9

A côté de la prison qu’Evan avait quittée depuis peu, et non loin du consulat britannique, il est deux rues étroites, Via del Purgatorio et Via dell’ Inferno, qui se croisent en T, la longue branche de ce T étant parallèle à l’Arno. Victoria était debout, à ce croisement, entourée d’ombres nocturnes, petite figure dressée et de basin blanc vêtue. Elle tremblait comme lorsqu’on attend un amant. Les gens du consulat l’avaient traitée avec beaucoup d’égards et même elle avait surpris la sourde pulsation de quelque prénotion pesante, derrière leurs yeux, et elle avait compris aussitôt que le vieux Godolphin avait réellement été déchiré par « une détresse affreuse » et qu’une fois de plus son intuition ne l’avait pas trahie. La fierté qu’elle en ressentait était celle d’un athlète, conscient de sa force ou de son adresse ; une fois déjà, cette intuition lui avait soufflé que Goodfellow était espion et non un quelconque touriste ; plus encore, elle lui avait révélé son propre talent, encore latent, pour l’espionnage. Et si elle s’était décidée à venir en aide à Godolphin, ce n’était pas qu’elle eût nourri, au sujet de l’espionnage, quelque illusion romantique, mais plutôt parce qu’elle estimait que l’habileté, comme toute autre virtù, était en soi une chose désirable et merveilleuse et d’autant plus efficace que dépouillée de toute intention morale. Même si elle eût refusé de le reconnaître, elle était de la race de Ferrante, du Gaucho, du signor Mantissa ; comme eux, elle était prête à agir, dès que se présentait l’occasion, inspirée par une interprétation unique et personnelle du prince. Elle surestimait la virtù, l’action individuelle, à peu près comme signor Mantissa surestimait le renard. Un jour, peut-être, l’un d’eux allait s’informer : la séquelle d’une époque, n’est-ce pas ce déséquilibre, cette propension à ce qu’il y a de plus tortueux, de moins vigoureux ?

Elle se demandait, pétrifiée au milieu du croisement, si le vieillard avait eu confiance en elle, après tout, s’il l’avait attendue. Elle faisait des vœux pour qu’il en fût ainsi, moins inspirée peut-être par le souci de ses intérêts que par quelque espèce obvolutée d’auto-exaltation, qui lui faisait voir dans l’adaptation des événements aux voies qu’elle leur avait tracées un glorieux témoignage de sa propre habileté. Elle s’était pourtant toujours gardée, sans doute à cause de la coloration surnaturelle que sa sensibilité prêtait aux hommes, de qualifier, dans un langage d’écolière, d’« adorable », de « mignon » et de « gentil » tout personnage de sexe masculin, âgé de plus de cinquante ans. Occulte dans tout homme âgé, elle décelait son image, projetée à vingt ou trente années en arrière, un double dont le contour se confondait presque avec celui de son complémentaire : jeune, puissant, aux muscles jaillissants, aux mains sensibles. Ainsi, c’était la jeune version du capitaine Hugh qu’elle souhaitait secourir et intégrer au vaste système de canaux, d’écluses et de bassins, par elle aménagés pour recevoir l’exubérante rivière de la fortune.

S’il existe, comme certains médecins du cerveau commençaient à le soupçonner, un réservoir de connaissances primordiales et héritées, qui conditionnent quelques-unes de nos actions et nos éventuels désirs, alors non seulement la présence de Victoria en cet endroit et à cette heure, entre le purgatoire et l’enfer, mais aussi son complet abandon au catholicisme romain, reconnu nécessaire et plausible, s’expliquaient et se justifiaient par un article de foi primitive, qui luisait dans ce réservoir d’un éclat suprême, comme une manivelle cruciforme de vanne : l’idée de la projection, ou du double spirituel qui, rarement, est le produit d’une multiplication, mais plus souvent d’une fission, et dont le corollaire s’énonce tout naturellement : le fils est le doppelgänger du père. Ayant une fois pour toutes accepté le principe de la dualité, Victoria n’eut plus qu’un pas à faire pour concevoir la Trinité. Et ayant vu le halo d’un autre et plus viril soi-même palpiter autour du vieux Godolphin, elle attendait maintenant, devant la porte de la prison, pendant que, quelque part sur sa droite, une fille solitaire chantait la complainte de l’indécision, entre un homme riche qui était vieux et un homme jeune qui était beau.

Au bout d’un temps assez long, elle entendit s’ouvrir la porte de la prison, entendit ses pas s’approcher dans l’étroite ruelle, et la porte se refermer avec bruit. Elle enfonça la pointe de son ombrelle dans le sol, à côté de son pied minuscule, et baissa les yeux. Il l’accosta, avant même qu’elle l’eût compris, il faillit même la bousculer.

— Tiens ! s’exclama-t-il.

Elle leva les yeux. Ne put distinguer ses traits. Il l’examina de plus près.

— Je vous ai vue cet après-midi, dit-il. La jeune fille du tram, n’est-ce pas ?

Elle acquiesça dans un murmure.

— Et vous m’avez chanté du Mozart.

Il ne ressemblait guère à son père.

— Je faisais le fou…, bredouilla Evan. Je ne voulais pas vous ennuyer.

— J’ai été ennuyée.

Evan baissa la tête, penaud.

— Mais que faites-vous donc ici, à une heure pareille ? (Il eut un rire forcé.) Ce n’est pas moi que vous attendiez, tout de même.

— Si, dit-elle tranquillement. Je vous attendais.

— C’est extrêmement flatteur. Mais, si je puis me permettre… Vous n’êtes pas de ces jeunes dames qui… Enfin, en seriez-vous ? Je veux dire (mince alors) pourquoi m’auriez-vous attendu ? Ce n’est pas mon ramage qui vous a séduit ?

— C’est parce que vous êtes son fils, dit-elle.

Il n’avait plus, il s’en rendait compte, à demander des explications : il n’avait plus à bégayer : « Comment avez-vous connu mon père, comment saviez-vous que j’étais là, et que je serais relâché ? » Comme si les paroles qu’il avait dites au Gaucho, là-bas, dans la cellule, avaient eu la valeur d’une confession ; l’aveu de la faiblesse ; comme si le silence du Gaucho avait eu, en retour, le pouvoir de l’absolution, pardonnant la faiblesse, le propulsant brusquement dans les espaces incertains d’une virilité nouvelle. Il avait le sentiment que la croyance en Vheissu ne lui donnait plus le droit de douter avec l’arrogance de naguère et que, peut-être, partout où désormais il porterait ses pas, il accepterait comme une pénitence la foi spontanée dans les miracles et dans la vision, comme pouvait être cette rencontre à la croisée des chemins. Ils se mirent en mouvement. Elle glissa la main sous le biceps du garçon.

Légèrement avantagé par la taille, il remarqua le peigne d’ivoire ciselé, plongé jusqu’aux aisselles dans la chevelure. Les visages, les casques, les bras liés, crucifiés ? Il plissa les paupières pour regarder les figures de plus près. Elles étaient toutes tirées vers le bas, eût-on dit, par le poids des corps ; mais leur grimace paraissait en quelque sorte conventionnelle, teintée peut-être de patience orientale, plutôt qu’inspirée par une douleur plus explicite, ou caucasienne.

— Est-elle étrange, cette ville, ce soir ! Comme si quelque chose tremblait sous la croûte, prêt à la crever.

— Oh, moi aussi, je l’ai senti. Je pense à part moi : nous ne sommes pas du tout dans la Renaissance, ni les uns ni les autres. Malgré les Fra Angelico, les Titien, les Botticelli ; l’église de Brunelleschi, les fantômes des Médicis. C’est une autre époque… Comme le radium, j’ai l’impression : il paraît que le radium, petit à petit, à travers des temps incommensurables, se transforme en plomb. Or, il semble que la vieille Firenze a perdu une certaine étincelle. Je la verrais plutôt d’un gris plombé.

— Le seul rayonnement qui demeure est, peut-être, à Vheissu.

Il baissa le regard sur elle.

— Comme vous êtes étrange, dit-il. J’ai le sentiment que vous en savez plus sur l’endroit que moi.

Elle fit la moue :

— Savez-vous ce que j’ai ressenti en parlant avec lui ? C’était comme si j’écoutais les histoires mêmes qu’il vous a racontées, à vous, quand vous étiez petit, des histoires que j’aurais oubliées. Mais il m’a suffi de le voir, d’entendre sa voix, pour que tous les souvenirs me reviennent en foule, inaltérés.

Il sourit :

— Nous serions frère et sœur, dans ce cas.

Elle ne répondit pas. Ils tournèrent dans Via Porta Rosa.

Les touristes encombraient les trottoirs. Trois musiciens ambulants, guitare, violon et mirliton, debout à l’angle de la rue, jouaient des airs sentimentaux.

— Peut-être sommes-nous dans les limbes, dit-il. Ou en un lieu semblable à celui où nous nous sommes rencontrés, entre l’enfer et le purgatoire. C’est bizarre que nulle part à Florence il n’y ait de Via del Paradiso.

— Nulle part dans le monde, peut-être bien.

Pour cet instant, tout au moins, ils semblaient avoir renoncé à tout plan extérieur, à toute théorie, à tout code, même à l’inévitable et romantique curiosité l’un de l’autre ; et se contentaient d’être jeunes en toute simplicité et en toute pureté, de partager cette conscience de la douleur universelle, ce chagrin refluant devant le spectacle de notre condition humaine qu’on a tendance, à cet âge-là, à considérer comme une récompense ou une prime pour avoir survécu à l’adolescence. Pour eux la musique était douce et poignante, les colonnes mouvantes des touristes comme la Danse macabre. Ils s’étaient arrêtés sur le bord du trottoir, les yeux dans les yeux, bousculés par les marchands forains et les estivants, perdus, sans doute, tout autant dans la communauté de la jeunesse que dans la profondeur des yeux que chacun contemplait.

Il fut le premier à rompre le silence :

— Vous ne m’avez pas dit votre nom.

Elle le lui dit.

— Victoria, répéta-t-il.

Elle connut une sorte de triomphe. C’était la façon qu’il l’avait prononcé.

Il lui tapota la main.

— Venez, dit-il, protecteur, presque paternel. Je dois le retrouver chez Scheissvogel.

— Mais oui, répondit-elle.

Ils tournèrent à gauche, en s’éloignant de l’Arno, vers la Piazza Vittorio Emmanuele.

 

Les Figli di Machiavelli avaient établi leurs quartiers dans un entrepôt de tabacs désaffecté de la Via Cavour. Pour le moment il était désert, si l’on excepte un personnage d’allure aristocratique, nommé Borracho, qui, fidèle à sa mission nocturne, vérifiait les fusils. Des coups, soudain, ébranlèrent la porte.

— Digame, brailla Borracho.

« Le lion et le renard », fut la réponse. Borracho déverrouilla la porte et manqua être culbuté par un corpulent meztizo, nommé Tito, qui gagnait sa vie en vendant des photographies obscènes au quatrième corps d’armée. Il semblait surexcité.

— Ils avancent, se mit-il à babiller. Ce soir, un demi-bataillon, avec des fusils et des baïonnettes fixes.

— Qu’est-ce que ça veut dire, au nom du Ciel, gronda Borracho. L’Italie aurait-elle déclaré la guerre ? Que pasa ?

— Le consulat. Le consulat du Venezuela. C’est pour le garder. Ils s’attendent que nous entrions en action. Quelqu’un a trahi les Figli di Machiavelli.

— Calmez-vous, dit Borracho. Peut-être l’occasion que nous a promise le Gaucho est-elle enfin arrivée. Dans ce cas, il ne va pas tarder à être là. Faites vite. Prévenez les autres. Qu’ils se tiennent prêts. Envoyez un messager en ville pour joindre Cuernacabron. Il doit être à la brasserie.

Tito salua, exécuta un demi-tour, gagna la porte au pas de course, la déverrouilla. Une pensée lui traversa l’esprit.

— Si ça se trouve, dit-il, si ça se trouve, c’est le Gaucho lui-même qui est le traître.

Il ouvrit la porte. De l’autre côté du seuil, le Gaucho se dressait, l’œil flamboyant. Tito restait là, bouche bée. Sans un mot, le Gaucho abattit son poing sur la tête de Meztizo. Tito se plia en deux et s’effondra sur le sol.

— Idiot, dit le Gaucho. Qu’est-ce qui se passe ? Tout le monde est-il devenu fou ?

Borracho lui parla des soldats.

Le Gaucho se frotta les mains.

« Bravissimo. C’est la rencontre décisive. Et pourtant Caracas ne nous a pas fait signe. Peu importe. Ce soir, nous entrons en campagne. Alertez les troupes. Il faut que nous soyons sur place à minuit.

— Il ne nous reste que peu de temps, commandatore.

— Nous y serons à minuit. Vada.

— Si, commandatore.

Borracho salua et s’en fut, après avoir soigneusement enjambé Tito.

Le Gaucho aspira une longue bouffée d’air, se croisa les bras, les ouvrit tout grands, les croisa encore.

— Et voilà ! cria-t-il à l’entrepôt vide. La nuit du lion est revenue sur Florence.

10

La brasserie Ratskeller de Scheissvogel était, le soir venu, le rendez-vous préféré non seulement des voyageurs allemands à Florence, mais aussi, semblait-il, de toutes les autres nations en tournée. Un café italien (on voulait bien l’admettre) était parfait pour l’après-midi, quand la ville se prélasse dans la contemplation de ses trésors artistiques. Mais les heures qui suivaient la tombée du jour exigeaient une ambiance plus joyeuse, plus tapageuse, et qu’on aurait en vain cherchée dans les cafés, où régnait une certaine indolence, peut-être même un esprit de coterie. Anglais, Américains, Hollandais, Espagnols… ils semblaient tous en quête de quelque Hofbräuhaus de l’esprit, qui représenterait le Graal, où le Krug de bière munichoise s’élèverait comme un calice. Et là, chez Scheissvogel, tous les éléments désirés étaient réunis : serveuses blondes, aux tresses épaisses, enroulées sur la nuque, capables de porter huit Kruger moussants à la fois, un kiosque dans le jardin, avec son petit orchestre de cuivres, un accordéoniste dans la salle, des confidences hurlées d’une table à l’autre, beaucoup de fumée, des chansons reprises en chœur.

Le vieux Godolphin et Rafael Mantissa étaient installés dehors, tout au fond du jardin, à une petite table où jouait le vent de la rivière, tout frais près de leur bouche, et où le souffle des cuivres folâtrait contre leurs oreilles ; plus complètement isolés que quiconque, semblait-il, dans l’enceinte de la cité.

— Ne suis-je pas votre ami ? insistait signor Mantissa. Il faut bien parler. Il se peut, comme vous le dites, que vous vous soyez fourvoyé hors de la communauté humaine. Mais n’est-ce pas également mon cas ? N’ai-je pas été déraciné, dans un grand cri, comme la mandragore, n’ai-je pas été transplanté de pays en pays, pour ne trouver jamais qu’un sol aride, un soleil hostile, un air contaminé. Qui donc peut entendre ce terrible secret, si ce n’est votre frère ?

— Peut-être mon fils ?

— Je n’ai jamais eu de fils. Mais nous passons nos vies, n’est-il pas vrai, en quête de quelque valeur, de quelque vérité que nous puissions transmettre à un fils, que nous puissions lui présenter, avec notre amour ? Nous sommes, pour la plupart, moins heureux que vous, sans doute parce que le destin a voulu que nous soyons arrachés du milieu de nos semblables, avant d’avoir pu trouver ces paroles que l’on souhaiterait confier à son fils. Mais des années ont passé. Vous pouvez attendre quelques minutes de plus. Il va accepter votre don et le garder pour son propre usage, pour sa propre vie. Je ne veux pas le calomnier. Ce sont là les façons de la jeune génération : c’est ainsi que vont les choses, tout simplement. Vous-même, quand vous étiez jeune, vous aviez sans doute emporté un tel don que vous teniez de votre père, sans comprendre qu’il lui était aussi précieux encore qu’il le serait, un jour, à vous. Mais quand l’Anglais parle de « passer » quelque chose à ses descendants, il faut prendre le mot à la lettre. Un fils ne repasse jamais rien à ses ascendants. Cela peut paraître triste et peu chrétien, mais il en a toujours été ainsi, depuis que le monde est monde, et cela ne changera jamais. Donner et recevoir en retour, ce n’est concevable qu’entre vous et quelqu’un de votre génération. Entre vous et Mantissa, votre ami très cher.

Le vieillard secoua la tête, avec un demi-sourire.

— Ce n’est pas grand-chose, Raf. Je m’y suis habitué moi-même. Vous allez peut-être trouver que c’est bien peu de chose.

— Peut-être. Il est difficile de comprendre la façon de penser d’un explorateur anglais. Était-ce l’Antarctique ? Qu’est-ce qui fait courir les Anglais dans tous ces endroits impossibles ?

Godolphin regardait dans le vide :

— Je crois que l’impulsion qui pousse les Anglais à tourbillonner aux quatre coins du globe est toute différente de celle qui les entraîne dans cette danse démente que l’on appelle les tournées Cook. Eux n’en veulent qu’à la peau d’un endroit ; l’explorateur, lui, veut son cœur. C’est peut-être un peu comme lorsqu’on est amoureux. En ce qui me concerne, je n’ai jamais pénétré dans le cœur d’un de ces pays sauvages, Raf. Jusqu’au jour où j’ai conu Vheissu. Et c’est seulement au cours de cette expédition dans l’extrême Sud, l’année dernière, que j’ai vu ce qu’il y avait sous la peau du pays.

— Qu’avez-vous vu ? demanda signor Mantissa, penché en avant.

— Rien, chuchota Godolphin. Ce que j’ai vu, c’était Rien. (Signor Mantissa toucha l’épaule du vieillard.) Comprenez-moi, reprit Godolphin, la tête inclinée, immobile. J’ai été torturé par Vheissu pendant quinze ans. Quand j’y vivais, j’en rêvais la moitié du temps. Il ne me quittait pas. Les couleurs, la musique, le parfum. Quel que fût l’endroit où l’on m’affectait, son souvenir m’y poursuivait. Maintenant, ce sont les agents secrets qui me poursuivent. Cet empire sauvage et fou ne peut se permettre de me laisser échapper… Raf, vous en serez obsédé plus longtemps que moi. A moi, le temps est compté. N’en parlez jamais à personne, je ne vous demande pas de promesse, je ne mets pas en doute votre discrétion. J’ai accompli quelque chose que jamais homme n’a accompli. J’ai touché le Pôle.

— Le Pôle, mon ami. Mais comment se fait-il que l’on n’ait pas…

— … parlé de cela dans la presse ? Parce que je l’ai voulu ainsi. On m’a retrouvé, vous vous en souvenez, à la dernière étape, à moitié mort, bloqué par la neige et le blizzard. Tout le monde s’est imaginé que j’avais cherché en vain à atteindre le Pôle. En fait, j’étais sur le chemin du retour. Mais je ne les ai pas détrompés. Vous voyez ? J’ai rejeté le titre de chevalier, qui m’était dû : pour la première fois dans ma carrière, j’ai refusé la gloire, que mon fils refuse, d’ailleurs, depuis qu’il est né. Evan a toujours été un rebelle, sa décision n’a donc rien d’imprévu. Mais la mienne l’était, soudaine et nécessaire, à cause de ce quelque chose que j’ai trouvé au Pôle, et qui m’y attendait.

Deux carabinieri et leurs belles se levèrent et, en vacillant, bras dessus bras dessous, quittèrent le jardin. L’orchestre se mit à jouer une valse triste. Un brouhaha joyeux s’échappait de la brasserie, venait mourir près d’eux. Le vent soufflait toujours, il n’y avait pas de lune. Les feuilles des arbres battaient, comme de minuscules automates.

— C’était de la folie, cette entreprise, dit Godolphin. Cela a failli déclencher une mutinerie. Après tout, quand un homme seul s’en va à la découverte du Pôle, en plein cœur de l’hiver… On m’a pris pour un aliéné. Il se peut que je l’aie été, à ce moment-là. Mais il fallait que je l’atteigne. Je commençais à croire que là-bas, à l’un des rares points immobiles de ce monde gravitant, je trouverais la paix nécessaire pour résoudre la devinette de Vheissu. Me comprenez-vous ? Je voulais m’arrêter au centre fixe de ce carrousel, ne fût-ce que pour un moment, essayer de m’orienter. Et je ne m’étais pas trompé, elle m’attendait là-bas, ma réponse. J’avais commencé à creuser un trou d’homme, tout à côté du drapeau que je venais de planter. Les étendues autour de moi hurlaient leur stérilité. C’était le pays oublié du démiurge. Il ne pouvait y avoir, nulle part dans le monde, un endroit aussi totalement sans vie, aussi vide. A un mètre de profondeur à peu près, j’ai touché une couche de glace transparente. Une étrange lumière qui semblait bouger dans son épaisseur a attiré mon attention. J’ai continué à déblayer la neige. Et soudain, le regard fixé sur moi à travers la glace, parfaitement conservé, dans sa robe irisée, j’ai vu le cadavre d’un de leurs singes-araignées. Il était tout à fait réel, ce n’était plus comme les vagues indices qu’ils m’avaient donnés jusque-là. Je dis bien « qu’ils m’avaient donnés ». Je crois même que c’est pour moi qu’ils ont laissé le singe. Pourquoi ? Pour une raison peut-être étrange et pas tout à fait humaine, que jamais je ne saisirai. Peut-être était-ce seulement pour voir ce que je ferais. Une farce, en somme ; un simulacre de la vie, placé à un endroit où tout, à part Hugh Godolphin, était inanimé… Avec, bien sûr, le sous-entendu… Grâce à cela, j’ai su la vérité à leur sujet. Si l’Eden est une création de Dieu, Dieu seul sait quel Esprit malin a créé Vheissu. Sa peau qui s’était ridée à travers mes cauchemars, il n’y avait que cela. Vheissu lui-même, un rêve clinquant… Et ceci qui, de par le monde, se rapproche le plus de l’Antarctique : le rêve de l’anéantissement.

Signor Mantissa paraissait déçu :

— Vous en êtes sûr, Hugh ? J’ai entendu dire que, dans les régions polaires, l’homme, après un séjour prolongé dans le froid, voit des choses qui…

— Quelle différence ? dit Godolphin. Même en admettant que j’aie été victime d’une hallucination, ce n’est pas ce que j’ai vu ou cru voir qui importe, tout compte fait. C’est ce que j’ai pensé. C’est la vérité qui m’a été révélée.

Signor Mantissa haussa les épaules, désemparé.

— Et maintenant ? Ceux qui vous poursuivent ?

— Ils croient que je vais parler. Ils savent que j’ai deviné le sens de leurs signes et craignent que je ne cherche à rendre la chose publique. Mais, bonté divine, comment le pourrais-je ? Est-ce que je me trompe, Raf ? Je crois qu’il y a de quoi précipiter tout le monde dans la folie. Vos yeux sont perplexes. Je sais. Vous ne pouvez pas voir encore. Mais cela viendra. Vous êtes fort… vous n’en souffrirez pas plus… (il eut un rire) que je n’en ai souffert. (Il regarda vers le jardin, par-dessus l’épaule de Mantissa.) Voici mon fils. La jeune fille l’accompagne.

Evan se penchait vers eux. « Père », dit-il. « Fils. » Ils échangèrent une poignée de main. Signor Mantissa appela Cesare à pleine voix et tira une chaise pour Victoria.

— Voulez-vous m’excuser un instant ? Je dois remettre un message. A un señor Cuernacabron.

— C’est un ami du Gaucho, dit Cesare, en s’approchant par-derrière.

— Vous avez vu le Gaucho ? demanda signor Mantissa.

— Il y a une demi-heure.

— Où est-il ?

— Il est allé Via Cavour. Il passera plus tard, il a dit qu’il avait des amis à voir ici, à propos d’une autre affaire.

— Aha ! (Signor Mantissa jeta un coup d’œil à sa montre.) Nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous. Cesare, allez à la péniche et mettez les choses au point pour le rendez-vous. Puis au Ponte Vecchio chercher les arbres. Le cocher vous prêtera la main. Faites vite.

Cesare s’en fut d’un pas tranquille. Signor Mantissa accrocha au passage une serveuse qui posa quatre litres de bière sur la table.

— A notre entreprise, dit-il.

Trois tables plus loin, Moffit les observait, un sourire aux lèvres.

11

Cette marche de la Via Cavour fut la plus grandiose que le Gaucho pouvait se rappeler. On ne sait trop comment, par quel miracle, Borracho, Tito, et quelques amis avaient réussi, à la faveur d’un raid-surprise, à subtiliser cent chevaux de cavalerie. Le vol fut bientôt découvert, mais les Figli di Machiavelli avaient eu le temps de sauter en selle et de partir au grand galop, braillant et chantant, vers les quartiers du centre. Le Gaucho, qui chevauchait à la tête de la troupe, exhibait une chemise rouge et un sourire épanoui. Avanti, i miei fratelli, chantaient-ils, Figli di Machiavelli, avanti alla donna Libertà ! Derrière eux, toute proche, venait l’armée poursuivante, en rangs dépenaillés et furieux, la moitié à pied, quelques-uns en voiture. A mi-chemin du centre, les renégats croisèrent Cuernacabron en cabriolet : le Gaucho exécuta un demi-tour, fondit sur lui, le saisit à bras-le-corps, et se retourna de nouveau pour rejoindre les Figli.

— Mon camarade, rugit-il à l’adresse de son lieutenant abasourdi, n’est-ce pas une magnifique soirée ?

Ils atteignirent le consulat quelques minutes avant minuit et, sans cesser de vociférer et de chanter, descendirent de cheval. Ceux qui travaillaient au Mercato centrale avaient fait provision de fruits et de légumes pourris, en quantité suffisante pour ouvrir contre le consulat un tir de barrage fourni et soutenu. L’armée arriva à son tour. Salazar et Raton, tout médusés, observaient les événements par une fenêtre du premier étage. Il y eut des échanges de coups de poing. Mais jusque-là aucun coup de feu n’avait été tiré. Le square se débrida soudain en un grand tournoiement confus. Les passants fuyaient en beuglant vers quelque abri de fortune.

Le Gaucho aperçut Cesare et signor Mantissa, avec deux arbres de Judée, piétinant impatiemment devant la Posta centrale.

— Nom de nom, dit-il. Deux arbres ? Cuernacabron, il faut que je vous quitte un moment. C’est maintenant vous le commandatore. A vous de faire !

Cuernacabron salua et plongea dans la mêlée. Le Gaucho, tout en se frayant un chemin vers signor Mantissa, vit Evan, son père et la jeune fille qui attendaient non loin de là.

— Buona sera, encore une fois, Gandolfi, cria-t-il, en adressant un salut à Evan. Mantissa, sommes-nous prêts ?

Il décrocha une grosse grenade d’une des cartouchières qui se croisaient sur sa poitrine. Signor Mantissa et Cesare soulevèrent l’arbre évidé.

— Surveillez l’autre, cria signor Mantissa en se retournant vers Godolphin. Que personne ne sache qu’il est là, avant notre retour.

— Evan, murmura la jeune fille en se rapprochant, est-ce qu’on va tirer ?

Il ne perçut pas son ardeur, seulement sa crainte.

— N’ayez pas peur, dit-il, brûlant d’envie de la protéger.

Le vieux Godolphin les regardait depuis un moment, passant d’un pied sur l’autre, l’air gêné.

— Fils, commença-t-il enfin, bien qu’il se rendît compte qu’il avait tout d’un imbécile, je crois que le moment est bien mal choisi pour en parler. Mais je suis obligé de quitter Florence. Ce soir même. Je voudrais… je serais heureux si tu m’accompagnais.

Il ne pouvait se résoudre à regarder son fils. Le jeune homme souriait, désenchanté, le bras passé autour des épaules de Victoria.

— Mais, papa, dit-il, cela m’obligerait à laisser mon seul et sincère amour.

Victoria se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser dans le cou.

— Nous nous retrouverons, chuchota-t-elle tristement, décidée à jouer le jeu.

Le vieillard se détourna, tout tremblant, sans comprendre, avec le sentiment qu’une fois de plus il était trahi.

— J’en suis vraiment désolé, dit-il.

Evan libéra Victoria, s’avança vers Godolphin.

— Père, dit-il, père, ce n’est qu’une façon de parler. C’est ma faute, je blaguais. La grosse blague du Serin. Tu sais que j’irai avec toi.

— Ma faute, fit le père, ma négligence, dirais-je, d’avoir perdu contact avec la jeunesse… Quand j’y pense, une chose si simple, une façon de parler !…

Evan avait posé la main à plat sur le dos de Godolphin. Pendant un moment, ni l’un ni l’autre ne bougea.

— Sur la péniche, dit Evan, nous pourrons parler à loisir.

Le vieillard se retourna enfin.

— Il serait temps que nous y parvenions.

— Nous parlerons, dit Evan, en essayant de sourire. Après tout, cela fait bien des années que nous nous démenons, chacun à un bout opposé du monde.

Le vieux ne répondit pas à Evan, mais enfouit sa tête au creux de son épaule. Tous deux se sentaient un peu gênés. Victoria les observa un moment, puis détourna la tête, pour suivre d’un regard placide les émeutiers. Déjà des coups de feu éclataient, sonores. Déjà le sang maculait le pavé, et des cris ponctuaient le chant des Figli di Machiavelli. Elle vit un émeutier en chemise bariolée, couché sur la branche d’un arbre, que deux soldats lardaient de coups de baïonnette. Elle était là, immobile, comme lorsqu’elle attendait Evan au carrefour ; son visage ne trahissait aucune émotion. Comme si elle se croyait l’incarnation d’un principe féminin, complémentaire de toute cette énergie exubérante, explosive du mâle. Imperturbée, tranquille, elle observait les spasmes des corps blessés, la foire à la mort violente, encadrée et réglée, eût-on dit, à son seul bénéfice, dans ce square minuscule. A travers sa chevelure, les têtes des cinq crucifiés regardaient également et n’exprimaient pas plus d’émotion qu’elle.

 

Signor Mantissa et Cesare, trébuchant sous le poids de l’arbre, longeaient les Retratti diversi, pendant que le Gaucho protégeait les arrières. Déjà il avait dû tirer sur deux gardiens. « Dépêchez-vous, disait-il. Il faut que nous soyons sortis d’ici au plus vite. L’effet de diversion ne durera pas. »

Une fois dans la Sala di Lorenzo Monaco, Cesare dégaina un poignard effilé comme un rasoir, et s’apprêta à découper le Botticelli en suivant le pourtour du cadre. Signor Mantissa regardait la femme, ses yeux asymétriques, le mouvement de sa tête délicate, le ruissellement de ses cheveux d’or. Il ne pouvait bouger, à l’instar d’un doux libertin qui, confronté avec la dame que pendant des années il a brûlé de posséder, le rêve étant sur le point de se réaliser, est frappé d’une soudaine impuissance. Cesare enfonça le couteau dans la toile, se mit à la tailler de haut en bas. La lumière déversée de la rue, reflétée sur la lame, exhalée de la lanterne vacillante dont les deux hommes s’étaient munis, dansait sur la surface capiteuse du tableau. Signor Mantissa observait son mouvement, tandis qu’une lente horreur montait en lui. Au même instant, il se rappela le singe-araignée de Hugh Godolphin, luisant à jamais à travers le cristal de la glace, au fin fond du monde. Toute la surface du tableau semblait maintenant bouger, semblait inondée de couleur et de mouvement. Il songea, pour la première fois depuis des années, à la blonde couturière de Lyon… Elle buvait de l’absinthe le soir et, le jour, se torturait à cause de cette absinthe. « Dieu me hait », disait-elle. En même temps, elle avait de plus en plus de peine à croire en Lui. Elle voulait aller à Paris, elle avait une jolie voix, n’est-ce pas ? Elle monterait sur les planches, comme elle l’avait rêvé depuis qu’elle était petite. Pendant d’innombrables matinées, pendant ces heures où l’inertie de la passion les emportait si vite que le sommeil ne pouvait les rattraper, elle lui avait déversé des projets, des désespoirs, tous minuscules, et de pertinentes amours.

Quelle maîtresse serait donc Vénus ? Quels mondes écartés allaient-ils conquérir au cours de leurs explorations impétueuses de trois heures du matin, loin des cités du sommeil ? Quel serait son Dieu, sa voix, ses rêves ? Déjà elle était déesse ! Elle n’avait pas de voix qu’il pût jamais entendre. Et elle-même (peut-être même son patrimoine) n’était que…

Un rêve clinquant, un rêve d’anéantissement. Était-ce cela que Godolphin avait voulu lui communiquer ? Elle n’en était pas moins l’unique amour de Rafael Mantissa.

— Aspetti, cria-t-il, en s’élançant pour arrêter le bras de Cesare.

— Sei pazzo ?

— Les gardiens arrivent, annonça le Gaucho, posté à l’entrée de la galerie. Toute une armée de gardiens. Pour l’amour du Ciel, faites vite !

— Vous êtes arrivé jusque-là, protesta Cesare, et maintenant vous voulez l’abandonner ?

— Oui.

Le Gaucho redressa la tête, soudain sur le qui-vive. Le crépitement des coups de feu lui parvenait, étouffé. D’un geste rageur, il lança la grenade dans le couloir ; les gardiens, tout proches déjà, s’essaimèrent, et elle explosa dans un rugissement, au milieu de Ritratti diversi. Signor Mantissa et Cesare, les mains vides, avaient surgi derrière le Gaucho.

— Sauve qui peut, dit-il. Vous l’emportez, votre dame ?

— Non, dit Cesare, dégoûté. Même pas cet arbre de malheur.

Ils s’élancèrent le long d’un couloir qui sentait la cordite brûlée. Signor Mantissa nota que les tableaux de Ritratti diversi avaient tous été décrochés, en raison des travaux. La grenade n’avait rien endommagé, sauf quelques gardes et les murs. Ce fut une ruée folle, le Gaucho tirant au jugé sur les gardiens, Cesare brandissant son couteau, signor Mantissa battant des bras comme un dément. Miraculeusement ils gagnèrent la sortie et descendirent, moitié courant, moitié roulant, les cent vingt-six marches, jusqu’à la Piazza della Signoria. Evan et Godolphin les rejoignirent.

— Il faut que je retourne au combat, fit le Gaucho, tout haletant. (Il s’arrêta, un moment, pour contempler le carnage.) Mais ne dirait-on pas des singes, maintenant, en train de se bagarrer pour une femelle ? Même si son nom est Liberté (il produisit au jour un long pistolet, en vérifia le fonctionnement)… il est des soirs, poursuivit-il rêveusement, des soirs où je nous vois, tous, tant que nous sommes, comme des singes, dans un cirque, pastichant les façons des hommes. Qui me dit, d’ailleurs, que tout n’est pas pastiche, et que le seul régime que jamais nous puissions offrir à notre prochain ne soit pas un pastiche de la liberté, un pastiche de la dignité. Mais cela est inconcevable. Ou alors j’aurais vécu…

Signor Mantissa lui saisit la main :

— Merci, dit-il.

Le Gaucho hocha la tête, marmonna Per niente, puis brusquement pivota sur ses talons et s’en fut vers le square, où la bagarre se poursuivait. Signor Mantissa le suivit des yeux un court instant.

— Venez, dit-il enfin.

Evan se tourna vers Victoria, toujours immobile, envoûtée. Il parut vouloir la rejoindre, ou l’appeler. Puis il haussa les épaules et se retourna pour emboîter le pas aux autres. Peut-être craignait-il de la déranger.

Moffit, qu’un navet insuffisamment pourri avait fait tomber à plat ventre, les aperçut.

— Ils vont s’échapper, dit-il.

Il se releva et, toutes griffes dehors, se fraya un chemin à travers les émeutiers, en attendant la mort à chaque instant.

— Au nom de la reine, criait-il, arrêtez !

Quelqu’un se cogna contre lui.

— Tiens, dit Moffit, c’est Sidney !

— Je vous ai cherché comme une épingle.

— Vous arrivez à point. Ils sont en train de s’échapper.

— Laissez tout cela.

— Ils ont pris cette ruelle. Vite.

Il tirait Stencil par la manche.

— Laissez cela, Moffit. C’est terminé. Le spectacle est annulé.

— Pourquoi ?

— Ne me demandez pas pourquoi. C’est fini.

— Mais…

— Un communiqué de Londres vient de nous parvenir. Signé du patron. Il en sait plus que moi. Il a contremandé l’enquête.

— Comment voulez-vous que je sache ? Jamais personne ne me dit rien.

— Ah, misère !

Ils se glissèrent à l’abri d’une porte cochère. Stencil tira sa pipe de sa poche et l’alluma. Les explosions de la fusillade montèrent en un crescendo qui semblait ne devoir jamais finir.

— Moffit, dit Stencil au bout d’un moment, en tirant sur sa pipe à petites bouffées, l’œil méditatif, si jamais on complotait contre la vie du ministre des Affaires étrangères, je prie le Ciel que l’on ne me charge pas de neutraliser les conjurés. Disons qu’il s’agit d’un conflit d’intérêts.

 

Ils se hâtaient le long d’une étroite rue vers le Lungarno. Là, une fois que Cesare en eut délogé deux dames âgées et le cocher, ils prirent possession d’un fiacre et s’en furent à grand bruit, pêle-mêle, vers le Ponte San Trinità. La péniche les attendait, pâle parmi les ombres de la rivière. Le capitaine sauta à quai.

— Voilà que vous êtes trois, beugla-t-il. D’après le contrat, j’en embarque qu’un seul.

Signor Mantissa, en proie à une rage noire, quitta le fiacre d’un bond, souleva le capitaine à bras-le-corps et, sans donner aux témoins le temps de s’effacer, le balança dans l’Arno.

— Tout le monde à bord ! cria-t-il.

Evan et Godolphin prirent leur élan et se retrouvèrent sur un chargement de caisses de Chianti. Cesare gémit, songeant à ce que serait ce voyage.

— Quelqu’un sait-il piloter une péniche ? fit Mantissa, perplexe.

— C’est comme un bateau de guerre, dit Godolphin souriant, sauf que c’est plus petit et qu’il n’y a pas de voiles. Fils, veux-tu larguer les amarres.

— Capitaine, à vos ordres.

Un moment après, ils avaient quitté le quai. Et, très vite, la péniche dériva pour s’engager dans le courant, qui file rapide et régulier vers Pise et la mer.

— Cesare, crièrent-ils (et leurs voix étaient déjà celles de fantômes), addio ! A rivederla.

Cesare agita la main : A rivederci. Au bout d’un moment, ils avaient disparu, dissous dans les ténèbres. Cesare fourra les mains dans ses poches et partit en flânant. Il trouva une pierre dans la rue et, du pied, machinalement, se mit à la pousser le long du Lungarno. « Tout à l’heure, songeait-il, j’irai m’acheter du Chianti, un fiasco d’un litre. » Comme il passait devant le Palazzo Corsini qui se dressait, nébuleux et superbe, au-dessus de lui, il pensa : il est encore drôle, ce monde, où l’on trouve parfois des choses et des gens qui ne sont pas du tout à leur place. En ce moment même, par exemple, sur la rivière, là-bas, avec mille litres de vin à portée de la main, naviguent un homme amoureux de Vénus, un capitaine au long cours et son mafflu de fils. Et ici, aux Uffizi…

Il eut un rire énorme… Dans la salle de Lorenzo Monaco, venait-il de se rappeler, tout ému, devant la Naissance de Vénus de Botticelli, se dressait, tout resplendissant encore de ses fleurs pourpres, un arbre de Judée au tronc creux.


1.

En français dans le texte.

2.

En français dans le texte.