L’hiver. Le chébec vert, dont la figure de proue était Astarté, déesse de l’amour charnel, louvoyait lentement dans le grand port. Bastions jaunes, cité d’aspect mauresque, ciel pluvieux. Quoi encore, au premier coup d’œil ? Des quelque vingt grandes villes de sa jeunesse, pas une ne s’était révélée au vieux Stencil sous un jour particulièrement romantique. Mais maintenant, comme pour compenser le temps perdu, son esprit semblait s’être mis à la pluie, comme le ciel.
Il restait à l’arrière, recevant la pluie, petite silhouette d’oiseau, enveloppée dans de la toile huilée, abritant du vent l’allumette qu’il portait à sa pipe. Au-dessus de lui, un moment, s’accrocha le fort Sant’Angelo, jaune sale et drapé dans un calme qui n’était pas tout à fait de ce monde. Par le travers, s’approchait HMS Egmont, avec quelques matelots sur les ponts, comme des poupées bleu et blanc, frissonnantes dans le vent du port, bien que ce fût juin, et briquant le pont pour combattre le froid matinal. Les joues de Stencil se creusaient et s’affaissaient, pendant que filait le chébec, en décrivant, eût-on dit, un cercle complet, et que le rêve du grand maître de La Valette fuyait vers Saint-Elmo ef la Méditerranée qui, à leur tour, les dépassaient en tourbillonnant, pour se fondre avec Ricasoli, Vittoriosa et les chantiers de constructions navales. Méhémet, le patron, jurait contre son homme de barre, quant à Astarté, elle se penchait par-dessus le beaupré du chébec vers la ville, comme si cette ville était mâle et endormie, et elle, figure de proue inanimée, un succube prêt à violer. Méhémet le rejoignit :
— Mara habite une étrange maison, dit Stencil.
Le vent agitait une mèche blanchissante, qui prenait naissance au sommet de son crâne. Il avait dit cela pour la ville, non pour Méhémet, mais le patron comprenait.
— Chaque fois que nous avons touché Malte, dit-il en quelque langue levantine, j’ai eu ce sentiment. Comme si un grand silence tenait cette mer et l’île qui en est le cœur. Comme si j’étais revenu vers quelque chose que mon cœur désire, aussi profondément qu’un cœur puisse désirer. (Il alluma sa cigarette à la pipe de Stencil.) Mais ce n’est que duperie. La cité est inconstante. Méfiez-vous d’elle…
Un jeune manœuvre du port était debout sur le quai pour recevoir leurs amarres. Méhémet et lui échangèrent des « Salaam aleikum ». Un pilier de nuages, dressé au nord, derrière Marsa-muscetto, d’aspect compact, semblait sur le point de basculer et d’écraser la ville. Méhémet allait et venait en distribuant des coups de pied à l’équipage. L’un après l’autre, les hommes se dispersèrent sous les ponts et se mirent à remonter la cargaison : quelques chèvres sur pied, quelques sacs de sucre, de l’estragon séché de Sicile, des sardines de Grèce, salées, en barriques.
Stencil avait déjà réuni ses affaires personnelles.
La pluie tombait plus vite. Il ouvrit un grand parapluie et, ainsi abrité, contempla le paysage des docks. « Eh bien, qu’est-ce que j’attends », se demandait-il. L’équipage s’était retiré en bas, tout maussade. Méhémet s’avançait, avec un bruit mouillé, à travers le pont.
— La fortune soit avec vous, dit-il.
— Une déesse inconstante.
Le manœuvre qui avait reçu leurs amarres était maintenant assis sur un pilot, face au large, tout recroquevillé, pareil à un oiseau de mer dépenaillé.
— L’île du soleil ? fit Stencil en riant.
Sa pipe était encore allumée. Alors, parmi les blanches volutes, Méhémet et lui se dirent adieu. Stencil traversa à petits pas la simple planche qui reliait le bateau à la terre, le sac de marin en équilibre sur l’épaule, le parapluie, tel un parasol de funambule. « Mais où, songeait-il, quelle sécurité trouverai-je sur ce rivage, après tout ? Ou sur un autre rivage ? »
Par la vitre du fiacre qui s’en allait, sous la pluie, le long de la Strada Reale, Stencil ne décelait aucun signe de la fête que l’on découvre dans les autres capitales européennes. La pluie y était sans doute pour quelque chose. Mais une détente agréable, assurément. Au bout de sept mois, Stencil était saturé de chansons, de drapeaux, de parades, d’amours faciles, de tapage vulgaire, de toutes ces manifestations habituelles de la masse non combattante devant l’armistice ou la paix. Même dans les services, d’ordinaire réservés, de Whitehall, l’existence avait été insupportable. L’armistice, parlons-en.
— Je ne puis comprendre votre attitude (avait dit Carruthers-Pillow, à l’époque le supérieur de Stencil). L’armistice ?… Parlons-en, en effet !
Stencil marmonna quelque chose sur la situation qui n’était pas encore stabilisée. Comment expliquer cela à Carruthers-Pillow, à lui surtout, qui devait contempler le plus vain des protocoles, paraphé par le ministre des Affaires étrangères, comme Moïse devait avoir contemplé le décalogue que le souffle de Dieu avait pour lui imprimé dans la pierre ? N’était-il pas signé, cet armistice, par les chefs d’un gouvernement légalement constitué ?… Comment pouvait-on alors douter de la paix ? Il était certes inutile de soulever une discussion. Aussi restèrent-ils là, en ce matin de novembre, à regarder l’allumeur de réverbères éteindre les lumières de St James Park, à croire qu’ils avaient, depuis fort longtemps, franchi quelque surface de vif-argent, pour retrouver l’époque où le vicomte Grey, debout devant cette même fenêtre, peut-être bien, faisait sa célèbre réflexion sur les lumières qui s’éteignaient dans l’Europe tout entière. Stencil, bien sûr, ne voyait pas de démarcation entre l’événement et l’image, mais il ne voyait pas non plus l’avantage qu’il y aurait à troubler l’euphorie de son patron. Que les pauvres innocents dorment tranquilles. Stencil montra donc de la réserve, et chez lui ce fut interprété comme humeur solennelle.
Le lieutenant Mungo Sheaves, aide de camp du représentant du gouvernement à Malte, avait dressé à Whitehall tout un échafaudage de mécontentement : dans les forces de la police, parmi les étudiants de l’Université, dans la fonction publique, chez les ouvriers des chantiers navals. Derrière tout cela se cachait « le docteur » ; organisateur, ingénieur civil : E. Mizzi. Le croquemitaine du major-général Hunter-Blair, représentant du gouvernement, ainsi que le devinait Stencil, qui devait, d’ailleurs, faire effort pour voir en Mizzi autre chose qu’un politicailleur agile, machiavélique, un tantinet démodé, qui avait réussi à durer jusqu’à 1919. Pour cette faculté de survie, Stencil ne pouvait que ressentir une fierté nostalgique. Son bon ami Porpentine (vingt ans plus tôt, en Égypte) n’avait-il pas été de cette même race ? N’avait-il pas représenté une époque où le camp auquel on appartenait n’importait guère : où l’important, c’était l’état même d’opposition, l’épreuve de la vertu, le jeu de cricket ? Stencil y était peut-être, lui aussi, parvenu, en queue de peloton.
On recevait cela comme un choc, d’accord. Même Stencil ressentait le choc. Dix millions de morts et deux fois plus de blessés, sans parler du reste. « Mais nous arrivons à un point, avait-il voulu expliquer à Carruthers-Pillow, nous, les vieux troupiers, où les habitudes du passé deviennent frop fortes. Où nous pouvons déclarer, et croire, que cet abattoir1 qui n’a que récemment fait banqueroute ne s’était guère différencié, fondamentalement, du conflit franco-prussien, des guerres soudanaises, même de la guerre de Crimée. Il s’agit, peut-être, d’une illusion, disons d’une commodité professionnelle. Mais plus honorable, certainement, que cette méprisable faiblesse qui cherche refuge dans les rêves : les visions, couleur pastel, d’un désarmement, d’une Ligue, d’une législation universelle… Dix millions de morts. Les gaz. Paschendaele. Que désormais cela soit tantôt un chiffre, tantôt une formule chimique, tantôt un compte rendu historique. Mais, pour l’amour du Ciel, pas l’horreur sans nom, le prodige subit qui a pris le monde au dépourvu. Nous l’avons tous constaté : il n’y a eu ni innovation, ni rupture singulière avec les lois de la nature, ni suspension des principes familiers. Si cela a produit sur le public un effet de surprise, alors la grande tragédie, c’est l’aveuglement du public, mais certes pas la guerre elle-même. »
En route pour La Valette, sur le vapeur jusqu’à Syracuse, durant la semaine qu’il passa, terré dans une taverne du port, en attendant qu’arrive le chébec de Méhémet ; durant toute la traversée d’une Méditerranée dont la grouillante histoire et la profondeur étaient quelque chose qu’il ne pouvait sonder, ne pouvait essayer de sonder, ne pouvait se permettre d’essayer de sonder, le vieux Stencil avait fait sa mise au point. Méhémet l’y avait aidé.
— Vous êtes vieux, avait dit le patron, l’air songeur, en fumant son hachich du soir. Je suis vieux, le monde est vieux, mais le monde change toujours. Nous, jusqu’à un certain point seulement… La nature de ce changement n’est pas un secret. Aussi bien le monde que nous, monsieur Stencil, avons commencé à mourir à l’instant même où nous sommes nés. Votre jeu, c’est la politique, que je ne prétends pas comprendre. Mais il semble que ces… (il haussa les épaules) ces tentatives tapageuses de distribuer le bonheur politique : les nouvelles formes de gouvernement, les nouvelles méthodes pour organiser les champs et les ateliers, est-ce que tout cela n’a pas une ressemblance avec ce marin que j’ai vu au large de Bizerte en 1324 ?
Stencil eut un petit rire. Car, toujours, Méhémet se plaignait d’avoir été spolié d’un monde. Il était l’homme des grandes routes commerciales du Moyen Age. D’après son récit, il était passé, à bord de son chébec, à travers une déchirure dans l’étoffe du temps, alors qu’il était poursuivi, parmi les îles de l’Égée, par un corsaire toscan qui, mystérieusement, avait disparu de sa vue. Mais, comme la mer est toujours la même, ce n’est qu’en entrant dans le port de Rhodes que Méhémet avait constaté le décalage. Et depuis, il avait renoncé à la terre pour la Méditerranée qui, elle, par la grâce d’Allah, ne changerait jamais. Quelle que fût sa nostalgie réelle, il mesurait le temps selon le calendrier musulman, non seulement dans la conversation, mais aussi dans son livre de bord et sur ses livres de comptes ; quand bien même il eût, depuis des années, renoncé à la religion et, peut-être, au droit du sang.
— Suspendu sur une planche, au-dessus du plat-bord d’une felouque, la Péri. Une tempête venait de passer et elle s’élançait vers la terre, en un haut chevauchement de nuages, virant déjà au jaune du désert. La mer, là-bas, a la couleur des raisins de Damas ; et combien calme. Le soleil se couchait : ce n’était pas un beau coucher de soleil, plutôt l’obscurcissement progressif de l’air, et cet escarpement de la tempête. La Péri avait subi des dégâts, nous nous mîmes en panne le long de son bord et appelâmes le capitaine. Pas de réponse. Seul ce matelot, je n’ai jamais aperçu son visage, un de vos fellahs qui déserte la terre comme un époux turbulent, mais qui ne cesse de bougonner pendant toute la durée de son engagement sur mer. C’est le mariage le plus solide du monde. Celui-ci portait une bande de toile autour des reins et un chiffon autour de la tête pour se protéger du soleil, déjà presque caché.
« Lorsque nous eûmes épuisé, en criant à tue-tête, les innombrables dialectes qu’à nous tous nous connaissions, il répondit en touareg : “Le maître n’est plus, l’équipage n’est plus. Moi, je suis là et je peins le bateau.” C’était vrai. Il le repeignait. Le bateau avait subi des avaries, pas une touline en vue, et la felouque donnait fortement de la bande. “Viens à bord, lui dîmes-nous, la nuit va bientôt tomber et tu ne peux gagner la terre à la nage.” Il ne nous répondit même pas, il continua, tout bonnement, à plonger sa brosse dans la jarre de terre cuite et à la promener expertement sur le flanc grinçant de la Péri. Sa couleur ?… On aurait dit du gris, mais l’air était sombre. Cette felouque n’allait plus revoir le soleil. Finalement, je dis au timonier de virer de bord et de reprendre la route. Je regardai le fellah jusqu’à ce que l’obscurité fût trop dense ; toujours plus petit, se rapprochant de la mer avec chaque lame, mais sans jamais ralentir sa cadence. Un paysan, dont on voyait les racines retournées, seul sur la mer, au crépuscule, en train de peindre le flanc d’un bateau qui sombrait…
« Est-ce seulement que je vieillis ? se demandait Stencil. Peut-être, au-delà du temps, je peux changer avec le monde. »
— Le seul changement est vers la mort, répéta Méhémet avec bonne humeur. Tôt et tard nous sommes sur le déclin.
Le timonier se mit à chanter une monotone complainte levantine. Il n’y avait pas d’étoiles et la mer se taisait. Stencil refusa le hachich, bourra sa pipe avec un honorable mélange anglais, alluma, tira une petite bouffée, commença :
— Dans quel sens vont les choses ? Jeune homme, je croyais au progrès social, car j’entrevoyais une possibilité de progresser personnellement. Aujourd’hui, à l’âge de soixante ans, et arrivé au point où je serai bientôt, je ne vois rien qu’un cul-de-sac pour moi et, si vous dites vrai, également pour la société dont je fais partie. Mais, d’un autre côté, supposons que Sidney Stencil soit resté immuable, supposons, en revanche, qu’à un moment quelconque entre 1859 et 1919, le monde ait contracté une maladie que personne n’a jamais pris la peine de diagnostiquer, car les symptômes en étaient trop subtils, confondus avec les événements de l’Histoire, remarquables en rien, pris un à un, mais dans leur ensemble, fatals. C’est ainsi, vous savez, que le public voit la dernière guerre. Comme une maladie nouvelle et rare, qui maintenant a été guérie et vaincue à jamais.
— La vieillesse est-elle une maladie ? demanda Méhémet. Le corps ralentit son allure, les machines s’usent, les planètes chancellent et dérivent, le soleil et les étoiles s’égouttent et fument. Pourquoi parler de maladie ? Pour ramener l’affaire à des proportions telles qu’elle puisse être regardée en toute sérénité ?
— Parce que nous peignons bel et bien le flanc d’une quelconque Péri, n’est-ce pas ? Nous l’appelons la société. Une nouvelle couche de peinture, comprenez-vous ? Elle ne peut changer de couleur par elle-même.
— Pas plus que les pustules de la variole n’ont de rapport avec la mort. Un nouveau teint, une nouvelle couche de peinture…
L’Armageddon avait donc déferlé, et les professionnels qui avaient survécu n’avaient reçu aucune bénédiction, aucun don des langues. Malgré toutes les tentatives d’interrompre sa carrière, la vieille terre coriace allait prendre son temps pour mourir et mourrait de vieillesse.
Alors Méhémet lui parla de Mara.
— Une de vos femmes, encore.
— Ha, ha. Mais oui. En maltais, c’est la femme.
— Bien entendu.
— Elle est, si le mot vous convient, un esprit, contraint à vivre à Xaghriet Mewwija. La plaine habitée ; la presqu’île dont la pointe est La Valette, son domaine. Elle a soigné saint Paul, naufragé comme Nausicaa et Ulysse, a enseigné l’amour à chaque envahisseur, du Phénicien au Français. Peut-être même à l’Anglais, bien que la légende, après Napoléon, perde de sa respectabilité. Tout semble indiquer qu’elle est un personnage parfaitement historique, comme sainte Agathe, autre sainte mineure de l’île.
« Le Grand Siège, bien sûr, se place après mon temps. Mais, d’après la légende, l’une des légendes, Mara, à une certaine époque, avait accès à l’île tout entière et aux eaux, aussi, jusqu’au banc de pêche de Lampeduse. Les flottilles des pêcheurs avaient coutume de tenir la cape là-bas, en imitant par leur disposition la forme d’une gousse de caroube, son symbole à elle. Au début de votre année 1565, en tout cas, deux flibustiers, Giou et Romégas, capturèrent un galion turc appartenant au grand eunuque du sérail impérial. En représailles, Mara fut faite prisonnière, au cours d’une de ses escapades à Lampeduse, par le corsaire Dragut, et amenée à Constantinople. A peine le bateau eut-il franchi le cercle invisible, dont le centre est Xaghriet Mewwija et Lampeduse la limite, qu’elle tomba dans une étrange transe, dont on ne put l’arracher ni par les caresses ni par les tortures. Alors, comme les Turcs avaient, une semaine plus tôt, perdu leur figure de proue dans une collision avec une raguse sicilienne, ils lièrent Mara au beaupré, et c’est ainsi qu’elle entra dans Constantinople : figure de proue vivante. En approchant de cette ville, d’un jaune aveuglant et d’un brun foncé, sous un ciel clair, on l’entendit s’éveiller et jeter un cri : Lejl, hekk ikun. “Nuit, qu’il en soit ainsi.” Les Turcs crurent qu’elle délirait. Ou qu’elle avait perdu la vue.
« Ils la conduisirent au sérail, la présentèrent au sultan. Il faut dire que jamais on ne l’a dépeinte comme une éblouissante beauté. Elle apparaît, d’ailleurs, sous les traits de plusieurs déesses, de déités mineures. Le déguisement est un de ses apanages. Mais, détail curieux, dans ses images (peintures sur poteries, frises, sculptures, peu importe), toujours on la représente grande, mince, le sein petit et le ventre en avant. Et quel que soit le type féminin à la mode, à telle ou telle époque, elle reste inchangée. Dans son visage, le nez est toujours légèrement busqué, les yeux très écartés, et petits. Dans la rue, on ne se serait pas retourné sur son passage. Mais, après tout, elle était un maître de l’amour. Seuls les disciples de l’amour ont besoin d’être beaux.
« Elle plut au sultan. Peut-être avait-elle fait un effort dans ce sens. Toujours est-il qu’elle fut installée comme concubine, et cela a peu près à l’époque où La Valette, sur son île, cadenassait avec une chaîne de fer la crique entre Senglea et Saint-Angelo et empoisonnait les sources de la plaine de Marsa par le hachich et par l’arsenic. Au sérail, Mara s’empressa de tout mettre sens dessus dessous. Toujours on lui a attribué un pouvoir magique. La gousse de caroube (on l’a souvent représentée cette gousse à la main) y était peut-être pour quelque chose. Baguette, sceptre. Peut-être faut-il voir aussi en Mara un genre de déesse de la fertilité (est-ce que je choque votre sensibilité anglo-saxonne ?), bien que ce soit une divinité plutôt bizarre, hermaphrodite.
« Bientôt, au bout de quelques semaines, le sultan constata comme une froideur, qui semblait avoir contaminé chacune de ses compagnes nocturnes, une réticence, un manque de savoir-faire. Aussi un changement d’attitude parmi les eunuques… Presque, comment pourrait-on dire ?, farauds, et gardant par-devers soi le secret inavouable de leur nouvelle humeur. Rien qu’il pût établir avec certitude. Aussi, comme tant d’hommes peu raisonnables lorsqu’ils sont tourmentés par le soupçon, fit-il subir d’horribles tortures à quelques-unes de ses femmes et à des eunuques. Tous protestèrent de leur innocence et manifestèrent une crainte honnête, jusqu’à la dernière torsion du cou, jusqu’au dernier coup de pique embrocheuse. Et pourtant le mal se répandait. Des espions rapportaient que de timides concubines qui, autrefois, marchaient à pas mesurés et pudiques, les chevilles entravées par une fine chaînette et les yeux baissés, souriaient maintenant et aguichaient les eunuques, et les eunuques, horreur ! répondaient à leurs cajoleries. Les jeunes femmes, lorsque se relâchait la surveillance, se jetaient brusquement l’une sur l’autre, pour se prodiguer de féroces caresses ; parfois faisaient l’amour à grand bruit et sans pudeur, sous les yeux scandalisés des agents du sultan.
« Finalement, sa Spirituelle Magnificence, à moitié folle de jalousie, eut l’idée de convoquer la sorcière Mara. Debout devant lui, vêtue d’une chemise en ailes de phalène panthère, elle faisait face au dais impérial avec un sourire effronté. La suite impériale en fut charmée.
« “Femme”, commença le sultan…
« Elle l’interrompit d’un geste. “Tout cela est mon œuvre, débita-t-elle suavement. J’ai enseigné à tes épouses à aimer leur propre corps, je leur ai révélé la volupté d’un amour de femme, j’ai restitué la puissance à tes eunuques afin qu’ils puissent jouir les uns par les autres, aussi bien que par les trois cents femelles parfumées de ton harem.”
« Abasourdi par des aveux aussi spontanés, effarouché, dans ses délicates sensibilités musulmanes, par l’épidémie de perversion que Mara avait déchaînée sur sa paix domestique, le sultan commit cette erreur qui, avec toute femme, ne peut être que fatale : il prit le parti de discuter. A bout d’arguments, il usa du sarcasme raffiné, en lui expliquant, comme il l’aurait fait à une idiote, pourquoi les eunuques ne pouvaient avoir de rapports sexuels.
« Sans se départir de son sourire, la voix placide comme devant, Mara répondit :
« “Je les ai pourvus en conséquence.”
« Telle était l’assurance de son élocution que le sultan commença à ressentir la première houle d’une terreur atavique. Oh, il avait compris enfin. Il avait devant lui une sorcière.
« Là-bas, au pays, sous la conduite de Dragut et des Pachas Piali et Mustafa, les Turcs avaient assiégé Malte. Vous devez savoir à peu près comment les choses se sont passées. Ils occupèrent Xaghriet Mewwija, enlevèrent le port Saint-Elmo et commencèrent l’assaut de Notabile, de Borgo (aujourd’hui c’est Vittoriosa) et de Senglea, où La Valette et les chevaliers s’apprêtaient à soutenir le dernier choc.
« Alors, après la chute de Saint-Elmo, Mustafa (pleurant, peut-être bien, Dragut ayant été tué au cours de cette rencontre par un boulet de canon en pierre) avait également lancé une offensive macabre en vue de saper le moral des chevaliers. Il décapitait leurs frères massacrés, attachait les cadavres à des planches et les faisait dériver dans le grand port. Imaginez une sentinelle, au lever du jour, qui voit l’aube toucher ces ex-compagnons d’armes, le ventre en l’air, encombrant les eaux, flottille de la mort.
« L’un des grands mystères du Siège, c’est pourquoi, alors que les Turcs l’emportaient en nombre sur les chevaliers cernés, alors que les jours des assiégés pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main, que Borgo, et par conséquent Malte, étaient, eux, sur le point de tomber dans les mêmes mains, celles de Mustafa, pourquoi les assaillants avaient-ils soudain brisé leur élan et battu en retraite, pourquoi avaient-ils levé l’ancre et quitté l’île.
« Selon l’histoire, cela s’expliquerait par une fausse rumeur. Don Garcia de Tolède, vice-roi de Sicile, aurait été en route vers Malte avec quarante-huit galères. Pompeo Colonna, à la tête de douze cents hommes, envoyés à La Valette en renfort par le pape, finit bien par atteindre Gozo. Mais, on ne sait trop comment, les Turcs avaient reçu une information selon laquelle vingt mille hommes, débarqués à la baie de Melleha, marchaient sur Notabile. La retraite générale fut alors ordonnée, les cloches de toutes les églises de Xaghriet Mewwija se mirent à sonner ; la foule envahit les rues avec des cris de joie. Les Turcs prirent la fuite, embarquèrent, firent voile vers le sud-est, pour ne jamais revenir. L’histoire attribue tout cela à une défaillance du service des renseignements.
« Mais voici la vérité : les paroles furent bien prononcées devant Mustafa, par la tête même du sultan. La sorcière Mara, en effet, avait mis le sultan en une sorte de transe hypnotique, elle avait détaché sa tête et l’avait abandonnée dans les Dardanelles, où quelque courant mystérieux (qui connaît tous les remous, qui sait tout ce qui se passe dans cette mer ?), où donc quelque courant mystérieux l’envoya se heurter contre Malte. Il existe une chanson, écrite par un jongleur moderne, nommé Falconnière. La Renaissance ne l’a touché d’aucune façon ; à l’époque du siège, il résidait à l’auberge d’Aragon, de Catalogne et de Navarre. Vous savez, c’est ce genre de poète qui donne sa foi à n’importe quel culte à la mode, à n’importe quelle philosophie du jour, à n’importe quelle superstition étrangère nouvellement découverte. Celui-là donna sa foi et, sans doute, aussi son amour, à Mara. Même il se distingua sur les remparts de Borgo, puisqu’il défonça à coups de luth le crâne de quatre janissaires, en attendant qu’on lui passât un sabre. Elle était sa dame, voyez-vous.
Méhémet récita :
Poussée par le mistral et l’aiguillon ardent du ciel,
Sereine pourtant sous les créneaux des vagues et les pilastres des nuages,
La tête ne sent la pluie, la nuit de poix ne craint,
Mais sur cette mer antique elle poursuit les étoiles,
Vide, mais dépositaire des douze mots fatals,
Captive du sortilège de Mara, de Mara, mon amour unique…
Stencil opina du chef, l’air grave, tout en s’efforçant de combler les lacunes linguistiques par des mots espagnols congénères.
— Il semble, conclut Méhémet, que la tête soit retournée à Constantinople et à son propriétaire. Quant à la rusée Mara, elle s’était faufilée à bord d’une galiote amie, déguisée en mousse. De retour enfin à La Valette, elle apparut en songe à M. de La Valette et le salua par ces paroles : Shalom aleikum.
« Et il faut voir là une astuce, car Shalom en hébreu signifie “paix” et c’est aussi la racine du nom grec Salomé, Salomé qui décapita saint Jean.
« Méfiez-vous de Mara, dit alors le vieux marin. L’esprit tutélaire de Xaghriet Mewwija. Celui, ou cela, qui a autorité en ce genre de choses l’a condamnée à hanter la plaine habitée pour la punir des extravagances qu’elle commit à Constantinople. Mesure aussi efficace, en vérité, que de boucler une femme infidèle dans une ceinture de chasteté.
« Elle est turbulente. Elle trouvera des moyens de se répandre au-delà de La Valette, une ville qui porte le nom d’un homme, mais qui est du genre féminin, une presqu’île qui a la forme du mont de Vénus, vous comprenez ? C’est une ceinture de chasteté. Mais il est plus d’un moyen de consommer l’acte, ainsi qu’elle l’a prouvé au sultan.
Et maintenant, tout en galopant à travers la pluie, entre le taxi et l’hôtel, Stencil éprouvait ce tiraillement qui agitait non pas tant ses lombes (il avait eu, à Syracuse, assez de compagnie pour anesthésier cela pour un temps) que l’adolescent ratatiné vers lequel il était toujours susceptible de revenir. Un peu plus tard, recroquevillé dans un « tub » trop petit, Stencil se mit à chanter. Il s’agissait, en fait, d’un air datant de sa période « music-hall » d’avant-guerre et qui, surtout, lui permettait de se détendre.
A l’enseigne du Chien et d’ la Cloch’ réunis,
Not’ Stencil tous les soirs retrouvait les amis
Pour y rire et y faire bamboche
Et trinquer en joyeus’ compagnie.
Sa jeun’ femme éplorée
L’attendait au foyer,
Le cœur gros et chargé de reproches.
Pourtant, soir après soir,
Stencil allait s’asseoir
A l’enseigne du Chien et d’ la Cloche.
Mais un beau jour de mai,
V’là qu’il dit : « Désormais,
Comptez plus, les amis, sur Stencil :
Je m’achète une conduit’,
Foin d’orgies et de cuit’s,
J’ vais réintégrer mon domicile. »
Aux temps plus heureux, un chœur de jeunes fonctionnaires du Foreign Office intervenait ici en chantant :
Ah, quel fâcheux concours de circonstances
Va nous priver de ta chère présence,
En nous laissant désemparés ?
A quoi Stencil répondait :
Approchez, les amis, qu’ je vous conte
Une histoire à ce point effarante
Qu’ vous m’en voyez tout effaré.
Sachez que depuis hier
J’ suis le papa comblé
Du petit gars Herbert,
Vigoureux et râblé,
Bien tourné et d’heureux caractère,
Qui est tout le portrait de sa mère.
Comment il fut conçu
Jamais je ne l’ai su,
J’ai eu beau me creuser la caboche,
Puisque, soir après soir,
Avec vous j’allais boir’
A l’enseigne du Chien et d’ la Cloche.
Mais il a, ce petit,
Bonn’ voix, bon appétit
Et m’ témoigne un respect qui me touche.
Aussi moi, en contreparti’,
J’y lave ses couches.
Maint’nant vous comprenez,
Amis des bell’s années,
Pourquoi votre Stencil,
Répondant à l’appel du devoir
Réintègre, soir après soir,
Son domicile.
Sorti de son tub, séché, rhabillé de tweed, Stencil, près de la fenêtre, regardait la nuit d’un œil distrait.
Enfin on frappa à la porte. Ce ne pouvait être que Maijstral. Un roulement rapide des globes oculaires à travers la pièce pour s’assurer qu’aucun papier ne traînait, rien de compromettant. Puis vers la porte, pour faire entrer l’ajusteur de marine qui, d’après les descriptions, ressemblait à un chêne rabougri. Maijstral se tenait là, ni agressif, ni humble, se contentant d’être : cheveux blanchissants, moustache mal taillée. Le tic nerveux de sa lèvre supérieure faisait vibrer d’agaçante façon les particules de nourriture qui y étaient accrochées.
« Il descend d’une noble famille », avait déclaré Méhémet tristement. Stencil était tombé dans le panneau, en demandant quelle famille. « Les della Torre », avait répondu Méhémet. Dela-tore, délateur.
— Où en sont les ouvriers des chantiers ? demanda Stencil.
— Ils vont attaquer le Chronicle.
Un grief datant de la grève de 1917. Ce journal avait en effet publié une lettre condamnant la grève, mais n’avait pas accordé une place équivalente à la réponse.
— Une réunion a eu lieu, il y a quelques minutes.
Maijstral fit un bref compte rendu. Stencil connaissait tous les arguments. Les ouvriers revenus d’Angleterre touchaient une indemnité coloniale ; les ouvriers du pays ne touchaient que la paie normale. La plupart auraient voulu émigrer, après avoir entendu les rapports embrasés du Comité des travailleurs et d’autres groupes, venus d’ailleurs, sur les salaires plus élevés pratiqués hors de Malte. Mais la rumeur s’était répandue, on ne savait comment, que le gouvernement refusait de délivrer des passeports, afin de garder les ouvriers à Malte, en prévision de besoins futurs. « Que voulez-vous qu’ils fassent, s’ils ne peuvent émigrer ? » Maijstral commenta :
— Avec la guerre, le nombre des ouvriers des chantiers navals est passé du simple au triple. Maintenant, avec l’armistice, on en débauche déjà. Ici, en dehors des chantiers, les emplois sont limités. Il n’y a pas assez de travail pour faire manger tout le monde.
Stencil voulait demander : « Si votre sympathie leur est acquise, pourquoi moucharder ? » Il avait utilisé des mouchards comme un artisan des outils, sans jamais chercher à comprendre leurs mobiles. D’habitude, songeait-il, il ne devait s’agir que de quelque rancune personnelle, d’un désir de vengeance. Mais il en avait vu déjà qui étaient déchirés, engagés dans un plan quelconque et coopérant, malgré tout, à son échec. Est-ce que Maijstral se retrouverait dans les premiers rangs de la foule lancée à l’assaut du Daily Malta Chronicle ? Stencil avait bien envie de demander pourquoi, mais ne pouvait se le permettre. Tout cela, en effet, ne le regardait pas.
Maijstral lui dit tout ce qu’il savait et s’en alla, impassible comme devant. Stencil alluma sa pipe, consulta une carte de La Valette et, cinq minutes plus tard, il déambulait, l’air détaché, le long de la Strada Reale, sur les traces de Maijstral.
C’était une précaution normale. Bien sûr, une sorte de double processus était en cours ; car on ne pouvait que penser : « S’il moucharde pour moi, il me mouchardera aussi. »
Devant lui, Maijstral tournait à gauche, en s’éloignant des lumières de la rue principale, pour dévaler la colline vers Strada Stretta. C’étaient là les limites du quartier malfamé de cette ville ; Stencil observait les alentours sans grande curiosité. C’était toujours la même chose. Quelle image faussée on avait des villes, dans cette profession ! Si aucun document de ce siècle ne devait subsister en dehors des livres de bord des fonctionnaires du Foreign Office, les historiens futurs allaient reconstituer un bien singulier paysage.
De lourds bâtiments officiels, aux façades impersonnelles ; les réseaux de rues qui, chose bizarre, semblaient vides de toute foule civile. Un monde administratif et aseptique, entouré d’un pays excentrique de vandales, avec ses ruelles tortueuses, ses maisons de prostitution, ses tavernes, mal éclairé, à l’exception des points de rendez-vous qui ressortaient comme des sequins sur une vieille robe de bal élimée.
« S’il existe une quelconque morale politique en ce bas monde, avait écrit Stencil, un jour, dans son journal, elle réside dans le fait que nous menons les affaires de ce siècle avec une vision des choses dédoublée et absolument intolérable. Droite et gauche ; la serre chaude et la rue. La droite ne peut vivre et travailler qu’hermétiquement, dans la serre chaude du passé, cependant que la gauche, dehors, poursuit son programme dans les rues, en utilisant la violence populaire dirigée. Et elle ne peut vivre que dans le rêve de l’avenir.
« Et que devient le présent réel, les hommes-qui-ne-font-pas-de-politique, le juste milieu, jadis seul respectable ? Tombés en désuétude ; en tout cas, perdus de vue… Dans un Occident où s’opposent de tels extrêmes, nous pouvons nous attendre, pour le moins, à une population fortement “dissidente”, dans les quelques années qui vont suivre. »
Strada Stretta ; la rue étroite. Une voie que l’on sentait faite pour être obstruée par la foule populaire. C’était d’ailleurs presque le cas : le début de la soirée y avait fait refluer les marins descendus à terre du HMS Egmont et de vaisseaux de guerre plus petits ; les marins de navires marchands grecs, italiens et nord-africains ; et une figuration de petits cireurs de souliers, de macs, de marchands de bimbeloterie, de confiserie, de photos pornos. Telles étaient les difformités géographiques de cette rue qu’on avait l’impression de traverser une série de scènes de music-hall, chacune démarquée par un tournant ou par une côte, chacune avec son décor et sa troupe, mais toutes participant au même divertissement de basse classe. Stencil, vieux maître de la pirouette, s’y sentait chez lui.
Mais il hâta le pas à travers la foule toujours plus dense ; ayant remarqué que Maijstral disparaissait de plus en plus souvent dans la houle blanc et bleu qui roulait devant lui.
A sa droite, cependant, il avait remarqué une forme, toujours la même, qui semblait papilloter à la limite de son champ visuel. Grande, noire, en quelque sorte conique. Il risqua un coup d’œil de côté. Le personnage, un pope grec ou un curé de paroisse, semblait-il, lui avait emboîté le pas depuis quelques instants. Que pouvait faire un homme de Dieu dans ce secteur ? En quête peut-être d’âmes à réformer… Mais leurs regards se croisèrent, et Stencil ne décela dans celui de l’inconnu aucune intention charitable.
— Chaire2, marmonna le prêtre.
— Chaire, papa, dit Stencil, du coin des lèvres, et il tenta de le dépasser.
Il fut retenu par la main, chargée de bagues, du pope.
— Une seconde, Sidney, dit la voix. Venez par là, hors de cette foule.
Cette voix était foutrement familière.
— Maijstral se rend au John Bull, déclara le pope. Nous pourrons le rattraper plus tard.
Ils descendirent une ruelle et pénétrèrent dans une petite cour. Au milieu de la cour, il y avait une citerne, à la margelle ornée de sombres éclaboussures de vase.
Et voilà la barbe noire et la calotte du saint homme qui se détachent.
— Demi-Volt, seriez-vous devenu trivial avec l’âge ? Quelle est cette comédie grossière ? Ou est-ce Whitehall qui baisserait ?
— Tout va bien, là-bas, chantonna Demi-Volt, en sautillant gauchement à travers la cour. Cette rencontre me surprend autant que vous, vous savez.
— Et Moffit, où est-il ? demanda Stencil. Puisqu’ils semblent vouloir regrouper l’équipe de Florence…
— Moffit s’est fait avoir à Belgrade. Je croyais que vous étiez au courant.
Demi-Volt ôta la soutane et s’en servit pour enrouler son bric-à-brac. En dessous, il portait un complet de tweed anglais. Un coup de peigne, une torsion de la moustache, et il se mit à ressembler en tout point au Demi-Volt que Stencil avait vu pour la dernière fois en 1899. Sauf qu’il y avait plus de gris dans la chevelure, plus de rides sur le visage.
— Dieu seul sait qui ils ont encore envoyé à La Valette, dit Demi-Volt avec entrain, tandis qu’ils remontaient vers la rue. Je crois reconnaître une de leurs marottes encore ; le FO a de ces fantaisies, n’est-ce pas ? C’est comme pour une station thermale, une ville d’eaux. L’endroit à la mode où il faut être allé semble changer chaque année.
— Ne me regardez pas. Je n’ai qu’une vague idée de ce qui se prépare. Les indigènes ici sont, comme on dit, inquiets. Le nommé Fairing, prêtre catholique que je soupçonne d’être jésuite, est convaincu qu’avant peu le sang coulera à flots.
— Oui, j’ai vu Fairing. Si le chèque qu’il reçoit sort de la même poche que les nôtres, il n’en laisse rien paraître.
— Oh, j’en doute, j’en doute, dit vaguement Stencil, qui avait envie de parler du passé.
— Maijstral se met toujours à la terrasse. On va traverser.
Ils prirent place au café Phœnicia, Stencil tournant le dos à la rue. Brièvement, devant leur bière de Barcelone, ils rendirent compte l’un à l’autre des événements des deux décennies, entre l’affaire Vheissu et le présent. Leurs voix se détachaient, monotones, sur la frénésie rythmée de la rue.
— Curieux, comme les chemins se croisent.
Stencil opina du chef.
— Était-il prévu que nous nous recoupions l’un l’autre ? Ou était-il prévu que nous nous rencontrions ?
— Prévu ? (Trop vivement.) Par Whitehall, bien entendu.
— Bien entendu.
Avec l’âge, nous obliquons de plus en plus vers le passé. Aussi Stencil s’était-il, jusqu’à un certain point, abstrait de la rue et de l’ouvrier des chantiers, sur le trottoir d’en face. L’année maléfique de Florence, Demi-Volt ayant resurgi, lui revenait maintenant à l’esprit, avec tous les détails désagréables qui palpitaient, lumineux, dans la chambre noire de sa mémoire d’espion. Il souhaitait ardemment que l’apparition de Demi-Volt ne fût que hasard, et non un signal du réveil de ces mêmes forces chaotiques et situationnelles qui déjà avaient sévi à Florence vingt ans plus tôt. Car la prédiction de Fairing, concernant le massacre et la politique qui s’ensuivraient, portait la marque d’une situation-en-devenir. Ses idées, en effet, au sujet de la situation n’avaient guère changé. Il avait même écrit un article, sous pseudonyme, et l’avait envoyé à Punch3. « La situation, un micmac à la énième dimension. »
L’article fut refusé.
« A moins d’étudier en profondeur l’histoire personnelle de chaque individu participant, avait écrit Stencil, à moins de disséquer chaque âme, quel espoir peut-on avoir de comprendre une situation ? Il se peut que les fonctionnaires de l’avenir ne soient accrédités qu’après avoir passé un diplôme de chirurgien du cerveau. »
En fait, il avait des rêves où, réduit à des dimensions submi-croscopiques, il pénétrait dans un cerveau, après s’être faufilé par un pore de la peau du front et s’être retrouvé dans le cul-de-sac d’une glande sudoripare. Il se frayait ensuite un chemin dans une forêt vierge de vaisseaux capillaires, pour enfin atteindre l’os ; puis à travers le crâne, de la dure-mère, l’arachnoïde, la pie-mère, il gagnait l’océan, aux bas-fonds fissurés, de liquide cérébro-spinal. Et là il flottait, avant le dernier assaut des hémisphères gris, de l’âme.
Nœuds de Ranvier, enveloppe de Schwann, veine de Galen ; l’infime Stencil se promenait, la nuit durant, parmi les éclairs immenses et silencieux des impulsions nerveuses, traversant un synapse, les dendrites ondulantes, les montagnes russes des nerfs, filant à la chaîne on ne savait où, en grappes décroissantes de bulbes terminaux. Étranger dans ce paysage, il ne lui était jamais venu à l’idée de demander à qui était le cerveau en question. Le sien, peut-être. C’était là des rêves de fièvre : de ces rêves où on vous impose un problème complexe et insoluble, où l’on suit sans cesse des voies sans issues, des promesses aveugles, où, à chaque tournant, on est déçu, jusqu’à ce que tombe la température.
Supposons donc une perpective de chaos dans la rue, auquel participent tous les groupements de l’île nourrissant chaque grief. Cela impliquerait presque la totalité de la population, à l’exclusion de l’OAG4 et de son personnel. De toute évidence, chacun ne songerait qu’à ses désirs propres et immédiats. Mais la violence populaire, tout comme le tourisme, est une sorte de communion. Grâce à sa magie particulière, un grand nombre d’âmes solitaires, combien même hétérogènes, peuvent partager la propriété commune de l’opposition à ce qui est. Et, pareille à une épidémie ou au tremblement de terre, la politique de la rue peut atteindre le gouvernement le mieux installé en apparence ; à l’instar de la mort qui pénètre et cueille dans tous les rangs de la société.
Les pauvres chercheraient à se venger des minotiers qui, prétendument, pendant la guerre, avaient réalisé des bénéfices excessifs sur la vente du pain.
Les fonctionnaires descendraient dans la rue pour obtenir un régime plus équitable : annonce des concours pour les différents postes, salaires plus élevés, plus de discrimination raciale.
Les commerçants exigeraient l’abrogation de l’ordonnance sur les droits de succession et de donation. Cette taxe était censée rapporter 5 000 livres par an ; en fait, elle en rapportait 30 000.
Les ouvriers des chantiers bolchevisants ne pourraient, eux, être satisfaits que par la suppression de toute propriété privée, sacrée ou profane.
Les extrémistes anticoloniaux tenteraient, bien sûr, d’expulser à jamais du palais l’Angleterre. Et tant pis pour les conséquences. Bien qu’il fallût s’attendre à l’entrée de l’Italie, portée par la prochaine vague, et plus difficile encore à déloger. Il y aurait, le cas échéant, les liens du sang.
Les abstentionnistes réclameraient une nouvelle constitution.
Les mizzistes, comprenant trois clubs : Giovine Malta, Dante Alighieri, Il Comitato Patriottico, espéraient a) l’hégémonie italienne à Malte, b) l’affermissement du leader, le Dr Enrico Mizzi.
L’Église (et là, la rigueur anglicane de Stencil colorait une vision autrement objective) ne désirait que ce que toujours désire l’Église aux époques de crise politique. Elle attendait un troisième royaume. Le bouleversement brutal d’un ordre est un phénomène chrétien.
Il s’agissait de l’avènement d’un Paraclet, consolateur, colombe, langues de feu, don des langues : Pentecôte. Troisième personne de la Trinité. Rien de cela n’apparaissait à Stencil comme non plausible. Le Père était venu et avait passé. En termes de politique, le Père était le prince, le chef unique, la figure dynamique, dont la vertu avait été la déterminante de l’Histoire. Cela avait évolué vers le Fils, génie de la fête de l’amour libéral, qui avait abouti à 1848 et, plus récemment, à la chute des tsars. Et maintenant ?… Quelle apocalypse ?…
Surtout à Malte, île matriarcale. Le Paraclet serait-il aussi une mère ?… Le consolateur, c’est vrai. Mais quel don de communication pourrait jamais venir d’une femme ?
« Suffit, mon gars, se dit-il. Tu navigues en eaux dangereuses. Reviens. Reviens. »
— Ne tournez pas la tête tout de suite, intervint Demi-Volt sur le ton de la conversation aimable. Mais c’est elle. A la table de Maijstral.
Quand enfin Stencil se retourna, il ne vit qu’une vague silhouette, drapée dans une cape du soir, le visage ombré par un béret très travaillé, sans doute parisien.
— C’est Veronica Manganèse.
— Gustave V. est le souverain de la Suède. Vous êtes une mine de renseignements, n’est-ce pas ?
Demi-Volt donna à Stencil un bref topo sur Veronica Manganèse. Origine incertaine. Elle était apparue à Malte au début de la guerre, en compagnie d’un certain Sgherraccio, partisan mizziste. Maintenant elle était intime avec plusieurs renégats italiens, parmi lesquels D’Annunzio, le poète-soldat, et un certain Mussolini, antisocialiste actif et turbulent. Ses sympathies politiques n’étaient pas connues ; quelles qu’elles fussent, Whitehall n’était rien moins qu’amusé. Cette femme, de toute évidence, était une faiseuse d’histoires. On la disait riche ; elle vivait seule, dans une villa depuis longtemps abandonnée par les barons de Sant’ Ugo di Tagliapiombo di Sammut, une branche presque éteinte de la noblesse maltaise. Les sources de ses revenus n’étaient pas évidentes.
— Il est donc agent double ?
— On le dirait.
— Pourquoi ne retournerais-je pas à Londres ? Vous semblez vous débrouiller très bien…
— C’est négatif, Sidney, négatif. Vous vous rappelez Florence.
Un serviteur apparut, avec une nouvelle tournée de bière de Barcelone. Stencil tâtait ses poches, en quête de sa pipe.
— Ce doit être la plus mauvaise bière de toute la Méditerranée. Vous en méritez une autre, pour cela. Ne peut-on classer Vheissu à jamais ?
— Disons que Vheissu est un sympôme. Les symptômes de cette sorte sont toujours vivants, quelque part dans le monde.
— Miséricorde, nous venons d’en constater un. Ils sont tout à fait prêts, pensez-vous, à recommencer ces folies ?
— Je ne pense pas, fit Demi-Volt avec un sombre sourire. J’essaie de ne pas penser. Franchement, je crois que, si les jeux compliqués de ce genre s’engagent, c’est parce qu’un personnage, dans le service (tout en haut de l’échelle, bien entendu), a conçu des soupçons. Il s’est dit à lui-même : « Voyons : il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, il me semble. » D’habitude, il a raison. A Florence, il avait raison, dans la mesure, bien sûr, où nous parlons de symptômes et non d’une phase aiguë de la maladie, quelle qu’en soit la nature. Maintenant, vous et moi, nous ne sommes que des soldats de deuxième classe. Pour ce qui me concerne, j’aime mieux ne pas supposer. Ce genre de conjectures ne peut procéder que d’une intuition de tout premier ordre. Oh, nous avons, bien sûr, nos petites suspicions mineures : n’avez-vous pas suivi Maijstral, ce soir ? Mais c’est une question de niveau. Niveau de traitement, niveau d’élévation au-dessus de la mêlée, d’où l’on peut observer les mouvements à long terme. Nous, nous sommes en plein dedans, après tout, dans la masse.
— Ainsi donc, on a voulu nous réunir, murmura Stencil.
— Pour le moment. Qui sait ce qu’on aura décidé demain.
— Et moi, je me demande qui se trouve encore ici.
— Regardez bien. Les voilà qui s’en vont.
Ils laissèrent s’éloigner un peu les deux autres, le long du trottoir opposé, puis se levèrent à leur tour.
— Vous voulez visiter l’île ?… Ils retournent, sans doute, à la ville. Le rendez-vous ne promet pas d’être très passionnant, d’ailleurs.
Ils descendirent donc la Strada Stretta, et Demi-Volt, avec son baluchon noir sous le bras, avait tout du fringant anarchiste.
— Les routes sont épouvantables, reconnut Demi-Volt, mais nous avons une automobile.
— J’ai une peur bleue des automobiles.
Et c’était vrai. Sur le chemin de la villa, Stencil s’accrochait au siège de la Peugeot, les yeux obstinément fixés sur le plancher. Les autos, les ballons, les aéroplanes, ce n’était pas du tout son fait.
— N’est-ce pas un peu maladroit ? grinça-t-il, blotti derrière le pare-brise, comme s’il s’attendait à le voir s’escamoter d’un instant à l’autre. Il n’y a que nous sur la route.
— A la vitesse à laquelle elle marche, elle ne tardera pas à nous semer, gazouilla Demi-Volt, tout guilleret. Détendez-vous, Sidney.
Ils se dirigèrent vers le sud-ouest, à travers Floriana. Devant eux, la Benz de Veronica Manganèse s’était évanouie dans une tempête d’étincelles et de fumées d’échappement.
— Embuscade, insinua Stencil.
— Ce n’est pas leur genre.
Au bout d’un moment, Demi-Volt vira à droite. Ils contournèrent ainsi, tant bien que mal, Marsamuscetto, dans l’obscurité envahissante. Les roseaux sifflaient dans les marais. Derrière eux, la ville illuminée semblait s’incliner vers eux, comme le coffret d’étalage d’un marchand de souvenirs bon marché. Et combien calme était la nuit de Malte. Lorsqu’on s’approche ou que l’on s’éloigne d’une capitale, on perçoit toujours comme une énorme pulsation, ou un plexus, dont l’énergie vous atteint par induction ; qui signale sa présence par-dessus l’arête5 ou la courbe marine qui peut vous la cacher. Mais La Valette semblait sereine dans son propre passé ; au sein de la Méditerranée, dans un isolement tel que l’on était tenté de croire que Zeus lui-même l’avait autrefois mise en quarantaine, elle et son île, pour quelque ancien péché, ou à la suite de quelque épidémie plus ancienne encore. Si apaisée était La Valette qu’un éloignement imperceptible la dégradait jusqu’à n’en faire qu’un spectacle visuel. Elle cessait d’exister en tant qu’être vif ou pulsant, et retombait dans le calme textuel de sa propre histoire.
La villa di Sammut, située au-delà de Sliema, près de la mer, se dressait sur un petit promontoire, face à un continent invisible. Ce que Stencil pouvait voir de la bâtisse n’avait rien que de très conventionnel, dans le style villa : murs blancs, balcons, peu de fenêtres du côté terre, des satyres de pierre poursuivant des nymphes de pierre dans les jardins en friche ; un gros dauphin en grès vomissant de l’eau claire dans un bassin. Mais la muraille basse qui entourait la propriété attira son attention.
Insensible, d’ordinaire, à l’aspect artistique ou Baedeker de la ville qu’il visitait, Stencil était maintenant sur le point de succomber aux tentacules aériens d’une nostalgie qui doucement le rappelait vers l’enfance ; une enfance de sorcières en pain d’épice, de parcs enchantés, de royaumes de fantaisie. C’était une muraille de rêve, qui tournoyait et ondoyait maintenant sous un quartier de lune, et ne semblait pas plus consistante que les vides décoratifs, certains presque en forme de feuilles ou de pétales, certains presque en forme d’organes corporels pas tout à fait humains, qui perçaient sa masse striée et incrustée de galets.
— Où l’avons-nous déjà vue ? demanda-t-il dans un chuchotement.
Une lumière à l’un des étages s’éteignit.
— Venez, dit Demi-Volt.
Ils sautèrent le mur et commencèrent, à pas de loup, le tour de la villa, en jetant des coups d’œil à travers les fenêtres, en écoutant aux portes.
— Est-ce que nous cherchons quelque chose de précis ? demanda Stencil.
Une lanterne apparut dans leur dos et une voix prononça :
— Tournez-vous lentement. Les bras écartés !
Stencil avait l’estomac bien accroché et tout le cynisme d’une carrière non politique et d’une seconde enfance proche. Mais le visage, au-dessus de la lanterne, lui donna tout de même un léger choc. « C’est trop grotesque, d’un gothique trop voulu, trop sérieux, pour être réel », protestait-il à part soi. Le haut du nez semblait avoir glissé, en occasionnant une dépression et une bosse exagérées ; le menton, coupé en son milieu, remontait de l’autre côté du visage, suivant une courbe concave, et retroussait une partie de la lèvre en demi-sourire cicatriciel. Juste sous l’orbite, du même côté, scintillait une plaque d’argent à peu près circulaire. Les jeux d’ombres de la lanterne n’arrangeaient pas les choses. L’autre main tenait un revolver.
— Vous êtes espions ? demanda la voix, une voix anglaise, déformée bizarrement par une cavité buccale qu’on ne pouvait que deviner.
— Montrez-moi vos figures.
Il rapprocha la lanterne, et Stencil vit un changement se produire dans ses yeux qui, d’ailleurs, étaient les seuls éléments humains du visage.
— Tous les deux, dit la bouche. Ainsi vous êtes là tous les deux.
Et des larmes commencèrent à sourdre de ses yeux.
— Vous savez donc que c’est elle, et vous savez pourquoi je suis là.
Il rempocha le revolver, pivota sur ses talons et s’en fut d’un pas pesant vers la villa. Stencil voulut le suivre, mais Demi-Volt, le bras tendu, lui barra le passage. Arrivé à la porte, l’homme se retourna :
— Ne pouvez-vous nous laisser tranquilles ?… La laisser trouver sa propre paix ?… Me laisser dans mon rôle de simple gardien ? Je ne demande rien de plus à l’Angleterre.
Les derniers mots furent prononcés d’une voix si faible que le vent de la mer faillit les emporter. La lanterne et son porteur disparurent derrière la porte.
— Mon vieux compagnon fidèle, il y a une formidable nostalgie dans ce spectacle… La sentez-vous ? La douleur d’un retour chez soi.
— Était-ce à Florence ?
— Les autres y étaient. Pourquoi pas ?
— Je n’aime pas la répétition d’une tâche.
— Notre métier ne connaît que cela.
Le ton était dur.
— Un recommencement ?
— Oh, c’est sans doute un peu tôt. Mais dans vingt ans on en reparlera.
Bien que Stencil n’eût vu face à face que le gardien, c’était la première rencontre. Il devait alors considérer cela comme une « première rencontre » : de toute façon il soupçonnait qu’il avait déjà rencontré Veronica Manganèse dans le passé. Eh bien, ils allaient certainement se retrouver encore.
Mais il fallut attendre, pour qu’ait lieu la deuxième rencontre, que vienne une sorte de faux printemps, où les odeurs du port dérivèrent jusqu’aux plus hauts sites de La Valette et où des bandes d’oiseaux de mer conversèrent, l’air découragé, dans la région des docks, singeant les gestes de leurs corésidents humains.
Le Chronicle ne fut pas attaqué, en fin de compte : le 3 février, la censure politique de la presse maltaise fut abolie. La Voce del Popolo, le journal mizziste, commença aussitôt sa campagne d’agitation. Articles exaltant l’Italie et critiquant la Grande-Bretagne ; extraits de la presse étrangère, comparant Malte à certaines provinces italiennes sous l’autorité tyrannique de l’Autriche. La presse indigène reprit le thème. Tout cela ne préoccupait guère Stencil. Quand la liberté de critiquer un gouvernement a été supprimée pendant quatre ans par ce gouvernement même, il est naturel qu’un flot de rancune refoulée se déverse en un torrent furieux, mais d’une efficacité incertaine.
Pourtant, trois semaines plus tard, une « Assemblée nationale » se réunit à La Valette, afin de rédiger une requête pour une constitution libérale. Toutes les nuances de l’opinion publique, abstentionnistes, modérés, le Comitato Patriottico, étaient représentées. La réunion fut tenue au club Giovine Malta, d’inspiration mizziste.
— Les ennuis commencent, dit Demi-Volt, l’air sombre.
— Pas nécessairement.
Bien que Stencil sût que la différence entre « le rassemblement politique » et « l’émeute » est ténue : un rien peut l’effacer.
La veille de la réunion, au théâtre Manoel, une pièce ayant pour sujet l’oppression autrichienne en Italie avait mis le public dans un état d’esprit admirablement fielleux. Quelques répliques improvisées et de circonstance, lancées par les acteurs, n’avaient pas contribué non plus à rasséréner l’atmosphère. Des bandes joyeuses, dans la rue, chantaient la Bella Gigogin. Maijstral signala qu’un certain nombre de mizzistes et de bolchevistes s’efforçaient de rallier les bonnes volontés, parmi les ouvriers des chantiers navals, en vue d’un soulèvement. Le succès de cette entreprise semblait d’ailleurs douteux. Maijstral haussa les épaules. Le mauvais temps était peut-être seul en cause. Un avis officieux avait été également publié, conseillant aux commerçants de fermer leurs établissements.
— Ils sont bien prévenants, fit remarquer Demi-Volt le lendemain, tandis qu’ils flânaient dans la Strada Reale.
Quelques boutiques et cafés étaient bel et bien fermés. Une vérification rapide révéla que leurs propriétaires étaient tous sympathisants mizzistes. Comme le jour avançait, de petits groupes d’agitateurs, tous en fête pour la plupart (à croire que le désordre public était une saine occupation, comme le bricolage ou les sports de plein air), rôdaient dans les rues, en cassant des fenêtres, en brisant des meubles, en criant aux commerçants encore ouverts de fermer boutique. Mais, pour une raison inconnue, tout cela manquait d’étincelle. Des rafales de pluie s’abattirent par intervalles, tout le long de la journée.
— Saisissez le moment, dit Demi-Volt, tenez-le serré, observez-le, chérissez-le. C’est un de ces cas si rares où un renseignement tôt reçu s’est révélé exact.
En effet : personne ne s’était montré particulièrement emballé. Mais Stencil se posait des questions au sujet de ce cataclysme absent. N’importe quel incident mineur, une déchirure dans les nuages, un frémissement catastrophique au premier coup timide frappé contre une vitrine de magasin, la situation de l’objet à détruire (au sommet ou au bas de la côte : ça peut tout changer), n’importe quelle circonstance, donc, est susceptible de faire gonfler un état d’esprit purement espiègle en une rage soudaine et apocalyptique.
Mais le meeting n’eut d’autre conséquence que l’adoption de la résolution de Mizzi, exigeant un affranchissement complet de la tutelle britannique. La Voce del Popolo radotait, triomphante. Une nouvelle réunion de l’Assemblée fut fixée au 7 juin.
— Trois mois et demi, dit Stencil. Il fera plus chaud à ce moment-là.
Demi-Volt haussa les épaules. Puisque l’extrémiste Mizzi avait été secrétaire général de la réunion de février, un certain Dr Mis-fud, modéré, allait être secrétaire à la prochaine session. Or le désir des modérés était de discuter calmement le problème de la consitution avec Hunter-Blair et avec le secrétaire d’État aux Colonies, plutôt que de rompre définitivement avec l’Angleterre. Et les modérés, vers le mois de juin, avaient toute chance d’avoir la majorité.
— La situation se présente sous un jour plutôt favorable, protesta Demi-Volt. Si quelque chose devait se produire, ça se serait produit pendant que Mizzi était dans sa phase ascendante.
— Il a plu, dit Stencil, il a fait froid.
La Voce del Popolo et les journaux de langue maltaise continuèrent leurs attaques contre le gouvernement. Maijstral, dans ses rapports bihebdomadaires, présentait un tableau général de la situation parmi les ouvriers des chantiers dont le mécontentement ne cessait de croître, mais qui semblaient atteints d’une sorte de léthargie humide, que seule pourrait assécher la chaleur de l’été et que seule l’étincelle d’un meneur d’hommes, d’un Mizzi ou d’un personnage de même trempe, pourrait faire muter en une humeur plus explosive.
A mesure que s’écoulaient les semaines, Stencil apprenait à mieux connaître son agent double. Il sut ainsi que Maijstral habitait non loin des chantiers navals avec sa jeune femme, Carla. Carla était enceinte, l’enfant devait naître en juin.
— Qu’est-ce qu’elle pense, demanda un jour Stencil, avec une indiscrétion qui ne lui était pas coutumière. Qu’est-ce qu’elle pense du métier que vous exercez ?
— Elle sera bientôt mère, répondit Maijstral d’une voix morne. Elle ne pense à rien d’autre, elle ne sent rien d’autre. Vous savez ce que c’est que d’être mère, sur cette île ?
Le romantisme adolescent de Stencil s’empara de l’hypothèse : peut-être y avait-il des aspects autres que professionnels dans les réunions nocturnes à la villa Sammut. Il fut presque tenté de demander à Maijstral d’espionner Veronica Manganèse ; mais Demi-Volt, la voix de la raison, fut réticent :
— Ce serait découvrir notre jeu. Nous avons déjà une oreille à la villa : Dupiro, le chiffonnier, qui est sincèrement épris de la fille de cuisine, là-bas.
Si les chantiers navals avaient été le seul point névralgique à surveiller, Stencil aurait pu être gagné par cette même torpeur qui affectait les ouvriers. Mais son autre « contact », le père Linus Fairing, S. J. (la voix dont les appels au secours avaient été perçus au milieu de la liesse populaire de novembre et avaient déclenché le tumulte des leviers, linguets et cliquets, émotifs et intuitifs, qui expédièrent Stencil, à travers un continent et une mer, pour des raisons péremptoires, mais, pour lui, toujours peu claires), ce jésuite, donc, voyait et entendait (peut-être même faisait) tant de choses que Stencil s’en trouvait quelque peu tourmenté.
— Pour un jésuite, dit le prêtre, il est, bien sûr, certaines façons d’être… Nous n’entretenons pas de réseau d’espionnage, nous n’avons pas de centre neuro-politique au Vatican.
Oh ! Stencil était assez impartial. Bien que, avec l’éducation qu’il avait reçue, il ne pût éviter une certaine tendance à la gouaille anglicane de la compagnie de Jésus… Ce qu’il désapprouvait, pourtant, c’étaient les digressions de Fairing ; la brume des convictions politiques s’était insinuée dans ses propos et brouillait des comptes rendus, qui auraient dû être lucides. A leur première rencontre, peu après l’expédition de Stencil à la villa de Veronica Manganèse, Fairing avait produit une bien piètre impression. Il s’efforçait d’être copain-copain, et même (juste ciel !) de parler boutique. Stencil ne pouvait s’empêcher d’évoquer certains fonctionnaires d’État anglo-hindous, par ailleurs tout à fait compétents : « Nous sommes tenus à l’écart, semblaient-ils récriminer, nous sommes méprisés, aussi bien par les Blancs que par les Asiatiques. Très bien, nous jouerons jusqu’au bout ce faux rôle que nous attribue le préjugé populaire. » Combien d’outrances dialectales et délibérées, de fautes de goût dans la conversation, de gaucheries à table avait observées Stencil, toutes destinées à illustrer cette intention.
Il en allait ainsi avec Fairing. « Espions, nous le sommes ici tous ensemble » : c’était cela, sa formule. Stencil n’avait été, lui, intéressé que par les informations. Il n’allait pas permettre à la personnalité d’envahir la situation ; c’était encourager le chaos. Fairing, qui avait compris assez vite que Stencil, tout compte fait, n’était pas antipapiste, abandonna la pratique de l’honnêteté arrogante pour adopter une attitude plus exaspérante encore. Voici, semblait-il présumer, voici donc un espion qui s’est haussé au-dessus du tumulte politique contemporain. Voici Machiavelli sur les charbons ardents, moins préoccupé par l’instant que par l’idée. En conséquence, la brume subjective s’insinuait dans ses rapports hebdomadaires et en brouillait l’esprit.
— N’importe quelle impulsion dans le sens de l’anarchie est antichrétienne, protesta-t-il un jour, après avoir extorqué à Stencil un exposé de sa théorie sur la politique paraclétienne. L’Église, après tout, a mûri. Comme une jeune personne, elle a abandonné la familiarité pour l’autorité. Vous êtes en retard de près de deux millénaires.
Une vieille dame qui cherche à camoufler un fougueux jeune homme ?… Ha !
Pour tout dire, Fairing apparaissait comme une source idéale de renseignements. Malte étant, après tout, une île catholique romaine, le père se trouvait bien placé pour recueillir, en dehors du confessionnal, un grand nombre de renseignements, susceptibles d’éclaircir (pour le moins) les vues du Foreign Office sur chacun des groupes mécontents de l’île. Si Stencil se montrait réticent quant à la qualité de ses rapports, pour la quantité il n’y avait rien à dire. Mais, tout d’abord, qu’est-ce qui avait pu inciter Fairing à présenter son placet à Mungo Sheaves ?… De quoi cet homme avait-il peur ?
Car il ne fallait pas y voir simplement un goût de la politicaillerie et de l’intrigue. En fait, s’il croyait vraiment à l’autorité de l’Église, aux institutions, alors peut-être les quatre années de séquestration, loin de cette rupture de la paix qui, tout récemment, avait convulsé le reste du vieux monde, cette quarantaine donc aurait pu l’amener à considérer Malte comme un cercle enchanté, comme un domaine inaliénable de la paix.
Et puis, avec l’Armistice, lorsqu’il s’était trouvé exposé, brutalement et sur tous les plans, à cette folie de la subversion qui sévissait parmi ses paroissiens… bien sûr.
C’était le Paraclet qu’il craignait. Il était tout à fait à l’aise avec le Fils parvenu à l’âge d’homme.
Fairing, Maijstral, la perplexité quant à l’identité du visage hideux qui s’était montré derrière la lanterne : tout cela occupa Stencil jusqu’à la mi-mars, pour le moins. Et puis, un jour, alors qu’il arrivait de bonne heure pour une entrevue à l’église, il vit Veronica Manganèse surgir d’un confessionnal, la tête penchée, le visage dans l’ombre, telle qu’il l’avait aperçue dans la Strada Stretta. Elle se mit à genoux devant la rampe de l’autel et commença à réciter son confiteor. Stencil, lui, à moitié agenouillé, au fond de l’église, laissait pendre ses coudes devant lui, pardessus le dossier du banc. Elle semblait être une bonne catholique ; elle semblait entretenir une liaison avec Maijstral ; rien de suspect dans l’une ou l’autre de ces hypothèses. Mais dans les deux choses réunies et dans l’idée que des centaines de pères confesseurs, rien qu’à La Valette (Stencil l’imaginait, tout au moins), avaient été proposés au choix de la dame : jamais Stencil n’avait été aussi près de tomber dans la superstition. Les événements, parfois, semblaient s’ordonner d’inquiétante façon.
Fairing était-il, lui aussi, agent double ? Le cas échéant, c’était la femme qui avait attiré le Foreign Office dans cette affaire. Mais quelle tortueuse casuistique italienne l’avait poussée à révéler à ses ennemis même le complot qui se tramait ?
Elle se leva et, gagnant la sortie, passa devant Stencil. Leurs regards se croisèrent. La réflexion de Demi-Volt lui revint : « Une formidable nostalgie dans ce spectacle. »
Nostalgie et mélancolie… N’avait-il pas relié deux mondes, comme le ferait un pont ? Les changements n’avaient pu se produire tous en lui. Ce devait être une passion exotique, particulière à Malte, où toute l’Histoire semblait simultanément présente, où toutes les rues étaient encombrées de fantômes, où, dans une mer dont le fond tourmenté faisait et défaisait des îles chaque année, ce poisson de pierre et le Ghaudex et les rochers appelés Graine de Cumin et Grain de Poivre étaient des réalités immuables depuis des temps immémoriaux. A Londres, il y avait trop de distractions. L’Histoire, là-bas, était le procès-verbal d’une évolution. A sens unique et toujours en marche. Les monuments, les bâtisses, les plaques n’étaient que des souvenirs ; mais à La Valette les souvenirs semblaient presque vivants.
Stencil, qui partout en Europe se trouvait chez lui, était sorti ainsi de son élément. Et reconnaissait que c’était son premier pas vers la descente. Un espion n’a pas d’élément d’où il puisse sortir, et le fait de ne pas se sentir « chez soi » est signe de faiblesse.
Le Foreign Office se montrait toujours réservé et peu secourable. Stencil posa la question à Demi-Volt : est-ce qu’on les avait mis tous deux au pâturage sur l’île ?
— J’en ai eu la crainte. Nous sommes vieux.
— Autrefois, ce n’était pas la même chose, demanda Stencil, n’est-ce pas ?
Ils sortirent, ce soir-là, et prirent une cuite larmoyante. Mais la mélancolie nostalgique est une émotion raffinée, qui s’émousse sous l’effet de l’alcool. Stencil se reprocha cette virée. Il se revoyait dévalant joyeusement la colline, vers Strait Street, bien après minuit, et chantant de vieux airs de vaudeville. Qu’est-ce qui lui arrivait donc ?
Puis, le temps passant, vint ce certain jour. Après une matinée de printemps que la méchante cuite de la veille avait rendue abominable, Stencil se présenta à l’église de Fairing pour apprendre que le prêtre était transféré.
— En Amérique. Je n’y puis rien.
Avec encore ce sourire « confraternel » !
Stencil aurait-il ricané : « C’est la volonté de Dieu », peu probable. Son cas n’était pas à ce point évolué. La volonté de l’Église, oui, et Fairing était homme à s’incliner devant l’autorité. C’était, après tout, un Anglais comme Stencil. Ils devaient donc être considérés en quelque sorte comme des frères en exil.
— C’est beaucoup dire, fit le prêtre en souriant. Dans l’affaire entre César et Dieu, le jésuite n’a pas à faire preuve de souplesse, comme vous pourriez le supposer. Il n’y a pas de conflit d’intérêt.
— Tel qu’il peut exister entre César et Fairing ? Ou entre César et Stencil ?
— Si vous voulez.
— Eh bien, Sahha. Je pense que votre successeur…
— Le père Avalanche est plus jeune. Ne lui faites pas prendre de mauvaises habitudes.
Demi-Volt était à Hamrun, où il avait à s’entretenir avec des agents, dans le milieu de la minoterie. Ces gens-là avaient peur. Fairing avait-il eu peur, lui aussi, au point de ne pas vouloir rester ? Stencil avait pris son souper dans sa chambre. Il n’eut le temps de tirer que deux ou trois bouffées de sa pipe, lorsque des coups timides furent frappés à la porte.
— Ah, venez, venez.
Une jeune femme, manifestement enceinte, qui était là et qui le regardait, sans plus.
— Vous parlez anglais, je pense.
— Oui. Je suis Carla Maijstral.
Elle restait droite, les omoplates et les fesses touchant la porte.
— Il sera tué, ou blessé, dit-elle. En temps de guerre, une femme doit accepter l’idée de perdre son mari. Mais à présent c’est la paix.
Elle voulait donc qu’il fût congédié. Le congédier ?… Pourquoi pas ! Les agents doubles sont dangereux. Mais maintenant que Stencil avait perdu le prêtre… Elle ne pouvait être au courant, pour la Manganèse.
— Pourriez-vous faire quelque chose, signor ? Lui parler.
— Comment l’avez-vous su ?… Ce n’est pas lui qui vous l’a dit.
— Les ouvriers savent qu’il y a parmi eux un espion. C’est devenu le grand sujet de conversation chez leurs femmes. Lequel d’entre nous ? Bien sûr, ce ne peut être qu’un célibataire, disent-elles. Un homme qui a une épouse, des enfants, ne peut courir un tel risque.
Ses yeux étaient secs, sa voix ferme.
— Pour l’amour du Ciel, dit Stencil d’un ton agacé, asseyez-vous.
Une fois assise :
— Une femme comprend des choses, surtout une femme qui bientôt sera mère.
Elle s’interrompit, pour considérer son ventre avec un sourire, et ce sourire choqua Stencil. Son antipathie pour elle croissait de minute en minute.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez Maijstral. En Angleterre, d’après ce qu’on m’a dit, les dames gardent la chambre plusieurs mois avant la naissance de l’enfant. Ici, la femme travaille et sort dans la rue, tant qu’elle est capable de marcher.
— Et vous êtes venue me trouver ?
— Le prêtre me l’a dit.
Fairing. Qui travaillait pour qui ? César était volé, dans l’affaire ! Stencil tenta d’user de la sympathie :
— Cela vous tourmentait donc à ce point ? Au point de tout déverser au confessionnal ?
— Autrefois, il restait à la maison le soir. Ce sera notre premier enfant, et le premier enfant est plus important. Et c’est aussi son enfant à lui. Mais nous ne parlons plus guère ensemble. Il rentre tard et je fais semblait de dormir.
— Mais un enfant a plus besoin aussi d’être nourri, logé, protégé qu’un homme ou une femme. Et pour cela il faut de l’argent.
Elle se mit en colère :
— Maratt, le soudeur, il a sept enfants. Il gagne moins que Fausto. Aucun d’eux n’a jamais manqué de nourriture, ou de vêtements, ou d’un foyer. Nous n’avons pas besoin de votre argent.
Bon sang, elle était capable de tout fiche en l’air. Pouvait-il lui dire que, même s’il licenciait son mari, il y aurait toujours Veronica Manganèse pour le retenir loin de chez lui ? Une seule réponse : parler au prêtre.
— Je vous promets, dit-il, de faire ce que je peux. Mais la situation est plus compliquée que vous ne le soupçonnez, peut-être.
— Mon père… (c’est curieux qu’il n’eût pas perçu plus tôt dans sa voix cette trémulation hystérique) alors que je n’avais que cinq ans, s’était mis, lui aussi, à ne pas rentrer à la maison. Je n’ai jamais pu savoir pourquoi. Mais ma mère en est morte. Moi, je n’attendrai pas que ça me tue.
Menace de suicide ?
— En avez-vous, au moins, parlé à votre mari ?
— Ce n’est pas à la femme de parler au mari.
Avec un sourire :
— Non, mais à son employeur. Très bien, signora, je vais essayer. Mais je ne puis rien vous garantir. Mon employeur, c’est l’Angleterre : le roi.
Cela l’apaisa. Quand elle fut partie, il eut avec lui-même un dialogue amer. Et l’initiative diplomatique, alors ?… Ils (peu importe qui « ils » sont) semblent donner le la.
« La situation sera toujours plus vaste que toi, Sidney. Elle a, comme Dieu, sa propre logique et sa propre justification d’être, et le mieux que tu puisses faire, c’est de t’en arranger.
— Je ne suis pas un conseiller pour le mariage, ni un prêtre.
— Ne te comporte pas comme si tu étais l’objet d’un complot conscient. Qui sait combien de milliers de causes accidentelles (variations météorologiques, places disponibles sur un bateau, mauvaise récolte) ont amené tous ces gens, avec leurs propres rêves et leurs propres soucis, vers cette île, et les ont disposés selon cette ordonnance ? Une situation se forme à partir d’événements beaucoup plus humbles que ne le sont les contingences seulement humaines.
— Oh, bien sûr : il suffit de voir Florence. Une combinaison fortuite de courants froids, une banquise qui se déplace, la mort de quelques petits chevaux, tout cela a participé à la création d’un certain Hugh Godolphin, tel que nous l’avons vu. Ce n’est que par le plus mince des hasards qu’il a échappé à la logique particulière de ce monde de glace.
— L’univers inerte possède peut-être une qualité que nous pouvons appeler logique. Mais la logique est un attribut humain, tout compte fait ; donc, même là le nom est mal approprié. Il n’y a de réel que les malentendus. Nous leur avons donné de la dignité par les mots “profession” et “métier”. Et c’est une piètre consolation que de se rappeler que Manganèse, Mizzi, Maijstral, Dupiro, le chiffonnier, ce visage brûlé qui nous a surpris à la villa, travaillent, eux aussi, dans le malentendu.
— Mais alors, que faut-il faire. Existe-t-il une issue ?
— Il y a toujours l’issue dont nous a menacés Carla Maijstral. »
Ses méditations furent interrompues par Demi-Volt, qui franchit la porte d’un pas chancelant.
— Ça va mal.
— Tiens. Voilà qui sort de l’ordinaire.
— Dupiro, le chiffonnier.
Les bonnes choses arrivent par trois.
— Comment ?
— Noyé, à Marsamuscetto. Rejeté sur le rivage au pied de Manderaggio. Il a subi des mutilations.
Stencil songea au Grand Siège et aux atrocités turques : la flottille de la mort.
— C’est, sans doute, I Banditti, poursuivit Demi-Volt. Une bande de terroristes ou de tueurs professionnels. C’est à qui trouvera la méthode la plus neuve et la plus ingénieuse d’assassiner. Les organes génitaux du pauvre Dupiro ont été cousus dans sa bouche. Avec des fils de suture en soie, dignes d’un grand chirurgien.
— Nous avons tout lieu de croire qu’ils sont en relation avec les fasci di combattimento, qui se sont formés le mois dernier en Italie, dans la région de Milan. La Manganèse a eu des contacts intermittents avec leur chef, Mussolini.
— Le courant pouvait le pousser de l’autre côté.
— Ils n’auraient pas voulu qu’il fût emporté vers le large, vous savez. Un travail aussi artistique doit être contemplé, sinon il n’a pas de raison d’être.
— Que s’est-il passé ? demanda Stencil à son autre moitié. La situation, autrefois, c’était quelque chose de civilisé.
Pas le temps, à La Valette ! Pas d’histoire, toute l’Histoire simultanément…
— Asseyez-vous, Sidney.
Un verre de cognac, quelques tapes au visage.
— Ça va. Ça va. Doucement !… C’est le temps. (Demi-Volt remua les sourcils et recula vers la cheminée sans feu.) Maintenant, nous avons perdu Fairing et nous risquons de perdre Maijstral.
Il conta brièvement la visite de Carla.
— Le prêtre.
— C’est ce que j’ai pensé aussi. Mais on nous a coupé notre oreille à la villa.
— A moins que l’un de nous ne se lance dans une aventure avec la Manganèse, je ne vois aucun moyen de la remplacer, cette oreille.
— Cette personne n’est peut-être pas sensible aux charmes de l’âge mûr.
— Je plaisantais.
— Elle m’a pourtant regardé d’une curieuse façon, l’autre jour, à l’église.
— Le vieux coquin ! Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez des rendez-vous secrets dans une église.
Cherchant à prendre un ton léger. Mais sans succès.
— Les choses se sont détérioriées au point que toute initiative de notre part ne peut plus être que téméraire.
— Peut-être même stupide. Mais une confrontation directe avec elle… Je suis un optimiste, comme vous le savez.
— Moi, je suis pessimiste. Cela assure un certain équilibre. Il se peut que je ne sois que fatigué. Mais je crois sincèrement que nous en sommes à un point critique. Le fait qu’ils aient mis à contribution I Banditti annonce une opération (à leur façon) plus vaste, et pour très bientôt.
— Attendez, en tout cas. Il faut voir ce que fera Fairing.
Le printemps était descendu avec sa propre langue de feu. La Valette, touchée à l’âme, semblait s’abandonner, ce jour-là, à une somnolente complaisance, tandis que Stencil gravissait la colline, au sud-est de la Strada Reale, vers l’église de Fairing. La nef était déserte et le silence troublé seulement par des ronflements qui s’échappaient du confessionnal. Stencil se glissa de l’autre côté de la cloison, s’agenouilla et réveilla le prêtre, rudement.
— Elle peut violer le secret de cette petite boîte, répondit Fairing. Mais pas moi.
— Vous savez ce qu’est Maijstral, dit Stencil, irrité, et combien de Césars il sert. Ne pouvez-vous la calmer ? Ne vous enseigne-t-on pas le mesmérisme, dans vos séminaires jésuites ?
Il regretta ses paroles aussitôt.
— N’oubliez pas que je m’en vais (froidement). Parlez à mon successeur, le père Avalanche. Peut-être saurez-vous lui enseigner à trahir Dieu, et l’Église, et ses ouailles. Avec moi, vous avez échoué. Je dois écouter ma conscience.
— Quelle énigme vous êtes, sacré nom ! éclata Stencil. Votre conscience est en caoutchouc.
Après une pause :
— Je peux évidemment lui dire que toute mesure extrême qu’elle pourrait prendre, et qui constituerait peut-être un danger pour l’enfant, serait un péché mortel.
La colère de Stencil était tombée. Il se rappela son « sacré nom » :
— Pardonnez-moi, mon père.
Le prêtre gloussa :
— Je ne le puis. Vous êtes anglican.
La femme s’était approchée si doucement que Stencil, tout comme Fairing, sursauta au son de sa voix :
— Mon concurrent.
La voix, la voix, bien sûr, il la connaissait. Pendant que le prêtre (souple au point de ne trahir d’aucune manière sa surprise) faisait les présentations, Stencil observait attentivement le visage de la femme, comme s’il espérait le voir se révéler. Mais elle portait un chapeau savamment drapé et une voilette ; et son visage était aussi impersonnel que celui de n’importe quelle jolie femme croisée dans la rue. Un de ses bras, nu entre le coude et le poignet du gant, était tout rigide de bracelets.
Ainsi c’est elle qui était venue à eux. Stencil avait tenu la promesse à Demi-Volt, il avait attendu que Fairing se manifestât.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, signorina Manganèse.
— A Florence, fit la voix derrière le voile. Vous vous rappelez ? (En tournant la tête.)
Dans les cheveux, visible sous le chapeau, il y avait un peigne d’ivoire sculpté, et cinq figures de crucifiés, résignées sous le casque.
— En effet.
— J’ai mis le peigne, aujourd’hui. Sachant vous trouver ici.
Qu’il fût ou non obligé, maintenant, de trahir Demi-Volt, Stencil se doutait que désormais il ne serait plus bon à prévenir ou à diriger, selon les desseins insondables de Whitehall, les événements, quels qu’ils fussent, qui se préparaient pour le mois de juin. Ce qu’il avait pris pour une fin n’était, tout compte fait, qu’un sursis de vingt ans. Inutile de demander, il le savait, si elle l’avait suivi, ou si une troisième force les avait manœuvrés afin qu’ait lieu cette rencontre.
Sur le chemin de la villa, dans la Benz de la Manganèse, il ne manifesta aucune de ses anxiétés automobiles. A quoi bon ? Ils étaient arrivés, n’est-ce pas, après avoir parcouru ces milliers de rues différentes. Pour pénétrer, la main dans la main, dans la serre chaude d’un printemps florentin, une fois de plus ; pour être resarcelés et filetés hermétiquement dans un carré (intérieur ? extérieur ?) où tous les objets d’art hésitent entre l’inertie et l’éveil, où les ombres s’allongent imperceptiblement bien que la nuit ne vienne jamais, où un silence total et nostalgique repose sur le paysage du cœur. Et où tous les visages sont des masques vides ; et le printemps une sensation d’épuisement qui s’étire, ou un été qui, comme le soir, ne vient jamais.
— Nous sommes du même côté, n’est-ce pas ?
Elle sourit. Ils étaient assis, sans rien faire, dans un des salons assombris, le regard posé sur rien, la mer nocturne, d’une fenêtre ouverte sur le large.
— Nos desseins sont les mêmes : interdire Malte à l’Italie. C’est un second front, dont l’ouverture ne peut plus être revendiquée maintenant par certains éléments italiens.
Cette femme avait été cause de la mort horrible du chiffonnier Dupiro, l’amoureux de sa servante.
— Je ne l’ignore pas.
— Vous ignorez tout. Pauvre vieillard.
— Mais nos moyens sont différents.
— Que le patient atteigne le stade critique, dit-elle, qu’il traverse le paroxysme de la fièvre. Que le mal prenne fin aussi vite que possible. (Un rire creux.) D’une façon ou d’une autre. Votre façon leur laisserait assez de force pour prolonger la chose. Mes employeurs doivent suivre la ligne droite. Pas de tours et de détours. Les partisans de l’annexion représentent une minorité, en Italie, mais ils sont gênants.
— Le bouleversement complet (un sourire nostalgique), c’est cela, votre manière, Victoria, évidemment.
Car à Florence, au cours de la sanglante manifestation devant le consulat vénézuélien, il avait dû recourir à la force pour lui faire lâcher un agent de police désarmé, dont elle lacérait le visage de ses ongles pointus. Enfant hystérique, velours en lambeaux. L’émeute était son élément, aussi évidemment que cette pièce sombre, presque grouillante d’objets amassés.
La rue et la serre chaude ; en V. étaient résolus, par quelque opération magique, les deux extrêmes. Elle lui faisait peur.
— Vous dirai-je où je suis allée depuis notre dernière chambre close ?
— Non. A quoi bon me le dire. Sans aucun doute, je suis passé et repassé près de vous ou de vos œuvres, dans toutes les villes où Whitehall m’a mandé.
Il eut un petit rire affectueux.
— Quel plaisir de regarder Rien !
Le visage (combien rares les occasions où il l’avait vu ainsi) était apaisé, l’œil vivant aussi mort que l’autre, celui à l’iris-cadran-de-montre. Cet œil ne l’avait pas étonné ; pas plus que le saphir étoilé cousu dans le nombril. Il y a chirurgie et chirurgie. Même à Florence (le peigne, que jamais elle ne l’avait laissé toucher ni ôter), il avait remarqué sa manie d’introduire dans la chair des parcelles de matière inerte.
— Regardez mes ravissants souliers (une demi-heure plus tôt, alors qu’à genoux, il la déchaussait). Je voudrais tant avoir tout le pied ainsi, un pied d’ambre et d’or, avec les veines en intaille, peut-être, plutôt qu’en bas-relief. Quel ennui, d’avoir toujours les mêmes pieds : on ne peut changer que les chaussures. Mais si une jeune fille pouvait avoir… oh, un joli arc-en-ciel, ou une armoire de pieds, aux mille couleurs, aux mille tailles, aux mille formes…
Jeune fille ? Elle avait près de quarante ans. Mais, en fait, à part son corps moins vivant, combien avait-elle réellement changé ? N’était-elle pas toujours cette fille-ballon qui l’avait séduit sur le divan de cuir d’un consulat, à Florence, il y avait de cela vingt ans ?
— Il faut que je m’en aille, lui dit-il.
— Mon gardien vous reconduira.
Comme par enchantement, le visage mutilé apparut dans l’entrebâillement de la porte. Ce qu’il pouvait ressentir en les voyant ensemble ne fut trahi par aucun changement d’expression. L’autre nuit, la lanterne avait donné l’illusion du changement : mais Stencil voyait maintenant que la figure était figée comme un masque mortuaire.
Dans l’automobile, sur le chemin de La Valette, ni l’un ni l’autre ne parla jusqu’aux abords de la ville.
— Il ne faut pas lui faire mal, vous savez.
Stencil tourna la tête, frappé par une idée :
— Vous êtes le jeune Gadrulfi… Godolphin, n’est-ce pas ?
— Tous deux, nous lui portons de l’intérêt, dit Godolphin. Je suis son serviteur.
— Moi aussi, en quelque sorte. Il ne lui sera fait aucun mal. Elle ne peut avoir mal.
Les événements commencèrent à prendre forme dans la perspective du mois de juin et de la future assemblée. Si Demi-Volt décelait quelque changement en Stencil, il n’en laissait rien paraître. Maijstral continuait à faire ses rapports, et sa femme gardait le silence ; l’enfant croissait en elle, sans nul doute, et prenait forme lui aussi pour le mois de juin.
Stencil et Veronica Manganèse se retrouvaient souvent. Il n’était pas question, en l’occurrence, de quelque « contrainte » mystérieuse. La Manganèse ne tenait suspendu au-dessus de sa tête dégarnie aucun secret indicible, et ne déployait aucune fascination sensuelle. Ce ne pouvait donc être qu’un des effets secondaires de l’âge, mais parmi les pires : la nostalgie. Une impulsion vers le passé, si violente qu’il éprouvait une difficulté toujours plus grande à vivre dans le présent réel, qu’il croyait pourtant capital sur le plan politique. Et la villa de Sliema devenait de plus en plus une retraite dans une mélancolie de fin de journée. Les histoires échangées avec Méhémet, les cuites sentimentales avec Demi-Volt, et aussi les manigances protéennes de Fairing, et l’appel de Carla Maijstral à un instinct humanitaire qu’il avait déjà rejeté avant d’embrasser sa carrière, s’alliaient pour saper toute vertu qu’il aurait pu sauvegarder au cours d’un périple de soixante ans, et le rendaient inutilisable désormais, à Malte. Perfide pâturage que cette île.
Veronica était pleine de gentillesse. Le temps qu’elle passait avec Stencil lui était entièrement consacré. Pas de rendez-vous, pas de colloques chuchotés, de travaux d’écriture hâtifs ; rien que la réintégration de leur époque serre-chaude, comme s’ils étaient réglés par une vieille pendule, infiniment précieuse, qui pouvait être remontée à volonté et indiquer l’heure de leur choix. Car cela aboutissait, finalement, à un détachement du temps, tout comme Malte était détachée de toute histoire où la cause précède l’effet.
Carla pourtant était venue retrouver Stencil avec des larmes non feintes, cette fois-ci ; implorante aussi, et non plus provocante.
— Le prêtre est parti, sanglotait-elle. Qui ai-je, à part lui ? Mon mari et moi sommes étrangers l’un à l’autre. Y a-t-il une autre femme ?
Il fut tenté de le lui dire. Mais une ironie subtile le retint. Il se surprit à espérer qu’il y eût bel et bien adultère entre son ancien « amour » et l’ajusteur du chantier naval ; ne fût-ce que pour boucler un cercle, commencé en Angleterre, dix-huit ans plus tôt, un commencement qu’il avait énergiquement refoulé de ses pensées pendant la même période. Herbert devait avoir dix-huit ans. Et faire tout un foin, sans doute, avec ces chères vieilles îles. Qu’aurait-il pensé de son père…
Son père, ha-ha !
— Signora (vivement), j’ai été égoïste… Tout ce qui est en mon pouvoir… Vous avez ma promesse.
— Nous, mon enfant et moi, pourquoi vivrions-nous ?
Pourquoi l’un quelconque d’entre nous ? Il allait lui renvoyer son mari. Avec ou sans lui, l’assemblée de juin serait ce qu’elle serait : bain de sang ou négociation paisible, qui peut prévoir ou modeler les événements avec plus de rigueur ? Les princes n’étaient plus. Aussi la politique, progressivement, deviendrait-elle plus démocratique, se livrerait de plus en plus aux mains des amateurs. Le mal allait se répandre. Stencil, d’ailleurs, ne s’en souciait presque plus.
Demi-Volt et lui eurent une explication, le lendemain soir.
— Vous n’êtes pas d’un grand secours, vous savez. Je ne puis contenir la chose à moi tout seul.
— Nous avons perdu nos correspondants. Nous avons perdu plus que ça…
— Bon sang ! Qu’est-ce qui ne va pas, Sidney ?
— La santé, sans doute, mentit Stencil.
— Misère !
— Les étudiants sont en émoi. Un bruit qui court selon lequel l’Université serait abolie. Promulgation de la loi des Grades, 1915, si bien que la première classe de licence touchée sera celle de cette année.
Demi-Volt prit la chose comme Stencil l’avait espéré : il vit là l’effort d’un homme malade pour se rendre utile. « Vous devriez voir ça », marmonna-t-il. Tous deux étaient au courant de l’agitation universitaire.
Le 4 juin, le chef de la police en fonction demanda qu’un détachement de vingt-cinq hommes du bataillon mixte de Malte soit caserné dans la ville. Les étudiants des facultés se mirent en grève le même jour, paradèrent le long de la Strada Reale, en bombardant d’œufs les antimizzistes, en brisant des meubles et en mettant la rue en fête, grâce à un défilé d’automobiles décorées.
— Ça se présente bien, annonça Demi-Volt, ce soir-là. Je pars pour le palais.
Peu après Godolphin vint chercher Stencil dans la Benz.
A la villa, contrairement à l’habitude, le salon était illuminé, bien qu’occupé par deux personnes seulement. Le compagnon de la Manganèse était Maijstral. Mais, de toute évidence, d’autres étaient passés là : des mégots et des tasses à thé étaient disséminés parmi les statues et les vieux meubles.
Stencil sourit en voyant la confusion de Maijstral.
— Nous sommes de vieux amis, dit-il avec douceur.
D’on ne sait où, du fond du réservoir, monta un dernier jet de duplicité et de virtù. Il s’obligea à rentrer dans le réel présent, comprenant, peut-être, qu’il y séjournerait pour la dernière fois. Il posa la main sur l’épaule du charpentier :
— Venez, j’ai des instructions confidentielles. (Il fit un clin d’œil à la femme.) Nous sommes toujours adversaires nominalement, vous comprenez. Et il y a le règlement. (Dehors, son sourire s’effaça.) Vite, maintenant, Maijstral, ne m’interrompez pas. Vous êtes congédié. Nous n’avons plus besoin de vous désormais. La délivrance de votre femme est proche : retournez auprès d’elle.
— La signora… (avec un mouvement de tête pour désigner le vestibule derrière lui) elle a encore besoin de moi. Ma femme a son enfant.
— C’est un ordre : de nous deux… Et j’y ajouterai ceci : si vous ne retournez pas auprès de votre femme, elle se supprimera, avec l’enfant.
— C’est un péché.
— Elle en acceptera le risque.
Mais Maijstral piétinait encore.
— Très bien : si je devais vous revoir ici ou en compagnie de ma femme… (Le coup avait porté : un sourire rusé joua aux lèvres de Maijstral.)… je livrerais votre nom à vos camarades de travail. Vous savez ce qu’ils vont vous faire, Maijstral ? Mais oui, vous le savez. Je peux même alerter les Banditti, si vous préférez une mort plus pittoresque.
Maijstral resta quelques secondes figé ; ses yeux s’embrumaient. Stencil laissa opérer, un instant encore, le mot magique Banditti, puis il adressa à l’homme son meilleur et ultime sourire diplomatique.
— Allez… vous et votre femme et le jeune Maijstral… Gardez-vous de participer au bain de sang. Restez chez vous.
Maijstral haussa les épaules, pivota sur ses talons et s’éloigna. Il ne se retourna pas ; son pas traînant n’avait plus la même assurance.
Stencil fit une courte prière : « Puisse-t-il perdre de l’assurance à mesure qu’il prendra de l’âge. »
Elle sourit lorsqu’il rentra au salon.
— C’est fait.
Il se laissa tomber dans un fauteuil Louis XV, dont les séraphins symétriques se tenaient à l’affût au-dessus d’une sombre prairie de velours vert. « C’est fait. »
Dans la journée du 6 juin, la tension ne cessa de monter. Les unités de police civile et des unités militaires furent appelées à la rescousse. Un nouvel avis officieux circula, invitant les commerçants à fermer boutique.
A quinze heures trente, le 7 juin, la foule commença à envahir la Strade Reale. Pendant une journée et demie encore, elle fut maîtresse du territoire extérieur de La Valette. Elle attaqua non seulement le Chronicle (comme promis), mais aussi l’Union Club, le lycée, le palais, les domiciles des partisans antimizzistes, les cafés et les magasins restés ouverts. Les éléments débarqués du HMS Egmont et des détachements de l’armée et de la police participèrent au renforcement de l’ordre. Plusieurs fois, ils formèrent les rangs ; une fois ou deux, ils ouvrirent le feu. Trois civils tombèrent sous les balles ; sept furent blessés. D’autres, plus nombreux encore, furent malmenés, dans le désordre général. Quelques bâtiments furent incendiés. Deux camions de la RAF, équipés de mitrailleuses, dispersèrent une attaque contre les minotiers de Hamoun.
Un remous mineur dans le cours paisible de l’administration maltaise, dont seul un rapport de la Commission d’enquête conserve le souvenir. Aussi subitement qu’ils avaient commencé, les troubles de juin (comme ils furent appelés) cessèrent. Rien n’était réglé. La question primordiale, celle de l’autonomie, n’était d’ailleurs pas encore résolue en 1956. Malte, pendant cette période, n’avait guère évolué au-delà de la dyarchie et, en février, s’était même, en un sens, rapprochée de l’Angleterre, puisque son corps électoral vota à trois contre un pour la représentation maltaise à la Chambre des Communes britannique.
De bonne heure, dans la matinée du 10 juin 1919, le chébec de Méhémet appareilla du quai de Lascario. Sidney Stencil était là, assis sur sa voûte d’arcasse, comme quelque désuète pièce de charpente nautique. Personne n’était venu lui souhaiter bon voyage. Veronica Manganèse ne l’avait gardé que le temps nécessaire. Les yeux de Stencil étaient obstinément fixés vers l’arrière.
Mais, comme le chébec passait, à quelque chose près, au large du fort Saint-Elmo, on remarqua une Benz étincelante qui s’arrêtait non loin du quai, et l’on vit son conducteur, en livrée noire et au visage mutilé, descendre jusqu’à l’extrémité du port pour suivre du regard le bateau. Au bout d’un moment, il éleva la main et l’agita, d’un geste du poignet curieusement sentimental et féminin. Il cria en anglais quelque chose qu’aucun des témoins ne comprit. Il pleurait.
Tracez une ligne de Malte à Lampeduse. Supposez que ce soit le rayon d’un cercle… Quelque part, à l’intérieur de ce cercle, dans la soirée du 10, une trombe se produisit, qui dura quinze minutes, le temps d’élever, à une hauteur de quinze mètres, le chébec, de le faire tournoyer et grincer, la gorge nue d’Astarté offerte au ciel sans nuages, pour de nouveau le précipiter dans une portion de la Méditerranée dont les phénomènes de surface subséquents (les moutonnements d’écume, les îlots de varech, chacune des mille et mille dépressions qui bientôt devaient capter quelque fragment du spectre d’un impitoyable soleil) ne révélèrent rien de ce qui vint à reposer par le fond, en cette calme journée de juin.