Un matin de mai, en 1922 (et ici, dans le district de Warmbad, on était au seuil de l’hiver), un jeune étudiant ingénieur nommé Kurt Mondaugen parvint à un avant-poste tout blanc, à proximité du village de Kalkfontein Sud. Plus voluptueux que gras, le cheveu blond, le cil long, le sourire timide, propre à séduire les vieilles dames, Mondaugen, assis dans un chariot couvert et vétuste, se curait le nez pour passer le temps en attendant que se lève le soleil, sans quitter des yeux le pontok, ou hutte d’herbe, de Willem Van Wijk, chaînon extrême et modeste de l’Administration de Windhoek. Son cheval ensommeillé se couvrait de rosée, tandis que Mondaugen, tout en se tortillant sur son siège, s’efforçait de maîtriser sa colère, son désarroi, son dépit. Et, au-delà des confins du Kalahari, cette mort immense, le soleil paresseux le narguait.
Natif de Leipzig, Mondaugen trahissait son origine par au moins deux lubies particulières à sa province : l’une (mineure) consistait à accrocher des terminaisons diminutives à tous les substantifs, qu’ils désignent des êtres ou des objets inanimés et, apparemment, au petit bonheur. L’autre (majeure) le faisait partager avec son concitoyen Karl Baedeker une méfiance innée à l’égard du Midi, même lorsque la situation d’une région n’était méridionale que de façon toute relative.
On comprendra donc avec quelle ironie il considérait sa condition présente et à quelle horrible perversité il attribuait son premier départ pour Munich où il avait suivi des cours de perfectionnement, pour enfin (à croire qu’à l’instar de la mélancolie, sa nostalgie du Sud était évolutive et incurable), pour enfin quitter le Munich du temps de crise, descendre dans cet autre hémisphère et pénétrer dans le temps-miroir du protectorat du Sud-Ouest.
Mondaugen était chargé de la réalisation, tout au moins partielle, d’un programme de recherches qui concernait les perturbations radio-atmosphériques connues sous le nom abrégé de « sférics ». Pendant la Grande Guerre, en effet, un certain H. Barkhausen, à l’écoute des messages téléphoniques échangés par les forces alliées, avait surpris une série de tonalités décroissantes, semblables aux modulations d’un sifflet de manœuvre changeant de registre. Chacun de ces « sibilants » (ainsi que les avait nommés Barkhausen) ne durait qu’une seconde et avait une fréquence basse, c’est-à-dire audible. Il apparut bientôt que le « sibilant » n’était qu’un membre de la vaste famille des « sférics », dont la taxonomie comprenait le déclic, la croche, l’ascendant, le nasillard et une sorte de gazouillis d’oiseaux nommé « aubade ». Personne ne connaissait au juste leur origine. Les uns disaient : « taches solaires », d’autres : « éclairs » ; mais tout le monde était d’accord pour penser que cela avait une certaine relation avec le champ magnétique de la Terre ; et c’est ainsi qu’un plan fut mis au point pour enregistrer les « sférics » à différentes latitudes. Mondaugen, qui figurait tout au bas de la liste des techniciens, se vit désigné pour l’Afrique du Sud-Ouest, et reçut l’ordre d’installer ses appareils aussi près de la 28e latitude Sud que faire se pouvait.
La perspective d’aller vivre dans une ancienne colonie allemande le choqua tout d’abord. Comme beaucoup d’impétueux jeunes gens (et autant de vieillards têtus), il supportait mal l’idée de la défaite. Mais il découvrit bientôt que bon nombre d’Allemands, propriétaires terriens avant la guerre, avaient tout simplement continué leurs activités comme par le passé, autorisés qu’ils étaient par le gouvernement du Cap à conserver leur citoyenneté, leurs propriétés et leur main-d’œuvre indigène. Qui plus est, une sorte de vie mondaine expatriée florissait à la ferme d’un certain Foppl, dans la région Nord du district, entre le massif de Karas et les limites du Kalahari, à une journée de voiture de la station de contrôle de Mondaugen. Trépidantes étaient ces réunions, allègre la musique, joyeuses les filles qui, depuis l’arrivée de Mondaugen tout au moins, accouraient en foule à la maison baroque du planteur Foppl, soir après soir ou presque, en un Fasching1 qui semblait ne devoir jamais finir. Mais, maintenant, le relatif bonheur qu’il avait trouvé dans ce pays perdu semblait sur le point de s’évaporer.
Le soleil se leva et Van Wijk apparut sur le seuil, comme une figurine à deux dimensions plaquée soudain sur le décor par d’invisibles poulies. Un vautour se posa devant la hutte, l’œil fixé sur Van Wijk. Mondaugen lui-même se mit en mouvement, sauta au bas du chariot, s’avança vers le pontok.
Van Wijk agita vers lui une bouteille de bière de sa fabrication.
— Je sais, brailla-t-il à travers l’étendue de terre brûlée qui les séparait. Je sais. Ça m’a fait veiller toute la nuit. Vous croyez que je n’ai pas d’autres soucis en tête ?
— Mes antennes ! cria Mondaugen.
— Vos antennes, mon district de Warmbad, dit le Boer. (Il était saoul à moitié.) Vous savez ce qui s’est passé hier ? A vous de vous tracasser, maintenant… Abraham Morris a traversé l’Orange.
La nouvelle, selon le vœu de Van Wijk, secoua Mondaugen. Il réussit à articuler :
— Morris seul ?
— Six hommes, quelques femmes et enfants, des fusils, du bétail. Ce n’est pas ça qui compte. Morris n’est pas un homme. C’est un messie.
L’irritation de Mondaugen avait, subitement, fait place à la peur. Cette peur commençait à sourdre de ses parois intestinales.
— Ils ont menacé d’arracher vos antennes, pas vrai ?
Et pourtant il n’avait rien fait.
Van Wijk eut un ricanement :
— Vous avez contribué. Vous m’avez dit que vous étiez là pour étudier certaines perturbations et que vous enregistriez certains phénomènes. Vous ne m’avez pas dit que vous aviez l’intention de les claironner à travers ma brousse et de devenir vous-même un perturbateur. Les Bondelswaartz croient aux fantômes, les « sférics » les effraient. Et, effrayés, ils sont dangereux.
Mondaugen reconnut qu’il utilisait un amplificateur et un haut-parleur.
— Il m’arrive de m’endormir, expliqua-t-il. Or je reçois des tonalités à longueur de journée et à des heures différentes, selon les espèces. Je représente, à moi tout seul, une équipe complète d’observateurs, et il faut bien que je dorme de temps en temps. Le petit haut-parleur est installé à la tête de ma couchette. Je me suis entraîné à me réveiller instantanément, de sorte que je ne perds que les tout premiers sons, de tel ou tel groupe…
— Quand vous retournerez à votre station, interrompit Van Wijk, les antennes seront arrachées et votre équipement en morceaux. Un moment… (en voyant le jeune homme tourner les talons, tout rouge et oppressé). Ne vous précipitez pas en criant vengeance avant d’avoir entendu un dernier mot. Un seul. Mais déplaisant : rébellion.
— Chaque fois qu’un Bondel se permet de ne pas être d’accord avec vous autres, vous parlez de rébellion.
Mondaugen semblait sur le point de fondre en larmes.
— Abraham Morris, à l’heure qu’il est, a fait la jonction avec Jacobus Christian et Tim Benkes. Ils font route vers le Nord. Vous avez pu constater que les gens ont déjà eu vent de la chose dans votre propre secteur. Et je ne serais pas étonné que chaque Bondelswaartz de ce district soit armé jusqu’aux dents, dans la semaine qui vient. Sans parler d’une bande de Veldschœndragers et de Witboois, aux intentions meurtrières, qui sont descendus du Nord. Les Witboois sont toujours à chercher la bagarre.
Dans la hutte, le téléphone s’était mis à sonner. Van Wijk remarqua l’expression de Mondaugen.
— Attendez là, ce sont peut-être des nouvelles intéressantes.
Il disparut à l’intérieur. D’une hutte voisine, montait le son d’un flageolet de Bondelswaartz, immatériel comme le vent, monotone comme la lumière du soleil à la saison sèche. Mondaugen prêtait l’oreille, comme si le flageolet allait lui communiquer quelque chose. Mais il n’en fit rien.
Van Wijk réapparut sur le seuil.
— Maintenant, écoutez-moi, mon petit junker. A votre place, j’irais à Warmbad et je n’en bougerais pas jusqu’à ce que les choses se tassent.
— Qu’est-il arrivé ?
— C’était le surintendant de la réserve indigène de Guruchas. Il semble qu’ils aient attrapé Morris ; et un certain sergent Niekerk aurait tenté, il y a une heure, de le persuader de retourner à Warmbad sans histoires. Morris a refusé, et Niekerk a posé la main sur son épaule pour indiquer qu’il était en état d’arrestation. D’après la version Bondel (qui, soyez-en sûr, s’est déjà propagée jusqu’à la frontière portugaise), le sergent aurait alors déclaré : « Die lood van die Goevernement sal non op julle smelt. » (« Le plomb du gouvernement va maintenant fondre sur toi. ») Poétique, n’est-ce pas ?… Les Bondels qui accompagnaient Morris ont interprété ça comme une déclaration de guerre. Le ballon est donc lâché, Mondaugen. Allez à Warmbad ou, mieux encore, ne vous y arrêtez pas et traversez l’Orange pendant qu’il est encore temps. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.
— Non, non, fit Mondaugen. Je suis plutôt poltron, vous le savez. Mais c’est un autre conseil que je vous demande. Un pis-aller, parce que, vous comprenez, il y a mes antennes !
— Vous vous tracassez pour vos antennes, comme si elles vous poussaient sur la tête. Allez. Retournez là-bas (si vous en avez le courage, et ce n’est certes pas mon cas), retournez à l’intérieur du pays et dites-leur, chez Foppl, ce que vous avez entendu ici. Retranchez-vous dans son espèce de forteresse. Si vous voulez mon opinion personnelle, c’est un bain de sang qui se prépare. Vous n’étiez pas ici en mil neuf cent quatre. Mais demandez à Foppl. Lui s’en souvient. Dites-lui que les jours de von Trotha sont revenus.
— Vous auriez pu l’empêcher, cria Mondaugen. C’est pour ça qu’on vous a affectés là, vous tous, non ? Pour leur donner une vie acceptable. Pour prévenir toute cause de rébellion.
Van Wijk explosa en un rire amer.
— On dirait, fit-il enfin, d’un ton traînant, que vous nourrissez encore certaines illusions, pour ce qui concerne la fonction publique. L’Histoire, dit-on, se fait la nuit. Mais le fonctionnaire européen, il a l’habitude de dormir, la nuit. C’est donc ce qui l’attend dans sa corbeille à courrier, à neuf heures du matin, qui constitue l’Histoire. Lui, il ne la combat pas, il s’efforce de coexister avec elle. Die lood van die Goevernement, parlons-en ! Si ça se trouve, nous sommes les poids de plomb de quelque fantastique pendule, sans lesquels elle ne saurait marcher, sans lesquels l’ordre de l’Histoire et du temps ne prévaudrait pas sur le chaos. Très bien ! Quelques-uns de ces poids seront peut-être fondus. La pendule indiquera, pendant quelque temps, une mauvaise heure. Mais on les coulera de nouveau et on les raccrochera à leur place. Et si l’un de ceux-là qui fait marcher la pendule juste n’a plus le nom ni l’apparence d’un nommé Willem Van Wijk, c’est tant pis pour moi.
A cet étrange soliloque, Kurt Mondaugen répondit par un petit geste d’adieu, bref et accablé : il sauta dans son chariot et repartit vers le cœur du pays. Le voyage fut sans histoire. De temps en temps, un char à bœufs surgissait de la brousse ; ou un milan, d’un noir de jais, apparaissait dans le ciel et y restait suspendu, pour guetter quelque forme minuscule et preste parmi les cactus et les arbres épineux. Le soleil était chaud, Mondaugen suintait par tous les orifices ; il s’endormit, fut réveillé par un cahot, eut même un rêve de coups de feu et de cris humains. Il arriva à sa station d’observation dans l’après-midi, constata que le village voisin de Bondels était calme et son équipement intact. Alors, en toute hâte, il démonta ses antennes, les emballa, ainsi que les appareils récepteurs, et les chargea dans le chariot. Une demi-douzaine de Bondelswaartz faisaient cercle autour du chariot et le regardaient. Quand enfin il fut prêt à partir, le soleil était presque couché. De temps en temps, à la limite de son champ visuel, il croyait voir de petits groupes furtifs de Bondels, presque confondus avec le crépuscule qui, de tous côtés, sortaient du village ou y rentraient. Comme il resserrait le dernier nœud demi-clé, le son d’un flageolet monta, tout proche, et il ne fallut qu’une seconde à Mondaugen pour se rendre compte que le musicien imitait les « sférics ». Les Bondels, tout autour, se mirent à pouffer. Leur rire s’amplifia, pour évoquer bientôt toute une petite faune exotique de la jungle, fuyant devant quelque danger primordial. Mais Mondaugen était bien placé pour savoir qui fuyait quoi. Le soleil se coucha, Mondaugen monta dans le chariot. Aucun adieu ne fut prononcé : il n’entendait dans son dos que le son du flageolet et l’éclat de rire.
Il y avait quelques heures de trajet jusqu’à chez Foppl. Le seul incident, en cours de route, fut une rafale de coups de feu réelle, cette fois, assez loin sur sa gauche, derrière une colline. Enfin, aux premières heures du matin, les lumières de chez Foppl lui éclatèrent au visage, jaillies du noir opaque de la brousse. Il franchit un petit fossé, par un pont de planches, et s’arrêta devant la porte.
Comme d’habitude, une fête battait son plein, une centaine de fenêtres étaient embrasées, et les gargouilles, les arabesques, les stucs et les ajours de la « villa » Foppl vibraient dans la nuit africaine. Un groupe de filles et Foppl en personne attendirent, devant la porte, que les Bondels de la ferme eussent déchargé le chariot couvert et que Mondaugen eût fait son rapport sur la situation.
Les nouvelles affolèrent quelques voisins de Foppl, qui possédaient des fermes et du bétail.
— Le mieux, déclara Foppl à l’assemblée, c’est que nous restions tous là. Si des incendies et des destructions sont à redouter, vous ne pourrez les empêcher, que vous soyez ou non sur place pour défendre votre bien. Et si nous dispersons nos forces, ils nous anéantiront, tout comme nos fermes. Cette maison, d’autre part, est la meilleure forteresse de la région : la plus solide, la plus facile à défendre… La maison et le terrain sont protégés de toutes parts par de profonds fossés. Il y a de la nourriture en abondance, du bon vin, de la musique et (avec un clin d’œil lubrique) de belles dames… Au diable ces gens-là ! Qu’ils la fassent, leur guerre. Nous ici, on fait le Fasching. Verrouillez les portes, obturez les fenêtres, arrachez les planches des ponts et distribuez les armes. Ce soir, nous nous déclarons en état de siège.
Ainsi commença la siège-party de Foppl. Mondaugen, quant à lui, partit deux mois et demi plus tard. Pendant cette période, personne ne se risqua dehors et ne reçut de nouvelles d’aucun coin du district. Lorsque Mondaugen partit enfin, il restait encore à la cave, prises dans un réseau de toiles d’araignée, une douzaine de bouteilles de vin ; une douzaine de têtes de bétail attendaient encore d’être abattues. Le potager, derrière la maison, regorgeait encore de tomates, d’ignames, de cardes et de fines herbes. Telle était la prospérité du fermier Foppl.
Le lendemain de l’arrivée de Mondaugen, la maison et les terrains avaient été coupés du monde extérieur. Du sol jaillit une palissade de robustes piquets. Les ponts furent démontés. On dressa l’horaire de la garde, un état-major fut élu, le tout dans l’ambiance d’un nouveau jeu de société.
Une étrange équipe fut ainsi réunie. Les Allemands, bien entendu, étaient en nombre : riches voisins, visiteurs venus de Windhoek et de Swakopmund. Mais il y avait aussi des Hollandais et des Anglais de l’Union sud-africaine, des Italiens, des Autrichiens, des Belges, employés aux mines de diamant, près de la côte, des Français, des Russes, des Espagnols et un Polonais, des gens de partout ; et tous contribuaient à former ce minuscule conclave, cette Société des Nations tenant séance, tandis que le chaos politique se déchaînait derrière leurs portes.
De bon matin, le lendemain de son arrivée, Mondaugen, juché sur le toit, fixait ses antennes tout au long de la balustrade en fer ouvragé qui couronnait le sommet du plus haut pignon de la villa. Il découvrait une vue peu exaltante de ravins, d’herbe, de fondrières desséchées, de poussière, de brousse, ondulant en succession monotone et à perte de vue, vers l’est et le désert de Kalahari, fuyant vers le nord, et les lointaines exhalaisons jaunes qui montaient bien au-delà de l’horizon et restaient suspendues, éternellement, semblait-il, au-dessus du tropique du Capricorne.
De son perchoir, Mondaugen pouvait également plonger son regard dans une sorte de cour intérieure. La lumière du soleil filtrée par une violente tempête de sable, tout là-bas, au-dessus du désert, rebondissait d’une baie vitrée ouverte, et tombait (trop éclatante, comme amplifiée) dans la cour, pour illuminer une plaque ou une flaque d’un rouge vif. Deux rigoles prolongeaient cette flaque jusqu’à une porte proche. Mondaugen frissonnait en regardant ce rouge. Le soleil réfléchi grimpa le long du mur et disparut dans le ciel. Mondaugen leva les yeux, vit la fenêtre d’en face qui achevait de s’ouvrir à la volée pour révéler une femme d’âge indéterminé, vêtue d’un déshabillé où se mêlaient des bleus et des verts queue de paon, et qui plissait les yeux dans le soleil. Elle porta la main gauche à son œil gauche, et tripota quelque chose, comme lorsqu’on ajuste un monocle. Mondaugen, accroupi derrière les volutes de fer forgé, s’étonnait moins de ces particularités que de son propre et obscur désir de voir sans être vu. Il attendait que le soleil ou quelque mouvement intempestif de la femme lui révélât une pointe de sein, le nombril, le poil pubien. Mais elle l’avait aperçu.
— Sortez, sortez de là, gargouille, cria-t-elle d’une voix enjouée.
Mondaugen se dressa vivement à la verticale, perdit l’équilibre, manqua tomber du toit, saisit le paratonnerre, glissa à un angle de 45 ° et se mit à rire.
— Mes petites antennes, glouglouta-t-il.
— Venez sur le toit-jardin, proposa-t-elle, puis disparut dans une chambre, dont la blancheur avait été exaltée en une aveuglante énigme par un soleil enfin libéré de son Kalahari.
Il acheva l’installation de ses antennes, puis se faufila parmi les coupoles et les cheminées, monta et dévala des rampes et des plaques d’ardoise pour, enfin, franchir d’un bond maladroit une murette, et aussi quelque tropique, semblait-il, car la vie qu’il découvrit de l’autre côté lui parut trop exubérante, spectrale, sans doute carnivore, d’un goût douteux.
« Est-il joli ! » La femme, vêtue maintenant d’un pantalon de cheval et d’une chemise de l’armée, s’appuyait au mur, en fumant une cigarette. Brusquement, comme il s’y était à moitié attendu, un cri de douleur perça une paix matinale que seuls avaient troublée jusque-là le passage des milans ou du vent, et le crissement du Veldt tout proche. Mondaugen savait, sans avoir à courir aux nouvelles, que les cris venaient de cette cour où il avait aperçu la tache pourpre. Il ne bougea pas, la femme non plus. C’était comme s’ils s’étaient mutuellement interdit de manifester la moindre curiosité. Voilà2 : déjà c’était la conspiration, alors qu’une douzaine de mots à peine avaient été échangés.
Il apparut qu’elle s’appelait Vera Meroving, que son compagnon était un certain lieutenant Weissmann et sa ville Munich.
— Peut-être nous sommes-nous rencontrés au Fasching, dit-elle, sous le masque, sans nous reconnaître.
Mondaugen en doutait, mais s’ils s’étaient rencontrés, et s’il y avait quelque base à cette conspiration née une minute plus tôt, ce devait être dans un endroit comme Munich, une ville mourant de dépravation, de vénalité, son mark bouffi de cancer fiscal.
Comme la distance entre eux se réduisait peu à peu, Mondaugen s’aperçut que l’œil gauche de la femme était artificiel : elle, notant sa curiosité, ôta complaisamment l’œil et le lui présenta au creux de sa main. Une bulle soufflée et translucide ; le « blanc », une fois dans l’orbite, devait prendre une teinte glauque. Un fin réseau de craquelures presque microscopiques recouvrait la surface. A l’intérieur, on distinguait, délicatement façonnés, les roues, les ressorts et les cliquets d’une montre, dont la clé-remontoir en or était suspendue au cou de Fraülein Meroving, au bout d’une fine chaînette. Un vert plus foncé et des paillettes d’or avaient été fondus dans la bulle pour dessiner des formes vaguement zodiacales, placées en cercle à sa surface et figurant simultanément l’iris et le cadran de la montre.
— Comment les choses se présentent-elles dehors ?
Il lui dit le peu qu’il savait. Les mains de la femme s’étaient mises à trembler : il le remarqua quand elle voulut remettre son œil en place. Et c’est à peine s’il l’entendit prononcer :
— C’est peut-être mil neuf cent quatre qui recommence.
Bizarre : Van Wijk l’avait déjà dit ! Qu’était-ce que 1904 pour tous ces gens ? Il était sur le point de le lui demander, quand le lieutenant Weissmann, en civil, surgit de derrière un palmier d’apparence malsaine et, saisissant la femme par la main, l’entraîna dans les profondeurs de la maison.
Deux particularités faisaient de la résidence Foppl un endroit fort propre à poursuivre des recherches sur les « sférics ». Tout d’abord, le fermier avait attribué à Mondaugen une chambre indépendante, dans une tourelle d’angle, petite enclave consacrée à la science, isolée par une série de greniers vides, avec accès sur le toit par une fenêtre-vitrail qui représentait un martyr chrétien dévoré par des bêtes sauvages. Ensuite, bien que de consommation modeste, les récepteurs disposaient maintenant d’une source électrique auxiliaire, grâce au petit générateur installé par Foppl pour alimenter le lustre géant de la salle à manger. Plutôt donc que de compter, comme il l’avait fait précédemment, sur un assortiment de batteries encombrantes, Mondaugen savait que, sans grande peine, il pouvait faire un branchement sur le circuit et, grâce à un dispositif improvisé, transformer le courant à sa convenance, soit pour faire fonctionner directement ses appareils, soit pour recharger ses batteries. Aussi, cet après-midi-là, après avoir déballé ses effets, ses instruments et ses paperasses en un docte désordre habilement imité, Mondaugen descendit-il dans les entrailles de la maison, en quête du générateur en question.
Bientôt, alors qu’il cheminait le long d’un étroit couloir en pente, son attention fut attirée par une glace fixée au mur à quelque huit mètres de lui, et inclinée de telle sorte qu’elle reflétait l’intérieur d’une chambre, au détour dudit couloir. C’est dans son cadre qu’apparurent à Mondaugen Vera Meroving et son lieutenant, tournés de profil ; elle, frappant la poitrine de l’homme avec ce qui semblait être le manche d’une petite cravache ; lui, tordant les cheveux de la femme d’une main gantée, sans cesser de lui parler, et en articulant les mots avec une précision telle que le voyeur Mondaugen pouvait lire sur les lèvres chaque obscénité proférée. La disposition des couloirs étouffait, on ne sait comment, tous les sons : Mondaugen, en proie à une surexcitation en tous points semblable à celle qu’il avait connue, ce même matin, en observant la femme à sa fenêtre, attendait que des légendes explicatives soient projetées sur la glace. Mais Vera finit par lâcher Weissmann ; celui-ci tendit sa main bizarrement gantée et ferma la porte, et ce fut comme si Mondaugen avait rêvé cela.
Soudain il perçut de la musique ; elle ne cessa de s’amplifier tandis qu’il s’enfonçait dans les profondeurs de la maison. Un accordéon, un violon et une guitare jouaient un tango, plein d’accords mineurs, aux notes parfois curieusement bémolisées et qui, pour une oreille allemande tout au moins, n’auraient pas dû l’être. La voix d’une jeune fille chantait suavement :
Le baiser blesse
La langue lacère la chair,
Et la caresse rouvre la plaie.
Viens, liebchen, viens
A ma boue,
Le sjambok sur l’échine
Hottentote
Donne l’extase sans fin
L’amour, ô mon infâme,
Est daltonien.
Aux yeux de ta maîtresse,
Le blanc, le noir, qu’est-ce ?
Rien. Un état d’âme.
Donc, à mes pieds,
Courbe la tête, plie
Le genou, soupire.
Si les larmes sont taries,
La peine est à venir.
Captivé, Mondaugen jeta un coup d’œil, de derrière le chambranle, et découvrit que la chanteuse était une enfant de seize ans à peine, aux cheveux d’un blond presque blanc tombant jusqu’à la taille et aux seins trop volumineux pour sa frêle charpente.
— Je suis Hedwig Vogelsang, lui annonça-t-elle, et le but de ma vie est de torturer tous les hommes et de les rendre fous.
Là-dessus, les musiciens, dans leur alcôve, cachés aux regards par une tenture, attaquèrent une sorte de scottish. Mondaugen, troublé soudain par une bouffée de musc qui avait été portée à ses narines par des vents domestiques dont le souffle ne pouvait être fortuit, saisit la jeune fille par la taille et l’emporta dans un tourbillon à travers la pièce et hors de la pièce, et à travers une chambre aux murs couverts de glaces, et autour d’un lit à baldaquin, et tout au long d’une vaste galerie percée, tous les trois mètres, par les poignards jaunes du soleil africain, et décorée de nostalgiques paysages du bord du Rhin qui jamais n’avaient existé, de portraits d’officiers prussiens morts bien avant Caprivi (quelques-uns même avant Bismarck) et de leurs blondes dames sans tendresse qui n’avaient plus que la poussière pour fleurir ; puis, fendant les jets rythmés de soleil blond qui affolaient le globe oculaire d’images madrées, il pénétra, délaissant la galerie, dans une minuscule pièce sans meubles, entièrement tendue de velours noir, haute comme la maison et se rétrécissant en une cheminée ouverte, de sorte que l’on pouvait voir les étoiles en plein jour ; pour s’engouffrer enfin, après avoir dévalé trois ou quatre marches, dans le planétarium privé de Foppl, une pièce ronde, dont le centre était occupé par un grand soleil de bois doré à la feuille et brûlant d’un froid éclat, avec, tout autour, les neuf planètes et leurs lunes, suspendues à des entretoises du plafond et actionnées par un épais réseau de chaînes, de poulies, de courroies, de crémaillères, de pignons et de vis sans fin, tous ces astres recevant leur impulsion d’une roue à marches, placée à l’écart, manœuvrée d’ordinaire par un Bondelswaartz pour la distraction des invités et, à cet instant, oisive. Mondaugen, qui, depuis longtemps, avait échappé aux échos estompés de la musique, libéra la jeune fille, sauta sur la roue à marches et piqua un petit trot, déclenchant le système solaire, dans un orchestre de grincements et de gémissements à vous agacer les dents. Cliquetantes, trépidantes, les planètes de bois se mirent à tourner et à scintiller, les anneaux de Saturne à tourbillonner, les lunes accomplirent leur précession, notre Terre à nous sa mutation bringuebalante, d’une allure sans cesse accélérée ; pendant que la jeune fille continuait à danser, ayant choisi pour partenaire la planète Vénus, pendant que Mondaugen galopait sur sa propre ligne géodésique, dans les pas d’une génération d’esclaves.
Quand, à la longue, il se lassa, ralentit et s’arrêta, elle n’était plus là, happée dans les dédales de bois de ce qui, après tout, n’était qu’une parodie de l’espace. Mondaugen, tout haletant, dégringola de sa roue à marches pour reprendre sa descente et la quête du générateur.
Bientôt il se fourvoya dans une pièce du sous-sol qui servait de resserre aux outils de jardin. Comme si l’éclosion de toute cette journée n’avait d’autre objet que de le préparer à cela, il découvrit un Bondel, couché face contre terre et nu, le dos et les fesses zébrés de cicatrices anciennes de sjambok et aussi de plaies plus récentes, béantes à la surface de son corps comme autant de sourires édentés. Le pusillanime Mondaugen, tout son courage bandé, s’approcha de l’homme et se pencha afin de surprendre un souffle ou un battement de cœur, tout en s’efforçant de ne pas voir les blanches vertèbres qui clignotaient vers lui du fond d’une longue entaille.
— Ne le touchez pas.
Foppl était là, avec son sjambok — un fouet à bestiaux en peau de girafe – dont il tapotait le manche contre sa jambe, sur une cadence régulière, mais syncopée.
— Il n’en veut pas, de votre aide. Même pas de votre sympathie. Il ne veut rien que le sjambok.
Sa voix se haussa, atteignit ce fausset hystérique qu’il croyait devoir prendre en parlant aux Bondels :
— Tu l’aimes, le sjambok, n’est-il pas vrai, Andreas.
Andreas remua faiblement la tête et murmura :
— Baas…
— Ceux de ta race, ils ont bravé le gouvernement, poursuivit Foppl, ils se sont rebellés, ils ont péché. Le général von Trotha sera obligé de revenir pour tous vous châtier. Il lui faudra ramener ses soldats, ses soldats barbus, aux yeux étincelants, et son artillerie qui parle d’une grosse voix. Tu vas te régaler, Andreas… Comme Jésus est descendu sur terre, von Trotha va venir vous délivrer. Sois joyeux ; chante des hymnes d’action de grâce. Et, en attendant, aide-moi comme ton père, car je suis le bras de von Trotha et l’exécuteur de sa volonté.
Suivant la recommandation de Van Wijk, Mondaugen ne manqua pas d’interroger Foppl sur 1904 et les « jours de von Trotha ». Si la réponse de Foppl fut lourde de nostalgie, cette nostalgie dérivait d’un sentiment plus intense que le simple enthousiasme ; non seulement il évoqua le passé (dans cette cave, tandis qu’ensemble ils observaient un Bondelswaartz dont Mondaugen ne devait jamais connaître le visage et qui continuait de mourir, et plus tard aussi, dans le tumulte de la fête, et aux heures de garde, ou en patrouille, ou à l’accompagnement d’un rag-time, dans la grande salle de bal ; même là-haut, dans la tourelle, interrompant délibérément une expérience), mais il semblait s’évertuer également à recréer, en quelque sorte, la Deutsch-Südwestafrica, vieille de bientôt vingt ans, par la parole et peut-être par l’action. « Peut-être », parce que, à mesure que se prolongeait la siège-party, il devenait plus difficile de faire la distinction.
A minuit, une fois, Mondaugen se trouvait sur un petit balcon, juste au-dessous de la gouttière, pour assurer officiellement le service de garde, bien que l’on ne pût voir grand-chose dans l’incertaine clarté. La lune, ou plutôt sa moitié, était montée à la verticale de la maison, les antennes, d’un noir absolu, se découpant sur sa face comme un gréement. Il balançait machinalement son fusil au bout de la courroie d’épaule, en braquant les yeux au-delà du ravin, sur rien en particulier, quand, soudain, quelqu’un sortit sur le balcon et vint se planter près de lui. C’était un vieil Anglais, nommé Godolphin, tout frêle dans le clair de lune. De petites rumeurs de brousse montaient parfois vers eux, de la solitude.
— Je ne vous dérange pas, j’espère ? dit Godolphin.
Mondaugen haussa les épaules, sans cesser de balayer du regard ce qu’il croyait être l’horizon.
— J’aime bien monter la garde, reprit l’Anglais, le seul moment de paix que l’on ait au milieu de cette interminable fête. (C’était un capitaine au long cours et à la retraite ; âgé, estimait Mondaugen, d’au moins soixante-dix ans.) Je me trouvais à Capetown, où j’essayais d’enrôler un équipage pour une expédition au Pôle.
Le sourcil de Mondaugen monta en arc. Gêné, il mit le doigt dans son nez.
— Au pôle Sud ?
— Bien entendu. Ce serait plutôt cocasse s’il s’agissait de l’autre, ho-ho… On m’a donc parlé d’un bon bateau solide, à Swakopmund. Mais naturellement, il était trop petit. Peu fait pour affronter le pack. Foppl, qui était en ville lui aussi, m’a invité pour le week-end. Je crois que j’avais besoin d’un peu de repos.
— Vous semblez bien optimiste. Malgré les déceptions qui ne doivent pas vous être épargnées…
— Elles ne m’atteignent plus. Elles ménagent le vieux gâteux que je suis. Il vit dans le passé. C’est certain, je vis dans le passé. J’y suis déjà allé.
— Au Pôle ?
— Certainement. Maintenant il faut que j’y retourne. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Je commence à croire que, si je me sors de cette siège-party, je serai tout préparé à recevoir ce que l’Antarctique tient pour moi en réserve.
Mondaugen était bien près de le croire.
— Bien que je n’aie pas, moi, de petit Antarctique, dans mes projets.
Le vieux loup de mer eut un gloussement amusé :
— Oh, cela viendra. Attendez un peu. Tout le monde a son Antarctique.
L’Antarctique étant (Mondaugen venait d’y penser) le point extrême que l’on puisse atteindre en descendant vers le sud. Au début, il s’était plongé avec ardeur dans cette vie mondaine qui trépidait de haut en bas de la vaste maison du planteur et délaissait même, d’ordinaire, ses obligations scientifiques jusqu’aux premières heures de l’après-midi, quand tout le monde dormait, fors la garde. Il s’était de plus lancé dans la poursuite obstinée de Hedwig Vogelsang mais, chose bizarre, au lieu de Hedwig, ne cessait de tomber sur Vera Meroving. « C’est la nostalgie du Sud, dans sa phase tertiaire (ainsi chuchotait le jeune Saxon aux amygdales enflammées qui était le doublegänger de Mondaugen), prends garde, prends garde ! »
La femme, qui avait deux fois son âge, exerçait sur lui une fascination sexuelle dont il lui était impossible de s’affranchir par quelque explication rationnelle. Il se retrouvait nez à nez avec elle dans les couloirs, ou au détour de quelque projecture d’ébénisterie, ou sur le toit, ou dans la nuit tout simplement, sans que jamais il l’eût cherchée. Il ne lui faisait aucune avance, elle ne laissait deviner aucune réaction ; mais, malgré tous ses efforts pour mettre fin à la chose, leur conspiration ne cessait de se confirmer.
Tout comme s’il s’était agi d’une véritable liaison amoureuse, le lieutenant Weissmann le coinça un beau jour dans la salle de billard. Mondaugen tressaillit et songea à fuir ; mais comprit bientôt qu’il était question de tout autre chose.
— Vous êtes munichois, affirma Weissmann. Êtes-vous jamais passé dans le quartier de Schwabing ?
— A l’occasion.
— Et au cabaret Brennessel ?
— Jamais.
— Et D’Annunzio, ce nom vous dit-il quelque chose ?
Puis :
— Mussolini ? Fiume ? Italia irredenta ? Fascisti ? Parti national-socialiste du travailleur allemand ?… Adolf Hitler ? Les Indépendants de Kautsky ?
— Que de majuscules ! protesta Mondaugen.
— Un Munichois qui ne connaît même pas Hitler ! s’écria Weissmann, comme si Hitler avait été le titre d’une pièce d’avant-garde. Qu’ont-ils donc, les jeunes gens, de nos jours ?
La lumière du plafonnier vert transformait ses lunettes en tendres feuilles jumelées et donnait à son visage une certaine douceur.
— Je suis ingénieur, vous comprenez. La politique, ce n’est pas de mon ressort.
— Un jour, vous nous serez utile, lui dit Weissmann. D’une façon ou d’une autre, j’en suis sûr. Spécialisés et limités comme vous l’êtes tous, vous nous serez précieux. Excusez cet accès de mauvaise humeur.
— La politique, cela ressemblerait au métier d’ingénieur, n’est-il pas vrai ? Avec les hommes comme matière première.
— Je n’en sais trop rien, dit Weissmann. Combien de temps allez-vous rester dans cette partie du monde ?
— Pas plus qu’il n’est nécessaire. Six mois ?… Cela me semble éternel
— Si je pouvais vous aiguiller sur quelque chose… qui comporte… oh… une certaine responsabilité… et qui ne vous prendrait pas beaucoup de votre temps, à vrai dire…
— Un travail d’organisation, peut-être ?
— Oui, vous avez l’esprit vif. Vous avez compris tout de suite, n’est-ce pas ? Oui. Vous êtes l’homme qu’il me faut. Surtout en ce qui concerne la jeunesse, Mondaugen, car, voyez-vous, je sais que cela restera entre nous, nous pourrions le recouvrer.
— Le Protectorat ?… Mais il est sous la tutelle de la Société des Nations !
Weissmann rejeta la tête et se mit à rire, et ne voulut plus rien ajouter. Mondaugen haussa les épaules, décrocha une queue de billard, fit tomber trois boules de leur sac de velours et fit des séries jusque tard dans la matinée.
Il émergea de la salle de billard pour être enveloppé dans une musique jazz hot, venant d’en haut. Les yeux clignotants, il monta l’escalier de marbre vers la salle de bal et trouva la piste vide. Des vêtements d’homme et de femme jonchaient le parquet ; la musique qui s’échappait d’un phonographe, posé dans un coin, rugissait, gaie et creuse, sous le lustre électrique. Mais il n’y avait personne, pas une âme. Il s’en fut à pas pesants vers sa chambre dans la tour, au ridicule lit circulaire, pour découvrir qu’un typhon de « sférics » s’était déchaîné sur la terre. Il s’endormit et rêva, pour la première fois depuis qu’il l’avait quitté, de Munich.
Dans son rêve, c’était Fasching, le carnaval dément des Allemands, le Mardi gras, qui se termine la veille du carême. Cette célébration, à Munich, sous la république de Weimar et sous l’Inflation, avait suivi depuis la guerre une courbe toujours ascendante, dont la dépravation humaine était l’ordonnée. Et il y avait à cela une raison majeure : nul ne savait, en effet, s’il serait encore en vie ou valide au Fasching suivant. Chaque bienfait du hasard, nourriture, bois de chauffage, charbon, était consommé au plus vite. Pourquoi stocker, pourquoi se rationner ? La Dépression était suspendue au-dessus des têtes, en bancs de nuages gris ; elle vous regardait à travers les visages, échelonnés dans les queues des boulangeries et déshumanisés par le froid cinglant. La Dépression faisait les cent pas dans Liebigstrasse, où Mondaugen occupait une chambre mansardée : une silhouette, avec un visage de vieille femme, courbée contre le vent de l’Isar, serrée dans un manteau noir tout élimé, qui, peut-être, à l’instar de quelque ange de la mort, marquait d’un crachat rose le seuil de ceux qui, le lendemain, devaient mourir de faim.
Il faisait sombre. Mondaugen, vêtu d’une vieille veste de drap, un bonnet tricoté tiré sur les oreilles, donnait le bras à des jeunes gens qu’il ne connaissait pas mais qu’il croyait être des étudiants, et tous chantaient un chant de mort et se déployaient en une chaîne oscillante et diagonale, d’un bout à l’autre de la chaussée. Il entendait d’autres groupes de fêtards, tous saouls et chantant à pleine gorge, dans les rues avoisinantes. Sous un arbre, non loin d’un des rares réverbères, il aperçut un homme et une femme accouplés, la cuisse grasse et fripée de la femme exposée au vent âpre encore, comme en plein hiver. Il se pencha pour les recouvrir de sa vieille veste, ses larmes tombèrent et gelèrent en tombant et crépitèrent comme de la grêle sur le couple pétrifié.
Il se retrouva dans une brasserie. Jeunes, vieux, ouvriers, étudiants, grands-pères, adolescentes, buvaient, pleuraient et se pelotaient aveuglément, entre sexes opposés ou semblables. Quelqu’un avait fait une flambée dans l’âtre pour rôtir un chat, trouvé dans la rue. La pendule de chêne noir, au-dessus de la cheminée, faisait un tic-tac terrible, dans les étranges vagues de silence qui, à intervalles réguliers, submergeaient la salle. Des filles surgissaient de cette confusion de visages mouvants, s’asseyaient sur les genoux de Mondaugen, et il pinçait des seins et des cuisses et tordait les nez ; de la bière fut renversée à l’autre bout de la table et dévala sur toute sa longueur, en une grande cascade de mousse. Le feu qui avait servi à rôtir le chat se propagea et gagna plusieurs tables et il fallut de la bière encore pour le noyer ; graisseux et charbonné, le chat fut à son tour arraché à l’infortuné cuisinier et expédié à travers la salle, comme un ballon, couvrant de cloques les mains qui se le renvoyaient, jusqu’au moment où il se désintégra au milieu d’énormes rires. La fumée suspendue dans la brasserie comme un brouillard d’hiver transformait l’ondoiement compact des corps en une sorte de contorsion de damnés, eût-on dit, dans quelque monde souterrain. Les visages avaient tous la même blancheur étrange : joues concaves, tempes bombées, l’ossature du mort d’inanition toute proche sous la peau.
Vera Meroving apparut. (Pourquoi Vera ? Son masque noir lui recouvrait toute la tête.) Vêtue d’un tricot noir et d’un collant noir de danseuse. « Venez », chuchota-t-elle, et le conduisit par la main à travers des rues étroites, à peine éclairées, mais bourrées de fêtards qui chantaient et poussaient des vivats, de leurs voix de poitrinaires. Les visages blancs, comme des inflorescences éthiques, ballottaient dans l’ombre, poussés, semblait-il, par des forces inconnues vers quelque cimetière, afin qu’ils y honorent de leur présence un bel enterrement.
A l’aube, elle pénétra dans la chambre par la fenêtre à vitraux, pour lui annoncer qu’un autre Bondel avait été exécuté, cette fois par pendaison.
— Venez voir, insistait-elle. Dans le jardin.
— Non, non !
Cette forme d’exécution avait été très populaire pendant la grande rébellion de 1904, lorsque les Hereros et les Hottentots, qui d’habitude se battaient entre eux, improvisèrent un soulèvement simultané, quand bien même désordonné, contre la peu compétente administration allemande. Le général Lothar von Trotha, qui avait convaincu Berlin, au cours des campagnes de Chine et de l’Afrique orientale, de son habileté à décimer les populations de couleur, fut prié de s’occuper des Hereros. En août 1904, von Trotha lança donc son Vernichtungs Befehl3, qui enjoignait aux forces allemandes d’exterminer systématiquement tout homme, femme ou enfant de race Herero qu’elles pouvaient dénicher. Son programme fut couronné de succès à quatre-vingts pour cent. Sur les 80 000 Hereros qui vivaient sur le territoire en 1904, seuls 15 130 survécurent, selon le recensement officiel fait par les Allemands sept ans plus tard, la population avait donc diminué de 64 870 individus. De même, la population hottentote fut réduite de 10 000 individus, et les Berg-Damaras en perdirent 17 000.
Si l’on tient compte des causes naturelles de mort, au cours de ces peu naturelles années, von Trotha, qui ne séjourna dans le pays qu’une année en tout, peut s’attribuer l’extermination de quelque 60 000 personnes. Ce n’est jamais qu’un pour cent de six millions, mais ce n’est tout de même pas mal.
Foppl était d’abord arrivé en Sud-Westafrika en qualité de jeune conscrit. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir que tout cela lui convenait parfaitement. A cheval, il était parti en campagne, sous les ordres de von Trotha, en ce mois d’août, en ce printemps à rebours. On en trouvait sur le bord de la route, des blessés, des malades, racontait-il à Mondaugen, mais on n’allait pas gaspiller des munitions pour autant. La logistique, à l’époque, laissait plutôt à désirer. Alors il y en avait qu’on tuait à coups de baïonnette, et on en pendait d’autres. Le processus était simple : on emmenait le type, ou la femme, jusqu’à l’arbre le plus proche, on le faisait monter sur une caisse de munitions, on faisait un nœud coulant avec une corde (ou, à défaut, avec du fil télégrahique ou du fil de fer à clôture), on lui passait la corde autour du cou, on la coulissait dans l’enfourchement de l’arbre, et on l’attachait autour du tronc, puis d’un coup de pied, on envoyait balader la caisse. La strangulation se faisait lentement, mais ces cours martiales étaient, elles aussi, fort sommaires. Il fallait bien se débrouiller avec les moyens du bord, puisqu’on ne pouvait, à chaque fois, dresser un échafaud.
— C’est évident, répondit Mondaugen, sur ce ton doctoral qu’affectent souvent les ingénieurs. Mais avec tous ces fils télégraphiques et toutes ces caisses de munitions à portée de la main, j’ai l’impression que la logistique ne peut être mise en cause.
— Ah, fit Foppl. Eh bien… vous avez à faire…
Il se trouvait que Mondaugen avait à faire, effectivement. Bien que la chose pût s’expliquer en partie par un épuisement physique dû à trop de bombances, il commençait à remarquer des anomalies dans les signaux des « sférics ». Après avoir prestement subtilisé le moteur d’un des phonographes de Foppl, une plume, des rouleaux et quelques feuilles de papier grand format, l’ingénieux Mondaugen s’était confectionné une sorte d’oscillographe rudimentaire, pour enregistrer les signaux en son absence. Les auteurs du projet n’avaient pas jugé utile, en effet, de lui en attribuer un et, à son ancien poste, il n’avait pas eu de raison de sortir ; aussi, jusque-là, la nécessité de fabriquer un tel appareil ne s’était pas imposée. Le jour où il se pencha sur ses griffonnages mystérieux, il y découvrit une régularité, une ordonnance où l’on devinait presque un code secret. Mais ce n’est qu’au bout de quelques semaines qu’il en vint à la conclusion que la seule façon de s’assurer qu’il y avait bien un code, c’était de le déchiffrer. Sa chambre fut bientôt jonchée d’abaques, d’équations, de graphiques, il semblait peiner, à l’accompagnement de trilles, de sifflements, de déclics et de roulades ; mais, en fait, il musardait. Quelque chose le retenait. Les événements l’effarouchaient. Un soir, alors que sévissait un autre « typhon », l’oscillographe se cassa, se mit à grelotter et à griffer comme un fou. L’avarie était mineure et Mondaugen fut à même de la réparer. Mais il se demandait si la détérioration de l’appareil était bien accidentelle.
Il avait pris l’habitude de rôder dans la maison à des heures imprévisibles, sans réel propos. Comme « l’œil » de son rêve de Fasching, il constata qu’il avait le don de la découverte heureuse et visuelle : un sens du point nommé, une perverse confiance qui lui permettait de jouer le voyeur, sans chercher à savoir pourquoi, mais préoccupé seulement de choisir le moment opportun. C’était, peut-être bien, une domestication de cette ardeur qui l’avait animé, tout au début de la siège-party, lorsqu’il guettait Vera Meroving. Appuyé par exemple à une colonne corinthienne, dans le soleil livide de l’hiver, il pouvait entendre sa voix toute proche.
— Non. Même s’il n’a pas un caractère militaire, ce n’est pas un siège pour rire.
Mondaugen alluma une cigarette et jeta un coup d’œil de derrière sa colonne. Vera était assise dans le jardin de rocaille, en compagnie du vieux Godolphin, près du bassin aux poissons rouges.
— Vous souvenez-vous, commença-t-elle…
Mais elle dut remarquer la douleur du retour au logis qui étranglait Godolphin mieux qu’aucun nœud coulant de la mémoire qu’elle aurait pu lui proposer, car elle le laissa interrompre sa phrase :
— J’ai cessé de croire que le siège fût autre chose qu’une tactique militaire. Et il y a plus de vingt ans de cela, bien avant votre chère année mil neuf cent quatre.
Condescendante, elle expliqua qu’elle se trouvait dans un autre pays en 1904, et que l’année et le lieu n’exigent pas forcément la présence physique de celui qui en revendique en quelque sorte le droit de propriété. C’était trop fort pour Godolphin.
— J’étais conseiller auprès de la flotte russe en 1904, se souvint-il. On n’a pas tenu compte de mes conseils. Les Japonais, vous vous le rappelez ?, nous avaient bloqués dans Port-Arthur. Miséricorde ! C’était un siège selon la grande tradition, il a duré un an. Je vois encore les collines gelées, et le harcèlement horrible de ces mortiers quinteux, jour après jour. Et la nuit, les projecteurs blancs qui balayaient les positions, qui vous aveuglaient. Un sous-lieutenant manchot à l’âme pieuse, qui épinglait sa manche vide en travers de l’épaule comme une écharpe, prétendait que c’étaient les doigts de Dieu, cherchant des gorges tendres à étrangler.
— C’est le lieutenant Weissmann et Herr Foppl qui m’ont donné mon mil neuf cent quatre, lui déclara-t-elle d’une voix d’écolière qui énumère ses cadeaux d’anniversaire. Tout comme vous, vous avez reçu votre Vheissu.
Presque au même instant, il cria :
— Non ! Non, j’y suis allé. (Puis, tournant la tête à grand-peine, pour lui faire face.) Je ne vous ai pas parlé de Vheissu, n’est-ce pas ?
— Mais si, bien sûr !
— C’est à peine si, moi-même, je me rappelle Vheissu.
— Moi si. J’en ai gardé le souvenir pour nous.
« Ai gardé le souvenir », avec soudain une pulsation rusée dans un œil. Mais la pulsation s’apaisa et il put poursuivre.
— Si quelque chose m’a donné Vheissu, c’est le temps, le Pôle, le service à la mer… Mais, depuis, tout cela m’a été enlevé, je parle du loisir et de la sympathie. Il est d’usage de dire, ces temps-ci, que c’est la faute à la guerre. A vous de choisir. Mais Vheissu a disparu et ne peut être rappelé à la vie, pas plus que les vieilles plaisanteries, les vieilles chansons, les vieilles scies. Ni ce genre de beauté que vous offrait une Cléo de Mérode, une Eleonora Duse. Ces yeux aux coins un peu tombants et, au-dessus, l’immensité de la paupière, comme du vieux parchemin… Mais vous êtes trop jeune, vous ne pouvez vous rappeler ces choses.
— J’ai quarante ans passés, fit en souriant Vera Meroving, et, bien entendu, je m’en souviens. La Duse m’a été donnée aussi, et par l’homme même qui l’a donnée à l’Europe, il y a plus de vingt ans de cela, dans Il Fuoco4. Nous nous trouvions à Fiume. Un autre siège. L’avant-dernier Noël, il l’avait appelé le Noël de Sang. Il me l’a donnée dans son palais, comme autant de souvenirs, sous les obus de l’Andrea Doria.
— Ils avaient coutume d’aller en vacances sur l’Adriatique, dit Godolphin avec un sourire niais, comme s’il s’agissait de son propre souvenir, lui, nu, entrait dans la mer, à cheval sur son alezan, et elle l’attendait sur le rivage…
— Non (soudain, et, pour un instant seulement, avec méchanceté), la liquidation de ses bijoux, pour retirer de la vente le roman dont elle était l’héroïne, le crâne d’une vierge dont il avait fait une coupe de l’amitié, tout cela n’est pas vrai. Elle avait plus de quarante ans et elle aimait, et il lui a fait du mal. Il s’est ingénié à lui faire du mal. Voilà toute l’histoire. N’étions-nous pas à Florence tous les deux, à l’époque ? Quand il écrivait le roman de leur liaison ? Comment aurions-nous pu les éviter ? Pourtant il semble que je l’aie toujours manqué de peu. D’abord, à Florence, puis à Paris, juste avant la guerre, à croire que j’étais condamnée à attendre qu’il ait atteint la minutie suprême, le faîte de sa virtù : Fiume !
« A Florence… nous… » Narquoisement, faiblement.
Elle se pencha vers lui, comme pour lui faire comprendre qu’elle aimerait être embrassée.
— Ne voyez-vous pas ?… Ce siège, c’est Vheissu ! C’est arrivé enfin.
Brusquement, il y eut alors un de ces renversements ironiques de la situation, où le débile, pour un court instant, prend le dessus et où l’attaquant ne peut, dans le meilleur cas, que défendre son terrain. Mondaugen, qui les observait, attribua cet état de choses non point tant à quelque logique intrinsèque de leurs arguments, mais à une virilité latente que le vieillard portait en lui, préservée en vue de contingences de cet ordre, des griffes acérées de l’âge.
Godolphin eut un rire moqueur.
— Il y a eu une guerre, Fraülein. Vheissu, c’était un luxe, une indulgence. Nous ne pouvons plus nous permettre des conceptions comme Vheissu.
— Mais le besoin, protesta-t-elle, est en vacuité. Avec quoi le combler ?
Il pencha la tête sur l’épaule, sourit.
— Avec ce qui déjà le remplit. Avec de l’authentique. Malheureusement. Regardez votre ami D’Annunzio. Que cela nous plaise ou non, la guerre a détruit cette espèce d’intimité, l’intimité du rêve peut-être bien. Nous a condamnés, tout comme lui, à cultiver des angoisses de trois heures, des excès de tempérament, des hallucinations politiques, au bénéfice d’une masse vivante, d’une population réellement humaine. La discrétion, le sens de la comédie dans l’affaire Vheissu nous sont interdits ; nos Vheissu ne nous appartiennent plus, ils ne sont même plus réservés à un cercle d’amis ; ils sont tombés dans le domaine public. Dieu seul sait dans quelle mesure le monde s’en apercevra, ou jusqu’où iront les choses. Dommage ! Heureusement je n’ai plus longtemps à vivre avec cela.
Ce fut tout ce qu’elle dit. Et après avoir, d’une pierre, fracassé la tête d’un poisson rouge trop curieux, elle quitta Godolphin.
Une fois seul, il dit : « Nous prenons de l’âge, c’est tout. A Florence, j’avais cinquante-quatre ans et j’étais un fringant jeune homme. Si j’avais connu la Duse, à l’époque, son petit poète aurait eu de la concurrence, sans nul doute, de la concurrence dangereuse, ha-ha. L’ennui, c’est que maintenant, à près de quatre-vingts ans, je constate à tout instant que cette fichue guerre a vieilli le monde plus que moi. Le monde, maintenant, regarde la jeunesse de travers lorsqu’elle se meut à vide, il veut la fonctionnaliser, la jeunesse, l’utiliser, l’exploiter. Plus de temps pour folâtrer. Plus de temps pour Vheissu… Enfin ! » Et, sur un air de fox-trot, entraînant et plutôt syncopé, il chanta :
En ce temps-là, sur la plage de l’été,
Nous nous sommes reconnus et nous avons flirté.
Ah, la belle saison ! La belle naïveté !
Mais tante Iphigénie trouvait inconvenant
Ce baiser dérobé, à moins de dix-sept ans,
Sur le bi du bout d’ la jetée.
Que ne puis-je retrouver ces jours scintillants,
Où l’amour survolait, comme un gai cerf-volant,
L’armée de parasols, qui claquaient dans le vent,
Sans savoir que viendra l’automne décevant
Et que, dans l’existence, on ne peut, en même temps,
Etre et avoir été.
(Ici, Eigenvalue fit une unique interruption : « Ils parlaient allemand ?… anglais ?… Mondaugen connaissait donc l’anglais ? » Et, pour prévenir une explosion nerveuse de Stencil : « Je trouve étrange, simplement, qu’il se soit rappelé une conversation aussi peu remarquable, sans parler de tous ces détails à trente-quatre ans de distance. Une conversation qui n’avait aucun sens pour Mondaugen, mais qui en était chargée, pour Stencil. » Stencil, réduit au silence, tirait à petites bouffées sur sa pipe et observait Eigenvalue avec, au coin des lèvres, un retroussis que l’on découvrait par instants, énigmatique, à travers les fumées blanches. Finalement : « C’est Stencil qui a défini la chose comme le don de la découverte heureuse, pas lui. Comprenez-vous ?… Oui, bien sûr. Mais vous voulez le lui entendre dire. — Je comprends seulement, dit Eigenvalue d’une voix traînante, que votre attitude à l’égard de V. doit avoir plus d’aspects que vous ne consentez à l’admettre. C’est ce que les psychanalystes appelaient jadis l’ambivalence, et qu’aujourd’hui nous appelons tout simplement une configuration hétérodonte. » Stencil ne répondit pas ; Eigenvalue haussa les épaules et le laissa poursuivre.)
Ce soir-là, un veau rôti fut servi sur une longue table, dans la salle à manger. Les convives se jetèrent dessus avec une frénésie d’ivrognes, fourrageant à pleines mains dans la chair, arrachant les morceaux de choix, maculant de sauce et de graisse les vêtements dont ils s’étaient affublés. Mondaugen, comme de coutume, était peu disposé à retourner au travail. Il s’en fut sans hâte, le long des couloirs tendus de moquette écarlate, ornés de glaces, inhabités, mal éclairés, sans écho. Il était ce soir-là un peu abattu, un peu déprimé, sans d’ailleurs pouvoir expliquer pourquoi. Peut-être parce qu’il commençait à déceler, dans la fête de Foppl, le même désespoir qu’il avait connu à Munich, pendant le Fasching ; mais sans raison évidente ; car ici, tout compte fait, c’était l’abondance et non la dépression, le luxe et non la lutte quotidienne pour la vie ; et surtout il y avait, pour l’amateur, des seins et des fesses à pincer.
On ne sait trop comment, il se retrouva devant la chambre de Hedwig. La porte était ouverte. Assise devant son miroir, elle se faisait les yeux.
— Entrez, cria-t-elle, avez-vous fini de me lorgner ?
— Vos petits yeux me semblent bien anachroniques.
— Herr Foppl a exigé que toutes les dames s’habillent et se maquillent comme elles l’auraient fait en 1904. (Elle eut un gloussement amusé.) Je n’étais même pas née, en 1904. Alors, pour bien faire, je ne devrais rien mettre. (Elle soupira.) Avec tout le mal que je me suis donné pour m’épiler les sourcils et ressembler à Dietrich !… Maintenant, je suis obligée de les redessiner, d’en faire de grandes ailes noires, d’en effiler les bouts en pointe — et tout ce mascara, aussi ! (Elle fit la moue.) Pourvu que personne ne me brise le cœur, Kurt, car les larmes abîmeraient ces yeux démodés.
— Vous auriez donc un cœur ?
— Je vous en prie, Kurt, je viens de vous le dire : ne me faites pas pleurer. Venez, vous allez m’aider à me coiffer.
Quand il souleva sur sa nuque les lourdes mèches pâles, il vit, encerclant le cou, à cinq centimètres d’intervalle, deux bourrelets parallèles de peau récemment meurtrie. Si la surprise, qu’aurait pu trahir un frémissement de ses mains, avait été communiquée à Hedwig par le truchement de sa chevelure, elle n’en laissa rien paraître. Ensemble, ils remontèrent ses boucles en un chignon compliqué et sinueux, qu’ils fixèrent avec un ruban de satin noir. Afin de cacher chacune des deux écorchures, elle mit un fin collier d’onyx, en laissant trois ou quatre rangs plus lâches retomber en sautoir entre ses seins. Il se pencha pour poser sur l’épaule un baiser. « Non », gémit-elle et, l’instant d’après, ce fut la crise de démence, elle saisit un flacon d’eau de Cologne, le retourna sur la tête de Mondaugen et, en quittant sa coiffeuse, lui cogna la mâchoire de l’épaule même qu’il avait voulu embrasser. Il s’écroula, perdit connaissance pendant quelques secondes, et revint à lui pour la voir franchir le seuil, d’un pas de cake-walk, en chantant Auf dem Zippel-zappel-zeppelin, un air qui avait connu la vogue au début du siècle.
Quand, titubant, il gagna le couloir, elle avait disparu. Séducteur quinaud, Mondaugen s’en fut donc vers sa tour et son oscillographe, et les consolations de la science qui sont glaciales et rares.
Il parvint à une grotte pittoresque, aménagée au plus profond des entrailles de la maison. Et là, ce fut Weissmann, en grand uniforme, qui se jeta sur lui, de derrière une stalagmite.
— Upington ! brailla-t-il.
— Ah ? fit Mondaugen sur le mode interrogatif, l’œil clignotant.
— Vous ne manquez pas de sang-froid. Les traîtres professionnels sont tous gens de sang-froid.
Mondaugen restait bouche bée ; Weissmann huma l’air :
— Sapristi ! Mais on embaume !
Les verres de ses lunettes flamboyaient.
Mondaugen, toujours vacillant et toujours imprégné des miasmes de l’eau de Cologne, n’avait qu’une envie, dormir. Il tenta d’écarter le lieutenant courroucé, mais celui-ci lui barra le chemin avec le manche d’un sjambok.
— Vous avez eu affaire à qui… à Upington ?
— Upington ?
— Forcément. De toutes les grandes villes de l’Union, c’est la plus proche.
— Je ne connais personne dans l’Union.
— Attention à vos réponses, Mondaugen !
Il comprit soudain que Weissmann s’intéressait à ses expériences sur les « sférics ».
— Ça ne peut pas transmettre, hurla-t-il. Si vous aviez tant soit peu de pratique, vous le verriez tout de suite. C’est un appareil exclusivement récepteur, gros bêta.
Weissmann le gratifia d’un sourire :
— Vous venez de vous trahir. On vous envoie des instructions. Je n’entends peut-être rien à l’électronique, mais je sais reconnaître les gribouillis d’un mauvais décrypteur.
— Si vous êtes plus fort que moi, vous m’en voyez ravi, soupira Mondaugen.
Il parla à Weissmann de ses conjectures au sujet d’un code.
— C’est bien vrai ? (Brusquement, et avec un empressement presque puéril :) Vous voulez bien que je voie ce que vous avez enregistré ?
— Il semble que vous ayez déjà tout vu. Mais cela nous rapprocherait autant de la solution.
Au bout de quelques instants, Weissmann laissait entendre un petit rire timide.
— Oh, oh, je vois !… Vous êtes ingénieux… stupéfiant… Ja. J’étais idiot, n’est-ce pas ? Vraiment je suis confus.
Sous le coup d’une inspiration subite, Mondaugen chuchota :
— J’enregistre leurs petites émissions.
Weissmann fronça les sourcils :
— C’est bien ce que j’ai dit.
Mondaugen haussa les épaules. Le lieutenant alluma une lampe à huile de baleine et ils prirent le chemin de la tour. Comme ils suivaient une rampe-couloir, la grande villa, soudain, s’emplit d’un rire assourdissant, expulsé d’un seul souffle. Mondaugen se figea ; derrière lui, la lampe vola en éclats. Il se retourna pour découvrir Weissmann environné de petites flammes bleues et de fragments de verre scintillant.
« Le loup des grèves. » Ce fut tout ce que Weissmann réussit à articuler.
Dans sa chambre, Mondaugen avait du cognac, mais Weissmann, dont le teint avait viré au gris fumée de cigare, ne retrouvait pas ses couleurs.
Il ne voulut pas parler. Il s’enivra et s’endormit dans un fauteuil.
Mondaugen travailla sur le code jusqu’aux premières heures du matin et, comme toujours, n’arriva à rien.
Il ne cessait de s’assoupir, pour être aussitôt réveillé par de brefs borborygmes, venant du haut-parleur. Ils rappelaient à Mondaugen, encore engourdi de rêve, cet autre rire effrayant et il redoutait le sommeil. Mais il y retombait, par à-coups.
Quelque part, dans la maison (mais peut-être l’avait-il rêvé, également), une chorale avait entonné le Dies Irae, en plain-chant. Le son s’amplifia, au point d’arracher Mondaugen à sa somnolence. Irrité, il gagna la porte d’un pas incertain, puis quitta la chambre pour inviter ces gens à se taire.
Une fois sorti des mansardes, il trouva les couloirs qui les prolongeaient tout illuminés. Sur le plancher blanchi à la chaux, se détachait une traînée d’éclaboussures de sang, encore humides.
Intrigué, il la suivit. Le sang le guida, sur quelque cent cinquante mètres, à travers des tentures, par des tours et des détours, jusqu’à une forme qui pouvait être humaine et qui gisait, recouverte d’un bout de toile à voile, en travers du passage. Au-delà de la forme s’étendait le couloir, d’une blancheur lumineuse et sans trace de sang.
Mondaugen prit son élan, sauta adroitement par-dessus la chose et poursuivit son chemin au petit trot. Il se retrouva enfin à l’entrée de la galerie des portraits, que naguère, avec Hedwig Vogelsang, il avait dévalée en dansant. La tête lui tournait encore dans les exhalaisons d’eau de Cologne. Arrivé vers le milieu de la galerie, qu’éclairait un candélabre mural fixé non loin de là, il aperçut Foppl, vêtu de son vieil uniforme de deuxième classe qui, sur la pointe des pieds, embrassait l’un des portraits. Quand il eut disparu, Mondaugen jeta un coup d’œil à la plaque de bronze, pour vérifier son soupçon. Comme prévu, c’était von Trotha.
— J’aimais cet homme, lui avait dit Foppl. Il nous a appris à ne pas avoir peur. Je ne saurais vous décrire cette libération soudaine ; ce confort, ce luxe ! Lorsqu’on a compris qu’on peut oublier sans risque toutes les leçons qu’on vous a serinées sur la valeur et la dignité de la vie humaine… J’avais éprouvé la même chose, autrefois, au Realgymnasium, lorsqu’on nous a annoncé que nous ne serions pas interrogés, à l’examen d’histoire, sur toutes ces dates, rabâchées depuis des mois… Tant qu’on ne l’a pas fait, on nous explique que c’est mal. Une fois qu’on l’a fait, c’est la lutte qui commence : il faut se convaincre que cela n’est pas mal du tout. Que, comme la volupté interdite, c’est une source de plaisir.
Un glissement de semelles derrière lui. Mondaugen se retourna : c’était Godolphin.
— Evan, murmura le vieillard.
— Pardon.
— C’est moi, fils. Le capitaine Hugh.
Mondaugen s’approcha, en se disant que Godolphin souffrait peut-être d’une faiblesse des yeux. Mais Godolphin souffrait d’un mal plus grave ; et dans ses yeux on ne remarquait rien d’anormal, si ce n’est des larmes.
— Bonjour, capitaine.
— Tu n’as plus à te cacher, fils. Elle m’a parlé ; je sais ; tout va bien. Tu peux redevenir Evan. Ton père est là. (Le vieux lui saisit le bras, juste au-dessus du coude, et eut un sourire crâne.) Fils, il est temps que nous rentrions à la maison. Bonté divine, nous sommes restés si longtemps loin de chez nous. Viens.
Mondaugen, soucieux de ménager le capitaine, se laissa guider le long du couloir.
— Qui vous a parlé ? Vous avez dit : « Elle ? »
Godolphin fut vague :
— La petite. Ta petite. Comment s’appelle-t-elle déjà ?
Il fallut une minute à Mondaugen pour se remémorer quelques détails concernant Godolphin, et pouvoir lui demander, avec une certaine indignation :
— Que vous a-t-elle fait ?
La petite tête de Godolphin dodelina, frôla le bras de Mondaugen.
— Je suis si las.
Mondaugen se baissa, souleva le vieillard qui lui parut plus léger qu’un enfant, et l’emporta au long des rampes blanches, entre les glaces murales et les tapisseries, parmi cette multitude de vies distinctes, mûries par le siège, et cachées, chacune, derrière sa lourde porte ; toujours plus haut, à travers l’énorme bâtisse, vers sa tourelle. Weissmann ronflait toujours dans son fauteuil. Mondaugen coucha le vieux dans le lit circulaire, le recouvrit d’une courtepointe de satin noir. Et il se pencha sur lui, et il chanta :
Rêve, ami, de queues de paon,
De baleines et de diamants.
Combien noirs les maléfices,
Le rêve te sera propice.
Le vampire d’une aile qui grince
Peut cacher la lune mince,
Pour de sang mieux se gorger,
Dors, la nuit est sans danger.
Le squelette aux dents qui claquent,
Les lamies, le brucolaque
Et la goule cherchant sa proie
Seront chassés loin de toi.
Se dissipera ton double,
Aux mains rouges, à l’œil trouble,
L’ombre grise sur ton volet,
La lueur du feu follet.
Car le rêve comme une tunique
Tissée par le gent magique
Te préserve quand tu dors
Et conjure le mauvais sort.
Mais si l’ange à l’heure obscure
Vient chercher ton âme impure,
Fais le signe de la croix –
Le rêve ne peut rien pour toi.
Dehors, le loup des grèves hurla encore. Mondaugen tassa un sac de linge sale, en fit un oreiller, baissa la lumière et, tout tremblant, s’allongea sur le tapis pour dormir.
Mais sa propre et harmonieuse explication des rêves n’avait pas inclus cette vérité évidente et peut-être, pour lui, indispensable : si les rêves ne sont que sensations éveillées, mises en réserve pour être transposées plus tard, les rêves d’un voyeur ne peuvent en aucun cas être les siens. Cela se traduisit bientôt par la difficulté toujours plus grande qu’il éprouva à distinguer Godolphin de Foppl : peut-être Vera Meroving y était-elle pour quelque chose, peut-être pas ; et, en partie, cela avait pu être rêvé. C’est là justement que résidait la difficulté. Il était, par exemple, bien incapable de déterminer l’origine de ces propos :
« … toutes ces balivernes que l’on raconte sur la pauvreté de leur culture et sur notre Herrenschaft5 — mais cela, c’était pour le Kaiser et les hommes d’affaires, au pays ; pas un seul homme, pas même notre gai Lothario (c’est ainsi que nous appelions le général), n’y croyait, ici. Peut-être leur civilisation avait-elle été aussi évoluée que la nôtre, je ne suis pas anthropologue, et de toute façon, il n’y a pas lieu de comparer ; c’était une population d’agriculteurs, de pasteurs. Ils aimaient leurs bêtes, comme nous on aime, disons, nos jouets d’enfant. Sous l’administration de Lentwein, le bétail leur a été confisqué et distribué aux colons blancs. Les Hereros, évidemment, se sont révoltés, bien que le premier soulèvement soit imputable aux Hottentots Bondelswaartz, dont le chef, Abraham Christian, avait été abattu d’un coup de feu à Warmbad. Personne n’a pu établir qui a tiré le premier. C’est une vieille querelle : qui le sait, qui s’en soucie ?… L’étincelle a jailli, et notre présence a été nécessaire, et nous sommes venus. »
Foppl. Peut-être.
Sauf que la forme de la « conspiration » qui liait Mondaugen et Vera Meroving commençait à lui apparaître clairement. Tout semblait indiquer qu’elle voulait Godolphin, pour des raisons d’ailleurs qu’il ne pouvait qu’imaginer, bien que son désir semblât tirer son origine d’une nostalgique sensualité, dont les appétits n’avaient aucun rapport avec les nerfs ou la chaleur, mais appartenaient entièrement à l’inviolabilité stérile de la mémoire. Elle n’avait eu besoin de Mondaugen que pour le présenter (cruel, mais concevable soupçon) comme le fils d’autrefois, afin de mieux débiliter sa proie.
Elle aurait aussi, non sans logique, utilisé alors Foppl, peut-être pour remplacer le père, comme elle croyait avoir remplacé le fils, Foppl le démon de la siège-party qui, de plus en plus, tendait à circonscrire le groupe de ses invités, à leur prescrire un rêve commun. Il est possible que Mondaugen seul échappât à son emprise, en raison de ses singulières habitudes d’observation. Ainsi, dans une séquence (souvenir, cauchemar, récit, divagation, peu importe) dont son hôte était ostensiblement l’inspirateur, Mondaugen entrevoyait-il, tout au moins, que si les événements constituaient l’apport de Foppl, l’élément humain semblait devoir être attribué à Godolphin.
Une nuit, il entendit de nouveau le Dies Irae, ou quelque autre chant à plusieurs voix et en langue étrangère, qui se rapprochait des limites de la zone-tampon des mansardes vides. Avec l’impression d’être invisible, il sortit d’un pas furtif, afin de voir sans être vu. Son voisin, un commerçant milanais d’un certain âge, avait été terrassé quelques jours plus tôt, semblait-il, par une crise cardiaque, pour bientôt s’étioler et mourir. Les autres, les fêtards, avaient organisé une veillée funèbre. En grande cérémonie, ils avaient enveloppé son corps dans les draps de soie arrachés à son lit : mais, avant que le dernier éclat de chair morte eût été recouvert, Mondaugen eut le temps de noter, d’un œil vif et futé, que la peau s’enjolivait de zébrures et que le tissu cicatriciel, tout neuf et pitoyable, avait été lacéré, à peine formé. Sjambok, makoss, fouet d’ânier… un objet flagellaire à mèche longue et qui déchire.
Ils emportèrent le cadavre vers le fossé, afin de l’y jeter. Mais quelqu’un resta en arrière.
— Il demeure donc dans votre chambre, commença-t-elle.
— De son propre choix.
— Il n’a pas le choix. Vous allez le faire partir.
— C’est vous, Fraülein, qui serez obligée de le faire partir.
— Alors, amenez-moi auprès de lui.
Presque importune. Ses yeux, cernés de noir, souvenir de l’an 1904, célébré par Foppl, exigeaient un décor moins hermétique que ce corridor vide — façade de palazzo, place provinciale, esplanade hivernale – et néanmoins plus humain ou peut-être seulement plus humoriste que, disons, le Kalahari. Ce fut cette incapacité qu’elle avait de se fixer en quelque point entre des extrêmes plausibles, sa nerveuse et perpétuelle agitation, comme le crépitement contrarié de la boule heurtant les rayons de la roulette, cherchant au hasard un compartiment, et s’exprimant, s’étant exprimée enfin, sans autre précision que celle de l’incertitude dynamique qui est sa nature, ce fut tout cela qui indisposa Mondaugen, tant et si bien que, très maître de lui, il se renfrogna, répondit « non » avec une certaine dignité, pivota sur ses talons, en la plantant là, et retourna à ses « sférics ». Tous deux savaient pourtant que son geste n’avait rien de définitif.
Godolphin, ayant découvert le triste simulacre d’un fils égaré, ne songea plus à regagner sa propre chambre. L’un des deux s’était laissé avoir par l’autre. Le vieil officier dormait, somnolait, parlait. Du fait qu’il avait « trouvé » Mondaugen à une certaine étape, alors que cette sorte de programme, conçu par Vera Meroving en vue de l’endoctriner, était déjà en bonne voie de réalisation, il fut impossible plus tard de déterminer avec certitude si Foppl lui-même n’était pas apparu à un moment quelconque pour conter des histoires de sa vie de soldat, vieilles de dix-huit ans.
Dix-huit ans plus tôt, tout le monde se trouvait en meilleure condition. On exhibait d’ailleurs, pour mieux vous édifier, des bras et des cuisses amollis et le bourrelet de graisse autour de la taille. Ses cheveux se clairsemaient. Des seins commençaient à lui pousser, et c’est même ces seins qui lui rappelèrent son premier voyage vers l’Afrique. Tous, ils avaient été vaccinés en route : contre la peste, notamment ; le toubib du bord les avait piqués avec une énorme aiguille dans un muscle, à la hauteur du sein gauche et, pendant une semaine environ, ce sein avait enflé. Les choses étant ce qu’elles sont dans la vie militaire, quand il n’y a pas mieux à faire, ils s’amusèrent à déboutonner le haut de leur chemise et à exposer pudiquement leur nouvel attribut féminin.
Plus tard, au cœur de l’hiver, le soleil décolora leurs cheveux au blanc et brunit leur peau. La plaisanterie courante était celle-ci : « Ne va pas m’aborder si t’es pas en uniforme, je pourrais te confondre avec un négro. » La « confusion » eut lieu plus d’une fois. Surtout autour de Waterberg, ainsi qu’il se le rappelait, alors qu’ils traquaient les Hereros dans la brousse et le désert ; il y avait là un certain nombre de soldats qui s’étaient rendus impopulaires : réticents ? humanitaires ?… Leur mauvais esprit fut tel qu’on se prenait à espérer… Dans quelle mesure y avait-il eu « confusion », toute la question était là, Foppl n’en disait pas plus. Dans son opinion, ces cœurs sensibles ne valaient pas plus que les indigènes.
La plupart du temps, fort heureusement, on retrouvait des gens de même bord : des camarades qui partageaient vos idées, qui ne poussaient pas de hauts cris, quoi que vous fassiez. Un homme qui professe une morale politique parle volontiers de fraternité humaine. Aux armées, on la découvrait bel et bien, cette fraternité. On n’était plus honteux. Pour la première fois, après avoir été pendant vingt ans formés au principe de la culpabilité (une culpabilité, au fond, dénuée de sens, et fabriquée de toutes pièces par l’Église et par les embusqués civils), après ces vingt années donc, de ne pas se sentir honteux, tout simplement ! Avant l’étripage ou tout autre procédé technique qu’on lui réservait, d’être capable de posséder une jeune Herero sous les yeux d’un officier supérieur sans perdre sa puissance, et de leur parler avant de les tuer, sans faire l’œil de carpe, sans danser d’un pied sur l’autre, sans connaître le brûlant picotement de la gêne.
Ces travaux sur le code, si l’on peut parler de travaux, ne parvenaient pas à éloigner le crépuscule de l’ambiguïté qui envahissait progressivement la chambre de Mondaugen, pendant que le temps, si l’on peut parler du temps, s’écoulait. Quand Weissmann fit son entrée en proposant ses services, Mondaugen tourna la tête, hargneux.
— Hors d’ici, gronda-t-il.
— Mais nous devions collaborer.
— Je connais vos desseins, dit Mondaugen mystérieusement. Je sais quel est le « code » qui vous intéresse.
— Cela fait partie de mon travail.
Tout en se composant le visage ingénu du petit péquenot, tout en ôtant ses lunettes et en les essuyant, d’un geste pseudo-distrait, sur sa cravate.
— Dites-lui que ça n’a pas marché, que ça n’a pas pu marcher, dit Mondaugen.
Le lieutenant grinça des dents sur le mode soucieux :
— Je ne puis céder plus longtemps à vos caprices, essaya-t-il d’expliquer. Berlin s’impatiente, je ne vais pas passer mon temps à inventer des excuses.
— Je travaille pour vous ! beugla Mondaugen. Scheisse !
Mais cela réveilla Godolphin, qui se mit à chantonner des bribes de ballades sentimentales et à réclamer son Evan. Weissmann considéra le vieillard, l’œil rond, et seules ses deux dents de devant étaient visibles.
— Bonté divine, dit-il enfin, d’une voix blanche, et il fit demi-tour et quitta la pièce.
Quand Mondaugen eut constaté la disparition d’un premier rouleau d’oscillographe, il eut, malgré tout, la charité de demander : « Perdu ou pris ? » à haute voix, en s’adressant à ses appareils inertes et à un vieux capitaine perdu dans le vague, avant d’incriminer Weissmann.
— Il a dû venir pendant mon sommeil.
Mondaugen lui-même n’aurait su dire quand cela avait pu se produire. Et s’était-il contenté de ce seul rouleau ? Il secoua Godolphin :
— Savez-vous qui je suis, où nous sommes ? et autres questions élémentaires qu’on ne devrait pas poser, qui indiquent le degré de notre peur à un hypothétique observateur.
Effrayé, il l’était, et en l’occurrence, à juste titre. Car, une demi-heure plus tard, le vieux était toujours assis au bord du lit, en train de faire la connaissance de Mondaugen qu’il voyait pour la première fois. Avec cette forme d’humour amer, propre à la république de Weimar (mais sans aucun humour personnel), Mondaugen, debout près de sa fenêtre, interrogeait le Veldt de ce soir-là : « Ai-je si bien réussi dans mon rôle de voyeur ? » Comme ses jours à la siège-party devenaient moins fluides et plus comptés (mais non par lui), il lui arriva de se demander avec une fréquence exponentielle qui avait bien pu le voir. L’avait-on vu, tout compte fait ? Poltron de nature et, de ce fait, gourmet de la peur, Mondaugen s’apprêtait à déguster des friandises inconnues et exquises. Ce plat secret de son menu d’anxiétés prit la forme d’une question très germanique : « En admettant que personne ne m’ait vu, comment savoir si je suis vraiment là ? » Et, en guise d’entremets : « En admettant que je ne sois pas là, d’où viennent alors tous ces rêves, si les rêves, c’est bien ce qu’ils sont ? »
On lui avait donné une jument ravissante, nommé Lis Ardent. Comme il l’adorait, cet animal ! On ne pouvait l’empêcher de fringuer, de prendre la pose ; la femme type ! Comme ses flancs alezans et profonds, comme sa croupe étincelaient dans le soleil ! Il veillait à ce que son serviteur bastard l’étrille et la nettoie régulièrement. Et, si ses souvenirs étaient exacts, quand pour la première fois le général lui adressa la parole, ce fut pour le complimenter sur Lis Ardent.
Avec Lis Ardent il parcourut tout le territoire. Du désert côtier jusqu’au Kalahari, de Warmbad à la frontière portugaise ; Lis Ardent et lui, et ses bons camarades Schwach et Fleische, galopèrent ainsi à travers le sable, les rochers, la brousse ; passèrent au gué des rivières qui, en une demi-heure, de mince filet d’eau se changent en un flot large d’une lieue. Sans cesse, et quelle que fût la région, ils s’ouvraient un chemin dans les troupeaux, toujours plus clairsemés, de Noirs. Que chassaient-ils ? Quels rêves de jeunesse ?
Car il était difficile, dans cette aventure, d’échapper à un sentiment d’impossibilité. Idéalisme, fatalité. Comme si la chance avait été donnée aux missionnaires, et puis aux marchands et aux travailleurs des mines et, plus tard, aux colons et à la bourgeoisie, de réaliser quelque chose, et que tous eussent échoué et que, maintenant, ce fût le tour de l’armée. D’arriver là et d’écumer ce fragment absurde de sol allemand, à deux tropiques de la mère patrie, dans le seul dessein, apparemment, de mettre la caste militaire à égalité avec Dieu, Mammon, Freyr. Et non pour les habituels motifs soldatesques. Jeunes comme ils l’étaient, ils s’en rendaient compte, le pillage ne présentait qu’un piètre intérêt ; quant à la gloire, quelle gloire y avait-il à pendre, matraquer, transpercer d’une baïonnette quelque chose qui n’oppose aucune résistance ? Le spectacle, dès le début, fut des plus médiocres. Les Hereros n’étaient certes pas des adversaires auxquels un jeune guerrier souhaiterait être opposé. Il se sentait frustré de la réalité militaire, telle que l’illustrent les affiches. Seule une pitoyable minorité de ces nègres était tant soit peu armée et, parmi eux, seule une petite fraction possédait des fusils utilisables, ou des munitions. Les troupes, elles, étaient dotées de canons Krupp et de petits obusiers. Et la plupart du temps, on ne voyait même pas les indigènes que l’on abattait. On se contentait de monter sur un Kopje et de bombarder le village en plongée, et ce n’est que plus tard que l’on y pénétrait pour achever les quelques rares individus qu’on avait pu manquer.
Mondaugen avait les gencives douloureuses et sans doute dormait-il plus qu’il n’était normal, en admettant qu’une telle norme existât. Mais cela avait à la longue mué en peau jaune, en soif ardente, en taches violettes et plates sur ses jambes, et sa propre haleine l’écœurait. Godolphin, dans un moment de lucidité, avait diagnostiqué le scorbut, conséquence d’un mauvais régime (si tant est qu’on pût parler de régime) : il avait perdu près de neuf livres depuis le début du siège.
— Il vous faut des légumes frais, déclara le vieux marin, plein de sollicitude inquiète. On en trouvera bien dans le garde-manger.
— Non, pour l’amour du Ciel ! s’affolait Mondaugen. Ne sortez pas de cette chambre. Les hyènes et les chacals rôdent dans ces petits couloirs.
— Restez couché et reposez-vous, répondit Godolphin. Je saurai me débrouiller. J’en ai pour une minute.
Mondaugen bondit hors des draps, mais ses muscles flasques le trahirent. L’agile Godolphin avait disparu, la porte s’était refermée. Pour la première fois, depuis qu’il avait entendu commenter le traité de Versailles, Mondaugen se surprit à pleurer.
« Ils vont le vider de sa substance, songeait-il, lui caresser les os avec leurs escourgées, se gausser de ses fins cheveux blancs. »
Le propre père de Mondaugen était mort peu d’années avant, mêlé, on ne sait trop comment, à la révolte de Kiel. Le fait que son fils eût pensé à lui à ce moment-là laissait supposer que Godolphin n’était pas le seul dans cette chambre à avoir été « visité ». Comme la fête, dans une ruée fantasmagorique, assiégeait et encerclait leur tourelle, apparemment protégée, pour se dissoudre en brouillard, une projection se détachait, toujours plus visible, sur le mur de la nuit : Evan Godolphin, que Mondaugen n’avait jamais vu, sauf dans l’incertaine fluorescence de la nostalgie dont il ne voulait aucune part, d’une nostalgie qui lui avait été imposée par quelque chose qu’il soupçonnait être une coalition.
Soudain, des pas pesants se firent entendre, toujours plus proches, dans les régions limitrophes de sa Versuchsstelle. Trop pesants, se dit-il, pour être ceux de Godolphin regagnant la tourelle : subrepticement alors, Mondaugen s’essuya une fois de plus les gencives sur le drap, et se laissa tomba du lit et roula sur lui-même, à l’abri de la tenture que formait la courtepointe de satin, pour pénétrer dans ce monde frais et poussiéreux des vieilles farces de vaudeville et, dans la vie réelle, de tant d’amoureux, d’amoureux transis de peur. Il se ménagea un petit judas dans le couvre-lit et y appliqua son œil : il avait une vue directe sur une grande glace qui embrassait les deux tiers, disons, de la pièce circulaire. La poignée tourna, la porte s’ouvrit et Weissmann, affublé d’une robe blanche qui lui tombait aux chevilles, avec manchettes, jabot et collerette, à la mode approximative de 1904, pénétra dans la chambre sur la pointe des pieds, traversa la zone limitée par la glace et disparut du côté de l’appareillage aux « sférics ». Aussitôt, une chorale de l’aube éclata dans le haut-parleur ; d’abord discordante, elle se mua bientôt en un madrigal des profondeurs spatiales à trois ou quatre voix. Madrigal auquel Weissmann, importun et invisible, mêla le sien, en fausset, sur un air mineur de charleston :
Puisque vient le soir,
Monde, cesse ton mouvement giratoire.
Dans sa guérite,
Le coucou
A une laryngite.
Du coup,
Comment savoir
Quel soir on est, ce soir.
Nul danseur ici
N’a la clef du problème.
Si,
Quand même,
Il y a moi, vous, le soir
Et un petit sjambok noir.
Quand Weissmann rentra dans le miroir, il portait un autre rouleau d’oscillographe. Mondaugen était couché parmi les moutons de poussière, trop impotent pour crier : « Arrêtez ! au voleur ! » Le lieutenant travesti s’était fait une raie au milieu et avait tartiné ses cils de mascara ; ses cils, en battant contre les verres des lunettes, traçaient de sombres traits parallèles, si bien que chaque œil vous regardait à travers sa propre fenêtre de prison. Comme il passait devant l’empreinte du corps chlorotique qui, peu avant, l’avait rempli, Weissmann lui adressa (Mondaugen l’imagina, tout au moins) un regard timide et oblique. Puis il disparut. Peu après, les rétines de Mondaugen se retirèrent pour un temps de la lumière. On pouvait le présumer ; ou alors le Sous-le-lit est un pays plus étrange encore que les enfants neurasthéniques ne l’ont rêvé !
On aurait pu aussi bien être tailleur de pierre. La découverte se faisait peu à peu, mais la conclusion était éclatante : en aucun sens, on n’accomplissait l’acte de tuer. La volupté de la sécurité, la lassitude délicieuse qui vous accompagnait dans l’œuvre d’extermination faisaient place, tôt ou tard, à une très curieuse… le mot émotion ne serait guère approprié car, de toute évidence, il y avait là une absence de ce que l’on désigne d’habitude par « sentiment »… Une adhésion fonctionnelle serait un terme plus adéquat ; une sympathie exécutive.
Le premier exemple indiscutable de cet état de choses, pour autant qu’il pouvait s’en souvenir, lui fut donné un jour, au cours d’une étape entre Warmbad et Keetmanshoop. La compagnie était en train de convoyer un lot de prisonniers hottentots, pour une raison inconnue, mais qui devait satisfaire les échelons supérieurs. Il y avait deux cent vingt-cinq kilomètres à parcourir et il fallait compter huit ou dix jours pour le faire, et les hommes n’aimaient guère ce genre de corvée. Beaucoup de prisonniers mouraient en route, et cela vous obligeait à stopper toute la colonne, à aller chercher le sergent porte-clefs, qui semblait toujours se trouver à des kilomètres en arrière, sous un arbre kameeldoorn, ivre mort ou en passe de le devenir, puis à remonter jusqu’à la colonne, à ouvrir le collier du mort ; parfois à réorganiser les rangs afin que le poids de la chaîne supplémentaire fût plus équitablement réparti. Non pas précisément pour soulager ces gens, mais pour ne pas user plus de Noirs qu’il n’était nécessaire.
C’était une journée magnifique, décembre, la chaleur, un oiseau, on ne sait où, que la saison faisait délirer. Lis Ardent, sous lui, semblait sensuellement excitée ; à force de fringuer et de danser autour de la colonne en marche, elle couvrait huit kilomètres, alors que les prisonniers n’en avaient fait que deux. Vu de biais, il y avait quelque chose de médiéval dans le mouvement de cette chaîne qui pendait en festons entre les colliers des prisonniers, le poids qui constamment les tirait vers la terre, cette force tout juste compensée tant qu’ils arrivaient à mettre un pied devant l’autre. Derrière eux venaient les chars à bœufs de l’armée, conduits par les Bastards Rehoboths, loyalistes. Combien peuvent comprendre le rapprochement qu’il était tenté d’établir ? A l’église du village, dans le Palatinat, il y avait une fresque représentant une danse macabre, emmenée par une Mort sinueuse, plutôt efféminée, dans la cape noire, la faux à la main ; et l’on reconnaissait dans le cortège toutes les classes de la société, du prince au paysan. Cette marche africaine n’avait certes pas une telle élégance : on ne pouvait s’enorgueillir que de l’homogénéité de ce chapelet de nègres souffrants, et glorifier le sergent ivrogne, sous son chapeau à large bord, et armé d’un lourd Mauser. Pourtant ce rapprochement, auquel la plupart étaient sensibles, suffisait à conférer à la déplaisante corvée une certaine solennité.
Il n’y avait pas plus d’une heure qu’ils suivaient cette étape quand un des Noirs commença à se plaindre d’un mal aux pieds. Ses pieds, prétendait-il, étaient en sang. Son surveillant amena Lis Ardent à sa hauteur et jeta un coup d’œil : ils saignaient bel et bien. A peine le sang était-il absorbé par le sable que le pas du prisonnier suivant en faisait disparaître la trace. Peu après, le prisonnier se mit à geindre, parce que le sable pénétrait dans ses coupures et lui rendait la marche difficile. Cela aussi était vrai, incontestablement. On lui ordonna de se taire, s’il ne voulait pas être privé de sa ration d’eau, à la halte de midi. Les militaires avaient constaté au cours des marches précédentes que, si on laissait geindre un indigène, les autres ne tardaient pas à mêler leurs voix à la sienne et, l’on ne sait trop pourquoi, le rythme de la marche s’en trouvait ralenti. Ces gens-là se refusaient à chanter ou à psalmodier ; des sons qui auraient été, à la rigueur, tolérables. Mais ce vacarme plaintif, pusillanime, qui parfois se déclenchait, bon sang, c’était horrible. Le silence donc, pour des raisons pratiques, était imposé et respecté.
Mais ce Hottentot-là ne voulait pas se taire. Il ne boitait, d’ailleurs, que légèrement, il ne titubait pas. Mais il rouspétait plus fort que le plus rouspéteur des fantassins. Le jeune militaire guida vers lui le pas fringant et sensuel de Lis Ardent et cingla le Hottentot par deux fois avec son sjambok. De sa hauteur, un cavalier sachant se servir d’un bon sjambok en peau de rhinocéros peut calmer un négro plus vite et à moindre peine qu’avec une arme à feu. Mais cela n’eut aucun effet sur celui-là. Fleische, voyant ce qui se passait, amena son hongre sur le flanc opposé de la colonne. Ensemble, les deux militaires abattirent leur sjambok sur les fesses et sur les cuisses du Noir, en l’obligeant à exécuter une bizarre petite danse. Il fallait un certain talent pour faire danser ainsi un prisonnier sans ralentir la marche du convoi, malgré le système de chaînes qui les liaient les uns aux autres. Ils se débrouillaient donc fort bien lorsque, soudain, à la suite de quelque stupide erreur d’appréciation, le sjambok de Fleische se trouva pris dans la chaîne, et il fut entraîné au bas de son cheval et sous les pieds des prisonniers.
Leurs réflexes sont rapides, ils sont comme des bêtes. Avant que l’autre militaire eût compris ce qu’il arrivait, le gaillard qu’ils avaient cravaché bondit sur Fleische, chercha à passer la longueur de chaîne dont il disposait autour de son cou. Le reste de la colonne, qui avait saisi ses intentions par quelque instinct obscur, sentant venir le meurtre, s’était arrêté.
Fleische parvint à se dégager en roulant sur lui-même. Les deux hommes allèrent demander la clef au sergent, ouvrirent le collier, sortirent leur Hottentot des rangs et le poussèrent à l’écart. Une fois que Fleische, avec l’extrémité de son sjambok, se fut exercé selon la règle sur les organes génitaux du Noir, ils le matraquèrent à mort avec la crosse de leur fusil et jetèrent la dépouille derrière un rocher, l’abandonnant aux vautours et aux mouches. Mais, tout en faisant cela (et Fleische devait reconnaître plus tard qu’il avait éprouvé, lui aussi, quelque chose de semblable), il sentit descendre sur lui, pour la première fois, une sorte de paix étrange, parente peut-être de celle qu’avait connue le Noir en rendant l’âme. D’habitude, si on éprouvait quelque chose, dans ces cas-là, c’était surtout une vague contrariété ; comme lorsqu’un insecte vous a trop longtemps importuné de ses bourdonnements. Vous êtes obligé de lui supprimer la vie, et l’effort physique, la facilitié du geste, l’idée qu’il ne s’agit là que d’une unité dans une série apparemment infinie, que le fait de le tuer ne mettra pas un terme à l’épreuve, ne vous exemptera pas de tuer encore le lendemain et le surlendemain et tous les autres jours… la futilité donc de la chose vous irrite et, conséquemment, vous apportez à chaque acte individuel un peu de la férocité de l’ennui militaire qui, comme le savent tous les soldats, se pose un peu là.
Cette fois-ci, il n’en était rien. Tout semblait soudain s’ordonner : un grand battement d’ailes cosmique, dans le ciel vide et étincelant, et chaque grain de sable, chaque épine de cactus, chaque plume du vautour qui décrivait des cercles au-dessus de leur tête et chaque invisible molécule d’air chauffé semblant s’être placé imperceptiblement de telle sorte que ce Noir et lui-même, et tous les autres Noirs que désormais il lui faudrait supprimer, s’étaient tout doucement rangés à l’alignement, s’étaient conformés à une symétrie préétablie, avaient découvert un équilibre dansant. Tout compte fait, la chose prenait un sens nouveau : distinct de l’affiche de recrutement, de la fresque d’église et des indigènes exterminés (endormis et estropiés, brûlés en masse dans leurs pontoks ; le bébé lancé en l’air et rattrapé sur la pointe de la baïonnette ; la fille que l’on aborde, l’organe dressé, ses yeux qui se brouillent à la pensée du plaisir ou, peut-être, à la pensée qu’il lui est donné cinq minutes de plus à vivre, mais qu’on abat d’une balle dans la tête avant de la posséder, non sans lui avoir fait comprendre, bien sûr, au tout dernier moment, quel sort sera le sien), distinct du langage officiel dont usait von Trotha dans ses ordres et instructions, distinct du sens du devoir et de cette langueur exquise et désarmée qui font partie de l’obéissance à un ordre militaire, un ordre filtré comme une pluie de printemps à travers des paliers innombrables avant de vous parvenir, distinct de la politique coloniale, des finasseries internationales, de l’espoir d’un avancement au sein de l’armée ou d’un enrichissement par elle.
C’était là une affaire qui ne concernait que le destructeur et le détruit, et l’acte qui les unissait ; et jamais, jusque-là, il n’en avait été ainsi. En revenant du Waterberg avec von Trotha et son état-major, ils aperçurent une vieille femme qui, sur le bord de la route, déterrait des oignons sauvages. Un militaire, nommé König, sauta de son cheval et l’abattit d’une balle ; mais, avant d’appuyer sur la détente, il avait posé le canon de son arme contre son front et il avait dit :
— Je vais te tuer.
Elle avait levé vers lui son regard et avait répondu :
— Je vous en remercie.
Plus tard, à l’heure du crépuscule, il y eut une jeune Herero, de seize ou dix-sept ans, pour le peloton ; et le cavalier de Lis Ardent passa le dernier. Après l’avoir possédée, il semble qu’il eût hésité un instant entre le poignard et la baïonnette. Eh bien, elle lui sourit alors ; montra les deux armes et se mit à rouler paresseusement des hanches, dans la poussière. Il fit usage des deux.
Quand, par quelque tour de lévitation, il se retrouva sur son lit, Hedwig Vogelsang franchissait le seuil de la chambre, à cheval sur un Bondel mâle qui rampait à quatre pattes. Elle n’était vêtue que d’un pantalon collant noir et ses longs cheveux se répandaient sur ses épaules.
— Bonsoir, pauvre Kurt. (Elle chevaucha le Bondel jusqu’au chevet du lit et mit pied à terre.) Tu peux partir, Lis Ardent. Je l’appelle Lis Ardent, expliqua-t-elle, dans un sourire, à Mondaugen, à cause de sa peau alezane.
Mondaugen voulut la saluer, mais s’aperçut qu’il était trop faible pour parler. Hedwig se coulait hors de son collant.
— Je n’ai maquillé que mes yeux, lui confia-t-elle en un murmure décadent. Mes lèvres rougiront bien de votre sang, sous les baisers.
Elle lui prodigua des caresses. Il voulut y répondre, mais le scorbut l’avait anémié. Combien de temps dura la séance, il ne put le savoir. Il semble que cela se soit prolongé pendant des jours. La lumière dans la chambre ne cessait de changer, Hedwig avait l’air d’être partout à la fois, dans ce cercle de satin noir qu’était devenu le monde en se rétrécissant : les forces de la femme étaient-elles inépuisables, Mondaugen avait-il perdu toute notion de durée ? Ils étaient comme enfermés dans un cocon de cheveux blonds et de baisers secs et ubiquistes : peut-être avait-elle, une fois ou deux, fait venir une jeune Bondel pour lui prêter assistance.
— Où est Godolphin ? cria-t-il.
— Elle le tient.
— Oh ciel !…
Parfois impuissant, parfois excité, malgré sa lassitude, Mondaugen demeura neutre, pas plus heureux de ses attentions qu’inquiet de ce qu’elle pouvait penser de sa virilité. A la longue, elle ne sut plus cacher un certain désappointement. Il savait ce qu’elle cherchait.
— Tu me hais.
Sa lèvre palpitait d’étrange façon, en un vibrato contraint.
— Mais il me faut récupérer.
Et voilà que, passant par la fenêtre, Weissmann fit son entrée, coiffé à la chien, avec un pyjama de soie blanche, des escarpins incrustés de pierres du Rhin, les orbites et les lèvres noires, et le propos de voler un autre rouleau d’oscillographe. Le haut-parleur lui clabauda au visage, comme s’il était en colère.
Plus tard, Foppl apparut dans l’encadrement de la porte avec Vera Meroving, il lui prit la main et chanta sur un air sémillant de valse :
Princesse des coquettes,
Tes astuces, artifices,
Arcanes et amulettes.
Mais ne va pas plus loin,
Ne joue plus de tes tours,
Si tu espères demain
Voir se lever le jour.
Dix-sept ans,
C’est l’âge cruel,
Mais, à quarante-deux printemps,
Une belle
Brûle d’une flamme plus claire
Que celle
De l’enfer.
Alors donne-moi la main,
Laisse cet homme à son sort,
Les morts, comme il se doit,
Enterreront les morts.
Devant cette porte dérobée, nous allons battre
Un ban
Pour l’an
Mil neuf cent quatre,
Où nous fûmes si fiers
Et où nous fûmes heureux.
Je suis un Deutschesüdwestafrikaner
Amoureux.
Une fois licenciés, ceux qui restèrent dans le pays poussèrent vers l’ouest, pour travailler dans des mines, comme le Khan, ou exploitèrent leur propre terre, qui était de bon rendement. Lui, il ne tenait pas en place. Après avoir, pendant trois ans, fait ce qu’il avait fait, un homme ne peut se fixer, tout au moins pas dans l’immédiat. Il s’en alla donc sur la côte.
A l’instar du sable fin, lapé lentement par la langue froide d’un courant antarctique, cette côte dévorait le temps, dès votre arrivée. Elle n’offrait rien à la vie : son sol était aride ; elle était balayée par des vents venus du large, chargés de sel, glacés par le grand Benguela, qui flétrissaient tout ce qui tentait de croître. Une bataille était toujours engagée entre le brouillard qui s’employait à vous geler la moelle et le soleil qui, après avoir consumé le brouillard, s’en prenait à vous également. Au-dessus de Swakopmund, ce soleil, souvent, semblait emplir le ciel, diffracté qu’il était par la brume marine. Un gris lumineux, virant au jaune, qui blessait la vue. On prenait vite l’habitude de porter des verres teintés pour se protéger du ciel. Si le séjour se prolongeait, on finissait par se dire que la vie sur cette côte était comme un affront à l’humanité. Le ciel était trop grand et les installations côtières, sous ce ciel, trop misérables. Le port de Swakopmund, lentement, constamment, se remplissait de sable, les hommes étaient mystérieusement terrassés par le soleil de l’après-midi, les chevaux devenaient fous et se perdaient dans la vase avide, à la limite des plages. C’était une côte méchante, et la survie, tant pour les Blancs que pour les Noirs, était beaucoup moins une question de choix que partout ailleurs sur le territoire.
Il avait été floué, telle fut sa première pensée : ça n’allait pas ressembler à la vie militaire. Quelque chose avait changé. Les Noirs avaient encore moins d’importance. On ne percevait pas leur présence, comme on le faisait dans le temps. Les objectifs n’étaient plus les mêmes, cela expliquait bien des choses, sans doute. La rade avait besoin d’être draguée ; il fallait construire des voies ferrées pour relier les ports à l’intérieur des terres, les ports ne pouvant pas plus se suffire que le pays survivre sans ports. En somme, les colons, qui avaient fait entériner leur mainmise sur le territoire, étaient maintenant obligés de faire fructifier ce qu’ils avaient pris.
Il y avait bien quelques compensations, mais rien qui égalât les jouissances que vous offre l’armée. En tant que Schachtmeister6 on avait droit à une maison particulière et à la priorité pour le choix des filles qui, sortant de la brousse, venaient se rendre. Lindequist, qui avait succédé à von Trotha, avait annulé l’ordre d’extermination, en demandant à tous les autochtones en fuite de retourner à leur lieu d’origine, avec promesse qu’ils n’auraient à subir aucun sévice. Cela revenait moins cher que d’organiser des battues et de les traquer. Et, comme ils mouraient de faim dans la brousse, les promesses de grâce impliquaient des promesses de nourriture. Après avoir été nourris, ils étaient mis en état d’arrestation et envoyés aux mines, ou sur la côte, ou au Cameroun. Leurs laagers, sous escorte militaire, arrivaient de l’intérieur presque quotidiennement. Le matin, il avait coutume de descendre dans l’enclos de rassemblement pour assister au triage. Les Hottentots, c’étaient surtout des femmes. Mais, parmi les rares Hereros qu’ils récupéraient, les proportions étaient plus équilibrées.
Après trois années de volupté méridionale et mûre, se retrouver dans cette plaine de cendres, devant cette mer meurtrière, aurait exigé une force que la nature ne prodigue guère : qui, en fait, n’était entretenue que par l’illusion. Les baleines elles-mêmes ne pouvaient impunément côtoyer ce rivage : en longeant le terrain qui tenait lieu d’esplanade, on apercevait parfois une de ces créatures en décomposition, échouée, couverte de mouettes voraces qui, à la tombée de la nuit, cédaient la géante charogne à une meute de loups de grève. Et, au bout de quelques jours, seuls demeuraient les portiques des énormes mâchoires et le lacis architectural de la carcasse bien décortiquée qui, peu à peu, allait prendre, sous le soleil et dans le brouillard, une patine de faux ivoire.
Les îlots arides au large de Lûderitzbucht constituaient des camps de concentration naturels. Quand on circulait parmi les formes recroquevillées, le soir, en distribuant des couvertures, de la nourriture et, à l’occasion, un baiser du sjambok, on avait le sentiment de répondre exactement à l’idéal de l’Administration coloniale et paternaliste, qui prônait la Väterliche Züchtigung : la correction paternelle, droit inaliénable. Les corps, si affreusement émaciés et lisses dans la buée, pressés les uns contre les autres pour mettre en commun le peu de chaleur périphérique qu’il leur restait. De loin en loin, une torche de roseaux imbibée d’huile de baleine sifflait vaillamment dans le brouillard. D’ordinaire, ces nuits-là étaient emmaillotées de silence : si les prisonniers exhalaient des plaintes ou laissaient échapper un cri, à cause de quelque lésion ou de quelque crampe, ces sons étaient étouffés par les épais brouillards et vous n’entendiez que le claquement de la vague, attaquant le rivage par le biais, éternellement, visqueuse, réverbérante, pour retourner vers le large, bouillante, virulente, saturée de sel, abandonnant une peau blanche sur le sable qu’elle n’avait pu emporter. Et ce n’est que de loin en loin, au-dessus de ce rythme indifférent, que montait, de l’autre côté de l’étroite passe, sur le grand continent africain, un son qui rendait plus froid le brouillard, plus sombre la nuit, plus menaçant l’Atlantique : si ce son avait été humain, on aurait pu le prendre pour un éclat de rire, mais il n’était pas humain. Il était le produit d’une sécrétion inconnue, dont l’ébullition s’épanchait dans un sang déjà chargé et saturé ; provoquant la contraction des ganglions, peuplant le champ visuel de formes plus grises et plus angoissantes, faisant tressauter chaque fibre, créant un déséquilibre, une sensation généralisée d’erreur, que seuls pouvaient contrebalancer ces hideux paroxysmes, ces expulsions d’air, grasses et fusiformes, qui jaillissaient du pharynx, qui révulsaient le plafond de la cavité buccale, emplissaient les narines, allégeaient ce hérissement de la mâchoire et de la suture crânienne : c’était le cri de l’hyène brune, appelée le loup des grèves, qui parcourait le rivage, seule, ou avec ses compagnes, en quête de coquillages, de mouettes mortes, d’une proie qui fût de chair, mais qui ne bougeât pas.
Et c’est ainsi qu’en déambulant parmi les Noirs on ne pouvait les considérer que comme un agglomérat — sachant, par les statistiques, que douze ou quinze d’entre eux mouraient chaque jour, mais sans pouvoir, cependant, se poser la question : quels seront ces douze ou quinze ? Dans l’obscurité, ils ne se distinguaient que par la taille, et cela vous encourageait à ne pas vous tracasser, comme vous l’aviez fait naguère. Mais, chaque fois que hurlait le loup des grèves à travers le chenal, alors que vous vous penchiez peut-être pour examiner une éventuelle concubine qui aurait passé inaperçue au cours d’un premier triage, ce n’est qu’en effaçant les souvenirs des trois années écoulées que l’on supprimait l’envie de savoir si ce n’était pas cette fille précisément qu’attendait la bête.
En tant que Schachtmeister civil, payé par le gouvernement, il lui fallait encore renoncer à un autre luxe : celui de voir en eux des individus. Même en ce qui concernait les concubines : on en avait plusieurs, les unes affectées exclusivement aux travaux ménagers, les autres au plaisir, la domesticité étant devenue, elle aussi, une affaire collective. Personne n’en avait la propriété exclusive, sauf les officiers supérieurs. Les subalternes, hommes de troupe et chefs d’équipe, comme lui, puisaient dans un stock commun, parqué dans un enclos de barbelés, près des BOQ7.
Et l’on pouvait se demander qui, parmi ces femmes, était le mieux loti sur le plan matériel, les courtisanes derrière les barbelés, ou les ouvrières entassées sur un grand terrain, derrière une haie épineuse, plus près de la plage. Force était en effet d’utiliser surtout la main-d’œuvre féminine car, pour d’évidentes raisons, il y avait une grosse pénurie de mâles. Mais l’on trouvait l’effectif pécore bien commode pour divers usages. Les femmes pouvaient être attelées aux tombereaux pour transporter les chargements de limon dragué dans le port ; elles pouvaient aussi transporter les rails du chemin de fer en construction, qui allait traverser le Namib vers Keetmanshoop. Ce trajet, tout naturellement, lui rappelait le bon vieux temps, quand il était convoyeur de Noirs. Souvent, sous le soleil brouillé, il rêvait tout éveillé ; il se rappelait les trous d’eau, remplis jusqu’au bord de cadavres noirs, leurs oreilles, leur bouche et leurs narines, gemmées, vertes, blanches, noires, irisées de mouches et de leur progéniture ; les bûchers humains dont les flammes semblaient bondir jusqu’à la Croix du Sud ; la frangibilité de l’os ; l’éclatement des outres viscérales ; la lourdeur soudaine d’un enfant, si frêle fût-il. Mais ici tout cela était résolu : ils étaient organisés, conditionnés pour le rendement en masse ; ce n’était plus un convoi enchaîné que l’on était appelé à surveiller, mais une longue et double file de femmes, portant des rails et leurs traverses d’acier ; si l’une de ces femmes tombait, il n’en résultait qu’un accroissement fractionné du poids, réparti entre les porteuses et non plus, comme dans les anciens convois, la confusion et la paralysie, effets d’une unique défaillance. Une seule fois, pour autant qu’il pouvait s’en souvenir, un incident semblable s’était produit, sans doute consécutif au brouillard et au froid qui avaient sévi la semaine précédente, plus féroces encore que de coutume, et avaient peut-être provoqué une inflammation des orbites et des jointures. Lui-même avait, ce jour-là, le cou douloureux et il eut peine à tourner la tête pour voir ce qui s’était passé. Mais une plainte s’était élevée tout à coup et il vit qu’une femme était tombée, en entraînant toute la file. Son cœur se dilata et le vent de l’océan lui devint balsamique ; c’était un fragment du lointain passé, soudain révélé, comme par une déchirure du brouillard. Il revint vers elle, constata que le rail, en tombant, lui avait brisé la jambe ; la traîna de sous le rail sans se donner la peine de la soulever, la fit rouler au bas du remblai, où il la laissa mourir. Il eut une impression de bien-être ; cela l’avait éloigné, pour un temps, de la nostalgie qui, sur cette côte-là, tournait à l’accablement.
Mais si le travail physique épuisait les femmes vivant dans l’enceinte d’épines, les corvées sexuelles pouvaient tout aussi bien éprouver celles que cernait l’acier. Certains militaires avaient introduit des mœurs étranges. Ainsi un sergent, placé trop bas dans l’échelle hiérarchique pour s’adjuger un jeune garçon (les jeunes garçons étant denrée rare), se débrouillait, au mieux de ses moyens, avec des préadolescentes à la poitrine encore plate, dont il rasait la tête et qu’il faisait vivre nues, mais affublées de jambières rétrécies de l’armée. Un autre exigeait de ses partenaires une immobilité de cadavre ; toute réaction sensuelle, souffle précipité, frémissement involontaire, étant matée à l’aide d’un élégant sjambok, incrusté de pierres fines, qu’il s’était fait faire à Berlin. Aussi, en supposant que les femmes eussent médité sur ce genre de choses, elles n’avaient guère lieu de choisir entre les épines et l’acier.
Quant à lui, il aurait pu trouver son bonheur dans cette nouvelle vie coopérative ; il aurait pu faire une carrière dans les travaux publics, s’il n’y avait eu cette concubine, une enfant herero, nommée Sarah. Elle avait, en quelque sorte, fixé son désappointement ; peut-être même inspira-t-elle en partie sa décision finale de tout laisser tomber et de s’enfoncer vers l’intérieur du pays, dans l’espoir de retrouver un peu de ce luxe et de cette abondance qui s’étaient évanouis (c’était là sa crainte) avec von Trotha.
Il la découvrit, la première fois, dans l’Atlantique, à un mille de la côte, sur un brise-lames qu’ils étaient en train de construire avec des pierres lisses et sombres, des pierres que les femmes apportaient à la force des bras, par rangs de six, et qu’elles entassaient lentement, péniblement, pour former ce long tentacule, rampant sur la mer. Ce jour-là, le ciel était tendu de toile grise et, vers l’ouest, un nuage noir s’accrocha, jusqu’au soir, à l’horizon. Ce furent les yeux qu’il vit d’abord, les blancs qui réfléchissaient un peu de la lente turbulence marine ; puis le dos, perlé de vieilles cicatrices de sjambok. Il crut que seul un désir primitif l’avait poussé à s’approcher et à lui ordonner, d’un signe, de reposer la pierre qu’elle était en train de soulever. Il griffonna un mot pour le chef d’équipe. « Remets-lui ça, menaça-t-il, sinon… » Et il fit siffler le sjambok dans le vent salé. Aux premiers temps, point n’était besoin de les avertir : on ne sait trop pourquoi ; à cause, peut-être, de cette « sympathie fonctionnelle », elles remettaient toujours le mot au destinataire, même en sachant qu’il représentait un arrêt de mort.
Elle regarda le bout de papier, puis elle le regarda, lui. Les nuages voyageaient dans ces yeux-là ; reflétés ou transmis, il ne le sut jamais. Les embruns battaient à leurs pieds, les oiseaux charognards faisaient des cercles dans le ciel. Le brise-lames s’étendait derrière eux, vers la sécurité de la terre ferme ; mais il suffisait d’un seul mot, d’un mot en tout point banal, pour fixer en chacun d’eux la conviction perverse que leur voie allait dans le sens opposé, le long du môle invisible, non encore construit ; à croire que la mer pour eux était une chaussée, comme elle l’avait été pour notre Rédempteur.
Voici donc qu’il en retrouvait une autre, pareille à la femme écrasée sous le rail ; une autre parcelle des jours martiaux. Il comprit qu’il voulait cette fille pour lui tout seul ; une fois de plus, il connaissait le plaisir d’un choix dont il pouvait négliger les conséquences, fussent-elles terribles.
Il lui demanda son nom, elle répondit Sarah, et ses yeux ne l’avaient pas quitté. Un coup de vent, glacé comme l’Antarctique, leur fonça dessus à travers l’étendue d’eau, il les submergea, et fila vers le nord, bien qu’il lui fallût mourir, avant même d’avoir atteint l’embouchure du Congo ou le golfe du Bénin. Elle frissonna ; la main de l’homme, d’un geste apparemment réflexe, s’avança pour la toucher, mais elle s’écarta, et elle se pencha pour ramasser la pierre. Il lui donna une légère tape sur le derrière avec son sjambok ; et le moment, quel qu’en eût été le sens, fut passé.
Ce soir-là, elle ne vint pas. Le lendemain matin, il la rattrapa sur le brise-lames, l’obligea à s’agenouiller, posa sa botte sur la nuque, et poussa la tête sous la mer jusqu’à ce que son sens du minutage l’eût averti qu’il était temps de lui laisser reprendre de l’air. Il remarqua alors la longueur serpentine des cuisses, la musculature des hanches, nettement dessinée sous la peau ; cette peau douée d’un certain éclat, mais finement striée, à cause du long jeûne dans la brousse. Au cours de cette journée, il lui distribua des coups de sjambok au moindre prétexte. Quand vint le crépuscule, il écrivit une autre note et la lui tendit. « Je te donne une heure. » Elle l’observa ; rien en elle ne rappelait l’animal qu’il avait deviné chez les autres moricaudes. Il n’y avait que ces yeux qui renvoyaient le soleil rouge et les blancs piliers du brouillard qui déjà montaient de la mer.
Il ne dîna pas. Il attendit, seul dans sa maison, près de l’enclos de barbelés, écoutant les cris des ivrognes qui choisissaient leur compagne pour la nuit. Il était incapable de tenir en place et croyait bien avoir pris froid. L’heure s’écoula ; elle ne vint pas. Il sortit, sans veste, déboucha dans les nuages bas et se dirigea vers l’enclos d’épines. C’était une nuit d’encre. Il recevait les gifles mouillées des rafales, il trébuchait. Parvenu à l’enclos, il alluma sa torche et se mit à la recherche de la fille. Ils pensèrent peut-être qu’il était devenu fou, peut-être l’était-il. Il ne sut pas combien de temps durèrent ses recherches. Il ne la trouva pas. Ils se ressemblaient tous.
Le lendemain matin, elle était là, comme à l’accoutumée. Il choisit deux femmes robustes ; il la bascula sur une pierre et, pendant que les femmes la tenaient, il la corrigea à coups de sjambok, puis il la posséda. Elle était couchée là, froide et rigide ; et quand ce fut fini, il constata, étonné, qu’à un moment quelconque, au cours de la séance, les deux femmes, telles des duègnes débonnaires, avaient lâché Sarah et étaient retournées à leur tâche matinale.
Et ce soir-là, alors qu’il était couché depuis longtemps déjà, elle pénétra dans la maison et se glissa près de lui, sous les draps. La perversité féminine !… Elle était sienne.
Mais combien de temps pouvait-il espérer la garder pour lui tout seul ? Pendant la journée, il l’attachait au lit par des menottes et, le soir, continuait de puiser dans la réserve de femmes, afin de détourner les soupçons. Sarah aurait pu lui faire sa cuisine, son ménage, lui redonner courage, elle aurait pu être pour lui le meilleur semblant d’une épouse qu’il eût jamais possédée. Mais, sur cette côte brumeuse, suante, stérile, il n’y avait pas de possédants, rien n’était possédé. La communauté aurait sans doute été la seule solution possible, devant une telle affirmation de l’Inanimé. Mais son voisin le pédéraste eut tôt fait de la découvrir et se montra enthousiaste. Il la réclama. Il lui fut répondu mensongèrement que Sarah avait été prise dans la réserve et que le pédéraste n’avait qu’à attendre son tour. Mais cela ne pouvait que leur assurer un sursis. Le voisin s’introduisit dans la maison au cours de la journée, vit Sarah menottée et désemparée, la prit à sa façon, puis songea, en bon sergent soucieux du bien-être de ses hommes, à la partager avec le peloton. Et c’est ainsi qu’entre midi et l’heure du dîner, tandis que la luminescence du brouillard dérivait dans le ciel, ils lui firent subir une série de pratiques sexuelles contre nature, pauvre Sarah, « sienne » seulement d’une manière que ce rivage vénéneux n’aurait jamais tolérée.
En rentrant, il la trouva, la bave aux lèvres, les yeux déblayés pour toujours de toute houle. Sans réfléchir, probablement, et sans même avoir bien compris, il défit ses entraves et ce fut comme si, à l’instar d’un ressort, elle avait accumulé cette force supplémentaire que le joyeux peloton avait dispensée au cours de ses jeux ; car, avec une violence incroyable, elle s’arracha à ses bras et s’enfuit, et c’est la denière image qu’il eut d’elle, vivante.
Le lendemain son corps fut rejeté sur la plage. Elle avait péri dans une mer qu’ils ne parviendraient peut-être jamais à mater, même partiellement. Les chacals lui avaient dévoré les seins. Il apparut alors que quelque chose enfin s’était accompli, depuis son arrivée, plusieurs siècles auparavant, à bord du transport militaire Habicht ; quelque chose qui n’avait de rapport que par son évidence et par son instance avec les pratiques du sergent pédéraste, en ce qui concerne les femmes, et la vieille inoculation contre la peste. S’il fallait voir là une parabole (il en doutait, d’ailleurs), elle devait illustrer la progression de l’appétit, ou l’évolution de l’indulgence, dans un sens qu’il ne pouvait reconnaître sans déplaisir. S’il lui était donné de revivre une saison comme celle de la Grande Rébellion, elle ne pourrait plus s’exprimer, du moins le craignait-il, par cette suite désordonnée et individuelle d’actions picaresques que, dans les années à venir, il devait évoquer et commémorer, avec à ses meilleurs moments fureur et nostalgie, mais le plus souvent avec une logique qui glaçait la douillette perversité du cœur, qui substituait l’aptitude au caractère, la combinaison préconçue à l’épiphanie politique (si incomparablement africaine) ; et qui, à Sarah, substituait le sjambok, les danses de mort entre Warmbad et Keetmanshoop, les flancs rebondis de son Lis Ardent, le cadavre noir empalé sur un arbre épineux, au milieu d’une rivière grossie par une brusque averse ; au lieu donc de tous ces thèmes, tant chéris, exposés dans la galerie de son âme, cette logique proposait la pendaison morne, abstraite et, pour lui, plutôt dénuée de sens, à laquelle il tournait maintenant le dos, mais qui devait accompagner sa retraite, jusqu’à ce qu’il touchât l’Autre Mur, le plan technique pour un monde que rien, il le prévoyait avec une malice engourdie, ne pouvait empêcher de devenir réalité ; un monde fait de total désespoir, qu’il était incapable, malgré le recul de dix-huit ans, d’enfermer dans une parabole, mais un plan, dont les premiers schémas imprécis dataient, sans doute, de l’année qui suivit la mort de Jacob Marengo, sur cette côte terrifiante dont la plage, entre Lüderitzbucht et le cimetière, était chaque matin littéralement recouverte d’une couche de cadavres de femmes, tous identiques, un agglomérat qui semblait n’avoir pas plus de consistance que le varech, sur fond malsain de sable, où la fuite de l’âme prenait la forme d’une migration massive, à travers cette étendue clapoteuse de l’Atlantique, que le vent ne cessait de tourmenter, quittant l’îlot de nuages bas, semblable à un navire-prison à l’ancre, pour aboutir à la pure et simple intégration avec le bloc prodigieux de leur continent ; où une voie unique se traînait encore vers un Keetmanshoop qui, dans aucune iconologie concevable, ne pouvait être assimilé à un fragment du royaume de la Mort ; où, finalement, l’humanité était réduite, par une fatalité, qu’il voyait presque, dans ses moments de divagation, comme appartenant exclusivement à la Deutsch-Süd-Westafrika (en fait, il n’était pas dupe) ; par une confrontation, aussi, que les enfants de ses contemporains — le ciel les assiste – avaient encore à expérimenter, l’humanité donc était réduite à un Front populaire, nerveux, anxieux, à jamais inadéquat, mais indissoluble, contre des ennemis qui ne le quitteraient pas jusqu’à la tombe : un soleil informe, une plage hostile comme l’Antarctique lunaire, le grouillement des concubines derrière les barbelés, les brumes salées, le sol alcalin, le courant du Benguela qui sans trêve charrie le sable pour reconstituer les hauts-fonds du port, l’inertie du rocher, la fragilité de la chair, l’inconstance structurale des épines ; le murmure plaintif d’une femme qui va mourir et que l’on n’entend pas, le cri effrayant, mais nécessaire, d’un loup des grèves dans le brouillard.