XIII

Où la ficelle du yo-yo apparaît comme un état d’esprit


1

Le voyage à Malte eut lieu fin septembre, sur un Atlantique dont le ciel ne dévoila jamais le soleil. Le paquebot était le Susanna Squaducci, que l’on avait vu, jadis, au cours de cette période depuis longtemps révolue, où Profane assurait la tutelle de Paola. Il remonta sur le bateau, en ce matin de brouillard (sachant que le yo-yo de la Fortune était, lui aussi, retourné à quelque point de référence), sans réticence, ni optimisme, ni rien ; préparé à flotter, tout simplement, à acquérir un jeu de pavillons et à se laisser dériver au gré de la Fortune. Si tant est que la Fortune puisse vouloir.

Quelques membres de la Tierce étaient venus souhaiter bon voyage à Profane, Paola et Stencil ; ceux qui n’étaient ni en prison, ni à la campagne, ni à l’hôpital. Rachel n’avait pas paru. C’était jour ouvrable, elle avait un travail. Profane, du moins, s’expliquait la chose ainsi.

Il se trouvait là par accident. Au cours des dernières semaines, alors qu’à la périphérie de l’enclos-pour-deux délimité par Rachel et Profane, Stencil parcourait la ville, tirant les ficelles, s’occupant des billets, des passeports, des visas, des vaccins pour Paola et lui-même, Profane avait eu l’impression qu’enfin, à Nueva York, il avait touché le centre fixe ; il avait trouvé sa fille, sa vocation comme gardien contre la nuit et comme faire-valoir de Suaire, il avait trouvé son foyer dans un appartement partagé par trois filles, dont l’une était partie pour Cuba, dont l’autre allait partir pour Malte et dont la troisième, la sienne, restait là.

Il avait tout oublié du monde inanimé et des lois de la vengeance. Oublié que l’enclos, la double enveloppe de paix, avait pris naissance quelques minutes seulement après qu’il eut botté les pneus, exercice qui, pour un jocrisse, est pure inconséquence.

Eux, ils allèrent vite en besogne. Quelques nuits seulement après cette nuit-là, Profane se mit dans les toiles à quatre heures, avec l’idée de se payer huit heures de roupillon, pour ensuite se lever et se rendre au turbin. Quand enfin ses yeux se rouvrirent, il comprit tout de suite, à la qualité de la lumière dans la chambre et à la lourdeur de sa vessie, qu’il avait trop dormi. La pendulette électrique de Rachel vagissait gaiement à côté de lui, les aiguilles pointées sur une heure trente. Rachel était allée il ne savait où. Il alluma, constata que le réveil indiquait minuit, et que le remontoir, derrière, était sur « Marche ». Déréglé. « Espèce de petite salope. » Il saisit la pendulette et la lança à travers la pièce. En cognant contre la porte de la salle de bains, le réveil se déclencha. Un BZZZ puissant et arrogant. Eh bien, il mit la chaussure gauche au pied droit, se coupa en se rasant, son jeton de métro ne passa pas dans la fente, la rame démarra près de dix secondes avant qu’il eût atteint le quai. Quand il arriva dans le quartier, l’aiguille était tout juste au sud de trois heures et « Anthrorecherches associées » sens dessus dessous. Bergomask l’accueillit à l’entrée, livide.

— Et alors ? brailla le chef.

Il apparut qu’une expérience banale avait été en cours pendant la nuit. Vers une heure quinze, l’un des plus gros paquets d’équipement électronique fut pris de folie ; la moitié du circuit sauta, les sonnettes d’alarme retentirent, l’extincteur automatique et quelques cyclindres de C O2 se mirent de la partie, pendant que le technicien de service dormait paisiblement.

— Les techniciens, siffla Bergomask, ne sont pas payés pour se réveiller. C’est bien pour ça que nous avons des gardiens.

Suaire, assis contre le mur, de l’autre côté de la salle, conspuait Profane silencieusement.

Dès que Profane eut embrassé l’étendue de la chose, il haussa les épaules.

— C’est bête, mais c’est là quelque chose que je dis tout le temps. Une mauvaise habitude. Bon. Enfin. Désolé.

La réponse se faisant attendre, il tourna les talons, et s’en fut à pas traînants. Ils allaient lui envoyer ses indemnités par la poste, songeait-il. A moins qu’ils n’aient l’intention de récupérer sur la somme les dégâts qu’avait subis l’appareillage. Suaire cria à sa suite :

— Bon voyage1 !

— Comment je dois comprendre ça ?

— On verra bien.

— Salut, petit pote.

— Sois cool, sois cool, mais sois là. C’est le mot de passe, Profane, pour la matinée qui t’attend. Voilà, je t’en ai déjà trop dit.

— J’ai idée que sous cette peau cynique de butyrate se cache un minable. Un sentimental.

— Il y a rien en dessous. De qui se fout-on ?

Les dernières paroles qu’il lui fut donné d’échanger avec Suaire. De retour à la 112Rue, il réveilla Rachel.

— Bon pour battre le pavé, mon gars.

Elle essayait d’être enjouée. Il lui en savait gré dans une certaine mesure, mais s’en voulait à mort de s’être amolli au point d’oublier le droit du sang d’un jocrisse. Et il n’avait qu’elle sur qui déverser sa mauvaise humeur.

— T’as pas à t’en faire, dit-il. T’as toujours été solvable, depuis que t’existes.

— Assez en tout cas pour qu’on tienne le coup jusqu’à ce que je te trouve, avec l’aide de l’agence Espace-Temps, quelque chose de bien. De tout à fait bien.

Fina avait essayé de le pousser dans la même voie. Est-ce bien elle qu’il avait vue, une certaine nuit, à Idlewild ? Ou un autre Suaire, une autre mauvaise conscience qui l’avait tracassé sur un rythme de baïon ?

— Et si j’en voulais pas, de ton boulot ? Et si j’aimais mieux être de la cloche ? Tu te souviens bien ? Je suis le mec qu’aime les clodos.

Elle se poussa pour lui faire de la place car, inévitablement, il lui venait encore de ces idées secondes.

— Je ne veux pas discuter de qui l’on aime, dit-elle en s’adressant au mur. C’est toujours dangereux. Faut truquer un peu, nous deux, Profane. Et si on dormait ?

Non : il ne pouvait laisser ça là.

— Je veux t’avertir, c’est tout. Moi, j’aime personne, pas même toi. Si jamais je le dis et ça m’arrivera, ce sera un mensonge. Même ce que je te raconte maintenant, c’est à moitié un truc pour me faire plaindre.

Elle fit semblant de ronfler.

— C’est bon, tu le sais, que je suis jocrisse. Tu parles dans les deux sens. Rachel O., serais-tu bête à ce point ? Tout ce qu’il peut faire, un jocrisse, c’est prendre. Que ça vienne des pigeons dans le square, d’une fille ramassée n’importe où dans la rue, que ce soit moche ou bon, un jocrisse dans mon genre, il prend et il ne rend rien.

— Tu ne veux pas choisir un autre moment ? demanda-t-elle, humblement. Une crise de larmes, un conflit d’amoureux. Pas maintenant, Profane chéri. On dort, c’est tout.

— Non. (Il se penchait sur elle.) Mon petit, je ne te découvre rien de moi, aucune vérité cachée. Je peux dire ce que je viens de te dire et rester peinard, parce qu’il ne s’agit pas d’un secret, c’est exposé aux yeux de tout le monde. Et je n’y suis pour rien. Tous les jocrisses, ils sont pareils.

Elle se retourna vers lui, écarta les jambes.

— Chut…

— Tu ne vois donc pas… (Il commençait à s’exciter, et pourtant c’était la dernière chose qu’il eût souhaitée.) Quand je, quand un jocrisse quelconque, laisse entendre à une fille qu’il existe un passé, ou un rêve secret dont on ne peut parler, eh bien, c’est une feinte, Rachel. Un point c’est tout. (A croire que Suaire lui soufflait ces propos.) Y a rien à l’intérieur. Y a juste la coquille Saint-Jacques. Chère enfant… (Sur un ton aussi bidon que faire se pouvait.) Les jocrisses, ils savent tout ça, et ils s’en servent, parce qu’ils se rendent compte que les filles, en général, elles ont besoin de mystère, ça fait plus romanesque. Parce qu’une fille, elle se doute bien que son homme, il lui paraîtrait drôlement rasoir, si elle savait tout à son sujet. Je devine ce que tu penses en ce moment : ce pauv’ gars, pourquoi il se démolit comme ça ? Et je m’en sers, de cet amour qui, dans ton idée, pauv’ gourde, est un truc à deux sens, je m’en sers pour jouir, comme je fais là, entre tes jambes, et prendre ce qu’il y a à prendre, et je m’occupe pas de savoir ce que toi, tu ressens. Si je m’arrange pour te faire jouir, toi aussi, c’est seulement parce que je veux me prouver que je suis à la hauteur, que je suis capable de te donner le plaisir…

Il parla ainsi tant que cela dura, jusqu’à ce qu’ils eussent abouti tous les deux et qu’il se fût retourné sur le dos pour se plonger, selon la tradition, dans la tristesse.

— Faut que tu sortes de l’enfance, dit-elle enfin. C’est tout. Mon petit gars pas verni, mon petit gars à moi, il ne t’est jamais venu à l’idée que nous aussi, on fait notre numéro ? On est plus vieilles que vous, on a vécu à l’intérieur de vous, autrefois : la cinquième côte, la plus proche du cœur. Nous avons su tout ce qu’il y avait à savoir, à ce moment-là. Depuis, ça a été notre jeu de nourrir ce cœur, que tous vous croyez creux, alors que nous, on sait qu’il n’en est rien. Et en plus vous vivez en nous pendant neuf mois, et chaque fois aussi que vous avez envie de retourner d’où vous venez.

Il ronflait pour de bon.

— Chéri, qu’est-ce que je pontifie… Bonne nuit.

Et elle sombra dans le sommeil, pour faire de joyeux rêves, aux éclatantes couleurs et fort explicites, sur les relations sexuelles.

Le lendemain, elle roula hors du lit, commença à s’habiller, et poursuivit :

— Je vais voir ce qu’on a. Bouge pas. Je t’appelle.

Et, comme de bien entendu, ces mots empêchèrent Profane de se rendormir. Il tourna, un moment, dans l’appartement, d’un pas titubant, en jurant contre les objets.

— Le métro ! dit-il, à l’instar du bossu de Notre-Dame réclamant son sanctuaire.

Après avoir yo-yoté toute la journée, il émergea dans la rue à la tombée de la nuit, s’installa dans un bar proche et se saoula. Rachel l’accueillit à la maison (sa maison ?) souriante et jouant le jeu.

— Ça te dirait, d’être vendeur ?… Des rasoirs électriques pour caniches.

— Je veux rien vendre d’inanimé, parvint-il à articuler. De jeunes esclaves, à la rigueur.

Elle le suivit dans la chambre et lui ôta ses souliers lorsqu’il s’affala, ivre mort, sur le lit. Et même elle le borda.

 

Le lendemain, avec sa gueule de bois, il yo-yota sur le ferry-boat de Staten Island, observant les jeunes amoureux qui se pelotaient, s’empoignaient, rataient leur coup, connectaient.

Le jour suivant, il se leva avant elle et s’en fut jusqu’au marché au poisson de Fulton, pour assister au branle-bas matinal. Pig Bodine s’était attaché à ses pas.

— J’ai un poisson, moi, dit Pig Bodine, que j’aimerais bien refiler à Paola, hieuff, hieuff.

Profane le prit mal. Ils allèrent traîner du côté de Wall Street et regardèrent les tableaux d’affichage de quelques courtiers. Ils remontèrent ensuite vers Central Park, à pied. Ils n’y arrivèrent qu’au milieu de l’après-midi. Pendant une heure, ils étudièrent un feu de carrefour. Enfin, dans un bar, ils suivirent un feuilleton à la télé.

Ils rentrèrent tard, de fort joyeuse humeur. Rachel était sortie.

Mais ce fut Paola qui apparut, l’œil ensommeillé, enchemisée de nuit. Pig, le pied nerveux, creusait des sillons dans le tapis.

— Oh ! (en apercevant Pig) vous pouvez vous faire du café (elle bâilla) ! Je retourne me coucher.

— Vous avez raison, marmonna Pig, tout à fait raison.

Et l’œil braqué au creux de ses reins, il la suivit, tel un zombie, dans la chambre, ferma la porte sur eux. Bientôt, Profane, qui préparait le café, entendit des cris.

— Quoi.

Il jeta un coup d’œil dans la chambre. Pig, qui s’était débrouillé pour monter sur Paola, semblait lié à l’oreiller par un long filet de bave, tout luisant dans la fluorescence de la cuisine.

— Besoin de moi ? s’étonna Profane. C’est quoi ?… Un viol ?

— Débarrassez-moi de ce cochon2, brailla Paola.

— Pig, allez, descends de là.

— J’ veux m’envoyer en l’air.

— En bas.

— Va te faire casser le dix ! grinça Pig.

— Pas mèche.

A ces mots, Profane empoigna Pig par le grand col de son tricot et tira.

— Tu m’étrangles, hé, dit Pig, au bout d’un moment.

— C’est vrai. Mais je t’ai sauvé la vie, dans le temps, tu t’ souviens ?

C’était exact. Aux jours du Scaffold, Pig avait clamé, au bénéfice de tout homme à bord qui consentît à l’écouter, qu’il se refusait à enfiler un préservatif qui ne fût un titilleur français. Cet accessoire étant une capote comme vous les connaissez, mais agrémenté d’un bas-relief (souvent avec, au bout, une figure de proue), afin de stimuler les extrémités nerveuses de la femme qui ne répondaient pas aux sollicitations habituelles. De son dernier voyage à Kingston, Jamaïque, Pig avait rapporté cinquante titilleurs à l’image de l’éléphant Jumbo et cinquante à celle de Mickey Mouse. Mais vint la catastrophe, lorsque Pig eut épuisé sa réserve, les dernières capotes ayant été gaspillées au cours d’une mémorable bataille avec son ci-devant comparse, le lieutenant Knoop, bataille qui avait eu lieu huit jours plus tôt, sur le pont du Scaffold.

Pig et son ami Hiroshima, le technicien en électronique, avaient organisé, sur la plage, un trafic de tubes radio. Un électronicien, sur un contre-torpilleur tel que le Scaffold, tient lui-même le registre de son matériel électronique. Aussi Hiroshima pouvait-il traficoter, et il ne s’en priva pas, dès qu’il eut trouvé un débouché discret dans les faubourgs de Norfolk. Régulièrement, Hiroshima mettait à gauche quelques tubes, que Pig planquait dans sa musette réglementaire pour descendre à terre.

Un soir, Knoop était officier de garde sur le pont. Un officier de garde se contente d’habitude de rester planté sur le gaillard d’arrière et de saluer les gens qui viennent ou s’en vont. Il a également, et en quelque sorte, un rôle de surveillant, puisqu’il doit s’assurer que les permissionnaires ont le cache-col bien mis, la braguette fermée, portent leur propre uniforme, et qu’aucun n’emporte ou n’apporte à bord quelque objet qu’il aurait dû laisser où il était. Depuis un certain temps, le brave Knoop avait, dans cet office, le vrai œil de lynx. Howie Surd, le commis ivrogne dont la jambe s’ornait de deux longues bandes glabres, à l’endroit où il fixait, à l’aide d’un ruban adhésif, des flasques de gnoles diverses cachées sous le pantalon à pont afin de pourvoir l’équipage d’un breuvage plus savoureux que le jus de pétrole, Howie Surd, donc, était sur le point de franchir la courte distance qui séparait la plage arrière du carré, quand Knoop, tel un boxeur siamois, lui ajusta un agile coup de pied dans le mollet. Et voilà le pauvre Howie stoppé, et la réserve Shenley, mêlée de sang, en train de s’écouler sur ses chaussures de sortie. Knoop, bien entendu, triompha sans modestie. Il avait également chopé Profane, qui cherchait à faire passer cinq livres de steak hamburger, piqué aux cuisines. Profane réussit à éviter les sanctions en partageant son butin avec Knoop qui, en proie à des ennuis conjugaux, s’imaginait, on ne sait trop pourquoi, que deux livres et demie de hachis pouvaient tenir lieu de cadeau de réconciliation.

Aussi était-il naturel que Pig, quelques soirs plus tard, manifestât une certaine nervosité, alors qu’il cherchait simultanément à esquisser un salut et à présenter sa carte d’identité et ses feuilles de permission, tout en gardant un œil sur Knoop et l’autre sur la musette réglementaire, bourrée de tubes.

— Je sollicite la permission de descendre à terre, monsieur, heu.

— Permission accordée. Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ?

— Dans ce sac ?

— Oui, dans çui-là.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

Pig réfléchissait.

— Des caleçons de rechange, proposa Knoop, une trousse de bain, un illustré, des fois que vous auriez envie de lire, du linge sale à faire laver par la maman…

— Maintenant que vous m’y faites penser, monsieur Knoop…

— Des tubes radio, aussi.

— Quoi ?

— Ouvrez ce sac.

— Je crois bien, dit Pig, que je vais faire un saut jusqu’au carré, histoire de jeter un coup d’œil au règlement à bord, monsieur, des fois que ces ordres que vous me donnez, ils seraient un tout petit peu… comment dire… arbitraires…

Avec un sourire horrible, Knoop quitta le sol d’un bond et retomba pieds joints sur le sac de permissionnaire, qui s’écrasa avec des craquements et des tintements écœurants.

— Aha, fit Knoop.

Pig comparut devant le capitaine, une semaine plus tard, et vit ses permes supprimées. Il ne fut jamais question de Hiroshima. Normalement, un vol de cet ordre vaut au coupable la martiale, la prison, le licenciement ignominieux et autres mesures disciplinaires propres à raffermir le moral des hommes. Le fait est que le capitaine du Scaffold, un certain C. Osric Lych, avait rassemblé autour de lui un petit cercle de marins, qui tous pouvaient être considérés comme des délinquants invétérés. Cette troupe comptait, entre autres, Baby Face Falange, le factotum de l’officier mécanicien qui, de temps en temps, nouait un mouchoir sur sa tête et invitait les novices à se mettre en file indienne et à lui pincer la joue à tour de rôle ; Lazar, l’homme de pont qui, en ville, écrivait des grossièretés sur le monument des Confédérés, et qu’on ramenait d’ordinaire, avant la fin de sa perm’, dans une camisole ; Teledu, son ami, qui, pour couper à une corvée, s’était un jour caché dans l’armoire frigorifique, avait trouvé l’endroit agréable et y avait passé deux semaines, en se nourrissant d’œufs crus et de hamburger gelé, jusqu’à ce qu’un capitaine d’armes et quelques hommes vinssent le tirer de là ; et Groomsman enfin, le quartier-maître, qui avait pour résidence secondaire l’infirmerie, infecté qu’il était en permanence d’une variété de morpions qui, pour son malheur, se délectaient du tue-vermine superactif de l’infirmier-chef.

Le capitaine, qui avait vu défiler ces éléments de l’équipage à tous les conseils disciplinaires, en vint à les considérer, avec une certaine tendresse, comme « ses gars à lui ». Il usait de son influence et recourait même à diverses pratiques extra-légales pour les garder dans la marine et à bord du Scaffold. Pig, en sa qualité de membre fondateur des CHÉRIS DU CAPITAINE (si l’on peut dire), s’en tira avec une suppression de perme d’un mois. Bientôt le temps lui pesa. Ce fut donc sur Groomsman, l’homme dévoré de morpions, que Pig se rabattit tout naturellement.

Ainsi Groomsman fut-il à l’origine de l’engouement quasi fatal qu’éprouva Pig pour deux stewardesses de l’Air, Hanky et Panky3, qui, avec une demi-douzaine d’autres créatures de leur espèce, partageaient une grande piaule, du côté de Virginia Plage. Le soir où prit fin la punition de Pig, Groomsman l’emmena chez elles, après un arrêt dans un magasin de vins et liqueurs agréés, où ils achetèrent du carburant.

Ce fut sur Panky que Pig jeta son dévolu, Hanky étant déjà la pépée de Groomsman. Pig, après tout, avait le respect de son code. Il ne sut jamais leurs vrais noms, mais quelle importance ? Virtuellement, elles étaient interchangeables, fausses blondes toutes les deux, âgées de vingt et un à vingt-sept ans, mesurant entre un mètre cinquante-six et un mètre soixante-huit (poids en rapport), le teint clair, ni lunettes, ni verres de contact. Elles lisaient les mêmes illustrés, usaient du même dentifrice, du même savon, du même déodorant, et échangeaient leurs vêtements civils lorsqu’elles n’étaient pas en service. Pig se retrouva, néanmoins, un soir, dans le lit de Hanky. Le lendemain matin, il prétendit que, rétamé à zéro, il avait perdu la notion des choses. Groomsman accepta assez aisément ses excuses, ayant, de toute évidence, échoué dans le page de Panky, à la suite du même quiproquo.

Les choses se déroulaient, donc, idylliques ; le printemps et l’été ramenèrent les hordes sur la plage, et un policier du port (de loin en loin) chez Hanky-Panky, pour stopper les bagarres et prendre un café. Harcelé de questions par Groomsman, Pig finit par laisser entendre que Panky « faisait », pendant l’acte d’amour, un petit quelque chose qui, selon Pig, avait le don de le tournebouler. Ce qu’était ce petit quelque chose, on ne le sut jamais. Pig, d’ordinaire peu réticent dans ce genre de propos, avait maintenant l’attitude du mystique qui aurait eu une vision, incapable qu’il était ou, peut-être, peu désireux d’exprimer par des mots ce talent ineffable ou surnaturel de Panky. Toujours est-il que Pig consacra toutes ses permes à Virginia Plage et même quelques nuits de service. Une nuit où, justement, il était de service et retenu à bord du Scaffold, il descendit par hasard dans le compartiment des officiers, après le film, pour y trouver le quartier-maître en train de se balancer, accroché au barrot, comme un singe, en poussant des oua-oua.

— La lotion barbe douce, brailla Groomsman à Pig. Y a rien de tel pour choper ces petits salopards. (Pig eut une grimace de lassitude.) Ça les saoule et ils s’endorment.

Groomsman quitta les hauteurs pour parler à Pig de ses morpions, ayant récemment développé une théorie selon laquelle ces bestioles organisaient des bals rustiques parmi ses poils pubiens, tous les samedis soir.

— Suffit, dit Pig. Parlons plutôt de notre club.

Il s’agissait du club des prisonniers libérés et des consignés, qui avait été créé récemment, avec le propos de monter des complots contre Knoop, l’officier de manœuvre de Groomsman.

— Y a une chose, déclara Groomsman, qu’il a en horreur, Knoop, c’est la flotte. Il sait pas nager et il possède trois parapluies.

Ils discutèrent du meilleur moyen d’exposer Knoop à l’élément liquide, sans cependant le balancer par-dessus bord. Quelques heures après l’extinction des feux, Lazar et Teledu se joignirent au complot, en sortant d’une partie de vingt-et-un (avec des mises de jour de solde) qui avait eu lieu au carré. Tous deux étaient ratiboisés. Ainsi, d’ailleurs, que les autres chéris du capitaine. Ils avaient aussi extorqué un quart de Old Stag à Howie Surd.

Le samedi, Knoop était de service. Au coucher du soleil, la marine sacrifiait à la tradition vespérale appelée salut aux couleurs, qui ne manque pas de grandeur lorsqu’elle a lieu à Norfolk, du côté des jetées aux escorteurs. Celui qui y assiste du pont d’un contre-torpilleur voit cesser brusquement tout mouvement, piétons et véhicules. Chacun se met au garde-à-vous, chacun tourne la tête et salue des douzaines de drapeaux américains, qui descendent en poupe.

Knoop était du premier quart, de seize à dix-huit heures, comme officier de pont. Groomsman devait donner le mot : « Tous sur le pont, salut aux couleurs. » Le ravitailleur des contre-torpilleurs, l’USS Mammoth Cave, amarré bord à bord avec le Scaffold, s’était, depuis quelque temps, adjoint un trompette, détaché du service à terre, à Washington ; si bien que ce soir-là il y avait même un clairon pour sonner l’extinction des feux.

Pig, cependant, était couché sur le kiosque de barre, avec, à son côté, un tas d’objets étranges. Teledu, en bas, près du robinet, à l’arrière du kiosque, était en train de remplir d’eau les capotes (les titilleurs français de Pig, entre autres) et de les passer à Lazar, qui les empilait à côté de Pig.

— Tout le monde sur le pont, dit Groomsman.

Au-dessus de l’eau s’élevèrent les premières notes de l’extinction des feux. Quelques vieux baquets, dans la rangée, se trompèrent de minutage et amenèrent leurs propres couleurs. Knoop apparut sur le pont pour superviser le cérémonial.

— Garde à vous ! Saluez les couleurs !

« Ploc », fit la capote, à deux centimètres de son pied.

— Aha, fit Pig.

— Tâche de l’avoir pendant qu’il salue, chuchota Lazar, frénétique.

La deuxième capote atterrit sur la casquette de Knoop intacte. Du coin de l’œil, Pig vit toute la zone des jetées des escorteurs, que le soleil teintait d’orange, se figer dans l’immobilité nocturne. Le clairon connaissait son boulot et la sonnerie montait nette et puissante.

La troisième capote manqua complètement son objectif, ayant passé par-dessus bord. Pig avait la tremblote.

— J’arrive pas à l’avoir, répétait-il.

Lazar, exaspéré, ramassa deux capotes et s’enfuit.

— Traître, grinça Pig.

Il en lança une à sa suite.

— Aha, fit d’en bas Lazar, entouré de cartouches de six centimètres soixante.

D’un revers il en expédia une à Pig. Le clairon exécuta un riff.

— Continuez, dit Groomsman.

Knoop, d’un geste précis, rabattit la main droite sur la couture du pantalon, tandis que, de la gauche, il ôtait de sa casquette la capote pleine d’eau. Calmement, il se mit à monter l’échelle du kiosque de pilotage pour attraper Pig. Tout d’abord il aperçut Teledu, accroupi près du robinet, et toujours occupé à remplir les capotes. Plus bas, dans la chambre des torpilles, Pig et Lazar, engagés dans une bagarre à l’eau, se poursuivaient parmi les tubes gris, teintés maintenant de vermillon par le soleil couchant. Knoop, qui avait ramassé le stock abandonné par Pig, se joignit à la bataille.

En fin de compte, trempés, épuisés, ils ne surent qu’échanger des serments de loyauté. Groomsman nomma même Knoop membre honoraire du club des PL et C.

Cette réconciliation laissa Pig désemparé, car il s’était attendu aux sanctions d’usage. Il se sentit trahi et, pour éclaircir son horizon, ne vit qu’un moyen : s’envoyer en l’air. Malheureusement, il se trouvait affligé de disette préservative. Il essaya d’emprunter quelques capotes. Mais on en était à cette période horrible et déprimante qui précède de peu la distribution de la solde, période où tout le monde manque de tout : d’argent, de cigarettes, de savonnettes, et surtout de capotes, sans parler de titilleurs français.

— Misère ! gémissait Pig, qu’est-ce que je vais devenir ?

A son secours vint Hiroshima, technicien électronique de troisième classe.

— Personne t’a jamais causé des effets biologiques, demanda cet éminent personnage, de l’énergie r-f4 ?

— Quoi ? dit Pig.

— Tu vas te foutre devant l’antenne-radar, dit Hiroshima, au moment où elle émet et tu sais ce qui va se passer ? Ça te rendra temporairement stérile.

— Pas possible, dit Pig.

C’était possible. Hiroshima lui montra un manuel où c’était écrit noir sur blanc.

— J’ai peur du vide, dit Pig.

— C’est la seule solution, lui déclara Hiroshima. Voilà ce que tu fais : tu montes au mât, et moi, je te branche le vieux SPA 4 Able.

Déjà chancelant, Pig gagna les hauts et se prépara à grimper au mât. Howie Surd l’avait rejoint et, plein de sollicitude, lui avait offert un coup de breuvage trouble, dans une bouteille sans étiquette. Tout en grimpant, Pig croisa Profane, qui se balançait, tel un oiseau, dans une chaise de calfat, accrochée à son espar. Profane était occupé à peindre le mât. « Boum-ba-da-boum », chantait Profane. Bonjour Pig. » « Mon vieux pote, songeait Pig. Ses paroles sont, sans doute, les dernières que j’entendrai. »

Hiroshima apparut au pied du mât.

— Ho, Pig, gueula-t-il.

Pig commit l’erreur de regarder en bas. Hiroshima lui adressa un signe d’encouragement, le pouce et l’index formant un O. Pig manqua vomir.

— Qu’est-ce que tu fabriques dans ce coin perdu ? dit Profane.

— Rien, je fais un petit tour, répondit Pig. Et toi, tu peins le mât, on dirait.

— Très juste, dit Profane, en gris réglementaire.

Ils discutèrent longuement des conceptions chromatiques à bord du Scaffold, puis se penchèrent sur un problème juridique éternellement contesté ; en l’occurrence sur le fait que Profane, matelot de pont, peignait un mât, alors que ce travail incombait à l’équipe radar.

Impatients, Hiroshima et Surd se mirent à brailler.

— Eh bien, dit Pig, adieu, mon vieux copain.

— Tu feras attention sur la plate-forme, en te baladant, dit Profane. J’ai encore piqué du hamburger aux cuisines, et je l’ai planqué là-haut. Je pense pouvoir le passer par le pont zéro un.

Pig, en opinant du bonnet, grimpait lentement vers le sommet de l’échelle.

Arrivé en haut, il posa son nez sur le bord de la plate-forme, à la manière de Kilroy, et frima la situation. Le hamburger de Profane était là, bel et bien. Et c’est pendant que Pig se hissait sur la plate-forme que ses narines ultra-sensibles perçurent une odeur. Aussitôt il décolla son nez du pont.

— Bizarre autant qu’étrange, dit Pig à voix haute, ça sent le hamburger frit.

Il examina la planque de Profane d’un peu plus près :

— Par exemple, dit-il, en redescendant vivement l’échelle.

Quand il fut à la hauteur de Profane, il lui cria :

— Mon pote, tu viens, à l’instant, de me sauver la vie. T’aurais pas un bout de filin ?

— C’est pour quoi faire ? demanda Profane, en lui envoyant le bout de filin. Tu veux te pendre ?

Pig fit un nœud coulant à l’extrémité du filin et remonta l’échelle. Après deux ou trois essais, il parvint à attraper le hamburger au collet, il le ramena, arracha son calot blanc et y fourra la viande, attentif à se tenir hors du champ de l’antenne-radar, autant que faire se pouvait. Lorsqu’il redescendit vers Profane, il lui montra le hamburger.

— Stupéfiant, dit Profane. Comment t’as fait ça ?

— Un jour, dit Pig, va falloir que je te parle des effets biologiques de l’énergie r-f.

Là-dessus, il retourna son calot blanc sur Hiroshima et Howie Surd, qui reçurent une averse de hamburger grillé.

— Tout ce que tu voudras, dit alors Pig, t’as qu’à me le demander. J’ai un code et je n’oublie jamais.

— OK, dit Profane, quelques années plus tard, debout près du lit de Paola, dans un appartement de la 112Rue, Nueva York, en imprimant une légère torsion au col de Pig. Je récolte aujourd’hui.

— Un code est un code, fit Pig d’une voix étranglée.

Il descendit et s’enfuit, tout misérable. Quand il fut parti, Paola tendit les bras vers Profane, l’attira vers elle et contre elle.

— Non, dit Profane. Je répète toujours non, mais c’est non.

— Tu es parti depuis si longtemps ! Il est loin, notre voyage en car.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis de retour ?

— Rachel ?

Elle lui tenait la tête, maternelle, et rien de plus.

— Y a elle, oui, mais…

Elle attendait.

— J’aurai beau tourner ça dans tous les sens, ça fera toujours vache. Mais j’en veux plus, de protégés, c’est tout.

— Tu les as, murmura-t-elle.

« Non, songeait-il. Elle ne sait pas ce qu’elle dit. Pas moi, pas un jocrisse. »

— Pourquoi t’as fait partir Pig, alors ?

Ce point lui donna à réfléchir pendant plusieurs semaines.

2

Les choses s’acheminaient vers le jour des adieux.

Un après-midi, peu avant la date où Profane devait s’embarquer pour Malte, il se retrouva non loin de Houston Street, dans son ancien quartier. Il faisait plus frais, l’automne ; la nuit tombait plus tôt et les petits gosses, en train de jouer à la balle au pot, n’allaient pas tarder à rentrer chez eux. Sans raison précise, Profane décida de faire un saut chez ses parents.

Après avoir tourné deux coins, on montait l’escalier, en passant devant le logement de Basilisco, le flic, dont la femme déposait les ordures dans le couloir ; devant chez miss Angevine qui était dans le bisness, mais sur un petit pied ; devant chez les Venusberg, dont la grosse fille cherchait toujours à entraîner Profane dans la salle de bains ; devant chez Maxixe, l’ivrogne ; devant chez les Flake, le sculpteur et sa bonne femme ; et devant chez la vieille Min de Costa, qui élevait des souris orphelines et pratiquait la sorcellerie ; devant son passé, mais qui le savait ? En tout cas, pas Profane.

Arrivé devant sa vieille porte, il frappa, bien qu’il eût deviné au son (comme on sent, au bourdonnement du téléphone, si elle est chez elle ou non) qu’à l’intérieur c’était vide. Il ne tarda donc pas à tourner la poignée ; au point où il en était. Jamais ils ne verrouillaient leur porte : une fois le seuil franchi, il s’en fut machinalement vers la cuisine pour voir ce qu’il y avait sur la table. Un jambon, une dinde, un rôti de bœuf. Fruits : raisin, oranges, un ananas, des prunes. Une assiette de Knishes, un bol d’amandes et de noix du Brésil. Un chapelet d’ail, jeté, tel le collier d’une riche rombière, sur les bottes fraîches de fenouil, de romarin, d’estragon. Une couple de baccale5, dont les yeux morts étaient braqués sur un énorme provolone6, un parmesan jaune pâle et mille variétés de poissons de même famille et farcis, dans un bac à glace.

Non, sa mère n’avait pas le don de la télépathie, elle n’attendait pas Profane. Elle n’attendait pas son mari Gino, ni la pluie ni la misère, rien. Il n’y avait que ce besoin de nourrir. Profane était convaincu que le monde tournerait moins rond s’il n’existait pas des mères de cette race-là.

Il resta une heure à la cuisine, tandis que tombait la nuit, errant dans ce champ de comestibles inanimés, redonnant vie à des bouts de ceci ou de cela, les faisant siens. Bientôt l’obscurité s’installa et les surfaces rôties des viandes, les peaux des fruits ne luisirent que sous la lumière de l’appartement d’en face, de l’autre côté de la cour. La pluie se mit à tomber. Il s’en alla.

Ils verraient bien qu’il était passé.

 

Profane, qui maintenant disposait de ses nuits, décida qu’il pourrait désormais se permettre de fréquenter la Cuiller rouillée et l’If fourchu sans trop se compromettre.

— Ben, cria Rachel, tu me laisses en plan, autrement dit !

Depuis cette nuit, où il avait été vidé d’« Anthrorecherches associées », il semblait chercher par tous les moyens à laisser en plan Rachel.

— Tu ne veux pas que je te trouve du boulot ? On est en septembre, les petits gars des écoles ont fui loin de la ville, le marché du travail n’a jamais été meilleur.

— Mettons que je sois en vacances, dit Profane.

Mais comment se goupiller des vacances avec deux protégées sur les bras ?

En moins de rien, Profane était devenu un membre actif de la Tierce. Sous la tutelle de Charisma et de Fu, il apprit à utiliser les noms propres, à ne pas se saouler trop, à garder un visage impassible, à fumer la marijuana.

— Rachel (entrant en coup de vent, une semaine plus tard), j’ai fumé du trèfle.

— Fous le camp.

— Quoi ?

— Tu deviens tocard, dit Rachel.

— Tu veux pas savoir l’effet que ça fait ?

— Moi aussi, j’en ai fumé, du trèfle. C’est un truc idiot, comme la masturbation. Si ça t’excite, tant mieux pour toi, mais va faire ça ailleurs.

— Je l’ai fait qu’une seule fois. Juste pour l’expérience.

— Et moi, je ne le dirai qu’une seule fois : cette Tierce ne vit pas, elle expérimente. Elle ne crée pas, elle parle des autres qui, eux, créent. Varèse, Ionesco, de Kooning, Wittgenstein, de quoi dégueuler. Elle fait la satire de ce qu’elle est, sans y croire. Le magazine Time, lui, prend les choses au sérieux et il y croit.

— C’est marrant.

— Et t’es de moins en moins un homme.

Il était encore envapé, trop envapé pour discuter. Et le voilà reparti, tout jouasse, à la suite de Charisma et de Fu.

Rachel s’enferma dans la salle de bains avec une radio portative et y alla de sa larme. Une voix chantait la vieille rengaine qui disait que toujours on blesse celui qu’on aime, celui qu’il fallait avant tout épargner. « C’est bien vrai, pensait Rachel, mais m’aime-t-il seulement, Benny ? Moi, je l’aime. Sans aucune raison valable. » Elle continua de pleurer.

Aussi, vers une heure du matin, se retrouva-t-elle à la Cuiller, les cheveux raides, tout de noir vêtue, sans maquillage, si l’on excepte le mascara qui dessinait, autour de ses yeux, des cercles tristes, façon raton-laveur, et cette attitude que toutes les femmes et les filles avaient là-bas : celle d’une sociétaire du BM.

— Benny, dit-elle, ne m’en veux pas.

Et plus tard :

— Ne te donne pas de mal surtout pour ne pas me faire mal. Rentre avec moi, c’est tout, qu’on se couche…

Et bien plus tard encore, dans son appartement, tournée vers le mur :

— Je ne te demande même pas d’être un homme. Fais juste semblant de m’aimer.

Tous ces mots n’étaient pas faits pour remonter le moral de Profane. Mais ils ne l’empêchèrent pas d’aller à la Cuiller.

Un soir, à l’If fourchu, il se saoula avec Stencil.

— Stencil va quitter ce pays, dit Stencil.

De toute évidence, il avait envie de parler.

— Je voudrais bien le quitter, ce pays, moi aussi !

Jeune Stencil, vieux Machiavel ! Bientôt, il allait amener Profane à parler de ses histoires de femmes.

— Je ne sais pas ce qu’elle veut, Paola. Vous, vous la connaissez mieux. Vous le savez, ce qu’elle veut ?

Question embarrassante pour Stencil. Il l’évita :

— N’êtes-vous pas, tous les deux, comment dire…

— Non, dit Profane. Non, non.

Mais Stencil était là, de nouveau, le lendemain soir.

— Pour ne rien vous cacher, dit-il, Stencil ne sait pas y faire avec elle. Mais vous, vous savez.

— Faut pas parler, dit Profane. Buvez.

Bien des heures plus tard, tous deux avaient perdu la tête :

— Vous n’envisageriez pas d’aller là-bas avec eux ? demandait Stencil.

— J’y suis déjà allé dans le temps. Pourquoi voulez-vous que j’y retourne ?

— Mais est-ce que vous n’avez pas été touché, en un sens, par La Valette ? Vous n’avez rien ressenti ?

— Je suis descendu dans le Boyau et je me suis blindé, comme tout le monde. J’étais trop saoul pour ressentir quelque chose.

Cela soulagea Stencil. Il était terrorisé par La Valette. Il aurait moins de difficultés si Profane, ou un autre, l’accompagnait dans cette expédition : a) pour s’occuper de Paola, b) pour qu’il ne fût pas seul.

« Honte à toi, disait sa conscience. Le vieux Stencil, il est allé là-bas avec toutes les chances contre lui. Seul. »

« Et faut voir ce qu’il a trouvé », songeait Stencil, un peu défait, un peu chancelant. Prenant l’offensive :

— Où est votre place, Profane ?

— Là où je suis.

— Déraciné. Qui ne l’est pas ? N’importe quel membre de la Tierce pourrait prendre la décision demain et partir pour Malte, ou filer dans la Lune. On leur demanderait pourquoi, ils répondraient : pourquoi pas ?

— Y a vraiment rien qui m’attire à La Valette.

Mais, au fait, n’avait-il pas perçu quelque chose, dans ces bâtiments bombardés, dans ces débris couleur de sable, dans l’animation de Kingsway ? Comment l’avait-elle déjà appelée, cette île, Paola : un berceau de la vie.

— J’ai toujours voulu être immergé, quand je serai mort, dit Profane.

Si Stencil avait décelé le joint de raccordement dans cette association d’idées, il aurait repris confiance. Mais il n’avait jamais parlé de Profane avec Paola. Qui était Profane, après tout ? Pour l’instant, ils décidèrent, tout folâtres, de se rendre à une soirée, dans la rue Jefferson.

Le lendemain, c’était samedi. Dès potron-minet, Stencil courait ses relations pour les informer d’un troisième passage éventuel.

Le troisième passage, cependant, avait une gueule de bois carabinée. Et sa petite amie avait des idées secondes et même plus que ça.

— Pourquoi t’y vas, à la Cuiller, Benny ?

— Pourquoi pas ?

Elle se redressa lentement sur le coude :

— C’est la première fois que tu dis ça.

— Tous les jours on s’ fait sauter le berlingot sur quelque chose.

Sans réfléchir :

— Et l’amour, alors ? Quand t’en auras terminé avec ton régime de puceau, Ben, pour ce qui concerne l’amour ?

Pour toute réponse, Profane tomba du lit, se traîna à la salle de bains et, suspendu au-dessus du lavabo, songea à dégobiller. Rachel pressa les mains sur l’un de ses seins, comme un soprano lyrique.

— Mon homme.

Profane préféra émettre des sons inarticulés à l’adresse de son image, dans la glace.

Elle s’approcha par-derrière, les cheveux sur les épaules et tout emmêlés de la nuit et appuya la joue contre son dos, comme l’avait fait Paola, sur le ferry-boat de Newport-News, l’hiver précédent. Profane inspectait ses dents.

— Ote-toi de mon dos.

Sans le lâcher :

— Et voilà. Il n’a fumé du chanvre qu’une seule fois, mais déjà il est chopé… C’est ton démon qui parle ?

— C’est moi qui parle. Ote-toi de là.

Elle s’écarta :

— Qu’est-ce qu’on ôte quand on ôte ?

Tout se calma, alors. Avec douceur et contrition :

— Si je suis chopé, c’est par toi, Rachel O.

Sans cesser de la surveiller dans la glace, en sournois.

— Par les femmes, dit-elle, par ce que tu crois être l’amour : on prend, on prend. Pas par moi.

Il entreprit de se brosser les dents, farouchement. Dans la glace, sous le regard de Rachel, s’était éclose une grosse fleur d’écume, couleur de lèpre, elle lui sortait de la bouche et glissait de chaque côté du menton.

— Tu veux partir, brailla-t-elle. Eh bien pars.

Il répondit, mais, sans enlever la brosse de la bouche, à travers l’écume, et ni l’un ni l’autre ne comprit ses paroles.

— L’amour te fait peur et tout ce qui représente un autre que toi, dit-elle. Tant que tu n’as pas donné, que tu n’es tenu par rien, bien sûr, tu peux en parler, de l’amour. Mais quand tu te crois obligé de parler de quelque chose, ce n’est pas réel. Ce n’est qu’une façon de te pousser. Et si quelqu’un essaie de te rejoindre, comme moi, tu le repousses.

Profane gargouillait au-dessus de la cuvette, buvait à même le robinet, rejetait l’eau de sa bouche.

— Écoute (en remontant à la surface pour souffler), qu’est-ce que je t’ai dit ? Je ne t’ai pas prévenue ?

— On peut changer. Ne ferais-tu pas l’effort ?

Elle aimait mieux crever que de fondre en larmes.

— Je ne change pas. Les jocrisses, ça ne change pas.

— Oh ! tu me rends malade. Tu ne peux pas t’empêcher de t’attendrir sur toi-même ? Tu t’es pris ta propre âme, toute molle, tout empâtée, et tu l’as érigée en principe universel.

— Parlons un peu de toi et de la MG.

— Qu’est-ce que cela a à voir avec…

— Tu sais ce que j’ai toujours pensé ? Que t’étais un accessoire. Que toi, être de chair, tu allais te décomposer plus vite que la bagnole. La bagnole, elle, continuera d’exister ; même dans un cimetière de voitures, elle conservera son apparence, et il faudra au moins mille ans pour que la rouille la rende méconnaissable. Mais la bonne Rachel, elle aura disparu depuis longtemps. Une pièce, une pièce vaseuse, une radio, par exemple, ou un appareil de chauffage, ou la lame d’un essuie-glace.

Elle semblait toute retournée. Il mit le paquet :

— Je ne me suis vraiment rendu compte que j’étais jocrisse, qu’il me fallait faire gaffe à plein de choses, qu’après t’avoir vue seule avec la MG. Je n’ai même pas songé, un instant, qu’il pouvait y avoir du vice là-dedans. J’avais les foies, c’est tout.

— Ça prouve seulement que t’y connais rien, aux filles.

Il se gratta le crâne, en envoyant de gros flocons de pellicules à travers la salle de bains.

— Slab était mon premier. Les petits serins en veste de tweed de chez Schlozhauer, ils n’ont rien eu de moi, à part ma main nue. Ne sais-tu donc pas, mon pauvre Ben, qu’une fille, elle a besoin de venger sa virginité sur quelque chose, sur un perroquet apprivoisé, sur une voiture, mais, surtout, sur elle-même.

— Non, dit-il, les mèches toutes collées, les ongles tout jaunes de cuir chevelu mort. Ce n’est pas tout. Cherche pas à te tirer d’affaire comme ça.

— T’es pas un jocrisse. T’es pas un spécimen rare. Tout le monde a son côté jocrisse. T’as qu’à sortir de ta coquille, tu verras bien.

Il était planté là, piriforme, des poches sous les yeux, tout désemparé.

— Qu’est-ce que tu veux ? Il en faut grand comment pour que tu sois contente ? Est-ce que ça (il agita vers elle un attribut inanimé) ne suffit pas ?

— Impossible. Pas pour moi, pas pour Paola.

— Où a-t-elle…

— Partout où tu iras, y aura toujours une femme pour Benny. Que cela te soit une consolation. Toujours un trou où tu peux t’aventurer, sans crainte de perdre un peu de cette précieuse jocrissité. (Elle circulait dans la pièce à grands pas.) C’est bon, on est toutes des tapins. Nos prix sont fixes et uniques pour chaque coup : le régulier, le coup à la française, le tour du monde. T’as de quoi le payer, chéri ?… Nue la cervelle, nu le cœur ?

— Si tu crois que moi et Paola…

— Toi et n’importe qui. Jusqu’au jour où ce truc ne marchera plus. Il y en aura une ribambelle, quelques-unes mieux que moi, mais toutes aussi gourdes, toutes, on se laisse posséder, parce qu’on a ça. (En touchant son entrejambe.) Et quand ça parle, nous, on écoute.

Elle était sur le lit.

— Allez, viens, trésor, dit-elle, trop près des larmes. Ce coup-ci, c’est pour rien. Pour l’amour. Allez, monte. De la bonne camelote, rien à débourser.

Absurdement, il songeait à Hiroshima, le technicien électronique, en train de réciter le guide mnémonique du code-couleurs résistors.

Les mauvais garçons violent nos jeunes filles derrière les murs des jardins de la victoire (ou « mais Violette donne de bon cœur »). Bonne camelote, rien à débourser.

Leurs résistances étaient-elles, éventuellement, mesurables en ohms ? Un jour, s’il plaît à Dieu, il y aura une femme entièrement électronique. Peut-être son nom sera-t-il Violette. Chaque fois que se posera un problème la concernant, il suffira de chercher la solution dans le manuel d’entretien. Le concept fonctionnel : le poids des doigts, la température du cœur, le calibre de la bouche sont-ils déréglés ? On démonte et on remonte, un point c’est tout.

Il monta, vaille que vaille.

 

Ce soir-là, à la Cuiller, il y avait plus de bruit qu’à l’ordinaire, bien que Mafia fût en taule et que quelques autres membres de la Tierce (en liberté sous caution, ceux-là) se tinssent à carreau. Un samedi soir, vers la fin de la canicule, après tout.

Peu avant l’heure de la fermeture, Stencil accrocha Profane, qui avait bu toute la nuit mais, on ne sait trop comment, restait lucide.

— Stencil a cru comprendre que vous aviez des ennuis avec Rachel.

— Vous allez pas remettre ça.

— C’est Paola qui le lui a dit.

— C’est Rachel qui le lui a dit. Très bien. Vous me payez une bière ?

— Paola vous aime, Profane.

— Vous croyez que ça m’impressionne ? Qu’est-ce que vous cherchez au juste, gros malin ?

Le jeune Stencil poussa un soupir. Là-dessus apparut un sous-verge du barman, gueulant :

— C’est l’heure de fermeture, messieurs, s’il vous plaît.

Toute invitation de tournure aussi anglaise ne pouvait que satisfaire ceux de la Tierce des Paumés.

— L’heure pour quoi, rêvait Stencil, pour d’autres mots, pour d’autres tournées de bière. Une autre fête, une autre fille. En somme, jamais de temps pour une affaire de quelque importance. Profane, Stencil est dans l’embarras. Une femme.

— Pas possible, dit Profane. C’est pas courant, ça. De ma vie, je n’ai entendu parler d’un truc pareil.

— Venez. On va marcher.

— Je ne peux rien pour vous.

— Soyez l’oreille qui écoute. C’est tout ce qu’il demande.

Une fois dehors, remontant la rue Hudson :

— Stencil ne veut pas aller à Malte. Pour tout dire, ça lui fait peur. Depuis 1945, voyez-vous, il s’adonne à la chasse à l’homme, ou plutôt à la femme, en solitaire.

— Pourquoi ? fit Profane.

— Pourquoi pas ? dit Stencil. S’il vous donnait une raison logique, c’est qu’il l’aurait déjà retrouvée. Pourquoi, dans un bar, choisit-on une fille plutôt qu’une autre ? Si l’on savait pourquoi, la fille en question ne nous poserait jamais de problème. Pourquoi y a-t-il des guerres : si l’on savait pourquoi, on vivrait une paix éternelle. Aussi, dans cette quête, le mobile fait-il partie du gibier poursuivi… Le père de Stencil a parlé d’elle dans son journal ; cela se passait à la fin du siècle dernier. La curiosité de Stencil s’est éveillée en 1945. Était-ce l’ennui, était-ce le fait que le vieux Stencil n’avait jamais rien dit qui pût servir à son fils, ou était-ce quelque chose que ce fils portait au fond de lui et qui avait soif de mystère, un goût de la poursuite, en quelque sorte, afin de donner de l’exercice à un métabolisme liminal ? Peut-être se nourrit-il de mystère.

« Mais il s’est tenu à l’écart de Malte. Il ne disposait que de bouts de fil : des indices. Le jeune Stencil est donc passé dans toutes les villes qu’elle a connues, il l’a traquée jusqu’à ce qu’il fût mis en échec par les mémoires défaillantes et par les bâtiments disparus. Toutes les villes qu’elle a connues, sauf La Valette. Il a voulu se persuader que la rencontre avec V. et la mort avaient été pour Sidney deux choses distinctes et sans rapport.

« Il n’en est rien. Voici pourquoi : tout au long du premier fil, qui commence par les exploits, en Égypte, d’une jeune apprentie, Mata Hari (à la solde comme toujours d’aucun patron, si ce n’est d’elle-même, alors que Fachoda lançait des étincelles dans le dessein d’enflammer la corde à feu), et qui se termine en 1913, l’année où, ayant conscience d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, elle a pris le temps de se consacrer à l’amour, pendant toute cette période donc, quelque chose de monstrueux était en train de se préparer. Non pas la guerre, ni la marée socialiste qui nous a apporté la Russie des soviets. Ce n’étaient là que des symptômes.

Ils tournèrent dans la 14Rue et mirent le cap à l’est. Les clochards erraient de plus en plus nombreux, à mesure qu’ils approchaient de la 3Avenue. Certaines nuits, la 14Rue est large entre toutes, et le vent qui y souffle est le plus impétueux du monde.

— Il ne faut même pas voir en elle l’instigatrice, l’artisan. Elle était là, c’est tout. Mais sa présence suffisait, rien que comme symptôme. Stencil, bien entendu, aurait pu prendre le parti d’enquêter sur la guerre, sur la Russie. Mais le temps lui manque… C’est un chasseur.

— Vous croyez pouvoir la trouver à Malte, cette pépée ? demanda Profane. Ou découvrir comment est mort votre père ? Ou autre chose encore ? Quoi ?

— Comment voulez-vous que Stencil le sache, brailla Stencil. Comment peut-il savoir ce qu’il fera quand il l’aura trouvée ? Désire-t-il seulement la trouver ? Ce sont là des questions stupides, il faut qu’il aille à Malte. De préférence avec quelqu’un. Avec vous.

— Le voilà qui remet ça.

— Il a peur. Car si elle s’est installée là-bas pour la durée d’une guerre, une guerre qu’elle n’a pas déclenchée, d’ailleurs, mais dont l’étiologie était également sienne, une guerre qui certes ne pouvait la surprendre, alors peut-être avait-elle aussi passé là-bas les années de la première. En place pour recevoir le vieux Sidney, vers la fin des hostilités !… Paris pour l’amour, Malte pour la guerre. S’il en est ainsi, alors c’est le moment ou jamais…

— Vous croyez qu’il y aura la guerre ?

— Peut-être. Vous avez lu les journaux ?

En fait, lire les journaux, pour Profane, c’était jeter un coup d’œil à la première page du New York Times. Si cette page ne comportait pas un titre six col’, c’est que le monde ne se portait pas trop mal. « Le Moyen-Orient, berceau de la civilisation, peut en être aussi le tombeau. »

— S’il lui faut aller à Malte, il ne peut le faire avec la seule Paola. Il ne peut avoir confiance en elle. Il a besoin de quelqu’un qui l’occupe, qui serve de tampon, si vous voulez.

— N’importe qui ferait l’affaire. Vous avez dit que la Tierce était chez elle n’importe où. Pourquoi n’emmenez-vous pas Raoul, Slab, Melvin ?

— C’est vous qu’elle aime. Pourquoi pas vous ?

— Pourquoi pas.

— Vous ne faites pas partie de la Tierce, Profane. Vous êtes resté hors du système. Pendant tout le mois d’août.

— Non. Non, il y avait Rachel.

— Vous êtes resté dehors.

Avec un sourire rusé. Profane détourna les yeux.

Ils montaient donc la 3Avenue, noyés dans le grand souffle de cette rue-là : cinglés et bannières au vent. Stencil débitait des souvenirs. Il parla à Profane d’un bordel, à Nice, avec des glaces au plafond, où il crut, un jour, avoir retrouvé V. Lui parla de son expérience mystique, devant un moulage en plâtre de la main de Chopin, fait après sa mort, et qu’il avait découvert dans le Celda Museo, à Majorque.

— Il n’y avait aucune différence, chantonnait-il gaiement. (Si bien que deux clodos éclatèrent de rire, en écho.) C’était ça. Chopin avait une main en plâtre.

Profane haussa les épaules. Les clodos s’étaient attachés à leurs pas.

— Elle a volé un avion : un vieux Spad, comme celui dans lequel s’était écrasé le jeune Godolphin. Bon sang, quel voyage ça a dû être : depuis Le Havre, par-dessus le golfe de Gascogne, jusqu’à un coin perdu quelque part en Espagne. L’officier de service ne se rappelait qu’un féroce (comment l’avait-il appelée déjà ?), qu’un féroce “Housard”, qu’il a vu passer en trombe, dans sa cape militaire rouge, et qui braquait sur lui un œil de verre, en forme de montre : “Comme si j’avais été visé par le mauvais œil du temps lui-même…” Le déguisement est une de ses particularités. A Majorque, elle avait vécu pendant au moins un an sous l’apparence d’un vieux pêcheur qui, le soir venu, fumait une pipe de varech séché et racontait aux enfants des histoires de contrebande d’armes, en mer Rouge.

— Rimbaud…, suggéra l’un des clochards.

— Avait-elle connu Rimbaud dans son enfance ? Est-elle remontée, à l’âge de trois ou quatre ans, vers le nord du pays, avait-elle traversé ce secteur, dont les arbres étaient festonnés, en gris et écarlate, de cadavres d’Anglais crucifiés ? A-t-elle été la mascotte des mahdistes ? A-t-elle vécu au Caire, où, une fois majeure, elle a pris pour amant sir Alastair Wren ?… Qui le saura ? Stencil préfère s’en remettre, pour reconstituer l’histoire, aux imparfaites visions humaines. On ne sait pourquoi, les rapports officiels, les graphiques et les mouvements de masse sont trop traîtres.

— Stencil, annonça Profane, vous êtes rétamé.

C’était exact. L’automne tout proche était assez frais pour dissiper les vapeurs d’alcool de Profane. Mais Stencil semblait être saoul d’autre chose.

V. en Espagne, V. en Grèce, V. estropiée à Corfou, partisane en Asie Mineure. Professeur de tango à Rotterdam, elle avait ordonné à la pluie de s’arrêter ; et la pluie s’était arrêtée. En collant, orné de deux dragons chinois, elle avait passé des épées, des ballons et des mouchoirs multicolores à Ugo Medichevole, un magicien de second ordre, au cours d’un morne été dans la campagne romaine. Et, élève douée, elle avait trouvé le temps d’exécuter quelques tours de magie à sa façon ; car, un beau matin, on retrouva Medichevole dans un pré, en train de converser avec un mouton sur les ombres des nuages. Ses cheveux avaient blanchi, son âge mental était celui d’un enfant de cinq ans environ : V. avait fui.

Et c’est ainsi que se poursuivit, en remontant jusqu’aux années soixante-dix, cette promenade à quatre ; Stencil absorbé par les exigences de son récit, les autres écoutant avec intérêt. Non que la 3Avenue puisse être assimilée à une sorte de confessionnal pour pochards. Stencil était affligé, tout comme son père, d’une certaine méfiance à l’égard de La Valette. Prévoyait-il quelque plongée, à son corps défendant, dans une histoire trop vieille pour lui, ou, tout au moins, très différente de ce qu’il avait connu jusque-là ? C’est peu probable, simplement il se trouvait au seuil d’un adieu capital. A défaut de Profane et des deux clochards, il aurait parlé à n’importe qui : flic, barman, fille. C’est ainsi d’ailleurs que Stencil avait abandonné des fragments de lui-même, et de V., à travers le monde occidental.

V. était devenue, à la longue, une conception étonnamment dispersée.

— Stencil se rend à Malte comme un fiancé ému à la cérémonie du mariage. C’est un mariage de raison, arrangé par la Fortune, père et mère de tout un chacun. Il se peut que la Fortune prenne à cœur le succès de ce genre d’entreprise : qu’elle souhaite que l’on prît soin d’elle sur ses vieux jours.

Profane jugea ces propos complètement délirants. Ils se retrouvèrent, par hasard, du côté de Park Avenue. Les clochards, pressentant un terrain peu familier, virèrent à l’ouest, vers le parc. A quel rendez-vous ? Stencil dit :

— Faut-il apporter un cadeau, comme gage de paix ?

— Quoi ? Une boîte de bonbons, des fleurs ? Ha-ha.

— Stencil sait bien ce qu’il faut, dit Stencil.

Ils étaient devant l’immeuble d’Eigenvalue. Intention ou accident ?

— Restez là, dans la rue, dit Stencil. Il n’en a que pour une minute.

Il disparut, à ces mots, dans le vestibule de l’immeuble. Simultanément, une voiture de ronde était apparue à quelques blocs de là, vers le nord, elle avait tourné aussitôt et mis le cap au sud, le long de Park Avenue. Profane se mit en mouvement. La voiture le dépassa sans s’arrêter. Profane atteignit le coin de la rue et se dirigea vers l’ouest. Lorsqu’il eut fait le tour du pâté de maisons, il vit Stencil, qui, penché à la fenêtre, tout en haut, lui criait :

— Montez. Il faut m’aider.

— Il faut… Vous êtes tombé sur la tête ?

L’autre, impatient :

— Montez avant que la police revienne.

Profane resta une minute sur le trottoir, pour compter les étages. Huit. Haussa les épaules, pénétra dans le vestibule et prit l’ascenseur automatique.

— Savez-vous forcer une serrure ? demanda Stencil.

Profane éclata de rire.

— Parfait. Il vous faudra donc passer par la fenêtre.

Stencil fouilla dans le placard à balais et y trouva une corde.

— Moi, dit Profane.

Ils grimpèrent vers le toit.

— C’est important, disait Stencil, véhément. Supposons que vous ayez un ennemi. Mais qu’il vous faille le rencontrer ou la rencontrer, ne feriez-vous pas votre possible pour rendre la chose moins douloureuse ?

Ils atteignirent une partie du toit, juste au-dessus du cabinet d’Eigenvalue. Profane regarda dans le vide.

— Vous (avec des gestes emphatiques) voulez me descendre par-dessus ce parapet, alors qu’il n’y a même pas ici d’échelle d’incendie, et tout ça, pour que je vous ouvre ; que j’ouvre cette fenêtre là-bas, pas vrai ?

Stencil opina de la tête. Et voilà. Profane allait remettre ça avec la chaise de calfat. Mais, ce coup-ci, il n’était pas question de sauver un Pig, de faire un placement sur la bonne volonté. Pas de récompense à espérer de Stencil, car l’honneur, ça ne se pratique pas parmi les monte-en-l’air, que ce soit au premier ou au septième étage. Car Stencil, il était plus clodo encore que lui.

Ils passèrent la corde autour de Profane. Informe comme il était, ils ne surent déterminer son centre de gravité. Puis Stencil enroula la corde plusieurs fois autour de l’antenne-télé. Profane enjamba le bord du toit et la descente commença.

— Comment ça va ? demanda Stencil, au bout d’un moment.

— S’il n’y avait pas ces trois flics dans la rue qui me reluquent d’un drôle d’œil…

La corde eut une saccade.

— Ha-ha, fit Profane, je vous ai fait regarder.

Non que son humeur, ce soir-là, l’incitât au suicide. Mais, avec cette corde inanimée, cette antenne, cet immeuble, cette rue, comment aurait-il pu conserver le sens commun ?

Le calcul du centre de gravité s’était révélé tout à fait inexact. Comme Profane se rapprochait à petits coups de la fenêtre d’Eigenvalue, la position de son corps se modifia lentement et, de presque verticale, devint parallèle à la rue, la tête en bas. Pendu ainsi entre ciel et terre, il eut l’idée de s’exercer au crawl australien.

— Miséricorde, marmonna Stencil.

Il tira sur la corde, impatiemment. Bientôt Profane, silhouette brouillée, évoquant un poulpe amputé de quatre tentacules, cessa ses moulinets. Il restait pendu là, immobile, plongé dans ses réflexions.

— Hé ! cria-t-il, quelques instants plus tard.

Stencil dit :

— Comment ?

— Remontez-moi. Faites vite.

Poussif, conscient de ne plus avoir vingt ans, Stencil se mit à hisser la corde. Il lui fallut dix minutes. Profane apparut et laissa pendre son nez par-dessus le bord du toit.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Vous avez oublié de me dire ce que je devais faire une fois que je serai passé par la fenêtre. (Stencil ne put que le regarder en silence.) Ah, vous voulez que je vous ouvre la porte, en somme…

— … et n’oubliez pas de donner un tour de clé en partant, récitèrent-ils d’une même voix.

Profane esquissa un salut. « Continuez. » Stencil, de nouveau, fit glisser la corde. Arrivé à la hauteur de la fenêtre, Profane cria :

— Stencil, hé ! La fenêtre, elle veut pas s’ouvrir.

Stencil fit quelques demi-clefs autour de l’antenne.

— Brisez-la, grinça-t-il.

Au même instant, une autre voiture de police, dans la clameur des sirènes et les éclairs de ses feux tournants, dévala Park Avenue en trombe. Stencil s’aplatit au pied de la murette basse du toit. La voiture poursuivit son chemin. Stencil attendit qu’elle fût loin, hors de portée de l’ouïe. Il attendit même une ou deux minutes de plus. Puis il se leva précautionneusement et regarda du côté de Profane.

Profane, de nouveau, était horizontal. Il s’était recouvert la tête avec sa veste de daim et ne semblait pas disposé à bouger.

— Que faites-vous ? dit Stencil.

— Je me cache, dit Profane. Que diriez-vous d’un coup de tourniquet ?

Stencil fit tourner la corde. Lentement, la tête de Profane s’éloigna de la façade. Lorsqu’il eut pivoté complètement vers l’extérieur, telle une gargouille, Profane donna un coup de pied dans la fenêtre, fracas horrible et assourdissant dans la nuit.

— Tournez dans l’autre sens, maintenant.

Il parvint à ouvrir la fenêtre, s’introduisit à l’intérieur et fit entrer Stencil. Sans perdre de temps, Stencil traversa l’enfilade de pièces jusqu’au musée, força le coffret, glissa le double dentier, où entraient tous les métaux précieux, dans la poche de sa veste. D’une autre pièce lui parvint un bruit de verre brisé.

— Merde, qu’est-ce que c’est ?

Profane se retourna :

— Un carreau cassé, ça la fout mal, expliqua-t-il. On pensera tout de suite à un cambriolage. Alors, j’en casse quelques autres, pour que ça fasse moins louche.

De retour dans la rue, libres comme l’air, ils suivirent le chemin des clodos à travers Central Park. Il était deux heures du matin.

Dans la brousse de ce maigre rectangle, ils trouvèrent un rocher, au bord d’un ruisseau. Stencil s’assit et tira de sa poche les dents.

— Le butin, annonça-t-il.

— Je vous le laisse. Des dents de rechange, j’en ai rien à foutre.

Celles-là surtout, plus mortes que la quincaillerie à demi vivante qu’il avait déjà dans la bouche.

— C’était très chic, Profane, d’aider Stencil, comme cela.

— Ouais, approuva Profane.

Un morceau de lune était sorti des nuages. Les dents, couchées sur la pente du rocher, souriaient à leur reflet dans l’eau.

Des vies innombrables et diverses bougeaient autour d’eux dans les buissons étiolés.

— Votre nom est bien Neil ? demandait une voix masculine.

— Oui.

— J’ai vu votre mot. Dans les toilettes pour hommes, à l’arrêt de la Capitainerie, troisième box à…

« Oho, se dit Profane. Ça sent le flic à plein nez. »

— Avec le portrait de votre organe sexuel, grandeur nature.

— Y a une chose, répondit Neil, que j’aime encore mieux que les relations homosexuelles. Et c’est de filer une pâtée à un vicelard de flic.

Il y eut alors un bruit assourdi et contondant, suivi d’un craquement de branches, quand le flic en civil s’écrasa dans les buissons.

— Quel jour on est ? demanda quelqu’un. Dis, quel jour on est ?

Là-haut, quelque chose s’était passé, d’ordre atmosphérique, sans doute. Mais la lune brillait plus clair. Les objets et les ombres semblaient se multiplier dans le parc : blanc chaud, noir chaud.

Une bande de jeunes délinquants défila en chantant.

— Regardez la lune, cria l’un d’eux.

Un préservatif utilisé descendait au fil de l’eau. Une fille, bâtie comme un chauffeur du service de la Voirie, traînant derrière elle, à bout de bras, un soutien-gorge trempé, suivait la capote, à pas lourds et la tête basse.

Ailleurs, une pendulette sonna sept heures.

— On est mardi, dit la voix d’un vieillard ensommeillé.

C’était samedi.

Mais dans le parc nocturne, presque désert et froid, on avait, chose curieuse, une impression de pullulement et de chaleur, et de plein jour. Le ruisseau faisait un bruit bizarre, moitié crépitant, moitié tintinnabulant : comme ferait le cristal d’un lustre, dans un salon d’hiver, où le chauffage aurait été coupé brusquement et pour toujours. La lune frissonnait, indiciblement claire.

— Quel calme ! dit Stencil.

— Calme. C’est comme la navette à cinq heures du soir.

— Non. Rien ne se passe ici.

— Alors, quelle année sommes-nous ?

— Nous sommes en 1913, dit Stencil.

— Pourquoi pas, dit Profane.


1.

En français dans le texte.

2.

Pig : en anglais « cochon ». (N. d. T.)

3.

Hanky-panky : tour de passe-passe. (N. d. T.)

4.

r-f : radio-fréquence.

5.

Baccale : morue. (N.d.T.)

6.

Provolone : fromage italien. (N.d.T.)