VII

Elle s’accroche au mur de l’Ouest


Dudley Eigenvalue, chirurgien-dentiste, se prélassait parmi ses trésors, dans son cabinet de Park Avenue qui était aussi son domicile. Couché sur du velours noir, dans un coffre d’acajou verrouillé, ornement du cabinet dentaire, il y avait un dentier complet, dont chaque dent était faite d’un métal précieux et différent. La canine supérieure droite était de titane pur et, pour Eigenvalue, la pièce maîtresse de l’ensemble. Il avait vu la mousse originale dans une fonderie, du côté de Colorado Springs, un an auparavant, au cours d’un voyage effectué dans l’avion personnel d’un certain Clayton (« Bourreau ») Chiclitz. Chiclitz de la Yoyo-dyne, un des plus gros fournisseurs de l’armée de la côte Est, avec des filiales sur toute l’étendue du pays. Lui et Eigenvalue faisaient partie du même cercle. C’est du moins ce que prétendait cet enthousiaste de Stencil. Et ce qu’il croyait.

Un observateur attentif d’un certain genre de phénomènes pouvait, vers la fin de la première présidence Eisenhower, noter l’apparition d’innombrables petits fanions aux couleurs joyeuses, battant vaillamment au vent sur la grisaille turbulente de l’Histoire, et annonçant qu’une nouvelle profession commençait à prendre sur le public un ascendant moral inattendu. Vers la fin du siècle dernier, la psychanalyse avait usurpé à la prêtrise le rôle de père-confesseur. Maintenant, il semblait bien que le psychiatre fût, à son tour, supplanté par (bizarre autant qu’étrange) le dentiste.

La chose, en fait, se traduisit surtout par un changement de vocabulaire. Les rendez-vous devinrent séances, les réflexions profondes sur soi furent introduites par : « Mon dentiste m’a dit… » La psycho-odontologie, comme ses précurseurs, se fabriqua un jargon : on appela la névrose « malocclusion », les stades oral, anal et génital « dentition caduque », le id « pulpe » et le superego « émail ».

La pulpe dentaire est molle et traversée d’un réseau sanguin et nerveux. L’émail, en grande partie calcaire, est inerte. Ils représentaient le moi et le ça de la psycho-odontologie. Le moi, dur et sans vie, recouvrant le ça, chaud et palpitant. Le protégeant et l’abritant.

Eigenvalue, tout en se délectant de la sourde lueur du titane, réfléchissait aux visions de Stencil (qu’il se représentait, avec un conscient effort, comme un amalgame distal : l’alliage de l’illusoire et brillante fluidité du mercure avec la vérité pure de l’or et de l’argent, et qui emplit une fêlure de l’émail protecteur, loin de la racine).

« Les caries dentaires sont toutes parfaitement explicables, raisonnait Eigenvalue. Mais, dût-il y en avoir plusieurs à la même dent, il serait absurde d’y voir une intention consciente d’attaquer la vie de la pulpe ; en aucun cas, il ne s’agit là d’un complot. Pourtant, il y aura toujours des individus du genre de Stencil, qui se croiront obligés de ramener les caries éparses dans le monde sous le signe d’une même cabale. »

L’interphone clignota doucement. « M. Stencil », dit-il. Allons bon ! Quel sera le prétexte, cette fois-ci ? Il avait pris trois rendez-vous déjà, pour se faire nettoyer les dents. Gracieux et à l’aise, Eigenvalue pénétra dans le salon d’attente particulier. Stencil se leva pour l’accueillir, tout bredouillant.

— Mal aux dents ? suggéra le médecin, plein de sollicitude.

— Je n’ai pas à me plaindre de mes dents, parvint à articuler Stencil. Il faut que vous parliez. Il est temps que, l’un comme l’autre, nous cessions de faire semblant.

De derrière son bureau, dans le cabinet dentaire, Eigenvalue déclara :

— Vous ne valez rien comme détective et encore moins comme espion.

— Il ne s’agit pas d’espionnage, protesta Stencil, mais la situation devient intolérable. (Une expression qu’il avait empruntée à son père.) Ils vont dissoudre la brigade Alligator. Progressivement, afin de ne pas attirer l’attention.

— Vous croyez leur avoir fait peur ?

— Je vous en prie.

Le personnage était gris de cendre. Il tira de sa poche une pipe et une blague et se mit à répandre des brins de tabac sur le tapis cloué.

— Vous m’avez présenté la brigade Alligator, dit Eigenvalue, sous un jour humoristique. Un joli sujet de conversation, pendant que mon assistante travaillait en bouche. Espériez-vous voir trembler ses mains ? Ou me voir blêmir ? Si c’est moi qui avais travaillé avec une fraise, une réaction de culpabilité aurait pu être très, très fâcheuse. (Stencil, la pipe bourrée, était en train de l’allumer.) Je ne sais comment vous en êtes venu à croire que je suis dans le secret d’un coup monté. Dans un monde tel que le vôtre, monsieur Stencil, n’importe quel conglomérat de phénomènes peut être interprété comme une conjuration. Donc, sans aucun doute, votre suspicion est légitime. Mais pourquoi me consulter, moi ? Pourquoi pas l’Encyclopaedia britannica ? Elle en sait plus que moi sur n’importe quel phénomène susceptible d’éveiller votre intérêt. A moins, bien sûr, que ce ne soit l’art dentaire qui vous intéresse. (Comme il avait l’air débile, dans son fauteuil. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Cinquante-cinq… mais on lui en donnait soixante-dix. Alors qu’Eigenvalue, à âge à peu près égal, en paraissait trente-cinq. Jeune de corps, jeune d’esprit.) Quelle spécialité ? demanda-t-il encore, sur le mode enjoué. Périodontie ? Chirurgie buccale ? Orthodontie ? Prothèse ?

— Mettons, la prothèse. (Il avait pris Eigenvalue à la surprise.)

Stencil s’appliquait à former un rideau protecteur de fumée aromatique, afin de se rendre impénétrable. Mais sa voix avait néanmoins retrouvé une certaine dose d’assurance.

— Venez, dit Eigenvalue.

Ils pénétrèrent dans un bureau, au fond de l’appartement, où se trouvait le musée. Il y avait là un forceps, jadis manipulé par Fanchard ; une première édition du Chirurgien dentiste, Paris, 1728 ; un fauteuil où avaient pris place les patients de Chapin Aaron Harris ; une brique d’un des premiers bâtiments de l’École de chirurgie dentaire de Baltimore. Eigenvalue conduisit Stencil au coffre d’acajou.

— A qui ? dit Stencil, en regardant le dentier.

— Comme le prince de Cendrillon, sourit Eigenvalue, je cherche toujours la mâchoire adéquate.

— Et Stencil aussi, peut-être. Elle aurait pu en porter un semblable.

— C’est moi qui ai fait ce dentier, déclara Eigenvalue. Quelle que soit la personne que vous recherchez, elle n’a pu voir celui-là. Il n’y a que vous, moi et un petit nombre de privilégiés qui le connaissions.

— Comment Stencil peut-il en être sûr ?

— Être sûr que je dis la vérité ?… Allons, monsieur Stencil.

Les fausses dents, dans le coffre, souriaient, elles aussi, avec une étincelle de reproche, aurait-on dit.

De retour au bureau, Eigenvalue, pour voir ce qu’il pouvait voir, demanda :

— Alors, qui est V. ?

Mais Stencil ne fut pas pris de court par ce ton de conversation courtoise, il ne parut pas étonné que le dentiste connût son obsession.

— La psycho-odontologie a ses secrets, tout comme Stencil, répondit Stencil. Mais, chose plus importante encore, V. a les siens. Elle ne lui a abandonné qu’un pauvre squelette de dossier. La plupart des données, il ne les possède que par induction. Il ne sait qui elle est, ni ce qu’elle est. Il s’efforce de le découvrir. C’est comme si son père lui avait fait un legs.

L’après-midi s’enroulait derrière la fenêtre avec tout juste une petite brise pour le stimuler. Les paroles de Stencil semblaient tomber, insubstantielles, dans un cube pas plus grand que le bureau d’Eigenvalue. Muet, le dentiste écoutait Stencil lui raconter comment son père avait appris l’existence de cette jeune femme, V. Quand il eut terminé, Eigenvalue dit :

— Et, bien entendu, vous avez pris la suite. L’enquête sur les lieux.

— Oui. Mais il n’a pas trouvé plus que ce que Stencil vient de vous rapporter.

C’était, en effet, le cas. Florence, quelques étés plus tôt, semblait grouiller des mêmes touristes qu’à la fin du précédent siècle. Mais V., quelle qu’elle fût, aurait pu être absorbée par l’air des grands espaces Renaissance de la ville, ou captée dans la texture des mille grands tableaux… Stencil en était réduit aux conjectures. Pourtant, il avait découvert une chose qui l’encourageait dans son propos : V. avait participé, indirectement peut-être, à l’une de ces grandes conspirations, ou anticipations de l’Armaggedon, qui semblait avoir exalté toutes les sensibilités diplomatiques au cours des années précédant la Grande Guerre. V. et le complot. Sa forme particulière déterminée seulement, à l’époque, par les accidents superficiels de l’Histoire.

« Le tissu de l’histoire contemporaine, songeait Eigenvalue, doit être tout en fronces, si bien que pour les gens qui, comme Stencil, se trouvent au creux d’une de ces fronces, il est impossible de discerner la chaîne, la trame ou le motif de l’ensemble. Néanmoins, le seul fait d’exister au creux d’une fronce fait supposer d’autres fronces semblables, chacune enfermée dans un cycle sinueux, et l’on en vient à prêter à ces cycles une importance plus grande encore qu’au tissage proprement dit et l’on abolit toute idée d’unité. C’est ainsi que nous sommes charmés par ces automobiles si drôles des années trente, par la mode si curieuse des années vingt, par les étranges pratiques morales de nos grands-parents. Nous sommes producteurs et spectateurs de comédies musicales, dont il sont les héros, et nous nous laissons embringuer dans une fausse représentation et une nostalgie bidon de ce qu’ils ont été. Et, conséquemment, nous sommes fermés à toute notion de tradition continue. Si nous avions vécu sur la crête de la vague, il en aurait été autrement. Au moins, nous aurions pu voir. »

1

Au mois d’avril 1899, le jeune Evan Godolphin, tout fou de printemps et exhibant un complet trop esthète pour un garçon aussi gras, fit, à Florence, une entrée piaffante. Camouflé par une averse somptueuse qui avait crevé sur la ville à trois heures de l’après-midi, son visage, de la couleur d’un pâté de porc en croûte sortant du four, en avait aussi l’incrustabilité. Débarqué à la Stazione centrale, il brandit vers un fiacre ouvert son parapluie de soie cerise, rugit l’adresse à un porteur de chez Cook et, après un entrechat-deux quelque peu pataud et un « Et allez donc ! » destiné à personne en particulier, il monta d’un bond en voiture et fut emporté, chantant à pleine voix, le long de la Via dei Panzani. Il était venu voir son vieux père, le capitaine Hugh, de la Société royale de Géographie, et explorateur de l’Antarctique ; l’exploration étant, tout au moins, la raison apparente. Quant au fils, il était de la race de ces propres-à-rien qui n’ont besoin d’aucune raison, apparente ou autre. Sa famille l’appelait Evan le Serin. En retour, dans les moments de jovialité particulière, il gratifiait les autres Godolphin du nom collectif de « l’Administration ». Mais ce vocable, tout comme ses autres propos, était dénué de rancœur : dans sa prime jeunesse, il avait découvert, consterné, le gros garçon de Dickens, qui semblait jeter un défi à sa doctrine selon laquelle les gros garçons étaient foncièrement de braves types et, conséquemment, il s’efforçait simultanément et avec un zèle égal de démentir cette insulte à la race et de s’affirmer comme un propre-à-rien. Car, en dépit de l’opinion contraire proclamée par l’Administration, l’indolence ne lui était pas naturelle. Malgré l’affection qu’il portait à son père, il n’avait en effet rien d’un conservateur. Aussi loin que portaient ses souvenirs, il avait cheminé à l’ombre du capitaine Hugh, ce héros de l’Empire ; mais rétif à la contrainte de la gloire que le nom de Godolphin pouvait sous-entendre pour lui. Cette position, d’ailleurs, était le fait de l’âge ; quant à Evan, il était trop bon garçon pour ne pas prendre le virage avec le siècle. Il avait bercé, un moment, le projet d’obtenir un brevet et de prendre la mer ; non pas pour s’engager dans le sillage de son vieux père, mais tout bonnement pour échapper à l’Administration. Ses murmures adolescents, aux heures des difficultés familiales, étaient faits de syllabes exotiques, exhalées comme une prière : Bahreïn, Dar-es-Salam, Samarang. Mais dans le courant de sa deuxième année à l’école de Darmouth, il fut renvoyé, pour avoir pris la tête d’un groupement nihiliste, appelé « la Ligue de la Rouge Aurore », qui prétendait hâter la révolution en organisant de folles beuveries sous les fenêtres du commodore. Sa famille, tout en se tordant les mains dans une crise de désespoir collectif, l’exila sur le continent avec l’espoir qu’il improviserait quelque farce assez préjudiciable à la société pour lui valoir un internement dans une prison étrangère.

Un soir, à Deauville où il récupérait des forces après deux mois de libertinage parisien et bon enfant, il rentra à son hôtel avec un gain de 17 000 francs dont il était entièrement redevable à un bai, du nom de Cher Ballon, pour trouver un télégramme du capitaine Hugh ainsi conçu : « Apprends renvoi. Si besoin interlocuteur suis Piazza della Signoria 5 étage 8. Serais très content te voir, fils. Imprudent trop dire télégramme. Vheissu. Tu comprends. Père. »

Vheissu, bien sûr. Un appel qu’il ne pouvait négliger, Vheissu. Il le comprenait. N’avait-il pas représenté leur unique lien, aussi loin qu’Evan pouvait s’en souvenir ; n’avait-il pas figuré en tête dans la liste des contrées étrangères qui échappaient à l’autorité de l’Administration ? C’était là quelque chose, pour autant qu’il pouvait s’en rendre compte, qu’il était seul à partager avec son père, bien que lui-même eût cessé de croire à l’existence de l’endroit vers l’âge de seize ans. Son opinion première, après lecture du télégramme, selon laquelle le capitaine Hugh était soit tombé en enfance, soit en proie à la démence ou, peut-être, les deux à la fois, fit bientôt place à une hypothèse plus charitable. Il se peut, raisonnait Evan, que cette récente expédition dans le Sud ait épuisé le bonhomme. Mais, tout en faisant route vers Pise, Evan commençait à ressentir une certaine inquiétude, corrélative au ton de la missive. Depuis quelque temps, il se plaisait à étudier tous les imprimés, menus, horaires des trains, affiches, du point de vue de leur qualité littéraire ; il appartenait à cette génération de jeunes gens qui n’appelaient plus leur père pater, afin d’éviter une possible confusion avec l’auteur de Marius l’épicurien, et étaient sensibilisés à des particularités telles que le ton. Et cette missive avait un je ne sais quoi de sinistre1 qui faisait courir de délectables frissons tout au long de son épine dorsale. Son imagination s’emballait. Imprudent trop dire télégramme : cela laissait supposer un complot, une vaste et mystérieuse conjuration ; impression renforcée encore par le rappel du seul secret qu’ils eussent partagé. L’un ou l’autre de ces deux éléments aurait suffi à rendre Evan honteux : honteux de ses hallucinations, dignes d’un roman d’espionnage, et honteux plus douloureusement encore devant cette tentative de ranimer quelque chose qui aurait dû exister, mais qui n’existait pas, et qui n’avait d’autre fondement qu’une vieille connivence autour d’un conte de fées. Mais les deux éléments réunis étaient comme un attelage de chevaux qui devient un tout et résulte d’une opération bien plus mystérieuse que l’association de deux parties.

Il allait donc voir son père. En dépit du cœur vagabond, du parapluie cerise, des vêtements de bouffon. La rébellion vivait-elle dans son sang ? Jamais il ne s’était senti troublé au point de se poser la question. De toute évidence, « la Ligue de la Rouge Aurore » n’avait été qu’une joyeuse facétie ; il n’était pas encore en âge de prendre la politique au sérieux. Mais la génération de ses aînés suscitait en lui une sacrée impatience, qui valait presque la rébellion ouverte. Les évocations de l’Empire l’embêtaient de plus en plus, à mesure qu’il se dégageait de la dépouille de l’adolescence, et il fuyait devant la moindre allusion à la gloire comme devant la crécelle d’un lépreux. La Chine, le Soudan, les Indes orientales, Vheissu avaient accompli leur mission : lui ayant fait don d’une zone d’influence plus ou moins adaptée à celle de son crâne, lui ayant livré plus ou moins les colonies secrètes de l’imagination aux frontières solidement gardées contre les incursions et les pillages de l’Administration. Il souhaitait qu’on le laissât en paix, il souhaitait n’être bon à rien comme bon lui semblait, et se tenait prêt à défendre l’intégrité du serin jusqu’au dernier battement paresseux de son cœur.

Le fiacre vira à gauche, passa, en deux méchants cahots, sur les rails du tramway puis, de nouveau, tourna à droite dans la Via dei Vecchietti. Evan brandit quatre doigts et jura contre le cocher qui sourit, l’air absent. Un tram barattant arrivait derrière eux, commençait à les dépasser. Evan tourna la tête pour voir une jeune fille toute de basin vêtue qui le regardait, cillant de ses yeux immenses.

 Signorina, cria-t-il, ah, brava fanciulla, sei tu inglesa ?

Elle rougit et se mit à contempler les broderies de son ombrelle. Evan se dressa sur le siège du fiacre, prit la pose, prodigua des œillades et entonna « Deh, vieni alla finestra », de Don Giovanni. Que la jeune personne fût ou non familiarisée avec la langue italienne, la chanson produisit un effet négatif : elle s’éloigna de la fenêtre et se cacha parmi les Italiens qui se pressaient dans la travée centrale. Ce fut le moment que choisit le cocher d’Evan pour fouetter ses chevaux qui prirent le galop et, une fois de plus, franchirent les rails, juste devant le tram. Evan, qui chantait toujours, perdit l’équilibre et tomba en travers de la capote. Il exécuta quelques moulinets, d’un seul bras, agrippa le coffre et, après une série de contorsions maladroites, réussit à basculer à l’intérieur de la voiture. Entre-temps, ils avaient atteint la Via Pecori. Evan se retourna et vit la fille qui descendait du tram. Il soupira, tandis que le fiacre cahotait le long du campanile de Giotto, sans cesser de se demander si elle était ou non anglaise.

2

Devant la boutique d’un marchand de vin, sur le Ponte Vecchio, était assis le signor Mantissa et son complice en crimes, un Calabrais à la mine patibulaire, nommé Cesare. Ils buvaient du vin de Broglio et n’étaient pas heureux. A un moment quelconque, pendant l’averse, l’idée vint à Cesare qu’il était un bateau à vapeur. L’averse, maintenant, s’était muée en bruine, les touristes anglais commençaient à émerger des boutiques qui bordaient le pont, et Cesare faisait part de sa découverte à tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. Il émettait de brefs coups de trompe, afin de parfaire l’illusion, en soufflant à travers le goulot de la bouteille : « Tut, faisait-il, tut. Vaporetto, io. »

Le signor Mantissa ne lui prêtait pas d’attention. Haut d’un mètre soixante-sept, il avait adapté son corps aux angles de la chaise pliante, un corps frêle, bien ciselé et d’apparence étrangement précieuse, comme une œuvre oubliée de quelque orfèvre (peut-être même de Cellini), enveloppée pour le moment dans de la serge foncée, en attendant d’être proposée aux enchères. Ses yeux étaient veinés et bordés d’une roseur qui évoquait des années d’affliction. La lumière du soleil, réfractée par l’Arno et les façades des boutiques, puis décomposée en spectre par la pluie fine, semblait avoir été captée et retenue par ses blonds cheveux, ses sourcils, sa moustache, transformant son visage en masque extatique, et démentant les orbites douloureuses et lasses. Mais on ne pouvait manquer de reporter son attention sur ces yeux, quelque intérêt qu’eût suscité le reste de son visage : dans tout guide touristique consacré au signor Mantissa, un astérisque aurait signalé ses yeux à la curiosité particulière du visiteur. Bien qu’ils n’offrissent aucun sésame à leur énigme, car ils ne reflétaient qu’une tristesse diffuse, indéterminée ; une femme, aurait pensé d’abord le touriste négligent ; il en aurait été même convaincu, jusqu’au moment où une lumière plus catholique, jouant à l’intérieur et autour d’un réseau de capillaires, serait venue semer le doute dans son cœur. Quoi, alors ? La politique, peut-être.

S’il évoquait Mazzini au doux regard, aux rêves chatoyants, l’observateur ne pouvait reconnaître qu’une certaine fragilité, un libéral-poète. Mais, si son examen se prolongeait, le plasma derrière ces yeux serait bientôt passé par toutes les mutations de la souffrance à la mode (ennuis budgétaires, santé déclinante, foi ébranlée, trahison, impuissance, deuil), jusqu’au moment où, enfin, notre touriste se serait rendu compte que ce n’est pas à une veillée funèbre qu’il avait assisté ; mais plutôt à une fête du chagrin déployée sur toute la longueur d’une rue, avec d’innombrables stands tous différents et où aucun éventaire ne proposait quelque chose d’assez substantiel pour mériter que l’on s’y attardât.

La raison en était évidente et décevante : c’est que le signor Mantissa avait connu tous ces déboires-là, chaque stand était une exposition permanente à la mémoire de quelque période de son existence, où figuraient, entre autres, une blonde couturière lyonnaise, un complot avorté de contrebande de tabac à travers les Pyrénées, et une tentative mineure d’assassinat à Belgrade. Toutes ces vicissitudes s’étaient succédé, avaient été enregistrées : il avait attribué à chacune un poids égal, et n’avait rien appris de l’une ou de l’autre, sauf que la série n’en était pas terminée. Comme Machiavel, il était en exil, et visité par les ombres de la périodicité et de la dégradation. Il méditait, inviolé, près de la sereine rivière du pessimisme italien, sachant que tous les hommes sont corrompus : l’Histoire continuerait donc à répéter les mêmes motifs. C’est à peine s’il existait, dans quelque coin du monde où s’était posé son pied minuscule et agile, un dossier le concernant. Aucun homme en place ne semblait se soucier de lui. Il appartenait à ce cercle fermé de voyants déracinés dont la vision n’est brouillée que par des larmes intermittentes, dont la circonférence est tangente à ces autres circonférences qui englobent les décadents d’Angleterre et de France, la génération espagnole de 1898, et pour qui le continent européen est une sorte de galerie que l’on connaît fort bien mais dont on s’est depuis longtemps lassé et qui n’a plus d’autre utilité que de vous protéger de la pluie, ou de quelque obscure épidémie.

Cesare but au goulot. Il se mit à chanter :

Il piove, dolor mia,

Ed anch’io piango…

— Non, dit signor Mantissa, en refusant la bouteille du geste. Je ne bois plus jusqu’à ce qu’il arrive.

— Voilà deux dames anglaises, cria Cesare. Je vais chanter pour elles.

— De grâce…

Vedi, donna vezzosa, questo poveretto,

Siempre cantante d’amore come…

— Voulez-vous vous taire !

— … un vaporetto.

Triomphant, il expulsa une note de cent décibels à travers le Ponte Vecchio. Les dames anglaises serrèrent les omoplates et passèrent leur chemin.

Au bout d’un moment, signor Mantissa plongea la main sous la table et ramena un nouveau fiasco de vin.

— Voilà le Gaucho, dit-il.

Un personnage de haute taille, à la lourde charpente, coiffé d’un chapeau à larges bords, avait surgi à côté d’eux, l’œil papillotant de curiosité.

Avec un regard de défi et de hargne à l’adresse de Cesare, signor Mantissa saisit un tire-bouchon, serra la bouteille entre ses genoux et tira. Le Gaucho s’assit à califourchon sur une chaise et but une longue rasade au goulot.

— Du Broglio, fit observer signor Mantissa. Ce qu’il y a de meilleur.

Le Gaucho tripotait machinalement le bord de son chapeau. Et, soudain, il explosa :

— Je suis un homme d’action, signor, je n’aime pas perdre mon temps. Allora. Au travail. J’ai étudié votre plan. Hier soir, je ne vous ai pas demandé de détails. J’ai horreur des détails. En fait, vous avez cru devoir m’en donner quelques-uns, qui étaient superflus. Vous m’excuserez, mais j’ai pas mal d’objections à formuler. Tout cela est bien trop subtil. Il y a trop de choses qui pourraient mal tourner. Combien sommes-nous dans la combinaison, à l’heure qu’il est ? Vous, moi et ce butor. (Cesare sourit, radieux.) Ça fait deux de trop. C’est une affaire que vous auriez dû mener à bien tout seul. Et vous avez parlé aussi de soudoyer un employé. Ça en fait déjà quatre. Combien d’autres faudra-t-il encore acheter, combien de consciences faudra-t-il apaiser ? Dois-je comprendre qu’on risque d’être livrés aux guardie avant même d’avoir accompli cette fichue besogne ?

Signor Mantissa but, essuya sa moustache, eut un sourire peiné.

— Cesare est à même d’établir tous les contacts nécessaires, protesta-t-il. Il est au-dessus de tout soupçon, personne ne le remarque. Il y a la péniche pour gagner Pise, et le bateau, de Pise jusqu’à Nice… Qui voulez-vous qui s’en occupe, à part… ?

— Vous, cher ami, dit le Gaucho menaçant, en piquant le tire-bouchon dans les côtes du signor Mantissa. Vous seul. Est-ce bien nécessaire de marchander avec les patrons des péniches et des bateaux ? Non : il suffit de monter à bord et de larguer les amarres. A partir de maintenant, tâchez de vous affirmer un peu. Soyez un homme. Si le commanditaire trouve à y redire… (Il fit tourner le tire-bouchon, sur le devant de la chemise du signor Mantissa, enroulant autour de la pointe quelques centimètres carrés de lin blanc.) Capisci ?

Signor Mantissa, embroché comme un papillon, battit des bras, grimaça, rejeta sa tête d’or.

— Certo io, parvint-il à dire enfin. Bien entendu, signor commandatore, pour un esprit militaire… l’action directe, évidemment… mais dans une affaire si délicate…

— Peuh !

Le Gaucho le libéra du tire-bouchon et braqua sur le signor Mantissa un œil fulgurant. La pluie avait cessé, le soleil se couchait. Tout au long du pont, les touristes, en rangs pressés, reprenaient le chemin de leurs hôtels, sur le Lungarno. Cesare jetait aux deux autres des regards débonnaires. Tous gardèrent le silence, et puis le Gaucho se mit à parler d’une voix calme, mais où l’on percevait un courant souterrain de passion :

— L’année dernière, au Venezuela, ça ne s’est pas passé comme cela. Nulle part, en Amérique, les choses ne se passent comme cela. Il n’y avait pas de tours et de détours, pas de manœuvres compliquées. Le conflit était simple : nous voulions la liberté, on ne voulait pas nous la donner. Liberté ou esclavage, mon bon ami jésuite, deux mots seulement. Point n’était besoin de vos phrases superfétatoires, de vos tracts, de vos leçons de morale, de vos essais sur la justice politique. Nous connaissions notre position, et nous savions où nous allions nous retrouver, un jour. Et quand il s’est agi de se battre, nous avons été tout aussi directs. Vous vous croyez machiavélique, avec votre tactique subtile. Vous avez entendu, un jour, parler du lion et du renard, et votre esprit tortueux ne peut aujourd’hui concevoir que le point de vue du renard. Où donc est la force, la combativité, la noblesse naturelle du lion ? Quelle est donc cette époque, où un homme n’est votre ennemi que lorsqu’il vous tourne le dos ?

Signor Mantissa avait retrouvé un peu de son sang-froid.

— Il est indispensable que les deux soient représentés, naturellement, dit-il d’un ton apaisant. Et c’est bien pour cela que j’ai fait appel à votre collaboration, commandatore. Vous êtes le lion, et moi (humblement) un tout petit renard.

— Et lui, c’est le cochon, rugit le Gaucho, en assenant une claque sur l’épaule de Cesare. Bravo ! Magnifique organisation.

— Cochon, répéta Cesare, tout heureux, en cherchant à saisir la bouteille.

— Suffit, décréta le Gaucho. Le signor que voici s’est donné la peine de nous bâtir un château de cartes, et, bien qu’il ne me soit pas agréable d’y séjourner, je ne permettrai pas que votre haleine avinée le renverse, par quelque propos indiscret. (Il se retourna vers le signor Mantissa.) Non, reprit-il, vous n’êtes pas un vrai Machiavel. Il était, lui, l’apôtre de la liberté, pour le genre humain tout entier. Qui a lu le dernier chapitre de Il Principe ne peut douter de son désir de voir l’Italie républicaine et unie. C’est là (d’un geste, il désigna la rive gauche, le soleil couchant) qu’il a vécu, qu’il a souffert, sous la tyrannie des Médicis. Ils étaient tous renards, et il les détestait. Son exhortation dernière s’adressa au lion, l’incarnation de la puissance, afin qu’il se levât et anéantît tous les renards… à jamais. Sa morale était aussi simple et honnête que la mienne et celle de mes camarades, en Amérique du Sud. Et maintenant, sous son étendard, vous cherchez à perpétuer les menées détestables et rusées des Médicis qui, dans cette ville même, ont aboli la liberté pour si longtemps. Je suis déshonoré, irrévocablement, rien que pour m’être fait votre consort.

— Si… (ce sourire peiné, encore une fois) si le commandatore avait un autre plan à proposer, nous ne serions que trop heureux…

— Bien sûr que j’ai un autre plan, rétorqua le Gaucho, le seul et unique. Voyons, avez-vous une carte des lieux ?

Empressé, signor Mantissa tira d’une poche intérieure un papier plié portant un dessin au crayon. Le Gaucho l’examina, d’un air écœuré.

— C’est donc cela, les Offices ? dit-il. Je n’y ai jamais mis les pieds. Mais sans doute faudra-t-il que j’y aille pour prospecter tant soit peu le terrain. Et où est l’objectif ?

Signor Mantissa pointa le doigt sur le coin, en bas, à gauche.

— La Sala di Lorenzo Monaco, dit-il. Voici. J’ai déjà fait faire la clef de la grande entrée. Trois galeries principales : une à l’est, une à l’ouest, et une, très courte, au sud, qui les fait communiquer. Si nous suivons la galerie ouest, numéro trois, nous arrivons à celle-ci, qui est plus petite et porte l’indication « Ritratti diversi ». Tout au bout, à droite, s’ouvre l’entrée unique sur la galerie qui nous intéresse. L’objet est accroché sur le mur ouest.

— Une entrée unique qui est aussi l’unique sortie, dit le Gaucho. Pas bon. Un cul-de-sac. Et pour quitter le bâtiment, il faut retraverser tout le couloir est, jusqu’à l’escalier qui mène à la Piazza della Signoria.

— Il y a un ascenseur, dit signor Mantissa, qui dessert un passage aboutissant au Palazzo Vecchio.

— Un ascenseur ! ricana le Gaucho. Je n’en attendais pas moins de vous. (Il se pencha en avant, en découvrant ses dents.) Déjà vous me proposez de perpétrer un acte d’idiotie pure, qui consiste à parcourir toute la longueur d’un couloir, puis d’un autre, à en suivre un troisième à moitié, à en emprunter encore un quatrième pour s’engager enfin dans un cul-de-sac ; après quoi, il n’y aurait plus qu’à refaire le chemin en sens inverse. Un trajet (il fit rapidement le calcul) de près de six cents mètres, jalonné de gardiens, qui n’hésiteraient pas à vous sauter dessus à chaque entrée de galerie, à chaque détour de corridor. Mais cela ne vous suffit pas. Vous voulez aussi prendre l’ascenseur !

— Et, en plus, intervint Cesare, elle est tellement grande.

Le Gaucho serra le poing :

— Grande comment ?

— Cent soixante-quinze centimètres sur deux cent soixante-dix-neuf, avoua signor Mantissa.

— Capo di minghe !

Le Gaucho rejeta les épaules, hocha la tête. Puis, avec un évident effort pour reprendre son sang-froid, il s’adressa au signor Mantissa.

— Je ne suis pas un gringalet, expliqua-t-il, d’une voix patiente. Pour tout dire, je suis plutôt fort. Et charpenté. J’ai la carrure d’un lion. Peut-être est-ce un trait de race. Je viens du Nord, et il se peut qu’il y ait du sang tedesco dans ces veines-là. Les Tedeschi sont plus grands que les Latins. Plus grands et plus épais. Un jour, peut-être, ce corps s’empâtera mais, pour l’instant, il est tout muscles. Hé oui. Je suis fort, Non è vero ? Très bien. Alors, laissez-moi vous dire… (Sa voix s’enfla en un crescendo féroce) qu’à l’abri de votre foutu Botticelli, il y aurait place pour moi et pour la plus grosse pute de Florence, et on pourrait encore caser la barrique qu’est mère de la pute en question, des fois qu’on aurait besoin d’un chaperon. Comment, au nom du ciel, voulez-vous balader ce truc-là sur trois cents mètres ? Auriez-vous l’intention de le fourrer dans votre poche ?

— Du calme, commandatore, implora signor Mantissa. Les murs ont des oreilles. Ce n’est qu’un détail, je vous assure. Pour lequel les dispositions nécessaires ont été prises. Le fleuriste que Cesare a vu hier soir…

— Le fleuriste. Le fleuriste. Vous avez mis un fleuriste dans la confidence. Qu’est-ce que vous attendez pour communiquer vos projets à la presse du soir ?

— Mais il est inoffensif. Tout ce qu’il a fait, c’est de nous fournir l’arbre.

— L’arbre ?

— Un arbre de Judée. Petit, pas plus de quatre mètres. Cesare a passé la matinée à en évider le tronc. Force nous est donc de mettre nos plans à exécution le plus tôt possible, avant que ne se fanent les fleurs violettes.

— Pardonnez-moi ma stupidité, que vous qualifierez peut-être de monstrueuse, dit le Gaucho, mais, si je comprends bien, vous avez l’intention d’enrouler la Naissance de Vénus, de cacher la toile dans le tronc évidé d’un arbre de Judée et de parcourir ainsi quelque trois cents mètres, sous les yeux d’une armée de gardiens qui auront vite constaté le vol, et de ressortir sur la Piazza della Signoria, où vous espérez, sans doute, vous perdre dans la foule.

— Précisément. Le début de la soirée serait le meilleur moment.

— A rivederci.

Signor Mantissa se leva d’un bond.

— Je vous en supplie, commandatore, cria-t-il. Aspetti. Nous serons déguisés en ouvriers, Cesare et moi, vous comprenez ? Aux Offices, il y a des travaux en train, une remise à neuf… Personne ne s’étonnera donc…

— Excusez-moi, dit le Gaucho. Vous êtes loufoques tous les deux.

— Mais votre aide nous est indispensable. Il nous faut un lion, un spécialiste de la tactique militaire, de la stratégie…

— Très bien. (Le Gaucho revint sur ses pas, et s’arrêta, dominant le signor Mantissa de sa haute taille.) Voilà ce que je vous propose : la Sala di Lorenzo Monaco, elle a des fenêtres, n’est-ce pas ?

— Munies de gros barreaux.

— Peu importe. Une bombe… une petite bombe que je fournirai. Quiconque tentera d’intervenir sera neutralisé par la force. En passant par la fenêtre, nous atterrirons du côté de la Posta centrale. La péniche, où vous attend-elle ?

— Sous le Ponte San Trinita.

— A quelque cinq cents mètres donc, en descendant le Lungar-no. Nous pouvons réquisitionner un fiacre. Que la péniche soit parée aujourd’hui, à minuit… Voilà ce que j’ai à vous proposer. C’est à prendre ou à laisser. Je serai aux Offices jusqu’à l’heure du souper, en train de reconnaître le terrain. Ensuite et jusqu’à neuf heures, chez moi, en train de fabriquer la bombe. Après cela, chez Scheissvogel, le birriere. Faites-moi part de votre décision vers dix heures.

— Mais l’arbre, commandatore. Il a coûté près de deux cents lires.

— Je m’en fous, de votre arbre.

Le Gaucho exécuta un demi-tour impeccable et s’en fut à grandes enjambées vers la rive droite.

Le soleil glissait au-dessus de l’Arno. Ses rayons déclinants teintaient l’humeur, dans les yeux du signor Mantissa, d’un rouge pâle, comme si le vin qu’il avait bu débordait, délavé de larmes.

Cesare fit tomber un bras consolateur sur les minces épaules du signor Mantissa.

— Ça se passera bien, dit-il. Le Gaucho est un barbare. Il a vécu trop longtemps au fond de la jungle. Il ne comprend pas.

— Elle est si belle ! murmura signor Mantissa.

— Davvero. Moi aussi, je l’aime. Nous sommes camarades en amour.

Signor Mantissa ne répondit pas. Au bout d’un moment, il tendit la main vers la bouteille…

3

Miss Victoria Wren, originaire de Lardwick-in-the-Fen, York-shire, et qui, depuis peu, se proclamait citoyenne du monde, était dévotement agenouillée aux premières rangées de bancs, dans une église proche de la Via dello Studio. Elle récitait son acte de contrition. Une heure plus tôt, dans la Via dei Vecchietti, elle avait conçu des pensées impures en regardant un jeune Anglais dodu qui batifolait dans un fiacre. Elle s’en repentait maintenant, de tout son cœur. A dix-neuf ans, elle avait déjà vécu une grande aventure : ayant séduit l’automne précédent, au Caire, un certain Goodfellow, agent des Affaires étrangères britannique. Mais telle est l’élasticité des jeunes que le visage du personnage s’était déjà effacé de sa mémoire. Plus tard, tous deux n’hésitèrent d’ailleurs pas à mettre au compte des émotions violentes, qui surgissent en temps de crise internationale (ceci se passait à l’époque de l’affaire de Fachoda), sa défloration. Et maintenant, six ou sept mois plus tard, il lui était difficile de déterminer dans quelle mesure elle avait voulu la chose et dans quelle mesure elle avait été le jouet des circonstances. Sa liaison avait été découverte, en temps voulu, par son veuf de père, sir Alastair, qui, avec elle et sa jeune sœur Mildred, visitait les pays étrangers. Il y eut des mots échangés, des sanglots, des menaces, des insultes, par une fin d’après-midi, sous les arbres des jardins d’Ezbekiyeh et sous l’œil larmoyant et effaré de la petite Mildred, marquée au cœur, sans doute, par d’obscurs stigmates.

Enfin, Victoria avait mis fin à l’explication par un « Adieu ! » glacial et le vœu de ne jamais remettre les pieds en Angleterre ; sir Alastair avait répondu d’un signe de tête, en prenant Mildred par la main. Ni l’un ni l’autre ne s’était retourné.

Trouver des moyens d’existence, après cela, lui fut aisé. Grâce à de prudentes économies, Victoria avait amassé quelque 400 livres, prélevées sur les libéralités d’un négociant de vins, à Antibes, d’un lieutenant de cavalerie polonais, à Athènes, et d’un marchand d’objets d’art, à Rome ; elle se trouvait maintenant à Florence pour discuter l’achat d’un petit atelier de couture sur la rive gauche. Jeune personne entreprenante, elle commençait à avoir des convictions politiques, à détester les anarchistes, les socialistes fabiens et même le comte de Rosebery. Depuis son dix-huitième anniversaire, elle portait une certaine forme d’innocence, comme une chandelle à deux sous, en abritant sa flamme d’une main vierge de bague, à la douceur grasse et infantile, elle-même lavée de toute tache par la candeur de ses yeux, sa petite bouche et son corps de jeune fille entièrement honnête, comme l’est tout acte de contrition. Elle était donc à genoux sans autre parure qu’un peigne d’ivoire, luisant parmi les épaisseurs raisonnablement anglaises de ses cheveux châtains. Un peigne d’ivoire à cinq dents, qui figurait cinq hommes crucifiés, dotés d’un bras collectif. Aucun d’eux n’appartenait à l’iconographie religieuse : ces hommes étaient des soldats de l’armée britannique. Elle avait découvert ce peigne dans un bazar du Caire. Il avait, de toute évidence, été sculpté par un guerrier soudanais, artisan de la communauté mahdiste, en souvenir des crucifixions de 83, à l’est de Khartoum investi. Son mobile, lorsqu’elle avait acheté l’objet, avait sans doute été aussi instinctif et simpliste que celui de n’importe quelle jeune fille qui jette son dévolu sur une robe ou sur une babiole d’une certaine couleur ou d’une certaine forme.

Pour tout dire, l’épisode Goodfellow ne lui paraissait pas répréhensible, pas plus d’ailleurs que les trois autres, et si elle se rappelait Goodfellow, c’est uniquement parce qu’il avait été le premier. Non pas que sa catholicité romaine, mais quelque peu outrée2 et très personnelle, excusât un acte que l’Eglise, dans l’ensemble, réprouvait. C’était plus qu’une simple résignation ; c’était l’acceptation implicite des quatre épisodes, en quoi il fallait voir des signes extérieurs et visibles d’une grâce intérieure et spirituelle appartenant à la seule Victoria. Peut-être portait-elle encore la marque des quelques semaines de son adolescence, où elle avait fait son noviciat, où elle s’était préparée à entrer en religion ; peut-être s’agissait-il de quelque mal sournois qui affectait toute sa génération ; toujours est-il qu’à l’âge de dix-neuf ans ses tendances profondes s’étaient cristallisées en une structure toute monastique, mais selon une conception poussée à ses plus dangereuses limites. Qu’elle eût ou non pris le voile, elle gardait la conviction que le Christ était son époux, mais que la consommation physique du mariage ne pouvait être réalisée que par le truchement des représentations imparfaites et mortelles de Sa Personne — représentations qui, à ce jour, étaient au nombre de quatre. Et qu’il continuerait à remplir ses devoirs d’époux à travers autant de délégués de même acabit qu’il le jugeait bon. Il est facile de voir jusqu’où peut mener une telle disposition d’esprit : à Paris, des dames partageant les mêmes convictions assistaient à des messes noires ; en Italie, elles vivaient dans une splendeur préraphaélite, maîtresses d’archevêques ou de cardinaux. Mais il se trouva que Victoria fut moins exigeante.

Elle se leva et descendit la travée centrale vers la porte de l’église. Après avoir trempé ses doigts dans l’eau bénite, elle s’apprêtait à faire une génuflexion lorsque quelqu’un l’emboutit par-derrière. Elle se retourna, surprise, pour découvrir un homme d’un certain âge, plus petit qu’elle, les mains tendues, les yeux effrayés.

— Vous êtes anglaise ? dit-il.

— Oui.

— Il faut m’aider. J’ai des ennuis. Je ne puis me rendre au consulat général.

Il n’avait pas l’air d’un mendiant ni d’un touriste décavé. On ne sait pourquoi, elle songea à Goodfellow.

— Seriez-vous espion, alors ?

Le vieillard eut un rire sans gaieté.

— Oui, d’une certaine façon, j’ai affaire à l’espionnage. Mais malgré moi, vous savez. Les choses se sont faites contre ma volonté. (Affolé.) Je veux me confesser, comprenez-vous ? Je suis dans une église, et c’est à l’église que l’on se confesse.

— Venez, chuchota-t-elle.

— Pas dans la rue, dit-il. Les cafés sont surveillés.

Elle lui prit le bras.

— Il y a un jardin, derrière, je crois bien. Par ici. On passe par la sacristie.

Il se laissa guider, docilement. Dans la sacristie, un prêtre agenouillé lisait son bréviaire. Elle lui tendit dix soldi en passant. Il ne leva pas les yeux. Un court passage, à voûte en arcs-doubleaux, aboutissait au jardin miniature, entouré de murs de pierre moussue, et contenant un pin rabougri, un peu d’herbe et un bassin à carpes. Elle conduisit le vieillard à un banc, près du bassin. De temps en temps, la pluie dévalait des murs, par giclées. Le vieux monsieur portait sous son bras un journal : il le déplia sur le banc. Ils s’assirent. Victoria ouvrit son ombrelle. Quant au vieillard, il prit une minute pour allumer un Cavour. Il expédia quelques bouffées de fumée dans la pluie et commença :

— Je ne pense pas que vous ayez jamais entendu parler d’un endroit appelé Vheissu.

Elle n’en avait pas entendu parler.

Il se mit à lui parler de Vheissu. Il lui dit comment on y parvenait, à dos de chameau, à travers les dolmens et les temples des cités mortes ; pour toucher enfin les bords d’une grande rivière, qui jamais ne voit le soleil tant est dense le feuillage qui l’abrite. On parcourt cette rivière dans de longs bateaux en bois de teck, taillés en forme de dragons et dont les pagayeurs sont des hommes bruns qui parlent une langue connue d’eux seuls. Au bout de huit jours a lieu un portage le long d’un marécage perfide, jusqu’à un lac aux eaux vertes et, de l’autre côté du lac, on découvre les premiers contreforts des montagnes qui encerclent Vheissu. Les guides indigènes ne vous accompagnent que sur un court trajet, dans ces montagnes. Bientôt ils rebroussent chemin, après vous avoir indiqué la direction à suivre. Selon les conditions atmosphériques, il faut une ou deux semaines à travers les moraines, granit pur, glace dure et bleue, pour atteindre l’entrée de Vheissu.

— Vous y êtes donc allé, dit-elle.

Il y était allé. Quinze ans plus tôt. Et, depuis, il était hors de lui. Même dans l’Antarctique, blotti dans quelque abri hâtivement édifié à l’approche de la tempête hivernale, ou bivouaquant très haut, sur la pente de quelque glacier encore innommé, il lui revenait des traces du parfum que ces gens-là distillent à partir des ailes de phalènes noires. Parfois des bribes sentimentales de leur musique lui arrivaient, comme délayées dans le vent ; des images de leurs fresques pâlies, où se poursuivaient les antiques combats et les amours plus vieilles encore des dieux, lui apparaissaient subitement dans la lumière de l’aurore.

— Vous êtes Godolphin, dit-elle, comme si toujours elle l’avait su.

Il opina du chef, avec un vague sourire.

— J’espère que vous n’êtes pas en rapport avec la presse. (Elle hocha la tête, éparpillant de petites gouttes de pluie.) Ce n’est pas là une chose à propager, dit-il, et je puis me tromper. Qui suis-je, pour connaître mes propres mobiles ? Mais j’ai commis des imprudences.

— Des actes de courage, protesta-t-elle. Je le sais pour l’avoir lu. Dans les journaux, dans les livres.

— Mais c’étaient des aventures qu’il ne fallait pas tenter. L’expédition le long de la banquise. Cette tentative pour atteindre le pôle, au mois de juin. Là-bas, juin marque le cœur de l’hiver. C’était de la folie.

— C’était magnifique.

« Dans un moment, songeait-il avec désespoir, elle me parlera du drapeau anglais flottant sur le pôle. » Mais il y avait cette église qui se dressait au-dessus d’eux, gothique, massive, la paix des lieux, le flegme de la jeune personne, son propre besoin de se confesser ; il parlait trop, il fallait qu’il s’arrête. Mais il ne le pouvait pas.

— Il est toujours si facile de donner les mauvaises raisons, criait-il, on peut dire : les campagnes de Chine, c’était pour la reine, et l’Inde, pour quelque conception prestigieuse de l’Empire. Je le sais. J’ai dit ces choses-là à mes hommes, au public, à moi-même. Il est des Anglais, aujourd’hui, qui meurent en Afrique du Sud, ou qui mourront demain, en croyant à ces mots comme, si j’ose dire, comme on croit en Dieu.

Elle eut un sourire secret.

— Et vous n’y croyez pas ? demanda-t-elle avec douceur.

Elle examinait la bordure de son ombrelle.

— J’y ai cru. Jusqu’au jour…

— Oui.

— Mais pourquoi ? Vous ne vous êtes jamais torturée jusqu’à… jusqu’à l’égarement… avec ce seul mot : Pourquoi. (Son cigare s’était éteint, il fit une pause pour le rallumer.) Ce n’est pas, reprit-il, que l’endroit ait une étrangeté d’un ordre surnaturel. Il n’y a pas de grands prêtres détenteurs de secrets, de secrets perdus pour le reste du monde et jalousement gardés depuis l’aube des siècles, de génération en génération. Pas de médication universelle, pas de panacée pour la souffrance humaine. Vheissu, en fait, n’est guère reposant. Vous y trouvez la barbarie, l’insurrection, les querelles intestines. Il ne diffère en rien de quelque autre contrée perdue. Les Anglais, depuis des siècles, se sont baladés dans des pays comme Vheissu. Sauf que…

Elle avait son regard sur lui. L’ombrelle s’appuyait au banc, sa poignée enfouie dans l’herbe mouillée.

— Les couleurs. Tant de couleurs. (Ses yeux étaient fermés, les paupières serrées, le front reposait sur le bord recourbé de sa main.) Les arbres devant la maison du grand Shaman étaient pleins de singes-araignées, à la robe irisée. Ils changent de couleur au soleil. Tout change. Les montagnes, les plaines, d’une heure à l’autre, n’ont pas la même couleur. Aucune séquence de couleur n’est la même, d’un jour à l’autre. Comme si l’on vivait à l’intérieur d’un kaléidoscope fou. Même les rêves sont inondés de couleurs, de formes qu’aucun œil occidental n’a jamais vues. Je ne parle pas de vraies formes, ayant une signification. Des formes au hasard, comme les nuages au-dessus d’un paysage du Yorkshire.

Il l’avait prise au dépourvu. Son rire fut aigu et sec. Il ne l’entendit pas.

— Elles s’attachent à vous, poursuivit-il. Ce ne sont pas des agneaux laineux, ou des profils déchiquetés. Ce sont, c’est Vheissu, son habit, peut-être sa peau.

— Et en dessous ?

— Vous parlez de l’âme, n’est-ce pas ? Mais bien sûr. Moi aussi je me suis posé des questions sur l’âme de cette contrée. Si tant est que cette âme existe. Car leur musique, leur poésie, leurs lois et leurs rites ne vous en rapprochent pas. Eux aussi sont la peau. Comme la peau d’un sauvage tatoué. Souvent, c’est ainsi que je le formule pour moi-même : comme une femme. J’espère ne pas vous avoir offensée.

— Mais non.

— Le civil a une curieuse opinion du militaire, mais je crois que dans le cas présent cette opinion est en partie justifiée. On imagine le jeune lieutenant fringant, quelque part, au bout du monde, qui se constitue un harem avec des indigènes couleur de crépuscule. Sans doute sommes-nous nombreux à faire ce rêve, mais à ce jour je n’ai connu personne qui l’ait réalisé. Et j’avoue qu’il m’arrive d’avoir, moi aussi, de ces idées-là. Je les ai eues à Vheissu. Je ne sais pourquoi, là-bas… (son front se creusait)… les rêves n’y sont pas plus proches du monde éveillé, mais ils semblent beaucoup plus réels. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

— Continuez.

Elle le regardait, extasiée.

— Comme si ce pays était… était une femme, que vous auriez trouvée, quelque part là-bas, une femme noire, tatouée de la tête aux orteils. Et, d’une façon ou d’une autre, vous auriez perdu votre colonne, et il vous serait impossible de rebrousser chemin, si bien que les circonstances vous obligeraient à rester avec elle, auprès d’elle, jour après jour…

— Et vous en seriez tombé amoureux.

— Au début, oui. Mais bientôt cette peau, cette satanée débauche de motifs et de couleurs, commencerait à s’interposer entre vous et ce quelque chose en elle que vous croyiez aimer. Et très vite, peut-être au bout de quelques jours, vous en seriez au point de supplier le dieu qu’on vous a enseigné de lui envoyer la lèpre, ou je ne sais quoi. De dépiauter ces tatouages, afin qu’ils fassent sur le sol un tas de déchets rouges, violets et verts, et que ses veines et ses ligaments vous soient livrés, à vif, frémissants, offerts enfin à votre regard et à vos doigts. Excusez-moi.

Il ne voulait pas la regarder. Le vent envoyait par-dessus le mur des éclaboussures de pluie.

— Quinze ans. C’était tout de suite après notre entrée à Khartoum. J’ai vu des actes de bestialité au cours de mes campagnes en Orient, mais jamais quelque chose de semblable. Nous devions relever le général Gordon. Oh ! à l’époque, vous étiez une toute petite fille, vous avez lu des livres, certainement… Ce que le Mahdi a fait à cette ville… Au général Gordon, à ses hommes… Moi, cela m’a donné des fièvres, sans aucun doute, pour avoir vu tant de charognes, et ce gaspillage par-dessus le marché ! Et, brusquement, j’ai voulu partir ; c’était comme si un monde de carrés bien nets et bien creux, et de contremarches bien réglées s’était dégradé pour devenir déroute et gabegie. J’ai toujours eu des amis dans les états-majors, au Caire, à Bombay, à Singapour. Et, deux semaines plus tard, cette mission de prospection s’est présentée, et j’ai été nommé. Je me suis toujours faufilé, comprenez-vous, dans des affaires où je ne risquais pas de retrouver des gens de la marine. Cette fois, il s’agissait d’escorter un groupe d’ingénieurs civils dans un des pires pays du monde. Oh ! très sauvage, très romantique !… Pour tracer des contours, indiquer les profondeurs, hachurer et colorier une surface qui sur la carte avait été blanche. Et tout cela pour l’Empire. Une idée qui, sans doute, était présente quelque part, dans mon esprit… Mais, en fait, à l’époque, ce que je voulais surtout, c’était partir. C’est bien beau de crier : « Saint-Georges et pas de quartier ! » d’un bout à l’autre de l’Orient. Mais l’armée mahdiste, pendant ce temps-là, baragouinait la même chose, en langue arabe. Et, à Khartoum en tout cas, ce n’avaient pas été de vains mots.

Le hasard charitable voulut qu’il n’aperçoive pas son peigne.

— Vous avez dressé des cartes de Vheissu ?

Il hésita.

— Non, dit-il enfin, aucun document n’est jamais parvenu ni au service géographique de l’armée ni à la Société de Géographie. Rien qu’un rapport qui confirmait l’échec. Mais n’oubliez pas : il s’agissait d’un pays dangereux. Nous sommes partis treize et nous sommes revenus trois. Moi-même, mon second, et un civil, dont j’ai oublié le nom et qui a disparu de la surface de la terre, sans laisser de traces.

— Et votre second ?

— Il est… il est à l’hôpital, et à la retraite, aujourd’hui. (Le silence se prolongea.) Il n’y a pas eu d’autre expédition, reprit le vieux Godolphin. Pour raison politique ? Qui le dira ? Personne ne s’en souciait. Moi, je m’en suis tiré sans laisser de plumes. « Pas responsable de l’échec », a-t-on déclaré. J’ai même une attestation de la main de la reine, bien que l’affaire ait été étouffée.

Machinalement, Victoria tapotait le sol du pied.

— Et tout cela aurait une relation avec vos… oh !… activités d’aujourd’hui, dans l’espionnage ?

Soudain, il parut vieilli. Le cigare s’était éteint de nouveau. Il le lança dans l’herbe. Sa main tremblait.

— Oui. (D’un geste égaré, il désigna l’église, les murs gris.) Au fond, rien ne me dit que vous… j’ai, peut-être, été inconsidéré.

Elle comprit qu’il avait peur d’elle et se pencha, le regard ardent.

— Ceux qui surveillent les cafés… ils viennent de Vheissu ? Sont-ce des émissaires ?

Le vieillard se mit à se ronger les ongles, lentement, méthodiquement ; avec les incisives centrales supérieures et les inférieures latérales, il taillait à petits coups, de façon à dessiner un arc de cercle parfait.

— Vous avez découvert quelque chose à leur sujet ? insista-t-elle, suppliante. Quelque chose que vous ne pouvez dire ?…

Sa voix, compatissante et exaspérée, résonnait dans le petit jardin.

— Acceptez que je vous aide.

Cnic, cnac. La pluie ralentit, cessa.

— Que serait ce monde si, à l’heure du danger, on n’y trouvait au moins une personne à qui donner sa confiance ?

Cnic, cnac. Pas de réponse.

— Comment savez-vous que le consul général ne vous sera d’aucun secours ? Je vous en prie, je voudrais faire quelque chose pour vous.

Le vent entra, désaccouplé maintenant de la pluie, en sautant le mur. Des clapotements paresseux montaient du bassin. La jeune fille continuait de haranguer le vieux Godolphin qui en avait terminé avec la main droite et s’attaquait à la main gauche. Au-dessus de leur tête, le ciel s’obscurcissait.

4

Au huitième étage, à la Piazza della Signoria no 5, régnaient l’obscurité et une odeur de poulpe frit. Evan, essoufflé par la montée des trois derniers étages, dut flamber trois allumettes pour trouver la porte de la chambre paternelle. Au lieu de la carte de visite qu’il s’était attendu à trouver, il vit, fixé par une punaise, un bout de papier aux bords fripés, portant le seul mot « Evan ». Il l’examina d’un œil curieux. A part la pluie et les grincements de la maison, le couloir était silencieux. Evan haussa les épaules et tourna la poignée. La porte s’ouvrit. A tâtons, il entra dans la pièce, trouva la lampe à gaz, l’alluma. La pièce était peu meublée. Un pantalon avait été jeté négligemment sur le dos d’une chaise ; sur le lit, une chemise blanche ouvrait ses bras. Rien n’indiquait autrement que quelqu’un vécût là : pas de malles, pas de papiers. Perplexe, Evan s’assit sur le lit en essayant de réfléchir. Puis il tira le télégramme de sa poche et le relut. Vheissu. Le seul indice qu’il possédât. Est-ce que vraiment le vieux Godolphin croyait à l’existence d’un tel endroit, tout compte fait ?

Evan, même l’enfant Evan, n’avait jamais cherché à en savoir davantage. Il avait deviné que l’expédition s’était soldée par un échec, peut-être avait-il perçu aussi un certain remords, ou un certain sentiment de responsabilité, dans la voix ronronnante, bienveillante qui avait récité ces histoires. Mais il n’était pas allé plus loin, il n’avait pas posé de questions, il s’était contenté d’écouter placidement, comme s’il avait prévu qu’un jour il allait renoncer à Vheissu, et que cette renonciation serait plus aisée s’il ne s’engageait pas dès le début. Très bien : son père ne lui avait pas semblé inquiet, un an avant, la dernière fois qu’Evan l’avait vu ; donc quelque chose avait dû se passer dans l’Antarctique. Ou sur le chemin du retour. Peut-être ici, à Florence. Pourquoi le vieux avait-il laissé cette note qui ne portait que le nom de son fils ? Deux possibilités : a) ce n’était peut-être pas une note, mais un genre de carte de visite, et Evan était le premier nom qui fût venu à l’esprit du capitaine Hugh, lorsqu’il avait eu besoin d’un pseudonyme, ou b) : il souhaitait qu’Evan entrât dans la chambre. Les deux raisons à la fois, éventuellement. Sur une impulsion, Evan ramassa le pantalon et se mit à en fouiller les poches. Il produisit au jour trois soldi et un étui à cigarettes. Il ouvrit l’étui, y trouva quatre cigarettes, toutes roulées à la main. Il se gratta l’estomac. Les mots lui revinrent à la mémoire : « Imprudent trop dire télégramme. » Il soupira.

— C’est bon, Evan, mon garçon, marmonna-t-il. On va jouer le jeu jusqu’au bout. Entre Godolphin, l’espion chevronné.

Il examina attentivement l’étui, cherchant des ressorts cachés, palpa la doublure, pour le cas où quelque chose aurait été glissé à l’intérieur. Rien. Il se mit en devoir de fouiller la chambre, tâtant le matelas, vérifiant si des coutures n’avaient pas été récemment refaites. Il prospecta l’armoire, fit flamber des allumettes dans les coins sombres, s’assura que rien n’avait été collé sous les sièges. Au bout de vingt minutes, il n’avait toujours rien découvert et commençait à douter de ses talents d’espion. Il se laissa tomber tristement dans son fauteuil, prit une des cigarettes paternelles, craqua une allumette. « Attends », dit-il. Il agita l’allumette qui s’éteignit, tira une table vers le fauteuil, prit dans sa poche un canif, et, soigneusement, fendit toutes les cigarettes dans le sens de la longueur, en laissant tomber le tabac sur le plancher. Au troisième essai, il connut le succès. Écrit au crayon à l’intérieur de la feuille de cigarette, il y avait ce message : « Repéré ici. Chez Scheissvogel, dix h. soir. Sois prudent. Père. »

Evan consulta sa montre. Qu’est-ce que cela signifiait, nom d’un chien ? Pourquoi toutes ces précautions ? Le vieux s’était-il amusé à faire de la politique ? ou se laissait-il glisser vers une deuxième enfance ?… Evan ne pouvait rien entreprendre, du moins pendant quelques heures. Il espérait quelque aventure, ne fût-ce que pour égayer la grisaille de son exil, mais acceptait d’avance la désillusion. Après avoir éteint le gaz, il sortit dans le couloir, referma la porte derrière lui et s’engagea dans l’escalier. Il se demandait où pouvait bien se trouver « Chez Scheissvogel » quand, soudain, une marche céda sous son poids et, à grand fracas, il passa à travers le bois, en empoignant le vide de ses mains frénétiques. Il parvint cependant à accrocher un montant de la rampe qui se brisa à la base et l’envoya voler au-dessus de la cage de l’escalier, à six étages du sol. Il pendait là, prêtant l’oreille au grincement ténu des clous qui, lentement, s’arrachaient à la tête du balustre. « Moi, songeait-il, je suis le serin le plus irrationnel du monde. Ce machin va lâcher d’une seconde à l’autre. » Il regarda autour de lui, cherchant une solution. Le balustre le plus proche, à l’horizontale, se trouvait à une soixantaine de centimètres de ses pieds ballants et, à la verticale, à une dizaine de centimètres. La partie effondrée de l’escalier qu’il venait de quitter était à une trentaine de centimètres de son épaule droite. Le montant qu’il agrippait oscillait dangereusement. « Qu’ai-je à perdre, se dit-il. Espérons seulement que je ne me sois pas décidé trop tard. » Précautionneusement, il plia le bras droit et réussit à poser la main à plat sur le limon, puis il projeta son corps d’une vigoureuse poussée. Il partit d’un grand élan, au-dessus du puits béant, et entendit au-dessus de lui, au moment même où il atteignait le point extrême de son ballant, les clous qui s’arrachaient au bois de la rampe, dans une plainte stridente ; il lâcha le balustre, tomba fort proprement sur la rampe à califourchon, glissa ainsi à reculons et atteignit le sixième étage, à temps pour entendre le montant heurter le sol, tout en bas. Evan descendit de la rampe, le corps secoué, et s’assit sur une marche. « Bien joué, songeait-il. Bravo, mon gars. Tu devrais te faire acrobate, ou quelque chose… » Mais, un instant plus tard, après avoir manqué vomir entre ses genoux, il se dit : « Était-ce bien un accident, après tout ? Cet escalier m’avait paru en bon état, quand je suis monté. » Il eut un sourire nerveux. N’était-il pas en train de divaguer tout comme son père, ou presque ? Quand enfin il parvint dans la rue, son tremblement s’était sensiblement atténué. Planté devant la maison, il se donna une minute pour faire le point.

Mais, avant qu’il ait pu comprendre ce qui lui arrivait, il fut encadré par deux agents de police.

— Vos papiers, dit l’un d’eux.

Evan prit conscience de la situation et, machinalement, se mit à protester.

— Nous avons des ordres, cavaliere.

Evan perçut une petite nuance de mépris dans le « cavaliere ». Il tira de sa poche son passeport ; les guardie hochèrent la tête d’un geste affirmatif en voyant son nom.

— Puis-je vous demander…, commença Evan.

Ils étaient désolés, mais ne pouvaient fournir d’explications. Il fallait qu’il les accompagne.

— J’exige de voir le consul général britannique.

— Mais, cavaliere, qui nous dit que vous êtes anglais ? Ce passeport peut être faux. Et vous pourriez venir de n’importe quel pays du monde. D’un pays qu’on ne connaît même pas, si ça se trouve.

Les poils se hérissèrent sur sa nuque. Il avait subitement conçu l’idée insensée qu’ils parlaient de Vheissu.

— Si vos supérieurs peuvent me donner une explication satisfaisante, dit-il, je suis à vous.

— Certainement, cavaliere.

Ils traversèrent le square, tournèrent le coin, et montèrent dans une voiture qui les attendait. Courtoisement l’un des policiers débarrassa Evan de son parapluie et entreprit de l’examiner avec soin. « Avanti », cria l’autre, et les voilà partis au galop le long du Borgo di Greci.

5

Plus tôt, cette même journée, au consulat du Venezuela, il y avait eu branle-bas. Un message chiffré était parvenu à midi, par Rome, dans la valise régulière, qui signalait une recrudescence des activités révolutionnaires à Florence. En outre, plusieurs informateurs de la région avaient aperçu un mystérieux personnage, de haute taille, coiffé d’un chapeau à larges bords, qui, depuis quelques jours, rôdait aux alentours du consulat.

— Soyez donc raisonnable, conseillait Salazar, le vice-consul. Ce qui peut nous arriver de pis, c’est une manifestation ou deux. Que voulez-vous qu’ils fassent ? Ils casseront quelques fenêtres, ils piétineront les massifs…

— Les bombes ! brailla Raton, son chef. La destruction, le pillage, le viol, le chaos. Ils sont capables de nous destituer, de faire un coup d’État, d’organiser une junta. C’est l’endroit rêvé. Le souvenir de Garibaldi est toujours vivant dans ce pays. Vous n’avez qu’à voir l’Uruguay. Ce ne sont pas les alliés qui leur manqueront. Et nous, qu’est-ce que nous avons ? Vous, moi-même, un crétin de commis et la femme de ménage.

Le vice-consul ouvrit un tiroir de son bureau et produisit au jour une bouteille de Rufina.

— Mon cher Raton, dit-il, calmez-vous. Cet ogre en chapeau bolivar est peut-être un de nos hommes, envoyé de Caracas pour nous garder à l’œil. (Il versa le vin dans des gobelets, en tendit un à Raton.) Et, de plus, le communiqué de Rome ne nous a rien dit de précis. L’énigmatique individu n’y est même pas mentionné.

— Il en est, déclara Raton, en aspirant son vin avec bruit. Je me suis informé. Je connais son nom et j’ai tout lieu de croire que ses agissements sont louches et séditieux. Savez-vous comment on l’appelle ? (Il fit une pause, ménageant l’effet dramatique.) Le Gaucho !

— Les gauchos, ils sont en Argentine, fit remarquer Salazar, d’un ton apaisant. Ce nom, d’ailleurs, pourrait être un dérivé du mot français « gauche ». Il s’agit, peut-être, d’un gaucher.

— Nous ne pouvons tabler que sur les données que je vous ai exposées, dit Raton, têtu. En tout cas, c’est le même continent, n’est-ce pas ?

Salazar poussa un soupir :

— Quelles seraient donc vos intentions ?

— Réclamer l’aide de la police officielle, ici. Quelle autre solution y a-t-il ?

Salazar remplit les gobelets.

— Tout d’abord, dit-il, il faut penser aux complications internationales. Une question de droit pourrait être soulevée. Le terrain du consulat est officiellement considéré comme sol vénézuélien.

— Nous pouvons obtenir que l’on place un cordon de guardie pour protéger la propriété de l’extérieur, déclara Raton, l’air matois. Ils ont tout intérêt à prévenir les soulèvements sur le territoire italien.

— Es posible, fit le vice-consul, avec un haussement d’épaules. Mais, d’autre part, cela peut porter atteinte à notre prestige, aux yeux des autorités de Rome, de Caracas… Nous risquons d’être la risée de tous, si nous prenons ces mesures préventives, sur un simple soupçon, sur une lubie.

— Une lubie ! vociféra Raton. N’ai-je pas vu, de mes yeux vu, ce sinistre individu ? (Un côté de sa moustache était imbibé de vin ; il l’essora, d’un geste irrité.) Le coup qui se prépare, poursuivit-il, c’est beaucoup plus qu’une simple insurrection, cela déborde les frontières d’un seul pays. Ici, les Affaires étrangères nous observent. Je ne puis, bien entendu, exprimer les choses de façon trop indiscrète, mais je suis dans la carrière depuis plus longtemps que vous, Salazar, et croyez-moi : nous aurons d’autres sujets d’inquiétude que des arbustes piétinés, avant que tout cela soit terminé.

— Évidemment, dit Salazar avec humeur, si vous ne me mettez plus dans vos confidences…

— Vous ne pourriez comprendre. Il se peut qu’à Rome on ne comprenne pas non plus. Vous connaîtrez tout, en temps voulu. Et plus vite que vous ne le croyez, ajouta-t-il, l’air sombre.

— S’il s’agissait seulement de votre poste, je dirais : parfait, appelez les Italiens à la rescousse. Appelez les Anglais et les Allemands, qu’est-ce que ça peut me faire ? Mais si votre glorieux coup de main n’a pas lieu, il m’en coûtera autant qu’à vous.

— Dans ce cas, gloussa Raton, cet idiot de commis n’aura qu’à assumer nos deux fonctions.

Salazar ne se laissa pas amadouer.

— Je me demande, dit-il pensivement, quelle tête il aura au poste de consul général.

Raton le foudroya du regard.

— Pour le moment, je suis toujours votre supérieur hiérarchique.

— Très bien, alors, Excellence (il ouvrit les bras d’un geste résigné)… j’attends vos ordres.

— Mettez-vous en rapport immédiatement avec la police de l’État. Expliquez-lui la situation, en précisant que des mesures sont à prendre de toute urgence. Demandez la réunion d’une conférence dans les plus brefs délais. C’est-à-dire, avant le coucher du soleil.

— Ce sera tout ?

— Vous pourriez leur suggérer d’appréhender ce Gaucho.

Salazar ne répondit pas. Après avoir, pendant un moment, contemplé la bouteille de Rufina d’un regard farouche, Raton tourna les talons et quitta le bureau. Méditatif, Salazar mordillait le bout de son porte-plume. Il était midi. Il jeta un coup d’œil, par la fenêtre, vers la galerie des Offices, de l’autre côté de la rue. Il remarqua les nuages qui s’amassaient au-dessus de l’Arno. Peut-être allait-il pleuvoir.

 

C’est aux Offices qu’ils rattrapèrent enfin le Gaucho. Adossé à un mur, dans la Sala di Lorenzo Monaco, il reluquait la Naissance de Vénus. Vénus était debout, dans ce qui semblait être la moitié d’une coquille scongille, grasse, blonde et, le Gaucho, tedesco de tempérament, la trouvait à son goût. Mais il ne comprenait pas ce qui se passait dans le reste du tableau. Il semblait y avoir un conflit quelconque autour de la question : fallait-il ou non voiler sa nudité ? Sur la droite, une dame piriforme, à l’œil vitreux, cherchait à l’envelopper d’une couverture mais, sur la gauche, un coléreux jeune homme, avec des ailes dans le dos, soufflait à pleins poumons, afin que le vent de son haleine emportât ladite couverture, cependant qu’une jeune personne à peine vêtue s’enroulait littéralement autour de lui, dans l’espoir, sans doute, de le calmer et de le ramener au lit. Pendant que cette étrange engeance se chamaillait, Vénus restait là, les yeux fixés au loin sur on ne sait trop quoi, tout en drapant autour d’elle ses longs cheveux torsadés. Aucun de ces personnages ne semblait regarder aucun autre. Un tableau déconcertant. Le Gaucho ne pouvait imaginer pourquoi signor Mantissa y tenait, mais cela n’était pas l’affaire du Gaucho. Il se gratta la tête, sous le chapeau à larges bords, et se retourna, un sourire de tolérante douceur aux lèvres, pour voir quatre guardie s’avancer vers lui le long de la galerie. Sa première impulsion fut de prendre ses jambes à son cou, la deuxième fut de sauter par la fenêtre. Mais il avait suffisamment étudié le terrain pour refréner ces impulsions presque aussitôt.

— C’est lui, annonça l’un des guardie, avanti !

Le Gaucho leur fit front, le chapeau sur l’œil, les poings aux hanches.

Ils l’entourèrent et un tenente barbu lui annonça qu’il était sous mandat d’arrêt. Mesure regrettable, bien sûr, mais, sans aucun doute, il allait être libéré dans quelques jours. Le tenente lui conseilla de ne pas faire de difficultés.

— Si je le voulais, je ne ferais qu’une bouchée de vous quatre, déclara le Gaucho.

Son cerveau travaillait à un rythme accéléré, mettait au point des tactiques, calculait les angles d’enfilade. A force d’accumuler les extravagantes erreurs, il gran signor Mantissa s’était-il fait arrêter ? Y avait-il eu plainte du consulat vénézuélien ? Il devait rester calme et nier tout, en attendant de pouvoir juger la situation. Il fut escorté le long de Ritratti diversi puis, après deux courts virages à droite, il se retrouva dans un long couloir. Il ne se rappelait pas avoir vu ce couloir sur la carte de Mantissa.

— Ça conduit où ?

— Par-dessus le Ponte Vecchio, à la galerie Pitti, répondit le tenente. Mais c’est pour les touristes. Nous, on ne va pas si loin.

Une magnifique voie de salut ! Quel idiot, ce Mantissa ! A mi-longueur du pont, ils débouchèrent dans l’arrière-boutique d’un marchand de tabac. La police semblait bien connaître cette issue, qui, tout compte fait, n’était pas si intéressante que ça. Mais pourquoi ces mystères ? Aucune autorité municipale ne prendrait de telles précautions. Il devait donc s’agir de l’affaire vénézuélienne. Dans la rue attendait un landau fermé, peint en noir. Ils poussèrent le Gaucho à l’intérieur et la voiture s’ébranla vers la rive droite. Le Gaucho savait qu’ils n’allaient pas se rendre directement à destination. En effet : une fois passé le pont, le cocher se mit à zigzaguer, à tourner en rond, à rebrousser chemin. Le Gaucho se carra sur la banquette, resquilla une cigarette au tenente et commença à faire le point. Si c’était les Vénézuéliens, les choses se présentaient mal. Il était venu à Florence dans le dessein très précis d’organiser la colonie vénézuélienne, groupée dans la partie nord-est de la ville, vers la Via Cavour. Ils étaient à peine quelques centaines, vivaient entre eux et travaillaient soit à la fabrique de tabac, soit au Mercato central, soit comme cantiniers, au bataillon de la quatrième armée, stationné dans les environs. En deux mois, le Gaucho leur avait attribué des rangs et des uniformes, sous le nom collectif de Figli di Machiavelli. Non qu’ils eussent nourri une particulière affection pour l’autorité, pas plus qu’ils n’étaient, sur le plan politique, de tendance résolument libérale ou nationaliste ; c’est seulement qu’ils aimaient s’offrir, de temps en temps, une bonne émeute et si une organisation martiale et le patronage de Machiavel pouvaient précipiter les choses, alors tant mieux. Le Gaucho leur promettait l’émeute depuis deux mois déjà, mais le moment favorable n’était pas encore venu : le calme régnait à Caracas, si l’on exceptait quelques escarmouches dans la jungle. Le Gaucho attendait un incident de quelque importance, un argument auquel il pourrait répondre par un coup de tonnerre antiphonaire, à travers la nef de l’Atlantique. Deux années seulement s’étaient écoulées, après tout, depuis la solution du conflit frontalier avec la Guyane britannique, à propos duquel l’Angleterre et les États-Unis avaient bien failli s’empoigner. Ses agents à Caracas ne cessaient de le rassurer : la pièce était en train de se monter, on armait les hommes, on distribuait les pots-de-vin, ce n’était plus qu’une question de temps. Mais, de toute évidence, quelque incident s’était produit, sinon pourquoi l’aurait-on appréhendé ? Il fallait qu’il trouvât un moyen de faire parvenir un message à son lieutenant Cuernacabron. Habituellement, ils se donnaient rendez-vous à la brasserie-jardin de Scheissvogel, sur la Piazza Vittorio Emmanuele. Et il y avait encore Mantissa et son Botticelli. Fâcheux contretemps. Il sera obligé d’attendre quelque autre soir.

Imbécile !

Le consulat vénézuélien n’était qu’à une cinquantaine de mètres des Offices, pas vrai ? Si une manifestation était en cours, les guardie seraient débordés ; pour un peu ils n’entendraient même pas partir la bombe. Une feinte de diversion ! Mantissa, Cesare et la grosse blonde allaient avoir la voie libre. Il pourrait même les accompagner à leur rendez-vous, sous le pont : en sa qualité d’instigateur, il avait intérêt de ne pas s’attarder sur le théâtre de l’émeute.

En supposant, bien entendu, qu’il parvienne à réduire à néant les charges que la police tenterait d’accumuler contre lui ou, à défaut, à s’évader. Mais ce qui importait le plus, pour l’instant, c’était d’avertir Cuernacabron. Il se rendit compte que le landau ralentissait. L’un des guardie tira de sa poche un mouchoir de soie, qu’il plia, replia, puis noua autour de la tête du Gaucho, en lui cachant les yeux. Le landau s’arrêta avec une secousse, le tenente prit le bras du Gaucho, lui fit traverser une cour, franchir une porte, tourner quelques coins et descendre un escalier.

— C’est là, dit le tenente.

— Puis-je vous demander une faveur, fit le Gaucho, en simulant l’embarras. Avec tout le vin que j’ai bu aujourd’hui, je n’ai pas eu l’occasion… Enfin, s’il me faut répondre à vos questions avec loyauté et bonne foi, je me sentirais plus à l’aise, après…

— C’est bon, grogna le tenente. Angelo, garde-le à l’œil.

Le Gaucho remercia d’un sourire, puis partit le long du couloir, derrière Angelo. Celui-ci lui ouvrit la porte.

— Puis-je ôter cela ? demanda le Gaucho. Un gabinetto n’est, après tout, qu’un gabinetto.

— C’est bien vrai, dit le guardie. Et les fenêtres sont dépolies. Allez-y.

— Mille grazie.

Le Gaucho ôta son bandeau et fut tout surpris de se retrouver dans un W-C fort bien aménagé. Il y avait même des cabines individuelles. Seuls les Américains et les Anglais étaient à ce point exigeants dans le domaine des installations sanitaires. Et le couloir qu’il venait de traverser sentait l’encre, le papier et la cire à cacheter ; un consulat sans aucun doute. Le consul américain, tout comme son collègue anglais, était installé dans la Via Tornabuoni, ce qui voulait dire qu’il se trouvait à quelque six cents mètres de la Piazza Vittorio Emmanuele. Scheissvogel était donc presque à portée de voix.

— Dépêchez-vous, dit Angelo.

— Allez-vous me regarder faire ? demanda le Gaucho, tout indigné. N’ai-je pas droit à un minimum d’égards ? Je suis un citoyen de Florence, jusqu’à nouvel ordre. Et Florence, jadis, était une république.

Sans attendre la réponse, il pénétra dans une cabine et ferma la porte sur lui.

— Comment voulez-vous que je m’échappe ? cria-t-il gaiement, de l’intérieur. Que je tire la chasse sur moi-même et que je me sauve à la nage, en descendant l’Arno ?

Tout en urinant, il enleva col et cravate, griffonna à l’intérieur du col un mot pour Cuernacabron, songea qu’à l’occasion le renard avait son utilité, au même titre que le lion, remit col, cravate et bandeau et sortit de la cabine.

— Vous vous êtes décidé à le garder, tout compte fait, constata Angelo.

— C’est pour éprouver mon adresse au tir.

Tous deux éclatèrent de rire. Le tenente avait placé les deux autres guardie devant la porte. « Cet homme manque de cœur », se dit le Gaucho, tandis qu’ils le ramenaient le long du couloir.

Bientôt, il se retrouva dans un bureau particulier, assis sur une chaise dure.

— Enlevez-lui le bandeau, ordonna une voix à l’accent anglais.

Un homme sec et ridé, au cheveu rare, le regardait en clignotant des yeux par-dessus le bureau.

— Vous êtes le Gaucho, dit-il.

— Nous pouvons parler anglais, si vous le désirez, dit le Gaucho.

Trois des guardie s’étaient retirés. Mais le tenente et trois hommes en civil, en qui le Gaucho croyait reconnaître des agents de la police de l’État, étaient plantés le long des murs.

— Vous êtes subtil, dit l’homme au crâne dégarni.

Le Gaucho avait décidé de jouer le jeu de l’honnêteté, du moins en apparence. Tous les Inglesi, il le savait, avaient le culte du fair-play.

— En effet, dit-il. Assez, du moins, pour savoir dans quel endroit je me trouve, Excellence.

L’homme au crâne dégarni eut un sourire désenchanté.

— Je ne suis pas le consul général, dit-il. Le consul, c’est le commandant Percy Chapman, et il est occupé ailleurs, pour le moment.

— En ce cas, je ne serais pas loin de penser que vous appartenez aux Affaires étrangères britanniques. Et que vous travaillez avec le concours de la police italienne.

— Peut-être. Puisque vous semblez au courant de pas mal de choses, vous devez savoir, je présume, pourquoi on vous a amené là.

La possibilité d’un arrangement particulier avec le personnage lui parut soudain concevable. Il opina de la tête.

— Et nous pouvons jouer cartes sur table.

Le Gaucho dodelina encore de la tête, en souriant.

— Eh bien, fit l’homme au crâne dégarni, si vous me disiez, pour commencer, tout ce que vous savez sur Vheissu.

Perplexe, le Gaucho tiraillait son oreille. Peut-être s’était-il trompé dans ses conjectures, tout compte fait.

— Sur le Venezuela, voulez-vous dire ?

— Je croyais que nous étions convenus de ne pas jouer au plus fin. J’ai dit Vheissu.

Brusquement, et pour la première fois depuis la jungle, le Gaucho eut peur. Quand il répondit, ce fut avec une insolence qui sonnait creux, même à sa propre oreille.

— Je ne sais rien de Vheissu, déclara-t-il.

L’homme au crâne dégarni soupira.

— Très bien, dit-il. (Pendant quelques instants, il remua les papiers sur son bureau.) Force nous est donc de recourir à cette écœurante pratique qu’est l’interrogatoire.

Il fit signe aux trois policiers qui convergèrent vivement, en triangle, sur le Gaucho.

6

Quand le vieux Godolphin s’éveilla, ce fut pour découvrir, à travers la fenêtre, le sillage rouge du soleil couchant. Il lui fallut une ou deux minutes pour se rappeler où il se trouvait. Ses yeux papillonnants se posèrent successivement sur le plafond plus sombre, sur la robe bouffante et fleurie accrochée à la porte de l’armoire, puis sur le fouillis de brosses, de flacons et de pots qui encombraient la coiffeuse, et il comprit enfin que cette chambre était celle de la jeune fille, de Victoria. Elle l’avait amené chez elle, afin qu’il se reposât un peu. Il se redressa dans le lit et, nerveux, promena son regard autour de la chambre. Il savait qu’il était au Savoy, à l’est de la Piazza Vittorio Emmanuele. Mais où donc était-elle allée ? Elle lui avait dit qu’elle resterait auprès de lui, qu’elle veillerait sur lui, pour le préserver de tout mal. Et voilà qu’elle était disparue. Il consulta sa montre en tordant le poignet pour capter sur le cadran le soleil défaillant. Il n’avait pas dormi beaucoup plus d’une heure. Mais elle avait vite fait de lui fausser compagnie. Il se leva, s’approcha de la fenêtre, et, fixant le regard au-delà du square, contempla le coucher de soleil. Et puis l’idée traversa son cerveau qu’elle pouvait, après tout, faire partie du clan ennemi. Il se retourna, furieux, s’élança à travers la chambre, tourna et retourna le bouton de la porte. La porte était fermée à clef. Maudite faiblesse, maudit besoin de mendier l’absolution du premier passant venu ! Il sentit la trahison l’assaillir comme une vague, pressée de noyer, de détruire. Il avait pénétré dans un confessionnal et s’était retrouvé dans les oubliettes. Vivement il alla vers la coiffeuse, en quête de quelque objet qui lui permît de forcer la porte, et découvrit un message à son nom, joliment composé sur du papier à lettre parfumé.

 

Si votre sécurité vous est aussi précieuse qu’à moi, je vous en prie, n’essayez pas de sortir. Sachez que je vous crois et que je ne souhaite que de vous aider, dans votre affreuse détresse. Je vais mettre le consulat britannique au courant de ce que vous m’avez dit. J’ai déjà eu affaire, personnellement, à ces gens-là, je sais que l’on peut compter sur la compétence et la discrétion des Affaires étrangères. Je serai de retour tout au début de la soirée.

 

Il écrasa le feuillet dans son poing, le lança à l’autre bout de la chambre. Même en considérant la situation du point de vue chrétien, même en supposant que les intentions de Victoria étaient pures et qu’elle n’était pas de mèche avec ceux qui surveillaient les cafés, c’était une fatale erreur que de mettre au courant Chapman. Godolphin ne pouvait permettre aux Affaires étrangères de fourrer leur nez dans cette affaire. Lentement, il s’assit sur le lit, la tête pendante, les mains jointes et crispées entre ses genoux. Le remords et une morne impuissance : ce furent ses joyeux copains, chevauchant ses épaulettes avec arrogance, tels des anges gardiens, depuis quinze ans déjà. « Ce n’était pas ma faute », protesta-t-il à haute voix, à l’adresse de la chambre vide, comme si les brosses de nacre, la dentelle et le basin, les délicates fioles de parfum, allaient recevoir on ne sait comment le don de la parole et accourir vers lui. « Je n’étais pas censé quitter vivant ces montagnes. Ce pauvre ingénieur civil, disparu de la surface du globe ; Pike-Leeming, incurable et hébété dans un asile du Pays de Galles ; et Hugh Godolphin… » Il se leva, s’approcha de la coiffeuse et fixa le regard sur son visage, dans la glace. « Ce ne sera qu’une question de temps. » Quelques mètres de calicot s’étalaient sur la table et, à côté, traînait une paire de ciseaux à denteler. La petite semblait prendre au sérieux ce projet de couture (elle lui avait parlé de son passé avec une parfaite franchise, non qu’elle eût été contaminée par le besoin de confession qu’éprouvait Godolphin, c’est plutôt qu’elle souhaitait lui donner quelque gage, afin d’ouvrir la voie à la compréhension mutuelle. Il n’avait pas été choqué par la révélation de son aventure avec Goodfellow au Caire. Mais il la jugeait regrettable : elle semblait lui avoir donné de bizarres et romantiques idées sur l’espionnage). Il ramassa les ciseaux, les retourna dans ses mains. Ils étaient longs et étincelants. Le bord ondulé de leurs lames ferait une bien vilaine blessure. Il leva les yeux sur ceux de son reflet, l’air interrogateur. Le reflet eut un sourire douloureux. « Non, dit-il tout haut. Pas encore. »

Il ne lui fallut qu’une demi-minute pour forcer la porte à l’aide des ciseaux. L’escalier de service ; deux étages plus bas, une porte sur les arrières, et il se retrouva dans la Via Tosinghi, à quelque trois cents mètres de la Piazza. Il mit cap à l’est, en s’éloignant du centre. Il lui fallait trouver un moyen de quitter Florence. Mais, qu’il s’en sortît d’une façon ou d’une autre, il serait obligé de démissionner de sa fonction et de vivre le reste de sa vie en fugitif, éphémère pensionnaire de chambres meublées, hôte du demi-monde. Tout en marchant à grands pas à travers le crépuscule, il voyait son destin accompli, pré-assemblé, inéluctable. Il aurait beau louvoyer, esquiver, dériver, il resterait, en fait, immobile, tandis que le perfide récif se rapprocherait, menaçant, avec chaque changement de marée.

Il tourna à droite en direction du Duomo. Les touristes déambulaient, les fiacres bringuebalaient le long de la chaussée. Il se sentait isolé de la communauté humaine, même de la commune humanité que, tout récemment encore, il n’avait considérée que comme un hypocrite lieu commun à l’usage des orateurs libéraux. Il observait les touristes bayant devant le campanile ; il les observait avec une indifférence qui ne se forçait pas, une curiosité qui ne l’engageait pas. Il méditait sur ce phénomène qu’est le tourisme : quelle était cette force qui les poussait chez Thomas Cook & Son, en troupeaux d’année en année plus denses, pour goûter aux fièvres de la Campagna, à la crasse du Proche-Orient, aux nourritures septiques de la Grèce ? Pour retrouver enfin le Ludgate Circus, au terme navrant de chaque saison, après avoir caressé la peau de chaque contrée étrangère, pèlerin ou don Juan des cités, mais pas plus capable d’expliquer le cœur de l’une de ses maîtresses que de renoncer à tenir à jour cet interminable catalogue, ce non picciol’ libro. Est-ce à cause d’eux, de ces amateurs de peau, qu’il n’avait pas parlé de Vheissu, qu’il ne leur avait même pas laissé soupçonner qu’il existait, sous le tégument scintillant de chaque pays étranger, un dur noyau de vérité, et que, dans tous les cas (même dans celui de l’Angleterre) cette vérité était identique, qu’elle pouvait être formulée avec les mêmes mots ? Il avait vécu avec cette connaissance, depuis juin, depuis cette course folle vers le Pôle ; il savait maintenant la contraindre ou la refouler, presque à volonté. Mais les humains (ceux dont il s’était écarté, lui, l’enfant prodigue, et de qui il ne pouvait attendre aucune grâce), ces quatre institutrices, hennissant doucement à l’oreille l’une à l’autre, sous le portail sud du Duomo, ce bellâtre, tout tweed et moustache taillée, qui se hâtait, dans les vapeurs de lavande, vers Dieu sait quel rendez-vous, avaient-ils seulement une idée des grandeurs intérieures que vous confère cette contrainte ? Les siennes, il le savait, étaient presque épuisées. Il descendit sans se presser la Via dell’Orivolo, comptant les plages obscures entre les réverbères, comme jadis il avait compté le nombre de bouffées qu’il lui fallait pour éteindre toutes ses bougies d’anniversaire. Cette année, l’année prochaine, un jour, jamais. Il y avait plus de bougies à ce point de son parcours qu’il n’aurait pu rêver ; mais soufflées, elles l’étaient presque toutes, et réduites à de petits tortillons noirs, et il fallait bien peu de chose pour que la fête se modulât vers une veillée funèbre, douce et rayonnante entre toutes. Il tourna à gauche vers l’hôpital et l’école de chirurgie, petit, grisonnant et projetant une ombre qu’il jugeait démesurée.

Un bruit de semelles derrière lui. En passant sous le prochain réverbère, il vit les ombres allongées de têtes casquées qui tressautaient autour de ses pas précipités. Des guardie ? Il faillit s’abandonner à la panique : il était suivi. Il se retourna pour leur faire face, les bras entrouverts, comme les ailes pendantes du condor acculé. Il ne pouvait les voir. « Vous êtes appréhendé aux fins d’interrogatoire », ronronna en italien une voix sortant des ténèbres.

Pour une raison qu’il ne sut discerner, la vie lui revint tout d’un coup, les choses se passaient, somme toute, comme toujours elles s’étaient passées, comme lorsqu’il menait un peloton de renégats à l’attaque des mahdistes, comme lorsqu’il envahissait Bornéo à bord d’une baleinière, ou qu’il cherchait à atteindre le Pôle en plein cœur de l’hiver.

— Allez au diable, dit-il gaiement.

Quitta d’un bond la plaque de lumière où ils l’avaient cerné, et s’élança le long d’une rue latérale, étroite et sinueuse. Il entendait le bruit de la galopade, les jurons, les avanti ! vociférés derrière lui ; il aurait bien ri, mais il fallait ménager son souffle. Au bout de cinquante mètres, il tourna abruptement dans un passage sans issue. A son extrémité il y avait un treillage : il l’empoigna, fit un rétablissement, se mit à grimper. Les épines des jeunes rosiers lui piquaient les mains, le hurlement ennemi se rapprochait. Il parvint à un balcon, bascula par-dessus la rampe, brisa d’un coup de pied une porte-fenêtre et pénétra dans une chambre à coucher, éclairée d’une unique chandelle. Un homme et une femme, sur le lit, se recroquevillaient, nus et ahuris, figés dans leurs caresses.

— Madonna ! cria la femme. E il mio marito !

L’homme jura, chercha à plonger sous le lit. Le vieux Godolphin, trébuchant à travers la chambre, s’esclaffait. « Bonté divine, se disait-il futilement, je les ai déjà vus. J’ai déjà vu tout cela il y a vingt ans, dans un vaudeville. » Il ouvrit une porte, trouva l’escalier et, après une brève hésitation, se mit à monter. Aucun doute, il était d’humeur romanesque. Ce serait une belle déception, s’il n’avait pas à bondir par-dessus les toits. Lorsqu’il atteignit les combles, les voix de ses poursuivants montaient en rugissements discordants au loin, sur sa gauche. Désappointé, il longea à tout hasard le faîte de deux ou trois bâtisses, découvrit un escalier extérieur et descendit dans une autre ruelle. Pendant dix minutes, il avança clopin-clopant, en aspirant l’air à longues bouffées, en suivant un parcours sinueux. Une fenêtre illuminée, sur les arrières d’une maison, attira enfin son attention. Il s’approcha à pas de loup, jeta un coup d’œil. A l’intérieur, trois hommes anxieux tenaient conférence, au milieu d’une jungle de fleurs de serre, de buissons et d’arbres. Il reconnut l’un des personnages, avec un gloussement étonné. « Elle est bien petite, cette planète, songea-t-il, dont j’ai vu le bout. » Il tapa à la fenêtre.

— Raf, appela-t-il doucement.

Signor Mantissa leva la tête, surpris.

— Minghe, dit-il, en voyant le visage hilare de Godolphin. Le vieil Inglese ! Laissez-le entrer, quelqu’un.

Le fleuriste, le visage congestionné et désapprobateur, ouvrit la porte de derrière. Godolphin entra vivement, les deux hommes s’étreignirent, Cesare se gratta la tête. Quant au fleuriste, il se retira derrière un palmier chamérops, après avoir reverrouillé la porte.

— On est loin de Port-Saïd, dit signor Mantissa.

— Pas si loin, dit Godolphin, pas si longtemps.

C’était là une de ces amitiés qui jamais ne se flétrissent, quelque nombreux que soient, au cours des années, les intervalles d’isolement aride ; plus significative encore, la répétition de cet aveu instantané, irraisonné, de parenté, qui avait été échangé par un matin d’automne, quatre ans plus tôt, dans les docks à charbon, à l’entrée du canal de Suez. Godolphin, impeccable, en grand uniforme, sur le point de faire l’inspection de son bâtiment de guerre, et Rafael Mantissa, le fréteur, surveillant l’embarcation d’une flottille de bateaux à provisions, gagnée dans une partie de baccara éthylique, à Cannes, un mois avant ; chacun portant son regard sur l’autre, pour immédiatement déceler dans cet autre un déracinement identique, un commun et catholique désespoir. Avant d’avoir échangé une parole, ils étaient amis. Bientôt, ils s’en allaient ensemble, et ils se saoulaient ensemble, et ils se racontaient leur vie ; étaient pris dans des rixes et trouvaient, semble-t-il, un provisoire refuge dans le monde intermédiaire, derrière les boulevards européanisés de Port-Saïd. Aucun baratin sur l’amitié éternelle ou sur la fraternité de sang ne fut débité.

— Qu’y a-t-il, mon ami ? disait maintenant signor Mantissa.

— Vous rappelez-vous, une fois, dit Godolphin, je vous ai parlé d’un endroit : Vheissu ?

Cela n’était pas pareil quand il avait raconté la chose à son fils, ou à la commission d’enquête ou, quelques heures plus tôt, à Victoria. De le raconter à Raf, c’était comme de comparer ses notes avec celles d’un vieux bourlingueur, dans quelque port franc, où tous deux avaient fait escale.

Le signor Mantissa eut une moue de sympathie.

— Encore cela ! dit-il.

— Vous êtes occupé pour le moment. Je vous en entretiendrai plus tard.

— Non, ce n’est rien. Il n’est question que d’un arbre de Judée.

— J’en ai plus, marmonna Gadrulfi, le fleuriste. Je le lui répète depuis une demi-heure.

— Il nous fait tourner en bourrique, dit Cesare, menaçant. Il en veut deux cent cinquante lires, ce coup-ci.

Godolphin sourit.

— Quelles tribulations avec la loi exigerait un arbre de Judée ?

Sans hésiter, signor Mantissa lui expliqua la situation.

— Et maintenant, conclut-il, il nous faut un duplicata, qui sera découvert par la police.

Godolphin émit un sifflement.

— Si je comprends bien, vous quittez Florence ce soir.

— De toute façon, par la péniche, à minuit, si.

— Et il y aurait place pour un voyageur en surnombre ?

— Mon ami… (Signor Mantissa lui empoigna le biceps.) Pour vous, dit-il. (Godolphin opina du bonnet.) Vous avez des ennuis. Bien sûr. Vous n’aviez même pas à le demander. Si vous vous étiez présenté sans un mot, j’aurais poignardé le capitaine à la moindre protestation.

Le vieillard sourit. Il commençait à se sentir à moitié en sécurité, pour la première fois depuis des semaines.

— Permettez-moi de verser les cinquante lires de supplément, dit-il.

— Je ne le permettrai pas…

— Taisez-vous donc ! Apportez cet arbre de Judée.

Maussade, le fleuriste empocha la somme, s’en fut d’un pas traînant vers le coin de la pièce et tira un arbre de Judée, planté dans une cuve à vin, de derrière un dense fourré de fougères.

— A trois, nous pouvons le transporter, déclara Cesare. Où ça ?

— Au Ponte Vecchio, dit signor Mantissa. Et ensuite chez Scheissvogel. N’oubliez pas, Cesare, un front solide et uni ! Nous n’allons pas nous laisser intimider par le Gaucho. Il est possible que nous ayons à utiliser sa bombe, mais nous disposerons également de l’arbre de Judée. Le lion, et aussi le renard.

Ils se placèrent en triangle autour de l’arbre et le soulevèrent. Le fleuriste leur ouvrit la porte de service. Ils portèrent l’arbre sur une vingtaine de mètres, jusqu’à une voiture qui les attendait.

— Andiamo, cria signor Mantissa.

Les chevaux prirent le trot.

— Je dois retrouver mon fils chez Scheissvogel, dans quelques heures, dit Godolphin. (Il avait presque oublié qu’Evan était déjà en ville à cette heure-là.) J’ai pensé qu’une brasserie serait plus sûre qu’un café. Mais peut-être est-ce quand même dangereux, après tout. Les guardie sont à mes trousses. Eux et les autres font peut-être surveiller l’endroit.

Signor Mantissa vira sur la droite, avec adresse.

— C’est ridicule, dit-il. Croyez-moi. Vous n’avez rien à craindre avec Mantissa. Je défendrai votre vie, aussi longtemps que j’en aurai une.

Godolphin ne répondit pas pendant quelques instants, puis il hocha la tête, en signe d’assentiment. Car maintenant il s’était rendu compte que son besoin de revoir Evan était d’une intensité presque poignante. « Vous verrez votre fils. Ce sera une joyeuse réunion familiale. »

Cesare débouchait une bouteille de vin en chantant une chanson révolutionnaire. Le vent s’était levé sur l’Arno. Il jouait dans la chevelure du signor Mantissa en de pâles frémissements. Ils firent route vers le centre, cahin-caha, accompagnés de cliquetis creux.

La chanson lugubre de Cesare bientôt se dissipa dans l’étendue, apparemment illimitée, de la rue.

7

L’Anglais qui avait interrogé le Gaucho s’appelait Stencil. Peu après le coucher du soleil, il se trouvait dans le cabinet de travail du commandant Chapman, assis, l’air égaré, dans un profond fauteuil de cuir, sa pipe tout éraflée, en bruyère algérienne, éteinte et oubliée dans le cendrier proche. Dans sa main gauche il tenait une douzaine de porte-plume en bois, récemment garnis de plumes neuves et luisantes. De sa main droite, il envoyait ces porte-plume, méthodiquement, comme des fléchettes, dans une grande photographie du ministre des Affaires étrangères en fonction, accrochée au mur opposé. Jusque-là, il n’avait fait mouche qu’une fois, au beau milieu du front ministériel. Le grand homme ressemblait, de ce fait, à une bienveillante licorne, ce qui ne manquait pas de drôlerie, mais ne redressait guère la Situation. La Situation, à ce moment même, était franchement exécrable. Pis encore, elle semblait irréparablement bousillée.

La porte s’ouvrit à la volée et un personnage fluet, aux cheveux prématurément gris, entra en trombe.

— On l’a retrouvé, dit-il, sans grande émotion.

Stencil leva un œil railleur, le porte-plume pointé.

— Le vieux ?

— Au Savoy. Une fille, une jeune Anglaise… Elle l’a enfermé. Elle vient de nous le dire. Elle s’est présentée et nous a déclaré, assez calmement, du reste…

— Allez vérifier la chose, alors, interrompit Stencil. Bien qu’à l’heure qu’il est il ait dû forcer la porte.

— Vous ne désirez pas la voir ?

— Jolie ?

— Plutôt.

— En ce cas, non. Les choses vont assez mal comme cela, si vous voyez ce que je veux dire. Je vous la laisse, Demi-Volt.

— Bravo, Sidney. Le devoir avant tout. « Saint-Georges et pas de quartier ! » Mais voyons !… Eh bien, j’y vais, puisque vous y tenez. Mais ne dites pas que je ne vous ai pas laissé la priorité.

Stencil sourit :

— Vous avez tout d’un figurant de revue. Peut-être la verrai-je plus tard. Quand vous en aurez fini.

Demi-Volt eut un sourire douloureux :

— La Situation en devient à moitié tolérable, vous savez.

Et tristement, à petits bonds, il repassa la porte.

Stencil grinçait des dents. Ah, la Situation, sacrée Situation ! Lorsqu’il avait l’esprit porté à la philosophie, il réfléchissait à cette entité abstraite qu’était la Situation, à son sens, aux détails de son mécanisme. Il se rappelait des périodes où tout le personnel des ambassades avait été littéralement saisi de démence, et courait les rues en divaguant, après avoir été confronté avec une Situation jugée inextricable, qu’elle fût examinée par n’importe qui et sous n’importe quel angle. Autrefois, il avait eu un camarade d’école nommé Covess. Ensemble ils avaient embrassé la carrière diplomatique, et ils en avaient gravi, coude à coude, les échelons. Et puis, l’année précédente, il y eut la crise de Fachoda et, un matin, aux aurores, on découvrit Covess, portant guêtres et casque colonial, qui, au milieu de la foule de Piccadilly, cherchait à enrôler des volontaires pour envahir la France. Il avait même été vaguement question de prendre le commandement d’un paquebot de la Cunard Line. Lorsque enfin on l’attrapa, il avait déjà embrigadé plusieurs marchands des quatre-saisons, deux putains et un acteur de variétés. Stencil se rappelait, peiné, qu’ils avaient chanté En avant, soldat de la Chrétienté, chacun dans un ton et sur un rythme différents.

Il avait conclu depuis fort longtemps qu’une Situation n’avait pas de réalité objective : elle n’existait que dans l’esprit de ceux qui, à un moment donné, s’en trouvaient solidaires. Et comme les quelques cerveaux en question représentent d’ordinaire une somme globale, ou un complexe plus bâtard qu’homogène, la Situation doit apparaître obligatoirement à l’observateur isolé comme apparaît un diagramme en quatre dimensions à l’œil conditionné pour voir son monde en trois dimensions seulement. Il en ressort que le succès ou l’échec de chaque démarche diplomatique est proportionnel au degré de coordination réalisé par l’équipe, confrontée avec telle ou telle Situation. Cela avait donné lieu à cette quasi-obsession du travail en équipe et amené les collègues à surnommer Stencil Sidney-le-Coryphée, sous prétexte qu’il donnait le meilleur de lui-même lorsqu’il faisait son exhibition détaché du corps de ballet.

Mais c’était une jolie théorie et il en était amoureux. La seule consolation, d’ailleurs, qu’il tirât du chaos en cours était que sa théorie l’expliquait de satisfaisante façon. Élevé par deux tantes tristement non conformistes, il avait développé cette tendance anglo-saxonne à opposer le groupe intellectuel-nordique-protestant au groupe irrationnel-méditerranéen-catholique romain. Il était donc arrivé à Florence avec une mauvaise volonté profondément enracinée, quand bien même en grande partie inconsciente, à l’égard de tout ce qui était italien, et la conduite subséquente de ses collaborateurs, détachés de la police secrète, ne faisait que la confirmer. Quelle sorte de Situation pouvait-on concevoir avec cette bande si lamentable, si hétéroclite ?

L’affaire de ce jeune Anglais, par exemple : Godolphin, dit Gadrulfi. Les Italiens prétendaient qu’en une heure d’interrogatoire ils n’avaient rien pu tirer de lui au sujet de son père, l’officier de marine. Pourtant, lorsque enfin ils s’étaient décidés à amener le garçon au consulat britannique, celui-ci avait tout de suite demandé l’aide de Stencil pour retrouver le vieux Godolphin. Il avait également répondu sans se faire prier aux questions concernant Vheissu (bien qu’en vérité il n’eût que répété les faits déjà connus des Affaires étrangères) ; il avait, de plus, de sa propre initiative, mentionné le rendez-vous chez Scheissvogel, ce même soir, à dix heures ; en somme, il s’était comporté avec le souci et le désarroi honnêtes qu’aurait manifestés n’importe quel touriste anglais aux prises avec des événements qui échappaient à la compétence de son Baedeker et au pouvoir de Cook. Leurs employeurs quels qu’ils fussent (Scheissvogel’s, c’était une brasserie allemande, et cela pouvait signifier quelque chose, d’autant que l’Italie était membre de la Triple-Alliance), n’auraient pas toléré une telle simplesse. Un jeu aussi lourd de conséquences, aussi sérieux, ne pouvait être mené que par les meilleurs hommes de la partie.

Le service avait conservé un dossier concernant le vieux Godolphin depuis 84, l’année où cette expédition géographique avait été pour ainsi dire décimée. Le nom de Vheissu n’avait, d’ailleurs, été mentionné qu’une fois, dans un mémorandum secret des Affaires étrangères, adressé au secrétaire d’État auprès du ministre de la Guerre, un mémorandum qui était un condensé du rapport personnel de Godolphin. Mais, une semaine plus tôt, l’ambassade d’Italie à Londres avait communiqué la copie d’un télégramme, que le censeur de Florence avait laissé passer, après avoir averti la police d’État. L’ambassade n’avait ajouté au document aucune explication, à l’exception d’une note griffonnée sur le feuillet : « Cela pourrait vous intéresser. Collaboration fructueuse pour les deux parties. » Et c’était signé des initiales de l’ambassadeur. En voyant Vheissu revenir à la surface, le patron de Stencil avait alerté les agents de Deauville et de Florence, afin qu’ils fissent surveiller de près le père et le fils. On commença à s’informer du côté de la Société de Géographie. Et, comme l’original du rapport semblait avoir été perdu, de jeunes investigateurs entreprirent de reconstituer le témoignage que Godolphin avait fait à l’époque, en interrogeant tous les membres encore existants de l’ancienne commission d’enquête. Le patron avait été étonné en constatant que le télégramme n’était pas chiffré ; mais Stencil n’en fut que plus convaincu que le service avait affaire à deux durs à cuire. « Cette arrogance, se disait-il, cette outrecuidance est particulièrement exaspérante et on ne la pardonne guère aux deux comparses, mais, en même temps, elle force l’admiration. Et le fait qu’ils aient négligé d’utiliser un chiffre témoigne d’une désinvolture de vrais sportsmen. »

La porte s’entrouvrit, comme à contrecœur.

— Écoutez, monsieur Stencil…

— Oui, Moffit. Vous avez fait ce que je vous ai dit ?

— Ils sont réunis. J’obéis aux ordres et je ne discute pas.

— Bravo. Qu’ils restent ensemble une heure ou deux. Ensuite, nous allons libérer le jeune Gadrulfi. Vous lui direz qu’aucune charge n’a été retenue contre lui, que vous êtes désolé de ce fâcheux incident, passez muscade, a rivederci. Vous connaissez la chanson.

— Et le Gaucho ?

— Gardez-le une heure de plus. Ensuite, s’il veut s’échapper, laissez-le faire.

— Cela me paraît hasardeux, monsieur Stencil.

— Il suffit, Moffit. Rentrez dans le rang !

— Ta-ta-ra-boom-déré ! dit Moffit, en franchissant la porte d’un pas dansant.

Stencil poussa un soupir, se pencha dans son fauteuil et reprit son jeu de fléchettes. Bientôt, un deuxième projectile, planté à trois centimètres du premier, transforma le ministre en chèvre biscornue. Stencil grinça des dents : « Vas-y, mon garçon, marmonna-t-il. Quand la petite arrivera, il faut que ce vieux drôle ait l’allure d’un crénom de nom de hérisson. »

 

Deux cellules plus loin se jouait une bruyante partie de morra. De l’autre côté de la fenêtre, une fille chantait une complainte sur son bien-aimé, tué en défendant sa patrie, dans une guerre lointaine.

— C’est pour les touristes qu’elle chante, se plaignait le Gaucho, amer, pas de doute. A Florence, on ne chante jamais. On ne l’a jamais fait. Sauf, parfois, mes amis vénézuéliens, dont je vous ai parlé. Mais eux, ils chantent des chansons de marche, qui soutiennent le moral.

Evan était debout, près de la grille de la cellule, le front appuyé aux barreaux.

— Il se pourrait que vous n’en ayez plus, d’amis vénézuéliens, dit-il. Ils ont tous été cernés, sans doute, et poussés dans la mer.

Le Gaucho s’approcha et saisit l’épaule d’Evan, d’un geste amical.

— Vous êtes encore jeune, dit-il. Je sais par où vous êtes passé. C’est ainsi qu’ils procèdent. Ils sapent la confiance de l’homme. Vous allez revoir votre père. Et moi je reverrai mes amis. Ce soir même. Nous allons donner la plus belle festa que cette ville ait connue depuis le bûcher de Savonarole.

Evan promena un regard accablé sur la petite cellule, les épais barreaux.

— On m’a dit que je pourrais être relâché bientôt. Mais je ne vois pas ce que vous pourriez faire avant demain, sauf perdre le sommeil.

Le Gaucho éclata de rire.

— Je crois qu’ils vont me libérer aussi. Je connais leurs méthodes. Ils sont stupides et faciles à duper.

Evan agrippa les barreaux d’une étreinte féroce.

— Stupides ! S’il n’y avait que cela ! Ils sont détraqués. Illettrés. Un employé abruti a estropié mon nom et en a fait Gadrulfi, eh bien, ils n’ont jamais voulu m’appeler autrement. D’après eux, il s’agissait d’un nom de guerre. C’est bien le nom de Gadrulfi qui figurait dans mon dossier, n’est-ce pas ? C’était écrit, noir sur blanc, n’est-ce pas ?

— Une idée, pour eux, c’est quelque chose de tout nouveau. S’il leur en vient une, ils s’imaginent vaguement que c’est en quelque sorte un bien très précieux, et ils ne veulent plus la lâcher.

— S’il n’y avait que cela ! Mais je ne sais trop qui, parmi les gros bonnets, s’est fourré dans la tête que Vheissu était le nom chiffré du Venezuela. C’est cela, ou alors c’est cet abruti de gratte-papier, ou son frère, qui devrait retourner à l’école.

— On m’a posé des questions sur Vheissu, fit le Gaucho pensivement. Que pouvais-je leur dire ? Là, vraiment, j’ignorais tout. Les Anglais semblent y attacher de l’importance.

— Mais ils se gardent bien de nous expliquer de quoi il retourne. Ils se contentent de faire de mystérieuses allusions. Les Allemands semblent être dans le coup. D’une façon ou d’une autre, il serait question de l’Antarctique. Dans quelques semaines, peut-être, le monde sera plongé dans un chaos apocalyptique. Et ils sont persuadés que je suis mêlé à cette affaire. Et vous aussi. Pourquoi, s’ils ont l’intention de nous libérer, tous les deux, nous ont-ils jetés dans la même cellule ? Nous serons suivis où que nous allions. Mais oui, nous voilà au cœur d’une formidable cabale, sans même soupçonner de quoi il s’agit.

— J’espère que vous n’avez pas ajouté foi à leurs propos. Les diplomates parlent toujours ainsi. Ils vivent toujours à l’extrême bord de quelque précipice. Sans les crises, ils ne trouveraient plus le sommeil, la nuit.

Evan se retourna lentement pour faire face à son compagnon.

— Mais moi, je les crois, dit-il calmement. Je vais vous dire. Je vais vous parler de mon père. Il venait s’asseoir dans ma chambre, avant que je m’endorme, et il me racontait des histoires sur Vheissu. Sur les singes-araignées et sur le sacrifice humain auquel il lui a été donné d’assister, et sur les rivières dont les poissons sont parfois opalescents, parfois de la couleur du feu. Ils tournent autour de vous quand vous vous baignez et dansent une sorte de ballet compliqué et rituel, pour vous protéger du mal. Et il y a des volcans, avec des villes à l’intérieur, qui siècle après siècle font éruption, et crachent toutes les flammes de l’enfer, mais les gens y retournent quand même. Et les hommes des collines qui ont la figure bleue et les femmes dans les vallées, qui ne mettent jamais au monde que des triplés, et les mendiants qui forment des guildes et font carousse et organisent des spectacles tout le long de l’été.

« Vous savez comment c’est fait, un jeune homme. Vient le jour de la rupture, le moment où il voit confirmé le soupçon, qu’il a porté en lui depuis quelque temps déjà, le soupçon que son père n’est ni dieu ni même oracle. Il comprend qu’il n’a plus le droit de professer ce genre de foi. Et Vheissu devient un conte d’enfants, un conte de fées, et le jeune garçon une image améliorée de son père banalement humain.

« J’ai pensé que le capitaine Hugh était fou. J’aurais même signé de ma main la demande d’hospitalisation. Mais, au numéro cinq de la Piazza della Signoria, j’ai failli mourir, la chose n’étant imputable ni à un accident ni à quelque caprice du monde inanimé ; et depuis ce moment-là jusqu’au moment présent j’ai pu voir des représentants de deux pays se torturer à en perdre la raison à propos de ce conte de fées, ou de cette obsession que je croyais n’appartenir qu’à mon père. Comme si la révélation de sa nature banalement humaine, qui de Vheissu avait fait un mensonge et aussi de l’amour enfantin que je lui portais, prenait maintenant et en leur nom sa revanche sur moi, en affirmant, envers et contre tout, sa constante vérité ! Car les Italiens et les Anglais, dans leurs consulats, et même le commis illettré, ce sont tous des hommes. Leur inquiétude est la même que celle que connaît mon père et qui bientôt sera la mienne, et qui, peut-être, dans quelques semaines, sera celle de tout homme vivant en ce monde, et qui ne veut pas voir ce monde brûlé en holocauste. Mettons que cela soit une sorte de communion, qui aurait subsisté sur une planète souillée qu’aucun de nous ne porte particulièrement dans son cœur, Dieu sait ! Il n’en reste pas moins qu’elle est notre planète à nous, et c’est sur elle qu’il nous faut vivre.

Le Gaucho ne répondit pas. Il s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. La fille chantait maintenant la complainte du marin qu’un hémisphère séparait de son foyer et de sa promise.

Du bout du couloir, des cris parvenaient par vagues : « Cinque, tre, otto brrrr ! » Au bout d’un moment, le Gaucho porta les mains à son cou, défit son col. Il revint vers Evan.

— S’ils vous libèrent, dit-il, à temps pour retrouver votre père, il y aura aussi, chez Scheissvogel, un ami à moi. Son nom est Cuernacabron. Tout le monde le connaît là-bas. Vous me feriez une faveur en acceptant de lui remettre ceci, ce message.

Evan prit le col et l’empocha, d’un geste machinal. Et puis une pensée lui vint.

— Mais on va s’apercevoir que vous n’avez plus de col.

Le Gaucho eut un grand sourire, il ôta sa chemise et la lança sous la couchette.

— J’invoquerai la chaleur… Merci de m’avoir rappelé la chose. Il ne m’est pas facile d’avoir l’esprit du renard.

— Comment pensez-vous vous évader d’ici ?

— Simplement. Quand le gardien viendra vous ouvrir la porte, nous l’assommerons, nous prendrons ses clefs et nous nous battrons pour gagner notre liberté.

— Si nous sortons tous les deux, dois-je quand même remettre le message ?

— Si. Il me faut d’abord passer Via Cavour. Je serai chez Scheissvogel plus tard, pour y rencontrer quelques associés au sujet d’une autre affaire. Un gran colpo, si tout s’arrange bien.

Bientôt un bruit de pas, un tintement de clefs leur parvinrent du couloir.

— Il lit dans nos pensées ! ricana le Gaucho.

Evan se retourna vivement vers lui, étreignit sa main.

— Bonne chance.

— Pose ton casse-tête, Gaucho, cria la gardien gaiement. Vous êtes libérés, tous les deux.

— Ah, che fortuna ! dit le Gaucho d’un ton lugubre.

Il retourna vers la fenêtre. On aurait dit que la voix de la chanteuse imprégnait avril tout entier. Le Gaucho se haussa sur la pointe des pieds.

— Un’ gazz’ ! brailla-t-il.

8

Dans les cercles fréquentés par les espions italiens, la dernière bonne histoire était celle de l’Anglais qui avait fait cocu son ami transalpin. Le mari, en rentrant chez lui un soir, surprend le couple adultère en flagrant délit et au lit. Fou de colère, il tire son pistolet, pressé de venger son honneur. Quand l’Anglais l’arrête du geste : « Allons, mon vieux, dit-il d’un ton protecteur, pas de dissensions dans la troupe, que diable ! Songez aux répercussions que cela pourrait avoir sur la Quadruple-Alliance. »

L’auteur de cette parabole était un nommé Ferrante, buveur d’absinthe et terreur des vierges. Il essayait de se faire pousser la barbe. Il détestait la politique. Comme quelques milliers de jeunes gens, à Florence, il se proclamait néo-machiavélien. Il considérait les choses de loin, n’ayant que deux articles de foi : a) le service étranger, en Italie, est irrémédiablement corrompu et abruti, et b) quelqu’un devrait se décider à assassiner Umberto Ier. Ferrante avait été détaché sur le problème vénézuélien depuis six mois, et commençait à croire qu’il ne pourrait s’en sortir que par le suicide.

Ce soir-là, il errait à travers le quartier général de la police secrète, un petit encornet à la main, cherchant un endroit où il pourrait le faire cuire. Il venait de l’acheter au marché et comptait en faire son souper. Le centre vital de l’espionnage, à Florence, se situait au premier étage d’une entreprise spécialisée dans la fabrication d’instruments de musique pour les passionnés de la Renaissance et du Moyen Age. Elle était officiellement dirigée par un Autrichien, du nom de Vogt, qui travaillait dur pendant le jour à assembler des rebecs, des chalumeaux et des théorbes, et espionnait la nuit. Dans la phase légale et diurne de son travail, il avait comme assistants un nègre, appelé Gascoigne, qui, parfois, amenait des amis pour faire l’essai des instruments, et sa propre mère, une bonne femme étonnamment obèse et vieille, qui vivait dans l’étrange illusion d’avoir eu, dans sa prime jeunesse, une liaison avec Palestrina. Elle ne cessait de déverser sur les visiteurs de tendres souvenirs de « Giovannino » qui, pour la plupart, avaient trait aux excentricités sexuelles et pittoresques du compositeur. Si ces deux-là étaient mêlés aux activités de Vogt, dans le domaine de l’espionnage, nul ne le soupçonnait, pas même Ferrante, qui se faisait pourtant un devoir d’espionner avec un zèle égal ses collègues, et le gibier plus adéquat. Vogt, néanmoins, en sa qualité d’Autrichien, pouvait être présumé discret. Ferrante, d’autre part, ne croyait guère aux traités, qu’il jugeait éphémères et, en général, grotesques. Mais il estimait que du moment qu’une alliance était signée, autant valait en respecter les clauses, dans la mesure où l’on y trouvait son avantage. Depuis 1882, donc, les Allemands et les Autrichiens avaient, provisoirement, paru acceptables. Mais il n’en allait pas de même de l’Angleterre. Et c’est cela qui lui avait inspiré la bonne histoire du mari cocufié. Il ne voyait aucune raison de coopérer avec Londres dans cette affaire. Il s’agissait d’un complot, c’est du moins ce qu’il soupçonnait, conçu par la Grande-Bretagne pour enfoncer un coin dans la Triple-Alliance et diviser les ennemis de l’Angleterre, afin de pouvoir en disposer séparément et à son gré.

Il descendit dans la cuisine. Des grincements horribles s’en échappaient. Méfiant par nature de tout ce qui s’écartait de sa norme personnelle, Ferrante se laissa tomber sans bruit à quatre pattes, rampa précautionneusement à l’abri du fourneau et jeta un coup d’œil prudent dans la pièce. C’était la vieille qui jouait sur une sorte de viole de gambe. Son jeu laissait à désirer. En reconnaissant Ferrante, elle posa l’archet et foudroya du regard le nouveau venu.

— Mille pardons, signora, dit Ferrante en se relevant. Je ne voulais pas interrompre la musique. Je pensais simplement vous emprunter un poêlon et un peu d’huile. Pour mon souper. Je n’en aurai que pour quelques minutes.

Il agita l’encornet dans sa direction, d’un geste conciliant.

— Ferrante, croassa-t-elle soudain, il n’est plus temps pour les subtilités. L’enjeu est d’importance.

Ferrante était pris de court. Avait-elle fouiné dans le service ? Ou son fils l’avait-il mise tout bonnement dans la confidence ?

— Je ne comprends pas, dit-il, circonspect.

— Bêtises que tout cela, rétorqua-t-elle. Les Anglais sont au courant de quelque chose que vous ignorez. Cela a commencé avec cette sotte affaire vénézuélienne, mais, par accident et à leur propre surprise, vos collègues ont mis le nez dans quelque chose de si considérable et de si terrifiant qu’ils n’osent même pas le formuler à haute voix.

— C’est possible.

— Le fait est que le jeune Gadrulfi a déclaré à Herr Stencil que son père croit à la présence d’agents de Vheissu dans cette ville, n’est-il pas vrai ?

— Gadrulfi est un fleuriste, dit Ferrante sans s’émouvoir, un fleuriste que nous tenons sous surveillance. Il est de connivence avec les partisans du Gaucho, un agitateur qui conspire contre le gouvernement légalement constitué du Venezuela. Nous les avons filés jusqu’au magasin de fleurs… Vous avez mélangé les faits, il me semble.

— Il est plus probable que vous ayez mélangé les noms, vous et vos amis espions. Je ne serais même pas étonnée que vous vous en teniez à cette légende ridicule selon laquelle Vheissu serait le nom chiffré du Venezuela.

— C’est ce qui ressort de nos dossiers.

— Vous êtes malin, Ferrante. Vous n’avez confiance en personne.

Il haussa les épaules :

— Puis-je me le permettre ?

— Non, sans doute. Le moment serait d’ailleurs mal choisi, alors qu’une race barbare et inconnue, utilisée par Dieu sait qui, est en train de faire sauter à la dynamite la glace de l’Antarctique, pour pouvoir pénétrer dans le réseau souterrain de tunnels naturels — un réseau dont l’existence n’est connue que des habitants de Vheissu, de la Société royale de Géographie, à Londres, de Herr Godolphin et des espions florentins.

Ferrante en eut le souffle coupé. Elle était en train de paraphraser le mémorandum secret que Stencil avait envoyé à Londres, il y avait à peine une heure.

— Après avoir exploré les volcans de leur propre contrée, poursuivit la vieille, certains indigènes de la région de Vheissu furent les premiers à soupçonner l’existence de ces tunnels, qui parcourent le sous-sol, à des profondeurs qui varient entre…

— Aspetti ! cria Ferrante. Vous délirez.

— Dites la vérité, fit-elle sèchement. Dites-moi de quoi Vheissu est vraiment le chiffre. Dites-le-moi, espèce d’idiot, puisque je le sais déjà : c’est le chiffre pour Vésuve !

Elle eut un rire horrible et caquetant.

Ferrante respirait avec peine. Elle l’avait deviné, ou elle l’avait surpris, ou alors elle avait été informée. Au demeurant, elle devait être sans danger. Mais comment pouvait-il lui dire : « Je hais la politique, qu’elle soit internationale ou limitée à un unique service » ? Et les manœuvres politiques qui ont abouti à tout cela procédaient du même système et étaient également détestables. Tout le monde avait conclu que le chiffre représentait le Venezuela, une affaire routinière, jusqu’au moment où les Anglais firent savoir que Vheissu existait bel et bien. Il y avait ce témoignage du jeune Gadrulfi, corroborant les données au sujet des volcans, déjà fournies par la Société de Géographie et par la commission d’enquête, quinze ans plus tôt. Et depuis cette époque, des faits étaient venus s’ajouter à la mince présomption, et l’interception de cet unique télégramme avait déclenché un raz de marée, sous forme d’une séance épuisante, qui avait duré tout l’après-midi, où des informations furent échangées, ainsi que les bons procédés, où l’on usa de l’intimidation, des factions et des votes secrets, jusqu’au moment où Ferrante et son patron durent s’incliner devant l’écœurante réalité de la situation : une coalition avec les Anglais s’imposait, eu égard à la quasi-certitude d’un péril partagé. Et il leur était pour ainsi dire impossible de se dérober.

— Cela peut signifier Vénus, pour ce que j’en sais, dit-il. Je vous en prie, je ne puis en parler.

La vieille éclata de rire une fois de plus, et se remit à racler sa viole de gambe. D’un œil méprisant elle suivit les gestes de Ferrante, qui décrochait du mur un poêlon, au-dessus du fourneau, y versait de l’huile d’olive, attisait les braises. Quand l’huile se mit à grésiller, il y posa l’encornet précautionneusement, comme une offrande. Il s’aperçut soudain qu’il transpirait, bien que le fourneau ne dégageât qu’une médiocre chaleur. Les lamentations de la musique ancienne se répandaient dans la pièce et les murs les renvoyaient en écho. Ferrante se demandait, mollement, et sans raison particulière, si cette musique était de Palestrina.