L’horloge, à l’intérieur de la gare du Nord, indiquait onze heures dix-sept : l’heure de Paris, moins cinq minutes, l’heure du réseau belge plus quatre minutes, l’heure de l’Europe centrale moins cinquante-six minutes. Pour Mélanie, qui avait oublié sa pendulette de voyage (qui, en fait, avait tout oublié), les aiguilles auraient pu indiquer n’importe quel point du cadran. Elle traversait la gare d’un pas vif, derrière un facteur de type algérien, qui portait sans effort sur l’épaule son unique sac en tapisserie, tout en souriant et en plaisantant avec les fonctionnaires des douanes qu’une bande implorante de touristes anglais faisait, tout doucement, sortir de leurs gonds.
D’après la page-titre du Soleil, le journal orléaniste du matin, on était le 24 juillet 1913. Louis-Philippe-Robert, duc d’Orléans, était le prétendant du jour. Certains quartiers de Paris divaguaient dans la chaleur de Sirius, frôlés qu’ils étaient par son halo empoisonné, qui mesure neuf années-lumières, du bord au centre. A l’étage supérieur d’une maison bourgeoise neuve du XVIIe arrondissement, des messes noires avaient lieu tous les dimanches.
Mélanie L’Heuremaudit filait maintenant le long de la rue Lafayette, dans un bruyant taxi-auto. Elle occupait le milieu exact de la banquette et, derrière elle, les trois arcades massives et les sept statues allégoriques de la gare1 se renfonçaient lentement dans un ciel bas et pré-automnal. Les yeux de la jeune fille étaient brumeux, son nez français : la force qu’il y avait là, et aussi autour du menton et des lèvres, la faisait ressembler à une figure classique de la liberté. A tout prendre, son visage était beau, à l’exception des yeux, qui avaient la couleur du grésil. Mélanie était âgée de quinze ans.
Elle s’était échappée de son école belge dès réception d’une lettre de sa mère qui contenait 1 500 francs et l’engagement de continuer à lui payer sa pension, bien que tous les biens de papa fussent sous séquestre. La mère était, quant à elle, partie pour l’Autriche-Hongrie, en tournée. Elle ne pensait pas revoir Mélanie dans un avenir conjecturable.
Mélanie avait mal à la tête, mais ne s’en souciait guère. Ou plutôt, si, elle s’en souciait, mais pas dans ces conditions ; présente ici, comme un visage et un corps de danseuse, rebondissant sur la banquette arrière d’un taxi. La nuque du chauffeur était molle, blanche ; des touffes de cheveux blancs s’échappaient de dessous le bonnet de tricot bleu. Au carrefour du boulevard Haussmann, la voiture vira à droite, pour remonter la rue de la Chaussée-d’Antin. A sa gauche surgit le dôme de l’Opéra et un Apollon minuscule avec sa lyre d’or.
— Papa ! cria-t-elle.
Le chauffeur fit la grimace, tapota machinalement le frein :
— Je suis pas votre père, marmonna-t-il.
Et en avant, vers les hauteurs de Montmartre, en avant vers cette partie du ciel la plus contaminée. Allait-il pleuvoir ? Les nuages pendaient comme des lambeaux de peau lépreuse. Dans cette lumière, la couleur de sa chevelure s’appauvrissait jusqu’au brun neutre, au chamois. Dénoués, ses cheveux lui tombaient à mi-fesse. Mais elle les avait remontés sur le sommet de la tête, avec deux grosses boucles sur chaque oreille, qui lui chatouillaient le cou.
Papa avait le crâne chauve et dur et une moustache hardie. Le soir, elle entrait sans bruit dans la chambre, cet endroit mystérieux, tendu de soie, où il dormait avec sa mère. Et, pendant que Madeleine peignait les cheveux de maman dans la pièce voisine, Mélanie s’allongeait sur le grand lit, près de son père, et il la touchait en beaucoup d’endroits et elle se tortillait, en s’efforçant de ne pas laisser échapper un son. C’était leur jeu. Un soir, des éclairs de chaleur avaient illuminé le ciel et un petit oiseau s’était posé sur l’appui de la fenêtre pour les observer. Cela semblait si loin maintenant ! Une fin d’été comme aujourd’hui.
C’était à Serre chaude, leur propriété de Normandie, jadis manoir ancestral d’une famille dont le sang, depuis longtemps, avait viré à l’ichor pâle et s’était évaporé dans les cieux gelés d’Amiens. La maison, construite sous le règne de Henri IV, était grande, mais peu imposante, comme bon nombre de résidences de l’époque. Mélanie avait toujours bercé le rêve de se laisser glisser le long du haut toit mansardé : elle commencerait par le faîte et en dévalerait la première et douce pente. Sa jupe volerait sur ses hanches, ses jambes, gainées de bas noirs, s’agiteraient sur un fond hérissé de cheminées, dans la lumière du soleil normand. Très haut, au-dessus des ormes et des bassins aux carpes invisibles, là d’où maman n’apparaissait que comme une tache minuscule sous un parasol, les yeux levés vers elle. Souvent elle avait imaginé la sensation : la fuite rapide des tuiles sous la rondeur dure de la croupe, le vent pris au piège du corsage et agaçant les seins neufs. Et puis la rupture, là où commençait la partie inférieure et raide du toit, la descente sans retour, où s’atténuerait la friction contre le corps, où s’accélérerait le mouvement, où Mélanie pivoterait pour détordre sa jupe, pour l’arracher peut-être, s’en débarrasser une fois pour toutes et la voir partir en voletant comme un sombre cerf-volant, où les tuiles endentées feraient raidir les pointes de ses seins jusqu’au rouge ardent, où elle apercevrait le pigeon perché sur le chéneau, juste avant l’envol, où elle aurait le goût de ses longs cheveux collés contre ses dents et sa langue, où elle pousserait un grand cri…
Le taxi s’arrêta devant un cabaret de la rue Germain-Pilon, près du boulevard de Clichy. Mélanie paya la course et récupéra son sac de voyage, descendu de la galerie. Elle sentit sur sa joue quelque chose qui pouvait être le commencement de la pluie. Le taxi s’éloigna, elle restait plantée là, devant le Nerf, dans une rue vide, le sac fleuri luisant sans gaieté sous les nuages.
— Vous nous avez donné votre confiance, après tout. (M. Itague s’était arrêté, à moitié penché, serrant dans sa main la poignée de la valise.) Venez, fétiche, entrez. Il y a du nouveau.
Sur la petite scène, face à la salle, que seules remplissaient les tables et les chaises empilées, et qu’éclairait seul le jour incertain d’août, eut lieu la confrontation avec Satine.
— Mademoiselle Jarretière…
Il l’appelait par son nom de théâtre. C’était un homme petit et lourdement charpenté : ses cheveux se redressaient en touffes de chaque côté de la tête. Il portait un collant, une chemise empesée, et ses yeux, tournés vers Mélanie, semblaient suivre une ligne parallèle à celle qui reliait les pointes de ses hanches. La jupe était vieille de deux ans, Mélanie n’avait pas terminé sa croissance. Elle était gênée.
— Je ne sais où loger.
— Ici, déclara Itague, il y a une pièce au fond. Ici, jusqu’au déménagement.
Elle laissait errer son regard sur la chair exubérante des fleurs tropicales qui ornaient son sac.
— Nous avons le théâtre Vincent-Castor, cria Satine.
Il virevolta, bondit et atterrit sur le haut d’un escabeau.
Itague s’excitait en décrivant l’Enlèvement des vierges chinoises2. Ce serait le plus beau ballet de Satine, la plus extraordinaire musique de Vladimir Porc-Épic, tout serait formidable. Les répétitions commençaient le lendemain, elle leur avait fait gagner un jour, mais ils auraient attendu jusqu’à la dernière minute, car il n’y avait que Mélanie, la Jarretière, qui pût incarner Su Feng, la vierge torturée à mort, en défendant sa vertu contre les envahisseurs mongols.
Elle avait gagné lentement le bord de la scène, côté cour. Itague, au centre de l’estrade, gesticulait, déclamait ; pendant qu’énigmatique, juché sur son escabeau, côté jardin, Satine fredonnait un air de music-hall.
L’innovation sensationnelle, c’était les automates, qui allaient figurer les servantes de Su Feng.
— Un ingénieur allemand nous les construit, dit Itague. Ce sont de ravissantes créatures : l’une va même défaire vos vêtements. Une autre jouera de la cithare, bien que la musique proprement dite vienne de la fosse. Mais elles se meuvent avec tant de grâce ! Elles ne ressemblent en rien à des machines.
Mélanie écoutait-elle ? Certainement. Une partie d’elle écoutait. Elle prit gauchement appui sur une jambe, se baissa et se gratta le mollet, tout échauffé sous le bas noir. Satine l’observait avidement. Elle sentait les boucles jumelles s’agiter fébrilement contre son cou. Que disait-il ? Des automates…
Elle leva les yeux vers le ciel, que l’on apercevait par l’une des fenêtres, sur le côté de la salle. Misère, est-ce qu’il ne pleuvrait jamais ?
La chambre était chaude et sans air. Allongé dans un coin, il y avait un mannequin d’artiste, sans tête. De vieilles affiches de théâtre jonchaient le plancher et le lit, tapissaient les murs. A un moment, elle crut entendre un roulement de tonnerre.
— Les répétitions auront lieu ici, lui avait dit Itague. Mais quinze jours avant la première, nous nous transporterons au théâtre Vincent-Castor, pour nous familiariser avec les planches.
Il employait volontiers des termes de théâtre. Naguère, il avait été barman non loin de la place Pigalle.
Seule, étendue sur son lit, elle aurait voulu pouvoir prier pour que vienne la pluie. Elle était contente de ne pouvoir voir le ciel. Quelques-uns de ses tentacules touchaient peut-être déjà le toit du cabaret. On secoua la poignée de la porte. Mais elle avait songé à la fermer à clef. C’était Satine, elle en était convaincue. Bientôt elle entendit le Russe quitter le cabaret par la porte de service avec Itague.
Avait-elle seulement dormi : ses yeux s’ouvrirent sur le même plafond obscur. Une glace y était fixée, juste au-dessus du lit. Elle ne l’avait pas remarquée d’abord. De propos délibéré, elle remua les jambes, tout en laissant pendre les bras, inertes, à ses côtés, si bien que sa jupe bleue se retroussa bien au-dessus des bas. Alors, couchée sur le dos, elle contempla ce noir et ce blanc tendre. Papa lui avait dit : « Qu’elles sont jolies, tes jambes. Des jambes de danseuse. » Et la pluie qui se faisait toujours attendre.
Mélanie se leva, prise d’une sorte d’exaltation, ôta son corsage, sa jupe, son linge et gagna vivement la porte, vêtue de ses seuls bas noirs et des chaussures de tennis en daim blanc. Tout en marchant, elle parvint à dénouer ses cheveux. Dans la pièce voisine, elle trouva les costumes de l’Enlèvement des vierges chinoises. Sa chevelure, lourde, presque visqueuse, chatouillait le haut de ses fesses, pendant que, agenouillée près du grand coffre, elle cherchait le costume de Su Feng.
De retour dans sa chambre chaude, elle ôta rapidement chaussures et bas, les yeux obstinément fermés tant qu’elle n’eut pas remonté ses cheveux que retenait sur sa nuque un peigne d’ambre pailleté. Elle n’était jolie qu’avec quelque chose sur le dos. La vue de son corps nu lui répugnait. Elle finit par enfiler le collant de soie blonde, portant, brodé sur chaque jambe, un long et sinueux dragon, les chaussons aux boucles d’acier gravé et au laçage compliqué et sinueux qui s’arrêtait à mi-mollet. Rien pour soutenir les seins ; elle serra la jupe de dessous autour des hanches. La jupe, que fermaient trente crochets et trente œillets, échelonnés de la taille jusqu’au haut des cuisses, comportait une fente garnie de fourrure, pour permettre à Mélanie de danser. Et enfin le kimono, translucide et teint aux couleurs de l’arc-en-ciel, avec des échappées de soleil et des cercles concentriques, cerise, améthyste, or et vert jungle.
Elle s’allongea, une fois de plus, les cheveux répandus au-dessus de sa tête sur l’oreiller, oppressée par sa propre beauté. Si papa pouvait la voir.
Le mannequin, dans son coin, était léger et elle n’eut aucun mal à le porter sur le lit. Elle remonta haut ses genoux et, curieuse, vit dans la glace ses mollets se croiser sur les reins de la poupée de plâtre. Elle sentit la fraîcheur de ses flancs contre la soie couleur chair, tout en haut des cuisses, resserra son étreinte. Le bord du cou, ébréché et écaillé, venait à la hauteur de ses seins. Elle pointa les orteils et se mit à danser, horizontale, en rêvant à ce que seraient ses servantes.
Ce soir-là, il y avait une séance de lanterne magique. Itague, assis à la terrasse de l’Ouganda, buvait de l’absinthe à l’eau. Cette liqueur, que l’on disait aphrodisiaque, avait sur Itague un effet contraire. Il regardait une jeune négresse, danseuse de son état, qui rajustait son bas. Et ses pensées se formulaient en francs et centimes.
Il n’y en avait pas lourd. Mais le projet pouvait être couronné de succès. Porc-Épic s’était fait un nom parmi les musiciens français d’avant-garde. A son sujet, les opinions, en ville, se heurtaient avec violence ; un jour le compositeur avait été insulté à pleine voix et en pleine rue par l’un des membres les plus vénérables de l’école néo-romantique. Certes, la vie privée du personnage n’encourageait guère les mécènes. Itague le soupçonnait de fumer du hachich. Et il y avait aussi les messes noires.
— La pauvre enfant, disait Satine.
La table, devant lui, était presque entièrement recouverte de verres à pied vides. Le Russe les déplaçait de temps en temps, en ébauchant la chorégraphie de l’Enlèvement. « Satine boit son vin comme un Français, songeait Itague : jamais vraiment saoul à rouler sous la table. Mais plus incertain, plus nerveux, à mesure qu’augmente sa troupe de danseurs en verre creux. »
— Sait-elle où est allé son père ? demandait Satine, les yeux tournés vers la rue.
La nuit, sans un souffle de vent, était chaude. Noire, comme jamais Itague ne l’avait vue… Derrière eux, le petit orchestre attaqua un tango. La jeune négresse se leva et pénétra dans le cabaret. Vers le sud, les lumières des Champs-Élysées éclairèrent soudain le ventre d’un nuage jaune et écœurant.
— Maintenant que le père est parti, dit Itague, elle est libre. La mère ne s’en soucie guère.
Le Russe releva vivement la tête. Sur la table, un verre se renversa.
— Ou presque libre.
— Il s’est enfui dans la forêt vierge, si j’ai bien compris, dit Satine.
Un garçon leur apporta une nouvelle bouteille de vin.
— Un don… Avant cela, qu’a-t-il jamais donné ? Avez-vous vu les fourrures de cette enfant, ses soieries, cette façon qu’elle a d’observer son propre corps ? Avez-vous remarqué la noblesse3 de son élocution ? Il lui a donné tout cela. Ou se l’est-il donné à lui-même, à travers elle ?
— Itague, elle pourrait avoir une nature des plus généreuses…
— Non. Non, c’est purement reflété. Cette petite fait fonction de miroir. Vous, le serveur, le chiffonnier4 dans la rue déserte où elle viendrait à passer : quiconque s’arrêtera devant ce miroir, en lieu et place de ce malheureux. Vous y verrez le reflet d’un fantôme.
— Monsieur Itague, vos dernières lectures vous ont, peut-être, amené à croire…
— J’ai dit fantôme, répondit doucement Itague. Son nom n’est pas L’Heuremaudit, ou, plutôt, L’Heuremaudit n’est que l’un de ses noms. Ce fantôme remplit les murs de ce café et les rues de ce quartier ; tous les arrondissements du monde respirent peut-être sa substance. Modelé à l’image de quoi ? Pas à celle de Dieu. Quel que soit l’esprit puissant, capable, par sa seule force hypnotique, d’octroyer à un homme adulte le don de la fuite irrévocable, et, aux yeux d’une jeune fille, le don d’éveiller ses propres sens, son nom est inconnu. Ou, s’il était connu, il serait Yahweh, et nous, tant que nous sommes, les juifs, car personne ne le prononcera jamais.
C’étaient là de fortes paroles pour M. Itague. Il lisait la Libre Parole et, mêlé à la foule, avait craché sur le capitaine Dreyfus.
La femme s’était arrêtée à leur table. Non qu’elle s’attendît qu’ils se lèvent ; elle était là, simplement, avec l’air de ne jamais rien attendre de personne.
— Voulez-vous être des nôtres ? fit Satine, plein d’espoir.
Itague regardait, au loin, vers le sud, le nuage jaune en suspens, dont la forme restait inchangée.
La femme était propriétaire d’un magasin de modes pour dames, dans la rue du Quatre-Septembre. Portait ce soir-là une robe, inspirée par Poiret, en crêpe georgette tête-de-nègre, entièrement perlée, et recouverte d’une tunique cerise, style Empire, qui lui soulignait les seins. Un voile oriental cachait le bas de son visage et se rattachait par-derrière à un minuscule chapeau, exubérant de plumes d’oiseaux exotiques. Un éventail au manche d’ambre, aux plumes d’autruche, au gland de soie. Des bas couleur sable, ornés d’exquises baguettes sur le mollet. Deux épingles à cheveux en écaille, parsemées de brillants ; une aumônière d’argent, des bottines de chevreau, boutonnées, à bouts vernis, aux talons Louis XV.
« Qui pouvait bien connaître son âme ? » songeait Itague, en coulant vers le Russe un regard oblique. Elle n’était définie que par ses vêtements, ses accessoires, ils la distinguaient dans la foule des dames touristes et des putains qui emplissaient la rue.
— Notre prima-ballerina est arrivée aujourd’hui, annonça Itague.
Il se sentait toujours nerveux avec les commanditaires. Au temps où il était barman, il n’éprouvait pas le besoin de faire le diplomate.
— Mélanie L’Heuremaudit, dit sa protectrice. Quand la verrai-je ?
— Quand vous voudrez, marmonna Satine, en remuant les verres, sans lever les yeux de la table.
— La mère a-t-elle fait quelque objection ? demanda-t-elle.
La mère ne s’en souciait pas ; la fille elle-même, il le soupçonnait tout au moins, ne s’en souciait guère. La fuite de son père l’avait bizarrement affectée. L’année précédente, elle s’était montrée pleine de zèle pour apprendre, pleine d’invention, d’idées créatrices. Cette année-ci, Satine allait en avoir plein les bras. Cela finirait par des cris. Non, la petite n’était pas de celles qui crient.
La femme était assise là, perdue dans la contemplation de la nuit qui les enveloppait comme le velours d’un rideau de scène. Itague, malgré toutes ces années passées à Montmartre, n’avait jamais pu percer du regard ce rideau, pour atteindre le mur nu de la nuit. Mais cette femme y avait-elle réussi ? Il l’observa attentivement, guettant quelque signe d’une telle trahison. Il avait scruté ce visage une douzaine de fois. Toujours il y avait reconnu les grimaces, les sourires, les expressions conventionnelles qui tiennent lieu d’émotion.
« Un Allemand pourrait en construire une pareille, songeait Itague, et personne ne saurait les distinguer. »
C’était encore le tango : ou peut-être un autre, il n’avait pas écouté. Une nouvelle danse très en vogue. Il fallait tenir droits la tête et le corps, faire des pas précis, appuyés, gracieux. Ce n’était pas comparable à la valse. Dans cette danse, il y avait place pour la houle indiscrète d’une crinoline, pour le propos polisson chuchoté, à travers la moustache, dans une oreille prête à s’empourprer. Mais là, pas de paroles, pas de déviation. Rien que l’ample spirale, autour de la piste de danse, qui se rétrécit progressivement, se resserre pour éliminer tout mouvement, à l’exception des pas qui ne conduisent nulle part. Une danse pour automates.
Le rideau pendait, parfaitement silencieux. Si Itague avait pu trouver ses poulies et sa tringle, il aurait su le faire bouger. Il aurait pénétré jusqu’au mur du théâtre de la nuit. Il se sentit tout seul, brusquement, dans l’obscurité tournoyante, mécanique, de la Ville Lumière5, et eut envie de crier : « Frappez les trois coups ! Annoncez le spectacle de la nuit, que tous, nous puissions voir… »
La femme l’avait étudié, le visage sans expression, figée comme l’un de ses mannequins, l’œil vide, quelque chose sur quoi l’on accroche une robe de Poiret. Porc-Épic, ivre et la chanson aux lèvres, s’avançait vers leur table.
La chanson était en latin. Il venait de la composer pour la messe noire, qui devait avoir lieu ce soir-là, à son domicile des Batignolles. La femme voulait y assister. Itague le devina aussitôt : on aurait dit qu’une pellicule était tombée de ses yeux. Il s’assit, désemparé, avec le sentiment que le pire ennemi du sommeil venait d’entrer sans bruit au milieu d’une soirée agitée ; cette seule personne qu’il faut, un jour, affronter, qui vous demande, d’une voix assez forte pour être entendue par vos plus vieux clients, de vous mélanger un cocktail au nom inconnu.
Ils laissèrent Satine qui continuait de déplacer les verres à vin vides, avec cet air qui vous faisait croire que, ce soir, dans quelque rue inhabitée, il allait commettre un meurtre.
Mélanie rêvait. Le mannequin était couché en équilibre instable sur le bord du lit, les bras tendus, crucifié, un moignon touchant sa poitrine. C’était ce genre de rêve où, parfois, on garde les yeux ouverts : à moins que la dernière vision de la chambre ne se soit si bien reproduite dans la mémoire, avec une telle perfection dans tous les détails, que le rêveur ne sait pas au juste s’il dort ou non. L’Allemand, penché au-dessus du lit, l’examinait. Il était papa, mais aussi un Allemand.
— Il faut vous retourner, répétait-il avec insistance.
Gênée, elle n’osait demander pourquoi. Ses yeux (que, bizarrement, elle pouvait voir aussi, comme si, désincarnée, elle eût plané au-dessus du lit, quelque part, peut-être, derrière le vif-argent de la glace), ses yeux étaient fendus en amande à l’orientale : les longs cils de la paupière supérieure, constellés de minuscules fragments d’or en feuille. Elle jeta un regard de biais au mannequin. Il avait grandi d’une tête ; telle fut du moins son impression. Le visage était détourné.
— Pour atteindre un certain endroit entre vos omoplates, dit l’Allemand.
« Qu’est-ce qui peut l’intéresser là ? » se demandait-elle.
— Entre mes cuisses, murmura-t-elle, en s’agitant sur le lit.
Où la soie était semée des mêmes parcelles d’or, imitant des sequins. Il glissa la main sous les épaules de Mélanie, la retourna. La jupe s’entortilla autour de ses cuisses : elle en vit la face intérieure, dont la blondeur était rehaussée par la bande de peau d’ondatra, au long de la fente ménagée dans le tissu. La Mélanie de la glace voyait les doigts de l’homme descendre vers le milieu de son dos, chercher, trouver une petit clef, remonter le mouvement.
— Il était temps que je vous rejoigne, fit-il dans un souffle. Vous alliez vous arrêter, si je ne vous…
Le visage du mannequin avait été tourné vers elle tout le temps. Il n’y avait pas de visage.
Elle se réveilla, non pas dans un cri, mais dans une plainte, comme en mal d’amour.
Itague s’ennuyait ferme. Sa messe noire avait attiré le contingent habituel de nerveux et de blasés. La musique de Porc-Épic avait, comme d’habitude, été remarquable : hautement dissonante. Depuis quelque temps il poursuivait des recherches sur les polyrythmes africains. Plus tard, Gerfaut, l’écrivain, assis près de la fenêtre, avait discouru sur les fillettes, adolescentes, ou plus jeunes encore, qui connaissaient de nouveau et on ne sait pourquoi la vogue, dans le roman érotique. Gerfaut avait deux ou trois mentons ; il se tenait très droit et parlait avec affectation, bien qu’il n’eût qu’Itague pour auditoire.
Itague n’avait guère envie, en fait, de causer avec Gerfaut. Il voulait regarder la femme qui les avait accompagnés. Elle était assise maintenant sur un banc latéral, avec l’une des acolytes, une petite qui faisait de la sculpture à Vaugirard. La main de la femme, dégantée et ornée d’une seule bague, caressait la tempe de la jeune fille, tandis qu’elles conversaient. De la bague, s’élevait un mince bras féminin, façonné en argent. La main s’entrouvrait et tenait dans son creux la cigarette de la femme. Sous les yeux d’Itague, elle en alluma une autre : papier noir, bout doré. Quelques mégots jonchaient le sol, autour de ses chaussures.
Gerfaut venait d’exposer l’intrigue de son dernier roman. L’héroïne en était une certaine Doucette, âgée de treize ans, et dévorée par des passions qu’elle ne pouvait nommer.
— Une enfant, et néanmoins femme, disait Gerfaut. Et dans toute sa personne la qualité de quelque chose d’éternel. J’avouerai même avoir, moi aussi, un certain penchant dans ce sens. La Jarretière…
Vieux satyre.
Finalement, Gerfaut s’éloigna. Le jour allait se lever. Itague avait la migraine. Il avait besoin de sommeil, d’une femme. La dame fumait toujours ses cigarettes noires. La petite fille sculpteur, couchée, avait remonté les jambes sur le siège, blotti sa tête contre les seins de sa compagne. Ses cheveux noirs, sur la tunique cerise, semblaient flotter, comme ceux d’une noyée. La salle tout entière, et les corps qui s’y trouvaient (certains tordus, d’autres éveillés), les hôtes disséminés, le mobilier noir, baignaient dans une lumière jaune et anémiée, filtrée par les nuages de pluie qui refusaient de crever.
La dame était occupée à brûler de minuscules trous, du bout de sa cigarette, dans la jupe de la jeune fille. Itague voyait le motif se développer. Elle écrivait « ma fétiche », en trous cernés de noir. La jeune artiste ne portait pas de dessous. De sorte qu’une fois le travail de la dame terminé, les mots seraient formés par le jeune chatoiement des cuisses. « Désarmée ? » se demanda, un instant, Itague.
Le lendemain, les mêmes nuages étaient sur la ville, mais la pluie ne venait toujours pas. Mélanie s’était éveillée dans le costume de Su Feng, tout excitée dès qu’elle eut reconnu son image dans la glace, sachant aussi qu’il n’avait pas plu. Porc-Épic se présenta de bonne heure avec une guitare. Il s’assit sur la scène et chanta des ballades russes et sentimentales, où il était question de saules, d’étudiants qui s’enivrent et partent à l’aventure dans des traîneaux, du corps de la bien-aimée, flottant, ventre en l’air, au fil du Don. (Une douzaine de jeunes s’étaient rassemblés autour du samovar pour lire des romans à haute voix : où donc était passée la jeunesse ?) Porc-Épic, plein de nostalgie, reniflait au-dessus de sa guitare.
Mélanie, débarbouillée de frais et vêtue de la même robe qu’à son arrivée, se tenait derrière lui, en lui cachant les yeux de sa main, et faisait le contre-chant. C’est ainsi que les découvrit Itague. Dans la lumière jaune et dans l’encadrement de la scène, ils évoquaient un tableau qu’il croyait avoir déjà vu quelque part. A moins que ce ne fussent les mélancoliques notes de la guitare et, sur leur visage, cet air secret d’une précaire joie. Deux jeunes gens qui avaient trouvé la paix sous condition, en pleine canicule… Il s’en fut au bar, où il entreprit de débiter une grosse barre de glace ; la glace une fois pilée, il la fourra dans une bouteille de champagne vide, qu’il acheva de remplir avec de l’eau.
Vers midi, les danseurs arrivèrent. La plupart des filles semblaient toutes empêtrées dans une histoire d’amour avec Isadora Duncan. Elles se mouvaient sur scène comme des papillons alanguis, dans l’envol mou de leurs tuniques diaphanes. Itague devinait que la moitié des hommes étaient pédérastes. L’autre moitié s’habillait dans le style pédé : en petits-maîtres. Il resta au bar et regarda Satine qui commençait sa mise en place.
— C’est laquelle ?
La femme, de nouveau. A Montmartre, en 1913, les gens semblaient toujours surgir de nulle part.
— Là-bas, avec Porc-Épic.
Elle s’approcha vivement pour être présentée. « Vulgaire, songea Itague », mais rectifia aussitôt : « imprévisible ». Peut-être. Un petit peu. La Jarretière, immobile, se contentait de regarder. Porc-Épic semblait tout retourné, comme s’ils s’étaient disputés. Pauvre, jeune, persécutée, sans père. Qu’allait en faire Gerfaut ? Une libertine. Dans sa chair, s’il le pouvait. Dans les pages d’un manuscrit, très certainement. Les écrivains n’ont aucun sens moral.
Porc-Épic, au piano, jouait l’Adoration du Soleil. C’était un tango aux rythmes contrariés. Satine avait élaboré sur la musique des figures presque inexécutables.
— Ce n’est pas faisable, hurla un jeune homme, en quittant d’un bond la scène, pour atterrir, agressif, devant Satine.
Mélanie était partie en hâte pour revêtir le costume de Su Feng. Tout en laçant ses chaussons, elle leva les yeux, pour découvrir la femme appuyée au chambranle.
— Vous n’êtes pas vraie.
— Je… (Les mains reposant, inertes, sur les cuisses.)
— Savez-vous ce qu’est un fétiche ?… Quelque chose qui fait partie de la femme et qui donne le plaisir, mais qui n’est pas une femme. Un soulier, un médaillon… une jarretière. Vous êtes cela, vous n’êtes pas réelle, mais objet de plaisir.
Mélanie restait sans voix.
— Qu’êtes-vous, dévêtue ? Un chaos de chair. Mais, en tant que Su Feng, dans la lumière de l’hydrogène, de l’oxygène, un cyclindre de plâtre qui se meut, avec des gestes de poupée, dans la gaine de votre costume… vous allez tourner la tête à tout Paris. Aux femmes comme aux hommes.
Les yeux de Mélanie ne voulurent pas lui répondre. Ce n’était ni peur, ni désir, ni curiosité. Seule la Mélanie dans la glace pouvait leur faire exprimer cela. La femme s’était arrêtée au pied du lit, la main posée sur le mannequin. Mélanie passa devant elle en courant, poursuivit son chemin sur les pointes et, par pirouettes, jusqu’aux coulisses, apparut en scène, en improvisant sur l’ouverture nonchalante que jouait Porc-Épic au piano. Dehors, le tonnerre se faisait entendre, ponctuant au hasard la musique.
La pluie n’allait jamais venir.
Pour expliquer l’influence russe dans la musique de Porc-Épic, on remontait, généralement, à sa mère, qui avait été modiste à Saint-Pétersbourg. Porc-Épic, cependant, entre ses rêves de hachich et de furieuses attaques sur le piano à queue, là-bas, aux Batignolles, fraternisait avec un étrange assortiment de Russes expatriés, menés par un certain Kholsky, un tailleur énorme et assoiffé de sang. Tous ils s’adonnaient à la politique clandestine et discouraient d’abondance et sans fin sur Bakounine, Marx, Oulia-nov. Kholsky fit son entrée, comme se couchait le soleil, derrière les nuages jaunes. Il entraîna Porc-Épic dans une discussion. Les danseurs se dispersèrent, la scène se vida et seules demeurèrent Mélanie et la femme. Satine prit sa guitare, Porc-Épic se mit au piano et ils chantèrent des chants révolutionnaires.
— Porc-Épic, fit le tailleur tout sourire, vous serez surpris, un de ces prochains jours, par ce que nous allons accomplir.
— Rien ne me surprend, répondit Porc-Épic. Si l’histoire était cyclique, nous serions en pleine décadence, n’est-il pas vrai, et la révolution que vous projetez n’en serait qu’un des symptômes.
— La décadence, c’est l’affaiblissement, déclara Kholsky. Nous, nous nous élevons.
— La décadence, intervint Itague, c’est le détachement de ce qui est humain. Et plus nous nous affaissons, moins nous sommes humains. Étant moins humains, nous attribuons notre humanité perdue à des objets inanimés et à des théories abstraites.
La jeune fille et la femme s’étaient éloignées de la lumière que diffusait l’unique ampoule, au-dessus de la scène. A peine pouvait-on distinguer leurs silhouettes. Aucun son ne venait de là-haut. Itague termina ce qui restait d’eau glacée.
— Vos convictions sont non humaines, dit-il. Vous parlez des gens comme s’ils étaient des mouchetures, ou les courbes d’un graphique.
— C’est ce qu’ils sont, fit Kholsky d’un ton rêveur, l’œil mi-clos. Moi, Satine, Porc-Épic, nous pouvons nous écrouler sur le bord de la route. Aucune importance. La conscience socialiste ne cesse de croître, la marée est irrésistible et irréversible. Il est morne, ce monde où nous vivons, monsieur Itague, les atomes se choquent, les cellules cérébrales s’épuisent, les systèmes économiques s’effondrent, d’autres s’élaborent pour les remplacer, et tout cela en accord avec les rythmes fondamentaux de l’Histoire. Peut-être est-elle femme ; mais les femmes, pour moi, restent un mystère. En revanche, les voies de l’Histoire sont au moins mesurables.
— Le rythme, ricana Itague. On dirait que vous écoutez les vibrations et les coin-coin d’un ressort de lit métaphysique.
Le tailleur éclata d’un rire heureux, comme un gros bébé féroce. L’acoustique de la salle prêta à son explosion joyeuse une résonance sépulcrale. La scène était vide.
— Venez, dit Porc-Épic. Venez à l’Ouganda.
Satine, sur une table, dansait pour lui-même, le regard absent.
Dehors, ils croisèrent la femme qui tenait le bras de Mélanie. Elles se dirigeaient vers la station de métro ; ni l’une ni l’autre ne parlait. Itague s’arrêta au kiosque pour acheter un numéro de la Patrie ; c’était, parmi les journaux du soir, celui qui se rapprochait le plus des feuilles antisémites. Bientôt ils disparurent le long du boulevard de Clichy.
En descendant l’escalier mécanique, la femme dit :
— Vous avez peur.
La jeune fille ne répondit pas. Elle portait encore son costume de scène, recouvert maintenant d’un dolman, qui avait une allure coûteuse, qui avait, d’ailleurs, coûté un prix fou et que la femme trouvait à son goût. Elle prit des tickets de première classe. Dans la rame, qui subitement avait surgi, la femme répéta :
— En somme, vous restez là, toute passive, comme un objet. Mais, bien sûr, c’est ce que vous êtes. Un fétiche.
Elle prononçait les e muets, comme quand on chante. L’air du métro sentait le renfermé. Tout comme l’air du dehors. Mélanie examinait la queue du dragon sur son mollet.
Au bout d’un certain temps, la rame grimpa au niveau du sol. Peut-être Mélanie remarqua-t-elle que le métro traversait le fleuve. A sa gauche, elle vit la tour Eiffel, toute proche. Elles roulaient sur le pont de Passy. A la première station de la rive gauche, la femme se leva. Elle n’étreignait plus le bras de Mélanie. Dans la rue, elles se mirent en marche, cap au sud-ouest, vers le quartier de Grenelle : un paysage d’ateliers, d’usines de produits chimiques, de fonderies. Elles étaient seules dans la rue. Mélanie se demandait si la femme avait vraiment élu domicile parmi les usines.
Elles parcoururent ainsi près de quinze cents mètres ; parvinrent, à la longue, à un immeuble composé d’ateliers, dont seul le deuxième étage était occupé par un fabricant de ceintures. Elles grimpèrent un escalier étroit, palier après palier. La femme vivait au dernier étage. Mélanie, toute danseuse qu’elle était et dotée de jambes musclées, commençait à donner des signes de fatigue. Dans l’appartement de la femme, la jeune fille s’allongea, sans y être priée, sur un gros pouf, posé au milieu de la pièce. Le décor de cette pièce était africain et oriental : masses noires des sculptures primitives, lampes en forme de dragon, soieries rouge de Chine. Le lit à colonnes était vaste. Mélanie avait laissé glisser la cape de ses épaules : ses jambes blondes et endragonnées s’allongeaient, immobiles, moitié sur le pouf, moitié sur le tapis d’Orient. La femme s’assit près de la jeune fille, posa une main légère sur son épaule et se mit à parler.
Pour ceux qui ne l’ont pas deviné déjà, « la femme » est, encore une fois, lady V., objet de la folle quête à travers le temps de Stencil. Personne ne connaissait son nom à Paris. Et non seulement elle était V., mais elle était, de surcroît, amoureuse. Herbert Stencil était tout disposé à accorder à l’élément clef de sa conspiration quelques passions humaines. Le saphisme, ainsi que nous avons tendance à le croire en cette période freudienne de l’Histoire, procède de l’amour de soi, projeté sur quelque autre objet humain. Et, quand une fille est portée sur le narcissisme, elle finit, tôt ou tard, par concevoir l’idée que les femmes, celles de son espèce, ne sont pas désagréables non plus. Tel était peut-être le cas de Mélanie ; mais bien malin qui le dira : la période incestueuse de Serre chaude laisse peut-être supposer que les préférences de la jeune fille, de toute façon, s’écartaient des banales pratiques exogames-hétérosexuelles, qui prédominaient en 1913.
Quant à V., à V. amoureuse, ses mobiles cachés, si tant est qu’elle en eût, restèrent un mystère pour tous les observateurs. Les gens qui touchaient de près ou de loin à la production du ballet étaient au courant de ce qui se passait ; mais comme le secret de la liaison n’était partagé que par les membres d’un cercle très restreint, déjà prédisposé au sadisme, au sacrilège, à l’endogamie et à l’homosexualité, personne ne s’en inquiétait, et on laissait les deux femmes tranquilles, comme on fait pour un couple de jeunes amoureux. Mélanie ne manquait aucune répétition et, du moment que la femme ne cherchait pas à lui faire abandonner le spectacle (or, de toute évidence, ce n’était pas son intention, puisqu’elle en était la commanditaire), Itague, quant à lui, s’en fichait complètement.
Un jour, la fille se présenta au cabaret le Nerf, accompagnée de la femme et vêtue comme un écolier : pantalon noir et étroit, chemise blanche, petite veste courte et noire. Qui plus est, sa tête (l’épaisse chevelure qui lui tombait jusqu’aux fesses) avait été tondue. Mélanie était presque chauve et, n’était son corps de danseuse qu’aucun vêtement ne pouvait camoufler, elle aurait pu passer pour un jeune garçon en rupture de collège. Fort heureusement, il y avait dans le coffre aux costumes une grande perruque noire. Satine salua l’idée avec enthousiasme. Au premier acte, Su Feng allait apparaître avec des cheveux, et sans cheveux au second, ayant été entre-temps malmenée par les Mongols. Cela ne manquerait pas de secouer le public, qu’il soupçonnait d’être blasé.
A chaque répétition, la femme allait s’asseoir à une table du fond, vigilante, silencieuse. Toute son attention était concentrée sur la jeune fille. Itague tenta de lier conversation avec elle, mais, ayant essuyé un échec, retourna à la Vie heureuse, au Rire, au Charivari. Quand la troupe se transporta au théâtre Vincent-Castor, elle suivit, comme un fidèle amant. Mélanie continuait à se travestir pour sortir. Aussi les membres de la troupe croyaient-ils déceler dans le ménage les marques d’une inversion très particulière : une telle liaison, en effet, implique généralement une dominatrice et une soumise ; or il n’y avait aucun doute quant au rôle que tenait chacune des partenaires : la femme, donc, aurait dû endosser l’uniforme du mâle conquérant. Porc-Épic, à la grande joie de l’assistance, produisit un soir à l’Ouganda la liste de toutes les combinaisons possibles que les deux amies pouvaient mettre en pratique. Il apparut qu’il existait soixante-quatre séries de conjonctions, groupées sous les sous-titres, « Déguisement », « Rôle en public », « Rôle passionnel ». Ainsi, travesties en homme, l’une comme l’autre, elles pouvaient jouer les mâles en public et chercher dans le privé la primauté sur le plan sexuel. Elles pouvaient se vêtir l’une en homme, l’autre en femme, mais rester toutes deux parfaitement passives, auquel cas le jeu consisterait à provoquer chez la partenaire une initiative agressive. A moins qu’elles n’eussent choisi quelque autre combinaison, parmi les soixante-deux restantes. Peut-être, fit remarquer Satine, avaient-elles recours à des accessoires inanimés et mécaniques. Cela, de l’avis général, ne pouvait que compliquer le jeu. Puis quelqu’un suggéra que la femme pouvait être, elle-même, un travesti, et là les choses devenaient plus amusantes encore.
Mais que se passait-il réellement dans l’immeuble de Grenelle ? Selon son tempérament, chacun, à l’Ouganda et dans la troupe du théâtre Vincent-Castor, avait évoqué une scène différente, appareils dispensateurs d’exquises tortures, déguisements excentriques, contorsions grotesques des muscles sous l’épiderme.
Combien déçus auraient-ils été, tous. S’ils avaient vu la jupe de la petite acolyte-sculpteur de Vaugirard, entendu le petit nom d’amitié dont la femme avait affublé Mélanie, ou pénétré (comme l’avait fait Itague) les nouvelles théories psychologiques, ils auraient su que certains fétiches ne doivent être ni touchés ni manipulés ; vus seulement, pour que s’assouvisse le désir. En ce qui concerne Mélanie, son amante l’avait pourvue de miroirs, de miroirs par douzaines. Des miroirs à manche, des miroirs aux cadres ouvragés, des glaces hautes et des glaces de poche ornaient l’atelier, où que l’on portât ses regards.
V., à l’âge de trente-trois ans (selon les calculs de Stencil), avait enfin trouvé l’amour, au hasard de ses pérégrinations à travers un monde qui, s’il n’a pas été par lui créé, est tout au moins décrit le plus parfaitement par Karl Baedeker, de Leipzig. Un curieux pays, peuplé seulement d’une race nommée « touriste ». Son paysage est celui des monuments et des bâtiments inanimés ; quant à la gent presque inanimée des barmen, des chauffeurs de taxi, des grooms, des guides, elle est là pour exécuter n’importe quel ordre, à des degrés divers de zèle, au reçu du bakchich recommandé par le guide, du pourboire, de la mancia, du tip.
Mieux encore, ce paysage est à deux dimensions, comme la rue, comme les pages et les cartes de ces petits livres rouges. Du moment que sont ouvertes les portes de l’agence Cook, des Travellers Clubs et des banques, du moment que les prévisions de l’emploi du temps sont scrupuleusement respectées, que les installations sanitaires à l’hôtel sont en bon état (« Aucun hôtel, écrit Karl Baedeker, ne peut être considéré comme de premier ordre, s’il ne donne toute satisfaction au point de vue de l’aménagement sanitaire, qui doit comprendre un réservoir de chasse d’eau de bonne contenance et du papier hygiénique de bonne qualité. »), le touriste peut circuler à sa guise dans ce système bien ordonné, sans éprouver la moindre crainte. Pour les touristes, la guerre, ce ne sera jamais une affaire bien sérieuse ; une algarade, tout au plus, avec un pickpocket, recrue de « cette vaste troupe… dont les membres savent reconnaître en un clin d’œil l’étranger et sont habiles à abuser de son ignorance » ; la dépression ne s’exprimera que par les variations du change ; on ne parlera, d’ailleurs, jamais politique avec la population indigène. Aussi le tourisme est-il supranational, comme l’Église catholique, et représente-t-il la plus complète communion que l’on connaisse sur terre : car, que ses fidèles soient américains, allemands, italiens, ou de n’importe quelle origine, la tour Eiffel, les Pyramides et le Campanile provoquent chez eux une seule et même émotion, leur Bible est rédigée en langage clair et ne souffre pas d’interprétation personnelle ; ils partagent les mêmes paysages, supportent les mêmes contrariétés, vivent selon le même et transparent horaire. Ils appartiennent à la rue.
La dame V., l’une d’entre eux pendant si longtemps, se trouvait subitement excommuniée ; rejetée sans cérémonie dans l’intemporalité de l’amour humain, n’ayant su déceler le moment précis de cette exclusion ni, d’ailleurs, aucun autre moment, sauf celui où Mélanie avait fait son entrée, au bras de Porc-Épic, par une porte latérale du Nerf, et que le temps, pour un temps, avait cessé. Cela figure dans le dossier de Stencil, d’après le témoignage de Porc-Épic lui-même, à qui V. avait raconté bien des choses au sujet de sa liaison. Porc-Épic n’en révéla rien à l’époque, ni à l’Ouganda ni ailleurs ; il n’en parla qu’à Stencil, bien des années plus tard. Peut-être son diagramme de permutations et de combinaisons lui donnait-il des remords de conscience ; toujours est-il qu’en l’occurrence il s’était conduit en gentleman. Sa description du couple est une nature morte, bien composée et hors du temps, de l’amour poussé à l’un de ses multiples extrêmes : V. sur le pouf, regardant Mélanie sur le lit ; Mélanie se regardant dans la glace ; l’image-miroir contemplant peut-être V., de temps en temps. Pas de mouvement, mais un minimum de friction. Et pourtant une solution de l’un des plus antiques paradoxes de l’amour : souveraineté simultanée, et cependant fusion de deux êtres. Les mots domination et soumission ne s’appliquent guère à leur cas ; le système à trois était commensal et mutuel. V. avait besoin de son fétiche, Mélanie d’un miroir, d’une paix temporaire, d’un tiers qui la vît prendre son plaisir. Car l’amour de soi, chez les jeunes, est ainsi fait qu’il implique un aspect social : une adolescente, dont l’existence est à ce point visuelle, voit dans le miroir son double ; ce double devient un voyeur. Et la contrariété de ne pouvoir se fragmenter, afin d’avoir un public plus nombreux, ne fait qu’ajouter à l’excitation des sens. La fille a besoin, semble-t-il, d’un vrai voyeur, pour parfaire l’illusion qui fait de ses images réfléchies un public. Avec la participation de l’autre (multipliée aussi, peut-être, par les glaces) vient l’accomplissement : car l’autre aussi est son propre double. Elle est comme ces femmes qui ne s’habillent que pour qu’on les regarde, pour que d’autres femmes parlent d’elles : leur jalousie, leurs réflexions chuchotées, leur admiration, accordée de mauvaise grâce, sont à elles. Sont elles.
Quant à V., elle voulait bien reconnaître (consciente, peut-être, de sa propre progression vers l’état inanimé) que le fétiche de Mélanie et que le fétiche d’elle-même étaient un. Puisque tous les objets inanimés, aux yeux de celui qui en est la victime, s’identifient… C’était une variation sur le thème Porpentine, sur le thème Tristan et Iseut ; en fait, selon l’opinion de certains, l’unique mélodie, banale et exaspérante, du romantisme sous toutes ses formes, depuis le Moyen Age : « L’acte de l’amour et l’acte de la mort sont un. » Mortes, enfin, elles seront un avec l’univers inanimé et l’une avec l’autre. Ce qui avait été le jeu de l’amour devient ainsi une personnification de l’inanimé. Un travestissement, non pas d’un sexe à l’autre, mais de vif à mort ; de l’humain au fétiche. Le choix des vêtements que portaient les deux femmes était fortuit. La chevelure tondue de Mélanie, fortuite ; un petit symbole, particulier à la dame V. ; peut-être, si elle et Victoria Wren n’étaient qu’une même personne, y avait-il là un rappel de sa période de noviciat.
Si elle était bien Victoria Wren, Stencil lui-même ne pouvait rester indifférent à l’échec ironique vers lequel évoluait la vie de V. ; et trop rapidement, en ce mois d’août d’avant-guerre, pour que le sens pût en être inversé. Le printemps florentin, la jeune aventurière, avec, dans sa virtù, toute la printanière espérance, et cette juvénile conviction que la Fortune (si seulement son habileté et son sens de l’à-propos ne la trahissaient pas) pouvait être dirigée ; cette Victoria était donc peu à peu remplacée par V., quelque chose d’absolument différent, pour quoi le jeune siècle n’avait pas encore de nom. Tous, nous nous trouvons, tôt ou tard, impliqués dans le protocole de la mort lente ; mais la pauvre Victoria était également devenue intime avec les objets de la chambre du fond.
Si V. soupçonnait tant soit peu que son fétichisme n’était qu’un aspect du complot dirigé contre le monde animé, de la subite implantation ici-bas d’une colonie du royaume de la Mort, cela pourrait justifier l’opinion répandue à la Cuiller rouillée, selon laquelle Stencil cherchait à travers V. sa propre identité. Mais tel était le ravissement de V., en constatant que Mélanie avait cherché et trouvé son identité en elle-même et dans l’éclat sans âme du miroir, qu’elle demeura inconsciente du danger, désaxée qu’elle était par l’amour ; ayant même oublié que si l’emploi du temps était négligé ici, sur le pouf, le lit et la surface du miroir, leur amour ne représentait en quelque sorte qu’une nouvelle version du tourisme : car, tout comme le touriste qui apporte dans le monde tel qu’il est devenu une part d’un monde distinct pour, finalement, créer dans chaque cité une société parallèle qui lui est propre, ainsi le royaume de la Mort s’édifie-t-il grâce à des systèmes fétichistes comme celui de V. et que l’on peut considérer comme une manière d’infiltration.
Comment aurait-elle réagi si elle avait su ? Encore un point obscur. L’évolution ne pouvait aboutir, en effet, qu’à la mort de V. : par l’implantation subite, ici-bas, du royaume inanimé, en dépit de tous les efforts faits pour en prévenir l’avènement. Aurait-elle conçu le plus mince soupçon, à n’importe quelle étape. Le Caire, Florence, Paris, de sa participation à une conspiration plus vaste, qui devait se réaliser par sa propre destruction, qu’elle s’en serait, sans doute, effarouchée, et qu’à force de développer des défenses intérieures, elle serait devenue aux yeux du freudien, de l’évolutionniste, de l’homme religieux, peu importe, un organisme purement déterminé, un automate, modelé, uniquement par caprice, dans de la chair humaine. Ou, par contraste, elle aurait pu réagir contre cette chair, que nous sommes amenés à appeler puritaine, en s’aventurant plus profondément encore dans le pays du fétiche, pour devenir enfin, complètement et réellement, non pas seulement dans ses jeux amoureux avec une quelconque Mélanie, un objet inanimé du désir. Stencil abandonna même ses habituelles tournées pour évoquer, en un rêve éveillé, l’image de V. contemporaine, âgée de soixante-seize ans : la peau irradiant l’éclat de quelque nouveau plastique, les deux yeux de verre, mais dotés maintenant de cellules photoélectriques, reliées par des électrodes d’argent à des nerfs optiques en fil de cuivre pur, et aboutissant à un cerveau dont les exquis entrelacs n’auraient leur équivalent dans nulle matrice de diode. Des relais solénoïdes seraient ses ganglions ; des servopropulseurs feraient mouvoir ses impeccables membres de nylon ; un fluide hydraulique, dispensé par un cœur-pompe en platine, alimenterait des veines et des artères de butyrate. Peut-être même (Stencil pouvait, à l’occasion, avoir l’esprit aussi mal tourné que n’importe quel membre de la Tierce), un système complexe de conducteurs de pression, partant d’un merveilleux vagin de polyéthylène ; les bras variables des ponts Wheatstone reliés à un unique câble d’argent, qui enverrait le voltage-plaisir, directement et conformément au potentiel de l’appareil enregistreur, logé dans le cerveau. Et lorsque V. sourirait, ou découvrirait ses dents à l’instant de l’extase, ce serait le chatoiement de son attribut suprême : le précieux dentier d’Eigenvalue.
Pourquoi en avait-elle tant raconté à Porc-Épic ? Elle craignait, prétendait-elle, que la liaison ne durât pas, que Mélanie la quittât. Monde scintillant du théâtre, renommée, chérie équivoque d’un public masculin, désespoir de plus d’un amant. Porc-Épic la rassura de son mieux. Il ne se complaisait pas dans l’illusion que l’amour pouvait être autre chose qu’un phénomène transitoire, et laissait ces chimères à Satine qui, de toute façon, n’était qu’un imbécile. L’œil triste, il compatissait à ces tourments : que pouvait-il faire, à part cela ? Prononcer un verdict moral ?… L’amour est l’amour. Il se manifeste en d’étranges décalages. Cette malheureuse en était toute détraquée. Stencil, cependant, se contentait de hausser les épaules. Qu’elle soit lesbienne, qu’elle se transforme en fétiche, qu’elle meure : elle était bête à courre, et il n’allait pas verser de larmes sur son sort.
Le soir de la première arriva. Ses péripéties, Stencil put les reconstituer grâce aux archives de la police et aux récits des vieux de la Butte. Alors que l’orchestre s’accordait encore dans la fosse, des discussions bruyantes éclatèrent dans la salle. On ne sait trop comment, le spectacle avait pris un sens politique. L’orientalisme qui, à l’époque, sévissait dans tout Paris, à travers la mode, la musique, le théâtre, avait été lié, tout comme la Russie d’ailleurs, à un mouvement international en vue de jeter bas la civilisation occidentale. Pourtant, six ans plus tôt, un journal avait pu organiser un rallye automobile Pékin-Paris en s’assurant le concours amical de tous les pays intermédiaires. La situation politique, en fait, s’était entre-temps quelque peu assombrie. D’où le tumulte qui s’était déchaîné, ce soir-là, au théâtre Vincent-Castor.
Le premier acte était à peine commencé que déjà s’élevaient des cris hostiles, que des gestes grossiers étaient esquissés par la faction anti-Porc-Épic. Ses amis, qui commençaient à se faire appeler les porc-épiquistes, cherchèrent à faire taire les perturbateurs. Présente aussi dans la salle était une troisième force, qui souhaitait simplement un peu de calme pour pouvoir suivre le spectacle et, tout naturellement, s’efforçait de faire cesser les cris, de prévenir les disputes ou de les aplanir. Il en résulta une empoignade à trois. A l’entracte, elle avait dégénéré en un quasi-chaos. Itague et Satine s’apostrophaient à tue-tête dans les coulisses, sans qu’aucun pût entendre l’autre dans le vacarme de la salle.
Porc-Épic, assis tout seul à une table, buvait du café, le visage sans expression. Une jeune danseuse qui sortait de sa loge s’arrêta près de lui pour bavarder.
— Vous arrivez à entendre la musique ?
— Comme ci comme ça, avoua-t-elle.
— Dommage. Qu’en dit la Jarretière ?
Mélanie connaissait par cœur le thème de la danse, elle avait un sens infaillible du rythme, elle galvanisait toute la troupe. La danseuse, extatique, poursuivait son éloge : une nouvelle Isadora Duncan !… Porc-Epic haussa les épaules, fit la moue :
— S’il m’arrive de retrouver de l’argent (plus à lui-même qu’à elle), j’engagerai un orchestre et une compagnie de ballet pour mon propre plaisir et je leur ferai monter l’Enlèvement. Pour voir, tout simplement, ce que cela donne. Peut-être pousserai-je des oua-oua, moi aussi.
Ils échangèrent de petits rires tristes et la jeune fille s’éloigna.
Le deuxième acte fut plus bruyant encore. Ce n’est que vers la fin que l’attention de quelques spectateurs sérieux fut complètement absorbée par la Jarretière. Comme l’orchestre, tout en nage et nerveux, s’engageait, exhorté par le bâton du chef d’orchestre, dans la dernière séquence, le « Sacrifice de la vierge », un crescendo puissant, à l’essor solennel, d’une durée de sept minutes, qui semblait explorer, à la fin, les limites extrêmes de la dissonance, de la couleur tonale et (ainsi que devait l’écrire le critique du Figaro, le lendemain matin) de la « barbarie orchestrale », la lumière parut renaître derrière les prunelles brumeuses de Mélanie et elle redevint le derviche normand dont Porc-Épic gardait le souvenir. Il se rapprocha de la scène et l’observa avec une sorte d’amour. Selon une version apocryphe, il fit le vœu, à ce moment-là, de ne plus jamais toucher aux stupéfiants, de ne plus jamais prendre part à une messe noire.
Deux danseurs, qu’Itague s’obstinait à appeler les tapettes mongolisées, brandirent un long pieu, à la pointe cruellement effilée. La musique, qui avait presque triplé de puissance, pouvait maintenant être entendue au-dessus du rugissement de la salle. Les sergents de ville étaient apparus aux portes du fond et cherchaient, sans succès, à rétablir l’ordre. Satine, planté près de Porc-Épic, une main sur l’épaule du compositeur, tremblait. C’était un morceau de chorégraphie fort subtil, le préféré de Satine. Il en avait eu l’idée en lisant un récit sur les massacres des Indiens en Amérique. Maintenue par deux Mongols, Su Feng, le crâne tondu, le corps convulsé, fut empalée par l’entrejambe sur la pointe du pieu et hissée lentement vers les cintres par tous les membres mâles de la troupe, tandis que les femmes se lamentaient au pied du pal. Soudain, l’une des servantes-automates, comme prise de démence, se mit à cahoter d’un bout à l’autre de la scène. Satine gémissait, grinçait des dents.
— Maudit Allemand ! dit-il, ça va distraire l’attention.
L’idée, dans ce tableau, c’était que Su Feng continuât sa danse, tout mouvement réduit à ce seul point de l’espace, point haut, point de mire, apogée.
Le pieu était maintenant dressé, la musique attaquait les quatre dernières mesures. Un silence terrible tomba sur la salle. Les sergents de ville et les combattants se tournèrent, d’un seul geste, comme magnétisés, pour voir la scène. Les mouvements de la Jarretière étaient devenus spasmodiques, tourmentés : l’expression du visage, ordinairement figée, allait pendant des années troubler les rêves des spectateurs des premiers rangs. La musique de Porc-Épic, maintenant, était presque assourdissante : elle avait dépassé la distinction tonale, les notes s’échappaient en une seule clameur, à toute volée, comme des éclats de bombe : instruments à vent, à cordes, cuivres et percussion se confondirent, au moment même où le sang commença de couler le long de l’épieu, la jeune empalée s’affaissa, le dernier accord explosa, emplit le théâtre, se répercuta en écho, resta en suspens, décrut. Quelqu’un éteignit tous les feux de scène : un autre vint en courant fermer le rideau.
Il ne se rouvrit pas. Mélanie était censée porter un système de protection métallique, sorte de ceinture de chasteté, dans laquelle s’adaptait la pointe du pal. Elle ne l’avait pas mis. Un médecin présent dans la salle avait été appelé par Itague dès qu’il eut aperçu le sang. L’homme de l’art, la chemise déchirée, un coquard à l’œil, s’agenouilla, se pencha sur la fille et la déclara morte.
Quant à la femme, son amante, nul ne la revit. Certains racontent une scène d’hystérie dans les coulisses, où l’on dut arracher V. au corps de Mélanie ; d’autres parlent de ses cris de vendetta à l’adresse de Satine et d’Itague, qu’elle accusait d’avoir comploté la mort de la jeune fille. La conclusion de la police, charitablement, fut « mort accidentelle ». Peut-être Mélanie épuisée par l’amour, surexcitée comme on l’est toujours à une première, avait-elle eu un oubli. Surchargée de peignes, de bracelets, de sequins, égarée dans ce monde de fétiches, elle avait négligé d’ajuster sur sa personne le seul objet inanimé qui l’aurait sauvée. Itague croyait qu’il s’agissit d’un suicide. Satine se refusait à parler de l’affaire. Porc-Épic réservait son jugement. Mais ils furent marqués par l’événement pendant de longues années.
Le bruit courut que, huit ou dix jours plus tard, la dame V. s’était enfuie avec un certain Sgherraccio, un irrédentiste fou. En tout cas tous deux disparurent de Paris en même temps ; de Paris, et, s’il fallait en croire les gens de la Butte, de la surface du globe.