XI

Les confessions de Fausto Maijstral


Il suffit, malheureusement, que l’on dispose d’un bureau et que l’on ait de quoi écrire pour transformer n’importe quelle chambre en confessionnal. Cela peut ne rien avoir à voir avec les actions par nous commises, ou par les humeurs qui nous viennent et qui s’en vont. Tout est dans la chambre, peut-être bien, un cube, qui n’est doué d’aucun pouvoir persuasif. La chambre, tout simplement, est. Le fait de l’occuper et d’y trouver une métamorphose pour la mémoire est notre propre faute.

Que je te décrive maintenant cette pièce. Elle mesure cinq mètres vingt sur trois mètres cinquante et elle a deux mètres treize de haut. Les murs sont lattés et plâtrés, et peints de ce même gris qui, durant la guerre, recouvrait les ponts des corvettes de Sa Majesté. La chambre est orientée de telle sorte que ses diagonales indiquent N-NE/S-SO et NO/SE. Ainsi, un observateur peut découvrir de la fenêtre et du balcon, côté N-NO (c’est le mur latéral), la ville de La Valette.

On y pénètre, côté O-SO, par une porte qui perce, vers son milieu, l’un des murs longs. Si l’on s’arrête, à peine la porte franchie, et qu’on promène le regard dans le sens des aiguilles d’une montre, on voit successivement un poêle à bois mobile, entouré de cartons, d’ustensiles, de sacs pleins de provisions ; puis le matelas, posé à mi-longueur du mur E-NE, face à la porte ; un baquet, dans le coin SE, pour recevoir l’eau sale ; une cuvette dans le coin S-SO ; une fenêtre donnant sur les docks ; la porte que l’on vient de franchir ; et enfin, dans le coin NO, une petite table de travail et une chaise. La chaise fait face au mur O-SO, si bien qu’il faudrait tourner la tête de 135° pour avoir vue sur la ville. Les murs ne comportent aucun ornement ; le plancher est dépourvu de tapis. Une tache d’un gris sombre s’étend au plafond, juste au-dessus du poêle.

Telle est donc la chambre. On pourrait ajouter que le matelas a été mendié au mess des officiers, ici, à La Valette, peu après la guerre, que le poêle et les provisions ont été fournis par CARE1, ou que la table vient d’une maison qui n’est plus que gravats et que la terre recouvre. Mais en quoi cela concerne-t-il la chambre ? Les faits font l’Histoire, et seuls les hommes ont une histoire. Les faits exigent des réponses de la sensibilité qu’aucune chambre inerte n’a jamais livrées.

La chambre se trouve dans un bâtiment qui, avant la guerre, comptait neuf autres chambres semblables. Maintenant il n’en reste que trois. Le bâtiment est placé sur un escarpement, au-dessus des docks. La chambre est juchée au-dessus des deux autres, les deux tiers manquants de la bâtisse ayant été déblayés par un bombardement, au cours de l’hiver 1942-1943.

Quant à Fausto lui-même, il ne peut être défini que de trois façons : comme un parent, ton père. Comme un prénom. Et surtout, comme un occupant. Peu après ton départ, l’occupant de la chambre.

Pourquoi ? Pourquoi mettre à contribution cette chambre pour l’introduction d’une apologie ? Parce que cette chambre, bien que privée de carreaux et glacée la nuit, est une serre chaude. Parce que cette chambre est le passé, bien que n’ayant pas d’histoire propre. Parce que, comme la présence physique d’un lit, ou d’un plan horizontal, détermine ce que l’on appelle l’amour, comme l’existence d’un haut lieu est indispensable pour que la parole divine soit communiquée aux ouailles et qu’une religion, quelle qu’elle soit, s’instaure, ainsi est-il besoin d’une chambre, scellée contre l’atteinte du présent, pour que l’on puisse songer à aborder le passé.

A la faculté, avant-guerre, avant que j’eusse épousé ta pauvre mère, j’avais senti, comme bon nombre de jeunes gens, un indéniable vent de grandeur couler sur mes épaules, comme une cape. Maratt, Dnubietna et moi, nous nous proposions de former le cadre de la prestigieuse école poétique anglo-maltaise, la « Génération 37 ». Cette confiance estudiantine dans le succès fait naître des inquiétudes, dont la première concerne l’autobiographie ou l’apologie pro vita sua, que le poète sera appelé, un jour, à écrire. Comment, raisonne-t-on, comment un homme peut-il raconter sa vie, sans être virtuellement certain de l’heure de sa mort ? Une question obsédante. Qui sait quels poétiques travaux d’Hercule pourraient encore lui incomber dans les vingt ans, disons, qui sépareraient une apologie prématurée de la mort ? Des exploits si prodigieux qu’ils amortiraient la portée de l’apologie elle-même. Et si, au contraire, rien n’était réalisé au cours de ses dix ou vingt années stagnantes, combien la médiocrité révolte la jeunesse !

Le temps, évidemment, a révélé l’illogisme juvénile de la chose. On peut justifier n’importe quelle apologie en définissant la vie, tout simplement, comme une rétractation de personnalités successives. Une apologie, en fait, n’est autre chose qu’un roman à moitié fictif, dans lequel toute la gamme des identités assumées, puis rejetées, par l’auteur, en fonction du temps linéaire, sont présentées comme autant de caractères différents. L’écriture elle aussi constitue un rejet, un autre « caractère », additionné au passé. Ainsi nous vendons nos âmes ; en nous acquittant envers l’Histoire par petits acomptes. Ce n’est pas cher payer, d’ailleurs, si l’on acquiert des yeux assez lucides pour voir au-delà de la fiction de la continuité, de la fiction de la cause et de l’effet, de la fiction de l’histoire humanisée, dotée de « raison ».

Avant 1938, donc, vint Fausto Maijstral Ier. Un jeune souverain oscillant entre César et Dieu. Maratt allait se consacrer à la politique ; Dnubietna serait ingénieur ; moi, je me destinais à la prêtrise. Ainsi, à travers nous, tous les principaux terrains de la lutte humaine allaient devenir champ d’observation pour la « Génération 37 ».

Maijstral II est apparu avec toi, mon enfant, et avec la guerre. Tu n’avais pas été prévue et, en un sens, on t’en a voulu. Pourtant, si la vocation de Fausto Ier avait été sérieuse, Elena Xemxi, ta mère, et toi, vous ne seriez jamais entrées dans sa vie. Les plans de notre mouvement furent dérangés. Nous écrivions toujours — mais il y avait d’autres tâches à accomplir. Notre destin « poétique » fut remplacé par la découverte d’une aristocratie plus profonde et plus ancienne. Nous étions des bâtisseurs.

Fausto Maijstral III naquit le jour des Treize Raids. Il tire son origine de la mort d’Elena et de l’horrible rencontre avec un personnage que nous ne connaissions que sous le nom de Mauvais Prêtre. Une rencontre qu’aujourd’hui seulement j’essaie de formuler en langue anglaise. Le journal, des semaines après l’événement, ne peut décrire qu’en charabia ce « trauma de la naissance ». De toutes les personnalités, Fausto III est celle qui se rapproche le plus de la non-humanité. Je ne dis pas de l’« inhumanité », qui signifie bestialité ; les bêtes sont encore animées. Fausto III, quant à lui, avait assumé une grande part de la non-humanité des gravats, de la pierre broyée, des plâtres, des églises effondrées et des auberges détruites dans cette ville.

Son successeur, Fausto IV, hérita un monde physiquement et spirituellement brisé. Il ne fut le produit d’aucun événement. Fausto avait simplement franchi un certain niveau, au cours de son lent retour à l’état conscient ou à l’humanité. Cette courbe monte toujours. On ne sait trop comment furent accumulés divers poèmes (un cycle de sonnets, tout au moins, dont l’actuel Fausto est encore satisfait) ; des monographies sur la religion, le langage, l’histoire ; des essais critiques (Hopkins, T. S. Eliot, le roman de De Chirico, Hebdomeros). Fausto V était « l’homme de lettres » et seul survivant de la « Génération 37 », car Dnubietna, à présent, construit des routes en Amérique, et Maratt se trouve quelque part, au sud du mont Rouwenzori, où il fomente des soulèvements parmi nos frères en linguistique, les Bantous.

Nous sommes arrivés, maintenant, à un interrègne. Stagnant : l’unique trône, une chaise dans le coin NO de cette chambre. Hermétique : car peut-on entendre le sifflet des docks, les marteaux-riveurs, les véhicules dans la rue, quand on est occupé par le passé ?

La mémoire, cependant, est traîtresse : elle dore les surfaces, elle transforme. Le mot est, constatons-le avec tristesse, dépourvu de sens, puisque fondé sur le postulat faux selon lequel l’identité est une, l’âme, continue. Un homme n’a pas plus le droit de présenter un souvenir comme un axiome qu’il ne peut affirmer : « Maratt est un intellectuel cynique aux propos pleins d’aigreur » ou : « Dnubietna est un fou libéral. »

Tu vois, déjà, ce « est »… Inconsciemment, nous avons dérivé vers le passé. Il te faut subir maintenant, chère Paola, le tir de barrage d’une sensibilité estudiantine. Je parle du journal, celui de Fausto Ier et II. Sinon, comment le recouvrer, puisque faire on le doit ? Ceci, par exemple :

 

Combien étonnante, cette foire de Saint-Gilles, que l’on nomme Histoire ! Ses rythmes battent, réguliers et sinusoïdaux, la caravane d’un montreur de phénomènes, qui se déploie à travers des milliers de petites collines. Un serpent hypnotiste et ondulant, portant sur son dos, telles des puces microscopiques, ses bossus, ses nains, ses monstres, ses centaures, ses lutins ! Bicéphales, à trois yeux, désespérément amoureux ; satyres à la peau de loup-garou, loups-garous aux yeux de jeune fille, et même, peut-être, un vieillard au nombril de verre, à travers lequel on peut voir des poissons rouges fouiller les reliefs coralliens de ses tripes.

 

La date, bien entendu, est le 3 septembre 1939 ; le mélange de métaphores, la surabondance de détails, la rhétorique pour la rhétorique, qui n’est qu’une façon de dire : le ballon est lâché, illustrant une fois de plus, pas la dernière, certainement, les pittoresques lubies de l’histoire.

Est-il possible que nous fussions si complètement au cœur de la vie ? Avec ce sens de la grande aventure qui enveloppait tout ?… « Oh, Dieu est présent, le sais-tu, dans les tapis écarlates des scilles, au printemps, dans les orangeraies sanguines, dans les tendres cosses de mon caroubier, le pain de saint Jean de cette île chérie ! » Ses doigts ont creusé les ravines, Son haleine éloigne de nous les nuages de pluie, Sa voix, jadis, guida saint Paul naufragé, afin qu’il vînt sanctifier notre Malte. Et Maratt écrivit :

Pour le pays, dont la voix nous appelle,

Pour la Couronne, afin qu’elle ne chancelle,

Pour repousser l’odieux envahisseur,

Nous formerons d’intrépides cohortes,

Nous briserons les fers de l’oppresseur.

Oui, car aux siens Dieu prêtera main-forte.

De leur vertu exaltera l’ardeur

Et de la paix rallumera la flamme morte.

« De leur vertu » ; voilà qui fait sourire. Shakespeare, Shakespeare et T. S. Eliot, nous ont tous démolis. Le mercredi des Cendres2 de l’année 42, par exemple, Dnubietna composa une « satire » sur le poème d’Eliot :

Parce que je suis

Que je suis sans espoir

Sans espoir de survivre

A l’injustice du Palais,

Et à la mort qui frappe d’en haut.

Parce que je suis,

Seulement parce que je suis,

Je continue.

Nous étions très amateurs, je crois, des « Hommes creux ». Et nous nous plaisions à employer des tournures élisabéthaines, même dans la conversation. Il existe, quelque part, une description de la soirée d’adieu donnée en l’honneur de Maratt, à la veille de son mariage. Tous saouls, discutant politique : c’était dans un café de Kingsway… scusi, de la Strada Reale, en ce temps-là. Avant que les Italiens commencent à faire pleuvoir sur nous leurs bombes. Dnubietna avait qualifié notre constitution de « camouflage hypocrite d’un État asservi ». Maratt protesta. Dnubietna bondit sur la table, en renversant les verres, en envoyant voler la bouteille, en criant : « Va te faire, misérable ! » Ça devint la phrase de ralliement de notre groupe : « Va te faire. » Le passage relatant cette soirée fut, sans doute, rédigé le lendemain matin : mais même dans les affres d’une migraine, et tout déshydraté qu’il fût, Fausto Ier était encore capable de discourir sur les jolies filles, sur l’orchestre jazz-hot, sur les nobles propos échangés. Ses années d’université, avant la guerre, furent, semble-t-il, aussi heureuses qu’il les avait décrites et la conversation aussi « riche ». Tout ce qui existe sous le soleil avait été matière à discussion, et à Malte le soleil ne fait jamais défaut.

Mais Fausto Ier était aussi abâtardi que les autres. Au beau milieu d’un bombardement, en 42, son successeur commentait :

 

Nos poètes ne parlent plus que des bombes qui pleuvent sur nous du haut de ce qui, jadis, était le ciel. Nous, les bâtisseurs, nous nous entraînons dûment à la patience, à l’endurance, mais (quelle malédiction de savoir l’anglais et ses nuances émotives !) avec une haine farouchement nerveuse pour la guerre, avec l’impatience d’en voir la fin.

Je crois que le fait d’avoir été élevé dans des écoles et à l’Université anglaise a adultéré ce qu’en nous il y avait de pur. Plus jeunes, nous parlions d’amour, de la peur, de la maternité ; en langue maltaise, celle qu’Elena et moi nous employons maintenant. Mais quelle langue ! A-t-elle, ou les bâtisseurs d’aujourd’hui ont-ils, progressé si peu que ce soit, depuis l’ère de ces demi-humains qui avaient construit les sanctuaires de Hagiar Kim ? Nous parlons comme l’auraient fait les bêtes.

Suis-je capable d’expliquer « l’amour » ? Lui dire que l’amour que je lui porte est semblable et qu’il participe à mon amour pour les équipages des Bofor3, pour les pilotes des Spitfire, pour notre gouverneur ? C’est un amour qui embrasse cette île, l’amour pour tout ce qui bouge sur cette île. En maltais, il n’existe pas de mots pour cela. De gradations plus fines, de termes pour exprimer les états d’esprit de l’intellectuel. Elena ne peut lire mes poèmes ; je ne peux les lui traduire.

Ne sommes-nous donc que des animaux ? Toujours à l’image des troglodytes qui vécurent ici quatre cents siècles avant la naissance du Christ bien-aimé. Nous vivons, bel et bien, comme eux, dans les entrailles de la terre. Nous nous accouplons, nous nous multiplions, nous mourons, sans jamais prononcer que les mots les plus triviaux. Y en a-t-il seulement parmi nous qui comprennent les paroles de Dieu, l’enseignement de son Église ? Il se peut que Maijstral, le Maltais, ne faisant qu’un avec ceux de sa race, soit destiné à vivre sur le seuil de la conscience, à n’exister que comme un morceau de chair à peine animée, un automate.

Mais nous sommes déchirés, nous la « Génération 37 ». D’être maltais, uniquement : d’endurer presque sans comprendre, sans avoir la notion du temps ?… Ou de penser continuellement en langue anglaise, d’avoir conscience de la guerre, du temps, de toutes les grisailles, de toutes les ombres de l’amour ?

Il se peut que le colonialisme britannique ait donné naissance à un être nouveau, à un homme dédoublé, tourné simultanément dans deux directions : vers la paix et la simplicité d’une part, vers l’épuisante quête intellectuelle d’autre part. Maratt, Dnubietna et Maijstral sont peut-être les premiers spécimens d’une race nouvelle. Quels monstres surgiront dans notre sillage…

Ces paroles viennent de la partie la plus sombre de mon esprit, euh, de mon cerveau. Il n’existe même pas, le mot esprit. Force nous est d’employer l’italien abhorré : menti.

 

Quels monstres. Toi, mon enfant, quelle espèce de monstre es-tu ? Tu n’es peut-être rien de ce que Fausto avait exprimé, bien sûr : il a pu faire allusion à un héritage spirituel. Celui de Fausto III, IV et suivants, peut-être bien. Mais cet extrait du journal révèle clairement une qualité charmante de la jeunesse : avant tout, l’optimisme ; et, une fois que l’incongruité de l’optimisme lui eut été inculquée par un monde inévitablement hostile, chercher refuge dans les abstractions. Les abstractions, même en plein bombardement. Pendant un an et demi, il y eut, sur Malte, une moyenne de dix raids quotidiens. Comment il put persévérer dans cette retraite hermétique, Dieu seul le sait. Il n’en est pas fait mention dans le journal. Peut-être faut-il voir là un produit de la moitié anglicisée de Fausto II : car il faisait de la poésie. Même dans son journal, nous observons ses brusques décalages de la réalité vers quelque chose d’autre :

 

J’écris cela pendant un raid de nuit, au fond d’un égout désaffecté. Dehors, il pleut. La seule lumière est celle des fusées phosphorescentes, au-dessus de la ville, celle des quelques chandelles, ici, celle des bombes. Serrés tout autour de nous, il y a d’autres Maltais, des fonctionnaires anglais, quelques commerçants hindous. On ne parle guère. Les enfants écoutent, l’œil dilaté, le fracas des bombes au-dessus de nos têtes, dans les rues. Pour eux, ce n’est qu’une distraction. Au début ils pleuraient quand on les réveillait au milieu de la nuit. Mais ils s’y sont faits. Quelques-uns, même, plantés près de l’entrée de notre abri, regardent les fusées et les bombes, bavardent, se bousculent, pointent le doigt. Ce sera une étrange génération. Et que fait la nôtre ?… Elle dort.

 

Et puis, sans raison apparente, ceci :

 

O Malte des chevaliers de saint Jean ! Le serpent de l’Histoire est un ; qu’importe à quel point de son corps nous demeurions. Là, dans ce misérable tunnel, nous sommes les chevaliers et les Giaours ; nous sommes L’Isle Adam4 et son bras d’hermine, et sa manipule, sur champ de mer bleue et de soleil d’or ; nous sommes M. Parisot5, solitaire dans son tombeau que les vents balayent, très haut au-dessus du port ; bataillant sur les remparts durant le Grand Siège (les deux ! Mon grand maître), oui, les deux : la mort et la vie, l’hermine et la guenille, le noble et le commun, à la fête et au combat et dans le deuil nous sommes Malte, une, pure, et mélange de races, tout en même temps ; le temps n’a pas passé depuis que nous vivions dans des cavernes, attrapions le poisson au grappin, le long des rivages envahis de roseaux, enterrions nos morts avec des chants et de l’ocre rouge et dressions nos dolmens, nos temples et nos menhirs et nos pierres levées, à la gloire de quelque dieu non défini ou de quelques dieux, où nous nous élevions vers la lumière dans des andantes chantés, vivions notre vie à travers les siècles tournoyants de viols, de pillages, d’invasions, un malgré tout ; un dans les ravines obscures, un sur cette douce parcelle de terre méditerranéenne, bénie de Dieu, un dans les ténèbres d’un temple, ou d’un égout, ou d’une catacombe qui nous est dévolue par le caprice du destin, ou par les contorsions de l’Histoire, ou, encore, par la volonté de Dieu.

 

Il avait dû écrire cette dernière partie chez lui, après le raid ; mais le décalage est toujours là. Fausto II était un jeune homme en retraite. On en voit la preuve non seulement dans la fascination qu’exerçait sur lui la destruction conceptuelle (immense, même en regard des événements contemporains, mais ennuyeuse en quelque sorte) d’une île ; mais aussi dans son attitude à l’égard de ta mère.

Le nom d’Elena Xemxi est, pour la première fois, cité par Fausto Ier peu après le mariage de Maratt. Peut-être qu’une brèche ayant été ouverte dans le célibat professé par la « Génération 37 » (bien que tout semble indiquer que le groupe n’était rien moins qu’austère), Fausto fut encouragé à marcher sur les traces de son ami. Sans cesser, d’ailleurs, de tenter des démarches hésitantes et inabouties vers le célibat ecclésiastique.

Amoureux, il l’était, oh, sans aucun doute ! Mais ses idées personnelles sur la question semblaient toujours en mouvement et jamais tout à fait conformes, je crois, à la conception maltaise : copulation approuvée par l’Église dans l’accomplissement et la glorification de la maternité. Nous savons déjà, par exemple, comment Fausto, pendant la période la plus dure du siège 1940-1943, était parvenu à une représentation et à une pratique de l’amour aussi vastes, hautes et profondes que l’île de Malte elle-même.

 

La canicule est passée, le mistral6 ne souffle plus. Bientôt, cet autre vent, nommé gregale, apportera les douces pluies pour célébrer les semailles de notre blé rouge.

Moi-même : que suis-je sinon un vent, jusqu’à mon nom, un bruissement de zéphirs étranges dans les caroubiers ? Je suis placé précisément entre ces deux vents, ma volonté, une bouffée d’air, rien de plus. De l’air encore, les arguments astucieux, cyniques de Dnubietna. Ses considérations sur le mariage, même sur celui de Maratt, viennent battre mes pauvres oreilles pendantes, sans être entendues.

A Elena, cette nuit ! O Elena Xemxi : gracile comme la chèvre, la douceur de ton lait et de ton cri d’amour ! L’œil sombre comme l’espace entre les étoiles, au-dessus de Ghandex, où nous avons laissé si souvent errer nos regards, au cours de nos étés enfantins. Cette nuit, j’irai dans ta maisonnette de Vittoriosa, et sous le regard de tes yeux noirs, je briserai cette petite cosse du cœur et offrirai la communion de ce pain de Saint-Jean, que j’avais chéri comme l’Eucharistie pendant dix-neuf ans.

 

Il ne proposa pas le mariage ; mais avoua son amour. Il y avait toujours, n’est-ce pas, ce vague « programme », cette vocation à la prêtrise dont il n’était jamais tout à fait sûr. Elena hésitait. Quand le jeune Fausto la questionna, elle fut évasive. Très vite, il présenta les symptômes d’une jalousie farouche.

 

A-t-elle perdu sa foi ? J’ai entendu dire qu’elle est sortie avec Dnubietna. Dnubietna ! Ses mains sur elle : Seigneur, n’y a-t-il donc aucun recours ? Faut-il que j’y aille et que je les trouve ensemble : que je suive les péripéties de la vieille farce, provocation, combat, meurtre… En ce moment même, il doit triompher : tout cela était préparé. C’est forcé. Nos discussions au sujet du mariage. Il m’a même raconté un soir (sous forme d’hypothèse, bien entendu ! oh oui !) comment il allait se trouver une vierge, justement, et « l’éduquer » pour le péché. M’a dit sa conviction qu’un jour ce serait Elena Xemxi. Mon ami. Compagnon d’armes. Un tiers de notre Génération. Je ne pourrai jamais la reprendre. Il suffit qu’il la touche, et dix-huit ans de pureté disparus !

 

Etc. etc. Dnubietna, ainsi que Fausto devait le savoir, même dans les plus noires profondeurs de ses soupçons, n’était aucunement responsable de la résistance d’Elena. La suspicion se mua en une méditation mélancolique :

 

Dimanche, c’était la pluie qui me laissa avec des souvenirs. La pluie semble les gonfler comme des fleurs importunes, au parfum doux-amer. Un soir, je m’en souviens : nous étions des enfants, enlacés dans un jardin, au-dessus du port. Le bruissement des azalées, l’odeur des oranges, la robe noire qu’elle portait et qui absorbait toutes les étoiles et la lune, et qui ne reflétait rien en retour. Comme elle m’avait pris, à moi, toute ma lumière. Elle garde la tendre caroube de mon cœur.

 

Enfin, un troisième personnage prit part à leur querelle. Selon une tradition typiquement maltaise, un prêtre, un certain père Avalanche, se présenta comme intermédiaire. Il n’apparaît que rarement dans ce journal, toujours sans visage, et semble plutôt servir de faire-valoir à son adversaire, le Mauvais Prêtre. Mais c’est lui, tout compte fait, qui persuada Elena de revenir à Fausto.

 

Elle est venue chez moi, aujourd’hui, sortant de la fumée, de la pluie, du silence. Vêtue de noir, presque invisible. Sanglotant d’assez convaincante façon dans mes bras trop empressés.

Elle va avoir un enfant. De Dnubietna, telle fut ma première pensée (oui, naturellement, pendant une bonne demi-minute, idiot). Le père a dit qu’il était de moi. Elle est allée se confesser à A. Dieu seul sait ce qui s’est passé entre eux. Le brave prêtre ne peut trahir le secret de la confession. Il peut laisser seulement échapper ce que nous savons, tous les trois (que l’enfant est de moi) afin que nous soyons deux âmes unies devant Dieu.

Tant pis pour notre plan. Maratt et Dnubietna seront déçus.

 

Tant pis pour leur plan. Nous reparlerons de cette question de vocation.

Par la bouche d’une Elena bouleversée, Fausto apprit l’existence de son rival : le Mauvais Prêtre.

 

Personne, à la paroisse, ne connaît son nom. Il n’y a que ces bruits superstitieux qui courent, excommunié, commerçant avec l’esprit immonde, il habite une vieille villa, passé Sliema, au bord de la mer. A rencontré E., un soir, seule dans la rue. Peut-être était-il en train de rôder, en quête d’âmes. Un personnage sinistre, m’a-t-elle dit, mais avec la bouche d’un Christ. Les yeux étaient cachés à l’ombre d’un chapeau à larges bords ; tout ce qu’elle pouvait voir, c’était ses joues tendres, ses dents régulières.

 

Il ne faut voir là aucun symptôme de votre mystérieuse « dépravation ». Si le prêtre, ici, pour le prestige, ne vient qu’au second rang, c’est seulement parce que la mère occupe le premier. Une jeune fille, tout naturellement, éprouve respect et crainte à la seule vue d’une soutane palpitant au vent de la rue. Je la soumis à un interrogatoire, dont il ressortit ce qui suit.

Cela s’était passé près de l’église, de notre église. Le long du grand mur qui borde la rue, le soleil était couché mais il faisait encore clair. Il a demandé si j’allais à l’église. Je n’avais pas l’intention d’y aller. Il était trop tard pour la confesse. Je ne sais pourquoi j’ai accepté de l’accompagner là-bas. Il ne m’en avait pas donné l’ordre (je lui aurais obéi, d’ailleurs, s’il me l’avait donné). En tout cas, nous avons monté la colline, nous sommes entrés dans l’église et nous avons suivi la travée latérale jusqu’au confessionnal.

 

« Vous êtes-vous confessée ? » a-t-il demandé.

J’ai regardé ses yeux. J’ai cru, d’abord, qu’il était ivre, ou marid b’ mohhu. J’avais peur.

« Alors venez. » Nous sommes entrés dans le confessionnal. Je m’étais dit alors : « Un prêtre a bien le droit, n’est-ce pas ? » Mais je lui ai raconté des choses que je n’avais jamais dites au père Avalanche. Je ne savais pas, à ce moment-là, qui c’était, ce prêtre, tu comprends.

 

En fait, le péché, jusqu’alors, avait été pour Elena Xemxi une fonction aussi naturelle que de respirer, de manger, de cancaner. Sous les souples directives du Mauvais Prêtre, cependant, il commença à prendre la forme d’un esprit malin : étranger, parasite, collé à son âme comme une noire limace.

Comment pouvait-elle songer à se marier ? Elle était faite, disait le Mauvais Prêtre, non pour le siècle, mais pour le couvent. Le Christ était l’époux qu’il lui fallait. Aucun humain de sexe mâle ne pouvait coexister avec le péché qui se nourrissait de son âme de jeune fille. Seul le Christ était assez puissant, assez aimant, assez miséricordieux. N’avait-il pas guéri les lépreux, exorcisé les fièvres malignes ? Lui seul pouvait accueillir la maladie, la serrer sur Sa poitrine, il pouvait s’y frotter, l’embrasser. Sa mission sur terre, ç’avait été cela ; et maintenant, époux spirituel au ciel, Il gardait la connaissance intime de la maladie, il l’aimait, il la guérissait. Il y avait là une parabole, lui expliquait le Mauvais Prêtre, une métaphore pour le cancer de l’esprit.

 

Mais la mentalité maltaise, conditionnée par son langage, n’est guère réceptive à ce genre de discours. Mon Elena n’en avait retenu que l’idée de maladie, d’affection morbide, au sens littéral du terme. Effrayée à l’idée que moi, ou nos enfants, n’en récoltions ses maléfices.

Elle restait éloignée de moi et du confessionnal du père A. Elle ne quittait guère sa propre maison, faisait l’inspection de son corps tous les matins et l’examen de sa conscience tous les soirs, guettant les symptômes progressifs de la métastase dont elle craignait d’être affligée. Une autre vocation : dont le vocabulaire était faussé et quelque peu sinistre, comme l’avait été celui de Fausto.

 

Et voilà, ma pauvre enfant, les tristes événements qui entourèrent le nom qui te fut donné. Ce n’est plus le même nom, maintenant que tu as été enlevée par la marine US. Mais, par-dessous cette occurrence, tu restes toujours une Maijstral-Xemxi, mésalliance terrible. Puisses-tu lui survivre ! Je redoute moins la résurgence en toi du mal mythique d’Elena qu’une dislocation de la personnalité, telle que l’a subie ton père. Puisses-tu n’être que Paola, dans ton intégrité de femme : un seul cœur donné, l’esprit entier et en paix. Cela est une prière, si tu le souhaites.

Plus tard, après le mariage, après ta naissance, alors que le règne de Fausto Il était bien instauré, et que les bombes tombaient, les relations avec Elena bénéficièrent d’une sorte de moratoire. Peut-être parce que la besogne ne manquait pas. Fausto s’était engagé dans la Défense du territoire. Elena se consacrait à l’assistance sociale : il fallait nourrir les sinistrés et leur trouver un abri, soulager les blessés, les panser, enterrer les morts. A cette époque (si on accepte sa théorie de l’homme double), Fausto II devint plus maltais et moins britannique.

 

Les bombardiers allemands ont pris la relève aujourd’hui : des ME-109. Plus besoin de regarder. Nous sommes habitués au bruit. Cinq fois. Le tir concentré, question de hasard, sur Takali. Quels types merveilleux, les pilotes des Hurrie7 et des Spitfire ! Que ne ferions-nous pour eux !

 

Il s’engageait vers cette idée de communion, à l’échelle de l’île. Et, en même temps, vers la forme la plus primitive de la conscience. Sur le champ d’aviation, c’étaient les corvées d’un sapeur qui lui incombaient ; il fallait entretenir les pistes pour les avions de chasse britanniques ; réparer les baraquements, les mess, les hangars. Au début, il avait été capable de voir les choses par-dessus son épaule, telles qu’elles étaient : avec du recul.

Nous n’avons pas connu, depuis que l’Italie a déclaré la guerre, une seule nuit sans raid. Comment était-ce donc dans les années de paix ? Partout (il y a combien de siècles ?), l’on pouvait dormir une nuit entière sans être réveillé. Tout cela est révolu. Arraché au sommeil par les sirènes, à trois heures du matin, à trois heures trente, on se met en route pour le champ d’aviation, on longe l’emplacement des Bofor, les portiers-consignes, le service d’incendie. Et la mort (son odeur, la lente retombée de plâtre émietté, la fumée et la flamme obstinées) encore toute neuve dans l’air. Les gars de la RAF sont admirables ; ils sont tous admirables : ceux de la DCA, ceux de la marine marchande qui ont pu parvenir jusqu’à nous, mes propres compagnons d’armes. C’est ainsi que je les appelle : ceux de notre Défense du territoire, qui ne sont guère plus que des ouvriers, mais qui ont, au plus haut point, l’esprit militaire. Il est certain que si la guerre avait une certaine noblesse, celle-ci résiderait dans la reconstruction et non dans la destruction. Quelques projecteurs portatifs (très recherchés) pour nous éclairer le chemin. Donc, avec pioche, pelle et râteau, nous reconstituons notre sol maltais pour ces vaillants petits Spitfire.

 

Mais n’est-ce pas une façon de glorifier Dieu ? Certes, ce sont les travaux forcés. Mais avec l’impression d’avoir été à un moment quelconque, à notre insu, condamnés à une peine de prison. A chaque nouveau raid, tous nos remplissages et nivelages sont anéantis et l’on ne retrouve que trous et tas de gravats qu’il faut, de nouveau, combler et aplanir, et qui, de nouveau, seront démolis. De jour, de nuit, jamais cela ne ralentit. J’ai omis, plus d’une fois, de faire ma prière du soir. Maintenant je la récite debout, tout en travaillant, souvent au rythme des pelletées. Se mettre à genoux, c’est un luxe, de nos jours.

Pas de sommeil, presque rien à se mettre sous la dent ; mais jamais une plainte. Ne sommes-nous pas, les Maltais, les Anglais et les quelques Américains, un tout ? Au ciel, nous enseigne-t-on, existe la communion des saints. Alors, peut-être, sur terre, même en ce purgatoire, y a-t-il communion : non pas celle des dieux ou des héros, mais des hommes, tout simplement, qui expient des péchés qu’ils ne connaissent pas, pris au piège, tout d’un coup, enclavés dans une mer infranchissable et gardés par des engins de mort. Ici, sur notre cher et minuscule quartier pénitentiaire, notre Malte.

 

La retraite, donc, dans l’abstraction religieuse. La retraite aussi dans la poésie, qu’il parvenait, on ne sait trop comment, à coucher sur papier. Fausto IV avait commenté, ailleurs, la poésie, née du deuxième grand siège de Malte. Celle de Fausto II avait suivi la même trame. Certaines images revenaient toujours, la plupart inspirées par La Valette des chevaliers.

Fausto IV était tenté d’expliquer la chose par le besoin d’« évasion », sans chercher plus loin. Mais c’était certainement la réalisation d’un désir. Maratt avait la vision de La Valette en train de faire sa ronde dans les rues, pendant le black-out ; Dnubietna fit un sonnet sur un combat à mort (Spitfire contre ME-109) avec, pour image-thème, un duel de chevaliers. La retraite dans une époque où le combat singulier était plus équitable, où la guerre pouvait au moins être parée de l’illusion de l’honneur. Mais au-delà de ces interprétations, n’était-ce pas une réelle absence du temps ? Fausto avait même noté ce qui suit :

 

Ici, vers minuit, pendant une accalmie entre deux raids, tout en regardant dormir Elena et Paola, j’ai l’impression d’avoir pénétré de nouveau dans le temps. Minuit est, en effet, la ligne subtile qui sépare un jour de l’autre, suivant la volonté de Notre Seigneur. Mais quand tombent les bombes, ou quand on est en plein travail, c’est comme si le temps était suspendu. Comme si nous peinions et nous abritions dans quelque purgatoire, où le temps est aboli. Peut-être est-ce dû simplement au fait que nous vivons dans une île. Si nos nerfs étaient autres, on aurait pu avoir une dimension, un vecteur pointé rigoureusement vers un quelconque bout de la terre, la pointe extrême d’une péninsule. Mais ici, où l’on ne peut se déplacer dans l’espace sans buter contre la mer, ce ne peut être que le trait de notre propre arrogance qui nous affirme qu’il est également possible d’atteindre quelque point dans le temps.

 

Ou, dans une veine plus amère :

 

Le printemps est là. Peut-être la campagne est-elle fleurie de scilles. Ici, dans la ville, il y a le soleil, et de la pluie à ne pas savoir qu’en faire. Aucune importance, n’est-ce pas ? Même moi, je soupçonne que la croissance de notre enfant n’est pas fonction du temps. Le vent qui porte son nom reviendra, pour rafraîchir son visage qui est affreusement sale. Est-ce là un monde où l’on puisse faire naître un enfant ?

 

Aucun de nous n’avait plus le droit de poser cette question, Paola. A part toi.

Le deuxième grand thème est celui de quelque chose que je ne puis appeler que lente apocalypse. Même le radical Dnubietna qui, de par ses goûts, assurément, devait être porté au grand galop vers l’apocalypse, finit par créer un monde où la vérité prenait le pas sur ses conceptions d’ingénieur. Sans doute était-il le meilleur parmi nos poètes. Le premier, tout au moins, à s’arrêter, à faire demi-tour et à remonter péniblement les traces de sa propre retraite, afin de retrouver le monde réel que les bombes nous abandonnaient. Le poème du Mercredi des Cendres marqua sa cote la plus basse : ensuite il renonça à l’abstraction et à cette rage politique que, plus tard, il devait qualifier de « pose », pour s’intéresser de plus en plus à ce qui était, et non plus à ce qui aurait dû être ou pu être, si on avait eu le gouvernement qu’il fallait.

Nous finîmes tous par rebrousser chemin. Maratt d’une façon que, dans tout autre contexte, on aurait jugée ridiculement théâtrale. Il était mécanicien sur le terrain de Ta Kali et s’était pris d’affection pour plusieurs pilotes. L’un après l’autre, ils furent abattus en plein ciel. La nuit où mourut le dernier, il pénétra, très calme, au club des officiers, vola une bouteille de vin (aussi rare à l’époque que tout le reste, car les convois ne parvenaient pas jusqu’à nous), et se saoula agressivement. Avant que l’on pût intervenir, il était à l’autre bout de la ville, sur l’un des terrains affectés aux Bofor, et se faisait expliquer le maniement des armes à feu. Son instruction était achevée quand eut lieu le raid suivant. Désormais il partagea son temps entre le champ d’aviation et l’artillerie, en prenant, je crois, deux ou trois heures de sommeil sur vingt-quatre. Son tableau de chasse était prestigieux. Et, dans sa poésie, on commençait à déceler la même « retraite de la retraite ».

Le retour de Fausto Il fut le plus violent de tous. Il abandonna l’abstraction et se laissa supplanter par Fausto III : une non-humanité qui correspondait à l’état le plus réel des choses. Probablement. On préférerait ne pas y penser.

Mais tous partageaient ce pressentiment de la décadence, ce lent affaissement, comme si l’île avait été renfoncée centimètre par centimètre dans la mer. « Je me rappelle », un poème encore, composé par Fausto :

Je me rappelle

Un tango triste, dans l’ultime nuit du monde ancien

Une jeune fille, à travers les palmes, glisse

Un œil du côté de l’hôtel Phœnicia.

Maria, alma de mi corazon,

Avant le temps du creuset.

Et des scories

Avant les cratères subits

Et la cancéreuse floraison de la terre retournée,

Avant que fondent sur nous les charognards,

Avant cette cigale,

Ces sauterelles,

Cette rue vide.

Oh ! nous étions pleins d’images lyriques, comme ce « du côté de l’hôtel Phœnicia ». Vers libres : pourquoi pas ? Le temps manquait tout simplement pour les cadencer, et les rimer, pour éviter les assonances et l’ambiguïté. La poésie, il fallait qu’elle eût ce caractère hâtif et brutal, comme l’acte de se nourrir, de dormir, de s’accoupler. Gréement de fortune et une grâce qui aurait pu être plus subtile. Mais cette poésie faisait son office ; elle consignait la vérité.

« La vérité », dans le sens d’exactitude accessible. Pas de métaphysique. La poésie n’est pas un colloque avec les anges ou avec le « subconscient ». La poésie, c’est le colloque avec les tripes, avec les organes génitaux et avec les cinq portails des sens. Rien de plus.

Maintenant, il y a aussi ta grande-mère, mon enfant, qui joue un bref rôle dans cette histoire. Carla Maijstral : elle mourut, comme tu le sais, au mois de mars dernier, trois ans après le décès de mon père. Un événement qui aurait pu suffire pour faire surgir un nouveau Fausto, s’il s’était agi d’un des règnes précédents. Celui de Fausto II, par exemple, qui n’était en quelque sorte qu’un jeune Maltais désemparé, incapable de dissocier l’amour de l’île de l’amour de la mère. Fausto eût-il été, à la mort de Carla, un nationaliste plus confirmé, nous aurions eu maintenant un Fausto V.

Au tout début de la guerre, nous découvrons ce genre de passages :

 

Malte est un nom féminin et un nom propre. Les Italiens, d’ailleurs, tentent de la déflorer depuis le 8 juin. Elle est couchée sur le dos, au milieu de la mer, morne ; une femme immémoriale. Ouverte aux orgasmes explosifs des bombes mussoliniennes. Mais son âme n’a pas été touchée ; elle ne peut l’être. Son âme, c’est le peuple maltais qui attend, qui ne fait qu’attendre, au fond de ses crevasses et de ses catacombes, vivant et doué d’une force inerte, plein de foi en l’Église de Dieu. Qu’importe alors sa chair ? Elle est vulnérable, une victime. Mais ce qu’était l’arche de Noé, l’inviolable ventre de notre rocher maltais l’est pour ses enfants. Quelque chose qui nous a été donné pour nous récompenser de notre respect filial et de notre constance, enfants aussi de Dieu.

 

Le ventre du rocher. Dans quelles confessions souterraines nous étions-nous fourvoyés ! Carla avait dû lui raconter, à un moment quelconque, les circonstances qui entourèrent sa naissance. C’était peu avant les troubles du mois de juin, auxquels avait été mêlé le vieux Maijstral. De quelle façon, exactement, on ne le sut jamais. Mais assez intimement pour éloigner Carla, à la fois de lui et d’elle-même. A tel point qu’un soir nous avions failli suivre la trajectoire d’un acrobate malchanceux, du haut des marches de la rue San Giovanni, près du port ; moi, pour entrer dans les limbes, elle, dans l’enfer des suicidés. Qu’est-ce qui l’a retenue ? Le très jeune Fausto ne put que découvrir, en prêtant l’oreille à sa prière du soir, qu’il s’agissait d’un Anglais, un être mystérieux, nommé Stencil.

Se sentait-il pris au piège ? Ayant eu la chance d’échapper à un ventre, d’être maintenant obligé de pénétrer dans les oubliettes d’un autre ventre, se sentait-il moins heureux ?

Une fois de plus, la solution classique : retraite. Une fois de plus, dans sa maudite « communion ». Quand la mère d’Elena mourut, tuée par une bombe qui s’était égarée sur Vittoriosa :

 

Oh ! nous nous sommes habitués à ces choses-là ! Ma propre mère est en vie et en bonne santé. Si Dieu le veut, elle le restera. Mais s’il faut qu’elle me soit enlevée (ou que moi, je lui sois enlevé) ikun li trid Int ; que Votre Volonté soit faite ! Je me refuse à méditer sur la mort, car je sais bien qu’un jeune homme, même ici, se berce de l’illusion de l’immortalité.

Mais plus encore, peut-être, sur cette île, car nous sommes devenus, à tout prendre, l’un l’autre. Des parties de l’unité. Certains meurent, d’autres continuent. S’il tombe un cheveu, si un ongle casse, suis-je pour cela moins vivant et moins résolu ?

Sept raids aujourd’hui ; en attendant. Un « lot » de près de cent Messerschmitt. Ils ont aplani les églises, les auberges des chevaliers, les vieux monuments. Ils nous ont laissé une Sodome. Neuf raids hier. Jamais le travail ne fut plus dur. Mon corps devrait prendre de la vigueur, mais il y a bien peu de nourriture. Rares sont les bateaux qui arrivent jusqu’à nous ; les convois sont coulés. Quelques-uns de mes camarades ont abandonné la partie. Affaiblis par la faim. Un miracle, que je n’aie pas été le premier à succomber. Voyez-vous ça. Maijstral, le frêle poète, l’universitaire : un travailleur de force maintenant, un bâtisseur ! Et l’un de ceux qui survivront. Je dois.

 

C’est au rocher qu’ils finissent par revenir. Fausto II, à la longue, s’est inventé une superstition :

 

Ne les touchez pas, ces murs. Ils portent les explosions à des lieues de là. La pierre entend tout, et transmet à l’os, en remontant le long des doigts, le long du bras, en redescendant à travers la cage osseuse et la palissade osseuse, pour ressortir par les lacis osseux. Son petit passage à travers toi n’est qu’accident ; c’est le propre de la pierre et de l’os, tout simplement ; mais comme un rappel.

La vibration, c’est quelque chose dont on ne peut parler. Son feutré. Bourdonnement. Les dents bourdonnent : douleur, un picotement assourdi le long de la mâchoire, commotion étouffée des tympans. Et cela recommence. Coups de maillet tant que dure le raid, et les raids aussi longs que le jour. Jamais on ne s’y habitue. Au fond, depuis le temps, on devrait tous être fous. Qu’est-ce qui me tient debout et à l’écart des murs ? Et silencieux. Une primitive ténacité dans la vigilance, rien de plus. Purement maltaise. Peut-être tout cela doit-il durer toujours. Si « toujours » a encore un sens.

Reste à l’écart, Maijstral…

 

Le passage ci-dessus se place vers la fin du siège. La phrase « ventre du rocher » avait une force nouvelle, maintenant, pour Dnubietna, Maratt et Fausto, à sa fin, non à son commencement. Cela fait partie de la chiromancie du temps, de réduire ces jours à un simple passage à travers une séquence grammaticale. Dnubietna écrivit :

Buttes de pierre broyée

Que cernent les corps des caroubiers ;

Atomes de fer

Tournoyant au-dessus de la forge morte,

Sur la face de la lune hantée de cormorans.

Maratt écrivit :

Ce n’étaient, nous le savions, que marionnettes

Et musique de phonographe :

Nous le savions, que fanera la soie froissée,

S’effilochera la cordelière,

Sera rongée de gale la peluche,

Savions, ou suspections, que les enfants grandissent bel et bien,

Qu’ils commenceront à s’agiter au bout des cent premières années

De spectacle ; brailleront en début de matinée,

Remarqueront le fard écaillé

Sur la joue de Colombine,

Découvriront l’implausibilité de la batte brandie

Et la duperie dans le rire du traître-dupe.

Mais quelle était cette main, au nom du ciel,

Menue, baguée, jaillie des coulisses,

Avec un cierge allumé,

Pour faire flamber notre maigre, mais précieux amadou

En flammes multicolores d’épouvante ?

Qui était-elle qui, dans un rire, doucement, nous dit : bonne nuit,

Parmi les rauques appels des vieux enfants.

Du vif jusqu’à l’inanimé. Le grand « mouvement » de la poésie du siège. Comme évoluait l’âme déjà double de Fausto. Et tout cela, pendant que vous est enseignée la seule leçon de la vie : que l’accident est plus déterminant qu’un homme ne pourrait l’admettre dans son existence, sans perdre la raison.

En revoyant sa mère, après une période de plusieurs mois :

 

Elle a été touchée par le temps. Je me suis surpris à me demander : savait-elle que, dans cet enfant qu’elle avait mis au monde, auquel elle a donné un nom heureux (ironie ?), il y avait une âme qui serait déchirée et malheureuse ? Est-ce qu’une mère prévoit l’avenir ? Reconnaît-elle, quand vient le temps, que son fils est devenu un homme et qu’il doit la quitter pour faire seul la paix, selon ses moyens, avec une terre traîtresse ? Non, c’est toujours cette atemporalité maltaise. Elles ne sentent pas les doigts des années balancer l’âge, la faillibilité, la cécité, au visage, au cœur, et aux yeux. Un fils est un fils, toujours confondu avec cette image rouge et chiffonnée, telle qu’elles l’ont reçue la première fois. Il y aura toujours des éléphants à enivrer.

 

Cette dernière remarque est tirée d’un vieux conte populaire. Le roi veut un palais bâti en défenses d’éléphant. Le jeune homme a hérité la force physique de son père, un soldat glorieux. Mais il incombait à sa mère de lui enseigner la ruse. Fais des éléphants tes amis, nourris-les de vin, tue-les, vole leur ivoire. Le jeune homme, bien sûr, accomplit l’exploit. Mais il n’est jamais question d’un voyage en mer.

« On peut supposer, explique Fausto, qu’il y a quelques millénaires une langue de terre reliait les continents. On appelait l’Afrique le Pays de la Hache. Il y avait des éléphants au sud du mont Ruwenzori. Depuis, la mer s’est lentement frayé un chemin. Les bombes allemandes pourraient parachever sa tâche. »

Décadence, décadence. Qu’est-ce ? Rien qu’un mouvement évident vers la mort ou, de préférence, vers la non-humanité. A mesure que Fausto II et III, à l’instar de leur île, devenaient plus inanimés, ils se rapprochaient du moment où, à l’instar d’une feuille morte ou d’un fragment de métal, ils subiraient en fin de compte les lois de la physique. Sans cesser de prétendre, cependant, qu’il s’agissait là d’une lutte énorme entre les lois humaines et les lois divines.

Est-ce seulement parce que Malte est une île matriarcale que Fausto avait si fortement conscience de la relation entre la puissance maternelle et la décadence ?

« Les mères sont exposées à l’accident plus que n’importe qui. Elles ont la douloureuse intuition de l’œuf germé ; ainsi Marie connut-elle le moment de la conception. Mais le zygote n’a pas d’âme. Il est matière. »

Fausto ne voulait pas aller plus loin dans ces spéculations. Mais :

 

Leurs enfants semblent venir au petit bonheur ; une conjonction fortuite d’événements. Les mères serrent les rangs et accomplissent le mystère fictif de la maternité. Ce n’est qu’une façon de compenser cette incapacité d’accepter la vérité. Car la vérité est qu’elles ne comprennent pas ce qui se passe en elles ; qu’il s’agit d’une croissance mécanique et étrangère qui, à un moment donné, acquiert une âme. Elles sont possédées. Ou bien : les forces, qui déterminent la trajectoire d’une bombe, la mort d’une étoile, le vent et la trombe marine, se sont rencontrées quelque part, derrière leur barrière pelvienne, sans qu’elles aient à y consentir, pour produire un terrible accident, un de plus. Cela les effraie à mort. N’importe qui, à leur place, aurait peur.

 

Et c’est ainsi que nous nous rapprochons de la question concernant « l’entente » de Fausto avec Dieu. Apparemment son problème ne s’est jamais présenté dans la simplicité de l’alternative Dieu contre César ; surtout le César inanimé, celui des vieilles médailles ou des statues, la « force » que nous découvrons dans les textes historiques. César, d’ailleurs, avait été animé ; à un moment donné, il avait eu ses propres difficultés avec le monde des objets, avec une bande aussi de divinités dégénérées. Il serait donc plus simple, puisque le drame naît du conflit, de le définir par « loi humaine contre loi divine », le tout enfermé dans l’arène en quarantaine qui avait été le foyer de Fausto. J’entends : son âme, et j’entends aussi l’île. Mais cela n’est pas le Drame. Une apologie seulement de la journée des Treize Raids. Et même dans ce qui est arrivé alors on ne découvre pas de tracé défini.

Je connais des machines qui sont plus complexes que les hommes. Si cela est une apostasie, hekk ikun. Pour être humaniste, il faut d’abord être convaincu de sa propre humanité. Et à mesure que nous progressons dans la décadence la difficulté augmente.

Toujours plus étranger à lui-même, Fausto II commençait à déceler les signes exquis de l’inanimé dans le monde qui l’entourait.

 

Maintenant le grégale d’hiver nous apporte les bombardiers du Nord ; comme l’aquilon avait apporté saint Paul. Bénédictions, malédictions. Mais le vent fait-il tant soit peu partie de nous-mêmes ? Est-il tant soit peu lié à nous ?

Peut-être, quelque part, derrière une colline (drôle d’abri), des paysans sèment-ils le blé pour la moisson de juin. Tous les bombardements se concentrent autour de La Valette, des Trois Cités, du port. La vie pastorale nous apparaît pleine de charmes. Mais les bombes s’égarent parfois. L’une d’elles a tué la mère d’Elena. Nous ne pouvons pas plus compter sur les bombes que sur le vent. Nous devrions ne compter sur rien. Même si je devenais marid b’ mohhu, je n’ai d’autre solution que de continuer mon métier de sapeur, de fossoyeur ; il me faut refuser de songer à toute autre condition de vie, passée ou future. Il vaut mieux dire : « Il en a toujours été ainsi. Toujours, nous avons vécu au purgatoire, et la durée de notre séjour ici, en mettant les choses au mieux, est indéterminée. »

 

Il semble qu’à cette époque-là il eût prit l’habitude de déambuler dans les rues, pendant les raids. Alors qu’il disposait d’un bon nombre d’heures avant de regagner Takali, et qu’il aurait dû dormir. Ce n’était pas la manifestation d’une quelconque forme de courage, et cela ne concernait en rien son travail. Et, au début, il ne restait pas longtemps dehors.

 

Des tas de briques, en forme de tombe. Un béret vert traînant à côté. Royal Commando ?… Obus éclairants des Bofor au-dessus de Marsamuscetto. Feu rouge, longues ombres qui s’étirent de derrière la boutique du coin, et bougent dans la lumière vacillante, autour d’un pivot invisible. Ombres de quoi ? Impossible de le savoir.

Soleil matinal, encore bas, au-dessus de la mer. Aveuglant. Longue voie aveuglante, route blanche qui, du soleil, conduit au point de vue. Le bruit des Messerschmitt. Invisibles. Le bruit qui s’amplifie. Les Spitfire qui grimpent, à un angle hardi. Petits, noirs, dans le ciel si éclatant. La course vers le soleil. Des taches sales apparaissent dans le ciel. Orange-brun-jaune. Couleur d’excrément. Noir. Le soleil met de l’or sur leurs bords. Et ces bords s’effilent comme des méduses vers l’horizon. Les taches s’étalent, de nouvelles taches, fleurissent au milieu des vieilles. L’air, là-haut, est souvent si tranquille. D’autres fois, ce doit être un vent, très haut, qui les lacère, les dissipe, en quelques secondes. Le vent, les engins, la fumée sale. Le soleil, parfois. Quand il pleut, on ne peut rien voir. Mais le vent s’engouffre, se rabat, et tous les sons deviennent perceptibles.

 

Pendant des mois et des mois, des « impressions », pas grand-chose de plus. Et n’était-ce pas La Valette ?… Au cours des raids, tout ce qui était civil et doué d’une âme se trouvait sous terre. Les autres avaient trop à faire pour « observer ». La ville était donc abandonnée à elle-même ; si l’on excepte les rôdeurs, tels que Fausto, qui ne ressentaient guère qu’une affinité inexprimée et s’identifiaient suffisamment à la ville pour ne pas altérer la vérité des « impressions » par le mécanisme de leur réception. Une ville inhabitée, c’est autre chose. C’est autre chose que la vision d’un observateur « normal », rôdant dans le noir, le noir intermittent. C’est le péché commun aux faussement animés ou aux non-imaginatifs, ce refus de se contenter de l’à-peu-près.

Ce besoin de se rassembler, cette crainte pathologique de la solitude, s’étend au-delà du seuil du sommeil ; de sorte que, lorsqu’ils tournent le coin, comme il nous faut le faire, comme nous l’avons fait et comme nous le faisons (quelques-uns plus souvent qu’à leur tour), ils se retrouvent dans la rue… Tu sais de quelle rue je parle, mon petit. La rue du XXe siècle, au bout de laquelle, ou au tournant de laquelle, nous l’espérons, il y a comme une impression de foyer, de sécurité. Mais aucune garantie. Une rue que l’on nous a fait aborder par le mauvais bout, pour des raisons connues des seuls agents qui nous ont placés là. Si de tels agents existent. Mais une rue qu’il nous faut remonter.

C’est l’épreuve de la pierre de touche. Peupler ou ne pas peupler. Les fantômes, les monstres, les criminels, les dévoyés représentent le mélodrame et la faiblesse. La seule horreur qu’ils portent est la propre horreur de l’homme qui rêve devant la solitude. Mais le désert, ou la rangée de vitrines de magasins factices, le tas de mâchefer, une forge où l’on a couché les feux, tout cela, et aussi la rue, et l’homme qui rêve, et qui n’est lui-même qu’ombre inconsistante dans le paysage, participant de l’insensibilité des autres masses et des autres ombres : cela est le cauchemar du XXe siècle.

Ce n’était pas par animosité, Paola, que je vous laissais seules, Elena et toi, pendant les raids. Et cela ne s’explique pas davantage par la banale et égoïste irresponsabilité de la jeunesse. Sa jeunesse à lui, celle de Maratt, celle de Dnubietna, la jeunesse d’une « génération » (tant au sens littéraire que littéral), s’était brusquement éteinte, avec l’éclatement de la première bombe, le 8 juin 1940. Les vieux artificiers chinois et leurs successeurs Schultze et Nobel ont concocté un filtre bien plus puissant qu’ils ne le soupçonnaient. Une seule dose, et voilà la génération immunisée jusqu’à la fin de ses jours ; immunisée contre la peur, contre la faim, le travail forcé, immunisée contre les trivales séductions qui éloignent l’homme de sa femme et de son enfant, et contre la propension à l’inquiétude. Immunisée contre tout, sauf contre cette chose qui est arrivée à Fausto, un après-midi, au cours du septième raid de la journée des Treize. Dans un moment de lucidité, pendant sa fugue, il écrivit :

 

Combien beau est le black-out à La Valette. Avant que le « lot » de cette nuit nous vienne du Nord. La nuit emplit la rue comme un fluide noir, s’écoule dans les caniveaux, son courant nous tiraille aux chevilles. Comme si la ville était engloutie ; une Atlantide sous le ciel nocturne.

Est-ce seulement la nuit qui enveloppe La Valette ou est-ce la sensibilité humaine ; un air d’attente ?… Non pas l’attente qui est celle des rêves, où l’objet attendu est brouillé et sans nom. La Valette sait fort bien ce qu’elle attend. Il n’y a dans ce silence ni tension ni malaise ; il est détaché, apaisé ; le silence de l’ennui ou d’un rite familier. Une bande d’artilleurs, dans la rue voisine, se hâte vers son poste. Mais leur chanson grossière se dissipe et seule une voix gênée s’obstine et, finalement, s’arrête au milieu d’un mot.

Dieu merci, Elena, tu n’as rien à craindre dans cet autre domicile souterrain qui est le vôtre. Toi et ton enfant. Si le vieux Saturno Aghtina et sa femme se sont maintenant établis définitivement dans le vieil égout, Paola ne manquera pas de sollicitude, quand il te faudra aller à ton travail. Combien de familles encore se sont occupées d’elle ? Tous nos jeunes enfants n’ont eu qu’un seul et unique père, la guerre ; une seule mère, les femmes de Malte. Voilà qui est de bien mauvais augure pour la Famille, et pour l’autorité maternelle. Le clan et le matriarcat sont incompatibles avec cette communion que la guerre a imposée à Malte.

Je m’éloigne de ton amour parce qu’il le faut. Nous, les hommes, nous n’appartenons pas à la race des flibustiers ou des giaours ; cela serait inconcevable à l’heure où nos caraques sont la proie et la pâture de ce diabolique poisson-de-métal dont le nid est un sous-marin allemand. Il n’y a de monde que cette île ; et elle n’est qu’à un jour de voyage de n’importe quelle rive. Ce n’est donc pas l’abandon, Elena, pas en vérité.

Mais, dans le rêve, il y a deux mondes : la rue et sous-la-rue. L’un est le royaume de la Mort et l’autre de la Vie. Et comment pourrait-il vivre, le poète, sans explorer l’autre royaume, même s’il ne le fait qu’en touriste, pour ainsi dire ? Un poète se nourrit de rêve. Si aucun convoi ne parvient jusqu’à nous, de quoi se nourrirait-il ?

 

Pauvre Fausto. La « chanson grossière » était chantée sur un air de marche, connu sous le nom de Colonel Bogie :

Hitler,

Il en a une tout’ seule,

Goering,

Il en a deux, mais molles,

Himmler,

Il les a pâles,

Mais Goebbels,

Lui, il a

Que dalle…

Pour prouver, peut-être bien, que la virilité, à Malte, n’était pas subordonnée au mouvement. Ils étaient tous, Fausto en convenait le premier, des travailleurs, non des aventuriers. Malte et ses habitants se dressaient comme un rocher inamovible au milieu de la rivière Fortune, maintenant en crue guerrière. Les mêmes mobiles qui nous poussent à peupler la rue du rêve, nous incitent aussi à prôner des qualités humaines et rocheuses, telles « l’invincibilité », « la ténacité », « la persévérance », etc. Plus qu’une métaphore, cela est une illusion. Mais, par la force de cette illusion, Malte survivait.

Ainsi l’humanité, à Malte, se définissait-elle de plus en plus en termes de pétrographie. Pour Fausto, la chose n’était pas sans danger. Vivant, comme il le faisait surtout, dans un monde de métaphores, le poète a intensément conscience que la métaphore n’a de valeur autre que fonctionnelle ; qu’elle est instrument, artifice. Aussi, pendant que les autres considèrent les lois de la physique comme une législation, et Dieu comme une forme humaine, dont la barbe se mesurerait en années-lumières et les sandales seraient de nébuleuse, ceux de la race de Fausto sont-ils seuls astreints à vivre dans un univers de choses qui, simplement, sont, et à draper cette indifférence innée de rassurantes et pieuses métaphores, afin que la moitié « pratique » de l’humanité puisse demeurer dans le Grand Mensonge, avec la conviction que leurs machines, leurs édifices, leurs rues et le temps qu’il fait partagent avec eux les mêmes mobiles humains, les mêmes traits de caractère et les mêmes accès de mauvaise humeur.

Les poètes s’y sont employés depuis des siècles. C’est leur seul apport utile à la société ; et si tous les poètes devaient disparaître demain, la société ne vivrait plus que le temps des éphémères souvenirs et des défunts livres de leur poésie.

C’est cela, le « rôle » du poète, en ce XXe siècle. Mentir. Dnubietna écrivit :

Si je disais la vérité,

Tu ne me croirais pas.

Si je disais : ce n’est pas le fait

De notre prochain si la mort s’abat sur nous,

Ce n’est pas le fait d’un complot

Si nous sommes refoulés sous terre,

Tu rirais, comme si j’avais tordu

En un sourire de cire

La bouche de mon masque tragique — 

Pour toi un sourire ; pour moi la vérité

Derrière la caténaire : lieu géométrique

De la transcendance :

y = a/2 (E/X/A + e — X/A)

Fausto se retrouva un après-midi dans la rue, nez à nez avec le poète-ingénieur. Dnubietna s’était saoulé et, maintenant que se dissipaient les vapeurs de l’alcool, il voulait retourner sur le théâtre de ses libations. Un commerçant peu scrupuleux, nommé Tifkira, avait du vin à gogo. C’était samedi et il pleuvait. Le temps s’était gâté et les raids devenaient plus rares. Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés près d’une petite église en ruine. L’unique confessionnal avait été fendu en deux, mais quelle moitié avait subsisté, celle du prêtre ou celle du pénitent ? Fausto ne pouvait le dire. Le soleil, derrière les nuages de pluie, apparut comme une tache d’un gris lumineux, une douzaine de fois plus gros que nature, à mi-chemin du zénith. Assez éclatant, presque, pour jeter des ombres. Mais il éclairait Dnubietna par-derrière, si bien que les traits de l’ingénieur restaient indistincts. Il portait un uniforme kaki, maculé de graisse, et un bonnet de police bleu ; de grosses gouttes de pluie tombaient sur l’un et sur l’autre. Dnubietna désigna l’église d’un mouvement de tête :

— T’y as été, curé ?

— A la messe : non.

Ils ne s’étaient pas vus depuis un mois. Mais point n’était besoin de se mettre à jour.

— Allez, viens. On va se saouler. Comment ça va, Elena et ton gosse ?

— Bien.

— Celle de Maratt est encore enceinte. Tu ne regrettes pas la vie de garçon ?

Ils descendaient une rue étroite à pavés ronds, que la pluie avait rendus glissants. De chaque côté, il y avait des tas de gravats, quelques murs encore debout ou quelques marches de perron. Des traînées de poussière de pierre, mates sur le pavé luisant, coupaient parfois la mosaïque de la chaussée. Le soleil avait presque réinstauré le réel. Leurs ombres pâles s’étiraient derrière eux. La pluie tombait toujours.

— Ou alors, étant donné l’époque où tu t’es marié, poursuivit Dnubietna, il se peut que tu identifies le célibat avec la paix.

— La paix, dit Fausto, un mot cocasse.

Ils procédaient par petits bonds, évitant ou franchissant des fragments de pierre épars.

— Sylvana, chantait Dnubietna, Sylvana au rouge jupon — reviens, reviens – mon cœur, je te le laisse — mais faut me rendre mon pognon…

— Tu devrais te marier, dit Fausto, morose. Sans ça, c’est pas de jeu.

— La poésie et le métier d’ingénieur n’ont rien à voir avec les devoirs domestiques.

— Ça fait des mois, fit Fausto, tout étonné, qu’on n’a pas eu une bonne prise de bec.

— Par là.

Ils descendirent une volée de marches qui desservaient le sous-sol d’un bâtiment encore relativement préservé. Des nuages de poussière de plâtre s’élevèrent sous leurs pas. Les sirènes se déclenchèrent. Dans la salle, Tifkira dormait, étendu sur une table. Deux filles jouaient aux cartes, languissamment, dans un coin. Dnubietna disparut, un instant, derrière le comptoir, puis émergea avec une petite bouteille de vin. Une bombe tomba dans une rue voisine, ébranla les poutres du plafond, mit en mouvement la lampe à huile qui y était suspendue.

— Je devrais être dans mon lit, déclara Fausto. Cette nuit, je travaille.

— Le remords d’une moitié d’homme uxorieux ! ricana Dnubietna, en versant le vin. (Les filles levèrent la tête.) C’est à cause de l’uniforme, ajouta-t-il en confidence.

Réflexion à ce point ridicule que Fausto ne put s’empêcher de rire. Bientôt ils se transportèrent à la table des filles. La conversation fut intermittente, car un poste d’artillerie se trouvait presque au-dessus de leurs têtes. Les filles étaient des professionnelles et, un moment, elles firent des avances à Fausto et à Dnubietna.

— Inutile, déclara Dnubietna. Moi, je ne paie jamais pour ça. Et celui-là, il est marié et il est prêtre.

Il y eut trois éclats de rire. Fausto, qui commençait à être saoul, ne trouva pas cela drôle.

— C’est vieux, tout ça, dit-il tranquillement.

— Curé un jour, curé toujours, rétorqua Dnubietna. Allez, bénis-nous ce vin. Consacre-le. C’est dimanche et tu n’as pas assisté à la messe.

Au-dessus d’eux, les Bofor lâchaient des bordées assourdissantes : deux explosions par seconde. Les quatre s’appliquèrent à boire leur vin. Une autre bombe tomba.

— En fourchette, brailla Dnubietna, pour couvrir le “tir a/a”, une expression qui, à La Valette, ne signifiait plus grand-chose. Tifkira se réveilla.

— Et ça me chipe mon vin ! cria le patron.

Il gagna le mur en trébuchant et y appuya le front. Puis, consciencieusement, il se mit à gratter son estomac poilu, aller et retour, sous le maillot de corps.

— Vous pourriez m’offrir un verre.

— Il n’est pas consacré. Maijstral, l’apostat, a manqué à ses devoirs.

— Le fait est que Dieu et moi, nous avons conclu un accord, commença Fausto, comme pour rectifier une mauvaise interprétation. Il me pardonnera de n’avoir pas répondu à son appel si je cesse de poser des questions. Si je me contente de survivre, vous comprenez.

A quel moment cela lui était-il venu ? Dans quelle rue ? A quelle étape de ces mois chargés d’impressions ?… Peut-être s’agissait-il d’une inspiration subite. Il était ivre. Si fatigué que quatre verres de vin avaient eu raison de sa résistance.

— Comment, demanda une des filles d’un ton grave, comment peut-on avoir la foi, si on ne pose pas de questions ? Le curé a dit qu’il fallait qu’on en pose, des questions.

Dnubietna regarda le visage de son ami, n’y décela aucune promesse de réponse ; il se retourna donc pour tapoter l’épaule de la fille.

— C’est ça, le coup de poisse, trésor. Bois ton vin.

— Non, gueula Tifkira qui, calé contre le mur opposé, les observait. Vous allez tout me gaspiller.

La pièce se remit à détoner.

— Gaspiller ! (Le rire de Dnubietna couvrit le fracas.) Parle pas de gaspillage, imbécile.

Agressif, il s’avança à travers la salle. Fausto posa la tête sur la table, avec l’intention de se reposer un instant. Les filles reprirent leur jeu de cartes, le dos de Fausto leur servant de table. Dnubietna avait saisi le patron par les épaules. Il commença un long réquisitoire contre Tifkira, ponctué de secousses qui envoyaient courir des frissons cycliques le long du torse adipeux.

Au-dessus de leurs têtes, la « fin d’alerte » retentit. Peu après, il y eut du bruit derrière la porte. Dnubietna ouvrit, et les servants de la pièce firent une entrée tapageuse, sales, épuisés, réclamant du vin. Fausto se réveilla, se redressa d’un bond, salua, et les cartes se répandirent en une averse de cœurs et de piques.

— Allons-y ! Allons-y ! braillait Dnubietna.

(Tifkira, ayant abandonné son rêve d’un stock prodigieux et clandestin de vin, se laissa tomber assis et s’affala contre le mur, les yeux clos.)

— Faut emmener Maijstral à son travail !

— Va te faire, misérable ! cria Fausto.

Il salua une fois de plus et tomba à la renverse. Riant aux éclats, et eux-mêmes fort instables, Dnubietna et l’une des filles le remirent debout. De toute évidence, Dnubietna avait l’intention de marcher avec Fausto jusqu’à Takali (la méthode habituelle consistait à se faire emmener par un camion) afin de le dessaouler. A peine étaient-ils parvenus dans la rue assombrie que les sirènes se déclenchèrent de nouveau. Les gars de l’équipe des Bofor, tous un verre à la main, montèrent les marches à grand bruit et se heurtèrent à eux. Dnubietna, irrité, se baissa, se dégagea du bras de Fausto et plaça un coup de poing dans l’estomac de l’artilleur le plus proche. Une rixe s’ensuivit. Les bombes tombaient sur le grand port. Puis les explosions se rapprochèrent, lentement, régulièrement, comme les pas d’un ogre-enfant. Fausto, couché sur le sol, n’avait pas particulièrement envie de prêter assistance à son ami qui, succombant sous le nombre, se faisait dérouiller de première. Ils finirent par abandonner Dnubietna pour retourner vers les Bofor. Non loin de là, dans le ciel, un ME-109, repéré par les projecteurs, surgit de l’abri des nuages et fondit sur la ville. Des obus traceurs orange suivirent. « Descends-le, ce salopard ! » beugla une voix, du côté de la pièce. Les Bofor se mirent à parler. Fausto regardait, vaguement intéressé. Les ombres des servants, illuminés d’en haut par l’explosion des projectiles et par la « diffusion » des projecteurs, vacillaient parfois dans la nuit, pour y disparaître aussitôt. Dans un flash, Fausto vit la lueur rouge du vin de Tifkira, dans le verre que l’on portait aux lèvres d’un chargeur, et qui diminuait lentement. Quelque part, au-dessus du port, des « obus a/a » rattrapèrent le Messerschmitt ; ses réservoirs prirent feu, dans une grande floraison jaune, et il se mit à tomber, lentement, comme un ballon ; la fumée noire de son sillage ondoyait à travers les faisceaux des projecteurs, qui s’attardèrent un instant au point d’interception, puis s’éloignèrent vers d’autres besognes.

Dnubietna était penché sur Fausto, hagard, avec un œil qui commençait à enfler.

— Allons-y, allons-y, croassa-t-il.

Fausto se releva à contrecœur, et les voilà partis. Le journal ne dit pas comment ils parvinrent à destination, mais ils atteignirent, bel et bien, Takali, tous les deux, juste au moment où retentissait la fin d’alerte. Ils avaient fait un bon kilomètre et demi à pied. Sans doute avaient-ils plongé dans des abris, quand le bombardement se rapprochait trop. Finalement ils s’étaient accrochés à l’arrière d’un camion.

« Cela n’avait rien de bien héroïque, écrivit Fausto. Nous étions ivres, tous les deux, mais je n’ai pu m’ôter de la tête que, cette nuit-là, une dispense nous avait été accordée. Que Dieu avait suspendu les lois de la chance selon lesquelles nous aurions dû être tués, en toute justice. Pour une raison quelconque, la rue, le royaume de la Mort, nous a été amicale. Peut-être parce que j’avais respecté notre accord en refusant de bénir le vin. »

Post hoc. Et comme un aspect seulement des « relations », dans leur ensemble. C’est à cela que je faisais allusion en parlant de la simplicité de Fausto. Aucune de ses actions n’eut la complexité qu’aurait comportée l’éloignement de Dieu ou le désaveu de son Eglise. Perdre la foi, ce n’est pas une mince affaire et cela demande du temps. Il n’y a ni épiphanies ni « minute de vérité ». Le processus exige beaucoup de réflexion et d’application dans ses dernières phases qui, elles-mêmes, procèdent d’une accumulation d’accidents mineurs : des cas d’injustice générale, le malheur frappant les dévots, des prières non exaucées. Fausto et sa « Génération » n’avaient pas de temps, tout simplement, pour ces finasseries intellectuelles et désœuvrées. Ils avaient perdu l’habitude, perdu un certain sens d’eux-mêmes, s’étaient plus écartés de l’Université-en-temps-de-paix et plus approchés de la ville assiégée qu’ils ne voulaient l’admettre ; autrement dit, ils étaient devenus plus maltais qu’anglais.

Comme tout le reste, dans sa vie, était retiré sous terre, comme il s’était tracé une trajectoire où les sirènes ne faisaient fonction que de paramètre, Fausto comprit que les vieux contrats, les vieux accords avec Dieu, devaient, eux aussi, changer. Aussi dans ses relations pratiques, avec Dieu tout au moins, Fausto agissait-il exactement de la même façon que dans les problèmes du foyer, de la nourriture, de l’amour conjugal : il se débrouillait avec les moyens du bord, il « faisait aller ». Mais son côté anglais était toujours présent ; c’est lui qui tenait le journal.

L’enfant, toi, était devenue plus forte, plus remuante. Vers 1942, tu faisais partie d’une bande bruyante de gosses qui trouvaient leur plus grand plaisir dans un jeu appelé RAF. Entre les raids, vous sortiez dans la rue, vous étiez bien une douzaine, vous étendiez les bras pour imiter les avions et vous galopiez, criant et vrombissant, parmi les murs démantelés, les tas de gravats et les crevasses de la ville. Les plus grands et les plus costauds parmi les garçons étaient, bien entendu, les Spitfire. Les autres, les garçons peu populaires, les filles et les tout jeunes enfants, étaient appelés à jouer les avions ennemis. Je crois bien que toi, tu faisais d’habitude un dirigeable italien. La plus joyeuse petite fille-ballon, dans la section d’égout que nous occupions cette saison-là. Harassée, traquée, évitant les pierres et les bâtons qu’on te lançait dans les jambes, tu parvenais, chaque fois, avec cette agilité « italienne » qu’exigeait ton rôle, à échapper à la capitulation. Mais toujours, après avoir déjoué les manœuvres de l’adversaire, tu finissais par te rendre, afin d’accomplir ton devoir patriotique. Et seulement quand tu le décidais.

Ta mère et Fausto étaient loin de toi, la plupart du temps, l’infirmière et le sapeur. Tu étais confiée aux deux extrêmes de notre société souterraine : aux vieux, qui ne faisaient plus guère la distinction entre l’affliction soudaine et l’affliction progressive, et aux jeunes, tes vrais égaux, qui, inconsciemment, créaient un monde discret, prototype du monde que Fausto II, déjà dépassé, allait hériter. Ces deux forces se neutralisaient-elles, en t’abandonnant sur le solitaire promontoire, entre deux mondes ? Es-tu toujours capable de regarder dans les deux sens, mon petit ? Le cas échéant, ta position est enviable : tu es restée la fillette de quatre ans, qui combat l’Histoire au défilement. L’actuel Fausto ne peut regarder qu’en arrière, vers les phases distinctes de sa propre histoire. Aucune continuité. Aucune logique. « L’Histoire, avait écrit Dnubietna, est une fonction échelonnée. » Fausto avait-il foi en trop de choses ? La communion n’était-elle qu’une feinte pour compenser quelque défaillance du père ou de l’époux ? D’après les valeurs de temps de paix, il était, certes, un raté. L’évolution normale d’avant-guerre aurait amené une lente expansion dans son amour pour Elena et Paola, à mesure que le jeune homme, jeté prématurément dans la réalité du mariage et de la paternité, aurait appris à assumer le fardeau dévolu à chaque individu dans la vie adulte.

Mais le siège créait des fardeaux différents, et il était impossible de déterminer quel monde était plus réel : celui des enfants ou celui des parents ? Malgré leur crasse, leur tapage et leur grossièreté, les gosses de Malte servaient un dessein poétique. Le jeu de la RAF n’était qu’une métaphore, par eux inventée pour voiler le monde tel qu’il était. Au bénéfice de qui ?… Les adultes travaillaient, les vieux ne s’en souciaient guère ; quant aux gosses, ils étaient tous « dans » le secret. S’ils jouaient à cela, c’est faute d’une meilleure solution, sans doute : ils attendaient que leurs muscles et leurs cerveaux se développent suffisamment pour leur permettre d’assumer leur part du fardeau-labeur, dans cette ruine que devenait leur île. C’était l’attente de l’heure : c’était la poésie à vide.

Paola : mon enfant, l’enfant d’Elena, mais surtout l’enfant de Malte, tu étais l’un d’eux ! Ces enfants savaient ce qui se passait : ils savaient qu’une bombe, ça tue. Mais qu’est-ce qu’un humain, après tout ? Il n’était pas différent d’une église, d’un obélisque, d’une statue. Une seule chose importe : c’est la bombe qui tue. Leur vision de la mort était non humaine. On se demande si nos propres attitudes de grandes personnes, emmêlées inextricablement avec l’amour, avec les structures sociales et la métaphysique, étaient plus satisfaisantes. Il y avait plus de bon sens, sûrement, dans la manière des enfants.

Les enfants circulaient dans La Valette, suivant leurs chemins particuliers et, la plupart du temps, souterrains. Fausto fait mention de ce monde séparé qui était le leur, superposé à la ville détruite : bandes déguenillées, éparpillées à travers Xaghriet Menwija, qui, parfois, s’expliquaient en de meurtrières escarmouches. Les expéditions de reconnaissance et d’exploration étaient toujours en cours, toujours à la limite du champ visuel.

 

La marée doit changer. Un seul raid aujourd’hui, tout au début de la matinée. Nous avons passé cette nuit dans l’égout, auprès d’Aghtina et de sa femme. Petite Paola est partie peu après la fin d’alerte pour explorer le secteur des docks, avec le petit Maratt et quelques autres. Même le temps sembla annoncer une sorte de trêve. La pluie, hier soir, a fait tomber la poussière de plâtre et de pierre, a nettoyé les feuilles des arbres et a donné naissance à une joyeuse cascade qui a dévalé dans nos quartiers, à moins de dix pas de la pile de linge propre. Nous en avons profité pour faire nos ablutions dans le ruisselet providentiel, pour nous rendre, peu après, au domicile de Mme Aghtina, où nous avons rompu le jeûne autour d’un copieux porridge que cette brave femme s’était tout récemment procuré, en prévision de circonstances semblables. Quelle généreuse bienveillance et quelle dignité nous ont entourés depuis le début du siège !

Au-dessus de nous, dans la rue, le soleil brillait. Tandis que nous remontions dans la rue, Elena m’a pris la main et, une fois sur terrain plat, elle ne l’a plus lâchée. Nous avons marché. Son visage, lavé par le sommeil, était si pur, dans le soleil. Le vieux soleil de Malte, le jeune visage d’Elena. C’était comme si je venais de la rencontrer pour la première fois ; ou que, redevenus enfants, nous nous étions égarés dans la même orangeraie, pour pénétrer, au hasard de nos pas, dans la même exhalaison d’azalées. Elle s’est mise à parler (des propos d’adolescente) en maltais : que ces soldats, que ces marins avaient donc l’air courageux (« Tu veux dire dessaoulés », ai-je remarqué ; elle a ri, en faisant semblant d’être agacée) ; que c’était drôle, cette cuvette de cabinet solitaire, dans un club anglais, perchée dans un coin, tout en haut et à droite de la bâtisse, dont le mur latéral avait été soufflé. Je me sentais très jeune ; aussi me suis-je laissé aller à la colère, devant cette cuvette, et à la dissertation politique. « C’est beau, la démocratie en temps de guerre ! pérorai-je. Naguère, ils nous interdisaient l’entrée de leurs vénérables clubs. Les rapports anglo-maltais, ce n’était qu’une bouffonnerie. Pro bono, ha ha ! Que les indigènes se tiennent à leur place. Et voilà maintenant que la pièce sacro-sainte de ce temple est exposée au regard du passant. » C’est tout juste si nous ne chahutions pas dans la rue éclatante de soleil, car la pluie avait fait naître une espèce de printemps. Des jours comme celui-là, c’était notre impression, La Valette rappelait les souvenirs de son propre passé pastoral. Comme si les vignobles allaient fleurir soudain le long des remparts, au bord de la mer ; comme si les oliviers et les grenadiers allaient jaillir des pâles blessures de Kingsway. Le port scintillait : nous saluions de la main les passants, nous leur parlions, nous leur souriions ; les cheveux d’Elena captaient le soleil dans leur gluau, des taches de soleil dansaient le long de ses joues.

Comment nous sommes parvenus à ce jardin, ou à ce parc, je ne le saurai jamais. Toute la matinée, nous avions longé la mer. Les bateaux de pêche étaient sortis. Quelques ménagères bavardaient au milieu des algues et des blocs jaunes du fort que les bombes avaient dispersés sur le rivage. Elles réparaient les filets, regardaient la mer, déblatéraient contre leurs enfants. Les enfants étaient partout dans La Valette ; aujourd’hui, ils se balançaient dans les arbres, sautaient dans la mer, de la pointe effondrée des jetées ; on les entendait sans les voir dans les coquilles vides des maisons bombardées. Ils chantaient, psalmodiaient, plaisantaient ou criaient, tout bonnement, de leurs voix perçantes. N’était-ce pas, en fait, nos propres voix, prisonnières pendant des années de l’une ou l’autre de ces maisons, et maintenant enfin libérées pour nous reprocher notre négligence ?

Nous avons trouvé un café, il y avait du vin apporté par le dernier convoi (cru rare !), du vin et un malheureux poulet dont nous avons entendu les cris, quand le patron l’a égorgé dans la pièce contiguë. Nous étions assis là, buvant du vin, regardant le port. Les oiseaux s’envolaient au-dessus de la Méditerranée, vers le large. Baromètre des hauteurs. Peut-être avaient-ils, pour les Allemands aussi, quelque portail sensoriel. Les cheveux d’Elena lui volaient dans les yeux. Pour la première fois, cette année-là, nous pouvions parler. Je lui avais donné quelques leçons de conversation avant 1939. Aujourd’hui elle a voulu les reprendre. « Qui sait, a-t-elle dit, quand se présentera une autre occasion ? » Enfant raisonnable. Comme je l’aimais !

Au début de l’après-midi, le patron vint nous tenir compagnie : une main encore poisseuse de sang, avec quelques plumes qui s’y étaient collées. « Je suis heureuse de faire votre connaissance, monsieur », lui dit Elena en manière de bienvenue. Radieuse. Le vieux eut un gloussement aimable.

 Anglais, dit-il. J’ai vu ça tout de suite. Des touristes anglais.

Nous devions nous en amuser sous cape. Et tandis qu’elle me touchait, sous la table (espiègle Elena !), le propriétaire poursuivait son discours absurde sur les Anglais. Le vent du port était frais et l’eau que je me rappelais, je ne sais pourquoi, d’un jaune verdâtre ou brune, maintenant était bleue, d’un bleu de carnaval et pointillée de têtes d’écume. Fort joli.

Une demi-douzaine de gosses tournèrent le coin de la rue en courant : des garçons en maillot de corps, les bras tout bruns, deux petites filles en camisole cherchaient à les attraper, mais la nôtre n’était pas du nombre. Ils passèrent sans nous voir, dévalèrent la pente vers le port. Un nuage, venu d’on ne sait où, apparut, une houppe d’aspect consistant, immobile entre les câbles invisibles du soleil. Le soleil courait à la collision. Nous nous levâmes enfin, Elena et moi, et nous descendîmes la rue lentement. Bientôt une autre bande de gosses jaillit d’un passage, à une dizaine de mètres de nous, coupa devant nous, à travers la chaussée ; remonta la rue en louvoyant, pour descendre en file indienne dans le sous-sol de ce qui avait été une maison. La lumière du soleil nous arrivait brisée, par les murs, par les châssis des fenêtres, par la charpente des toits, squelettique. Notre rue était grêlée de milliers de petits trous, tout comme le port, sous le soleil indomptable de midi. Nous trébuchions, maladroits ; chacun, à tour de rôle, se raccrochant à l’autre pour retrouver l’équilibre.

La matinée pour la mer, l’après-midi pour la ville. Pauvre ville écroulée. Pointée vers Marsamuscetto ; aucune carcasse de pierre, sans toits, sans murs, sans fenêtres, ne pouvait s’abriter du soleil, qui jetait toutes ses ombres vers le haut de la colline, puis, au loin, vers la mer. Les enfants nous suivaient à la trace, semble-t-il. Nous pouvions les entendre derrière un mur effondré : ou seulement un murmure de pieds nus et le vent furtif de leur passage. Et, de temps en temps, ils s’interpellaient, quelque part, dans une rue voisine. Le nom indistinct, à cause du vent marin. Le soleil, tout doucement, descendait la pente vers le nuage qui lui barrait la route.

Est-ce Fausto qu’ils appelaient ? Elena ?… Et la nôtre, était-elle parmi eux, ou suivait-elle, solitaire, quelque trace de pas ?… Nous portâmes les nôtres autour de la grille de la ville, sans but, en fugue : une fugue d’amour ou du souvenir, ou de quelque sentiment abstrait qui nous vient toujours après coup et qui n’avait rien à faire, cet après-midi-là, avec la qualité de la lumière, ou les cinq doigts qui étreignaient mon bras, qui éveillaient mes cinq sens, et plus encore…

Triste est un mot bête. La lumière n’est pas triste : elle ne devrait pas l’être, tout au moins. Sans oser nous retourner pour voir nos ombres, de peur qu’elles ne se meuvent autrement que nous, qu’elles ne glissent dans le caniveau, ou ne disparaissent dans une lézarde du sol, nous avons parcouru La Valette jusqu’à la tombée du jour, comme si nous cherchions quelque chose de défini.

Et puis, à la longue, tout en fin d’après-midi, nous sommes parvenus à un minuscule jardin public, au cœur de la ville. A l’une de ses extrémités, un kiosque à musique craquait dans le vent ; le toit soutenu, miraculeusement, par quelques solives. La bâtisse s’affaissait, et les oiseaux, je ne sais lesquels, avaient abandonné leurs nids tout autour de la corniche ; tous, sauf un, dont on apercevait la tête et qui regardait on ne sait quoi, sans s’effaroucher de notre approche. Il avait l’air empaillé.

C’est là que nous nous sommes réveillés, c’est là que les enfants nous ont rattrapés. Avaient-ils, tout compte fait, joué à la poursuite dès le début de la journée ? Est-ce que toute la musique subsistante avait fui avec les oiseaux vivants, ou était-il une valse que nous n’avions rêvée qu’à ce moment-là ? Nous nous étions arrêtés dans la sciure et dans les éclats de bois, vestiges d’un arbre malchanceux. Les massifs d’azalées nous attendaient de l’autre côté du kiosque, mais le vent soufflait à rebours, s’éloignait de l’avenir, refoulait tout le parfum vers le passé. Au-dessus de nos têtes, de hauts palmiers se penchaient sur nous, avec une feinte sollicitude, en projetant des ombres en forme de lame.

Froid. Et puis le soleil rencontra son nuage, et d’autres nuages, que nous n’avions pas remarqués, semblèrent converger de toutes parts vers le soleil. Comme si les vents, aujourd’hui, avaient soufflé simultanément des trente-deux points de la rose, pour s’emboutir au centre du cercle, en une trombe énorme, et élever le ballon ardent comme une offrande, mettre le feu aux étais du ciel.

Les ombres-lames disparurent, toutes les ombres et toutes les lumières se muèrent en une effusion vert acide. Le ballon de feu rampait toujours le long de la pente. Les feuilles de tous les arbres, dans le jardin public, s’étaient mises à frotter l’une contre l’autre, comme les jambes des sauterelles. De la musique, en quelque sorte.

Elle frissonna, m’étreignit un instant, puis, brusquement, s’assit dans l’herbe jonchée de débris. Je m’assis près d’elle. Nous devions avoir curieuse allure, tous les deux : la tête dans les épaules, à cause du vent, face au kiosque silencieux, comme si nous attendions que commence la représentation. Dans les arbres, à la limite du champ visuel, nous voyions les enfants. Des éclairs blancs qui auraient pu être des visages, ou simplement l’envers des feuilles, annonçant l’orage. Le ciel se couvrait : la lumière verte, toujours plus dense, noyait l’île de Malte et l’île de Fausto et d’Elena, dans les inexorables profondeurs de son froid onirique.

O Ciel, il fallait constater, une fois de plus, la même stupidité : la chute soudaine et imprévue du baromètre, la mauvaise foi des rêves qui envoient des expéditions punitives-surprises par-delà une frontière dont l’inviolabilité semblait assurée ; la terreur d’une marche d’escalier inattendue, dans les ténèbres d’une rue que l’on croyait plane. Nous avions bel et bien suivi les pas de la nostalgie, cet après-midi-là. Où nous avaient-ils conduits ?

Dans un jardin que jamais nous n’allions retrouver.

Nous n’avions eu recours, semble-t-il, qu’à La Valette pour combler le creux de notre être. La pierre et le métal ne peuvent nourrir. Nous étions assis là, l’œil affamé, prêtant l’oreille au feuillage énervé. De quoi pouvions-nous nous nourrir ? L’un de l’autre, seulement.

 J’ai froid.

En maltais, et elle ne s’est pas rapprochée de moi. Il ne pouvait plus être question de reparler anglais aujourd’hui. Je voulais demander : « Elena, qu’attendons-nous, que le temps change, que les arbres et les maisons nous parlent ? » J’ai demandé :

 Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle n’a pas répondu, elle a laissé errer son regard entre le sol et le kiosque grinçant.

Plus j’observais son visage, ses cheveux sombres au vent, ses yeux rétrécis, les taches de son qui se fondaient dans le vert ambiant de cet après-midi-là, plus je devenais inquiet. Je voulais protester, mais il n’y avait personne pour entendre ma protestation. Peut-être aurais-je dû pleurer, n’était la rade salée que nous avions laissée aux mouettes et aux bateaux de pêche ; nous ne l’avions pas absorbée, comme nous avions fait la veille.

Y avait-il en elle les mêmes souvenirs d’azalées, ou même une vague intuition que la ville était un simulacre, une promesse jamais tenue ? Avions-nous quelque chose en commun ? Plus nous plongions, tous, dans le crépuscule, moins je le savais. J’aimais vraiment cette femme, me disais-je, avec tout ce que j’avais en moi pour stimuler et assurer un amour : mais voilà, c’était l’amour dans la nuit plus épaisse : on donne, sans savoir précisément ce qui est perdu, ce qui jamais ne sera rendu. Voyait-elle seulement le même kiosque, entendait-elle les mêmes enfants aux frontières de notre jardin ? Était-elle là, en fait, ou comme Paola (mon Dieu, même plus notre enfant, mais celle de La Valette), seule, dehors, vibrante comme une ombre dans quelque rue où la lumière est trop claire, l’horizon trop net pour être autre chose qu’une rue, née de nos regrets du passé, pour la Malte qui avait été, mais ne pourra jamais plus être !

Les feuilles des palmiers s’entr’écorchaient, s’entre-lacéraient en longues fibres de lumière ; les branches frottaient ; les feuilles des caroubiers, sèches comme du cuir, palpitaient et s’agitaient. A croire qu’il y avait un rassemblement derrière les arbres, un rassemblement dans le ciel. Les frémissements autour de nous, ascendants, affolés, devenaient plus sonores que les enfants ou que les fantômes d’enfants. Comme nous appréhendions de voir, nous ne pouvions que fixer nos yeux sur le kiosque d’où, pourtant, n’importe quoi pouvait surgir.

Ses ongles, qu’elle avait cassés en enterrant les morts, labouraient la partie dénudée de mon bras, sous la manche retroussée. La pression et la douleur ne cessaient d’augmenter, nos têtes dodelinaient doucement comme celles des pantins, avant que se rencontrent les regards. Dans le crépuscule, ses yeux étaient devenus immenses et comme voilés. Je m’efforçais de n’en regarder que les blancs, comme on regarde les marges d’une page, je m’efforçais d’éviter ce qui était écrit dans le noir de l’iris.

N’était-ce que la nuit qui « s’assemblait » au-dehors ? Quelque chose de nocturne était parvenu jusque-là, distillé et préfiguré dans des yeux qui, ce matin encore, avaient reflété le soleil, l’écume des vagues, de vrais enfants.

Mes ongles à moi s’accrochaient, en réponse, et nous fûmes jumelés, symétriques, partageant la douleur, la seule chose, peut-être, que nous puissions partager : le visage d’Elena commençait à se décomposer, moitié par la force dont elle usait pour me faire mal, moitié par ce que je lui faisais subir. La douleur s’accrut, les palmiers et les caroubiers se déchaînèrent, ses iris se révulsèrent vers le ciel.

« Messierna Li-inti fis-smewwiet, jitquaddes ismek… »

Elle priait. En retraite. Un seuil avait été atteint, et elle glissait, reculait vers ce qui était le plus sûr. Les raids, la mort d’un proche, le contact quotidien avec les cadavres n’avaient pas eu raison d’elle. Il avait fallu un jardin, un siège mené par des enfants, des arbres agités, la nuit tombante.

 Elena.

Les yeux se tournèrent vers moi.

 Je t’aime, en remuant sur l’herbe, je t’aime, Fausto.

La douleur, la nostalgie, le désir mêlés dans ses yeux, eût-on dit. Mais comment pouvais-je savoir : avec cette même et positive sécurité, comme on sait que se refroidit le soleil, que les ruines du Hagiar Kim peu à peu deviennent poussière, comme nous, comme ma petite Hillman Minx qui, vétuste, fut, en 1939, remisée au garage et qui maintenant se désintègre doucement sous les tonnes de moellons du garage démoli… Comment pouvais-je déduire : le seul semblant d’excuse étant le raisonnement par analogie selon lequel les nerfs écorchés et éreintés par mes ongles étaient les mêmes que les miens, que sa douleur était mienne et, par extension, celle des feuilles palpitantes autour de nous.

En regardant au-delà de ses yeux, je vis les feuilles toutes blanches. Elles exposaient leur face pâle ; et les nuages, tout compte fait, étaient des nuages d’orage. Je l’entendis dire :

 Les enfants. Nous les avons perdus.

Nous les avions perdus. Ou c’est eux qui nous avaient perdus.

 Oh ! exhala-t-elle, oh ! regarde.

En me libérant, comme moi je l’avais libérée. Et nous nous levâmes tous les deux, et nous regardâmes les mouettes qui remplissaient la moitié du ciel invisible, les mouettes qui, toutes, étaient sur notre île, maintenant, captant le soleil. Elles rentraient toutes ensemble, car une tempête s’était levée quelque part, au large, terriblement silencieuses, se laissant dériver lentement, convergeant vers la terre, mille gouttes de feu.

Rien ne s’était passé. Que les enfants, les feuilles démentes ou la météorologie du rêve fussent ou non réels, il n’y a pas d’épiphanies pour Malte, en cette saison, pas de minute de vérité. Nous n’avions labouré de nos ongles morts que pour étamper la chair vive ; pour saper ou détruire, non pour sonder les défenses de l’une ou de l’autre âme.

 

Je limiterai les inévitables commentaires à cette seule prière. Remarque cette tendance à donner des attributions humaines à l’inanimé. La « journée » tout entière (s’il s’était bien agi d’une journée et non de la projection d’un état d’âme, plus durable, peut-être) apparaît comme une résurgence de l’humain dans un automate, de la santé dans le décadent.

Ce passage est important, moins à cause de cette illusoire contradiction qu’à cause des enfants, bien réels ceux-là, quelle que fût leur fonction dans l’iconologie de Fausto. Ils semblaient avoir seuls été conscients, à l’époque, du fait que le cours de l’Histoire n’était pas suspendu. Que les troupes étaient renouvelées, les Spitfire livrés, que les convois étaient à la cape, au large de Saint-Elmo. Cela se passait, bien sûr, en 1943, au « changement de marée », quand les bombardiers, qui avaient ici leur base, commencèrent à porter la guerre en Italie, tout au moins partiellement, et quand la guerre sous-marine en Méditerranée eut atteint un tel degré de perfection que nous fûmes en mesure de conjecturer au-delà des « trois prochains repas », selon la formule du Dr Johnson8. Mais avant cela, une fois que les gosses se furent remis de ce premier choc, nous, les « adultes », nous les considérâmes avec une sorte de malice superstitieuse, comme s’ils étaient des anges-scribes, tenant registre des vifs, des morts, des tire-au-flanc ; notant quels vêtements portait le gouverneur Dobbie, le nombre des églises détruites, des entrées dans les hôpitaux.

Ils étaient au courant aussi pour le Mauvais Prêtre. Il existe une certaine propension au manichéisme, propre à tous les enfants. Ici, la combinaison de plusieurs éléments (le siège, l’éducation catholique romaine et une identification inconsciente de la mère avec la Vierge Marie) donnait au dualisme primaire de très étranges motifs. On leur faisait bien des sermons, à ces gosses, sur une certaine lutte abstraite qui met aux prises le bien et le mal ; mais même les empoignades à mort se déroulaient trop haut dans le ciel pour leur sembler réelles. Ils avaient, il est vrai, ramené au niveau de la terre les Spitfire et les ME, avec leur jeu de la RAF ; mais cela n’avait qu’une valeur de métaphore, ainsi qu’il a été noté antérieurement. Les Allemands, bien entendu, c’était le mal à l’état pur, et les Alliés le bien, pur, lui aussi. Les enfants n’étaient pas seuls à partager ce sentiment. Mais si leur conception de la lutte pouvait être représentée graphiquement, la figure ne serait pas celle de deux vecteurs de dimensions égales, tête contre tête, ces têtes formant un X de quantité inconnue ; mais plutôt, autour d’un point, sans dimensions, le bien, un certain nombre de flèches-rayons (les vecteurs du mal) pointées vers l’intérieur du cercle. Le bien, autrement dit, aux abois. La Vierge attaquée de toutes parts. La mère ailée tutélaire. La femme passive. Malte en état de siège.

Une roue, ce diagramme : la roue de la Fortune. Elle a beau tourner, sa construction première reste constante. Des phénomènes stroboscopiques, bien sûr, peuvent escamoter le nombre apparent des rayons ; le sens peut changer, mais le moyeu maintient toujours les rayons en place, et le point de rencontre des rayons définit toujours le moyeu. Le vieux concept cyclique de l’Histoire n’avait révélé que la jante, sur laquelle étaient roués, sans distinction, rois et esclaves ; cette roue-là était orientée verticalement ; on s’élevait, on tombait. Mais la roue des enfants était absolument de niveau, sa jante, la limite de l’horizon marin, car la race maltaise est essentiellement sensuelle et « visuelle ».

Ainsi ils n’opposèrent au Mauvais Prêtre aucun compétiteur ; ni Dobbie, ni l’archevêque Gonzi, ni le père Avalanche. Le Mauvais Prêtre, à l’instar de la nuit, avait le don d’ubiquité ; et les enfants, pour poursuivre leurs observations, devaient avoir, pour le moins, la même mobilité. Il ne s’agissait pas là d’une entreprise organisée. Ces anges-enregistreurs n’inscrivaient jamais rien. C’était plutôt, si vous voulez, un « état d’alerte collectif ». Ils se contentaient d’observer, passifs : on pouvait les voir, jour après jour, dressés comme des sentinelles, sur un tas de gravats, au coucher du soleil, ou en train de guetter au coin d’une rue, ou accroupis sur des marches, ou trottinant par paires à travers quelque terrain vague, le bras passé autour des épaules de l’autre, apparemment sans but défini. Mais toujours, dans leur champ visuel, il y avait le remous d’une soutane, ou une ombre plus obscure que les autres.

Qu’avait-il donc, ce prêtre, pour qu’on le mette hors jeu ; un commun rayon avec Lucifer aux ailes de cuir, avec Hitler, Mussolini ?… Ce n’était qu’une part, je crois, de ce quelque chose qui nous fait soupçonner le loup dans le chien, le traître dans l’allié. Il ne s’agissait pas, en fait, pour ces enfants, de prendre leur désir pour une réalité. Les prêtres, tout comme les mères, devaient être vénérés ; mais il n’y avait qu’à voir l’Italie, qu’à voir le ciel. La trahison et l’hypocrisie existaient : pourquoi pas parmi les prêtres ? Autrefois le ciel avait été notre plus fidèle ami, le plus sûr ; l’excipient, ou mieux le plasma du soleil. Un soleil que le gouvernement s’efforce d’exploiter aujourd’hui pour attirer le touriste, mais, antérieurement, au temps de Fausto Ier, l’œil attentif de Dieu et le ciel. Sa joue pure… Depuis le 3 septembre 1939, on y avait vu apparaître des pustules, des flétrissures, des marques de peste : les Messerschmitt. La face de Dieu était atteinte de maladie, et ses yeux commencèrent à errer, à se fermer (à cligner, prétendait cet athée incurable de Dnubietna). Mais la ferveur de la population est telle, et telle est la force inébranlable de l’Église, que jamais on ne songea que cette trahison pourrait être celle de Dieu, plutôt celle du ciel, une lâcheté de la peau, qui accueillait de tels germes et se révoltait ainsi contre son divin Maître.

Les enfants, qui sont des poètes à vide, adeptes de la métaphore, n’eurent aucun mal à transposer une infection de même nature sur les représentants de Dieu, les prêtres. Pas sur n’importe quel prêtre ; mais celui-là, sans paroisse, étranger (Sliema, c’était comme un pays différent) et déjà perdu de réputation, était un véhicule tout indiqué pour leur scepticisme.

Les bruits qui couraient à son sujet étaient confus. Ainsi Fausto apprenait-il (par les enfants ou par le père Avalanche) que le Mauvais Prêtre « faisait des conversions sur la côte de Marsamuscetto », ou qu’il « se propageait à Xaghriet Mewwija ». Un doute sinistre enveloppait le prêtre. Mais Elena ne semblait avoir aucun souci : elle n’avait pas le sentiment d’avoir rencontré le mal, un certain jour, dans la rue, ne se tourmentait pas à l’idée que Paola avait pu voir le jour sous quelque mauvaise influence, bien que l’on sût que le Mauvais Prêtre avait coutume de rassembler un petit groupe d’enfants dans la rue, pour leur faire des prêches. La philosophie qu’il enseignait n’avait rien de bien consistant, rien qu’on pût reconstituer, d’après les fragments rapportés par les enfants. Aux filles il conseillait de se faire nonnes, de se garder des extrêmes sensuels, plaisir des relations charnelles, douleur de l’enfantement. Aux garçons, il recommandait de trouver la force dans le rocher, de prendre exemple sur le rocher de leur île. Chose curieuse, il revenait souvent à cette image du rocher, tout comme la « Génération 37 », expliquant, dans ses sermons, que le sens de l’existence, pour un homme, était de ressembler au cristal : splendide et sans âme. « Dieu serait-il sans âme ? méditait le père Avalanche. Lui qui a créé les âmes, en est-il Lui-même dépourvu ? Et en ce cas, pour être à l’image de Dieu, devons-nous laisser éroder l’âme qui est en nous ? Rechercher la symétrie minérale, car là réside la vie éternelle : l’immortalité du rocher. Plausible. Mais c’est une apostasie. »

Les enfants, bien entendu, ne s’en laissaient pas conter. Sachant fort bien que si toutes les filles devenaient bonnes sœurs, il n’y aurait plus de Maltais ; et ce rocher, si beau qu’il fût comme objet de contemplation, ce rocher ne travaillait pas et, pour cela même, offensait Dieu, qui regarde d’un œil favorable le labeur humain. Ils demeuraient donc passifs, le laissaient parler, le suivaient à la trace comme des ombres, l’œil toujours aux aguets. Cette surveillance, sous des formes diverses, se prolongea pendant trois ans. Avec l’accalmie qui s’établit au cours du siège (et qui commença, peut-être bien, le jour de la promenade de Fausto et d’Elena), la filature ne devint que plus ardente, car il y eut plus de temps à lui consacrer.

Plus ardente aussi (et ayant commencé, soupçonne-t-on, le même jour) fut la friction entre Fausto et Elena, friction incessante, lassante, celle même des feuilles dans le jardin, cet après-midi-là. Les discussions mineures avaient, hélas, pour objet toi, Paola. A croire que le couple avait redécouvert simultanément ses devoirs de parents. Comme le temps ne leur était plus compté, ils décidèrent, avec quelque retard, d’apporter à l’enfant une direction morale, l’amour maternel, le réconfort dans les moments d’angoisse. Tous deux s’y prenaient avec un évident manque d’à-propos ; et chaque fois leurs énergies se détachaient de l’enfant pour mieux s’affronter. Lorsque cela se produisait, l’enfant, le plus souvent, se glissait dehors, sans bruit, et reprenait la poursuite du Mauvais Prêtre.

Et puis, un soir, Elena raconta la fin de son entrevue avec le Mauvais Prêtre. La discussion qui amena ce récit n’est pas consignée dans le détail. Seulement :

 

Nos propos devinrent de plus en plus passionnés, plus aigus, plus amers. Et enfin elle cria :

— Ah, cette enfant ! J’aurais dû faire ce qu’il m’a dit…

Puis, ayant compris la portée de ces mots, le silence… Elle s’éloigna, je la rattrapai.

— Ce qu’il t’a dit.

Je la secouai pour la faire parler. Je crois que je l’aurais tuée.

— Le Mauvais Prêtre (enfin) m’a dit de ne pas garder l’enfant. Il m’a dit qu’il connaissait un moyen. Je l’aurais écouté. Mais j’ai rencontré le père Avalanche. Par hasard.

 

Tout comme elle avait récité ses prières dans le jardin, elle avait, à ce moment-là, semble-t-il, laissé les vieilles habitudes reprendre le dessus. Par hasard.

Je ne t’aurais jamais raconté cela si, par ton éducation, tu avais nourri l’illusion d’avoir été « désirée ». Mais abandonnée, comme tu l’as été dès ton plus jeune âge, à un monde souterrain et communautaire, les questions de désir et de possession ne se sont jamais présentées à toi. Je le présume, tout au moins ; non à tort, je l’espère.

Le lendemain de ces révélations faites par Elena, la Luftwaffe est venue treize fois. Elena fut tuée, au début de la matinée, dans une ambulance qui semble avoir été touchée de plein fouet.

J’en ai été informé à Takali, dans le courant de l’après-midi, à un moment de répit. Je ne me rappelle pas la figure du messager. Mais je me rappelle avoir enfoncé la pelle dans un tas de terre et être parti. Et là, un espace blanc… Quand je retrouvai la notion des choses, j’étais dans la rue, dans un quartier que je ne reconnaissais pas. La fin d’alerte avait retenti, et cela laisse supposer que j’avais marché pendant la durée d’un raid. J’étais arrêté au sommet d’un monceau de débris. J’entendais des cris, des vociférations hostiles. Les enfants. A une trentaine de mètres de moi, je les voyais galoper parmi les ruines, pour converger vers une construction démolie, dans laquelle je reconnus la cave d’une maison. Curieux, je descendis la pente, d’un pas incertain, avec l’idée de les rattraper. Je ne sais pourquoi, j’avais l’impression de faire l’espion. Je contournai la ruine et montai, de nouveau, sur un monticule, pour atteindre le haut de l’abri. C’était plein de trous : je pouvais voir au travers. Les enfants, à l’intérieur, se pressaient autour d’une silhouette en noir. Le Mauvais Prêtre. Coincé sous une poutre qui s’était abattue. Le visage, pour autant qu’on pouvait le voir, impassible.

— Il est mort ? demanda l’un d’eux.

Les autres, déjà, fouillaient les oripeaux noirs.

— Dites-nous quelque chose, mon père, criaient-ils, railleurs. Ce sera quoi, votre prêche, aujourd’hui ?

— Ce drôle de chapeau ! gloussa une fillette.

Elle se pencha, arracha le chapeau. Un long rouleau de cheveux blancs se défit et se répandit dans les plâtras. Un rayon de soleil traversa l’espace, et, dans la poussière, blanchit, lui aussi.

— C’est une dame, dit la fillette.

— Les dames, elles peuvent pas se faire prêtre, répliqua un petit garçon avec mépris.

Il se mit à examiner la chevelure. Un moment après, il en retirait un peigne d’ivoire et le tendait à la fillette. Elle sourit. D’autres se rassemblèrent autour d’elle, pour mieux voir la trouvaille.

— C’est pas des vrais cheveux, déclara le garçon. Regardez.

Il arracha de la tête la perruque aux longues mèches grises.

— C’est Jésus, cria un grand adolescent.

Tatouée sur le crâne nu, il y avait une crucifixion en deux couleurs. La première surprise d’une longue série.

Deux enfants, affairés, aux pieds du prêtre, avaient délacé ses chaussures. Une paire de chaussures, c’était l’aubaine, à Malte, en ce temps-là.

— S’il vous plaît, dit soudain le prêtre.

— Il est vivant.

— Elle est vivante, grosse bête.

— S’il vous plaît quoi, mon père.

— Ma sœur. Est-ce que les sœurs ont le droit de s’habiller en curé ?

— S’il vous plaît, soulevez cette poutre, dit la sœur-prêtre.

Des cris s’élevèrent aux pieds de la femme : « Regardez, regardez ! » Les enfants brandissaient l’un des souliers noirs. C’était un soulier montant et saugrenu. Sa cavité avait la forme exacte d’un escarpin de femme à haut talon. J’apercevais maintenant l’un de ces escarpins, couleur d’or mat, pointant sous la robe noire. Les filles, en un chuchotement fébrile, s’extasiaient sur la beauté des escarpins. L’une commença à en défaire les boucles.

— Si vous ne pouvez soulever la poutre, dit la femme (avec, peut-être, une pointe de panique), allez chercher du secours, je vous en prie.

— Ah ! venant de l’autre côté. Et voilà l’escarpin qui vole en l’air, et un pied aussi, un pied artificiel, le tout coulissant d’une seule pièce, le manche et la douille.

— Elle se démonte !

La femme ne semblait pas s’en apercevoir. Peut-être n’avait-elle plus de sensibilité. Mais quand les enfants apportèrent les pieds à hauteur de son visage, afin qu’elle pût les voir, je vis deux larmes gonfler, puis rouler à la commissure de ses yeux. Elle ne bougea pas pendant que les enfants lui ôtaient sa robe et sa chemise ; et les boutons de manchette en or, en forme de serre, et le pantalon noir qui collait à la peau. L’un des garçons avait volé une baïonnette de commando rouillée par endroits. Ils durent s’y prendre à deux fois, en s’aidant de cette baïonnette, pour lui enlever le pantalon.

Le corps nu était étonnamment jeune. La peau saine d’apparence. Je ne sais pourquoi, tout le monde croyait le Mauvais Prêtre plus vieux que cela. Dans son nombril était encastré un saphir étoilé. Le garçon au couteau tenta de soulever la pierre. Elle ne vint pas. Il se mit alors à fouiller autour, avec la pointe de la baïonnette, mais il lui fallut deux minutes de travail pour extirper le saphir. Le sang jaillit du creux, à gros bouillons.

D’autres enfants vinrent s’agglutiner autour de la tête. L’un lui tenait la bouche ouverte, pendant que l’autre lui retirait un dentier. Elle ne se débattit pas ; elle avait fermé les yeux, simplement, et attendait.

Mais elle ne put même garder les yeux clos. Car les enfants avaient retroussé une paupière, pour découvrir un œil de verre, dont l’iris imitait le cadran d’une montre. L’œil aussi fut énucléé.

Je me demandais si le démontage du Mauvais Prêtre pouvait continuer ainsi, sans fin, tout au long du soir. Sûrement les bras et les seins pouvaient être détachés, et les jambes dépiautées révéleraient une infrastructure complexe d’argent ajouté. Peut-être le tronc lui-même contenait-il d’autres merveilles : des intestins de soie bicolore, des poumons-ballons aux gais ramages, un cœur rococo. Mais les sirènes mugirent, et les enfants s’essaimèrent, en emportant leurs trésors nouvellement acquis, et l’éventration, causée par la baïonnette, faisait son œuvre. Couché de tout mon long sous le ciel hostile, je contemplai, quelques instants encore, ce que les enfants avaient laissé ; la passion du Christ en raccourci, sur le crâne nu, un œil et une orbite fixés sur moi : un trou noir à la place de la bouche, les jambes-moignons. Et le sang qui avait ceint une écharpe autour de sa taille, en s’écoulant de part et d’autre du nombril.

Je descendis dans la cave et m’agenouillai près d’elle.

— Êtes-vous vivante ?

Aux premières explosions de bombes, elle gémit.

— Je vais prier pour vous.

La nuit tombait.

Elle se mit à pleurer. Sans larmes, un son quelque peu nasal ; plutôt une curieuse suite de plaintes étirées qui semblaient naître tout au fond du palais. Tant que dura le raid, elle pleura ainsi.

Je lui administrai, autant que je pouvais m’en rappeler le rite, le sacrement de l’extrême-onction. Je ne pus entendre sa confession : elle n’avait plus de dents et n’était plus, d’ailleurs, en état de parler, semble-t-il. Mais, dans ces cris, où il y avait si peu d’humain ou même d’animal que ç’aurait pu être le vent soufflant sur quelque roseau mort, je décelai une haine sincère pour tous ses péchés, sans doute, innombrables ; un chagrin profond d’avoir peiné Dieu en succombant à ces péchés ; une crainte de Le perdre, pire que la peur de la mort. Les ténèbres de la cave se dissipaient parfois à la lueur des fusées, au-dessus de La Valette, des bombes explosives dans les docks. Souvent ma voix, comme la sienne, était noyée dans le fracas des détonations ou dans le crépitement de la DCA.

J’avais entendu plus que je ne voulais entendre, dans les sons incessants que laissait échapper cette pauvre femme. J’y ai repensé, Paola, sans fin. Je me suis, depuis, vilipendé de plus cinglante façon que ne le peuvent faire tes doutes. Tu diras, sans doute, que j’avais oublié mon accord avec Dieu, puisque j’ai administré un sacrement que seul peut conférer un prêtre. Qu’après avoir perdu Elena, j’avais « régressé » vers cette prêtrise, que je n’eusse pas manqué d’embrasser, si je n’avais pas été marié.

Sur le moment, je n’ai songé qu’à une chose : un être humain qui meurt doit être préparé. Je n’avais pas d’huiles pour oindre les organes de ses sens (que je voyais si mutilés) et j’employai son propre sang, que je recueillis dans son nombril comme dans un calice. Ses lèvres étaient froides. Bien que j’eusse vu et manipulé bon nombre de cadavres au cours de ce siège, je ne puis, jusqu’à ce jour, me faire à ce froid-là. Souvent, quand je m’endors à mon bureau, la circulation dans mon bras s’interrompt. Je me réveille, je touche ce bras et me retrouve en plein cauchemar, car ce froid est celui de la nuit, de l’objet ; il n’a rien d’humain, il n’y a rien en lui qui soit moi.

A ce moment-là, lorsque j’ai touché ses lèvres, mes doigts se sont dérobés et j’ai repassé la frontière que j’avais franchie. La fin d’alerte a retenti. Elle a poussé encore un cri, deux cris, et s’est tue. Je me suis agenouillé près d’elle et j’ai commencé à prier pour moi. Pour elle, j’avais fait tout ce que j’avais pu. Combien de temps a duré ma prière ? Je ne le saurai jamais.

Mais bientôt le froid du vent, qui participait maintenant de ce corps naguère vivant, a commencé à me pénétrer. La position agenouillée devenait pénible. Il n’y a que les saints et les fous qui peuvent rester « en oraison » pendant des périodes prolongées. Je lui ai pris néanmoins le pouls, ai guetté un battement de son cœur. Rien. Je me suis levé, me suis mis à clopiner à travers la cave, sans but, et quand enfin j’ai émergé dans La Valette, je ne me suis pas retourné.

J’ai refait à pied le chemin jusqu’à Takali. Et j’ai retrouvé ma pelle où je l’avais laissée.

 

Du retour à la vie de Fausto III il y a peu de choses à dire. Il eut lieu. De quelles ressources intérieures disposait-il pour l’alimenter, l’actuel Fausto l’ignore. Ceci est une confession ; or, dans ce retour, une fois le rocher délaissé, il n’y avait pas matière à confession. Fausto III n’a laissé aucun document, sauf quelques notes indéchiffrables.

Et des esquisses, représentant une fleur d’azalée et un caroubier.

Deux questions restèrent sans réponse. S’il avait vraiment rompu son contrat avec Dieu en administrant le sacrement, pourquoi a-t-il survécu au raid ?

Et pourquoi, en voyant ce que faisaient les enfants, n’avait-il pas mis le holà, ou soulevé la poutre ?

En réponse à la première question, on ne peut que présumer qu’il était devenu Fausto III et n’avait plus besoin de Dieu.

La seconde question a incité son successeur à écrire cette confession. Fausto Maijstral est coupable, il a commis un meurtre : un péché par omission, si tu veux. Il n’en répondra devant aucun tribunal, seulement devant Dieu. Et, en ce moment même, Dieu est très loin.

Puisse-t-il être plus proche de toi.

La Valette, le 27 août 1956.

 

Stencil lâcha le dernier feuillet, tout mince et tout griffonné, qui descendit en voletant vers le linoléum nu.

« Un Anglais. Un être mystérieux, nommé Stencil. »

La Valette. Comme si le silence de Paola, depuis… bon sang, depuis huit mois… L’avait-elle contraint, peu à peu, en refusant systématiquement de lui parler de quoi que ce soit, à se rapprocher du jour où il lui faudrait reconnaître dans La Valette une possibilité ?

Pourquoi ?

Stencil aurait voulu continuer de croire que la mort et V. n’avaient pas eu d’action commune, en ce qui concernait son père. Il pouvait toujours choisir ce parti (n’est-ce pas ?) et poursuivre sa route sous un ciel serein. Il pouvait aller à Malte et, éventuellement, mettre une fin à tout cela. Il avait évité Malte. Il redoutait de mettre fin à la quête. Mais, vingt dieux, s’il restait là, ce serait la fin également. Aller au bout de sa frousse ; retrouver V. ; il ne savait ce qu’il redoutait le plus, V. ou le sommeil. Ou si ce n’étaient que deux versions d’un même état de choses.

N’y avait-il donc d’autre issue que La Valette ?


1.

CARE : aide américaine aux pays d’Europe. (Cooperation for American Remittancies to Europe.) (N. d. T.)

2.

Un poème de T. S. Eliot porte ce nom. (N. d. T.)

3.

Bofor : pièce anti-aérienne de 40 millimètres, en usage dans les armées alliées de la Deuxième Guerre mondiale. (N. d. T.)

4.

De l’Isle Adam : premier grand maître de l’Ordre de Saint-Jean qui revint à Malte, lorsque les chevaliers eurent été chassés de Rhodes (1530). (N.d. T.)

5.

Jean Parisot de La Valette : grand maître de l’Ordre, défenseur de Saint-Elmo contre les Turcs (1565). (N. d. T.)

6.

Mistral, dans son orthographe maltaise : maijstral. (N. d. T.)

7.

Hurricane. (N. d. T.)

8.

Samuel Johnson, critique et essayiste anglais du XVIIIe siècle. (N. d. T.)