I

Où l’on voit Benny Profane, jocrisse et yo-yo humain atteindre l’apochéirie


1

Le soir de Noël 1955, Benny Profane, vêtu de jeans noirs et d’une veste de daim, des tennis aux pieds et le grand chapeau de cow-boy sur la tête, vint à passer par Norfolk, État de Virginie. Docile à ses impulsions sentimentales, il eut envie de rendre visite à la Tombe du marin, le vieux caboulot de son temps de mataf, dans East Main Street. Il s’y rendit par l’Arcade au bout de laquelle, côté East Main, un vieux chanteur des rues était assis avec sa guitare et une boîte vide d’alcool solidifié en guise de sébile. Sur la chaussée, un sous-commissaire de bord s’essayait à uriner dans le réservoir d’une Packard « Patricia » 54, entouré de cinq ou six novices qui lui prodiguaient des encouragements. Le vieux chantait d’une voix de baryton, agréable et ferme :

Dans la vieille rue d’East Main

C’est tous les soirs Noël.

Les matafs et leurs bell’s

Sont bien de cet avis.

Le néon rouge et vert

Fait signe aux gens de mer :

Vos désirs les plus chers

Là seront assouvis !

Venez, la bièr’ ruisselle,

Les fill’s n’ sont pas pucelles !

Oui, pour vous et pour elles,

Dans notre rue d’East Main,

C’est tous les soirs Noël.

— Vas-y, chef ! braillait un duo de marins.

Profane tourna le coin… Comme toujours, sans crier gare, East Main l’assaillit.

Depuis sa démobilisation de la marine, Profane avait travaillé au hasard de la route et, quand le travail manquait, il se contentait de trimarder, montant et descendant la côte est, tel un yo-yo. Et cela avait bien duré un an et demi. A force de fouler des pavés à patronyme, dont il ne se souciait plus de faire le compte. Profane en était venu à considérer les rues avec une certaine méfiance, les rues comme celle-là, notamment. En fait, pour lui, elles s’étaient toutes fondues en une rue unique et abstraite qui, par les nuits de pleine lune, devenait cauchemar. Sar East Main, ghetto du marin saoul, dont personne n’a que faire1, vous secouait les nerfs avec la soudaineté du rêve banal qui tourne au rêve d’épouvante. Le chien se change en loup, la lumière en crépuscule, le vide en présence à l’affût. Voici vos marines novices dégobillant sur la chaussée, voici la barmaid qui porte sur chaque fesse une hélice tatouée. Et le fou furieux en puissance qui étudie la meilleure méthode pour passer à travers la vitrine… (à quel moment poussera-t-il son cri de guerre Géronimo2 ? Avant l’éclatement du panneau, ou après ?). Et le matelot de pont qui, blindé à zéro, pleure au fond de la ruelle car, la dernière fois que les SP3 l’avaient ramassé dans cet état, il avait eu droit à la camisole. Sous la semelle, le long du trottoir, on sent parfois comme une vibration : c’est un SP qui, à quelques réverbères de là, scande le « ressent » à coups de casse-tête. Et, par là-dessus, une clarté qui rend laids et verts les visages, celle des lampes à vapeur de mercure, fuyant en un V asymétrique vers l’est, où tout est noir et où il n’y a plus de bars.

A son arrivée à la Tombe du marin, Profane tomba sur un début de bagarre entre matafs et cols de cuir. Debout sur le pas de la porte, il suivit un moment l’explication, puis s’étant rendu compte qu’il avait déjà, de toute façon, un pied dans la Tombe, plongea en avant, esquiva les combattants et s’affala, ou tout comme, près de la barre de bronze.

— Y a donc pas moyen qu’un homme vive en paix avec son prochain ? fit une voix perplexe derrière l’oreille gauche de Profane.

C’était Béatrice, la barmaid, chérie de la 22e division de torpilleurs et, inutile de le dire, du vieux rafiot de Profane, le contre-torpilleur USS Scaffold.

— Benny ! cria-t-elle.

Les retrouvailles furent tendres après une si longue absence. Profane se mit à dessiner dans la sciure des cœurs percés de flèches, des mouettes portant des banderoles dans leur bec, où on lisait : « A ma Béatrice. »

L’équipage du Scaffold n’était pas là, le baquet en question ayant appareillé pour la Méditerranée dans la soirée de la veille, au milieu d’une tempête de rouscaille exhalée par l’équipage et que l’on pouvait entendre à travers la rade4 nuageuse (ainsi, du moins, va le récit) comme les échos de quelque bateau fantôme, et même jusqu’à Little Creek… En conséquence, ce soir-là, il y avait quelques barmaids de plus dans les salles, tout au long d’East Main. Car, d’après ce qu’on raconte (en toute connaissance de cause), à peine un bâtiment comme le Scaffold a-t-il largué ses amarres que certaines épouses de marins troquent leurs vêtements civils contre l’uniforme de barmaid, arrondissent en anse leur bras porteur de bière et s’exercent au sourire sucré de pute. Et cela, alors que la clique du NOB5 joue Ce n’est qu’un au revoir et que les torpilleurs font souffler leurs cheminées en noirs flocons sur les cocus en puissance qui, rangés en un garde-à-vous viril, prennent congé de la terre avec regret et un imperceptible sourire.

Béatrice apporta la bière. Il y eut un glapissement derrière elle à l’une des tables du fond ; elle sursauta, et la bière gicla par-dessus bord.

— Misère ! dit-elle. Voilà Ploy qui remet ça !

Ploy était maintenant mécanicien à bord du dragueur Impulsive et un objet de scandale permanent sur toute la longueur d’East Main. Il mesurait cinq pieds et nib de pouces dans ses bottes de mataf, et cherchait toujours la bagarre avec les plus costauds à bord, sachant qu’ils ne le prendraient pas au sérieux. Dix mois plus tôt (juste avant qu’il ait été muté du Scaffold), la marine avait décidé d’arracher à Ploy toutes ses dents. Fou de colère, Ploy, jouant des poings, avait déjà mis en échec un chef de manœuvre et deux dentistes du bord, lorsqu’on se rendit compte qu’il entendait bel et bien conserver sa denture.

— Mais réfléchissez une minute ! braillaient les dentistes, qui refoulaient le fou rire tout en parant ses poings minuscules. Vous vous rendez compte ?… Curetage des canaux… abcès gingivaux…

— Non ! beuglait Ploy.

Ils durent, pour en finir, l’assommer d’une giclée de pentothal dans le biceps. A son réveil, Ploy vit le monde basculer et débita à tue-tête une longue suite d’infamies. Pendant deux mois, on le vit errer, tel un spectre, sur le Scaffold et, subitement, bondir, s’accrocher au barrot comme un orang-outan, cherchant à fracasser à coups de pied les dents de ses supérieurs.

Parfois, il se hissait sur le cabestan et haranguait qui voulait l’écouter de sa bouche pâteuse aux gencives meurtries. Quand ses muqueuses furent guéries, on lui présenta un dentier complet et étincelant du modèle réglementaire.

— Malheur ! meugla-t-il.

Il voulut sauter par-dessus bord, mais son élan fut stoppé par un nègre gargantuesque, nommé Dahoud.

— Allons, voyons, p’tit gars, fit Dahoud, en soulevant Ploy par la tête et en observant cette convulsion de bleus de chauffe et de désespoir, qui battait furieusement des jambes à un demi-mètre du pont. Pourquoi tu fais ça ?

— Je veux mourir, mec, c’est tout ! cria Ploy.

— Tu sais donc pas, dit Dahoud, que la vie c’est ton bien le plus précieux ?

— Hou, hou, fit Ploy à travers ses larmes. Et pourquoi ?

— Parce que, sans elle, t’es mort.

— Ah ? fit Ploy.

Il réfléchit à la chose pendant une semaine. Il se calma enfin, recommença à prendre des permissions. Sa mutation sur l’Impulsive devint réalité. Bientôt, après l’extinction des lumières, les autres mécaniciens entendirent d’étranges raclements venant de la couchette de Ploy. Cela dura trois bonnes semaines et puis, un matin, vers deux heures, quelqu’un alluma, et Ploy apparut, assis en tailleur sur sa couchette, en train d’aiguiser ses dents avec une petite lime bâtarde. Au prochain soir de paie, Ploy, qui partageait une table à la Tombe du marin avec d’autres lascars de la chauffe, semblait plus détendu que d’ordinaire. Vers onze heures, Béatrice vint à onduler près de lui, avec son plateau chargé de bière. Rayonnant, Ploy tendit le cou, ouvrit toutes grandes ses mâchoires et plongea son dentier fraîchement aiguisé dans la fesse droite de la barmaid. Béatrice poussa un hurlement, les verres volèrent en une trajectoire parabolique et scintillante, éclaboussant la Tombe du marin de bière délavée.

Cela devint le divertissement préféré de Ploy. On se passa le mot dans la division, dans l’escadrille et, peut-être, dans toute la flottille atlantique. Des gens qui n’appartenaient ni à l’Impulsive ni au Scaffold venaient voir le spectacle. Bien des bagarres furent ainsi provoquées, comme celle qui se poursuivait à ce même moment.

— Qui il a eu ? demanda Profane. J’ai pas fait attention.

— Béatrice, répondit Béatrice.

Le nom de Béatrice désignait n’importe quelle barmaid. Mme Buffo, propriétaire de la Tombe du marin, dont le prénom était également Béatrice, avait, en effet, une théorie selon laquelle, à l’instar des enfants en bas âge qui appellent toutes les femmes « maman », les marins, aussi désemparés à leur façon que les bambins, devaient appeler toutes les barmaids Béatrice. Et, pour parachever cette politique maternaliste, elle avait fait exécuter des robinets à bière en caoutchouc mousse, affectant la forme de gros seins. Entre huit et neuf heures les soirs de paie, se produisait quelque chose que Mme Buffo appelait l’heure de la tétée. Elle ouvrait officiellement la séance en émergeant de l’arrière-salle, vêtue d’un kimono brodé de dragons, don d’un admirateur de la 7e flotte, portait à la bouche un sifflet de maître d’équipage et modulait « A la soupe ! ». A ce signal, tout le monde se précipitait la tête la première, et les chançards qui parvenaient à atteindre un robinet avaient droit à la tétée. Il y avait sept robinets et, d’habitude, une moyenne de deux cent cinquante marins pour ces réjouissances.

La tête de Ploy apparut au coin du bar. Il fit claquer ses dents à l’adresse de Profane.

— Çui-là, dit-il, c’est mon ami Dewey Gland, qui vient d’embarquer.

Il désigna un gars du Sud, long, à la figure triste, à l’immense tarin busqué, qui avait rejoint Ploy en traînant une guitare dans la sciure.

— Bonsoir, dit Dewey Gland, j’ai envie de vous chanter une petite chanson.

— Pour fêter ton retour dans les PCE, expliqua Ploy. Il la chante à tout le monde.

— Ça date d’il y a un an, dit Profane.

Mais Dewey Gland posa un pied sur la barre de bronze, la guitare sur son genou et plaqua quelques accords. Au bout de huit mesures, il se mit à chanter sur un rythme de valse :

Pauv’ civil effaré

Qu’est-ce qu’on va te pleurer

Du gaillard à la cale,

Même l’officier de pont,

Pauvre con,

Faut qu’y chiale !

Avoue que t’as eu tort

D’enjamber le plat-bord

Sur un coup de cabèche

Moi, j’aimerais mieux crever

Que de me retrouver,

Pauv’ civil effaré,

En cal’ sèche !

— C’est joli, dit Profane, en parlant dans son verre à bière.

— C’est pas fini, déclara Dewey Gland.

— Ah, fit Profane.

Un miasme maléfique l’enveloppa soudain par-derrière, un bras tomba, tel un sac de patates, sur son épaule et dans son champ visuel apparut un verre à bière que serrait une grosse patte incongrûment gainée d’une peau de babouin décédé.

— Benny ! Alors, le tapin, ça rapporte ? Hieuff, hieuff…

Ce rire ne pouvait être émis que par l’ancien compagnon de bord de Profane, Pig Bodine. Profane se retourna. Hé oui. Le « hieuff hieuff » était une approximation de rire, obtenu en appuyant la pointe de la langue contre les incisives du haut et en expulsant de la gorge une sorte de râle. Le son en était, à la satisfaction de Pig, abominablement obscène.

— Ce vieux Pig ! T’es plus dans la course, on dirait ?

— J’ suis désert. Pappy Hod, le bosco, il m’a scié le dos.

Le meilleur moyen d’esquiver la SP, c’est de ne pas se blinder et de ne pas quitter les copains. D’où la Tombe du marin.

— Comment il va, Pappy ?

Pig lui raconta la rupture entre Pappy et la barmaid qu’il avait épousée. Elle était petite et travaillait à la Tombe du marin. Oui. La jeune mariée. Paola. Elle avait déclaré seize ans, mais va savoir ! Car elle était née juste avant la guerre, et la bâtisse où il y avait ses papiers avait été détruite comme la plupart des bâtisses sur l’île de Malte.

Profane avait assisté à leur rencontre : le Metro Bar, dans Strait Street. Fond de bas-fonds. La Valette, Malte.

— Chicago ! (C’est Pappy qui parle de sa voix de gangster.) Vous avez entendu parler de Chicago ?

Et, ce disant, l’œil sinistre, il fourre la main sous son tricot, le numéro classique de Pappy Hod, sur tout de littoral méditerranéen. C’est un mouchoir qu’il sort, et non un calibre ou un rigolo, et il se mouche et il éclate de rire à l’adresse de la fille, n’importe laquelle, qui lui fait face. A toutes les films américains ont enseigné les mimiques stéréotypées, à toutes sauf à Paola Maijstral qui continue de le regarder sans faire palpiter la narine, le sourcil au point mort.

En fin de compte, Pappy emprunta cinq cents dollars contre sept cents à la caisse noire du coq pour le passage de Paola aux États-Unis.

Peut-être n’avait-elle vu là qu’un moyen de parvenir en Amérique, obsession de toutes les barmaids autour de la Méditerranée, où l’on avait de quoi manger, des vêtements chauds, des maisons toujours chaudes et tout entières. Pappy dut mentir au sujet de son âge pour la faire entrer dans le pays. Elle pouvait, d’ailleurs, avoir n’importe quel âge à son choix, et on la soupçonnait d’appartenir à n’importe quelle nationalité, car Paola connaissait des bribes de toutes les langues.

Pappy Hod l’avait décrite au bénéfice des matelots de pont dans le cagibi du bosco, à bord du USS Scaffold. Il en parlait d’ailleurs avec une curieuse tendresse, comme si, tout doucement, il commençait à se rendre compte, à mesure, peut-être bien, que se dévidait son boniment, qu’il y avait plus de mystère dans la vie sexuelle qu’il ne l’avait imaginé et qu’il ne connaîtrait jamais la formule, en fin de compte, car elle ne pouvait être mise en chiffres. Et tout cela constituait une drôle de découverte, après quarante-cinq ans d’existence, pour ce marloupin qu’était Pappy Hod.

— Un beau p’tit lot, dit Pig, du coin de la bouche.

Profane jeta un coup d’œil vers le fond de la Tombe du marin et il la vit avancer à travers la fumée accumulée de la nuit. Elle avait tout de la barmaid d’East Main. C’est comme les trucs qu’on raconte sur le lièvre de la prairie dans la neige et sur le tigre dans les hautes herbes sous le soleil.

Elle sourit à Profane : triste, avec effort.

— Tu viens rempiler ?

— Je suis juste de passage, répondit Profane.

— Tu vas venir avec moi sur la côte ouest, intervint Pig. Y a pas une bagnole de la SP qui peut se mesurer avec ma Harley.

— Attention ! cria le petit Ploy, en sautillant sur un pied. Attendez, les gars ! Bougez pas ! (Il pointait le doigt.)

Mme Buffo était dressée sur le comptoir dans son kimono. Le silence se fit dans la salle. Il y eut une trêve momentanée entre matafs et cols de cuir qui obstruaient la porte.

— Les gars, dit Mme Buffo, aujourd’hui c’est veille de Noël.

Elle produisit au jour le sifflet de quartier-maître et se mit à souffler. Les premières notes s’échappèrent vibrantes, ferventes, comme les modulations d’une flûte, au-dessus des yeux dilatés et des bouches béantes. Tous, à la Tombe du marin, écoutaient, pétrifiés de respect, car peu à peu on s’était rendu compte qu’elle jouait C’était minuit, sous un ciel clair… pour autant que le lui permettait le registre limité d’un sifflet de bosco. Du fond de la salle, un jeune réserviste qui, dans le temps, avait fait du cabaret autour de Philadelphie reprit la mélodie à voix basse. Les yeux de Ploy brillaient :

— La voix d’un ange ! déclara-t-il.

Ils avaient attaqué le couplet Paix sur la terre, hommes de bonne volonté, par la grâce de Notre Seigneur, quand Pig, athée à tous crins, décida qu’il n’en supporterait pas davantage.

— Ça, fit-il d’une voix forte, ça m’a tout l’air d’être la « soupe » !

Mme Buffo et le réserviste se turent. Il fallut une seconde pour que les autres enregistrent le message.

— La tétée ! hurla Ploy.

Et le charme fut, comme qui dirait, rompu. Pleins d’astuce, les hôtes de l’Impulsive se fondirent en un groupe compact, au milieu des brusques remous des joyeux matafs. Il saisirent Ploy à bras-le-corps et foncèrent en emportant le minuscule personnage vers le téton le plus accessible et en ouvrant la voie aux attaquants.

Mme Buffo, figée sur son rempart comme la trompette de Cracovie, reçut l’assaut de plein fouet et tomba à la renverse dans un baquet à glace, pendant que la première vague déferlait sur le comptoir. Ploy, bras tendus, fut catapulté par-dessus le bar. Il attrapa une manette commandant l’un des robinets. Au même instant, ses compagnons le lâchèrent et l’élan emporta Ploy et la manette en un arc descendant : la bière jaillit du sein en caoutchouc mousse en une blanche cascade, inonda Ploy, Mme Buffo et deux douzaines de marins, qui avaient manœuvré par le flanc pour investir les arrières du bar et qui maintenant se tabassaient, cherchant à s’éliminer mutuellement. Le groupe qui avait amené Ploy s’était déployé, avec le propos d’accaparer d’autres robinets. Le premier maître de Ploy s’était accroupi et tenait Ploy par les pieds, prêt à culbuter son homme et à prendre sa place une fois qu’il aurait assez bu. Le détachement de l’Impulsive s’était formé en coin pour l’assaut. Dans son sillage et à travers la brèche, montaient une soixantaine de matafs, la bave aux lèvres, jouant des pieds, des ongles, des coudes, et beuglant à tue-tête. Certains brandissaient des canettes de bière pour s’ouvrir un chemin.

Profane, assis au bout du bar, regardait s’agiter des bottes de mer retaillées à la main, des bas de pantalon à pont, des bords relevés de jeans ; de temps en temps apparaissaient une face ahurie au bout d’un corps affalé, des éclats de canettes brisées et de minuscules cyclones dans la sciure.

Bientôt, son regard dériva. Paola était là, enlaçant sa jambe, la joue pressée contre la cotonnade noire.

— C’est affreux, dit-elle.

— Ah ! dit Profane.

Il lui tapota la tête.

— La paix, soupira-t-elle. C’est bien ce que l’on souhaite, tous, pas vrai, Benny ? Un peu de paix, c’est tout. Que personne ne vous saute dessus pour vous mordre le cul.

— Chut, dit Profane. Regarde. Dewey Gland vient d’encaisser un coup à l’estomac avec sa propre guitare !

Paola murmura quelque chose, les lèvres contre sa jambe. Ils restèrent là, bien tranquilles, sans lever les yeux sur le carnage qui se poursuivait au-dessus d’eux. Mme Buffo s’était offert une crise de larmes. Des gargouillements inhumains assaillaient par-derrière le vieux bar façon acajou pour s’en échapper aussitôt.

Pig avait écarté deux douzaines de verres à bière et s’était installé sur un dressoir derrière le comptoir. Aux moments critiques, il préférait le rôle de voyeur. De son perchoir, il observait avec passion ses compagnons de bord qui, en vagues serrées, bataillaient pour atteindre l’un des sept geysers. La bière avait imbibé la sciure derrière le bar : les échauffourées et les jeux de jambes, genre amateur, y dessinaient d’absurdes hiéroglyphes.

Dehors, il y eut le son des sirènes, des sifflets, des pas précipités.

— Ha, ha, fit Pig.

Il sauta au bas de son étagère, contourna l’extrémité du bar vers Profane et Paola.

— Hé, champion, dit-il, décontracté et plissant les yeux comme si le vent y pénétrait. Le shérif qui s’amène !

— La porte du fond, dit Profane.

— Embarque la greluche, dit Pig.

Les trois coururent en zig-zag à travers le grouillement des corps. En chemin, ils ramassèrent Dewey Gland. Lorsque la patrouille maritime se rua dans la Tombe du marin, matraques brandies, les quatre étaient déjà lancés au galop dans une ruelle parallèle à l’East Main.

— Où on va ? demanda Profane.

— Droit devant nous, répondit Pig. Magne-toi le train !

2

C’est en fin de compte dans un appartement de Newport News qu’ils échouèrent, un appartement occupé par quatre lieutenants Waves6 et un aiguilleur des docks à charbon (un ami de Pig) nommé Morris Teflon, qui assumait en quelque sorte le rôle de père aubergiste. La semaine entre Noël et le jour de l’An ayant été une semaine de cuite, ils étaient à même de reconnaître leurs pareils.

Aussi aucun des premiers occupants ne trouva-t-il à redire lorsqu’ils prirent possession de l’appartement.

Cependant une fâcheuse habitude de Teflon rapprocha Profane de Paola, alors que ni l’un ni l’autre ne le souhaitait. Teflon, en effet, avait un appareil photo, un Leica acquis plus ou moins légalement en Europe, par l’intermédiaire d’un ami de la marine. Pendant les week-ends, quand les affaires marchaient bien et que le rouge vin rital éclaboussait les alentours comme la vague d’un lourd cargo, Teflon accrochait son appareil à son cou et se baladait d’un lit à l’autre, prenant des clichés. Qu’il vendait ensuite à des marins avides dans le bas d’East Main.

Il advint que Paola Hod, née Maijstral, qui avait déserté trop tôt et de sa propre initiative le lit et la protection de Pappy Hod, et trop tard le semi-foyer de la Tombe du marin, connut une crise de dépression qui investit Profane de toutes sortes de talents de guérisseur et de consolateur qu’il ne possédait pas réellement.

— Je n’ai que toi, lui disait-elle en manière d’avertissement. Sois gentil avec moi.

Ils s’asseyaient autour de la table, dans la cuisine de Teflon : Pig Bodine et Dewey Gland faisant face à l’un ou à l’autre, comme des partenaires de bridge, la bouteille de vodka au milieu. Personne ne parlait, sauf pour discuter de ce qu’ils allaient mélanger à la vodka, quand l’ingrédient en cours viendrait à manquer. Cette semaine-là, ils avaient expérimenté le lait, le potage de légumes en boîte et, en désespoir de cause, le jus d’une tranche de pastèque desséchée, qui seule garnissait le réfrigérateur de Teflon. Essayez, un jour, de presser une pastèque dans un petit verre, quand vos réflexes laissent à désirer. C’est quasiment impossible. D’autre part, le repêchage des grains dans la vodka n’était pas non plus une sinécure et provoquait une mauvaise volonté croissante et mutuelle.

Ce qui contribuait à compliquer les choses, c’est que Pig et Dewey avaient tous les deux des vues sur Paola. Tous les soirs, ils venaient voir Profane en commission pour lui demander un prêt hypothécaire.

— Elle est en train d’essayer de se guérir des hommes, tentait d’expliquer Profane.

Mais Pig balayait l’argument ou prenait cela comme une insulte à Pappy Hod, son supérieur de naguère.

Il faut dire que Profane ne prenait pas son fade, bien qu’il fût difficile de deviner ce que Paola désirait vraiment.

— Qu’est-ce que t’entends, demandait Profane, par « sois gentil avec moi » ?

— Que tu ne fasses pas comme Pappy Hod, répondait-elle.

Il renonça bientôt à deviner ses diverses aspirations. A l’occasion, elle se laissait aller à de sombres récits où il était question d’infidélité, de coups dans les gencives, de brutalités d’ivrogne. Profane qui avait briqué le pont, piqué la rouille, manié la brosse métallique, peint et repiqué la coque, pendant quatre ans, sous les ordres de Pappy Hod, était disposé à la croire, du moins à moitié. A moitié, parce qu’une femme n’est que la moitié d’un tout qui, d’habitude, comprend deux faces. Elle leur fit apprendre à tous une chanson que lui avait enseignée un para français, combattant en Algérie et permissionnaire.

Demain le noir matin,

Je fermerai la porte

Au nez des années mortes ;

J’irai par les chemins.

Je mendierai ma vie

Sur la terre et sur l’onde

Du vieux au nouveau monde…7

C’était un gars trapu, bâti comme l’île de Malte : du roc, un cœur insondable. Elle n’avait passé avec lui qu’une seule nuit. Puis il était parti pour Le Pirée.

Elle avait montré à Dewey Gland les accords et ils s’installaient autour de la table dans la cuisine glacée de Teflon, où les quatre flammes du réchaud à gaz dévoraient leur oxygène. Et ils chantaient, chantaient. Quand Profane observait ses yeux, il se disait qu’elle rêvait au para, un type apolitique, sans doute, aussi brave qu’on peut l’être au combat : mais fatigué, voilà, fatigué de repérer des villages indigènes et, le matin, d’inventer des supplices barbares, aussi féroces que ceux du FLN la nuit précédente. Elle portait au cou une médaille miraculeuse (cadeau peut-être d’un marin en bordée à qui elle rappelait une gentille fillette, catholique et américaine, au pays où l’on fait l’amour à l’œil, ou au mariage). Était-elle seulement catholique ? Profane, qui ne l’était qu’à moitié (juif par sa mère) et dont la moralité n’était que fragmentaire (issue de l’expérience et combien précaire !), se demandait quels subtils arguments jésuitiques l’avaient amenée à partir avec lui, à refuser de partager son lit, tout en lui demandant d’être « gentil » avec elle.

L’avant-veille du Nouvel An, ils quittèrent la cuisine et s’en furent au hasard dans une charcuterie-restaurant kasher, à quelques rues de là. En revenant chez Teflon, ils constatèrent que Pig et Dewey étaient sortis : « On va se saouler », disait le mot. L’appartement était illuminé comme pour le réveillon, une radio était branchée sur Wavy, la voix de Pat Boone résonnait dans une des chambres et, dans une autre, il y avait le bruit d’objets lancés avec force. On ne sait trop comment, le jeune couple s’aventura dans une chambre où il y avait ce lit.

— Non, dit-elle.

— Ce qui veut dire oui.

Un râle, émit le lit. Et avant que l’un ou l’autre ait compris ce qui leur arrivait, « Clic », émit le Leica de Teflon.

La réaction de Profane fut celle qu’on pouvait espérer : il bondit du lit avec un rugissement de colère, brandissant son poing au bout du bras. Teflon esquiva facilement.

— Allons, allons, fit-il en rigolant.

L’intimité profanée, ce n’était pas si grave, mais l’interruption était survenue juste avant le moment psychologique.

— Tu t’en fiches, lui disait Teflon.

Hâtivement, Paola se rhabillait.

— Dans la neige, dehors, dit Profane, voilà où on va échouer, Teflon, à cause de ton sacré outil !

— Tiens ! (Il ouvrit l’appareil, tendit la pellicule à Profane.) Tu vas pas faire le con pour ça !

Profane prit le film, mais il ne pouvait se dédire. Il renfila donc ses vêtements et posa le chapeau de cow-boy sur sa tête. Paola mit un caban de marin qui lui était trop grand.

— Allez ouste ! cria Profane. Dans la neige !

Qui était là, bel et bien. Ils attrapèrent un ferry desservant Norfolk et, installés dans l’abri supérieur, burent du café noir dans des gobelets en carton tout en observant des linceuls de neige qui battaient en silence contre les grandes fenêtres. Ils n’avaient rien d’autre à regarder, à part le clodo sur le banc d’en face, et l’un l’autre. Le moteur cognait et ahanait tout en bas, ils le sentaient se répercuter dans leurs fesses, mais ni l’un ni l’autre ne trouvait quelque chose à dire.

— Tu voulais rester ? demanda-t-il.

— Non, non.

Elle frissonna. Trente centimètres de bois séparaient discrètement leurs deux corps. Il n’éprouva pas le besoin de l’attirer plus près de lui.

— C’est toi qui décides.

« Madonna ! se dit-il. Voilà que j’ai charge de famille ! »

Elle hocha la tête : non (pour répondre à quoi ?), le regard fixé sur le bout de ses caoutchoucs. Un moment après, Profane se leva et sortit sur le pont.

La neige qui tombait mollement sur l’eau donnait à la nuit de vingt-trois heures un éclairage de crépuscule ou d’éclipse. Tout là-haut, à quelques secondes d’intervalle, une corne mugissait pour éviter la collision à tout ce qui pouvait se présenter. Et pourtant on pouvait croire, après tout, que cette rade était peuplée de navires vides, inanimés, dont les bruits agressifs n’étaient que turbulence d’écrous ou sifflement de la neige à la surface de l’eau. Et Profane seul au milieu de tout ça.

Il y en a parmi nous qui ont peur de mourir, d’autres craignent la solitude humaine. Profane, lui, redoutait ces paysages, terrestres ou marins, où rien ne vivait que lui-même. Il semblait que toujours il s’y fourvoyât : on tourne un coin de rue, on ouvre la porte du pont-promenade et on y est, en plein pays ennemi.

Mais la porte derrière lui se rouvrit. Bientôt il sentit la main nue de Paola qui se glissait sous son bras, sa joue qui s’appuyait contre son dos. Il ramena son regard intérieur et contempla la nature morte qu’ils formaient, comme l’aurait fait un étranger. Mais elle ne sut rendre le spectacle moins hostile. Ils restèrent ainsi jusqu’au bout de la traversée. Puis le ferry-boat pénétra dans la cale et il y eut le bruit des chaînes, la plainte des embrayages et les voitures qui démarraient.

Ils gagnèrent la ville en car, sans un mot, atterrirent près de l’hôtel Monticello et s’en furent vers l’East Main, pour retrouver Pig et Dewey. La Tombe du marin était plongée dans l’obscurité pour la première fois, du moins Profane ne se rappelait pas l’avoir vue ainsi. Les flics avaient dû boucler la salle.

Ils trouvèrent Pig et Dewey dans l’établissement voisin, le Chester’s Hillbilly Haven. Dewey s’était mis avec l’orchestre.

— C’est la fête, c’est la fête ! cria Pig.

Une douzaine d’ex-marins du Scaffold voulurent organiser une réunion. Pig prit la présidence de cette soirée intime et jeta son dévolu sur le Susanna Squaducci, un paquebot de luxe italien, dont l’aménagement dans les bassins de Newport News était en voie d’achèvement.

— On retourne à Newport News ?

Il décida de ne pas mettre Pig au courant de son conflit avec Teflon. Et voilà le yo-yo qui repartait !

— Il faut que ça cesse, dit-il.

Mais personne ne l’écoutait. Pig était en train de danser là-bas le boogie cochon avec Paola.

3

Profane, cette nuit-là, dormit dans le logement de Pig, au bout du port, près des vieux docks des ferry-boats, et il dormit seul. Paola avait rencontré l’une des Béatrice et était partie coucher chez elle, après avoir promis solennellement à Profane d’être sa cavalière à la soirée du Nouvel An.

Vers trois heures du matin, Profane se réveilla sur le sol de la cuisine, avec un mal de tête. L’air âcre et froid de la nuit filtrait sous la porte et du dehors parvenait un grondement continu.

— Pig ! coassa Profane. Où tu la mets, l’aspirine ?

Pas de réponse. Titubant, Profane pénétra dans la pièce voisine. Pig n’y était pas. Dehors le grondement se fit plus menaçant. Profane s’approcha de la fenêtre et vit Pig au bout de la ruelle, assis sur sa moto, en train d’emballer le moteur. La neige tombait en minuscules points scintillants et la ruelle avait son propre et étrange éclairage de neige : il faisait à Pig un habit de clown noir et blanc et teintait les vieux murs de brique, poudrés de neige, en gris neutre. Pig portait un bonnet de veille tricoté qu’il avait tiré sur sa figure jusqu’au cou, de sorte que sa tête apparaissait comme une sphère d’un noir opaque. Les fumées de l’échappement s’enroulaient autour de lui en nuages. Profane frissonna.

— Qu’est-ce que tu fais, Pig ? cria-t-il.

Pig ne répondit pas. L’énigme ou, du moins, le sinistre spectacle de Pig et de sa Harley Davidson seuls dans la ruelle à trois heures du matin rappela à Profane trop brusquement le souvenir de Rachel, qu’il n’avait guère envie d’évoquer en cette nuit de froid mordant, avec ce mal de tête et la neige qui se glisse dans la chambre.

Rachel Owlglass avait eu cette MG dès 1954. Un cadeau de papa. Après lui avoir fait faire son galop d’essai dans le quartier du Grand Central (où papa avait ses bureaux), pour la familiariser avec les poteaux téléphoniques, les postes d’incendie et quelques rares piétons, elle amena la voiture aux Cats-Kills pour la saison d’été. Et là, la petite Rachel boudeuse et voluptueuse fit louvoyer cette MG dans les virages et les goulets sanguinaires de la route 17, frôlant de son derrière arrogant les charrettes à foin, les grinçantes semi-remorques, les vieux roadsters Ford bourrés jusqu’à la gueule de gnomes coiffés en brosse, étudiants de première année.

Profane, qui venait d’être démobilisé de la marine, travaillait cet été-là comme saladier adjoint au Trocadéro Schlozhauer, à une quinzaine de kilomètres de Liberty, État de New York. Son chef direct était le nommé Da Conho, un Brésilien fou, qui rêvait d’aller combattre l’Arabe en Israël. Un soir, en début de saison, un marine saoul se présenta au foyer de la Fiesta, autrement dit au bar du Trocadéro, portant une mitraillette calibre 30 dans sa musette de déserteur. Il ne fut pas très précis quant à la façon dont cette arme était tombée entre ses mains. Da Conho voulait croire qu’elle avait été passée clandestinement, pièce par pièce, de l’île de Parris, car c’est ainsi qu’aurait procédé la Haganah. Après pas mal de discussions avec le barman qui, lui aussi, guignait la mitraillette, Da Conho emporta le morceau en la troquant contre trois artichauts et une aubergine. A la mezuzah clouée au-dessus du frigo à légumes, et à la bannière sioniste pendue derrière le comptoir à salades, Da Conho avait donc ajouté ce trophée. Au cours des semaines qui suivirent, quand le chef avait les yeux ailleurs, Da Conho remontait sa mitraillette, la camouflait dans de la laitue géante, du cresson et des endives et faisait mine de canarder les hôtes assemblés dans la salle à manger.

— Ouibble, ouibble, ouibble ! faisait-il, en suivant les viseurs d’un regard malévole. Dans le buffet que je t’ai eu, Abdoul Sahid !… Ouibble, ouibble, cochon de musulman !

Seule dans le monde, la mitraillette de Da Conho disait « ouibble, ouibble ». Il s’attardait ensuite jusqu’à des quatre heures du matin, astiquant l’engin, rêvant à des déserts lunaires, au grésillement de la musique chang, aux filles yéménites qui recouvrent leur crâne délicat d’un blanc mouchoir et portent dans leurs flancs la douleur de l’amour. Il se demandait comment les juifs américains pouvaient se prélasser avec cette arrogance dans la salle à manger, repas après repas, alors qu’à la moitié du tour de la terre c’est le désert qui s’entasse inexorablement sur les cadavres des leurs. Comment parler à des ventres sans âme ? Les haranguer à coup d’huile et de vinaigre ? Les implorer du fond du cœur de palmier ? La seule voix qu’il eût était celle de la mitraillette. Pouvaient-ils l’entendre ? Un estomac a-t-il des oreilles ? Non. Et l’on n’entend jamais la balle qui vous atteint. Braquée, peut-être, sur n’importe quel tube digestif en costume de Hart, Schaffner et Marx, et qui lâche d’ignobles gargouillements à l’adresse de la serveuse qui passe, la mitraillette n’est après tout qu’un objet dont la direction est déterminée par quelque force appropriée de déséquilibre ; mais quelle boucle de ceinture Da Conho avait-il repérée : Abdoul Sahid, le tube digestif, lui-même ? Pourquoi le demander ? Il ne savait rien, sauf qu’il était sioniste, qu’il souffrait, qu’il était désorienté et prêt, dans sa folie, à s’enraciner jusqu’aux chaussettes dans la glaise d’un quelconque kibboutz, à un hémisphère de là.

Profane s’était demandé alors ce qui pouvait bien se passer avec Da Conho et cette mitraillette. L’amour que l’on porte à un objet, c’était nouveau pour lui. Quand, peu après, il découvrit qu’il en allait de même pour Rachel et sa MG, il eut pour la première fois la révélation qu’il se tramait quelque chose en coulisse, depuis si longtemps peut-être bien, et avec tant de gens dans le coup qu’il préférait ne pas y penser.

Il la connut par la MG, comme tout le monde. La MG manqua de l’écraser. Il était sorti un après-midi, de la cuisine sur les arrières du restaurant, portant une boîte à ordures débordante de feuilles de laitue que Da Conho avait rejetées comme étant de « deuxième choix » quand, au loin, à sa droite, il entendit la plainte sinistre de la MG. Profane poursuivit son chemin, confiant en le principe qu’un piéton chargé avait la priorité. Au même instant, son arrière-train fut embouti par le pare-chocs droit de la MG.

Fort heureusement, elle ne roulait qu’à dix à l’heure, vitesse trop faible pour causer de vrais dégâts mais suffisante pour envoyer voler Profane, avec la boîte à ordures et les feuilles de salade, cul par-dessus tête, dans un grand tourbillon de verdure.

Lui et Rachel, tous deux couverts de laitue, s’entre-regardèrent, méfiants.

— Que c’est romantique ! fit-elle. Qui sait ? Vous êtes peut-être l’homme de mes rêves. Otez donc de votre figure cette feuille de laitue, que je me rende compte !

Comme on ôte son bonnet, modestement, il enleva la feuille.

— Non, déclara-t-elle. Ce n’est pas vous.

— On pourrait, dit Profane, essayer avec une feuille de vigne, la prochaine fois.

— Ha, ha…, fit-elle, et démarra dans un rugissement.

Il trouva un râteau et se mit à rassembler les détritus en tas. Il songeait qu’une fois de plus il avait manqué d’être tué par un objet inanimé. Il ne savait d’ailleurs pas trop si c’est Rachel ou la voiture qu’il désignait ainsi. Il fourra la laitue amassée dans la boîte et alla la vider, derrière le parking, dans une petite fosse qui était le dépotoir du Trocadéro. Comme il s’en retournait vers la cuisine, Rachel apparut de nouveau. L’échappement enchifrené de la MG avait toute chance d’être entendu jusqu’à Liberty.

— Viens faire un tour, hein, bouffi ! cria-t-elle.

Profane jugea qu’il pouvait accepter. Il disposait de plusieurs heures avant de mettre les tables pour le dîner.

Après avoir roulé cinq minutes sur la route 17, il décida, au cas où il lui serait donné de réintégrer le Trocadéro ni estropié ni mort, d’effacer Rachel de sa mémoire et de ne plus s’intéresser qu’à des filles paisibles et circulant à pied. Elle conduisait comme une damnée en rupture d’enfer. Profane ne doutait pas qu’elle connût les ressources de la voiture et les siennes propres, mais comment pouvait-elle deviner, en s’engageant par exemple dans un tournant sans visibilité sur cette route à double sens, que le camion de lait venant en sens inverse serait à distance suffisante pour lui permettre de se rabattre sur sa droite, avec une marge de sécurité d’un bon huitième de centimètre ?

Il craignait trop pour sa vie pour se sentir, comme d’habitude, intimidé par la femme. Il tendit la main, ouvrit le sac de Rachel, y trouva une cigarette, l’alluma. Elle ne s’aperçut de rien. Elle était entièrement absorbée par la conduite, sans même se rendre compte d’une présence à ses côtés. Elle ne parla qu’une fois, pour lui signaler qu’il y avait un carton de bière fraîche à l’arrière. Il tirait sur sa cigarette à longues goulées, en se demandant s’il avait la vocation du suicide. Il semblait parfois qu’il se mettait délibérément sur le chemin d’objets hostiles, comme s’il cherchait à se faire éjecter de l’existence. Pourquoi était-il là, tout compte fait ? Parce que Rachel avait de belles fesses ? Il les observa d’un regard oblique, tressautantes sur le cuir du siège, synchronisées au rythme de la voiture ; il suivit aussi le mouvement ni très naturel ni très harmonieux de son sein gauche, à l’abri du tricot noir. Elle stoppa enfin au pied d’une carrière abandonnée. Des blocs de pierre d’inégale grosseur jonchaient le sol. Profane ne connaissait pas la nature de ces pierres, mais tout cela était bel et bien inanimé. Ils remontèrent un petit chemin jusqu’à une plate-forme dominant de douze mètres le fond de la carrière.

C’était une journée plutôt pénible. Le soleil tapait dur du haut d’un ciel sans nuages qui n’avait rien de tutélaire. Profane, gras de nature, suait. Rachel joua à « Connais-tu » les quelques petits gars de ses relations qui avaient fréquenté le même collège que lui, et Profane fut perdant. Elle parla de tous les jeunes gens qui la sortaient cet été-là, et tous semblaient être étudiants de dernière année dans des universités très sélects ! De temps en temps, Profane opinait : ce devait être épatant.

Elle parla de Bennington, sa propre université. Elle parla d’elle-même.

Rachel était originaire des Cinq Villes, sur la rive sud de Long Island, un complexe comprenant Malverne, Lawrence, Cedar-hurst, Hewlett et Woodmere, parfois même Long Beach et Atlantic Beach, bien que personne n’eût songé à appeler le groupe les « Sept Villes ». Ce district, dont la population n’est pourtant pas séphardim, semble être victime d’une sorte d’inceste géographique. Les filles y sont condamnées à circuler, maintien réservé et œil noir, comme autant de « Rapunzels », entre les frontières magiques d’un pays où l’architecture éthérée des restaurants chinois, des temples du fruit de mer et des synagogues à pilastres peut apparaître aussi enchanteresse que la mer, jusqu’au jour où, ayant atteint une maturité suffisante, elles sont envoyées à la montagne, dans les universités du Nord-Est. Non pour s’y adonner à la chasse au mari (car le souci d’une certaine égalité de rang a toujours prévalu dans les Cinq Villes, en vertu de quoi un gentil garçon peut être désigné comme futur époux dès l’âge de seize ou dix-sept ans), mais pour goûter l’illusion d’avoir au moins jeté sa gourme, illusion si nécessaire au développement d’une jeune sensibilité.

Seuls les braves s’en évadent. Vienne la soirée du samedi, la partie de golf achevée, les bonnes noires ayant fini de réparer le désordre de la dernière réception parties pour Lawrence en visite chez des parents, et des heures encore avant le show d’Ed Sullivan8, le sang de ce royaume quitte son immense demeure, pénètre dans son automobile et se rend dans les quartiers d’affaires. Où il se change les idées parmi les perspectives infinies, semble-t-il, des crevettes bouquet et des plats d’œufs foo yun ; les Orientaux saluent, et sourient, et papillonnent dans le crépuscule de l’été, et les oiseaux de l’été sont dans leurs voix. Et quand tombe la nuit, il y a la brève promenade dans la rue : le torse paternel massif et assuré dans le complet J. Press ; les yeux des filles pleins de secrets derrière les lunettes de soleil serties de pierres du Rhin. Et le jaguar, qui a donné son nom à la voiture de maman, a aussi prêté les ocelles de son pelage au pantalon de plage qui moule les hanches souples de la fille. Qui pourrait s’évader de cela ? Qui le souhaiterait ?

Rachel le voulait. Profane, qui avait travaillé à la réparation des routes du côté des Cinq Villes, pouvait comprendre ses raisons.

Au coucher du soleil, ils avaient à eux deux vidé, ou tout comme, la caisse de bière. Profane était saoul perdu. Il descendit de voiture, s’en fut d’un pas nonchalant derrière un arbre, et pointa vers l’ouest, avec la vague intention de pisser contre le soleil afin de l’éteindre pour de bon, la chose en quelque sorte lui tenant à cœur. (Les objets inanimés pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Non pas qu’ils voulussent réellement, car l’objet inanimé ne veut pas, il n’y a que l’homme qui veuille. Mais les choses font ce qu’elles font, et c’est pour cela que Profane pissait contre le soleil.)

Le soleil disparut comme si Profane, en fin de compte, l’avait éteint, pour demeurer dans l’immortalité, dieu d’un monde obscurci.

Rachel l’observait, curieuse. Il remonta la fermeture à glissière et revint en trébuchant vers la caisse à bière. Seules y restaient deux boîtes. Il les ouvrit et en tendit une à Rachel.

— J’ai éteint le soleil, déclara-t-il. On va arroser ça.

La moitié de la bière coula sur sa chemise.

Deux boîtes de plus dévalèrent, aplaties, vers le fond de la carrière, suivies du carton vide.

Rachel n’avait pas quitté la voiture.

— Benny.

Un ongle toucha sa joue.

— Ouais.

— Veux-tu être mon ami ?

— On dirait que t’en as assez, d’amis.

Elle regarda vers le fond de la carrière.

— On pourrait faire semblant que rien d’autre n’est vrai, dit-elle. Ni Bennington, ni Schlozhauer’s, ni les Cinq Villes. Cette carrière seule est vraie, des pierres mortes qui étaient là avant nous et qui seront là après nous.

— Pourquoi ?

— C’est ça, le monde, n’est-ce pas ?

— Tu l’as appris en géologie de première année, ou quoi ?

Elle parut blessée.

— Je le sais, c’est tout. Benny ! cria-t-elle. (Ce fut un cri tout mince.) Sois mon ami, et rien de plus.

Il haussa les épaules.

— Écris.

— Dis donc, faut pas compter…

— Comment elle est, la route. Ta route de gars que moi je ne verrai jamais, avec ses diesels, sa poussière, ses auberges de routiers, ses saloons des quatre chemins. C’est tout. De quoi ça a l’air, à l’ouest d’Ithaca et au sud de Princeton. Ces coins que je ne puis connaître.

Il se gratta l’estomac.

— D’accord.

Profane ne cessa de la croiser, au cours de cet été finissant, une fois par jour pour le moins. Toujours, ils se parlaient dans la voiture, lui cherchant à découvrir la clef de son contact à elle, derrière les yeux voilés ; elle, calée sur le siège, derrière le volant à conduite à droite ; et parlant, parlant, rien qu’avec des mots MG, des mots inanimés auxquels il ne connaissait pas la réplique.

Et avant peu, la chose qu’il avait redoutée arriva ; il s’était embringué dans son béguin pour Rachel, tout étonné même que cela lui ait pris tant de temps. Il restait allongé dans la baraque, la nuit, fumant dans le noir et apostrophant le bout incandescent de son mégot. Vers deux heures du matin, l’occupant de la couchette supérieure qui travaillait dans l’équipe de nuit rentrait. C’était le nommé Duke Wedge, un arsouille boutonneux du quartier de Chelsea, qui toujours voulait raconter ses bonnes fortunes ; le fait est qu’elles ne se comptaient pas. Bercé par ces récits. Profane sombrait dans le sommeil. Un soir, il fallut même qu’il tombe sur Rachel et Wedge — le misérable ! – dans la MG arrêtée juste devant le bungalow de la fille. A pas de loup, il s’en retourna dans son lit, sans se sentir vraiment trahi, il est vrai, car il savait que Wedge n’arriverait pas à ses fins. Il resta même éveillé et permit à Wedge de le régaler d’un compte rendu minutieux de l’aventure, qui avait presque abouti, mais pas tout à fait. Comme à l’accoutumée, le sommeil saisit Profane à la moitié du récit.

Il ne réussit jamais à franchir ou à pénétrer la barrière de son bavardage, où il était question de son monde à elle, d’un monde d’objets convoités ou chéris, atmosphère que Profane ne pouvait respirer.

Il la vit pour la dernière fois la veille de Labour Day. Elle devait partir le lendemain. Quelqu’un avait volé la mitraillette de Da Conho ce soir-là, juste avant le dîner. Da Conho, en larmes, courait de tous côtés, cherchant son bien. Force fut au chef cuisinier de désigner Profane pour la préparation des salades. Profane, on ne sait trop comment, réussit à égarer des fraises surgelées dans la vinaigrette et du foie haché dans la salade Waldorf, et aussi à lâcher par accident près de deux douzaines de radis dans la friture à pommes de terre (provoquant, il est vrai, un délire d’enthousiasme parmi les clients à qui il les servit à tout hasard, trop paresseux pour en chercher de frais). De temps en temps, le Brésilien sanglotant traversait la cuisine en trombe.

Il ne retrouva jamais sa mitraillette bien-aimée. Hagard, les nerfs épuisés, il fut congédié le lendemain. La saison, de toute façon, touchait à sa fin, mais Profane ne sut jamais si Da Conho avait réussi, en fin de compte, à embarquer un beau jour pour Israël où, tout en farfouillant dans les entrailles d’un tracteur, il s’efforçait à l’instar de tant de travailleurs exilés et fourbus d’oublier son amour, là-bas, aux États-Unis.

La boîte une fois bouclée, Profane se mit à la recherche de Rachel. Elle était sortie, lui dit-on, avec le capitaine de l’équipe du tir à l’arbalète de Harvard. Profane s’en fut alors vers la baraque où il trouva un Wedge morose et, contrairement à son habitude, sans partenaire pour la soirée. Jusqu’à minuit, ils jouèrent au vingt-et-un, avec pour enjeu tous les préservatifs que Wedge n’avait pas utilisés au cours de l’été. A peu près une centaine. Profane en emprunta cinquante et connut la chance. Wedge, une fois nettoyé, fonça en emprunter d’autres. Cinq minutes plus tard, il était de retour, hochant la tête :

— Personne n’a voulu me croire.

Profane lui en passa quelques-uns. Enfin, à minuit, il avertit Wedge qu’il lui en devait trente. Wedge eut une réflexion appropriée, et Profane ramassa le tas de caoutchouc. Wedge se tapait la tête contre la table :

— Jamais il ne les usera, dit-il à la table. C’est ça qu’est con. Dans toute sa vie, il les usera pas.

Profane s’en revint lentement vers le bungalow de Rachel. Il entendit des éclaboussements et des gargouillis d’eau dans la cour, derrière, et contourna la maison pour voir de quoi il retournait.

Elle était là, en train de laver sa voiture. Au beau milieu de la nuit ! Et qui plus est, elle lui parlait, à sa voiture. Il l’entendit dire :

— Joli mec, va ! J’aime bien te toucher. (« Hé ben ! » songeait Profane.) Tu sais ce que ça me fait, quand on s’en va sur la route, tous les deux ? Rien que nous deux ? (D’un geste caressant, elle passait l’éponge sur le pare-chocs avant.) Tes drôles de petites réactions, chéri, je les connais si bien. Cette tendance qu’ont tes freins à tirer un peu sur la gauche, et ce frémissement qui te saisit, à cinq mille tours minute, quand t’es excité. Et tu brûles de l’huile quand t’es fâché contre moi, n’est-ce pas ? Je le sais. (Il n’y avait dans sa voix aucune exaltation démente ; on aurait même pu voir là un jeu d’écolière. « Mais étrange quand même », se dit-il.) On ne se quittera jamais (tout en promenant une peau de chamois sur le capot) et ne te tracasse pas surtout pour cette Buick qu’on a doublée aujourd’hui. Non !… La vraie bagnole de la Mafia, toute grasse, tout huileuse ! Moi, je m’attendais déjà à voir un cadavre catapulté par la portière arrière… Pas toi ? Et puis tu as ce côté anguleux si anglais, cette négligence… Oh, et puis ce raffinement aussi, qui font que jamais je ne pourrai te quitter, chéri.

Profane songea qu’il allait peut-être vomir. Les exhibitions sentimentales lui faisaient souvent cet effet-là. Elle était remontée en voiture et il la voyait maintenant sur le siège du conducteur, la gorge offerte aux constellations de la nuit d’été. Il allait s’avancer vers elle lorsqu’il vit sa main gauche, toute pâle, émerger de l’ombre pour caresser le levier de vitesse. Il l’observa et remarqua cette façon qu’elle avait de le toucher. Comme il sortait d’un tête-à-tête avec Wedge, il fit le rapprochement. Il ne voulut pas en voir davantage. Il s’en alla à pas lents, franchit une colline, s’enfonça dans les bois et, quand il retourna au Trocadéro, il aurait été incapable de préciser par où il était passé. Tous les bungalows étaient obscurs. Mais, sur le devant, le bureau était encore ouvert. L’employé avait dû sortir. Profane fouilla les tiroirs du bureau et finit par trouver une boîte de punaises. Il s’en retourna vers les baraquements et, jusqu’à trois heures du matin, il parcourut à la clarté des étoiles les allées qui desservaient les cabines, en fixant sur chaque porte un des préservatifs gagnés à Wedge. Personne ne vint l’interrompre dans sa tâche. Il avait l’impression d’être l’Ange Exterminateur marquant les portes des victimes désignées pour le sanglant sacrifice du lendemain. Le rôle de la mezuzah est de donner le change à l’Ange, afin qu’il passe sans s’arrêter. Sur aucune de ces quelque cent portes, Profane ne vit la moindre mezuzah. Alors tant pis.

Puis, l’été fini, il y eut des lettres ; les siennes, maussades, bourrées de mots impropres, et celles de Rachel, spirituelles parfois, ou éperdues, ou passionnées. Un an après, elle obtint son diplôme à Bennington et vint travailler à New York comme réceptionniste dans une agence de placement ; il la vit donc à New York une fois ou deux, en passant, et bien qu’ils n’eussent pensé l’un à l’autre qu’occasionnellement, et bien que la main de Rachel, celle qui actionnait le yo-yo, fût la plupart du temps occupée ailleurs, ils connaissaient de loin en loin cette impulsion invisible, ombilicale, comme ce soir-là… mnémonique, excitante… et il lui arrivait de se demander dans quelle mesure il restait son propre maître. Mais il devait au moins rendre cette justice à Rachel : jamais elle n’avait appelé cela « liaison ».

— C’est quoi, alors ? Hein ? demanda-t-il un jour.

— Un secret…

De sa voix de petite fille qui, tout comme Rodgers et Hammerstein sur un rythme à trois temps, rendait Profane tout flottant et gélatineux. Elle le visitait à l’occasion comme cette nuit-là, dans le noir, tel un succube, pénétrant jusqu’à lui avec la neige. Et il ne connaissait aucun moyen de leur interdire l’entrée, à l’un et à l’autre.

4

En fait, cette soirée du Nouvel An mit fin à la navette du yo-yo, tout au moins pour un temps. La compagnie avait pris possession du Susanna Squaducci, neutralisé le veilleur de nuit avec une bouteille de vin et même consenti à laisser monter à bord (après quelques horions) une joyeuse bande, débarquée d’un torpilleur en cale sèche.

Paola d’abord s’attacha aux pas de Profane qui, pour sa part, avait l’œil accaparé par une voluptueuse personne enveloppée dans une quelconque fourrure et qui se prétendait femme d’amiral. Il y avait aussi un transistor, un orchestre et du vin, du vin. Dewey Gland se mit en tète de grimper au mât. Le mât était fraîchement peint, mais Dewey Gland grimpa nonobstant, de plus en plus zèbre à mesure qu’il montait, la guitare ballottant sous lui. Quand il parvint aux barres de flèche, il s’assit, plaqua quelques accords et se mit à chanter sur le mode péquenot :

Depuis que je suis né

J’ai vu mourir des pères,

J’ai vu partir des frères

Et des enfants pleurer9.

Le para, encore une fois. Le fantôme de service, cette semaine-là.

— Depuis que je suis né, disait-il, j’ai vu mourir des pères, partir des frères, pleurer des petits enfants…

— Qu’est-ce qui le turlupinait, ce gamin aéroporté ? avait demandé Profane quand Paola, pour la première fois, lui avait traduit la chanson. Tout le monde a connu ça. Et il n’y a pas que la guerre qui en soit cause. La guerre a bon dos. Moi, je suis né dans un bidonville, avant la guerre.

— Voilà ! dit Paola. Je suis né. Le coup de venir au monde. Cela suffit.

La voix de Dewey semblait participer du vent inanimé, tout là-haut, au-dessus des têtes. Où donc était Guy Lombardo et Ce n’est qu’un au revoir ?

A une minute passé 1956, Dewey se retrouva en bas sur le pont et Profane, en haut, enfourchant un espar et contemplant Pig et la femme de l’amiral en train de forniquer juste au-dessous de lui. Une mouette descendit en piqué du ciel enneigé pour y disparaître de nouveau, elle tourna en cercles autour de l’espar et s’y posa enfin, à trente centimètres de la main de Profane.

— Hé, mouette ! dit Profane.

La mouette ne répondit pas.

— Ma parole ! dit Profane, en s’adressant à la nuit. Les jeunes avec les jeunes, j’aime ça !

Il scruta du regard le premier pont. Paola avait disparu. Et, brusquement, ce fut la bacchanale. Une sirène retentit, puis deux, au fond de la rue. Des voitures débouchèrent, vrombissantes, sur la jetée, des Chevrolet grises, portant Marine US sur leurs flancs. Des projecteurs furent braqués, de petits hommes à chapeaux blancs, aux brassards SP jaune et noir, s’agitèrent sur la jetée. Trois fêtards avisés couraient sur le pont, à bâbord, en balançant dans l’eau les planches-passerelles. Un camion-son vint grossir, sur le quai, le conglomérat de voitures qui prenait l’apparence d’un véritable parc automobile.

— Ça va, les gars ! gueulèrent cinquante watts de voix désincarnée. Ça va, les gars !

C’était bien tout ce qu’il y avait à dire. La femme de l’amiral se mit à crier, comme quoi c’était son mari qui, en fin de compte, l’avait dépistée. Deux ou trois projecteurs les clouèrent sur place, couchés (en pleine luxure), Pig cherchant à faire entrer les treize boutons de sa vareuse dans les boutonnières adéquates, exploit presque impossible quand on est pressé. De la jetée s’élevèrent des vivats et des rires. Quelques gars de la SP, tels des rats, grimpaient vers le bateau, le long des aussières. Les anciens du Scaffold arrachés à leur sommeil sous le pont montèrent les échelles d’un pas mal assuré, pendant que Dewey braillait :

— Paré pour repousser l’envahisseur ! en brandissant sa guitare comme un sabre d’abordage.

Profane regardait tout cela, vaguement inquiet pour Paola. Il la chercha des yeux, mais les projecteurs ne cessaient de tourner, brouillant l’illumination du pont principal. La neige se remit à tomber.

— Supposition, dit Profane à la mouette qui le dévisageait en clignotant, supposition que je sois Dieu.

Il gagna tout doucement la plate-forme et s’allongea sur le ventre, les yeux, le nez et le chapeau de cow-boy dépassant seul le bord, à l’instar d’un Kilroy10 à l’horizontale.

— Si j’étais Dieu… (Il pointa le doigt sur un SP.) Bing ! Dans le cul !

Le SP ne fut pas pour autant dérangé de sa tâche, qui consistait à dérouiller un ponteur de cent vingt kilos nommé Patsy Pagano, à coups de matraque dans l’estomac.

Le parc automobile sur la jetée s’augmenta d’une nouvelle unité, le wagon à bestiaux, vocable qui, dans la marine, désigne la voiture cellulaire, ou panier à salade.

— Bing, dit Profane. Wagon à bestiaux continue à rouler jusqu’au bout du quai et bascule dans la flotte !

Ce que le wagon aurait accompli, n’eût été ce coup de frein, in extremis.

— Patsy Pagano, fais-toi pousser des ailes et envole-toi de là !

Mais un dernier gnon expédia Patsy au tapis pour le compte. Le SP le laissa là. Six hommes seraient nécessaires pour le transbahuter.

« Mais alors quoi ? » se demandait Profane. L’oiseau de mer, qui en avait assez de tout cela, prit son vol vers la NOB. « Peut-être qu’il est trop réaliste, Dieu, songeait Profane, pour lancer sa foudre à tout bout de champ. » Soigneusement, il pointa le doigt :

— Dewey Gland, tu vas leur chanter cette chanson pacifiste algérienne !

Dewey, à califourchon maintenant sur le bastingage, exécuta une introduction sur les cordes basses et se mit à chanter Petits escarpins en daim bleu, à la manière d’Elvis Presley. Profane s’affala sur le dos en clignant des yeux vers la neige.

— Eh bien, ça a presque marché, dit-il à l’oiseau envolé, à la neige.

Il posa le chapeau sur sa figure, ferma les yeux. Et s’endormit très vite.

Le bruit, en bas, avait diminué. Des corps furent emportés, empilés dans le wagon à bestiaux. Le camion-son, après quelques borborygmes explosifs, fut débranché et emmené ailleurs. Les projecteurs s’éteignirent, les sirènes décrurent et allèrent se perdre près du quartier général de la police maritime.

Profane se réveilla tôt le matin, sous une mince couche de neige, couvant un mauvais rhume. Il dévala tant bien que mal les échelons verglacés, en dérapant à chaque pas ou presque. Le paquebot était désert. Il s’engagea dans l’entrepont pour se réchauffer.

Une fois de plus, il se retrouvait dans les entrailles d’un monde inanimé… Et soudain un bruit dans un entrepont, plus bas, sans doute le veilleur de nuit.

— Pas moyen d’être un peu seul, marmonna Profane qui, sur la pointe des pieds, suivait une coursive.

Il aperçut un piège à souris sur le pont ; précautionneusement, il le ramassa et le balança au bout du couloir. Le piège cogna contre une cloison et la détente lâcha avec un grand « CLAC ». Le bruit des pas cessa brusquement. Puis il reprit, plus étouffé, au-dessous de Profane puis le long de l’échelle, vers l’endroit où était tombé le piège.

— Ha ! ha ! fit Profane.

Il tourna le coin à pas de loup. Trouva une souricière et la lâcha dans une entrée de capot. CLAC. Les pas redégringolèrent l’échelle.

Au bout de quatre souricières, Profane se retrouva dans les cuisines où le veilleur de nuit s’était installé une rudimentaire popote pour se faire du café. Convaincu de l’avoir désorienté pour quelques minutes, Profane mit de l’eau à chauffer sur le réchaud.

— Hé ! braillait le veilleur, deux ponts plus haut.

— Oh, oh ! dit Profane.

Subrepticement, il quitta la cuisine, en quête d’autres pièges à souris. Il en trouva un sur le pont inférieur, sortit, et le balança vers le haut, en un arc invisible. Faute d’autre chose, il sauvait la vie des souris. Au-dessus, il y eut un déclic assourdi et un cri.

— Mon café ! marmonna Profane, en sautant les échelons deux à deux.

Il jeta une poignée de poudre dans l’eau bouillante, se glissa dehors par la porte opposée et manqua emboutir le veilleur qui arrivait à pas pesants, une souricière accrochée à sa manche gauche. Profane était assez près pour voir la grimace résignée, douloureuse, du veilleur. Le veilleur réintégra la cuisine et Profane disparut.

Du troisième pont, il entendait les braillements dans la cuisine. « Et, maintenant, quoi ? » Il se faufila dans le couloir desservant les cabines de luxe ; il trouva un bout de craie oublié par un soudeur, il écrivit : « JE BAISE LA SUSANNA SQUADUCCI » et « A BAS LES RUPINS — TOUS DES SALAUDS ! » sur la cloison, signa « Le Fantôme » et se sentit réconforté. Qui donc s’embarquerait pour l’Italie sur ce machin ? Des présidents de conseils d’administration, des vedettes de cinéma, des gangsters déportés, à la rigueur. « Cette nuit, ronronnait Profane, cette nuit, Susanna, tu es mienne… » Sienne pour recevoir sa marque, sienne pour répercuter les claquements des souricières. Il suivit le couloir d’un pas nonchalant en ramassant les pièges.

Revenu à la porte de la cambuse, il se mit à les envoyer dans tous les azimuts.

— Ha ! ha ! fit le veilleur de nuit. Vas-y ! Fais du boucan ! Moi, je bois ton café.

Et c’était vrai. Profane, machinalement, avait brandi sa dernière souricière. Elle se ferma dans un déclic sur trois de ses doigts, à la hauteur des premières phalanges.

« Qu’est-ce que je fais ? se demandait Profane. Je gueule ? » Non. Le veilleur rigolait déjà assez. Les dents serrées, Profane libéra sa main de la souricière, réamorça le piège, l’expédia par un trou de ventilation vers la cuisine et s’enfuit. Il gagna la jetée, mais reçut une boule de neige dans la nuque qui fit tomber son chapeau de cow-boy. Il s’arrêta pour le ramasser et, un instant, songea à rendre au lanceur la monnaie de sa pièce. Non. Il reprit sa course.

Paola, à l’embarcadère du ferry, attendait. Elle lui prit le bras en montant à bord. Profane dit :

— Est-ce qu’on y arrivera, un jour, à le quitter, ce ferry ?

— T’es plein de neige.

Elle avança la main pour l’épousseter et il manqua de l’embrasser. Le froid engourdissait la blessure causée par la souricière. Le vent s’était levé, soufflant de Norfolk. Pendant cette traversée-là, ils restèrent à l’abri.

 

C’est à la station de cars, à Norfolk, que Rachel le rattrapa. Il était tassé près de Paola, sur un banc de bois pâli et lustré par une génération de postérieurs variés, avec deux billets aller simple pour New York, le nom de New York caché sous la coiffe du chapeau de cow-boy. Les yeux clos, il cherchait le sommeil. Et, juste comme il commençait à s’assoupir, son nom fut appelé dans le haut-parleur.

Il comprit immédiatement, avant même d’être tout à fait sorti du sommeil, qui l’appelait. Une idée comme ça. Il venait de penser à elle.

— Cher Benny, dit Rachel, j’ai téléphoné à toutes les stations de cars à travers le pays.

Il entendait le bruit d’une fête, en fond sonore. La soirée du Nouvel An. Ici, il n’y avait qu’une vieille pendule pour marquer le temps. Et une douzaine de sans-abri, affalés sur le banc de bois, espérant le sommeil. Attendant un car au long cours qui ne dépendrait ni de la Compagnie Greyhound ni de Trailways11. Il les observait, en la laissant parler. Elle était en train de dire :

— Reviens à la maison.

Il ne permettrait à personne de prononcer ces mots-là, sauf à elle, compte non tenu de cette voix intérieure qu’il préférait renier comme une fille prodigue plutôt que de l’écouter.

— Tu sais…, commença-t-il.

— Je t’enverrai le prix du billet.

Elle le ferait.

Un son creux, nasillard, se traînait vers lui le long du plancher. Dewey Gland, morose et tout en os, remorquait sa guitare. Profane interrompit Rachel en douceur :

— Y a mon ami Dewey Gland qu’est là, dit-il presque en un murmure. Il voudrait te chanter une petite chanson.

Dewey lui chanta la vieille chanson du temps de la Dépression. En ballade : C’est plein d’anguilles au fond d’la mer — c’est plein d’ bell’ filles – à pas savoir qu’en fair’ — Fallait qu’un’ sacrée rouquine – me mette la tête à l’envers.

Rachel avait les cheveux roux, striés prématurément de gris, et si longs qu’elle pouvait les rabattre d’une seule main, les faire retomber sur ses yeux étirés. Et pour une fille mesurant, déchaussée, un mètre cinquante-deux, c’était un geste bien ridicule. Il aurait dû l’être en tout cas.

De nouveau, sous son diaphragme, il sentit cette traction invisible, ombilicale. Il songea à de longs doigts, à travers lesquels, peut-être, il pourrait une fois de temps en temps apercevoir le ciel bleu.

Et c’est pas demain la veille que ça finira, j’ai idée.

— Elle te veut, déclara Dewey.

La gosse, au bureau de renseignements, fronçait le sourcil. Les os épais, le teint brouillé, produit de quelque banlieue, elle rêvait au sourire d’une calandre de Buick, à la partie de galets, le vendredi soir, sur le terre-plein de quelque auberge routière.

— Je te veux, dit Rachel.

Il promena son menton sur le récepteur, en faisant crisser le chaume de sa barbe de trois jours. Il se disait qu’en remontant vers le nord, sur les 800 kilomètres souterrains de câbles téléphoniques, il y avait, à l’écoute, des vers de terre, un peuple aveugle de gnomes. Les gnomes, ils sont calés en magie : sauraient-ils transformer les mots, imiter les voix ?

— Laisse-toi dériver jusqu’ici, alors…, dit-elle.

Quelqu’un était en train de dégobiller en fond sonore, et l’assistance éclata d’un rire hystérique. Du jazz sur le pick-up.

Il aurait voulu dire : « Mon Dieu, on en veut des choses… » Mais il demanda :

— Alors, cette fête ?

— Ça se passe chez Raoul, expliqua-t-elle.

Raoul, Slab et Melvin faisaient partie de la bande de dissidents que quelqu’un avait surnommée « la Tierce des Paumés ». Ils passaient le plus clair de leur temps dans un bar du bas Westside, nommé la Cuiller rouillée. Profane songea à la Tombe du marin et ne vit pas grande différence.

— Benny…

Autant que Profane pouvait s’en souvenir, elle n’avait jamais pleuré. Ça le tracassait. Mais peut-être faisait-elle semblant :

— Ciao, dit-elle encore.

Cette façon bidon, en usage à Greenwich, d’éviter de dire au revoir. Il raccrocha.

— Y a une belle bagarre en train, dit Dewey Gland, renfrogné, l’œil congestionné. Le vieux Ploy, tellement qu’il est siphonné, il a mordu un marine à la fesse.

Si l’on observe de biais une planète oscillant dans son orbite, si on fend le soleil en deux à l’aide d’un miroir et qu’on imagine une ficelle dans l’espace, l’ensemble évoque un yo-yo. Le point le plus éloigné du soleil s’appelle l’aphélie. Le point le plus éloigné de la main actionnant le yo-yo s’appelle, par analogie, l’apochéirie.

Profane et Paola partirent pour New York cette nuit-là. Dewey Gland réintégra le bateau et jamais Profane ne devait le revoir. Pig avait fichu le camp sur sa Harley, destination inconnue. Dans le car Greyhound, il y avait un couple qui, chaque fois que le sommeil surprenait les autres passagers, s’envoyait en l’air sur la banquette du fond ; il y avait aussi un représentant en taille-crayon qui avait parcouru le pays en long et en large et pouvait fournir des renseignements fort intéressants sur n’importe quelle ville quel que fût le but de votre voyage ; et quatre enfants en bas âge, pourvus chacun d’une mère incompétente et dispersés aux points stratégiques du car, qui babillaient, gazouillaient, vomissaient, pratiquaient l’auto-asphyxie, bavaient. Et, sur le nombre, un au moins réussit l’exploit de brailler sans interruption pendant les douze heures que dura le voyage.

Quand ils eurent atteint le Maryland, Profane décida de mettre les choses au point.

— C’est pas que je cherche à me débarrasser de toi… (Il lui tendit l’enveloppe des billets, portant au crayon l’adresse de Rachel.) Mais je ne sais pas combien de temps je resterai en ville.

C’était vrai.

Elle hocha la tête.

— T’es amoureux, alors…

— C’est une femme bien. Elle te trouvera du boulot et un logement. Me demande pas si on est amoureux. Le mot ne veut rien dire. Voici son adresse. T’as qu’à prendre le IRT12 Ouest. Ça t’y amène tout droit.

— De quoi t’as peur ?

— Dors.

Elle s’endormit, bel et bien, sur l’épaule de Profane.

A la station de la 34e Rue, à New York, il la salua d’un geste bref.

— Je passerai peut-être. J’espère que non. C’est compliqué.

— Tu veux que je lui dise…

— Elle saura. C’est ça, l’ennui. Il n’y a rien qu’on puisse lui dire, toi ou moi, qu’elle ne sache déjà.

— Appelle-moi, Ben. S’il te plaît… Des fois…

— D’accord, répondit-il. Des fois…

5

Et c’est ainsi qu’en ce mois de janvier 1956 Benny Profane réapparut à New York. Il pénétra dans la ville, à la remorque d’un courant faussement printanier, loua un matelas dans un asile de nuit situé loin du centre et appelé Notre Home, et acheta un journal dans le kiosque d’une rue centrale ; il erra dans les rues, tard dans la nuit, en lisant les offres d’emploi à la lueur des réverbères. Comme d’habitude, personne n’avait particulièrement besoin de lui.

Si des gens s’étaient trouvés là qui avaient gardé de lui un souvenir, ils auraient immédiatement constaté qu’il n’avait guère changé. Toujours le même grand corps amiboïde, mou, gras, le cheveu court poussant en touffes, les yeux petits comme ceux du porc, et trop écartés. La construction des routes n’avait guère avantagé le Profane apparent, pas plus d’ailleurs que le Profane intérieur. Et, bien que la rue eût absorbé bon nombre de ses années, elle et lui restaient à tous points de vue étrangers l’un à l’autre. Les rues (les routes, les circuits, les squares, les places et les perspectives) ne lui avaient rien enseigné, incapable qu’il était de manœuvrer un wagonnet, une grue, une goudronneuse, encore moins de poser des briques, de dérouler un décamètre, de tenir d’une main ferme un niveau, n’ayant même pas appris à conduire une voiture. Il cheminait ; il cheminait, ainsi qu’il l’imaginait parfois, dans les allées illuminées d’un immense supermarché, sa seule fonction étant de désirer.

Un matin, Profane, s’étant réveillé tôt, ne retrouva pas le sommeil et décida sur une impulsion de passer la journée à la façon d’un yo-yo, montant et descendant la ligne de métro sous la 42Rue, de Times Square à la gare du Grand Central, et retour. Il s’en fut donc à la salle d’eau de Notre Home, trébucha, chemin faisant, sur deux matelas inoccupés, se coupa en se rasant, eut du mal à dégager la lame de son support et se taillada le doigt. Il voulut prendre une douche pour laver le sang. Les manettes refusèrent de tourner. Quand enfin il trouva une douche en état de marche, l’eau en jaillit par giclées irrégulières, tantôt brûlantes, tantôt froides. Il dansa sous le jet, hurlant et frissonnant tour à tour, glissa sur un pain de savon et manqua de se rompre le cou. Il s’essuya avec une serviette élimée qu’il rendit inutilisable en la fendant en deux. Il enfila son maillot de corps le devant derrière, mit dix minutes à remonter la fermeture de sa braguette et encore quinze minutes à réparer un lacet qu’il avait cassé en faisant le nœud. Sa chanson matinale se réduisit à des jurons silencieux. Non pas qu’il fût las ou même particulièrement emprunté. Il s’agissait là de quelque chose qu’en sa qualité de jocrisse il avait découvert depuis fort longtemps : l’objet inanimé et lui ne pouvaient coexister en paix.

Profane monta à Lexington Avenue dans une rame du service partiel dont le terminus était Grand Central. Comme il arrive parfois, la voiture de métro était bourrée de merveilleuses et fracassantes pépées : des secrétaires se rendant à leur travail, des faux-poids en route pour l’école. C’était trop, beaucoup trop. Profane s’accrochait à la poignée mobile, tout faible. Il était visité, dans une contexture lunaire, par ces grandes vagues informes de lubricité qui font de toutes les femmes, dans une certaine limite d’âge et dans un certain empaquetage, des créatures immédiatement et inconcevablement désirables. Il sortit de cette sorte de transe, les globes oculaires encore oscillants et souhaitant que son cou puisse pivoter à 360°.

La rame-navette, une fois passé l’heure de pointe matinale, est presque vide, comme une plage jonchée de débris et désertée par les touristes. Entre neuf heures et midi, les autochtones reprennent furtivement possession de leur grève, le geste timide et hésitant. Dès le lever du jour, les éléments les plus hybrides avaient empli les frontières de ce monde particulier d’une humeur estivale et vivante ; maintenant les clochards endormis et les vieilles dames assistées, dont la présence jusque-là était passée inaperçue, rétablissent en quelque sorte leur droit de propriétaires et annoncent l’avènement d’une arrière-saison.

Au cours de son onzième ou douzième passage, Profane s’endormit et rêva.

Il fut réveillé peu avant midi par trois petits Portoricains, nommés Tolito, José et Kook, diminutif de Cucarachito. Le numéro qu’ils faisaient, c’était leur gagne-pain, bien que l’expérience leur eût enseigné que le métro, le matin, en semaine, no es bueno pour la danse et le bongo. José trimbalait une cafetière qui, retournée, servait à faire crépiter les merengues ou baions et, l’ouverture tournée vers le haut, à récolter d’un public satisfait de la menue monnaie, des jetons de transport13, du chewing-gum, des crachats.

Profane se réveilla en clignotant et se mit à les observer tandis qu’ils bouffonnaient, faisaient la roue, singeaient les gestes de la séduction. Ils se balançaient au bout des poignées mobiles, montaient à petites saccades le long des barres d’appui, à moins que Tolito n’envoyât Kook, un môme de sept ans, voler à travers le wagon comme un ballon ; et derrière tout ça, une polyrythmie étourdissante sur la trépidation de la rame : José et son tambour de fer-blanc, l’avant-bras et la main vibrant au-delà même de la rémanence, la denture exposée en un inamovible sourire, large comme le West Side.

Ils firent la quête, alors que la rame pénétrait dans la station de Times Square. Profane ferma les yeux avant qu’ils arrivent à lui. Ils s’installèrent sur la banquette d’en face, et comptèrent la recette, les pieds ballants. Kook était assis entre les deux autres qui cherchaient à le faire dégringoler du banc. Deux adolescents de leur quartier pénétrèrent dans la voiture : pantalon de coton, noir et étroit, chemise noire, blouson noir avec, dans le dos, le mot PLAY-BOYS, en lettres rouges et baveuses. Brusquement, les trois sur la banquette se pétrifièrent. Ils se cramponnaient l’un à l’autre, l’œil rond.

Kook, le petit dernier, fut incapable de se contenir.

— Maricon ! brailla-t-il joyeusement.

Profane ouvrit les yeux. Les talons des deux adolescents sonnèrent, net et sec, en s’éloignant vers la voiture voisine. Tolito plaqua la main sur la tête de Kook en s’efforçant de l’enfoncer dans le plancher, hors de vue. Kook s’esquiva. Les portes se fermèrent, la rame reprit sa course vers le Grand Central. Les trois reportèrent leur attention sur Profane.

— Hé, mec ! fit Kook.

Profane l’observait, à moitié méfiant.

— Comment ça s’ fait, dit José. (Machinalement, il avait posé sur sa tête la cafetière qui glissa le long de son oreille.) Comment ça s’ fait que t’es pas descendu à Times Square.

— Il dormait, dit Tolito.

— C’est un yo-yo, déclara José. Tu vas voir.

Ils oublièrent Profane pour un temps, retournèrent vers le milieu de la voiture et recommencèrent leur numéro. Ils revinrent au moment où la navette quittait, une fois de plus, le Grand Central.

— Tu vois, dit José.

— Hé, mec ! fit Kook. Comment que ça s’ fait.

— T’as pas de boulot, dit Tolito.

— T’as qu’à chasser les alligators, comme mon frangin, dit Kook.

— Le frangin à Kook, il les tire au fusil, dit Tolito.

— Si tu cherches un boulot, tu peux faire la chasse aux alligators, dit José.

Profane se gratta l’estomac. Les yeux au sol.

— C’est un boulot régulier ? fit-il.

Le métro pénétra dans la station de Times Square, cracha des passagers, en absorba d’autres, referma ses portes et, dans un cri, fonça dans le tunnel. Une autre rame-navette entra, sur une voie parallèle. Des corps grouillaient dans la clarté brune, un haut-parleur annonçait de nouvelles rames. C’était l’heure du déjeuner. La station de métro se mit à bourdonner, à s’emplir de sons et d’agitation humaine. Les touristes revenaient en vagues. Une autre rame arriva, s’ouvrit, se ferma, disparut. La bousculade, sur les quais de bois, s’intensifia, tout comme l’atmosphère de malaise, de fringale, de vessie tourmentée, d’étouffement. La première navette réapparut.

Parmi la foule qui s’y engouffra, cette fois-là, il y avait une fille jeune, en manteau noir, aux longs cheveux qui retombaient par-dessus le col. Elle avait déjà exploré quatre voitures, quand enfin elle découvrit Kook qui, penché à côté de Profane, l’observait.

— Il veut donner un coup de main à Angel pour tuer les alligators, lui annonça Kook.

Profane dormait, couché en biais sur la banquette.

Dans ce rêve-là, il était encore seul, comme d’habitude. Descendant une rue, la nuit, où rien ne vivait que son propre champ visuel. Il fallait qu’il y fasse nuit, dans cette rue. Des lumières immobiles illuminaient les postes d’incendie, les bouches d’égout qui jalonnaient les trottoirs. Çà et là, des enseignes au néon formaient des mots dont il aurait perdu le souvenir en se réveillant.

D’une façon ou d’une autre, tout cela était lié à une histoire qu’il avait entendue autrefois, une histoire où il était question d’un homme qui se balade avec une vis d’or à la place du nombril. Pendant vingt ans il consulte donc, à travers le monde, des médecins, des spécialistes, afin qu’ils le débarrassent de cette vis, et toujours sans succès. Un jour enfin, à Haïti, il rencontre un docteur vaudou qui lui donne une potion malodorante. Il la boit, il s’endort et il rêve. Il rêve qu’il est dans une rue éclairée de lampes vertes. Alors, suivant les instructions du médecin-sorcier, il tourne deux fois à droite et une fois à gauche, depuis son point de départ, découvre un arbre près du septième réverbère, tout couvert de ballons multicolores. Sur la quatrième branche à partir du sommet, il y a un ballon rouge ; il le casse et trouve à l’intérieur un tournevis au manche de plastique jaune. Au moyen de ce tournevis, il retire la vis de son ventre et, aussitôt, il se réveille. C’est le matin. Il porte son regard sur son nombril : la vis a disparu. Enfin la malédiction de vingt ans est levée ! Délirant de joie, il bondit hors du lit. Son cul se détache et tombe.

Profane, seul dans la rue, avait toujours l’impression de chercher lui aussi quelque chose qui justifierait sa condition désassemblée, comme pour une quelconque machine. Et c’est toujours là que la peur s’emparait de lui, c’est là que le rêve devait se changer en cauchemar. Car à présent, s’il continuait d’avancer dans cette rue, ce n’est pas seulement son cul qui le lâcherait, mais aussi ses bras, ses jambes, sa cervelle-éponge et son cœur-pendule qui joncheraient le pavé, s’éparpilleraient parmi les bouches d’égout. Était-ce cela le foyer, cette rue illuminée au mercure ? Était-il en train, tel l’éléphant, de s’en retourner à son cimetière, où il s’allongerait pour bientôt devenir ivoire, portant dans sa masse, endormies, latentes, les formes exquises de pièces d’échecs, de gratte-dos, de sphères chinoises ajourées, emboîtées les unes dans les autres ?

C’est tout ce qu’il y avait à rêver, c’est tout ce qu’il y avait, cette rue. Bientôt il se réveilla, sans avoir trouvé ni tournevis, ni clef. Il s’éveilla à un visage de jeune fille, tout près du sien. Kook se tenait derrière, jambes écartées, tête pendante. A deux voitures de là, chevauchant le fracas de la rame sur les aiguillages, parvenait le crépitement métallique de la cafetière de Tolito.

Le visage de la fille était jeune, tendre. Avec, sur la joue, un grain de beauté brun. Et elle lui parlait déjà avant qu’il eût ouvert les yeux. Elle lui disait de venir avec elle à la maison. Elle s’appelait Josefina Mendoza, elle était la sœur de Kook et vivait dans le centre. Elle voulait lui donner un coup de main. Lui ne comprenait rien à ce qui se passait.

— Oua, ma p’tite dame, dit-il. Oua.

— Ça vous plaît, ici ? cria-t-elle.

— Ça me plaît pas ici, ma p’tite dame, non, dit Profane.

La rame filait vers Times Square, bondée. Deux vieilles dames, qui avaient fait des courses chez Bloomingdale, les dévisageaient, hostiles, de l’autre bout de la voiture.

Fina se mit à pleurer. Les autres mômes se ruèrent dans le wagon en chantant.

— Au secours ! dit Profane.

Il ne savait pas à qui il demandait secours. Il s’était réveillé plein d’amour pour toutes les femmes de la ville, les désirant toutes, et voilà que l’une d’elles voulait le ramener à la maison. La rame entra dans la station de Times Square, les portes s’ouvrirent brusquement. D’un seul élan, sans trop savoir ce qu’il faisait, Profane souleva Kook d’un bras et franchit la porte en courant. Fina, des oiseaux tropicaux apparaissant, sur fond de robe verte, chaque fois que s’entrouvrait son manteau noir, suivait en ligne, avec Tolito et José à qui elle donnait la main. Ils traversèrent au pas de course la station, sous un chapelet de lampes vertes ; Profane, peu doué pour la compétition sportive, butait dans les boîtes à papier et les distributeurs de coca-cola. Kook, qui s’était libéré, fonçait maintenant coudes au corps à travers la foule de midi.

— Luis Aparicio ! beuglait-il, en progressant par glissades dans le dernier relais, vers une base de lui seul connue, et en semant la pagaille dans une colonne de fillettes en uniforme scout.

Au bas des marches, sur la ligne desservant le centre, une rame attendait. Fina et les gosses montèrent. Quand Profane voulut passer à son tour, les portes se fermèrent sur lui, le coincèrent à mi-corps. Les yeux de Fina se dilataient comme ceux de son frère. Avec un petit cri apeuré, elle saisit la main de Profane, tira ; et le miracle s’accomplit. Les portes se rouvrirent. Elle le ramena à l’intérieur, dans la paix de son champ de force. Et il comprit tout de suite : ici, pour le moment, Profane, le jocrisse, pouvait se mouvoir avec agilité et confiance. Tout le long du trajet, Kook chanta Tienes mi corazon, une chanson d’amour qu’il avait entendue, une fois, dans un film.

Ils vivaient près du centre, dans la 80Rue, entre Amsterdam Avenue et Broadway. Fina, Kook, la mère, le père, et un autre frère, nommé Angel. Parfois l’ami d’Angel, Géronimo, se joignait à eux et dormait sur le sol de la cuisine. Le vieux était au chômage. La mère tomba amoureuse de Profane instantanément. On lui attribua la baignoire.

Le lendemain, Kook l’y trouva endormi et ouvrit le robinet d’eau froide.

— Nom de d’là ! brailla Profane en émergeant du sommeil dans un éclaboussement.

— Mec, faut chercher un job, déclara Kook. C’est Fina qui l’a dit.

D’un bond, Profane sortit de la baignoire et, dégouttant d’eau, se mit à poursuivre Kook à travers l’appartement. Dans la pièce de séjour, il trébucha sur Angel et Géronimo qui, couchés, buvaient du vin et parlaient des poupées qu’ils allaient reluquer ce jour-là au Riverside Park. Kook s’échappa, riant et gueulant :

— Luis Aparicio !

Quant à Profane, il resta sur place, le nez aplati sur le sol.

— Bois un coup de vin, dit Angel.

Quelques heures plus tard, ils dévalèrent ensemble les marches de la vieille maison de pierre brune, horriblement saouls. Angel et Géronimo discutaient du froid qui, peut-être, découragerait les filles de venir au parc. Ils mirent cap à l’ouest, marchant au milieu de la chaussée. Profane, à tout bout de champ, se cognait dans les voitures. Arrivés au coin, ils envahirent un stand de saucisses chaudes et burent de la pina colada pour se dessaouler. En vain. Ils gagnèrent Riverside Drive, où Géronimo s’effondra. Profane et Angel le ramassèrent et l’emportèrent, tête en avant, comme un bélier, à travers la rue, descendirent une colline et pénétrèrent dans le parc. Profane buta contre une pierre et les trois partirent en vol plané. Ils restèrent là, étalés dans l’herbe gelée, tandis qu’une bande de mômes en épais manteaux de laine passaient et repassaient sur leurs corps en se renvoyant un ballon d’un jaune éclatant. Géronimo se mit à chanter.

— Mec, dit Angel, en v’là une !

Elle s’approchait, accompagnée d’un caniche à la vilaine figure torve. Une fille jeune, dont les longs cheveux dansaient et scintillaient autour du col de son manteau. Géronimo interrompit sa chanson pour prononcer : « Cono », en secouant ses doigts. Puis il reprit la chanson au bénéfice, cette fois, de la fille. Elle ne prêta attention à aucun d’eux, mais continua son chemin vers le centre, sereine, souriant aux arbres nus. Ils la suivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Ils étaient tristes.

Angel soupira :

— Y en a tant, dit-il. Des millions et des millions de filles. Ici à New York, et à Boston aussi où je suis passé une fois, et dans des milliers d’autres villes… Ça me coupe mes moyens.

— A Jersey aussi, dit Profane. J’y ai travaillé, à Jersey.

— C’en est plein de beau linge, à Jersey, dit Angel.

— J’étais sur la route, moi, dit Profane. Elles passaient toutes en bagnole.

— Géronimo et moi, on travaille dans les égouts, déclara Angel. En dessous de la rue. On y voit jamais rien, en bas.

— En dessous de la rue, répéta Profane, une minute après. En dessous de la rue.

Géronimo interrompit sa chanson et expliqua la situation à Profane. Est-ce qu’il se rappelait le coup des petits alligators ? L’année dernière ou, peut-être, celle d’avant, y a plein de mômes, dans Nueva York, qu’en ont acheté, de ces petits alligators, pour les élever en appartement. Le grand magasin Macy les vendait à cinquante cents pièce, à croire vraiment que tous les mômes, en ville, ils en voulaient un chez eux. Mais bientôt les gosses en ont eu marre. Certains les ont lâchés dans la rue, mais la plupart les ont balancés dans la vidange des cabinets. Et depuis, ces alligators-là, ils ont pris du poids et se sont reproduits en se nourrissant de rats et d’ordures, et maintenant ils se baladaient, énormes, aveugles, albinos, dans tout le système des égouts. Va savoir combien il y en avait là-dedans ! Certains étaient devenus cannibales, après avoir bouffé tous les rats dans leur secteur, ou alors c’est les rats qui ont fui, épouvantés.

Après le scandale des égouts, l’année dernière, les autorités se sont émues. Elles ont fait appel à des volontaires pour descendre dans les galeries, armés de fusils de chasse, et débarrasser les égouts des alligators. Il n’y eut pas beaucoup d’amateurs. Et les rares qui s’étaient présentés abandonnèrent très vite. Angel et lui, déclara Géronimo, tout fier, y avaient passé trois mois de plus que tous les autres.

Profane, tout d’un coup, se trouva dessaoulé.

— Est-ce qu’ils en cherchent encore, des volontaires ? demanda-t-il d’une voix lente.

Angel entonna une chanson. Profane se retourna sur le ventre et braqua son regard sur Géronimo :

— Hé ?

— Et comment, répondit Géronimo. T’as déjà tiré au fusil ?

Profane dit « Oui ». Il ne l’avait jamais fait et ne le ferait jamais, tout au moins au niveau de la rue. Mais un fusil sous la rue, sous la Rue, ça pouvait encore aller. Il risquait de se tuer, bien sûr, mais peut-être que ça irait quand même. Il ne coûtait rien d’essayer.

— J’en causerai à M. Zeitsuss, le patron, dit Géronimo.

Pendant un instant, le ballon resta en suspens dans l’air, tout gai et tout luisant.

— Regarde ! Regarde ! criaient les enfants. Tu vas le voir tomber !


1.

Allusion à une chanson : Que va-t-on faire du marin saoul ? (Note du traducteur.)

2.

Géronimo : cri de guerre des troupes aéroportées US. (N. d. T.)

3.

Police maritime. (N. d. T.)

4.

Roads : rade qui sépare les ports jumeaux de Norfolk et Newport News. (N.d. T.)

5.

Naval Operating Base : base d’opérations navales. (N. d. T.)

6.

Waves : Women accepted for voluntary Emergency Service ; branche féminine de réserve de l’armée US. (N. d. T.)

7.

En français dans le texte.

8.

Animateur de variétés télévisées. (N. d. T.)

9.

En français dans le texte.

10.

Kilroy : personnage imaginaire popularisé pendant la dernière guerre par la phrase : Kilroy was here (Kilroy est passé par là) que l’on trouvait écrite dans les lieux publics, sur les murs, les poteaux, etc. (N. d.T.)

11.

Les deux principales compagnies de transport par car aux USA. (N. d. T.)

12.

Interborough Rapid Transit : ligne de métro desservant les quartiers périphériques. (N.d.T.)

13.

Dans le métro new-yorkais, les voyageurs sont munis de jetons qui commandent l’ouverture de tourniquets donnant accès aux quais. (N. d. T.)