V

Où Stencil manque de partir vers l’Ouest avec un alligator


1

Cet alligator-là était pie : blanc pâle et noir d’algue. Rapide d’allure mais pataud. Peut-être était-il paresseux, ou vieux, ou bête. Profane se disait qu’il était sans doute las de vivre.

La poursuite durait depuis la tombée de la nuit. Ils suivaient un tuyau d’un mètre douze de diamètre et ça faisait drôlement mal au dos. Profane craignait que l’alligator n’empruntât une canalisation plus étroite encore, où il ne pourrait s’engager. Le cas échéant, il serait obligé de s’agenouiller dans la vase, de viser et de tirer presque au jugé, le tout très vite, tant que le cocodrilo était dans le champ. Angel portait la torche électrique mais, comme il avait bu pas mal de vin, il se traînait derrière Profane, l’esprit ailleurs, en faisant osciller le faisceau lumineux sur toute la surface du tuyau. Profane n’apercevait le coco que par à-coups.

De temps en temps, la bête à courre se retournait à moitié, modeste, tentante. Un peu triste. Là-haut, il pleuvait. Derrière eux, il y avait ce bruit d’eau continu, à hauteur de la dernière bouche d’égout. Devant eux, c’étaient les ténèbres. Le conduit tortueux devait être vieux de quelques décades. Profane guettait donc la ligne droite. Dans la ligne droite, la mise à mort serait facile. Mais s’il tirait dans cette suite de virages, courts et biscornus, il fallait craindre les ricochets.

Profane n’en était pas à sa première victime. Depuis deux semaines qu’il faisait le boulot, il avait à son tableau quatre alligators et un rat. Tous les matins et tous les soirs, pour chaque relève, il y avait la revue devant une confiserie de Columbus Avenue. Zeitsuss, le patron, berçait le rêve de devenir un jour dirigeant syndical. Il portait des complets en peau de requin et des lunettes cerclées d’écaille. En fait, il y avait pénurie de volontaires pour assurer le travail, même dans ce quartier portoricain ; sans parler de l’ensemble de la ville de New York. Mais Zeitsuss, nonobstant, passait les candidats en revue tous les matins à six heures, entêté dans son rêve. Pour l’instant, il était fonctionnaire mais, un jour, il serait le nouveau Walter Reuther.

— C’est bon… Oui, Rodriguez, là-bas… Je pense que vous ferez l’affaire.

Et le service qui manquait de bras, pendant ce temps-là ! Quelques volontaires se présentaient, bien sûr, le pas traînant, à leur corps défendant, défectionnaires dans l’âme ; la plupart quittaient l’emploi dès le premier jour. Un drôle de ramassis… Des clochards… Surtout des clochards… Ceux qui avaient quitté le soleil d’hiver de l’Union Square et ses quelques pigeons baragouinants, cherchant la solitude, ceux qui sortaient du quartier de Chelsea ou descendaient des collines de Harlem, il y avait aussi cette tiédeur diffuse, au niveau de la mer, les furtifs regards que l’on jette, de derrière le pilier en béton d’une passerelle, vers le Hudson rouillé, ses remorqueurs et ses péniches de pierre (c’est eux qui, dans cette ville, remplacent peut-être les dryades : observez-les, un prochain jour d’hiver où vous emprunterez la passerelle, sortant lentement du béton, cherchant à s’y intégrer ou, tout au moins, à s’abriter du vent et de cette vilaine inquiétude qui les prend — ou nous prend ? – devant l’immuable rivière — où va-t-elle, au juste ?) ; des clochards venus des bords des deux fleuves (ou débarquant du Midwest, courbés, injuriés, accouplés et réaccouplés, plus loin que ne porte le souvenir, à ces gars indolents et insouciants qu’ils avaient été, ou aux pauvres dépouilles qu’ils seront un jour) ; un mendiant (le seul, du moins, qui consentit à en parler) possédait un placard plein de complets Mickey-Freeman et d’autres vêtements de même prix ; il conduisait, la journée finie, une Lincoln étincelante et blanche, il avait quatre femmes, échelonnées sur le parcours de la Nationale 40, et balisant sa progression vers l’est ; il y avait aussi Mississippi, originaire de Kielce, Pologne, dont personne ne savait prononcer le nom, dont on avait pris la femme, pour l’enfermer au camp de mort d’Oswiecim, dont on avait pris l’œil, énucléé, à bord du cargo Mikolaj-Rej, par le mauvais bout d’un câble de palan ; dont on avait pris les empreintes à la police de San Diego, lorsque, en 1949, il avait tenté de déserter le bateau ; et des nomades ayant juste achevé la cueillette saisonnière des haricots dans quelque pays exotique, si exotique, en fait, qu’il ne pouvait s’agir que de l’été dernier et des exploitations, à l’est de Babylon, Long Island ; mais eux, qui ne pouvaient évoquer qu’une seule et unique saison, soutenaient qu’elle venait tout juste de s’achever, qu’elle n’était même pas tout à fait finie ; des errants, enfin, remontés vers la périphérie de ce classique nid à clochards qu’est le Bowery, et le bas de la 3e Avenue… Ramassage de chemises usagées, écoles de coiffure, étrange perte de temps.

Ils travaillaient par équipes de deux. L’un portait la torche électrique, l’autre un fusil de chasse à répétition calibre 12. Zeitsuss se rendait compte que, pour les chasseurs, cette arme était aussi ignominieuse que la dynamite pour les pêcheurs à la ligne. Mais ce n’est pas l’article élogieux dans Bois et Rivières qu’il ambitionnait. Les armes à répétition sont rapides et sûres. Or, dans le service, la conscience professionnelle était à l’ordre du jour, depuis le grand scandale des égouts en 1955. Il lui fallait des alligators morts ; et des rats aussi, qui auraient été pris dans l’explosion.

Chaque chasseur eut droit au brassard ; une idée de Zeitsuss. BRIGADE ALLIGATOR, lisait-on en lettres vertes. Au début des opérations, Zeitsuss avait fait installer dans son bureau un plan de la ville, gravé sur plexiglas, quadrillé, et recouvert d’une grille à cotes. Zeitsuss s’asseyait devant le panneau, tandis qu’un coordinateur (le nommé V. A. [Serpette] Spugo, qui prétendait avoir quatre-vingt-cinq ans et aussi avoir tué quarante-sept rats à coups de serpette, sous le pavé chaud de Brownsville, le 13 août 1922) pointait d’un crayon gras à mine jaune les probabilités, les poursuites en cours, le gibier abattu. Tous les rapports étaient faits par des chefs d’équipe ambulants, qui suivaient des parcours préétablis jalonnés par les bouches d’égout et qui, penchés sur le trou, s’informaient à tue-tête sur le progrès des équipes. Chaque chef d’équipe était doté d’un émetteur-récepteur à ondes courtes qui aboutissait, en un réseau serré, au bureau de Zeitsuss et au haut-parleur ondes courtes encastré dans le plafond. Au commencement, le boulot s’était révélé passionnant. Zeitsuss éteignait toutes les lumières, sauf celles du panneau et de sa lampe de bureau. L’endroit évoquait quelque quartier général des armées, et un visiteur occasionnel ne pouvait manquer de percevoir cette tension dans l’air, cette détermination, et d’imaginer l’immense filet tendu jusqu’aux confins de la cité, cette pièce étant le cerveau de l’organisation et son aboutissement. Jusqu’au moment, tout au moins, où furent captés les propos diffusés par la radio.

— Un bon provolone, qu’elle dit.

— J’y ai donné, moi, le bon provolone. Elle a qu’à faire son marché elle-même. Toute la journée, elle traîne chez Mme Grosseria, à regarder la télé.

— Dis donc, Andy, t’as vu Ed Sullivan hier soir ? Y avait une bande de tordus qui jouaient du piano avec leur…

D’un autre coin de la ville :

— Et Vite-Fait Gonzales qui dit : Señor, ôtez votre main de mon tafanar, s’il vous plaît.

Et encore :

— Tu devrais faire un tour ici, dans l’East Side. Y a du linge, je n’ te dis que ça !

— L’est tout bardé de fermetures Éclair, le linge, dans l’East Side.

— Et la tienne de fermeture, elle est bien courte, on dirait !

— C’est pas la longueur qui compte, c’est ce que tu fais avec.

Bien entendu, il y eut des ennuis avec le FCC1, qui fait circuler ses types, dit-on, dans de petites voitures radio, équipées d’antennes chercheuses destinées à détecter justement ce genre d’usagers. D’abord il y eut des avertissements écrits, puis des coups de téléphone et, finalement, la visite d’un quidam, portant un complet de cuir, plus brillant encore que celui de Zeitsuss. Et ce fut la fin des émetteurs-récepteurs. Peu après, Zeitsuss fut convoqué chez son patron, qui lui expliqua, très paternel, qu’il n’y avait pas assez de crédits pour faire marcher la brigade comme par le passé. Aussi la Centrale des chasseurs-destructeurs d’alligators fut-elle prise en main par un service mineur de la comptabilité, et le vieux Serpette Spugo s’en fut à Astoria Queens, avec sa pension, pour trouver un jardin envahi de marijuana sauvage et une tombe prématurée.

A la suite de cette crise, quand ils s’alignaient devant la confiserie, Zeitsuss leur faisait parfois de petits speeches d’encouragement. Aussi le jour où, sur une décision du service, les munitions furent rationnées, il se planta, sans chapeau sous une pluie de février qui ressemblait fort à de la neige, pour leur annoncer la chose. Et l’on ne pouvait savoir si ce ruissellement sur son visage était neige fondue ou larmes.

— Les gars, dit-il, y en a parmi vous qui sont là depuis la création de la brigade. Y a quelques sales gueules que je retrouve ici tous les matins. Y en a plein, d’autre part, qu’on ne revoit pas, et c’est très bien ainsi. Si ça paie mieux ailleurs, moi je dis : chacun il est libre. Notre équipe, elle n’est pas riche. Maintenant, si on avait un syndicat, y a plein de sales gueules qu’on reverrait tous les matins, c’est moi qui vous le dis. Mais vous autres, les fidèles, vous qui vivez dans la merde humaine et dans le sang d’alligator huit heures par jour, et qui ne vous plaignez pas, eh bien, je suis fier de vous. On a été systématiquement rationnés dans notre brigade, depuis qu’elle existe, et c’est pas depuis bien longtemps. N’empêche que personne ne rouspète à ce sujet et, pourtant, c’est encore pire que la merde.

« Eh bien, ils ont encore rogné sur les munitions, aujourd’hui. Chaque équipe recevra cinq cartouches, au lieu de dix. Au bureau central, ils se sont mis dans la tête que vous gaspillez la marchandise. Moi, je sais bien que c’est pas vrai, mais va donc l’expliquer à ces gens-là qu’ont jamais descendu dans le trou, vu que ça peut abîmer leur beau costard à cent dollars. Alors, tout ce que je peux vous dire, c’est ceci : ne tirez qu’à coup sûr, perdez pas votre temps dans les cas douteux.

« Mais continuez le boulot comme avant. Je suis fier de vous, les gars. Je suis drôlement fier !

Ils piétinaient, tout gênés. Zeitsuss n’en dit pas plus, il resta là, la tête à moitié tournée, suivant du regard une vieille dame portoricaine qui, son panier sur le bras, s’en allait en boitillant vers le quartier nord, de l’autre côté de Columbus Avenue. Zeitsuss parlait toujours de sa fierté, et malgré sa grande gueule et ses méthodes syndicalistes et sa folie des grandeurs, ils l’aimaient bien. Car, sous le cuir luisant et derrière les verres teintés, il n’était, lui aussi, qu’un clochard ; seules les contingences de l’espace et du temps les empêchaient de l’entraîner avec eux dans une honnête beuverie. Et comme ils l’aimaient bien, cette fierté qu’il proclamait pour « notre brigade », fierté dont personne ne doutait, les mettait mal à leur aise, car ils se rappelaient les ombres qu’ils avaient tirées (ombre-biture, ombre-solitude) ; les roupillons qu’ils avaient piqués pendant les heures de travail, accotés aux réservoirs de chasse, près des rivières ; leur rouscaille, mais à voix si basse, que même l’équipier ne pouvait l’entendre ; les rats qu’ils avaient laissés courir, par pitié. Ils ne pouvaient donc partager l’orgueil de leur chef, mais ils avaient du remords à l’idée de n’avoir pas justifié son émotion, ayant appris à la suite d’expériences assez banales et aisées que l’orgueil — l’orgueil de « notre brigade », l’orgueil individuel, même l’orgueil-péché-mortel – n’existait pas vraiment, comme peuvent exister, par exemple, trois canettes de bière vides mais consignées, qui vous paient un trajet en métro, un peu de chaleur, un endroit pour coucher. L’orgueil, lui, ne se troquait pas. Qu’est-ce qu’il en tirait, Zeitsuss, le pauvre innocent ? Il s’était fait taper sur les doigts, un point c’est tout. Mais ils l’aimaient bien et personne n’avait le cœur de l’affranchir.

Profane avait l’impression que Zeitsuss ignorait qui il était et que, de toute façon, il s’en fichait. Il aurait bien voulu faire partie des « sales gueules » intermittentes, mais qu’était-il, après tout ? Un tard venu. Il n’avait aucun droit, conclut-il, après le discours des munitions, de formuler un jugement quelconque sur Zeitsuss. Profane n’éprouvait, certes, aucune fierté. Pour lui, c’était un boulot, non une brigade. Il avait appris à manier un fusil à répétition (même à le démonter et à le nettoyer) et maintenant, après deux semaines dans les égouts, il commençait presque à se sentir moins maladroit. Ainsi, il ne risquait plus de se loger une balle dans le pied, ou dans un endroit plus malencontreux encore.

Angel chantait Mi corazon, esta tan solo, mi corazon… Profane observait ses propres bottes à cuissards qui se mouvaient au rythme de la chanson d’Angel, il regardait la lueur baladeuse de la torche à la surface de l’eau, il regardait l’ondulation paisible de la queue d’alligator, devant lui. Ils s’approchaient d’une bouche d’égout. Le lieu de rendez-vous. Ouvrez l’œil, hommes de la brigade Alligator. Angel pleurait en chantant.

— La ferme, dit Profane. Si c’est Bung, le contremaître, qui nous attend là-haut, on l’a dans le baba. Fais pas le marie.

— Je le déteste, Bung, le contremaître, déclara Angel.

Et il se mit à rire.

— Chut, fit Profane.

Bung, le contremaître, avait été doté d’un émetteur-récepteur, jusqu’au jour où le FCC y avait mis le holà. Maintenant il trimbalait un carnet et rédigeait des rapports quotidiens au bénéfice de Zeitsuss. Il parlait peu, se contentant de donner des ordres. Une phrase revenait sans cesse : « Je suis le contremaître. » Et, parfois : « Je suis Bung, le contremaître. » Angel prétendait qu’il lui fallait répéter cette vérité sans cesse pour s’en convaincre.

Devant eux, l’alligator encombrait le passage, tout piteux. Il avait ralenti, comme s’il souhaitait d’être rattrapé et qu’on en finisse. Ils arrivèrent sous la bouche d’égout. Angel monta à l’échelle et frappa la face intérieure de la plaque avec un pied-de-biche. Profane tenait la torche, tout en surveillant le coco. Il y eut un crissement au-dessus de sa tête et la plaque fut brusquement tirée sur le côté. Le croissant d’un ciel de néon rose apparut. La pluie éclaboussa les yeux d’Angel. Soudain la tête de Bung, le contremaître, se dessina dans le croissant.

 Chinga tu madre, dit Angel aimablement.

— Au rapport, dit Bung.

— Il fiche le camp ! cria Profane d’en bas.

— On en tient un, déclara Angel.

— T’as bu, fit Bung.

— Non, dit Angel.

— Si, cria Bung. C’est moi, le contremaître !

— Angel, dit Profane. Amène-toi, on va le paumer.

— J’ai pas bu, dit Angel.

Il songea que ce serait bien réconfortant de filer à Bung un coup dans les gencives.

— Je m’en vais te soigner, dans mon rapport, promit Bung. Tu sens la gnole.

Angel se hissa hors de la bouche d’égout.

— J’ai deux mots à te dire, moi.

— A quoi vous jouez, les gars ? dit Profane. A la marelle ?

— Continue, cria Bung en se penchant sur le trou. Je retiens ton équipier par mesure disciplinaire.

Angel, le torse dégagé du trou, enfonça ses dents dans le mollet de Bung qui poussa un cri. Profane vit disparaître Angel, auquel se substitua le croissant rose. La pluie gicla du ciel, ruissela sur la vieille brique qui tapissait le trou. Un bruit de semelles parvenait de la rue.

— Et alors quoi ? fit Profane.

Il braqua la torche vers le fond du tunnel et vit la queue de l’alligator qui disparaissait lentement derrière le tournant. Il haussa les épaules :

— Continue, mon cul, dit-il.

Il s’éloigna de la bouche d’égout, portant sous le bras le fusil accroché à sa courroie et, dans sa main libre, la torche. C’était la première fois qu’il chassait seul. Mais il n’avait pas peur. Au moment de la mise à mort, il trouverait bien un endroit pour caler la lampe électrique.

Autant qu’il pouvait s’en rendre compte, il était quelque part aux confins de l’East Side. Hors de son circuit habituel… Nom de nom, avait-il poursuivi cet alligator d’un bout à l’autre de la ville ? Il suivit le coude, et la lumière du ciel rose s’effaça : il n’était plus cerné désormais que par une languissante ellipse, l’alligator occupant le foyer symétrique, et un fragile axe lumineux les reliant l’un à l’autre.

Ils tournèrent vers la gauche, et les quartiers périphériques. L’eau ici devenait un peu plus profonde. Ils abordaient la paroisse Fairing, ainsi nommée en l’honneur d’un prêtre qui avait vécu jadis dans ces œuvres vives. Au cours de la Dépression des années trente, en une heure de félicité apocalyptique, il s’était persuadé que les rats allaient prendre possession de New York, après la mort de la cité. Tous les jours, pendant dix-huit heures d’affilée, il avait fait sa tournée, il avait prospecté les queues devant les boulangeries et les asiles, en apportant la bonne parole et en raccommodant les âmes en lambeaux. Et il avait eu la vision d’une ville encombrée de cadavres, d’une ville où les morts de faim couvraient les trottoirs et le gazon des parcs publics, flottaient, le ventre à l’air, dans les fontaines, se balançaient, le cou tordu, à des réverbères. La ville (toute l’Amérique peut-être, mais ses horizons ne s’étendaient pas si loin) serait donc investie par les rats avant la fin de l’année. Et dans ces conjonctures, le père Fairing songea qu’il était urgent de donner aux rats une préparation adéquate, autrement dit de les convertir à la religion catholique romaine. Un beau soir, peu après la première élection de Roosevelt, il s’engouffra donc dans une bouche d’égout désignée par le hasard, en emportant le catéchisme de Baltimore, son bréviaire et, on ne sut jamais pourquoi, le Précis de la navigation moderne, de Knight. Sa première initiative, d’après son journal découvert bien des mois après sa mort, fut de bénir et purifier par quelques formules d’exorcisme toute l’eau qui s’écoulait dans les égouts entre Lexington et l’East River et entre la 86e et la 79e Rue. C’est sur cette zone que s’établit la paroisse du père Fairing. Les bénédictions données lui assuraient une provision suffisante d’eau bénite ; elles supprimaient aussi le souci du baptême individuel, une fois que tous les rats de la paroisse seraient convertis. Il espérait aussi que d’autres rats, ayant entendu parler du mouvement sous le haut East Side, viendraient se faire catéchiser à leur tour. Avant peu, il serait le directeur de conscience des héritiers de cette terre. Il considérait que le sacrifice auquel il leur demandait de consentir était bien modeste, puisqu’il s’agissait de fournir quotidiennement trois de leurs semblables pour son entretien physique, en échange de la nourriture spirituelle qu’il leur dispensait.

Conformément au programme, il se construisit un petit abri au bord de l’égout. Sa soutane lui servant de grabat, son bréviaire d’oreiller. Tous les matins, il se faisait un petit feu avec des débris de bois ramassés et mis à sécher la veille au soir. Non loin de l’abri, il y avait une sorte de cuvette creusée dans le béton, sous une conduite d’eau de pluie. C’est là qu’il puisait son eau potable et qu’il se lavait. Après un petit déjeuner de rat rôti (« le foie, écrivait-il, est vraiment succulent »), il se consacrait à sa première tâche qui consistait à découvrir un moyen de communication avec les rats. Tout semble indiquer qu’il y réussit. Ainsi, cette note, à la date du 23 novembre 1934 :

 

Ignatius est un disciple bien rétif. Il m’a cherché querelle aujourd’hui, à propos de la nature des indulgences. Bartholomé et Teresa l’ont soutenu. Je leur ai fait la lecture du catéchisme : « L’Église, par le moyen des indulgences, accorde la remise des peines temporelles pour les péchés commis, en nous faisant bénéficier, grâce à son trésor spirituel, d’une part de l’infinie satisfaction de Jésus-Christ et de la surabondante satisfaction de la bienheureuse Vierge Marie et des saints. »

 Et qu’est-ce donc, demanda Ignatius, que la surabondante satisfaction ?

Je repris le livre : « C’est celle qu’ils ont méritée au cours de leur existence, mais dont ils n’avaient pas besoin et que l’Église répartit parmi d’autres membres de la communion des saints. »

 Ha, ha, croassa Ignatius, en ce cas, je ne vois pas en quoi l’Église diffère du communisme marxiste qui, d’après vous, est sans Dieu. A chacun selon ses besoins, chacun selon ses moyens.

Je tentai de lui expliquer qu’il y avait communisme et communisme : que l’Église chrétienne primitive était, en effet, fondée sur la charité et le partage des biens. Bartholomé intervint alors, pour avancer un argument selon lequel cette idée du trésor spirituel procéderait de la situation économique et sociale de l’Église à ses débuts. Teresa, aussitôt, accusa Bartholomé de sympathies marxistes, et la dispute dégénéra en une bataille terrible, au cours de laquelle la pauvre Teresa eut un œil crevé. Pour lui épargner des souffrances supplémentaires, je l’endormis promptement et confectionnai avec ses restes un repas exquis, peu après Sexte. J’ai découvert que les queues, longuement bouillies, sont tout à fait délectables.

 

Il semble qu’il ait converti au moins un lot de rats. Dans le journal, il n’est plus fait mention du sceptique Ignatius : peut-être mourut-il dans une autre bataille, peut-être abandonna-t-il la communauté pour les contrées païennes du centre. Après cette première conversion, les notes du journal deviennent de plus en plus succinctes, mais toutes demeurent optimistes, même euphoriques. A travers ces pages, la paroisse apparaît comme une petite enclave de lumière à l’âge du scandale, des ténèbres, de l’ignorance et de la barbarie.

Mais, à la longue, la viande de rat ne résussit plus au père, peut-être était-elle contaminée. Peut-être aussi les tendances marxistes de ses ouailles lui rappelaient-elles trop certaines scènes qu’il avait vues et certains propos qu’il avait entendus au-dessus du sol, dans les queues des boulangeries, dans les hôpitaux, les maternités et même au confessionnal ; aussi la belle humeur des dernières notes du journal n’est-elle, en fait, qu’une indispensable feinte qui le protégeait de cette morne vérité : ses pâles et sinueux paroissiens pouvaient fort bien se révéler aussi indignes que les animaux dont ils prenaient la succession. Dans sa dernière note, il laisse d’ailleurs percer une pointe d’appréhension :

 

Quand Augustin sera maire de la ville (c’est, en effet, un garçon de belle prestance et les autres le tiennent en grande estime) se souviendra-t-il, lui ou son conseil, du vieux prêtre que je suis ? Non pas en me concédant quelque sinécure ou une confortable retraite, mais en portant dans le cœur le sens d’une charité authentique ? Car, si la dévotion à Dieu trouve sa récompense au Ciel, mais, en aucun cas, sur terre, je suis convaincu qu’une certaine satisfaction spirituelle sera tout de même dévolue aux habitants de cette cité nouvelle dont nous posons ici les fondations, de cette lonie née sous des fondations anciennes. Si cela ne peut être, je m’en irai néanmoins en paix, uni à Dieu. Et, bien entendu, il n’est pas de meilleure récompense. J’ai été un curé un peu vieux jeu — ni très vigoureux, ni très prospère – pendant la plus grande partie de ma vie. Peut-être

 

Là finit le journal. Il est toujours conservé dans les archives inaccessibles du Vatican et dans le souvenir d’une poignée d’anciens, du service new-yorkais de la voirie, qui eurent l’occasion de voir le cahier lorsqu’il fut découvert. Il était posé sur le sommet d’un tumulus fait de briques, de pierres et de bouts de bois, assez grand pour recouvrir un cadavre, et qui avait été dressé dans une canalisation de quatre-vingt-onze centimètres quarante-quatre à la limite de la paroisse. A côté, gisait le bréviaire. Mais on ne trouva pas trace du catéchisme, ni du Précis de la navigation moderne, de Knight.

— Si ça se trouve, avait dit Manfred Katz, le prédécesseur de Zeitsuss, après avoir pris connaissance du journal, ils sont en train d’étudier le meilleur moyen d’abandonner un navire en détresse.

Les récits, lorsque Profane les entendit, étaient quelque peu apocryphes et plus fantaisistes encore que le document qui les avait inspirés. Mais, depuis vingt ans que la légende circulait de bouche à oreille, personne n’avait songé à aucun moment à mettre en question la saine raison du vieux prêtre. Il en va ainsi avec les histoires des égouts. Elles sont ce qu’elles sont. Leur vérité ou leur fausseté n’entrent pas en ligne de compte.

Profane avait donc franchi la frontière de la paroisse, toujours précédé de l’alligator. Griffonnés sur les murs, de loin en loin, il y avait des extraits de l’Évangile, des citations latines (Agnus Dei qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem — Agneau de Dieu qui portez les péchés du monde, accordez-nous la paix). La paix. Ici la paix avait régné, autrefois, en cette saison de dépression qui s’était abattue, lente, épuisant les forces et les nerfs, au long des rues, sous le poids mort de son propre ciel. Bien que le récit du père Fairing eût subi, avec le temps, certaines déformations, Profane en avait saisi le sens général. Excommunié, probablement, pour le principe même de sa mission, squelette de quelque armoire romaine, squelette dans le pieux abri de son lit-soutane, le vieux bonhomme avait prêché, au milieu d’une congrégation de rats affublés de noms de saints, avec l’unique souci de préparer l’avènement de la paix.

Profane braqua le faisceau lumineux sur les vieilles inscriptions, vit une marque sombre en forme de croix et sa peau se hérissa. Pour la première fois depuis qu’il s’était éloigné de la bouche d’égout, il se rendait compte qu’il était seul. L’alligator là-bas ne lui était d’aucun secours. Bientôt il serait mort. Et rejoindrait d’autres fantômes.

Ce qui avait surtout intéressé Profane, c’étaient les comptes rendus concernant Veronica, seule femelle, avec l’infortunée Teresa, qui fût citée dans le journal. Les égoutiers étant ce qu’ils sont (leur repartie favorite : « T’as la cervelle qui pue la vase »), il était question, dans un de leurs récits apocryphes, des relations contre nature entre le prêtre et ce rat femelle, que l’on décrivait comme une espèce de voluptueuse Madeleine. D’après ce que Profane avait pu comprendre, Veronica était la seule, parmi les ouailles du père Fairing, dont il jugeât l’âme digne d’être sauvée. Elle venait le visiter la nuit, non comme un succube, mais pour solliciter des instructions, et peut-être pour emporter dans son nid, quelque part dans la paroisse, un gage offert par le prêtre, dans son désir de l’amener au Christ, un scapulaire monté en médaille, un verset appris par cœur du Nouveau Testament, une indulgence partielle, une pénitence. Quelque chose à garder. Veronica n’était certes pas une rate mercantile.

 

Ma petite plaisanterie pourrait n’en pas être une. Le jour où les bases seront assez solidement établies pour envisager des canonisations, je suis persuadé que Veronica viendrait en tête de liste. Et c’est un descendant d’Ignatius qui, sans doute, assumera le rôle de l’avocat du diable.

V. est venue me voir ce soir, bouleversée. Elle et Paul sont encore retombés dans leurs errements. Cette enfant est vraiment accablée sous le poids du remords. Elle a même une sorte de vision du péché : il lui apparaît comme une bête énorme, blanche et menaçante, qui la poursuit afin de la dévorer. Nous avons parlé de Satan et de ses ruses pendant plusieurs heures.

V. a exprimé le désir de prendre le voile. Je lui ai alors expliqué que, pour le moment, il n’existait pas d’ordre reconnu qui puisse accepter sa candidature. Elle a l’intention d’en parler aux autres jeunes filles, afin de se rendre compte si les vocations sont assez nombreuses pour justifier une action de ma part. Cela impliquerait une lettre à l’évêque. Et mon latin est bien rouillé…

 

« Agneau de Dieu…, songeait Profane. Est-ce que ce prêtre leur parlait du rat de Dieu ? Comment leur faisait-il admettre la mise à mort quotidienne de trois de leurs semblables ? Qu’est-ce qu’il penserait de moi et de la brigade Alligator ? » Il vérifia le fonctionnement du fusil de chasse. Dans cette paroisse, le dédale des couloirs rappelait les catacombes des premiers chrétiens. A quoi bon risquer un coup de feu dans cet endroit ? Mais était-ce là la seule raison ?

Son dos l’élançait ; il commençait à se fatiguer. Il se demandait combien de temps ça allait encore durer. Jamais il n’avait poursuivi un alligator si longtemps. Il s’arrêta un instant, prêta l’oreille aux bruits derrière lui. Il n’entendit que le morne clapotis de l’eau. Angel n’allait pas le rejoindre. Il soupira et reprit sa marche pesante vers la rivière. L’alligator s’ébrouait dans l’eau d’égout, soufflait des bulles et grognait doucement. « Est-ce qu’il parle ? se demandait encore Profane. A moi ? » Il se secoua, car il comprit que, bientôt, il ne réagirait plus, qu’il tomberait en faiblesse et se laisserait emporter par le courant, avec les photos pornos, le marc de café, les préservatifs utilisés ou non, la merde, jusqu’au réservoir de chasse et, plus loin, jusqu’à l’East River et, à travers l’East River, porté par la marée, jusqu’aux forêts de pierre de Queens. Et au diable l’alligator et la poursuite, entre ces murs de légende, couverts d’inscriptions à la craie ! Ce n’était pas l’endroit pour tuer. Il sentait sur lui les yeux des rats-fantômes, mais fixait le regard droit devant lui, car il redoutait de découvrir le tuyau de quatre-vingt-onze centimètres quarante-quatre qui avait été la sépulture du père Fairing, et il s’efforçait de fermer l’oreille aux couinements liminaux de Veronica, le vieil amour du prêtre.

Soudain, si soudain qu’il prit peur, une lumière apparut devant lui, au tournant. Ce n’était pas la luminescence d’une ville un soir de pluie, mais une lueur plus pâle, plus incertaine. Il s’engagea dans le coude, tout en notant que l’ampoule de sa torche s’était mise à clignoter ; pendant un instant il perdit de vue l’alligator. Puis, en sortant du coude, il découvrit brusquement un vaste espace qui évoquait une nef d’église, avec une voûte en plein cintre et une lumière phosphorescente qui venait des murs à l’architecture imprécise.

— Beuh ! fit-il à haute voix. Serait-ce un reflux de la rivière ?

L’eau de mer a parfois cette phosphorescence, la nuit ; et, dans le sillage d’un bateau, on peut observer ces reflets inquiétants. Mais pas ici. L’alligator s’était retourné et lui faisait face. Une belle cible, facile.

Profane attendait. Il attendait une manifestation quelconque. Une manifestation de l’autre monde, bien entendu. Il était, de nature, sentimental et superstitieux. Sûrement l’alligator allait recevoir le don des langues, ou alors c’est le corps du père Fairing qui allait ressusciter, ou la sensuelle V. qui allait le tenter, afin de le détourner du meurtre. Profane s’attendait à être soulevé par lévitation, à perdre la notion des choses, au point de ne plus savoir où il se trouvait. Dans un ossuaire, dans une sépulture.

« Ah ! jocrisse », murmura-t-il, au milieu de la phosphorescence. Prédisposé aux accidents, empoté. Le fusil partirait tout seul. Le cœur de l’alligator continuerait son tic-tac et le sien éclaterait, son ressort et son échappement rouilleraient dans la médiocre profondeur de l’égout, sous la lumière sacrilège.

« Est-ce que j’ai le droit de le laisser filer tout simplement ? » Mais Bung, le contremaître, savait qu’il était sur un coup sûr. C’était porté sur son carnet. Et puis Profane comprit que l’alligator ne pouvait aller plus loin. Assis sur son derrière, il attendait les événements, en sachant foutre bien que sa cervelle allait sauter.

Dans la salle de l’Indépendance, à Philadelphie, le plancher avait été refait, mais on avait laissé un carré du parquet primitif de trente centimètres de côté au bénéfice des touristes. « Il se peut, disait le guide, que Benjamin Franklin se soit arrêté juste à cet endroit, ou même George Washington. » Au cours d’une visite organisée, Profane, élève de troisième, avait été dûment impressionné. Maintenant, il ressentait la même émotion. C’est là, dans cette salle, qu’un vieillard avait tué et fait bouillir le catéchumène, qu’il avait pratiqué la sodomie avec un rat, qu’il avait discuté d’une éventuelle entrée en religion avec V., une future sainte, selon que l’on prêtait l’oreille à un narrateur ou à un autre.

— Excusez-moi, dit-il à l’alligator.

Toujours il s’excusait. C’était la réplique clef de son répertoire de jocrisse. Il porta à l’épaule le fusil à répétition, libéra le cran de sûreté.

— Excuse-moi, dit-il encore.

Le père Fairing parlait aux rats. Profane parlait aux alligators. Il tira. L’alligator sursauta, fit un écart en arrière, battit de la queue un instant, et ne bougea plus. Le sang se mit à suinter, amibien, en composant avec la pâle luminosité de l’eau des motifs mouvants. Et brusquement, la lampe électrique s’éteignit.

2

Gouverneur (« Roony ») Winsome, juché sur sa grotesque machine à café expresso, fumait un cigare mince, noir et tordu, tout en jetant à la femme, dans la chambre voisine, des regards lugubres. L’appartement, très haut perché au-dessus de Riverside Drive, comportait quelque treize pièces. Toutes décorées dans le style homosexuel primitif, et disposées de telle sorte qu’elles offraient ce que les auteurs du siècle dernier se plaisaient à appeler des « perspectives » quand les portes communicantes étaient ouvertes, comme c’était maintenant le cas.

Mafia, sa femme, couchée sur le lit, jouait avec Fang, le chat. Pour le moment, elle était nue et agitait un soutien-gorge gonflable devant les griffes impuissantes de Fang, qui était siamois, gris et névrosé. « ’Ti-chat, « ’Ti-chat, disait-elle. Il était fâché, ’ti-chat, il voulait faire joujou avec ’ti-bonnet ; ’ti-minou-minoufle, va ! »

« Misère, songeait Winsome, une intellectuelle. Il a fallu que je me dégotte une intellectuelle. Elles font toutes de la régression. »

Le cigare venait de chez Bloomingdale, qualité supérieure : procuré par Charisma quelques mois plus tôt, pendant l’une de ses intermittentes tentatives de gagner sa vie ; à l’époque, il était expéditionnaire. Winsome se promit de voir la placière de chez Lord and Taylor’s2, une frêle jeune fille qui rêvait d’être un jour vendeuse au rayon maroquinerie. La camelote était hautement appréciée par les fumeurs de cigares, au même titre que les Chivers Regal Scotch et la marijuana noire de Panama.

Rooney était directeur du service des disques étrangers, « l’Étrangeoïde » (Volkswagen en Hi-Fi ; les Joyeux Compagnons de Leavenworth vous présentent de vieux succès), et passait le plus clair de son temps à faire la chasse aux curiosités. C’est ainsi qu’il avait un jour branché un magnétophone, camouflé en distributeur à mouchoirs en papier Kotex, dans des toilettes de Penn Station ; on l’avait vu, le micro à la main, rôdant, paré d’une fausse barbe et de jeans Levi’s, dans la fontaine de Washington Square ; on l’avait vu se faire éjecter du bordel de la 125Rue et se faufiler dans le quartier des suppléants, au Yankee Stadium, le jour de l’ouverture. Rooney était omniprésent et irrépressible. Il frisa même la catastrophe, un certain matin, où deux agents de la CIA3 firent irruption dans son bureau, armés jusqu’aux dents, avec le propos de mettre en échec la réalisation de son grand rêve secret : la version unique et transcendante de l’Ouverture 1812 de Tchaïkovski. Il était question de remplacer les cymbales, les cuivres, ou même l’orchestre… par quoi ? Dieu et Winsome étaient seuls à le savoir. Et la CIA s’en fichait bien. S’ils étaient là, c’était pour enquêter sur les coups de canon. Il semblait que Winsome eût prospecté parmi les personnalités haut placées de l’Armée de l’Air.

— Pourquoi ? dit l’homme au complet gris.

— Pourquoi pas ? dit Winsome.

— Pourquoi ? dit l’homme au complet bleu.

Winsome leur expliqua.

— Miséricorde ! dirent-ils, en blêmissant d’un commun accord.

— Celle qu’on lâchera sur Moscou, naturellement, ajouta Rooney. Je tiens à respecter l’exactitude historique.

Le chat émit un cri strident. Charisma sortit en rampant d’une des pièces voisines, recouvert d’une grande couverture verte de l’Hudson Bay.

— B’jour, dit Charisma, dont la voix parvenait assourdie de sous la couverture.

— Non, déclara Winsome. Tu t’es encore gouré. Il est minuit et ma femme Mafia s’amuse avec le chat. Vas-y voir. J’envisage de vendre des billets aux amateurs.

— Où est Fu ? dit la voix sous la couverture.

— En train de faire la nouba, dit Winsome, dans le centre…

— Roon, piailla la femme, viens voir !

Le chat était couché sur le dos, les quatre pattes dressées, le sourire de la mort aux lèvres.

Winsome ne fit pas de commentaire, le monticule vert qui s’était arrêté au milieu de la pièce se remit en mouvement, longea la machine à expresso, pénétra dans la chambre de Mafia. Lorsqu’il passa près du lit, une main apparut et tapota la cuisse de Mafia, puis il poursuivit son chemin vers la salle de bains.

« Les Esquimaux, songeait Winsome, considèrent qu’un hôte ayant du savoir-vivre se doit d’offrir au voyageur sa femme pour la nuit, au même titre que le vivre et le couvert. Je me demande si, à côté, ce vieux Charisma est en train de tirer son coup avec Mafia. »

— Mukluk, dit-il à haute voix.

Pour lui, c’était un mot esquimau. Si ce n’en était pas un, tant pis : il n’en connaissait pas d’autre. De toute façon, personne ne l’avait entendu.

Le chat vola à travers les airs pour atterrir dans la pièce à expresso. La femme de Winsome était en train de passer un peignoir, un kimono, une robe d’intérieur ou un négligé. Winsome n’arrivait pas à retenir le nom exact de l’objet, bien que Mafia lui eût périodiquement fourni des explications détaillées. Winsome ne savait qu’une chose : c’est ce machin qu’il fallait lui enlever.

— Je vais travailler un peu, déclara-t-elle.

La femme de Winsome était femme de lettres. Ses romans (elle en avait fait trois à ce jour) comportaient mille pages chacun et, tout comme les serviettes hygiéniques, avaient rallié une immense, fidèle et anonyme clientèle féminine. Il s’était même constitué une sorte de congrégation ou club de fanas, dont les membres se réunissaient, lisaient ses livres et discutaient sa théorie.

Si d’ailleurs les époux en venaient un jour à envisager une rupture définitive, ce serait encore en vertu de cette théorie. Car, malheureusement, Mafia y croyait aussi ardemment que ses admiratrices. La théorie en soi se réduisait à peu de chose, c’était plutôt l’expression d’une nostalgie. Elle était d’ailleurs tout entière contenue dans ce postulat : le monde ne peut être sauvé d’une certaine décadence que par l’Amour héroïque.

En fait, pour connaître cet Amour héroïque, il s’agissait de baiser cinq ou six fois par nuit, et nuit après nuit, en agrémentant la chose de quelques prises de catch impétueuses et un tantinet sadiques. Une seule fois, Winsome s’était abandonné à la colère et avait hurlé : « Tu as fait de notre mariage une turpitu-lupinade », formule qui eut le don de plaire à Mafia. Et qui apparut dans son nouveau roman et dans la bouche d’un certain Schwartz, psychopathe, pusillanime et juif, qui était le traître principal.

Tous les personnages étaient classés par la romancière, sur le plan racial, selon un ordre tristement banal. Les sympathiques, jeunes dieux, athlètes du sexe, qui lui servaient de héros et d’héroïnes (ou d’héroïne ? se demandait-il), étaient grands, musclés, blancs, bien que souvent généreusement hâlés (des pieds à la tête), anglo-saxons, teutons ou scandinaves, parfois mi-teutons, mi-scandinaves. Le vulgum pecus et le bataillon des traîtres étant constitué par les nègres, les juifs et les immigrants de l’Europe méridionale. Winsome, originaire de la Caroline du Nord, était indisposé par la haine citadine ou new-yorkaise que Mafia professait à l’égard des Négros. Au temps où il lui faisait la cour, il avait admiré son vaste répertoire d’histoires nègres. Ce n’est qu’après le mariage que lui fut révélée une horrible vérité, aussi horrible que la découverte de ses faux seins. Mafia était à peu près incapable de comprendre l’attitude « sudiste » à l’égard des Noirs. Pour elle, négro était un terme de haine, car elle manquait de jugement et cultivait l’émotion à l’emporte-pièce. Winsome était trop choqué pour lui expliquer que tout cela n’était pas une question d’amour ou de haine, de bons ou de moins bons sentiments, mais un héritage dont il fallait prendre son parti. Il laissa donc courir, comme tout le reste.

Si vraiment elle croyait à l’Amour héroïque qui, pour tout dire, n’était qu’une question de fréquence, il était évident que Winsome ne remplissait même pas à moitié le rôle du partenaire viril conçu par Mafia. Au bout de cinq ans de mariage, il ne savait qu’une chose : chacun d’eux ayant gardé son intégralité, il n’y avait guère de chance que la fusion s’opérât, et l’osmose sentimentale n’était guère plus concevable que l’épanchement du sperme à travers le caoutchouc étanche du préservatif ou du diaphragme, qui jamais ne manquait de les protéger.

Enfin Winsome, de par son éducation, avait cette idéologie de Blanc protestant, telle que la propagent certains magazines et, notamment, le Cercle de famille. Un des premiers principes enseignés par ces publications est que l’enfant sanctifie le mariage. Pendant un temps, Mafia s’était emballée à l’idée d’avoir une descendance. Peut-être avait-elle rêvé d’élever une kyrielle de super-enfants, de donner naissance à une race nouvelle… va savoir ! Winsome avait, en apparence, répondu à ses exigences, tant au point de vue de la génétique que de l’eugénique. Mais, rusée, elle voulut surseoir à l’exécution, et le grand jeu de préservatifs se prolongea tout au long d’une première année, consacrée à l’Amour héroïque.

Comme, entre-temps, les choses s’étaient quelque peu détériorées, Mafia, tout naturellement, commença à se demander si elle avait été bien avisée en jetant son dévolu sur Winsome. Le fait qu’elle eût différé si longtemps la rupture plongeait Winsome dans les conjectures. Une question de standing littéraire, sans doute. Peut-être retardait-elle le divorce, en attendant que son sens publicitaire lui donnât le feu vert. Il avait tout lieu de soupçonner que, devant la Cour, elle le décrirait, pour autant que la vraisemblance le lui permît, comme un quasi-impuissant. Le Daily News et même, peut-être, le magazine Confidential annonceraient pour leur part au monde qu’il était eunuque.

Le seul motif de divorce valable dans l’État de New York est l’adultère. Rooney, qui rêvait vaguement de prendre Mafia de vitesse, s’était mis à observer, avec un intérêt de moins en moins objectif, Paola Maijstral, la camarade de chambre de Rachel. Jolie et sensible et pas heureuse, d’après ce qu’on disait, avec pour mari Pappy Hod, quartier-maître de la marine US, dont elle s’était d’ailleurs séparée. Mais aurait-elle, pour cela, meilleure opinion de Winsome ?

Charisma pataugeait sous sa douche. Est-ce qu’il portait encore sa couverture verte, là-dedans ? Winsome avait l’impression qu’elle lui servait de maison.

— Hé ! cria Mafia, assise à son bureau. Comment tu écris Prométhée ?

Winsome était sur le point de lui répondre : « Pro, comme prophylactique », quand le téléphone sonna. Winsome sauta au bas de la machine expresso et s’en fut vers l’appareil.

Que ses éditeurs la prennent pour une analphabète ! Bien fait !

— Rooney, t’as pas vu ma copine ? La plus jeune…

Il ne l’avait pas vue.

— Et Stencil ?

— Stencil ne s’est pas montré de toute la semaine, répondit Winsome. Il est en train de suivre des pistes, paraît-il. Tout cela m’a l’air mystérieux, très Dashiell Hammett.

Rachel était toute retournée. Ça se sentait, à sa façon de respirer, peut-être…

— Tu crois qu’ils sont ensemble ? (Winsome écarta les mains, haussa les épaules, le récepteur coincé contre le cou.) Parce qu’elle n’est pas rentrée hier soir.

— On ne peut jamais savoir ce qu’il fabrique, Stencil, dit Winsome, mais je vais demander à Charisma.

Dans la salle de bains, Charisma, la couverture serrée autour du corps, examinait ses dents dans la glace.

— Eigenvalue, Eigenvalue, marmonnait-il, même moi j’aurais pu soigner une racine mieux que ça. Il te paie pour quoi, mon pote Winsome, après tout ?

— Où est Stencil ? dit Winsome.

— Il a envoyé un mot hier par un clodo qui avait un vieux bada, comme on en portait dans l’armée, en 1899. Si j’ai bien compris, il est dans les égouts, en train de suivre une piste… à perpétuité.

— Ne fais pas le dos rond, dit la femme de Winsome, qui le voyait revenir vers le téléphone à petites secousses en lâchant des rubans de fumée. Tiens-toi droit !

— Ei-gen-value ! gémit Charisma.

La salle de bains avait un écho différé.

— Le quoi ? dit Rachel.

— Personne ici, lui expliqua Winsome, ne lui a jamais posé de questions sur son affaire. Si ça lui plaît de se propager dans les égouts, libre à lui. Mais ça m’étonnerait que Paola l’accompagne.

— Paola, dit Rachel, est très mal en point.

Elle raccrocha, fâchée, mais pas contre Winsome et, en se retournant, elle vit Esther qui se faufilait par la porte, drapée dans un imperméable de cuir blanc, appartenant à Rachel.

— T’aurais pu me le demander, dit Rachel.

Cette fille était toujours en train de vous piquer des choses et elle faisait la chatte, quand on la prenait sur le fait.

— Où vas-tu, à cette heure-ci ?

— Oh… dehors…

Réticente. Si elle avait quelque chose dans le ventre, songeait Rachel, elle me dirait : « Pour qui tu te prends ? J’ai pas à te rendre compte de mes faits et gestes. » Et Rachel répondrait : « Je me prends pour celle à qui tu dois près de mille dollars — voilà ! » Là-dessus Esther piquerait sa crise et déclarerait : « Puisque c’est ça, je fiche le camp. S’il le faut, je me prostituerai et je t’enverrai ton fric par mandat. » Et, sous le regard de Rachel, elle s’en irait vers la porte, dans un cliquetis de talons, mais avant qu’elle franchisse le seuil, Rachel lui servirait la réplique finale : « Tu vas te ruiner, parce que c’est toi qui le paieras, le client. Va-t’en, va te faire voir ! » La porte claquerait, les talons résonneraient dans le couloir, puis ce serait le chuintement de l’ascenseur et hourrah ! plus d’Esther. Mais, le lendemain, elle lirait dans le journal comment Esther Harvitz, vingt-deux ans, diplômée de l’université de New York, a piqué une tête du haut d’un quelconque pont, ou d’une passerelle, ou d’un immeuble particulièrement élevé. Et Rachel, anéantie, n’aurait même plus de larmes pour pleurer.

— C’est moi qui t’ai dit ça ? (Elle avait parlé tout haut, mais Esther déjà était loin.) Eh bien, enchaîna-t-elle, en dialecte viennois, c’est ce qu’on appelle l’agressivité refoulée. Obscurément, tu rêves de tuer ta camarade de chambre. Ou un truc comme ça.

Il y eut des coups à la porte. Elle ouvrit, et Fu fit son entrée, accompagné d’un homme de Neanderthal, en uniforme de quartier-maître de troisième classe de la marine américaine.

— C’est Pig Bodine, dit Fu.

— Le monde est petit, déclara Pig Bodine. Je cherche la femme à Pappy Hod.

— Moi aussi, dit Rachel. Mais pourquoi vous jouez les cupidons pour les beaux yeux de Pappy ? Paola ne veut plus le voir.

Pig lança son bonnet blanc vers la lampe du bureau, réussit à la coiffer.

— Y a d’la bière dans le frigo ? demanda Fu, tout sourire.

Rachel avait l’habitude d’être envahie, à toute heure, par les membres de la Tierce des Paumés et leurs éventuelles connaissances.

— F’chou, dit-elle, qui, en langage de la Tierce, signifiait « Faites comme chez vous ».

— Pappy, l’est sur la Med’, déclara Pig, couché sur le divan.

Il était assez court, si bien que ses pieds ne pendaient pas par-dessus bord. Son bras épais et poilu retomba avec un « toc » assourdi — un « toc » qui, de l’avis de Rachel, aurait été un « floc », s’il n’y avait eu le tapis.

— On est sur le même bateau.

— Comment ça se fait alors que vous n’y soyez pas, dans cette Med’, ou je ne sais plus quoi ? demanda Rachel.

Elle savait qu’il s’agissait de la Méditerranée, mais faisait la mauvaise tête.

— J’ suis désert, déclara Pig. (Il ferma les yeux, Fu revenait avec de la bière.) Nom de nom… mais oui, dit encore Pig. Je sens la Ballantine.

— Pig a un flair extraordinaire, expliqua Fu, en glissant une canette de Ballantine dans le poing de Pig, qui évoquait un blaireau atteint de troubles pituitaires. Je l’ai jamais vu se tromper.

— Comment vous êtes-vous connus ? demanda Rachel, en s’asseyant par terre.

Pig, les yeux toujours clos, buvait sa bière. Elle s’écoulait par les coins de ses lèvres, formant d’éphémères flaques dans les cavernes broussailleuses de ses oreilles, puis se déversait, pour imbiber le divan.

— Si t’allais plus souvent à la Cuiller, tu comprendrais, dit Fu.

La Cuiller en question était la Cuiller rouillée, un bar, à la frontière ouest de Greenwich Village où, d’après la légende, un poète apprécié et pittoresque des années vingt s’était saoulé à mort. Depuis, l’établissement avait toujours gardé un certain prestige auprès de clans du genre Tierce des Paumés.

— Pig a fait sensation là-bas.

— Je veux bien croire que Pig est le chou-chou de la Cuiller rouillée, dit Rachel, acide, quand on pense à son flair et à ce don qu’il a pour deviner la marque d’une canette de bière, et tout le reste…

Pig ôta de sa bouche la bouteille qui, par un miracle d’équilibre, avait tenu à la verticale.

— Gloup, dit-il. Ah !

Rachel sourit.

— Ton ami a peut-être envie d’écouter un peu de musique, dit-elle.

Elle allongea le bras, brancha la modulation de fréquence au maximum de sa puissance et chercha un poste de musique populaire. Bientôt prirent possession de la pièce un violon éploré, une guitare, un banjo et un chanteur à voix :

J’ai fait la course aux flics

D’ la nationale trent’ quatre,

Mais, avec leur Pontiac,

Z’étaient sûrs de me battre.

Total, j’ai embouti un poteau électrique,

Et me voilà au ciel, à chanter des cantiques.

Mais sèch’ tes pleurs, ma bell’, ne te désole pas.

T’as qu’à courser les cogn’s dans la Ford à papa.

Tu dérap’s, tu décoll’s et tu quimp’s aussi sec,

Et tu t’en vas au ciel chanter avec ton mec.

Le pied droit de Pig s’était mis à branloter plus ou moins en mesure avec la musique. Bientôt son estomac qui, maintenant, portait la bouteille en équilibre toujours précaire se mit à se soulever au même rythme. Fu observait Rachel, perplexe. Pig dit :

— Y’ a rien que j’aime… (et s’arrêta, Rachel était toute disposée à le croire)… comme de la bonne musique avec, en plus, une histoire à la mords-moi-le-mou !

— Ah ! cria-t-elle, sans vouloir aborder le sujet de front, mais trop curieuse pour l’abandonner. Quand vous étiez en perm, avec Pappy Hod, vous deviez vous en raconter des histoires à la mords-moi-le-mou !

— On est rentrés dans le mou à des cols de cuir, brailla Pig, couvrant la musique, et c’est tout pareil. Où vous avez dit qu’elle était, déjà, Polly ?

— Je ne l’ai pas dit. L’intérêt que vous lui témoignez est purement platonique, n’est-ce pas ?

— C’est pas pour la sauter, traduisit Fu.

— Je ferai ça à personne, sauf aux officiers, déclara Pig. J’ai des principes, moi. Et si je veux la voir, c’est parce que Pappy, il m’a dit, avant d’appareiller, de tâcher de la dégotter, si je passais par New York.

— Eh bien, je ne sais pas où elle est, hurla Rachel. J’aimerais bien le savoir, ajouta-t-elle plus doucement.

Pendant une bonne minute, ils écoutèrent la complainte d’un soldat de Corée, qui se battait pour le drapeau rouge, blanc et bleu, et dont la bien-aimée, une nommée Belinda Sue (pour rimer avec blue), s’était fait la paire, un beau jour, avec un représentant en hélices. Au temps pour le GI solitaire ! Brusquement, Pig fit basculer sa tête vers Rachel, ouvrit les yeux et dit :

— Que pensez-vous de la théorie de Sartre selon laquelle nous tendrions tous à assumer une identité étrangère à la nôtre ?

Cela ne la surprit aucunement : n’avait-il pas traîné à la Cuiller ? Au cours de l’heure qui suivit ils agitèrent des noms propres. La musique populaire se déversait toujours à pleine puissance. Rachel décapsula à son tour une canette et bientôt l’ambiance devint joyeuse. Fu se ragaillardit même au point de raconter une bonne histoire chinoise, puisée dans son inépuisable répertoire, et qui se développait ainsi :

— Ling, le ménestrel vagabond, ayant su gagner la confiance d’un mandarin riche et puissant, s’enfuit, une nuit, avec mille yuans d’or et un lion de jade inestimable, et cette perte accabla tant son ancien maître qu’en une seule nuit les cheveux du vieillard devinrent blancs comme neige, et qu’il passa la fin de sa vie assis sur le plancher poussiéreux de sa chambre, en grattant d’une main distraite la p’ip’a et en psalmodiant : « N’était-ce pas là un curieux ménestrel ? »

A une heure et demie, le téléphone sonna. C’était Stencil.

— On vient de tirer sur Stencil, dit-il.

Sacré détective !

— Vous pouvez rester où vous êtes ? (Il lui donna une adresse du côté de la 80Rue Est.) Alors asseyez-vous et attendez, dit-elle. On vient vous chercher.

— Il ne peut pas s’asseoir, pour tout dire !

Stencil raccrocha.

— Venez, dit Rachel en décrochant son manteau. Aventure, suspense, gaieté… Stencil vient de se faire blesser, en suivant son fil à plomb.

Fu émit un sifflement, puis ricana :

— Les plombs, ils se rebiffent.

Stencil avait téléphoné d’une maison de café hongroise de New York Avenue, qui portait le nom de Maison de café hongroise. A cette heure-là, les seuls clients en étaient deux femmes âgées et un flic libéré de son service. La femme, derrière le comptoir à gâteaux, avait la joue couleur tomate, le sourire permanent, et semblait appartenir à cette catégorie humaine qui offre une part de gâteau supplémentaire au petit garçon pauvre en pleine croissance et réconforte le clochard d’un deuxième café gratuit, sauf que ce quartier n’était peuplé que de gosses de riches et que les clodos qui s’y aventuraient se rendaient tout de suite compte de leur erreur et se carapataient ailleurs.

Stencil se trouvait dans une situation délicate, peut-être même dangereuse. Quelques plombs de la première décharge (il avait esquivé la seconde d’un agile plongeon dans l’eau d’égout) avaient ricoché dans sa fesse gauche. Il n’était donc pas très chaud pour s’asseoir. Il s’était débarrassé de la combinaison imperméable et du masque, près d’une butée, sur l’East River Drive, il s’était recoiffé, avait rajusté ses vêtements et examiné le tout à la lumière d’une ampoule au mercure, dans la plus proche flaque d’eau de pluie, mais il n’était pas sûr d’être le moins du monde présentable. Bien ennuyeux, que cet agent de police fût là !

Stencil sortit de la cabine téléphonique et poussa précautionneusement sa fesse droite sur un tabouret du comptoir, en s’efforçant de ne pas faire la grimace et en espérant que son apparence rassise expliquerait éventuellement la raideur de ses mouvements. Il demanda un café, alluma une cigarette et constata que sa main ne tremblait pas. L’allumette brûlait d’une flamme pure, conique, sans vaciller. « Stencil, tu es un flegmatique, se dit-il, mais, bonté divine, comment ont-ils fait pour te repérer ? »

C’était l’élément le plus troublant de l’affaire. Car sa rencontre avec Zeitsuss n’était imputable qu’au hasard. Stencil, qui se rendait chez Rachel, avait remarqué, en traversant Columbus Avenue, quelques rangées de travailleurs loqueteux, le long du trottoir opposé, qui se faisaient haranguer par Zeitsuss. Tout groupe constitué avait le don de fasciner Stencil, surtout lorsqu’il n’avait pas un caractère officiel. Or, ces gens-là avaient une allure de révolutionnaires.

Il traversa la rue. Le groupe rompit les rangs et se dispersa. Zeitsuss suivit un moment ses hommes du regard, puis se retourna et aperçut Stencil dont les verres de lunettes, à la lumière de l’est, avaient une pâleur opaque.

— Vous êtes en retard, cria Zeitsuss.

« En effet, songea Stencil. Des années en retard. »

— Voyez Bung, le contremaître… le gars là-bas, en chemise écossaise.

Stencil se rappela soudain qu’il avait une barbe de trois jours et que, pendant le même temps, il avait couché dans ses vêtements. Curieux de tout ce qui pouvait avoir un parfum tant soit peu subversif, Stencil s’avança vers Zeitsuss avec, aux lèvres, le sourire Affaires étrangères, hérité de son père :

— Ce n’est pas un emploi que je cherche, dit-il.

— Vous êtes english, déclara Zeitsuss. Le dernier English qu’on a eu, il luttait à mains nues avec les alligators, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vous êtes des types bien, vous autres. Pourquoi vous n’essaieriez pas, rien qu’une journée ?

Comme de juste, Stencil lui demanda : essayer quoi ? Et le contact s’établit. Bientôt, installés dans le bureau de Zeitsuss, qu’il partageait d’ailleurs avec un vague employé des prévisions budgétaires, ils parlèrent égouts. Stencil savait que, dans un dossier des archives de la ville de Paris, étaient consignées les déclarations d’un employé affecté à un des collecteurs généraux qui court sous le boulevard Saint-Michel. Le bonhomme, déjà âgé à l’époque, mais doté d’une mémoire étonnante, se rappelait avoir vu une femme, qui pouvait être V., un certain mercredi, au cours d’une de ses tournées bimensuelles, peu avant la Première Guerre mondiale. Et, les égouts lui ayant porté bonheur une fois, Stencil était tout prêt à tenter encore sa chance. Il déjeuna avec Zeitsuss. Au début de l’après-midi, la pluie se mit à tomber et la conversation dériva sur les légendes des égouts. Quelques anciens s’en mêlèrent, évoquant leurs propres souvenirs. Et il ne fallut pas plus d’une heure pour que soit prononcé le nom de Veronica, maîtresse d’un ecclésiastique, désireuse de prendre le voile, et qui figurait dans le journal sous l’initiale V.

Persuasif et charmant malgré ses vêtements fripés et sa barbe en chaume, attentif à ne pas trahir son intérêt passionné, Stencil obtint, au baratin, l’autorisation de descendre dans les profondeurs. Mais ils étaient déjà là qui l’attendaient. Et où aller maintenant ? Il avait vu, à la paroisse Fairing, tout ce qu’il avait souhaité voir.

Deux cafés plus tard, l’agent de police s’en alla et, cinq minutes après, Rachel, Fu et Pig Bodine firent leur entrée. Tous s’engouffrèrent dans la Plymouth de Fu. Fu proposa d’aller à la Cuiller. Pig était pour. Rachel — brave petit cœur ! – ne fit pas de scène et ne posa pas de questions. Ils descendirent à deux blocs de son immeuble. Fu démarra le long du Drive. Il pleuvait de nouveau. En chemin, Rachel ne prononça qu’une phrase :

— Vot’ cul, il en a pris un vieux coup, j’ai idée…

Elle le dit à travers ses longs cils, avec un sourire de petite fille ; aussi, pendant une dizaine de secondes, Stencil se prit-il pour un vieux beau ; opinion que Rachel n’était peut-être pas loin de partager.


1.

Federal Communication Commission : organisme de surveillance des communications radio. (N. d. T.)

2.

Lord and Taylor’s : grand magasin. (N.d.T.)

3.

CIA : sécurité militaire. (N.d.T.)