— Kurt, pourquoi ne m’embrasses-tu plus ?
— Combien de temps ai-je dormi ? demanda-t-il.
De lourds rideaux bleus avaient été tirés sur les fenêtres, à un moment quelconque.
— C’est la nuit.
Il sentit bientôt dans la chambre une absence ; l’expliqua, au bout d’un moment, par le manque de bruits de fond, dispensés par le haut-parleur ; il sauta du lit et, trottinant, s’en fut vers ses récepteurs pour se rendre compte, soudain, qu’il avait retrouvé assez de forces pour marcher. Sa bouche avait un goût infect, mais ses jointures n’étaient plus douloureuses, ses gencives ni sensibles ni spongieuses. Les taches violettes sur ses jambes avaient disparu. Hedwig pouffait de rire :
— Avec ces taches, tu avais tout d’une hyène.
L’image que lui proposa la glace n’était guère encourageante. Il battit des paupières à son adresse et, promptement, les cils de son œil gauche se collèrent.
— Ne louche pas, chéri.
Elle avait pointé son orteil vers le plafond pour mieux tendre son bas. Mondaugen lui lança un regard torve et entreprit de rechercher parmi ses appareils l’origine de la panne. Le dos à la porte, il entendit quelqu’un entrer et Hedwig se mit à geindre. Des chaînes cliquetèrent dans l’air épais de la chambre de malade, il y eut un sifflement, puis un claquement contre quelque chose qui pouvait être de la chair. Le satin se lacéra, la soie chuinta, de hauts talons battirent la charge sur le parquetage. Le scorbut avait-il donc transformé le voyeur qu’il était en écouteur, ou était-ce quelque chose de plus profond, l’effet d’un revirement général ? La panne venait d’un tube grillé dans l’ampli. Il monta un tube de rechange, et se retourna pour constater que Hedwig s’était éclipsée.
Mondaugen resta seul dans sa tourelle, où les « sférics » le visitèrent en quelques douzaines de passages, les « sférics » étant les seuls liens qui l’unissaient encore au temps ; à celui, du moins, qui s’écoulait hors de chez Foppl. Il fut tiré d’un léger sommeil par le bruit d’explosions, à l’est. Quand, enfin, il se décida à sortir par la fenêtre-vitrail pour voir ce qui se passait, il constata que tout le monde s’était précipité sur le toit. Une bataille, une vraie, était engagée de l’autre côté du ravin. Ils dominaient si bien la scène qu’elle se présentait à eux déployée en panorama, comme pour mieux les divertir. Un petit groupe de Bondels, blotti derrière un amas de rochers : des hommes, des femmes, des enfants et quelques chèvres faméliques. Hedwig rampa, le long du toit en pente douce, vers Mondaugen et lui prit la main. « C’est passionnant », chuchota-t-elle, les yeux vastes comme jamais il ne les avait vus, le sang encroûté aux poignets et aux chevilles. La lumière du soleil couchant tachait les corps des Bondels d’un certain orange. De fins rubans de cirrus flottaient, diaphanes, à travers un ciel de fin du jour. Mais bientôt, dans le soleil, leur blancheur se fit aveuglante.
Autour des Bondels cernés, dessinant une boule de nœud coulant, effilochée mais toujours plus serrée, il y avait les Blancs, des volontaires surtout, mais encadrés d’officiers et de sous-officiers de l’Union. Ils échangeaient de temps en temps des rafales avec les indigènes, qui ne semblaient disposer en tout et pour tout que de six ou sept fusils. Sans aucun doute, c’étaient des voix humaines qui montaient là-bas, des cris de commandement, de triomphe, de douleur ; mais, à cette distance, seuls les minuscules « plops-plops » des fusils pouvaient être perçus. D’un autre côté s’étendait une zone roussie, striée du gris de la roche pulvérisée et jonchée de corps et de morceaux de corps qui avaient appartenu à des Bondels.
— Des bombes, commenta Foppl. C’est elles qui nous ont réveillés.
Quelqu’un monta du vin, des verres et des cigares. L’accordéoniste avait apporté son instrument, mais à peine eut-il joué quelques mesures qu’on le fit taire : personne, sur ce toit, ne voulait manquer un son de mort qui aurait pu leur parvenir. Ils se penchaient vers la bataille : les tendons du cou raidis, les yeux bouffis de sommeil, le cheveu en désordre et semé de pellicules, les doigts aux ongles sales crispés comme des serres sur le pied du verre à vin, que rougissait le soleil ; les lèvres noircies du vin de la veille, de nicotine, de sang et retroussées sur des dents tartrées, de sorte que leur vraie couleur n’apparaissait que dans les fêlures. Les femmes vieillissantes ne cessaient de changer de position, et le maquillage qu’elles avaient négligé d’enlever s’accrochait en plaques à leurs joues criblées.
Par-dessus l’horizon, venant de l’Union, apparurent deux biplans, au vol bas et paresseux, pareils à des oiseaux dévoyés.
— Voilà d’où viennent les bombes, déclara Foppl à ses convives.
Si excité, maintenant, que le vin de son verre se répandit sur le toit. Mondaugen regarda ce vin couler en rigoles jumelles, tout au long de la pente jusqu’aux chéneaux. Cela lui rappela, on ne sait trop pourquoi, les deux traînées de sang (depuis quand appelait-il cela du sang ?) dans la cour. Un milan se posa un peu plus bas, sur la chanlatte, et se mit à becqueter le vin. Bientôt il reprit son essor. Quand avait-il commencé à appeler cela du sang ?
On avait l’impression que les avions n’allaient pas se rapprocher, qu’ils resteraient à jamais suspendus dans le ciel. Le soleil se couchait. Dans la brise, les nuages s’étaient prodigieusement étirés ; ils s’embrasaient de rouge et semblaient tendus sur toute la longueur du ciel, subtils et splendides, à croire qu’ils étaient seuls à le retenir. Un Bondel, brusquement, sembla pris de démence, il se dressa, la lance brandie, et s’élança vers les éléments les plus proches d’un cordon de troupe en marche. Les Blancs en question se groupèrent aussitôt et lâchèrent sur lui une salve de « plops », auxquels répondirent en écho les « plops » des bouchons de champagne, sur le toit de Foppl. Le Bondel était sur le point de les atteindre lorsqu’il s’écroula.
Maintenant on pouvait entendre les avions : un son hargneux, intermittent. Ils plongèrent lourdement en piqué vers la position des Bondels : le soleil illumina soudain les trois capsules que chacun d’eux avait lâchées, les fondit en six gouttes d’incandescence orange. On aurait dit que cette chute durait un siècle. Mais bientôt deux avaient encadré les rochers, deux autres s’étaient enfoncés parmi les Bondels et deux dans la zone jonchée de morts, pour enfin s’épanouir en six explosions, qui envoyèrent cascader la terre, la pierre et la chair vers le ciel presque noir, derrière sa doublure de nuages écarlates. Au bout de quelques secondes, les quintes explosives et chevauchantes parvinrent jusqu’au toit. Combien acclamées par l’assistance !… Le cordon, cependant, pressait le pas à travers la fumée qui n’était plus qu’un mince voile, tuant ceux qui s’activaient encore, blessant, expédiant des balles dans les cadavres, dans les femmes et les enfants, même dans l’unique chèvre survivante. Puis brusquement ce crescendo de « plops » de bouchons prit fin et la nuit tomba. Et quelques minutes après, on alluma un feu de camp sur le champ de bataille. Les observateurs se retirèrent du toit pour se lancer dans une nouvelle fête nocturne, plus tapageuse encore qu’à l’ordinaire.
Une nouvelle phase de la siège-party avait-elle commencé, avec l’intrusion du crépuscule, propre à cette année-là — 1922 – ou était-ce un changement intérieur, particulier à Mondaugen : une déviation dans la configuration des visions et des sons que maintenant il décantait, dont il refusait de tenir compte ? Qui pourrait le savoir ; qui pourrait le préciser ? Quelle qu’en fût l’origine (la santé recouvrée ou, tout simplement, le dégoût de l’hermétisme), il percevait maintenant ces premières et sourdes contractions glandulaires qui, un jour, se transforment en révolte morale. Au moins lui fut-il donné de connaître un archi-phénomène inappréciable : la découverte que son voyeurisme n’était que la conséquence des événements offerts à sa vue, et non d’un libre choix, ou d’une combinaison préexistante de besoins psychiques.
Personne ne vit plus de batailles. De temps en temps, une troupe de cavaliers était signalée au loin, galopant ventre à terre à travers le plateau, soulevant un peu de poussière ; parfois on percevait des explosions, à des lieues de là, vers les montagnes de Karas. Et, une nuit, ils entendirent un Bondel, égaré dans le noir, crier le nom d’Abraham Morris, au moment où il perdait pied et tombait dans un ravin. Au cours des dernières semaines que Mondaugen passa chez Foppl, tout le monde resta à la maison, en prenant quelques heures de sommeil sur chaque tranche de vingt-quatre heures. Tout naturellement, un tiers de l’effectif fut cloué au lit ; quelques-uns, sans compter les Bondels de la ferme Foppl, moururent. Cela devint une distraction courante de rendre visite, soir après soir, à un de ces malades, de lui faire boire du vin et d’exciter ses sens.
Mondaugen demeura dans sa tourelle, en travaillant avec zèle à son code, en s’accordant parfois une pause pour se demander, seul, debout sur le toit, si jamais il parviendrait à échapper à une malédiction qui l’avait frappé au cours d’un certain Fasching : celle d’être cerné par la décadence, quelle que fût la contrée exotique, du Nord ou du Sud, où il portait ses pas. Ce n’était pas le fait du seul Munich, avait-il conclu, à un moment donné ; ni même celui d’une dépression économique. Il s’agissait là d’une dépression de l’âme, qui devait infester l’Europe, tout comme elle infestait cette maison.
Un soir, il fut réveillé par un Weissmann échevelé, surexcité au point qu’il avait du mal à tenir en place.
— Regardez, regardez ! cria-t-il, en agitant une feuille de papier sous les yeux de Mondaugen, qui clignotèrent sans hâte.
Il lut : DIGEWOELDTIMSTEALALENSWTASNDEURFUALRLJKST.
— Ah, bâilla-t-il.
— C’est votre code. Je l’ai déchiffré. Regardez : j’enlève chaque troisième lettre et cela me donna GODMEANTNUURK8. Et, en changeant l’ordre des lettres, j’obtiens Kurt Mondaugen.
— Vous m’en direz tant, gronda Mondaugen. Et qui vous a permis de lire mon courrier, bon sang ?
— Le reste du message, poursuivit Weissmann, est ainsi conçu : DIEWELTISTALLESWASDERFALUST9.
— Ce qui ne va pas dans le monde, c’est le monde, dit Mondaugen. J’ai déjà entendu cela quelque part. (Le sourire s’épanouit lentement.) Honte à vous, Weissmann. Il faut donner votre démission, vous vous êtes trompé de voie. Vous auriez l’étoffe d’un excellent ingénieur, vous n’avez fait que vous galvauder.
— Je vous jure, protesta Weissmann, vexé.
Plus tard, accablé par l’atmosphère de la tourelle, Mondaugen sortit par la fenêtre pour errer dans les combles, les couloirs et les escaliers de la villa, jusqu’au déclin de la lune. Aux premières heures du jour, alors que seules étaient visibles au-dessus du Kalahari les prémices nacrées de l’aube, il déboucha de derrière un mur de brique et pénétra dans une petite houblonnière. Pendu au-dessus des rayons, chaque poignet attaché à un fil de fer distinct, les pieds ballants au-dessus des jeunes plants, déjà attaqués par une rouille duveteuse, se balançait un Bondel de plus, le dernier peut-être de l’enclave Foppl. Et en bas, dansant autour du Bondel et cinglant parfois ses fesses avec un sjambok, c’était le vieux Godolphin. Vera Meroving se tenait près de lui, et il semblait qu’ils eussent échangé leurs vêtements. Godolphin, sur le rythme du sjambok, avait repris d’une voix chevrotante sa romance En ce temps-là, sur la plage de l’été.
Mondaugen, cette fois, se retira, résolu enfin à ne pas regarder, à ne pas écouter. Il préféra remonter dans sa tourelle, où il rangea ses livres de bord, ses oscillogrammes et bourra un petit sac à dos de vêtements et d’accessoires de toilette. Il gagna furtivement le rez-de-chaussée, sortit par une porte-fenêtre, repéra une longue planche sur les arrières de la maison et la traîna vers le ravin. On ne sait trop comment, Foppl et ses invités avaient eu vent de son départ. Ils se pressaient aux fenêtres ; certains s’étaient juchés sur les balcons et sur les toits, d’autres s’étaient installés sous la véranda pour mieux voir. Avec un dernier grognement, Mondaugen fit tomber la planche à travers le tronçon le plus étroit du ravin. Comme il s’y engageait précautionneusement, en s’efforçant de ne pas voir le mince ruisseau, soixante mètres plus bas, l’accordéon attaqua un tango lent et triste, comme pour le charmer et le ramener au rivage. Le son s’amplifia en une cantate d’adieu, que tous entonnèrent en chœur :
Pourquoi nous fuyez-vous, mauvais convive ?
La fête est à peine commencée !
La musique n’est-elle pas assez folle, assez vive ?
La dame de votre choix s’est-elle montrée rétive ?
Que s’est-il donc passé ?
Nous voulons, sans délai, entendre de votre bouche
Où, dans tout le Protectorat,
On trouve musique plus gaie et dames moins farouches,
Plus d’abandon, moins d’apparat,
Et si l’endroit existe, cher hôte,
Nous vous y rejoindrons, sans faute,
Dès que cette fête s’achèv’ra.
Il atteignit la berge opposée, rajusta son sac à dos et, à pas lourds, se dirigea vers un lointain bouquet d’arbres. Au bout d’une centaine de mètres, il décida pourtant de se retourner. Ils l’observaient toujours et leur silence, maintenant, participait de celui qui planait sur la brousse. Le soleil matinal décolorait leurs visages, les barbouillait d’un blanc Fasching, qu’il avait déjà vu ailleurs. Leur regard se portait de l’autre côté du ravin, déshumanisé et distant, à croire qu’ils étaient les derniers dieux sur terre.
Au bout de trois kilomètres, à un croisement de routes, il rencontra un Bondel, monté sur un âne. Le Bondel avait perdu le bras droit.
— Tout fini, dit-il. Beaucoup Bondels morts, Baas morts, Van Wijk mort. Ma femme, younkers, morts.
Il laissa Mondaugen monter en croupe. Mondaugen ignorait, au demeurant, où ils allaient. Tandis qu’émergeait le soleil, il s’assoupissait par à-coups, la joue appuyée contre le dos balafré du Bondel. Ils semblaient être les trois seuls objets animés sur cette route jaune qui, tôt ou tard, il le savait, les conduirait à l’Atlantique. La lumière du soleil était prodigieuse, le plateau démesuré, et Mondaugen se sentait tout petit et tout perdu dans cette solitude brune. Bientôt, tout en se laissant emporter au petit trot, le Bondel se mit à chanter d’une voix ténue qui se dissipait avant d’avoir atteint le buisson ganna le plus proche. La chanson était en dialecte hottentot et Mondaugen ne pouvait la comprendre.
Fasching : carnaval en Allemagne. (N. d. T.)
En français dans le texte.
Vernichtungs Befehl : ordre d’extermination. (N. d. T.)
Le Feu.
Herrenschaft : suprématie. (N.d.T.)
Schachtmeister : chef de chantier. (N. d. T.)
BOQ (Bachelor officer’s quarters) : quartier des officiers célibataires. (N. d. T.)
Plus ou moins phonétiquement, cela signifierait : Dieu désigna New York. (N. d. T.)
En allemand : le monde est seul en cause ; ou : ce qui ne va pas dans le monde, c’est le monde. (N. d. T.)