II

La Tierce des Paumés


1

Vers midi, Profane, Angel et Géronimo renoncèrent à la pépéescopie et sortirent du parc, en quête de vin. Une heure plus tard, ou à peu près, Rachel Owlglass, la Rachel de Profane, passa, en rentrant chez elle, par le coin même du parc qu’ils avaient quitté.

Pour décrire sa démarche, on ne peut faire mieux que de la comparer à un barbotage, à la fois hardi et sensuel : comme si, enfoncée jusqu’au nez dans les congères, elle se fût néanmoins hâtée à la rencontre d’un amant. Elle parvint au centre géométrique du mail, son manteau gris soulevé parfois par la brise qui soufflait de la côte de Jersey. A chaque pas, ses talons hauts frappaient, dur et sec, les X du grillage, au milieu du mail. Six mois de vie dans la grand-ville lui avaient au moins enseigné cela. Elle avait, au cours de cet apprentissage, perdu quelques talons et même parfois la face mais, maintenant, elle pouvait réaliser cette performance les yeux bandés. D’ailleurs, si elle marchait sur ce grillage, c’était exclusivement pour épater. Pour s’épater.

Rachel travaillait comme hôtesse, ou préposée au personnel, dans une agence de placement d’un quartier périphérique et, pour l’instant, revenait d’une entrevue, dans l’East Side, avec un certain Shale Schoenmaker, docteur en médecine et chirurgien esthétique. Schoenmaker était un artiste dans sa spécialité et jouissait d’une grande cote ; il avait deux assistants, dont une secrétaire-réceptionniste-infirmière, au nez insensé, à la fois succinct et retroussé, et aux milliers de taches de son, tout cela l’œuvre personnelle de Schoenmaker. Ses taches de rousseur étant tatouées, et la jeune personne sa maîtresse, appelée, par le caprice de quelque association d’idées, Irving1. L’autre assistant, un délinquant juvénile nommé Trench, s’amusait entre les interventions à lancer des scalpels dans un panneau de bois offert à son employeur par l’Entraide juive associée. Le lieu de travail était un labyrinthe de pièces ou, mieux, une fort élégante garenne, dans un immeuble résidentiel, entre la 1re Avenue et York Avenue, à la lisière du quartier allemand. Et, pour contribuer à la couleur locale, une musique éclatante de brasserie y était diffusée à jet continu par un ampli camouflé.

Elle était arrivée à dix heures du matin. Irving la pria d’attendre. Elle attendit. Le docteur était très occupé de matin-là. « Si la salle est bondée, se disait Rachel, c’est parce qu’il faut quatre mois de cicatrisation après une opération esthétique du nez… Or, dans quatre mois, ce serait le mois de juin ; et, de ce fait, bon nombre de jeunes et jolies juives, qui se seraient considérées comme un excellent parti n’était ce vilain nez, allaient pouvoir partir à la chasse au mari dans quelque station balnéaire, dotées de septums uniformément remodelés. »

Cela avait le don de dégoûter Rachel, convaincue que, si ces filles se faisaient opérer, ce n’était pas tant par souci esthétique que par respect pour la théorie selon laquelle le nez crochu est traditionnellement l’apanage du juif, tandis que le nez retroussé est une caractéristique de l’ASBP, autrement dit de l’Anglo-Saxon blanc et protestant, ainsi qu’en témoignent le cinéma et la publicité.

Elle se cala dans son fauteuil, en observant les patients qui passaient le seuil du bureau de réception, peu pressée de voir Schoenmaker. Un jouvenceau, à la barbiche follette qui cachait mal un menton veule, ne cessait de lui lancer des regards gênés et humides à travers une vaste étendue de moquette neutre. Une fille au nez crochu entouré d’un pansement, à l’œil clos, s’affalait sur un divan entre ses parents qui, à voix chuchotante, discutaient prix.

De l’autre côté de la pièce, juste en face de Rachel, il y avait une glace et, sous la glace, une étagère qui portait une pendule style fin dix-neuvième. Le double cadran, étayé par quatre arcs-boutants dorés, dominait le fouillis des engrenages prisonniers d’un globe limpide en verre de plomb suédois… Le balancier n’oscillait pas, il affectait la forme d’un disque posé parallèlement au plancher et était actionné par une tige qui, à six heures, prolongeait la verticale des aiguilles. Le disque virait d’un quart de tour dans un sens, d’un quart de tour dans l’autre, chacun de ces mouvements faisant avancer l’échappement d’un cran. Il y avait aussi, chevauchant le disque dans des poses fantasques, deux lutins ou démons, enrichis d’or. Leur va-et-vient se reflétait dans la glace, de même que la fenêtre derrière Rachel, qui occupait toute la hauteur du mur et laissait entrevoir les branches d’un pin et ses aiguilles vertes. Les branches battaient d’avant en arrière dans le vent de février, infatigables et scintillantes et, plus près, les deux démons exécutaient leur danse métronomique, sous l’étalage perpendiculaire d’engrenages dorés et de roues dentées de raquettes et de ressorts qui luisaient d’une lueur chaude et joyeuse, comme les lustres d’une salle de bal.

Rachel, qui voyait la glace sous un angle de 45°, pouvait observer les deux cadrans, celui tourné vers la salle et l’autre, reflété dans le miroir ; elle avait sous les yeux le temps et le temps à rebours, coexistant, et s’annulant parfaitement. Trouvait-on, de par le monde, beaucoup de ces points de référence, ou seulement en des endroits-nœuds tel que celui-ci, qui abrite une population en transit d’imparfaits et d’insatisfaits ? Est-ce que le temps réel plus le temps virtuel (ou temps-miroir) équivalaient à zéro, confirmant ainsi quelque principe moral à moitié compris ? Ou est-ce que seul comptait le monde du miroir : seule cette demi-promesse selon laquelle la courbure intérieure de l’arête nasale ou l’addition d’un prolongement cartilagineux au menton représentait la marche à rebours de la malchance, si bien que le peuple des transfigurés cheminait désormais au rythme du temps-miroir, qu’il travaillerait et aimerait à la clarté-miroir et ne serait jamais (jusqu’à ce que la mort arrête le tic-tac du cœur, musique métronomique, tout doucement, comme cesse de vibrer la lumière) qu’une danse de lutins sous les lustres du siècle.

— Miss Owlglass…

C’était Irving, souriante, au seuil de la sacristie Schoenmaker. Rachel se leva, prit son sac, passa devant la glace avec un regard oblique pour son propre double dans la zone-miroir, et franchit la porte pour affronter le médecin, indolent et hostile, derrière son bureau en forme de haricot. Devant lui étaient posées la facture et sa copie.

— Le compte de miss Harvitz, dit Schoenmaker.

Rachel ouvrit son sac, en tira une liasse de billets de vingt dollars et la laissa tomber sur les papiers.

— Comptez-les, dit-elle. C’est le solde.

— Plus tard, dit le médecin. Asseyez-vous, miss Owlglass.

— Esther est complètement fauchée, déclara Rachel, et elle traverse une sale période. Ce que vous pratiquez ici…

— … C’est du vol organisé, compléta-t-il sèchement. Cigarette ?

— J’ai les miennes.

Assise tout au bout du fauteuil, elle rejeta de son front une ou deux mèches de cheveux, fouilla son sac à la recherche d’une cigarette.

— La spéculation sur la vanité humaine, poursuivit Schoenmaker, la propagation de cette illusion selon laquelle la beauté n’est pas un reflet de l’âme, qu’elle s’achète. Oui… (Son bras fut projeté en avant avec, au bout, un lourd briquet d’argent, une mince flamme ; sa voix aboyait…) Elle peut être achetée, miss Owlglass, c’est moi qui la vends. Je ne me considère pas comme un mal nécessaire.

— Vous n’êtes pas nécessaire, dit-elle, à travers un halo de fumée.

Ses yeux brillaient comme les dents adjacentes d’une scie.

— Vous les encouragez à la trahison, dit-elle encore.

Il observait le nez de Rachel, sa courbe sensuelle.

— Vous êtes orthodoxe ? Non… Conservatrice ? Les jeunes ne le sont jamais… Mes parents à moi étaient orthodoxes. Ils croyaient et moi, je crois que (peu importe le père) si ta mère est juive, tu es juive aussi, car nous procédons tous du ventre de la mère. Une longue chaîne ininterrompue de mères juives qui remonte tout le chemin jusquà Ève.

Elle le regardait, l’œil « hypocrite ».

— Non, reprit-il. Ève était la première mère juive, celle qui a donné l’exemple. Les paroles qu’elle a dites à Adam ont été, depuis, répétées par ses filles : « Adam, a-t-elle dit, viens à la maison, mange un fruit. »

— Ha ! ha ! fit Rachel.

— A propos de cette chaîne, à propos des caractères héréditaires… Nous avons progressé, nous sommes de plus en plus subtils, nous ne croyons plus que la terre soit ronde. Bien qu’il y ait un homme en Angleterre, président de la Société de la Terreplate, qui prétend qu’elle est bel et bien plate et encerclée de barrières de glace, un monde gelé où s’aventurent toutes les personnes disparues, pour ne jamais en revenir. Il en va de même pour Lamarck, il prétend que si l’on coupe la queue d’une mère souris, ses enfants naîtront, eux aussi, sans queue. Mais cela n’est pas vrai, le poids des expériences scientifiques s’oppose à sa théorie, de même que chaque photo prise d’une fusée, au-dessus de White Sands ou du cap Canaveral, s’oppose à la Société de la Terreplate. J’ai beau trafiquer le nez d’une jeune fille juive, rien ne sera changé au nez de ses enfants, le jour où elle deviendra, comme il se doit, une mère juive. Alors pourquoi me traiter de malfaisant ? Est-ce que je modifie cette belle chaîne ininterrompue ? Non. Je ne combats pas la nature. Je ne trahis pas les juifs. Un individu fait ce qu’il veut, mais la chaîne continue et jamais une faible force comme la mienne ne prévaudra contre elle. La force qui prévaudra, ce sera celle qui modifiera le plasma germinatif, la radiation nucléaire, peut-être bien. Ceux qui la posséderont trahiront les juifs, ils doteront les générations futures d’un deuxième nez, si ça se trouve, ou supprimeront le nez définitivement, ha ! ha ! Ils trahiront toute la race humaine.

Derrière la porte, au fond de la pièce, résonnait, assourdi, le couteau de Trench. Rachel restait assise, les jambes croisées serré.

— Et à l’intérieur, dit-elle, qu’est-ce que ça provoque ? Vous les modifiez aussi à l’intérieur. Et qu’est-ce donc que cette race de juives ? C’est la race qui encourage une fille à se faire changer le nez, même si elle n’en a pas envie. Combien de générations avez-vous dénaturées déjà ? Avec combien avez-vous joué le bon docteur des familles ?

— Vous êtes une vilaine fille, déclara Schoenmaker. Et si jolie, en plus. Eh bien, engueulez-moi. Je ne suis qu’un chirurgien esthétique parmi d’autres. Je ne fais pas de psychanalyse. Un jour, on aura peut-être des chirurgiens esthétiques d’un genre particulier, qui modifieront la cervelle, qui feront d’un petit gosse quelconque un Einstein, et d’une fillette une Eleanor Roosevelt. Ou même qui rendront les gens moins mauvais. Entre-temps, comment puis-je savoir ce qui se passe à l’intérieur ? L’intérieur n’a rien à voir avec la chaîne.

— Vous avez commencé une nouvelle chaîne. (Elle s’essayait à crier.) En les changeant intérieurement, on crée une nouvelle chaîne qui n’a rien à voir avec le plasma germinatif. Et il est possible de transmettre des caractères extérieurs aussi. On peut fixer une attitude…

— L’intérieur, l’extérieur, dit-il. Vous êtes inconséquente. Vous m’égarez.

— Je voudrais bien, déclara-t-elle en se levant. C’est des gens comme vous que je vois dans mes mauvais rêves.

— Demandez donc à votre psychiatre de vous en donner l’interprétation, dit-il.

— J’espère que vous les continuerez, vos rêves.

Elle était à la porte, la tête à demi tournée.

— Mon compte en banque est assez considérable pour m’épargner la désillusion, dit-il encore.

Rachel était de cette race de filles qui ne résistent pas à la tentation du « dernier mot » :

— On m’a parlé d’un chirurgien esthétique qui a connu la désillusion, dit-elle. Il s’est pendu.

Elle était partie ; elle passa au pas de charge sous la pendule-miroir pour se retrouver dans le vent, le même qui agitait le pin, en laissant derrière elle les mentons veules, les nez malformés et les cicatrices faciales de ce quelque chose en quoi elle craignait de reconnaître une confrérie ou une communion.

Maintenant, ayant laissé derrière elle le grillage, elle foulait l’herbe morte de Riverside Park, sous les arbres sans feuilles et les squelettes plus épais encore des immeubles résidentiels, sur le Drive, tout en réfléchissant à Esther Harvitz qui était sa camarade de chambre depuis fort longtemps et dont elle avait résolu les crises financières tant de fois que ni l’une ni l’autre n’en avait gardé le compte. Une vieille boîte de bière rouillée se trouvait sur son chemin ; elle l’envoya voler d’un coup de pied rageur. « Qu’est-ce qu’il y a ? songeait-elle. C’est donc comme ça que c’est fait, Nueva York ? De flibustiers et de victimes ? Schoenmaker flibuste ma camarade de chambre, et elle me flibuste en retour. Ça existe donc, cette longue guirlande de tortionnaires et de victimes, de baiseurs et de baisés ? Et, le cas échéant, qui c’est que je baise, moi ? » D’abord, elle pensa à Slab. A Slab, du triumvirat Raoul, Slab, Melvin, l’un des pôles de son mouvement oscillatoire depuis qu’elle vivait à la grand-ville, l’autre pôle étant la malveillance envers les hommes en général.

— Pourquoi tu la laisses piquer ? avait-il dit. Toujours piquer…

Cela se passait, elle se le rappelait, dans son studio, au cours d’une des idylles Slab-et-Rachel qui, d’habitude, précédaient une aventure Slab-et-Esther.

Cet arnaqueur d’Edison avait coupé l’électricité, de sorte qu’ils ne pouvaient se regarder qu’à la lueur de l’unique bec de gaz du réchaud qui s’épanouissait en un minaret bleu et jaune, faisait de leurs visages des masques et de leurs yeux des plages de lumières vides d’expression.

— Mon chéri, dit-elle. Slab… c’est juste que la gosse est raide et, puisque je peux me le permettre, pourquoi pas ?

— Non, répondit Slab. (Un tic dansait sur sa pommette, à moins que ce ne fût la lueur du gaz.) Non. Tu crois que je ne me rends pas compte de ce qui se passe ; elle a besoin de toi, à cause de tout ce fric qu’elle te pompe, et toi, tu as besoin d’elle pour satisfaire ton instinct maternel. Chaque pièce de dix cents qu’elle tire de ton sac ajoute un fil, ou même plus, à ce câble qui vous lie l’une à l’autre comme un cordon ombilical, et fait qu’il est de plus en plus difficile de trancher le câble en question car, s’il est tranché, ses chances de survie sont compromises d’autant. Elle t’a remboursé combien déjà ?

— Elle le fera, dit Rachel.

— Bien entendu. Et maintenant huit cents dollars de plus. Pour changer ça…

Il agita la main en désignant un petit portrait, appuyé au mur, près de la boîte à ordures, tendit le bras, souleva le tableau, le tourna vers la flamme bleue, afin que tous deux puissent le voir.

Jeune Fille à la fête. Le tableau avait peut-être été conçu pour un éclairage à l’hydrocarbone. Il représentait Esther, appuyée au mur, les yeux fixés sur quelqu’un qui, de l’autre côté du tableau, s’avançait vers elle. Et ce regard, c’était bien cela : moitié victime, moitié quant-à-soi.

— Regarde-le, ce nez, dit-il. Pourquoi elle veut le changer ? Avec ce nez, elle a l’air d’un être humain.

— Tu vois ça du point de vue de l’artiste, répondit Rachel. Tu protestes au nom de principes picturaux, ou sociaux. Mais pour le reste ?

— Rachel, brailla-t-il, elle ramène chez elle cinquante dollars par semaine, là-dessus elle en file vingt-cinq au psychanalyste et en garde douze pour le loyer, reste treize. Pour quoi faire ? Pour les talons qu’elle casse sur les grillages du métro, pour le rouge à lèvres, les boucles d’oreilles, les vêtements. Pour la nourriture, à l’occasion. Et maintenant, huit cents dollars pour se faire refaire le nez. Et après ça, qu’est-ce que ce sera ? Une Mercedes Benz 300 SL ? Un original de Picasso ? Un avortement ? Quoi ?

— C’est arrivé juste à la date, déclara Rachel froidement, pour le cas où ça te tracasserait.

— Mon petit… (Soudain tout pensif et gamin.) Tu es une femme épatante, tu représentes une race en voie d’extinction. Tu as raison d’aider les moins favorisés. Mais t’as passé les bornes.

Ils continuèrent d’échanger des arguments sans, d’ailleurs, se mettre en colère, et puis, à trois heures du matin, l’inévitable point d’aboutissement, le lit, pour effacer sous les caresses le mal de tête qu’ils s’étaient donné, tous les deux. Rien de résolu, jamais. Cela s’était passé en septembre. Le bec crochu couvert de pansements avait entre-temps disparu, le nez apparaissant maintenant comme une insolente faucille, pointée, aurait-on dit, vers le gros fromage céleste, où tous les dieux élus finissent tôt ou tard par échouer.

Une fois sortie du parc, elle suivit la IIIe Rue en s’éloignant du Hudson. Baiseur et baisé. C’est sur ces fondements, peut-être, que se dresse l’île, depuis le fond du plus profond de ses égouts, en passant par ses rues, jusqu’à la pointe de l’antenne de télé, au sommet de l’Empire State Building.

Elle pénétra dans le hall d’entrée de sa maison, sourit au portier vétuste, puis ce fut l’ascenseur jusqu’au sixième étage, et le no 7 G, le chez-soi, ho-ho ! La première chose qu’elle vit par la porte ouverte fut l’inscription sur le mur de la cuisine : « EN VIRÉE », agrémentée de caricatures de la Tierce des Paumés au crayon. Œuvre de Paola, de Paola Maijstral, la troisième camarade de chambre. Qui avait aussi laissé un mot sur la table : « Winsome, Charisma, Fu et moi, V-Note, McClintic Sphere. Paola Maijstral. » Rien que des noms propres. Cette fille vivait de noms propres. De personnages, de lieux. Pas d’objets. Personne ne lui avait donc parlé de l’objet ? Il semblait que Rachel n’eût jamais connu que lui. L’objet du moment étant le nez d’Esther.

Sous la douche, Esther chanta une chanson sentimentalo-réaliste, dans le style Ravageuse, amplifiée encore par les murs carrelés. Elle savait que cela amusait le monde, venant d’une si petite fille :

Oui, cet homme, je l’aime,

Mais j’aim’ pas ses façons

Le whisky et les brèmes

Et la nuit au boxon.

Ma parole, je ne suis pas à la noce !

Faut voir comme il me caus’,

Faut voir comme il me traite !

Ah, la vie n’est pas ros’

Pour une femme honnête…

Puis la lumière filtra de la fenêtre de Paola, remonta le long du puits d’aération pour se perdre dans le ciel, accompagnée du cliquetis des bouteilles, de bruits de robinet, de la chasse d’eau. Et puis ce furent des sons à peine perceptibles, Rachel en train de se coiffer.

Quand elle sortit, après avoir éteint partout, les aiguilles d’une pendulette lumineuse indiquaient six heures moins une ou deux minutes. Mais bientôt l’une des aiguilles dépassa le chiffre 12 et commença sa course descendante, sur l’autre moitié du cadran, comme si, après avoir passé à travers le plan d’un miroir, il lui fallait désormais répéter en temps-miroir ce qu’elle avait accompli de l’autre côté, en temps réel.

2

La bande, imitant en quelque sorte l’objet inanimé, s’était déroulée comme un ressort de pendule sur le pourtour de la pièce chocolat, afin de soulager sa propre tension, de trouver un quelconque équilibre. Vers le milieu du cercle, Rachel Owlglass était accroupie sur le plancher de bois blanc, les jambes luisant d’un éclat pâle à travers les bas noirs.

On devinait que ses yeux avaient été l’objet de mille soins secrets. Point n’était besoin de la brume qui naît de la fumée des cigarettes pour que son regard vienne s’arrêter sur vous du fond d’un monde sensuel et insondable. Il portait sa propre brume. New York, pour Rachel, ce devait être la ville de la fumée, ses rues les préaux des limbes, ses corps comme des ectoplasmes. On percevait la fumée dans sa voix, dans ses gestes, et cela la rendait d’autant plus réelle, d’autant plus présente ; à croire que les mots, les regards, les petits courants de lubricité étaient voués à l’échec et à l’inertie, comme la fumée prisonnière de ses longs cheveux ; pour y demeurer, pris au piège, inutiles, jusqu’à ce qu’elle les libère, inopinément, inconsciemment, d’un brusque mouvement de tête.

Perché sur l’évier, le jeune Stencil, aventurier du monde, agitait ses omoplates comme des ailes. Elle lui tournait le dos ; par la porte de la cuisine, il pouvait voir les créneaux de son épine dorsale serpentant en noir opaque sur le noir du tricot ; il pouvait noter les infimes mouvements de sa tête et de ses cheveux pendant qu’elle écoutait.

Elle ne l’aimait pas, avait conclu Stencil.

— C’est cette façon qu’il a de regarder Paola, avait-elle expliqué à Esther, qui n’eut rien de plus pressé que de le répéter.

Mais ce n’était pas une curiosité des sens, c’était plus profond que cela. Paola était maltaise.

Né en 1901, l’année où mourut la reine Victoria, Stencil arriva à temps pour être l’enfant du siècle. Il ne connut pas sa mère. Le père, Sidney Stencil, était fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères de son pays, un fonctionnaire taciturne et compétent. Aucun renseignement sur la disparition de la mère. Était-elle morte en couches, s’était-elle laissé enlever, s’était-elle suicidée ? Un escamotage tragique, sans nul doute, puisque jamais Sidney n’y fait la moindre allusion dans les lettres à son fils qui nous sont parvenues. Le père mourut dans des circonstances obscures, en 1919, alors qu’il menait une enquête sur les soulèvements de juin, dans l’île de Malte.

Un soir de 1946, séparé de la Méditerranée par une balustrade de pierre, le fils se trouvait en compagnie d’une certaine Margrave di Chiave Lowenstein, à la terrasse de sa villa, sur la côte occidentale de Majorque ; à la lumière du soleil qui se couchait dans d’épais nuages, l’étendue visible de la mer prenait l’apparence d’une plaque gris perle. S’étaient-ils crus les deux derniers dieux, les derniers habitants d’une terre délavée ou peut-être… Mais les supputations sont superfétatoires… Quelles qu’eussent donc été leurs raisons, la scène se déroulait comme suit :

MARG. : Il nous faut donc nous quitter ?

STEN. : Stencil doit être à Lucerne avant la fin de la semaine.

MARG. : Je n’aime pas ces activités paramilitaires.

STEN. : Il ne s’agit pas d’espionnage.

MARG. : De quoi alors ?

Stencil rit en observant le crépuscule.

MARG. : Vous le touchez de si près.

STEN. : Qui donc ? Margrave, pas même lui. Ce lieu, cette île : toute sa vie il n’a fait que sauter d’une île à l’autre. Est-ce là un mobile ? Faut-il qu’il y ait mobile ? Faut-il qu’il mette les choses au point ? Il ne travaille pour aucun Whitehall2, pour aucun White-hall que l’on puisse concevoir, ha-ha, à moins que ce ne soit pour le réseau de couloirs blancs qui parcourt son propre cerveau, ces couloirs sans visage qu’il balaie et entretient en vue d’une visite éventuelle d’agents. D’émissaires venant des zones de l’homme crucifié, des districts fabuleux de l’amour humain. Mais mandatés par qui ? Pas par lui, ce serait de la démence, la démence d’un quidam qui se proclame prophète.

Ici une longue pause, tandis que la lumière, qui vient les effleurer à travers les nuages, s’affaiblit, ou s’épuise, pour s’écouler sur eux, débile et laide.

STEN. : Stencil a atteint sa majorité trois ans après la mort du vieux Stencil. Une partie de l’héritage qui lui échut alors consistait en volumes manuscrits, reliés en mi-veau, et gondolés par l’humidité d’innombrables villes européennes. Un journal intime, le journal de bord inofficiel de la carrière d’un agent secret. Sous la date : « Florence, avril 1899 », il y a une phrase que le jeune Stencil a enregistrée dans sa mémoire… « Il y a plus derrière V. et dans V. qu’aucun de nous n’a jamais soupçonné. Non pas qui, mais quoi, — qu’est-ce qu’elle est ? Dieu veuille que je ne sois jamais appelé à donner réponse à cette question, que ce soit ici ou dans quelque rapport officiel. »

MARG. : Une femme.

STEN. : Une femme parmi d’autres.

MARG. : C’est elle que vous poursuivez ? Que vous recherchez ?

STEN. : Vous allez lui demander dans un moment s’il croit qu’elle est sa mère. La question est absurde.

Depuis 1945, Herbert Stencil s’appliquait à éliminer de sa vie le sommeil. Avant 1945, il avait vécu paresseusement, recevant le sommeil comme une bénédiction. Dans les périodes entre les deux guerres, il passait son temps insouciant, les sources de son revenu aussi incertaines alors qu’elles l’étaient aujourd’hui. Sidney ne lui avait pas laissé grand-chose, pour ce qui est des livres et des shillings, mais il avait fait naître un courant de bonne volonté dans presque toutes les villes du monde occidental, parmi ceux de sa génération. Cette génération, qui avait encore l’esprit de famille, représentait un bon terrain de prospection pour le jeune Herbert. D’ailleurs, il ne vivait pas tout le temps en parasite : il avait fait le croupier dans le Midi de la France, il avait été chef d’équipe dans des exploitations agricoles d’Afrique orientale, gérant de bordel en Grèce, et avait occupé divers postes dans la fonction publique de sa patrie. Enfin il pouvait compter sur le stud-poker pour boucher les creux, bien qu’à l’occasion une ou deux montagnes aient aussi été aplanies.

Pendant les interrègnes des royaumes de la Mort, Herbert, qui se maintenait tant bien que mal à la surface, ne potassait le journal paternel que pour apprendre à satisfaire les « contacts » respectueux des liens du sang qui lui avaient été légués. Le passage concernant V. n’attira à aucun moment son attention.

1939. Londres, fonctionnaire aux Affaires étrangères. Septembre s’écoule : c’est comme si un étranger, embusqué au-delà de sa vie consciente, le secouait. Il n’a pas tellement envie de s’éveiller ; mais il comprend que, s’il ne sort pas de son sommeil, il sera bientôt seul à dormir.

De nature sociable, Herbert se porte volontaire. Il est envoyé en Afrique du Nord, avec une brumeuse mission d’espion-interprète-officier de liaison, et il dérive avec les autres de Tobrouk à El-Agheila et, de nouveau, via Tobrouk à El-Alamein, puis retour en Tunisie. Le périple enfin achevé, il a vu tant de morts qu’il ne peut que souhaiter n’en revoir jamais. Une fois la paix gagnée, il berce un moment le projet de reprendre sa promenade somnambulique d’avant-guerre. Assis dans un café d’Oran, que fréquentent surtout des ex-GI américains décidés à retarder quelque peu leur retour aux USA, il feuillette indolemment un journal florentin, quand cette phrase au sujet de V. lui apparaît soudain dans une lumière particulière.

— V. pour victoire, avait proposé la Margrave sur un ton enjoué.

— Non. (Stencil hocha la tête.) C’est peut-être simplement que Stencil, ayant connu la solitude, chercherait quelque chose qui lui tiendrait compagnie.

Quel que fût son mobile, il commençait à se rendre compte que le sommeil lui prenait du temps qu’il aurait pu utiliser efficacement. Ses divagations d’avant-guerre avaient fait place à un grand élan régulier qui, partant de l’inertie, tendait à… sinon à la vitalité du moins à l’activité. Le travail, la poursuite, loin d’être une façon de glorifier la Providence et par là même d’affirmer sa propre essence divine (selon la croyance des puritains), paraissait à Stencil sinistre et sans joie ; une acceptation consciente d’une réalité désagréable, justifiée uniquement par la nécessité de débucher V.

Et s’il la retrouvait… Quoi ? Sauf que tout l’amour dont pouvait disposer Stencil s’était porté entièrement vers l’intérieur, vers cette révélation de l’état animé. Ayant découvert la chose, il eut du mal à l’exploiter, tant elle lui était chère. Pour l’entretenir, pourtant, il lui fallait poursuivre V. ; mais s’il venait à la retrouver, quelle issue lui resterait-il, sinon le retour à la demi-conscience ? Il s’efforçait donc de ne pas penser à une éventuelle conclusion de cette poursuite. Approche et esquive.

Ici, à New York, il se retrouvait incontestablement dans une impasse. Il s’était rendu à cette soirée sur l’invitation d’Esther Harvitz, cliente du chirurgien esthétique Schoenmaker, qui possédait une pièce essentielle du puzzle V., mais protestait de son ignorance.

Stencil était résigné à attendre. Il avait sous-loué un appartement à loyer modéré dans la 30Rue (East Side), provisoirement mis à sa disposition par un égyptologue, du nom de Bongo-Shaftsbury, fils d’un égyptologue que Sidney avait compté parmi ses relations. Ils avaient été rivaux autrefois, avant la Première Guerre mondiale, tout comme l’avaient été Sidney et bon nombre des « contacts » actuels ; un état de choses certainement bizarre, mais propice à Herbert, qui doublait ainsi ses chances de subsister. Dans l’appartement qui, depuis un mois, lui servait de pied-à-terre, il dérobait quelques heures de sommeil à une interminable quête parmi ses autres « contacts », un monde de plus en plus peuplé par les fils et les amis des « contacts » originaux. A chaque pas, « l’esprit de clan » s’affaiblissait. Stencil voyait venir le jour où il ne serait plus que toléré. Alors il se retrouverait seul avec V., dans un univers qui, on ne sait trop comment, les aurait perdus de vue l’un et l’autre.

D’ici là, il lui fallait attendre la bonne volonté de Schoenmaker, et il y avait Chiclitz, le roi de l’industrie de guerre, et Eigenvalue, le médecin (ces définitions datant du temps de Sidney, bien que Sidney n’eût connu personnellement aucun de ces personnages), pour passer le temps. C’était le désarroi, la période stagnante, et Stencil le savait. Un séjour d’un mois dans une ville quelconque était bien trop long s’il ne disposait pas d’un élément tangible et susceptible de faire progresser l’enquête. Il s’était résigné à parcourir la ville, sans but, guettant une coïncidence. Sans résultat. Il avait donc sauté sur l’occasion, l’invitation d’Esther, espérant découvrir quelque piste, quelque trace, quelque suggestion. Mais la Tierce des Paumés n’avait rien à lui proposer.

Le propriétaire de l’appartement semblait exprimer l’humour en vogue et commun à eux tous. Et, en tant qu’image du Stencil d’avant-guerre, il offrait à Stencil un spectacle horrifiant.

Fergus Mixolydian, juif arméno-irlandais et esprit universel, se vantait d’être la créature la plus paresseuse de Nueva York. Parmi ses tentatives créatrices, toutes incomplètes, on comptait un poème en prose western et une cloison, démontée dans les toilettes pour hommes de Penn Station, qu’il avait présentée à une exposition d’art moderne comme œuvre « préfabriquée », selon la vieille formule dadaïste. Les commentaires des critiques ne furent pas tendres. La paresse de Fergus était devenue telle que sa seule activité (exception faite de celles qui vous permettent de vous maintenir en vie) consistait à tripatouiller une fois par semaine, sur l’évier de la cuisine, des piles sèches, des cornues, des alambics et des solutions salines. Que faisait-il ? Il produisait de l’hydrogène ; hydrogène qui servait à gonfler un épais ballon de couleur verte, portant imprimée la lettre Z. Il avait coutume d’attacher ce ballon au montant de son lit quand l’envie lui prenait de dormir et c’était, pour les éventuels visiteurs, la seule façon de se rendre compte de quel côté du seuil conscient se trouvait Fergus.

Son autre distraction était la télévision. Il avait monté un système ingénieux de coupe-sommeil, qui lui envoyait le signal au moyen de deux électrodes branchées sur le derme de son avant-bras. Quand l’attention de Fergus se relâchait en deçà d’une certaine limite, sa résistance cutanée augmentait dans des proportions prévues pour déclencher le système. Et Fergus devenait ainsi un prolongement du poste télé.

Les autres membres de la Tierce participaient de la même léthargie. Raoul écrivait des scénarios pour la télévision, respectant et vitupérant tout à la fois les tabous des bailleurs de fonds, comme il sied dans cette industrie. Slab, qui peignait sporadiquement, se définissait comme expressionniste catatonique et son œuvre comme « la frontière de la non-communication ». Melvin jouait de la guitare en chantant des chansons populaires d’inspiration généreuse. La formule aurait pu être banale, bohème, création, avant-garde, sauf qu’elle s’éloignait encore plus de la réalité, autrement dit du romantisme à la phase extrême de sa décadence, pour n’être qu’une incarnation épuisée de l’indigence, de la rébellion et de 1’« âme » artiste. Car malheureusement il fallait bien constater que, tous, ils travaillaient pour vivre et qu’ils puisaient la substance de leur conversation dans les pages du magazine Time et d’autres publications de même ordre.

S’ils survivent, songeait Stencil, c’est peut-être uniquement parce qu’ils ne sont pas seuls de leur espèce. Va savoir combien ils étaient encore, n’ayant du temps qu’une notion cultivée en serre, n’ayant aucune connaissance de la vie, à la merci de la Contingence.

La réunion proprement dite de ce soir-là s’était scindée en trois. Fergus, sa compagne et un autre couple avaient depuis longtemps gagné la chambre à coucher, en emportant une bonbonne de vin ; ils avaient verrouillé la porte, laissant la Tierce achever la dévastation du reste de l’appartement au mieux de sa compétence. Stencil allait céder à Melvin son évier-perchoir, et Melvin allait jouer de la guitare, et des hourras seraient poussés et des danses africaines de la Fertilité seraient exécutées avant même qu’il fût minuit. Les lumières de la salle de séjour s’éteindraient une à une, les quatuors de Schoenberg (suite complète) passeraient sur l’électrophone-changeur de disques pour se répéter encore et encore, tandis que les bouts incandescents des cigarettes jalonneraient la pièce comme des feux de signalisation et que la lascive Debby Sensay (par exemple), étendue sur le plancher, recevrait les caresses de Raoul (mettons), ou de Slab, pendant qu’elle-même promènerait sa main sur la jambe d’un autre personnage installé sur le divan en compagnie de sa camarade de chambre ; et ainsi de suite, en une sorte de circuit d’amour ou de guirlande partouzante ; le vin serait répandu et le mobilier cassé ; Fergus, le lendemain matin, se réveillerait un court instant pour embrasser du regard la scène de désolation et les invités laissés pour compte, étalés aux quatre coins de l’appartement ; il les éjecterait l’injure à la bouche, et reprendrait son sommeil.

Stencil eut un haussement d’épaules irrité, quitta l’évier et trouva sa veste. Il se dirigea vers la sortie et, en chemin, toucha un entrelacs de six : Raoul, Slab, Melvin et trois filles.

— Gars, dit Raoul.

— Scène3, dit Slab, en désignant d’un geste vague la bande qui se dénouait.

— Plus tard, dit Stencil en s’en allant vers la porte.

Les filles s’étaient levées, en silence. Elles faisaient partie, en quelque sorte, du BM. Utilisables au demeurant ou, tout au moins, remplaçables.

— Oh si ! dit Melvin.

— Le centre-ville devient centre du monde.

— Ha-ha, fit une des filles.

— La ferme, dit Slab.

Il tira sur le bord de son chapeau. Il portait toujours un chapeau, à la maison, dehors, au lit, ou ivre mort. Et des costumes style George Raft, aux revers immenses et pointus. Aux cols pointus, empesés, non boutonnés. Aux épaules rembourrées, pointues : il n’était que pointes. Mais son visage, ainsi que le nota la fille, n’avait rien de pointu : plutôt tendre. Celui d’un ange dissolu : le cheveu bouclé, des anneaux rouges et violets accrochés par rangs de deux ou de trois sous les yeux. Cette nuit, elle allait embrasser, sous ses yeux, un par un, ces cercles tristes.

— Excuse-moi, murmura-t-elle, en dérivant vers l’échelle d’incendie.

Une fois à la fenêtre, elle regarda du côté de la rivière, mais ne vit que le brouillard. Une main effleura sa colonne vertébrale, à cet endroit précis que tous les hommes de sa connaissance avaient, tôt ou tard, repéré. Elle se cambra, serra les omoplates, bougea les seins, qui se tendirent et, soudain, furent visibles du côté de la fenêtre. Elle pouvait voir aussi le reflet de l’autre qui regardait leur double reflet dans la vitre. Elle se retourna. Il avait les joues en feu. Cheveu court, complet Harris tweed.

— Dites, vous êtes nouveau ? (Elle sourit.) Moi, je suis Esther.

Il rougit encore, tout mignon.

— Moi, Brad, dit-il. Désolé de vous avoir fait sursauter.

D’instinct, elle savait. Il fallait le prendre comme il était : ancien élève d’une université très select et qui sent bien qu’il ne pourra jamais se dégager de cette intellectualité de bon aloi. Mais qui comprend malgré tout qu’il rate quelque chose, et qui s’accroche de ce fait aux basques de la Tierce des Paumés. S’il se destine à l’Administration, il écrira des livres. S’il est ingénieur ou architecte, il fera de la peinture ou de la sculpture. Il ira en s’écartelant au-dessus de la ligne de démarcation, assez lucide pour se rendre compte que chacun des deux mondes ne lui donne que la plus mauvaise part, mais sans jamais se demander pourquoi la démarcation existe, ni même si elle existe. Il connaîtra le destin de l’homme dédoublé et poursuivra son jeu d’écartèlement jusqu’à ce qu’il se fende par l’entrejambe et qu’à force de se tendre tout son corps finisse par s’ouvrir en deux et qu’il soit, conséquemment, détruit. Elle se mit en quatrième position, braqua ses seins à un angle de 45° par rapport à sa ligne de vision, pointa le nez sur son cœur et, à travers ses cils, leva vers lui son regard.

— Vous êtes à New York depuis longtemps ?

 

Devant les fenêtres du V-Note4, des clodos s’étaient attroupés, cherchant à voir à l’intérieur, brouillant la vitre de leur haleine. De temps en temps, un jeune homme du type intellectuel, souvent accompagné de sa belle, émergeait dans la rue par les portes battantes ; alors, plantés en rang sur cette courte bande de trottoir, dans le Bowery5, ils lui demandaient à tour de rôle une cigarette, ou de quoi prendre le métro, ou de quoi se payer une bière. Toute la nuit, le vent de février allait dévaler le vaste couloir de la 3e Avenue, pour les balayer tous : rognures, cambouis, tartre de la machine-outil-New York.

A l’intérieur, McClintic Sphere swinguait à se démancher le train. La peau de sa figure était dure, comme celle du crâne : chaque veine, chaque poil s’y détachait, net et précis, sous le petit spot vert ; on pouvait voir la fuite des plis jumeaux de part et d’autre de sa lèvre inférieure, creusés, autour de l’embouchure, par le trisme, et semblant prolonger la moustache.

Il soufflait dans un saxo-alto d’ivoire, ciselé à la main, et muni d’une anche de 4 1/2, dont le son ne ressemblait à rien de ce que les uns et les autres avaient pu entendre jusque-là.

On retrouvait dans la salle les clans habituels : les jeunes universitaires ne serraient pas et s’en allaient, pour la plupart, après un set ou un set et demi. Les auditeurs des autres groupes, ceux qui s’étaient octroyé la permission de la nuit, ceux qui s’étaient évadés de quelque quartier du centre ou de la périphérie, écoutaient de toutes leurs oreilles, s’efforçaient de « serrer ». « Faut que je réfléchisse encore », disaient-ils, quand on leur demandait leur avis. Les clients du bar, eux, avaient l’air de « serrer », « serrer » étant employé dans le sens de comprendre, d’approuver et d’exalter : mais cela devait venir du fait que les gens qui choisissent la station debout, le long des bars, ont tous, par le monde, ce regard insondable.

Au bout du bar du V-Note, il y a une table qui, en temps ordinaire, est le dépotoir des clients qui s’y débarrassent des bouteilles de bière vides et des verres, mais si quelqu’un en prend possession assez tôt dans la soirée, les autres ne protestent pas. Quant aux barmen, ils sont d’habitude trop occupés pour gueuler au client de fiche le camp de là. Pour le moment, la table était occupée par Winsome, Charisma et Fu. Paola était aux toilettes. Personne ne disait mot.

La formation, sur l’estrade, ne comportait pas de piano. Il y avait la basse, la batterie, McClintic et un garçon qu’il avait déniché dans les montagnes de l’Ozark et qui soufflait dans un cornet en fa. Le batteur se bornait à soutenir, méfiant qu’il était des feux d’artifice qui risquent d’indisposer les jeunes « intellectuels ». Le bassiste, un petit à l’air mauvais, avait des yeux jaunes et la pupille rétrécie. Il parlait à son instrument. Celui-ci, plus grand que lui, ne semblait pas l’écouter.

Le cornet et l’alto avaient tous deux une prédilection pour la sixte et la quarte mineure, et quand ils s’affrontaient, c’était comme un duel au couteau ou une lutte à la corde : la consonance y était, mais on percevait la controverse dans l’air. Quant au chorus de McClintic Sphere, c’était encore autre chose. Certaines gens dans la salle, parmi ceux notamment qui écrivaient pour le magazine Downbeat ou rédigeaient les introductions sur les pochettes de disques LP, avaient comme une impression qu’il ne tenait aucun compte des changements d’accord. Ils discouraient sur le langage de l’âme et l’anti-intellectualisme et sur les rythmes naissants de l’Afrique nationaliste. « C’est une nouvelle conception », disaient-ils. Et quelques-uns disaient : « Bird6 pas mort. »

Depuis que l’âme de Charlie Parker s’était à jamais dissoute dans le vent agressif du mois de mars, il y avait de cela à peu près un an, on avait dit et écrit à son sujet d’innombrables bêtises. Il avait été le plus grand saxo-alto de la scène de l’après-guerre et, quand il la quitta, une étrange volonté négative, une résistance à l’évidence inexorable et glacée, un refus d’y croire, prit possession des zélateurs cinglés et les incita à gribouiller dans toutes les stations de métro, sur les trottoirs, dans les urinoirs, cette dénégation : « Bird pas mort. » Aussi, dans l’auditoire du V-Note, ce soir-là, pouvait-on dénombrer raisonnablement une minorité de vingt pour cent qui n’avait pas reçu le message et voyait en McClintic une sorte de réincarnation.

— Il joue toutes les notes que Bird a manquées, murmura quelqu’un, assis devant Fu.

Fu, en une pantomime silencieuse, fit semblant de briser une canette de bière sur le coin de la table, de l’enfoncer entre les omoplates du personnage et de retourner le tesson dans la plaie.

L’heure de la fermeture approchait. C’était le dernier set.

— Il va être temps de s’en aller, dit Charisma. Où est Paola ?

— La voilà, dit Winsome.

Dehors, le vent modulait sa propre et incessante variation. Et il soufflait toujours.


1.

Irving : prénom masculin, quelquefois synonyme de « peu dégourdi ». (N.d.T.)

2.

Whitehall : quartier des ministères, à Londres. White = blanc. Hall = salle en anglais. mais couloir en américain. (N. d. T.)

3.

Scène : vocable en usage parmi les beatniks, les musiciens, les drogués, pour désigner un lieu, maison, cabaret, quartier, région, où ils peuvent se réunir, exercer leur métier ou satisfaire leur vice. (N. d. T.)

4.

V-Note : billet de cinq dollars. Dans le nom du cabaret, jeu de mots sur note = note de musique et note = billet. (N. d. T.)

5.

Quartier des clochards, à New York. (N.d.T.)

6.

Bird : oiseau, surnom de Charlie Parker. (N.d.T.)