X

Où l’on voit se rejoindre des groupes de jeunes gens très divers


1

McClinctic Sphere, pendant que le cornettiste prenait son chorus, attendait, debout près du piano vide, le regard fixé au loin sur aucun objet en particulier. Il écoutait à moitié le thème (effleurant parfois les clefs de l’alto, comme si, par une correspondance magique, il suggérait au cornet de développer son idée autrement, d’une matière que lui, Sphere, jugeait meilleure) et observait à moitié les clients autour des tables.

C’était le dernier set et la semaine, pour Sphere, n’avait pas été bonne. Certaines grandes écoles étaient en vacances et la taule avait été pleine de ces types qui aiment bien discuter entre eux et qui discutent d’abondance. Régulièrement, ils l’invitaient à leur table, entre les sets, et lui demandaient ce qu’il pensait de tel ou tel alto. Quelques-uns se croyaient obligés de faire le vieux numéro de l’Américain nordiste aux idées libérales : « Regardez-moi, je parle à n’importe qui. » C’était cela, ou alors ils vous disaient : « Hé, p’tit gars, on écouterait bien Train de Nuit… Mais oui, pat’on. Pou’ sû’, missi’. Le bon neg’o, l’oncle McClintic, il va vous le jouer, le T’ain de Nuit, beau comme c’est pas possib’. Et puis ap’è le set, il va le p’end’ son petit alto, et il va vous le fourrer dans l’ cul, son petit alto, dans vot’ joli cul blanc d’intellectuel. »

Le cornettiste avait envie d’en finir : toute la semaine il avait été crevé comme Sphere. Ils firent un quatre-quatre, avec le batteur, reprirent ensemble le thème principal et quittèrent l’estrade. Les clochards s’alignaient dehors, comme un comité de réception. Le printemps s’était abattu sur New York, tiède, aphrodisiaque. Sphere trouva sa Triumph dans le parking, y monta, mit cap au nord. Il avait besoin de se détendre.

Une demi-heure plus tard, il était à Harlem, dans une accueillante maison meublée (et de passe, en quelque sorte), gérée par une nommée Matilda Wintrop, qui était minuscule et ratatinée et ressemblait à ces petites vieilles dames que l’on voit remonter la rue, à pas comptés, dans le jour déclinant, pour s’acheter au marché un bout de rate et des légumes verts.

— Elle est là-haut, dit Matilda, qui avait un sourire pour chacun, même pour un musicien à crins plats qui se faisait du fric et roulait en voiture de sport.

Avec elle, Sphere échangea pendant quelques minutes des coups de poing pour rire. Elle avait plus de réflexes que lui.

Assise sur le lit, la petite fumait en lisant un western. Sphere jeta sa veste sur une chaise. Elle se poussa pour lui faire de la place, corna la page et posa le livre par terre. Bientôt il lui racontait sa semaine, les petits gars pleins de fric qui l’utilisaient comme fond sonore, les musiciens des grandes formations, pleins de fric, eux aussi, qui ne se mouillaient pas et avaient une réaction mitigée, et les quelques rares qui ne pouvaient se payer une bière à 1 dollar au V-Note, mais qui comprenaient, ou voulaient comprendre, sauf que l’espace qu’ils auraient pu occuper était déjà pris par les rupins et par les musiciens. Il dit tout cela dans l’oreiller et elle lui frotta le dos, de ses mains étonnamment douces. Son nom, prétendait-elle, était Ruby, mais il ne la croyait pas.

Bientôt :

— Ça t’arrive de piger ce que je cherche à expliquer ? lui demanda-t-il.

— Quant tu souffles dans ton truc, non, répondit-elle bien honnêtement. Une femme ça ne comprend pas. Elle sent, c’est tout. Je sens ce que tu joues, comme je sens ce qu’il te faut quand tu es en moi. C’est tout pareil, peut-être bien. McClintic, je ne sais pas. T’es gentil avec moi, qu’est-ce que tu veux au juste ?

— Excuse-moi, dit-il.

Et, au bout d’un moment :

— Pour se détendre, il n’y a rien de tel.

— Tu restes la nuit ?

— Et comment !

 

Slab et Esther, gênés en présence l’un de l’autre, étaient plantés devant un chevalet, dans le logement de Slab, et regardaient Fourré danois 45. Le fourré danois était la dernière obsession de Slab. Il s’était lancé, depuis quelque temps, à corps perdu dans la représentation de cette pâtisserie au fromage blanc, servie au petit déjeuner, et la traitait dans tous les styles, sous toutes les lumières et dans tous les décors concevables. La pièce était déjà jonchée de fourrés danois cubistes, fauves, surréalistes. « Monet, sur le penchant de l’âge, dans sa maison de Giverny, n’a plus peint que les nénuphars, ceux de la pièce d’eau de son jardin, raisonnait Slab. Il peignait toutes sortes de nénuphars. Il aimait les nénuphars. Je suis, moi aussi, sur le penchant de l’âge. J’aime le fourré danois, grâce auquel j’ai pu survivre depuis des temps immémoriaux. Pourquoi pas ? »

Au thème fourré danois 35, il n’avait consacré qu’une petite surface, dans le coin inférieur gauche, où on le découvrait empalé sur l’échelon métallique d’un poteau téléphonique. Le paysage était une rue vide, traitée en un raccourci rigoureux, avec, à mi-distance, et comme seul élément vivant, un arbre sur lequel était perché un oiseau chamarré, laborieusement rehaussé de volutes, d’arabesques et de taches éclatantes.

— Ceci, expliqua Slab en réponse à la question, exprime ma révolte contre l’expressionnisme catatonique : le symbole universel que je veux voir remplacer la croix, dans la civilisation occidentale. C’est la perdrix dans le poirier. Tu te souviens de cette vieille chanson de Noël, basée sur un calembour. Perdrix, Pear tree1. La beauté de la chose, c’est qu’elle fonctionne comme une machine, tout en étant inanimée. La perdrix mange les poires de l’arbre et ses émondes, en retour, alimentent l’arbre, qui s’élance toujours plus haut, jour après jour, soulevant au fur et à mesure la perdrix et lui assurant, simultanément, un approvisionnement inépuisable. C’est le mouvement perpétuel, à cette exception près…

Il désigna une gargouille aux crocs pointus, vers le haut du tableau. La pointe du croc le plus long coupait une ligne imaginaire, parallèle à l’axe de l’arbre et qui traversait la tête de l’oiseau.

— Ç’aurait pu être aussi bien un avion à basse altitude ou une ligne de haute tension, déclara Slab. Mais, un jour, cet oiseau se retrouvera empalé sur les dents de la gargouille, comme l’est ce pauvre fourré danois sur le poteau téléphonique.

— Qu’est-ce qui l’empêche de s’envoler ?

— Il est trop bête. Il savait voler, dans le temps, mais il a oublié.

— Je devine une allégorie, dans tout cela, dit-elle.

— Non, dit Slab. Au point de vue intellectuel, c’est du même niveau que les mots croisés du dimanche dans le Times. Frelaté. Indigne de toi.

Elle s’approcha du lit.

— Non, brailla-t-il, ou presque.

— Slab, ça va mal. J’ai comme une douleur là. (Elle passa les doigts sur son abdomen.)

— Moi non plus, je prends pas mon fade, dit Slab. J’y peux rien, si Schoenmaker t’a retranchée.

— Je ne suis pas ton amie ?

— Non, dit Slab.

— Qu’est-ce que je peux faire pour te prouver…

— Va-t’en, dit Slab. Voilà ce que tu peux faire. Et laisse-moi dormir. Dans ma chaste couchette de l’armée. Tout seul.

Il rampa vers le lit et s’y allongea, la tête dans l’oreiller. Bientôt Esther s’en alla, en oubliant de fermer la porte. Elle n’était pas de celles qui claquent les portes sur une fin de non recevoir.

 

Roony et Rachel se trouvaient au bar d’une taverne, voisine de la 2Avenue. Dans un coin, un peu plus loin, un Irlandais et un Hongrois se disputaient à tue-tête à l’issue d’une partie de bowling.

— Où va-t-elle, la nuit ? demandait Roony.

— Paola est une fille bizarre, dit Rachel. On comprend très vite qu’il ne faut pas lui poser certaines questions, auxquelles elle ne veut pas répondre.

— Elle retrouve Pig, peut-être.

— Non. Pig passe sa vie au V-Note et à la Cuiller rouillée. Il a le béguin pour Paola, un béguin terrible, mais il lui rappelle trop Pappy Hod, je crois. La marine a le chic pour se faire aimer. Paola l’évite et ça le tue. Et pour ma part je suis contente de voir ça.

« Ça me tue, moi aussi », voulait répondre Winsome. Mais il n’en fit rien. Depuis quelque temps, il cherchait un soulagement auprès de Rachel. Il s’appuyait sur elle, en quelque sorte. Son bon sens et son indépendance à l’égard de la Tierce, son quant-à-soi, l’attiraient. Mais il n’avait pas une meilleure chance, pour autant, d’obtenir un rendez-vous avec Paola. Peut-être redoutait-il la réaction de Rachel. Il commençait à penser qu’elle n’était pas de celles qui jouent la mère-maquerelle pour leur compagne de chambre. Il commanda un whisky-bière.

— Roony, tu bois trop, dit-elle, je suis inquiète.

« Kss… Kss… Kss… » Il sourit.

2

Le soir suivant, Profane était installé dans la salle des gardiens, les pieds sur le radiateur à gaz, et lisait un western d’avant-garde, intitulé le Shérif existentialiste, qui lui avait été recommandé par Pig Bodine. A l’extrémité d’une étendue de laboratoire, face à Profane, les traits éclairés par une veilleuse, façon monstre-Frankenstein, était assis Suaire : humain synthétique, aux émissions de radiations contrôlées.

Sa peau était en cellulose acéto-butyrique, matière plastique perméable non seulement à la lumière, mais aux rayons X, aux rayons gamma et aux neutrons. Son squelette, jadis, avait été celui d’un être humain ; maintenant son armature était stérilisée, et les os longs, ainsi que la colonne vertébrale, évidés, afin de recevoir des doseurs de radiations. Suaire mesurait un mètre soixante-dix-neuf, taille moyenne des recrues dans l’armée de l’air. Les poumons, l’appareil génital, les reins, la thyroïde, le foie, la rate et autres organes internes étaient creux et faits du même plastique transparent que l’enveloppe du corps. Ces parties pouvaient être remplies de solutions aqueuses, susceptibles d’absorber les mêmes radiations que les tissus qu’ils imitaient.

Le centre « Anthrorecherches associées » était une succursale de Yoyodyne. Il faisait, pour le gouvernement, des expériences sur les vols en haute altitude et sur les vols spatiaux ; pour le Conseil national de sécurité, sur les accidents de la route, et pour la Protection civile, sur l’absorption des radiations ; et c’est ainsi que Suaire justifiait son existence. Au XVIIIe siècle, on se plaisait à considérer l’homme comme un automate mû par un mécanisme d’horlogerie. Au XIXe siècle, les théories physiques de Newton ayant été bien assimilées, et les recherches sur la thermodynamique bien engagées, on eut tendance à considérer l’homme comme une machine thermique, avec un rendement de quarante pour cent. Maintenant, au XXe siècle, la physique nucléaire et subatomique étant à l’ordre du jour, l’homme était une matière susceptible d’absorber les rayons X, les rayons gamma et les neutrons. Telle était du moins l’idée qu’Oley Bergomask se faisait du progrès. Ce fut aussi le sujet de son allocution de « bienvenue à bord », le premier jour où Profane se présenta, à cinq heures de l’après-midi, lui embarquant, Bergomask débarquant. Il y avait deux relèves de huit heures, l’une tôt, l’autre tard (bien que Profane, dont la marche du temps obliquait vers le passé, préférât dire l’une tard et l’autre tôt), et déjà Profane avait eu l’occasion de travailler dans l’une et l’autre équipe.

Trois fois par nuit, il devait inspecter la section labo, les fenêtres, l’appareillage lourd. Si une expérience se prolongeait au cours de la nuit, il devait faire les relevés et, s’ils dépassaient la tolérance normale, réveiller le technicien de service qui, d’habitude, dormait sur un lit de camp, dans l’un des bureaux. Au début, Profane trouva un certain intérêt à visiter le local où se poursuivaient les essais sur les accidents, et que l’on avait surnommé plaisamment la chambre des horreurs. Là, des poids étaient lâchés sur quelque vétuste automobile ayant un mannequin à son bord. L’expérience en cours concernait la technique des secours aux blessés, et diverses versions de Choc (objet humain synthétique, cinématique de l’accidenté) prenaient place, soit sur le siège du conducteur, soit sur celui du mort, soit sur la banquette arrière de la voiture. Profane, à la rigueur, se découvrait une certaine parenté avec Choc, en qui il voyait le premier jocrisse inanimé qu’il lui fût donné de connaître. Mais là encore se mêlait une certaine méfiance puisque, après tout, le mannequin n’était encore qu’un « objet humain » ; et un certain mépris aussi, comme s’il soupçonnait Choc de s’être vendu aux humains ; de sorte que son ancien moi inanimé en tirait maintenant vengeance.

Choc était un mannequin formidable. Il avait la même structure que Suaire, mais sa chair était moulée dans du vinyl-mousse, sa peau était de vinyl-plastisol, sa chevelure une perruque, ses yeux en plastique cosmétique ; quant à ses dents (sur lesquelles, en fait, Eigenvalue avait travaillé comme sous-traitant), elles étaient conformes à celles des dentiers portés de nos jours par dix-neuf pour cent de la population américaine, dans l’ensemble fort honorable. A l’intérieur, dans le thorax, il y avait le réservoir sanguin ; sous le diaphragme, la pompe à sang ; dans l’abdomen, une batteuse en cadmium nickelé fournissait le courant. Le panneau de contrôle, sur le côté du buste, comportait des clefs et des rhéostats pour régler le flux artériel et veineux, le rythme du pouls et même celui de la respiration, lorsqu’on se trouvait en présence d’une lésion pulmonaire interne. Dans ce cas, des poumons en plastique assuraient les contractions et le bouillonnement indispensables. Ces arrangements étaient commandés par une pompe à air logée dans l’estomac, dont le conduit de refroidissement était aménagé dans le bas-ventre. Une blessure des organes sexuels pouvait néanmoins être simulée grâce à une coquille à montage rapide, mais qui, montée, bouchait le système de refroidissement. Choc ne pouvait donc s’offrir simultanément une lésion pulmonaire et une mutilation des génitoires. Un nouveau rétroagencement, cependant, éliminait cette complication, que l’on imputait volontiers à un vice de conception.

Choc avait donc une apparence de vie parfaite, sur tous les plans. Profane avait même eu une drôle de trouille la première fois qu’il l’avait vu, couché en travers du pare-brise d’une vieille Plymouth, agrémenté de moulages qui reproduisaient l’enthlase, le défoncement de la mâchoire, et des fractures compliquées des bras et des jambes. Mais maintenant, il s’y était fait. Le seul objet aux « Anthrorecherches » qui l’intimidait encore quelque peu, c’était Suaire, dont le visage, une tête de mort, vous regardait à travers un masque de butyrate plus ou moins abstrait.

Il était temps de faire une nouvelle ronde. L’immeuble était vide, à l’exception de Profane. Pas d’expérience en cours, cette nuit-là. En revenant vers la pièce de garde, il s’arrêta devant Suaire.

— Ça se présente comment ? dit-il.

— Mieux que pour toi.

— Beuh.

— Beuh toi-même. Moi et puis Choc, on est ce que tu seras un jour, toi et les autres.

(La tête de mort semblait sourire à Profane.)

— Y a d’autres façons que la chute et l’accident de bagnole.

— Mais c’est le moyen le plus courant. Si un autre n’y met pas du sien, vous vous débrouillerez bien tout seuls.

— T’as même pas d’âme. Comment tu peux parler ?

— Et tu crois que t’en as une, toi ? Qu’est-ce qui te prend, tu donnes dans la religion, maintenant ? Moi, je suis un pastiche, c’est tout. On vient relever mes doseurs. Qui peut dire si je suis là pour permettre aux gens de lire mes graphiques, ou si les radiations en moi sont là pour les obliger à mesurer. Dans quel sens ça marche ?

— Dans un seul sens, dit Profane. Toujours dans le même.

— A la bonne tienne. (L’ombre d’un sourire, peut-être.)

On ne sait trop pourquoi, Profane eut du mal à se replonger dans le Shérif existentialiste. Au bout d’un moment, il se leva de nouveau et revint se planter devant Suaire.

— Qu’est-ce que t’entends par là, quand tu dis qu’on sera pareils à toi et à Choc, un jour ? Tu veux dire morts ?

— Suis-je mort ? Si oui, c’est bien ce que je veux dire.

— Si tu ne l’es pas, qu’est-ce que t’es ?

— Ce que tu es, toi, ou presque. Vous n’avez pas beaucoup de chemin à parcourir, ni les uns ni les autres.

— Je comprends pas.

— Je le vois bien. Mais t’es pas le seul. C’est déjà une consolation.

— Et puis merde.

Profane retourna à la salle de garde et se mit à préparer du café.

3

La semaine d’après, il y eut une soirée chez Raoul, Slab et Melvin. Toute la Tierce des Paumés était là.

A une heure du matin, Roony et Pig en vinrent aux mains.

— Salaud ! gueulait Roony. Que je t’y prenne, à la toucher !

« Sa femme… », expliqua Esther à Slab. La Tierce s’était serrée le long des murs, en laissant à Pig et à Roony presque toute la largeur du plancher. Ils luttèrent, le pied incertain, le geste malhabile, en s’efforçant d’imiter la bagarre des films western. C’est extraordinaire, combien de bagarreurs amateurs sont convaincus que la bigorne de Saloon, illustrée par le cinéma, est la seule forme de combat acceptable. Finalement Pig envoya Roony au tapis, d’un coup de poing à l’estomac. Roony resta sans bouger, les yeux clos, en essayant de retenir son souffle, parce que ça faisait mal. Pig s’en alla vers la cuisine, sans se presser. Ils s’étaient battus pour une femme, mais tous deux savaient que le nom de cette femme était Paola, et non Mafia.

— Je ne déteste pas les juifs, expliquait Mafia. C’est ce qu’ils font qui me dégoûte.

Elle était seule dans la pièce avec Profane. Roony se saoulait dehors. A moins qu’il ne fût chez Eigenvalue. C’était le lendemain de la bagarre. Mafia ne semblait guère se soucier de ce que faisait son mari.

Tout à coup, Profane eut une merveilleuse idée. Elle voulait interdire l’accès aux juifs. Peut-être qu’un demi-juif pourrait s’introduire.

Elle le prit de vitesse : sa main toucha la boucle de sa ceinture, se mit à la défaire :

— Non, dit-il, ayant changé d’avis.

Pressée de tirer une fermeture, la main s’était éloignée, avait glissé autour de ses hanches, vers la ceinture de sa jupe.

— Écoute-moi.

— J’ai besoin d’un homme (déjà à moitié sortie de sa jupe) bâti pour l’amour héroïque. Je t’ai voulu depuis notre première rencontre.

— L’amour héroïque, mon cul, dit Profane. T’es mariée.

Charisma, dans la chambre voisine, avait des cauchemars.

Il se mit à cogner au hasard, sous la couverture verte, cherchant à atteindre l’insaisissable ombre de son Persécuteur intime.

— Là, dit-elle, le bas du corps dénudé. Là, sur le tapis.

Profane se leva et se mit à fouiller dans le meuble-frigo, en quête de bière. Mafia, étendue par terre, l’apostrophait.

— Là rien du tout.

Il posa une boîte de bière sur son estomac tendre. Elle glapit, renversa la boîte. La bière fit une tache humide sur le tapis, entre eux deux, comme un garde-fou, ou comme l’épée de Tristan.

— Bois ta bière et parle-moi d’amour héroïque.

Elle ne fit pas mine de se rhabiller.

— Une femme veut se sentir femme (en respirant fort), c’est tout. Elle veut être possédée, pénétrée, violée. Mais, plus que tout, elle veut envelopper l’homme.

Dans des toiles d’araignée, tissées avec de la ficelle de yo-yo : un rets, un piège. Profane ne pouvait penser à rien, sauf à Rachel.

— Y a rien d’héroïque dans un jocrisse, déclara Profane.

Un héros, qu’était-ce ? Randolph Scott, qui savait manier un revolver six coups, la bride de son cheval, un lasso. Maître de l’inanimé. Mais un jocrisse, c’est à peine un homme : un être qui se couche et se laisse avoir par les objets, comme une femme passive.

« Pourquoi, se demanda-t-il tout haut, faut-il que les choses sexuelles soient aussi embrouillées. Mafia, pourquoi faut-il que tu trouves des noms pour tout ça. »

Voilà qu’il discutait encore ! Comme avec Fina dans la baignoire.

— Qu’est-ce que t’es ? grinça-t-elle. Un homosexuel qui s’ignore ? Elles te font peur, les femmes ?

— Non, je suis pas pédé. Comment pourrais-je expliquer : les femmes, des fois, me font l’effet d’objets inanimés. La jeune Rachel, même : à moitié MG.

Charisma fit son entrée, les yeux en vrille qui vous regardaient par des trous de la couverture, brûlée à la cigarette. Il avisa Mafia, s’avança vers elle. Le monticule de laine verte se mit à chanter :

Pour qui rêv’ de dire je t’aime

Dans un context’ positif,

L’énoncé d’un théorème

Est un trist’ dérivatif.

Si le monde est seul en cause

Dans un monde où tout va mal,

Alors bien hardi qui ose

Une démarch’ sentimentale.

C’est pourquoi je te propose

Un plan simple et logique,

Qui pourrait, faut’ d’autre chose,

Servir d’intermèd’ comique.

Refrain :

Si je suis π, que tu sois R

A la deuxième puissance,

Nous saurons joindre les contraires,

Boucler la circonférence,

Et, bercés par la musiqu’ des sphères,

Nous échangerons des corollaires.

Mais, si des astres la configuration

Nous est de bon augure,

Il s’ peut que nous réalisions

Du cercle la quadrature.

Et, au milieu des corps célestes,

Nous connaîtrons un triomphe modeste.

Pour vivre heureux, vivons d’idées,

Et voilà, je crois, CQFD.

 

Si π s’imagine (chanta Mafia en réponse) que R est avide

De nourritures abstraites,

Qu’il aill’ se faire cuire un ellipsoïde,

Faut pas se payer ma tête.

J’aim’ les choses que l’on voit, que l’on touche

Et surtout le plaisir qu’elles me donn’nt.

Qui me prend pour une vierge farouche

Fait erreur sur la personne.

Et pour mieux t’en persuader,

T’éclairer sur ma vraie nature,

Attends just’ que j’enlèv’ mes chaussures –

Et voilà CQFD.

Quand Profane termina sa bière, la couverture les abritait tous les deux.

 

Les vingt jours qui précédèrent la conjonction de la constellation du Grand Chien avec le Soleil fut une chienne de période. Le monde se mit à se détraquer de plus en plus, sous la pression de l’inanimé. Le 1er juillet, il y eut quinze morts dans un déraillement près d’Oaxaca, Mexique. Le lendemain, à Madrid, quinze personnes périrent sous les décombres d’un immeuble effondré. Le 4 juillet, un autocar tomba à l’eau, non loin de Karachi, et trente et un de ses passagers furent noyés. Trente-neuf noyés furent dénombrés, deux jours plus tard, à la suite d’un orage tropical, au beau milieu des Philippines. Le 9 juillet, les îles Égée furent ravagées par un tremblement de terre et par un raz de marée, qui firent quarante-trois victimes. Le 14 juillet, un avion de service auxiliaire s’écrasa au décollage, sur le terrain militaire de New Jersey, tuant quarante-cinq personnes. Une secousse tellurique, à Anjar, dans l’Inde, fit, le 21 juillet, cent dix-sept victimes. Entre le 20 et le 24 juillet, les inondations qui dévastèrent l’Iran central et méridional causèrent la mort de trois cents personnes. Le 28 juillet, un autocar tomba d’un bac, à Kuopio, Finlande, et on en retira quinze morts. L’explosion de quatre réservoirs à pétrole, près de Dumas, Texas, le 29 juillet, fit dix-neuf victimes. Le 1er août, un accident de chemin de fer, près de Rio de Janeiro, en fit dix-sept. Quinze personnes de plus moururent le 4 et le 5 du même mois dans les eaux déchaînées, au sud-ouest de la Pennsylvanie. Deux mille cent soixante et une personnes périrent, cette même semaine, dans un typhon qui s’abattit sur les provinces de Chekiang, Ho-nan et Hopé. Le 7 août, six camions de dynamite sautèrent à Cali, Colombie, faisant cent victimes environ. Le même jour, on eut à déplorer neuf morts dans un déraillement à Prerov, Tchécoslovaquie. Le lendemain, deux cent soixante-deux mineurs, cernés par le feu, périrent dans une mine de charbon, à Marcinelle, Belgique. Des avalanches sur le mont Blanc, emportèrent quinze alpinistes au royaume de la Mort, dans la semaine du 12 au 18 août. La même semaine, quinze personnes trouvèrent la mort dans une explosion de pétrole, à Monticello, Utah, et un typhon qui sévit sur le Japon et sur Okinawa en tua trente. Le 27 août, vingt-neuf mineurs de plus passèrent de vie à trépas, à la suite d’un empoisonnement par le gaz, dans une mine de la haute Silésie. Le 27 également, un bombardier de la marine s’écrasa sur des maisons, à Sanford, Floride, tuant quatre personnes. Le lendemain, sept périrent dans l’explosion d’un dépôt de pétrole, à Montréal, et les crues, en Turquie, firent cent trente-huit victimes.

C’était, là, les morts collectives. Et l’on ne parle pas de tous les comparses, des mutilés, des diminués, des sans-abri, des sinistrés. Cela arrive tous les mois, en une succession de rencontres entre des groupes de vivants et un monde congruent qui, lui, s’en fout, un point c’est tout. Vous n’avez qu’à consulter n’importe quel almanach, à la rubrique « catastrophes » d’où, d’ailleurs, ont été tirés les faits plus haut cités. L’affaire est suivie, mois après mois.

4

McClintic Sphere avait déchiffré des recueils de partitions repiquées tout l’après-midi.

— Si t’as envie de t’esquinter le tempérament, dit-il à Ruby, t’as qu’à déchiffrer un de ces repiquages. Je ne parle pas de la musique, mais des paroles.

La gosse ne répondit pas. Elle était nerveuse depuis quelques semaines. « Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, petit ? » demandait McClintic, mais elle se contentait de hausser les épaules. Un soir, pourtant, elle lui avoua qu’elle se tracassait pour son père. Il lui manquait. Peut-être était-il malade.

— Tu l’as vu, ces temps-ci ? Les petites filles, faut qu’elles voient leur père. Tu connais pas ton bonheur d’avoir encore ton père.

— Il est dans une autre ville.

Et elle ne voulut pas en dire plus. Ce soir-là, il dit :

— Écoute, c’est à cause du prix du voyage ? Va le voir. Il faut que t’y ailles.

— McClintic, dit-elle, une pute ça doit pas voyager. Une pute, c’est pas un être humain.

— Toi, tu l’es. T’es avec moi, Ruby. Tu le sais bien ; on ne truque pas ici. (Il tapota le lit.)

— Une pute, ça bouge pas de son coin. Pareille que les pucelles dans les contes de fées. Elle a pas à circuler, sauf si elle fait le trottoir.

— Me dis pas que t’as trouvé ça toute seule.

— Peut-être que si. (Elle ne voulait pas le regarder.)

— Matilda, elle t’aime bien. T’es dingue, ou quoi ?

— Tu crois que j’ai le choix ? Ou bien c’est le trottoir, ou alors on est bouclé. Si j’y allais le voir, je reviendrais pas.

— Où il habite ? En Afrique du Sud ?

— Peut-être.

— Ah, misère !

Enfin, se disait McClintic, on ne s’entiche pas d’une prostituée. Sauf si on a quatorze ans, par là, et que ce soit votre premier chopin. Mais cette Ruby, sans parler de ce qu’elle était au lit, elle avait tout du bon copain, même hors des draps. Il se faisait du mauvais sang pour elle. Mais (pour changer) c’était du bon « mauvais sang ». Pas comme Roony, par exemple, que les tracas semblaient démolir un peu plus chaque fois que McClintic le voyait.

Cela durait depuis une bonne quinzaine de jours. McClintic n’avait jamais complètement partagé la vision cool des choses qui s’était imposée au cours des années d’après-guerre ; aussi ne se formalisait-il pas, comme certains musiciens, quand Roony, blindé à zéro, commençait à raconter ses problèmes personnels. Plusieurs fois, il était venu avec Rachel, mais McClintic savait que Rachel était régulière, qu’entre Roony et elle il n’y avait pas de micmac ; les problèmes de Roony concernaient donc bel et bien sa femme, Mafia.

On s’enfonçait au plein cœur de l’été, à Nueva York, la pire saison de l’année. La saison des baroufs dans le parc, où plein de gosses se faisaient tuer ; la saison où l’humeur se désagrège, où les mariages se défont, où toutes les impulsions meurtrières et chaotiques, congelées au fond de nous pendant l’hiver, commencent à se dégeler, à remonter à la surface, à luire dans le visage, au creux de chaque pore. McClintic faisait route vers Lenox, Massachusetts, où il devait participer à un festival de jazz. Il avait bien senti qu’il ne tiendrait pas le coup en ville. Mais Roony, pendant ce temps-là ? Ses déboires conjugaux (vraisemblablement) le poussaient à quelque solution extrême. McClintic l’avait remarqué, la veille au soir, entre les sets, au V-Note. Il avait déjà vu cette expression : un bassiste qu’il avait connu à Fortworth, et dont les traits ne bougeaient pas et qui ne cessait de répéter : « La drogue, ça me travaille toujours », et qui, un soir, avait flanché, et qu’on avait emmené à l’hôpital de Lexington, où d’ailleurs, McClintic ne le saurait jamais. Mais, Roony, il avait cette même expression : trop cool. Trop impassible, quand il disait : « J’ai quelque chose qui me travaille, des histoires avec ma femme. » Qu’était-ce, ce quelque chose, que la canicule de Nueva York ferait fondre ? Et qu’arriverait-il, le cas échéant ?

Le mot Flip avait une origine étrange. En effet, à chaque séance d’enregistrement, McClintic avait l’habitude de discuter d’électricité avec les gars du son et avec les techniciens du studio. Dans le temps, McClintic s’était bien fichu de l’électricité ; mais maintenant, il lui fallait reconnaître que, grâce à elle, il arrivait à toucher un public plus vaste, ceux qui serraient, ceux qui étaient incapables de serrer, mais qui tous allongeaient leur fric. Puisque toutes ces royalties remplissaient le réservoir de la Triumph et l’habillaient, lui, de complets J. Press, McClintic ne pouvait qu’en remercier l’électricité, et peut-être en apprendre un peu plus à son sujet. Il se mit donc à glaner un tuyau par-ci, un tuyau par-là ; et un jour, au cours de l’été précédent, il se retrouva en train de discuter, avec un technicien, de musique stochastique et de computateurs à touches. Cette conversation fut à l’origine de ce Set-Reset2 qui était en passe de devenir l’indicatif de la formation. Le technicien du son, en effet, avait révélé à McClintic l’existence d’un double circuit à trois électrodes, appelé flip-flap, qui, une fois branché, pouvait marcher d’une façon ou d’une autre, selon que l’un ou l’autre tube était en service : set ou re-set, flip ou flap.

— Et avec ça, expliqua le bonhomme, on fait oui ou non, un ou zéro. En fait, c’est une unité de base, ou une cellule spécialisée d’un grand cerveau électronique.

— Terrible ! dit McClintic qui, quelque part, en cours de route, avait perdu le fil.

Il était néanmoins arrivé à la conclusion suivante : si le cerveau d’un computateur pouvait faire flip et flap, il en allait de même pour celui d’un musicien. Tant qu’on était flap, tout restait cool. Mais d’où venait cette poussée sur le déclic qui vous faisait faire flip ?

McClintic, piètre parolier, avait inventé des paroles bidon pour Set/Reset. Il les chantonnait pour lui-même, parfois, sur l’estrade, pendant que le cornet prenait le chorus.

J’vais passer le Jourdain,

Selon l’Ecclésiastique :

Flap-flip, autrefois j’étais hip3,

Flip-flap, me voilà dans la vape,

Set-Reset, pourquoi qu’on véhicule

Le dingue et le cool dans la même molécule.

— A quoi tu penses ? demanda la petite Ruby.

— A tout ce qui flanche.

— Tu ne flancheras jamais.

— Non, pas moi, dit McClintic. Plein de gens.

Au bout d’un moment, il dit, sans vraiment s’adresser à elle :

— Ruby, qu’est-ce qui a bien pu se passer depuis la guerre ? Pendant cette guerre-là, le monde a fait flip, mais à partir de 45, il a refait flap. Ici, à Harlem, tout le monde a fait flap. Tout est devenu cool, plus d’amour, plus de haine, plus de soucis, plus d’enthousiasme. Pourtant, de temps en temps, quelqu’un se rebranche sur le flip. Parce que là, il peut aimer…

— C’est peut-être ça, l’explication, dit la petite, après un silence. Peut-être qu’il faut être dingue pour aimer quelqu’un.

— Mais, quand tout un tas de gens font flip en même temps, ça déclenche la guerre. Et la guerre, ce n’est pas l’amour, pas vrai ?

— Flip-flap, dit-elle, visse la soupape.

— Tu n’es qu’une petite fille.

— McClintic, dit-elle, c’est vrai. Je me fais du souci pour toi. Je m’en fais pour mon père. Peut-être qu’il a fait flip.

— Pourquoi t’irais pas le voir ?

Toujours la même querelle. Ils étaient partis, cette nuit-là, pour se chamailler interminablement.

 

— Tu es belle, disait Schoenmaker.

— Shale, est-ce bien vrai ?

— Non pas, peut-être, telle que tu es. Mais telle que je te vois.

Elle se redressa :

— Ça ne peut plus durer.

— Reviens.

— Non, Shale, mes nerfs ne résisteront pas à cette…

— Reviens.

— Au point où j’en suis, je n’ose plus regarder Rachel, ni Slab…

— Reviens. (Elle finit par se recoucher près de lui.) Les os pelviens, dit-il en touchant l’endroit, devraient ressortir davantage. Ce serait très sexy. Je pourrais t’arranger ça.

— Je t’en prie.

— Esther, j’ai envie de donner. J’ai envie de faire des choses pour toi. Si je peux dégager la belle fille qui est en toi, l’idée d’Esther, comme je l’ai déjà fait pour ta figure…

Elle perçut soudain le tic-tac d’une pendulette sur la table, près du lit. Les muscles bandés, elle était prête à fuir dans la rue ; toute nue, au besoin.

— Viens, dit-il, rien qu’une demi-heure, dans la pièce à côté. C’est si simple que je peux le faire tout seul. Il suffirait d’une anesthésie locale.

Elle fondit en larmes.

— Et ensuite, qu’est-ce que ce sera ? Tu voudras me gonfler les seins, peut-être. Et puis tu t’apercevras que mes oreilles sont un tantinet trop longues. Shale, pourquoi ne puis-je être seulement moi ?

Il se retourna, exaspéré. « Comment faire comprendre à une femme ? demanda-t-il au plancher. Qu’est-ce que l’amour, sinon… »

— Tu ne m’aimes pas. (Elle s’était levée et, gauchement, cherchait à ajuster son soutien-gorge.) Tu ne me l’as jamais dit et, même si tu l’avais dit, ce n’aurait pas été vrai.

— Tu reviendras, dit-il, les yeux toujours au sol.

« Non », à travers le léger tricot de laine. Mais, bien entendu, elle allait revenir.

Quand elle fut partie, il n’y eut plus que le tic-tac de la pendulette. Et puis, soudain, Schoenmaker eut un bâillement explosif, se retourna sur le dos, pour affronter le plafond et se mit à l’injurier à voix basse.

 

Dans les locaux d’« Anthrorecherches », cependant, Profane prêtait une oreille distraite aux chuintements du café, dans le perco, tout en poursuivant une nouvelle conversation imaginaire avec Suaire. C’était devenu une tradition.

— Tu te rappelles, Profane, comment elle est, la nationale 14, au sud d’Elmira, État de New York ? Tu prends la passerelle des piétons et tu regardes vers l’ouest, et tu vois le soleil qui se couche sur un tas de ferraille. Des arpents de vieilles bagnoles, empilées par rangées de dix, en murailles rouillées. Un cimetière de voitures. Si je pouvais mourir, mon cimetière, il aurait cette allure-là.

— Ce serait une bonne chose. De quoi t’as l’air, déguisé en être humain ? Ta place est au dépotoir. Pas question de te brûler, ou de t’incinérer.

— Bien sûr. Comme un être humain, tu te rappelles, juste après la guerre, le procès de Nuremberg ? Tu te rappelles les photos d’Auschwitz ? Des milliers de cadavres juifs, empilés, tout comme ces pauvres carcasses de voitures. Jocrisse : c’est déjà en route !

— C’est Hitler qui a fait ça. L’était cinglé.

— Hitler, Eichmann, Mengele. Il y a quinze ans de ça. Tu n’as jamais pensé qu’il n’y avait, peut-être, plus de différenciation entre les cinglés et les sains d’esprit, maintenant que c’est en route.

— Mais quoi, bon sang ?

 

Slab, cependant, rôdait, le geste méticuleux, autour de sa toile, Fourré Danois # 41, effleurant la surface du tableau par rapides petites touches, de son bon vieux pinceau de loutre. Deux limaces brunes, escargots sans coquilles, les corps croisés, copulaient sur une plaque polygonale de marbre, tandis que montait entre eux une bulle blanche et translucide. Ici point d’empâtements : du « léché » ; tous les éléments plus vrais que nature. La lumière mystérieuse, les ombres toutes fausses, les surfaces de marbre, les limaces et le fourré danois à moitié mangé, dans le coin supérieur droit, tout cela fouillé, fignolé. Si bien que leurs traces gluantes, convergeant, droites et inévitables, du bas et de biais, vers l’X de leur accouplement, luisaient comme un clair de lune.

Tandis que Charisma, Fu et Pig Bodine sortaient, tout folâtres, d’une épicerie du West Side, en poussant les cris de ralliement des joueurs de football et en se renvoyant une aubergine quelque peu ratatinée, sous les lumières de Broadway.

Rachel et Roony, cependant, sur un banc de Sheridan Square, parlaient de Mafia et de Paola. Il était une heure du matin, un vent s’était levé et il s’était produit également un curieux phénomène : à croire que tous les gens, en ville, s’étaient simultanément dégoûtés des nouvelles, quelles qu’elles fussent ; car des milliers de pages de journaux volaient dans le petit jardin, le long de l’allée transversale, s’accrochaient aux arbres, comme de pâles chauves-souris, se prenaient dans les pieds de Roony et de Rachel, et aussi dans ceux du clodo endormi sur le banc d’en face. Des millions de mots pas lus, inutiles, avaient trouvé une sorte de vie dans Sheridan Square, pendant que les deux, sur le banc, oublieux au milieu d’eux, tissaient une trame de mots à leur propre usage.

Et Stencil était assis, sévère, pas même ivre, à la Cuiller rouillée, tandis qu’un ami de Slab, expressionniste catatonique, lui aussi, dissertait sur la Grande Trahison, lui parlait de la Danse macabre. En fait, une sarabande se déroulait autour d’eux qui y ressemblait fort : car la Tierce des Paumés était là, la Tierce au complet, mais oui, qui, liée peut-être par une chaîne spectrale, s’ébattait à travers quelque lande. Stencil songeait au récit de Mondaugen, la Tierce chez Foppl ; il reconnaissait le pointillisme lépreux de la racine d’iris, les mâchoires débiles et les yeux congestionnés, la langue et la paroi interne des dents maculées de taches violettes, celles du vin fabriqué à la ferme et bu dès le matin, le rouge à lèvres qu’on croyait pouvoir détacher comme une pellicule, et jeter au sol avec d’autres détritus, sourires désincarnés, moues coquettes qui, peut-être, marqueraient la piste pour une Tierce de la génération prochaine. Miséricorde !

— Alors, fit l’expressionniste catatonique.

— Mélancolique, dit Stencil.

Et Mafia Winsome, sans partenaire, et nue devant la glace, contemplait sa personne et pas grand-chose de plus. Et le chat miaulait dans la cour.

Et qui savait où se trouvait Paola ?

 

Au cours des derniers jours, Schoenmaker eut de plus en plus de mal à s’entendre avec Esther. Il songeait même vaguement à rompre une fois de plus, mais cette fois pour de bon.

— Ce n’est pas moi que tu aimes, répétait-elle sans cesse. Tu veux me transformer en quelque chose qui n’est pas moi.

En réponse, il ne pouvait lui opposer qu’une espèce de platonisme. Le souhaitait-elle inconsistant, au point de n’aimer que son corps ? C’est son âme qu’il aimait. Qu’est-ce qu’elle croyait donc ? Que veut donc une jeune fille, sinon qu’un homme aime son âme, son moi profond ? Allons, voyons ! Bon, et qu’est-ce donc que l’âme ? C’est l’idée du corps, l’abstraction derrière la réalité : Esther telle qu’elle était, telle que les sens la percevaient, avec quelques imperfections, faut bien le dire, de la charpente et du tissu. Schoenmaker pouvait dégager la vraie, la parfaite Esther, qui sommeillait dans l’Esther imparfaite. Son âme apparaîtrait au-dehors, radieuse, indiciblement belle.

— Ce toupet ! cria-t-elle. C’est toi qui vas me dire, maintenant, comment elle est, mon âme ? Tu sais de quoi t’es amoureux ? De toi-même. De ta propre habileté de chirurgien esthétique, voilà.

Pour toute réponse, Schoenmaker se retourna sur le ventre et se mit à regarder le plancher ; et il se demanda à haute voix si jamais il comprendrait les femmes.

 

Eigenvalue, le dentiste de l’âme, avait même donné une consultation à Schoenmaker. Schoenmaker n’était pas un confrère mais, comme pour justifier la conception de Stencil selon laquelle il existait un cercle d’initiés, certaines idées faisaient le tour. « Dudley, mon gars, se dit-il, t’as rien à voir avec tout ce monde-là. »

Pourtant il avait « à voir ». Il faisait des prix, pour les nettoyages, les soins et les plombages, aux membres de la Tierce. Pourquoi ? S’ils apportaient à la société, tout clodos qu’ils étaient, des formes d’art et de pensée intéressantes, eh bien, c’était parfait. S’il en était ainsi, alors, peut-être, un jour dans la prochaine période ascendante de l’Histoire, quand la décadence sera révolue, les planètes colonisées et le monde en paix, un historien de l’art dentaire citerait-il dans une note le nom d’Eigenvalue, amateur d’art éclairé, chirurgien modeste de l’école néo-jacobienne.

Mais ces gens-là ne produisaient rien, si ce n’est des paroles, et des paroles, au demeurant, assez médiocres. Quelques-uns, comme Slab, exerçaient bel et bien le métier qu’ils prétendaient avoir, fournissaient un produit tangible. Mais qu’était-ce, après tout ? Des fourrés danois !… Ou alors cette technique pour la technique — l’expressionnisme catatonique. Ou des parodies de ce que quelqu’un d’autre avait déjà réalisé.

Et voilà pour l’Art. Que dire de la Pensée ? La Tierce avait élaboré pour son usage une sorte de sténographie, grâce à laquelle ses membres pouvaient évoquer toutes les visions qui se présentaient à eux. Les conversations à la Cuiller n’étaient donc plus guère qu’une énumération de noms propres, d’allusions littéraires, de termes critiques ou philosophiques, ordonnés dans un certain sens. Selon la façon dont vous aviez assemblé les pierres dont vous disposiez, vous étiez jugé intelligent ou stupide. Selon la façon dont réagissaient les autres, ils étaient « dans le circuit », ou « hors circuit ». Le nombre de pierres, cependant, n’était pas illimité.

« Mathématiquement, se disait-il, si aucun élément original ne se révèle, ils vont forcément se retrouver un jour à court de combinaisons. Et alors quoi ? » Oui, quoi. Ces assemblages et réassemblages, c’était la Décadence ; mais l’épuisement des possibilités de permutation et de combinaison, c’était la mort.

Parfois, Eigenvalue en était effrayé. Il s’en allait alors au fond de son appartement et contemplait les dentiers. Les dents et le métal demeurent.

5

McClintic, revenu de Lenox pour un week-end, dut constater que le mois d’août à Nueva York était aussi mauvais qu’il l’avait prévu. Tout en vrombissant, peu avant le coucher du soleil, à travers Central Park, au volant de sa Triumph, il put noter divers symptômes : les filles, dans l’herbe, tout en nage, dans leurs minces (leurs vulnérables) robes d’été ; les garçons qui rôdaient par groupes, au loin, sur l’horizon, décontractés, sûrs d’eux, attendant la nuit ; les flics et les bons citoyens tout nerveux (peut-être, seulement sur le plan professionnel ; mais la profession des flics concernait justement ces garçons et la tombée du jour).

Il était revenu pour voir Ruby. Fidèlement, il lui avait envoyé, une fois par semaine, des cartes postales, avec des vues de Tanglewood et des Berkshires ; des cartes auxquelles jamais elle n’avait répondu. Mais il l’avait appelée sur l’interurbain, une ou deux fois, et elle était toujours là, à sa portée.

Sans trop savoir pourquoi, ils s’étaient lancés un soir, à travers l’État4, dans le sens de la longueur (un minuscule État, compte tenu de la vitesse de la Triumph), lui, McClintic et le bassiste. Ils faillirent rater Cape Cod et foncer dans la mer. Et ce n’est que grâce à l’élan donné qu’ils doublèrent ce croissant de terre et débouchèrent dans une agglomération appelée French Town, une station balnéaire.

Devant la façade d’un restaurant spécialisé dans les fruits de mer, dans la rue principale qui était d’ailleurs l’unique rue du patelin, ils trouvèrent deux autres musiciens qui jouaient à la pichenette avec des couteaux à huîtres. Ils étaient en route pour une surboum.

— Oh oui ! crièrent-ils à l’unisson.

L’un grimpa sur la malle arrière de la Triumph, l’autre, qui portait une bouteille (du rhum à 80°) et un ananas, s’installa sur le capot. A 120 à l’heure, sur des routes mal éclairées et à peu près impraticables en fin de saison, ce joyeux bouchon de radiateur fendit le fruit à l’aide du couteau à huîtres et entreprit de confectionner des jus d’ananas au rhum dans des gobelets en carton, que le bassiste de McClintic lui passait par-dessus le pare-brise.

A la soirée, l’œil de McClintic fut attiré par une petite fille en salopette qui, installée à la cuisine, accueillait le flot des figurants-estivants.

— Rends-moi mon œil, dit McClintic.

— Je ne l’ai pas, ton œil.

— A tout à l’heure.

Il était de ceux que l’ivresse des autres contamine. Cinq minutes après avoir, en enjambant la fenêtre, plongé dans la fête, il était rétamé.

Le bassiste était dehors, dans un arbre, avec une fille.

— C’est la cuisine qui te botte, cria-t-il d’en haut, sur le mode badin.

McClintic sortit et s’assit au pied de l’arbre. Au-dessus de lui, le couple chantait :

Dis, chéri, le sais-tu ?

De came, il y en a plus, à Lenox…

Des lucioles entouraient McClintic, intéressées. Plus loin, on ne savait où, on entendait se briser les vagues. Dans la maison tout était silencieux, bien qu’il y eût foule. La fille apparut à la fenêtre de la cuisine. McClintic ferma les yeux, se retourna, enfouit la tête dans l’herbe. Survint Harvey Fazzo, un pianiste.

— Eunice demande, dit-il à McClintic, si elle peut te voir seul.

Eunice, c’était la petite de la cuisine.

— Non, répondit McClintic.

On s’agita dans l’arbre, au-dessus de lui.

— T’as une femme à New York ? demanda Harvey, compréhensif.

— Quelque chose comme ça.

Peu après, Eunice s’approcha à son tour.

— J’ai une bouteille de gin, déclara-t-elle, tentatrice.

— Ça suffit pas, dit McClintic.

Il n’avait pas apporté de saxo. Il laissa les autres faire leur inévitable jam-session. Lui, il ne pourrait jamais comprendre ce genre de session. Une session comme il les aimait n’était pas concevable ici, elle n’avait pas cette frénésie, c’était une conséquence, la seule valable, du cycle cool d’après la guerre : cette intelligence facile, à chaque bout de l’instrument, de ce que l’on peut donner, exactement ; cette connivence tranquille. Comme quand on embrasse l’oreille d’une fille : la bouche, c’est celle d’une personne, l’oreille, c’est celle d’une autre ; mais toutes deux savent. Il demeura dehors, sous son arbre. Quand le bassiste et sa fille en descendirent, il sentit un pied timide, en chaussette, qui le poussait dans les reins, et cela le réveilla. Au départ (peu avant l’aube), Eunice, blindée à zéro, lui fit des grimaces horribles et proféra des injures.

Il fut un temps où McClintic n’aurait pas hésité. Une femme à New York ?… Ha, ho !

Elle était là, quand il arriva chez Matilda, mais tout juste. En train de remplir une grosse valise ; à un quart d’heure près, il la manquait.

Ruby se mit à l’engueuler, à peine avait-il franchi la porte. Elle lui lança une combinaison à la tête qui, à mi-course, se découragea et, rose pêche et mélancolique, obliqua en vol plané vers le plancher nu. Ils la regardèrent se poser.

— T’inquiète pas, dit enfin Ruby. J’ai fait un pari avec moi-même.

Se mit alors à défaire sa valise, les larmes tombant au hasard, sur la soie, la rayonne, le coton ; sur la toile des draps.

— Idiot ! brailla McClintic. Bon sang, c’est trop idiot.

Il fallait qu’il passe sa colère sur quelque chose. Pourtant il était l’homme à croire aux fulgurations télépathiques.

— Ça ne vaut pas la peine d’en parler, dit-elle un peu plus tard. La valise, comme une bombe à retardement, repoussée, vide, sous le lit.

Depuis quand était-il important de la garder ou de la perdre ?

 

Charisma et Fu firent irruption dans la pièce, ivres et chantant des chansons anglaises de vaudeville. Accompagnés d’un saint-bernard qu’ils avaient trouvé dans la rue, la bave à la bouche, malade.

— Vingt dieux, dit Profane dans le récepteur téléphonique, les joyeux chahuteurs sont de retour.

Par une porte ouverte, sur un lit, un coureur automobile itinérant, du nom de Murray Sable, suait et ronflait. La fille près de lui se retourna, s’écarta. Couchée sur le dos, elle se mit à donner les répliques d’un dialogue-rêve. En bas, sur le Drive, un personnage, juché sur le capot d’une Lincoln 56, chantait pour lui-même :

O gars, je veux du sang nouveau,

Que je le boive, que je m’en gargarise,

M’en rince la bouche.

Dis, sang nouveau, qu’est-ce qui se passe ce soir…

La saison du loup-garou : août.

Rachel posa un baiser sur le récepteur, à l’autre bout de la ligne. Comment peut-on embrasser un objet ?

Le chien s’en alla, en trébuchant, vers la cuisine et s’effondra à grand fracas parmi les quelque deux cents bouteilles de bière vidées par Charisma. Charisma chantait toujours.

— J’en ai un, glapit Fu de la cuisine. J’ai un baquet, hé.

— T’as qu’à le remplir de bière, fut la réponse de Charisma, plus cockney5 que jamais.

— Il m’a l’air bien bas.

— C’est de la bière qu’il lui faut. Il en a bavé. Maintenant, faut qu’y fasse de la mousse.

Charisma se mit à rire. Fu, au bout d’un instant, lui fit écho, glougloutant, hystérique, cent geishas déchaînées.

— Il fait chaud, dit Rachel.

— Ça va se rafraîchir, Rachel…

Mais ils n’étaient plus synchrones ; le « Je veux… » de Profane et le « Je t’en prie… » de Rachel s’étaient emboutis quelque part, sous terre, à mi-parcours et, en remontant à la surface, n’étaient plus guère que des sons. Tous deux gardèrent le silence. La pièce était sombre : derrière la fenêtre, de l’autre côté de l’Hudson, des éclairs de chaleur se baladaient, en tapinois, au-dessus de Jersey.

Bientôt les ronflements de Murray Sable cessèrent ; la fille se tut ; partout, pendant un moment, ce fut brusquement l’accalmie, si l’on exceptait la bière giclant dans le baquet du chien et un sifflement à peine perceptible. Le matelas pneumatique qui servait de lit à Profane avait une petite fuite. Il le regonflait une fois par semaine avec une pompe à vélo, que Winsome gardait dans un placard.

— Tu as dit quelque chose ? dit-il.

— Non…

— Ah, bon. Mais qu’est-ce qui peut bien se passer sous terre ? Est-ce qu’on est les mêmes, je me demande, quand on ressort à l’autre bout ?

— Il y a de drôles de choses au-dessous de la ville, reconnut-elle.

Des alligators, des prêtres cinglés, des clochards dans le métro… Il se rappela le soir où elle lui avait téléphoné, à la station de cars de Norfolk. Qui les avait dirigés, ce coup-là ? Avait-elle vraiment souhaité le récupérer, ou n’était-ce qu’une farce, comme les trolls savent en inventer ?

— Faut que je dorme. Je suis de la deuxième équipe. Tu m’appelles à minuit ?

— Bien sûr.

— C’est parce que j’ai cassé le réveil électrique qu’il y avait ici.

— Jocrisse. Ils te détestent.

— Ils m’ont déclaré la guerre.

Les guerres commencent au mois d’août. Dans les zones tempérées, au XXe siècle, c’est devenu une tradition, que le temps, au mois d’août, soit plus ou moins caniculaire, que la guerre soit ou non nationale.

Raccroché, maintenant, le téléphone avait un petit air inquiétant, comme s’il intriguait dans l’ombre. Profane s’affala sur le matelas pneumatique. A la cuisine, le saint-bernard s’était mis à laper la bière.

— Hé, il va dégueuler !

Le chien dégueula à grand bruit, horriblement. Winsome fit irruption dans la pièce, sortant d’une chambre éloignée.

— J’ai cassé ton réveil, dit Profane, la bouche contre le matelas.

— Quoi, quoi ? faisait Winsome.

Près de Murray Sable, une voix ensommeillée de femme se mit à parler, dans une langue inconnue du monde éveillé. « D’où venez-vous, les gars ? » Winsome fonça vers la machine à expressos ; bloqua son élan au dernier moment, sauta sur son perchoir et, une fois assis, se mit à actionner les manettes avec ses orteils. Il avait vue directe sur la cuisine.

— Oh, ha, ho ! fit-il, de la voix d’un homme poignardé. Oh, mi casa, su casa, vous, les gars. D’où venez-vous ?

Charisma, tête basse, piétinait dans une flaque de vomi verdâtre. Le saint-bernard dormait au milieu des bouteilles de bière.

— Ça va de soi, dit Charisma.

— En bordée, répondit Fu. A galvauder.

Le chien se mit à japper contre d’humides formes-cauchemars.

Au mois d’août 1956, le galvaudage avait été le passe-temps favori de la Tierce, aussi bien dehors que chez soi. Il prenait d’ailleurs souvent la forme du yo-yoting. Bien qu’elle ne pût être inspirée par le va-et-vient de Profane, le long de la côte Est, la Tierce avait bel et bien improvisé un divertissement analogue, à l’échelle municipale. Règlement : il fallait être ivre, pour de bon. Les fantastiques records de quelques membres de la bande du spectacle, domiciliés à la Cuiller, avaient en effet été invalidés lorsqu’il fut établi qu’ils avaient gardé la tête claire tout au long de la performance. « Les blindés de la plage arrière », ainsi qu’avec mépris les avait surnommés Pig. Règlement : il fallait se réveiller au moins une fois par trajet. Sinon on ne pouvait que noter des temps morts, passés peut-être sur le banc d’une station métropolitaine. Règlement : il fallait que le métro fasse le parcours du haut en bas de la ville, car tel est le mouvement du yo-yo. Aux premiers temps du yo-yoting, quelques « champions » bidons durent reconnaître, la honte au front, qu’ils avaient accumulé des points en circulant sur la navette de la 42Rue, tricherie que l’on jugeait maintenant scandaleuse dans les cercles yo-yo.

Slab était le caïd. Au sortir d’une mémorable soirée, l’année précédente, chez Raoul, chez lui et chez Melvin, et qui fut marquée par sa rupture avec Esther, il avait passé le week-end dans le West-Side Express, bouclant le circuit complet soixante-neuf fois. Enfin, affamé, il avait émergé, le pied incertain, non loin de Fulton Street, sur le parcours ascendant, et mangé une douzaine de fourrés danois ; puis, malade, il avait été mis au trou pour vagabondage et dégobillage sur la voie publique. Pour Stencil, tout cela n’était que sottises.

— Allez-y aux heures de pointe, dit Slab. Il y a neuf millions de yo-yo dans cette ville.

Stencil suivit le conseil, un jour, après cinq heures. Quand il ressortit et qu’il eut constaté qu’une baleine de son parapluie était cassée, il fit le serment de ne plus jamais y retourner. Des cadavres verticaux, les yeux sans vie, les reins alourdis, les fesses et la pointe des hanches soudées !… Peu de bruit, si l’on excepte le fracas de la rame, les échos des tunnels. La violence (cherchant une issue) : quelques-uns portés sur le quai, à deux stations de leur destination et incapables de remonter le courant, de reprendre leur place en voiture. Et tout cela, sans un mot. Était-ce la Danse macabre, mise au goût du jour ?

Trauma : sans autre souvenir, sans doute, que celui du dernier choc reçu sous terre, il se rendit chez Rachel pour apprendre qu’elle dînait dehors avec Profane (Profane ?) ; mais Paola, qu’il cherchait à éviter, le coinça entre la cheminée noire et une gravure de Chirico, la Rue.

— Vous devriez regarder ça. (En lui tendant une petite liasse de pages dactylographiées.)

Confessions, tel en était le titre. Les confessions de Fausto Maijstral.

— Il faudrait que j’y retourne.

— Stencil s’est toujours tenu loin de Malte.

Comme si elle lui avait demandé d’y aller !

— Lisez, dit-elle, et voyez.

— Son père est mort à La Valette.

— Et c’est tout ?

Était-ce tout ? Avait-elle vraiment l’intention d’y aller ?… Bonté divine !… Et lui ?

Le téléphone sonna, charitablement. C’était Slab, qui donnait une fête pour le week-end.

— Bien sûr, dit-elle.

« Bien sûr », fit Stencil en écho, silencieusement.


1.

Perdrix en français dans le texte, Pear Tree (poirier) se prononce per-tri. L’image est tirée de la chanson The twelve days of Christmas. (N. d. T.)

2.

Set-Reset : jeu de mots sur set : branché, et set : temps pendant lequel la formation joue. (N. d. T.)

3.

Hip : amateur de musique cool, anti-intellectuel, antisocial, etc. Type beatnik. (N.d.T.)

4.

Massachusetts.

5.

Cockney : faubourien de Londres. (N. d. T.)