Profane, tout suant dans la chaleur d’avril, était assis sur un banc derrière la Bibliothèque municipale et tapait sur les mouches avec les pages roulées des petites annonces du Times. A force de gamberger, il en était venu à la conclusion qu’il occupait le centre géographique de la circonférence des agences de placement.
Une sinistre zone, au demeurant. Pendant toute la semaine, armé de patience, il avait fait antichambre dans une douzaine d’officines, avait rempli des formulaires, répondu à des questions et observé les autres candidats, surtout des candidates. Il rêvait un rêve éveillé, assez intéressant et tout préfabriqué, qui se développait ainsi : « T’es chômeuse, je suis chômeur, on est tous deux sans emploi, si on baisait. » Il était excité. Le peu d’argent économisé sur sa paie de la Voirie était presque épuisé et il était là à méditer de stupre. Ça faisait passer le temps sans saccades. En attendant, aucune agence ne lui avait ménagé d’entrevue avec un employeur. Il ne les comprenait que trop bien. Pour s’amuser, il avait consulté les offres d’emploi classées sous la lettre J. Personne ne cherchait un jocrisse. Les travailleurs de force avaient des jobs hors de la ville : Profane, lui, voulait rester à Manhattan. Il en avait assez de traîner dans les faubourgs. Il voulait un point fixe, une base opérationnelle, un coin où il pourrait baiser tranquille. Ça posait des problèmes, quand on amenait une fille à l’asile de nuit. Un petit gars barbu, portant un vieux pantalon de treillis, avait tenté l’expérience, un soir de la semaine, alors que Profane se trouvait là. L’assistance, des pochards et des clodos, avait décidé de leur donner la sérénade, après les avoir observés pendant quelques minutes. Veux-tu que je t’appelle chérie ? entonnèrent-ils et, chose bizarre, sans dérailler. Quelques-uns avaient de belles voix, d’autres faisaient le contre-chant. Peut-être avaient-ils quelque parenté avec le barman du Haut-Broadway qui se montrait si gentil avec les filles et avec leurs clients. C’est une attitude qu’on prend tout naturellement à l’égard de deux jeunes qui en pincent l’un pour l’autre, même si on n’a pas tiré son coup depuis longtemps et qu’on n’a pas l’espoir d’y arriver bientôt. On décèle bien dans cette attitude un peu de cynisme, un peu d’autocompassion, un peu de renoncement aussi, mais on y reconnaît, en même temps, un authentique désir de voir des jeunes réunis. Même si ce désir procède d’un certain souci égocentrique, c’est bien souvent le maximum que puisse fournir un jeune homme comme Profane pour sortir de lui-même et témoigner quelque intérêt à un étranger humain. Et il vaut mieux cela, se dit-on, que rien du tout.
Profane soupira. Les yeux d’une femme de la grand-ville ne voient pas les pauvres cloches ni les gamins sans feu ni lieu. Avoir de quoi se retourner, et l’occasion de prendre son fade, c’étaient deux réalités qui, dans l’esprit de Profane, se baladaient bras dessus bras dessous. S’il avait été de cette race qui développe des théories politiques pour son amusement personnel, il aurait affirmé que tous les phénomènes collectifs, guerres, gouvernements, soulèvements, ont à la racine un même désir de s’envoyer en l’air ; car le déroulement de l’Histoire est fonction des forces économiques et si les gens veulent être riches, c’est à seule fin de s’envoyer en l’air, autant qu’ils le veulent et avec qui ils veulent. Il n’avait qu’une unique conviction, à ce point de ses réflexions, assis sur son banc, derrière la bibliothèque, c’est que le type qui travaille pour de l’argent inanimé, afin d’acheter le plus possible d’objets inanimés, n’est qu’un insensé. L’argent inanimé ne doit servir qu’à acheter de la chaleur animée, des ongles sans vie plongés dans l’omoplate vivante, de vifs petits cris au creux de l’oreiller, des cheveux emmêlés, des yeux lourds, des reins ondulants.
A force d’y penser, il se retrouva en érection. Il recouvrit la chose avec les petites annonces du Times, en attendant que ça se tasse. Quelques pigeons le regardaient, curieux. Il était un peu plus de midi et le soleil était chaud. « Je devrais chercher encore, se dit-il, la journée n’est pas terminée. » Mais qu’est-ce qu’il allait bien faire ? On lui avait expliqué qu’il n’était pas spécialisé. Tous les autres étaient en bons termes avec une machine quelconque. Mais même la pioche et la pelle, quand il s’agissait de Profane, n’étaient pas de tout repos.
Par hasard, il baissa les yeux. Son érection avait creusé un pli diagonal dans le journal, un pli qui descendait ligne par ligne le long de la page, à mesure que diminuait l’intumescence. C’était une liste d’agences de placements. « OK, se dit Profane, histoire de voir, je ferme les yeux, je compte jusqu’à trois, je les rouvre, et, quelle que soit l’agence indiquée par le pli, j’y vais. C’est un peu comme quand on joue à pile ou face : pièce inanimée, papier inanimé, la chance pure. »
Ses yeux s’ouvrirent sur le bureau de placement Espace-Temps, dans le bas Broadway, du côté de Fulton Street. Mauvais choix, songea-t-il. Ça représentait une dépense de quinze cents pour le métro. Mais ce qui est dit est dit. Dans la rame montante de Lexington Avenue, il vit, de l’autre côté de la travée, un clodo couché en diagonale sur la banquette. Personne ne voulait s’asseoir à côté de lui. Il était le roi du métro. Sans doute avait-il passé là toute sa nuit, à l’instar d’un yo-yo, Lexington-Brooklyn et retour, tandis que des tonnes d’eau déferlaient au-dessus de sa tête, et lui rêvait peut-être de son propre pays sous-marin, peuplé de sirènes et de bêtes des grandes profondeurs, évoluant librement parmi les rochers et les galions coulés ; sans doute ne s’était-il pas réveillé pendant les heures de pointe, pleines de complets-veston et de pépées à hauts talons qui lui lançaient des regards mauvais parce qu’il occupait à lui seul trois places sur la banquette, et personne n’osait le réveiller. Si le monde souterrain et sous-marin est le même, alors il était roi de l’un et de l’autre. Profane se revit dans la navette, par une journée de février, il se demanda ce que Kook avait pensé de lui, et Fina. « Lui, certes, n’avait rien d’un roi, se dit-il : un jocrisse, voilà ce qu’il était, un suiveur. »
Enlisé dans l’autocompassion, il faillit rater la station de Fulton Street. Les portes, en se refermant, pincèrent le bord de sa veste de daim et il faillit être emmené ainsi jusqu’au lointain Brooklyn. Il trouva l’agence de placement Espace-Temps un peu plus bas dans la rue, et dix étages plus haut. L’enclos réservé aux visiteurs était encombré. Un rapide coup d’œil le convainquit pourtant qu’il n’y avait pas de fille digne d’attention, qu’il n’y avait, en fait, personne, à l’exception d’une famille qui aurait pu surgir, écartant les rideaux du temps, du cœur de la Grande Dépression ; arrivés à la ville dans une vieille Plymouth d’occasion, venant d’un pays de poussière, de leur pays : le mari, la femme et une belle-mère, tous en train de s’engueuler, sans que personne ait l’air de se soucier du boulot, à part la belle-mère, plantée au milieu de l’antichambre, jambes écartées, expliquant aux autres comment remplir le formulaire, une cigarette ballottante collée à son rouge à lèvres et sur le point de le cuire.
Profane remplit sa demande, la laissa tomber sur le bureau de la réceptionniste et s’assit en attendant qu’on s’occupe de lui. Bientôt retentit, dans le couloir derrière la porte, le claquement précipité et voluptueux de hauts talons. Comme sous l’effet d’une force magnétique, sa tête pivota et il vit arriver une minuscule jeune personne, exhaussée sur ses talons jusqu’au summum de cinq pieds un pouce. « Bigre de bougre, songea-t-il, de la bonne camelote ! » En fait, elle n’était pas candidate : sa place, c’était de l’autre côté du guichet. Souriante, saluant du geste les gens de son territoire, elle gagna son bureau dans un gracieux cliquetis. Et il entendit alors le chuintement étouffé de ses cuisses, échangeant un baiser à travers le nylon. « Ho, ho, se dit-il. Voyez un peu ce qui m’arrive ! Veux-tu te cacher, salopard. »
Têtu, l’autre ne voulut rien savoir. La nuque de Profane s’échauffait, rosissait. La réceptionniste, une mince fillette qui semblait tendue de partout (le linge collant au corps, les bas tirés, les ligaments tendus, et les tendons, et la bouche : une vraie femme ressort), manipulait d’une main sûre les piles de papier, répartissait les formulaires de demande d’emploi, comme le ferait une machine distributrice de cartes à jouer. « Six candidats, compta Profane. Une chance sur six qu’elle tombe sur moi. » Comme la roulette russe. Pourquoi la roulette russe ? Allait-elle l’anéantir, elle, si fragile d’aspect, avec ses jambes si douces, si comme il faut ? Tête basse, elle parcourait le formulaire qu’elle tenait à la main. Puis elle leva la tête, et il vit ses yeux, tous les deux pareillement fendus.
— Profane, appela-t-elle en le regardant, le sourcil un peu froncé…
« Me voilà bien ! se dit-il. L’alvéole chargé. La chance du jocrisse, qui, selon les lois de la sainte raison, ne peut que perdre à ce jeu-là. Roulette russe, ce n’est qu’un de ses noms, parmi d’autres, gémit-il intérieurement, et tiens, je l’ai dur, encore un coup ! » Elle l’appela, encore. Il quitta sa chaise, trébucha, et s’avança, le Times plaqué sur le bas-ventre, et il se pencha à un angle de 120° par-dessus la barre de séparation et il plongea le regard vers son bureau à elle. L’écriteau portait le nom : Rachel Owlglass.
Il s’assit précipitamment. Elle alluma une cigarette et se mit à lorgner son torse.
Il tâtonnait, à la recherche d’une cigarette, tout énervé. Elle lui expédia une pochette d’allumettes d’un coup d’ongle, cet ongle que déjà il sentait glisser tout au long de son dos, puis s’immobiliser, pour s’enfoncer furieusement lorsque viendrait l’instant.
Et il viendrait toujours. Déjà ils étaient au lit ; il était incapable de rien voir, sauf ce nouveau rêve éveillé et hors du temps, où il n’y avait d’autre visage que ce visage triste et la double estafilade frangée des yeux qui, lentement, se fermaient dans son ombre à lui, blêmes sous lui. Vingt dieux, elle le tenait !
Chose bizarre, à ce même moment l’intumescence se mit à décroître, la peau de sa nuque à pâlir. Une pièce d’un souverain, un yo-yo cassé, doit connaître cette sensation après avoir traîné pendant un bout de temps, après avoir roulé, après être tombé, pour soudain découvrir que son cordon ombilical a été rattaché et que les mains qui le tiennent ne le laisseront pas échapper. Qu’il ne veut pas leur échapper, à ces mains. Pour comprendre que ce simple mécanisme, qui est lui, n’a plus besoin des symptômes de l’inutilité, de la solitude, de la divagation, car maintenant il a une voie toute tracée, hors de son contrôle… Tel serait le sentiment, si tant est qu’ils eussent existé, ces yo-yo animés. En attendant que se scinde le monde, pour devenir (c’est, tout au moins, ce que pensait Profane) l’image entre toutes fidèle d’un tel yo-yo ; et, penché sur ses yeux à elle, il se mit à douter de soi-même en tant qu’objet animé.
— Veilleur de nuit, ça te plairait ? dit-elle enfin.
« Veillant sur toi ? » se demanda-t-il.
— Où ? fit-il.
Elle lui dit l’adresse, tout près, dans Maiden Lane. « Anthrore-cherches associées. » Il n’aurait su le dire si vite. Sur le dos d’une carte elle griffonna l’adresse et un nom, Oley Bergamask.
— C’est lui qui embauche.
La lui tendit, avec un rapide effleurement du bout des ongles.
— Reviens dès que tu sauras. Bergamask te dira tout de suite ce qu’il en est ; il ne perd pas de temps. Si ça ne donne rien, on va voir autre chose.
Sur le pas de la porte, il se retourna. Est-ce qu’elle lui envoyait un baiser, est-ce qu’elle étouffait un bâillement ?
Winsome avait quitté son travail de bonne heure. En arrivant dans l’appartement, il trouva sa femme, Mafia, installée par terre en compagnie de Pig Bodine. Ils buvaient de la bière et discutaient de sa théorie. Mafia, assise en tailleur, portait un pantalon corsaire très collant. Pig fixait un œil captivé sur son entrejambe. « Ce type me tape sur les nerfs », songeait Winsome. Il alla se chercher de la bière et s’assit à côté d’eux. Il se demandait vaguement si Pig prenait son fade avec Mafia. Sauf qu’avec Mafia on ne savait jamais trop qui prenait quoi.
Il existe une curieuse histoire de mer dont le héros est Pig Bodine et que Winsome avait entendue de la bouche même de Pig. Winsome se rendait compte que Pig rêvait de faire carrière, un jour, comme protagoniste mâle de films pornographiques. Il avait parfois ce sourire torve, comme s’il visionnait ou, peut-être, commentait des dépravations, bobine après bobine. Sous la cabine radio de l’USS Scaffold (le bateau de Pig), s’entassaient des ouvrages de la bibliothèque de prêt, montée par Pig, constituée au cours de ses voyages en Méditerranée et mise à la disposition de l’équipage, à 10 cents le volume. La collection était à tel point immonde que le nom de Pig Bodine était devenu synonyme de dégradation dans toute l’escadre. Mais personne ne soupçonnait Pig de posséder des talents de créateur, en plus de ses talents d’organisateur.
Une nuit, la flotte en manœuvres, composée de deux porte-avions, de quelques autres grosses unités et d’un écran circulaire de douze contre-torpilleurs, dont le Scaffold, fonçait, à quelques centaines de milles à l’est de Gibraltar. Il était peut-être deux heures du matin, visibilité sans limites, des étoiles fleurissant, grasses et lourdes, au-dessus d’une Méditerranée couleur de goudron. Aucun écho sur les radars, ceux qui étaient de quart, à la timonerie auxiliaire, dormaient ; la veille, à l’avant, se racontait des histoires de mer pour se tenir éveillée. Oui, une nuit comme ça… Et subitement tous les téléscripteurs de la flotte en manœuvre se mirent à cliqueter ding, ding, ding, ding, ding, cinq sonneries, ou FLASHES, Ennemi repéré. Comme c’était l’année 1955 et une période de paix relative, des commandants furent tirés de leur lit, les quartiers généraux alertés, des plans de dispersion mis à exécution. Personne ne savait ce qui se passait. Lorsque enfin les téléscripteurs repartirent, la formation était déjà essaimée sur quelques centaines de milles d’océan et presque tous les postes radios étaient bourrés de monde. Les machines tapèrent : « Message suit. » Les opérateurs radio, les officiers de transmissions, penchés en avant, les entrailles nouées, songeaient aux torpilles russes, méchantes et effilées comme des barracudas. « Flash. Oui, d’accord, pensaient-ils : cinq sonneries, flash. Allez-y. »
Une pause. Au bout d’un moment, les touches crépitèrent de nouveau. « La Porte verte. Un beau soir, Dolorès, Veronica, Justine, Sharon, Cindy Lou, Géraldine et Irving décidèrent de s’offrir une orgie… » Suivirent, sur 2 mètres de bande-téléscripteur, les tenants et aboutissants de cette initiative, exposés par Irving.
On ne sait trop comment, Pig ne fut jamais pris. Peut-être parce que la moitié de l’équipe radio, et aussi l’officier de transmissions, un diplômé d’Annapolis nommé Knoop, étaient dans le coup et avaient verrouillé la porte de la radio dès que le quartier général eut été alerté.
Ce devint une vraie marotte. La nuit suivante, sous l’indicatif « Alerte générale », fut transmise une histoire de chien, avec pour héros un saint-bernard, nommé Fido, et deux Waves1. Pig, qui était de quart quand le message arriva, voulut bien reconnaître, en en discutant avec son homme de confiance, Knoop, que le morceau ne manquait pas d’envolée. Il fut suivi d’autres opuscules haute-priorité : « Mon premier coup de brosse ; pourquoi not’ officier de pont, il est de la pédale ; Pierre-le-doré se déchaîne. » Lorsque le Scaffold toucha Naples, sa première escale, il y avait exactement douze messages, classés avec soin par Pig sous la lettre F.
Mais le péché actuel appelle, à la longue, le châtiment. Quelque temps après, entre Barcelone et Cannes, Pig connut des jours noirs. Une nuit qu’il était allé fouiller au poste des transmissions, il s’endormit, tout debout, contre la porte de la cabine de l’officier de détail. C’est à ce moment-là que le bateau eut l’idée de rouler de dix degrés sur bâbord. Pig s’affala, tel un cadavre, sur le lieutenant terrifié.
— Bodine, brailla l’officier du pont, abasourdi. Vous dormiez, ou quoi ?
Pig continua de ronfler sur une litière de demandes de permission exceptionnelle. On le muta à la cuisine du mess. Le premier jour, il s’endormit au beau milieu du service, et rendit immangeable une pleine chaloupe de purée de pommes de terre. Aussi, le lendemain, fut-il préposé à la soupe, confectionnée par Potamos, le coq, et à laquelle de toute façon personne ne touchait. Il semblait bien que les genoux de Pig avaient cette faculté particulière de se bloquer, qui lui aurait permis, le Scaffold eût-il été à égal tirant d’eau, de dormir debout. Il devint un cas, une curiosité médicale. Quand le bateau rentra aux États-Unis, on le mit en observation à l’hôpital de la marine de Portsmouth. Lorsqu’il retourna à bord du Scaffold, il fut affecté à l’équipe de pont, sous les ordres d’un certain Pappy Hod, le second du bosco. En deux jours, Pappy avait réussi à le faire sortir de ses gonds pour la première fois de sa vie, et ce ne fut que le début d’une longue série de provocations.
Pour l’instant, la radio diffusait une chanson sur Davy Crocket, qui avait le don de choquer Winsome profondément. C’était l’année 1956, au plus fort de l’engouement pour le bonnet en fourrure de raton laveur. Des millions de gosses, partout où l’on portait les yeux, se baladaient avec, sur leur chef, le symbole freudien et touffu de l’hermaphrodisme. Des légendes stupides circulaient au sujet de Crocket, qui toutes contredisaient ce que Winsome avait entendu raconter, étant enfant, dans les montagnes du Tennessee. Ce personnage, un saoulard à la langue ordurière, grouillant de vermine, ce représentant de l’ordre corrompu, ce pionnier sans zèle, était monté en épingle pour l’édification de la jeunesse du pays et présenté comme un échantillon de la suprématie anglo-saxonne, à l’esprit sublime, au corps bien découplé. On en avait fait un héros, tel que Mafia aurait pu le concevoir au sortir d’un rêve particulièrement farfelu et érotique. Winsome avait même composé sa propre biographie sur le rythme la-la-la-la, et avec cette combinaison simplette de trois, vous pouvez les compter, de trois changements d’accord :
Né à Durham, en l’année vingt-trois,
D’un papa qu’était sans emploi,
Dès qu’il sait marcher, il prend part aux lynchages
Et dérouille un nèg’ qu’a bien six fois son âge.
Refrain :
Roony Roony Winsome,
Le roi de la danse-en-l’air,
Adolescent, il s’en va, le soir,
Derrièr’ les voies jouer paire et noir’,
Jamais ne revient bredouille de la chasse,
Et jamais ne paie plus d’un dollar la passe.
A Winston Salem, pouss’ des cris de Sioux,
S’enlève une belle qu’a pas froid aux yeux,
Mais voilà le dab’ qui vient fout’ la pagaille,
Parce que sa fillette épaissit de la taille.
La guerre éclate et il s’ fait la pair’,
Tout flambant d’une ardeur guerrier’,
Mais bientôt s’apaise son zèle patriote,
Car il se fait pas au menu d’ la popote.
S’en ressent pas d’ bombarder les ponts,
Pas plus, d’ailleurs, qu’ de tuer l’ Nippon,
Aussi sec il s’ fait muter dans l’Intendance
Et termin’ la guerr’ dans un château de France.
Tout rent’ dans l’ordre et lui au bercail,
Pense au plaisir, aussi au travail,
Mais, les jours passant, il faut bien qu’il déchante,
Trouv’ son premier job en mil neuf cent cinquante,
Est embauché à radio-télé,
C’est pas marrant, mais c’est bien payé,
Torche des dialogu’s, des plans, des synopsis’ses,
En rongeant son frein dans ce médiocre office.
Un jour de gloir’, voilà qu’y s’ dégotte
Une pépée qui vraiment lui botte,
Mafia est son nom, l’a tout d’ la vierge sage
Et, c’ qui ne gâte rien, c’est une affaire au page.
Maint’nant il a une maison de disqu’
Un tiers sur la vent’, plus le salaire’ fix’,
Et une jolie femme qui veut mettre en pratique
Une théorie en tous points pragmatique.
Roony, Roony Winsome,
Le roi de la danse-en-l’air.
Pig Bodine avait sombré dans le sommeil. Mafia, dans la pièce voisine, se regardait dans la glace tout en ôtant ses vêtements. « Et Paola, songea Roony, où es-tu ? » Elle avait pris l’habitude de disparaître, parfois pendant deux ou trois jours consécutifs, et jamais personne ne savait où elle allait.
Rachel consentirait peut-être à plaider sa cause auprès de Paola. Il cultivait, il le savait bien, certains principes très XIXe siècle sur ce qui se fait. La fille elle-même était une énigme. Elle parlait à peine, elle n’allait plus que très rarement à la Cuiller rouillée, quand elle savait Pig ailleurs. Pig la convoitait. Dissimulé derrière un code qui n’agressait que les officiers (« Et les cadres civils ? » se demandait Winsome) Pig, il en était convaincu, visionnait déjà Paola, partenaire, image après image, de ses fantaisies gaillardes et filmées. « C’est normal », se disait-il. Cette gosse avait l’aspect passif d’un objet de sadisme, parée d’une variété de costumes et de fétiches inanimés, torturée, soumise à toutes les étranges indignités, figurant dans le catalogue de Pig, ses membres lisses et, bien entendu, de virginale apparence, tordus en une gymnastique propre à enflammer un appétit décadent. Rachel avait raison. Pig, et même peut-être Paola, ne pouvaient tirer leur origine que d’une danse-en-l’air. Il ne restait plus à Winsome, qui s’en était proclamé le roi, qu’à déplorer qu’elle eût jamais lieu. Comment s’était produit la chose, comment quelqu’un, comment lui-même, avait-il pu y participer, il ne le savait pas. Il entra dans la chambre pour découvrir Mafia qui, baissée, ôtait son mi-bas. « Accessoire d’écolière », se dit-il. Il lui administra une claque vigoureuse sur la fesse la plus proche ; elle se redressa, se retourna, et il la gifla à la volée.
— Non, fit-elle.
— C’est la nouvelle manière, dit Winsome, histoire de varier un peu.
Une main dans son entrejambe, l’autre entortillée dans ses cheveux, il la souleva comme une victime qu’elle n’était pas, la porta ou la balança sur le lit, où elle resta affalée, dans un étalage de peau blanche, de poils pubiens et de chaussettes noires, le tout mêlé. Il tira la fermeture de sa braguette.
— Tu n’oublies pas quelque chose ? demanda-t-elle, timide, à moitié craintive, en désignant, d’une petite secousse de cheveux, le tiroir de la commode.
— Non, dit Winsome, je ne vois pas.
Profane retourna à l’agence Espace-Temps, convaincu que Rachel, c’était, pour le moins, la chance. Bergomask lui avait donné le job.
— C’est épatant. Il nous paie nos services, tu ne nous dois rien.
L’heure de fermeture approchait. Elle commença à ranger son bureau.
— Viens avec moi à la maison, dit-elle calmement. Tu n’as qu’à m’attendre devant l’ascenseur.
Mais il se souvenait, appuyé au mur, dans le couloir : avec Fina, les choses s’étaient passées de la même façon. Elle l’avait ramené chez elle, comme un chapelet ramassé dans la rue, et s’était persuadée qu’il était magique. Fina avait été une fervente catholique romaine comme son père. Rachel était juive, il se le rappelait, comme sa mère. Peut-être ne souhaitait-elle que le nourrir, jouer auprès de lui la mère juive.
Ils descendirent dans l’ascenseur encombré, l’un contre l’autre et silencieux, elle enveloppée, sereinement, dans un imperméable gris. Au tourniquet du métro, elle mit deux jetons dans la fente.
— Hé, fit Profane.
— T’es fauché, dit-elle.
— Je me fais l’effet d’un gigolo.
C’était vrai. Toujours il y avait ces quinze cents, le demi-salami dans le réfrigérateur, ou autre chose, dont elle comptait le nourrir.
Rachel avait décidé de loger Profane chez Winsome et de le faire manger chez elle. L’appartement de Winsome était connu des gens de la Tierce comme le boxon du Westside. Il y avait assez de superficie pour tous en même temps, et Winsome voulait bien loger n’importe qui.
Le lendemain soir, Pig Bodine apparut chez Rachel à l’heure du dîner, saoul et toujours en quête de Paola, qui était sortie Dieu sait où.
— Ho ! fit Pig à l’adresse de Profane.
— Mon pote, dit Profane.
Ils ouvrirent des canettes.
Bientôt Pig les embarqua au V-Note écouter McClintic Sphere. Rachel s’absorba dans la musique, tandis que Pig et Profane évoquaient et se renvoyaient des histoires de mer. Quand ce fut la pause, Rachel se laissa porter jusqu’à la table de Sphere et découvrit qu’il avait décroché un contrat avec Winsome et allait graver deux L P pour les disques « l’Etrangeoïde ».
Ils bavardèrent un moment. La pause prit fin. Les quatre musiciens remontèrent sans se presser sur l’estrade, traînèrent un peu en accordant les instruments, puis attaquèrent un morceau, composé par Sphere et intitulé En fugue ton pote. Rachel revint vers Pig et Profane. Ils parlaient de Pappy Hod et de Paola. « Merde, merde, (en aparté) dans quoi je l’ai embringué ? Dans quoi je l’ai rembringué ? »
Elle se réveilla le lendemain matin, un dimanche, avec une légère gueule de bois. Winsome, dehors, ébranlait la porte de ses poings.
— C’est jour de repos, marmonna-t-elle. Nom de nom !
— Cher père-confesseur, dit-il, avec un air de n’avoir pas fermé l’œil de la nuit, ne soyez pas fâché.
— Va le dire à Eigenvalue. (Elle s’en fut vers la cuisine d’un pas irrité.) C’est quoi ton problème ?
Mafia, bien entendu. Il faut dire que tout ça, c’était voulu. Sa chemise était celle de l’avant-veille et il ne s’était pas peigné, afin de mettre Rachel dans l’ambiance. Quand on souhaite qu’une fille fasse pour vous l’entremetteuse auprès de sa copine, on ne le déclare pas tout de go. Il faut d’abord faire preuve d’une certaine subtilité. Ce désir de discuter de Mafia n’était, en somme, qu’un prétexte.
Rachel voulut savoir, et cela n’avait rien d’étonnant, s’il avait déjà consulté le dentiste, et Winsome répondit « non ». Eigenvalue, ces derniers temps, avait été occupé par des séances avec Stencil, « entre hommes ». Roony, d’ailleurs, avait besoin de l’avis d’une femme. Elle versa le café et lui déclara que ses deux camarades étaient sorties. Il ferma les yeux et fonça :
— Je crois qu’elle cavale beaucoup, Rachel.
— Tâche de t’en assurer et divorce.
Ils vidèrent deux cafetières. Roony vida son sac. A 3 heures, Paola arriva, leur adressa un bref sourire, disparut dans sa chambre. N’avait-il pas rougi un tout petit peu ? Son cœur battait plus vite. Nom d’une pipe, il avait tout d’un jouvenceau. Il se leva.
— Tu veux bien qu’on en reparle ? demanda-t-il. Même pour ne rien dire ?
— Si ça peut te soulager. (Elle sourit, sans y croire une seconde.) Et qu’est-ce que c’est que ce contrat avec McClintic ? Me dis pas que « l’Etrangeoïde » va sortir des disques normaux, maintenant ? Qu’est-ce que t’as, tout d’un coup ? Des principes religieux ?
— Oui, si tant est que j’aie quelque chose.
Il rentra chez lui à pied, à travers Riverside Park, en se demandant s’il avait bien fait. « Après tout, pensa-t-il soudain, Rachel pourrait s’imaginer que c’est elle que je veux et non pas sa petite camarade. »
De retour à son appartement, il trouva Profane en conversation avec Mafia. « Miséricorde, se dit-il, je ne veux qu’une chose : dormir ! » Il gagna le lit, se mit en position fœtale et très vite, contre toute attente, il sombra.
— Vous me dites que vous êtes moitié juif et moitié italien, discourait Mafia dans la pièce voisine. Terriblement amusant, ce rôle ! Comme Shylock, non e vero, ha ha. Il y a un jeune acteur à la Cuiller rouillée qui se prétend juif arméno-irlandais. Il faut que vous fassiez sa connaissance.
Profane avait pris la décision de ne pas discuter. Aussi se contenta-t-il de dire :
— Ça doit être bien, comme endroit, cette Cuiller rouillée. Mais c’est trop alambiqué pour moi.
— Alambiqué, dit-elle, rien du tout. L’aristocratie, elle est dans l’âme. Vous descendez, peut-être, d’une lignée de rois. Qui sait.
« Je le sais, songeait Profane. Je descends d’une lignée de jocrisses, et Job en est le chef. » Mafia portait une robe tricotée, dont la fibre permettait de voir au travers. Elle était assise, le menton sur les genoux, si bien que le bas de sa jupe s’ouvrait sur ses cuisses. Profane se retourna à plat ventre. « Voilà qui va être intéressant », se dit-il. La veille, Rachel l’avait amené là par la main, pour découvrir Charisma, Fu et Mafia en train de jouer au chat perché australien, par équipes de deux joueurs, moins un, sur le parquet du living-room.
Mafia, d’une torsion de hanches, s’était allongée parallèlement à Profane. Avec l’idée, semblait-il, que leurs nez se touchent. « Ma parole, elle doit croire que c’est très gamin », pensait-il. Mais Fang, le chat, arriva en trombe et sauta entre eux. Mafia se coucha alors sur le dos et se mit à le gratter et à le caresser. A pas de loup, Profane s’en fut vers le frigo pour se réapprovisionner en canettes. Et c’est là que Pig Bodine et Charisma firent leur entrée en chantant une chanson à boire :
Y a des bars amortis partout en Amérique,
A qui les amortis réservent leur pratique,
S’expliquent en corps à corps, à Baltimore,
S’enfreudent aimablement, à la New Orleans,
Discutent Zen et Becket, à Keokuk, Iowa,
Et s’ tapent des expressos, à Terre-Haute, Indiana,
(Qu’est un vide culturel, si jamais il en fut.)
Mais moi qui ai traîné mes guêt’s
Depuis Boston, Massachusetts,
Jusqu’au Pacifique, aux flots verts,
Je dis : y a pas, c’est la Cuiller
Rouillée qu’est l’ paradis sur Terr’.
C’était comme s’ils avaient implanté une parcelle de ce cénacle parmi les dignes façades de Riverside Drive. Bientôt, sans que personne ne s’en fût rendu compte, une soirée s’organisa. Fu arriva, s’installa au téléphone et se mit à appeler des gens. Des filles apparurent, comme par miracle, à la porte d’entrée laissée ouverte. Quelqu’un brancha la radio sur F M, quelqu’un sortit chercher de la bière. La fumée des cigarettes s’accrocha au plafond bas, en longues traînées de brume. Deux ou trois affiliés cernèrent Profane dans un coin, pour l’initier aux us et coutumes de la Tierce. Il les laissa pérorer, en buvant sa bière. Bientôt il fut saoul et la nuit tomba. Il pensa à remonter le réveil, trouva dans une chambre un coin inoccupé et s’endormit.
Cette nuit-là, le 15 avril, David Ben Gourion avertit son pays, dans son discours de la fête de l’Indépendance, que l’Égypte se proposait de massacrer Israël. Une crise dans le Moyen-Orient semblait imminente depuis l’hiver. Le 19 avril, un cessez-le-feu entre les deux pays prit effet. Grace Kelly épousa le prince Rainier de Monaco ce même jour. Le printemps s’avançait ainsi, avec ses grands courants et ses petits remous, qui tous s’exprimaient dans les gros titres des journaux. Les gens lisaient les nouvelles de leur choix, et chacun, conséquemment, construisait sa propre tanière avec la charpie et la glume de l’Histoire. Dans la seule ville de New York, il y avait, grosso modo, cinq millions de ces tanières. Et allez savoir, en plus, ce qui se passa derrière la tête des Premiers ministres, des chefs d’État et des hauts fonctionnaires, dans les capitales du monde. Sans doute leur interprétation personnelle de l’Histoire se traduit-elle par des actes. Si, dans ces sphères, les types humains se trouvent normalement répartis, la chose est certaine.
Stencil, quant à lui, échappait au système. Fonctionnaire sans titre, architecte-malgré-lui des intrigues et conférences secrètes, il aurait dû, comme son père, avoir le goût de l’action. Mais, au lieu de cela, passait ses jours dans une certaine disposition végétative, conversant avec Eigenvalue et attendant que Paola révélât sa place dans ce somptueux édifice gothique d’inductions qu’il construisait avec l’acharnement que l’on connaît. Bien sûr, il y avait toujours les indices, mais que, maintenant, il ne recherchait qu’avec une certaine nonchalance et un intérêt mitigé, comme s’il y avait, après tout, des choses plus importantes à faire. La nature de sa mission, néanmoins, ne lui apparaissait pas plus clairement que la forme définitive de son concept-V. ; pas plus clairement, en fait, que la raison première qui l’avait poussé à poursuivre V. Il sentait simplement (« d’instinct », disait-il) quand un renseignement était utile ou non : quand il fallait négliger un indice, ou le suivre jusqu’à une inévitable et sinueuse piste. Bien entendu, dans un mobile aussi intellectualisé que celui de Stencil, il ne pouvait être question d’instinct : l’obsession s’était imposée, sans conteste, mais à quel point du parcours, par quel moyen ? A moins que Stencil ne fût, ainsi qu’il le proclamait avec insistance, l’homme du siècle, purement et simplement, quelque chose qui, en fait, n’existe pas dans la nature. Il aurait été aisé, d’autre part, dans le langage de la Cuiller rouillée, de le définir comme le contemporain en quête d’une identité. Déjà ils étaient nombreux à conclure que c’était là son problème. Un seul ennui : Stencil avait présentement autant d’identités qu’il pouvait en assumer sans inconvénient majeur ; il était essentiellement celui qui cherche V. (avec toutes les personnifications que cela peut impliquer), et V. n’était pas plus son identité propre que ne l’était Eigenvalue, le dentiste-de-l’âme, ou qu’aucun autre membre de la Tierce.
La chose comportait néanmoins une nuance curieuse d’ambiguïté sexuelle. Quelle bonne plaisanterie en effet si, au terme de cette chasse, il se retrouvait face à face avec soi-même, un soi-même affligé d’une sorte d’inversion de l’âme ! Comme elle rirait, la Tierce, comme elle rirait ! En vérité, il ignorait de quel sexe était V., de quel genre ou espèce. Le fait de supposer que Victoria, la jeune touriste, et Veronica, la rate d’égout, étaient la seule et même V. n’avait rien à voir avec la théorie de la métempsycose : ce n’était, pour Stencil, qu’une façon d’affirmer que sa chasse s’accordait avec la grande CHASSE, la cabale suprême du siècle ; tout comme Victoria s’accordait avec le complot Vheissu et Veronica avec la nouvelle constitution des rats. Si V. était un fait historique, alors son action continuait à ce jour et à ce moment même, puisque l’ultime Complot Qui N’a Pas de Nom n’avait pas encore abouti, quand bien même V. ne serait pas plus « elle » qu’une frégate ou une nation.
Tout au début de mai, Eigenvalue avait présenté Stencil au Bourreau Chiclitz, président de la Yoyodyne, SA, une entreprise qui avait des usines négligemment disséminées à travers tout le pays et des commandes du gouvernement à ne pas savoir qu’en faire. Vers la fin de 1940, Yoyodyne suivait son petit bonhomme de chemin, sous la raison sociale de « le Jouet Chiclitz », avec un minuscule atelier de fabrication, dans les faubourgs de Nudley, New Jersey. Pour une raison ou pour une autre, les gosses d’Amérique connurent à cette époque un emballement simultané et obsessionnel pour le vulgaire gyroscope, celui qu’on déclenche à l’aide d’une ficelle enroulée autour d’un axe, quelque chose comme une toupie. Chiclitz, qui entrevoyait là un débouché intéressant, décida de développer l’affaire. Il était bien parti pour accaparer le marché du jouet-gyroscope, quand soudain lui arriva une bande d’écoliers, en visite organisée, qui lui firent remarquer que leurs jouets étaient conçus sur le même principe que le gyrocompas. « Que quoi ? » fit Chiclitz. Les gosses lui expliquèrent le rôle du gyrocompas, du gyroscope à la Cardan et du gyroscope à direction fixe. Chiclitz se rappelait vaguement, pour l’avoir lu dans un magazine professionnel, que le gouvernement était toujours intéressé par ces appareils-là. On les utilisait sur les bateaux, les avions et, plus récemment, sur les missiles. « Eh bien, se dit Chiclitz, pourquoi pas ? » On affirmait à l’époque que, dans ce domaine, les petites entreprises étaient très encouragées. Chiclitz se mit donc à fabriquer des gyroscopes pour le gouvernement. Avant qu’il eût compris ce qu’il lui arrivait, il se trouva embarqué dans la fabrication d’instruments de télémesure, dans l’appareillage de contrôle, dans l’équipement de transmission. Il ne cessait de s’agrandir, d’acheter, de fusionner. Maintenant, dix ans plus tard, il avait édifié un royaume enchevêtré, producteur d’instruments de contrôle, de fuselages, d’appareils de propulsion et de direction, d’appareils de guidage au sol. La dyne, ainsi que le lui avait expliqué un ingénieur nouvellement embauché, était une unité de force. Aussi, pour symboliser les humbles débuts de l’empire Chiclitz et apporter simultanément une idée de force, de hardiesse, d’habileté technique et de robuste individualisme, Chiclitz baptisa-t-il la société Yoyodyne.
Stencil visita l’une de ses usines, quelque part dans Long Island. Parmi les instruments de guerre, quelque indice pouvait surgir qui lui désignerait la cabale. C’est ce qui arriva. Bientôt Stencil découvrit, à moitié caché par une forêt de classeurs, et sirotant sans hâte son café dans un gobelet de carton (qui de nos jours fait partie de la panoplie de l’ingénieur), un monsieur porcin, au crâne dégarni, vêtu d’un complet de coupe européenne. Le nom de l’ingénieur était Kurt Mondaugen. Il avait travaillé, mais oui, à Peenemunde, faisant des recherches sur les Vergeltungswaffen Eins et Zwei. L’initiale magique !… Très vite, l’après-midi s’était écoulé et Stencil avait pris rendez-vous, afin de reprendre la conversation.
Une semaine plus tard, ou à peu près, dans une des salles annexes et isolées de la Cuiller rouillée, Mondaugen conta, devant une immonde imitation de bière munichoise, ses jeunes années dans le Sud-Ouest africain.
Stencil l’écouta attentivement. Le récit proprement dit et les questions consécutives durèrent plus d’une demi-heure. Pourtant, le mercredi suivant, dans l’après-midi, lorsque Stencil fit le compte rendu de l’entretien, celui-ci avait subi des changements considérables : selon l’expression d’Eigenvalue, il s’était stencilisé.
Waves : Women accepted for voluntary Emergency Service, branche féminine de réserve de l’armée US. (N. d. T.)