POLACK CZYNIEWICZ, DONNE-MOI UN MACHIN ET JE SOULÈVERAI LE MONDE
Là bouche impudique et mobile, avec ses trois dents qui lui manquaient au coin supérieur gauche… Vingt et un ans peut-être, mais son regard était malin et obscène, et quand il riait sa peau se ratatinait comme celle d'un quinquagénaire. Minetta se disait qu'avec son nez crochu et sa longue mâchoire qui se rabattait sur ses gencives fuyantes, Polack ressemblait à une caricature de l'Oncle Sam. Cependant, il se sentait mal à son aise en sa présence ; il avait secrètement peur de mesurer son savoir contre celui de Polack.
La serrure de la porte d'en bas est cassée bien sûr, et il y a beau temps que les boîtes à lettres ont été saccagées, dont les charnières se couvrent de rouille. Le couloir sent la pissotière ; le carrelage crasseux de l'entrée a absorbé des odeurs de tuyau qui fuit, de chou et d'ail, d'étoupe de graisse dans la canalisation qui ne fonctionne plus. En montant l'escalier on doit se porter contre le mur car, le garde-fou cassé branle comme la carcasse d'un vaisseau qui pourrit sur le sable. Dans les encoignures, le long des plinthes, on peut voir les souris aller l'amble dans la poussière et la pure et fantastique démarche des cafards en promenade.
Le puits d'aérage qui relie les unes aux autres les salles de bains d'étage en étage s'emplit d'impuretés et parfois d'une décharge d'ordures ménagères. Quand ça sera bien engorgé, le concierge y mettra le feu.
Incinérateur improvisé.
L'immeuble ressemble en tous points aux autres immeubles de ce quartier, à un mille à la ronde.
Casimir (« Polack ») Czyniewiez, neuf ans, se réveille le matin, se gratte la tête, s'assied sur l'édredon piqué étalé par terre, regarde le fourneau éteint qui occupe le centre de la chambre. Trois autres enfants dorment ici, et il se recouche, prétendant qu'il est encore endormi. Bientôt sa sœur Marie se réveillera, elle se mettra à trotter et à s'habiller, et il veut la voir.
Dehors le vent frappe contre les persiennes, glisse entre les craquelures et folichonne librement le long du plancher.
Jésus, fait froid, fait-il à l'adresse de son frère couché à côté de lui.
Elle s'est levée déjà ? (Le frère a onze ans.)
Bientôt. Il met un doigt sur ses lèvres.
Marie se lève en frissonnant, furette distraitement autour du fourneau, puis passe sa combinaison de coton par-dessus ses épaules tandis que sa chemise de nuit glisse sur ses hanches. Les deux garçonnets entrevoient un éclat de chair nue et ils pouffent doucement dans leur édredon.
Qu'est-ce gue tu regardes, Stève ? crie-t-elle.
Ho, je t'ai vue, je t'ai vue.
T'as pas vu.
Si j'ai vu.
Casimir a avancé la main pour arrêter Stève. Trop tard. Il secoue la tête avec un profond dégoût, le dégoût d'une grande personne. Pourquoi que t'as fait ça, t'as tout gâché maintenant.
Aaah, la ferme.
T'es une andouille, Stève.
Stève lui allonge une bourrade, mais il s'esquive, galope par la chambre, évitant son frère. Arrête ça, Stève, crie Marie.
Assez, assez, hurle Polack.
Vêtu de son seul pantalon, le père, un homme énorme et lourd, arrive de l'autre pièce. Arrêtez ça les enfants, crie-t-il en polonais. Apercevant Stève, il lui flanque une taloche. Espionne pas la fille. 4
C'est Casimir qui l'a fait le premier.
J'ai rien fait, j'ai rien fait.
Laisse Casimir tranquille. Il flanque une nouvelle taloche à Stève. Ses mains sentent encore l'abattoir.
Je t'aurai, chuchote Stève.
Aouououou. Mais Casimir rit dans sa barbe. Il sait que Stève oubliera, et s'il n'oublie pas il y aura moyen de lui échapper. Il y a toujours moyen de se tirer d'affaire.
Dans la classe tout le monde pousse des cris.
Qui c'est qu'a mis du chewing-gum sur les bancs, qui c'est qui l'a mis ?
Mlle Marsden semble sur le point de pleurer. Silence, les enfants, silence s'il vous plaît. John, et toi Louis, commencez à nettoyer les bancs.
Pourquoi nous, mademoiselle ? C'est pas nous qu'on a mis la gomme.
Moi je les aiderai, mademoiselle, dit Casimir.
Très bien, Casimir, tu es un bon garçon.
Les petites filles remuent leur nez, le regard curieux et indigné tout à la fois.. C'est Casimir qui l'a fait, chuchotent-elles, c'est Casimir qui l'a fait.
Mlle Marsden les entend a la fin. Est-ce toi qui l'as fait ?
Moi, Mademoiselle, pourquoi que je l'aurais fait ?
Viens ici, Casimir.
Il s'approche, s'appuie contre le bras de la maîtresse quand elle lui entoure le cou. Regardant la classe et clignant de l'œil alors qu'il pose la tête sur l'épaule de l'institutrice. (Pouffant.)
Voyons, Casimir, il ne faut pas faire cela.
Pas faire quoi, mademoiselle ?
Est-ce toi qui as mis la gomme sur le siège des bancs ? Dis-moi la vérité, je ne te punirai pas.
Non, mademoiselle.
Y a pas de gomme sur le banc de Casimir, mademoiselle Marsden, dit Alice Rafferty.
Pourquoi il n'y en a pas sur ton banc ? lui demande-t-elle.
Je sais pas, mademoiselle, peut-être que le gosse qui l'a fait il a peur de moi.
Qui l'a fait, Casimir ?
Oh ! je sais pas, mademoiselle. Vous voulez que j'aide à nettoyer les bancs ?
Casimir, il faut que tu tâches d'être un bon garçon.
Oui, mademoiselle Marsden, Il retourne à son banc, et tout en prétextant d'aider les autres garçons il chuchote à l'adresse des filles.
En été les enfants restent dehors toute la nuit, ils jouent à cache-cache dans les terrains vagues, ils s'arrosent aux bouches d'incendie qu'on a ouvertes pour eux. C'est toujours excitant en été. Une maison brûle, ou bien on peut monter sur les toits pour regarder les grands qui baguenaudent avec les filles. S'il fait assez chaud on peut se glisser dans un cinéma, parce que les portes de sorties sont ouvertes pour la ventilation.
Parfois on est des chançards.
Hé, Polack, y a un poivrot qui pionce derrière la maison à Salvatore.
L'a du pèze ?
Comment que je sais, moi ? jure l'autre gosse.
Aaah, allons voir.
Ils traversent un passage à la pointe de leurs pieds, débouchent dans un terrain vague sur les arrières des immeubles. L'ivrogne ronfle.
Vas-y, dit Polack.
Quesqué te veux dire, vas-y ? Comment qu'on partage ?
Te verras comment.
Il rampe contre l'ivrogne, tâtonne doucement son corps à la recherche d'un portefeuille. L'ivrogne s'arrête de ronfler, il s'empare du poignet de Polack.
Laisse, laisse-moi, espèce de… Il rue, sa main libre trouve une pierre, la ramasse, l'abat sur la tête de l'ivrogne. La pression augmente sur son poignet et il frappe de nouveau.
Ou c'est, où c'est, vas-y, magne-toi.
Polack fouille au hasard les poches de l'homme, trouve un peu de monnaie. Allez, filons.
Les deux garçonnets s'éclipsent furtivement, puis partagent leur butin à la lueur d'un lampadaire.
Soixante cents pour moi, vingt-cinq pour toi.
Quesqué tu veux dire ? C'est moi qui l'a trouvé.
Quesqué tu veux dire ? C'est moi qu'a risqué le coup, dit Polack. Quesqué tu crois que ça compte pour des prunes ?
Aaah.
Va chier. Il le quitte en sifflant, se met à rire jaune quand il pense comment il a frappé l'ivrogne. Mais, le matin, l'homme n'y est plus, et Polack se sent soulagé. Aaah, c'est solide les poivrots, pense-t-il d'après la science apprise chez les grands.
Il a dix ans quand son père meurt, et après les obsèques sa mère l'envoie travailler aux abattoirs. Mais au bout d'un mois l'inspecteur des écoles en a eu-vent et Polack est confié à un orphelinat.
Les nouvelles leçons qu'il faut apprendre, pas si nouvelles après tout. Ici il est même plus important que jamais de ne pas se faire prendre ; ça fait trop mal quand on se fait coincer.
Avance la main, Casimir.
Pourquoi, ma sœur ? Quesqué j'ai fait ?
Ta main. La règle s'abat avec une force surprenante sur la paume de sa main, et il saute en l'air. Nom de Dieu.
Pour avoir juré, Casimir, une nouvelle punition. Une fois de plus le bras vêtu de noir brandit la règle et frappe le dedans de sa main.
Les enfants s'esclaffent tandis qu'il regagne son banc. En dépit de ses larmes il réussit un sourire douteux. C'est rien du tout, chuchote-t-il, mais ses doigts enflent et il dorlote sa main pendant toute la matinée.
C'est de Pfeiffer, l'instructeur de gymnastique, qu'il faut se méfier le plus. Au réfectoire, chacun doit garder un silence de trois minutes pendant qu'on dit les prières. Pfeiffer rôde dans votre dos pour voir si vous chuchotez.
Polack lance un coup d'œil de côté et d'autre. Personne dans les parages. Dis, qu'est-ce qu'on bouffe ce soir ?
Bang ! Sa tête oscille sous la commotion et tout s'ébranle dans son crâne.
Eh bien, Polack, quand je dis silence, je dis silence.
Il regarde d'un air abasourdi son assiette, attendant que la peine se résorbe. Il a du mal à s'empêcher de se frotter le crâne.
Plus tard : Jésus, ce Pfeiffer l'a des yeux derrière la tête.
Et il y a les combines, Lefty Rizzo, un grand, quatorze piges, commande la place quand Pfeiffer ou les sœurs ou les pères ont tourné le dos. Faut être copain avec lui, ou bien on se casse le nez.
Tu veux que je fais quelque chose pour toi, Lefty ? (Polack a dix ans.)
Lefty parles à ses lieutenants. Fous le camp, Polack.
Aaah, pourquoi ? Quesqué je t'ai fait ?
Fous le camp.
Il traverse le dortoir, scrute du regard les cinquante lits, les cantines à demi ouvertes.
Dans l'une d'elles il y a une pomme, quatre centimes, et un petit crucifix. Il s'empare de la croix, revient en flânant vers la couchette de Lefty.
Hé, Lefty, j'ai quelque chose pour toi.
Quesqué tu veux que j'en fait ?
Donne ça à sœur Catherine, un cadeau.
Lefty réfléchit. Oui… oui. Où t'as pris ça ?
Je l'ai chipé dans la cantine de Callahan. Mais il gueulera pas, t'as qu'à lui dire de la boucler.
J'aurais pu le chiper moi tout seul.
Je t'ai évité le dérangement.
Lefty s'esclaffe, et Polack est adopté.
Il y a des obligations, toutefois. Lefty aime à fumer, -et il peut griller son demi-paquet de cigarettes après l'extinction des lumières sans se faire pincer. Une nuit sur deux la corvée aux cigarettes se met en branle pour Lefty.
Le soir, quatre gosses se glissent sous le mur de l'orphelinat, et deux d entre eux s'y font hisser. Ils se laissent tomber dans la rue, gagnent le quartier commerçant et se mettent à flâner devant un étalage de journaux qui déborde sur le trottoir.
Polack pénètre dans la boutique, s'avance vers le rayon à cigarettes.
Qu'est-ce que tu veux, gamin ? demande le boutiquier.
Eh, je veux… Il glisse un regard vers la porte. M'ssieu, y a ce gosse qui vous vole les journaux ! Et son comparse détale à toutes jambes, avec le boutiquier à ses talons. Polack s'empare de plusieurs paquets de cigarettes, fait un pied de nez à la femme du boutiquier qui pousse des cris, et prend la poudre d'escampette dans la direction opposée.
Dix minutes plus tard ils se retrouvent sous l'enceinte de l'orphelinat. L'un hisse l'autre sur le mur, puis y est hissé à son tour en s'agrippant aux poignets de ses complices. Ils se faufilent par les couloirs déserts, remettent a Lefty ses cigarettes, et se retrouvent au lit une demi-heure après leur expédition.
C'est rien du tout, chuchote Polack à son voisin de lit.
Une fois Lefty est pris en train de fumer. Les vraies grandes offenses appellent des punitions spéciales. Sœur Agnès dit aux garçons de se mettre en file, tandis que Lefty enfourche un banc la fesse à l'air. Tous doivent défiler devant le coupable, et chacun est censé lui donner en passant une claque sur le postérieur.
Seulement, ils en ont trop peur, et chacun se contente de lui donner une petite tape. Sœur Agnès est furieuse. Il faut que vous le frappiez fort, crie-t-elle. Je punirai tout ceux qui désobéiront.
Celui dont c'est le tour décoche à Lefty une bourrade toute gentille, et sœur Agnès punit le réfractaire d'un coup de règle sur la paume de la main. Tour à tour les enfants effleurent le derrière de Lefty et avancent leur main ouverte pour recevoir la punition.
Sœur Agnès est très troublée. Sa robe bruit avec colère. Frappez-le ! crie-t-elle de nouveau.
Mais personne n'obéit. Ils défilent, prennent leur coup de réglette, et font cercle pour assister au spectacle de Lefty qui s'esclaffe. Quand tous ont défilé sœur Agnès garde le silence, et il est clair qu'elle hésite si elle doit leur faire recommencer la séance. Mais elle capitule, et d'une voix très sèche elle leur dit de se rendre a la salle d'études.
Pour Polack ceci est une grande leçon. Il se dilate d'admiration pour Lefty. Il ne sait pas encore comment l'exprimer, mais il secoue la tête.
Dis, Lefty est un gars à la redresse.
Deux ans plus tard sa mère le fait revenir à la maison.
Une de ses sœurs aînées est mariée et deux de ses frères travaillent. En quittant l'orphelinat, il reçoit de Lefty la poignée de main secrète.
T'es régulier, petit. L'année prochaine, quand je fous le camp d'ici, je te retrouverai.
Dans la rue de nouveau, où l'attendent les sports propres à son âge. Voyager à l'œil sur les tampons des tramways est de. la petite bière, chaparder à l'étalage des boutiques est une source de revenu. Du vrai sport est de s'accrocher à l'arrière d'un camion qui file tous gaz dehors et se faire balader à des milles dans la campagne. Sa mère lui trouve du travail comme garçon livreur dans une boucherie où il reste une couple d'années, a ne manque pas toujours d'intérêt, quand il est âgé de treize ans une de ses clientes le séduit.
Oh ! bonjour, dit-elle en ouvrant la porte, tu es le fils de madame… madame…
Le fils de madame Czyniewicz, madame.
Oui, je connais ta mère.
Où voulez-vous que je laisse la viande, madame.
Là-bas. Il pose son paquet, regarde la femme. Je crois que c'est tout.
Assieds-toi, tu dois être fatigué.
Nan, j'ai un tas de commandes à livrer.
Assieds-toi.
Il la regarde. Oui, bon, peut-être bien.
La chose faite, il se sent comme si son éducation venait d'être complétée. Il sait depuis longtemps qu'on ne doit avoir confiance en personne, mais cela ne concernait pas les femmes. Maintenant il est positif qu'à leur tour les femmes sont aussi sûres que le sable mouvant des affaires conclues sur parole.
En s'en allant : Eh bien, au revoir…
Appelle-moi Gertrude. Elle se trémousse.
Il n'a pas pensé à elle comme à quelqu'un avec un nom. Même dans cet instant elle est Mme Untel, une porte où il délivre de la viande.
Au revoir, Gertie. On se reverra.
Ce n'est que des heures plus tard que les avantages, les beautés les souvenirs absorbants de cette affaire — qu'il connaît de nom depuis si longtemps — se révèlent à lui. Il la revoit le lendemain et lui rend de fréquentes visites au cours de cet été-là.
Les années s'écoulent, il grandit, il est très sagace pour son âge, mais il ne change guère. Il va d'occupation en occupation, devient boucher, travaille aux abattoirs, conduit une voiture de maître pour des gens qui habitent le North Side, mais il a tôt fait d'épuiser les possibilités que lui offrent ces emplois dont il connaît par avance les limitations.
En 1941, âgé de dix-huit ans, il revoit Lefty Rizzo dans un match de base-ball. Ils s'assoient ensemble. Lefty prend déjà de la bouteille, il a l'air de prospérer. Avec sa moustache qui le vieillit de huit ans, on lui donnerait la trentaine.
Eh, Polack, qu'est-ce que tu deviens ?
J'essaie de donner dans le mille.
Lefty rit. Toujours le même vieux Polack, dis, le même rigolo. Pourquoi que t'as pas essayé de me toucher ? J'aurais pu te décrocher un petit quelque chose.
Vrai, j'y ai pas pensé. (Mais il y a plus. Son code, jamais formulé, le gouverne. Quand un copain est à flot, y demande rien sans qu'il te le propose.)
Eh bien, je peux t'employer.
Hou, Novikoff, espèce de sale Russe, t'as peut-être bientôt fini de taper dans le vide ! crie Polack à l'adresse du batteur. Il pose ses pieds sur la banquette de devant. Quesqué t'as dit ?
Je peux t'employer.
Polack grimace, avance les lèvres. Peut-être qu'on peut s'entendre, dit-il d'un air détaché.
Il s'achète une voiture à crédit, verse le paiement d'acompte avec ce qu'il a économisé pendant ses deux premiers mois.. Après dîner il fait le tour des confiseries et des boutiques de coiffeur pour encaisser les mises de la loterie clandestine. Sa tournée finie il remet à Lefty l'argent et les reçus, puis il gagne son nouvel appartement meublé. Il touche cent dollars par semaine.
Une nuit un petit événement a lieu.
Hé, Al, comment va ? Il s'accoude sur le comptoir, se choisit deux cigares de bonne qualité. (Roulant le cigare dans sa bouche.) Quesqué tu dis de neuf ?
Al, un homme entre deux âges, lui passe un sac avec de la monnaie. Hé, Polack, y a un type qui veut être réglé. Son numéro est sorti.
Polack hausse les épaules. Pourquoi que tu dis pas à ce fortuné monsieur que Fred sera ici demain avec le fric ?
J'y ai dit, il me croit pas. Le voilà. (Un bonhomme efflanqué, misérable, le nez rouge et pointu.)
Quesqui va pas, mon pote ? dit Polack.
Dites, je cherche pas d'histoires m'ssieu, je veux pas de casse, mais mon numéro est sorti et tout ce que je demande c'est mon argent.
Doucement, mon pote, laisse qu'on respire un coup. Il cligne de l'œil vers le boutiquier. Te vas pas te mettre en boule des fois ?
Ecoutez m'ssieu, tout ce que je veux c'est mon argent. Le 572 est sorti, pas ? Regardez, voilà mon billet. (Deux gosses les observent qui sont venus pour une sucrerie, et Polack saisit le bonhomme par le bras,)
Entrons ici pour discuter le coup. (Il rabat la porte derrière lui.) Bon, t'as gagné Julot, et demain tu seras payé. On a un gars pour ramasser le fric, et un autre gars pour payer les gagnants. On est une grosse affaire nous autres, y a pas que ton ticket.
Comment que je sais qu'on me paiera demain ?
Combien que t'as misé ?
Trois centimes.
T'as gagné vingt et un dollars, hein ? Quesqué tu crois, que ça va nous ruiner ? Il rit. T'auras ton fric, Julot.
(L'autre pose la main sur son avant-bras.) Je voudrais que c'est ce soir, m'ssieu, je la crève de soif.
Polack soupire. Là, Julot, voilà un dollar. Rembourse-le demain à Fred,, quand il te paiera.
Le bonhomme prend le dollar, le regarde dubitativement. Vous êtes régulier, m'ssieu.
Oui, Julot, oui. (Il se débarrasse de la main de l'autre, traverse la boutique, monte dans sa voiture.) Tout en conduisant, il secoue la tête. Un profond mépris fermente en lui.
Menu fretin. Un pauvre con qui gagne vingt et un dollars et qui croit qu'on ira se cacher sous la table pour
as le payer. Jésus, quel foutriquet qu'un gars qui se met chialer pour vingt et un dollars.
Bonjour mamma, comment va, comment va la chérie de Casimir ?
Sa mère jette un coup d'œil soupçonneux par l'entrebâillement de la porte, et, l'ayant reconnu, elle le laisse entrer.
Je t'ai pas vu depuis un mois, fils, dit-elle en polonais.
Deux semaines, un mois, quelle différence que ça fait ? Je suis toujours dans les environs, pas ? Voilà des bonbons. (Voyant le regard dubitatif de sa mère, il fronce le sourcil.) T'as pas encore arrangé tes dents ?
Elle hausse les épaules. J'ai fait de petits achats.
Pour l'amour de Dieu, maa, quand est-ce que tu vas le faire à la fin ?
J'ai acheté du tissu pour des robes.
Marie de nouveau, hein ?
Une fille qu'est pas mariée a besoin de s'habiller.
Aaaah. (Marie vient d'entrer, elle lui adresse un signe de la tête, froidement.) Quesqué tu deviens, bonne à rien ?
Casimir, ta bouche.
Il pince ses bretelles. Pourquoi diable que tu te marieras pas et qu'on fiche la paix à maa ?
Parce que tous les hommes sont comme toi, toujours en chasse.
Elle veut se faire nonne, dit sa mère.
Bigre, une nonne. Il la regarde appréciativement. Une nonne !
Stève pense qu'elle fera peut-être bien.
Il jauge objectivement son visage étroit, son teint brouillé, le jaunissement de ses paupières inférieures. Oui, peut-être qu'elle fera bien. De nouveau il ressent du mépris, où se mêle une vague compassion. Te sais, momma, je suis un chanceux.
T'es un escroc, dit Marie.
Tais-toi, dit la mère. Eh bien, fils, si t'as de la chance, c'est bien.
Aaah. (Il s'en veut. C'est une mauvaise idée de dire qu'on a de la chance.) Vas-y, fais-toi nonne… Comment va Stève ?
Il travaille si dur. Son Mickey, le plus petit, a été malade.
J'irai le voir un de ces jours.
Vous ferez bien de vous serrer les coudes, les enfants.
(Deux sont morts, les autres sont mariés — sauf Marie et Casimir.)
Oui. Il a payé à sa mère cet appartement ; il a offert les napperons de dentelle, la nouvelle chaise capitonnée, les chandeliers sur la table. Mais l'endroit est indiciblement terne, Aaaah, c'est à vous dégoûter de tout.
Quoi, Casimir ?
Rien, momma. Faut que je file maintenant.
T'es seulement arrive.
Oui, je sais. Voilà, voilà un peu d'argent. Est-ce que tu vas te faire arranger les dents, pour l'amour du Christ ?
Au revoir, Casimir. (C'est Marie.)
Oui, au revoir gamine. Il la regarde de nouveau. Une nonne, hein ? Bon. Bonne chance, gamine.
Merci, Casimir.
Sûr, voilà un petit quelque chose pour toi aussi. Vas-y, prends-le. Il lui fourre l'argent dans la main, se glisse par la porte et dégringole l'escalier. Des enfants essaient de faire sauter les enjoliveurs de sa voiture, et il les met en fuite. Il ne lui reste que trente dollars. Pas beaucoup pour tenir pendant trois jours, et dernièrement il perd au poker qui se joue chez Lefty.
Il hausse les épaules. Gagner, perdre, c'est écrit tout ça.
Il se débarrasse de la petite brunette assise sur ses genoux, rejoint en flânant Lefty et le voyou de la bande à Kabriskie. L'orchestre de quatre musiciens engagé pour la soirée joue doucement, et déjà çà et là la boisson a été répandue sur les tables.
T'as besoin de moi, Lefty ?
Faites connaissance. Ça c'est Wally Boletti. Ils échangent un signe de tête, puis causent un peu.
T'es un gars à la hauteur, dit Lefty.
Un de première.
Kabriskie a besoin de quelqu'un pour faire marcher les filles dans la partie sud de son secteur.
C'est ce qu'il a besoin, hein ?
Oui.
Il rumine pendant une minute. (C'est du pèze bien sûr, rudement plus que la loterie, et il en a bien besoin, mais…) C'est une combine casse-cou, grogne-t-il. (Un petit changement dans la politique locale, un coup de pied en vache par un autre secteur, et c'est lui qui sera le bouc émissaire.)
Quel âge que t'as, Polack ?
Vingt-quatre ans, ment-il.
Foutrement jeune, dit Wally.
Je veux réfléchir à la chose, dit Polack. C'est la première fois de sa vie qu'il se sent incapable de prendre une décision.
Y a pas -de presse, mais on dit pas que la place sera toujours à prendre la semaine prochaine.
Eh bien ça sera tant pis pour moi.
Seulement, le lendemain, tandis qu'il hésite encore, une convocation arrive de son centre mobilisateur. Il jure sourdement. Il y a dans la Madison Street un type qui perce les tympans, et il lui donne un coup de téléphone.
Mais, sur son chemin pour l'aller trouver, Polack change d'idée.
Aaaah, merde, la chance tourne casaque. Il fait demi-tour et rentre calmement chez lui. Un étonnement se fait jour dans ses pensées.
C'est quelque chose ça, marmonne-t-il.
Mais ce n'est pas ça. Polack n'a jamais entendu parler d'un deus ex machina, et c'est une idée toute nouvelle pour lui.
Tu prévois tous les côtés d'une combine, puis quelque chose d'imprévu arrive. Il se sourit. Y a pas une place au monde où je me démerderai pas.
Son étonnement s'atténue. Même si ce quelque chose d'imprévu arrive, y a toujours des trucs pour celui qui sait ouvrir l'œil.
Bmiiiiip. Il presse son avertisseur, passe en trombe un camion.
Quelques heures plus tard, vers midi, à des milles de là, les brancardiers se débattaient avec leur charge. Ils avaient trimbalé Wilson toute la matinée sous la chaleur métallique du soleil tropical, leurs forces et leur volonté dissoutes dans leur transpiration. Déjà ils s'avançaient dans un état d'abrutissement ; leur sueur les aveuglait, la langue leur collait au palais, des tremblements continus agitaient leurs jambes. La chaleur réverbérait de toute chose, elle miroitait au-dessus de l'herbe, elle tourbillonnait tout autour avec la résistance assoupie de l'eau ou de l'huile. Ils se faisaient l'impression d'avoir la tête emmaillotée de velours, de respirer un air surchauffé — un mélange combustible gui semblait leur exploser dans les poumons. Ils se traînaient pas à pas, la tête branlante, laissant échapper des sanglots qui leur lacéraient la gorge. Au bout de quelques heures de ce régime ils se faisaient l'effet de marcher sur un lit de flammes.
Ils charriaient Wilson comme ils se seraient débattus avec un roc, ahanant à l'agonie pendant cinquante ou cent ou même deux cents mètres, -jouant des pieds et des mains comme des déménageurs de piano, puis ils reposaient le brancard et demeuraient debout sur leurs jambes qui flageolaient, la poitrine avide d'un air désormais tari sous la voûte plombée du ciel. Craignant de s'abandonner, se sentant rivés au brancard, ils se ressaisissaient au bout d'une minute et se remettaient à la tâche pour une nouvelle petite étape à travers les collines dont les jaunes et les verts se succédaient à l'infini. Dans les montées ils s'enfonçaient dans des fondrières, s'immobilisaient sans lâcher prise, leurs jambes incapables d'un autre mouvement, puis ils se raidissaient, avançaient de quelques pas, tombaient de nouveau en arrêt et se regardaient les uns les autres. Et dans les descentes leurs cuisses flageolaient sous l'effort de freiner, de ne pas se laisser emporter à toute allure, tandis que les crampes qui nouaient les muscles de leurs mollets les poussaient à s'effondrer dans l'herbe et à faire le mort pour le restant de la journée.
Wilson était conscient et il souffrait. Tout cahot lui arrachait des gémissements, et ses incessantes contorsions dérangeaient l'équilibre de la civière et les faisaient trébucher. Ils ressentaient vivement les jurons dont il les couvrait de temps à autre. Ses cris et ses hurlements papillotaient dans la chaleur qui les accablait et les aiguillonnaient pour un nouveau parcours de quelques mètres.
« Nom de Dieu vous autres, je l'ai bien vu, pouvez foutre pas faire attention avec un gars qu'est blessé, vous faites que me secouer et remuer le pus que j'ai dedans mes tripes, Stanley te fais ça tout juste exprès pour me faire souffrir. C'est tout ce qu'y a de plus dégueulasse de traiter comme ça un copain… » Sa voix se faisait aiguë, querelleuse. Çà et là un cahot un peu brusque lui arrachait un hurlement.
« Nom de Dieu, laissez-moi tout seul. » De douleur, de chaleur, il pleurnichait comme un enfant. « Je vous aurais pas fait ce que vous me faites à moi. » Il restait sur le dos, la bouche ouverte, son souffle se débattant dans sa gorge desséchée comme une vapeur qui s'échappe en vibrant par le bec d'une bouilloire. « Aou, doucement, merde alors, doucement.
— On fait ce qu'on peut, ronchonnait Brown.
— Risquez pas de vous fouler le pouce, vous autres. Wilson l'oubliera pas. Nom de Dieu de merde. »
Et ils peinaient pendant une autre centaine de mètres, reposaient le brancard, et se regardaient niaisement les uns les autres.
La blessure de Wilson palpitait douloureusement. Ses muscles abdominaux étaient endoloris et exténués à force de lutter contre la souffrance, et la fièvre drainait l'humidité de son corps. Ses membres devinrent de plomb sous la chaleur du soleil, et il n'y avait pas trace d'humidité dans sa gorge et sa poitrine congestionnées. Toute secousse l'atteignait comme un coup. Il se sentait épuisé comme s'il avait soutenu une lutte de plusieurs heures contre un adversaire bien plus grand et plus fort que lui-même. Il oscillait souvent au bord de la syncope, mais il suffisait d'une embardée du brancard pour le ramener violemment à la conscience. Cela le mettait à la limite des larmes. Les dents serrées, il se raidissait pendant de longues minutes dans l'anticipation de la secousse dont le contrecoup éveillait les lancinements assoupis de sa blessure et râpait ses nerfs enflammés. Il lui semblait qu'il souffrait par la faute des brancardiers et il les haïssait avec la rage que l'on éprouve à l'endroit d'un meuble à l'instant où l'on est venu s'y cogner la jambe. « Brown, espèce de salaud.
— La ferme, Wilson », disait Brown. Il avançait d'un pas chancelant, ses doigts lâchant peu à peu le manche du brancard. Quand il se sentait sur le point de lâcher prise il criait halte, puis, agenouillé à côté de Wilson il se massait une main avec les doigts de l'autre, et essayait de regagner son souffle. « Calme-toi, Wilson, on fait ce qu'on peut, haletait-il.
— Brown, t'es un salaud, tu me secoues exprès. »
Brown avait envie de pleurer ou de le gifler. Les abcès sur ses pieds avaient abouti, ils saignaient à l'intérieur de ses chaussures et le mettaient au supplice dès lors que, faisant halte, il en devenait conscient. Il n'avait plus la volonté de poursuivre, mais sous le regard de ses hommes il se reprenait à marmonner : « Allez, en avant les gars. »
Ils s'avancèrent de la sorte pendant plusieurs heures, ahanant sous la chaleur méridionale. Lentement, irrévocablement, leur volonté et leur résolution se désagrégeaient. Ils se poussaient en avant à travers un flamboiement de chaleur, unis à. contrecœur les uns aux autres dans une association faite d'épuisement et de rage. Toutes les fois que l'un d'eux venait à trébucher, les autres le haïssaient pour la charge subitement accrue qui leur arrachait les bras, tandis que les grognements de Wilson taraudaient leur apathie et-les cinglaient comme des coups de fouet. Pas à pas ils s'enfonçaient au plus profond de la détresse. Parfois, succombant à un flot de nausée, ils sentaient leur vue s'évanouir presque entièrement pour de longues minutes. Le sol s'obscurcissait sous leurs yeux et un goût de bile leur montait à la bouche. Ils poussaient de l'avant, gourds, abrutis, souffrant davantage que Wilson. N'importe lequel d'entre eux eût volontiers échangé sa place avec le blessé.
A une heure Brown ordonna une halte. Ses pieds devenaient de bois et il était sur le point de défaillir. Laissant Wilson au soleil ils s'éparpillèrent autour de lui face à terre, avalant de grandes gorgées d'air. Les collines miroitaient dans la chaleur méridionale, leur reflet multiplié sans fin de pente en pente. L'air était stagnant. Wilson marmonnait et extra vaguait de temps à autre, mais ils ne lui prêtaient aucune attention. La halte ne les délassait nullement ; tous leurs maux submergés remontaient à la surface et les assaillaient de front. En proie à des haut-le-cœur, à des spasmes périodiques de trémulation qui les attaquaient comme si toute trace de chaleur les avait abandonnés, ils languissaient sous le long et flasque écoulement du temps.
Au bout d'une heure peut-être Brown se rassit, avala plusieurs tablettes de sel comprimé et vida presque la moitié de son bidon d'eau. Le sel gargouilla désagréablement dans son estomac, mais il se sentit un peu soulagé. Quand il se mit debout pour s'approcher de Wilson ses jambes lui parurent étrangères, comme celles d'un convalescent qui quitte sa couche après une longue maladie. « Comment ça va, vieux ? » demanda-t-il.
Wilson leva les yeux. D'un geste agité et tâtonnant de ses doigts il repoussa le mouchoir humide qui lui enveloppait le front. « Brown, vous ferez mieux de me laisser », grogna-t-il faiblement. Depuis une heure il faisait sans cesse la navette entre la veille et le délire, et il était très fatigué, très épuisé. Il ne voyait aucune raison de continuer. Il ne demandait que, de rester sur place. Il ne songeait pas du tout aux conséquences. Il savait seulement qu'il ne voulait pas être trimbalé, qu'il était incapable de supporter plus longtemps les agonisantes secousses du brancard.
La tentation était grande ; si grande, que Brown n'osait pas en croire ses oreilles. « Qu'est-ce que tu dis, mon vieux ?
— Laissez-moi les gars, avez qu'à me laisser. » Des larmes de faiblesse lui montèrent aux yeux. Il secoua la tête, vaguement, abstraitement presque. « Je vous retarde, abandonnez-moi. » De nouveau tout était confus dans sa tête ; il se disait qu'ils étaient en patrouille, et qu'il traînaillait à cause de sa maladie. « Un gars qu'arrête pas de chier il freine tout le monde », dit-il.
Stanley s'approcha de Brown. « Qu'est-ce qu'il veut ? Qu'on le laisse ?
— Oui.
— Tu crois qu'on peut ? »
Brown réussit à piquer une petite crise. « Bordel de Dieu, Stanley, qu'est-ce qui te prend ? » Mais, en lui-même, la tentation n'avait pas diminué. Une profonde lassitude se répandait par tout son corps ; il n'avait aucun désir de continuer. « Allez, allons-y », brailla-t-il. Il aperçut Ridges endormi par terre, et il en fut enragé. « Allez, Ridges, t'as fini de tirer au cul ? »
Ridges se réveilla lentement, posément presque. « Je faisais que me reposer, c'est tout, se plaignit-il avec douceur. Si qu'on veut prendre un petit repos,.. » Il se ramassa, boucla son ceinturon et s'approcha du brancard. « Bon, moi je suis prêt. »
Ils se remirent en marche, mais leur halte leur avait joué un mauvais tour. L'exhortation, la tension, s'étaient évanouies qui, faute de mieux, les avaient talonnés jusqu'à présent. Au bout de quelques centaines de mètres ils se retrouvèrent tout aussi fatigués qu'avant leur halte, tandis que la chaleur les étourdissait et ajoutait à leur faiblesse. Wilson gémissait presque sans arrêt.
Ses plaintes les tourmentaient. Ils se sentaient impuissants et maladroits. Les souffrances du blessé semblaient s'infiltrer dans leurs bras à travers les manches du brancard, et ils se crispaient de douleur toutes les fois que Wilson faisait entendre un râle. Pendant le premier demi-mille, tant qu'ils eurent un restant" de souffle, ils n'arrêtèrent pas de se quereller. Quoi qu'ils fissent ils se tapaient sur les nerfs les uns les autres, et ils s'engueulaient constamment.
« De Dieu, Goldstein, tu peux pas faire attention ? criait Stanley à la suite d'un ébranlement subit.
— Fais attention toi-même.
— Pourquoi que vous mettez pas la main à la pâte au lieu de gueuler ? grommelait Ridges.
— Aaah, la ferme », criait Stanley.
Et Brown intervenait. « Stanley, tu parles foutrement trop. Si tu te mettais un peu au boulot, hein ? »
Ils continuaient d'ahaner, enragés les uns contre les autres. Wilson se remit à babiller, et ils l'écoutaient avec hébétude. « Dis, pourquoi vous me laissez pas, un homme qui -sait plus serrer son cul vaut foutre rien du tout. Je fais que vous freiner. Laissez-moi, c'est tout ce que je demande. Vieux Wilson se débrouillera, vous faites pas de bile pour lui. Laissez-moi. Laissez-moi tout seul je vous dis. »
Ça leur chatouillait les épaules, ça leur descendait dans le bout des doigts et leur faisait lâcher prise. « Qu'est-ce que tu nous racontes là ? » haletait Brown. Chacun d'eux bataillait contre son propre démon.
Goldstein buta, et Wilson se mit à crier. « Goldstein, espèce de salaud, t'as fait ça exprès, je t'ai vu, t'es un propre à rien. » Le plongeon du brancard lui rappela que le manche du côté droit devant était tenu par Goldstein, et d'avoir braillé son nom des souvenirs remontèrent dans son esprit. « . Il vaut foutre rien ce Goldstein, un type qui refuse un coup de gnole. » Il pouffa faiblement, et un peu de sang opaque remonta des profondeurs desséchées de sa Gorge. « Nom de Dieu, ce vieux Croft l'a jamais su que je l'ai baisé d'un bidon. »
Yeux à terre, Goldstein secoua la tête avec colère. « Ils n'oublient jamais, les goyim, ils n'oublient jamais », se répétait-il. Il se sentait ligué contre eux tous. Que comprenait-il, ce Wilson, de ce qu'ils faisaient pour lui ?
Et, s'étant calmé, Wilson écoutait le bruit rapide de leur ahan. Ils travaillaient pour lui. Il le comprit tout d'un coup, s'agrippa un instant à cette idée avant qu'elle pût lui échapper, mais l'émoi qu'il en ressentit ne le quitta plus. « Dis, je sais bien ce que vous faites pour moi, mais vous avez pas besoin de continuer. Avez qu'à me laisser, c'est tout. » Et, n'obtenant pas de réponse, il redevint irritable. « Sacré nom de Dieu, je dis que vous pouvez me laisser. » Il pleurnichait comme un enfant fiévreux.
Goldstein avait envie d'abandonner. « Il dit que nous devrions le laisser », pensa-t-il. Mais, immédiatement, les paroles de Wilson le bouleversèrent. La chaleur et l'épuisement l'empêchaient de réfléchir, et ses pensées bondissaient par saccades comme des réactions musculaires. « Nous ne pouvons pas le laisser, se dit-il, c'est un homme généreux », — puis de nouveau il ne put songer à rien sinon au tourment accru de ses bras, à la peine qui nouait chaque muscle de son corps.
Wilson se frotta la langue sur le bord desséché de ses dents. « Oh ! dites, j'ai soif », piaula-t-il. Il se tortilla sur la civière, soulevant la tête vers le ciel de plomb poli, sentant dans sa gorge la promesse d'une félicité infinie. Dans un instant ils lui donneront de l'eau, et le feu s'apaisera qui torturait sa langue et son palais. « Dites, donnez-moi à boire, grommela-t-il. Donnez-moi un peu d'eau. »
Ils l'écoutaient à peine. Il n'avait pas cessé de réclamer à boire de tout le jour sans qu'ils prêtassent attention à son babillage. Il laissa retomber sa tête, roulant sa langue empâtée dans la cavité aride de sa bouche. « Un peu d'eau », bêla-t-il. Il attendait patiemment, luttant contre le vertige qui semblait le tourner en rond sur la civière. « Nom de Dieu de nom de Dieu, donnez-moi un peu d'eau.
— Calme-toi, Wilson, grommela Brown.
— De l'eau, sacré nom de Dieu. »
Stanley s'arrêta, flageolant sur ses jambes, et ils posèrent le brancard. « Donne-lui un peu d'eau pour l'amour de Dieu, cria-t-il.
— On ne donne pas d'eau à un blessé au ventre, protesta Goldstein.
— Qu'est-ce que t'en sais ?
— On ne peut pas lui donner de l'eau, dit Goldstein. Ça le tuerait.
— Y a plus d'eau, souffla Brown.
— Aaah, vous me faites chier, beugla Stanley.
— Un peu d'eau fera point de mal à Wilson », marmonna Ridges. Il ressentait une trace de surprise et de mépris. On meurt tout pareil avec ou sans eau. Il se demandait pourquoi tant d'histoires à propos de rien.
« Brown, dit Stanley, j'ai toujours pensé que t'es un dégonflé. Refuser un peu d'eau à un blessé. » Il titubait au soleil. « Un vieux copain comme Wilson et tu lui donneras même pas un peu d'eau parce que quelque docteur l'a dit. » Une terreur qu'il s'efforçait de nier se tapissait derrière ses paroles. En dépit de son épuisement il savait qu'il y avait quelque chose de malévole (qui a de dangereuses intentions), de dangereusement malévole dans son insistance. Mais, en s'échauffant, en se mettant dans une colère vertueuse, il réussissait à n'y pas penser. « Voilà ce qu'on gagne quand on essaie de soulager un peu un gars qui souffre, disait-il. Sacré nom de Dieu, Brown, est-ce que tu veux le torturer ou quoi ? » Une agitation, une urgence, s'emparaient de lui. « Donne-lui à boire, qu'est-ce que ça te coûte ?
— Ça serait un meurtre, dit Goldstein.
— Eh, ta gueule, espèce de bâtard juif, dit Stanley furieusement.
— Je te défends de me parler sur ce ton », dit Goldstein d'une voix de tête. Il tremblait de colère, et derrière son indignation venait le souvenir écrasant d'un Stanley si amical la veille encore. « On ne peut faire confiance a aucun d'eux », pensait-il avec une sorte de plaisir amer. Cette fois-ci, du moins, il en avait la certitude.
« Ça suffit comme ça, intervint Brown. Allez, en route. » Sans leur donner le temps de poursuivre il s'empara d'un manche du brancard et leur fit signe d'en faire autant. Ils se remirent à tituber sous l'éclat éblouissant du soleil.
« Donne-moi de l'eau », pleurnichait Wilson.
Stanley s'immobilisa. de nouveau. « Donnons-lui son eau, mettons fin à son supplice.
— La ferme, Stanley ! » dit Brown, agitant lâchement son bras libre. « Avance et tais-toi. » Stanley lui lança un regard furibond. A travers son épuisement il nourrissait une haine intense à l'endroit de Brown.
Wilson fut repris par ses souffrances. Il allait à la dérive, inconscient par moments des cahots du brancard, ne songeant à rien en rapport direct avec lui-même. Filtrées par son délire, des sensations s'écoulaient le long de son corps. Il sentait les tiraillements de sa blessure et il voyait une corne qui fraisait son estomac, s'arrêtait, puis repartait de nouveau. « Ahhhrr. » Il s'entendit gémir, sans sentir sa voix s'échapper de sa gorge. Il avait si chaud. Il dérivait pendant de longues minutes, sa langue explorant la racine de ses dents à la recherche d'une trace d'humidité. Il était convaincu que ses jambes et ses pieds étaient en feu et il les tiraillait, les frottait, comme pour étouffer la flamme qui les consumait. « Eteins-les, éteins-les », marmonnait-il de temps en temps.
Un nouveau lancinement s empara de lui, familier, pressant. Il ressentit une crampe dans le bas-ventre, et la sueur sur son front se comprima en gouttelettes. Il se raidit, luttant comme un enfant qui craint la punition, puis il céda à la poussée de ses boyaux et s'abandonna au plaisir d'évacuer. Il se trouvait de nouveau sur le devant de la clôture démolie qui contournait la maison paternelle, et le soleil méridional distillait une molle sensualité dans ses reins. « Hé ! moricaud, comment qu'il s'appelle ton mulet ? » ronchonna-t-il, content et vidé, poussant un petit rire sans force. Sa main saisit le bord de la civière et, tournant la tête, il suivit des yeux la jeune Négresse. La femme, à ses côtés, lui caressait le ventre. « Woodrow, c'est-il que tu craches toujours avant de pisser ?
— Ça porte chance », grogna-t-il à haute voix, sur le point de vider sa vessie. Mais un autre lancinement, aigu et déchirant, lui traversa les reins. Il se souvint, ou au moins sa chair se souvint, de la difficulté qu'il avait à uriner, et ses muscles se nouèrent. Sa vision s'écroula, le
laissant conscient et troublé et perplexe — conscient pour la première fois à quel point il s'était souillé. Il imagina l'état dans lequel il se trouvait, et une grande détresse s'empara de lui. « Pourquoi diable que ça m'est arrivé à moi ? Qu'est-ce que ç'a de commun avec l'amour ? » Il leva la tête, murmurant : « Brown, te crois que cette blessure me débarrassera de mon pus ? »
Mais personne ne lui répondit et il retomba sur son dos, rêvassant à sa maladie. Une suite de souvenirs désagréables l'obséda et il redevint sensible aux cahots de la civière, à la peine de rester à plat dos pendant tant d'heures. Il fit une faible tentative pour se retourner, mais c'était trop douloureux. On eût dit que quelqu'un pesait sur son ventre.
« Allez-vous-en », cria-t-il.
Puis il se ressouvint du poids qui l'écrasait. Des semaines plus tôt, quand les Japonais essayèrent de traverser la rivière et qu'il les attendit derriere sa mitrailleuse, il avait ressenti la même pression sur sa poitrine et sur son ventre.
« Nous-vous-venir-chercher. ^ C'est ce qu'ils avaient crié à Croft et à lui-même. Se couvrant le visage des mains, il se mit à trembler. « Faut qu'on les arrête les gars, voilà qui s'amènent, gémit-il, s agrippant à la civière. Banz. aaiiiiay aaiiiiiiiiay ! hurla-t-il, le bruit gargouillant dans sa gorge. Allez, Reconnaissance, debout, debout ici ! »
Les brancardiers s'immobilisèrent, posant la civière. « Qu'est-ce qu'il gueule ? demanda Brown.
— Je les vois pas, je les vois pas. Où merde que sont les fusées ? » beuglait Wilson. Il serrait la crosse d'une mitrailleuse de la main gauche, l'index sur la détente. « Qui c'est qu'est avec l'autre mitrailleuse ? Je peux pas me rappeler. »
Ridges secoua la tête. « Il parle de cette attaque japonaise sur la rivière. »
Quelque chose de la panique de Wilson se communiqua aux autres. Goldstein et Ridges, qui furent de l'attaque,. regardaient Wilson avec malaise. Les vastes et nues étendues des collines leur parurent un peu sinistres.
« J'espère qu'on ne tombera pas sur des Japonais, dit Goldstein.
— Pas de danger », dit Brown. Il épongea la sueur sur ses yeux, regarda vaguement au loin. « Y a personne par ici », haleta-t-il. Une sensation d'impuissance, de désespoir, s'épancha en lui. S'ils devaient tomber dans une embuscade maintenant… De nouveau il eut envie de pleurer. On exigeait de lui tant de choses, et il était si affaibli. Un tourbillonnement nauséeux lui dilata l'estomac et il rota à vide, vaguement soulagé par la sueur froide qui le couvrit. Il ne pouvait pas abandonner. « Faut qu'on se remet en marche les gars », s'entendit-il dire.
Le mouchoir humide posé sur le front de Wilson l'empêchait de voir clairement. Le carré de coton, d'un brun olive, se chargeait au soleil de jaunes et de noirs qui semblaient pénétrer dans son cerveau. Il se faisait l'effet de manquer d'air. Une fois de plus ses mains se mirent à tâtonner autour de sa tête. « Sacré nom de Dieu, cria-t-il en se débattant, déplaçons ces Japonais si qu'on veut emporter un bout de souvenir. Qui qu'a mis ce sac sur ma tête ? Red, c'est une sale farce de jouer ça à un copain. J'y vois rien dans cette putain de cave, enlève ce Japonais de mn tête. »
Le mouchoir glissa sur son nez et il battit des yeux au soleil, puis il ferma les paupières. « Faites gaffe à ce serpent ! hurla-t-il, le corps crispé. Red, le manque pas, vise bien, vise bien. » Il grommela incompréhensiblement, puis son corps se détendit. « Je vous le dis, un type qu'est mort ressemble à une épaule d'agneau qui sent mauvais. » Brown replaça le mouchoir, et Wilson se débattit là-dessous. « Je peux pas respirer. Nom de Dieu, ils nous tirent dessus, tu sais nager Taylor, nom de Dieu de merde laisse-moi passer derrière le canot ! »
Brown frémit. Wilson parlait de l'invasion de Motome. Brown se revoyait à la mer, il revivait la terreur finale, déjà mêlée d'abandon, qui vient de l'acceptation de la mort. Son épuisement aidant, il eut, le temps d'une seconde, l'impression d'ingurgiter de grandes gorgées d'eau, éprouvant la même ; surprise engourdie à constater qu'il ne pouvait pas s'empêcher d'avaler à pleine gorge : l'eau descendait en lui d'un mouvement et d'une volonté qui lui étaient propres.
« Voilà où est la cause de tout ça », pensa-t-il avec amertume. La mémoire débridait toujours en lui ces paniques et ces faiblesses. Il avait appris que le fracas tourbillonnant de la guerre le laissait sans ressources, et il n'avait jamais réussi à se reprendre. Avec obstination, à travers son épuisement, il se répétait qu'il lui fallait ramener Wilson à bon port, mais il n'y croyait plus du tout.
Les brancardiers poursuivirent leur marche au cours de -tout l'après-midi. Vers deux heures il se mit à pleuvoir, et le sol bientôt devint boueux. La pluie, d'abord, leur parut un bienfait ; elle apaisait leur chair brûlante, ils remuaient leurs orteils dans la fange qui s'infiltrait dans leurs bottes. L'humidité de leurs vêtements était agréable, qui leur apporta un instant de fraîcheur. Mais à mesure que la pluie continuait le sol devenait trop meuble et leurs uniformes se mirent à adhérer inconfortablement à leur peau. Ils glissaient dans la boue et leurs chaussures alourdies s'enfonçaient à chaque pas dans la vase. Ils étaient trop éreintés, trop anesthésiés, pour avoir noté de prime abord la différence, mais au bout d'une demi-heure leur marche se ralentit presque à zéro. Leurs jambes étaient à peu près sans nerf ; il leur arrivait de rester virtuellement sur place pendant de longues minutes, incapables de coordonner le mouvement de leurs cuisses et de leurs pieds. Dans les montées ils n'avançaient que d'un ou de deux pas à la fois, s'arrêtant, se regardant niaisement les uns les autres, haletant, s'enfonçant dans la boue. Çà et là ils reposaient le brancard, prenaient un bref repos, puis se réattelaient à la tâche.
Le soleil réapparut, enflammant l'herbe kunaï et asséchant la terre dont l'humidité monta en "des nuages de brouillard" inertes. Les hommes pantelaient, avalaient vainement de lourdes et moites gorgées d'air, grinçaient, sanglotaient, tandis que peu à peu, irrémédiablement, leur charge les attirait vers le sol. Ils démarraient en portant le blessé au niveau de leur ceinture, mais au bout de trente ou de quarante mètres son poids les avait courbés au point que le brancard rasait le sol. L'herbe les freinait, elle s'emmêlait dans leurs jambes, emprisonnait leurs mouvements, les cinglait au visage. Ils ahanaient à force de désespoir et de rage, ne s'arrêtant qu'après avoir brûlé les dernières réserves de leur paroxysme.
Aux environs de trois heures ils firent une nouvelle halte prolongée au pied d'un arbre isolé. Personne ne dit mot pendant une demi-heure, mais à travers leur torpeur de puissantes émotions les travaillaient. Couché sur son ventre Brown regardait ses mains cruellement ulcérées, salies de sang coagulé à la suite de nombre de vieilles plaies et de coupures qui s'étaient rouvertes. Tout à coup il sut qu'il était fini ; sans doute pouvait-il encore se relever, peut-être même se traîner pendant un autre mille d'intolérable agonie, mais il était au bout de son rouleau. Tout, en lui, se détraquait ; il n'arrêtait pas d'éructer à vide depuis qu'ils avaient fait balte, et sa vision devenait incertaine. De minute en minute une vague de défaillance le traversait, obscurcissant sa vue el couvrant son dos d'une transpiration glaciale. Des trémulations agitaient ses membres, et ses mains tremblaient trop pour qu'il pût allumer une cigarette. Il se haïssait pour son délabrement, et il haïssait Goldstein et Bidges parce qu'ils résistaient mieux que lui, et il méprisait Stanley tout en espérant que celui-ci était plus éreinté que lui-même. Son amertume se résorbait en pitié — il en voulait à Croft de ne lui avoir donné que trois hommes. Croft devait savoir que la tâche était infaisable.
Stanley toussait pâteusement dans ses mains pressées contre son visage. En lui décochant un coup d'œil, Brown trouva un point de mire pour son ressentiment. Stanley l'avait trahi. Il l'avait fait nommer caporal, et Stanley s'était retourné contre lui. Avec un autre homme à la place de Stanley ils auraient peut-être pu procéder moins mal.
« Qu'est-ce qu'y a, Stanley ? laissa-t-il échapper. T'es prêt à abandonner ?
— Va te faire enculer, Brown », dit Stanley furieusement. C'est de peur de continuer avec la patrouille « lue Brown avait accepté cette corvée, et c'est de Sa faute si lui
Stanley s'y était embarqué. Ce qu'ils avaient souffert était pire que tout ce qui pouvait arriver au restant de la section. En continuant avec la patrouille il se serait fait valoir, et Croft s'en serait peut-être aperçu. « Tu penses que t'es un régulier, hein ? dit-il à Brown. Je sais moi pourquoi t'as pris ce nom de Dieu de brancard.
— Pourquoi ? demanda Brown avec une sourde anticipation de ce qui allait venir.
— C'est parce que t'avais foutrement trop la chiasse de rester avec la patrouille. Un sergent qui se colle des corvées de brancard, mon Dieu. »
Brown l'écouta presque avec satisfaction. Ceci était la pire des choses qu'il pût imaginer, c'était l'instant qu'il avait appréhendé depuis si longtemps, et voilà que ça ne lui semblait même pas terrible. « Stanley, t'es tout aussi jaune que moi, on est tous les deux dans la même barque. » Il chercha quelque chose de blessant à lui jeter au visage. « Tu te fais trop de bile à cause de ta femme, Stanley.
— Aaah, ferme ta… » Mais le coup avait porté. Il était convaincu maintenant de la traîtrise de sa femme, et en l'espace de quelques secondes tout un cruel montage de ses infidélités s'échafauda dans son esprit. Il se trouva englué dans un réseau d'incertitudes et se sentit l'envie de pleurer. Il était injuste d'être à ce point abandonné de tous.
Brown poussa ses mains contre le sol, se souleva pesamment. « Allons-y, en route. » La tête lui tournait, et ses mains avaient la spongieuse mollesse de celui qui, au réveil, n'a pas encore retrouvé son sens préhensile.
Tous se levèrent avec une extrême lenteur, s'agenouillèrent contre le brancard, puis reprirent leur marche. Au bout d'une centaine de mètres Stanley sut qu'il n'allait pas continuer. Il en avait toujours un peu voulu à Wilson parce que Wilson avait plus de mordant que lui, mais dans cet instant il ne songeait guère au blessé. Simplement, il savait qu'il allait abandonner ; c'en était plus qu'il ne pouvait supporter — puis à quoi bon ?
Ils reposèrent le brancard pour un bref instant, et Stanley, ayant fait quelques pas en chancelant, se laissa tomber à terre. Il ferma délibérément les yeux, feignant de s'être évanoui. Les autres firent cercle autour de lui, le regardant sans aménité.
« Crotte, y a qu'à le mettre par-dessus Wilson, dit Ridges, puis on mettra les autres par-dessus çui-là et je vous ramènerai tous. » Il pouffa avec lassitude. Stanley s'était si souvent moqué de lui, qu'il se sentait un peu vengé maintenant. Mais, aussitôt, il eut honte de lui-même. « L'orgueil devance la chute », se dit-il avec pondération. Il écoutait les râles de Stanley avec un amusement détaché ; ils lui rappelaient une mule qui, un jour d'été, s'était écroulée après labourage, et il ressentait dans ce moment le même mélange d'amusement et de pitié.
« Que diable va-t-on faire ? » haleta Brown.
Wilson leva tout à coup les yeux. Il paraissait tout à fait conscient. Son visage, large et charnu, semblait incroyablement émacié. « Avez qu'à me laisser, dit-il faiblement. Vieux Wilson est fini. »
Brown et Goldstein furent tentés de lui obéir. « On peut pas te laisser, dit Brown. ^
— Y a qu'à vous arrêter les gars, et au diable avec tout ça.
— Je sais pas », dit Brown.
Goldstein secoua la tête avec brusquerie. « Nous devons le ramener sur la plage », dit-il. Il eût été incapable d'expliquer pourquoi le souvenir tout à coup lui revint de l'instant où, glissant à reculons, le canon s'était abîmé dans le lit de la rivière.
Brown regarda Stanley. « On peut pas le laisser ici et s'en aller. »
Ridges était écœuré. « Si qu'on commence un boulot, on le finit. On va pas moisir ici à cause d'un traînard. »
Goldstein vit soudainement la solution. « Brown, pourquoi tu ne resterais pas avec Stanley ? » Il était très fatigué, tout près de la prostration lui-même, mais il lui était impossible d'abandonner. Brown était presque aussi malade que Stanley. C'était la seule solution, et pourtant il s'en voulait de l'avoir suggérée. « Il faut toujours que je me montre meilleur que les autres », pensa-t-il.
« Comment saurez-vous retrouver votre chemin ? » demanda Brown. Il lui fallait être honnête maintenant, faire face à toutes les objections ; il lui fallait maintenir à tout prix un dernier lambeau de dignité au cœur même de sa défaite.
« Je connais le chemin, grogna Ridges.
— Ron, eh bien, je resterai, dit Brown. Faut que quelqu'un prend soin de Stanley. » Il le secoua pendant un moment, mais Stanley continua à gémir. « Il est claqué pour la journée.
— Tu sais quoi, dit Goldstein, quand Stanley reprendra des forces vous nous rattraperez pour nous donner un coup de main. D'accord ?
— Bon, d'accord », dit Brown. Tous deux savaient qu'il n'en serait rien.
— Mettons-nous eh route », dit Ridges. Lui et Goldstein empoignèrent chacun un côté du brancard, le soulevèrent péniblement et s'éloignèrent en chancelant. Vingt mètres plus loin ils le reposèrent à terre pour se débarrasser de tout leur barda, à l'exception d'un sac et d'un fusil. « Tu ramèneras ça, oui, Brown ? » demanda Goldstein. Brown fit oui de la tête.
Ils se remirent à la tâche, avançant avec une pénible lenteur. Même débarrassée de son équipement, la civière pesait plus de deux cents livres. Il leur fallut presque une heure pour faire un demi-mille le long d'une petite crête.
Quand ils furent hors de vue, Brown enleva ses chaussures et se mit à masser ses pieds couverts de cloques et d'ulcérations. Il leur restait une dizaine de milles à faire. Brown soupira, pétrissant avec douceur son gros orteil. « Je devrais rendre mes ficelles », songea-t-il.
Mais il savait qu'il n'en ferait rien. « Ça continuera et continuera jusqu'à ce qu'ils me cassent. » Il regarda Stanley, toujours étalé par terre. « Aaah, on se vaut nous deux. Ça sera à lui bientôt d'être dans mon pétrin. »
Croft possédait un savoir instinctif du sol ; il devinait les forces et les torsions qui l'avaient soulevé, les vents et les eaux qui l'avaient érodé. Il y avait beau temps que les hommes ne se questionnaient plus sur le choix qu'il faisait de ses routes ; ils le savaient aussi infaillible que la venue du jour après la nuit ou de la fatigue après une longue marche. Ils n'y pensaient même plus.
Lui-même en ignorait la raison. Il eût été incapable d'expliquer ce qui l'incitait à prendre la gauche ou la droite quand il escaladait une falaise, alors que les deux chemins y menaient également. Il savait seulement que celui des chemins qu'il n'avait pas choisi l'aurait mené dans une impasse. La rampe de gauche pouvait bien se rétrécir et s'effacer, celle de droite se perdre au faite d'un monticule ou d'un affleurement isolés. Un géologue ayant des années d'étude et d'expérience sur le terrain aurait sans doute choisi avec un égal bonheur, mais non pas plus rapidement. Il aurait marqué une pause, invoqué son jargon, pesé les données, estimé les intangibles, comparé les courbes d'érosion et d'affaissement, d'expansion et de contraction, puis il aurait néanmoins hésité. Il y avait, après tout, trop d'éléments en jeu.
Croft sentait la nature du sol et du roc, il la connaissait aussi bien que le fléchissement dans ses muscles, il savait comment dans un âge de tempêtes l'écorce terrestre s'est soulevée pour prendre sa forme présente. Jamais ce sentiment de tempête-naissance ne le quittait quand il explorait un terrain ; il savait presque toujours quel aspect prendrait l'autre versant d'une colline. C'est ce savoir qui lui faisait pressentir intuitivement la proximité de l'eau, quelque étranger que lui fût le pays où il voyageait.
Cette disposition était innée, ou peut-être s'était-elle développée pendant des années passées à mener des troupeaux, des patrouilles, au cours de mille occasions où il est important de savoir quelle route empaumer. Quoi qu'il en fût il guidait ses hommes sans hésiter, escaladant, falaise après falaise, se glissant de défilé en défilé, ne s'arrêtant qu'à contrecœur pour permettre aux autres de le rattraper et de regagner leur souffle. Tout arrêt l'agaçait. Malgré toutes les fatigues passées il était agité et impatient, poussé en avant par une incessante tension. Il avait la montagne aux dents aussi tenacement, et aussi définitivement qu'un chien de meute qui dépiste le gibier. Il était sans cesse en hâte de monter plus haut, de voir l'au-delà d'une crête. La masse même de la montagne avait le don de l'enflammer.
Il les emmena au faîte de l'escarpement d'argile d'où, après un moment de repos, il avait pris sur sa droite pour escalader une pente rapide couverte d'herbe kunaï qui aboutissait contre une muraille rocheuse haute d'une trentaine de pieds. Tournant sur sa gauche il découvrit une série de dalles praticables. Au-dessus, une masse confuse de rocs se prolongeait en une ligne d'arêtes étroites qui s'en allait zigzagant vers la mi-hauteur de la montagne. Il s'y engagea, suivi de ses hommes, pataugeant à travers des touffes d'herbe, ne s'arrêtant que si la rampe se rétrécissait dangereusement.
Parsemée de rocs erratiques, l'arête surplombait une falaise presque verticale. Par endroits l'herbe kunaï rendait la marche très incertaine ; ne voyant pas plus bas que leurs genoux, les hommes s'avançaient avec lenteur, s'agrippant à deux mains à l'herbe, le fusil posé en travers sur le sac. Ils continuèrent de la sorte pendant une demi-heure, puis ils firent halte. Il y avait un peu plus d'une heure que Croft leur fit escalader la première falaise et le soleil était encore dans son est, mais ils croulaient sous la fatigue, lis accueillirent la halte comme une bénédiction et s'étalèrent en file le long de l'arête.
Wyman, qui pendant les dernières vingt minutes avait eu du mal à garder son souffle, reposait immobile à plat dos dans l'espoir de regagner l'usage de ses jambes.
« Comment ça va ? lui demanda Roth.
— Je suis pompé », dit Wyman. Ils continuèrent de la sorte toute la journée, et l'expérience acquise au cours de cette patrouille lui disait qu'il ne tiendrait pas le coup. « Je m'en vais réduire le poids de mon sac », dit-il à Roth.
Mais tout y était, essentiel. Il se demandait s'il allait jeter ses rations ou sa couverture. Ils avaient emporté chacun vingt et une rations, dont sept seulement étaient consommées jusqu'à présent. Mais s'ils devaient traverser la montagne et patrouiller dans les arrières des Japonais, ils resteraient en route une semaine au moins. Le risque était trop grand. Il retira la couverture de son sac et lu jeta à quelques mètres de là.
« A qui est cette couverture ? demanda Croft en s'approchant.
— A moi, sergent, admit Wyman.
— Ramasse-moi ça et fourre-la dans ton sac.
— J'en ai vraiment pas besoin », dit Wyman doucement.
Croft le foudroya du regard. Maintenant que Hearn n'était plus, la discipline redevenait son affaire — une affaire qu'on ne questionnait pas. Des habitudes de veulerie s'étaient implantées avec Hearn, qu'il devait cautériser. De plus, tout gaspillage l'offensait. « Ramasse-moi ça je te dis. »
Wyman se leva en soupirant et ramassa sa couverture. Tandis qu'il la pliait, Croft s'adoucit un peu. Il était content de la prompte obéissance de Wyman. t T'en auras besoin, de cette couverture. Quand t'auras froid uu cul cette nuit, tu seras salement content d'avoir de quoi le couvrir.
— Oui, dit Wyman sans enthousiasme, songeant au poids de la couverture.
— Comment ça va, Roth ? demanda Croft.
— Ça va très bien, sergent.
— Je veux pas que tu traînailles aujourd'hui, compris ?
— Non », dit Roth. Il était furieux. Tout en suivant des yeux Croft qui déambulait parmi les hommes et leur adressait çà et là un mot, il arrachait furieusement des touffes d'herbe. « Vous laisse jamais respirer un coup », chuchota-t-il à l'adresse de Wyman.
« Oh ! Jésus, si le lieutenant… » dit Wyman. Il se sentit brusquement déprimé. Avant, avec Hearn, on avait sa chance, il s'en rendait compte maintenant. « Quelle sale déveine », dit-il.
Roth fit oui de la tête. Il aurait dû laisser souffler la victime, ce Croft, mais il était comme un loup. « Si je commandais la section, dit-il de sa voix lente et pompeuse, j'aurais laissé souffler mon monde, j'aurais tâché d'être décent, j'aurais fait appel à ce qu'il y a de meilleur en nous.
— Oui, moi aussi, dit Wyman avec abnégation.
— Je ne sais plus », dit Roth en soupirant. Une fois il s'était trouvé dans une situation semblable à celle ci.
Son premier travail, après deux années de chômage pendant la crise économique, avait été chez un gérant de meubles. Il faisait les encaissements ; Il n'avait jamais aimé ce travail où il était en butte aux invectives des locataires. Un jour il avait visité un appartement occupé par deux vieilles gens qui avaient un arriéré de loyer de plusieurs mois. Leur histoire était triste, comme celles qu'il entendait en ce temps -— ils avaient perdu leurs économies dans la déconfiture d'une banque. Il avait failli leur donner un autre délai d'un mois, mais il n'osa pas rentrer au bureau les mains vides, Il n'avait fait aucun encaissement ce jour-là. Et, pour masquer sa sympathie, il se montra rude avec eux et les menaça d'expulsion. Ils plaidèrent, et lui, tout en imaginant leur terreur de se voir évincés, découvrit qu'il jouissait de son rôle. « Ça m'est égal où vous trouverez votre argent, avait-il dit à la fin. Trouvez-en, c'est tout. »
A présent, tandis qu'il y songeait, une angoisse lui en venait, comme si de s'être montré si intransigeant il avait compromis son propre destin. « Eh, pensa-t-il, quelle superstition. L'un n'a rien à voir avec l'autre. » Il se demandait si Croft ressentait peut-être la même chose quand il était cruel, mais la supposition lui parut ridicule. « C'est du passé tout ça, n'y pense^ plus », se dit-il. Cependant, il était troublé.
Et Wyman songeait à une partie de rugby dans un terrain vague. Il jouait comme plaqueur dans l'équipe de son quartier contre celle d'un autre quartier. Dans la seconde moitié de la partie ses jambes le trahirent, et il gardait l'humiliant souvenir de l'adversaire qui le débordait presque à volonté, alors que lui ne faisait que se traînailler minablement. Il aurait abandonné, mais il n'y avait pas de remplaçants. Ils perdirent de plusieurs points, mais il y eut un gamin dans son équipe qui ne s'était jamais déclaré battu. Il n'avait pour ainsi dire pas quitté le terrain, hurlant des encouragements, devenant de plus en plus furieux à mesure que l'équipe ennemie l'emportait.
« Il n'était pas de cette pâte, lui, pensait-il. Il n'était pas de la pâte des héros. » L'idée le frappa avec une soudaineté et une force qui, quelques mois plus tôt, l'eussent anéanti. A présent il n'en éprouvait que de la tristesse. Il ne comprendra jamais des hommes comme Croft ; tout ce qu'il voulait, c'était de ne pas croiser leur chemin. « Mais, encore, qu'est-ce qui les pousse ? se demanda-t-il. Qu'est-ce donc qu'ils ne cessent jamais de chercher ? »
« Je la hais, cette sacrée montagne, dit-il à Roth.
— Et moi donc », dit Roth en soupirant de nouveau.
Cette montagne était si vaste, si haute. Bien que couché à plat dos, il n'en voyait pas le sommet. Elle se dressait au-dessus de lui falaise après falaise, et dans les hauteurs elle paraissait entièrement faite de rocs. Il haïssait aussi la jungle ; toutes les fois qu'un insecte avait rampé sur sa chair, qu'un oiseau avait soudainement pépié dans la brousse, un frémissement de terreur l'avait entamé. Il avait été incapable de rien y voir, et c'était si plein d'odeurs suffocantes qui vous prenaient à la gorge. On y manquait d'air, et cependant il souhaitait dans cet instant de se retrouver au cœur de la jungle. On s'y sentait si en sécurité par comparaison à ces falaises nues, à ces voûtes dépouillées de pierre et de ciel. Ils continueront de monter et de monter, offrant prise à tous les dangers. La jungle elle aussi regorgeait de menaces, mais elles ne lui avaient pas paru si imminentes ; il s'y était fait en quelque sorte. Tandis qu'ici — un seul faux pas et c'était la mort. Il était préférable de vivre dans une cave que de danser sur la corde raide. Il se remit à arracher rageusement des touffes d'herbe. Pourquoi Croft ne faisait pas demi-tour ? Qu'espérait-il atteindre ?
Martinez était fourbu, Il se ressentait de son expédition nocturne, et tout en escaladant la montagne il se traînait d'un pas pesant, misérablement angoissé, les jambes tremblantes, le corps en sueur. Son esprit s'était carapacé d'une couche protectrice d'amnésie. Le rapport entre sa reconnaissance et la mort d'Hearn s'estompait, en surface du moins, derrière un bienfaisant brouillard. Cependant, depuis la deuxième embuscade, il éprouvait l'appréhension de celui qui, dans son rêve, se sait coupable et s'attend à subir le châtiment d'un crime dont il n a pas le souvenir.
Tout en gravissant les premières pentes de la montagne il songeait sombrement au soldat japonais qu'il avait tué. Le cruel éclat du soleil matinal lui restituait son visage avec une netteté et une clarté bien plus vives que la veille, et sa mémoire retraçait le moindre geste du Japonais. Il sentait le sang qui s'écoulait sur ses doigts, et qui les empâtait. En examinant ses mains il découvrit avec un spasme d'horreur un filet de sang coagulé entre ses phalanges. Il grogna avec la répugnance et l'anxiété excessives de celui qui-écrase un insecte. Ahrr. Et, sans transition, il revit le Japonais qui se triturait le nez.
Lui seul était à blâmer.
Blâmer de quoi ? Ils étaient dans la montagne mainte nant, et s'il n'avait.,, s'il n'avait pas… « Si pas tuer Japo nais retourner sur la plage », se dit-il. Mais cela non plus ne rimait à rien, et l'angoisse continua à fourmiller le long de son dos. Il renonça à l'effort de penser, avançant avec lassitude au milieu de la colonne, ne trouvant aucun secours dans les fatigues de la marche. Plus il se sentait fourbu et plus ses nerfs se raidissaient. Ses membres étaient le siège d'une pénible et fiévreuse sensibilité.
Pendant la halte il se laissa aller près de Polack et de Gallagher. Il voulait leur dire quelque chose, encore qu'il ne sût pas quoi au juste.
Polack lui sourit. « Quesqué tu dis de bon, éclaireur ?
— Oh ! rien », dit Martinez d'une voix basse. Il ne savait que répondre à des « quesqué tu dis de bon ? » et cela le mettait toujours mal à l'aise.
« Tu devrais avoir un jour de repos, dit Polack.
— Oui. » Il s'était montré un pauvre éclaireur la Veille, il avait tout fait à l'envers. S'il n'avait pas tué le Japonais — voilà où était la clef de toutes ses erreurs. Il ignorait quelles erreurs, mais il était convaincu qu'il en avait commis de nombreuses.
« T'as rien vu, hein ? » demanda Gallagher.
Martinez haussa les épaules, puis il vit que Polack regardait le sang coagulé sur sa main. Cela ressemblait à une salissure, mais il dit : « Japonais dans le col, moi tuer un. » Il se sentit soulagé.
« Hein ? dit Polack. Qu'est-ce que c'est que tu nous chantes ? Ce lieutenant a dit que le col était désert, s
Martinez haussa de nouveau les épaules. « Sacré imbécile. Lui discuter avec Croft, affirmer col vide après moi rentrer et dire voir Japonais. Croft lui dire Martinez bon soldat, savoir bien regarder, mais lieutenant pas vouloir écouter. Sacré têtu imbécile. »
Gallagher cracha. « Fallait que t'as bousillé un Japonais et il t'a pas cru ? »
Martinez fit oui de la tête, croyant pour lors que c'était la vérité. « J'ai entendu eux parler, sacré imbécile, je rien dire, Croft lui dire. » Toute la succession des événements était confuse dans son esprit. Il ne l'aurait pas affirmé sous serment, mais il avait bien l'impression de se souvenir d'un débat entre Croft et Hearn, Hearn persistant à vouloir traverser le col et Croft s'y opposant. « Croft moi dire la fermer quand lui parler à Hearn, lui savoir Hearn sacré imbécile. »
Gallagher secoua la tête pour exprimer sa surprise. « Tu parles d'un entêté de con que ce lieutenant. Eh bien, il l'a eu son col.
— Oui, il l'a eu, dit Polack. C'était bien embrouillé, tout ça. Si on vous dit qu'il y a des Japonais dans le col et que vous décidiez sans plus que c'est des blagues… C'était tout de même un peu trop bête". » Polack ne savait pas. Il éprouvait une agaçante frustration, comme s'il touchait quelque chose du doigt, quelque chose d'identifiable. Une colère s'emparait de lui, difficile à justifier.
« Alors, comme ça, fallait que tu bousilles un Japonais », dit Gallagher avec une sourde admiration.
Martinez fit oui de la tête. Il avait assassiné un homme, et s'il devait mourir à présent, s'il était tué dans ces montagnes, il périrait avec un péché mortel sur sa conscience. « Oui, moi tuer lui, dit-il, non sans une trace de réconfortante fierté,. Glisser derrière lui et crrréeh… » Il imita le son d'une déchirure, puis, claquant ses doigts : « Et le Japonais… »
Polack rit. « Faut des couilles, tu sais. T'en as toi, Mange-Japonais. »
Martinez inclina Ta tête, acceptant la louange avec modestie. Il oscilla entre la gaieté et la démoralisation au souvenir des dents d'or qu'il fit sauter à coups de talon dans la mâchoire du cadavre, et tout soudain il se trouva pris d'un accès d'angoisse et de désespoir. Ce péché non plus il ne l'avait pas confessé. Sa première réaction fut toute d'amertume.. L'absence d'un aumônier pour sauver son âme lui paraissait injuste. Le temps d'une seconde il songea à s'éclipser furtivement pour filer à travers les collines en direction de la plage, d'où il rentrerait au camp pour se confesser. Mais il sut immédiatement que c'était chose impossible.
Il savait pour lors pourquoi il s'était laissé aller auprès de Polack et de Gallagher. Ils étaient catholiques tous deux, ils pouvaient le comprendre. Il était si absorbé dans ses pensées qu'il ne doutait pas que Polack et Gallagher en fussent à leur tour préoccupés. « Vous savez, dit-il, nous être blessés, nous claquer, et pas curé. »
Les mots de Martinez cinglèrent Gallagher comme une serviette humide. « Qui, oui, c'est vrai », marmonna-t-il, happé d'un seul coup par une succession d'effrois et de déplaisantes anticipations. L'image se reconstitua dans son esprit de tous ceux de sa section qui furent blessés ou tués, et il se vit lui-même couché par terre et perdant son sang. La montagne serpentait au-dessus d'eux, et il fut pris d'épouvante. Il se demanda si Mary avait reçu l'absolution et, s'étant aussitôt persuadé du contraire, il lui en voulut un peu. Ses péchés retomberaient sur lui. Mais son remords de mal penser à ceux qui n'étaient plus dissipa le train de ses idées. Dans cet instant il ne songeait pas à Mary comme à sa femme morte.
L'apathie, le stoïcisme dont il s'était carapacé pour se protéger tout au long de la patrouille, se dissolvaient rapidement. Il haïssait Martinez pour ce qu'il venait de dire. Lui-même n'avait jamais eu le courage de se dire cette chose au cours de la patrouille. « Cette enculée d'armée », fit-il rageusement, tout en se sentant de nouveau coupable de s être permis une obscénité.
— Pour quoi faire que tu te montes le ciboulot ? demanda Polack.
— Pas curé », dit Martinez -passionnément. Polack avait posé sa question avec une telle assurance, qu'il devait certainement avoir une réponse pour échapper à la condamnation.
« Tu crois que c'est pas important ? demanda Gallagher.
— Vous voulez que je vous dise moi ? fit Polack. Vous avez pas besoin de vous faire de bile à cause de ce truc-là. C'est une sale combine, voilà ce que c'est. »
Sa sortie les épouvanta. Gallagher, instinctivement, jeta un coup d'œil furtif sur la montagne. Lui et Martinez regrettaient de, se trouver à côté de Polack. « Qu'est-ce que t'es, un foutre d'athée ? » Cette fois-ci le juron ne comptait pas, Il se disait que c'était vrai que les Italiens et les Polacks faisaient de mauvais catholiques.
« Tu crois toi à cette merde ? demanda Polack. Dis, je m'y suis frotté, je connais la musique. C'est une sacrée nom de Dieu de combine pour faire du pèze. »
Martinez s'efforçait de ne pas écouter.
Polack nourrissait sa propre colère. Une vieille hostilité, longtemps réprimée, s'éveillait en lui, et avec elle une bravade soutenue — car lui aussi avait peur. Il se faisait l'effet de se gausser d'un type comme Lefty Rizzo. « T'es Mexicain toi, et toi t'es Irlandais, alors la nom de Dieu de combine vous profite un peu. Les Polacks, eux, ils en tirent rien de rien. T'as jamais vu un cardinal Polack en Amérique ? Nan. Je sais, j'ai une sœur qu'est nonne. » Il songea à elle un bref instant, de nouveau agacé par une sensation qu'il n'arrivait pas à saisir. Il regarda Martinez. Qu'est-ce qui le démangeait, celui-là ? « Je veux être pendu si je me laisse attacher le grelot », fit-il, pas Irès certain de ce qu'il voulait dire ou à quoi il se référait. Il tremblait de colère. « Quand on sait la saloperie que c'est, on est un con de se laisser faire, dit-il furieusement.
— Tu sais pas ce que tu dis, grommela Gallagher.
— Allez, ramassez vos bardas. » C'était Croft de nouveau. Polack sursauta, jeta un coup d'œil circulaire, puis secoua la tête au passage de Croft. « Oui, grimpez-y sur la montagne, allez, allez », conspua-t-il. Ses mains s'agitaient de rage.
Leur conversation s'arrêta là, mais chacun d'eux était troublé en se remettant en route.
Le restant de la matinée se passa à grimper le long de la, falaise. Elle paraissait n'avoir pas de fin. Ils suivirent des corniches rocailleuses, des pentes en lame de couteau couvertes d'herbe kunaï et si abruptes qu'ils devaient s'y hisser comme sur une échelle, en se retenant à la racine de la végétation. Ils traversèrent une forêt qui enfourchait la falaise et descendait tout en bas du précipice à leurs pieds. Ils continuèrent plus haut et plus * haut, jusqu'à ce que leurs jambes fussent sans nerf et que leurs sacs pesassent cent livres la pièce. Et toutes les fois qu'ils atteignaient une crête ils avaient la certitude que le sommet de la montagne était désormais tout proche, alors que tout ce qui se découvrait à eux était un autre demi mille de corniches tortueuses qui aboutissaient à une autre crête. Croft les avait prévenus à plusieurs reprises au cours de la matinée. « Vous ferez aussi bien de vous mettre tout de suite dans le crâne que. cette sacrée montagne est pas une colline et que vous en serez pas quittes en cinq secs. » Ils l'écoutaient dire, mais ils n'y croyaient
fias. Il était trop pénible de continuer l'ascension sans idée rassurante que leurs peines allaient bientôt finir.
A midi, en arrivant à l'extrémité de l'arête, ils subirent une véritable commotion. La falaise s'y précipitait de plusieurs centaines de pieds dans une vallée de pierre sise au centre de la chaîne d'où le Mont Anaka s'élevait, dans toute sa grandeur, montant aussi haut que portait le regard, amphithéâtre après amphithéâtre d'argile et de jungle et de rochers, s'étageant vertigineusement sur ce qui semblait être des milliers et des milliers de pieds. Ils n'en voyaient même pas le sommet ; il se perdait dans une touffe de nuages.
« Jésus, est-ce qu'on doit escalader ça ? * haleta quelqu'un.
Croft les regarda avec gêne. Cette phrase, de toute évidence, exprimait le sentiment général. Il était fatigué lui aussi, fatigué comme presque jamais encore, et il savait qu'il lui faudrait les entraîner pas à pas. « On mangera ici un morceau, puis on se remettra un route. C'est bien compris, oui ? »
Un murmure déprimé lui répondit. Il s'assit sur une pierre, regardant au côté d'où ils venaient. Il voyait, à
des milles au loin, les collines jaunâtres où ils furent embusqués et où, quelque part, Brown et ses hommes devaient voyager en ce moment. Plus au loin il percevait la lisière de la jungle qui bordait l'île, et au-delà la mer par laquelle ils étaient venus. Tout y était désert ; personne ne semblait y habiter, pas âme qui vive. La guerre, de l'autre côté de la montagne, était tout irréelle dans cet instant.
Derrière lui le mont Anaka pesait dans son dos comme une chose humaine. Il se retourna, regardant le pic avec calme, sentant de nouveau le frisson indistinct que sa vue avait toujours provoqué en lui. Il escaladerait ça — il se le jurait.
Cependant, -la résistance des hommes portait sur lui. Il savait qu'aucun d'eux ne l'aimait — et il ne s'en souciait guère — mais maintenant ils le haïssaient, il le sentait presque dans la qualité oppressive de l'air.
Et il fallait bien qu'ils escaladent ça. S'ils échouaient, alors ce qu'il avait fait avec Hearn était mal ; il aura rué dans les brancards, il aura simplement désobéi à un ordre. Il en était troublé. Il devrait pour ainsi dire les porter sur son dos, et cela promettait d'être très difficile. Il cracha, et. fendit l'extrémité d'une boîte de rations. Comme en toute chose, il le fit nettement, expertement.
Tard l'après-midi Ridges et Goldstein se débattaient avec Wilson. Ils s'avançaient avec une cruelle lenteur, faisant dix ou tout au plus quinze mètres, puis s'arrêtaient. Une fourmi voyageant en ligne droite aurait, littéralement, fait tout aussi vite. Ils ne pensaient ni à abandonner ni à continuer, ils ne prêtaient guère attention aux radotages de Wilson, et rien n'existait pour eux en marge de la chaleur et de l'effort sinon l'exhortation muette à persévérer. Ils ne parlaient pas, ils étaient exténués au-delà de toute parole, ils ne faisaient que se traîner comme des aveugles qui traversent une rue inconnue et terrifiante. Leur fatigue avait descendu tant de paliers, elle avait à tel point émoussé leurs sens, qu'ils étaient réduits au plus bas dénominateur commun de leur existence.
Et, ainsi, pendant des heures, prêts à défaillir à tout moment, conservant néanmoins une dernière étincelle de clarté, s'étonnant malgré tout que l'ojn pût à ce point abuser de son corps sans le détraquer tout à fait.
Pris d'un accès de fièvre, Wilson flottait à la dérive dans une pesante levée de brouillard. Les cahots du brancard lui devinrent presque plaisants dans leur lourde
monotonie. Les rares paroles qu'il percevait, les rauques halètements de Ridges et de Goldstein, le son de sa propre voix — toute sensation entrait dans sa tête comme par autant de conduits individuels. La perception de ses sens était extrêmement aiguë, les secousses de la civière lui communiquaient chaque spasme qui torturait les muscles des porteurs, et par contre les souffrances dues à sa blessure lui semblaient atténuées comme si elles lui parvenaient de l'extérieur. Une chose cependant l'avait fui : il était sans volonté. Complètement passif, béat de fatigue, il lui fallait de longues minutes avant de prendre sur lui de dire un mot ou de porter la main à son front pour chasser un insecte. Et quand il s'y décidait, ses doigts immobiles s'attardaient un long temps sur son visage. Il était presque heureux.
Il lui arrivait de divaguer à jet continu à propos de tout ce qui affleurait à son esprit, d'une voix affaiblie de crécelle ou encore criant sans contrôle. Et les porteurs l'entendaient sans comprendre et sans s'efforcer de comprendre le sens de ses mots.
« Y avait une femme à Kansas quand j'étais à Uley, elle venait me chercher et on vivait comme si j'étais son mari. Je dormais jamais dans cette maudite caserne, j'y disais que ma femme habitait la ville. Elle me faisait ta popote et elle me raccommodait mon uniforme et elle empesait mes chemises joli comme tout, y avait rien qu'elle refusait de faire pour moi. » Il sourit rêveusement. « Attendez un moment, j'ai une photo d'elle, je vas vous la montrer. » Sa main tâtonnait à l'entour de sa poche, puis il n'y songeait plus. « Elle s'imaginait que j'étais pas marié et j'y ai jamais dit le contraire, je me suis dit que je vas peut-être me recoller avec elle après la guerre parce que bigre non ç'a pas de sens de perdre une femme qui fait ton affaire, j'ai jamais pu comprendre ça. J'y ai dit que j'étais un licencié et elle m'a cru. Ces bon Dieu de femmes elles gobent n'importe quelle foutaise pourvu que t'arrêtes pas de leur raconter des bobards. » Il soupira, toussa faiblement, et un peu de sang remonta sur ses. lèvres, ravivant son angoisse. Malgré sa lassitude, il refusait d'abandonner la partie. « Quand on me ramènera ces maudits toubibs me retaperont tout neuf. » Il secoua la tête. La balle avait fendu ses chairs avec une force incroyable, il saignait par intermittence depuis un jour et demi, il était secoué et cahoté sur le brancard, sa blessure lui infligeait d'atroces accès de douleur, mais l'idée d'abandonner ne lui effleura jamais l'esprit. Il y avait tant de choses qu'il voulait faire. « Vous savez, je dis pas
que c'est bien de baiser une Négresse, mais ça me dé mange de temps à autre. Y avait une môme noire qui passait presque tous les jours devant la maison de mon père, et je peux encore voir comment qu'elle tournait du cul. »
Il se souleva à moitié sur son coude, regardant Ridges avec insistance,
« Jamais baisé de la bidoche noire ? » demanda-t-il.
Ridges s'arrêta, puis reposa le brancard. Pour une fois il venait de faire attention aux paroles de Wilson. « C'est pas une manière de causer », lui dit-il. Il haletait lourdement, son regard posé sur Wilson comme s'il n'arrivait pas à le distinguer. « Pfoui », fit-il. En dépit de son épuisement il était profondément choqué. « Te devrais savoir que c'est pas des choses à dire, hoquetât-il.
— Ridges, t'es qu'un -chialeur », dit Wilson.
Ridges secoua la tête, comme un taureau. Il y eut bien des choses au cours de sa vie qui lui furent interdites. Faire l'amour avec une Négresse était à ses yeux un luxe aussi bien qu'un péché ; cela faisait partie de ces choses monstrueuses qui vous tuent si l'on y touche. « La ferme, Wilson. »
Mais Wilson était déjà loin. La chaleur de son corps, la lourde et plaisante lassitude de ses membres, lui donnaient le change. Il se croyait à l'instant de la passion sexuelle et une lascive volupté épaissit sa gorge. Il ferma les yeux, revoyant un clair de lune au bord de la rivière qui avoisinait sa ville natale. Il rit sous cape, sans force, avala un caillot. Il sentit une crispation dans ses joues et constata avec surprise qu'il pleurait tout doucement.
Tout à coup il redevint conscient de sa bouche, de sa langue qui pendillait dans sa gorge. « Un peu d'eau, hein, dites ? » Il n'y eut pas de réponse, et il répéta patiemment : « Tout juste une petite gorgée, hein, dites ? »
Ils ne lui répondirent pas, et il se mit en colère. « Bordel de Dieu, donnez-moi un peu d'eau.
— Patience, dit Ridges d'une voix enrouée.
— Dites, demandez-moi tout ce que vous voulez, mais donnez-moi un peu d'eau. »
Ridges reposa le brancard. Les plaintes de Wilson lui écorchaient les sens ; c'était la seule chose qui pût désormais l'arracher à son apathie.
« Z'êtes qu'une bande de salauds, dit Wilson.
— T'as pas droit de boire », dit Ridges. Le refus qu'il opposait à Wilson lui était d'autant plus pénible qu'il ne voyait aucun mal à lui donner son eau. Mais, en même temps, il lui en voulait. « On s'en passe bien nous autres, et sans faire des histoires », se dit-il. « . Wilson, t'as pan droit de boire », répéta-t-il. Sa voix fut sans réplique, et Wilson retomba dans sa rêverie.
Ils soulevèrent le brancard, firent quelques pas en titubant, puis s'arrêtèrent de nouveau. Le soleil s'en allait vers l'ouest et le temps fraîchissait, mais c'est à peine s'ils s'en apercevaient, fis devaient porter Wilson encore et encore, et jamais ils n'en seraient quittes. La chose, sans leur être tout à fait claire, était implicite tout au fond de leur fatigue. Ils savaient seulement qu'ils devaient continuer — et ils continuaient. Tout l'après-midi, et jusqu'à la tombée du jour, Ridges et Goldstein poussèrent de l'avant par petits bouts, et peu à peu les bouts finirent par s'additionner. Quand ils se furent arrêtés pour la nuit, quand ils eurent enveloppé Wilson dans l'une de leurs couvertures et se tassèrent l'un contre l'autre pour un sommeil de mort, cinq milles les séparaient de l'endroit où ils avaient laissé Brown et Stanley. Déjà la jungle n'était pas trop distante. Encore qu'ils n'eussent rien dit, ils l'entrevirent du haut de leur dernière colline. Demain ils dormiraient peut-être sur la plage dans l'attente du canot qui les ramènerait au bivouac.
Le commandant Dalleson était dans l'embarras. Ce troisième matin de la patrouille le général venait de partir pour le G. Q. G. en vue d'obtenir un destroyer pour l'invasion de Botoï Bay, et Dalleson se vit en "fait chargé du f commandement dans l'île. Du point de vue purement technique le colonel Newton, commandant du 4 10, et le lieutenant-colonel Conn, étaient ses supérieurs, mais en l'absence du général la charge des opérations incombait à Dalleson, et il se trouvait avec une tâche difficile sur les bras.
L'attaque, pour lors dans son cinquième jour, ne s'enlisa que depuis la veille. La chose avait été prévue car, l'avance ayant dépassé le plan d'exécution, il fallait s'attendre à un accroissement de la résistance japonaise. En conséquence le général lui avait dit de marquer le pas. « Les choses vont se calmer, Dalleson. Je suppose que nous essuyerons une ou deux contre-attaques, mais rien de bien grave. Maintenez votre pression sur l'ensemble du front, c'est tout. Si je réussis à leur faire lâcher un destroyer ou deux, nous aurons liquidé la campagne en une semaine. »
Des instructions bien simples, mais les choses ne prenaient pas cette tournure. Une heure après l'envol du § général, Dalleson avait reçu un rapport déroutant. Une » escouade de la compagnie E ayant poussé une reconnaissance sur un millier de mètres au-delà de leur position la plus avancée, elle découvrit un bivouac japonais à l'abandon. A moins que les coordonnées signalées dans le rapport fussent entièrement erronées, le bivouac en ; question devait se trouver presque sur les arrières de la i Ligne Toyaku.
A première vue Dalleson n'en crut rien. Il se souvenait du sergent Lanning et de ses. faux rapports, il songeait aux raisons que l'on avait de supposer que bon nombre de chefs d'escouade et de section ne s'acquittaient pas de leur tâche. Cependant, la chose semblait peu probable. Si un homme fabrique son rapport il est plus vraisemblable qu'il prétende avoir tourné les talons après s'être heurté a la résistance de l'ennemi.
Le commandant se gratouilla le nez. Il était onze heures du matin, et le soleil cuisait la tente du service des opérations depuis assez longtemps pour en rendre l'atmosphère irrespirable — à quoi venait s'ajouter la déplaisante odeur de la toile surchauffée. Il suait à grosses gouttes, et la partie du bivouac qu'il apercevait à travers les cloisons ferlées de la tente miroitait et réverbérait dans la chaleur. Il avait soif, et il se demandait s'il devait envoyer un des soldats au mess des officiers pour lui chercher de la bière froide du frigidaire, mais c'était se donner trop de peine. C'était un de ces jours où il eût préféré ne rien faire sinon rester derrière sa table de travail et attendre l'arrivée des rapports. A quelques pas de lui deux officiers discutaient le moyen de se procurer une jeep pour un après midi de sable et de nage. Le commandant lâcha un rot. Comme d'habitude, les journées particulièrement chaudes lui dérangeaient l'estomac. Il s'éventa avec lenteur, vaguement irrité.
« Il paraît, disait un des lieutenants avec une nonchalance affectée, il paraît qu'on nous enverra des filles de la Croix-Rouge après la campagne, mais bien sûr rien n'est moins certain. »
— Il faudrait aménager une partie de la plage, faire construire des cabines. Ça pourrait devenir bien agréable, après tout.
— On nous fera reprendre la route », dit l'autre, allumant une cigarette. « Le pire de la besogne échoit toujours à l'infanterie. Mais, par Dieu, je voudrais que la campagne soit finie.
— A quoi bon ? Il nous en faudra alors écrire l'histoire. Voilà bien le pire de l'affaire. »
Dalleson soupira. Leur conversation à propos de la fin de la campagne le déprimait. Qu'allait-il faire au sujet de ce rapport ? Il ressentit un doux tiraillement dans ses entrailles. Il n'eût pas été désagréable de rester sur place, de contempler une visite aux latrines — si seulement on vous laissait tranquille. Une batterie fit feu au loin, entamant d'un écho lugubre l'air suffocant. Le commandant décrocha l'écouteur du téléphone de campagne posé sur son bureau, tourna la manivelle. « Donnez-moi
Potential Red Easy », grogna-t-il à l'adresse de l'opérateur.
Il demanda l'officier commandant de la compagnie E. « Windmill, ici Lanyard, dit-il, se servant du code.
— Qu'y a-t-il, Lanyard ?
— Vous m'avez envoyé ce matin un rapport de patrouille. Numéro 318, vous voyez lequel je veux dire ?
— Oui.
— C'est pas des bobards, cette sacrée histoire ? Et accouchez, Windmill. Si un de vos gars l'a fabriquée et que vous le couvriez, je vous fais couper les oreilles,
— Non, le rapport est véridique. Je l'ai vérifié moi-même, j'ai parlé au chef de l'escouade. Il jure qu'il n'a pas monté le coup.
— Bon, je vais procéder sur le — il tâtonna à la recherche du mot qu'il avait si souvent entendu prononcer
— sur la conjecture que le rapport est correct. Et que le Ciel vous protège s'il l'est pas. »
Le commandant s'épongea le visage. Pourquoi fallait-il que le général fût absent précisément aujourd'hui ? Il en voulait à Cummings de n'avoir pas prévu la situation. Il lui fallait prendre une initiative séance tenante, mais, ne sachant que faire, il prit la décision d'aller aux latrines.
Assis sur la planche, sentant la brûlure du soleil sur son ventre dénudé, le commandant s'efforçait de réfléchir. (Mais il était distrait. La puanteur des latrines était extrêmement puissante dans la chaleur matinale, et il se proposa d'assigner cet après-midi même une corvée pour la construction d'une nouvelle latrine à l'usage des officiers. Sa figure rougeaude suait profusément dans le soleil. « Cette fois-ci j'y ferai mettre un toit », se dit-il, regardant d'un œil morose l'enclos de bambou.
Eh bien, que diable pouvait-il faire sinon envoyer une »« patrouille pour occuper le bivouac abandonné ? Si l'opération s'accomplissait sans mal, il aurait toujours le temps de se faire du tintouin quant au pas suivant. Un soupçon de brise caressa ses tempes et il songea avec mélancolie là la plage, à l'eau agréablement fraîche de l'océan, aux palmiers dont la silhouette se profilait sur la côte. Quelque part dans la jungle, à des milles de là, quelque chose se passait chez les Japonais. Peut-être leur chef des opéra-ions croupissait lui aussi sur sa tinette en ce moment, songea-t-il avec un sourire.
Mais quelque chose clochait chez eux. Les cadavres japonais semblaient dernièrement plus décharnées que d'habitude. Un blocus était censé couper toutes ces îles de leurs bases de ravitaillement, mais bien sûr pas question de compter sur la marine pour savoir la vérité à ce sujet. Le commandant était las. Pourquoi était-ce à lui de prendre des décisions ? Il perdit la notion du temps à écouter le bourdonnement frénétique des mouches sous les lunettes de la latrine. Quelques unes vinrent se cogner contre ses hanches nues, et il grogna d'aversion. Foutre oui, on avait sûrement besoin d'une nouvelle chiotte.
Il se redressa, se débrouilla tant bien que mal avec le papier hygiénique détrempé par la pluie nocturne. Il devait y avoir mieux qu'une boîte de conserves comme couvert. Il s'efforçait de penser à quelque autre moyen pour garder le papier au sec. Quelle journée poisseuse.
Il se rendit au mess des officiers pour se faire servir une bière glacée. « Comment que ça va, mon commandant ? demanda un des cuistots.
— Ça va. » Il se frotta le menton. Quelque chose l'agaçait. « Oh ! oui, dites donc O'Brien, j'ai de nouveau la diarrhée. Vous les tenez au propre, vos casseroles ?
— Vous devriez le savoir, mon commandant. »
Il grogna, jeta un coup d'œil circulaire par la tente, regarda sous les tables de bois flanquées de leurs bancs. Les assiettes de métal grisâtre étaient déjà disposées pour le repas de midi. « Vous devriez pas mettre les couverts trop tôt, dit-il. Ça fait venir les mouches.
— D'accord, mon commandant.
— Bon, pensez-y. » Il attendit qu'O'Brien se mît à ramasser les assiettes, puis traversa le bivouac pour regagner la tente du service des opérations. Il aperçut quelques soldats étalés à l'ombre de leurs tentes, et leur vue l'irrita. Il se demandait à quelle section ils appartenaient, quand il se souvint du rapport. Arrivé à sa table de travail il décrocha l'écouteur et ordonna à Windmill d'envoyer une section équipée au complet pour prendre possession du bivouac japonais. « Faites-leur déployer tout de suite une ligne téléphonique. Je veux un rapport dans une demi-heure.
— Ils n'y seront pas en si peu de temps.
— Bon. Dès qu'ils occupent la place avertissez-moi. »
Le temps traînait en longueur sous la tente surchauffée.
Désespérément mal à son aise, le commandant nourrissait l'espoir secret que la section ferait demi-tour. Si cependant elle ne rencontrait pas de résistance ? Il fit appeler le commandant du bataillon de réserve du 460e et lui dit d'alerter une compagnie pour un ordre de marche dans l'heure à venir.
« Je devrai la prélever sur les effectifs qui travaillent à la construction de la route.
— Faites, faites », grogna le commandant. Il jura en sourdine. Si l'affaire tournait en queue de poisson, le travail de toute une compagnie serait perdu pour une demi-journée. Mais il n'y avait pas d'alternative, car si la section réussissait à s installer à même la Ligne Toyaku il lui faudrait exploiter la situation. L'esprit du commandant procédait désormais selon une table de vérités évidentes en soi.
Quarante-cinq minutes plus tard Windmill l'informa au téléphone que, s'étant avancée sans incident, la section avait occupé le terrain japonais. Se triturant le nez avec son gros index Dalleson essaya de percer la jungle à travers le feuillage dilaté sous l'intense chaleur matinale.
« Bon, déplacez le restant de votre compagnie à l'exception d'une escouade et des roulantes. Vous avez des rations, pas ?
— Oui. Mais qu'est-ce que je fais pour mes arrières et mes flancs ? Je vais me trouver en pointe à un millier de mètres en avant de Charley and Fox.
— Je m'en occuperai. Mettez-vous en route et soyez y avec tout votre matériel dans une heure. »
Ayant raccroché, le commandant émit un grognement. Maintenant il allait falloir déplacer tout le inonde. La compagnie de réserve du 460", destinée fi renforcer les flancs et les arrières du saillant, se trouverait à »on tour disséminée. « Pourquoi les Japonais sont-ils partis ? Etait-ce un piège ? »
Il se rappela qu'un lourd barrage d'artillerie avait arrosé la veille la position japonaise présentement évacuée. Il se pouvait que l'officier commandant la compagnie japonaise ait pris sur lui de vider la place sans attendre ses ordres, Dalleson avait entendu mentionner des cas semblables, mais cela lui paraissait un peu invraisemblable.
Si tel était le cas, il devrait faire une poussée par la brèche avant que Toyaku pût y parer. Les troupes étaient censées jouir d'une journée tranquille, mais si d'autre part une telle poussée prenait bonne tournure il lui faudrait déclencher une nouvelle attaque frontale, ce qui signifiait l'obligation d'agir vite au cas où des résultats commenceraient à se faire sentir avant la tombée de la nuit. Cela voulait dire qu'il lui fallait mettre dès à présent tout le bataillon de réserve sur les dents et, faute d'un nombre suffisant de camions pour le transporter d'un seul coup, amorcer sans retard la mise en route. Il tirailla distraitement la toile trempée de sa chemise qui lui collait aux aisselles. C'est du coup que toute la journée allait être perdue quant à la construction de la route ; on n'y avancerait pas d'une semelle car il lui faudrait mobiliser tout son matériel roulant pour monter au front plus de ravitaillement et de munitions qu'il n'avait été prévu. Du beau gâchis en perspective. Un flamboiement de haine le saisit pour ce chef d'escouade qui, ce matin, avait mis en branle tout ce remue-ménage.
Il appela Hobart au téléphone pour lui dire de préparer un horaire de roulage, puis il s'en alla trouver Conn et lui exposa les événements.
« Pardieu, vous vous passez la corde au cou, lui dit Conn.
— Que diable voulez-vous que j'y fasse ? C'est vous le Deuxième Bureau. Pourquoi est-ce qu'il est désert, ce bivouac ? »
Conn haussa les épaules. « Ces maudits Japonais vous tendent un piège. »
Dalleson revint à sa tente mortellement déprimé. C'était un piège, et cependant il lui fallait s'y précipiter. Il grogna de nouveau. Les services d'Hobart s'employaient à dresser un horaire de roulage pour ravitailler les compagnies sur leurs nouvelles positions ; ceux de Conn passaient en revue de vieux rapports de contre-espionnage. Il y avait quelque chose de louche dans l'air. Eh bien, il lui faudrait tâtonner au petit bonheur, envoyer le gros de son artillerie dans la brèche, et espérer que les autres secteurs du front tiendraient avec ce qu'on leur aura laissé.
Le bataillon de réserve ayant été alerté, il ordonna la mise en route du premier convoi. L'heure du déjeuner approchait, et il voyait bien qu'il lui faudrait s'en passer. La bière glacée lui donnait des crampes d'estomac. Il songea avec dégoût au fromage de conserve des rations. Il devrait pourtant s'en contenter en guise de repas.
« Pas d'aspirine sous la lente ? meugla-t-il.
— Non, mon commandant. »
Il demanda à l'un des scribes de lui en apporter de l'infirmerie. La chaleur l'engourdissait.
Le téléphone sonna. Windmill annonçait que sa compagnie était sur ses nouvelles positions. Quelques minutes plus tard l'officier commandant de la première compagnie prélevée sur le bataillon de réserve téléphonait qu'il se retranchait sur les flancs du saillant.
Il lui fallait désormais faire passer en avant tout le bataillon. Il avait mal à la tête. Que feraient-ils, une fois en ligne ? A ce jour il avait toujours pu se référer à quelque précédent, mais ceci était la bouteille à encre.
Le dépôt principal de ravitaillement des Japonais se trouvait à un mille et demi environ à l'avant des nouvelles bases de la compagnie E, et peut-être devrait il essayer de le capturer. Ou de le flanquer peut-être. Mais il n'arrivait pas à se représenter la situation. La trouée n'était qu'une trouée sur la carte. Il avait visité le front, il savait à quoi ressemblait un bivouac, mais il n'avait jamais compris avec exactitude ce qui se passait au juste. Il y avait des espaces vides entre les compagnies. Le front n'avait rien d'une ligne solide — c'était un chapelet de points séparés les uns des autres. Dans ce moment il avait des hommes derrière les points japonais et il en aurait davantage plus tard, mais qu'y feraient-ils ? Comment se prenait-on pour flanquer une défense ? Il eut la brève image d'une colonne d'hommes traînant le long d'une piste dans la jungle et pestant contre la chaleur, mais il ne réussit pas à rattacher sa vision aux cotes relevées sur sa carte.
Un insecte rampait paresseusement sur sa table, et il le fit partir d'une pichenette. Qu'allait-il faire, par les cornes du diable ? Avant la nuit tout ne sera qu'un seul fatras. Personne ne saura où est son voisin, et jamais on n'aura fini de faire marcher les nouvelles lignes téléphoniques. La radio ne fonctionnera probablement pas, à cause des perturbations atmosphériques ou de quelque maudite Coline. Elle ne marchait jamais quand on en avait besoin. Jusqu'à présent on s'était débrouillé tant bien que mal, mais maintenant il lui faudrait faire venir Moonev, l'officier de transmissions, dont on avait pourtant grand besoin au service des transports. Le Deuxième Bureau devra veiller avec lui toute la nuit. Oh ! quel chambardement. Quel fardeau à se flanquer sur les reins — et juste aujourd'hui de tous les jours de la création. Si ça tournait en eau de boudin, il ne finirait jamais d'en entendre parler.
Il avait envie de rire. Il éprouvait la stupide, l'involontaire hilarité de celui qui, ayant fait tomber un caillou sur la pente d'une colline, s'aperçoit qu'il a déclenché une avalanche. Pourquoi fallait-il que le général fût absent ?
A tout cela venait s'ajouter l'activité qui bourdonnait autour de lui. Chacun travaillait sous la tente du service des opérations, et il voyait des hommes qui allaient et venaient par le bivouac, tous évidemment à leur tâche. Dérangeant l'air caniculaire, les trépidations d'un convoi de camions lui arrivaient de loin. C'est lui qui avait mis tout ça en branle. Il n'arrivait pas à y croire tout à fait.
Le fromage qu'il mâchonnait était sec. Il enrageait de voir que çà et là un homme sommeillait encore sous sa tente, mais il n'avait pas le temps de s'en occuper. Tout était sur le point de se déglinguer. Le commandant se faisait l'effet d'avoir les bras chargés d'une douzaine de colis, dont ceux du sommet commençaient déjà à dévaler. Jusqu'à quel point devra-t-il faire le jongleur ?
Et l'artillerie. Elle aussi, il fallait la coordonner. Il grogna. La machine tombait en pièces, à chaque instant engrenages et ressorts et boulons giclaient de toutes parts. Il n'avait même pas songé à l'artillerie.
Dalleson se prit la tête et s'efforça de réfléchir, mais il se sentait creux. Un message arriva, l'informant que les éléments avancés du bataillon de réserve avaient établi contact avec la compagnie E, installée sur ses nouvelles positions. Quand le restant du bataillon s'y sera rendu, que. devra-t-il faire ? Le dépôt japonais de ravitaillement se trouvait dans des souterrains creusés au pied d'une colline. Il pouvait y envoyer le bataillon — et puis quoi après ? Il lui fallait encore d'autres renforts.
Il aurait sans doute hésité s'il avait eu toute sa tête, mais tout ce à quoi il pouvait penser c'était de déplacer des troupes. Il donna ordre à la compagnie Charley de rejoindre le bataillon de réserve, et à la compagnie Baker de s'étendre sur le terrain évacué sur sa gauche par Charley. Cela lui rendait les choses plus simples. Deux compagnies tiendraient des positions normalement assignées à trois compagnies, et c'était tout aussi bien. Il n'aura pas à se faire de bile à leur sujet. Et le flanc droit sera en mesure d'attaquer de front. Que tout l'ensemble se porte en avant, que l'artillerie se débrouille toute seule. Il leur donnera encore un bataillon pour le dépôt de ravitaillement, et après cela tout dépendra des liaisons et de la chance.
Il appela Div Arty. « Je veux que vous fassiez prendre l'air à vos avions de liaison pour tout l'après-midi. Vos deux avions.
— On en a perdu un l'autre jour, rappelez-vous, et l'autre est en panne.
— Pourquoi me l'avez-vous pas dit ? hurla Dalleson.
— Nous vous l'avons dit. Hier. »
Il jura. « Bon, eh bien assignez vos observateurs de ligne aux compagnies Able, Baker, Charley et Dog du 460", et Charley du 458".
— Et qu'est-ce qu'on fait pour les communications ?
— Débrouillez-vous. J'ai assez de casse tête sans ça. » La transpiration lui chatouillait le dos. Il était déjà une heure, et la toile inclinée de la tente cuisait au soleil.
L'après-midi s'avançait avec lenteur. Il était trois heures quand le bataillon de réserve et la compagnie Charley eurent complété leurs mouvements, mais Dalleson se trouvait pour lors au bout de son rouleau. Près d'un millier d'hommes étaient concentrés sur sa base la plus avancée, et il n'avait pas la moindre idée où les diriger. Il songea un moment à les rabattre sur leur gauche, vers la mer. Cela aurait coupé la ligne japonaise en deux, mais il se souvint à temps qu'il avait dégarni son flanc gauche en y prélevant une compagnie. En serrant les Japonais de ce côté-là il risquerait d'exposer ses positions en première ligne. Il avait envie de se cogner la tête contre la table. Quelle gaffe c'eût été !
Il pouvait les envoyer sur leur droite, vers la montagne, mais une fois les défenses japonaises défoncées il lui serait difficile d'amener l'artillerie à pied d'œuvre, et les troupes à l'extrême pointe de l'avance devraient être ravitaillées sur une route démesurément étendue. Il était en proie au même genre. de panique que Martinez lors de son solo. Il y avait tant de choses, trop évidentes pourtant, qu'il oubliait.
Le téléphone sonna de nouveau. « Ici Rock and Rye (commandant du premier bataillon, 400" régiment). Nous serons prêts à bondir de l'avant dans quinze minutes. Quelle est notre mission ? Il me faut haranguer mes hommes. »
On lui reposait la même question depuis une heure, et chaque fois il avait mugi : « C'est une mission où il s'agit de saisir l'opportunité. Patientez, nom de Dieu. » Mais à présent il lui fallait répondre. « Portez-vous contre le dépôt japonais de ravitaillement, toutes communications radiophoniques coupées. » Il lui donna des coordonnées. « Quand vous serez prêt à attaquer, envoyez une radio et nous démarrerons l'artillerie. Si votre radio ne porte pas, nous donnerons ici le coup de partance dans une heure exactement, après quoi vous passerez à l'action. Vous avez pour mission de détruire le dépôt, et il faut que vous fassiez salement vite. Je vous dirai la suite plus tard. »
Il raccrocha, consultât sa montre. Sous la tente la chaleur déployait de lourdes draperies. Dehors le ciel s'obscurcissait, et le feuillage bâillait mollement dans un soupçon de brise. Le front était silencieux. Un après-midi comme celui-ci, une demi-heure avant l'averse, on percevait généralement le moindre bruit, mais cette fois ci le silence était complet. L'artillerie attendait, occupée à faire ses derniers préparatifs, et pas même une mitrailleuse ou un fusil ne se faisaient entendre. Seul le sol s'ébranlait parfois et des mottes de terre giclaient au passage d'un tank. N'ayant pas d'emploi pour les tanks faute de terrain praticable dans la brèche, Dalleson leur faisait couvrir les positions affaiblies de son flanc gauche.
Il se rappela brusquement qu'il avait oublié de pourvoir ses troupes d'assaut de support antitank et, du coup, il grogna tout haut. Il n'était plus temps de faire avancer le matériel pour le commencement de l'offensive, mais peut-être n'était-il pas trop tard de l'y dépêcher en vue d'une éventuelle contre attaque japonaise. Il alerta la section antitanks du deuxième bataillon et leur fit prendre le chemin de la brèche. Combien de choses encore lui viendront à l'esprit ?
Et, bien entendu, il attendait, jurant par-devers soi à mesure que son inquiétude grandissait. Il avait pour lors la conviction que tout irait mal, et tel un garçonnet qui a culbuté un pot de peinture il espérait vaguement se tirer d'affaire d'une façon ou d'une autre. Ce qui le tourmentait le plus dans ce moment c'était de songer au temps que cela prendrait de ramener et de réassortir tout ce monde après que l'attaque aura failli. Cela demanderait au moins une journée entière — deux jours de perdus pour la construction de la route. Il en avait la tête cassée. Et, avec surprise, il se rendait compte qu'il avait monté une attaque en règle.
Dix minutes avant l'heure H le silence de la radio fut rompu. Toujours inaperçues de l'ennemi, les troupes d'assaut se trouvaient à deux cents mètres du dépôt de ravitaillement. L'artillerie ouvrit le feu et continua à tirer pendant une demi-heure, après quoi les troupes se mirent en marche et capturèrent le dépôt de ravitaillement en vingt minutes.
Dalleson recoupa les événements par degrés. On découvrit bien plus tard que les deux tiers du ravitaillement japonais furent capturés cet après-midi, mais Dalleson n'y songea guère ce soir-là. La nouvelle d'importance était que le général Toyaku et la moitié de son état-major furent tués au cours de cette même avance. Son Q. G., pris d'assaut, se trouvait à quelques centaines de mètres derrière le dépôt.
Les nouvelles étaient trop abondantes pour que Dalleson pût les assimiler sans plus. Il ordonna aux troupes de se retrancher pour la nuit, et entre-temps il fit monter au front tout homme qu'il put trouver. Le Q. G. et les divers services furent entièrement dépeuplés — avec la seule exception des cuistots. Au matin suivant il avait quinze cents hommes à l'arrière des lignes japonaises, et dans l'après-midi les troupes de flanc avaient à leur tour remonté le courant.
Cummings revint ce même jour du G. Q. G. de l'armée. Apres pas mal de plaidoiries, après avoir soutenu avec force qu'il ne lui était pas possible de terminer rapidement la campagne sans envahir Botoï Bay, il se vit octroyer un torpilleur. Le bâtiment, qui s'était mis en route immédiatement après le départ de Cummings, devait arriver en vue de ia péninsule le lendemain matin. Il ne pouvait être question de le décommander présentement.
Par contre, il mit son état-major à l'œuvre, et toute la nuit se passa à divertir des troupes de la jungle en direction de la péninsule. Le matin venu, il fut à même de mettre à la mer deux compagnies de fusiliers pour l'invasion de Botoï Bay. Exact au rendez-vous, le bâtiment de guerre bombarda la plage, puis s'approcha de la côte pour prêter son appui direct aux troupes.
Quelques rares tirailleurs japonais accueillirent la première vague d'un coup de feu épars, puis se sauvèrent. Au bout d'une demi-heure les troupes d'invasion établirent le contact avec des unités qui manœuvraient derrière le front japonais démoli. Ce soir-là la campagne était Unie, exception faite quant aux opérations de nettoyage.
Dans l'histoire officielle transmise au G. Q. G. d'armée, l'invasion de Botoï Bay était donnée comme raison principale du percement de la Ligne Toyaku. L'invasion a été aidée, disait l'histoire, par de fortes attaques locales qui firent quelques brèches dans les lignes japonaises.
Dalleson n'avait jamais bien compris ce qui s'était passé. Avec le temps il finit par croire que c'était l'invasion qui décida de l'issue. Son unique désir était de se voir promu capitaine à titre permanent.
Dans l'agitation, tout le monde oublia Reconnaissance.
Le même après-midi où le commandant Dalleson préparait son attaque, la section continuait d'escalader le mont Anaka. A mi-hauteur des falaises la chaleur était épouvantable. Toutes les fois qu'ils traversaient un creux ou une dépression l'air semblait se réfracter au contact brûlant des rochers, et les hommes avaient mal aux joues à force de loucher. Peine insignifiante, qui aurait dû se perdre dans les crampes de leurs cuisses, dans le sourd lancinement de leur dos, mais qui devint leur plus grand tourment. La lumière aveuglante enfonçait des échardes dans le globe de leurs yeux, elle faisait tourner à la base de leur cerveau d'irascibles cercles rouges. Ils avaient perdu toute notion des distances ; tout était confus de ce qui se situait derrière eux, et les tortures propres à chaque espèce de terrain n'avaient plus aucun sens. Ils ne se préoccupaient plus de savoir si les prochains cent mètres étaient faits de rocaille nue ou d'arbustes ou de forêt ; les uns et les autres offraient des désavantages pénibles. Ils titubaient comme une file d'ivrognes, la tète basse, les bras ballants. Leur barda était de plomb, et toutes sortes d'écorchures fermentaient sur la moindre saillie de leur corps. Les courroies des sacs leur avaient fait venir des cloques aux épaules, les à-coups des cartouchières leur meurtrissaient les flancs, le fusil leur défon-ait les côtes et les hanches. Leurs chemises montraient e longues traînées blanchâtres aux endroits où leur sueur avait séché.
Ils s'avançaient en désordre-de roc en roc, hébétés, pantelants, sanglotants. Bien malgré lui Croft se vit forcé d'or donner des haltes toutes les quelques minutes ; le temps q'ils passaient à clopiner égalait celui qu'ils consacraient souffler couchés à plat dos, bras et jambes étalés. Comme les brancardiers, ils avaient tout oublié ; ils ne se pensaient plus en tant qu'individus, qu'êtres personnels. Ils étaient des réceptacles de souffrance. Ils avaient oublié la patrouille, la guerre, leur propre passé, ils avaient même oublié le terrain qu'ils venaient de gravir. De l'un à l'autre ils se considéraient tout au plus comme de vagues et d'irritables obstacles qui vous font trébucher. Le ciel aveuglant et la roche incandescente avaient bien plus de réalité. Ce qui leur restait de clarté d'esprit se débattait à l'intérieur de leur chair comme un rongeur dans un labyrinthe ; leur pensée se concentrait futilement tantôt sur un membre pris de convulsions, tantôt sur le lancinement d'une écorchure, pour succomber en fin de compte sous l'effort agonisant d'aspirer une bouffée d'air.
Deux choses seulement venaient s'y interposer. Ils avaient peur de Croft — une peur qui ne cessait de s'accroître à mesure qu'ils s'épuisaient davantage ; ils étaient à l'affût de sa voix, extirpant d'eux-mêmes quelques pas additionnels toutes les fois qu'il les cinglait de sa langue. Une abrutissante appréhension leur en venait, une sourde et insondable terreur.
Et, simultanément, ils voulaient abandonner ; ils y aspiraient avec plus de force qu'ils n'eurent jamais mis à rien désirer. Tout pas qu'ils faisaient, toute crampe dans leurs muscles, tout lancinement dans la poitrine, exaltaient cette volonté. Ils s'avançaient, mus par une muette, une cuisante haine pour l'homme qui les menait.
Croft était presque tout aussi exténué ; il jouissait des haltes tout autant que les autres, il consentait à demi que chaque arrêt s'étirât au double du temps primitivement prévu. Il avait oublié le pic de la montagne, il voulait abandonner lui aussi, et toutes les fois qu'une halte venait à fin il se livrait à une brève bataille contre lui-même, contre la tentation d'un repos prolongé — puis il reprenait la marche. Il allait de l'avant parce que quelque part au fond de son esprit une disposition impérative l'y obligeait. Il avait arrêté sa décision dans la vallée, et cette décision reposait dans sa tête comme une amarre de fer. Il ne lui eût pas été plus facile de faire demi-tour que de se suicider.
Tout au long de l'après-midi ils continuèrent à se pousser de l'avant, tantôt sur des pentes douces, tantôt de rocher en rocher. Ils passaient d'une falaise à une autre, trébuchaient douloureusement sur des côtes taillées en écharpe. perdaient pied sur des escarpements faits de glaise humide. La montagne se dressait toujours au-dessus d'eux, incommensurable semblait-il. Ils en entrevoyaient les pentes successives à travers le brouillard de leurs efforts, ils se suivaient les uns les autres par tours et détours, et ils clopinaient avec une sorte de gratitude si d'aventure le terrain devenait-plat pour un moment.
Minetta et Wyman et Roth étaient les plus misérables. Il y avait plusieurs heures qu'ils se traînaient au fin bout de la colonne, emboîtant le pas avec la plus grande difficulté, et un lien de solidarité s'était établi entre eux trois. Minetta et Wyman avaient de la peine pour Roth. Ils étaient touchés par son épuisement, qui excédait même le leur. Et Roth, sachant qu'ils ne le méprisaient pas, sachant que leur prostration était à peine moindre que la sienne, Roth se tournait vers eux avec confiance.
Il était en train de fournir l'effort le plus intense de sa vie. Tout au long des semaines et des mois passés dans la section il avait accusé de plus en plus douloureusement insultes et rebuffades. Au lieu d'y devenir indifférent ou de s'armer d'un bouclier protecteur, il n'avait cessé de s'y montrer toujours plus vulnérable. La patrouille l'avait tendu au point où l'expectative d'une réprimande lui devenait insupportable, et il se poussait en avant avec lu certitude que s'il s'attardait trop la colère et le ridicule s'abattraient sur lui.
Mais, en dépit de tout, il s'effondrait. L''instant approchait. où ses jambes allaient lui manquer. Même ù I arrêt elles étaient sur le point de plier sous lui. Vers la fin de l'après-midi il commença à défaillir. Ce fut une lente affaire, échelonnée sur une série de glissades, de faux pas, de chutes, au bout de quoi finit par s'écrouler tout à fait. Lors de ses premières défaillances, tandis qu'il parvenait encore à se ramasser et à rejoindre le gros de la colonne, les autres, heureux de pouvoir reprendre haleine, l'attendaient presque avec reconnaissance. Mais ses chutes se faisaient plus fréquentes et ses retours plus longs. Il s'avançait à peu près inconscient, et ses jambes gondolaient sous lui. Au bout d'une demi-heure, il fut incapable de se relever sans assistance, et il oscillait alors, incertain comme un bébé qui risque ses premiers pas. Il tombait même comme un bébé ; ses jambes se pliaient et il s'asseyait sur ses cuisses, un peu abasourdi de constater qu'il ne marchait plus.
Peu à peu les hommes commencèrent à s'irriter. Croft ne leur permettait pas de s'asseoir en attendant que Roth reprît l'usage de ses membres, et cela les exaspérait. Ils se mirent à guetter l'instant de ses chutes, dont le retour inévitable leur écorchait les nerfs. Leur ressentiment contre Croft se reportait sur Roth.
La montagne devenait dangereuse. Depuis une dizaine de minutes Croft les conduisait à même les flancs d'une falaise verticale, le long d'une corniche rocailleuse dont la largeur excédait à peine quelques pieds par endroits. Sur leur droite, à un ou deux mètres tout au plus, s'ouvrait un précipice de plusieurs centaines de pieds, et malgré eux il leur arrivait parfois de se voir déportés tout contre l'abîme. Ils avaient hâte d'en sortir, et les arrêts de Roth les impatientaient.
Au milieu du passage Roth tomba de nouveau ; il essaya de se ramasser, mais personne n'étant venu l'aider il s'étala tout de son long. La surface rocheuse de la saillie était chaude, mais il s'y sentait bien. La pluie de l'après-midi qui venait tout juste de commencer pénétrait dans sa chair et rafraîchissait la pierre. Il n'allait pas se relever. Quelque part dans son engourdissement une autre mortification avait pris corps. A quoi bon continuer ?
Quelqu'un le tirait par l'épaule. « Je ne peux pas continuer, haleta-t-il en se débattant, je ne peux pas continuer, je ne peux pas. » Il abattait sans force ses poings sur la pierre.
Gallagher essayait de le soulever. « Lève-toi, fils dé pute », criait-il. Il se faisait mal en s'efforçant de le remettre sur pied.
« Je ne peux pas. Va-t'en ! »
Il s'entendit sangloter. Il se rendait vaguement compte que la plupart des hommes faisaient cercle autour de lui, mais cela lui était égal. Il éprouvait une amère satisfaction que les autres le vissent ainsi, une exaltation faite de honte et de fatigue.
Rien, après cela, ne pouvait arriver. Qu'ils le voient pleurer, qu'ils apprennent une fois de plus qu'il était le pire élément de la section. C'était le seul moyen qu'il eût de se faire reconnaître. Apres un si long anonymat, un si grand ridicule, ceci était presque préférable.
Gallagher le tirait de nouveau par l'épaule. « Va-t'en, je ne peux pas me lever », brailla Roth.
Gallagher le secouait, éprouvant un mélange de dégoût et de pitié. Mais, surtout, il avait peur. De toutes les fibres de son être il aspirait à se coucher à côté de Roth. Toutes les fois qu'il avalait un peu d'air, l'agonie et la nausée qui remontaient de sa poitrine lui donnaient envie de pleurer. Il savait que si Roth ne se relevait pas, il s'écroulerait à son tour.
« Lève-toi, Roth !
— Je ne peux pas. »
Gallagher le saisit sous les aisselles et essaya de le soulever. Le poids inerte de ce corps était enrageant. Il le laissa retomber et lui flanqua un coup sur la tête, « Lève-toi, espèce de bâtard juif ! »
Le coup, l'insulte, l'entamèrent comme une décharge électrique. Il se sentit en train de se ramasser, de tituber. Jamais personne ne l'avait injurié de la sorte, et de nouvelles perspectives de revers et de défaites s'ouvrirent à lui. Il n'était pas assez qu'on le jugeât pour ses propres fautes, pour ses propres insuffisances ; il fallait maintenant qu'on le chargeât des fautes d'une religion en laquelle il ne croyait pas, d'une race qui n'existait pas. « Hitlérisme, théories racistes », marmotta-t-il. Tout en trébuchant le long de la corniche il s'efforçait d'assimiler le choc. Pourquoi l'ont-ils appelé par ce nom ? Pourquoi ne voyaient-ils pas qu'il n'y était pour rien ?
Et autre chose encore le travaillait. Toutes les façades, tous les. artifices protecteurs dont il avait entouré sa vie, s'étaient lentement corrodés dans l'atmosphère caustique de la section ; la fatigue avait affaibli les étançons de sa guérite, et le coup de Gallagher fit crouler ce qui restait de l'édifice. Il était nu. C'était révoltant de ne pouvoir pas leur parler, leur expliquer. C'est ridicule, pensait-il. Ce n'est pas une race, ce n'est pas une nation. Si tu ne crois pas à leur religion, alors pourquoi en serais-tu ? C'était précisément là l'étançon qui avait failli, et au cœur même de son épuisement il venait de comprendre quelque chose que Goldstein avait toujours su. Désormais tous ses faits et gestes en porteront la marque. Les gens non seulement ne l'aimeront pas, mais encore ils ajouteront du noir à l'étiquette dont ils l'ont affublé.
Eh bien, libre à eux. Une secourable colère, une magnifique colère lui vint en aide. Pour la première fois de sa vie il était réellement furieux ; la colère stimulait son corps et il couvrit une centaine de mètres, puis une autre centaine de mètres, puis encore une autre. Le coup de Gallagher lui faisait mal à la tête, il chavirait sur ses jambes, mais s'ils n'avaient pas été en train de marcher il se serait peut-être jeté sur eux, il les aurait combattus jusqu'à son dernier souffle. Rien de ce qu'il pouvait faire ne serait valable, rien ne saurait leur plaire. Il bouillonnait, mais cette fois-ci il ne s'agissait pas que de compassion pour lui-même. Il comprenait. Il était le souffre-douleur parce qu'il fallait toujours un souffre-douleur. Le juif était le punching-ball dont ils ne pouvaient pas se passer.
Il était de taille si médiocre. Sa rage était pathétique, mais il refusait de s'apitoyer. S'il avait été plus fort il aurait pu faire quelque chose. Mais même ainsi, tandis qu'il se traînait au bout de la file, quelque chose de nouveau l'animait, quelque chose d'impressionnant. Dans ce moment les hommes qui le devançaient ne lui faisaient plus peur. Les jambes molles, la tête roulant sur ses épaules, il surmontait son épuisement et, oublieux de son corps, il se traînait dans la solitude d'une rage qui régénérait son être.
Croft était préoccupé. Il n'était pas intervenu lors de la défaillance de Roth. Pour une fois il ne sut que faire. L'incessant effort de mener la section depuis tant de mois, la tension des trois journées passées avec Hearn, produisaient leurs effets. Il était las. La moindre contrariété mettait ses nerfs à nu ; la maussaderie des hommes, leur fatigue, leur répugnance à continuer, l'usaient. La décision qu'il prit après la reconnaissance de Martinez l'avait épuisé. Quand Roth s'était effondré il avait fait un effort pour revenir sur ses pas — pour s'arrêter à mi-chemin. Il s'était senti trop las pour faire quoi que ce fût. Si Gallagher n'avait pas pris les devants il serait sans doute intervenu, mais cette fois-ci il ne fut pas fâché d'attendre. Il s'exagérait ses petites fautes et ses défaillances. Il se souvenait avec répulsion de sa torpeur, la nuit de l'attaque sur la rivière, quand les Japonais l'eurent interpellé ; il repensait sans cesse aux nombreux petits émois qui lui firent perdre contenance avant qu'il pût agir. Pour une fois il était dans le doute. La montagne se gaussait toujours de lui, elle l'attirait toujours, mais c'est mécaniquement, sur des jambes de plomb, qu'il réagissait désormais à son appel. Il savait qu'il s'était mépris quant à la résistance de ses hommes et à sa propre énergie. Il ne restait qu'une ou deux heures jusqu'au coucher du soleil, et jamais ils n'atteindraient le pic avant la tombée de la nuit.
La corniche qu'ils suivaient se faisait plus étroite. A une centaine de pieds au-dessus de lui il apercevait le sommet dentelé de la falaise, presque impossible à escalader. Par-delà le sommet la corniche remontait le long d'une autre'‘ falaise, derrière laquelle devait se trouver le pic de la montagne. Il ne se pouvait guère que, sur ce point, ils en fussent à plus d'un millier de pieds. Il voulait être à la vue du sommet avant de s'arrêter pour la nuit.
Mais la corniche se faisait dangereuse. Les nuages s'accumulaient au-dessus d'eux comme des ballons gonflés, et ils s'avançaient à travers ce qui était presque un brouillard. La pluie, ici, était plus froide. Elle les glaçait et ils perdaient pied sur le roc glissant. Au bout de quelques minutes la pluie leur déroba le Sommet de la falaise, et ils continuèrent à s'avancer pouce à pouce le long de lu corniche, le visage plaqué contre la paroi rocheuse.
La corniche, en cet endroit, n'avait qu'un pied de largeur. Les hommes s'y avançaient avec-une extrême lenteur, prenant appui sur les touffes d'herbe et de buisson qui poussaient dans les craquelures de la paroi. Tout pas les terrifiait, mais à mesure qu'ils se poussaient le long de la corniche l'idée de faire marche arrière les épouvantait encore davantage. Incapables de concevoir qu'us pussent jamais remettre pied sur certains passages qu'ils venaient de traverser, ils espéraient ardemment que la saillie s'élargirait à tout moment. Le danger avait secoué momentanément leur apathie et ils s'avançaient avec agilité, étirés le long d'une quarantaine de mètres. Il leur arrivait parfois de couler un regard vers le bas, mais le spectacle était trop affolant. Malgré le brouillard une chute verticale leur apparaissait, d'un millier de pieds au moins, dont la vue leur coupait les jambes. Ils se plaquaient alors de plus belle à la paroi faite d'une rocaille grise, molle, gluante, qui semblait dégager une odeur de peau de phoque. Une sensation odieusement charnue en émanait, qui les cm plissait de panique et leur faisait hâter le pas.
La corniche se rétrécit jusqu'à n'avoir plus que neuf pouces. Ecarquillant les yeux dans la brouillasse, Croft essayait de se rendre compte si l'épaulement allait s'élargir. C'était la première passe où leur ascension demandait un commencement de savoir-faire. Jusque-là il s'était essentiellement agi d'une trop abrupte colline, mais à présent Croft souhaitait qu'il eût une corde et des piolets de montagne. Il continuait, bras et jambes écartés, étreignant le roc, tâtonnant des doigts à la recherche des fissures.
Il arriva à une brèche, large de quatre pieds environ, qui s'ouvrait à même la corniche. Rien ne rejoignait les lèvres de la trouée, ni buisson ni racine à quoi ils pussent s'agripper. L'épaulement disparaissait, puis continuait de l'autre côté. Une chute verticale séparait la falaise en deux. La traversée de la brèche ne demandait qu'un simple saut, tout au plus un long pas sur un terrain ae niveau, mais il s'agissait de bondir de côté, de décoller du pied gauche et d'atterrir du pied droit, de regagner son équilibre en vacillant sur le bord du précipice.
Croft se défit de son sac, le passa à Martinez qui le suivait de près, hésita une seconde, sa jambe droite suspendue sur le vide, puis il sauta de côté et atterrit sur l'autre bord, chancelant un moment avant de s'affermir.
« Jésus, qui c'est qui va pouvoir traverser ça ? entendit-il murmurer quelqu'un.
— Bougez pas, dit Croft. Je vais voir si ça s'élargit. » Il fit une cinquantaine de pieds le long de la corniche et trouva qu'elle s'élargissait. Il en fut profondément soulagé, car il se. voyait déjà faisant marche arrière pour chercher une autre route. Et il n'avait plus la certitude de pouvoir relever le courage de ses hommes.
Il s'avança au-dessus de la brèche et se fit remettre son sac par Martinez. La distance était assez petite pour que leurs mains pussent se toucher. Il prit le sac de Martinez et se déplaça de quelques pas. « Allez les gars, en avant, appela-t-il. L'air est salement meilleur de ce côté-ci. »
Il y eut un ricanement nerveux. « Hé, Croft, fit la voix de Red, est-ce que cette saloperie de corniche est plus large là-bas ?
— Oui, et comment. » Il s'en voulait d'avoir répondu. Il aurait dû lui dire de la fermer.
Roth, au fin bout de la colonne, écoutait avec épouvante. Il manquerait probablement son pas, et malgré lui son corps se raidissait d'angoisse. Sa colère était encore en lui, mais elle avait changé en une calme résolution. Il était très fatigué.
A mesure qu'il les voyait passer leurs sacs et sauter, sa peur augmentait. Il n'avait jamais été bon à ce genre de choses, et une vieille panique s'éveillait en lui du temps où, dans la classe de gymnastique, il attendait son tour devant la barre fixe.
Son tour s'approchait irrévocablement. Minetta, le dernier à le précéder, hésita sur le bord du précipice, puis sauta. « Jésus, tu parles d'une acrobatie », dit-il, riant sans force. Roth s'éclaircit la gorge. « Faites place, j'arrive », dit-il doucement. Il passa son sac de l'autre côté.
Minetta lui parlait comme s'il s'adressait à un animal. « T'en fais pas, vieux. C'est deux fois rien. T'as qu'à aller molo et tu l'auras fait.
— Ça va », dit Roth avec ressentiment.
Mais quand il s'approcha du bord et regarda devant lui, ses jambes lui firent défaut. L'autre bord était très loin. La falaise tombait à ses pieds dans un vide redoutable.
« Je viens », marmonna-t-il de nouveau, ne bougeant pas. Son courage, à l'instant où il allait sauter, l'avait abandonné.
« Je vais compter jusqu'à trois, se dit-il.
Un.
Deux.
Trois. »
Mais il ne bougea pas. Les secondes critiques s'allongèrent puis s'évanouirent. Son corps l'avait trahi. Il voulait sauter, et son corps s'y refusait.
La voix de Gallagher lui parvint de l'autre corniche. « Minetta, approche-toi du bord et attrape-le, ce sale con. » Il vit Gallagher qui se faufilait entre les jambes de Minetta. Il le voyait ramper vers lui, étendre son bras, lui décocher un regard menaçant. « Allez, tout ce que t'as à faire c'est attraper ma main. Tu peux pas me manquer. »
Ils avaient un air bizarre. Face et bras projetés en avant, Gallagher se tapissait entre les jambes de Minetta. Tout en les regardant Roth se sentit plein de mépris à leur endroit. Il le comprenait maintenant, ce Gallagher. Un bravache, un bravache apeuré. Il allait leur dire un mot ou deux. S'il refusait de sauter, Croft serait obligé de faire demi-tour. La patrouille serait finie. Et, dans cet instant, Roth se connut lui-même ; il sut soudain qu'il était capable de faire face à Croft.
Mais les hommes n'auraient pas compris. Ils se paieraient sa tête, ils se soulageraient de leur propre faiblesse en le lardant de quolibets. Son cœur s'emplit d'amertume. « J'arrive », cria-t-il tout à coup. Puisque c'est ainsi qu'ils l'entendaient.
Il se repoussa du pied gauche et, trop faible pour se donner l'élan voulu, son corps exécuta une maladroite embardée. Le temps d'une seconde il vit le visage étonné de Gallagher, puis il glissa à côté de sa main, puis il égratigna le roc, puis rien.
Dans sa chute Roth s'entendit hurler de colère, et il s'émerveilla qu'il pût faire un si grand bruit. Dans sa surprise, dans sa stupéfaction, une pensée lui traversa l'esprit. Il voulait vivre. Un petit bonhomme, filant à travers l'espace.
Tôt le lendemain matin Goldstein et Ridges se remirent en route avec le brancard. La matinée était fraîche et ils voyageaient finalement sur un terrain plat, mais ils n'y trouvèrent que peu de réconfort. Au bout d'une heure ils étaient replongés dans leur stupeur de la veille. Une fois de plus il leur fallait s'escrimer pendant quelques pas, reposer le brancard, puis reprendre le collier. Tout autour d'eux les contreforts des collines s'élevaient doucement vers les montagnes au nord. Le pays s'étalait en un vaste et paisible paysage d'un jaune pâle, comme des dunes de sable qui se perdent à l'horizon. Rien ne troublait le silence. Ils poussaient de l'avant, haletant et grognant, courbés en deux sous leur faix. Le ciel avait le bleu tranquille des matins, et très loin dans le sud, au-delà de la jungle, de fines bouffées de nuages s'étiraient les unes à la suite des autres.
Ce matin-là leur torpeur avait pris un nouvel aspect. L'état de Wilson avait empiré et il gémissait continuellement, réclamant à boire. Ses plaidoiries et ses prières, ses cris et ses injures, leur étaient insupportables. De tous leurs sens seule leur ouïe semblait partiellement en éveil ; ils ne percevaient pas le bruissement des insectes ou la rauque sonorité de leur propre souffle, mais ils étaient sensibles à la voix de Wilson, à ses gémissements, et ses cris à boire râpaient leur peau et déchiquetaient leur résistance.
« Les gars, faut que vous me donnez de l'eau. » Une bave rosâtre s'était coagulée dans les coins de sa bouche, et ses yeux allaient et venaient avec inquiétude. De temps à autre il se débattait sur la civière, mais sans force. Il paraissait rabougri ; la chair, sur son crâne à la large ossature, s'était tassée. Il passait de longues minutes à clignoter face au ciel, reniflant avec précaution les odeurs qui flottaient autour de lui. Sans se rendre compte, il se reniflait lui-même. Quarante heures s'étaient écoulées depuis qu'il avait été blessé, et il s'était maintes fois souillé, il avait saigné et transpiré, il avait même absorbé les odeurs moites du sol où ils campèrent la nuit précédente. Il remua la bouche, grimaçant faiblement de dégoût. « Dis, vous puez. »
Ils l'entendirent sans lui prêter attention, avalant l'air avec effort. De même qu'ils avaient pris l'habitude de vivre dans la jungle et d'être toujours trempés, de même qu'ils avaient oublié le goût d'un vêtement sec, tout de même ils ne se souvenaient plus comment l'on respire librement. Ils n'y pensaient pas ; ils ne pensaient certainement pas à la fin de leur voyage. Il était désormais l'expression même de leur existence.
Goldstein s'était réveillé assez tôt pour bricoler à un petit dispositif de son invention. C'était surtout l'engourdissement de leurs doigts qui ralentissait leur avance. Au bout de quelques instants de marche peu à peu leurs mains se mettaient à lâcher prise. Il coupa les courroies de son sac, les lia bout à bout et, les ayant assujetties aux manches du brancard, il se passa la sangle autour des épaules. Quand ses doigts se débloquaient il transférait le poids de la civière à la sangle en attendant que ses mains eussent retrouvé un peu de leur force. Ridges ayant bientôt imité son exemple, ils continuèrent à cheminer sous leur harnais tandis que le brancard était pris d'un lent mouvement d'oscillation.
« De l'eau, putain de Dieu, espèce de…
— Pas d'eau, haleta Goldstein,
— Espèce de sale Youpin », dit Wilson en tonnant. Ses jambes lui faisaient mal. Le souffle qui caressait son visage ressemblait à l'air d'une cuisine surchauffée, aux fenêtres closes. Il haïssait les brancardiers ; il était comme un enfant que l'on torture. « Goldstein l'est toujours à faire le cafard », dit-il.
Goldstein sourit d'un mince sourire sans force. Wilson le maltraitait — et tout soudain il l'envia : Wilson, lui, n'avait jamais eu besoin de réfléchir à ce qu'il disait ou faisait. « Tu ne peux pas avoir d'eau », bégaya-t-il, anticipant avec une sorte de volupté les injures de Wilson. Il était comme un animal si habitué au fouet qu'il le trouvait stimulant.
« Faut que vous me donnez de l'eau », cria Wilson d'une voix perçante.
Goldstein ne se rappelait plus pour lors pourquoi Wilson ne devait pas boire. Il savait seulement que c'était interdit et il s'irritait d'en avoir oublié la raison. Il en éprouva de la panique. Les souffrances de Wilson l'avaient bizarrement affecté ; peu à peu, à mesure que son épuisement s'était accru, elles avaient pénétré son propre corps. Quand Wilson criait, Goldstein ressentait un élancement ; si le brancard prenait un trop brusque cahot, l'estomac de Goldstein chavirait comme dans la chute d'un ascenseur ; et toutes les fois que Wilson demandait de l'eau, Goldstein avait soif. Il se sentait coupable de boire à son bidon, et plutôt que de provoquer Wilson il se passait d'eau pendant des heures. Wilson avait beau délirer, il semblait bien que jamais il ne manquerait l'instant où l'un des brancardiers s'aviserait de toucher à son bidon. Il ne les laissait jamais tout seuls. Goldstein avait le sentiment qu'il le porterait jusqu'à la fin des temps ; il ne pouvait penser à rien d'autre. Son propre corps, la civière, et le dos de Ridges, constituaient les limites de son monde. Il ne voyait pas les collines, il ne se demandait pas combien de chemin il leur restait à faire. Rarement, avec incrédulité, il lui arrivait de penser à sa femme et à son enfant. Ils étaient si loin. Si, dans ce moment, on lui avait annoncé leur mort, il aurait haussé les épaules. Wilson était plus réel. Wilson était la seule réalité.
« Dis, je vous donnerai tout ce que vous voulez. » Sa voix avait changé, elle était devenue stridente. Il parlait à jet continu, d'un débit monotone, chantonnant d'une voix presque méconnaissable. « Avez qu'à le dire, hein, je vous donnerai n'importe quoi, si que vous voulez du fric je vous donnerai cent livres, avez qu'à me poser et à me donner à boire. A boire, hein, c'est tout ce que je vous demande. »
Ils s'arrêtèrent pour une halte prolongée et Goldstein, se laissant aller sur sa face, resta sans bouger pendant plusieurs minutes. Ridges le regarda d'un air hébété, puis il regarda Wilson. « Qu'est-ce que tu veux ? De l'eau ?
— Oui, c'est ça, donne-moi de l'eau. »
Ridges soupira. Son corps, trapu et puissant, semblait s'être ratatiné au cours de ces deux jours. Sa bouche, grande et flasque, bâillait. Son dos s'était raccourci, ses bras s'étaient allongés, sa tête s'inclinait sur sa poitrine. Ses fins cheveux couleur sable pendillaient tristement sur son front bombé et ses vêtements humides s'affaissaient. Il avait l'air d'un œuf géant et flegmatique debout sur une souche d'arbre. « Crotte, je sais pas pourquoi te peux point avoir d'eau.
— T'as qu'à m'en donner, y a rien que je ferai pas pour toi. »
Ridges se gratta le cou. Il n'avait pas l'habitude de prendre des décisions. Toute sa vie il avait obéi aux ordres des autres. Il éprouvait un étrange malaise. « Je dois demander à Goldstein, grommela-t-il.
— Goldstein l'est un chialeur…
— Je sais pas », pouffa Ridges. Sort rire paraissait remonter depuis le dedans lointain de son être. Il ignorait la raison de son rire. C'était peut-être l'embarras. Lui et Goldstein étaient trop exténués pour se parler, mais encore que lui seul connût le chemin du retour il avait admis comme allant de soi que Goldstein était le chef d'équipe, Ridges n'avait jamais conduit aucune entreprise, et c'est très naturellement qu'il abandonna à Goldstein le soin de prendre les initiatives.
Mais présentement Goldstein étant couché à dix mètres de là, face contre terre, presque inconscient. Ridges secoua la tête, se disant qu'il était trop fatigué pour réfléchir. Il semblait cependant absurde de refuser une gorgée d'eau à son prochain. « Une petite lampée d'eau fera point de mal à personne », se dit-il.
Mais Goldstein, lui, savait lire. Ridges hésitait à l'idée de contrevenir à quelque loi contenue dans le vaste et mystérieux univers des livres et des journaux. « Père avait coutume de dire quelque chose au sujet des malades qui réclament à boire », pensa-t-il. Mais il ne put se souvenir quoi. « Comment ça va, vieux ? demanda-t-il d'une voix incertaine.
— Faut que tu me donnes de l'eau. Je brûle. »
Ridges secoua de nouveau la tête. Wilson avait vécu dans le péché, et maintenant il brûlait dans les flammes de l'enfer. Il en fut épouvanté. « Si un homme mourait dans un état de péché, sa punition était certainement terrible. Mais le Seigneur Christ l'est mort pour les pauvres pécheurs », se dit-il. On tombait soi-même dans le péché si on ne faisait pas miséricorde à quelqu'un.
« Je crois que je vas t'en donner un peu », dit-il avec un soupir. Il prit son bidon, jeta un coup d'œil sur Goldstein. Il ne voulait pas se faire reprendre par lui. « Voilà, -t'as qu'à vider ça. »
Wilson but fébrilement. L'eau giclait de sa bouche, s'écoulait sur son menton, mouillait le col de sa chemise.
« Oh ! dis. » Il buvait gloutonnement, avidement, avec une sensation de volupté dans la gorge. « T'es un brave fils de garce », grommelât il. Il avala de travers et se mit à tousser violemment, s'essuyant le menton d'un geste furtif et nerveux. Ridges regardait la joue moite de Wilson où, suivant sa course, une gouttelette de sang se donnait une teinte de plus en plus rosâtre.
« Te crois que je m'en tirerai ? demanda Wilson.
— Sûr », dit Ridges en frissonnant. Il se rappelait le sermon d'un prédicateur au sujet du feu éternel. « Vous y coupez pas, votre affaire est bonne si que vous êtes des pécheurs », avait-il dit. Ridges savait qu'il venait de mentir au blessé, et cependant il répéta : « Sûr que te vas te retaper, Wilson.
— C'est ce que je me dis. »
Goldstein posa ses mains à plat sur le sol et se releva avec lenteur. Tout son être aspirait à rester couché. « Je pense qu'il faut remettre ça », dit-il tristement. Ils s'attelèrent au brancard et se remirent à clopiner.
« Vous êtes un tas de bons gars, on en fait pas mieux que vous deux. »
La louange les humilia. Dans ce moment, luttant encore contre les premiers effets de l'effort, ils le haïssaient.
« C'est bon, dit Goldstein.
— Nan, c'est vrai, y a pas un comme vous deux dans toute la foutue section. » Il se tut, et ils s'abîmèrent dans la stupeur de la marche. Wilson délira pendant un moment, puis retrouva ses esprits. Sa blessure se mit à lui faire mal et il les injuria, criant de douleur.
Ridges, du coup, en fut davantage troublé que Goldstein. Il n'avait guère songé à l'agonie de la marche ; il la tenait pour quelque chose qui allait de soi, un peu plus extrême peut-être que tout autre travail qu'il eût jamais fait, mais il avait appris dès son jeune âge que le travail était le propre de l'homme et qu'il était vain de souhaiter autre chose. C'était fatigant, c'était pénible, mais on n'y pouvait rien. On lui avait assigné une tâche et il allait l'accomplir. Cependant, cette tâche, pour la première fois il la haïssait en toute franchise. Il y eut peut-être trop de dérivés dus à sa fatigue, l'effet cumulatif de la peine avait peut-être dissous et remodelé la structure de son esprit, mais en tout cas il avait en abomination cette corvée et, par surcroît-, il venait de comprendre soudainement qu'il avait toujours haï le labeur fastidieux de la ferme et la lutte monotone, éternelle, contre un sol aride et ingrat.
La révélation était trop troublante ; il lui fallait battre en retraite. Et il ne lui fut pas difficile de reculer. Il n'avait pas l'habitude de penser ses problèmes, et de plus son esprit était trop émoussé, trop décidément las. L'idée avait explosé dans sa tête, elle y avait ébranlé un grand nombre de tabous, mais la fumée s'était vite dissipée ne laissant derrière elle qu'une vague et gênante impression d'un naufrage, d'un changement. Quelques minutes plus tard seule sa gêne lui demeura ; il savait qu'il avait eu des pensées sacrilèges, mais quelles étaient ces pensées il l'ignorait. Il était de nouveau attelé à son faix.
Mais quelque chose d'autre s'y mêlait encore. Il n'avait pas oublié qu'il avait donné de l'eau à Wilson, et il se souvenait comment Wilson avait dit : « Je brûle. » Ils coltinaient un homme déjà perdu, et cela voulait certainement dire quelque chose. Il se sentit un peu mal à l'aise à l'idée que Wilson risquait de le contaminer, mais une autre chose le troublait réellement. Détournées sont les voies de la Providence. La signification de tout ceci était ailleurs : On les éclairait par l'exemple, ou peut-être payaient-ils pour leurs propres péchés. Il ne s'y appesantit pas, et cependant il lui en vint une épouvante à quoi s'ajoutait le genre d'exaltation due à une extrême fatigue. Faut qu'on le ramène. Comme avec Brown, toutes les complexités et tous les malentendus s'éliminaient dans ce mandat impératif. Il baissa la tête, continuant à pousser de l'avant.
« Dis, vous ferez aussi bien de me laisser. » Une larme mouilla les yeux de Wilson. « Ça sert à rien que vous vous tuez pour moi. » Il était en proie à une fièvre qui excitait une lourde et lancinante extase dans son corps. Il était consumé par le désir d'exprimer quelque chose. « Faut que vous me laissez. Allez-vous-en les gars. » Il serra les poings. Il voulait leur faire un présent, et son impuissance l'anéantissait. C'étaient de si bons gars. « Laissez-moi », se plaignait-il d'une voix d'enfant qui pleure après une chose qu'il n'obtiendra jamais.
Goldstein prêtait l'oreille, tenté par le même inévitable enchaînement de rationalisations qui eurent raison de Stanley. Il se demanda comment en suggérer l'idée à Ridges, mais il garda le silence.
« Tais-toi, Wilson, murmura Ridges. On va point te laisser. »
Aussi Goldstein ne pouvait-il pas abandonner. Il ne s'y déciderait pas le premier ; il craignait que Ridges, embarquant Wilson sur son dos, ne continuât tout seul. Il aspirait à s'évanouir. Mais une syncope n'arrangerait rien. La désertion de Brown et de Stanley le mettait en colère. « Ils ont abandonné, pourquoi est-ce que je n'abandonne pas à mon tour ? se demandait-il tout en sachant qu'il n'en ferait rien.
— Avez qu'à me laisser, allez-vous-en les gars.
— On va te. ramener », marmotta Ridges. Lui aussi jouait avec l'idée de déserter Wilson, mais il la repoussa dans un sursaut d'horreur. Laisser mourir lin chrétien aurait été un meurtre, un épouvantable péché. Il songeait à la souillure noire qui en résulterait sur son âme. Depuis son enfance il imaginait son âme comme un objet blanc ayant l'aspect et le volume d'une balle de rugby et logé quelque part près de son estomac. Toutes les fois qu'il commettait un péché son âme blanche se couvrait d'une tache noire indélébile dont la grandeur dépendait de celle de la faute. A votre mort, si plus de la moitié de votre balle blanche était noire, vous alliez en enfer. Ridges était certain que le péché d'abandonner Wilson couvrirait au moins un quart de son âme.
Et Goldstein se souvenait des paroles de son grand-père. « Yehuda Halévy écrivait que Israël est le cœur des nations. » Il piétinait, coltinant le brancard à force d'habitude, inconscient des maux qui ravageaient son corps. Son esprit s'était replié sur lui-même ; eût-il été aveugle, il n'aurait pas réussi à ce concentrer plus intensément Il suivait Ridges sans regarder où il allait.
« Israël est le cœur des nations. » Il en était la conscience et le nerf mis à nu ; toutes les émotions du monde passaient par lui. Et il était plus que cela ; il était le cœur qui saignait toutes les fois que le corps avait mal,
Et le cœur, maintenant, c'était Wilson. Goldstein ne se le disait pas, il ne le pensait même pas, mais l'idée prenait forme en lui par-delà les mots. Il avait trop souffert au cours de ces deux dernières journées ; il avait connu les premières nausées de sa fatigue, les accès de stupeur qui s'ensuivirent, l'exaltation proche de la fièvre. Il y avait autant de paliers à la peine qu'au plaisir. Une fois que sa volonté lui avait interdit de s'effondrer il s'était enfoncé de plus en plus profondément dans son épuisement et son agonie, encore que sans en jamais toucher tout à fait le fond. Mais au point où il en était, toutes proportions avaient perdu leur sens. Sa vue fonctionnait tout juste assez pour lui permettre de se rendre compte spontanément où il posait le pied ; il percevait et flairait de petits événements isolés ; il lui arrivait même de prendre conscience de son corps endolori ; mais tout cela lui était extérieur, comme un objet qu'il eût tenu dans sa main. Son esprit était à la fois émoussé et à vif, dénudé et torpide.
« Le cœur des nations. » Ce mot — après deux jours et quinze milles de titubation sous un soleil tropical, après une éternité passée à coltiner le corps de Wilson à travers un pays étranger et désert — ce mot lui devenait compréhensible". Les sens endigués, l'esprit pris de vertige, il chancelait lé long d'une enfilade peuplée de symboles. Wilson était un objet dont il ne pouvait se défaire. Une angoisse l'y liait, qu'il ne comprenait pas. S'il l'abandonnait, s'il ne le ramenait pas, alors quelque chose de véreux, quelque chose de terrible se révélerait à lui. Si le cœur venait à mourir… La suite de sa pensée se perdit dans la fange de son effort. Ils le portaient et le portaient, et il ne mourrait pas. Son estomac était en pièces, il avait saigné et chié, il avait croupi dans les hauts et les bas d'une fièvre de plomb, il avait souffert les tortures d'un brancard grossièrement ficelé et brutalement cahoté, et il n'en était pas mort. Ils le portaient toujours. Il y avait une signification à cela et Goldstein se démenait à sa recherche, son esprit pompant comme les jambes absurdes de celui qui court après un train en marche.
« J'aime bosser moi, je suis pas un sale tire-au-cul, marmottait Wilson. Si que t'as un boulot t'as qu'à le foutre comme il faut, voilà ce que je dis. » Son souffle gargouillait au niveau de sa bouche. Brown et Stanley. Merde, Brown et Stanley ! Il pouffa faiblement. « Quand l'était gosse, petite punaise May chiait toujours dans sa culotte. » Il divaguait à travers de nuageux souvenirs associés avec l'enfance de sa fille. Petit diablotin, si maligne. Quand elle avait deux ans elle faisait sa crotte derrière une porte de placard. Nom de Dieu, marche dedans, sais-toi. Un rire lui échappa, semblable à un souffle asthmatique. Le temps d'un instant il se rappela avec netteté le mélange d'exaspération et d'hilarité qu'il éprouva à la découverte de ses déjections. « Nom de Dieu, Alice piquera une rage. »
Elle s'était fâchée le jour qu'il vint la voir à l'hôpital, elle s'était refâchée quand ils eurent découvert qu'il avait une maladie. « J'ai toujours dit qu'une petite dose a jamais tué son homme. Qu'est-ce que ça peut bien foutre, une petite dose de rien du tout ? J'ai eu mon compte cinq fois et ça m'a jamais fait rien de rien, » Il se raidit, s'exclamant comme s'il était en train de discuter le coup : « Donnez-moi seulement de ce pyrdine machin chose comment que vous l'appelez. » Il se tortilla, réussit presque à se soulever sur son coude. « Si qu'une Salope de blessure t'ouvre le bide j'y couperai peut-être pas à l'op-pér-ration parce que ça te vide de tout ton pus. » Il eut un haut-le-cœur, regarda d'un œil voilé le sang qui dégouttait de sa bouche sur la toile imperméable du brancard. C'était si distant de lui-même, et cependant un frisson le parcourut. « Qu'est-ce que t'en dis. Ridges ? Ça te le vide ? »
Ils n'entendirent pas sa question et il continua à regarder le sang s'égoutter de sa bouche.
« Je vas mourir. »
Un tressaut de peur, de résistance, l'entama. Il découvrit le goût du sang dans sa bouche et il se mit à trembler. « Sacré nom de Dieu, je vas pas mourir, j'y vas pas », pleura-t-il, s'étranglant de hoquets et de caillots qui obstruaient sa gorge. Le bruit qu'il faisait le terrifia ; il se trouva tout à coup dans la haute herbe, son sang bu par la terre tiédie au soleil, les Japonais bavardant à quelques pas de là. « Ils vont m'avoir, ils vont m'avoir, hurla-t-il brusquement. Pour l'amour de Dieu, les gars, me laissez pas mourir. »
Ridges l'entendit cette fois-ci, s'arrêta lourdement, posa le brancard par terre, se désempara de son harnachement. Avec des gestes lents et élaborés d'ivrogne qui s'efforce d'ouvrir une porte, il s'approcha de Wilson et s'agenouilla sous ses yeux.
« Ils vont m'avoir », gémissait Wilson, le visage contorsionné, versant inconsciemment des larmes qui coulaient le long de ses tempes et se perdaient dans ses cheveux emmêlés.
Tout en tripotant de ses doigts gourds les poils rugueux de sa barbe, Ridges se pencha sur le blessé. « Wilson, dit-il d'une voix rauque, un rien impérieuse.
— Oui ?
— -Wilson, y a encore temps de changer.
— Que ?… »
Ridges avait pris sa décision. Il n'était peut-être pas trop tard. Wilson n'était peut-être pas encore damné. « Faut que te reviens à notre Seigneur Jésus-Christ.
— Euh. »
Ridges le secoua doucement. « Y a encore temps de changer », dit-il d'une voix lugubre et solennelle. Goldstein les regardait, vaguement agacé. « T'iras au Royaume des Cieux. » Sa voix était si profonde qu'elle devenait à peine audible. Les mots frémirent lourdement dans la tête de Wilson, pareils à une basse de viole.
« Euh-heuh, marmonna-t-il.
— Tu te repens ? Te demandes pardon ?
— Oui ? » demanda Wilson. Il aspira une bouffée d'air. Qui lui parlait, qui l'embêtait. S'il consentait, on le laisserait en paix. « Oui », marmonna-t-il de nouveau.
Des larmes emplirent les yeux de Ridges. Il se sentit exalté. « Mère m'a parlé de ce pécheur qu'a été sauvé sur son lit de mort », pensa-t-il. Il n'avait jamais oublié cette histoire contée par sa mère, mais il ne s'était pas imaginé qu'un jour lui aussi ferait quelque chose de tellement merveilleux.
« Sortez de là, nom de Dieu de Japonais. »
Ridges sursauta. Wilson aura-t-il déjà oublié sa conversion ? Il n'osait pas l'admettre. Si Wilson ne s'était repenti que pour retomber aussitôt dans le péché, sa punition serait doublement épouvantable. Aucun homme n'aurait jamais cette audace.
« Rappelle-toi ce que t'as dit, grommelât-il presque férocement. T'as qu'à te surveiller. »
Craignant d'en entendre davantage il se leva, fit le tour du brancard, arrangea la couverture sur les pieds de Wilson, puis reprit le collier. Goldstein s'étant apprêté à son tour, ils se remirent en route.
Ils atteignirent lès abords de la jungle après une heure de marche. Laissant Goldstein avec la civière, Ridges explora le terrain sur sa droite à la recherche de la piste taillée quatre jours plus tôt. Il la découvrit à quelques centaines de mètres de là, et il ressentit une vague satisfaction de s'être montré si précis. De fait, il s'était dirigé presque instinctivement. Bivouacs permanents, chemins dans la jungle, bandes de plage, le confondaient toujours ; ils se ressemblaient les uns les autres ; mais, dans les collines, il s'orientait avec un sûr et facile instinct.
Il revint vers Goldstein et une fois de plus ils reprirent leur marche, pour aborder la piste en quelques minutes. La végétation avait considérablement proliféré depuis leur passage, et les pluies avaient. détrempé le sol de la piste. Ils titubaient et glissaient fréquemment, leurs pieds alourdis sans prise dans la boue visqueuse. Eussent-ils été moins fatigués, ils se seraient aperçus de la différence ; ils auraient noté avec plaisir que le soleil ne les assaillait plus, et par contre la traîtrise du sol et la résistance des broussailles, des lianes, des ronces, les auraient exaspérés. Mais, de tout ceci, ils se rendaient à peine compte. Ils savaient pour lors qu'il n'y avait pas moyen de porter le brancard sans suer d'ahan, et le caractère particulier des obstacles leur était devenu désormais indifférent.
Toutefois, la lenteur de leur avance s'accrut encore. Sur cette piste taillée pour le passage d'un seul homme, le brancard s'embourba à plusieurs reprises. Une ou deux fois il leur fut tout à fait impossible de passer, en sorte que Ridges dut embarquer Wilson sur. ses épaules et piétiner avec sa charge jusqu'à ce que la piste s'élargît de nouveau, tandis que Goldstein suivait avec le brancard.
Ils firent une longue halte à l'endroit où la piste débouchait sur la rivière. Leur arrêt ne fut pas dû à une décision délibérée ; ils pensèrent ne rester sur pince qu'un bref moment de répit, mais, s'ajoutant les unes aux autres, les minutes eurent tôt fait de dépasser la demi heure. Vers la fin, n'y tenant plus, Wilson se mit à trépigner sur sa civière. Ils s'approchèrent de lui en rampant, essayant de le calmer, mais quelque chose semblait le préoccuper et il agitait fiévreusement ses grands bras.
« Calme-toi un peu, dit Goldstein.
— Ils vont me tuer, gémit Wilson.
— Personne te touchera », dit Ridges. Il s'efforça de lui immobiliser les bras, mais Wilson se débattit de plus belle. La sueur lavait son front. « Oh ! dis », pleurnichait-il. Il fit un effort pour se glisser au bas de la civière, mais ils le retinrent de force. Ses jambes se contractaient nerveusement et il ne cessait pas de se soulever à demi, de grogner, puis de retomber sur son dos. « Baaououou-ouououm », faisait-il, imitant le bruit d'un mortier, se protégeant la tête de ses bras. « Oh ! les voilà qui viennent, les voilà, pleurnicha-t-il de nouveau. Merde de merde, qu'est-ce que je fous ici ? »
Le souvenir de la bataille les effraya tous deux. Ils se tinrent cois à côté de Wilson, évitant de se regarder. Pour la première fois depuis qu'ils avaient regagné la jungle elle leur parut maléfique.
« Calme-toi, Wilson, dit Ridges. Te vas ameuter les Japonais.
— Je vas mourir »,. marmonna Wilson. Il se souleva, s'assit presque, puis retomba. Quand il les eut regardés de nouveau l'expression de ses yeux était claire et très lointaine. « Je suis mal en point les gars », dit-il au bout d'un instant. Il fit un effort pour expectorer, mais il ne fit que se salir le menton. « Je sens même plus le trou dans mon bide. » Ses doigts tâtonnaient à la recherche du pansement sale et coagulé qui tamponnait sa blessure. « Bourré de pus, soupira-t-il, se passant la langue sur ses lèvres desséchées. J'ai soif.
— Tu ne peux pas avoir d'eau, dit Goldstein.
— Oui, je sais que je peux pas. » Il rit faiblement. « T'es une sacrée femmelette, Goldstein. Si t'étais pas si chialeur te serais un brave bon gars. »
Goldstein ne répondit pas. Il était trop las pour saisir le sens des mots.
« Qu'est-ce que te veux, Wilson ? demanda Ridges.
— De l'eau.
— T'en as eu. »
Wilson toussa, et un peu de sang jaillit au coin encroûté et gluant de sa bouche. « Je pisse le sang par le cul aussi, grommelât-il. Aaah, allez-vous-en vous autres. » Il se tut pour quelques minutes, ses lèvres travaillant dans le vide. « Jamais pu décider si je devais retourner chez Alice ou chez l'autre. » Il avait l'impression qu'un travail tout nouveau s'accomplissait au-dedans de lui. On eût dit que sa blessure était tombée hors de son corps et que s'il mettait la main dans le trou il n'y rencontrerait rien. « Oh », fit-il. Il les regarda d'un œil trouble, puis, pour un bref moment, il les vit de nouveau avec netteté. Le visage de Goldstein était émacié au point que ses pommettes protubéraient et que son nez saillait en bec d'aigle. Les iris était d'un bleu brillant et pénible sur le fond rougi de ses yeux, et le poil blond de sa barbe qui recouvrait en broussailles les ulcères des tropiques sur son menton semblait roux et brun et sale.
Et Ridges avait l'air d'une bête fourbue. Ses traits pesants s'affaissaient plus mollement que d'ordinaire, sa ouche restait ouverte, sa lèvre inférieure bâillait. Sa respiration avait un rythme régulier et pantelant.
Wilson voulait leur dire quelque chose. « C'est de bons gars, pensait-il. Ils étaient pas obligés de me porter si loin. » « Je vous dois une belle chandelle pour ce que vous avez fait », marmonna-t-il. Mais ce n'était pas ça. Il devait leur donner quelque chose.
« Dites les gars, y a un petit alambic de nom de Dieu que je voulais me faire dans la forêt queuque part par là-bas, seulement ce qui la fout mal c'est qu'on reste jamais assez longtemps sur place. Mais je vas m'y mettre. » Un dernier semblant d'enthousiasme s'excitait en lui. Il croyait à ce qu'il disait. « On peut faire tout le pèze qu'on veut si qu'on monte un alambic. Y a qu'à tourner le robinet et on a de quoi boire tant et plus. » Il perdit le fil, mais, d'un effort, il remonta à la surface. « Mais, je vas m'en fabriquer un aussitôt qu'on rentrera et je vous donnerai à chacun un bidon plein de gnole. Un bidon à l'œil. » Leurs visages émaciés restèrent sans expression, et il secoua la tête. Il ne leur offrait pas assez pour leur peine. « Dis, je vous donnerai à boire tant que vous voudrez, n'importe quand, ç'a pas d'importance. Avez qu'à m'en demander et ça sera à vous. » Il y croyait ferme ; son seul regret était de ne l'avoir pas encore construit, son alambic. « Tant que vous voudrez. » Son ventre s'affaissa de nouveau, puis il eut un spasme et il bascula dans l'inconscience, faisant entendre un ultime grognement de surprise à l'instant où il se sentit tourner de l'œil. Sa langue se projeta en avant et un dernier bruit de râpe s'échappa de sa gorge. Il roula au bas de la civière.
Ils l'y remirent. Goldstein souleva le poignet de Wilson pour en tâter le pouls, mais il n'eut pas assez de force pour soutenir son bras. Il promena son index sur le poignet de Wilson. Les bouts de ses doigts étaient trop engourdis et il ne put rien sentir. Il le regarda. « Je crois qu'il est mort.
— Oui », marmonna Ridges. Il soupira, pensant vaguement à dire une, prière.
« Mais… » il parlait à l'instant. Goldstein eut un mouvement de recul sous le choc, et le temps d'une seconde la tête lui tourna.
« On peut aussi bien remettre ça », grommela Ridges. Il se leva pesamment, ajusta les courroies du brancard sur ses épaules. Goldstein marqua un instant d'hésitation, puis l'imita. Ils entrèrent en titubant dans l'eau peu profonde de la rivière et se mirent à descendre d'aval.
Ils ne pensaient pas qu'il y eût rien d'étrange à marcher ainsi avec un mort. Ils avaient trop l'habitude de le reprendre au bout de chaque halte ; la seule chose qu'ils comprenaient c'était qu'ils devaient le porter. Au surplus, ils ne croyaient pas réellement qu'il fût mort. Ils le savaient, mais ils n'y croyaient pas. Ils n'auraient pas été surpris s'il s'était mis à crier pour demander à boire.
Ils parlèrent même de ce qu'ils allaient en faire. Lors d'une halte, Ridges dit : « Quand Tu le ramènera on lui fera une sépulture en terre chrétienne parce qu'il s'est repenti. »
« Euh-heuh. » Mais le sens de leurs propres mots leur échappait. Goldstein refusait de se rendre compte que Wilson était mort ; il en chassait l'idée de son esprit, ne pensant à rien, se contentant de barboter dans l'eau de a rivière, ses pieds glissant sur la pierre plate polie du fond. Il y avait quelque chose qu'il ne pouvait pas affronter de face.
Et Ridges lui aussi était abasourdi. Il n'était pas convaincu que Wilson avait demandé pardon ; tout s'emmêlait dans son esprit, et il s'accrochait à la pensée que si seulement il réussissait à ramener Wilson, à le faire enterrer décemment, la conversion serait valable. De plus, tous deux se sentaient frustrés de l'avoir porté si loin pour se trouver en fin de compte avec un cadavre. Ils voulaient mener à bonne fin leur odyssée.
Très lentement, plus lentement que jamais, ils se traînaient dans l'eau avec le brancard qui oscillait entre eux. Les arbres et la végétation faisaient voûte au-dessus de la rivière qui serpentait le long d'un tunnel à travers la jungle. Tête basse, ils s'avançaient sur des jambes raides, comme peur de s'écrouler s'ils devaient plier le genou. Aux arrêts ils se laissaient aller à même l'eau, s'affalant à côté du brancard submergé à demi.
Ils étaient presque inconscients. Leurs pieds tâtonnaient le fond du ruisseau, crissant contre les galets. L'eau était glacée qui frappait à leurs talons, mais ils la sentaient a peine. Ils allaient d'aval, titubant sous la pénombre qui régnait dans la jungle. Les animaux jasaient à leur approche ; les singes hurlaient et se grattaient les hanches, les oiseaux s'appelaient les uns les autres ; mais tout se taisait à leur passage et demeurait silencieux pendant de longues minutes. Ils ahanaient comme un couple d'aveugles dont le corps s'exprime avec une muette éloquence. Derrière eux, ayant envoyé des signaux d'alerte le long de labyrinthes congestionnés de la jungle, les animaux se taisaient. On eût dit une marche funéraire.
Ils descendaient des cascades, passant d'un rocher à mi-hauteur d'homme sur un autre rocher, Ridges se laissant aller le premier dans l'écume tandis que Goldstein glissait le brancard par-dessus le rebord de la pierre en attendant de se laisser choir à son tour. Ils se débattaient dans l'eau plus profonde, s'efforçant de tenir la civière à flot parmi les remous qui les cinglaient à la taille. Ils barbotaient le long des rives, ils luttaient et trébuchaient et tombaient avec le cc*ps de Wilson constamment sur le point d'être emporté. Il leur fallait s'arrêter presque à chaque pas, et leurs sanglots rejoignaient les bruits de la jungle et se perdaient dans le clapotis de la rivière.
Ils étaient enchaînés au brancard et à son cadavre. Quand ils tombaient ils se précipitaient d'abord sur le corps de Wilson, ne reprenant leurs sens qu'après l'avoir repêché de la rivière tout en se gorgeant d eau. Une force les poussait, plus impérieuse qu'aucun instinct. Ils ne songeaient pas à ce qu'ils feraient de lui au terme de leur voyage, ils ne se souvenaient même plus qu'il était mort. Le fardeau, lui, demeurait. Mort, Wilson était aussi vivant pour eux que jamais.
Et cependant, ils. le perdirent. Ils étaient arrivés à l'endroit du rapide où Hearn avait tendu, diagonalement la liane. Elle n'y était plus ; les eaux l'avaient emportée, et le courant se démenait furieusement sur la rocaille où aucun support ne s'offrait pour guider les porteurs. Ils se rendirent à peine compte du danger. Ils s'engagèrent dans le rapide, firent trois ou quatre pas, et l'eau tourbillonnante leur coupa les jambes. Leurs doigts affaiblis lâchèrent le brancard, qui les emporta à sa suite. Pris dans leur harnais, ils s en furent roulant sur la vague démontée, ricochant contre la pierre, s'étranglant à force d'eau avalée. Ils firent de faibles efforts pour se dégager, essayant désespérément de regagner leur équilibre, mais la violence déjoua leurs tentatives. A moitié noyés, ils se laissèrent porter par l'eau.
La civière se rompit sur un roc et ils entendirent la toile qui se déchirait — sensation isolée au cœur de la panique qu'ils ressentaient en avalant l'eau. Ils se dé battirent de nouveau et le brancard se cassa en deux, les libérant de leur harnais. Haletant, virtuellement insensibles, ils furent déportés hors la partie la plus dangereuse du rapide et gagnèrent en titubant la rive.
Ils étaient seuls.
Le fait s'imposa à eux peu à peu, les laissant tout ahuris. Il leur était presque impossible de se rendre à l'évidence. L'instant d'avant ils étaient en train de porter Wilson, et voilà Wilson disparu. Leurs mains étaient vides.
« L'est parti… », bégaya Ridges.
Ils se mirent à chanceler après lui le long de la rivière, marchant et tombant et se relevant. A un tournant du cours d'eau une vue de plusieurs centaines de mètres s'ouvrit à eux, et très au loin le corps de Wilson disparaissait dans un virage. « Allons-y, faut qu'on le rattrape », dit Ridges faiblement. Il fit un pas et tomba la face la première dans l'eau. Il se redressa avec une extrême lenteur, et ils reprirent leur marche.
Ils arrivèrent à l'autre virage. La rivière, à partir de là, se transformait en un marécage. Un mince ruban d'eau coulait au milieu d'une fondrière. Wilson s'était embourbé là-dedans, perdu quelque part sous la végétation qui débordait le marais. Il aurait fallu des journées pour l'y retrouver, à supposer qu'il n'eût pas coulé.
« Oh ! dit Goldstein, nous l'avons perdu.
— Oui », marmonna Ridges. Il fit un pas, s'étalant une fois de plus dans l'eau. Il était bon d'en sentir le clapotis contre sa face, et il n'eut aucun désir de se relever, c Allez, viens », dit Goldstein.
Ridges se mit à pleurer. Il fit un effort pour se rasseoir et, la tête sur ses bras croisés, il continua à pleurer. L'eau tourbillonnait autour de ses hanches et de ses pieds. Goldstein se tenait en chancelant au-dessus de lui.
« Putain de mère de bordel de fils de pute », hoqueta Ridges. C'était la première fois qu'il jurait depuis son enfance, et les mots, sortant un à un de sa poitrine, laissèrent derrière eux un vide fait de rage et d'amertume. Wilson n'aurait pas de sépulture, mais le fait avait perdu de son importance. Ce qui comptait c'est qu'il avait porté ce fardeau à travers de telles distances dans le temps et l'espace, pour le perdre à la fin. Toute sa vie il avait peiné sans récompense ; son grand-père et son père et lui-même s'étaient colletés avec de maigres récoltes et une pauvreté sans fin. Quel a été le fruit de leur travail ? « Que retire l'homme de tout le travail qui l'occupe sous le soleil ? » Il se souvint de ce passage dans la Bible — un passage qu'il avait toujours haï. Il sentait une profonde, une infinie amertume croître en lui. Ce n'était pas juste. L'unique fois qu'ils eurent une récolte décente, elle fut détruite par un terrible orage. Les voies de la Providence. Une haine subite s'empara de lui. Quelle était-elle cette Providence qui ne* manquait jamais de vous filouter en fin de compte ?
Le mauvais plaisant.
Il pleurait d'amertume et de nostalgie et de désespoir ; il pleurait d'épuisement et de déconfiture et de conviction nue et écrasante que rien n'importait plus.
Et, tout contre lui, Goldstein se retenait à son épaule pour s'affermir dans le courant. De temps à autre il bougeait les lèvres, s'égratignait la joue. « Israël est le cœur des nations. »
Mais on peut tuer le cœur, et le corps cependant continuera à vivre. Le martyrologe des juifs n'aura servi à rien. Aucun sacrifice n'était récompensé, aucune leçon n'était apprise. Tout s'en allait au rebut, tout n'était que statistiques dans le cruel plâtras de l'histoire. Tous les ghettos, tout l'estropiement des âmes, tous les massacres et les pogromes, les chambres à gaz, les fours crématoires — rien de tout cela ne touchait personne, tout était en pure perte. Cela s'accumulait et s'accumulait et s'accumulait, et quand enfin la mesure était comble on s'en lavait les mains. Un point c'est tout. Il était au-delà des larmes, il se tenait près de Ridges avec la paralysante sensation de celui qui découvre la mort d'un être chéri. Un vide s'était créé en lui, un vide fait d'une vague colère, d'un profond ressentiment, et des premières atteintes d'un désespoir illimité.
« Allons-y », grommelât-il.
Ridges se leva finalement et ils s'en furent par la rivière, titubant dans l'eau qui leur arrivait aux chevilles. Le lit allait s'élargissant, devenait caillouteux, puis boueux, puis sablonneux à la fin. Apres un dernier tournant ils virent la lumière du ciel et, par-delà, l'océan.
Au bout de quelques minutes ils débouchèrent en chancelant sur la plage. Malgré leur épuisement ils continuèrent à se traîner pendant une centaine de mètres. Il leur répugnait de s'arrêter trop près de la rivière.
Comme d'un accord tacite, ils s'étalèrent sur le sable ; immobiles, le visage dans leurs bras, ils se laissèrent chauffer -par le soleil. On était dans le milieu de l'après-midi.'Il n'y avait rien à faire sinon attendre le retour de la patrouille et du canot. Ils avaient perdu leurs fusils, leurs sacs, leurs rations, mais ils ne s'en préoccupaient pas. Ils étaient trop exténués, et plus tard ils pourraient trouver à se nourrir dans la jungle.
Ils restèrent ainsi jusqu'au soir, trop affaiblis pour bouger, prenant un vague plaisir à se reposer au soleil. Ils ne se parlèrent pas. Leur ressentiment s'était retourné contre eux-mêmes, et ils éprouvaient l'un à l'endroit de l'autre la haine acide de ceux qui ont partagé une défaite humiliante. Ils sommeillèrent pendant des heures, reprenant conscience, s'endormant de nouveau, s'éveillant avec la nausée qui vient d'une somnolence prolongée au soleil.
Goldstein s'assit finalement et tâtonna après son bidon. Avec une lenteur extrême, comme s'il apprenait seulement à se servir de ses mains, il dévissa le bouchon et porta le bidon à ses lèvres. Il ne s'était pas rendu compte à quel point il avait soif. Le goût de l'eau lui parut extatique. Il ava-ait doucement, abaissant son bidon après chaque gorgée. Il l'avait vidé à demi, quand it s'aperçut que Ridges l'observait. Il était clair que Ridges n'avait pas d'eau.
Ridges n'avait qu'à remonter vers le ruisseau pour emplir son bidon, mais Goldstein savait ce que cela signifiait. Il était si faible. La seule pensée de se lever, de faire une centaine de mètres, évoquait un tourment qu'il se sentait incapable d'affronter. Et Ridges devait éprouver la même chose.
Goldstein se sentit agacé. Pourquoi Ridges n'a pas été assez prévoyant pour économiser son eau ? Obstinément, il porta de nouveau le bidon à ses lèvres. Mais l'eau eut tout à coup un goût saumâtre, et il se rendit compte combien tiède elle était. Il s'efforça d'avaler une autre gorgée.
Puis, succombant à un accès indicible de honte, il passa son bidon à Ridges.
« Là, tu veux boire ?
— Oui », dit Ridges. Il but avidement. Quand il eut presque vidé le bidon, il regarda Goldstein.
« Non, finis-le.
— Faudra qu'on farfouille demain la jungle pour trouver à manger, dit Ridges.
— Je sais. »
Ridges sourit faiblement. « On se débrouillera. »
Le saut manqué de Roth les avait anéantis. Entassés pêle-mêle sur la corniche, trop saisis, trop horrifiés, il leur fallut dix longues minutes pour se surmonter. Ils étaient en proie à une incommunicable horreur. Ils se tenaient debout, plaqués contre la muraille, les doigts enfoncés dans les fissures du roc, les jambes coupées. Une ou deux fois Croft essaya de les ranimer, mais son commandement n'avait fait que les paralyser et les pétrifier davantage, comme s'ils eussent été des chiens qui rampent sous la botte du maître. Wyman sanglotait d'épuisement nerveux, un sanglot grêlé, continu, auquel se mêlait la voix des autres, un grognement ou une plainte ou un juron, au hasard, isolés les uns des autres, en sorte que ceux qui se manifestaient ainsi en étaient à peine conscients.
Ils finirent par recouvrer assez de volonté pour continuer d'une allure désespérément lente, s'arrêtant longuement devant le moindre obstacle, s'agrippant avec rage dès que la corniche se rétrécissait. Au bout d'une demi-heure Croft leur fit finalement traverser la passe. La corniche s'élargit puis finalement enjamba la falaise il y eut une autre vallée profondément encaissée, une autre pente rapide. Il leur fit faire la descente et se mit à escalader un nouveau versant, mais ils ne le suivirent pas. Un à un ils se laissèrent choir par terre, le regardant de leurs yeux fixes et vides.
Il faisait presque noir, et il comprit qu'il ne saurait les entraîner plus loin ; ils étaient trop exténués, trop terrorisés, et un autre accident pouvait arriver. Il ordonna une halte, approuvant un fait déjà accompli, et il s'assit parmi eux.
Au matin il y aura ce versant à remonter, quelques passes à traverser, puis viendra l'escalade du pic proprement dit. Ils pourraient le faire en deux ou trois heures, si… s'il réussissait à les animer. Dans ce moment il doutait sérieusement de lui-même.
Les hommes dormirent mal. Il leur fut impossible de se faire une litière à plat sur le terrain dénivelé, et bien entendu ils étaient surmenés et surexcités. La plupart eurent leur sommeil troublé de rêves agités. Pour comble, Croft leur ayant imposé une heure de garde à chacun, certains se réveillèrent trop tôt, attendirent trop anxieusement leur tour, et eurent le plus grand mal à se rendormir. Croft ne l'ignorait pas ; il savait que les hommes avaient besoin de cette heure de sommeil dont il les privait et que la présence des Japonais dans ces parages était plus qu'improbable, mais il lui parut essentiel de ne pas briser la routine. La mort de Roth avait ébranle momentanément son autorité, et il était vital de la restaurer.
Gallagher eut le dernier tour de garde. Il faisait très froid dans la dernière demi-heure qui précédait l'aube et il se réveilla tout hébété, frissonnant sous sa couverture. Il resta un long temps avant de reprendre ses esprits. Tout autour de lui la vaste découpure des montagnes approfondissait les limites de la nuit. Frissonnant, sommeillant, il attendit passivement la venue du matin et de la chaleur du soleil. Une apathie complète s'était abattue sur lui, et la mort de Roth n'était plus qu'une lointaine abstraction. Il se laissait flotter dans la stupeur, l'esprit à peu près inerte, rêvassant languidement à des choses plaisantes d'un passé reculé, comme si, tout au fond de son être, il lui fallait entretenir vivante une flammèche qui le protégeât contre le froid de la nuit, les espaces vallonnés, la multiplication de la fatigue, les menaces de la mort.
L'aube se fit lentement sur la montagne. A cinq heures le sommet de la chaîne lui apparut nettement dans le ciel qui s'éclaircissait, mais pendant une longue demi-heure la visibilité demeura stationnaire. De fait, il ne distinguait rien, mais une paisible anticipation se faisait en lui. Bientôt, à l'est, le soleil se hissera par-dessus les remparts de la montagne et descendra dans leur vallon. Il regarda le ciel, découvrit des traînées rosâtres qui coloraient de pourpre de minces et oblongs nuages au-dessus des pics. La montagne semblait très haute. Gallagher s'étonnait que le soleil pût l'escalader.
Tout devenait plus clair autour de lui, par touches légères, car le soleil demeurait encore caché et la lumière, d'un rose tendre, semblait s'élever du sol. Déjà il discernait clairement ceux qui dormaient à côté de lui, et il ressentit une trace de supériorité. Ils avaient l'air émacié et morne dans le petit matin, oublieux de la venue du jour. Bientôt, quand il les réveillera, ils se mettront à grogner en sortant de leur sommeil.
Vers l'ouest la nuit ne s'était pas encore repliée, et il se souvint d'un convoi de troupes qui filait par les grandes plaines du Nebraska. C'était à la tombée du jour, et la nuit, donnant la chasse au train, le gagnant de vitesse, traversa les Rocheuses en route pour le Pacifique, il était tout triste en songeant à la beauté du spectacle. Une nostalgie de l'Amérique lui vint tout à coup, un désir passionné de la revoir, de sentir l'odeur du pavé humide de Boston par un matin d'été.
Le soleil abordait la lisière orientale de la montagne, et le ciel paraissait vaste et frais et joyeux. Il se vit faisant du camping avec Marie, rêvant qu'il se réveillait sous le toucher velouté de ses seins contre son visage. « Réveille-toi, lézard, regarde le lever du soleil », l'entendit-il dire. Il grogna paresseusement, se blottit contre elle dans son rêve, puis ouvrit de mauvaise grâce un œil en guise de concession. Le soleil était à cheval sur le sommet de la montagne, et encore que la lumière fût fugace dans le vallon, elle n'avait rien d'irréel. Le matin était là.
Voilà comment Marie et lui accueillirent l'aube. La montagne secouait sa brume nocturne, et la rosée étincelait. Dans ce bref instant les falaises tout autour de lui eurent quelque chose de tendre et de féminin. Les hommes entassés à ses côtés paraissaient trempés et frileux — ballots revêtus d'ombre d'où la brume s'élevait. Lui seul était réveillé, à bien des milles à la ronde, et toute la jeunesse du matin lui appartenait sans partage.
Sortant de l'aube, venant de l'autre côté de la montagne, un grondement d'artillerie ébranla sa rêverie.
Marie était morte.
Il avala sa salive, se demandant avec un muet désespoir combien de temps encore il continuerait à se leurrer. Il n'y avait plus rien sur quoi anticiper, et il venait seulement de se rendre compte à quel point il était fatigué. Ses membres étaient endoloris et son sommeil semblait ne lui avoir fait aucun, bien. La qualité de l'aube changea, le laissant frissonnant sous sa couverture humide et froide de rosée nocturne.
Restait encore son enfant, ce garçonnet qu'il ne connaissait pas, mais cela ne le consolait guère. Il ne se donnait pas assez de temps pour le connaître — une évidence presque indolore, une austère certitude de son esprit. Trop d'hommes ont été tués. Mon tour arrive. Il se représenta avec une fascination morbide l'atelier où l'on fabriquait — -où l'on mettait sous emballage la balle qui lui était destinée.
« Si seulement j'avais une photo du gosse. » Ses yeux se mouillèrent. C'était demander si peu de chose. Si seulement il rentrait de cette patrouille et vivait jusqu'à l'arrivée d'une lettre avec la photo de son gosse.
Il eut de nouveau la misérable certitude qu'il se leurrait. Frissonnant d'angoisse, il jeta un coup d'œil inquiet sur la montagne qui l'entourait de toutes parts.
« J'ai tué Roth. »
Il se savait coupable. Il se rappelait la fugitive sensation de puissance et de mépris, le vif et sûr aiguillon de plaisir qu'il éprouva en hurlant à Roth de sauter. Il se tortillait avec gêne au souvenir de l'expression d'agonie qu'il vit à Roth à l'instant de la chute. Il le voyait qui tombait et tombait, et la vision raclait son épine dorsale avec un crissement de craie sur un tableau noir. Il avait péché et il allait être puni. Frappé dans la personne de Marie, il avait déjà négligé ce premier avertissement.
Le pic semblait si haut. Les doux contours étaient partis, qui lui étaient venus de l'aube ; Anaka se dressait devant lui, dôme après dôme, falaise après falaise. Une escarpe se voyait, qui encerclait le sommet. Elle était presque verticale, et jamais ils ne pourraient l'escalader. Il frémit de nouveau. Il n'avait jamais vu un pays semblable, si dénudé, si lugubre. Même les pentes recouvertes de jungle et de broussaille qui s'étageaient au-dessus d'eux, étaient cruelles. Jamais il ne serait capable de gravir ça aujourd'hui ; il avait mal à la poitrine, et quand il aura amarré son sac et se sera mis à grimper, il manquera de souffle au bout de quelques minutes. Il n'y avait aucune raison de continuer. Ils devaient donc tous être tués ?
« Qu'est-ce que ça peut bien lui foutre, à Croft ? » se demanda-t-il.
Il aurait été facile de le tuer. Croft serait en tête de colonne et il n'aurait qu'à lever son fusil, à le coucher en joue, et c'en serait fini de la patrouille. Ils pourraient alors revenir sur leurs pas. Il se frotta la cuisse, lentement, gêné par la force avec laquelle l'idée le séduisait. Bordel de sort.
Ce n'était pas une chose à penser. Ses effrois et ses superstitions l'assaillirent de nouveau ; toutes les fois qu'il avait de telles pensées il préparait sa propre punition. Et cependant… C'est Croft qui était coupable de là mort de Roth. Lui, Gallagher, ne méritait à vrai dire aucun blâme.
Un bruit, dans son dos, le fit sursauter. C'était Martinez, qui se frottait la tête avec nervosité. « Merde, pas dormir, dit-il doucement.
Tu parles. »
Martinez vint s'asseoir à côté de lui. « Mauvais rêves. » Il alluma une cigarette, maussadement. « Comment dormir… eeeh… Entendre Roth crier.
— Oui, ça te fait quelque chose », grommela Gallagher. Il s'efforçait de réduire les choses à des proportions plus familières. « J'ai jamais beaucoup aimé ce gars-là, mais j'y ai jamais souhaité une fin comme ça. J'ai jamais voulu du mal à personne.
— Jamais », répéta Martinez. Il se massa le front avec douceur, comme s'il avait la migraine. Gallagher s'étonnait de lui voir si mauvaise mine. Son visage étroit s'était creusé, et ses yeux avaient un éclat vide. Il portait une barbe de plusieurs jours, et les traînées noires incrustées dans sa peau le faisaient paraître bien plus âgé.
« C'est une belle dégueulasserie tout ça, grommela Gallagher.
— Oui », dit Martinez. Il exhala doucement la fumée de sa cigarette, et tous deux ils la suivirent du regard qui s'en allait dans l'air matinal. « Froid, dit-il.
— C'a été emmerdant de monter la garde », dit Gallagher d'une voix enrouée.
Martinez approuva de la tête. Apres son tour de garde, à minuit, il lui fut impossible de se rendormir. Il eut froid sous sa couverture, et il passa le restant de la nuit à frissonner et à se tortiller nerveusement. Même l'aube n'arrivait pas à le calmer. La tension" qui l'avait tenu éveillé était toujours présente en lui, et il était obsédé par la même diffuse épouvante dont il avait souffert au cours de la nuit. Elle avait lourdement pesé sur lui, pareille à. une fièvre. Il lui fallut plus d'une heure pour se débarrasser du soldat japonais qu'il avait tué. Le très vivace souvenir qu'il gardait de l'expression de son visage reproduisait l'engourdissement qui l'avait saisi alors que, le couteau à la main, il s'était tapi dans la brousse. La gaine vide se balançait contre sa cuisse et il se mit à trembler imperceptiblement, un rien honteusement. Il la toucha d'un geste convulsif.
« Pourquoi que tu la fous pas en l'air, cette gaine ? demanda Gallagher.
— Oui », dit Martinez avec précipitation. Il se sentit embarrassé, humble. Ses doigts tremblaient en défaisant les crochets de la gaine pris dans les œillets de son ceinturon. Il la jeta au loin, tressaillant au bruit qu'elle fit en tombant. Tous deux sursautèrent, et Martinez fut submergé par une vague soudaine d'angoisse.
Gallagher se souvint du tournoiement du casque d'Hennessey sur le sable. « Je bats la campagne », murmura-t-il.
Martinez porta machinalement la main à la gaine de son couteau, se rendit compte qu'il ne l'avait plus, et avec une brusque contraction de tout son être il vit Croft lui disant de se taire quant à sa reconnaissance. Hearn s'était avancé dans le col, croyant… Il secoua la tête, écrasé d'horreur. Ce n'était pas de sa faute s'ils étaient dans ces montagnes.
Tout à coup les pores de son corps s'ouvrirent et il fondit en sueur. Il se prit à frissonner dans la fraîcheur de l'air matinal, se débattant contre la même angoisse dont il avait pâti à bord du transport, avant l'invasion d'Anopopéi. Malgré lui il regarda la mosaïque de pierre et de jungle sur les falaises qui les dominaient et, fermant les yeux, il vit le mur devant de l'embarcation en train de s'abaisser. Tout son corps se raidit dans l'attente d'une rafale de mitraille. Rien n'arriva et il rouvrit les yeux, supplicié par un sentiment aigu de frustration, Quelque chose devait arriver.
Si seulement je pouvais voir la photo de mon gosse, pensait Gallagher. « C'est salement sûr qu'on va se casser a gueule dans ces montagnes », grogna-t-il.
Martinez fit oui de la tête.
Gallagher avança la main et toucha Martinez au coude. « Pourquoi qu'on fait pas demi-tour ? demanda-t-il.
— Je sais pas.
— Merde si c'est pas un suicide. Qu'est-ce qu'on est, une bande de chèvres ou quoi ? » Il se frotta le poil dru de sa barbe. « Dis, on y laissera la peau. »
Martinez remua ses orteils dans ses bottes avec une morne satisfaction.
« Te veux pas clamser ici, dis ?
— Non. » Il tâtonna dans sa poche la petite blague à tabac où il gardait les dents d'or qu'il avait volées sur le cadavre japonais. Peut-être devrait-il les jeter. Mais elles étaient si jolies, si précieuses. Il hésita, puis les laissa où elles étaient. Il lui fallait surmonter sa conviction que le sacrifice eût été trop grand.
« Merde alors, on a pas une chance sur mille de se tirer d'affaire. » Martinez vibrait à l'unisson, comme si la voix de Gallagher avait mis en branle une caisse de résonance. Ils se regardaient l'un l'autre, liés par leur angoisse commune. Martinez souhaitait vaguement de pouvoir apaiser l'effroi de Gallagher.
« Pourquoi que tu y diras pas, à Croft, de laisser tomber ? »
Martinez frémit. Il savait ! Lui pouvait dire à Croft de faire demi-tour. Mais cette pensée lui était si étrangère qu'il s'en écarta avec crainte. Peut-être, simplement, pouvait-il lui poser la question. Naïvement, une nouvelle approche se faisait en lui. De même qu'à l'instant où il avait hésité avant de tuer la sentinelle japonaise, il se rendit brièvement compte qu'il n'était qu'un homme — et toute l'affaire lui parut incroyable. La patrouille, du coup, lui sembla ridicule. S'il ne faisait que poser la question à Croft, peut-être Croft lui aussi en verrait le ridicule.
« Bon », dit-il. Il se leva, regardant les hommes emmitouflés dans leurs couvertures. Certains déjà s'étiraient. « Nous le réveiller », dit-il.
Ils s'approchèrent de Croft, et Gallagher le secoua. « Allez, debout. » Il était un peu surpris de le voir encore endormi.
Croft grogna, puis s'assit d'un bond. Il laissa échapper un bruit bizarre, presque un gémissement, et tout aussitôt il se retourna pour regarder la montagne. Il venait d'avoir un de ses cauchemars périodiques : il est couché au fond d'un trou où il attend la chute d'un roc, le déferlement d'une vague, et il ne peut pas bouger. Depuis l'attaque japonaise sur la rivière il ne cessait pas d'avoir de ces rêves.
Il cracha. « Oui », dit-il. La montagne était toujours en place. Aucune avalanche n'eut lieu. Ça le surprenait un peu, si vivace avait été son rêve.
Il ramena machinalement ses jambes sur la couverture et se mit à enfiler ses bottes. Ils le regardaient avec calme. Il prit son fusil, qu'il avait gardé à ses côtés sous la couverture, et l'examina pour voir s'il était resté au sec. « Pourquoi diable vous m'avez pas réveillé plus tôt ? »
Gallagher regarda Martinez. « Nous rentrer aujourd'hui, hein ? demanda Martinez.
— Quoi ?
— Nous rentrer », bégaya Martinez.
Croft alluma une cigarette, sentant l'âcreté de la fumée dans son estomac vide. « Qu'est-ce que tu nous casses là, Mange-Japonais ?
— Nous mieux rentrer ? »
Croft ressentit un choc. Est-ce que Martinez le menaçait ? Il était abasourdi. De tous les hommes de la section Martinez était le seul dont l'obéissance n'avait jamais fait de doute pour lui. Il le regardait avec une rage tranquille, se retenant de lui sauter à la gorge. Son seul ami dans la section le menaçait. Il cracha. On ne pouvait se fier à personne, à personne sinon à soi-même.
La montagne, face à lui, n'avait jamais paru si haute ni si lugubre. Peut-être une part de son être aspirait-elle à faire demi-tour, mais il repoussa la tentation. La mort d'Hearn ne rimerait à rien s ils revenaient sur leurs pas. Son dos se crispa sous la piqûre de mille aiguilles. Le pic de la montagne le sollicitait toujours.
Il lui fallait procéder avec précaution. Si Martinez avait pris cette attitude, la situation était dangereuse. Si jamais ils découvraient… « Nom de Dieu, Mange-Japonais, tu te mets contre moi ? dit-il doucement.
— Non.
— Eh bien, qu'est-ce que c'est que ces foutaises ? T'es un sergent toi, tu te laisses pas embarquer dans une gadouille comme ça. »
Martinez était pris. On mettait en doute sa loyauté. Avidement suspendu aux lèvres de Croft, il attendait le mot redoutable : un sergent mexicain !
« Je croyais qu'on était de bons copains, Mange-Japonais.
— Oui.
— Je croyais qu'y avait rien au monde pour te donner les foies.
— Non. » Sa loyauté, son amitié, son courage étaient mis en cause. Et tandis qu'il regardait l'œil bleu et froid de Croft il était sous le coup de la même maladresse, de la même misère, du même sentiment d'infériorité qu'il éprouvait toujours en s'adressant à… au protestant blanc. Mais autre chose s'y ajoutait encore. Le danger indéfinissable dont le pressentiment ne le quittait jamais semblait avoir pris du tranchant et le menacer dans l'immédiat. Que lui feraient ils, quels supplices lui infligerait-on ? Il suffoquait presque d'angoisse.
« Bon, Mange-Japonais reste avec moi.
— Sûr. » La voix pateline de Croft pesait lourdement sur Martinez.
« Qu'est-ce que tu veux dire, tu restes avec lui ? demanda Gallagher. Dis donc, Croft, pourquoi nom de Dieu que tu rentres pas ? T'as pas assez de ta chiée de médailles ?
— Gallagher, boucle ton sale trou. »
Martinez avait envie de filer en douce.
« Aaah. » Gallagher pirouettait entre la crainte et la résolution. « Tu me fais pas peur, Croft. Tu sais foutre bien ce que je pense de toi. »
La plupart des hommes s'étaient réveillés et ils ne les quittaient pas du regard.
« Ferme ta gueule, Gallagher.
— Te feras bien de pas nous tourner le dos », dit Gallagher. Il s'en fut, tremblant sous la réaction de son courage. Il anticipait qu'à tout moment Croft lui courrait après et l'attaquerait par-derrière. La peau frissonnait le long de son échine dans l'attente du coup.
Mais Croft n'en fit rien. Il se ressentait de l'infidélité de Martinez. La résistance des hommes ne l'avait jamais oppressé plus lourdement. Il lui fallait vaincre la montagne, et eux ne faisaient que le freiner. L'accumulation des difficultés le laissa vide pour un moment, et sans volonté.
« Bon, on se mettra en route dans une demi-heure, alors magnez-vous le cul. » Un chœur de grognements et de ronchonnements lui répondit, mais il préféra ne pas savoir quels étaient les rouspéteurs. Il tendait les derniers ressorts de sa volonté. Il était épuisé, et son corps crasseux lui infligeait d'intolérables démangeaisons.
Que feraient-ils, une fois la montagne escaladée ? Ils n'était plus que sept, et Minetta et Wyman ne valaient pas cher. Il observait Polack et Red qui mastiquaient avec obstination leur déjeuner et lui renvoyaient son regard. Mais ces considérations pouvaient attendre. Il serait temps d'y penser quand ils auraient traversé la montagne. C'était le seul problème important.
Red ne le quitta pas des yeux pendant plusieurs minutes, notant chacun de ses gestes avec une sourde haine. Jamais homme ne lui avait inspiré une telle répugnance. Tout en picorant ses œufs au jambon de conserve il sentait chaque bouchée lui rester sur le cœur. La décoction était épaisse et sans goût ; tandis qu'il mâchait, il hésitait entre son envie d'avaler et de recracher. La lourde pâtée s'attardait indéfiniment dans sa bouche. Il jeta finalement la boîte et resta assis, regardant à ses pieds. Son estomac palpitait et lui donnait mal au cœur.
Il lui restait huit rations : trois de fromage, deux d'œufs au jambon, et trois de bœuf et de porc. Il savait qu'il ne les mangerait pas toutes ; elles ne faisaient qu'ajouter au poids de son sac. « Aaah, merde. » Il prit ses huit boîtes de rations, sépara avec son couteau la partie du carton qui contenait la confiserie, les cigarettes et les biscuits. Il fut sur le point de se débarrasser du reste, quand il songea que quelqu'un d'autre aimerait peut-être l'avoir. Il pensa à le leur demander, mais il se vit passant de l'un à l'autre, les mains chargées de boîtes et essuyant leurs quolibets. « Aaah, qu'ils aillent se faire foutre, c'est pas leurs oignons après tout », décida-t-il, jetant les provisions dans une touffe d'herbe. Il resta un temps sur place, son cœur cognant de rage, puis, se calmant, il se mit à faire son sac. « Voilà qui sera plus léger », se dit-il, se sentant repris de rage. « Qu'elle aille se faire enculer leur armée, qu'elle aille se faire enculer cette salope d'armée. C'est pas bon pour des porcs, leur camelote. » Il respirait avec précipitation. « Tuer et être tué pour cette merde de nourriture. » Quantité d'images embuaient son esprit, les usines où l'on foule et écrabouille et cuit les aliments de conserves, le bruit mat de la balle qui entre dans la chair, le cri de Roth.
« Aaah, qu'il aille se faire foutre tout ce nom de Dieu de bordel. S'ils savent pas nourrir leur homme qu'ils aillent se faire foutre tous tant qu'ils sont. » Il tremblait si fort qu'il dut se rasseoir.
Il lui fallait regarder la vérité en face. Il s'était fait posséder sur toute la ligne. Il avait toujours cru que si on lui écrasait trop les orteils, il réagirait au moment voulu. Et maintenant…
La veille, il avait parlé avec Polack. Ils avaient spécifié à mots couverts sur Hearn, mais rien n'en résulta. Il savait ce qui lui restait à faire, et s'il se dérobait il n'était qu'un jaune. Martinez voulait rentrer. Et puisqu'il avait essayé de convaincre Croft, il devait savoir quelque chose.
Le soleil brillait d'un vif éclat sur leur versant de la montagne, où les ombres pourprées prirent un ton lavande et bleu. Il loucha dans la direction du pic. Il leur faudrait toute la matinée pour grimper ça — et puis quoi après ? Ils tomberaient en plein chez les Japonais, qui les massacreraient en un rien de temps. Ils ne seraient jamais capables de refaire la montagne. Obéissant à une impulsion, il s'approcha de Martinez lequel était en train de faire son sac.
Red hésita un instant. Presque tout le monde était prêt, et s'il s'attardait Croft ne manquerait pas de l'engueuler. Il n'avait pas encore serré sa couverture.
« Aaah, qu'il aille chier », pensa-t-il, honteux et rageur.
Il garda un bref silence, incertain de ce qu'il allait dire. « Comment va, Mange-Japonais ?
— Ça va.
— Ç'a pas marché pendant une minute entre toi et Croft, hein ?
— Rien spécial », dit Martinez, évitant les yeux de Red.
Red alluma une cigarette, écœuré de se voir prendre des
détours. « Mange-Japonais, t-'es une espèce de trouillard.
T'as envie de laisser tomber et t'as même pas assez de bide pour le dire. »
Martinez ne répondit pas.
« Dis, Mange-Japonais, ça fait un bout de temps qu'on est dans la danse, on connaît la putain de musique. Tu crois que ça sera drôle de monter cette pente aujourd'hui ? Y aura encore un ou deux gars qui se casseront la gueule sur les corniches, peut-être toi, peut-être moi.
— Laisse-moi tranquille, marmonna Martinez.
— Faut voir ce qui est, Mange-Japonais. Même si on traverse ça, on se fera péter une jambe ou un bras de l'autre côté. Tu veux attraper une balle toi ? » Tout en argumentant, il se sentait honteux. « Il y avait d'autres moyens de s'y prendre. Tu veux être estourbi ? »
Martinez fit non de la tête.
Les arguments se présentaient d'eux-mêmes à l'esprit de Red. « T'as tué ce Japonais, pas ? T'as seulement jamais pensé que ça rapproche ton propre tour ? »
C'était un point de poids aux yeux de Martinez. « Je sais pas, Red.
— T'as tué ce Japonais, mais t'en as seulement parlé à quelqu'un ?
— Oui.
— Hearn le savait, hein, et il s'est avancé dans ce col tout en sachant qu'y avait des Japonais là-bas ?
— Oui », dit Martinez. Il se mit à trembler. « Moi lui dire, moi essayer lui dire, ce grand imbécile.
— Peau de balles.
— Non. »
Red ne savait que penser. Il se tut, puis attaqua d'un autre biais. « Tu sais, ce sabre avec les pierreries que j'ai eu à Motome ? Si tu veux, je te le donne.
— Oh ! » La préciosité du sabre se refléta dans les yeux de Martinez. « Pour rien ?
— Pour rien.
— Allez, en route les gars », cria Croft tout à coup.
Red tourna sur lui-même. Son cœur cognait fort. Il se
frotta doucement les mains contre ses cuisses. « On y va pas, Croft. »
Croft s'avança sur lui à grands pas. « T'as décidé ça, Red ?
— Si ça te démange tellement le cul d'y aller, vas-y tout seul. Mange-Japonais nous ramènera. »
Croft regarda Martinez. « T'as changé d'idée de nouveau ? demanda-t-il avec douceur. Qu'est-ce que t'es, une femelle ou quoi ? »
Martinez secoua la tête avec lenteur. « Je sais pas, je sais pas. » Il se mit à grimacer, puis il détourna la tête.
« Red, ramasse ton sac et assez de nous emmerder. »
Ce fut une erreur d'avoir parlé à Martinez. Red s'en rendait clairement compte à présent. Et odieux aussi, comme s'il avait argumenté avec un enfant. Il avait essayé d'éviter la difficulté, et ça ne marchait pas. Il lui fallait affronter Croft. « Faudra que tu me traînes pour que je monte cette colline. »
Un murmure se faisait entendre parmi les hommes. « Rentrons ! » cria Polack, épaulé par la voix de Minetta et de Gallagher.
Croft les regarda les uns après les autres, enleva son fusil, lit jouer la culasse sans se presser. « Red, va ramasser ton sac.
— Oui, tu me tireras dessus quand j'ai pas d'arme.
— Red, ramasse ton sac et la ferme.
— Y a pas que moi. Tu vas nous fusiller tous ? »
Croft se retourna et regarda les autres. « Qui c'est qui veut s'aligner avec Red ? » Personne ne bougea. Red attendit, espérant vaguement que quelqu'un s'emparerait d'un fusil. Croft lui tournait le dos. Le moment était propice. Il pouvait lui sauter dessus, l'étendre par terre d'un coup de poing, et les autres l'achèveraient. Si l'un d'eux bougeait, tous s'amèneraient.
Mais rien n'arriva. Il continuait à se dire de sauter sur Croft et ses jambes refusaient d'obéir.
Croft lui fit face. « Red, va ramasser ton sac.
— Va te faire foutre.
— Je vais te tuer dans trois, quatre secondes. » Il se tenait à six pieds de Red, son fusil à hauteur de sa hanche. Le canon de son arme se mettait lentement en position. Red se surprit en train d'observer le visage de Croft.
Tout à coup il sut avec exactitude ce qui arriva à Hearn et une vague de faiblesse le traversa. Croft allait tirer. Il le savait. Il se tenait roide, ne quittant pas du regard les yeux de Croft. « Tuer un homme comme ça, sans plus, hein ?
— Oui. »
Il ne servait à rien de temporiser. Croft voulait le tuer. Le temps d'une seconde il se revit couché sur son ventre, attendant que la baïonnette japonaise s'enfonçât dans son dos. Il entendait son sang battre dans sa tête. Tandis qu'il attendait, sa volonté se dissolvait lentement.
« Alors, Red ? »
La bouche du fusil faisait de minuscules mouvements circulaires, comme si Croft choisissait son point de mire. Red regardait l'index de Croft posé sur la détente, il la voyait qui commençait à céder sous la pression de son doigt. « Ça va, Croft, t'as gagné », dit-il d'une voix sans force. Il faisait l'impossible pour se retenir de trembler.
La tension se relâchait, qui raidissait chacun autour de lui. Il avait l'impression que la circulation de son sang s'alentissait, s'arrêtait, puis reprenait son cours, exaspérant la sensibilité de chacun de ses nerfs. Tête basse, il se dirigea vers son sac, plia sa couverture, boucla les courroies, puis se redressa.
Il était baisé. Il n'y avait pas à en sortir. Sa honte s'augmentait d'un sentiment de culpabilité. Il était content que tout fût fini, content que son long conflit avec Croft eût pris fin et qu'il pût désormais obéir aux ordres avec soumission, sans se sentir tenu à résister. C'était là un surplus d'humiliation — une humiliation écrasante. Se pouvait-il que ce fût là tout, était-ce là le terme de tout ce qu'il avait fait de sa vie ? Fallait-il donc toujours mettre bas les armes ?
Il se mit en ligne et se traîna lourdement au milieu de la colonne. Il ne regardait personne et personne ne le regardait. Tous se sentaient pitoyablement embarrassés. Chacun s'efforçait d'oublier comme il fut tenté de tuer Croft — et comment il manqua de courage.
Tout en marchant Polack n'arrêtait pas de jurer à voix basse et monotone, pleine de mépris pour lui-même. « Sale con de lâche », s'injuriait-il, effrayé et bouleversé tout à la fois. Il avait laissé passer le moment propice, il avait, eu son fusil à la main et il ne s'en était pas servi. Jaune… jaune !
Et Croft était de nouveau confiant. Ce matin-là ils escaladeront le pic de la montagne. Tout et tous se sont ligués pour le freiner, mais plus rien ne restait pour se mettre en travers de sa route, pas le moindre obstacle.
Les hommes gravirent la pente, passèrent une autre falaise, et descendirent le long d'une jonchée de rocaille dans une nouvelle vallée. Enfilant une petite gorge Croft les mena vers une autre pente, et pendant une heure ils continuèrent à se hisser de roc en roc, couvrant parfois des centaines de mètres à quatre pattes dans une laborieuse avance le long d'une corniche à pic. Vers les dix heures du matin le soleil se fit très chaud, et chacun se retrouva une fois de plus sans forces. Croft les conduisait avec une grande lenteur, faisant entrecouper leur marche de haltes fréquentes.
Ils traversèrent une ligne de sommets et prirent par une douce descente. Un énorme amphithéâtre leur faisait face, bordé en demi-cercle par des escarpements couverts de végétation. Revêtues de jungle, les falaises s'élevaient presque verticalement sur cinq cents pieds — la hauteur d'un gratte-ciel de quarante étages au moins, et là-dessus se haussait le pic de la montagne. Croft avait depuis longtemps noté cet amphithéâtre ; à des milles de distance, il lui avait apparu comme un collier passé autour du cou de la montagne.
11 n'y avait pas moyen de le contourner ; de chaque côté de l'amphithéâtre la montagne chutait sur un millier de pieds. Il leur fallait aller droit devant et remonter la jungle. Croft ordonna une halte au pied de la falaise, mais l'endroit était en plein soleil et personne ne profita du repos. Au bout de cinq minutes ils se remirent en marche.
La muraille de végétation n'était pas aussi impénétrable qu'il leur avait paru de loin. Zigzaguant comme une rampe, une litière de rocaille s'enfonçait là-dedans, pareille à des gradins informes. Il y avait là des îlots de bambous, des broussailles, des lianes, de rares arbres dont les racines sortaient horizontalement de la montagne et dont les troncs, faisant un L, s'élançaient vers le ciel ; il y avait de la boue bien entendu, due à l'égouttement des eaux de pluie, et les feuilles et lès branches et les ronces gênaient leur marche.
C'étaient des gradins, mais mal commodes. Chaque homme avait le poids d'une valise amarrée au dos, et ils devaient gravir ce qui équivalait à quarante étages d'escaliers. De plus, les marches n'étaient pas d'une hauteur égale. Parfois ils devaient grimper des mains et des pieds une succession de rochers qui leur arrivaient à mi-corps, et parfois il leur fallait avancer à quatre pattes sur des pentes semées de galets et d'éclats de roche ; parfois, en vérité, chaque marche différait de la précédente en hauteur et en forme. Et, bien entendu, la végétation envahissait les gradins, en sorte qu'il leur fallait souvent dégager leur chemin et sabrer les lianes.
Croft avait estimé qu'il leur faudrait une heure pour gravir la muraille de l'amphithéâtre, mais au bout d'une heure ils ne furent qu'à mi-chemin de leur montée. Les hommes se tortillaient derrière lui comme une chenille blessée. Ils ne s'avançaient jamais tous ensemble. Ils n'en finissaient pas de s'attendre les uns les autres. Ils progressaient par vagues, Croft ahanant en tête et les autres suivant par de courtes embardées semblables à des démarrages spasmodiques. Quand il arrivait à Croft ou à Martinez de saquer des fouillis de bambou à coups de machette, le reste de la colonne tombait simplement en arrêt. Çà et là les gradins s'élevaient d'un seul bond pour former des marches de terre boueuse de sept à dix pieds de haut, qu'ils escaladaient en s'agrippant aux racines.
Une fois de plus les hommes descendirent un à un les échelons de la fatigue, mais cela leur arriva si souvent au cours des derniers jours que la chose leur devint presque familière, presque supportable. Ils ne s'étonnaient pas de l'engourdissement de leurs jambes, qu'il leur fallait traîner après soi comme ces jouets qu'un enfant remorque avec une ficelle. Ils n'enjambaient plus les marches. Ils y jetaient leur fusil, s'affalaient sur le rebord du gradin, et s'y hissaient à la force du poignet, halant sur leurs jambes. Même les moindres des rochers ne se laissaient plus enjamber. Ils soulevaient leurs jambes avec leurs mains et plaçaient leurs pieds sur la marche, chancelant comme des vieillards au sortir du lit.
Çà et là quelqu'un s'immobilisait, se couchait en chien de fusil, exhalant des sanglots de fatigue dont le son contracté et ravi rappelle si bien des cris mêlés de gémissements. Ils se communiquaient les uns aux autres leur vertige, ils écoutaient avec une attention morbide les bruits que leur arrachait leur nausée. Tous avaient des haut-le-cœur. Ils n'arrêtaient pas de tomber. Les rochers rendus glissants par la boue et la végétation, la méchanceté des ronces dans les fourrés de bambou, les lianes où se prenaient leurs pieds, tout se confondait en un vaste tourment. Les hommes grognaient et pestaient, ils tombaient la face la première, ils roulaient et patinaient d'un roc à l'autre.
On ne voyait pas à dix pieds devant, et ils finirent par oublier Croft. Ayant découvert que leur haine de Croft était battue en brèche, ils se mirent à haïr la montagne, à la haïr avec plus de ferveur qu'ils n'avaient jamais haï aucun être humain. Les gradins devinrent vivants, personnifiés ; ils semblaient les narguer, les fourvoyer, leur tenir tête à chaque pas. Une fois de plus ils oublièrent les Japonais, oublièrent la patrouille, quasi s'oublièrent eux-mêmes. Cesser de monter était l'unique extase qu'ils pouvaient imaginer.
Même Croft était exténué. Il avait la tâche de mener les hommes, d'élargir la piste quand la végétation se faisait trop dense, et il s'épuisait à force de remorquer son monde. Il ne sentait pas seulement le poids de son propre corps mais encore le poids collectif de la colonne, et cela aussi effectivement que s'il les eût halés à la corde. Ils le tiraient en arrière, ils touaient sur ses épaules et sur ses talons. Et à sa dépense physique s'ajoutait le sentiment aigu que tous ils atteignaient la limite de leur résistance.
Un autre élément y jouait encore. Plus il se rapprochait du sommet de la montagne et plus grande devenait son angoisse. Tout nouveau détour le long de leur montée exigeait de lui un effort extrême de volonté. Une multiple terreur s'était accumulée en lui pendant ces journées passées à pénétrer de plus en plus profondément au cœur de ce pays. Tous ces vastes espaces de terre, toute cette peine tenacement soutenue au flanc rétif de la montagne, avaient annihilé et corrodé sa volonté. Pour la première fois de sa vie il sursautait de crainte quand un insecte venait le frapper au visage, quand une feuille effleurait son cou. Il se poussait de l'avant, brûlant ses dernières ressources, et, aux haltes, il se laissait choir à bout d'énergie.
Mais, chaque fois, le bref répit rechargeait sa résolution, et il remontait quelques mètres de plus. Lui aussi avait presque tout oublié. La mission de la patrouille, la montagne elle-même, ne l'affectaient plus. Il persévérait à la suite d'une sorte de combat intérieur, comme pour déterminer lequel des pôles de son être l'emporterait.
Et, enfin, il pressentit l'approche du sommet. Comme s'il gagnait la sortie d'un tunnel, il perçut un éclat de soleil à travers la dense végétation de la jungle. Cela le stimula et l'épuisa en même temps. Tout pas qui le rapprochait du sommet l'effrayait davantage. Il se sentait prêt à abandonner avant d'atteindre son but.
Mais il n'en eut pas l'occasion. Il venait de buter sur une pierre, eut la vision d'un nid en forme d'un ballon de rugby d'un brun clair, et, déporté par sa fatigue, il s'y heurta avec violence. Il se rendit compte immédiatement quel était ce nid, mais il était trop tard. Un vacarme s éleva là-dedans et un énorme frelon de la taille d'une pièce de dix francs s'en échappa, puis un autre et un autre. Cloué sur place, il les regardait tournoyer autour de sa tête. Ils étaient beaux, avec leurs grands corps jaunes munis d'ailes iridescentes. Il devait s'en souvenir plus tard comme d'une chose tout à fait indépendante de ce qui avait suivi.
Pareils à une fusée flamboyante, les frelons dévalèrent rageusement le long de la colonne. Croft s'assena une claque sur l'oreille, mais déjà le frelon l'avait piqué. La douleur était affolante ; elle mordait à son oreille comme une engelure et répandait par tout son corps une fulgurante cuisson. Un autre frelon le piqua, puis un autre ; il se mit à mugir de douleur et à se débattre frénétiquement.
Du coup, les hommes atteignirent le point culminant de leur détresse. Ils restèrent ancrés au sol pendant cinq bonnes secondes, faisant moulinet avec leurs bras, et chaque morsure leur perçait le corps, libérant de nouvelles énergies de désespoir. Calé sans force contre un rocher, battant l'air avec rage, Wyman se mit à brailler comme un enfant.
« J'en peux plus, j'en peux plus ! » hurlait-il.
Deux frelons le piquèrent presque simultanément. Lançant avec violence son fusil, il poussa un cri de terreur qui entama les hommes comme une déflagration. Il se mit à descendre en courant, et un à un ils le suivirent.
Croft leur cria de s'arrêter, mais ils ne lui prêtèrent au cune attention. Il lâcha un dernier juron, s'agita impuissamment contre l'assaut des insectes, puis s'élança après ses hommes. Dans un ultime sursaut d'ambition il songea à les regrouper au bas de l'amphithéâtre.
Les frelons les poursuivirent tout le long de la descente, aiguillonnant les dernières ressources de leur énergie. Ils couraient avec une surprenante agilité, bondissant de rocher en rocher, se jetant à corps perdu à travers les broussailles. Ils ne sentaient rien hormis la sauvage moucheture des frelons et le mat cognement de leur propre chair contre les rocs. Tout en fuyant ils se débarrassaient de tout ce qui ralentissait leur course. Ils jetèrent leurs armes, et certains se défirent de leurs sacs. Ils avaient la vague notion qu'en abandonnant le gros de leur bagage ils rendraient impossible la continuation de la patrouille.
Devançant immédiatement Croft, Polack vit les fuyards qui, ayant enfin échappé à la poursuite des frelons, s'arrêtaient en désordre. Il lança un coup d'œil par-dessus son épaule sur Croft et se jeta au milieu des hommes, hurlant : « Qu'est-ce que vous attendez ? Voila ces salopes de bestioles ! » Sans s'arrêter il les dépassa en courant, en hurlant, et ils le suivirent, emportés par un nouvel accès de panique. Ils se dispersèrent sur les gradins de l'amphithéâtre et, continuant du même élan frénétique, ils dégringolèrent jusqu'au vallon — au pied de la falaise suivante. En quinze minutes de sauve-qui-peut ils se retrouvèrent au-delà du point où ils avaient campé la veille.
Quand Croft les eut finalement rejoints, quand il les eut rassemblés, il constata qu'ils n'avaient plus en leur possession que trois fusils et cinq sacs. C'était la fin. Il savait qu'il ne saurait jamais reprendre la montée. Lui-même se sentait trop affaibli. Il accepta le fait passivement, trop éreinté pour éprouver des regrets ou de la peine. D'une voix calme et lasse il leur dit de se reposer avant de reprendre le chemin de la côte.
Leur retour s'effectua dans le calme. Ils étaient lamentablement fatigués, mais du moins allaient-ils en descendant. Ils traversèrent sans incident la coupure où Roth trouva la mort et, ayant dépassé vers l'après-midi les dernières falaises, ils abordèrent le pays vallonné. Le grondement de l'artillerie qui leur parvenait de l'autre côté de, la chaîne les accompagna tout au long de leur marche. Cette nuit-là ils campèrent à une dizaine de milles de la jungle, et le lendemain ils débouchèrent sur la côte et se joignirent aux brancardiers. Brown et Stanley ne les avaient précédés que de quelques heures.
Goldstein raconta à Croft comment ils perdirent Wilson. Mais, à sa surprise, Croft ne fit aucun commentaire. Rien autre chose préoccupait Croft. Tout au fond de lui-même il était soulagé par son échec. Cet après midi-là, alors que les hommes attendaient sur la plage l'arrivée du canot qui devait les reprendre le lendemain, cet après-midi-là Croft se sentit apaisé par l'inadmissible certitude qu'il avait trouvé une limite à sa voracité.
Le canot vint les chercher dans la matinée du lendemain et ils s'embarquèrent pour leur voyage de retour. Cette fois-ci l'embarcation avait été pourvue de dix-huit bat-flanc alignés le long des cloisons, et les hommes, s'étant débarrassés de leur équipement, se jetèrent sur les couchettes et s'endormirent. Raides, endoloris, ils ne faisaient que dormir depuis leur sortie de la jungle, l'après-midi de la veille. Certains avaient manqué leur repas du matin, mais personne n'avait d'appétit. Les rigueurs de la patrouille les avaient épuisés ae bien des manières. Ils sommeillèrent pendant des heures, et s'ils se réveillaient c'était pour rester sur leurs bat-flanc et regarder le ciel au-dessus de l'embarcation. Le canot piquait et faisait des embardées, l'embrun s'embarquait par-dessus les murs et la proue, mais ils s'en apercevaient à peine. Le bruit du moteur était agréable, rassurant. Déjà la réalité de la patrouille allait s'estompant, pour laisser place à un vague composé de souvenirs distordus.
Dans l'après-midi la plupart d'entre eux étaient réveillés. Ils étaient encore terriblement fatigués, mais ils ne pouvaient plus dormir. Ils étaient trop endoloris pour éprouver le désir de déambuler dans les étroits passages du pont, et. cependant ils étaient en proie à une sorte d'agitation. La patrouille était finie — et si peu de chose restait dans l'inconnu. Tout leur était palpable dans les mois et les années à venir. Ils étaient toujours dans le bain ; la misère, l'ennui, l'horreur qui vous disloquent… Des choses arriveront et le temps s écoulera, mais il n'y avait pas d'espoir, pas d'expectative. Il n'y aura rien hormis le profond et sombre abattement qui obscurcit toute chose.
Minetta passa l'après-midi à lambiner yeux clos sur son bat-flanc, s'abandonnant à une très simple, très plaisante vision. Il rêvait qu'il s'écrabouillait un pied. Un de ces jours, en nettoyant son fusil, il pointera le canon juste au milieu de sa cheville et pressera la détente. Les os de son pied seront réduits en bouillie, et qu'on l'ampute ou non on le renverra certainement chez lui.
Minetta s'efforçait de peser le pour et le contre. Il ne pourrait plus courir, mais, pour commencer, qui diable avait envie de courir ? Quant à danser, avec leurs membres orthopédiques perfectionnés il se débrouillerait même avec un pied de bois. Oh, ça marchera, ça gazera.
Un moment il fut désorienté. Est-ce que cela faisait une différence, quel pied ? Il était gaucher et il serait peut-être mieux de s'écrabouiller le pied droit, ou bien était-ce la même chose ? Il songea à demander l'avis de Polack, mais tout aussitôt il en abandonna l'idée. Ce genre de choses il faut les combiner tout seul. Dans une quinzaine, un jour comme un autre, il prendra soin de cette petite affaire. Il passera un temps à l'hôpital, trois mois, six mois, puis après… Il alluma une cigarette, suivant du regard les nuages qui se dissolvaient les uns dans les autres, se sentant vaguement attristé parce qu'il lui faudrait perdre un pied et que ce n'était pas de sa faute.
Red triturait une plaie sur sa main, examinant maternellement les crevasses et les arêtes de ses phalanges. Il n'y avait pas à se leurrer davantage. Ses reins étaient bousillés, bientôt ses jambes ne le porteraient plus ; tout son corps se ressentait des dommages dus à la patrouille. Elle l'avait sans doute vidé au-delà de toute récupération. Eh bien, à la vieille classe de ramasser les bûches, Mac-Pherson à Motome, Wilson maintenant, et c'était probablement justice. Et il y avait toujours la chance d'écoper une balle et de s'en tirer avec la bonne blessure. Quelle différence, après tout ? Une fois qu'on est devenu un jaune… Il toussa, couché à plat dos, légèrement incommodé par son graillon. Il lui fallut un effort de volonté pour se soulever sur son coude et pour expectorer sur le pont.
« Hé ! toi, cria un des pilotes debout sur l'écoutille arrière, c'est pas une porcherie ce bateau. On a pas envie de le récurer après vous.
— Aaah, ta gueule, vociféra Polack.
— Fini de cracher, vous autres », dit Croft depuis sa couchette.
Il n'y eut pas de réponse. Red se fit oui de la tête, à lui-même. C'était bien ça ; il avait attendu avec un rien d'angoisse que Croft dît quelque chose, et il éprouva un soulagement de n'avoir pas été interpellé par son nom.
Les clochards, à l'asile, qui rampaient quand ils étaient sobres, qui pestaient quand ils étaient soûls.
« T'as tenu le coup tout seul aussi longtemps que t'as pu,, puis te voilà sans force pour continuer. Tu t'es battu., contre tout et tout t'est tombé dessus et t'a cassé, jusqu'à ce que t'as fini par être qu'un petit boulon de rien qui s'accroche et qui gueule quand la machine tourne trop vite. »
Il lui fallait compter sur les autres, il avait besoin d'autrui maintenant, et il ne savait pas comment s'y prendre. Un embryon d'idée germait tout au fond de lui, qu'il était incapable d'exprimer. « Si, tous, on faisait preuve de solidarité… »
« Aaah, merde. Tout ce qu'ils savent c'est s'égorger les uns les autres. » Il n'y avait pas de réponse, pas même de dignité pour soi en fin de compte. Si encore il avait Lois. Il jongla un instant avec l'idée de lui écrire, de renouer avec elle, puis l'abandonna. « Le moins que je peux faire, c'est quitter comme un homme. » Et puis il y avait la pensée qu'elle lui dirait peut-être d'aller se faire pendre ailleurs. Il toussa de nouveau et expectora dans sa main, gardant son crachat pendant plusieurs secondes avant de s'en défaire subrepticement sur la toile de sa couchette. « Que le pilote essaie de récurer ça. » Il grimaça un sourire, honteux de la satisfaction qu'il en éprouva.
Et Goldstein, couché sur son bat-flanc avec ses bras sous sa tête, pensait rêveusement à sa femme et à son enfant. L'amertume et la frustration d'avoir perdu Wilson s'étaient repliées dans son cerveau, elles s'étaient enkystées temporairement sous la couche de stupeur qui avait suivi cette perte. Il avait dormi pendant un jour et demi, et le voyage avec le brancard paraissait lointain. Il se sentait même de la sympathie pour Brown et pour Stanley parce qu'ils étaient un peu gênés en sa présence et qu'ils semblaient craindre de l'ennuyer. Et il avait un copain. Il y avait une entente entre Ridges et lui. Le jour qu'ils avaient passé sur la plage, en attendant l'arrivée de la section, ne fut pas déplaisant. Et, machinalement, ils avaient choisi des couchettes adjacentes en montant à bord.
Il eut ses moments de révolte. Son ami goy était un goy — un paysan, un paria lui-même. C'était bien son lot d'avoir un ami de ce genre. Mais il fut honteux de ses pensées, presque aussi honteux que lorsque quelque pensée caustique lui traversait la tête au sujet de sa femme. Il finit par se méfier de lui-même. Il avait un illettré pour ami, et puis après ? Ridges était un brave type. Il y avait quelque chose de longanime en lui. Le sel de la terre, se disait Goldstein.
Le canot roulait à un mille au large. Vers la fin de l'après-midi les hommes commencèrent à bouger un peu, à regarder par-dessus la lisse. L'île passait en glissant avec lenteur, toujours impénétrable, toujours verte et dense avec sa jungle à fleur d'eau. Ils doublèrent une petite péninsule qu'ils avaient remarquée à l'aller, et certains se mirent à calculer combien de temps il leur restait avant d'atteindre le bivouac. Polack grimpa en poupe, où le pilote se tenait contre la barre, et s'assit sous l'auvent de toile. Le soleil glissait sur l'eau, réverbérant avec éclat sur la vague, et l'air dégageait un fin bouquet de végétation et d'océan.
« Dis, fait bon ici », dit-il au pilote.
L'homme de barre grogna. Il était fâché parce que les soldats avaient craché sur le pont.
« Aaah, qu'est-ce qui te démange ? demanda Polack.
— C'est toi le petit malin qui l'as ouvert tout grand tout à l'heure.
— Aaah, fit Polack, haussant les épaules, tu vas pas râler pour ça, dis. On en a vu des dures, nous autres, on a les nerfs en compote.
— Oui, vous devez en avoir vu des drôles.
— Sûr, dit Polack en bâillant. Demain ils nous enverront de nouveau en patrouille pour qu'on se crève le cul, tu verras.
— Ça sera que du nettoyage.
— Où c'est que t'as pris ça, du nettoyage ? »
Le pilote lui décocha un coup d'œil, « De Dieu, j'ai oublié que vous êtes resté en patrouille pendant six jours. Dis, merde, toute la campagne a pété jusqu'au ciel. On a tué Toyaku. Dans une semaine y aura pas dix Japonais dans le bled.
— Que… oi ?
— Oui. On a pris leur dépôt de ravitaillement. On les égorge. J'ai vu moi-même la Ligne Toyaku hier. Ils avaient des nids de mitrailleuse en béton armé. Des lance-flammes. Tout le sacré bataclan. »
Polack jura. « Tout le truc est fini, hein ?
— A peu près.
— Et nous on s'est cassé le cul pour rien ? »
Le pilote grimaça un sourire, « Haute stratégie ? »
Polack redescendit sur le pont et colporta la nouvelle. Cela leur sembla parfaitement raisonnable. Ils rirent avidement et se recouchèrent sur leur bat-flanc. Mais bientôt ils se rendirent compte que si la campagne était terminée, c'en était fini de patrouiller pour plusieurs mois au moins. Cela les déconcerta, les irrita, au point qu'ils ne surent plus si la nouvelle leur plaisait ou non.
Leur dernière patrouille aurait dû y compter pour quelque chose. La fatigue aidant, leur incertitude les plongea dans un état d'hilarité proche de l'hystérie.
« Hé, tu sais, piailla Wyman, avant qu'on est parti j'ai entendu dire qu'on va envoyer la division en Australie pour nous changer en police militaire.
— Oui, police militaire. » Ils en riaient à pleine gorge. « Wyman, ils nous renvoient chez nous.
— Reconnaissance sera la garde personnelle du général.
— MacArthur nous fera construire une autre maison pour lui à l'île de Holandia
— On sera des gonzesses de la Croix-Rouge, criait Polack.
— Ils mettent la division à faire des pluches jusqu'à la fin de la guerre. »
Tout, en eux, était sens dessus dessous. L'embarcation, presque silencieuse jusqu'alors, trépignait de leurs rires, eurs voix, rauques, hilares, rageuses, portaient loin sur l'eau. Tout mot provoquait de nouveaux spasmes d'hilarité. Même Croft s'y vit mêlé.
« Hé, sergent, ça me fait mal de te laisser tomber, mais je vas être cuistot.
— Aaah, foutez-moi le camp d'ici, z'êtes qu'un tas de nom de Dieu de femelles », débita Croft d'une voix traînante.
Ça leur parut plus drôle que tout le reste. Ils se retenaient aux montants de leurs couchettes à force de rire. « Sergent, est ce que je dois foutre le camp tout de suite ? beugla Polack. C'est que ça fait beaucoup d'eau dehors. » Sa sortie les traversa comme une confuse succession de vaguelettes qui jaillissent d'un rocher, pour être aussitôt brouillées pas d'autres vaguelettes jaillies d'un autre rocher. Toutes les fois que l'un d'eux ouvrait la bouche ils partaient d'un rire sauvage, hystérique, proche des larmes. Le canot en gigotait.
Cela s'apaisa lentement, perça de nouveau à plusieurs reprises comme une flammèche de sous la cendre, et finalement s'éteignit. Ils se turent, épuisés, frottant leurs yeux larmoyants, bien aises de sentir les muscles ce leurs joues se détendre, le mal de rire se calmer dans leurs côtes, pour se retrouver en fin de compte sous le plat et vaste abattement qui accablait toute chose.
Polack essaya de les ranimer en chantant, mais quelques-uns seulement joignirent leur voix à la sienne.
Roule-moi Dans l'herbe.
Roule-moi,
Couche-moi,
Et refais-le me le fais.
La demie passée trois Je l'avais sur mes genoux. Couche-moi, Roule-moi, Refais-le me le fais. Roule-moi dans l'herbe…
Leurs voix résonnaient faiblement, emportées par le clapotement placide de la mer, assourdies par les explosions du moteur.
La demie passée quatre
Je l'avais sur le plancher..
Roule-moi,
Couche-moi,
Refais-le me le fais.
Croft quitta sa couchette et se pencha sur la lisse, regardant l'eau d'un œil maussade. Ignorant la date de la victoire, il présumait faussement qu'elle tombait le jour de son échec sur la montagne. S'ils avaient réussi dans leur tentative, l'issue de la campagne eût été portée à leur crédit. C'était l'évidence même. Il en avait l'amère certitude. Ses mâchoires frémissaient tandis qu'il crachait à la mer.
La demie passée cinq On s'est fait des mamours…
Debout près du gouvernail, Polack et Red et Minetta chantaient comme s'ils sonnaient la cloche. Toutes les fois qu'ils s'interrompaient Polack soufflait dans ses joues, faisant ouaah-ouaaaah, comme une trompette quand on y met la sourdine. Peu à peu les autres s'y laissèrent prendre. « Où est Wilson ? » cria quelqu'un. Tous se turent pour un moment. Ils avaient entendu la nouvelle, mais ils n'en avaient pas enregistré la signification. Et tout à coup ils comprirent que Wilson était mort. La chose les bouleversa, déchaînant à sa suite la familière irréalité de la guerre et de la mort, et leur chant se fit incertain. « Il me manquera ce vieux couillon », dit Polack.
« Allez, remettons ça, grommela Red. Des gars viennent et des gars s'en vont, et après un temps on se souvient même pas de leur nom.
« Roule-moi dans l'herbe. »
Le canot décrivait une courbe et le mont Anaka leur, apparut au loin. Il paraissait immense. « Dis, est-ce que nous avons grimpé ça ? » demanda Wyman.
Quelques-uns se portèrent contre la lisse, se désignant mutuellement la montagne, discutant pour savoir s'ils avaient gravi telle ou telle des falaises. Ils étaient fiers d'eux-mêmes. « Tu parles s'il est grand, le fils de pute.
— On a bien fait de monter aussi haut qu'on a pu. »
C'était le sentiment général. Déjà ils songeaient comment ils en boucheraient un coin à leurs copains des autres sections.
« On nous a oubliés dans le grand chambardement. Chacun aura son histoire à raconter.
— Et comment. »
Et cela aussi leur plaisait. Le dernier soutien de l'ironie.
Le chant continuait.
La demie passée six Elle me faisait des trucs. Couche-moi, Roule-moi, Refais-le me le fais.
Croft regardait la montagne. L'éléphant inconquis ruminait sombrement au-dessus de la jungle et des collines.
Tout y était pur et lointain. La lumière déclinante de l'après-midi y levait des verts veloutés et des bleus de roche et des bruns de terre faits d'une tout autre matière que le sol fétide de la jungle.
Son vieux tourment le consumait de nouveau. Un courant de désirs inexprimables battait dans sa gorge, ravivant la familière et indicible tension que la montagne toujours éveillait en lui. Escalader cela.
Il avait failli, et il en souffrait profondément. Sa frustration se donnait de nouveau libre cours. Jamais il n'aurait l'occasion de recommencer. Et, cependant, il se demandait s'il aurait pu réussir. L'angoisse et la terreur lui revinrent, qu'il avait éprouvées sur les gradins de l'amphithéâtre. S'il avait entrepris tout seul l'escalade, la fatigue et les autres ne l'auraient pas freiné ; mais, aussi, il eût été tout seul — et il se rendit compte soudainement que, sans eux, il eût été incapable de fournir l'effort. Les collines dénudées avaient de quoi corroder le plus grand des courages.
La demie passée sept Elle se croyait au ciel…
Dans quelques heures ils seront de retour, montant leurs tentes dans le noir, recevant peut-être une gamelle de café chaud. Et, le matin venu, la routine sans fin recommencera, jour après jour. Déjà la patrouille leur était étrangère, irréelle, et cependant le bivouac à venir était lui aussi sans réalité. Dans leur vie militaire toute transition était irréelle. Ils chantonnaient, à seule fin de faire un peu de bruit.
… roule-moi Et refais-le me le fais.
Croft continuait à regarder la montagne. Il l'avait perdue, et en la perdant il avait manqué quelque terrible révélation de lui-même.
De lui-même et de bien davantage encore. De la vie.
Tout.
CHŒUR MUET