Il y eut, sur La Valette, l’averse et le soleil, et même un arc-en-ciel. Howie Surd, le sous-commissaire saoul, était couché à plat ventre sous l’affût 52, la tête sur ses bras repliés, suivant des yeux une unité de débarquement britannique qui traversait en haletant le havre pluvieux. Fat Clyde, originaire de Chicago, un mètre quatre-vingt-cinq et soixante-cinq kilos, qui venait de Winnetka et avait été baptisé Harvey, s’était posté près des garde-corps, et crachait dans le bassin de radoub, d’un air rêveur.
— Fat Clyde, gueula Howie.
— Non, dit Fat Clyde. Je ne veux pas savoir.
Il fallait qu’il eût mauvais moral. Car personne ne répond de la sorte à un sous-commissaire.
— Je descends à terre, ce soir, dit Howie avec douceur, et j’aurai besoin d’un imperméable, parce qu’il pleut dehors, comme tu l’as peut-être remarqué.
Fat Clyde tira de sa poche arrière un bonnet blanc et l’enfonça sur sa tête comme une cloche.
— Moi aussi, j’ai ma perme, dit-il.
Le haut-parleur se déclencha : « Les pots et les brosses dans la soute à peinture. »
— Vers ces heures-là, dit Howie.
Il sortit en rampant de dessous l’affût et s’accroupit sur le pont 01. La pluie tombait, coulait dans ses oreilles, dans son cou, et il regardait le soleil qui barbouillait de rouge le ciel au-dessus de La Valette.
— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, hé, Fat Clyde ?
— Oh ! dit Fat Clyde.
Puis il cracha par-dessus bord. Il suivit des yeux la goutte blanche du crachat tout le long de son trajet. Howie renonça, après cinq minutes de silence. Il passa par tribord et descendit l’échelle pour asticoter Tiger Youngblood, l’aide-cambusier qui, assis au pied de l’échelle, juste à côté des cuisines, coupait en tranches des concombres.
Fat Clyde bâilla. La pluie tombait dans sa bouche, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Il était aux prises avec un problème. Ectomorphe de nature, il avait une prédisposition aux cogitations moroses. Normalement, en tant que servant-canonnier de troisième classe, il n’avait pas à se mêler de tout cela, sauf que sa couchette se trouvait juste au-dessus de celle de Pappy Hod et que, depuis leur arrivée à La Valette, Malte, Pappy s’était mis à parler tout seul. Pas fort ; pas assez fort pour être entendu par un autre que Fat Clyde.
Mais les rumeurs à bord étant ce qu’elles sont, et les marins n’étant, sous une apparence souvent sentimentale et cochonne, que des cochons sentimentaux, Clyde se doutait bien pourquoi ce séjour à Malte tourmentait Pappy Hod. Pappy ne mangeait plus guère. Forcené de la bordée, en temps normal, il n’était pas encore descendu à terre. Or, c’est avec Fat Clyde que Pappy sortait et se blindait d’ordinaire ; les permes de Fat Clyde s’en trouvaient donc bousillées.
Lazar, l’homme de pont qui, depuis près de deux semaines, tentait sa chance dans l’équipe-radar, sortit avec un balai et entreprit de chasser l’eau dans la descente à bâbord.
— Je fais ça, je me demande pourquoi, rouspétait-il sur le mode affable. C’est pas mon boulot.
— T’avais qu’à rester dans la première division, hasarda Fat Clyde, d’un ton morne.
Lazar se mit à chasser l’eau sur Fat Clyde, qui s’écarta d’un bond et, sur son élan, dévala l’échelle de tribord. Au cambusier :
— Donne-moi un concombre, hé, Tiger.
— Tu veux un concombre, dit Tiger qui hachait des oignons. Tiens. Voilà un concombre.
Ses yeux pleuraient si fort qu’il avait tout du gosse malheureux, et c’est bien ce qu’il était.
— Tu le coupes en tranches et tu le mets sur une assiette, dit Fat Clyde, et peut-être que je…
« Hé là »… venant d’un hublot de la cuisine. Pappy Hod, penché au-dehors, brandissait une part de pastèque en croissant de lune. Il cracha une graine sur Tiger.
« Voilà bien le vieux Pappy Hod, songea Clyde. Et il porte sa tenue de sortie et sa cravate. »
— Magne-toi le train, Clyde, dit Pappy Hod. On va pas tarder à appeler les perms.
Alors, Clyde, bien entendu, fila comme un dard vers le gaillard d’avant et fut de retour en moins de cinq minutes, briqué comme jamais il n’avait été pour une perme.
— Huit cent trente-deux jours, grinça Tiger, en voyant Pappy et Clyde s’avancer vers la plage arrière. Et j’y arriverai jamais.
Le Scaffold, posé sur cales, était étayé de chaque côté par une douzaine de madriers de trois pieds carrés qui, partant de la coque, touchaient les flancs de la forme. Vu de haut, le Scaffold devait évoquer un poulpe aux tentacules couleur de bois. Pappy et Clyde franchirent la longue planche de débarquement et, debout sous la pluie, regardèrent un moment le bateau. Le dôme Sonar1 était discrètement drapé dans un prélart. Au sommet du mât flottait le plus grand drapeau américain que le capitaine Lych eût pu dénicher. Il n’était pas amené à l’heure de l’extinction des feux et, à l’heure où la nuit tombait pour de bon, des projecteurs portatifs s’allumaient et se braquaient sur lui. Tout cela au bénéfice d’éventuels pilotes égyptiens de bombardiers. Le Scaffold étant, pour le moment, le seul bâtiment américain dans le port de La Valette.
Sur tribord, on voyait une école ou un séminaire, avec un clocher à horloge qui, surgissant au-dessus d’un bastion, pointait aussi haut que l’antenne-radar de surface.
— A sec, dit Clyde.
— Paraît que les Limeys2, ils vont nous kidnapper, dit Pappy, et qu’ils vont nous foutre le cul à sec jusqu’à ce que ce soit terminé.
— On en a peut-être pour plus longtemps que ça… File-moi une cigarette… Y a le générateur et l’hélice…
— Et les bernaches. (Pappy Hod était dégoûté.) Ils vont vouloir caréner, du moment qu’il est en radoub. Ce qui n’empêche qu’on aura encore droit au radoub à Philadelphie, dès le retour. Ils vont bien trouver à nous occuper, Fat Clyde.
Ils traversèrent le chantier. Autour d’eux, les permissionnaires du Scaffold circulaient, les uns suivant les autres, ou en paquets. Les sous-marins aussi étaient bâchés ; peut-être pour en préserver le secret, peut-être à cause de la pluie. Le sifflet annonça la sortie des bordées ; et aussitôt Pappy et Clyde furent pris dans un torrent de caréneurs vomis de la terre, des bâtiments, des urinoirs, qui tous se hâtaient vers les grilles.
— Les caréneurs, ils sont partout pareils, dit Pappy.
Les ouvriers du chantier détalaient, les bousculaient, tout dépenaillés, tout gris. Quand enfin Pappy et Clyde atteignirent la grille à piliers de pierre, tous avaient disparu. Seules les attendaient deux vieilles religieuses, assises de chaque côté de la grille, avec, sur les genoux, de petits paniers-sébiles et, au-dessus de la tête, un parapluie noir. Le fond des paniers était à peine recouvert de pièces de six pence et de quelques shillings. Clyde se fendit d’une couronne ; Pappy, qui n’avait pas changé ses billets, n’étant pas descendu à terre, laissa tomber un dollar dans l’autre panier. Les religieuses eurent un furtif sourire et reprirent leur faction.
— C’était quoi, ça ? (Le sourire de Pappy ne s’adressait à personne.) Le droit d’entrée ?
A l’ombre des ruines, ils gravirent une colline, bouclèrent le vaste tournant de la route et pénétrèrent dans un tunnel. Au bout du tunnel, il y avait un arrêt d’autocar : trois pence jusqu’à La Valette, terminus hôtel Phœnicia. Quand le car arriva, ils y montèrent avec une poignée de caréneurs, et de nombreux marins du Scaffold, qui s’installèrent tout au fond et se mirent à chanter.
— Pappy, commença Clyde, je sais que ça ne me regarde pas, mais…
— Chauffeur ! (Le cri venait de l’arrière.) Hé, chauffeur ! Arrête ton car. Faut que je vide mon chargeur.
Pappy se renfonça sur son siège, rabattit sur ses yeux le bonnet blanc.
— Teledu, marmonna-t-il. Ça n’ peut être que Teledu.
— Chauffeur, dit Teledu de l’équipe A, si t’arrêtes pas ton car, j’serai obligé de pisser par la fenêtre.
Malgré lui, Pappy tourna la tête pour voir ce qui se passait. Quelques petits gars de la machine cherchaient à décrocher Teledu de la fenêtre. Le chauffeur, farouche, roulait toujours. Les caréneurs ne disaient trop rien, mais suivaient la scène avec attention. Les marins du Scaffold avaient entonné :
Qu’on aille tous pisser sur le Forrestal
Et bientôt il sera-t-à flot…
Chanson qui se chantait sur l’air de la Vieille Jument grise et avait pris naissance dans la baie de Gitmo, au cours de l’hiver 1955.
— Quand il a une idée derrière la tête, dit Pappy, il la lâche pas. Alors, s’ils le laissent pas pisser par la fenêtre, y a des chances qu’il…
— Regarde, regarde, dit Fat Clyde.
Une jaune rivière d’urine avançait le long de la travée centrale. Teledu était en train de remonter sa fermeture à glissière.
— Un Monsieur-Bons-Offices qu’a le mot pour rire, fit remarquer quelqu’un, voilà ce qu’il est, Teledu.
Comme la rivière s’insinuait vers l’avant, les permissionnaires et les manœuvres s’empressèrent de la recouvrir avec les pages des journaux du matin qui traînaient sur les sièges. Les camarades de Teledu applaudirent…
— Pappy, dit Fat Clyde, c’est-y que t’as l’intention de te blinder ?
— J’y pensais, répondit Pappy.
— C’est bien ce que je craignais. Écoute, je sais que je débloque…
Il fut interrompu par une explosion de joie, à l’arrière du car. Lazar, l’ami de Teledu, celui-là même que Clyde avait vu, peu avant, en train de refouler l’eau sur le pont 01, avait maintenant réussi à mettre le feu au papier journal qui jonchait le plancher. La fumée montait en tourbillons, et dégageait une odeur particulièrement nauséabonde. Les caréneurs se mirent à marmonner.
— J’aurais dû en garder un peu, brailla Teledu, pour éteindre ça.
— Ah, misère ! dit Pappy.
Deux ou trois gars de la machine, amis de Teledu, cherchaient à étouffer le feu à coups de talon. Le conducteur du car jurait à voix forte.
Ils finirent par s’arrêter devant l’hôtel Phœnicia : la fumée s’échappait encore par les fenêtres. La nuit était tombée. Enroués d’avoir trop chanté, les hommes du Scaffold fondirent sur La Valette.
Clyde et Pappy furent les derniers à sortir. Ils présentèrent leurs excuses au chauffeur. Les feuilles des palmiers devant l’hôtel chuchotaient dans le vent. Il semblait que Pappy traînait la jambe.
— Pourquoi qu’on irait pas voir un film, dit Clyde, quelque peu désemparé.
Pappy ne l’écoutait pas. Ils passèrent sous une arche et débouchèrent dans Kingsway.
— Demain, c’est la veille de la Toussaint, dit Pappy. Faudrait leur mettre la camisole, à tous ces idiots-là.
— La camisole qui ferait tenir Lazar tranquille, on ne l’a pas encore fabriquée. Vingt dieux, y a du monde dans le secteur.
Kingsway grouillait. On avait cette impression de densité, de scène remplie. Comme pour illustrer la concentration militaire à Malte depuis la crise de Suez, une mer clapoteuse de bérets verts de commandos avait envahi la rue, où l’on distinguait de loin en loin le blanc et le bleu de la marine. L’Ark Royal était en rade, ainsi que des corvettes et des transports de troupes qui devaient débarquer des fusiliers en Égypte, pour assurer la défense et l’occupation du pays.
— Eh bien, moi, pendant la guerre, j’étais sur un AKA3, déclara Pappy, tout en jouant des coudes au long de Kingsway. Et juste avant le jour D, ça a été pareil qu’ici.
— Oh, ils se blindaient bien à Yoko aussi, du temps de la Corée, fit Clyde sur la défensive.
— Ça se compare pas avec là-bas ou ici. Les Limeys, ils ont une façon à eux de se saouler, quand ils savent qu’ils vont partir au casse-pipe. C’est pas comme nos bitures à nous. Nous, tout ce qu’on fait, c’est d’aller au refil ou de démolir les meubles. Mais les Limeys, ils y mettent de l’imagination. Écoute.
Ce n’étaient qu’un fusilier marin, un Anglais au visage recuit, et sa petite amie maltaise, dans l’entrée d’un magasin de vêtements pour hommes, qui regardaient les foulards de soie. Mais ils chantaient : Tout le monde va croire que nous sommes amoureux, de la comédie musicale Oklahoma.
Dans le ciel, les bombardiers rugissants filaient vers l’Égypte. Parfois, à un coin de rue, on voyait de petits éventaires, qui faisaient des affaires d’or avec des porte-bonheur et de la dentelle maltaise.
— La dentelle ? dit Fat Clyde… Qu’est-ce qu’ils y trouvent, les gens ?
— Ça fait penser à une fille. Et si t’en as pas, de fille, c’est quand même mieux que tu…
Il laissa sa phrase en suspens. Fat Clyde ne chercha pas à ranimer le sujet.
Un magasin de radio Philips, à leur gauche, diffusait les actualités à pleine puissance. De petits groupes inquiets de civils qui s’étaient assemblés alentour se contentaient d’écouter. Non loin de là, à un kiosque de journaux, des titres rouges et impressionnants proclamaient : LES BRITANNIQUES VEULENT FRANCHIR SUEZ ! « Le Parlement, dit le speaker du journal, après une séance extraordinaire, a publié en fin d’après-midi une résolution qui recommande la participation de troupes aéroportées dans le conflit de Suez. Les parachutistes basés à Chypre et à Malte se trouvent à une heure de vol du théâtre des opérations. »
— Eh bien, mon pote, dit Fat Clyde d’une voix lasse.
— En cale sèche, dit Pappy Hod, et c’est le seul bateau de la 6e flotte qui soit disponible.
Toutes les autres unités se trouvaient dans la Méditerranée orientale, où elles évacuaient les ressortissants américains du territoire égyptien. Brusquement, Pappy obliqua sur la gauche dans une rue latérale. Il avait fait une dizaine de pas dans la pente quand il s’aperçut que Fat Clyde n’était pas à ses côtés.
— Où tu vas ? braillait Fat Clyde, resté au coin de la rue.
— Au Boyau, dit Pappy. Où veux-tu qu’on aille ?
— Ah ! (Clyde dévala la pente.) J’ai pensé qu’on pourrait se faire le grand ruban, un moment.
Pappy sourit, tendit la main et tapota la panse de Clyde.
— Te casse pas la tête, maman Clyde, dit-il. Le vieux Hod, il tient le coup.
« Moi, tout ce que je veux, c’est lui donner un coup de main », songea Clyde. Mais :
— Oui, déclara-t-il, j’ suis enceinte d’un p’tit éléphant. Tu veux la voir sa trompe ?
Pappy s’esclaffa et, en chahutant, ils descendirent la colline. Il n’y a rien comme les vieilles blagues. Elles vous donnent un sentiment de stabilité ; le terrain familier.
La rue Strait (le Boyau) était aussi grouillante que Kingsway, mais plus chichement éclairée. Le premier visage de connaissance qu’ils aperçurent fut celui de Leman, un ancien aux cheveux rouges, catapulté à travers les portes battantes d’un débit, à l’enseigne des Quatre As, le bonnet blanc en moins. Leman avait l’alcool mauvais, aussi Pappy et Clyde se planquèrent-ils derrière un palmier en pot, face au débit, pour voir la suite des événements. Comme prévu, Leman se mit à inspecter le caniveau, penché à 90°. « Des pierres…, chuchota Clyde. C’est toujours des pierres qu’il cherche. » L’ancien trouva une pierre et se prépara à la lancer à travers la vitrine des Quatre As. La cavalerie US, en la personne d’un nommé Tourneur, barbier du Scaffold, surgit, elle aussi, par la porte battante et empoigna Leman par le bras. Les deux hommes tombèrent sur le pavé et se colletèrent dans la poussière. Une bande de marins britanniques, qui passait par là, les regarda un moment avec curiosité, puis reprit son chemin, avec des rires un peu gênés.
— Regarde ça, dit Pappy, qui se sentait devenir philosophe. Not’ pays, c’est le plus riche du monde, mais nous, on a jamais su se payer une cuite d’adieu comme les Limeys.
— Mais on a pas d’adieux à faire, dit Clyde.
— Savoir ! Y a une révolution en Hongrie et une en Pologne, des bagarres en Égypte. (Pause.) Et Jayne Mansfield qui se marie.
— Elle fera pas ça, elle fera pas ça ! Elle m’a dit qu’elle m’attendrait.
Ils pénétrèrent aux Quatre As. Il était encore tôt et personne ne causait de désordre, sauf quelques bougres qui, comme Leman, ne tenaient pas l’alcool. Ils s’assirent à une table. « Un Guiness stout », dit Pappy, dont les paroles frappèrent Clyde comme un sac de sable nostalgique. Il avait envie de dire : « Pappy, c’est plus comme dans le temps, et pourquoi t’es pas resté à bord du Scaffold, vu qu’une perme où l’on s’ennuie vaut mieux qu’une perme qui vous fait du mal, et celle-là, elle arrête pas de faire mal. »
La barmaid qui apporta leurs verres était nouvelle ; du moins Clyde ne se rappelait-il pas l’avoir vue au dernier voyage. Mais une autre, au fond de la salle, qui dansait le jitterburg avec l’un des hommes de Pappy, était de la vieille équipe. Et bien que Paola eût été serveuse au bar du Métro, cette fille… Elisa ?… savait bien, grâce au téléphone arabe des barmaids, que Pappy avait épousé l’une des leurs. Si seulement Clyde pouvait retenir Pappy loin du Métro !… Si seulement Elisa ne les repérait pas.
Mais la musique s’arrêta. Elle les vit et s’avança vers eux. Clyde se plongea dans sa bière. Pappy sourit à Elisa.
— Comment va ta femme ? demanda-t-elle, comme de bien entendu.
— J’espère qu’elle va.
Elisa, que le Ciel la bénisse, n’insista pas.
— Tu veux danser ? Ton disque, il n’a pas été cassé depuis le temps. Vingt-deux Straight.
L’agile Pappy était déjà debout.
— On va en étrenner un autre.
Très bien, songeait Clyde, très bien. Et là-dessus, voilà que se pointe l’aspirant Johnny Contango, adjoint au contrôle des avaries, en civil.
— Quand c’est qu’on va la voir réparée, cette hélice, Johnny ?
Oui, Johnny, parce que cet officier-là, c’était un ancien bonnet blanc qu’on avait envoyé à l’école de maistrance et qui s’était trouvé ensuite en face de l’éternelle alternative : persécuter ceux qui naguère avaient été ses égaux ou continuer à fraterniser, et merde pour l’uniforme, et qui avait choisi la seconde solution. Il avait peut-être même été un peu loin dans cette résolution, car il piétinait le règlement à tout propos : volant un vélo à Barcelone, incitant l’équipage à prendre un bain de minuit impromptu à la descente de la Flotte au Pirée. On ne sait trop comment, peut-être à cause de la tendresse du capitaine Lych pour les incorrigibles, il avait échappé à la cour martiale.
— J’ai de plus en plus de remords au sujet de cette hélice, déclara Johnny Contango. Je viens de me tirer en douce d’une sauterie tout ce qu’il y a d’empesé, au club des officiers britanniques. Tu connais la dernière astuce ?… Buvons encore un coup, vieille branche, en attendant de nous faire la guerre.
— Je pige pas, dit Clyde.
— Au Conseil de sécurité, on a voté avec la Russie contre la France et l’Angleterre, pour cette histoire de Suez.
— Pappy, il a dit que les Limeys, ils vont nous kidnapper.
— Va savoir.
— Et cette hélice, alors ?
— Bois ta bière, Fat Clyde.
Si Johnny Contango avait des remords au sujet de l’hélice esquintée, ce n’était pas tellement sur le plan de la politique mondiale. C’était un sentiment intime de culpabilité qui, comme le devinait Fat Clyde, le troublait plus qu’il n’aurait voulu le montrer. Il avait été officier de veille, cette nuit-là, lorsque le vieux Scaffold avait heurté on ne sait trop quoi, une épave submergée, un bidon d’essence, en traversant le détroit de Messine. Les gars du radar avaient été trop occupés à surveiller une flottille nocturne de bateaux de pêche qui avaient emprunté la même route pour remarquer l’objet en question, si tant est qu’il fût émergé. Les vents, les courants et le pur hasard les avaient donc poussés là, pour faire réparer l’hélice en question. Mais le ciel seul savait ce que la Méd’ avait poussé sur le chemin de Johnny Contango. Dans le rapport, la chose figurait sous le nom de « spécimen marin de nature hostile » ; et depuis on avait fait des gorges chaudes au sujet de ce mystérieux poisson, mastiqueur d’hélices ; mais Johnny avait toujours le sentiment que la chose était arrivée par sa faute. La marine avait plus tendance, en effet, à mettre en cause un être vivant (appartenant, de préférence, à l’espèce humaine et nanti d’un numéro matricule) que d’invoquer le destin. Poisson ? Sirène ? Scylla… Charybde… quoi ? Va savoir combien de ces monstres femelles recèle la Méd’.
— Bouaff.
— C’est Pinguez, je parie, dit Johnny sans se retourner.
— Ouais.
Le patron avait surgi et s’était planté, féroce, au-dessus de Pinguez, l’aspirant cambusier, en braillant : « SP ! SP ! » sans résultat. Pinguez assis par terre essayait en vain de dégobiller.
— Pauvre Pinguez, dit Johnny. Il a été vite.
Sur la piste, Pappy en avait sué une douzaine et ne semblait pas près de s’arrêter.
— On devrait le foutre dans un taxi, dit Fat Clyde.
— Où est Baby Face ?
C’était Falange, de la machine, le copain de Pinguez. Pinguez, étalé maintenant, entre les pieds de la table, avait commencé à parler tout seul, en philippin. Un barman s’était approché avec, dans un verre, un liquide sombre et pétillant. Baby Face Falange, portant selon son habitude un mouchoir noué autour de la tête, se joignit au groupe qui entourait Pinguez. Quelques matelots britanniques observaient la scène avec intérêt.
— Allez, bois ça, dit le barman.
Pinguez souleva la tête et se tourna, bouche ouverte, vers la main du barman. Le barman pigea le coup et ramena vivement sa main : les dents éclatantes de Pinguez claquèrent sur du vide. Johnny Contango s’agenouilla près du cambusier.
— Andale, gars, dit-il avec douceur, en soulevant la tête de Pinguez. (Pinguez le mordit au bras.) Lâche-moi. (Tout aussi doucement.) C’est une chemise Hathaway, je veux pas qu’un cabron, il dégobille dessus.
— Falange ! gueula Pinguez, en traînant sur les a.
— Vous l’entendez, dit Baby Face. C’est tout ce qu’il trouve à dire sur la plage arrière, et j’en ai plein le cul.
Johnny prit Pinguez sous les aisselles ; Fat Clyde, plus nerveux, lui souleva les jambes. Ils le portèrent dans la rue, trouvèrent un taxi, le chargèrent et l’expédièrent.
— Va la retrouver, la grosse maman grise, dit Johnny. Allez ! Tu veux qu’on essaie l’Union Jack ?
— Je devrais garder un œil sur Pappy. Tu sais bien.
— Je sais. Mais il est bien occupé à danser.
— Du moment qu’il ne se pointe pas au Métro, dit Fat Clyde.
Sans se presser, ils parcoururent les trois cents mètres qui les séparaient de l’Union Jack. A l’intérieur, Antoine Zippo, chef des bouteilles de la deuxième division, et Nasty Chobb, le boulanger, qui périodiquement mettait du sucre à la place du sel dans les tartes matinales pour décourager les voleurs, avaient pris possession non seulement de l’estrade des musiciens, au fond de la salle, mais, respectivement, d’une trompette et d’une guitare et, maintenant, modulaient Route 66, avec respect.
— C’est plutôt calme, dit Johnny Contango.
Réflexion prématurée, car le jeune et rusé Sam Mannaro, un homme de pont, était, à ce moment même, en train de filer de l’alun dans le demi d’Antoine, posé sur le piano, hors de sa surveillance.
— Les SP vont pas chômer, ce soir, dit Johnny. Comment ça se fait qu’il soit sorti, Pappy, tout d’un coup ?
— Moi, ces trucs-là, j’y connais rien, dit Clyde, avec une certaine brusquerie.
— Excuse-moi. Je me suis bien demandé aujourd’hui, sous la pluie, comment ça se fait que j’arrive à allumer une cigarette grand modèle sans qu’elle soit mouillée.
— Oh, je crois qu’il aurait mieux fait de rester à bord, dit Clyde, mais nous, tout ce qu’on peut faire, c’est de surveiller cette fenêtre.
— T’as raison, dit Johnny Contango, en aspirant sa bière avec bruit.
Un cri dans la rue.
— V’là pour ce soir ! dit Johnny. En voilà un toujours !
— Elle est mauvaise, cette rue.
— Au début de tout ce fourbi, en juillet, on comptait un mec buté par nuit, dans le Boyau. En moyenne. Va savoir combien il y en a maintenant.
Là-dessus, arrivèrent deux commandos, cherchant un endroit où s’asseoir. Ils jetèrent leur dévolu sur la table de Clyde et de Johnny.
David et Maurice étaient leurs noms, et ils partaient pour l’Égypte le lendemain.
— On sera sur place pour agiter les mouchoirs et pour vous souhaiter la bienvenue, quand vous autres, vous entrerez au port.
— Si tant est qu’on y entre, dit Johnny.
— Le monde, il déraille, dit David.
Ils avaient beaucoup bu, mais tenaient bien le coup.
— Ne comptez pas sur nous avant la fin des élections, fit Johnny.
— Ah ! c’est donc ça.
— L’Amérique, elle reste assise sur son cul, et pour la même raison, notre bateau, il reste lui aussi assis sur son cul. Courants contraires, mouvements sismiques, objets inconnus dans la nuit. Mais on peut pas s’empêcher de penser que c’est la faute à quelqu’un.
— Le joli ballon, dit Maurice, il est lâché.
— Vous savez qu’un mec s’est fait descendre, juste comme on entrait ici, dit Johnny, mélodramatique.
— Y en aura d’autres qui se feront descendre en Égypte, dit Maurice. Et moi, ça me déplairait pas qu’on harnache quelques MP, combinaison parachute et tout le toutim, et qu’on les pousse dans la trappe. C’est eux qui en veulent. Pas nous.
— Mais j’ai mon frère qui est à Chypre et je ne m’en remettrais jamais, s’il y arrivait le premier.
Les commandos les battirent d’une tournée. Johnny, qui n’avait jamais parlé avec quelqu’un qui risquait de mourir dans la semaine, avait la curiosité quelque peu morbide. Clyde, qui connaissait ça, était seulement malheureux.
Le groupe, sur l’estrade, ayant terminé avec Route 66, avait enchaîné sur Tous les jours j’ai le Blues. Antoine Zippo qui, l’année précédente, s’était fait péter une veine jugulaire dans une formation de la marine basée à Norfolk, et qui maintenant semblait parti pour faire péter les deux, fit une pause, secoua la bave de son embouchure et prit sa bière sur le piano. Il paraissait tout échauffé et tout en nage, comme doit l’être un trompette payé au mois et prédisposé au suicide. Les propriétés de l’alun, néanmoins, étant ce qu’elles sont, l’inévitable se produisit.
— Etch, dit Antoine Zippo, en reposant d’un geste violent la bière sur le piano.
Il regarda autour de lui, l’air mauvais. Sa lèvre, déjà, était attaquée.
— Sam le loup-garou, dit Antoine, c’est le seul tordu ici qui peut se procurer de l’alun.
Il avait du mal à articuler.
— V’là Pappy qui se tire, dit Clyde, en empoignant son bonnet.
Antoine Zippo bondit de l’estrade, comme un puma, pour atterrir, pieds en avant, sur la table de Sam Mannaro. David se tourna vers Maurice.
— Si seulement les yankees, ils gardaient leur énergie pour Nasser.
— Quand même, dit Maurice, c’est un bon entraînement.
— Tu as mille fois raison, modula David d’une voix sucrée. On y va, vieille branche ?
— Allez, hop !
Les deux commandos s’ouvrirent un chemin dans la mêlée qui s’était formée autour de Sam.
Clyde et Johnny furent les seuls à prendre la direction de la porte. Tous les autres voulaient se joindre à la bagarre. Il leur fallut cinq minutes pour gagner la rue. Derrière eux, ils entendaient des bruits de verre cassé et de chaises renversées. Pappy Hod avait disparu. Clyde baissa la tête :
— Je crois qu’on a plus qu’à y aller, au Métro.
Ils prirent tout leur temps, ni l’un ni l’autre n’étant très pressé d’assumer la corvée nocturne qui leur incombait. Pappy était un pochard bruyant et impitoyable. Il exigeait de ses gardes du corps des témoignages de sympathie, qu’ils ne manquaient jamais de lui donner, bien sûr, et cela rendait leur tâche d’autant plus pénible.
Ils passèrent une ruelle. Devant eux, sur un mur nu, tracé à la craie, un Kilroy était ainsi figuré :
avec, de part et d’autre, les deux expressions les plus courantes de l’anxiété britannique en temps de crise : PÉTROLE MANQUE POURQUOI ? et HALTE A LA MOBILISATION.
— Le pétrole manque, tu parles, dit Johnny Contango. On est en train de faire sauter des raffineries de pétrole dans tout le Moyen-Orient.
Nasser, en effet, semblait avoir, dans un discours à la radio, préconisé une sorte de sabotage économique.
Kilroy était sans doute le seul spectateur objectif de La Valette, ce soir-là. D’après la légende la plus répandue, il avait pris naissance en Amérique, juste avant la guerre, sur une palissade ou sur le mur d’un urinoir. Plus tard, il devait surgir partout où passaient les troupes américaines : sur les fermes françaises, sur les réduits en béton de l’Afrique du Nord, sur les cloisons des transports de troupes dans le Pacifique. On ne sait trop pourquoi, on le catalogua comme jocrisse ou tocard. Son nez ridicule était exposé à toutes sortes d’outrages : par le poing, par le shrapnel, par la machette. Avec, peut-être, des allusions à sa débilité virile et une vague tendance à la castration, bien que de tels concepts fussent inévitables dans un climat psychologique inspiré par les latrines (autant que par Freud).
Mais tout cela n’était que faux-semblant. Kilroy, autour de l’année 1940, était déjà chauve, et d’âge mûr. Ses véritables origines étant tombées dans l’oubli, il était capable de s’insinuer dans un univers humain en gardant un silence de jocrisse sur ce qu’avait été sa jeunesse aux boucles blondes. C’était un déguisement admirablement efficace, une métaphore. Car, à vrai dire, Kilroy avait vu le jour sous la forme du filtre passe-bande, ci-dessous :
Inanimé. Mais ce soir-là, Grand Maître de La Valette.
— Les Jumeaux farceurs, dit Clyde.
Tournant l’angle de la rue, au petit trot, étaient apparus Dahoud (celui-là même qui avait dissuadé le petit Ploy de piquer une tête par-dessus bord) et Leroy Tongue, le cambusier nabot, tous deux armés de matraques et portant des brassards SP. On aurait dit un numéro comique, car Dahoud était une fois et demie plus grand que Leroy. Clyde connaissait à peu près leur méthode pour faire régner la paix. Leroy montait d’un bond sur les épaules de Dahoud et, perché à califourchon, faisait pleuvoir une averse pacificatrice sur les têtes et les épaules des cols bleus turbulents, pendant que Dahoud répandait son influence apaisante un peu plus bas.
— Regardez ! gueula Dahoud. On peut faire ça en plein galop !
Leroy ralentit et obliqua derrière son compagnon qui courait toujours.
— Hop hop hop, dit Dahoud. Yo.
Et aussitôt, sans couper son élan, Leroy s’éleva en l’air, s’accrocha au grand col de son équipier, pour bientôt chevaucher ses épaules, façon jockey.
— Hue, bourrin ! brailla Leroy ; et les voilà partis à fond de train vers l’Union Jack.
Un petit détachement de fusiliers marins, marchant au pas cadencé, déboucha d’une rue latérale. Un jeune campagnard blond, à la physionomie candide, scandait le rythme d’une voix inintelligible. En passant devant Clyde et Johnny, il rompit un instant la cadence pour demander :
— C’est quoi, ce chahut qu’on entend ?
— Barouf, dit Johnny, à l’Union Jack.
— En avant !
Rentré dans le rang, le petit gars commanda à sa colonne : « Gauche ! » et, docilement, ses hommes mirent le cap sur l’Union Jack.
— On est en train de rater toute la rigolade, gémit Clyde.
— Y a Pappy.
Ils pénétrèrent au Métro. Pappy était installé à une table avec une barmaid qui ressemblait à Paola, mais en plus vieux et en plus gras. C’était lamentable à voir. Il était en train de faire son petit numéro de Chicago. Ils attendirent qu’il en eût terminé. La barmaid, indignée, se leva et s’en fut en se dandinant. Pappy utilisa le mouchoir pour s’essuyer la figure, qui était en sueur.
— Vingt-cinq tours de danse, déclara-t-il en les voyant approcher. J’ai battu mon propre record.
— Il y a une belle bagarre à l’Union Jack, suggéra Clyde. Ça te dit rien de voir ça, Pappy ?
— Et si on allait à ce bordel qu’il nous a parlé, le chef mécanicien du Hank, à Barcelone ? On pourrait essayer de le retrouver…
Pappy hocha la tête.
— Vous devriez le savoir, les gars, c’est ici que je voulais aller, et nulle part ailleurs.
C’est ainsi qu’elles commencent, ces vigiles. Ayant donc manifesté leur résistance symbolique, Clyde et Johnny enfourchèrent des chaises de part et d’autre de Pappy et se résignèrent à boire autant que lui, tout en restant plus lucides.
Le Métro évoquait un pied-à-terre aristocratique, qui aurait été affecté à des fins médiocres. La piste de danse et le bar se trouvaient au haut d’un escalier de marbre, large et incurvé, flanqué de statues dans leurs niches : des statues de chevaliers, de dames et de Turcs. Elles donnaient une telle impression de mouvement suspendu qu’on ne pouvait douter que, vienne l’heure du hibou, parti le dernier matelot, éteinte la dernière ampoule, elles allaient se dégeler, quitter leur piédestal et monter majestueusement sur la piste de danse, portant avec elles leur propre lumière : la phosphorescence marine. Et là former des quadrilles et danser jusqu’à l’aube, dans un absolu silence ; sans musique ; leurs pieds de pierre effleurant à peine les lames de bois.
Le long des murs poussaient, dans de grandes urnes de pierre, des palmiers et des poincianas. Sur le tapis rouge de l’estrade était installé un petit orchestre de jazz-hot : violon, trombone, saxo, trompette, guitare, piano, batterie. Pour le moment, ils jouaient C’est magnifique, dans le style New Orleans, tandis qu’un commando d’un mètre quatre-vingt-quinze exécutait un jitterburg avec deux barmaids à la fois, et que trois ou quatre de ses amis, sur le bord de la piste, battaient des mains et les encourageaient de la voix. Ce n’était pas tant l’influence de Dick Powell, le marine chantant d’Amérique, en train de moduler Sallie and Sue don’t be blue ; c’était plutôt le sens des attitudes traditionnelles qui (semble-t-il) est latent dans la semence de tout Anglais : un chromosome loufoque de plus, qui s’ajoute au thé de cinq heures et au respect de la Couronne ; là où les Yankees voient une nouveauté et un prétexte pour monter une comédie musicale, les Anglais voient l’Histoire, et Sally et Sue ne sont que circonstances fortuites.
Le lendemain, au petit matin, les hommes de pont allaient sortir dans la lumière blafarde des feux du port et chercher à repérer un tel ou un tel, au milieu des rangées de bérets verts. Et la soirée d’avant, c’est la fête du cœur, les joyeuses barmaids qu’on lutine dans les coins d’ombre, et encore une chopine et encore une pipe dans la salle des adieux préfabriquée ; la version deuxième classe du grand bal du samedi, veille de Waterloo. Il y avait une façon, d’ailleurs, de reconnaître ceux qui partaient le lendemain : quand ils sortaient, ils ne se retournaient pas.
Pappy se saoula, il se saoula abominablement et entraîna ses deux gardiens dans un passé personnel que ni l’un ni l’autre ne souhaitait explorer. Ils durent subir un compte rendu minutieux de son bref mariage : les cadeaux qu’il lui avait donnés, les endroits qu’ils avaient visités, les petits plats, les bontés. Vers la fin, la moitié de son récit ne fut plus qu’une confusion de sons : il divaguait. Mais ils ne demandaient pas à être éclairés. Ils ne demandaient rien, non pas tant à cause de l’embarras de la langue, alourdie par le tord-boyaux, que d’un enchifrènement-par-induction des cavités nasales. Si délicate était la sensibilité de Fat Clyde et de Johnny Contango.
Mais c’était, à Malte, la perm’ de Cendrillon ; et, bien que le temps du pochard soit ralenti, il ne s’arrêta pas.
— Allez, dit enfin Clyde, en se levant tant bien que mal, il va être l’heure.
Pappy eut un sourire triste et s’écroula au bas de sa chaise.
— On va chercher un taxi, dit John. On le ramènera en taxi.
— Vingt dieux, il est tard !
Ils étaient les derniers Américains à quitter le Métro. Les Anglais, très calmes, étaient occupés à faire leurs adieux, à ce secteur tout au moins de La Valette. Après le départ des hommes du Scaffold, la soirée avait pris une allure plus compassée.
Clyde et Johnny arrimèrent Pappy sur leurs épaules, lui firent descendre les marches, sous le regard chargé de reproche des chevaliers, et le sortirent dans la rue.
— Hé, taxi ! braillait Clyde.
— Pas de taxis, dit Johnny Contango. Tous partis. Bon sang, ce qu’elles sont grosses, les étoiles !
Clyde voulut discuter :
— Tu vas me laisser faire, dit-il. Toi, t’es un officier. Tu peux pas rester dehors toute la nuit.
— Qui c’est qui a dit que je suis un officier ? Je suis un bonnet blanc, moi ! Ton frère. Le frère de Pappy. Le gardien de mon frère.
— Taxi. Taxi. Taxi.
— Le frère du Limey, le frère de tout un chacun. Qui c’est qui a dit que je suis officier ? Le Congrès. Je suis officier et gentleman par décision du Congrès. Et le Congrès, il veut même pas intervenir à Suez pour donner un coup de main aux Limeys. Et là, ils ont tort. Et pour moi, ils ont tort aussi.
— Paola ! gémit Pappy et il piqua du nez.
Ils l’empoignèrent. Son bonnet blanc avait depuis longtemps disparu. Sa tête pendait et ses cheveux lui tombaient dans les yeux.
— Pappy qui devient chauve, dit Clyde. J’ai jamais remarqué.
— On remarque jamais ces choses-là tant qu’on s’est pas saoulé.
Ils avancèrent d’un pas lent et incertain, le long du Boyau, appelant un taxi à grands cris. Aucun ne se présenta. La rue avait un air de silence, mais ce n’était qu’un air. Non loin, au flanc de la colline qui monte vers Kingsway, ils entendaient de petites explosions sèches. Et la voix d’une grosse foule au prochain croisement.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Johnny. La révolution ?
Mieux que ça : c’était la grande explication entre quelque deux cents Royal Commandos et une trentaine de marins du Scaffold.
Clyde et Johnny, traînant Pappy, bouclèrent le coin de la rue, jusqu’aux abords de la chose.
— Oho, fit Johnny.
Le bruit réveilla Pappy, qui se mit à appeler sa femme. Quelques ceintures pendillaient au bout des bras, mais il n’y avait ni bouteilles de bière brisées, ni couteaux de quartier-maître. Tout au moins on n’en voyait pas. Ou pas encore. Dahoud, adossé au mur, faisait face à vingt Commandos. Par-dessus son biceps gauche, un autre Kilroy regardait la scène, sans avoir autre chose à dire que : « Américains canent, pourquoi ? » Leroy Tongue devait être quelque part, à ras de terre, en train de cogner sur des tibias avec sa matraque.
Un projectile rouge et grésillant décrivit un arc dans l’air, atterrit près du pied de Johnny et éclata.
— Des pétards, dit Johnny qui d’un bond couvrit un bon mètre.
Clyde avait fui, lui aussi, et Pappy, ayant perdu son soutien, s’abattit sur le pavé.
— Faut le sortir de là, dit Johnny.
Mais leur chemin était barré par des marines, survenus par-derrière.
— Hé, Billy Eckstine, gueulaient les Commandos face à Dahoud, Billy Eckstine, chante-nous une chanson !
Une volée de pétards explosèrent quelque part, sur la droite. La plupart des explications à coups de poing n’avaient encore lieu qu’au centre de l’attroupement. Surtout de la bousculade, des coups de coude, de la curiosité à la périphérie. Dahoud ôta son bonnet, se redressa et se mit à chanter Je n’ai d’yeux que pour toi. Les Commandos en furent comme pétrifiés. Très loin, au bout de la rue, retentit un sifflet de police. Au milieu de la foule, il y eut un bruit de verre brisé. Il fit refluer des vagues humaines et concentriques. Deux ou trois marines trébuchèrent en reculant et s’écroulèrent sur Pappy, toujours étendu sur le sol. Johnny et Clyde s’avancèrent pour lui porter secours. Quelques matelots s’avancèrent pour prêter la main aux fusiliers marins effondrés. Aussi furtifs que faire se pouvait, Clyde et Johnny soulevèrent leur protégé, l’empoignant chacun par un bras, et s’en furent à pas de loup. Derrière eux, fusiliers marins et matelots se colletaient.
« Les flics ! » brailla quelqu’un. Une demi-douzaine de bombes algériennes partirent. Dahoud acheva sa chanson. Bon nombre de Commandos applaudirent.
— Maintenant, tu nous chantes Je demande pardon !
— Laquelle donc ? (Dahoud se gratta la tête.) Celle qui dit : Si j’ai brisé ton cœur, piétiné ton bonheur, je demande pardon !
— Bravo, Billy Eckstine ! criaient-ils.
— Ça non, mon gars, déclara Dahoud. Moi, je demande pardon à personne.
Les Commandos se mirent en posture de combat. Dahoud étudia la situation, puis, brusquement, brandit un bras énorme au-dessus de sa tête.
— C’est bon, les militaires, formez les rangs, maintenant. Et en route !
On ne sait trop pourquoi, ils s’agitèrent, formèrent les rangs tant bien que mal.
— Ouais, fit Dahoud avec un grand sourire. Demi-tour, droite !
Et ils firent demi-tour.
— Ça va, les hommes. En avant, marche !
Le bras s’abaissa et les hommes s’ébranlèrent. Au pas cadencé. Kilroy regardait cela sans rien exprimer. Surgi de nulle part, Leroy Tongue ferma la marche.
Clyde, Johnny et Pappy Hod s’extirpèrent de la mêlée, bouclèrent promptement le coin et se mirent à escalader laborieusement la colline de Kingsway. A mi-chemin, ils furent dépassés par le détachement de Dahoud. Celui-ci, scandant la cadence, chantant la cadence comme un blues. Pour autant qu’on pouvait savoir, il les ramenait tous au pas de gymnastique à leurs respectifs transports de troupes. Un taxi stoppa à hauteur du trio.
— Suivez ce peloton, dit Johnny.
Ils s’empilèrent dans la voiture. Le taxi avait un toit ouvrant ; alors, bien entendu, avant même qu’il eût atteint Kingsway, trois têtes avaient émergé à travers le toit. Tout en rampant derrière les Commandos, ils se mirent à chanter :
Qui c’est, la petite bête immonde
Qui tous les jours en redemande ?
M-I-N-E-T M-A-O-U-S.
Un héritage de Pig Bodine qui, tous les soirs, religieusement, allait regarder ce programme spécial et enfantin à la télévision du mess, quand le bateau était à l’escale ; qui avait distribué à tous les cuisiniers du bord des oreilles noires à pinces, achetées à ses frais, et qui avait composé sur la chanson-thème du spectacle une parodie obscène, dont la fantaisie orthographique ci-dessus était le passage le moins scabreux. Les Commandos des derniers rangs demandèrent à Johnny de leur en enseigner les paroles. Il le fit et reçut en échange un quart de whisky irlandais, dont le propriétaire jura qu’il ne pourrait le terminer avant l’appareillage, prévu pour le lendemain matin. (A ce jour, la bouteille est conservée par Johnny Contango, non débouchée. Personne ne sait pour quelle raison il la garde.)
L’étrange procession se traîna le long de Kingsway jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par un camion à bestiaux anglais, un lorry. Les Commandos y grimpèrent, remercièrent tout le monde pour cette chouette soirée et, dans un grondement, disparurent à jamais. Dahoud et Leroy montèrent, fourbus, dans le taxi.
— Billy Eckstine, sourit Dahoud. Ma parole !
— Faut qu’on y retourne, dit Leroy.
Le chauffeur fit demi-tour au milieu de la rue et ils s’en retournèrent vers la scène de la bagarre générale. Quinze minutes s’étaient à peine écoulées, mais la rue s’était vidée. Le calme : plus de pétards, plus de cris : rien.
— Ça, par exemple ! dit Dahoud.
— On croirait qu’il n’y a rien eu, dit Leroy.
— Au port, commanda Clyde au chauffeur. Au bassin de radoub aussi. C’est le baquet américain qui porte des marques de dents, l’a été attaqué par un poisson mâchouilleur d’hélice.
Sur tout le trajet, jusqu’au port, Pappy ronfla.
La perm’ avait expiré depuis une heure déjà quand ils arrivèrent. Les deux SP bondirent, longèrent les rangées de latrines, franchirent la passerelle. Clyde et Johnny, avec Pappy entre eux, restèrent en arrière.
— Eh bien, tout ça, ça ne valait pas le coup, déclara Johnny, amer.
Deux silhouettes, l’une épaisse, l’autre mince, étaient appuyées au mur des latrines.
— Allez, viens, fit Clyde à Pappy, sur le mode encourageant. Plus que quelques pas…
Nasty Chobb les dépassa au galop, coiffé d’un béret de marin anglais, qui portait, imprimé sur le ruban, le nom HMS Ceylon. Les silhouettes brumeuses se détachèrent du mur des latrines et s’avancèrent. Pappy trébucha.
— Robert, dit-elle.
Ce n’était pas une question.
— Salut, Pappy, dit l’autre.
— Qui c’est ? dit Clyde.
Johnny s’arrêta pile, et Clyde, emporté par l’élan, entraîna Pappy, si bien qu’il vint s’arrêter face à la femme.
— Qu’on me fasse tremper dans le café du mess ! dit Johnny.
— Pauvre Robert…
Mais elle l’avait dit avec douceur, elle souriait, et eussent-ils été moins saouls, Johnny et Clyde en auraient chialé comme des mômes. Pappy agita les bras :
— Allez, devant, leur dit-il. Je peux tenir debout. Je vous rejoins.
De la plage arrière parvenait le bruit d’une discussion entre Nasty Chobb et l’officier de garde.
— Comment ça : « va-t’en », braillait Nasty.
— Sur ton béret, c’est marqué HMS Ceylon, Chobb.
— Alors.
— Alors que veux-tu que je te dise ? Tu t’es gouré de bateau.
— Profane, dit Pappy. T’es revenu. Je pensais bien que tu reviendrais.
— Pas moi, dit Profane. Elle.
Il s’éloigna, pour attendre à l’écart. S’adossa au mur des latrines, hors de portée de la voix, les yeux sur le Scaffold.
— Hello, Paola, dit Pappy. Sahha.
Il y a les deux sens dans ce mot.
— Tu…
— Tu…
Simultanément. Il lui fit signe de parler.
— Demain, dit-elle, tu auras la gueule de bois, et tu croiras, sans doute, que ce n’est pas arrivé. Que la gnole du Métro vous donne des visions, en plus de la grosse tête. Mais je suis vraie, et je suis là, et si t’es aux arrêts…
— Je peux me fabriquer une perme.
— … ou expédié en Égypte ou ailleurs, ça n’a pas d’importance. Parce que je serai rentrée à Norfolk avant toi, et je serai sur le quai. Avec les autres femmes. Mais j’attends ce moment-là pour t’embrasser et même pour te toucher.
— Et si je peux descendre à terre ?
— Je ne serai pas là. On va faire comme ça, Robert. (Son visage était si las, dans la lumière blanche et éparse des feux de la passerelle !) C’est mieux ainsi, c’est plus comme ça aurait dû être. Tu es parti en mer une semaine après que je t’eus quitté. On n’aura donc perdu qu’une semaine. Et tout ce qui s’est passé entre-temps n’est qu’une histoire de matelot. Je serai là à Norfolk, fidèle, je serai là, en train de tisser. Je vais tisser une belle histoire pour toi, comme cadeau de retour.
— Je t’aime.
Ce fut tout ce qu’il trouva à dire. Il avait répété cela soir après soir à une cloison d’acier et à la mer sans fin, derrière la cloison.
Des mains blanches s’élevèrent, palpitèrent au-delà de son visage.
— Tiens. Pour le cas où tu penserais demain que ce n’était qu’un rêve.
Ses cheveux se répandirent sur ses épaules. Elle lui tendit un peigne d’ivoire. Cinq Limeys crucifiés, cinq Kilroys, eurent un bref regard pour le ciel de La Valette, avant d’être empochés par Pappy.
— Ne le perds pas dans une partie de poker. Ça fait longtemps que je l’ai.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
— On devrait être rentrés début décembre.
— Je t’embrasserai à ce moment-là, pour te souhaiter bonne nuit.
Elle sourit, recula, pivota, disparut.
Pappy s’en fut d’un pas tranquille, le long des latrines, sans se retourner. Le drapeau américain, brocheté par les faisceaux des projecteurs, battait mollement, très haut au-dessus des têtes. Bientôt Pappy entreprenait la traversée de la longue passerelle pour rejoindre la plage arrière, avec l’espoir d’être un peu dessaoulé au bout du parcours.
De leur voyage-éclair à travers le continent européen dans une Renault volée ; de la nuit que passa Profane dans une prison génoise, la police ayant cru reconnaître en lui un gangster américain ; de la cuite qu’ils prirent en Ligurie et qui dura bien au-delà de Naples ; de l’arbre de transmission qu’ils perdirent dans les faubourgs de cette ville et de leur séjour d’une semaine à Ischia, en attendant que la réparation fût faite, dans une villa en ruine, occupée par des amis de Stencil (un moine depuis longtemps défroqué, du nom de Fenice, qui consacrait son temps à l’élevage de scorpions géants dans des cages de marbre qu’avaient utilisées autrefois les Romains de haute naissance pour châtier leurs jeunes concubins et concubines, et le poète Cinoglossa qui, pour son malheur, était à la fois pédéraste et épileptique) à flâner sans objet dans une chaleur intempestive et dans un paysage de marbre lézardé par les tremblements de terre, de pins fendus par la foudre, de mer ridée par un mistral expirant ; de leur arrivée en Sicile et de leurs ennuis avec des bandits indigènes sur une route de montagne (dont Stencil sut les tirer en racontant aux brigands d’obscènes plaisanteries siciliennes et en leur donnant du whisky) ; de la journée de traversée Syracuse-La Valette, sur le vapeur Étoile de Malte, de Laferla, au cours de laquelle Stencil perdit cent dollars et une paire de boutons de manchettes dans une partie de stud-poker, le gagnant étant un ecclésiastique à la figure suave qui se faisait appeler Robin Petitpoint ; et du silence obstiné de Paola à travers toutes ces péripéties, il y avait peu de choses qui pour eux valût la peine d’être retenu. Malte seule les tirait à elle, poing fermé sur une ficelle de yo-yo.
Ils débarquèrent à La Valette, transis, bâillant sous la pluie. Ils se firent conduire au logement de Maijstral sans impatience ni souvenirs, en apparence tout au moins, apathiques et moroses comme la pluie. Maijstral les accueillit calmement. Paola allait rester avec lui. Stencil et Profane avaient eu l’intention de coucher à l’hôtel Phœnicia ; mais, à deux shillings huit par jour, l’agile Robin Petitpoint se rappela à leur mémoire. Ils optèrent pour une maison meublée près du pont.
— Et maintenant ? dit Profane en jetant dans un coin un sac de marin.
Stencil réfléchit longtemps.
— J’aime bien, dit Profane, mener la bonne vie à vos frais. Mais c’est vous et Paola qui m’avez chambré pour me faire venir.
— Commençons par le commencement, dit Stencil. (La pluie avait cessé, il était nerveux.) Voir Maijstral, voir Maijstral.
Il y alla, voir Maijstral ; mais seulement le lendemain, et après une explication avec la bouteille de whisky, entrevue qui dura toute la matinée et s’acheva par la défaite de la bouteille. Il s’en fut à pied vers la bâtisse en ruine où se trouvait la chambre de Maijstral, dans la grisaille lumineuse de l’après-midi. La lumière semblait s’attacher à ses épaules comme une pluie fine. Ses genoux tremblaient.
Mais parler à Maijstral était chose aisée.
— Stencil a vu la confession que vous avez écrite pour Paola.
— Alors vous savez, dit Maijstral. Si j’ai vu le jour, c’est uniquement grâce aux bons offices d’un certain Stencil.
Stencil laissa pendre la tête :
— C’était peut-être son père.
— Auquel cas, nous serions frères.
Il y avait du vin, ce qui facilitait les choses. Stencil parla jusque tard dans la nuit, mais d’une voix qui semblait vouloir se briser à chaque instant, comme si là, enfin, il défendait sa propre vie. Maijstral l’écoutait dans un silence digne et attendait patiemment chaque fois que Stencil trébuchait.
Cette nuit-là, Stencil raconta à grands traits toute l’histoire de V., et vit renforcée une vieille appréhension. A savoir que tout cela se réduisait à la réapparition périodique d’une initiale et de quelques objets sans vie. A un certain point du récit de Mondaugen :
— Ah, dit Maijstral. L’œil de verre.
— Et vous (Stencil s’épongea le front), vous écoutez comme un prêtre.
— Vous m’avez intrigué. (En souriant.)
Et quand ce fut fini :
— Mais Paola vous a montré mon apologie. Qui est le prêtre ? Chacun de nous a entendu la confession de l’autre.
— Pas celle de Stencil, insista Stencil. Celle de V.
Maijstral haussa les épaules.
— Pourquoi êtes-vous venu ? Elle est morte.
— Il faut que je sache.
— Je ne pourrai jamais retrouver cette cave. Si je l’avais pu : la maison doit être reconstruite. La confirmation que vous cherchez serait enterrée profondément.
— Trop profondément déjà, chuchota Stencil. Stencil est, depuis longtemps, dépassé.
— J’étais désemparé.
— Mais pas dans un état à avoir des visions.
— Oh, sans doute pas ! D’abord, on regarde toujours vers l’intérieur, n’est-ce pas, pour voir ce qui manque. Le vide qu’une « vision » pourrait éventuellement combler. Mais moi, je n’étais que vide, et la gamme proposée à mon choix était bien trop vaste.
— Pourtant, vous veniez de…
— Je pensais à Elena, c’est certain. Oui. Les Latins, il faut qu’ils ramènent tout à la sexualité. La mort devient l’adultère, ou le rival, et l’on éprouve le besoin de voir au moins l’un de ses rivaux mouché… Mais moi, j’étais déjà assez abâtardi, voyez-vous, avant cela. Trop abâtardi pour connaître la haine ou le triomphe devant ce spectacle.
— La pitié, seulement. C’est bien cela ? D’après le texte, tout au moins, que Stencil a lu. Qu’il a interprété. Comment peut-il…
— Une passivité, plutôt. L’immobilité caractéristique, peut-être bien, du rocher. L’inertie. J’ai dû retourner au rocher, non, pas retourner, j’ai dû réintégrer le rocher dans la mesure où cela m’était nécessaire.
La figure de Stencil s’éclaira au bout d’un moment et il changea de sujet.
— Une preuve. Peigne, soulier, œil de verre. Les enfants.
— Je ne faisais pas attention aux enfants. C’est votre V. que j’observais. Qu’ai-je vu des enfants ? Je n’aurais su reconnaître un seul visage. Non. Ils sont, peut-être, morts avant la fin de la guerre, ou ils ont émigré après. Essayez l’Australie. Tentez votre chance chez les prêteurs sur gages ou dans les boutiques de curiosités. Mais la solution qui consisterait à publier une annonce dans les messages personnels : « Toute personne ayant participé à la dislocation d’un prêtre… »
— Je vous en prie…
Le lendemain et les jours qui suivirent, il prospecta les inventaires des antiquaires, des prêteurs sur gages, des brocanteurs. Il rentra, un matin, pour trouver Paola en train de faire du thé sur le réchaud, à l’intention de Profane, pelotonné au fond du lit.
— La fièvre, dit-elle. Trop de gnole, trop de tout, à New York. Il n’a pas beaucoup mangé depuis que nous sommes là. Dieu sait où il mange, d’ailleurs. Et comment est l’eau, là où il va.
— Je m’en sortirai, croassa Profane. Dans le baba, Stencil !
— Il dit que vous lui en voulez.
— Ah misère ! dit Stencil.
Le jour suivant apporta à Stencil un encouragement momentané. Un commerçant nommé Cassar, en effet, connaissait un œil correspondant à la description de Stencil. La jeune femme habitait La Valette et son mari était mécanicien automobile dans le garage auquel Cassar confiait sa Morris. Il avait essayé par tous les moyens d’acquérir l’œil, mais la petite toquée refusait de s’en séparer. « Un souvenir », disait-elle.
Elle occupait un appartement dans un immeuble de rapport. Des murs de stuc, une rangée de balcons à l’étage supérieur. La lumière, ce jour-là, faisait comme un « brûlis » entre les blancs et les noirs : contours brouillés, flous. Le blanc était trop blanc, le noir trop noir. Stencil en avait mal aux yeux. Les couleurs étaient, pour ainsi dire, inexistantes, fondues, soit dans le blanc, soit dans le noir.
« Je l’ai jeté à la mer. » Les mains sur les hanches, pleine de défi. Il avait le sourire incertain. Où avait fui le charme de Sidney ? Au fond de la même mer, retour au propriétaire. La lumière pénétrait en diagonale par la fenêtre et tombait sur une coupe pleine de fruits (des oranges, des limettes), elle les décolorait et projetait à l’intérieur de la coupe une ombre noire. Il y avait, décidément, quelque chose qui n’allait pas avec la lumière. Stencil se sentait fatigué, incapable de poursuivre son entreprise (pas seulement celle du moment), ne souhaitant que de s’en aller. Il partit.
Profane, vêtu d’un peignoir fleuri et élimé de Fausto Maijstral, le teint blafard, mâchonnait le bout d’un vieux cigare. Il foudroya du regard Stencil. Stencil ne lui prêta aucune attention, se jeta sur le lit et dormit d’un sommeil profond pendant douze heures.
Il se réveilla à quatre heures du matin, et se rendit à pied, à travers une phosphorescence marine, chez Maijstral. L’aube se mit à filtrer, banalisant l’éclairage. Un chemin boueux à suivre et vingt marches à monter. Une lumière brûlait. Maijstral dormait, devant sa table.
— Ne me hantez pas, Stencil, bredouilla-t-il, encore ensommeillé et mal embouché.
— Stencil accepte bien le désagrément d’être hanté, chevrota Stencil.
Serrés l’un contre l’autre, ils prirent du thé dans des tasses ébréchées.
— Elle ne peut être morte, dit Stencil.
— On la sent dans la ville, cria-t-il.
— Dans la ville.
— Dans la lumière. C’est quelque chose dans la lumière.
— Si l’âme, hasarda Maijstral, est lumière. Est-ce une présence ?
— Au diable ce mot. Le père de Stencil, s’il avait eu de l’imagination, aurait pu l’employer.
Les sourcils de Stencil frémirent comme s’il allait pleurer. Il se tortillait sur son siège, l’air irrité, clignotait, tâtonnait dans ses poches en quête de sa pipe. Il l’avait laissée à la maison meublée. Maijstral tapota un paquet de Players. En allumant :
— Maijstral, Stencil s’exprime comme un idiot.
— Mais votre quête me fascine.
— Vous savez, il a composé une prière dans ses randonnées à travers la ville. Faite pour être récitée au rythme de ses pas. Destin, puisse Stencil avoir la force de ne pas s’attacher à l’une de ces misérables ruines, soit de son propre gré, soit sur quelque infime suggestion de Maijstral ! Fais qu’il ne s’en aille pas divaguer, une nuit, tout gothique, avec sa lanterne et sa pelle, pour exhumer une hallucination et être découvert enfin par les autorités publiques, maculé de boue, dément, et projetant autour de lui de futiles mottes de glaise.
— Allons, allons, marmonna Maijstral. Je me sens déjà assez gêné, dans la position où je me trouve.
Stencil aspira l’air trop brusquement.
— Non, je ne vais pas commencer un contre-interrogatoire. C’est fait depuis longtemps.
Maijstral le commença alors, et reprit l’étude de Stencil plus attentivement. Bien qu’en suspendant son jugement. Il avait pris de l’âge, suffisamment pour savoir que l’apologie écrite ne serait que le premier pas dans l’exorcisation de ce sentiment du péché qui s’accrochait à lui depuis 1943. Mais cette V. était sûrement plus que le sentiment du péché.
Les crises de plus en plus aiguës, à Suez, en Hongrie et en Pologne, les touchaient à peine. Maijstral, inquiet, comme tous les Maltais, du moindre sursaut du Ballon, était heureux de la diversion, Stencil, qui lui faisait oublier, un temps, les gros titres. Mais Stencil lui-même, qui semblait plus inconscient chaque jour (lorsqu’on le pressait de questions) de ce qui se passait dans le monde, renforça la théorie qui commençait à lui tenir à cœur, selon laquelle V. n’était qu’une obsession, tout compte fait, et que l’obsession est une serre chaude : température constante, sans vent, trop encombrée de végétation bicolore, de fleurs hors nature.
Stencil, en rentrant à la maison meublée, tomba au beau milieu d’une discussion orageuse entre Paola et Profane.
— Eh bien, va-t’en ! braillait-il.
Quelque chose vint s’écraser contre la porte.
— C’est pas à toi de décider ce que j’ai à faire, brailla-t-elle en réponse.
Stencil ouvrit la porte précautionneusement, parcourut du regard la pièce et reçut un oreiller à la figure. Les stores étaient tirés et il ne voyait que des figures brouillées : Profane encore penché pour esquiver un projectile, le bras de Paola balancé.
— Qu’est-ce qui se passe, nom de nom ?
Profane, accroupi comme un crapaud, lui lança un journal.
— Mon vieux bateau est dans le port.
Stencil ne pouvait voir que les blancs de ses yeux. Paola pleurait.
— Ah !
Stencil bondit vers le lit. Profane avait dormi sur le plancher. « Qu’ils s’en contentent », se dit Stencil, méprisant ; renifla et se laissa dériver dans le sommeil.
A la longue, l’idée lui vint de parler au vieux prêtre, le père Avalanche, qui, s’il fallait en croire Maijstral, vivait à La Valette depuis 1919.
A peine entré dans l’église, il comprit qu’une fois encore il avait perdu. Le vieux curé était à genoux devant la rampe des communiants. Des cheveux blancs sur la soutane noire. Trop vieux.
Plus tard, dans la maison du prêtre :
— Dieu fait attendre quelques-uns d’entre nous derrière d’étranges écluses, dit le père Avalanche. Savez-vous depuis combien de temps je n’ai pas tondu un meurtrier ?… Au moment du crime de la tour de Ghallis, l’année dernière, j’ai eu de l’espoir…
Il radota ainsi, en retenant la main réticente de Stencil, puis se mit à battre les buissons de la mémoire. Stencil tenta de l’orienter vers les troubles de juin.
— Je n’étais, à l’époque, qu’un jeunot, la tête pleine de mythes. Les chevaliers, n’est-ce pas… On ne peut venir à La Valette sans connaître les chevaliers, je crois toujours… (avec un petit gloussement), comme je croyais alors, qu’ils parcourent les rues, une fois le soleil couché. On ne sait où. Et je n’ai fait office d’aumônier, dans les vrais combats, que le temps nécessaire pour garder mes illusions sur Avalanche, chevalier en croisade. Maintenant, pour comparer Malte, telle qu’elle était en 1919, à leur Malte à eux !… Vous auriez dû consulter, je pense, mon prédécesseur ici, le père Fairing. Il est parti pour l’Amérique. Mais, à vrai dire, ce pauvre vieux, où qu’il soit, doit être mort à l’heure qu’il est.
Avec toute la courtoisie dont il savait faire preuve, Stencil prit congé du vieux prêtre, plongea dans le soleil et se mit à marcher. Une trop forte décharge d’adrénaline contractait ses muscles longs, précipitait sa respiration, accélérait son pouls. « Stencil doit marcher, dit-il à la rue. Marcher. »
Insensé Stencil : il n’était pas en forme. Il rentra à son pied-à-terre bien après minuit, à peine capable de se tenir debout. La chambre était vide.
« Ça boucle la boucle », marmonna-t-il. S’il s’agit bien du même Fairing. Et même si c’en était un autre, quelle importance ?… Une phrase (cela lui arrivait souvent lorsqu’il était épuisé) tournait sans relâche dans sa tête, à la limite de la conscience, à la limite du mouvement de la langue et de la lèvre : « Les événements semblent s’ordonner selon une sinistre logique », elle se répétait automatiquement, et Stencil la modifiait à chaque répétition, en mettant l’accent sur des mots différents (« les événements semblent » ; « semblent s’ordonner » ; « sinistre logique »), en les prononçant différemment, en changeant le ton de sa voix qui, de sépulcrale, devenait désinvolte ; encore et encore et encore. Les événements semblent s’ordonner selon une sinistre logique. Il trouva du papier et un crayon et se mit à écrire la phrase avec des écritures et des caractères différents. Profane le surprit pendant qu’il était en train.
— Paola s’est remise avec son mari, dit Profane qui s’effondra sur le lit. Elle va retourner en Amérique.
« Quelqu’un, marmonna Stencil, a donc retiré son épingle du jeu. » Profane geignait et remonta ses couvertures.
— Écoutez, dit Stencil. Vous voilà malade, maintenant ! (Il s’approcha de profane, tâta son front.) Une grosse fièvre, Stencil doit appeler un médecin. Qu’est-ce que vous étiez en train de foutre dehors, à pareille heure, de toute façon ?
— Non. (Profane se retourna sur le côté, tant bien que mal, chercha sous le lit, dans son sac de marin.) J’ai de l’APC. Une bonne suée et ça va passer.
Quelques instants, tous deux restèrent silencieux, mais Stencil était trop troublé pour garder ses pensées pour lui.
— Profane, dit-il.
— Dites-le au père de Paola. Si je suis venu, c’est juste histoire de faire un tour.
Stencil se mit à arpenter la pièce. Avec un éclat de rire :
— Stencil n’a plus très envie de vous croire.
Profane roula pesamment sur lui-même et leva sur Stencil un regard clignotant.
— V. est un pays de coïncidences, régi par le gouvernement du mythe. Dont les émissaires hantent les rues de ce siècle. Porc-Épic, Mondaugen, Stencil père, ce Maijstral, Stencil fils. L’un d’eux serait-il capable de créer une coïncidence ? Seule crée la Providence. Si les coïncidences sont réelles, Stencil n’aura pas rencontré l’Histoire, mais quelque chose de bien plus effrayant. Il a été donné à Stencil d’entendre, un jour, parler du père Fairing, apparemment tout à fait par hasard. Aujourd’hui, il a entendu encore ce nom, par ce qui ne peut être qu’intention.
— Je me demande, dit Profane, s’il s’agit du même père Fairing…
Stencil s’était figé et la gnole était ballottée dans son verre. Profane cependant, tout rêveur, se mit à lui raconter ses nuits avec la patrouille des Alligators, et cette nuit particulière où il avait traqué une bête pie à travers la paroisse Fairing ; où il l’avait acculée et abattue dans une salle illuminée d’un inquiétant rayonnement.
Précautionneusement, Stencil acheva son whisky, nettoya le verre avec un mouchoir, le posa sur la table. Il mit son pardessus.
— Vous allez chercher un médecin, dit Profane, parlant dans l’oreiller.
— En quelque sorte, dit Stencil.
Une heure après, il était chez Maijstral.
— Ne la réveillez pas, dit Maijstral. La pauvre enfant. Je ne l’ai jamais vue pleurer.
— Stencil, vous ne l’avez pas vu pleurer non plus, dit Stencil. Mais cela peut arriver. Un ex-prêtre. Il avait une âme possédée par le démon qui partageait son lit.
— Profane ? (En s’essayant à la bonne humeur.) Il faut que nous trouvions le père A., c’est un exorciste frustré, qui se plaint toujours du manque de distractions.
— N’êtes-vous pas, vous aussi, un exorciste frustré ?
Maijstral fronça les sourcils.
— Il s’agit d’un autre Maijstral.
— Elle le possède, chuchota Stencil. V.
— Vous êtes malade.
— Je vous en prie.
Maijstral ouvrit la fenêtre et sortit sur le balcon. La Valette dans la lumière de la nuit semblait complètement inhabitée.
— Non, dit Maijstral, vous ne pouvez obtenir ce que vous souhaitez. Ce dont vous auriez besoin, si c’était là votre monde. Il faudrait exorciser la ville, l’île, les équipages de tous les navires dans la Méditerranée. Les continents, le monde… Tout au moins, sa partie occidentale, ajouta-t-il, après réflexion. Nous sommes des Occidentaux.
Stencil se recroquevillait, au contact de l’air froid qui entrait par la fenêtre.
— Je ne suis pas prêtre. Pourquoi recourir à un homme que vous n’avez connu qu’à travers une confession écrite ? Nous ne marchons pas groupés, Stencil (j’entends tous nos « moi » distincts), comme le feraient des frères siamois, quintuplés ou décuplés. Qui dira combien de Stencil ont fait la chasse à V. à travers le monde.
— Fairing, croassa Stencil, c’est dans sa paroisse que Stencil a essuyé un coup de feu. Fairing a été le prédécesseur de votre père Avalanche.
— J’aurais pu vous le dire. Vous dire son nom.
— Mais…
— Je n’ai pas vu l’utilité d’aggraver les choses.
Les yeux de Stencil se rétrécirent. Maijstral se retourna, surprit son expression sournoise.
— Oui, oui. Ils sont treize parmi nous qui, en secret, gouvernent le monde.
— Stencil a fait l’impossible pour amener ici Profane. Il aurait dû se montrer plus prudent, il ne l’a pas été. Est-ce qu’il cherche vraiment sa propre extermination ?
Maijstral lui fit face, avec le sourire. Désigna, derrière lui, les remparts de La Valette.
— Demandez-lui, murmura-t-il. Demandez-le au rocher.
Deux jours plus tard, Maijstral, en arrivant à la maison meublée, trouva Profane affalé, ivre mort, en travers de son lit. Le soleil de l’après-midi illuminait un coin de son visage, où tous les poils de la semaine se détachaient un à un. La bouche de Profane était ouverte ; il ronflait, bavait et semblait y prendre plaisir.
Maijstral appliqua au front de Profane le dos de sa main : parfait, la fièvre était tombée. Mais où était Stencil ?… A peine la question posée, Maijstral vit le billet. Un papillon cubiste posé à jamais sur ce tas informe qu’était la bedaine de Profane.
Un charpentier naval, nommé Aquilina, a des renseignements sur une certaine Mme Viola, interprète de songes et hypnotiseuse, qui est passée par La Valette en 1944. L’œil de verre est parti avec elle. La petite Cassar a menti. V. l’utilisait comme accessoire dans ses expériences d’hypnotisme. Sa destination : Stockholm. C’est aussi celle de Stencil. Afin de raccrocher le bout effiloché d’un nouveau fil conducteur. Disposez de Profane à votre guise. Stencil, désormais, n’a besoin d’aucun de vous. Sahha.
Maijstral parcourut la pièce du regard, en quête de gnole. Profane avait tout liquidé dans la baraque.
— Le porc.
Profane se réveilla :
— Quoi ?
Maijstral lui lut le billet. Profane s’extirpa du lit et rampa vers la fenêtre.
— Quel jour on est ? (Au bout d’un moment.) Paola est partie aussi ?
— Hier soir.
— Et elle m’a laissé là. Bon. Comment allez-vous disposer de moi ?
— Vais vous prêter cinq livres pour commencer.
— Prêter ? rugit Profane. Vous rigolez ou quoi ?
— Je reviendrai, dit Maijstral.
Ce soir-là, Profane se rasa, prit un bain, revêtit la veste en daim et les blue-jeans, se coiffa du grand chapeau de cow-boy et s’en fut le long de Kingsway en quête de distraction. Il la trouva sous les traits d’une certaine Brenda Wigglesworth, WASP américaine et étudiante à Beaver, qui possédait, de son propre aveu, une collection de soixante-douze paires de shorts mi-longs, style bermuda, dont elle avait emporté la moitié en Europe, dans le courant du mois de juin, au départ d’une grande tournée qui s’annonçait pleine de promesses. Brenda, quant à elle, fut pleine comme une bourrique pendant toute la traversée de l’Atlantique, pleine comme les flancs du bateau et carburant surtout au gin fizz-prunelle. Les divers canots de sauvetage, au cours de ce « passage » vers l’est, aucunement désemparé, elle les partagea avec un commissaire (engagé pour un remplacement d’été) originaire des plaines austères du Jersey, qui lui donna une orange et un tigre noir en peluche, des inquiétudes au sujet d’une grossesse (non partagées, celles-là) et la promesse de la retrouver à Amsterdam, quelque part derrière les Cinq Mouches. Il ne l’y retrouva pas. Ce qu’elle y retrouva ce fut elle-même ou, tout au moins, l’inviolable puritaine qu’elle saurait être à l’heure du mariage, au seuil de la vie sage, si proche maintenant, dans le parking d’un bar, près d’un canal, rempli de centaines de bicyclettes noires : son dépôt de ferraille, sa propre saison des sauterelles. Des squelettes, des carapaces, qu’importe : son intérieur, à elle aussi, était extérieur ; et la voilà donc partie, mèches plus ou moins blondes, rien moins que fragile, le long du Rhin, montant et descendant les coteaux des régions vinicoles, s’enfonçant dans le Tyrol et ressortant sur la Toscane, tout ça dans une Morris de location, dont la pompe avait, aux moments difficiles, un cliquetis désordonné et sonore, tout comme son appareil photo, tout comme son cœur.
La Valette était le terme d’une saison, et tous ses amis avaient, depuis longtemps, repris le bateau pour les États-Unis. Elle n’avait presque plus d’argent. Profane ne pouvait la dépanner. Elle le trouva fascinant.
Et ainsi, devant les gin fizz-prunelle de Brenda, qui grignotaient délicieusement le billet de cinq livres de Maijstral, et ses bières à lui, ils se demandèrent comment ils en étaient arrivés là, et où ils iraient après La Valette ; et il semblait bien que c’était à Beaver et à la rue qu’ils allaient retourner, chacun de son côté ; et tous deux reconnurent que c’était aller nulle part, pourtant il en est parmi nous qui ne vont nulle part, mais peuvent se monter la tête au point de croire qu’ils sont quelque part : c’est une espèce de talent, et rarement contesté, mais, à ce titre même, sujet à caution.
Cette nuit-là, ils convinrent, tout au moins entre eux, que le monde était déglingué. Des fusiliers marins britanniques, des Commandos et des matelots qui défilaient devant eux (n’allant nulle part, eux non plus) étayèrent leurs convictions. Profane ne repéra aucun homme du Scaffold ; et comme quelques membres au moins de l’équipage devaient avoir assez de moralité pour rester loin du Boyau, il en conclut que le Scaffold avait appareillé, lui aussi. Sa tristesse s’intensifia, comme si tous ses foyers étaient temporaires et, bien qu’inanimés, errants comme lui, car le mouvement est relatif, et lui, maintenant, n’était-il pas, en vérité, debout et immobile sur la mer, comme un rédempteur jocrisse, cependant que cette énorme cité tire-au-flanc et son espace intérieur seul vivable, et la seule fille imbaratinable (donc inappréciable), s’étaient éloignés de lui en glissant par-delà la vaste courbe de l’horizon qui, de son poste d’observation et dans un seul coup d’œil, portait un train de vaguelettes long d’au moins un siècle.
— Ne sois pas triste.
— Brenda, nous le sommes tous, tristes.
— Benny, c’est vrai.
Elle eut un rire rauque, car elle supportait mal le gin.
Ils retournèrent chez lui et elle dut le laisser à un moment quelconque, au milieu de la nuit, dans le noir. Profane était un gros dormeur. Il se réveilla seul dans son lit, au bruit de la circulation de l’après-midi. Maijstral était assis sur la table, en train d’examiner un mi-bas écossais, du genre que l’on porte avec des shorts bermuda, drapé autour de l’ampoule électrique du plafond.
— J’ai apporté du vin, dit Maijstral.
— Pas mal.
Ils descendirent au café pour le petit déjeuner, vers deux heures.
— Je n’ai pas l’intention de vous entretenir éternellement, dit Maijstral.
— Faudrait que je me trouve un boulot. Est-ce qu’on construit des routes, à Malte ?
— On est en train de réaménager un carrefour à voies multiples, avec un tunnel souterrain, à Porte-des-Bombes. On a aussi besoin de monde pour planter des arbres le long des routes.
— Les routes et les égouts, c’est tout ce que je connais.
— Les égouts ? Il y a un nouveau poste de pompage qui se monte à Marsa.
— On embauche des étrangers ?
— C’est possible.
— Alors c’est possible.
Ce soir-là, Brenda portait des shorts à motif cachemire.
— J’écris des poèmes, annonça-t-elle.
Ils étaient chez elle, un hôtel modeste près de la grande côte.
— Ah ! dit Profane.
— Je suis le vingtième siècle, lut-elle.
Profane s’écarta en roulant sur lui-même et se mit à étudier les dessins du tapis.
— Je suis le ragtime et le tango ; le sansérif, la géométrie pure. Je suis le fouet en cheveux de vierge et les entraves astucieusement fignolées d’une passion décadente. Je suis toutes les gares solitaires de chemin de fer, dans toutes les capitales d’Europe. Je suis la rue, les bâtiments publics sans fantaisie ; le café dansant, le mannequin automate, le saxophone de jazz ; la coiffure de la dame touriste, les seins de caoutchouc du pédé, la pendulette de voyage qui toujours donne la mauvaise heure et carillonne sur des tons différents. Je suis le palmier mort ; les vernis du danseur nègre ; la fontaine tarie après la saison touriste. Je suis tous les attributs de la nuit.
— Ça vient assez bien.
— Je ne sais pas.
Elle fabriqua un avion en papier avec le poème et le fit planer à travers la pièce, sur les stratus de la fumée par elle-même exhalée.
— C’est un poème frelaté d’étudiante. Des trucs que j’ai lus, pour préparer mes cours. Tu trouves que ça vient bien ?
— Oui.
— T’en as fait tellement plus. Comme tous les garçons.
— Quoi ?
— Vous avez eu toutes ces expériences fantastiques. Si seulement les miennes me faisaient découvrir quelque chose.
— Pourquoi.
— L’expérience, l’expérience. N’as-tu pas appris ?
Profane n’eut pas à réfléchir longtemps.
— Non, fit-il, je peux te dire tout de suite que j’ai appris que dalle.
Ils restèrent un moment silencieux. Elle dit :
— Allons faire un tour.
Plus tard, dans la rue, près des marches qui descendent à la mer, elle lui prit la main, sans raison évidente, et se mit à courir. Les maisons, dans cette partie de La Valette, onze ans après la fin de la guerre, n’avaient pas été reconstruites. La rue, néanmoins, était nivelée et nette. Main dans la main, avec Brenda qu’il ne connaissait que de la veille, Profane dévala la rue en courant. Et voilà que, subitement et sans bruit, toutes les lumières, celles des maisons et celles des rues, s’éteignirent. Profane et Brenda continuèrent de courir à travers la nuit absolue et abrupte, l’élan seul les portant vers l’extrême bord de Malte, et la Méditerranée au-delà.