XII

Où rien n’est bien drôle


1

La fête avait commencé tard et une douzaine de Paumés seulement en formait le noyau. La soirée était chaude et ne semblait pas devoir se rafraîchir. Ils suaient tous. L’atelier était aménagé dans un vieil entrepôt et non dans un immeuble résidentiel ; les bâtisses, dans cette partie de la ville, avaient été condamnées à la démolition depuis des années déjà. Un jour, les grues, les camions des démolisseurs, les charges d’explosifs et les bulldozers aplanirent tout le secteur ; en attendant, personne, que ce fût la municipalité ou les propriétaires, ne crachait sur un petit bénéfice.

Et c’est ainsi que la turne de Raoul, Slab et Melvin baignait dans une atmosphère de précarité, comme si les sculptures de sable, les toiles inachevées, les milliers de livres brochés, étagés sur des gradins de cubes en ciment et de planches gondolées, et même la cuvette de cabinets en marbre, volée dans un immeuble cossu, à l’est de la 70Rue (et depuis remplacé par un building résidentiel de verre et d’aluminium), faisaient partie d’un décor de théâtre d’essai, qu’une cabale d’anges sans visage pouvait faire dégringoler d’un moment à l’autre, sans avoir à justifier sa décision.

Les gens affluaient, arrivaient à des heures tardives. Le réfrigérateur de Raoul, Slab et Melvin était déjà encombré par un échafaudage, couleur rubis, de bouteilles de vin ; la bonbonne de vin de pays, un peu décalée, sur la gauche, deux bouteilles à vingt-cinq cents de grenache rosé, et une de riesling chilien, placée en bas et à droite, et ainsi de suite. La porte du frigo restait d’ailleurs ouverte, afin que les gens puissent admirer, entraver. Pourquoi pas ? L’art accidentel était en grande vogue, cette année-là.

Winsome n’était pas dans les parages quand commença la fête et il ne se montra pas de toute la nuit. Ni les soirs suivants. Il s’était bagarré avec Mafia dans la journée, parce qu’il faisait marcher, au salon, des bandes enregistrées sur magnéto de l’ensemble McClintic, pendant qu’elle essayait de créer, dans la chambre à coucher.

— Si jamais tu essayais de créer quelque chose, cria-t-elle, au lieu d’exploiter ce que d’autres ont créé, tu comprendrais.

— Qui crée ? demanda Winsome, ton directeur littéraire, ton éditeur ?… Sans eux, ma fille, tu serais au point mort.

— Toi, mon trésor, t’auras beau t’agiter, tu y seras toujours, au point mort.

Winsome renonça, planta là sa femme, et elle n’eut plus que Fang à engueuler. En gagnant la porte de l’appartement, Winsome fut obligé d’enjamber trois corps endormis. Lequel des trois était Pig Bodine ? Tous étaient enveloppés de couvertures. Comme le vieux truc du petit pois et de la coquille de noix. Et puis quelle importance ? Elle avait de la compagnie.

Il mit le cap sur le centre et, au bout d’un moment, se retrouva du côté du V-Note. A l’intérieur, les tables étaient empilées et le barman suivait un match de foot à la télé. Deux petits chats gras, de race siamoise, jouaient sur le piano, l’un dehors, montant et descendant le clavier, l’autre dedans, griffant les cordes. Le résultat sonore était médiocre.

— Roon.

— Gars, faut que je tente ma chance sur une autre couleur1, et ne prends pas ça pour une mauvaise astuce raciste.

— Divorce. (McClintic semblait mal luné.) Écoute, Roon, si on allait à Lenox ? Je tiendrai pas le coup ici, pendant le week-end. Et me dis pas que t’as des salades de gonzesses. J’en ai assez pour deux.

— Pourquoi pas. Tout le monde au vert ! De vertes montagnes. Des gens heureux.

— On y va. Y a une petite que je veux emmener loin de cette ville, sans ça, avec la chaleur, elle ne va pas tarder à faire flip. Ou autre chose.

Il leur fallut un certain temps. Ils burent de la bière jusqu’au coucher du soleil, puis se rendirent chez Winsome, où ils échangèrent la Triumph contre une Buick noire.

— On dirait une bagnole de la Mafia, pour le transport des caïds, dit McClintic. Et allez donc !

— Ha, ha, répondit Winsome.

Ils poursuivirent leur chemin vers le nord, longèrent l’Hudson nocturne, pour enfin virer en plein cœur de Harlem. Et là, ils prirent le chemin de chez Matilda Winthrop, de bar en bar.

Bientôt ils se chamaillaient comme des gamins, chacun prétendant être plus rétamé que l’autre, sous les regards convergents et hostiles qui ne s’expliquaient pas tant par la couleur de la peau que par une certaine forme de conservatisme, propre aux bars de quartier et que l’on ignore dans d’autres bars, où la quantité d’alcool absorbé donne la mesure de votre virilité.

Ils arrivèrent chez Matilda bien après minuit. La vieille dame perçut l’accent abhorré de Winsome et ne s’adressa plus qu’à McClintic. Lorsque Ruby descendit, McClintic fit les présentations.

Un fracas, des hurlements, un rire gras, au-dessus d’eux. Matilda se rua hors de la pièce, en poussant des cris.

— Sylvia, la copine de Ruby, elle a de quoi s’occuper ce soir, expliqua McClintic.

Winsome se montra charmant.

— Les enfants, laissez-vous faire. Le brave tonton Roony, il vous conduira où vous voulez, et il ne regardera pas dans le rétroviseur. Un bon vieux taxi, bienveillant et tout, voilà ce qu’il sera.

Cela eut le don de remonter le moral de McClintic. Car Ruby avait cette façon de lui donner le bras, polie et guindée tout à la fois. Winsome sentait que McClintic ne se tenait plus d’impatience à l’idée de partir, de se mettre au vert.

Du bruit, de nouveau, à l’étage au-dessus. Plus fort, cette fois-ci.

— McClintic ! brailla Matilda.

— Faut que j’aille faire le videur, dit-il à Roony. J’en ai pour cinq minutes.

Sur quoi, Roony et Ruby se retrouvèrent seuls au salon.

— Je connais une fille que je pourrais emmener, moi aussi, dit-il. Du moins, je le pense. Elle s’appelle Rachel Owlglass et elle habite dans la 112Rue.

Ruby tripotait les attaches de son sac de voyage.

— Votre femme ne serait pas contente. Pourquoi n’irions-nous pas tout seuls, avec la Triumph, McClintic et moi ? Faut pas vous donner cette peine.

— Ma femme (brusquement saisi de colère) n’est qu’une morue fasciste, vous devriez le savoir.

— Mais si vous emmeniez…

— Tout ce que je veux, c’est aller quelque part, loin de la ville, loin de New York, dans un coin où les choses se passent comme on sent qu’elles doivent se passer. C’était comme ça, il y a quelque temps, n’est-ce pas ? Vous êtes encore assez jeune. C’est toujours vrai pour les gosses, n’est-ce pas ?

— Je ne suis pas jeune à ce point, chuchota-t-elle. Roony, s’il vous plaît, ayez l’air naturel.

— Mon petit, si ce n’est pas Lenox, ce sera un autre patelin. Plus à l’est, l’étang de Walden2, ha ha ! Non, c’est la plage publique maintenant, pour les cons de Boston, qui seraient bien allés à la plage de Revere, sauf qu’ils sont refoulés par plein d’autres cons du même tonneau, des cons qui s’installent sur les rochers, tout autour de l’étang de Walden, et ça rote, et ça boit de la bière qu’on a réussi à passer astucieusement sous le nez des gardes, et ça surveille la petite classe, et ça déteste sa femme, et les mômes malodorants urinent dans l’eau en sournois… Où ?… Où aller dans le Massachusetts ? Dans quelle campagne ?

— Restez chez vous.

— Non. Ne serait-ce que pour constater que Lenox ne vaut pas plus que le reste.

— Baby, baby, se mit-elle à chanter, la voix douce, distraite. Tu le sais ? On t’a dit ? De came, y en a plus à Lenox.

— Comment vous avez fait ?

— J’ai brûlé du bouchon, expliqua-t-elle. Comme dans les revues d’amateurs.

— Non. (Il traversa la pièce, s’éloigna d’elle.) Non, vous n’avez rien fait de tel. C’était inutile. Le maquillage n’y est pour rien. Vous savez que Mafia vous prend pour une Allemande. Moi, je vous croyais portoricaine, jusqu’à ce que Rach’ m’ait affranchi. Vous seriez donc cela ?… Vous seriez ce que veut celui qui vous regarde ?… La couleur mimétique ?

— J’ai lu des livres, dit Paola, et, vous pouvez me croire, Roony, personne ne sait ce que c’est qu’un Maltais. Eux-mêmes prétendent qu’ils sont de race pure. Les Européens croient que ce sont des Sémites-Chamites, croisés avec des Africains du Nord, des Turcs, et je ne sais plus qui. Mais, pour McClintic, pour les gens d’ici, je suis une négresse du nom de Ruby… (Il eut un grognement.) Et ne leur dites rien, ne lui dites rien, je vous en prie, gars.

— Je ne dirai jamais rien, Paola. (McClintic réapparut.) Attendez-moi, tous les deux, le temps que je joigne ma copine.

— Rach, fit McClintic, rayonnant. Riche idée.

Paola avait l’air toute retournée.

— Rien que nous quatre, dans la nature… (Il disait cela pour Paola, il était saoul, il s’enferrait.) Je crois que ce serait quelque chose… quelque chose de pur, de propre, un nouveau départ.

— Vaudrait peut-être mieux que je conduise, dit McClintic.

Ça lui permettrait de fixer son attention, le temps que la gêne se dissipe, qu’ils soient sortis de la ville. Et puis Roony semblait tenir une sérieuse cuite. Et même plus qu’une cuite, peut-être bien.

— T’as qu’à conduire, accepta Roony avec lassitude.

Pourvu qu’elle soit chez elle ! Tout au long du trajet jusqu’à la 112Rue (et McClintic roulait à tombeau ouvert), il se demanda ce qu’il allait faire s’il ne la trouvait pas.

Elle n’était pas chez elle. Il n’y avait pas de mot épinglé sur la porte ouverte. D’habitude, elle fermait à clé. Winsome entra. Quelques lampes étaient allumées. Il n’y avait personne.

Il n’y avait que sa combinaison, jetée en travers du lit. « Cette combinaison, elle vous coule entre les doigts », songeait-il, en l’embrassant à hauteur du sein gauche. Le téléphone sonna. Il le laissa sonner. Enfin :

— Où est passée Esther ?

Elle paraissait tout essoufflée.

— Tu as de jolis dessous, déclara Winsome.

— Merci. Elle n’est pas rentrée ?

— Méfiez-vous des fillettes qui portent des dessous noirs.

— Roony, ce n’est pas le moment. Cette fois, elle l’a vraiment dans le baba… Veux-tu voir si elle n’a pas laissé un mot.

— Viens avec moi à Lenox, Massachusetts.

Un soupir résigné.

— Il n’y a pas de mot. Il n’y a rien du tout.

— Tu veux bien regarder quand même. Je suis dans le métro.

Viens-t’en à Lenox avec moi (chanta Roony),

Car août est un bien triste mois

A Nueva York Ciudad,

T’as envoyé prom’ner plus d’un,

Cett’ fois, écout’ mon baratin,

Envoie pas balader ma ballade.

 

 Chorus (sur un rythme de biguine) :

 

Viens, le vent y est frais et les rues coloniales

Et si, dans nos cervell’s un rien paradoxales,

L’ancêtre puritain mont’ toujours sa faction,

J’ l’ai dur, n’empêche, j’ai l’ cœur qui flanche,

 Lorsque j’écoute la section d’anches

De la Boston Pops formation.

Viens, oublie la bohème, là-bas plus de problèmes

De J.V. et de flics.

On étire les voyelles et on traîn’ la semelle,

A Lenox, c’est ça qu’est chic.

Et sous le signe d’Alden3,

Au pays de Walden,

Nous connaîtrons bientôt les délices de l’Éden :

Frénétiques et languides,

Décrépits et contents, qui peut en dire autant,

Loin des cris de la foule stupide ?

Dis, Rachel…

 

(Clic-clic, sur la première et la troisième mesure)

Hé ! Tu t’ décides ?

Elle avait raccroché à mi-chanson. Winsome resta assis près du téléphone, la combinaison entre les doigts. Il resta là, c’est tout.

2

Esther l’avait bel et bien dans le baba. Dans son baba sentimental, tout au moins. Rachel l’avait découverte, au début de l’après-midi, pleurant toutes les larmes de son corps dans la buanderie.

— Alors ? fit Rachel.

Esther chiala de plus belle.

— Mon petit (d’une voix douce). Raconte à Rach’.

— Fous-moi la paix.

Elles se poursuivirent donc autour des bacs et des centrifugeuses, disparaissant parfois derrière les draps tendus, les courtepointes et des soutiens-gorge du séchoir.

— Écoute, je veux te donner un coup de main, c’est tout.

Esther s’était empêtrée dans un drap. Rachel, désemparée, dans la pénombre de la buanderie, l’engueulait. Soudain, dans la pièce voisine, les machines à laver furent prises de démence collective ; une cascade d’eau savonneuse s’engouffra par la porte ouverte, se rua sur elles. Rachel, mauvaise, se débarrassa de ses escarpins Capezios, retroussa sa jupe et courut chercher un balai-serpillière.

Elle épongeait depuis à peine cinq minutes quand Pig Bodine passa la tête par la porte.

— Vous savez pas y faire. Où c’est que vous avez appris à fauberter ?

— Ici même, dit-elle. Vous en voulez un, de faubert ? Tenez !

Elle s’élança sur lui, le balai tournoyant. Pig battit en retraite.

— Qu’est-ce qu’elle a, Esther ? Tout à l’heure, en montant, je l’ai emboutie.

Rachel aurait bien voulu le savoir. Le temps qu’elle essuie le sol, qu’elle grimpe l’échelle d’incendie et pénètre dans son appartement par la fenêtre, Esther, comme de bien entendu, avait disparu.

« Slab », se dit Rachel.

Slab fut au bout du fil à la moitié de la première sonnerie.

— Je te préviendrai, si elle vient.

— Mais, Slab !…

— Quoi, dit Slab.

Quoi. C’est bon. Elle raccrocha.

Pig était assis sur l’appui de la fenêtre. Machinalement, elle brancha pour lui la radio. Little Willie John chantait Fièvre.

— Qu’est-ce qu’elle a, Esther ? demanda Rachel, pour dire quelque chose.

— C’est ce que je vous ai demandé tout à l’heure, dit Pig. Je parie qu’elle est en cloque.

— M’étonne pas de vous.

Rachel avait mal à la tête. Elle s’en fut à la salle de bains pour méditer.

La fièvre les gagnait tous.

 

Pig, Pig le mauvais esprit, avait, pour une fois, présumé juste. Esther se présenta chez Slab avec la tête classique de la petite ouvrière, de la petite couturière, ou de la petite vendeuse séduite et abandonnée : le cheveu terne, le visage bouffi, les seins et le ventre déjà lourds.

En cinq minutes, elle avait mis Slab dans tous ses états. Debout devant Fourré danois # 56, un spécimen tout de guingois qui recouvrait entièrement l’un des murs et qui l’écrasait, lui, dans ses vêtements de grisaille, gesticulant, secouant la boucle de son front.

— Laisse-moi deviner. Schoenmaker refuse de te donner un cent. Ça, ça va de soi. Tu veux parier un petit quelque chose ? Moi, je prétends qu’il arrivera avec un grand nez crochu.

Elle resta court. Le charitable Slab était adepte du traitement-choc.

— Écoute… (Il saisit un crayon.) Ce n’est pas le moment rêvé pour aller à Cuba. Il doit y faire plus chaud qu’à Nueva York. La mauvaise saison, quoi ! Mais, malgré ses sympathies fascistes, Batista possède au moins une vertu majeure : il a maintenu la loi qui rend l’avortement légal. Autrement dit, tu vas avoir affaire à un médecin qui connaît la musique, et non à quelque amateur cafouilleux. C’est simple, c’est sans danger, c’est légal. Et surtout c’est pas cher.

— C’est un meurtre.

— Te voilà catholique, maintenant ! C’est dans l’ordre des choses. Je ne sais pourquoi, le catholicisme revient à la mode dans les périodes de décadence.

— Tu sais ce que je suis, chuchota-t-elle.

— Laissons cela. Je voudrais bien le savoir.

Il se tut, un moment, car il se sentait prêt à verser dans la sentimentalité. Il se mit donc à griffonner des chiffres sur un bout de vélin.

— Pour trois cents dollars, dit-il, on peut te payer l’aller et retour. Repas compris, si t’éprouves le besoin de manger.

— On…

— La Tierce des Paumés. Ça peut se faire en moins d’une semaine, La Havane et retour. Tu seras championne du yo-yo.

— Non.

Ils discutèrent donc métaphysique, pendant que déclinait l’après-midi. Ni l’un ni l’autre n’avait le sentiment qu’il se défendait ou démontrait un point d’importance. C’était comme jouer à pigeon vole en société, ou comme Botticelli. Ils se renvoyèrent des citations tirées des brochures rédemptoristes, de Galien, d’Aristote, de David Riesman, de T. S. Eliot.

— Comment peux-tu affirmer la présence d’une âme ? Comment peux-tu savoir à quel moment l’âme pénètre la chair ? Ou même si t’en as une, d’âme ?

— On tue son propre gosse, voilà ce qu’on fait.

— Gosse-cosse. Une molécule complexe de protéine, un point c’est tout.

— J’ai l’impression que, s’il t’arrivait un jour de prendre un bain, tu te servirais bien d’une de ces savonnettes nazies, fabriquées avec du juif, l’un des six millions.

— C’est bon. (Il était furieux.) Explique-moi la différence.

Après cela, ils cessèrent d’être logiques et frelatés pour être affectifs et frelatés. Comme ces ivrognes avec des haut-le-cœur à vide : ayant fait remonter et ayant expulsé un tas de vieux mots qui, de toute façon, n’avaient jamais été bien accrochés, ils s’appliquèrent à remplir l’atelier de vociférations futiles, cherchant à faire remonter leur propre tissu vivant, et des organes aussi, qui n’avaient de raison d’être qu’à la place où ils étaient.

Comme le soleil baissait, elle interrompit une condamnation détaillée du code moral professé par Slab, pour s’attaquer à Fourré danois # 56, les griffes frénétiques.

— Vas-y, dit Slab, la matière peut y gagner. (Il était en train de téléphoner.) Winsome n’est pas chez lui. (Il agita le récepteur, composa le numéro des « Informations »4.) Où aurais-je une chance de dégotter trois cents dollars ? dit-il. Non, les banques sont fermées… Je n’admets pas l’usure.

Il cita à la standardiste des vers d’Ezra Pound, tirés des Cantos.

— Comment ça se fait, s’étonna-t-il, que vous autres, standardistes, vous parliez toutes du nez ? (Rire.) Très bien, on va essayer ça, un de ces jours.

Esther poussa un glapissement : elle venait de se casser un ongle. Slab raccrocha.

— Il se défend, le tableau, dit-il. Mon chou, on a besoin de trois cents dollars. Quelqu’un doit bien les avoir.

Il décida d’appeler tous ses amis, possesseurs d’un compte à la Caisse d’épargne. Une minute plus tard, la liste épuisée, il était toujours incapable de financer le voyage d’Esther vers le sud. Esther lui tournait autour, en quête d’un pansement. Il lui fallut enfin se contenter d’un tampon de papier hygiénique et d’un élastique.

— Je la trouverai bien, la solution, dit Slab. Cramponne-toi à Slab, petit. C’est un humanitaire.

Tous deux savaient qu’elle suivrait le conseil. Vers qui irait-elle, à part lui ? Et crampon, elle l’était de nature.

Slab était donc là à réfléchir, tandis qu’Esther agitait la poupée de papier au bout de son doigt, au rythme de quelque mélodie intérieure, peut-être d’une vieille chanson d’amour. Bien que ni l’un ni l’autre ne l’eût avoué, ils attendaient aussi l’arrivée de Raoul, de Melvin et de la Tierce, pour commencer la soirée ; les couleurs, cependant, du tableau, qui couvraient toute la surface du mur, ne cessaient de se mouvoir, de réfléchir de nouvelles longueurs d’onde, afin de compenser le soleil affaibli.

 

Rachel, soucieuse de retrouver Esther, n’arriva à la soirée que fort tard. Tandis qu’elle montait les sept étages, vers l’atelier, elle croisait, à chaque palier, tels des gardes-frontières, des couples en train de se frotter le museau, des jeunes gars saouls à mort, des personnages sinistres, plongés dans la lecture et qui griffonnaient des cryptogrammes en marge des volumes brochés, subtilisés dans la bibliothèque de Raoul, Slab et Melvin ; tous ces gens lui laissèrent entendre qu’elle avait raté une belle séance de rigolade. La nature de cette rigolade, elle devait la découvrir avant même de s’être frayé un chemin jusqu’à la cuisine, où se trouvaient tous les vrais de vrais.

Melvin s’expliquait sur sa guitare, en une chanson improvisée de style populaire, dont le héros était Slab, son camarade de chambre, un mec drôlement humanitaire ; a) néo-Wobbly5 de surcroît, et réincarnation de Joe Hill, b) champion du pacifisme mondial, c) sudiste, dont la racine pivotante puisait sa nourriture dans la tradition américaine, d) ennemi militant du fascisme, du capitalisme, du gouvernement républicain et de Westbrook Pegler.

Pendant que chantait Melvin, Raoul affranchissait Rachel, en une sorte de commentaire marginal, sur le motif de l’éloge dont Slab faisait, au même moment, l’objet. Il apparaissait, en effet, qu’en début de soirée, la pièce une fois bourrée à bloc, Melvin était monté sur le lavabo de marbre pour réclamer le silence.

— Esther que voilà est enceinte, annonça-t-il, et elle a besoin de trois cents dollars pour se faire avorter à Cuba.

Enchantés, chaleureux, souriant d’une oreille à l’autre, rétamés à zéro, ceux de la Tierce des Paumés sondèrent les profondeurs de leurs poches et les sources jaillissantes de l’humanitarisme communautaire, pour produire au jour de la menue monnaie, des billets fripés, et même quelques jetons de métro, le tout étant ramassé par Slab dans un vieux casque colonial orné de lettres grecques, souvenir de quelque week-end de festivités universitaires, vieilles de plusieurs années.

Contre toute attente, le total se montait à deux cent quatre-vingt-quinze dollars et quelques cents. Slab, d’un geste ample, sortit un billet de dix, emprunté un quart d’heure plus tôt à Fergus Mixolydian, qui venait de toucher une subvention de la fondation Ford et nourrissait des projets plus que nostalgiques, tournant autour de Buenos Aires qui ne pratique pas l’extradition.

A supposer qu’Esther eût formulé quelque objection verbale dans ces conjonctures, la chose passa inaperçue ne fût-ce qu’à cause du bruit qui régnait dans la pièce. Après la collecte, Slab lui remit le casque colonial et on la hissa sur le lavabo, d’où elle prononça un discours de remerciements, bref, mais ému. Au milieu des applaudissements qui suivirent, Slab rugit : « Tous à Idlewild6 ! » ou quelque injonction du même genre. Et les deux, soulevés à bras-le-corps, furent portés hors de l’atelier et jusqu’au rez-de-chaussée. Le seul impair de la soirée fut commis par un des porteurs, étudiant de première année et nouveau venu sur la scène des Paumés, lequel fit observer que les fatigues du voyage à Cuba pourraient être épargnées à Esther et l’argent utilisé pour une autre fête, si eux-mêmes provoquaient la fausse couche en laissant choir Esther dans la cage d’escalier. Promptement on lui imposa silence.

— Bonté divine ! fit Rachel.

Jamais elle n’avait vu tant de faces congestionnées, tant d’alcool et de vomissures répandues sur le lino.

— J’ai besoin d’une voiture, dit-elle à Raoul.

— Des roues, brailla Raoul. Quatre roues pour Rachel.

Mais la générosité de la Tierce était épuisée. Personne n’écouta. D’ailleurs le peu d’enthousiasme manifesté par Rachel les avait peut-être fait soupçonner qu’elle se proposait de filer dare-dare à Idlewild pour tenter de ramener Esther. Et là, ils n’étaient pas d’accord.

Ce ne fut qu’aux premières heures du matin que Rachel songea à Profane. Il devait avoir terminé son boulot. Cher Profane ! Un adjectif qui restait en suspens, informulé, dans le charivari de la fête, en suspens dans son cortex le plus secret, et qui fleurissait (elle, impuissante devant la chose) juste assez pour envelopper d’une chape de paix ses un mètre quarante-huit. Et sachant, à tout moment, que Profane aussi était sans roues.

— Hé oui ! dit-elle.

Le fait est que Profane appartenait à la famille des sans-roues ; ce garçon : un piéton-né. Alors qu’est-ce qu’elle cherchait au juste ? A faire acte de dépendance ?… Comme s’il y avait eu là l’authentique formulaire de la déclaration d’impôts sur le revenu du cœur, assez tortueuse, assez emberlificotée de mots polysyllabiques pour que l’on consacrât totalement vingt-deux ans de sa vie à la déchiffrer. Vingt-deux ans pour le moins : car, compliqué, ça l’était, d’autant plus que le devoir civique en question pouvait être esquivé, sans que l’on eût à craindre les poursuites de quelques fédés de fantaisie, mais. Ce « mais ». Si l’on prenait cette peine, néanmoins, si même on ne faisait que le premier pas, cela vous obligeait à juxtaposer le revenu et la dépense. Et comment savoir dans quelles situations embarrassantes, dans quelles expositions de soi-même cela pouvait vous entraîner ?

Bizarre, les endroits où ces choses-là se produisent. Plus bizarre encore, qu’elles se produisissent jamais. Rachel s’en fut vers le téléphone. Il était occupé. Mais elle pouvait attendre.

3

Profane arriva chez Winsome pour trouver Mafia, vêtue de son seul soutien-gorge gonflable, et jouant, avec trois gandins que Profane voyait pour la première fois, à un jeu de sa propre invention, appelé « Couvertures musicales7 ». Le disque que l’on arrêtait au hasard était une chanson de Hank Snow, Ça ne fait plus mal.

Profane s’en alla vers la glacière pour chercher de la bière, songea à appeler Paola, quand le téléphone sonna.

— Idlewild ? fit-il. On pourrait peut-être emprunter la bagnole de Roony. La Buick. Sauf que je ne sais pas conduire.

— Je sais, dit Rachel. Attends-moi.

Profane, après un regard lugubre à l’exubérante Mafia et à ses amis, dégringola l’échelle d’incendie pour gagner le garage. Pas de Buick. La Triumph, seulement, de McClintic Sphere, fermée, les clefs enlevées. Profane s’assit sur le capot de la Triumph, au milieu de ses petites copines inanimées, venues de Detroit. Rachel apparut quinze minutes plus tard.

— Pas de bagnole, dit-il. On est baisés.

— Oh !

Elle lui expliqua la raison de cette expédition à Idlewild.

— Je ne comprends pas pourquoi tu t’excites. Si elle veut se faire ramoner l’utérus, elle est libre.

Rachel, à ce moment, aurait dû lui dire : « Tu n’es qu’un salaud, qu’un sans-cœur », elle aurait dû l’assommer, et aller chercher ailleurs un moyen de transport. Mais comme elle était venue à lui avec une certaine tendresse (satisfaite uniquement, peut-être bien, de connaître cette nouvelle définition de la paix, fût-elle temporaire), elle voulut raisonner :

— Je serais bien en peine de dire si c’est un meurtre, ou non. Et je m’en fiche. Va savoir où ça commence, où ça finit ! Je suis contre, à cause de la marque que ça laisse à celle qui s’est fait avorter. T’as qu’à demander à une fille qui est passée par là.

Une seconde, Profane crut qu’elle parlait d’elle-même. Il eut l’impulsion de fuir. Elle avait des façons étranges, ce soir-là.

— Esther, par sa faiblesse même, est une victime. Elle se réveillera après l’anesthésie avec la haine des hommes, avec la conviction qu’ils sont tous des menteurs, mais avec la conscience que toujours elle se laissera faire, en toute occasion, même si le type ne prend pas de précautions. Elle en arrivera à accepter n’importe qui : le truand du coin, le petit étudiant, le marloupin, le cinglé, le voyou, parce que c’est quelque chose dont elle ne peut se passer.

— Allez, Rachel… Esther, t’as le béguin pour elle, ma parole, à voir comme ça te travaille.

— Oui. Ferme ta bouche, lui dit-elle encore. C’est quoi, ton nom ? Pig Bodine ? Tu le sais, ce que je veux dire. Combien de fois tu m’as parlé de ce qui se passe sous la rue et dans la rue, et dans le métro.

— Ah ça (abattu). Bien sûr, mais.

— Ce que je veux dire, c’est que j’aime Esther, comme toi tu aimes les dépossédés, les égarés. Qu’est-ce que tu veux que j’éprouve ? Pour un être qui trouve dans le remords un tel aphrodisiaque… Jusqu’à présent elle avait un certain discernement. Mais maintenant qu’elle l’a connu, elle le connaîtra toujours, cet amour à la gomme pour Slab, et pour ce porc de Schoenmaker. Elle s’entichera toujours de ces rebuts, vidés, ulcéreux, solitaires.

— Slab et toi… (en donnant des coups de pied dans les pneus)… vous avez fait ça ensemble, dans le temps.

— D’accord. (Silence.) C’est moi, c’est moi telle que j’aurais pu être si je m’étais laissée aller, c’est la victime, peut-être, sous cette tignasse rouge… (Elle avait enfoui sa petite main, par en dessous, dans l’épaisseur de ses cheveux et soulevait lentement la lourde crinière, sous l’œil de Profane, qui commençait à l’avoir dure.) C’est quelque chose de moi que je reconnais en elle. Tout comme ce Profane, le gosse de la Dépression, l’excroissance non avortée, qui est devenue conscience, sur le sol d’une vieille cabane de Hooverville, en l’année 1932, c’est lui que tu reconnais dans chaque trimard anonyme, dans chaque pilon, dans chaque couche-dehors, c’est lui que tu aimes.

De qui parlait-elle ? Profane avait disposé d’une nuit entière pour se préparer, mais jamais il n’avait prévu cela. Il laissa pendre sa tête et distribua des coups de pied dans les pneus, tout en sachant qu’ils se vengeraient de lui, au moment où il y penserait le moins. Il avait peur maintenant de dire quelque chose.

Elle souleva encore ses cheveux, les yeux devenus tout pluvieux, se détacha du pare-chocs auquel elle s’appuyait et se planta devant lui, jambes écartées, reins cambrés en arc, tendue.

— Slab et moi, on a fait demi-tour, parce qu’on était incompatibles. Pour moi, la Tierce a perdu tout son prestige. J’ai mûri, sans doute, je ne sais pas ce qu’il y a eu. Mais lui, il ne décrochera jamais, bien que ses yeux soient ouverts et qu’il voie aussi clair que moi. Moi, je n’ai pas voulu me laisser enliser, c’est tout. Mais toi, tu…

Ainsi la fille vagabonde de Stuyvesant Owlglass faisait-elle la roue, comme n’importe quelle pin-up. Prête, à la moindre hausse de la pression sanguine, au moindre déséquilibre endocrinien, à la moindre sollicitation nerveuse dans les zones de l’amour, à culbuter dans quelque pacte avec Profane, le jocrisse. Ses seins semblaient s’épanouir vers lui, mais il ne bougeait pas, ne voulant pas se dérober devant le plaisir, ne voulant pas affirmer son amour pour les clodos, pour lui-même, pour elle, ne voulant pas tenir la preuve qu’elle était comme le reste, inanimée.

Pourquoi cette dernière réticence ? N’était-ce qu’un désir diffus de découvrir, pour une fois, quelqu’un qui se trouvât du bon côté, du vrai côté, de l’écran télé ? Pourquoi Rachel porterait-elle la promesse d’une qualité plus humaine ?

« Tu poses trop de questions, se dit-il. Cesse de demander, prends. Donne. Qu’elle appelle cela comme elle veut. Que la turgescence soit dans ton froc ou dans ta cervelle, fais quelque chose. Elle ne sait pas, tu ne sais pas. »

Mais les pointes des seins, qui formaient un tiède losange avec le nombril et le creux rembourré de la cage thoracique, les miches de la fille vers lesquelles la main glissait automatiquement, les cheveux, un instant plus tôt ébouriffés, qui vous chatouillaient les narines, tout cela, pour une fois, n’avait rien à voir avec ce garage noir, ou avec les ombres des voitures qui, par accident, les enserraient.

Rachel, maintenant, ne souhaitait que de l’avoir dans ses bras, de sentir le ventre ballonné sur lequel s’écrasaient ses seins, libres de soutien-gorge ; et déjà elle formait des projets pour lui faire perdre du poids, pour lui faire prendre de l’exercice.

McClintic, en entrant, les trouva ainsi, cramponnés l’un à l’autre, sauf que, de temps en temps, l’un des deux perdait l’équilibre et exécutait une petite danse saccadée, pour le rétablir. Un garage de sous-sol comme piste de danse. C’est ainsi qu’ils dansent tous, dans toutes les villes.

Rachel comprit toute la trame extérieure en voyant Paola descendre de la Buick. Les deux filles se firent face, sourirent, passèrent ; leurs destins allaient désormais suivre des chemins différents, ainsi que l’exprimèrent les regards timides et jumeaux qu’elles échangèrent. McClintic se contenta de dire :

— Roony dort sur votre lit. Il aurait besoin qu’on s’occupe de lui.

— Profane, Profane. (Elle rit, en entendant la Buick bourdonner sous la pression de ses doigts.) Chéri : va falloir qu’on s’occupe de tout un tas de gens, maintenant.

4

Winsome sortit d’un rêve de défenestration, en se demandant pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. La fenêtre de la chambre à coucher de Rachel dominait de six étages une cour, qui ne servait qu’à des fins médiocres : éjectage d’ivrognes, dépôt de vieilles boîtes de bière et de balayures, ébats nocturnes des chats. Comme son cadavre pourrait la glorifier !

Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit, s’y installa à califourchon, prêta l’oreille. Des filles, harponnées quelque part, dans Broadway, s’esclaffaient. Un musicien chômeur s’entraînait sur son trombone. Du rock’n’ roll en face :

P’tit’ déesse en socquettes,

Ne dis pas non,

Ce soir, à la sauvette,

Au jardin nous irons,

Et là, assise bien sage,

Sous la lune et sur l’herb’

Tu recevras l’hommage

D’un Roméo imberb’…

Dédié aux gamins coiffés en queue de canard, et aux jupes droites, tendues à craquer, de la rue. Ça donnait des ulcères aux flics et une occupation rémunératrice aux membres de la Protection de la Jeunesse.

Pourquoi ne pas plonger là-bas ? La chaleur monte. Sur le sol hérissé de cette arrière-cour, le mois d’août ne sera plus.

— Écoutez, mes amis, dit Winsome, il y a un mot qui définit toute notre Tierce, et c’est le mot « paumé ». Y en a parmi nous qui savent pas remonter leur fermeture de braguette, d’autres qui restent fidèles à la même partenaire jusqu’à l’âge de la ménopause ou de la Grande Climatérique. Mais cavaleur ou monogame, évoluant d’un côté de la nuit ou de l’autre, dans la rue, ou hors de la rue, il n’est pas un, parmi nous, que l’on puisse désigner du doigt en disant : celui-là, il a la santé.

« Fergus Mixolydian, le juif arméno-irlandais, accepte de l’argent d’une fondation portant le nom d’un type qui, à coups de millions, a cherché à prouver que le monde était gouverné par treize rabbins. Fergus n’y voit aucun mal.

« Esther Harvitz paie pour faire modifier le corps qui lui a été donné à sa naissance, et elle s’entiche de l’homme qui l’a mutilée. Esther non plus n’y voit aucun mal.

« Raoul, scénariste de la télé, serait capable de torcher des drames assez tortillés pour passer les barrages de n’importe quel commanditaire et faire comprendre, malgré tout, aux admirateurs fascinés ce qui ne va pas chez eux et dans ce qu’ils regardent. Mais il se contente de westerns et de policiers.

« Slab, le peintre, dont les yeux sont ouverts, a de la technique et, si l’on veut, du ventre. Mais il s’est consacré aux fourrés danois.

« Mervin, le chanteur populaire, n’a aucun talent. Par une ironie du sort, il s’adonne plus à la critique sociale que le reste de la Tierce réunie. Son apport est nul.

« Mafia Winsome est assez futée pour créer un monde, mais trop stupide pour y vivre. Comme elle s’est aperçue que le monde réel ne correspond pas aux élucubrations de son imagination, elle dépense toutes sortes d’énergies (sexuelles, émotionnelles) pour se rendre conforme, sans jamais y parvenir.

« Et le reste est à l’avenant. Celui qui s’obstine à vivre dans une sous-culture aussi évidemment paumée n’a pas le droit de se proclamer en bonne santé. La seule solution saine, c’est celle que je vais prendre sur-le-champ, à savoir sauter par cette fenêtre.

Ce disant, Winsome rectifia sa cravate et se mit en position pour la défenestration.

— Dis donc, fit Pig Bodine qui, de la cuisine avait écouté. Tu sais donc pas que la vie, c’est notre bien le plus précieux ?

— J’ai déjà entendu ça quelque part, dit Winsome.

Et il sauta. Il avait oublié l’échelle d’incendie qui s’amorçait, sous la fenêtre, trois mètres plus bas. Le temps qu’il se relève et enjambe la rampe, Pig avait sauté à son tour. Il saisit Winsome par la ceinture au moment où, pour la deuxième fois, il basculait dans le vide.

— Regarde un peu, dit Pig.

Un ivrogne, qui urinait dans la cour, leva la tête et se mit à convoquer le voisinage à pleine gorge, afin que personne ne manquât le suicide. Des lumières s’allumèrent, des fenêtres s’ouvrirent, et bientôt Winsome et Pig eurent un auditoire. Winsome, affalé en travers de la rampe, regardait l’ivrogne d’un œil placide, tout en le couvrant d’injures.

— Si tu me lâchais, dit Winsome au bout d’un moment. Tu dois en avoir plein les bras ?

Pig voulut bien l’admettre.

— Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire, demanda-t-il, du bondeur de tonneaux, du vendeur de pianos et du tendeur de linos ?

Winsome se mit à rire, alors, d’une poigne vigoureuse, Pig le hissa par-dessus la rampe basse.

— Un coup pour rien, dit Winsome, qui voyait Pig tout essoufflé par l’effort.

Il s’arracha à son étreinte et se mit à dévaler l’échelle. Pig, dont la respiration faisait un bruit de machine à expressos aux soupapes défectueuses, s’élança à sa poursuite, une seconde plus tard. Deux étages plus bas, il rattrapa Winsome qui, debout sur la rampe, se bouchait le nez. Cette fois, Pig balança Winsome sur son épaule et, le visage sévère, se mit en devoir de remonter l’échelle. Winsome se dégagea, une fois de plus, d’un coup de rein et redescendit vivement un étage.

— C’est bon, dit-il, trois étages encore… ça suffit comme hauteur.

Le fana du rock’n’roll, de l’autre côté de la cour, avait augmenté la puissance de sa radio. Elvis Presley, dans Sois pas cruelle, leur assura un fond sonore. Pig, cependant, pouvait entendre les sirènes des flics qui se rapprochaient dans la rue.

Ils se poursuivirent néanmoins, le long de l’échelle d’incendie, montant, descendant, tournant. Au bout d’un certain temps, la tête leur tournait et ils ricanaient bêtement. L’auditoire les encourageait à grands cris. On trouve, à New York, si peu de distractions. La police se rua dans la courette, avec des filets, des projecteurs, des échelles.

Pig, entre-temps, avait réussi à forcer Winsome jusqu’au premier palier, à un demi-étage du sol. Mais, cette fois, les flics avaient tendu leur filet.

— Tu veux toujours sauter ? demanda-t-il.

— Oui, dit Winsome.

— Eh bien, va, dit Pig.

Winsome exécuta le saut de l’ange, cherchant à atterrir sur la tête. Le filet, bien sûr, était là. Winsome rebondit une fois et s’immobilisa, le corps flasque ; les autres en profitèrent aussitôt pour lui passer la camisole et l’embarquer à l’hôpital Bellevue.

Pig, s’étant soudain rappelé qu’il était déserteur depuis huit mois, jour pour jour, et qu’un flic pouvait être considéré comme « un SP en civil », fit demi-tour et remonta dare-dare vers la fenêtre de Rachel, sans plus se soucier des bons citoyens, qui n’eurent plus qu’à baisser leurs lumières et à se laisser absorber par Elvis Presley. Une fois à l’abri, Pig songea qu’il pouvait, à la rigueur, nouer sur sa tête un foulard à la paysanne et prendre une voix de fausset, si les flics s’avisaient de monter pour poser des questions. Bêtes comme ils étaient, ils n’y verraient que du feu.

5

A Idlewild, une fillette dodue, âgée de trois ans, attendait d’être propulsée à travers la piste vers l’avion en partance (Miami, La Havane, San Juan) tout en regardant, l’air blasé, la paupière lourde, par-dessus l’épaule paternelle, dont le tissu noir s’agrémentait d’un semis de pellicules, la brigade des ovations familiales, qui l’avait accompagnée.

— Cucarachita, criaient ces gens, adios, adios.

Pour une heure aussi matinale, il y avait foule à l’aéroport. Rachel, après avoir fait chercher Esther par un chasseur, se mit à louvoyer dans la foule, au petit bonheur, en quête de sa compagne de chambre dévoyée. Elle finit par rejoindre Profane à la barrière.

— Comme anges gardiens, on se pose un peu là.

— Je me suis informé à la Pan-American, et à toutes les autres compagnies, dit Profane. Les grandes. C’était partout complet depuis des jours. L’Anglo Airlines, là-bas, ce serait le seul engin à décoller, ce matin.

Un haut-parleur annonça le vol. Le DC 3 était posé de l’autre côté de la piste, tout défraîchi et luisant à peine sous les lumières. La grille fut ouverte, les passagers tassés se mirent en mouvement. Les amis portoricains de la fillette étaient armés de maracasses, de claves, de timbales. Ils s’avancèrent, tels des gardes du corps, pour l’escorter jusqu’à l’avion. Des flics tentèrent de rompre le cortège. Quelqu’un se mit à chanter. Bientôt tout le monde chantait.

— La voilà ! brailla Rachel.

Esther venait de surgir de derrière une rangée de casiers, et filait à toutes jambes, talonnée par Slab qui jouait les trois quarts. Les yeux hagards, la bouche ouverte, la mallette suintant de l’eau de Cologne sur le pavé en une traînée vite évaporée, elle fonça dans la foule des Portoricains. Rachel, qui s’était précipitée à sa suite, n’esquiva un flic que pour emboutir Slab, la tête la première.

— Houp, dit Slab.

— A quoi tu joues, salaud ?

Il lui avait saisi le bras.

— Laisse-la partir, dit Slab. C’est elle qui le veut.

— Tu l’as complètement abrutie, brailla Rachel. Tu cherches à la mécaniser, ou quoi ? Ça n’a pas marché avec moi, alors tu t’en es pris à un être faible, aussi faible que toi. Tu ne pouvais pas restreindre tes erreurs à la couleur et à la toile.

Dans tous les domaines, ce soir-là, la Tierce des Paumés donnait du fil à retordre aux flics. Des sifflets retentirent. La zone entre la grille et le DC 3 se soulevait en une émeute miniature.

Pourquoi pas ? On était au mois d’août et les flics ne portent pas les Portoricains dans leur cœur. Le crépitement multimétronomique de la section rythmique de Cucarachita s’exaspéra, comme un vol de sauterelles qui vire pour s’abattre sur quelque champ fertile. Slab se mit à énumérer à tue-tête les souvenirs pénibles des jours anciens, où lui et Rachel avaient fait ça ensemble.

Profane, cependant, évitait de son mieux les coups de matraque. Il avait perdu Esther qui, bien entendu, usait de l’émeute comme d’un écran. Quelqu’un eut l’idée de faire clignoter les lumières dans cette partie d’Idlewild, et cela ne fit qu’aggraver les choses.

Profane finit par se dégager d’un nœud de gardes d’honneur et aperçut Esther qui traversait la piste au pas de course. Elle avait perdu un soulier. Profane était sur le point de se lancer à sa suite lorsqu’un corps tomba devant lui, lui barrant le chemin. Il trébucha, s’affala, ouvrit les yeux, pour découvrir deux jambes de femme qui ne lui étaient pas inconnues.

« Benito. » La moue triste, plus sexy que jamais.

— Hé oui. Lui-même.

Elle s’en retournait à San Juan. Des mois écoulés, depuis le barouf à ce jour, elle ne parla point.

— Fina, Fina, ne t’en va pas.

Comme les photos qu’on emporte dans son portefeuille, à quoi ça rime, un vieil amour, même mal défini, là-bas, à San Juan ?

— Angel et Géronimo sont là.

Elle promena autour d’elle un regard vague.

— Ils veulent que je parte, expliqua-t-elle à Profane, en reprenant sa marche.

Il suivit, en pérorant. Il avait oublié Esther. Cucarachita et son papa les doublèrent en courant. Profane et Fina aperçurent, en passant, le soulier d’Esther, couché sur le flanc, le talon cassé.

Fina, enfin, se tourna vers lui, les yeux secs :

— Tu te souviens d’un certain soir, dans la baignoire ?

Cracha, pivota sur ses talons, s’élança vers l’avion.

— Mon cul, dit-il. Tôt ou tard, ils t’auraient chopée.

Mais il restait figé sur place, néanmoins, comme un objet.

— C’est moi qui l’ai fait, dit-il au bout d’un moment. C’était moi.

Les jocrisses étant, selon sa conviction, passifs, il ne se rappelait pas avoir jamais reconnu une semblable chose. « Me voilà bien. » Avec ça, Esther qu’il avait laissée filer, Rachel qu’il lui fallait assumer, plus tout ce qui pouvait se passer avec Paola… Pour un gars qui ne prenait pas son fade, il avait plus de tintouin avec les femmes que n’importe quel type de sa connaissance.

Il revint sur ses pas, cherchant Rachel. L’émeute s’apaisait. Derrière lui, les hélices s’animèrent. L’avion roula, vira, décolla, disparut. Profane ne se retourna pas pour le voir.

6

L’agent Jones et l’officier de police Ten Eyck, dédaignant l’ascenseur, montèrent avec un ensemble parfait au deuxième étage par l’escalier monumental, et suivirent le couloir desservant l’appartement de Winsome. Quelques reporters de faits divers qui, eux, avaient pris l’ascenseur les rattrapèrent à mi-chemin. Le bruit, dans l’appartement de Winsome, pouvait être entendu jusque dans Riverside Drive.

— On ne sait jamais ce que Bellevue vous réserve, dit Jones.

Lui et son équipier étaient de fidèles spectateurs du programme-télé « Coup de filet ». Ils cultivaient la moue flegmatique, le débit non syncopé, la voix monotone. L’un était grand et maigre, l’autre petit et gros. Ils marchaient du même pas.

— J’ai discuté avec un toubib, là-bas, dit Ten Eyck, un jeunot, du nom de Gottschalk. Qu’est-ce qu’il lui en a raconté, Winsome.

— On verra bien, Al.

Devant la porte, Jones et Ten Eyck attendirent poliment que l’unique photographe du groupe eût vérifié son système flash. On pouvait entendre à l’intérieur des cris de femme heureuse.

— Tiens, tiens, tiens, dit un journaliste.

Les flics frappèrent à la porte.

— Entrez, entrez, répondirent des voix nombreuses et brouillées.

— C’est la police, madame.

— Je déteste les cognes, fit un quidam hargneux.

Ten Eyck donna un coup de pied dans la porte qui, d’ailleurs, avait été ouverte.

Des corps, à l’intérieur, dégringolaient, en ménageant au photographe une trouée vers Mafia, Charisma, Fu et quelques-uns de leurs amis, engagés dans le jeu des couvertures musicales. Clic, fit l’appareil-photo.

— Dommage, dit le photographe. Celle-là, elle est pas publiable.

Ten Eyck, l’épaule en avant, se fraya un chemin jusqu’à Mafia.

— Cela suffit, madame.

— Vous jouez avec nous ? (Sur le mode hystérique.)

Le flic eut un sourire indulgent :

— Nous avons eu une conversation avec votre mari.

— Va falloir qu’on y aille, dit l’autre flic.

— Je crois, madame, qu’il a raison, Al.

Le système flash illuminait la pièce, lâchant, par intervalles, comme un chapelet d’éclairs de chaleur.

Ten Eyck agita un mandat :

— Vous autres, vous êtes tous en état d’arrestation, dit-il. Puis à Jones :

— Appelle le lieutenant, Steve.

— Pour quel motif ? braillèrent les membres de l’assistance.

Le minutage de Ten Eyck fut impeccable. Il attendit le temps de quelques battements de cœur.

— Tapage nocturne, ça fera l’affaire, dit-il.

 

La seule nuit imperturbée était celle de McClintic et de Paola. La petite Triumph remontait, pleins gaz, le long de l’Hudson ; le vent, leur vent, était frais et dissipait ces résidus de Nueva York qui obstruent les oreilles, les narines, les bouches.

Elle lui raconta les choses sans détour et McClintic resta cool. Alors qu’elle lui expliquait qui elle était, qu’elle lui parlait de Stencil et de Fausto (elle fit même une nostalgique conférence sur Malte), McClintic comprit quelque chose, quelque chose qu’il était grand temps qu’il découvrît : il comprit que le seul chemin qui s’écarte du flip-flap-cool-dingue était indiscutablement long, décevant, pénible. Aime la bouche close, aime, sans faire de magnes ni de publicité : sois cool, mais sois là. Il aurait pu s’en rendre compte plus tôt, avec un peu de bon sens. Cette vérité n’avait certes pas la force d’une révélation ; c’était quelque chose, simplement, qu’il aurait préféré ne pas reconnaître.

— Bien sûr, dit-il un peu plus tard, alors qu’ils s’enfonçaient dans les Berkshires. Paola, tu t’es bien rendu compte que j’ai improvisé sur un thème idiot, ces temps-ci. M. Jobard, c’est moi. Paresseux et croyant dur comme fer à quelque drogue-miracle qui guérirait cette ville, qui me guérirait, moi. Mais aucun envoyé du ciel ne viendra mettre de l’ordre dans les histoires de Roony et de sa bonne femme, ou dans celles de l’Alabama, ou de l’Afrique du Sud, ou dans ce qui se passe entre nous et la Russie. Il n’y a pas de parole magique. Même les mots je t’aime ne sont pas assez magiques. Tu vois Eisenhower déclarant cela à Malenkov ou à Khrouchtchev ? Ha-ha. Sois cool, mais sois là.

Un skunks avait été écrasé, loin derrière eux, sur la route. Son odeur les suivait au long des kilomètres.

— Si ma mère était encore en vie, je lui aurais fait broder ces mots au milieu d’une tapisserie.

— Tu sais, n’est-ce pas, commença-t-elle, que je vais devoir…

— Rentrer chez toi, bien sûr. Mais la semaine n’est pas encore finie. Détends-toi, petite.

— Je ne peux pas. Le pourrai-je jamais ?

— On ne fréquentera pas les musiciens.

Ce fut tout ce qu’il dit. Savait-il seulement ce qu’elle pouvait être, jamais ?

— Flap-flip, chantait-il aux arbres du Massachusetts. Autrefois j’étais hip…


1.

Change of luck : tenter sa chance sur l’autre couleur, comme à la roulette. Mais aussi expression argotique. To change one’s luck : pour un Blanc, avoir une aventure avec une Noire. (N. d. T.)

2.

Walden : titre d’un ouvrage de Thoreau, qui vécut au bord de cet étang. (N. d. T.)

3.

Alden : l’un des passagers du Mayflower et dernier survivant du groupe. (N.d.T.)

4.

Équivalent du SVP. (N. d. T.)

5.

Woobbly : membre du IWW (Industrial Workers of the World : travailleurs industriels du monde), ancien syndicat républicain. (N. d. T.)

6.

Idlewild : aéroport de New York. (N. d. T.)

7.

Transposition du jeu d’enfant Musical chairs : chaises musicales, où l’interruption d’un air de musique donne aux joueurs le signal d’occuper des chaises. (N. d. T.)