VI

Où l’on voit Profane remonter au niveau de la rue


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Les femmes, pour Profane, le jocrisse, survenaient toujours comme des accidents : lacets qu’on arrache, plats qui vous échappent des mains, épingles cachées dans la chemise neuve. Et Fina ne faisait pas exception à la règle. Il s’était vu, d’abord, comme le produit désincarné d’une œuvre de charité corporelle. Comme si, en compagnie d’innombrables petits animaux blessés, de clochards mourants sur le pavé abandonnés de Dieu, il ne représentait qu’un moyen parmi d’autres de faire accéder Fina à la grâce et de lui obtenir l’indulgence.

Mais, comme de coutume, il s’était trompé. Il en conçut le soupçon au cours de la morne petite fête improvisée en son honneur par Angelo et Géronimo, après qu’il eut passé ses premières huit heures à chasser l’alligator. Ils avaient tous fait partie de l’équipe de nuit et n’étaient rentrés au logis des Mendoza que vers cinq heures du matin.

— Mets ton costume, dit Angel.

— Je n’ai pas de costume, répondit Profane.

On lui prêta un des complets d’Angel. Il était trop petit et Profane se sentait ridicule.

— Au fond, dit-il, y a qu’une chose dont j’aie envie : dormir.

— Tu dormiras tantôt, déclara Géronimo. Ho-ho ! T’es tombé sur la tête, ma parole ! On va draguer un cono.

Fina entra, toute tiède, l’œil ensommeillé ; elle comprit qu’ils partaient en virée et voulut « en être ». Elle travaillait comme secrétaire de huit heures à seize heures trente, mais avait eu droit à un congé de maladie. Angel avait l’air très gêné. Du coup, sa sœur tombait dans la catégorie cono. Géronimo proposa de faire venir Dolorès et Pilar, des filles qu’ils connaissaient. Une fille, c’est pas pareil qu’un coño. Angel se dérida.

Tous les six se rendirent à un club, qui restait ouvert après l’heure légale et se trouvait non loin de la 125Rue, et ils y burent du vin rouge avec de la glace. Une petite formation, vibraphone et section rythmique, jouait sans conviction, dans un coin. Ces musiciens avaient été en classe avec Angel, Fina et Géronimo. Pendant les pauses, ils venaient s’asseoir à leur table. Ils étaient saouls et s’envoyaient des cubes de glace à la figure. Tout le monde parlait espagnol, et Profane, pour leur répondre, utilisait les quelques bribes d’italo-américain qu’il avait glanées chez lui, étant gosse. La communication s’effectuait à environ dix pour cent, mais personne ne s’en souciait. Profane, après tout, n’était que l’hôte d’honneur.

Bientôt, il y eut un changement dans les yeux de Fina : ils n’étaient plus ensommeillés mais brillants d’alcool, et elle parla moins, pour mieux sourire à Profane. Ça le mettait mal à l’aise. On avait appris entre-temps que Delgado, le vibraphoniste, allait se marier le lendemain et qu’il avait des idées derrière la tête. Une discussion violente et stérile éclata au sujet du mariage, pour ou contre. Pendant que les autres braillaient, Fina se penchait sur Profane et, quand leurs fronts se touchèrent, elle chuchota :

— Benito, l’haleine légère et acide de vin.

— Joséphine, fit-il aimablement, en dodelinant de la tête.

Il commençait à avoir la migraine. Elle s’appuya contre sa tête jusqu’au prochain set, et là, Géronimo l’empoigna et l’entraîna sur la piste de danse. Dolorès, grasse et avenante, demanda à Profane de la faire danser : « No posso ballare », répondit-il. « No puedo bailar », rectifia-t-elle et, d’une secousse, l’obligea à se lever. Le monde se remplit du bruit de callosités inanimées frappant des peaux de bouc, inertes, elles aussi, de feutre frappant le métal, de bâtons entrechoqués. Bien entendu, Profane était incapable de danser. Ses chaussures se mettaient toujours dans le chemin. Dolorès, parvenue au milieu de la salle, ne s’apercevait de rien. Il y eut un remue-ménage du côté de la porte et une demi-douzaine d’adolescents, en blouson de play-boys, envahirent les lieux. La musique tonnait et cliquetait. Profane se débarrassa de ses chaussures, de vieux mocassins noirs appartenant à Géronimo, et s’appliqua à danser en chaussettes. Au bout d’un moment, Dolorès l’avait retrouvé et, cinq secondes plus tard, un talon aiguille s’enfonçait douloureusement au beau milieu de son cou-de-pied. Profane était trop fatigué pour gueuler. Il gagna en boitant une table d’angle, se cacha dessous et s’endormit. Quand il recouvra ses esprits, le soleil lui tapait dans les yeux. Ils le portaient le long d’Amsterdam Avenue, en une sorte de cortège funèbre, en clamant : « Mierda, Mierda, Mierda… »

Il perdit le compte de tous les bars où ils s’arrêtèrent. Il se resaoula. Son souvenir le plus pénible, c’était quand il s’était retrouvé dans une cabine téléphonique, seul avec Fina. Ils discutaient de l’amour. Il était incapable de se rappeler ce qu’il avait dit. Sa mémoire n’avait enregistré qu’une seule chose, entre l’épisode de la cabine et son réveil (dans Union Square, au crépuscule, aveuglé par une gueule de bois virulente et recouvert d’une courtepointe de pigeons frileux, qui ressemblaient à des vautours) et c’était un intermède désagréable avec la police, à cause d’Angelo et de Géronimo qui s’essayaient à embarquer sous leur veste des fragments d’un lavabo pour hommes, dans un bar de la 2e Avenue.

Au cours des jours qui suivirent, Profane vint à considérer son emploi du temps dans une lumière inversée ou jocrissienne : ses heures de travail, c’était l’évasion ; les heures où il risquait de s’embringuer avec Fina, c’était la corvée emmerdante et impayée.

Qu’est-ce qu’il avait bien pu dire dans cette cabine téléphonique ? La question l’attendait à la fin de chaque relève, de jour, de nuit, ou dans l’équipe de renfort, comme un brouillard maléfique suspendu au-dessus de la bouche d’égout qu’il empruntait pour regagner l’air libre. Presque toute cette journée passée à bagotter en pleine vape, sous le soleil de février, s’effaça de sa mémoire. Et il n’était pas près de demander à Fina ce qui s’était passé. La gêne entre eux ne fit que croître, comme s’ils avaient bel et bien couché ensemble, après tout.

— Benito, dit-elle un soir, comment ça se fait qu’on ne se dise jamais rien ?

— Heu, fit Profane, qui regardait un film de Randolph Scott à la télé. Heu. Moi, je te dis des trucs.

— Tu parles ! Elle est bien, ta robe. Y a encore du café ? Aujourd’hui, j’ai encore dégommé un cocodrilo… Enfin, tu sais bien.

Il ne le savait que trop bien. Et, devant lui, il voyait Randolph Scott : flegmatique, imperturbable, sachant fermer son clapet et ne l’ouvrant qu’à bon escient ; et, quand il parlait, il ne disait que ce qu’il fallait dire, il ne jacassait pas au petit bonheur et hors de propos. Et là, de ce côté-ci de l’écran phosphoré, il y avait Profane, qui se rendait bien compte pourtant qu’un mot malencontreux le ramenait malgré lui plus près du niveau de la rue, mais dont le vocabulaire ne semblait se composer que de mots malencontreux.

— On pourrait aller au cinéma, ou quelque chose ?

— Ça, dit-il, c’est un bon film. Randolph Scott est capitaine à la police fédérale, et le shérif — tiens, c’est çui-là – il est à la solde d’un gang, et il veut rien foutre, sauf qu’il passe son temps à jouer au fan-tan avec une veuve qu’habite sur la colline.

Au bout d’un moment, elle s’éloigna, triste, boudeuse.

Pourquoi ? Pourquoi se comportait-elle avec lui comme avec un être humain ? Pourquoi ne pouvait-il rester un objet de compassion ? Pourquoi insistait-elle, Fina ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Question stupide. C’était une fille agitée, cette Joséphine, toute tiède et visqueuse dans ses mouvements, toute prête à lubrifier une machine volante, ou n’importe quoi.

Mais, poussé par la curiosité, il décida d’interroger Angel.

— J’en sais rien, répondit Angel. Ça la regarde. Elle aime personne à son boulot. D’après ce qu’elle dit, c’est maricon et compagnie. A part M. Winsome, le patron ; mais lui, il est marié, alors il compte pas.

— Qu’est-ce qu’elle cherche ? reprit Profane. Elle veut réussir dans la vie ? Et ta mère, qu’est-ce qu’elle en pense ?

— Ma mère, elle pense que tout le monde doit se marier : moi, et Fina, et Géronimo. Elle va pas tarder à te chiner, toi aussi. Mais Fina, elle s’intéresse à personne. Ni à toi, ni à Géronimo, ni aux play-boys. Elle veut pas en entendre parler. Personne ne sait ce qu’elle veut.

— Les play-boys, dit Profane. Beuh.

Il apparut que Fina était le leader spirituel, ou la Mère tutélaire, de ce gang de jeunes. Elle avait appris à l’école l’histoire d’une sainte, Jeanne d’Arc, qui avait joué le même rôle au milieu de troupes plus ou moins minables et dégonflées dans les empoignades. Les play-boys, de l’avis d’Angel, c’était à peu près pareil.

Profane se garda bien de demander si elle leur apportait aussi le réconfort dans le domaine des sens. Il n’avait pas à le demander, d’ailleurs. Il savait qu’il s’agissait, là encore, d’une œuvre de charité. Assumer le rôle de la mère du régiment, se disait-il (ignorant tout de la femme, au demeurant), c’était un moyen facile de réaliser ce que toute fille souhaite au fond du cœur, faire partie du BM. Avec, en plus, l’avantage d’être à la tête des troupes et non à la traîne. Combien de play-boys en avaient profité ? « Nul ne le sait », déclara Angel. Des centaines, peut-être. Ils étaient tous entichés de Fina, au sens spirituel du mot. En retour, il lui suffisait de leur dispenser la charité et la bienveillance, et elle ne demandait pas mieux, débordante qu’elle était de grâce.

Les play-boys formaient un groupe bizarrement flapi. Des mercenaires, dont un grand nombre vivaient dans le quartier de Fina ; mais, à l’encontre des autres gangs, ils n’avaient pas de territoire délimité. Ils étaient dispersés à travers la ville et, faute de posséder une zone d’influence, tant sur le plan géographique que culturel, ils mettaient leur arsenal et leur science de la bagarre au service de n’importe quelle équipe qui méditait un barouf.

Le Consortium des Jeunes ne les avait jamais pris en considération ; ils étaient partout, mais c’étaient aussi, ainsi que l’avait exprimé Angel, des dégonflés. Le seul avantage de leur participation était d’ordre psychologique. Ils cultivaient, en effet, une apparence soigneusement sinistre : vestes de velours d’un noir profond, avec le nom du clan dans le dos, en caractères petits mais sanglants, le visage pâle et sans âme, comme l’autre côté de la nuit (et l’on sentait que c’était là leur demeure, car ils avaient coutume d’apparaître brusquement sur le trottoir opposé, de rythmer un moment leur pas sur le vôtre, puis de disparaître subitement, comme escamotés derrière un invisible rideau), et tous s’étaient fabriqué une démarche furtive, un œil avide, une bouche féroce.

Profane n’en avait jamais rencontré sur le plan mondain, jusqu’à la fête de San’Ercole dei Rinoceronti, qui tombe aux ides de mars et est célébrée, côté centre, dans un secteur nommé Petite Italie. Très haut, sur toute la longueur de Mulberry Street, ce soir-là, se succédaient les arceaux d’ampoules électriques disposées par groupes décroissants et spiralés, chacun enjambant la rue et illuminant l’horizon d’un feu clair, car l’air n’était agité d’aucun souffle de vent. Sous les lumières, se dressaient les baraques de fortune réservées aux attractions : distributeurs automatiques, bingo1, attrape-le-canard-en-plastique-et-touche-la-prime. De proche en proche des éventaires proposaient des zeppole, de la bière, des sandwiches au saucisson pimenté. Derrière tout cela, il y avait la musique déversée par deux orchestres, l’un installé à l’extrémité de la rue, côté centre, et l’autre vers le milieu. Chansons populaires, airs d’opéra. Pas trop bruyants dans la nuit froide, comme réservés à la seule zone éclairée. Les habitants de la rue, Chinois et Italiens, assis sur les marches comme en été, regardaient la foule, l’illumination, la fumée des éventaires de zeppole qui s’élevait, paresseuse et imperturbée vers les lumières, mais se dissipait avant de les atteindre.

Profane, Angel et Géronimo draguaient le coño. C’était la soirée du jeudi et le lendemain, selon les agiles calculs de Géronimo, ils allaient travailler non plus pour Zeitsuss, mais pour le gouvernement des États-Unis, puisque le vendredi est le cinquième jour de la semaine ouvrable et que le gouvernement prélève un cinquième de la paie pour non-acquittement des impôts. La beauté du système Géronimo résidait dans le fait que ce cinquième jour n’était pas obligatoirement le vendredi, ce pouvait être n’importe quel jour (ou n’importe quels jours) de la semaine, à condition qu’il fût assez déprimant pour que son attribution à ce bon vieux Zeitsuss fût jugée déloyale. Profane avait fini par partager ce point de vue et, à cause de cela et des virées improvisées dans la journée, et des horaires tournants instaurés par Bing-le-contremaître qui vous empêchaient de savoir jusqu’à la veille quelles seraient vos heures de travail le lendemain, il vivait selon un étrange calendrier, qui n’était pas divisé en rectangles réguliers, mais affectait plutôt l’aspect d’une mosaïque de surfaces de rues bousculées, qui changeaient de position, selon la lumière du soleil, celle de la rue, celle de la lune, ou celle de la nuit…

Il n’était pas à son aise dans la rue. Les gens qui battaient le pavé entre les baraques ne semblaient pas plus logiques que les objets dans ses rêves.

— Ils ont pas de figure, dit-il à Angel.

— Y a plein de belles miches, n’empêche, déclara Angel.

— Gaffe, gaffe ! dit Géronimo.

Trois faux poids, le rouge à lèvres en bataille, les seins et les fesses tendus en courbes luisantes, s’étaient arrêtées devant la roue de la Fortune, gigotantes et l’œil creux.

— Benito, tu causes rital, toi… Va leur faire un baratin.

Derrière eux, l’orchestre jouait Madame Butterfly. Ce n’était pas du pro’ et ça manquait de répétitions.

— C’est pas comme si on était en pays étranger, dit Profane.

— Géronimo, c’est un touriste, dit Angel. Il veut descendre à San Juan, et s’installer au Caribe Hilton, et se balader à travers la ville en reluquant les portorriqueños.

Ils traînaient la patte, frimant les faux poids devant la roue. Profane buta sur une boîte à bière vide. Il commença à dégringoler. Angel et Géronimo, qui l’encadraient, le saisirent chacun par un bras, à mi-chemin du sol. Les filles s’étaient retournées et pouffaient, les yeux sans gaieté, cernés d’ombre.

Angel agita la main :

— Il devient pâle des genoux, dit Géronimo, quand il voit de belles poupées.

Elles gloussèrent de plus belle. Quelque part, ailleurs, l’enseigne de vaisseau américain et la geisha devaient chanter en italien, sur fond d’orchestre, à la plus grande confusion du touriste et des langues. Les filles s’éloignèrent et les trois leur emboîtèrent le pas. Ils achetèrent de la bière et s’installèrent sur un perron inoccupé.

— Y a Benny, là, il cause rital, dit Angel. Cause-leur en rital, allez !

— Sfacim, dit Profane.

Les filles prirent un air très choqué.

— Vot’ copain est un grossier personnage, déclara l’une.

— Moi, je reste pas avec les grossiers personnages, dit la fille assise à côté de Profane.

Elle se leva, jeta son mégot et descendit sur le trottoir, où elle s’arrêta, déhanchée, en fixant son regard sur Profane du fond de ses orbites sombres.

— C’est son nom, expliqua Géronimo, voilà ! Et moi, je suis Peter O’Leary et, çui-là, c’est Chain Ferguson.

Peter O’Leary étant un vieux copain d’école, qui maintenant poursuivait ses études dans un séminaire, au nord de l’État, pour être prêtre. Il avait été un écolier si exemplaire que Géronimo et ses amis prenaient volontiers son nom pour pseudonyme, dans les moments difficiles. Et personne ne saurait jamais combien elles étaient qui, en son nom, avaient été déflorées, plaquées et troquées contre une canette de bière, ou assommées. Quant à Chain Ferguson, il était le héros du western qu’ils avaient vu la veille au soir, à la télé des Mendoza.

— Benny Sfacim, c’est vraiment votre nom ?

— Sfacimento. (En italien, cela veut dire destruction ou dégradation.) Vous ne m’avez pas laissé finir.

— Ça va, alors, dit-elle. C’est pas tellement toc, après tout.

« Et ton joli cul frétillant, est-ce qu’il est toc ? » songeait Profane, tout misérable. L’autre fille, d’ailleurs, avait de quoi la faire valdinguer plus haut que les arceaux de lumière. Pas plus de quatorze ans, mais celle-là, elle savait déjà que les hommes, c’étaient tous des cloches. Tant mieux pour elle. Les compagnons de lit et tous les sfacims, dont il faudra bien se débarrasser tôt ou tard, mais qui continuent à se rabattre… « Si elle doit en garder le goût et se fixer sur un de ces petits vagabonds qui, lui aussi, partira un jour, eh bien, elle ne sera pas à la fête », se disait Profane. Il ne lui en voulait pas. Il scrutait cette pensée, mais va savoir ce qui se passait derrière ses yeux ! Ils semblaient absorber toute la lumière de la rue : celle des flammes sous les grils à saucisses, celle des ponts suspendus d’ampoules lumineuses, celle des fenêtres des logements riverains, celle des bouts incandescents des cigares De Nobili, celles, éclatantes, dorées et argentées, des instruments, sur l’estrade des musiciens, celle même dans le regard des quelques touristes dont le cœur aurait pu être innocent.

Femme de la grand’ ville, (se mit-il à chanter)

Connais-tu la haine et l’amour ?

Ton œil, c’est la lun’, côté pile,

Toujours il y fait demi-jour.

 

Quand les feux de Broadway s’allument,

Quant vient l’heur’ de plaindre et d’aimer,

Tes yeux s’emplissent de brume,

Ton cœur est d’acier chromé.

 

Les vois-tu, les pauvres cloches,

Les gamins sans feu ni lieu,

Le tricard qu’une femme moche

Attend à Buffalo ?

 

Morts, comme les feuill’s des arbres

Qui jonchent l’Union Square,

Morts, comme les dalles de marbre,

Jonchées de regrets épars,

 

Morts, comme l’empreinte stérile

Des jours, des semaines et des mois.

Tes yeux, ô femme de la ville,

Ne pleureront pas pour moi.

Sur le trottoir, la fille se trémoussa :

— Ça manque de tempo.

C’était une chanson de la Grande Dépression. On la chantait en 1932, l’année où Profane vint au monde. Il ne savait plus où il l’avait entendue. Et si elle avait un tempo, c’était celui des haricots tombant dans un vieux seau, quelque part dans le Jersey, celui des WPA2 ébranlant le pavé, celui d’un wagon de marchandises, dans une côte, bourré de clodos, butant tous les onze mètres sur un raccord de rail. Mais la fille était née en 1942. Les guerres n’ont pas mon tempo. Elles ne sont que bruit.

Le marchand de zeppole, de l’autre côté de la rue, se mit à chanter. Angel et Géronimo mêlèrent leurs voix à la sienne. L’orchestre d’en face s’était adjoint, lui, un ténor italien du quartier :

Non dimenticar, che ti ho voluto tanto bene,

Ho saputo amar ; non dimenticar…

Et la rue froide sembla tout à coup s’épanouir en une chanson. Profane avait envie de prendre cette fille par les doigts, de l’emmener quelque part, hors du vent, dans un coin où il ferait chaud, et de la faire basculer sur ses pauvres talons montés sur roulement à billes, et de lui montrer qu’il s’appelait bien Sfacim, après tout. C’était un désir qui lui venait de loin en loin, de donner libre cours à la méchanceté et, en même temps, de connaître la tristesse, si grande qu’elle le remplirait, filtrerait de ses yeux et des trous de ses semelles, pour ne faire sur la chaussée qu’une vaste flaque de tristesse humaine, où tout se serait déversé, depuis la bière jusqu’au sang, mais bien peu de compassion.

— Mon nom, c’est Lucille, dit la fille à Profane.

Les deux autres se présentèrent aussi. Lucille remonta les marches et s’assit près de Profane. Géronimo alla chercher de la bière. Angel chantait toujours.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, les gars ? demanda Lucille.

« Du boniment aux filles que j’ai envie de sauter », songea Profane. Il se gratta l’aisselle.

— Je tue les alligators, dit-il.

— Quoi ?

Il lui raconta le coup des alligators ; Angel qui, lui aussi, avait l’imagination fertile ajouta des détails, de la couleur. Assis côte à côte sur le perron, ils fabriquèrent donc un mythe, à eux deux. Et comme ce mythe n’était né ni de la peur du tonnerre, ni des rêves, ni de l’étonnement devant les blés qui meurent, la moisson finie, pour resurgir au printemps, ni de rien qui eût quelque caractère permanent — comme il répondait simplement à une curiosité passagère, éclosant comme une tumescence impromptue, c’était un mythe branlant et transitoire, de même que les estrades des musiciens et les stands de saucisses au piment, au long de Mulberry Street.

Géronimo réapparut avec de la bière. Ils restèrent là à regarder la foule et à raconter des histoires d’égouts. De temps en temps, les filles poussaient la chansonnette. Bientôt elles se firent aguichantes. Lucille se leva d’un bond et partit en dansant.

— Attrape-moi ! dit-elle.

— Miséricorde ! dit Profane.

— Faut lui courir après ! dit une de ses copines.

Angel et Géronimo riaient.

— Faut que je… beuh, dit Profane.

Les deux filles, vexées par le rire d’Angel et de Géronimo, se levèrent et partirent en courant, à la suite de Lucille.

— On les course ? demanda Géronimo.

Angel rota :

— Ça nous fera transpirer un peu, après toute cette bière.

Ils descendirent du perron d’un pas incertain et, coude à coude, démarrèrent au petit trot.

— Où c’est qu’elles sont parties ? demanda Profane.

— Par là.

Ils se rendirent compte, au bout d’un moment, qu’ils renversaient des gens sur leur passage. Quelqu’un balança un coup de poing à Géronimo, mais le manqua. Ils plongèrent à la queue leu leu sous un stand vide et se retrouvèrent sur le trottoir. Les filles couraient à petits bonds, loin devant eux. Géronimo était essoufflé. Ils suivirent néanmoins les filles, qui s’étaient engagées dans une rue latérale. Mais, le temps qu’ils tournent le coin, plus de filles. Suivit un quart d’heure confus, où ils rôdèrent dans les rues autour de Mulberry, en regardant sous les voitures en stationnement, derrière les poteaux téléphoniques, dans les entrées d’immeubles, au haut des perrons.

— Y a personne, déclara Angel.

On pouvait entendre de la musique dans Mott Street. Ça sortait d’un sous-sol. Ils allèrent voir. Sur une enseigne, on lisait Club populaire. Bière. Danse. Ils descendirent, ouvrirent une porte et découvrirent un petit comptoir à bière dans un coin, un juke-box dans un autre coin, et une vingtaine de jeunes délinquants, à l’œil curieux. Les garçons portaient des costumes sobres et distingués, les filles des robes de cocktail. Le juke-box déversait du rock’n’roll. Les têtes gominées et les soutiens-gorge cantilevers étaient bien là, mais dans une ambiance raffinée ; genre soirée au Country Club.

Les trois restèrent sur place. Au bout d’un moment, Profane aperçut Lucille, boppant au milieu de la piste avec un quidam, qui aurait pu être président-directeur général de quelque consortium de dévoyés. Par-dessus son épaule, elle tira la langue à Profane, qui détourna les yeux.

— J’aime pas, dit quelqu’un, quand ça la ramène. Y a qu’à l’envoyer à Central Park, des fois que ça se fasse violer.

Par hasard, Profane regarda vers la gauche. Il y avait là un vestiaire. Il vit, pendues à des crochets, bien alignées et toutes semblables, avec leurs épaules rembourrées, tombant symétriquement de part et d’autre dudit crochet, deux douzaines de vestes en velours noir, avec des inscriptions rouges dans le dos. « Ding, don-don, songea Profane : on est au pays des play-boys. »

Angel et Géronimo regardaient du même côté.

— Tu crois qu’on devrait…, demanda Angel.

Lucille faisait signe à Profane, elle était dans l’embrasure de la porte, de l’autre côté de la piste.

— Attendez une minute, dit Profane.

Il louvoya parmi les couples. Personne ne le remarqua.

— Pourquoi vous avez mis tout ce temps ?

Elle l’avait pris par la main. Il faisait noir dans la pièce. Profane se cogna dans un billard.

— Ici, chuchota-t-elle.

Elle était étendue sur le feutre vert. Poches d’angle, poches latérales3, et Lucille.

— Y a de drôles de trucs que je pourrais dire, commença Profane.

— On les a tous dits, murmura-t-elle.

Dans la lumière trouble qui venait de la porte, ses yeux frangés semblaient faire partie du feutre. C’était comme s’il regardait à travers son visage la surface de la table. La jupe troussée, la bouche ouverte, les dents toutes blanches, aiguës, prêtes à plonger dans quelque partie tendre de son individu, s’il se mettait à sa portée — oh, elle allait le hanter, c’était sûr ! Il tira la fermeture de sa braguette et entreprit de grimper sur le billard.

Soudain il y eut un cri dans la salle contiguë, le juke-box fut renversé, les lumières s’éteignirent.

— Quoi ? fit-elle en se redressant.

— Barouf ? demanda Profane.

Elle s’élança au bas de la table, le culbuta. Il se retrouva couché sur le sol, la tête appuyée au râtelier à queues. L’élan impétueux de Lucille avait fait dégringoler une avalanche de boules de billard sur son estomac. « Me voilà bien », songeait-il, tout en se protégeant le crâne. Le cliquetis des talons de Lucille s’éloignait, décroissant sur la piste de danse désertée.

Profane ouvrit les yeux. Une boule de billard s’était arrêtée juste à la hauteur de ses yeux. Il ne pouvait distinguer qu’un cercle blanc et le 8 noir, inscrit à l’intérieur4. Il éclata de rire. Dehors, au loin, il entendait Angel qui gueulait au secours. Profane se releva, tout grinçant, ferma sa braguette, quitta la pièce, trébucha dans le noir. Il parvint dans la rue, après s’être pris les pieds dans deux chaises pliantes et dans le câble du juke-box.

Accroupi derrière les balustres de pierre, sur le perron menant à la porte de la maison, il vit une grande foule de play-boys qui grouillait sur la chaussée. Les filles, assises sur les marches, ou debout le long du trottoir, poussaient des cris d’encouragement. Au milieu de la rue, le danseur de Lucille, le président-directeur général, tournait en rond avec un nègre énorme, dont la veste portait l’inscription BOP KINGS. Quelques autres Bop Kings se colletaient avec les play-boys dans les derniers rangs de la foule. « Une querelle d’ordre territorial », se dit Profane. Il n’apercevait ni Angel ni Géronimo.

— Quelqu’un va se faire arranger, dit une fille assise sur les marches, juste au-dessus de Profane.

Comme une pluie d’argent fait soudain luire un arbre de Noël, le joyeux miroitement des couteaux à cran d’arrêt, des démonte-pneus et des boucles limées de ceinturons se propagea à travers la foule. Les filles, sur les marches, retenaient leur souffle d’un commun accord, découvraient leurs dents. Elles suivaient la scène avec passion, comme si on avait tiré à la courte paille pour savoir qui le premier ferait couler le sang.

Mais rien ne se produisit. Quelque dénouement qu’ils eussent attendu, ils en furent, ce soir-là, pour leurs frais. Surgie d’on ne sait où, Fina, sainte Fina des play-boys, s’avança de sa démarche voluptueuse, au milieu des crocs, des griffes et des broches. L’air s’emplit de tiédeur printanière, une chorale de jeunes garçons, voguant sur un nuage mauve et scintillant, apparut, en provenance de Canal Street, et chanta O Salutaris Hostia ; le président-directeur général et le Bop King se donnèrent l’accolade de l’amitié, pendant que leurs affidés rengainaient leurs armes et s’enlaçaient à leur tour ; quant à Fina, elle fut enlevée par une nuée de mignons chérubins, dodus et pneumatiques, afin qu’elle pût contempler la subite paix par elle instaurée, dans une rayonnante sérénité.

Profane regarda, bouche bée, renifla et détala. Pendant la semaine qui suivit, et même davantage, il médita sur Fina et les play-boys et finit par concevoir des inquiétudes sérieuses. Il n’y avait rien de bien particulier dans cette bande ; un poisse est un poisse. Et Profane était convaincu que si amour il y avait entre Fina et les play-boys, c’était un amour purement chrétien, hors de ce monde, et très convenable. Mais cet état de choses pouvait-il durer ? Et Fina tiendrait-elle le coup ? A la minute où ces petites gouapes devineraient la lascivité cachée sous la sainteté et la combinaison en dentelles noires sous le surplis, Fina risquait de se faire choper à la première faridon organisée par la bande, ayant en quelque sorte tenté le diable. Déjà elle était en sursis.

Un soir, il entra dans la salle de bains, le matelas sur l’épaule. Il avait regardé à la télé un vieux film de Tom Mix. Fina était couchée dans la baignoire, aguichante. Pas d’eau, pas de vêtements, rien que Fina.

— Écoute voir, dit-il.

— Benny, je suis berlingue. Je veux que ce soit toi.

Elle l’avait dit sur un ton de défi. Pendant un moment, Profane jugea la chose défendable. Après tout, si ce n’était lui, ce serait encore cette meute de loups pelés. Il regarda son image dans la glace… Gras à lard. Des poches tout autour de ses yeux de cochon. Pourquoi avait-elle envie que ce soit lui ?

— Pourquoi moi ? dit-il. T’as qu’à garder ça pour ton futur mari.

— Pourquoi se marier ? dit-elle.

— Écoute, qu’est-ce qu’elle dirait, sœur Maria Annunziata ? Toi qu’as été si gentille avec moi et avec toutes ces pauvres fripouilles, dans la rue. Et tu voudrais effacer tout ça ?

Qui eût imaginé Profane en train de discourir de la sorte ? Les yeux de Fina brûlaient, elle ondulait, lente, sensuelle, toutes ces surfaces ocrées frémissantes comme du sable mouvant.

— Non, dit Profane. Et maintenant, sors de là, et plus vite que ça. Je veux dormir, moi. Et va pas chercher ton frère en criant au viol. Il a des principes, il veut pas qu’elle cavale, sa sœur, mais il te fait confiance.

Elle sortit de la baignoire et s’enveloppa d’un peignoir de bain.

— Excuse-moi, dit-elle.

Il jeta le matelas dans la baignoire, il se jeta sur le matelas et alluma une cigarette. Elle éteignit la lumière et ferma la porte sur elle.

2

Les inquiétudes de Profane au sujet de Fina se justifièrent bientôt, déplorablement. Le printemps vint : sage, peu spectaculaire, et après bien des fausses entrées, orages, grêles et vents déchaînés alternant avec des journées de paix où l’hiver n’avait plus de part.

Les alligators, hôtes des égouts, furent si bien décimés qu’il n’en resta plus qu’une poignée. Zeitsuss se trouva à la tête d’une équipe de chasseurs bien trop nombreuse pour le travail qu’il y avait à faire ; aussi Profane, Angel et Géronimo ne furent-ils plus employés qu’à mi-temps.

Profane avait de plus en plus l’impression d’être un étranger dans le monde du sous-sol. Cela était venu, sans doute, imperceptiblement, tout comme le décroissement de la population alligatorienne ; mais, bizarrement, ce fut pour lui comme une perte de contact avec une bande d’amis. « Qui suis-je ? s’engueulait-il. Le saint François des alligators ? Je ne leur parle pas, et même je ne les aime pas, je les descends. »

— Mon cul, répondit son avocat du diable. Combien de fois, surgis de la nuit, sont-ils accourus vers toi, ballottant sur leurs pattes, comme des amis impatients de te voir… N’as-tu jamais songé qu’ils souhaitaient la mort ?

Il se rappela celui qu’il avait chassé, en solitaire, jusqu’à l’East River, à travers la paroisse Fairing. Celui-là avait traîné en chemin, il s’était laissé rattraper ; il l’avait cherché. Profane avait le sentiment qu’à un moment quelconque (alors qu’il était saoul, ou trop excité pour réfléchir, ou fatigué) il avait apposé sa signature sur un contrat au-dessus des empreintes de pattes de ceux qui maintenant étaient fantômes d’alligators. Comme s’il y avait eu cet accord, ce protocole (Profane donnant la mort, les alligators lui donnant un emploi), fèves pour pois. Il avait besoin d’eux et, s’ils avaient tant soit peu besoin de lui, c’est qu’en quelque circonvolution préhistorique de leur cervelle d’alligator ils se rendaient compte n’avoir été, en leur jeune âge, que des articles de vente, au même titre que les portefeuilles et sacs de dame, fabriqués, peut-être bien, en peau de parent ou de cousin, et que les mille autres babioles proposées dans les Macy’s du monde entier. La migration des âmes à travers la lunette du cabinet vers l’univers souterrain n’était qu’une accalmie passagère, un sursis, en attendant qu’ils redevinssent jouets d’enfants, faussement animés. Bien entendu, ça ne leur disait rien. Ils auraient souhaité retourner à ce qu’ils avaient été ; et sous la forme la plus parfaite de ce retour, c’est-à-dire que morts (quoi d’autres ?) ils fussent rongés en exquises rocailles par les artisans-rats, érodés jusqu’à la brunissure par l’eau sanctifiée de la paroisse, enrichis de phosphorescence par cet on-ne-sait-quoi qui avait, ce soir-là, illuminé le sépulcre d’un congénère.

Quand il descendait faire ses quatre heures quotidiennes, selon le nouvel horaire, il lui arrivait de leur parler. Cela avait le don de troubler ses équipiers. Même il l’échappa belle, un soir, où un ’gator se retourna pour l’attaquer. La queue cingla l’homme à la torche, dont la jambe gauche fléchit. Profane lui brailla :

— Ote-toi de là, et expédia les cinq cartouches, en une cascade de salves répercutées, dans les dents de l’alligator.

— Ça va, dit son équipier, la guibolle fonctionne toujours.

Profane ne l’écoutait pas. Debout, près du cadavre décapité, il voyait le courant rapide d’eau d’égout emporter le sang de la vie vers l’une quelconque des rivières ; il avait perdu le sens de la direction :

— Petit, dit-il au cadavre, c’est pas du jeu. Fallait pas te rebiffer. C’est pas prévu dans le contrat.

Bung, le contremaître, lui fit la leçon, une fois ou deux, comme quoi il ne devait pas causer aux alligators, vu que c’était un mauvais exemple à donner à la brigade. Profane dit :

— D’accord, c’est bon, et s’appliqua dans l’avenir à dire ce qu’il croyait, en quelque sorte, devoir dire, dans un murmure étouffé.

Finalement, un soir de la mi-avril, il accepta la vérité que, pendant toute la dernière semaine, il avait cherché à écarter de ses pensées : lui et la brigade, en tant qu’unités actives du service de la Voirie, avaient pour ainsi dire fait leur temps.

Fina avait compris, elle aussi, que l’alligator se faisant de plus en plus rare, les trois garçons allaient bientôt se retrouver chômeurs. Elle attaqua Profane, un soir, devant la télé. Il était en train de regarder une reprise de Ce soir, on attaque le train.

— Benito, dit-elle, faudrait que tu commences à te chercher un nouveau boulot.

Profane en convint. Elle lui dit que son patron Winsome, des disques « l’Étrangeoïde », avait besoin d’un employé de bureau, et qu’elle pouvait lui obtenir un rendez-vous.

— Moi ? fit Profane. Je suis pas employé de bureau. Je suis pas assez dégourdi. Et puis les boulots où on reste enfermé, c’est pas tellement mon truc.

Elle lui déclara que des gens bien plus bêtes que lui travaillaient dans les bureaux. Elle lui dit qu’il aurait la possibilité de monter en grade, de devenir quelqu’un.

Un jocrisse est un jocrisse. Qu’est-ce qu’il peut devenir, un jocrisse ? On arrive à un point, et Profane sentait bien qu’il l’avait atteint, où l’on sait ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire. Mais, de loin en loin, il connaissait ces accès d’optimisme.

— Je vais tenter le coup, dit-il. Et merci.

Elle était envapée de grâce ; il l’avait éjectée de la baignoire et voilà qu’elle tendait l’autre joue. Ça lui donna des idées lubriques.

Le lendemain, elle téléphonait. Angel et Géronimo travaillaient dans l’équipe de jour. Quant à Profane, il avait quartier libre jusqu’au vendredi. Couché sur le plancher, il jouait au pinochle5 avec Kook qui, ce jour-là, manquait l’école.

— Trouve-toi un costume, dit-elle. A une heure, tu te présentes.

— Beuh, dit Profane. (Il avait grossi, car pendant quinze jours il avait fait honneur à la cuisine de Mme Mendoza. Le complet d’Angel ne lui allait plus.)

— Emprunte celui de mon père, dit-elle.

Et elle raccrocha.

Le vieux Mendoza ne fit pas d’objection. Le costume le plus grand, dans le placard, était un modèle, style George Raft, de l’année trente-cinq, croisé, en serge marine, aux épaules rembourrées. Il le mit et prit à Angel une paire de chaussures. En route vers le centre, dans le métro, il vint à penser que les gens étaient tous affligés d’une sorte de nostalgie temporelle pour la décennie qui les avait vus naître. Car il avait maintenant le sentiment de vivre dans une dépression à son usage exclusif : ce costume et la fonction municipale qui, dans deux semaines au plus, serait supprimée… Tout autour de lui, il voyait des gens vêtus de complets neufs, des millions d’objets inanimés et flambant neufs jetés sur le marché, chaque semaine, voitures neuves dans la rue, maisons neuves poussant par milliers dans les faubourgs qu’il n’avait quittés que depuis quelques mois. Où donc était la dépression ? Autour des tripes de Benny Profane et autour de son crâne, sous le camouflage optimiste d’un complet de serge bleue un peu juste et d’un visage confiant de jocrisse.

Les bureaux du « service Etrangeoïde » se trouvaient dans les environs de la gare Grand Central, au seizième étage. Profane était assis dans un salon d’attente, plein de plantes de serre tropicales, tandis qu’un vent morne pompait la chaleur, le long des fenêtres. La réceptionniste lui donna un formulaire à remplir. Fina restait invisible.

Comme il rendait à la jeune personne le formulaire rempli, un messager arriva : un Noir, portant une vieille veste en peau. Il laissa tomber sur le bureau un paquet de courrier intérieur et, pendant une seconde, leurs yeux se rencontrèrent.

Profane l’avait-il vu dans la rue, ou au cours d’une revue matinale ? En tout cas, il y avait ce petit demi-sourire et cette espèce de demi-télépathie, et ce sentiment que le messager était également porteur d’un message pour Profane, caché à tous sauf à eux deux, dans une enveloppe de rayons oculaires croisés, et qui disait : « Oui c’est que tu cherches à feinter ? Écoute le vent. »

Il écouta le vent. Le messager partit.

— M. Winsome vous recevra dans un moment, dit la réceptionniste.

Profane s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder la 42Rue. C’était comme s’il voyait le vent, aussi. Le costume le gênait. Était-il incapable, tout compte fait, de dissimuler cette étrange dépression qu’on ne décelait ni dans les cours de bourse ni dans les bilans de fin d’année ?

— Hé ! Où allez-vous ? dit la réceptionniste.

— J’ai changé d’idée, expliqua Profane.

Dans le couloir, et dans l’ascenseur, et dans le hall en bas, il chercha des yeux le messager, mais il ne le vit pas. Il déboutonna la veste du vieux Mendoza et, d’un pas traînant, descendit la 42Rue, tête basse, contre le vent.

Vendredi, au rassemblement, Zeitsuss, pleurant presque, leur rendit compte de la situation. Désormais, travail réduit à deux jours par semaine, et cinq équipes seulement pour achever le déblayage du côté de Brooklyn.

En rentrant, ce soir-là, Profane, Angel et Géronimo s’arrêtèrent à un bar de Broadway. Ils y restèrent presque jusqu’au couvre-feu et virent arriver un groupe de filles. C’était le Broadway à la hauteur des numéros 80, qui n’a rien à voir avec le Broadway des spectacles, ni même avec celui où l’on compte autant de cœurs brisés que de lampions. La partie excentrique de Broadway est un secteur lugubre, sans visage, où le cœur n’a jamais la réaction violente et définitive, susceptible de le briser : le cœur, tout simplement, est soumis à la pression progressive, extensive des fardeaux empilés petit à petit, au jour le jour, jusqu’à ce qu’il s’épuise enfin sous leur poids et s’éreinte à ses propres soubresauts.

La première vague de filles arriva vers minuit, histoire de faire de la monnaie, au cas où le client n’aurait pas l’appoint. Pas belles, les filles, mais le barman avait un mot pour chacune. Quelques-unes revenaient vers l’heure de fermeture pour s’offrir un dernier verre, que le bisness ait marché ou non. Si elles amenaient le clille, c’était d’habitude un petit gangster du coin, le barman leur témoignait autant d’attention et de gentillesse que s’il s’était agi d’un couple d’amoureux et, en un sens, c’est bien ce qu’ils étaient. Et si la fille n’avait pas eu un seul chopin de toute la soirée, le barman lui servait un café, avec une bonne giclée de cognac, et il faisait une réflexion sur cette pluie qui n’arrêtait pas, ou sur ce froid de canard, de quoi décourager le client, pour sûr. Et, d’habitude, elle tentait encore sa chance avec un des types qui se trouvaient là.

Profane, Angel et Géronimo s’en allèrent après avoir bavardé avec les filles et joué quelques séries au jeu de quilles miniature. En sortant, ils rencontrèrent Mme Mendoza.

— T’as vu ta sœur ? demanda-t-elle à Angel. On devait faire des courses ensemble, tout de suite après son travail. Jamais encore elle ne m’a fait ce tour-là, Angelito. Je me fais de la bile.

Kook arriva en courant.

— Dolorès, elle dit qu’elle est sortie avec les play-boys, mais elle sait pas où. Fina l’a appelée, y a juste un moment, et Dolorès, elle dit comme ça qu’elle avait une drôle de voix.

Mme Mendoza attrapa Kook par la tête et lui demanda d’où ce qu’elle téléphonait, Fina, mais Kook répondit :

— Je viens de te le dire : on en sait rien d’où c’est qu’elle téléphonait.

Profane regarda Angel et vit Angel qui le regardait. Quand Mme Mendoza fut partie, Angel dit :

— Je veux pas y croire, venant de ma propre soeur, mais si un de ces petits marlous essaie quelque chose, mec…

Profane n’avoua pas qu’il avait eu la même pensée. Angel était suffisamment embêté comme ça. Mais Angel savait que Profane avait, lui aussi, songé à une « surpat » avec la bande. Tous deux connaissaient Fina.

— On devrait pouvoir la trouver, dit-il.

— Il y en a, des play-boys, dans tous les coins de la ville, dit Géronimo. Mais je connais quelques planques qu’ils ont.

Ils décidèrent de commencer par le club de Mott Street. Jusqu’à minuit, ils parcoururent la ville en métro, mais pour ne trouver que clubs fermés et portes closes. Et c’est alors qu’ils cheminaient dans Amsterdam Avenue, à la hauteur des numéros 60, qu’ils entendirent un bruit dans une rue latérale.

— Vingt dieux, dit Géronimo.

Un beau barouf était en cours. On apercevait quelques pistolets, mais surtout des couteaux, des tuyaux de caoutchouc et des ceinturons. Les trois se faufilèrent le long de la rangée de voitures en stationnement, et découvrirent un quidam, en veste de tweed, caché derrière une Lincoln neuve, en train de tournicoter les boutons d’un magnétophone. Un ingénieur du son, juché dans un arbre proche, suspendait des micros. La nuit était devenue froide et venteuse.

— B’soir, dit la veste de tweed. Je m’appelle Winsome.

« Le patron à ma sœur », chuchota Angel. Profane entendit un cri, plus loin dans la rue, poussé peut-être par Fina. Il piqua un galop. Il y eut des coups de feu et pas mal de vociférations. Cinq Bop Kings débouchèrent au pas de course d’une ruelle, juste devant eux. Angel et Géronimo fonçaient derrière Profane. Une voiture était à l’arrêt au milieu de la rue avec la radio, branchée sur le WLIB, et marchant à plein volume. Tout près ils entendirent siffler un ceinturon, puis un cri de douleur se prolongea : mais l’ombre noire d’un grand arbre les empêcha de voir ce qui se passait.

Ils suivirent la rue, cherchant à repérer un club. Bientôt ils virent PB écrit à la craie sur le trottoir, et aussi une flèche. La flèche était pointée vers une maison de pierre. Ils montèrent les marches et sur la porte il y avait encore PB, marqué à la craie. La porte ne voulait pas s’ouvrir. Angel, à coups de pied, fit sauter la serrure. Derrière eux, dans la rue, c’était le chaos. Quelques corps gisaient, prostrés, au bord du trottoir. Angel s’élança dans le couloir, Profane et Géronimo sur ses talons. Les sirènes de la police convergeaient du nord et de l’ouest vers la bagarre.

Angel poussa une porte dans le couloir et, pendant une demi-seconde, Profane put voir par l’entrebâillement Fina, couchée sur un vieux lit pliant de l’armée, nue, les cheveux en désordre, souriante. Ses yeux s’étaient creusés comme ceux de Lucille, un certain soir, sur le billard. Angel se retourna, montrant toutes ses dents.

— Rentre pas, dit-il. Attends.

La porte se ferma sur lui et bientôt ils l’entendirent qui lui cognait dessus.

Angel allait-il cogner jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Profane ne connaissait pas les impératifs du code. Il ne pouvait entrer et arrêter la séance, il n’était pas sûr d’en avoir envie. Le meuglement des sirènes de police avait monté sans cesse et, subitement, s’était tu. Fini, le barouf. Et pas seulement le barouf, devinait Profane. Il dit « bonne nuit » à Géronimo et sortit de la maison, sans tourner la tête, sans chercher à savoir ce qui se passait derrière lui, dans la rue.

Il se dit qu’il n’allait pas rentrer chez les Mendoza. Le boulot sous la rue était terminé. Et la paix qu’il avait pu connaître était révolue. Il lui fallait remonter à la surface, vers la rue du rêve. Bientôt, il trouva une station de métro et, vingt minutes plus tard, il était dans le centre, en quête d’un matelas pas cher.


1.

Bingo : jeu de hasard, (N.d.T.)

2.

Worker’s Public Administration : chantiers des Travaux publics pour combattre le chômage. (N.d.T.)

3.

Dans le billard américain, le joueur envoie les boules dans des poches aménagées le long de la bande. (N. d. T.)

4.

Dans le billard américain, la boule noire (eightball), portant le no 8, ne doit jamais tomber dans la poche. (Symbole de malchance.) (N.d.T.)

5.

Pinochle : jeu de cartes s’apparentant à la belote. (N. d. T.)