ne lui disait jamais rien sans quelque arrière-pensée. C'était cependant une façon d'être automatique. Il ne se disait jamais consciemment — c'est une bonne idée de se montrer d'accord avec Croft. Dans le moment où il parlait, il croyait à ce qu'il disait ; son esprit travaillait plus rapidement et plus efficacement que sa langue, en sorte qu'il lui arrivait parfois de s'étonner un peu de ses propres paroles. « Oui, un drôle de type ce Wilson, dit-il-a voix couverte.

— Heu-hème. »

Stanley se sentit déprimé. Peut-être s'était-il pris trop tard pour faire copain avec Croft. Quel bien y avait-il à en attendre, maintenant qu'un officier commandait la section ? Une des raisons qui lui rendaient Hearn détestable, était que celui-ci lui ôtait sa chance de succéder à Croft le cas échéant. Que Martinez ou Brown pussent commander la section, ne lui venait même pas à l'esprit. Au fait, son ambition était vague précisément parce qu'elle ne s'arrêtait pas en si bon chemin. Stanley ne poursuivait pas un but unique ; ses rêves étaient toujours vagues.

En vérité, tout en parlant, Croft et Stanley se découvraient des points communs qui les rapprochaient l'un de l'autre. Croft se sentait une légère affection à l'endroit de Stanley. « Ce petit Stanley l'est pas un mauvais zigue », se dit-il.

Le pont, à leurs pieds, vibrait sous le cognement des vagues. Le soleil était presque couché et le ciel se couvrait. Le temps commençait de fraîchir, et il fallait se protéger du vent pour allumer sa cigarette.

Gallagher s'était frayé un chemin vers l'étrave du canot. Il se tenait en silence derrière Croft et Stanley, son corps fin et noué, secoué de petits frissons. Il écoutait l'eau clapoter contre les flancs de l'embarcation. « Là t'as chaud et la minute d'après t'as froid », grommela-t-il.

Stanley lui adressa un sourire. Il trouvait nécessaire de ménager Gallagher, puisque aussi bien il avait perdu sa femme et que cette perte le rendait irritable. Au fond, il n'avait que mépris pour Gallagher, qui l'embêtait et le dérangeait. « Comment ça va, petit ? dit-il.

— Ça va », dit Gallagher d'un ton déprimé. La grissaille du ciel le rendait lugubre. Depuis la mort de Mary il était devenu exceptionnellement sensible aux changements du temps, et il lui arrivait souvent de languir dans une douce mélancolie qui le mettait au bord des larmes. Sa volonté et, assez curieusement, son amertume aussi, s'étaient émoussées ; il gardait son masque rageur, il explosait même, de temps à autre, dans un débordement de jurons, mais Red et Wilson et un ou deux autres ne s'y trompaient pas. « Oui, ça va bien », grommela-t-il de nouveau, La sympathie de Stanley l'irritait, car il la sentait fausse ; depuis quelque temps il devenait plus perceptif.

Il se demanda pourquoi il était venu se placer à côté d'eux et songea à regagner sa couchette, mais il faisait moins frais ici. Le pont vibrait et cognait sous ses pieds. « Combien de temps qu'on va rester là comme des sardines ? » grogna-t-il.

Après un silence Croft et Stanley se remirent à parler patrouille et Gallagher les écouta avec ressentiment. « Te veux que je te dise comment qu'elle sera, cette putain de merde de patrouille ? laissa-t-il échapper. On aura de la veine si qu'on s'en tire avec nos têtes de con sur nos épaules. » Un remords mêlé de peur le saisit. « Faut que j'arrête de jurer »^se dit-il. Depuis qu'il avait reçu sa dernière lettre, une dizaine de jours plus tôt, il faisait des efforts pour s'amender. Ses blasphèmes étaient impies, croyait-il, et il appréhendait un surcroît de châtiments.

Entendre parler patrouille l'effrayait, à quoi s'ajoutait son remords d'avoir juré. Une fois de plus il s'imagina mort, couché dans un champ, et un spasme nerveux courut douloureusement le long de son dos. Le soldat japonais mort de la main de Croft lui apparut, étalé dans une clairière verte.

Stanley l'ignora. « Qu'est-ce que tu penses faire si on ne peut pas passer le col ? » Il était important de savoir toutes ces choses si jamais il devait Unir par commander la section. Personne ne savait quelles sortes d'accidents pouvaient arriver. S'efforçant de ne voir que « les morts anonymes, il imaginait des accidents qu'il situait dans l'abstrait, dans un vide de nulle part.

« Je vas te donner un petit conseil », dit Croft. Les mots eurent un son bizarre sur ses lèvres ; il ne donnait presque jamais de conseil. « Dans la vie militaire, si y a pas moyen de faire ce qu'il faut d'une manière te feras foutre bien de le faire d'une autre manière,

— Qu'est-ce que tu ferais alors ? T'escaladerais la montagne ?

— C'est pas moi qui commande. C'est le lieutenant.

— Euhee », fit Stanley en grimaçant. Il se sentait tout jeunot à côté de Croft, mais il ne s'efforçait pas de le dissimuler. Sans chercher à comprendre, il présumait que Croft l'aimerait mieux s'il ne se montrait pas trop suffisant.

« Mais si la section était à moi, c'est ce que j'aurais fait », ajouta Croft.

Gallagher ne les écoutait qu'à moitié. Leur conversation le choquait ; son esprit superstitieux, bourré de tabous, lui disait qu'il était dangereux de parler combat. Dans son abattement il se faisait de la patrouille une vision sombre, pleine de fatigues et de dangers et de misères. Il finit par se prendre en pitié, et des larmes lui montèrent aux yeux. Pour les refouler, il s'adressa rageusement à Stanley. « Tu crois que t'auras une vue de la montagne ? T'auras de la veine si t'en descends avec tes abattis au complet. » Il se retint à temps pour ne pas jurer.

Cette fois-ci il ne leur fut pas possible de l'ignorer. Le temps d'une seconde Stanley se rappela la façon fortuite, presque ridicule, dont Minetta avait écopé sa blessure, et ce souvenir raviva en lui les émotions qui l'avaient assailli à cette occasion. Sa confiance en soi était entamée. « Tu l'ouvres trop grande, dit-il à Gallagher.

— Te sais ce qui te reste à faire. »

Stanley fit un pas vers Gallagher, puis s'arrêta. Gallagher était de beaucoup plus petit que lui, en sorte qu'il n'y aurait eu aucune gloire à le rosser. De plus, Stanley sentait vaguement que c'eût été comme s'il avait pris à partie un invalide. « Dis, Gallagher, je pourrais te casser en deux », dit-il. Il ne se rendit pas compte qu'il venait de répéter les mots mêmes que Red lui avait adressés le matin de leur atterrissage dans l'île.

« Aaaaah », fit Gallagher, sans faire de mouvement. Il avait peur de Stanley.

Croft les observait avec indifférence. Lui aussi, la sortie de Gallagher l'avait agacé. Il n'avait pas oublié l'attaque japonaise sur la rivière, et il lui arrivait de rêver qu'une grande vague d'eau était sur le point de l'engloutir alors qu'il se trouvait réduit à l'impuissance. Encore qu'il n'eût pas fait de rapprochement entre l'attaque nocturne et le rêve, il sentait intuitivement que celui-ci correspondait à une angoisse inavouée. La sortie de Gallagher l'avait troublé, et le temps d'une seconde il pensa consciemment à sa propre mort. « C'est une sacrée connerie de se fourrer ça dans le ciboulot », se dit-il. Mais il ne réussit pas à bannir l'idée de sa tête. Aux yeux de Croft la mort était toujours un décret. Toutes les fois qu'un homme de la section ou de la compagnie était tué, il ressentait une sinistre et paisible satisfaction, comme si toute mort était inévitablement juste. Ce qui l'agaçait dans cet instant c'était de penser qu'il pouvait à son tour être happé par l'engrenage. Croft n'était sujet à aucun des mélanges particuliers de pessimisme et de fatalisme dont souffraient Red et Brown. Croft ne croyait pas que plus longtemps il était sur la brèche moins il avait de chances d'en réchapper. Croft croyait qu'un homme était ou n'était pas destiné à être tué, et il s'était toujours considéré automatiquement exempt. Mais maintenant il n'était plus aussi certain de son affaire. Il était sous le coup d'un mauvais pressentiment.

La menace d'une bagarre s'étant dissipée, ils se tenaient en silence derrière la rampe, sentant la morne puissance de l'océan tout contre la mince plaque métallique du pont. Red les avait rejoints et ils demeuraient immobiles, arqués sous l'embrun, frissonnant de temps à autre. Stanley et Croft repartirent de nouveau sur le sujet de la patrouille, et Red les écoutait avec un sourd ressentiment. Son dos lui faisait mal et le rendait irritable. Le canot qui cognait et rebondissait, la gêne due à l'entassement et au manque d'espace, même le son de la voix de Stanley, tout l'agaçait.

« Tu sais, confiait Stanley à Croft, je ne dis pas que je suis heureux d'être de la patrouille, mais ça sera une bonne expérience tu sais. Je suis qu'un caporal, le dernier dessous quoi, mais on a quand même des devoirs et rien ne vaut l'expérience pour faire proprement son boulot. » Red renifla dédaigneusement : le discours de Stanley avait un ton de modestie trop prononcée à son goût.

« T'as qu'à ouvrir l'œil, dit Croft. La plupart des gars de la section marchent comme une sacrée bande « le moutons qui regardent entre leurs pattes. »

Red soupira. Les ambitions de Stanley lui répugnaient, mais son mépris reposait sur un sentiment de malaise qu'il n'était pas tout à fait sans comprendre. Il était un rien envieux. La contradiction acheva de le démoraliser. « Eh, pensa-t-il, on fait que se bouffer les rognons, et où est-ce que ça vous mène ? » Il pouvait voir Stanley monter en grade de mois en mois sans que ça le rendît jamais heureux. On aura bien de la veîne si on attrape pas une balle dans les tripes. Il sentit la peau se durcir dans son dos, et malgré lui il se retourna pour regarder la barre de fer qui courait le long de la rampe. Depuis le jour où, couché par terre sans défense, il avait attendu que le soldat japonais le tuât, il se sentait pris d'accès d'angoisse périodiques. Souvent, la nuit, il se réveillait en sursaut, se tournait dans ses couvertures, et se mettait à trembler immodérément.

« Pourquoi diable est-ce que je veux avoir des ficelles ? se demandait-il. Si j'avais un gars de tué dans mon escouade, j'arrêterais jamais d'y penser. Je veux pas prendre des ordres de personne, et je veux pas en donner à personne. » Il regarda Hearn, debout à l'arrière de l'embarcation, et une sourde colère lui dilata la poitrine. « Ces nom de Dieu d'officiers, s'ébroua-t-il. Un tas de collégien qui pensent que c'est comme aller à une partie de football. Il est content d'être de la balade, ce bâtard. » Une haine passionnée fermentait au fond de son cœur pour quiconque mettait sa vie en danger. « Qu'est-ce que ça lui fout au général si on est bousillés ? Pour lui ça sera tout juste une expérience de foutue. Cochons d'Inde. »

Stanley l'amusait, il excitait son ironie. Ses émotions finirent par se changer en paroles. « Eh, Stanley, tu penses qu'on te donnera l'Etoile d'Argent ? »

Stanley le regarda, se raidissant instantanément,  Va te faire foutre, Red.

— Attends seulement, mon pote », dit Red. Il partit d'un gros rire et se tourna vers Gallagher. « On lui donnera la médaille du Trou-du-Cul Pourpre.

— Dis, Red », fit Stanley, tâchant de glisser un ton de menace dans sa voix. Il savait que Croft l'observait.

« Aaah », s'ébroua Red. Il n'avait aucune envie de se bagarrer. Son dos, même quand il ne le faisait pas souffrir, le laissait affaibli et léthargique. Il se rendit brusquement compte que lui et Stanley avaient changé depuis leur arrivée à Anopopéi ; Stanley paraissait plus gras, plus luisant, plus sûr de soi. Il poussait encore. Et à cause de tout cela, à cause de ses doutes, et parce qu'il devint conscient (le la maigreur fatiguée de son propre corps, son orgueil l'exhorta à persévérer. « Tu pètes plus haut que ton derrière, Stanley, dit-il.

— Qu'est-ce qui te prend, tu fais bande avec Gallagher ? »

Gallagher eut peur de nouveau ; il ne voulait pas être entraîné dans des histoires. Il s'était replié sur lui-même au cours des dernières semaines ; il devenait passif ; ses accès de rage occasionnels le laissaient sans ressort. Et cependant il ne voulait pas battre en retraite : Red était un de ses meilleurs copains. « Red a pas besoin de faire bande avec moi, marmonna-t-il.

— Vous deux, parce que vous êtes dans la bagarre un peu plus longtemps que moi, vous croyez que vous êtes des gars à la redresse ?

— Peut-être », dit Gallagher.

Stanley savait qu'il devait dire son fait à Red s'il voulait gagner l'estime de Croft, mais il s'en sentit incapable. Les sarcasmes de Red avaient lacéré son assurance ; tout à coup il se trouva obligé de reconnaître qu'il était terrifié à la seule pensée d'un combat. Il aspira profondément. « C'est pas le moment, mais attends un peu qu'on rentre.

— C'est ça, envoie-moi une lettre. »

La bouche de Stanley se durcit, mais il ne trouva rien à répondre. Il regarda Croft, dont le visage était impassible. « Vous deux, je voudrais seulement vous avoir dans mon escouade », dit-il à Red et à Gallagher. Ils lui rirent au nez.

Croft était contrarié. Il avait oscillé entre son désir d'assister à une bagarre et son appréhension de l'effet démoralisant qu'elle n'eût pas manqué d'avoir sur le moral des hommes. Maintenant il n'avait que mépris pour Stanley ; un gradé devait savoir comment remettre un homme à sa place sans gâcher la marchandise. Il expectora un petit graillon par-dessus la rampe. « Qu'est-ce qui vous démange ? Voyez tous rouge déjà ? » dit-il froidement. Des parlotes sans objet l'irritaient.

Tous se turent de nouveau. La tension qui les raidissait s'était affaissée comme une feuille de papier imbibée d'eau. Croft excepté, tous se sentaient secrètement soulagés. Mais la pensée de la patrouille les enveloppait d'un sombre suaire. Chacun se retirait dans un silence peuplé de craintes. La nuit descendait sur eux comme un mauvais présage.

S'élevant au-dessus de l'île, le Mont Anaka leur apparaissait au loin. Il s'arquait, froid et lointain, au-dessus de la jungle qui l'environnait, se haussant lourdement jusque dans les nuages. La brunâtre lueur du crépuscule le faisait ressembler à un immense éléphant gris dressé sur ses pattes de devant, son arrière-train perdu dans la verte jonchée de sa tanière. La montagne semblait sage et puissante et terrifiante dans ses dimensions. Saisi par une sensation de beauté qu'il se sentait incapable d'exprimer, Gallagher s'absorbait dans le spectacle. L'idée, la vision qu'il s'était toujours faites de quelque chose de plus pur et de plus net et de plus beau que le turbin dans lequel il avait vécu se mirent à vibrer en lui, à résonner avec une force grandissante. Il lui sembla, pendant un instant, qu'il allait pouvoir mettre en mots ce qu'il éprouvait, un instant vite évanoui qui le laissa dans un halo de ravissement et de joie troublante. Il s'humecta les lèvres et se remit à pleurer sa femme.

Croft était remué jusqu'au fond de son être. La montagne l'attirait, elle l'accablait et l'enflammait par sa grandeur. Il ne l'avait jamais vue si nettement ; embourbées dans la jungle, les falaises de la chaîne Watamaï lui avaient masqué le sommet de la montagne. Il regardait de tous ses yeux, examinant les arêtes, ressentant un dé sir instinctif d'escalader le mont, de se dresser debout sur sa cime, d'avoir à ses pieds toute sa masse grandiose. Il était intensément ému ; comme après la mort d'Hennessey ou encore quand il avait tué le prisonnier japonais, il était en proie à un respect mêlé de crainte, à des désirs puissants, à une extase singulière. Oublieux des hommes qui l'entouraient, il regardait le pic avec un sentiment proche de la haine. « Cette montagne est fameusement vieille », dit-il à la fin.

Et Red n'éprouvait que de la tristesse, qu'une vague lassitude. La phrase de Croft le troubla insensiblement. Il examinait la montagne sans émotion, avec indifférence presque. Mais quand il détourna les yeux une peur le saisit, la même peur que tous éprouvèrent à un moment ou à un autre de la journée. Comme chacun de ses compagnons, lui aussi se demandait si cette patrouille allait être sa dernière.

Goldstein et Martinez parlaient Amérique. Leurs couchettes se trouvèrent être par hasard l'une contre l'autre, et ils y passèrent tout l'après-midi à l'abri de leurs toiles imperméables. Goldstein se sentait dans un état d'esprit plutôt heureux. Ses rapports avec Martinez ne furent jamais particulièrement soutenus, mais ils bavardaient depuis plusieurs heures et leurs confidences commençaient de prendre une tournure intime. Goldstein se sentait toujours heureux quand il pouvait être sur un pied d'amitié avec quelqu'un ; sa nature ingénue le mettait toujours en confiance. Une des raisons principales qui le rendaient misérable était que les amitiés qu'il se faisait dans la section semblaient ne jamais durer. Ceux avec qui il lui arrivait d'avoir de longues et amicales conversations le blessaient ou l'ignoraient le jour d'après sans qu'il pût comprendre pourquoi. A ses yeux on était amis, ou on-ne l'était pas ; revirements et déloyautés échappaient à son entendement. Il était malheureux parce qu'il se sentait constamment trahi.

Cependant, il ne devenait jamais tout à fait découragé. Il était, essentiellement, un homme actif, un homme positif. Si on le heurtait dans ses sentiments, si un de ses amis se révélait indigne de confiance, il couvait ses peines, puis, finissant presque toujours par les digérer, il repartait de plus belle. Ayant essuyé une série de rebuffades depuis son arrivée dans la section, il devint plus astucieux, plus prudent quant à ce qu'il disait et faisait. Mais il était bien trop affectueux pour posséder de réelles défenses ; toute manifestation d'amitié le trouvait prêt à oublier ses griefs et à répondre avec chaleur et simplicité. Maintenant toutes ses sympathies allaient à Martinez. S'il avait eu à exprimer son opinion, il se serait dit : Martinez est un excellent garçon ; un peu lent, mais un brave type, très démocratique pour un sergent.

« En Amérique, disait Martinez, toujours beaucoup bonnes occasions.

— Oh ! ce n'est pas ça qui manque, approuva Goldstein d'un ton doctoral. J'ai mes idées pour monter une affaire à moi, j'y ai beaucoup réfléchi, parce que si on veut aller de l'avant il faut marcher sur ses propres jambes. On peut dire pas mal de bien d'un salaire qui vous tombe régulièrement et de la sécurité que ça vous donne, mais je préfère être mon propre patron. »

Martinez approuva. « Beaucoup argent dans ton affaire, hein ?

— Parfois. »

Martinez considéra la chose. Argent ! Une petite transpiration lui vint sur la paume des mains. Il songea un instant à un nommé Isidoro Juaninez, tenancier de bordel, qui l'avait fasciné dans le temps. Il frissonna au souvenir d'Isidoro agitant de grosses liasses de dollars. « Après la guerre je peut-être quitter l'armée.

— Tu devrais certainement le faire, dit Goldstein. Tu es un garçon intelligent et digne de confiance. »

Martinez soupira. « Mais… » Il ne savait pas comment exprimer sa pensée. Mentionner qu'il était Mexicain l'embarrassait toujours, Il pensait que c'était faire preuve de mauvaises manières ; c'était presque donner à croire à son interlocuteur qu'il le blâmait et le rendait responsable d'un état de fait où les bons emplois n'étaient pas accessibles à un Américain d'ascendance mexicaine. De plus, il se portait toujours avec l'espoir irrationnel qu'on le prendrait peut-être pour un Espagnol de pure souche.

« Mais je n'ai pas d'instruction », dit-il.

Goldstein secoua la tête avec compassion. « C'est vrai que c'est un obstacle. J'ai toujours voulu finir le collège, et je sens que ça me manque. Mais, dans les affaires, une bonne tête suffit. Je crois sérieusement à l'honnêteté et à la sincérité dans les affaires ; tous les vrais grands hommes ont réussi à force de décence. »

Martinez fit oui de la tête. Il aurait voulu savoir de quelle grandeur est la pièce dont on a besoin pour garder son argent quand on est très riche. Des images languissaient dans sa tête de vêtements luxueux, d'escarpins ciré », de cravates peintes à la main, de blondes élancées à la grâce froide et au charme fragile. « Un homme riche faire tout ce qu'il plaît, dit-il admirativement.

— Eh bien, si j'étais riche j'aimerais être charitable Et… ce que je veux c'est vivre à mon aise, avoir une Julie maison, un avenir assuré… Est-ce que tu connais New York ?

— Non.

—  Il y a là-bas une banlieue où j'aimerais vivre, dit Goldstein en s'approuvant de. la tête. C'est vraiment un bel endroit, habité par des gens sympathiques, instruits, raffinés. Je ne voudrais pas que mon fils grandisse dans les mêmes conditions que moi. »

Martinez acquiesça sagement. Il n'avait jamais eu des convictions ou des ambitions bien définies, et il se sentait toujours humble quand il lui arrivait de parler à quelqu'un qui avait des plans nets et arrêtés. « Amérique bon pays », dit-il avec conviction. Une brève mais vertueuse flambée de patriotisme monta en lui, éclairant l'image à moitié effacée d'une classe où des enfants chantaient My Country,'Tis of Thee. Pour la première fois depuis des années il se revit en aviateur, et de vagues désirs s'éveillèrent en lui. « Je apprendre bien lire à l'école, dit-il. La maîtresse pensait que moi intelligent.

— J'en suis sûr », dit Goldstein avec confiance.

La mer était moins dure, et l'embrun se faisait rare. Martinez promena un regard circulaire par le canot, écouta un instant le bruit des conversations. « Long voyage », dit-il.

Gallagher était revenu à sa couchette, adjacente à celle de Martinez, et se coucha sans mot dire. Goldstein se sentait mal à l'aise en sa présence ; il ne lui avait pas adressé la parole depuis un bon mois. « C'est étonnant que personne n'ait le mal de mer, dit-il finalement. Ces canots ne valent rien pour la navigation.

— Roth, Wyman, ils sont malades », dit Martinez.

Goldstein haussa les épaules avec fierté. « Moi la mer ne me fait rien. J'ai l'habitude des canots. Un ami à moi a une barque à voiles à Long-Island, et je sortais souvent avec lui en été. J'aimais beaucoup ça. » Il songea à la baie de la Sound et aux dunes pâles qui l'entourent. « C'était beau, là-bas. Tu sais, on ne peut pas battre l'Amérique pour la beauté de ses paysages.

— Tu peux le redire, bouffi », s'ébroua Gallagher tout à coup.

C'est simplement sa façon de parler, se dit Goldstein ; il ne pense pas à mal. « Est-ce que tu as jamais fait du canot, Gallagher ? » demanda-t-il doucement.

Gallagher se souleva sur son coude. « Aaah, de temps à autre, sur la Charles, en aval de West Roxbury. J'y allais avec ma femme. » Il n'y songea qu'après avoir parlé, et son visage s'altéra pour un instant, prenant l'expression figée d'un masque.

« Oh ! je suis désolé, souffla Goldstein.

— Ça va. » Ça l'irritait de recevoir des marques de sympathie de la part d'un juif. « Ça fait rien », ajouta-t-il un peu niaisement. Mais, déjà, redevenant tendre de nou veau, il se dissolvait dans un bain de pitié et de tristesses aimables. « Dis, fit-il soudainement, t'as un gosse, pas ?

Goldstein fit oui de la tête. « Oh ! oui, dit-il avec chaleur. Mon garçon a maintenant trois ans. Attends, je vais te montrer sa photo. » Il se roula laborieusement sur le côté, prit un portefeuille dans sa poche revolver. « Ça n'est pas une bonne photo, s'excusa-t-il ; c'est réellement un des plus beaux enfants que tu puisses imaginer. A la maison nous avons une grande photo de lui, faite par un photographe professionnel, et, sincèrement, c'est imbattable. Une photo à gagner un prix. »

Gallagher regardait la photographie. « Oui, oui, c'est un joli môme, d'accord. » Il était un peu surpris et gêné par l'éloge qui lui avait échappé. Il regarda de nouveau la photographie, la voyant en fait pour la première fois, et il soupira. Depuis la mort de Mary il n'avait écrit qu'une seule fois chez lui, et cela pour demander une photographie de son enfant. Cette image, qu'il attendait avec une impatience grandissante, était devenue un élément important de son existence. Il perdait bien des heures dans de longues et mornes rêveries, se demandant quel air avait son enfant. Encore qu'il n'en sût rien, il présumait que c'était un garçon, « C'est vraiment un joli môme », dit-il d'une voix rêche. Il promena un doigt sur le côté de la couchette et, surmontant son embarras, il laissa échapper : « Eh ! comment que c'est d'avoir un gosse ? »

Goldstein balança un moment, comme pour fournir une réponse définitive. « Oh ! c'est un tas de… joies. » Il avait été sur le point de dire « un tas de nochis ». « Mais c'est aussi un tas de peines. On s'en fait beaucoup de soucis, et il y a bien sûr les difficultés matérielles.

— Oui », dit Gallagher, marquant son accord d'un signe de tête.

Goldstein continua de parler. Il devait se faire un peu violence, car Gallagher était l'homme qu'il haïssait le plus dans la section. La chaleur et la bienveillance qu'il ressentait en ce moment à l'égard de Gallagher le troublaient. Il était toujours conscient de lui-même quand il lui arrivait de parler de juif à chrétien ; toute action, tout mot, lui étaient alors dictés par son désir de faire bonne impression. Bien que sensible aux marques de sympathie, il devait une part de sa satisfaction à l'idée que c'était au juif que les gens manifestaient leur cordialité. Aussi s'efforçait-il de ne rien dire qui pût déplaire à Gallagher.

Mais, parler de sa famille, le plongeait automatiquement dans un sentiment de privation et de solitude. De vagues images peuplées de béatitudes de la vie conjugale flottaient dans sa tête. Il se rappela une nuit où lui et sa femme, pouffant dans le noir, avaient écouté d'une oreille le bizarre et fastueux ronflement de leur bébé. « Ce sont les enfants qui font que la vie vaille la peine d'être vécue », dit-il persuasivement.

Martinez se rendit tout à coup compte que lui aussi était père. Pour la première fois depuis des années il se souvint de la grossesse de Rosalita. Il haussa les épaules. Sept ans maintenant ? Huit ans ? Il avait perdu son compte. « Nom de Dieu », se dit-il. Une fois débarrassé d'elle, il ne s'en était jamais souvenu que comme d'une source d'embêtements.

D'avoir engendré un enfant le bouffissait d'orgueil. « Nom de Dieu, moi être un dur », se dit-il. Il avait envie de rire. Martinez faire un gosse et foutre le camp. Il en éprouvait une joie malicieuse, comme s'il était un enfant qui tourmente un chien. « Qu'est-ce qu'elle faire avec ? Faire fausse couche ? Nom de Dieu ! » Sa vanité s'enflait comme un ventre qui se ballonne. Il songeait avec un ravissement naïf à sa virilité, à l'attrait qu'il exerçait sur les femmes. Que l'enfant fût illégitime accroissait son estime de soi ; son rôle en devenait extravagant, d'une grandeur plus imposante.

Il ressentit une affection indulgente, presque condescendante, à l'égard de Goldstein. Jusqu'à présent Goldstein lui avait fait un peu peur, au point qu'il se trouvait plutôt gêné en sa présence. Un jour ils eurent une discussion, et Goldstein s'était montré en désaccord avec lui. Toutes les fois qu'une telle chose lui arrivait, Martinez réagissait inévitablement comme un écolier effrayé sous la réprimande de son maître. Jamais encore il ne s'était senti à l'aise dans son rôle de sergent. Mais maintenant il s'était purifié dans l'affection de Goldstein. Goldstein ne l'avait pas méprisé le jour de leur discussion. « Goldstein il est brave », se dit-il.

Il devint conscient des vibrations du bateau, de sa lente et cahoteuse avance parmi les vagues. Il faisait presque sombre. Il bâilla et se roula en boule sous sa toile imperméable. Il avait un peu faim, et il se demanda paresseusement s'il devait manger un morceau ou rester sans bouger. Il songea à la patrouille, et une pointe d'angoisse le lit sursauter. « Pas penser à ça, pas penser à ça », se répéta t-il.

Il se rendit compte soudain que Gallagher et Goldstein s'étaient tus. Levant la tête, il vit que presque tout le monde se tenait debout sur les couchettes ou se pressait à tribord. « Qu'est-ce qu'ils regardent ? demanda Gallagher.

— Le coucher du soleil, je crois, dit Goldstein.

— Le coucher du soleil ? » Martinez regarda le ciel. Il était presque noir, semé de vilains nuages de pluie couleur de plomb. « Où coucher du soleil ? » demanda-t-il. Il se dressa sur sa couchette, affermit ses pieds sur les montants de bois, et regarda du côté de l'ouest.

Le coucher du soleil déployait une profusion et un chatoiement de couleurs que l'on ne peut voir que dans les tropiques. A l'exception d'une bande étroite située à l'horizon, le ciel entier était couvert de nuages noirs gorgés de pluie. Le soleil avait déjà disparu, mais son reflet se concentrait en une ligne de couleur où le ciel cl l'eau se rejoignaient. Le coucher dessinait un arc en forme d'anse, de port étrange et illusoire baigné dans un spectre éclatant fait de cramoisis et de jaunes d'or et de verts canari. Un collier de minuscules nuages semblables à des saucisses en miniature s'égrenait en un pointillé d'un pourpre royal. Bientôt les hommes se firent l'impression d'apercevoir une ile fabuleuse sortie de leur imagination. Tout rougeoyait dans cette île, tout y frémissait de réalité. On y voyait une plage aux sables polis et dorés, et sur ce rivage imaginaire un bouquet d'arbres projetait dans le crépuscule un éclat magnifique couleur bleu lavande. Celte plage était différente de tout ce qu'ils avaient jamais connu ; on y reconnaissait le moindre affleurement de roche, le moindre repli des dunes sur un rivage nu et figé, mais ici tout frémissait de vie et de chaleur. La terre s'élevait par-dessus le pourpre feuillage en des vallonnements violets et écarlates, pour se surfiler à même l'ombre qui planait sur le port. Illuminée par le couchant, l'eau s était donné le bleu clair et profond du ciel un soir d'été.

Ile sensuelle, terre biblique de vins vermeils et de sables dorés et d'arbres indigo. Les hommes regardaient et regardaient. L'île planait devant leurs yeux comme un para is conçu par quelque monarque oriental, et. ils y aspiraient avec une intense et terrible nostalgie. Toutes 1rs beautés auxquelles ils eurent jamais aspiré, toutes le« extases dont ils eurent jamais rêvé, étaient contenues dans cette vision. Le temps de quelques minutes elle emporta le long écoulement des jours, les mornes et muets mois de jungle sans espoir et sans orgueil. Chacun d'eux, s'il s'était su sans témoins, aurait avancé ses bras à la rencontre du miracle.

Cela ne pouvait pas durer. Lentement, inévitablement, la plage se résorbait dans la nuit environnante. Les sables d'or s évanouissaient, prenaient une teinte d'un gris verdâtre qui tournait au noir. L'île s'abîma dans l'eau, et la marée de la nuit emporta les collines de rose et de lavande. Bientôt il n'y eut plus que le gris noir de l'océan, le ciel sombre, et le méchant bouillonnement du sillage. Des particules phosphorescentes tourbillonnaient dans l'écume. L'océan d'encre ressemblait à un miroir de la nuit ; froid, distillant l'épouvante et la mort, il les pénétrait de terreur muette. Ils revinrent à leurs couchettes, s'installèrent pour la nuit, et restèrent un long temps à veiller frileusement sous leurs couvertures.

Il se mit à pleuvoir. Le canot poussait et ahanait dans le noir, roulant à une centaine de mètres seulement de la côte. L'angoissante anticipation de la patrouille à venir pesait sur chacun. L'eau clapotait lugubrement sur les flancs de l'embarcation.

Tôt le matin la section prit pied sur le rivage nord d'Anopopéi. La pluie avait cessé, et l'air était frais et plaisant dans le soleil matinal. Les hommes se mirent a flâner sur le sable, suivant du regard leur canot qui débordait de la côte et prenait la mer pour son voyage do retour. Cinq minutes avaient suffi pour lui faire gagner un demi mille au large, mais il leur paraissait tout proche encore, facile à rattraper en quelques brasses dans cette eau tropicale, claire et scintillante. Ils suivaient l'embarcation d'un regard plein de regret, enviant le pilote qui, A la nuit tombante, jouirait d un plat chaud dans la sécurité du bivouac. « Ça c'est la bonne planque », pensait Minetta.

La matinée avait encore la brillante fraîcheur d'un sou neuf. L'idée de se trouver sur une côte inexplorée ne les excitait pas particulièrement. La jungle, dans leur dos, avait un air parfaitement familier ; nue, isolée, couverte de coquillages qui luisent et miroitent dans la chaleur, la plage ressemblait à bien d'autres plages où il leur arriva de débarquer. Ils s'étalèrent sur le sable, fumant et riant dans l'attente du départ, fort satisfaits de se faire sécher au soleil.

Hearn se sentait un peu tendu. Dans quelques minutes ils allaient entreprendre une marche de plus de quarante milles à travers un terrain inconnu, dont les derniers dix milles sur les arrières immédiats des Japonais. Il se tourna vers Croft et pointa du doigt la carte aérienne qu'ils venaient d'étaler sur le sable. « Il me semble, sergent, que le mieux serait de remonter cette rivière, dit-il, désignant un ruisseau qui débouchait de la jungle à quelques centaines de mètres en amont de la plage. Remontons la aussi loin qu'il se peut, après quoi nous nous taillerons une piste jusqu'à ce que nous arrivions dans les herbes kunaï

— M'est avis que c'est ce qu'y a à faire », dit Croft. Hearn voyait juste, et ça l'ennuyait un peu. Il se frotta le menton. « Ça nous prendra bien plus longtemps que vous pensez, mon lieutenant.

— Peut-être, » Croft le mettait légèrement mal à l'aise. Il avait de l'expérience, c'était évident, mais il n'allait rien dire sans se faire tirer l'oreille. Sacré Sudiste. Il était comme Clellan. Hearn tapota la carte. Déjà, il pouvait sentir le sable s'échauffer sous ses pieds. « Ça ne fait que deux milles de jungle. »

Croft secoua la tête avec obstination. « on peut pas se fier à une carte aérienne. Ce petit vieux ruisseau peut-être bien qu'il nous mènera où c'est qu'on veut aller, mais j'y ferai pas confiance. » Il cracha dans le sable. « Y a qu'à démarrer et voir venir.

— C'est ça, dit Hearn, la voix tranchante. Allons-y, démarrons. »

Croft regarda les hommes. « Allez les gars, en route. »

Les hommes remirent leurs paquetages, se chargèrent de leurs armes, se tortillant sous leur barda pour en répartir le poids et alléger la morsure des bretelles sur leurs épaules. Deux minutes plus tard, formant une colonne désordonnée, ils se mirent à patauger dans le sable. Quand ils eurent atteint le cours d'eau, Hearn leur fit faire halte. « Donnez-leur une idée de ce que nous comptons faire », dit-il à Croft.

Croft haussa les épaules et partit d'une petite harangue. « On va remonter cette rivière que voilà aussi loin qu'on peut, et vous ferez mieux de vous attendre à suer du cul. Alors, si y en a qu'ont envie de râler, ils peuvent aussi bien y aller tout de suite. » Il remonta son barda d'une secousse. « On croit pas qu'y a des Japonais de ce côté-ci, mais ça veut pas dire que vous devez marcher comme une foutue bande de moutons qui regardent entre leurs pattes. Tâchons d'ouvrir l'œil. » Il les regarda, les examinant un à un, trouvant un doux plaisir dans la façon dont la plupart détournaient les yeux. Il marqua un silence, se pourléchant comme pour supputer s'il devait ajouter un mot à son discours. « Quelque chose que vous voulez leur dire, mon lieutenant ? »

Hearn éprouva du doigt la bretelle de sa carabine. « Oui, de fait. » Il loucha dans le soleil. « Hommes, dit-il d'une voix dégagée, je ne connais aucun d'entre vous, et vous ne me connaissez pas. Peut-être n'avez-vous pas le désir de me connaître. » Certains pouffèrent à demi, et il leur sourit tout à coup. « Quoi qu'il en soit, vous m'avez bel et bien sur les bras, j'ai atterri sur vos genoux et vous m'avez pour les bons comme pour les mauvais jours. Je pense, quant à moi, que nous „ferons bon ménage. Je tâcherai d'être équitable ; n'empêche, vous me haïrez tout de même comme la peste chaque fois qu'il m'arrivera de vous donner ordre d'avancer alors que vous serez claqués de fatigue. Bon, parfait, mais n'oubliez pas que je serai tout aussi pompé que n'importe lequel d'entre vous, et que je me haïrai à mon tour. » Ils rirent, et pendant un moment il connut la certitude de l'orateur qui emporte la foule. Il en éprouva une puissante satisfaction, presque surprenante dans sa force. « Le voilà bien le fils de Will Hearn, à ne pas s'y tromper », songea-t-il. « Bon, allons-y. »

Croft passa en tête de colonne. Le discours d'Hearn l'agaçait. Ça n'étaient pas des choses à dire ; un chef de section ne jouait pas au camarade avec ses hommes. Hearn allait les abâtardir avec ce genre de bavardage. Croft n'avait que dédain pour des gradés qui s'efforçaient de gagner la sympathie de leurs troupiers ; c'était, à ses yeux, agir en femme, et puis ça gâtait les affaires. « Cette sacrée section ira à la ruine », se dit-il.

La rivière semblait profonde en son milieu, mais une bande de haut-fond courait le long des deux rives, large d'une quinzaine de mètres, où l'eau crépitait sur les galets. Les quatorze hommes s'avançaient en colonne par un. Pareille à une voûte la forêt sortit bientôt à leur rencontre, et quand ils eurent doublé le premier coude du ruisseau la jungle s'ouvrit comme un tunnel aux parois faites de feuillage et au sol couvert de vase. Filtrant à travers un vaste tamis de feuilles et de fougères et de sarments et de lianes, le soleil absorbait les couleurs de la jungle, pour acquérir à son tour le vert miroitant du velours. La lumière bougeait et changeait comme si elle passait et repassait à travers la dentelure d'une ogive. La jungle les enserrait de toutes parts, sombre et susurrante ; elle les recouvrait de ses bruits et de ses fragrances et de la grasse émanation de sa moisissure. Les odeurs asphyxiantes de ferment, de putréfaction, de nécrose, l'âcre exhalaison de ce qui pousse et croît, obstruaient leurs sens et les mettaient à un doigt de la nausée. « Ça pue nom de Dieu », grommela Red. Si longtemps ils avaient vécu dans-la jungle, qu'ils en avaient oublié les effluves ; mais, la nuit, sur l'eau, leurs narines s'étant purifiées, ils redevinrent sensibles à l'intense, à la gluante pesanteur de l'air.

« Sent comme une Négresse », annonça Wilson.

Brown pouffa nerveusement. « Quand est-ce que t'as jamais foutu une Négresse ? » Mais la remarque de Wilson l'avait troublé ; la puanteur de rut et de sperme éveillait de vagues réminiscences.

Le ruisseau creusait son lit dans la jungle. Déjà personne ne se rappelait plus l'aspect que ce cours d'eau avait eu au soleil. Ils étaient assourdis par le vif, le frénétique bruissement des insectes et des animaux, par la rageuse stridulation des moustiques et la rauque jaserie des singes et des perruches. Ils suaient abominablement ; encore que n'ayant fait que quelques centaines de mètres, ils étaient à court de souffle, et des taches de sueur noire mangeaient leurs uniformes. A cette heure matinale la jungle exsudait une brume qui leur arrivait à mi-corps ; elle s'ouvrait à leur passage, se refermait sur eux, paresseusement, comme un limaçon qui se retourne dans sa coquille. A ceux qui avançaient en tête de colonne chaque pas coûtait un effort de volonté énorme. Ils frissonnaient de dégoût, et souvent ils s'arrêtaient pour rattraper leur souffle. Autour d'eux, sur eux, la jungle suintait ; des îlots de bambou poussaient en bordure du ruisseau, leur fin feuillage de dentelle perdu dans un fouillis de végétation. Des plantes parasites grimpaient le long des arbres, croissaient dans leur cime ; le limon noir de la rivière embourbait les racines des broussailles et s'encastrait entre les galets que les hommes foulaient. Des gouttelettes tombaient une à une dans le cours d'eau, avec un léger tintement aussitôt couvert par le cri des oiseaux et le bourdonnement des insectes.

Lentement, tenacement, l'eau imbibait la graisse de leurs chaussures, remontait le long de leurs mollets, atteignait leurs genoux quand il leur arrivait de traverser le ruisseau à gué. Leur barda s'était alourdi ; leurs bras s'ankylosaient, leurs dos devenaient douloureux. La plupart d'entre eux charriaient trente livres de rations et de matériel de couchage, et avec leurs deux bidons d'eau, leurs dix chargeurs de cartouches, leurs deux ou trois grenades, leurs fusils et machettes, chacun avait réparti près de soixante livres d'équipement sur son corps. Presque tout le monde se fatigua très vite, et quand ils eurent fait la moitié d'un mille les plus faibles commencèrent à se sentir à bout de force. La densité de la jungle, la bouillasse miasmatique, les bruits liquides, le harcèlement des insectes, tout avait perdu de son intensité première. Ils n'étaient plus aussi conscients de leur sinistre environnement ; les vagues, les innombrables terreurs s'effritaient, qui les avaient assaillis à leur entrée dans le tunnel creusé à même la jungle, s'évanouissant peu à peu sous le monotone et grinçant effort de la marche. Malgré la harangue de Croft ils avançaient la tête baissée, le regard rivé à leurs pieds.

Le cours d'eau se rétrécit et, le long des rivages, la bande de haut-fond n'eut plus que la largeur d'un pas. Le terrain commençait de monter ; la rivière, de fait, avait déjà chuté de plusieurs petites hauteurs semées d'éclats de roche. Sur la berge le sable riverain succéda aux galets, puis la vase au sable. La colonne suivait au plus près de l'eau, et peu à peu le feuillage se mit à les fouailler, obstruant la vue. Ils n'évoluaient plus que très lentement.

Ils firent halte à l'endroit d'un tournant et examinèrent le terrain qui s'offrait à leur regard. Le feuillage, sur ce point, poussait à même l'eau, et Croft, après avoir considéré le problème, s'avança vers le centre de la rivière. Il s'immobilisa à quelque cinq mètres de la rive. L'eau, qui lui arrivait à la ceinture, tourbillonnait puissamment autour de lui. « Faut qu'on se cramponne à la berge, mon lieutenant », dit-il. Se retenant à la végétation, il se mit à avancer en bordure de la rivière, l'eau lui recouvrant les cuisses. Les hommes le suivirent laborieusement, n'étirant le long du rivage. Ils firent ainsi plusieurs centaines de mètres, s'agrippant aux buissons, se tirant et se halant contre le courant. Ils pataugeaient dans la vase qui tapissait le fond du ruisseau, attentifs à ne pas perdre leurs fusils qui leurs glissaient constamment des épaules. Leurs chemises, à force de transpiration, étaient aussi trempées que leurs pantalons. En plus de la fatigue et de l'atmosphère glauque et moite qui les mettaient en nage, ils suaient d'angoisse. Le courant avait une force et une ténacité qui semblaient douées de vie. Une sorte de frénésie s'emparait d'eux, la même qu'ils auraient manifestée à la vue d'un animal sauvage mugissant à leurs pieds. Leurs mains saignaient au contact des épines et du feuillage en lame de couteau, et leur barda s'alourdissait.

Ils avancèrent de la sorte jusqu'à,  ce que la rivière s'élargît de nouveau et redevînt moins profonde. La force du courant décrut, et ils purent progresser avec moins de peine dans une eau qui leur arrivait aux genoux. Après plusieurs coudes ils atteignirent un rocher, plat et large, qui détournait le cours de la rivière, et Hearn ordonna une halte.

Les hommes se laissèrent choir à leurs pieds, demeurant sur place sans mot et sans mouvement. Hearn était soucieux ; son cœur se démenait laborieusement, et ses mains tremblaient. Couché à plat dos, il surveillait par-dessus son torse la rapide pulsation de son estomac. « Je suis en mauvaise forme », se dit-il. Les deux jours à venir, et surtout cette première journée, allaient être durs à passer ; depuis trop longtemps il n'avait pris aucun exercice. Mais il allait remonter la pente. Il connaissait sa force.

Et, déjà, il commençait de se faire à la tension de tous les instants. Peut-être était-ce plus pénible pour celui qui menait la colonne. Il lui était arrivé de s'arrêter à plus d'une reprise, de se crisper à Ta suite d'un bruit inattendu, de tressaillir à la vue de quelque insecte qui se mettait en travers de son chemin — comme ces araignées énormes au corps aussi grand qu'une noix, aux pattes aussi larges que les doigts de sa main ouverte. Ces choses vous épuisaient ; il avait noté que Martinez et Brown en souffraient tout autant que lui. Une espèce de peur très spéciale, propre à tout terrain inexploré, s'emparait de vous ; chaque pas plus avant dans la jungle ajoutait à l'épreuve.

Croft ne s'était pas montré trop incommodé. Ce Croft, quel gars, pensait Hearn. S'il ne faisait pas attention, Croft conserverait le commandement effectif de la section. L'embêtant était que Croft en savait plus que lui, en sorte qu'il était vain de le contredire ; la marche, jusqu'à ce point, avait exigé le savoir-faire d'un forestier.

Hearn s'assit et regarda autour de lui. Les hommes s'étalaient sur le rocher. Quelques-uns échangeaient des propos ou lançaient des cailloux dans la rivière, et Valsen effeuillait avec soin une branche qui surplombait le rocher. Hearn consulta sa montre. Cinq minutes s'étaient écoulées depuis le commencement de la halte ; dix minutes de plus n'allaient faire de mal à personne. Autant leur donner un peu de battement. Il s'étira, se rinça la bouche au goulot de son bidon, puis échangea quelques mots avec Minetta et Goldstein.

Ayant regagné son souffle, Brown engagea une conversation avec Martinez.

Brown était déprimé ; les ulcères, sur ses jambes, cuisaient et démangeaient, et il savait que la douleur irait en augmentant a mesure que la patrouille se prolongerait. Futilement, désespérément, il songeait à la joie de rester au soleil avec ses jambes dénudées, permettant à la chaleur de sécher ses plaies.

« Ça va être un fils de pute de boulot », soupira-t-il.

Martinez acquiesça, c Cinq jours long temps. »

Brown baissa la voix. « Qu'est-ce que tu penses de ce nouveau lieutenant ?

— Ça va, dit Martinez avec un haussement d'épaules. Bon type. » Il lui fallait répondre avec prudence. On savait qu'il était copain avec Croft, et il ne voulait pas laisser pressentir son hostilité pour Hearn. Avec Croft tout avait bien marché. « Trop amical peut-être, suggéra-t-il. Chef de section doit être dur des durs.

— Ce gars-là il se peut bien que c'est un salaud de (première », dit Brown. Mais, au fait, il était indécis. Il n'aimait pas particulièrement Croft ; Croft, il en avait le sentiment, le prenait en dédain. Mais, avec lui, il savait au moins à quoi s'en tenir. Avec le nouveau lieutenant il lui faudrait être prudent, faire toujours de son mieux, et même alors il risquait de lui déplaire. « Et pourtant il a l'air d'un bon £ars », ajouta-t-il doucement. Il y avait encore autre chose qui le préoccupait. Il alluma une cigarette et expira la fumée avec précaution : ses poumons se ressentaient encore de la marche. La cigarette avait un goût déplaisant, mais il continua de fumer. « Tu sais, Mange-Japonais, laisse-t-il échapper, je te jure qu'y a des (fois comme maintenant, quand on est en patrouille, où je voudrais être un simple troufion. Les types croient qu'on se la coule douce nous autres, surtout les nouveaux, qui pensent qu'un sergent c'est la planque où qu'on se l'ouïe pas. » Il tripota un des ulcères sur son menton. « Nom de Dieu, ils savent pas les responsabilités qu'on a. Prends quelqu'un comme Stanley, il a même pas vu le commencement d'une bagarre alors il se pousse, il travaille du coude. Tu sais, Mange-Japonais, j ai été drôlement fier quand on m'a fait sergent, mais je sais pas si j'aurais accepté si c'était à recommencer. »

Martinez haussa les épaules. Il était un rien amusé. « C'est dur, proposa-t-il.

— T'as foutrement raison que c'est dur. » Il arracha une feuille à une branche qui descendait sur le rocher, se mit à la mâcher pensivement. « Tu sais, y a une limite à ce qu'on peut encaisser, après quoi tes nerfs s'en vont à la débandade. Je vas te dire une chose, je peux te parler à toi parce que tu connais la musique, mais si c'était à refaire est-ce que t'aurais accepté d'être sergent ?

— Qui savoir ? » Mais Martinez ne doutait pas : il aurait accepté. Il revit en pensée les trois galons qui adornaient son uniforme gris olive, et une bouffée d'orgueil l'envahit mêlée d'un sentiment de malaise.

« Tu sais ce qui me donne les foies, Mange-Japonais ? C'est mes nerfs qui foutent le camp. J'ai parfois la trouille que je vas tomber en morceaux et que je serai plus bon à rien foutre. Tu vois ce que je veux dire ? » L'idée lui donnait du tracas depuis quelque temps et il se sentit soulagé de l'avoir admis, comme s'il avait trouvé une excuse avant la lettre au cas où il en viendrait effectivement à s'effondrer. Il lança un caillou dans la rivière, suivant des yeux les ronds qui couraient sur l'eau.

Martinez éprouvait un calme mépris pour Brown. Il lui plaisait que Brown eût peur. « Mange-Japonais peur aussi, se dit-il, mais Mange-Japonais… lui pas se rendre. »

« Le pire, disait Brown, c'est pas de casser sa pipe parce que, merde alors, ça te fait plus rien après. Mais si un gars de ton escouade écope une balle et que c'est de ta faute ? Jésus, y a plus moyen d'y pas penser. Dis, tu te rappelles cette patrouille à Motome, quand Mac Pherson a été tué ? J'y pouvais rien, mais tu te rends compte ce que ça m'a fait de le laisser comme ça, de partir et de le laisser derrière moi ? » Il fit voler sa cigarette d'une chiquenaude, nerveusement. « C'est pas du tout cuit, que d'être un sergent. Quand j'ai pris du service je voulais monter en grade, mais parfois je me demande à quoi bon nom de Dieu. » Il réfléchit, puis soupira. « Je sais pas, je suppose que vu ce qu'est la nature humaine, j'aurais pas été content de rester un simple troufion. C'est quelque chose d'être un sergent. Cette affirmation lui faisait toujours plaisir. « Ça montre que t'as un quelque chose de spécial. Tu sais, je connais mes responsabilités. C'est pas moi qui me dégonflera. Y a pas à chier, je sais foutre bien que je suis forcé de tenir le coup, parce qu'il faut ce qu'il faut. » Il se sentit un peu sentimental. « Ça montre qu'ils te faisaient confiance s'ils t'ont nommé sergent, et c'est pas moi qui laissera personne dans la panade, je suis pas un gars à ça. Y a rien de plus dégueulasse au monde, voilà ce que je pense.

— Faut se cramponner, reconnut Martinez.

— C'est ça. Quel espèce de type que je serais à prendre tout cet argent du gouvernement, pour me débiner quand ça chauffe ? Nan, c'est vrai Mange-Japonais, on vient d'un bon coin du pays nous autres, et ça me ferait mal au bide de rentrer "chez nous et de montrer ma bouille aux gens si j'avais pas de quoi être fier. Personnellement, comme je suis du Kansas, j'aime mieux mon pays que le Texas, mais nom de Dieu on vient quand même des deux meilleurs Etats dans le pays. T'as jamais besoin d'avoir honte, Martinez, quand tu dis aux gens que t'es Texien.

— Oui. » Ce nom lui réchauffait le cœur. Il aimait à se considérer comme Texien, mais il n'avait jamais osé se parer de ce titre. Quelque part profondément dans son esprit un point d'angoisse s'était coagulé — le souvenir de tous ces hommes blancs de grande taille, à la voix lente et au regard froid. Il avait peur de ce qu'il aurait vu dans leurs yeux s'il avait dit : « Martinez est Texien. » Son plaisir se glaça, et il se sentit mal à son aise. Moi meilleur sergent que Brown, se réconforta-t-il. Mais il n'en fut guère soulagé. Brown possédait une sorte d'assurance, entièrement inconnue de Martinez ; en lui quelque chose battait toujours en retraite quand il lui arrivait de parler avec des hommes de cette espèce. Il avait la malice, le mépris, et les angoisses du domestique qui se sait supérieur à son maître.

« Bon coin du pays », acquiesça-t-il. Il avait le cafard, et son envie de parler à Brown lui était passée. Il attendit une petite minute, grommela un mot ou deux, puis s'en fut retrouver Croft.

Brown changea de côté et regarda autour de lui. Pendant tout le long de la conversation Polack était resté à quelques pieds de là, étalé sur le rocher, les yeux clos. Brown le poussa légèrement du coude. « Tu dors, Polack ?

— Hein ? » Il s'assit en bâillant. « Oui, je crois que je me suis endormi. » De fait, parfaitement éveillé, il avait suivi la conversation. Il éprouvait une subtile satisfaction à écouter aux portes ; encore qu'il ne s'attendît que rarement à en tirer quelque profit immédiat, il trouvait la chose fort amusante. « C'est la façon d'avoir barre sur un type », avait-il dit un jour à Minetta. Il bâilla de nouveau. « Nix, dit-il, j'ai piqué un petit somme. Ça y est, on remet ça ?

— Oui, bientôt », dit Brown. Il avait pressenti le mépris de Martinez ; cela l'avait démonté, et il avait besoin de regagner sa contenance. Il s'allongea à côté de Polack et lui offrit une cigarette.

« Naaah, j'économise mon souffle, dit Polack. On a un Dout de chemin à faire.

— Ça c'est pas un mensonge, approuva Brown. Tu sais, j'ai tout fait pour éviter à mon escouade d'aller trop souvent en patrouille, mais peut-être que ç'a pas été une si bonne idée. Vous êtes plus en forme. » Il n'avait pas conscience d'exagérer. Dans ce moment, il croyait ce qu'il avançait, et il se félicitait d'avoir si bien protégé son escouade. –

« T'as bien fait de nous tenir sur le carreau, on s'en souviendra », dit Polack ; pensant « quel pot de merde ! » Brown le divertissait. « Y a toujours de ces types, pensait il, qui remuent la queue pour décrocher une ficelle, et quand ils l'ont ils commencent de se faire de la bile pour savoir si tu penses qu'ils sont de braves potes. » l'prit son long et pointu menton, dans la main, rejeta un toupet de ses cheveux clairs et raides. « C'est vrai, dit-il. Tu penses que les gars de ton escouade apprécient pas ce que t'as fait pour nous, mais on sait que t'es régulier. »

Malgré ses doutes quant à la sincérité de Polack, Brown fut flatté. « Je te dirai une chose, je serai franc avec toi, fit-il. Y a deux mois que t'es dans la section, et j'ai pas arrêté de te regarder faire. T'es pas bête du tout, Polack, et te sais quand il faut la fermer.

— Je sais me tenir, dit Polack avec un haussement d'épaules.

— Prends mou boulot par exemple. Faut que je fais de mon mieux pour vous rendre heureux, vous autres. Vous le savez peut-être pas mais c'est même écrit dans mon manuel de sergent, comme je te le dis, noir sur blanc. Et je me ligure que si je m'occupe de mes hommes, ils s'occuperont de moi.

— Sûr qu'on est tous avec toi. » De la manière dont Polack voyait les choses, on était un sacré couillon si on ne disait pas à son patron ce qu'il voulait que vous lui disiez.

Brown cherchait ses mots. « Y a des tas de façons pour un sergent d'être un saligaud, mais moi je préfère traiter mes hommes comme il faut. »

Que foutre me cherche-t-il ? pensait Polack. « C'est la seule vraie façon de faire, dit-il.

— Oui, mais beaucoup de sous-offs le savent pas. Les responsabilités les foutent par terre. Tu sais pas quel casse-tête c'est. C'est pas à dire que je refuse ma part des responsabilités, parce que la vérité vraie c'est qu'il faut bûcher si qu'on veut aller de l'avant. Ça n'existe pas, des raccourcis.

— Naan, dit Polack en se grattant.

— Prends Stanley. Il est trop malin, mais il se fera mal quand même en fin de compte. Tu sais, il a monté un joli coup dans un garage où il a travaillé. » Il lui raconta l'histoire. « C'est plutôt malin, commenta-t-il, ayant fini de raconter. Mais c'est comme ça qu'on se fout dans le pétrin. Ce qu'il faut c'est tenir bon et prendre le mal comme il vient.

— Sûr ». dit Polack. Il songeait qu'il avait sous-estimé Stanley. C'était une bonne chose à savoir sur son compte. Stanley avait plus de couilles au ventre que Brown. « Jésus, pensait-il, ce Brown finira par faire marcher une pompe à essence et il croira qu'il est un grand brasseur d'affaires. Stanley, lui, avait des idées. On fait son petit coup, et si on sait tenir sa langue entre ses dents on se tire toujours de la mélasse.

— Allons-y les gars », dit le lieutenant.

Polack se leva en grimaçant. « Si ce lieutenant avait pas que du fumier dans la tête, pensa-t-il, il nous ferait revenir sur la plage et nous laisserait frire des guimauves jusqu'au retour du canot. » Mais il se contenta de dire : « C'est ça, j'ai besoin d'un petit exercice. » Brown rit.

Ils suivirent la rivière pendant quelques centaines de mètres. Elle coulait, peu profonde, à travers un terrain peu accidenté. Tout en marchant, Brown et Polack devisaient paisiblement. « Quand j'étais gosse j'avais des tas d'idées, disait Brown. Tu sais, mariage, enfants, et tout le bataclan, mais on comprend un peu mieux avec l'âge, on se rend compte qu'y a pas beaucoup de femmes à qui on peut faire confiance. »

« C'est des clients comme Brown, pensait Polack, qui se laissent mettre un carcan au cou par les gonzesses. Tout ce qu'elles ont à faire c'est dire oui t'as raison mon pote, et il croit que c'est arrivé.

— Non, disait Brown, on apprend avec l'Age. Tu sais, y a pas beaucoup de choses que tu peux y faire confiance. » Il éprouvait un amer plaisir à s'entendre parler. « Y a que le pèze qui compte, je te le dis. C'est quand t'es dans le trafic que tu vois la belle vie qu'ils se paient, les grosses huiles. Je me rappelle quelques-unes de ces bombances dans les hôtels. Dis, les poules qu'on s'envoie, et le reste.

— Tu parles si c'est du nan-nan », accorda Polack. Il se souvenait d'une fête organisée par son patron, Lefty Rizzo. Il ferma les yeux pour un instant, se laissant envahir par un filet de passion. Cette blonde, elle savait s'y prendre.

« Si jamais je me tire de l'armée, dit Brown, je me lance du côté où c'est qu'y a du pèze. J'en ai marre d'être dans la débine.

— Le pèze, y a encore personne qu'a inventé mieux que ça, »

Traînaillant du pied dans l'eau, Brown décrocha un coup d'œil à Polack. « Ce Polack n'est pas un mauvais type, pensa-t-il. Un petit gars maigrelet qu'a jamais reçu d'instruction. Y a bien à parier qu'il arrivera à rien de bon. » « Qu'est-ce que tu comptes faire après la guerre, Polack ? »

Polack perçut le ton condescendant de la question. « Je me débrouillerai », dit-il brièvement. Le souvenir lui revint tout à coup de sa famille, et il grimaça. Quel imbécile de Polack son père a été. Pauvre toute sa vie durant. « Ah ! ça vous durcit', se dit-il. Que des gars comme Brown travaillent de leur langue, mais quand on sait comment faire sa pelote, on la boucle. A Chicago, on peut faire sa pelote. Ça c'est une ville. Des femmes, du bruit à tout casser, des combines à la pelle. » « Ils peuvent se la garder, leur putain de jungle », dit-il. L'eau, qui se faisait un peu plus profonde, lui chatouillait les jarrets. S'il n'avait pas été mobilisé, il aurait travaillé à cette heure dans la combine à Kabriskie. « A-a-ah », dit-il.

Brown, lui, était découragé. Il ne savait pas pourquoi, mais la lourdeur de l'air et la résistance du courant l'avaient épuisé. Une vague de peur déraisonnable le saisit. « Jésus, je hais ce nom de Dieu de barda », dit-il.

La rivière suivait une succession de petites cascades. Dans les tournants, où le courant bouillonnait avec la force d'un rapide, les hommes avaient de la peine à ne pas se faire emporter. L'eau glaciale leur coupait la respiration. Ils se traînaient au plus près de la rivière, s'accrochant à la végétation qui débordait sur le cours d'eau. « Allons-y, lâchez pas », criait Croft. La berge était haute de cinq pieds au moins, ce qui rendait la marche plus difficile. Leur regard au niveau du sol de la jungle, ils s'avançaient le long de la paroi de glaise humide, saisissaient une racine, se halaient en avant, s'aplatissaient contre le courant. Ils progressèrent de la sorte pendant une dizaine de minutes, leurs uniformes couverts de boue, leurs mains et leurs visages se couvrant d'écorchures.

De nouveau le terrain s'égalisa, et ils avancèrent en file indienne à quelques pas de la rive, se poussant avec lenteur à travers la vase. Dominés par l'unique réalité de leurs propres hoquets, ils ne percevaient que par intermittence les bruits liquides de la, jungle, les cris des oiseaux et des bêtes, le souffle de la rivière. Leur épuisement devenait extrême. Les moins résistants avaient perdu le contrôle conscient de leurs membres ; ils trébuchaient sous l'assaut du courant, patouillaient sur place pendant de longues secondes, pliant sur leurs genoux sous le poids de leur charge.

Ils arrivèrent à un autre rapide, trop rocailleux, trop vif, pour être traversé tel quel. Hearn et Croft débattirent la question, sur quoi celui-ci, accompagné par Brown, escalada la berge, s'ouvrit un passage dans la brousse à coups de machette, puis coupa plusieurs grosses lianes qu'il noua bout à bout au moyen de larges nœuds carrés. « Je m'en vas porter ça de l'autre côté, mon lieutenant », annonça-t-il tout en s'entourant la taille avec l'une des extrémités de la liane.

Hearn secoua la tête. Croft avait mené la patrouille jusqu'à présent, mais ceci était quelque chose dont Hearn pouvait se charger lui-même. « Je prends ça sur moi, sergent. »

Croft haussa les épaules. Hearn assujettit la liane autour de sa ceinture et s'avança dans la chute d'eau. Cette liane, il s'agissait de la porter à contre-courant et de la fixer sur l'autre rive en guise de ligne de sauvetage. Il avait laissé son paquetage et sa carabine à Croft, mais même sans entraves la traversée s'avéra exceptionnellement difficile. Il pataugeait, trébuchait de roc en roc, glissait sur ses genoux. A un moment donné il disparut sous l'eau, se cogna l'épaule contre une des pierres submergées, puis remonta, le souille coupé et défaillant de douleur. Il lui fallut presque trois minutes pour faire une cinquantaine de mètres, et c'est à bout de forces qu'il atteignit le rivage. Il demeura un temps sans bouger, pantelant, graillonnant l'eau qu'il avait avalée, puis il se mit debout et encorda la liane autour d'un arbre tandis que Brown attachait l'autre extrémité de la ligne à la racine d'un buisson.

Portant l'équipement el la carabine d'Hearn en plus de sa propre charge, Croft fut le premier à faire la traversée. Lentement, un à un, les hommes passèrent la rivière, se retenant à la liane. Certains y suspendirent leur barda, tirant d'une main et se halant de l'autre, battant le ressac de leurs jambes, gigotant avec angoisse pour éviter de se faire écharper sur la rocaille. L'eau leur serait arrivée aux cuisses seulement s'ils avaient pu avancer debout, mais tous étaient trempés des pieds à la tête quand ils eurent atteint l'autre rive. Ils se rassemblèrent dans une petite crique au-dessus du rapide et s'accroupirent dans l'eau, pantelants et sans ressort.

« Jésus », faisait quelqu'un de temps à autre. La force du rapide avait été terrible. Tout en s'agrippant à la liane, chacun d'eux, secrètement, s'était attendu à périr.

Après un repos de dix minutes ils reprirent leur marche. Il n'y eut plus de rapides pendant quelque temps, mais la rivière coulait le long d'une chaîne de récifs, et tous les dix ou quinze mètres il leur fallait escalader un banc qui leur arrivait à mi-corps, s'avancer en tâtonnant du pied la pierre noyée sous quelques pouces d'eau, puis se hisser à quatre pattes sur le banc suivant. Leurs fusil  étaient mouillés, et leurs grenades, piquées par le manche dans leurs ceinturons, n'arrêtaient pas de glisser à l'eau. Et, d'une seconde à l'autre, celui-ci ou celui-là lâchait une bordée de jurons.

La rivière se rétrécissait. Dans certains endroits il n'y avait que cinq mètres d'une berge à l'autre, et là-dessus la jungle poussait si dense qu'elle leur éraflait le visage. Ils continuèrent de la sorte pendant un quart de mille, se recroquevillant sous la végétation et rampant sur les récifs. La plupart étaient trop épuisés pour lever la jambe. Ils se couchaient sur le rebord du banc qu'il leur fallait escalader, s'y hissaient à la force du poignet, la jambe traînante, avec des mouvements de saumon qui ahane contre le courant au temps de frai. Des affluents venaient rejoindre la rivière ; tous les cent mètres un ruisselet ou quelque filet d'eau s'égouttait de la jungle, et Croft s'arrêtait alors, examinait le terrain un instant, puis repartait de nouveau. Après son solo à travers le rapide, Hearn n'était pas fâché de laisser Croft reprendre pour un temps la tête de la patrouille.. N'ayant pas encore réussi à rattraper son souffle, il suivait péniblement le long de la file.

La rivière vint à se diviser en deux, et de nouveau Croft s'arrêta pour examiner les lieux. Dans cette jungle qui interceptait le soleil, seul lui et Martinez savaient dans quelle direction la colonne avait voyagé. Croft avait noté que les plus élancés parmi les arbres s'inclinaient vers le nord-ouest ; il s'en était assuré à l'aide de sa boussole, imputant leur torsion aux effets d'un ouragan qui les avait dû frapper quand ils étaient encore jeunes. En les prenant pour point de repère, il put déterminer la direction de leur marche le long du cours d'eau. Comme ils avaient fait plus de trois milles et que l'orientation générale de la rivière pointait vers les collines, il supposait qu'ils avaient à peu près atteint l'orée de la jungle. Mais rien ne permettait de décider quel bras de la bifurcation il leur fallait suivre ; il était probable que l'un et l'autre serpentaient pendant des milles au cœur de la jungle, parallèlement aux collines. Il en discuta-avec Martinez, et celui-ci, ayant avisé un grand arbre en bordure du ruisseau, se mit en devoir d'y grimper.

Il se hissa dans l'arbre, s'agrippant aux lianes qui entouraient le tronc, prenant pied sur les loupes. Arrivé à la plus haute des enfourchures il rampa avec précaution vers l'extrémité d'une grosse branche, se redressa, et surveilla le terrain. La jungle, sous lui, s'étalait comme un tapis de velours au poil ras et vert. Il ne voyait pas la

rivière, mais à moins d'un demi-mille en avant la jungle finissait tout d'une pièce, faisant place à une suite de collines jaunes et nues qui s'élevaient vers les contreforts lointains du Mont Anaka. Il consulta sa boussole pour reconnaître sa direction. Il était heureux de se livrer à une tâche où il se savait compétent.

Il redescendit, fit son rapport à Croft et au lieutenant. « Nous suivre celui-ci, dit-il, désignant un des affluents.

 Peut-être deux trois cents mètres, puis tailler piste. Pas rivière dans colline là-bas. » Il pointait dans la direction du terrain découvert qu'il avait aperçu.

« C'est bien, Mange-Japonais », dit Croft. Il était content. L'information correspondait à ses calculs.

La section se remit en marche. L'affluent que Martinez avait choisi était très étroit, et la jungle se fermait là-dessus presque complètement. Au bout d'une centaine de mètres ils se virent obligés de ramper à quatre pattes dans l'eau, la tête basse pour se protéger contre une pluie de débris végétaux. Bientôt après le ruisseau n'eut plus que la largeur d'un pas, pour s'effilocher finalement en une suite de minces filets qui suintaient à fleur des rochers. Ils n'eurent pas fait un quart de mille, que Croft décida qu'il était temps d'ouvrir une piste à travers la jungle. D'ailleurs, le ruisseau faisant un coude qui le ramenait en direction de l'océan, il devenait sans objet de s'y attarder plus longtemps.

« Je m'en vas diviser la section pour tailler une piste, dit-il à Hearn. Mais vous et moi on y mettra pas la main, parce qu'on aura assez à faire sans ça. »

Hearn était pantelant. Il ignorait tout de ce qu'il fallait faire dans une situation comme celle-ci, et il était trop recru de fatigue pour s'en inquiéter outre mesure. « Tout ce que vous déciderez, sergent. » Mais, tout de suite après, il fut pris d'un doute. Quand on avait un Croft avec soi, il était trop tentant de lui laisser toutes les initiatives.

Croft jeta un regard sur sa boussole pour s'assurer de la direction dans laquelle il entendait voyager, avisa un arbre dans la brousse, éloigné d'une cinquantaine de mètres, le choisit comme point de repère, puis il assembla la section autour de lui et la divisa en trois équipes de quatre hommes chacune. « On va tailler une piste, leur ait-il. Pour commencer vous pouvez viser à une dizaine de mètres à gauche de cét arbre là-bas. Chaque équipe travaillera cinq minutes, puis se reposera pendant dix minutes. Y a pas de raison qu'on y passe toute la journée, alors pas de tire-au-cul. Vous avez dix minutes avant de démarrer, puis toi, Brown, tu y iras le premier avec tes. hommes. »

Ils devaient s'ouvrir un chemin dans un quart de mille de denses broussailles, à travers lianes et buissons et bouquets de bambou, contourner des arbres, mordre dans le plus épais des ronces. Ce fut un lent et pénible travail. Deux hommes peinaient côte à côte, tailladant avec leurs machettes à la base du feuillage, piétinant les chutes à mesure qu'ils avançaient. Ils progressaient de deux mètres à la minute environ, travaillant plus vite quand la broussaille s'amincissait, ralentissant l'instant d'après face à des fouillis de bambou qu'il fallait tailler pouce à pouce. Il leur avait fallu trois heures pour remonter le cours d'eau, et à midi, après avoir taillé et saqué pendant deux autres heures, ils ne gagnèrent que deux centaines de mètres. Mais cela leur était égal ; chaque homme ne travaillant que deux à trois minutes sur quinze, en sorte qu'ils avaient le temps de récupérer leur souffle. Ceux qui étaient de repos s'allongeaient sur la piste, se reposant et plaisantant. D'avoir remonté jusqu'ici, les ragaillardissait ; ils savaient instinctivement que les collines à découvert mettraient fin à leurs peines. Après avoir ahané dans la vase et les courants de la rivière, après avoir eu la conviction qu'ils n'en verraient jamais la fin, ils étaient fiers et contents d'avoir tenu le coup, et pour la première fois certains d'entre eux se sentirent optimistes quant à l'issue de la patrouille.

Cependant, Roth et Minetta se sentaient misérables. Minetta était en mauvaise forme après sa semaine d'hôpital, et Roth n'avait jamais été bien fort. La longue marche en amont de la rivière les avait brisés ; le labeur sur la piste était tuant, et malgré les périodes de repos ils ne parvenaient pas à récupérer leurs forces. Après un effort de trente secondes, quand il avait donné trois ou quatre coups de machette, Roth devenait incapable de soulever son bras. La machette, dans sa main, prenait le poids d'une hache. Il la soulevait à deux mains, la laissait retomber sans vigueur sur une branche ou une liane ; çà et là le couteau s'échappait de ses doigts moites et roulait à terre avec bruit.

Les doigts de Minetta se couvraient d'ampoules, et le manche de la machette faisait entrer la sueur dans ses cloques. Il s'attaquait à un fourré, rageusement, maladroitement, s'exaspérait contre la résistance opiniâtre de la plante, puis s'arrêtait à bout de souffle, coupant ses hoquets de jurons à l'adresse du glauque et pulpeux taillis de verdure. Lui et Roth travaillaient coude à coude, serrés dans l'étroit boyau de la piste. Ils étaient si éreintés qu'ils se cognaient l'un l'autre, et alors Minetta pestait avec fureur. Ils s'étaient pris en grippe, aussi intensément qu'ils haïssaient la jungle, la patrouille, Croft. Minetta ruminait sombrement, à cause de Croft qui ne travaillait pas ; toute son amertume s'y abreuvait. « Ce nom de Dieu de Croft, ça lui est facile de nous dire ce qu'il faut faire, mais il fout rien lui, je le vois pas qui se crève le cul, grommelait-il. Si j'étais sergent de la section je nous aurais pas traités comme ça. Je serais sur la brèche comme tout le monde. »

Attendant leur tour, Ridges et Goldstein se tenaient à quelques pas derrière leurs coéquipiers. Les quatre hommes faisaient partie de la même équipe et, théoriquement, ils devaient se partager les cinq minutes que durait la fournée. Mais au bout d'une heure Goldstein et Ridges avaient pris sur eux trois, puis enfin quatre minutes de la besogne. Tout en regardant Minetta et Roth agiter leurs machettes, Ridges laissait libre cours à son indignation. « Crotte, disait-il d'un ton réprobateur, vous autres les gars de la ville l'avez seulement pas appris à manier un petit vieux couteau comme ça ? »

Essoufflés, rageant, ils ne répondaient pas, et leur mutisme ne faisait qu'accroître la gêne de Hidges. S'agissait il de lui même ou d'autrui, il était très prompt à discerner le juste de l'injuste, et il lui paraissait décidément abusif que Goldstein et lui en fissent davantage que leurs coéquipiers. « J'ai fait la même ouvrage que vous, se plaignait-il. J'ai remonté la même rivière que vous, et y a point de raison du tout pour que Goldstein et moi on fera votre part de travail.

— Ta gueule », cria Minetta.

Croft s'était approché par-derrière. « Qu'est-ce qui va pas ici ? demanda-t-il.

— Y a rien qui va pas », dit Ridges après un silence. Il fit entendre son rire, semblable à un hennissement. «  Crotte, on fait que causer. » Encore que mécontent de Minetta et de Roth, il ne songeait nullement à s'en plaindre à Croft. Tous ils faisaient partie de la même équipe, et il considérait comme une chose odieuse de se plaindre d'un homme avec qui il travaillait. « Y a rien qui va mal, répéta t-il.

— Minetta, fit Croft, la voix méprisante, toi et Roth, si vous êtes pas la plus dégueulasse, la plus inutile, la plus baveuse paire de bâtards que j'aie jamais eus… Vous ferez, mieux de vous magner le trou du cul. » Sa voix, froide et parfaitement articulée, les cingla comme un coup de verge.

Minetta, quand on le harcelait outre mesure, était capable d'un courage surprenant. Il jeta sa machette à terre et se tourna vers Croft. « Je vois pas que tu bosses, toi. C'est foutrement facile… » Il perdit toute notion de ce qu'il avait voulu dire, et il répéta : « Je vois pas que tu bosses, toi. »

« Malin petit Newyorkais », se dit Croft. Il lui décocha un regard furibond. « La prochaine rivière qu'on traverse tu peux porter le sacré barda du lieutenant, et c'est toi alors qui bosseras pas. » Il rageait de lui avoir répondu, et il se détourna pour un instant. Il s'était exclu de la corvée parce qu'il considérait nécessaire de conserver, dans sa capacité de sergent, une petite réserve de vigueur Hearn l'avait surpris en traversant le rapide ; l'avant suivi le long de la liane, il comprit l'effort que le lieutenant avait dû déployer. Il en fut alerté et troublé. Il tenait encore les rênes de la section, mais Hearn, sa première expérience acquise, allait très vraisemblablement assumer le commandement de la patrouille.

De tout cela, Croft ne s'avouait rien ouvertement. Son sens de la discipline militaire lui disait que son ressentiment à l'égard d'Hearn était dangereux, et il savait aussi que les motifs qui déterminaient bien de ses faits et gestes ne supporteraient pas un examen au grand jour. Il questionnait rarement les raisons qui le taisaient agir, mais dans ce moment il se rendait compte qu'il était incapable de s'interroger, et il en Culminait. Il s'approcha de Minetta et le foudroya du regard. « Bordel de Dieu, est-ce que tu vas pas arrêter de rouscailler ? »

Minetta eut peur de répliquer. Il soutint le regard de Croft aussi longtemps qu'il osa, puis il baissa les yeux. « Aaah, allons-y », dit-il à Roth. Ils ramassèrent leurs machettes et se remirent à taillader les broussailles. Croft les observa pendant quelques secondes, puis il leur tourna le dos et s'en alla par la piste.

Roth sentait que la faute de l'incident lui incombait. Une fois de plus il eut le sentiment corrosif de la faillite qui le poursuivait opiniâtrement. « Je ne suis bon à rien », se disait-il. Il assena un coup de sa machette et, sous le choc, l'outil lui échappa des mains. « Ohh », fit-il. Mollement, sans ressort, il se baissa pour ramasser le couteau.

« Te peux aussi bien t'arrêter maintenant », lui dit Ridges. Il empoigna une machette et se mit à travailler épaule contre épaule avec Goldstein. A mesure qu'il hachait les broussailles d'un mouvement plein de flegme et de patience, son corps large et trapu devenait moins gauche et se donnait une grâce souple et vigoureuse. Vu de derrière, il ressemblait à un animal qui creuse sa tanière. Un franc orgueil se devinait dans sa force. Alors que ses muscles puissants se tendaient et se relâchaient, que la sueur coulait dans son dos, il se plongeait tout entier dans sa tâche, dans les odeurs de son propre corps, goûtant un bonheur parfait.

Goldstein lui non plus ne trouvait rien à redire à son travail, lui aussi prenait plaisir dans le sûr mouvement de ses membres, mais sa satisfaction était moins innocente que celle de Ridges. Elle était affadie par son préjugé contre le travail manuel. « C'est la seule espèce de travail que j'aie jamais trouvé », se disait-il avec tristesse. Il avait vendu des journaux, travaillé dans un entrepôt de marchandises, appris la soudure, et il déplorait de n'avoir jamais eu d'occupation où l'on ne se salît pas les doigts -— préjugé profondément enraciné, nourri de souvenirs et de maximes de son enfance. Il oscillait entre des bouffées de chaleur et de dédain à se voir travaillant si bien en compagnie de Ridges. « C'est fort bon pour Ridges, se disait-il, c est un paysan, mais moi j'aurais préféré quelque chose de mieux que ça. » Un doux chagrin lui venait au sujet de son destin. « Si j'avais de l'instruction, une cul ture, j'aurais pu faire quelque chose de moi-même. »

Il broyait toujours du noir quand ils furent relevés par l'équipe suivante. Il clopina le long de la piste vers l'en droit où il avait laissé son sac et son fusil, et se replongea dans sa mélancolie.« Ach, toutes les choses que j'aurais pu faire. » Sans cause apparemment, une tristesse illimitée jaillissait dans sa poitrine. Il se prenait en pitié, une pitié qui s'accroissait, qui s'enflait assez pour inclure le monde entier dans sa compassion. « Ay ! c'est si dur, si dur », pensait-il. Il n'aurait pas su dire pourquoi il venait de faire cette constatation ; c'était une vérité qui semblait appartenir à la moelle de Ses os.

Son état d'esprit ne le surprenait pas ; il y était habitué, il s'y complaisait. Il lui arrivait d'être joyeux pendant des jours, d'aimer chacun, de se contenter de toute tâche qui lui échouait, puis, soudainement, inexplicablement presque, parce que déjà les causes du revirement lui importaient peu, il sombrait dans une mélancolie qu'il entretenait à souhait.

Dans ce moment il se plongeait tout entier dans une mer de découragement. Oh ! quelle est la signification de tout ça ? Pourquoi naît-on, pourquoi travaille-t-on ? On naît puis on meurt, et tout serait donc dit ? Il secoua In tête. Regarde la famille Levine. Ils avaient un fils plein de promesses, l'Université de Columbia lui avait donné une bourse, puis il a été tué dans un accident de voiture. Pourquoi ? Pourquoi donc ? Ses parents avaient tant peiné pour l'envoyer à l'école. Il ne connaissait les Levine que superficiellement, mais il était. au bord des larmes. Pourquoi doit-il en être ainsi ? D'autres chagrins l'envahissaient, petits et grands, vague après vague. Il se rappela qu'un jour, alors que ses parents étaient très pauvres, sa mère avait perdu une paire de gants auxquels elle tenait beaucoup. « Ay ! soupira-t-il de nouveau. Que la vie est dure. » Il était loin de la section, de la patrouille qui ne faisait que commencer. « Même Croft, que tirera-t-il de tout ça ? Tu viens au monde, puis tu t'en vas. » D'en être conscient le mettait en quelque sorte au-dessus du commun. Une fois de plus il secoua la tête.

Minetta était assis à côté de lui. « Qu'est-ce que t'as ? » dit-il agressivement. Il n'avait pas de sympathie pour quelqu'un qui faisait équipe avec Ridges.

« Oh ! je ne sais pas, soupira Goldstein. Je réfléchis.

— Oui », dit Minetta, branlant la tête. Il regardait le couloir qu'ils venaient de façonner à même la jungle. Des hommes au repos s'étalaient par terre ou s'accroupissaient sur leurs sacs d'un bout à l'autre du passage qui dessinait une ligne passablement droite sur une centaine de mètres, avant que de contourner un arbre. Le son mat et tranchant des machettes lui parvenait de loin. Leur bruit le déprimait, et il changea de position, sentant l'humidité du sol sur ses fesses. « C'est tout ce qu'on peut jamais faire dans la vie militaire, rester sur son cul et réfléchir. »

Goldstein haussa les épaules. « Parfois ça n'est pas si bon que ça. Je fais partie rie ces gens qui s'en trouvent mieux s'ils né réfléchissent pas trop.

— Oui, c'est comme moi. » Il venait de comprendre que Goldstein avait oublié à quel point Roth et lui-même travaillaient mal, et cela le lui rendit sympathique. « Il est pas comme les autres gars, qui te gardent une dent », songea-t il. Du coup, il se souvint de son argument avec Croft. La colère qui l'avait soutenu était partie, et il ne voyait plus que les conséquences possibles de sa sortie. « Ce fils de pute de Croft », dit-il. Pour surmonter son inquiétude, il essayait de s'exciter de nouveau.

« Croft ! » fit Goldstein avec dégoût. Il promena un regard méfiant autour de lui. « Je me suis dit que les choses iraient autrement avec le nouveau lieutenant ; il m'a produit l'effet d'un brave type, » Il se rendit compte brusquement quels espoirs il avait nourris parce que Croft ne commandait plus la section.

« Aaah, il fait foutre rien, dit Minetta. Dis, moi je ferais pas confiance à un officier. Ça travaille la main dans la main avec des types comme Croft.

— Oui, mais il aurait dû prendre le commandement, dit Goldstein. Pour quelqu'un comme Croft nous ne sommes que de l'ordure.

— Il nous cherche des crosses », lui dit Minetta. Un hoquet d'orgueil le souleva, de fierté un peu incertaine. « J'ai pas peur de lui, j'y ai dit ce que je pense, t'as été là toi.

— Moi j'aurais dû le faire », dit Goldstein. Il était troublé. Pourquoi ne savait-il pas dire aux gens ce qu'il pensait d'eux ? « Je suis trop bonne pâte, dit-il à haute voix. "

 — Oui, t'es ça, dit Minetta. Faut pas te laisser marcher sur la queue par ces gars-là. Y a qu'à leur dire d'aller se faire foutre. Quand j'étais à l'hosto y avait un toubib qu'a essayé de me pousser en rond. Je l'ai envoyé dinguer. »

Tout en brodant, il croyait à ce qu'il disait.

« C'est la bonne manière.

— Sûr », dit Minetta, tout content. La fatigue se résorbait dans ses bras endoloris, et un très léger bien-être se répandait dans son corps. « Goldstein est quelqu'un, un penseur, se disait-il. Tu sais, j'ai pas mal roulé ma bosse, la bamboche et des histoires de il lie, tu sais, (‘. liez nous à la maison, chaque fois qu'y avait quelque chose c'est moi qui menais la danse, t'aurais dû me voir. Seulement, non, je suis pas vraiment comme ça, parce que quand je sortais avec Rosie par exemple, c'est fou ce qu'on parlait de choses sérieuses. Oh ! là, là, ce qu'on remuait comme problèmes. Voilà ce que je suis vraiment, décida-t-il, je marche à bloc pour des trucs comme la philosophie. » C'était la première. fois qu'il pensait à lui-même en ces termes, et la classification lui plaisait. « Une fois rentrés chez eux, disait-il, la plupart des gars continueront tout juste comme avant, ils tourneront en rond sans rien fiche, mais toi et moi on est différents, tu sais ça ? »

Son amour de la discussion arrachait Goldstein à sa mélancolie. « Tu sais, je me suis souvent demandé : à quoi bon ? » A mesure qu'il parlait, les lignes qui allaient de son nez aux coins de sa bouche se creusaient, devenaient plus pensives et plus tristes. « Tu sais, nous serions peut-être plus heureux si nous ne pensions pas tellement ; peut-être est il mieux de vivre et de laisser vivre.

— C'est quelque chose que je me suis demandé moi aussi », dit Minetta. Le cours ambigu, incertain, de ses pensées le troublait. Il se sentait sur le point de friser quelque chose de profond. « Parfois je me mets à penser, tu sais, de quoi est-ce qu'il retourne dans tout ça ? Y avait un gars à l'hôpital, qu'est mort au milieu de ia nuit. J'y pense parfois.

— Oh ! c'est terrible, dit Goldstein. Mort comme ça, sans personne autour de lui. » Il fit entendre un gloussement de sympathie et, tout soudain, insolitement, des larmes lui montèrent aux yeux.

Minetta le regarda avec ahurissement. « Jésus, qu'est-ce qu'y a ?

— Je ne sais pas, c'est si triste. Il avait probablement une femme, des parents. »

Minetta branla du chef. « C'est drôle avec vous autres juifs. Tu sais, vous avez plus pitié de vous-mêmes et de tout le monde que la plupart des gens. »

Roth, qui reposait non loin de là sans mot dire, se souleva sur son coude. « J'aimerais en être excepté », dit-il. La généralisation de Minetta l'incommodait, comme si un ivrogne l'avait couvert d'injures.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? » aboya Minetta. Roth l'irritait ; il lui rappelait que dans quelques minutes il leur faudrait reprendre le collier, et cette perspective éveilla sa crainte inavouée de se voir le point de mire de Croft. « Qui foutre te demande quelque chose ? ajouta-t-il.

— Je pense que ton affirmation est sans fondement. » La rebuffade qu'il venait d'essuyer le confirmait dans sa défiance. « Un gosse de vingt ans, se disait-il, et même lui croit tout savoir. » Il secoua la tête et dit de sa lente, pompeuse voix : « C'est un gros problème. Une affirmation comme celle-là… » Il agita la main avec lenteur, en signe de mépris.

Minetta avait été heureux de sa sentence, et l'intervention de Roth ne fit qu'alimenter son animosité à l'égard de celui-ci. c Qui est-ce que tu penses qu'a raison, Goldstein ? Moi, ou ce croque-mort-là ? »

Malgré lui Goldstein partit d'un rire. Il éprouvait de la compassion pour Roth quand il ne l'avait pas sous ses yeux, mais Roth était toujours si lent, si solennel dans tout ce qu'il disait. On bâillait d'ennui en attendant qu'il finît une phrase, De plus, l'analyse de Minetta n'avait pas déplu à Goldstein. « Je ne sais pas, je crois que ce que tu as dit ne manquait pas de sens. »

Roth sourit aigrement. « J'en ai l'habitude », se dit-il. Tout le monde, toujours, prenait parti contre lui. Tout à l'heure, au travail, il en avait voulu à Goldstein de se montrer si entreprenant à la tâche ; c'était, en quelque sorte, une trahison. Que Goldstein se mît maintenant d'accord avec Minetta ne lui causait pas de surprise. « Absolument sans fondement, répéta-t-il.

— C'est tout ce que tu peux dire ? ricana Minetta. Ab-so-lu-ment sans fon-de-ment !… le singea-t-il.

— Très bien alors, prenez mon cas par exemple, dit Roth, ignorant le sarcasme. Je suis juif, mais je n'ai pas de religion. J'en sais probablement moins quant aux juifs que toi, Minetta. Qui ès-tu pour dire ce que je sens ? Je n'ai jamais rien constaté qui rende les Juifs tous identiques les uns aux autres. Je me considère Américain. »

Goldstein haussa les épaules. « Aurais-tu honte ? » de manda-t-il doucement.

Roth expira son souffle avec ennui. « Je n'aime pas cette espèce de questions. » Discuter face à ces deux visages vides et froids accélérait les battements de son cœur. Une puissante et irrationnelle angoisse faisait venir la sueur sur la paume de ses mains. « Est-ce là la seule réponse que tu trouves à me donner ? » fit-il d'une voix de tête.

« Aaah, les cobayes et les juifs c'est du pareil au même, se dit Minetta. S'excitent toujours à propos de balles. » Il se sentait au-dessus de la discussion.

« Ecoute, Roth, dit Goldstein. Pourquoi, penses tu, Croft et Brown ne t'aiment pas ? Non pas parce que c'est toi mais à cause de ta religion, à cause de quelque chose que tu prétends ne pas connaître. » Mais il n était pas très sûr de son argument. Roth l'embarrassait. Il était toujours un peu chagriné que Roth fût juif, à cause de la mauvaise impression qu'il faisait sur les chrétiens.

Roth éprouva un coup au cœur. Il savait que Croft et Brown ne l'aimaient pas, et pourtant, de se l'entendre dire, lui faisait mal. « Je ne le vois pas ainsi, protesta-t-il. Ça n'a rien de commun avec la religion. » Il était tout à fait décontenancé. Croire que sa religion était cause de leur antipathie l'aurait réconforté, mais d'autres problèmes s'y greffaient immédiatement, d'autres présages de défaite. Il avait envie de se cacher la tête dans ses bras, de remonter ses genoux sous son menton, de fuir l'injustice criante dont il était l'objet, le bruit incessant des machettes, le murmure des conversations, l'effort et la tension atroces de tous les instants. La jungle lui parut accueillante tout soudain, refuge contre toutes les peines à venir. Il aspirait à s'y perdre, à s'y isoler contre ses compagnons. « Je ne sais pas », dit-il. Il lui paraissait important de mettre fin a la discussion.

Ils gardèrent le silence, chacun allongé contre son sac, chacun repris par ses pensées intimes. La fatigue brouillait la rêverie de Minetta et le rendait triste. Il songeait à l'Italie, qu'il avait visitée avec ses parents quand il était encore enfant. Il n'avait retenu que peu de choses de ce voyage ; il revoyait le pays où son père était né, un peu de la ville de Naples, mais tout le reste s'était obscurci dans sa mémoire.

Dans le village de son père les maisons dégringolaient la pente d'une colline, formant un fin lacis de ruelles et de placettes poussiéreuses. Au pied de la colline un petit ruisseau des montagnes fouaillait la pierre et se hâtait vigoureusement vers la vallée en bas. Le matin, les femmes y portaient leur lessive dans des paniers, elles lavaient le linge familial sur la pierre plate du rivage, pétrissant et frappant et frottant d'un geste grave, ancestral, qui est celui des paysannes au travail. Tous les après-midi des garçonnets y venaient puiser de l'eau puis remontaient la colline d'un pas lent, leurs petites jambes brunes bandées comme la corde sous l'effort.

Ces détails, à peu près les seuls dont il eût le souvenir, le remuaient pourtant. Il n'y pensait pas souvent, il avait oublié presque tout ce qu'il avait jamais su d'italien, mais quand il était d'humeur songeuse il lui arrivait de se rappeler l'éclat du soleil sur les murs des ruelles ou encore la senteur mordante du fumier dans les champs.

Dans ce moment, pour la première fois depuis des mois, il rêvassait à la guerre en Italie, se demandant si des bombardements avaient détruit son village. Cela lui semblait presque impossible à concevoir ; les petites maisons de pierre et de plâtre devaient durer à jamais. Et cependant… Une profonde dépression s'emparait de lui. Il avait rarement songé à retourner dans ce village, mais maintenant, exceptionnellement, c'était la chose qu'il désirait le plus au monde, « Jésus, tout ça en ruine », se disait-il. D'y penser le rendait tout triste. Le temps de quelques secondes tout un montage se fit dans son esprit, — villes détruites, corps sur les routes, tonnerre incessant d'artillerie à l'horizon ; même sa section s'y trouvait, sur une île, dans quelque océan inconnu. Tout n'était que dévastation d'un bout à l'autre de l'univers. La vision était trop écrasante ; sa pensée vira de bord, donna dangereusement de la bande contre la pierre sur laquelle il était assis, puis se replongea dans les misères et les fatigues de son corps. « Aaah, c'est si grand qu'on s'y perd. Y a toujours des salauds pour tirer les ficelles. » Mais, malgré lui, il le revoyait son village en ruine, les murs fracassés, sans vie, debout comme les bras dressés des soldats morts. Il en fut bouleversé ; un sentiment de culpabilité l'assaillit, connue s'il avait imaginé la mort de ses parents, et il s'efforça de chasser la vision. L'idée de cette destruction l'enrageait. De nouveau il lui sembla impossible que les femmes ne vinssent plus faire leur lessive sur les pierres du ruisseau. Il secoua la tête. « Aaah, cet enculé de Mussolini. » Mais il était décontenancé ; son père lui avait toujours dit que Mussolini avait apporté la prospérité à l'Italie, chose qu'il ne s'était jamais avisé de mettre en doute. Il se rappelait les arguments entre ses oncles et son père. Nom de Dieu, ils étaient si pauvres là-bas qu'il leur fallait un gars pour faire marcher les choses, se disait-il du coup. Il pensait à un cousin de son père, un gros bonnet à Home, qui avait marché avec l'armée de Mussolini, en 1922. Tout au long de son enfance Minetta avait entendu parler de ces jours-là. « Tous les jeunes hommes, les patriotes, ils combattre avec Mussolini en 22 », lui disait son père, et Minetta avait rêvé de marcher lui aussi avec eux, rêvé d'être un héros.

Tout était si embrouillé. Il lui était difficile de comprendre ce qu'il ne voyait pas de ses yeux, et il élail pris dans le dense, dans le palpable filet de la jungle. « Aaah, cet enculé de Mussolini », répéta t il comme pour se soulager.

Goldstein, à côté de lui, s'affairait. « Allez, c'est notre tour de nouveau. »

Minetta se leva en titubant. « Pourquoi foutre ils nous donnent pas un bon bout de repos ? Mon Dieu, on vient seulement de s'asseoir. » Il lança un regard furibond à Ridges, qui se frayait un passage le long de la piste déchiquetée. Rien ne restait de sa rêverie, sinon le ressentiment et la fatigue qui l'avaient provoquée.

« D'pêche-toi, Minetta, appela Ridges. Y a de l'ouvrage à faire. » Sans attendre la réponse, il fonça en avant pour relever l'équipe qui venait de terminer sa fournée. Il était tout à la fois perplexe et irrité. Il avait passé son temps de repos à se demander s'il devait nettoyer son fusil, pour décider finalement qu'il ne pourrait jamais le faire comme il faut en dix minutes. Cela le contrariait. Saturé d'eau et de vase, son fusil risquait de rouiller s'il n'en prenait pas soin avant peu. « Crotte, se disait-il, t'as jamais le temps de faire une chose, quand on te bouscule pour que te fais autre chose. » La stupidité de l'armée piquait agréablement sa rancune et, tout à la fois, éveillait en lui une sensation de culpabilité. Ne pas prendre soin d'un objet de valeur dérangeait son sens de l'honnêteté. « Le gouvernement m'a donné ce flingot parce qu'il comptait que j'y ferai gaffe, et j'y fais point. » Le fusil devait valoir une centaine de dollars, croyait-il, une somme énorme pour lui. « Faut que je le fourbis, mais comment si qu'ils m'en donnent point le temps ? » C'était plus qu'il ne pouvait résoudre. Il soupira, ramassa sa, machette, et se mit à l'ouvrage. Peu d'instants après Goldstein vint l'y rejoindre.

La section atteignit l'orée de la jungle après cinq heures de travail sur la piste. Un autre ruisseau bordait la forêt, au-delà duquel des collines jaunes couvertes d'herbe kunaï et, occasionnellement, d'un massif d'arbustes, s'en allaient ondulant vers le nord. Réfléchie sur l'arc ardent du ciel, renvoyée avec un éclat incroyable par les collines dénudées, la lumière était aveuglante. Accoutumés à la pénombre de la jungle, les hommes clignaient des paupières, mal assurés, plutôt interdits par les vastes espaces qui s'ouvraient devant eux. Tout y était si nu, si pénible.

Tout cet espace !

 

LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS