IV

Où l’on voit Esther se faire changer le nez


Le soir suivant, assise un peu guindée mais la cuisse nerveuse sur le siège arrière d’un autobus Service Rapide, Esther partageait son attention entre la désolation crapuleuse derrière la vitre et une édition brochée de A la recherche de Bridey Murphy. Ce livre avait été écrit par un homme d’affaires du Colorado, pour révéler au public que la vie continuait après la mort. Au long des pages, il évoquait la métempsycose, la guérison par la foi, la perception extrasensorielle et tout ce bizarre pot-pourri métaphysique du XXe siècle que l’on associe volontiers à la ville de Los Angeles et autres localités similaires.

Le conducteur de l’autobus appartenait au type commun des Services Rapides : un placide ; affranchi des servitudes des feux de croisement et des arrêts obligatoires, il pouvait se permettre d’être affable. Une radio portative, accrochée près du volant, était branchée sur la station WQXR. L’ouverture de Roméo et Juliette, de Tchaïkovski, s’écoulait, sirupeuse, sur lui et ses passagers. Comme le bus traversait l’avenue Columbus, un délinquant sans visage lui balança une pierre. Des vociférations en espagnol montèrent vers lui du fond des ténèbres. Une explosion, qui pouvait être un raté de moteur ou un coup de feu, éclata à quelques centaines de mètres derrière lui, du côté du centre. Mais, capté dans les symboles noirs de la partition, animé par les colonnes d’air et les cordes vibrantes, canalisé par les transfos, les bobines, les antennes et les tubes vers un cône de papier frissonnant, se déroulait l’éternel drame de l’amour et de la mort, complètement dissocié de cette soirée et de ces lieux.

Le bus, cependant, pénétrait dans la soudaine solitude de Central Park. Là, Esther le savait, côté centre ou côté faubourg, des choses se tramaient sous les buissons : on assommait, on violait, on tuait. Elle, son monde à elle, ignorait tout de cet enclos rectangulaire, après le coucher du soleil. Il était réservé, comme par un accord tacite, aux flics, aux délinquants et aux pervers de tout acabit.

« Supposons que j’aie le don de télépathie et que je puisse me brancher sur ce qui se passe là-dedans… (Elle aimait mieux ne pas y penser.) La télépathie vous donne la puissance, se dit-elle, mais beaucoup de souffrance aussi. Et un autre pourrait être à l’écoute de votre propre pensée, sans que vous en sachiez rien. » (Rachel avait-elle écouté sur l’autre poste ?)

Elle toucha d’un doigt délicat la pointe de son nouveau nez ; une manie qui lui était venue depuis peu. Non pas tellement pour attirer sur son nez l’attention d’un éventuel observateur, mais pour s’assurer que le nez était toujours là. Le bus déboucha du parc dans la sécurité éclatante de l’East Side et les lumières de la 5Avenue. Cela rappela à Esther qu’elle devait passer le lendemain chez Lord and Taylor, où elle avait vu cette robe à 39,95 dollars qu’il aimerait sûrement.

« Suis-je courageuse, gazouillait-elle intérieurement, de traverser toute cette nuit et toute cette dépravation pour rendre visite à Mon Amant ! »

Elle descendit à la 1re Avenue et, clic-clac, suivit le trottoir, cap au nord et, peut-être, au rêve. Bientôt, elle tourna à droite, et se mit à fouiller dans son sac, en quête d’une clef. Trouva la porte, l’ouvrit, entra. Les pièces en façade étaient toutes vides. Sous la glace, les deux lutins dorés de la pendule dansaient un tango sans saccade, toujours le même. Esther se sentait chez elle. Derrière la salle d’opération (un coup d’œil oblique et attendri à travers la porte ouverte, vers la table où sa figure avait été changée), il y avait une petite chambre et, dans la chambre, un lit. Il était allongé là, la tête et les épaules nimbées par l’éclat intense d’une lampe de chevet paraboloïde. Ses yeux s’ouvrirent à elle, elle lui ouvrit les bras.

— Tu es en avance, dit-il.

— Je suis en retard, répondit-elle, déjà à moitié dégagée de sa jupe.

1

Schoenmaker, classique de tempérament, appelait sa profession « l’art de Tagliacozzi ». Ses méthodes, moins primitives il est vrai que celles de cet Italien du XVIe siècle, portaient néanmoins l’empreinte d’une certaine inertie sentimentale, de sorte que Schoenmaker n’était jamais tout à fait « à la page ». Il se donnait beaucoup de mal, d’ailleurs, pour se composer une apparence Tagliacozzi : portant ses sourcils minces et semi-circulaires, cultivant une moustache broussailleuse et une barbe en pointe, se coiffant même parfois d’une calotte, la vieille yarmulke de ses années d’école.

L’impulsion lui avait été donnée (à son bisness aussi, du reste) par la Grande Guerre. A dix-sept ans (né avec le siècle), il se fit pousser une moustache (que jamais il ne devait plus raser), truqua son âge et son nom et s’en fut, ballottant, à bord d’un transport de troupes fétide, pour bientôt voler (c’était, tout au moins, son rêve) très haut au-dessus des châteaux en ruine et des champs déchiquetés de France, déguisé en raton-laveur essorillé, et se colleter avec le Hun. Intrépide Icare.

Eh bien, il ne monta jamais dans les airs, le gamin, mais on fit de lui un « rampant » et, au fond, il n’en avait pas espéré tant. Cela lui suffit. Il finit par connaître tout ce qu’ils avaient dans le ventre, les Bréguet, les chasseurs Bristol et les JN, et aussi les hommes-oiseaux qui, eux, volaient, et à qui, naturellement, il vouait une admiration sans bornes. Il y avait toujours un élément féodal homosexuel dans cette division du travail. Schoenmaker se voyait volontiers « petite page ». Depuis ces jours lointains, la démocratie, comme chacun sait, a évolué, et les primitives machines volantes sont devenues des appareils de combat d’une complexité insoupçonnée ; si bien que le personnel chargé de leur entretien a gagné ses quartiers de noblesse professionnelle, jusqu’à égaler en rang l’équipage volant dont il assure la sécurité.

Mais, à l’époque, il s’agissait d’une passion pure et abstraite qui, pour Schoenmaker tout au moins, se portait vers le visage. Sa moustache y était sans doute pour quelque chose ; on le prenait souvent pour un pilote. Aux heures parcimonieusement comptées de loisir, il portait même un foulard de soie (rapporté de Paris) par esprit d’imitation.

La guerre étant ce qu’elle est, certaines têtes, rugueuses ou lisses, au cheveu gominé ou au front chauve, ne réapparurent jamais. A cela le jeune Schoenmaker réagissait avec toute la plasticité de l’amour adolescent : son affection fluctuante, un moment attristée et contrariée, finissait par se fixer sur un nouveau visage. Mais, dans chaque cas, la perte était indéfinie, tout comme la proposition « l’amour meurt ». Ils s’envolaient et se faisaient avaler par le ciel.

Jusqu’au jour où vint Evan Godolphin, officier de liaison, âgé de trente-quatre ou trente-cinq ans, détaché auprès des services techniques américains pour des missions de reconnaissance au-dessus du plateau de l’Argonne. Godolphin portait le dandysme, propre aux aviateurs de l’époque héroïque, à des extrêmes qui, en ces temps d’exaspération hystérique, étaient à vrai dire dans l’ordre des choses. Après tout, il n’était pas question de tranchées là-haut : aucune exhalaison de gaz ou de camarade en décomposition ne souillait l’air. Les combattants des deux bords pouvaient se permettre de briser les verres de champagne dans les cheminées monumentales des châteaux réservés au haut commandement ; de traiter leurs prisonniers avec une suprême courtoisie ; de respecter toutes les règles du duel lorsqu’ils étaient pris dans une empoignade à mort ; en un mot, d’appliquer méticuleusement le code saugrenu du guerrier gentilhomme, type XIXe siècle. Evan Godolphin portait un uniforme d’aviateur de coupe Bond Street ; et il lui arrivait, alors qu’il s’élançait à travers les crevasses du terrain de fortune vers son Spad français, de s’arrêter pour cueillir un coquelicot solitaire, survivant des dévastations automnales et allemandes (en souvenir, bien sûr, de ce poème sur « les Champs des Flandres », paru dans Punch trois ans plus tôt, lorsque la guerre des tranchées avait encore un petit parfum romantique), et de le piquer à son impeccable revers.

Godolphin devint le héros de Schoenmaker. Les gages qu’il lui jetait à l’occasion (un salut parfois, ou un « bon boulot » pour les vols d’essai dont le jeune mécanicien fut bientôt seul chargé, ou un sourire crispé) étaient recueillis avec ferveur. Peut-être Schoenmaker entrevoyait-il déjà le terme de cet amour non partagé ; le sentiment de la mort latente n’exalte-t-il pas toujours le plaisir d’un tel « emballement » ?

La fin arriva très vite. Par un après-midi pluvieux, aux derniers jours de la bataille de la Meuse et de l’Argonne, l’avion mutilé de Godolphin surgit brusquement de toute cette grisaille, amorça un vague looping, plongea d’une aile vers le sol et glissa, comme un cerf-volant porté par un courant d’air, vers la piste d’atterrissage. Il la manqua d’une trentaine de mètres ; quand le choc se produisit, les aviateurs et les brancardiers accouraient déjà. Schoenmaker, qui se trouvait dans les parages, emboîta le pas aux sauveteurs sans se rendre compte de rien, jusqu’au moment où il aperçut le tas de chiffons et d’éclats de bois déjà imprégnés de pluie et, un peu plus loin, claudiquant à la rencontre du toubib, un cadavre animé sur lequel oscillait un très horrible simulacre de visage humain. Le haut du nez avait été emporté par une balle ; un shrapnel avait arraché une joue et fracassé la moitié du menton. Les yeux, intacts, n’exprimaient rien.

Schoenmaker dut perdre la notion des choses. Il se retrouva au poste de secours, cherchant à convaincre les médecins de lui prélever des cartilages. On avait déclaré que Godolphin allait survivre. Mais il fallait lui refaire une figure. La vie, pour ce jeune officier, serait sans cela inconcevable.

Fort heureusement, la loi de l’offre et de la demande avait fait progresser la chirurgie esthétique. Le cas de Godolphin, en 1918, n’était certes pas unique. Il existait, depuis cinq cents ans avant J.-C., des méthodes pour reconstituer le nez, et les greffes Thiersch étaient employées depuis quelque quarante ans. Pendant la guerre, de nouvelles techniques furent mises au point par la force des choses, et appliquées par les ostéopathes, les oto-rhinos et même deux ou trois gynécologues, hâtivement recrutés. Les techniques qui semblaient promises au succès furent adoptées et enseignées rapidement aux toubibs novices. Quant aux techniques erronées, elles donnèrent naissance à une génération de monstres et de parias qui, avec les gueules cassées, n’ayant bénéficié d’aucune intervention esthétique, devinrent membres d’une secrète et horrible confrérie d’après-guerre. Indésirables dans toutes les couches reconnues de la société, où allaient-ils échouer ?

Profane allait en rencontrer quelques-uns au-dessous de la rue. On en aperçoit d’autres aussi, à la croisée des chemins ruraux, en Amérique. Et Profane, là encore, en avait rencontré : on arrive à une nouvelle route qui fait un angle droit avec celle que l’on suivait, on sent le gaz d’échappement d’un camion diesel parti depuis longtemps (comme on passe à travers un fantôme) et on aperçoit, pareil à une borne kilométrique, un de ceux-là. Dont la claudication peut évoquer une mosaïque ou un bas-relief de tissus cicatriciels, tout au long de la jambe (combien de femmes se sont dérobées après y avoir jeté un regard ?) ; dont la balafre à la gorge se cache modestement sous une clinquante médaille de guerre ; dont la langue qui pointe par le trou de la joue ne dira jamais de mots secrets, de sa bouche refendue.

Evan Godolphin devait être l’un de ceux-là. Le médecin était jeune, il avait des idées personnelles, incompatibles d’ailleurs avec l’AEF1. Il s’appelait Halidom et était partisan de l’alloplastie, qui est l’introduction de matières inertes dans un visage vivant. A l’époque, on se doutait déjà que les seules greffes réalisables étaient celles du cartilage ou de la peau prélevés sur le patient lui-même. Schoenmaker, qui ignorait tout de la médecine, proposa son propre cartilage, mais fut évincé. L’alloplastie étant défendable, Halidom ne voyait pas de raison d’hospitaliser deux hommes au lieu d’un.

Et c’est ainsi que Godolphin fut doté d’une arête nasale en ivoire, d’une pommette d’argent et d’un menton de paraffine et de celluloïd. Un mois plus tard, Schoenmaker lui rendit visite à l’hôpital ; il ne devait d’ailleurs jamais plus le revoir. La reconstruction paraissait parfaite. Godolphin, qui allait être renvoyé à Londres pour occuper quelque poste obscur à l’état-major, parla avec une désinvolture lugubre :

— Regarde-moi bien. Ça ne durera pas plus de six mois. (Schoenmaker bafouilla, Godolphin poursuivit :) Tu le vois, là-bas ? (Deux lits plus loin, était allongé un sujet qui aurait dû, en principe, présenter à peu près le même aspect que Godolphin, sauf que, sous la peau lisse et luisante de son visage, l’ossature s’était effondrée.) L’intolérance au corps étranger, c’est ainsi qu’on appelle cela. Parfois, il y a infection ou inflammation, parfois il n’y a que la douleur. La paraffine, par exemple, ne garde pas la forme. Un beau jour, on se retrouve au même point qu’avant l’intervention. (Il parlait comme un condamné à mort.) Mais je pourrai, peut-être, mettre ma pommette au clou. Elle vaut une fortune. Avant d’avoir été fondue, elle faisait partie d’un groupe de statuettes pastorales du XVIIIe, des nymphes, des bergères, volées dans un château où le Hun avait installé son PC. Je me demande d’où elles viennent…

— Ce ne serait pas possible… (Schoenmaker avait la gorge sèche)… ce ne serait pas possible d’arranger ça ? De recommencer…

— La chose a été faite trop vite. Une chance déjà de m’en tirer comme cela. Je n’ai pas le droit de me plaindre. Pense aux pauvres diables qui n’ont pas ces six mois devant eux pour faire les quatre cents coups.

— Qu’allez-vous devenir, quand…

— Je n’y pense pas. Mais les prochains six mois seront mémorables.

Le jeune mécanicien resta pendant des semaines dans une sorte de transe émotionnelle. Il travailla sans connaître les moments, autrefois inévitables, de relâchement ; aussi inanimé (telle était, du moins, son impression) que les clefs à molette et les tournevis qu’il manipulait. Il ne dormait, en moyenne, que quatre heures par nuit. Cette période minérale s’acheva un soir, dans les baraquements, quand le hasard le mit en présence d’un médecin-major. Schoenmaker formula la chose avec une ingénuité qui correspondait en tous points à ses sentiments.

— Comment faire pour devenir médecin ?

Bien entendu, tout cela était fort romantique et simplet. Schoenmaker souhaitait, tout bonnement, apporter une quelconque assistance à des hommes comme Godolphin, empêcher, dans la mesure de ses moyens, que la profession ne tombe entre les mains des Halidom, dénaturés et traîtres. Il lui fallut dix ans pour y parvenir, sans qu’il cessât d’ailleurs de travailler, d’abord dans sa première spécialité, la mécanique, puis dans le bâtiment (il participa, notamment, à la construction de toute une série de marchés et d’entrepôts) ; il fut aussi encaisseur et même employé dans un consortium de bootleggers qui contrôlait Decatur, dans l’Illinois. Ces années de dur labeur furent entremêlées de cours du soir et même, parfois, de cours réguliers du jour, bien qu’il n’en pût suivre aucun plus d’un semestre d’affilée (il y arriva après son stage à Decatur, car il était en fonds) ; puis ce fut l’internat et, enfin, à la veille de la grande dépression, l’entrée dans la franc-maçonnerie médicale.

Si l’identification avec l’inanimé est le fait d’un sale type, Schoenmaker, quant à lui, avait eu au moins des débuts sympathiques. Mais, en cours de route, il se produisit dans son idéologie un décalage si subtil que Profane lui-même, sensibilisé pourtant à ce genre d’adultérations, aurait sans doute été incapable de le déceler. Schoenmaker continuait sur son élan, mû par la haine que lui inspirait Halidom et peut-être par son amour pâlissant pour Godolphin. Ces passions avaient fait éclore ce que l’on a coutume d’appeler « l’esprit missionnaire », une flamme si ténue qu’il fallait la nourrir d’aliments plus substantiels que la haine et l’amour. Et c’est ainsi qu’elle fut sustentée, non sans pertinence, par un certain nombre de théories anémiées sur le « rôle » du chirurgien esthétique. La vocation lui ayant été apportée par le vent des batailles, Schoenmaker eût souhaité justement se consacrer à réparer des dégâts en dehors de sa zone de responsabilités. Car c’est d’autres que lui, des politiciens, des machines, qui menaient les guerres ; d’autres encore, des machines humaines peut-être bien, qui condamnaient ses patients à subir les dégradations de la syphilis ; d’autres enfin, sur les routes, dans les usines, qui défaisaient l’œuvre de la nature, par le truchement d’automobiles, de fraiseuses et des mille et un appareils à défigurer le civil. Pouvait-il songer à supprimer les causes du mal ? Elles existaient, formaient le monde des « choses-telles-qu’elles-sont » ; il opta enfin pour une paresseuse vigilance, tout en gardant une certaine conscience sociale, mais avec des limites, des biais, qui amenuisaient cette rage catholique dont il avait été la proie, ce soir-là, dans les baraquements, au cours de son entrevue avec le médecin-major. Tout compte fait, il y avait là une dégradation du propos initial, une dégénérescence.

2

Esther l’avait connu, chose bizarre, grâce à Stencil qui, à l’époque, était nouveau au sein de la Tierce des Paumés. Stencil, qui suivait sa propre piste, s’intéressait pour des raisons personnelles à l’histoire d’Evan Godolphin. Il en avait même remonté le cours jusqu’à la période Meuse-Argonne. Ayant enfin retrouvé le faux nom de Schoenmaker dans les dossiers de l’AEF, Stencil mit des mois à dénicher le personnage, aux limites du quartier allemand, dans sa clinique de la face inondée de musique fonctionnelle. Le bon docteur nia tout en bloc, malgré les cajoleries diverses que lui prodigua Stencil ; une impasse de plus.

Il advient qu’après certaines déceptions nous soyons portés à la bienveillance. Esther qui, mûre à point et l’œil incandescent, avait traîné sa langueur à la Cuiller rouillée, haïssait son nez en forme de 6 et illustrait, au mieux de ses talents, cet adage des moins de vingt ans : « C’est les mochetés qui baisent. » Le malchanceux Stencil, cependant, qui cherchait quelqu’un sur qui soulager sa misère, s’accrocha plein d’espoir à son désespoir, appariement qui se prolongea dans les tristes après-midi d’été où ils errèrent parmi les fontaines taries, les vitrines frappées d’insolation et les rues saignantes de goudron, pour aboutir enfin à un protocole père-fille, assez négligemment formulé pour être annulé, au gré de l’un ou de l’autre, sans notification. Et soudain, Stencil fit la découverte subtilement ironique que le meilleur colifichet sentimental qu’il pouvait offrir à Esther était un rendez-vous avec Schoenmaker. Conséquemment, en septembre, le contact fut établi, et Esther, sans plus de façons, alla se livrer au scalpel et aux mains pétrisseuses.

Rassemblés, pour son édification, dans le salon d’attente, il y avait là une vraie galerie de monstres. Une femme chauve et sans oreilles contemplait la pendule dorée aux lutins, la peau tendue et luisante depuis les tempes jusqu’à l’occiput. Près d’elle était assise une jeune fille dont le crâne était scindé de telle sorte que trois pitons jaillissaient de sa chevelure qui, elle, retombait de part et d’autre d’un visage mangé d’acné, comme la barbe du capitaine. De l’autre côté de la pièce, penché sur un exemplaire du Reader’s Digest, un vieux monsieur en gabardine vert mousse se distinguait par ses trois narines, l’absence de lèvre supérieure et un assortiment de dents de tailles diverses qui s’appuyaient les unes contre les autres et se bousculaient comme des pierres tombales dans une région de cyclones. Et plus loin, dans un coin, le regard fixé sur rien, il y avait un être asexué, hérédosyphilitique, dont les os s’étaient désagrégés et s’étaient en partie disloqués, si bien que la ligne de son profil gris était presque droite ; le nez pendait comme une poche de peau vide et recouvrait presque la bouche ; le menton était défoncé, sur le côté, en un vaste cratère, tapissé de plissements radiaux ; les yeux étaient tirés et clos par cette même force bizarre de gravité qui aplatissait le profil. Esther, impressionnable encore du fait de son âge, s’identifiait à tous. C’était la confirmation de ce sentiment de non-appartenance qui l’avait poussée à partager le lit de tant de membres de la Tierce des Paumés.

Schoenmaker consacra le premier jour à une reconnaissance pré-opératoire du terrain : il photographia le visage et le nez d’Esther sous des angles variés, s’assura que le système respiratoire supérieur n’était pas infecté, fit un test Wassermann. Irving et Trench l’aidèrent, eux aussi, en prenant deux moulages, ou masques mortuaires, identiques. Ils donnèrent à Esther deux « pailles » en papier pour respirer et, puérile, elle songea à des fontaines à soda, à des coca-cola-cerise, à des « Tendres Aveux ».

 

Le lendemain, elle se retrouvait dans le bureau de Schoenmaker. Les deux moulages étaient là, sur sa table, côte à côte.

— Je suis jumelle, gloussa-t-elle.

Brusquement Schoenmaker arracha le nez en plâtre de l’un des masques.

— Et maintenant… (Il sourit et produisit au jour, tel un magicien, une boule de pâte à modeler, qu’il colla à l’emplacement du nez cassé.) Quel genre de nez souhaiteriez-vous ?

Bien entendu, elle le voulait irlandais, retroussé. Toutes pareilles ! Aucune ne se rendait compte que le nez retroussé représentait une malfaçon, au point de vue esthétique, le négatif du nez juif, un point c’est tout. Elles étaient rares, celles qui réclamaient un nez dit parfait, à l’arête rectiligne, au bout ni retroussé ni crochu, et dont la columelle (la séparation entre les narines) forme un angle de 90° avec la lèvre supérieure. Cela venait illustrer la théorie personnelle du chirurgien selon laquelle toute correction, dans n’importe quel domaine, social, politique, sentimental, représente une fuite vers l’extrême opposé plutôt qu’une quête sage de quelque nombre d’or.

Envol de doigts, ronds de poignet, genre artiste.

— Quelque chose comme cela ? (Les yeux brillants, elle opina du bonnet.) Il faut que ça s’harmonise avec le reste de votre figure, vous comprenez…

Bien sûr, il n’en était rien. Rien ne pouvait s’harmoniser avec un visage, si on s’en tenait au point de vue humaniste, que ce que le visage comportait à la naissance.

Mais, selon l’argument qu’il avait énoncé des années auparavant, « il y a harmonie et harmonie ». Ainsi, le nez d’Esther. Il correspondait à la beauté nasale codifiée par le cinéma, la publicité, le magazine illustré. « L’harmonie culturelle », comme l’appelait Schoenmaker.

— Bon. On va essayer la semaine prochaine.

Il lui donnait un délai. Esther était emballée. C’était comme l’attente de sa propre naissance, c’était comme si on discutait avec Dieu, calmement, raisonnablement, pour mettre au point l’apparence exacte que l’on se proposait d’avoir pour son entrée dans la vie.

 

La semaine suivante, elle arriva, ponctuelle : les tripes serrées, la peau sensible. « Venez. » Schoenmaker lui avait pris la main, doucement. Elle se sentait passive, et même les sens (un tantinet ?) excités. On la fit asseoir dans un fauteuil de dentiste, incliné en arrière, et elle fut préparée par Irving, qui l’entourait de ses soins, comme une soubrette.

La figure d’Esther, tout autour du nez, fut nettoyée au savon vert, à l’eau iodée et à l’alcool. Les poils, à l’intérieur du nez, furent coupés et les fosses soigneusement lavées avec un produit antiseptique. On lui administra du Nembutal.

En principe, le Nembutal aurait dû la calmer, mais les réactions d’un individu aux dérivés de l’acide barbiturique sont imprévisibles. Peut-être l’excitation de ses sens, quelques instants plus tôt, y fut-elle pour quelque chose. Toujours est-il qu’une fois dans la salle d’opération, Esther délirait presque.

— On aurait dû lui filer de l’Hyoscin, dit Trench. Ça les rend amnésiques, mec.

— Silence, baluche, dit le médecin sans cesser de se récurer.

Irving s’affairait, disposait la coutellerie, tandis que Trench attachait Esther sur la table d’opération. Esther avait les yeux fous, elle sanglotait sans bruit et, de toute évidence, commençait à regretter sa décision.

— Trop tard, fit Trench, tout souriant, en manière de consolation. Restez tranquille, hein ?

Tous les trois portaient des masques de chirurgien. Esther leur trouva soudain le regard malévole. Elle secoua la tête, furieusement.

— Trench, tiens-lui la tête, prononça la voix étouffée de Schoenmaker. Irving, elle, peut faire l’anesthésie. T’as besoin de t’entraîner, mon chou. Va me chercher le flacon de Novocaïne.

Des serviettes stérilisées furent placées sous la tête d’Esther, elle reçut une goutte d’huile de ricin dans chaque œil. De nouveau sa figure fut débarbouillée, cette fois avec du Metaphen et de l’alcool. Des tampons de gaze furent introduits tout au fond de ses narines pour empêcher le sang et l’antiseptique de s’écouler dans son pharynx et sa gorge.

Irving revint avec la Novocaïne, une seringue et une aiguille. D’abord elle piqua le bout du nez d’Esther, une fois de chaque côté. Puis elle fit un certain nombre de piqûres, en rayonnant autour des narines, pour insensibiliser les ailes, et en appuyant du pouce sur la pompe, chaque fois que l’aiguille se retirait.

— La grande, maintenant, dit Schoenmaker, d’une voix tranquille.

Irving pécha dans l’autoclave l’aiguille de cinq centimètres. Cette fois, elle la poussa sous la peau, sur toute la longueur du nez, et de chaque côté jusqu’à la racine.

Personne n’avait prévenu Esther qu’elle pourrait avoir mal au cours de l’opération. Mais ces piqûres la firent souffrir bel et bien ; elle ne se souvenait même pas d’avoir eu si mal de sa vie. Sous l’effet de la douleur, elle ne pouvait rien bouger que ses hanches. Trench lui tenait la tête et observait, épanoui, les tortillements de ce corps entravé.

A l’intérieur du nez, maintenant, la seringue chargée d’anesthésique fut introduite par Irving entre les cartilages supérieur et inférieur, puis tout au fond, jusqu’à la glabelle, qui est la bosse entre les sourcils. Ce fut alors la série d’injections le long du septum, cette muraille d’os et de cartilage qui sépare le nez en deux, et l’anesthésie fut achevée. Le symbolisme sexuel de tous ces gestes n’échappait pas à Trench, qui ne cessait de psalmodier : « Mets-la… sors-la… mets-la… aah, c’était bon, ça… sors-la… » et de ricaner doucement, penché sur les yeux d’Esther. Irving, chaque fois, poussait un soupir exaspéré. On s’attendait qu’elle dise : « Ah, ce môme ! »

Au bout d’un moment, Schoenmaker se mit à tortiller et à pincer le nez d’Esther.

— Comment ça a été ? Ça fait mal ?

Un « non » chuchoté. Schoenmaker tordit plus fort :

— Mal ?

— Non.

— OK. Couvre-lui les yeux.

— Elle a peut-être envie de voir, dit Trench.

— Vous voulez voir, Esther ? Vous voulez voir ce qu’on va vous faire ?

— Je ne sais pas. (Sa voix, toute faible, tremblotait au bord de la crise de nerfs.)

— Eh bien, regardez, dit Schoenmaker. Ça va vous instruire. D’abord, on va découper la bosse. Voyons un peu le scalpel.

C’était une opération banale. Schoenmaker travaillait rapidement, économe de gestes, tout comme son infirmière. L’éponge caressante prévenait, ou presque, tout épanchement de sang. Parfois, un filet rouge échappait à la vigilance de Schoenmaker et descendait en serpentant vers les serviettes, mais il était capté à mi-chemin.

Schoenmaker pratiqua d’abord deux incisions, de part et d’autre de la paroi interne du nez, près du septum, sur le bord inférieur du cartilage latéral. Puis il poussa dans la narine une paire de ciseaux pointus, à long manche, suivant le cartilage, vers l’arête nasale. Les ciseaux étaient conçus de telle façon qu’ils coupaient aussi bien à l’ouverture de leurs branches qu’à leur fermeture. Le geste vif, tel un coiffeur qui fait une retouche sur un crâne pointu, il sépara l’os de la membrane et de la peau qui le recouvrait.

— La sape, on appelle ça, expliqua-t-il.

Avec ses ciseaux, il refit le même travail dans l’autre narine.

— Vous comprenez, vous avez deux os dans le nez qui sont séparés par le septum. En bas, ils sont tous deux attachés à un bout de cartilage horizontal. Eh bien, je vous sape sur toute la longueur du nez, depuis ce cartilage jusqu’à la jonction de l’arête avec l’os frontal.

Irving lui passa un instrument semblable à un burin.

— Ça c’est l’élévatoire Mac Kenty.

Avec l’élévatoire, il se mit à tâter à l’intérieur du nez, parachevant le travail de sape.

— Maintenant (d’une voix douce, comme un amant), je vais vous scier votre bosse.

Esther guettait ses yeux, autant qu’elle le pouvait, elle y cherchait une lueur humaine. Jamais elle ne s’était sentie si désemparée. Plus tard, elle allait dire : « C’était comme une aventure mystique. Qu’est-ce que c’est, cette religion, déjà… cette religion extrême-orientale… où on atteint l’état sublime en devenant objet… caillou ? Ça m’a fait cet effet-là, je me sentais partir à la dérive, couler ; un abandon délicieux de mon Esthérité ; je me désintégrais de plus en plus, libérée des soucis, des traumas, de tout… je me contentais d’être. »

Le masque, prolongé de son nez en pâte à modeler, était posé sur une table proche. Schoenmaker jetait parfois au modèle un regard vif, oblique, tout en introduisant la lame de la scie dans une des incisions qu’il venait de pratiquer et en la faisant remonter vers la partie osseuse. Puis, après s’être repéré une fois de plus sur l’arête du nouveau nez, il se mit à scier prudemment l’un des côtés de l’os nasal.

— L’os est facile à scier, déclara-t-il, au bénéfice d’Esther. Au fond, nous sommes tous bien fragiles.

La lame toucha le septum mou ; Schoenmaker la retira.

— Maintenant, c’est la partie délicate. Je dois scier l’autre côté de façon qu’il soit exactement pareil. Autrement, vous aurez le nez tout de travers.

Il introduisit la scie dans l’autre moitié du nez, observa le masque pendant un bon quart d’heure (ce fut, tout au moins, l’impression d’Esther), fit quelques minuscules corrections. Et, enfin, scia en ligne droite.

— Là où était votre bosse il n’y a plus maintenant que deux bouts d’os détachés. C’est juste le septum qui les tient. Il s’agit maintenant de raboter le septum au niveau des deux autres coupes.

Il le fit à l’aide d’un bistouri, taillant rapidement et agrémentant l’opération de quelques gracieux jeux d’éponge.

— Et maintenant la bosse se balade à l’intérieur du nez. (Il retroussa l’une des narines avec un rétracteur, introduisit dans la fosse un forceps, et tâtonna à la recherche de la bosse.) Reprenez ça, fit-il en souriant. Elle ne veut pas venir pour l’instant.

Avec des ciseaux, il détacha la bosse des cartilages latéraux qui l’avaient retenue. Puis, au moyen du forceps, il pêcha un bout de croquant de couleur sombre, qu’il agita triomphalement devant Esther.

— Vingt-deux ans de misère intime, nicht wahr ? Fin de l’acte un. On va mettre ça dans du formaldehyde, vous pourrez le garder en souvenir, si ça vous chante.

Tout en parlant, il égalisait les bords de l’entaille avec une petite lime-râpe.

Partie, la bosse. Mais à la place, il y avait maintenant une surface plane. De toute façon, l’arête du nez avait été trop large et il s’agissait de la rétrécir.

De nouveau, Schoenmaker sapa les os du nez, cette fois à leur jonction avec les pommettes et au-delà. Et à peine en eut-il fini avec les ciseaux, qu’il introduisait sous la peau une scie à angle droit.

— Les os de votre nez sont solidement arrimés, vous comprenez… ils sont soudés aux pommettes sur les côtés, et, en haut, à l’os frontal. Nous sommes obligés de les briser, afin de pouvoir remuer votre nez. Tout à fait comme cette boule de pâte.

Il scia les os du nez de part et d’autre et les détacha des pommettes. Puis il prit un ciseau et le poussa dans l’une des narines, aussi loin qu’il le put, jusqu’à toucher la racine.

— Faites-moi signe si vous sentez quelque chose. (Il tapa légèrement sur le ciseau avec un maillet ; s’interrompit, l’air perplexe, puis se mit à taper plus fort.) L’est dure, la garce ! reprit-il, en abandonnant le ton enjoué. Allez, viens, salope ! (La pointe du ciseau avançait, millimètre par millimètre, entre les sourcils d’Esther.) Scheisse !

Avec un claquement sonore, le nez fut séparé du front. Les pouces pressés de part et d’autre de la racine, Schoenmaker paracheva la fracture.

— Vous voyez ? Il est tout mou maintenant. Ça c’est l’acte deux. Maintenant, on fa raggourcir ze septum, ja.

A l’aide du scalpel, il pratiqua une incision autour du septum, en le séparant des deux cartilages latéraux. Puis il tailla la partie antérieure du septum jusqu’à « l’épine », située juste au-delà des narines, à l’arrière.

— Avec ça vous allez avoir un septum mobile. Nous employons des ciseaux pour terminer le travail.

Il prit les ciseaux dissecteurs et sapa le septum sur ses faces latérales, en remontant le long de l’os, jusqu’à la glabelle, au sommet du nez.

Puis il fit pénétrer un scalpel par l’une des ouvertures, à l’intérieur de la narine et, en guidant la lame d’un mouvement circulaire, libéra le septum à la base. Après avoir repoussé l’une des narines avec le rétracteur, il y introduisit une pince Allis et en tira un bout du septum mobile. Un rapide jeu de compas entre le masque et le septum exposé ; là-dessus, avec une paire de ciseaux droits, Schoenmaker coupa un bout de cartilage triangulaire.

— Maintenant, il s’agit de tout remettre en place.

Sans cesser de guetter le masque, il rapprocha les os nasaux. L’arête en fut amincie et la surface plate, à l’emplacement de la bosse, escamotée. Il fallut un certain temps à Schoenmaker pour s’assurer que les deux moitiés du nez étaient parfaitement symétriques. Les os craquaient de curieuse façon quand il les bougeait.

— Pour le retroussis de votre nez, on va vous faire deux points de suture.

La couture courait depuis le bout du septum nouvellement tronqué jusqu’à la columelle. Avec une aiguille et un porte-aiguille, deux points soyeux furent exécutés de biais, à travers toute l’épaisseur de la columelle et du septum.

L’opération avait pris, en tout, moins d’une heure. On nettoya Esther, on ôta les mèches de gaze pour lui bourrer les fosses nasales de pommade soufrée et de gaze propre. Une bande adhésive lui serra les narines, une autre chevaucha l’arête du nouveau nez. Et l’ensemble fut coiffé d’un moule Stent, armature protectrice en fer-blanc et, par là-dessus, d’une autre bande adhésive. Des tubes en caoutchouc, introduits dans chaque narine, devaient permettre à Esther de respirer.

Deux jours plus tard, on enleva les mèches. Cinq jours plus tard, les bandes adhésives. Le fil de soie au bout de sept jours. Le produit résultant et retroussé était en tous points ridicules, mais Schoenmaker assura qu’il se tasserait légèrement dans quelques mois. Il se tassa, en effet.

3

L’affaire aurait été réglée, n’eût été Esther. Sans doute, ses vieilles habitudes « bec-de-corbin » se perpétuèrent-elles grâce à l’élan donné. Mais jamais elle ne s’était montrée si passive avec un mâle. La passivité n’ayant pour elle qu’une unique signification, elle quitta l’hôpital où Schoenmaker l’avait envoyée au bout de vingt-quatre heures, et erra dans l’East Side, comme une fugueuse, effarouchant les gens avec son tarin blanc et la lueur égarée de ses yeux. Elle était branchée sexuellement, un point c’est tout : comme si Schoenmaker avait découvert et commuté quelque prise secrète, quelque clitoris, tout au fond de ses cavités nasales. Une cavité est une cavité, après tout : le goût de Trench pour la métaphore s’était peut-être révélé contagieux.

Lorsqu’elle fut de retour, la semaine d’après, pour se faire enlever les points de suture, elle croisa et décroisa les jambes, battit des cils, parla à voix étouffée, débitant toutes les grossièretés qu’elle connaissait. Schoenmaker, dès le début, l’avait classée dans les coucheuses.

— Revenez demain, lui dit-il.

Irving était sortie. Esther arriva le lendemain, parée par en dessous de toutes les dentelles et de tous les fétiches qu’elle avait pu s’offrir. Il y avait même, peut-être, un soupçon de Shalimar, sur la gaze, au milieu de sa figure.

Dans la pièce du fond :

— Comment vous sentez-vous ?

Elle éclata de rire, trop fort :

— Ça fait mal. Mais…

— Oui. Mais… On a toujours un moyen d’oublier la douleur.

Elle semblait incapable de se débarrasser d’un sourire niais, un peu penaud. Ça lui tendait la peau du visage et ajoutait à la douleur de son nez.

— Vous savez ce que nous allons faire ? Ou plutôt, ce que je vais vous faire ?… Mais, bien entendu !

Elle se laissa déshabiller. Il ne fit qu’une seule réflexion au sujet de son porte-jarretelles noir.

— Oh… Oh bonté divine !

Un reproche de la conscience : Slab le lui avait donné ; dans une crise de tendresse, vraisemblablement.

— Assez. Arrêtez ce petit jeu de cache-cache. Vous n’êtes pas vierge.

Un autre rire, chargé d’ironie pour soi :

— Justement, je pense à un autre garçon. C’est lui qui me l’a donné. Un garçon que j’ai aimé.

« Elle est encore sous l’effet du choc ». songea-t-il, vaguement étonné.

— Allons. On va faire semblant que c’est votre opération qui recommence. Elle vous a plu, votre opération, n’est-ce pas ?

A travers une fente des rideaux, de l’autre côté de la pièce. Trench suivait la scène.

— Vous allez vous coucher sur le lit. Ce sera notre table. On va vous faire une injection intramusculaire.

— Non ! cria-t-elle.

— Vous êtes entraînée à dire « non » sur tous les tons. « Non » signifiant « oui ». Votre « non » ne me plaît pas. Dites-le autrement.

— Non. (Dans une courte plainte.)

— Essayez autre chose.

— Non. (Cette fois avec un demi-sourire, les yeux en berne.)

— Encore.

— Non.

— C’est mieux.

Tout en défaisant sa cravate, le pantalon en tas autour de ses chevilles, Schoenmaker lui donna la sérénade :

Jamais je n’ai vu si belle,

Si parfaite columelle,

Ni septum si délicat,

Et voilà pourquoi mon zèle

A façonner c’te donzelle

Ne s’ ralentit pas.

Refrain :

Faut lui rendre c’te justice :

Elle a marché au supplice

Pas victime, mais complice,

Et sans fair’ d’épates.

Quand mon scalpel subreptice

A taillé son appendice,

J’ai connu tout’s les délices

De l’ostéopathe.

Quelle aubaine fantastique

Pour un chirurgien plastique :

J’ai charcuté, cas unique

Sur c’te fichue terr’,

Une fillette excentrique

Qui à l’Irland’ fait la nique,

Car si son nez, il rebique,

Elle s’appelle Esther.

Pendant les dernières huit mesures, elle modula « non » sur le premier et le troisième temps.

Telle fut la genèse (comme qui dirait) très XVIIe siècle du voyage à Cuba que devait entreprendre Esther ; et que nous verrons plus tard.


1.

American Expeditionary Force : corps expéditionnaire américain. (N.d.T.)