III

Où l’on voit Stencil, acteur à transformations, incarner huit personnages à la suite


Ce que sont pour le libertin les cuisses ouvertes, ce qu’est un vol d’oiseaux migrateurs pour l’ornithologue, ce qu’est la tenaille pour l’ajusteur, voilà ce qu’était pour le jeune Stencil la lettre V. Il rêvait, une fois par semaine, peut-être bien, que tout cela n’avait été qu’un rêve, et qu’à présent il se réveillait pour découvrir que la poursuite de V. n’était après tout qu’une recherche purement intellectuelle, une aventure de l’esprit, selon la tradition du Rameau d’or1 ou de la Déesse blanche.

Mais bientôt c’était le deuxième réveil, le vrai, et la nouvelle et morne découverte que cette poursuite au sens littéral du terme, cette poursuite candide n’avait en fait jamais pris fin. V., gibier équivoque, traquée comme un cerf, une biche, ou un lièvre, traquée comme quelque forme surannée, ou bizarre, ou interdite de la volupté. Et ce clown de Stencil qui gambade à sa suite, dans un tintement de grelots, en secouant son petit pique-bœuf en bois. Sans espérer amuser un autre que lui-même. Sa protestation, au cours du dialogue avec la Margrave di Chiave Lowenstein (soupçonnant que le statut naturel de V. était l’état de siège, il avait gagné Majorque directement, en quittant Tolède où, pendant une semaine, il avait parcouru nuitamment l’Alcazar en posant des questions, en rassemblant des informations inutiles) : « Ce n’est pas de l’espionnage », avait été, et était encore, prononcée dans un mouvement d’humeur, et non dans le dessein de démontrer la pureté de ses intentions. Il aurait souhaité, en effet, que la chose eût le caractère en tous points honorable et orthodoxe de l’espionnage. Mais, on ne sait trop comment, les accessoires et les attitudes traditionnelles, une fois adoptés par lui, servaient toujours à des fins médiocres : la cape devenait sac à linge sale, l’épée épluchait des pommes de terre, les dossiers aidaient à tuer le temps, le dimanche après-midi ; et, pis que tout, le déguisement lui-même ne répondait à aucune nécessité professionnelle, ce n’était qu’un tour de passe-passe, grâce auquel son rôle de poursuivant était camouflé et la douleur du dilemme s’atténuait, répartie qu’elle était parmi ses diverses « personnifications ».

Herbert Stencil, à l’instar des petits enfants à un certain stade de leur développement, à l’instar aussi de Henry Adams dans De l’éducation, et de tout un assortiment d’autocrates à travers les âges, parlait toujours de lui-même à la troisième personne. Cela permettait à « Stencil » de ne représenter qu’une unité, dans une longue liste d’identités. « Dislocation provoquée de la personnalité », c’est ainsi qu’il appelait l’ensemble du système, très différent, d’ailleurs, de celui qui consiste à « se mettre à la place de l’autre » ; car il obligeait Stencil à porter par exemple des vêtements que Stencil n’aurait pas endossés, dût sa vie en dépendre, à absorber des nourritures que Stencil n’aurait pas avalées, à crécher dans des logements peu sympathiques, à fréquenter des bars et des cafés nettement antistenciliens, tout cela semaine après semaine ; et pourquoi ? Pour maintenir Stencil à sa place, c’est-à-dire à la troisième personne.

Autour donc de chaque germe du dossier, s’était développée une masse nacrée d’inductions, de licence poétique, de dislocation provoquée de la personnalité, dirigée vers un passé dont il n’avait pas le souvenir et qu’il n’avait pas le droit de pénétrer, si on excepte le droit de l’inquiétude imaginative ou de la probité historique, que personne ne consent à reconnaître. Il soignait chaque coquillage, dans cette ferme sous-marine de fruits de mer, plein de tendresse et sans passion ; il foulait d’un pas incertain son terrain clos des hauts-fonds, attentif à contourner la petite profondeur obscure, au beau milieu du champ et des mollusques apprivoisés, qui abritait on ne sait quoi : l’île de Malte, où était mort son père, mais où Herbert n’avait jamais mis le pied, dont il ne savait rien, car quelque chose le retenait loin de l’île, car il avait peur de cette île.

Un soir, en somnolant sur le divan dans l’appartement de Bongo-Shaftsbury, Stencil sortit son souvenir personnel de ce qu’avait pu être l’aventure maltaise du vieux Sidney. Une carte postale gaie, en quatre couleurs, photo de la Grande Guerre éditée par le Daily Mail, représentant un peloton d’Écossais, en nage et en kilt, véhiculant sur un brancard un deuxième classe allemand gigantesque, à la moustache énorme, la jambe dans une attelle et un sourire placide aux lèvres. Le message de Sidney disait : « Je me sens vieux et, en même temps, comme une vierge vouée au sacrifice. Écris et remonte-moi le moral. Père. »

Le jeune Stencil n’avait pas écrit car, à l’âge de dix-huit ans, il n’écrivait jamais. C’était un élément de la chasse à courre actuelle : cette émotion qu’il avait éprouvée alors, en apprenant la mort de Sidney six mois plus tard et en notant que ni l’un ni l’autre n’avait donné de ses nouvelles depuis la carte postale illustrée.

Un certain Porpentine, l’un des collègues de son père, avait été assassiné en Égypte, à la faveur d’un duel, par Eric Bongo-Shaftsbury, père du propriétaire de l’appartement. Porpentine s’était-il retiré en Égypte, comme le vieux Stencil à Malte, après avoir peut-être bien fait part à son fils de ce qu’il ressentait, et qu’avait ressenti aussi tel autre espion qui, à son tour, était allé mourir dans le Schleswig-Holstein, ou à Trieste, ou à Sofia, n’importe où ? La succession apostolique. « Ils doivent le savoir, quand le temps est venu, avait souvent pensé Stencil ; mais la mort avait-elle vraiment pour eux la vertu de quelque don charismatique ? » Il était incapable de le savoir. Il n’avait à sa disposition que les allusions voilées du journal à l’affaire Porpentine. Le reste n’était que déguisement et rêve.

1

Comme l’après-midi s’avançait, des nuages jaunes commencèrent à s’accumuler au-dessus de la place Mohammed-Ali, venant du désert de Libye. Un vent parfaitement silencieux s’élança dans la rue Ibrahim, balaya le square, portant à travers la ville le froid du désert.

Pour le nommé P. Aïeul, garçon de café et libertin amateur, ces nuages annonçaient la pluie. Son client solitaire, un Anglais, peut-être même un touriste car son visage portait les traces d’un mauvais coup de soleil, regardait vers la place ; ulster, tweed et expectative. Bien qu’il n’eût passé qu’une quinzaine de minutes devant son café, il semblait déjà aussi immuable que tel détail du paysage, aussi immuable même que la statue équestre de Mohammed Ali. Certains Anglais, Aïeul le savait, possédaient ce talent. Mais d’habitude ce n’étaient pas des touristes.

Aïeul s’attardait sur le seuil du café, apparemment inerte, mais grouillant à l’intérieur de pensées tristes et philosophiques. Est-ce qu’il attendait une dame, celui-là ? Il a bien tort de compter sur Alexandrie pour lui offrir une idylle ou un coup de foudre. Aucune ville de touristes n’est prodigue de ces dons-là. Il fallait compter… Depuis combien de temps avait-il quitté le Midi déjà ? Douze ans ?… Oui, c’est ce qu’il fallait compter, pour le moins. Libre à eux de s’illusionner en s’imaginant que la ville était autre chose que ce que disait le Baedeker : un Pharos, depuis longtemps voué aux séismes et à la mer ; Arabes pittoresques, mais sans visage ; monuments, tombeaux, hôtels modernes. Une ville fausse, bâtarde ; inerte, pour eux, tout comme Aïeul lui-même.

Il observait le soleil qui s’obscurcissait et le vent qui agitait les feuilles des acacias autour de la place Mohammed-Ali. Au loin un nom fut appelé d’une voix puissante. « Porpentine ! Porpentine ! » Le son se prolongeait en plainte dans le creux de la place, comme un écho de l’enfance. Un autre gros Anglais, blond, florissant (tous les Nordiques ne se ressemblent-ils pas ?), descendait la rue Chérif-Pacha, portant un habit de soirée et un casque colonial de deux tailles trop grand. Parvenu à cinquante mètres du client d’Aïeul, et tout en s’approchant, il se mit à débiter une tirade en anglais, où il était question d’une femme et d’un consulat. Le serveur haussa les épaules. Il avait appris depuis des années que les conversations des Anglais ne satisfaisaient guère la curiosité ; mais on ne se défait pas si facilement de ses habitudes.

La pluie se mit à tomber, des gouttes fines, presque une bruine.

— Hat fingan, rugit le gros, hat fingan Kahwa bisukkar ya weled.

Deux visages rouges s’affrontaient de part et d’autre de la table, flambant d’un feu ardent. « Merde », songeait Aïeul. Et, en s’avançant vers la table :

— Monsieur ?

— Ah, sourit le gros, coffee pour moi. Vous savez ? Un café.

Au retour d’Aïeul, les deux discutaient nonchalamment de la grande soirée qui devait avoir lieu, le soir même, au consulat. Quel consulat ? Aïeul ne pouvait saisir que quelques noms. Victoria Wren. Sir Alastair Wren (père ? époux ?). Un certain Bongo-Shaftsbury. Quels noms ridicules produisait ce pays ! Aïeul servit le café et retourna à son poste de demi-veille.

Le gros, il devait méditer de séduire cette gosse, Victoria Wren, une touriste comme tant d’autres, voyageant avec son touriste de père. Mais il était mis en échec par l’amant, Bongo-Shaftsbury. Quant au vieux vêtu de tweed, Porpentine, il était le maquereau… Ces deux qui devisaient sous ses yeux étaient des anarchistes, complotant un attentat contre sir Alastair Wren, membre influent du Parlement britannique. La femme du pair en question, Victoria, était cependant victime du maître chanteur Bongo-Shaftsbury, qui avait eu connaissance de ses secrètes sympathies pour les anarchistes… Ces deux-là, créateurs d’un numéro musical, cherchaient à se faire embaucher dans un grand spectacle de variétés monté par Bongo-Shaftsbury qui, de son côté, s’était rendu en ville pour obtenir des fonds du chevalier Wren, cette tête brûlée. Bongo-Shaftsbury espérait d’ailleurs l’atteindre par le truchement de la capiteuse comédienne Victoria, maîtresse de Wren, mais qui se faisait passer pour sa femme, par égard pour la superstition britannique de la respectabilité.

Mafflu et Tweed allaient, ce soir-là, faire leur entrée au consulat, bras dessus, bras dessous, une joyeuse chansonnette aux lèvres, traînant le pied, roulant des yeux…

La pluie devenait plus dense. Une enveloppe blanche, portant sur le rabat des armoiries, passa entre les deux hommes attablés. Brusquement, l’homme en tweed se détendit comme une poupée mécanique, et se mit à parler en italien.

Un coup de sang ? Mais il n’y avait pas de soleil. Tweed, d’ailleurs, avait entonné une chanson :

Pazzo son !

Guardate como io piango ed imploro…

L’opéra italien. Aïeul était écœuré. Il les observait avec un sourire peiné. Le vétuste Anglais fit un bond, claqua des talons, puis il prit la pose, le poing sur la poitrine, l’autre bras tendu.

Come io chiedo pietà !

La pluie mouillait les deux personnages. Le visage écorché par le coup de soleil semblait rebondir comme un ballon, seule tache de couleur sur la place. Et le gros, assis sous la pluie, sirotait son café, observait son folâtre compagnon. Aïeul pouvait entendre le crépitement des gouttes sur le casque colonial. Au bout d’un certain temps, Mafflu parut se réveiller : il se leva, posa une piastre et un millième sur la table (l’avare !) et fit signe à l’autre, qui le regardait immobile. La place était vide, à l’exception de Mohammed Ali et du cheval.

(Combien de fois s’étaient-ils fait face ainsi, l’horizontal et le vertical, écrasés par la perspective d’une plaza quelconque, ou par la lumière d’une fin d’après-midi ? S’il est permis de tirer argument d’une configuration éphémère, ces deux-là devaient pouvoir être déplacés, comme des pièces mineures d’échecs, à n’importe quel coin de l’échiquier européen. Tous deux de même couleur, cependant, bien que l’un se plaçât en arrière et en diagonale, par déférence pour son partenaire ; tous deux scrutant le damier d’une quelconque ambassade, guettant un danger vaguement pressenti, amant, amphitryon, objet d’un attentat politique, scrutant aussi le visage de n’importe quelle statue pour se rassurer sur leur propre autonomie ou, peut-être, misérablement, sur leur propre humanité ; ou cherchaient-ils à effacer de leur mémoire la notion que chaque place de l’échiquier européen, quel que soit son tracé, reste, tout compte fait, inanimée ?)

Ils tournèrent sur les talons, très hommes du monde, et partirent chacun de son côté. Mafflu vers l’hôtel Khédival, Tweed le long de la rue de Ras-et-Tin, vers le quartier turc.

« Bonne chance, songea Aïeul. Je ne sais pas ce que vous faites ce soir, mais bonne chance. Parce que moi, je ne vous reverrai plus, ni l’un ni l’autre, c’est du moins ce que je souhaite. » Il finit par s’endormir, appuyé au mur, engourdi par la pluie, pour rêver à une certaine Myriam, et à la nuit, et au quartier arabe.

Les dépressions du sol, sur la place, s’emplirent d’eau et des cercles concentriques les parcoururent en suites désordonnées et contrariées. Vers huit heures, la pluie ralentit, puis cessa.

2

Yussef, le factotum prêté pour la circonstance par l’hôtel Khédival, s’élança à travers la pluie vers le consulat d’Autriche, de l’autre côté de la rue, et s’y engouffra par l’entrée de service.

— En retard ! brailla Meknès, le chef de la brigade des cuisines. Du coup, ô rejeton d’un chameau pédéraste, tu seras préposé à la table à punch !

« C’est pas un mauvais lot », songeait Yussef, tout en enfilant la veste blanche, tout en peignant sa moustache. De la table à punch, à la mezzanine, on pouvait embrasser du regard le spectacle tout entier : plonger dans le décolleté des plus jolies femmes (les seins italiens étaient les plus admirables, ah !), découvrir l’étalage complet d’étoiles, de rubans et de médailles exotiques.

Bientôt, du haut de son poste privilégié, Yussef pourrait laisser flotter un sourire méprisant (le premier, ce soir-là, d’une longue série) sur sa bouche avisée. Qu’ils fassent la fête pendant qu’il est encore temps. Le jour est proche où les beaux atours deviendront haillons, où les fines boiseries s’encroûteront de sang. Yussef était anarchiste.

Un anarchiste qui ne s’en laisse pas conter. Il se tenait au courant de l’actualité, à l’affût toujours de quelque événement susceptible de créer le chaos, même mineur. Ce soir-là, la situation politique était pleine de promesses : le Sirdar Kitchener, dernier en date des héros coloniaux anglais et tout récent triomphateur à Khartoum, se trouvait justement à quelque sept cents kilomètres en amont du Nil Blanc, fourrageant à travers la jungle. Et l’on signalait également dans les parages un certain commandant Marchand. La Grande-Bretagne ne voulait admettre aucune incursion française dans la vallée du Nil. Quant à M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères d’un cabinet français nouvellement formé, il était tout à fait capable de partir en guerre, si les choses devaient mal tourner, lors de la rencontre des deux détachements. Car cette rencontre, tout le monde le savait à cette heure, était inévitable. La Russie soutiendrait la France, alors que l’Angleterre s’était provisoirement rapprochée de l’Allemagne, ce qui sous-entendait aussi l’Italie et l’Autriche.

« Et allez donc ! disaient les Anglais. Ballon vole ! » Yussef, persuadé qu’un anarchiste, ou partisan de l’anéantissement général, devait chérir quelque souvenir d’enfance, à titre de compensation, aimait les ballons. Presque toutes les nuits, au seuil du rêve, il pouvait tourner comme une lune autour d’un intestin de cochon gaiement bariolé et gonflé de la tiédeur de sa propre haleine.

Mais, au coin de son œil, soudain, miracle ! Comment, lorsqu’on ne croit à rien, peut-on expliquer…

Une fille-ballon ! Une fille-ballon. Qui semble à peine effleurer le miroir ciré sous ses pieds. Qui tend sa coupe vide à Yussef. « Mesikum bilkher, bonsoir ; auriez-vous quelque autre creux que je puisse remplir, ma belle dame anglaise ?… » Peut-être épargnerait-il des gosses comme celle-là. Le ferait-il ? Si cela devait venir un matin, n’importe quel matin, quand tous les muezzins se taisent et que les pigeons ont fui et se cachent dans les catacombes, pourrait-il se dresser, dévêtu, dans l’aube du néant, et faire ce que faire il doit ? Ce que sa conscience lui ordonne ?

— Oh, fit-elle souriante. Oh, merci. Leltak leben. (Que la nuit soit blanche comme lait.)

« Comme un ventre… je m’en contenterais. » Elle s’éloigne et sa danse légère est celle de la fumée du cigare qui monte de la vaste salle. Ses « O », elle les a exhalés dans un soupir, comme défaillante d’amour.

Un homme d’un certain âge, bâti en force, le cheveu blanc, l’allure d’un bagarreur de coin de rue en habit de soirée, la rejoignit au pied de l’escalier.

— Victoria, fit-il d’une voix de rogomme.

Victoria… On lui a donné le nom de sa reine. Il essaya en vain de retenir un éclat de rire. Allez prévoir ce qui amusera Yussef !

Son attention devait se reporter sur elle, de loin en loin, au cours de la soirée. C’était agréable, au milieu de tout ce miroitement, de pouvoir arrêter les yeux sur quelque chose. D’ailleurs, elle se détachait de la foule. Sa couleur… même sa voix, plus légère que le reste du monde qui l’entourait, s’élevait avec la fumée vers Yussef, dont les mains s’empoissaient de punch au chablis, dont la moustache tombait, tristement défraîchie, à cause de cette manie qu’il avait d’en mordiller les pointes.

Toutes les demi-heures, Meknès surgissait à ses côtés et le traitait de tous les noms. Quand il n’y avait personne à portée de voix, ils échangeaient des insultes à la mode du Levant, remontant dans la généalogie de l’adversaire, improvisant à chaque pas, ou plutôt à chaque génération, des mésalliances de plus en plus étranges et invraisemblables.

Le comte Khevenhüller-Metsch, consul d’Autriche-Hongrie, semblait rechercher la compagnie de son collègue russe, M. de Villiers. « Comment, se demandait Yussef, ces deux hommes peuvent-ils plaisanter de la sorte pour, demain, se retrouver ennemis ? » Peut-être avaient-ils été ennemis hier. Il se dit que les serviteurs des États n’avaient rien d’humain.

Yussef brandit la louche à punch dans le dos de Meknès qui s’éloignait. Serviteur de l’État, parlons-en ! Qu’était-il, lui, Yussef, après tout, sinon un serviteur de l’État ? Était-il humain, lui ? Avant d’avoir opté pour le nihilisme politique, oui, certainement. Mais en tant que domestique ce soir-là, au service de ces gens-là ? Il n’était guère plus qu’un meuble.

« Mais ça va changer », songeait-il avec un sourire sinistre. Et, bientôt, il reprit son rêve éveillé, le rêve aux ballons.

Sur les premières marches était assise la jeune fille, Victoria, centre d’un étrange tableau. Près d’elle avait pris place un homme blond, boulot, dont l’habit semblait rétréci par la pluie. Debout, en face d’eux, répartis aux trois sommets d’un triangle plan et isocèle, il y avait l’homme aux cheveux gris, celui qui avait prononcé le nom, une petite fille de onze ans, dans une robe blanche et informe, et un autre homme qui semblait avoir pris un coup de soleil. La seule voix que percevait Yussef était celle de Victoria.

— Ma sœur adore les pierres et les fossiles, monsieur Goodfel-low.

La tête blonde, à côté, opina courtoisement.

— Montre-leur, Mildred.

La plus jeune tira une pierre de son réticule et la présenta d’abord au voisin de Victoria, puis à Face-Rouge, debout près d’elle. Celui-ci parut vouloir battre en retraite, tout gêné. Yussef songeait qu’il devait pouvoir rougir à sa guise, sans que personne s’en aperçoive. Encore quelques mots, et Face-Rouge avait quitté le groupe pour monter vivement l’escalier.

Une fois devant Yussef, il leva cinq doigts : « Khamseh. » Comme Yussef s’affairait, remplissant les coupes, quelqu’un arriva par-derrière et toucha d’un doigt léger l’épaule de l’Anglais. L’Anglais se retourna tout d’une pièce, les poings fermés, amorçant un geste violent. Les sourcils de Yussef se haussèrent d’un millimètre ou deux. Encore un spécialiste de bagarres de rues. Des réflexes de ce genre, depuis combien de temps n’en avait-il pas observé ? Depuis Tewfik, l’assassin, dix-huit ans, apprenti marbrier funéraire… peut-être bien.

Mais celui-là, il avait bien quarante, quarante-cinq ans. « Personne, songeait Yussef, ne garderait la forme si longtemps, à moins que les nécessités professionnelles ne l’exigent. Quelle profession exigerait simultanément un talent de tueur et la présence à une soirée de consulat ? Et du consulat d’Autriche-Hongrie, par-dessus le marché ! »

Les mains de l’Anglais étaient retombées. Il salua de la tête aimablement.

— Ravissante personne, dit l’autre.

Il portait des lunettes teintées de bleu et un faux nez.

L’Anglais sourit, se tourna, ramassa ses cinq coupes de punch et s’engagea dans l’escalier. A la deuxième marche, il trébucha et tomba ; il continua la descente, roulant et rebondissant, accompagné d’un tintement de verre brisé et d’un éclaboussement de punch au chablis, jusqu’au pied de l’escalier. Yussef remarqua qu’il avait la technique de la chute. L’autre bagarreur éclata de rire pour couvrir l’embarras général.

— J’ai vu un type faire ça au music-hall, dans le temps, grommela-t-il. Eh bien, vous êtes encore plus fort que lui, Porpentine. Je vous assure.

Porpentine tira une cigarette de sa poche et la fuma couché, comme il était tombé.

En haut, à la mezzanine, l’homme aux lunettes bleues jeta un coup d’œil espiègle, de derrière un pilier, ôta son nez, le fourra dans sa poche et disparut.

Un drôle d’assortiment. « Qu’est-ce que ça cache ? songeait Yussef. Cela aurait-il un rapport avec Kitchener et Marchand ? Bien sûr, c’est obligé. » Mais ses conjectures furent interrompues par Meknès, qui venait d’apparaître et décrivait à Yussef son trisaïeul et sa trisaïeule, un chien bâtard nourri d’excréments d’âne, et une éléphante syphilitique, respectivement.

3

Le restaurant Fink était calme ; pas grand-chose à faire. Quelques touristes anglais et allemands, du genre ladre et qu’on n’avait aucun intérêt à aborder, produisaient, bien que dispersés dans la salle, l’indispensable brouhaha de midi, sur la place Mohammed-Ali.

Maxwell Rowley Budge, le cheveu calamistré, la moustache frisée et la mise extérieure correcte jusqu’à la dernière ride, jusqu’au dernier fil, assis dans un coin, le dos au mur, commençait à ressentir dans son abdomen les premiers et douloureux élancements de la panique. Car sous la coquille soigneusement entretenue de la chevelure, de la peau et de l’étoffe, il y avait le linge troué et gris et le cœur d’un calamiteux. Le vieux Max était un vagabond, et, qui plus est, un vagabond impécunieux.

« Attendons encore un quart d’heure, décida-t-il. Si rien d’intéressant ne se présente, je me transporterai à l’Univers. »

Il avait franchi la frontière du pays Baedeker quelque huit ans auparavant, en 90, après cette désagréable histoire dans le Yorkshire. Il s’appelait Ralph Mac Burgess en ce temps-là, jeune homme natif de Lochinvar, venu prospecter les horizons, à l’époque assez vastes, des circuits du music-hall anglais. Il chantait un peu, il dansait un peu, il débitait des petites histoires lestes, mais passablement drôles.

Mais Max (ou Ralph) avait son problème, trop attiré qu’il était par les très jeunes filles. Cette petite en particulier, Alice, âgée de dix ans, avait répondu avec la même demi-spontanéité (« c’est un jeu, chantonnait-elle, on s’amuse bien ») que les gamines qui l’avaient précédée. « Mais elles savent, s’était dit Max, elles ont beau être jeunes, elles savent de quoi il s’agit, ce qu’elles font. Sauf que ça les préoccupe moins. » C’est même pour cette raison qu’il avait fixé la limite d’âge à seize ans, seize ans et demi ; après seize ans, c’est l’amourette, et la religion, et le remords qui entrent en scène, tels des figurants maladroits, pour troubler la pureté du pas de deux.

Mais celle-là en avait parlé à ses amies, qui en furent jalouses. L’une d’elles, notamment, n’hésita pas à alerter le pasteur, les parents, la police. Miséricorde ! Une situation impossible ! Et pourtant il ne cherchait pas à oublier la scène ; la loge à l’Atheneum, dans une ville de moyenne importance appelée Lardwick-on-the-Fen. Les canalisations d’eau, des robes à sequins défraîchies, pendues dans un coin. La colonne brisée en carton-pâte creux, vestige de drame romantique auquel avait succédé le spectacle de music-hall. Un coffre à costumes servant de lit. Et puis les pas, les voix et le bouton de porte qui tourne si lentement…

Elle en voulait. Même plus tard, les yeux secs, au milieu du cordon protecteur de visages haineux, son regard avait dit : « J’en veux quand même. » Alice, la perte de Ralph Mac Burgess. Va savoir ce qu’elles voulaient au juste, les unes et les autres !

Comment il avait échoué à Alexandrie que, d’ailleurs, il était toujours sur le point de quitter ne pouvait guère intéresser un touriste. Max était de ces vagabonds qui n’existent, sans toutefois l’avoir souhaité, que dans le monde Baedeker : partie intégrante du paysage, au même titre que ces autres automates, les serveurs, les porteurs, les cochers, les employés. Inévitable. Chaque fois qu’il travaillait, resquillant un repas, une consommation, un logement, une sorte d’accord tacite prenait effet entre Max et sa « touche », qui acceptait de voir en Max un touriste aisé, mais provisoirement en difficulté par la faute de quelque défaillance de la machinerie Cook.

Un jeu courant parmi les touristes. Ils savaient bien à qui ils avaient affaire ; et ceux qui participaient au jeu se conformaient à cette discipline qui vous oblige à marchander dans une boutique ou à donner le bakchich aux mendiants ; c’étaient là les lois non écrites du pays Baedeker. Max représentait en somme un de ces désagréments mineurs dans un état touriste, à la structure autrement presque parfaite. Le désagrément étant largement compensé, d’ailleurs, par la « couleur locale ».

Fink parut soudain s’arracher à sa somnolence. Alerté, Max leva la tête. Des fêtards étaient en train de traverser la rue de Rosette, sortant d’un bâtiment qui avait une allure de consulat ou d’ambassade. De toute évidence, la soirée, là-bas, venait de s’achever. Le restaurant se remplissait rapidement. Max surveillait chaque nouvel arrivant, guettant le signe de tête imperceptible, l’appel informulé.

Il jeta enfin son dévolu sur un groupe de quatre : deux hommes, une petite fille et une jeune dame qui, tout comme sa robe, avait un petit quelque chose de bouffant et de provincial. Tous anglais, bien entendu. Max avait ses critères.

Il avait l’œil, aussi, et quelque chose dans le groupe le tracassait. Après avoir vécu huit ans dans ce monde supranational, il savait reconnaître un touriste. Pour les filles, il n’y avait pas de problème, mais le comportement de leurs compagnons n’était pas conforme : il ne retrouvait pas chez eux cette assurance et cette acceptation instinctive du code touristique d’Alex, ou de toute autre grande ville, que l’on observe même chez un débutant dès sa première sortie. Mais le temps passait et Max n’avait pas d’abri pour la nuit et il n’avait pas mangé.

Sa phrase d’ouverture n’avait guère d’importance, n’étant qu’une entrée en matière parmi d’autres, toutes standardisées, toutes efficaces, pourvu que « la touche » fût susceptible de jouer le jeu. Seule la réponse comptait. Cette fois-ci, les choses se passèrent à peu près comme il l’avait prévu. Les deux hommes, qui formaient une sorte de duo comique, l’un blond et gros, l’autre brun, rouge et efflanqué, semblaient vouloir jouer les boute-en-train. Qu’à cela ne tienne ! Max savait être gai, lui aussi. Pendant les présentations, ses yeux s’étaient peut-être arrêtés une demi-seconde de trop sur Mildred Wren. Mais elle était myope et courtaude ; rien vraiment qui rappelât l’Alice de jadis.

La « touche » idéale : ils avaient tous fait comme s’ils le connaissaient depuis des années. Mais on sentait obscurément que, par quelque osmose haïssable, la chose allait se répandre. Porté par le vent, le message se propagerait dans Alex, touchant chaque mendiant, chaque vagabond, chaque exilé volontaire, chaque pèlerin à la dérive : l’équipe Porpentine-Goodfellow, plus les sœurs Wren, s’était attablée au Fink. Bientôt toute la population des besogneux commencerait à envahir le restaurant, un à un, chacun bénéficiant du même accueil, intégré au groupe avec une cordiale nonchalance, comme une vieille connaissance qui vient de s’absenter pendant un petit quart d’heure. Max eut une vision. Ça allait se poursuivre le lendemain et le surlendemain : des voix joviales réclameraient aux garçons des chaises supplémentaires, de la nourriture, du vin. Très vite, on serait obligé de refouler les autres touristes : toutes les chaises du Fink seraient occupées, elles s’élargiraient en anneaux autour de la table, à l’instar d’un tronc d’arbre ou d’une flaque d’eau de pluie. Et quand toutes les chaises du Fink seraient prises, les serveurs harassés iraient en chercher dans la maison d’à côté, puis au bout de la rue, puis dans le secteur voisin, puis dans le quartier proche ; les mendiants assis déborderaient dans la rue, et le flux grossirait sans fin… Et la conversation, elle aussi, gonflerait monstrueusement, chaque individu, dans cette multitude, participant à l’ambiance, apportant sa propre moisson de souvenirs, de bons mots, de rêves, de folies, d’épigrammes… un spectacle ! Une revue de music-hall ! Ils seraient là, mangeant quand la faim se ferait sentir, se saoulant, cuvant leur vin, se resaoulant. Comment cela finirait-il ? Si tant est que cela puisse finir…

Elle était en train de parler, la plus âgée des filles, Victoria, le vôslauer blanc lui était peut-être monté à la tête. « Dix-huit ans », se disait Max qui, lentement, se dégageait de sa vision, de la communion des épaves. L’âge que devrait avoir Alice.

Y avait-il là une parcelle d’Alice ? Alice, bien sûr, étant l’un de ses critères. Eh bien, on devinait, tout au moins, ce même curieux mélange : petite-fille-joueuse, petite-fille-en-chaleur. Mutine et si neuve.

Elle était catholique, élevée dans un couvent, non loin de chez ses parents. Pour la première fois en voyage à l’étranger. Elle avait peut-être tendance à trop parler de sa religion ; en fait, pendant un temps, elle semblait avoir considéré le Fils de Dieu du même œil que l’on regarde un parti convenable. Mais elle s’était rendu compte, à la longue, qu’il n’en était pas un, puisqu’il disposait d’un harem tout de noir vêtu avec, pour seule parure, le rosaire. Incapable d’affronter une telle concurrence, Victoria avait donc quitté le noviciat au bout de quelques semaines, sans pour autant délaisser l’Église : cette Église, avec ses statues aux figures tristes, son odeur de cierge et d’encens, et conjointement un oncle, nommé Evelyn, constituaient les deux foyers de son orbite sereine. L’oncle, un Australien toqué ou renégat, arrivait des antipodes tous les trois, quatre ans, sans autre cadeau que ses merveilleuses histoires. Pour autant que Victoria pouvait se le rappeler, il ne se répétait jamais. Mais ce qui importait le plus, sans doute, c’est qu’elle recevait ainsi assez de matière première pour se créer, entre deux visites, un monde perdu à son usage personnel, un monde de poupée coloniale avec lequel et dans lequel elle pouvait jouer à loisir, en le développant, en l’explorant, en le manipulant. Surtout pendant la messe, car ici la scène était déjà prête pour la représentation dramatique, ameublie pour les semailles de l’imagination. Et c’est ainsi que Dieu, portant un feutre à larges bords, menait une guerre d’escarmouches contre l’aborigène Satan, là-bas, aux antipodes du firmament, au nom et pour la sauvegarde de Victoria et de ses semblables.

Quant à Alice, il avait bien été question aussi de « son » pasteur, n’est-ce pas ? Elle appartenait à l’Église d’Angleterre, robuste petite Anglaise, mère de famille en puissance, les joues comme des pommes, et tout ce qui s’ensuit. « Qu’est-ce que t’as encore, Max ? se demanda-t-il. Sors-toi de ce coffre à costumes, de ce passé sans joie. Ce n’est que Victoria, Victoria… Mais qu’avait-elle donc, cette fille ? »

En temps normal, dans des réunions de ce genre, Max savait être bavard, amusant. Non pas tant dans le souci de payer le vivre ou le couvert que pour se maintenir en forme, pour cultiver sa technique, son talent de conteur et guetter la réaction de l’auditoire, pour le cas où… pour le cas où…

Il pourrait peut-être reprendre le métier. Il y avait pas mal de troupes en tournée à l’étranger : et de plus, maintenant, après huit années, avec ses sourcils modifiés, ses cheveux teints, sa moustache, qui le reconnaîtrait ? L’exil était-il vraiment nécessaire ? L’affaire s’était répandue parmi les membres de la troupe et, par eux, dans toutes les petites villes de la province anglaise. Mais ils avaient eu de l’affection pour lui, pour Ralph, le beau garçon, le joyeux compagnon. Sûrement, huit ans après, même s’il était reconnu…

Mais Max ne trouvait pas grand-chose à faire. La fille dominait la conversation, une conversation pour laquelle Max ne se sentait pas doué. Pas d’éloge funèbre ici des jours révolus ; paysages ! tombeaux ! mendiants pittoresques !… Pas de tuyau sur les bas prix pratiqués dans telle boutique ou tel bazar ! Pas de discussions sur l’itinéraire du lendemain ; rien qu’une allusion à la soirée de la veille, au consulat d’Autriche. Pour remplacer les thèmes habituels, il n’y avait que cette profession de foi unilatérale et Mildred qui examinait une pierre à fossiles trilobites, trouvée par elle à Pharos, et les deux hommes qui prêtaient l’oreille aux propos de Victoria mais qui, en même temps, avaient cet air d’être ailleurs, qui échangeaient des regards, puis guettaient la porte, inspectaient la salle. Le dîner fut servi, mangé, emporté. Mais, même le ventre plein, Max ne parvenait pas à retrouver son entrain. Ces gens avaient, tout compte fait, quelque chose de déprimant : Max était mal à l’aise. Dans quoi s’était-il fourvoyé ? De toute évidence, sa perspicacité l’avait trahi, puisqu’il avait jeté son dévolu sur cette bande.

« Mon Dieu ! » (C’était Goodfellow.) Ils levèrent tous les yeux pour découvrir, surgie brusquement dans leur dos, une maigre silhouette en habit de soirée, avec une tête d’épervier en colère. La tête s’esclaffait, sans se départir de sa férocité. Victoria eut un rire perlé.

— C’est Hugh ! cria-t-elle, ravie.

— En effet, répondit une voix caverneuse, du fond d’on ne sait quoi.

— Hugh Bongo-Shaftsbury, dit Goodfellow, malgracieux.

— Harmakhis… (Bongo-Shaftsbury désigna la tête d’épervier en céramique.) Dieu d’Héliopolis et divinité majeure de la basse Égypte. Ceci est tout à fait authentique : un masque, vous savez, utilisé dans les rites antiques… (Il s’assit près de Victoria. Goodfellow se rembrunit.) Très exactement, Horus à l’horizon, représenté également sous la forme d’un lion à tête d’homme. Comme le sphinx.

— Oh ! fit Victoria (ce « oh » alangui). Le sphinx !

— Vous pensez remonter le Nil jusqu’où ? demanda Porpentine. D’après M. Goodfellow, vous vous intéresseriez à Louksor.

— J’ai l’impression, monsieur, que c’est un terrain assez neuf, répondit Bongo-Shaftsbury. Aucune recherche importante n’y a été effectuée, depuis la découverte par Grébant du tombeau des prêtres thébains, en 1891. Bien entendu, il faudrait jeter un coup d’œil aux pyramides de Gizeh, mais cela semble assez dépassé depuis les fouilles si méthodiques de M. Flinders Petrie, il y a seize ou dix-sept ans.

« Quoi encore ? se demandait Max. Était-il égyptologue, vraiment, ou récitait-il son Baedeker ? » Victoria balançait gracieusement entre Goodfellow et Bongo-Shaftsbury, comme pour maintenir, la coquetterie aidant, un semblant d’équilibre.

Apparemment, tout était normal. Ces deux-là en compétition pour gagner les bonnes grâces de la jeune dame, Mildred la sœur cadette, Porpentine, un secrétaire personnel, peut-être bien, car Goodfellow avait cet air de prospérité… Mais en dessous ?

A contrecœur, Max se rendit à l’évidence. Dans le pays Baedeker, il est rare de rencontrer des imposteurs. La duplicité est illégale, elle est le fait des mauvaises gens.

Mais ceux-là, ils ne faisaient que pasticher les touristes. Ils jouaient un jeu qui n’était pas celui de Max, et cela l’effrayait.

La conversation autour de la table cessa. Sur le visage des trois hommes toute trace de passion, si tant est qu’il y en eût, disparut. La cause de ce revirement s’avançait vers la table : une silhouette assez quelconque, portant cape et lunettes bleues.

— Salut, Lepsius, dit Goodfellow. Le climat de Brindisi ne vous convenait plus ?

— Une affaire pressante m’a rappelé en Égypte.

Le groupe déjà avait grossi : ils avaient été quatre, maintenant ils étaient sept. Max se rappelait sa vision. Pèlerins insolites, mais de quelle espèce, ces deux-là ? Il surprit une lueur de connivence entre les nouveaux arrivants, furtive, et coïncidant presque avec cet autre regard échangé par Porpentine et Goodfellow.

C’est donc ainsi que les camps étaient dressés ? En admettant qu’il y eût des camps.

Goodfellow huma son vin.

— Votre compagnon de voyage…, dit-il enfin. Nous avions quelque espoir de le revoir.

— Parti pour la Suisse, répondit Lepsius, pays des vents purs, des montagnes immaculées. Il arrive qu’on se lasse de ces régions chaudes et souillées.

— Sauf si vous poussez suffisamment loin vers le Sud. J’ai l’impression qu’en remontant le Nil sur une assez longue distance, on doit atteindre une sorte de pureté primitive.

« Excellent minutage », nota Max. Et le geste précédait la parole, comme il se doit. Ces gens, il ne connaissait rien d’eux, mais ce qu’ils représentaient n’était certes pas un spectacle d’amateurs.

Lepsius reprit sur le mode méditatif :

— N’est-ce pas la loi des bêtes fauves qui prévaut là-bas ? Les droits de propriété n’existent pas. On s’y bat. Le vainqueur emporte tout. La gloire, la vie, et les biens ; tout.

— Peut-être. Mais vous savez, en Europe, nous sommes entre gens civilisés. Fort heureusement, la loi de la jungle n’y est pas concevable.

Curieux : ni Porpentine ni Bongo-Shaftsbury ne disaient mot. Chacun avait fixé un œil attentif sur son porte-parole. Le visage impassible.

— Nous retrouverons-nous au Caire, alors ? fit Lepsius.

— Très certainement. (Avec un hochement de tête affirmatif.)

Sur ce, Lepsius prit congé.

— Quel étrange gentleman, fit Victoria souriante, tout en retenant sa sœur qui, la pierre brandie, semblait sur le point de la balancer à la suite du personnage.

Bongo-Shaftsbury se tourna vers Porpentine :

— Est-il si étrange de soutenir le pur contre l’impur ?

— Cela peut dépendre de l’emploi que l’on occupe, fut la riposte de Porpentine. Ou de l’employeur.

Pour Fink, c’était l’heure de la fermeture. Bongo-Shaftsbury s’empara de la note avec un empressement qui les amusa tous. La moitié de la bataille est gagnée, se dit Max. Dans la rue, il effleura la manche de Porpentine et, sur un ton contrit, se mit à accabler l’agence Cook. Victoria, sautillante, traversa le rue Chérif-Pacha vers l’hôtel. Derrière eux, une voiture fermée déboucha à grand bruit de l’allée jouxtant le consulat d’Autriche et fonça à tombeau ouvert le long de la rue Rosette.

Porpentine tourna la tête pour la suivre du regard.

— En voilà un qui est bien pressé, remarqua Bongo-Shaftsbury.

— En effet, dit Goodfellow. (Les trois levèrent les yeux vers les rares fenêtres éclairées, au dernier étage du consulat.) Mais là, tout paraît calme.

Bongo-Shaftsbury eut un rire bref, peut-être un tantinet sceptique.

— Ici. Dans cette rue…

— Un billet de cinq me tirerait d’affaire, poursuivit Max, cherchant à raccrocher l’attention de Porpentine.

— Oh (l’air vague) bien sûr, je dois pouvoir trouver cela… (tout en tripotant gauchement son portefeuille).

Victoria les observait du trottoir opposé.

— Venez vite ! cria-t-elle.

Goodfellow sourit.

— Voilà, chère enfant !

Il s’engagea sur la chaussée avec Bongo-Shaftsbury.

Elle tapa du pied :

— Monsieur Porpentine ! (Porpentine, un billet de cinq livres entre les doigts, se retourna.) Finissez-en avec votre miséreux, donnez-lui son shilling et venez. Il est tard.

Le vin blanc, le fantôme d’Alice, les premiers doutes sur l’authenticité de Porpentine, tout cela avait peut-être contribué à la violation du code. Le code se résumant à ceci : « Max, prends ce qu’on te donne. » Max déjà avait tourné le dos au billet qui battait dans le vent de la rue et il se mit en marche, contre le vent. Tandis qu’il clopinait vers la prochaine flaque de lumière, il sentait que le regard de Porpentine était toujours sur lui. Il savait aussi de quoi il avait l’air : un peu hésitant, moins sûr de la fidélité de ses propres souvenirs, et ne sachant plus très bien combien de flaques lumineuses jalonneraient sa rue nocturne.

4

L’express matinal Le Caire-Alexandrie avait du retard. Il pénétra, tout poussif, dans la gare du Caire, lentement, bruyamment, soufflant de la fumée noire et de la vapeur blanche qui allaient se mêler aux palmiers et aux acacias du parc, de l’autre côté des voies, derrière le bâtiment de la gare.

Que le train eût du retard, ça allait de soi. Waldetar, le contrôleur, eut un ricanement bon enfant à l’adresse des gens sur le quai. Touristes et hommes d’affaires, porteurs de chez Cook et de chez Gaze, passagers moins privilégiés, voyageant en troisième classe avec leurs impedimenta, un vrai bazar… Qu’est-ce qu’ils croyaient tous ? Sept ans durant, il avait fait ce parcours en peinard, et jamais le train n’était arrivé à l’heure. Les horaires, c’était bon pour les propriétaires de la ligne, pour ceux qui calculaient les profits et les pertes. Le train suivait, lui, un tableau différent, un tableau qui lui était propre et qu’aucun être humain ne savait déchiffrer.

Waldetar n’était pas originaire d’Alexandrie. Né au Portugal, il vivait maintenant avec sa femme et ses trois enfants au Caire, non loin du dépôt ferroviaire. D’étape en étape, la vie l’avait toujours, inéluctablement, poussé vers l’est. Après avoir échappé, tant bien que mal, à la chaleur de serre de ses frères séphardims, il s’était lancé vers l’autre extrême et s’était pris de passion pour ses lointaines origines. Pays du triomphe, pays de Dieu. Pays de la souffrance aussi. Le spectacle de certaines formes de persécution avait le don de le bouleverser.

Mais Alexandrie, c’était un cas à part. En l’an 354 du calendrier juif, Ptolémée Philopator, s’étant vu refuser l’entrée du Temple de Jérusalem, avait, de retour à Alexandrie, fait jeter en prison par centaines les membres de la communauté juive. Les chrétiens, en fait, ne furent pas les premiers à être exhibés et massacrés en masse pour la distraction de la foule. Ptolémée donc, après avoir donné l’ordre d’enfermer les juifs dans l’hippodrome, s’offrit deux jours de débauche. Le roi, ses invités et un troupeau d’éléphants de combat se saturèrent de vin et d’aphrodisiaques : quand leur soif de sang fut intense à point, les éléphants furent poussés dans l’arène et lâchés contre les juifs. Mais, inexplicablement, ils se retournèrent (d’après la légende) contre les gardes et les spectateurs et en piétinèrent un grand nombre. Ptolémée fut si frappé par l’événement qu’il fit libérer les condamnés, il leur rendit leurs privilèges et leur donna licence de tuer leurs ennemis.

Waldetar, homme profondément religieux qui avait entendu cette histoire de la bouche de son père, avait tendance à adopter le point de vue du bon sens. Si, en effet, le comportement d’un être humain pris de boisson est imprévisible, encore moins prévisible est celui d’un troupeau d’éléphants saouls.

Pourquoi expliquer cet épisode par l’intervention divine ? Les exemples d’interventions semblables ne manquaient pas dans l’histoire, et toutes inspiraient de la terreur à Waldetar et lui faisaient prendre conscience de sa propre petitesse : Noé averti du déluge, la mer Rouge asséchée, Loth fuyant Sodome anéanti. « Les hommes, songeait Waldetar, peut-être même les séphardims, sont à la merci de la terre et des mers. Qu’un cataclysme soit accident ou volonté, ils ont toujours besoin d’un Dieu pour les protéger du mal. »

La tempête et le tremblement de terre n’ont pas d’intelligence. L’âme ne peut tabler sur la non-âme. Dieu seul le peut.

Mais les éléphants, eux, ont des âmes. Tout ce qui est capable de se saouler, raisonnait-il, doit avoir une âme, en quelque sorte. Peut-être est-ce là la seule signification que l’on puisse attribuer à l’âme. Les incidents entre une âme et une autre ne sont pas du ressort direct de Dieu : ils sont fonction soit du hasard, soit de la vertu. Et c’est le hasard qui a sauvé les juifs de l’hippodrome.

Humble boulon du train pour un observateur non prévenu, Waldetar, dans la vie privée, était justement cette brume de philosophie, d’imagination et d’inquiétude constante au sujet des quelques relations qu’il lui fallait entretenir, non seulement avec Dieu, mais avec Nita, avec les enfants, avec sa propre histoire. Aucun effort organisé n’a été fait en ce sens, mais il reste toujours cette bonne plaisanterie aux dépens de tous les visiteurs du monde Baedeker : le fait est que les résidents permanents du pays sont tous des êtres humains déguisés. Ce secret est aussi jalousement gardé que les autres : celui des statues qui parlent (bien que la statue de Memnon de Thèbes se fût montrée indiscrète, certains matins, au lever du soleil), celui des bâtiments administratifs qui sombrent dans la folie et des mosquées qui se courtisent.

Les voyageurs et les bagages une fois chargés, le train surmonta son inertie et s’ébranla, avec juste un quart d’heure de retard sur l’horaire, à la suite du soleil qui montait dans le ciel. La voie ferrée entre Alexandrie et Le Caire affecte la forme approximative d’un arc, dont la corde serait tendue vers le sud-est. Mais le train doit d’abord remonter vers le nord pour contourner le lac Mariout. Pendant que Waldetar se frayait un chemin à travers les compartiments de première classe, en ramassant les billets, le train longeait de riches villages aux jardins bruissants de palmiers et d’orangers. Et brusquement tout cela fut laissé en arrière. Waldetar se faufila derrière un Allemand aux lunettes bleues engagé dans une conversation animée avec un Arabe, juste à temps pour pénétrer dans un compartiment et embrasser, par la fenêtre, le spectacle éphémère de la mort : un désert. L’emplacement de l’ancienne Eleusis, un vaste tertre qui semblait être le seul point sur terre négligé par la fertile Déméter, dans sa course vers le sud.

A Sidi-Gabor, le train vira enfin vers le sud-est, progressant lentement, à l’instar du soleil ; le zénith et Le Caire seraient, en fait, atteints en même temps. Il traversa le canal Mamoudia, dans un lent épanouissement de verdure, le Delta, et les canards et les pélicans s’élevèrent en nuage au-dessus des rives du Mariout, effarouchés par le bruit. Au fond du lac, il y avait cent cinquante villages, submergés en 1801 par une inondation artificielle, œuvre des Anglais qui coupèrent à travers un isthme désertique pour laisser entrer la Méditerranée. Waldetar aimait à penser que les envols denses du gibier d’eau étaient les fantômes des fellahs. Ah, les merveilles sous-marines dans le lit du Mariout ! Pays disparu : des maisons, des granges, des fermes, des roues à aube, le tout intact.

Le narval tirait-il leurs charrues ? Les pieuvres faisaient-elles tourner leurs roues à aubes ?

Sur la berge, un groupe d’Arabes flânaient, occupés à faire évaporer l’eau du lac, afin d’en recueillir le sel. Au loin, on distinguait les bateaux plats du canal, leurs voiles hardies et blanches dans le soleil.

Sous ce même soleil, Nita devait à ce moment même s’affairer dans la petite cour de leur maison, alourdie déjà par ce poids qui, si les espoirs de Waldetar se réalisaient, serait un garçon. Un garçon rétablirait l’équilibre : deux à deux. « Les femmes, aujourd’hui, nous surpassent en nombre, songeait-il, pourquoi contribuerais-je à cette inégalité ? »

— Je ne suis pas contre, faut dire, avait-il expliqué un jour à Nita, au temps où il lui faisait sa cour (en route vers l’est, à Barcelone, où il déchargeait les bateaux, dans les docks). C’est la volonté divine, pas vrai ? T’as qu’à voir Salomon et plein d’autres grands rois. Un homme, plusieurs femmes !

— Un grand roi, qui ça ? explosa-t-elle (Tous deux se mirent à rire comme des enfants.) Une petite paysanne, toute seule, et il n’est même pas fichu de la faire vivre !

Ce n’est pas ainsi que l’on séduit le garçon que l’on souhaite épouser. Mais ce fut en partie pour cela qu’il tomba amoureux d’elle peu après et qu’ils continuèrent à s’aimer pendant près de sept ans de monogamie.

Nita, Nita… Toujours il avait d’elle cette même image : assise derrière la maison, au crépuscule, là où les cris des enfants sont noyés dans le sifflement du train de nuit roulant vers Suez ; où les escarbilles viennent se loger dans les pores de la peau dilatés par quelque perturbation géologique du cœur. (« Ton teint, lui disait-il, est de plus en plus vilain. Il serait temps que je m’occupe un peu plus de toutes ces jolies Françaises qui me font les yeux doux… — Bravo ! répliquait-elle. Je vais le dire au boulanger demain, quand il viendra coucher avec moi, comme ça il aura moins de remords ! ») ; où toutes les nostalgies nocturnes des rivages ibériques à jamais perdus — calmars qui pendent au soleil, filets tendus sur les châssis, le matin, le soir, chansons ou cris avinés des marins et des pêcheurs, derrière l’entrepôt tout proche dans la brume (« Trouve-les, trouve-les ! » Voix dont la misère est toute la nuit du monde) – parvenaient irréelles, symboliques, comme le fracas des roues sur les aiguilles, le teuf-teuf d’un souffle inanimé, et ce n’était que faux-semblant, lorsqu’elles se rassemblaient parmi les citrouilles, les pourpiers et les concombres, sous le palmier-dattier solitaire, et sous les poinsettias de leur jardin.

A mi-chemin de Damanhour, Waldetar entendit les pleurs d’une enfant, dans un compartiment voisin. Curieux, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. La gosse était anglaise, âgée de onze ans peut-être, myope : ses yeux larmoyants nageaient, déformés, derrière les verres épais des lunettes. En face, un homme d’une trentaine d’années la haranguait. Un autre observait la scène, peut-être en colère ; son visage flamboyant donnait tout au moins cette illusion. La fillette serrait une pierre sous sa poitrine plate.

— Bongo-Shaftsbury…, commença l’autre.

Bongo-Shaftsbury lui imposa le silence, d’un geste exaspéré.

— Allons. Voulez-vous que je vous montre une poupée mécanique ? Une poupée électro-mécanique ?

— Vous en avez une ? (« Elle est effrayée, se dit Waldetar, dans un élan de sympathie, songeant à ses propres filles. Y a des Anglais… que le diable les emporte ! ») Vous l’avez sur vous ?

— C’est moi qui en suis une, fit Bongo-Shaftsbury, souriant.

Il remonta la manche de sa veste pour ôter le bouton de manchette. Il retourna la manchette et présenta à la gosse la face interne de son bras. Luisant et noir, encastré dans la chair, il y avait là un minuscule commutateur électrique, monopolaire, permutateur. Waldetar se recroquevillait, clignotait. De minces fils d’argent, partant des bornes, couraient le long du bras pour disparaître sous la manche.

— Vous comprenez, Mildred, ces fils s’en vont jusque dans mon cerveau. Quand le commutateur est fermé, comme cela, j’agis normalement. Quand il est branché…

— Papa ! cria la petite fille.

— Tout marche à l’électricité. C’est propre, c’est facile.

— Ça suffit, dit l’autre Anglais.

— Et pourquoi, Porpentine ? (Vicieux.) Pourquoi ? A cause d’elle ? Vous êtes ému par sa frayeur, n’est-ce pas ? Ou est-ce à vous que vous pensez ?

Porpentine semblait vouloir battre en retraite, intimidé.

— On ne terrorise pas une enfant, monsieur.

— Bravo ! Encore des principes généraux ! (Des doigts de cadavre s’agitèrent vivement dans l’air.) Mais un jour viendra, Porpentine, où vous serez pris en flagrant délit, par moi, ou par un autre. En flagrant délit d’amour, ou de haine, ou même de sympathie inconsciente. Je vais vous surveiller. Je guetterai la seconde de défaillance qui vous fera admettre l’humanité d’un autre, qui vous amènera à la considérer comme une personne et non comme un symbole. Alors, peut-être…

— Qu’est-ce que l’humanité ?

— La réponse tombe sous le sens, ha-ha. L’humanité est quelque chose qu’il faut détruire.

Il y eut un bruit dans la voiture de queue, derrière Waldetar. Porpentine sortit d’un bond et ils se cognèrent l’un contre l’autre. Mildred avait fui, serrant sa pierre sur son cœur, dans le compartiment voisin.

La porte de la plate-forme arrière était ouverte : devant cette porte, un Anglais gras, à la figure congestionnée, luttait avec l’Arabe que Waldetar avait vu peu avant en conversation avec l’Allemand. L’Arabe était armé d’un pistolet. Porpentine s’avançait vers eux, précautionneusement, cherchant son angle. Waldetar qui, enfin, avait récupéré ses esprits, s’élança pour séparer les combattants. Mais, avant qu’il ait pu les atteindre, Porpentine avait placé un coup de pied à la gorge de l’Arabe, en travers de la trachée. L’Arabe s’écroula dans un bruit de ferraille.

— Voilà, fit Porpentine, songeur.

Le gros Anglais avait ramassé le pistolet.

— Qu’est-ce qui se passe ? intervint Waldetar, de sa voix de parfait fonctionnaire.

— Rien. (Porpentine lui tendit un souverain.) Rien que le remède souverain ne puisse guérir.

Waldetar haussa les épaules. Ensemble, ils portèrent l’Arabe dans un compartiment de troisième classe, recommandèrent au chef de voiture de s’occuper de lui, l’homme était malade, et de le débarquer à Damanhour. Une marque bleue venait d’apparaître sur la gorge de l’Arabe. Il essaya de parler à plusieurs reprises. Il semblait vraiment mal en point.

Quand les Anglais retournèrent enfin à leurs compartiments, Waldetar s’absorba dans une rêverie qui se prolongea jusqu’à Damanhour (où il vit l’Arabe en conversation, de nouveau, avec l’Allemand aux lunettes bleues), puis à travers le Delta rétréci, tandis que montait le soleil et que le train pénétrait en rampant dans la gare principale du Caire ; tandis que les petits enfants, par douzaines, couraient le long de la voie, réclamant le bakchich ; tandis que les filles en jupe de coton bleu, la tête voilée, les seins polis et brunis par le soleil, descendaient vers le Nil à petits pas pour remplir leurs cruches ; tandis que tournaient les roues à aubes et que les canaux d’irrigation scintillaient et s’entrecroisaient jusqu’aux confins de l’horizon ; tandis que les fellahs se prélassaient sous les palmiers ; tandis que les buffles foulaient patiemment leur piste quotidienne autour des sakiehs. Le sommet du triangle vert, c’est Le Caire. Autrement dit, en toute relativité, si l’on suppose le train immobile et le sol en mouvement, les désolations jumelles des déserts de Libye et d’Arabie, à droite et à gauche, s’avanceraient sournoisement et inexorablement pour resserrer la bande fertilisante de notre monde, et pour bientôt ne laisser qu’un mince couloir d’accès et, devant nous, une vaste cité. Et c’est ainsi qu’un soupçon s’installa dans l’esprit du doux Waldetar, un soupçon aussi morne que le désert.

« S’ils sont ce que je crois : quel monde est-ce donc, où ils sont obligés de faire souffrir les enfants ? »

Songeant, bien sûr, à Manoel, à Antonia et Maria : ses enfants à lui.

5

Le désert envahit la terre de l’homme subrepticement. Celui-ci n’est pas fellah, mais il possède tout de même un bout de terrain. Il l’avait possédé. Encore tout jeune garçon, il avait réparé le mur, l’avait cimenté, avait transporté des pierres aussi lourdes que lui, les avait soulevées, les avait mises en place. Mais le désert pénètre malgré tout. Le mur est-il traître, pour laisser passer le désert de la sorte ? A moins que le jeune garçon ne soit possédé par un djinn qui sabote le travail de ses mains ? Ou la puissance du désert est-elle si grande que ni le garçon, ni le mur, ni le père, ni la mère décédés ne peuvent rien contre lui ?

Non. Le désert envahit. C’est un fait ; rien de plus. Aucun djinn ne possède le garçon, aucune traîtrise n’habite le mur, aucune hostilité le désert. Rien.

Bientôt, il n’y aura rien. Bientôt, le désert seulement. Les deux chèvres s’étoufferont de sable en cherchant à déterrer le trèfle blanc. Et jamais plus il ne goûtera leur lait aigre. Les melons mourront sous le sable. Plus jamais vous ne dispenserez le bien-être, en été, fraîches abdelawis, en forme de trompette de l’Ange ! Le maïs meurt et il n’y a plus de pain. La femme, les enfants tombent malades, deviennent irritables. L’homme, lui, se précipite, une nuit, vers l’endroit où était le mur, il se met à soulever et à lancer des pierres imaginaires, il maudit Allah, puis demande pardon au prophète, puis il urine sur le désert, dans l’espoir d’insulter ce qui ne peut subir d’insulte.

On le retrouve le matin à une lieue de chez lui, la peau bleuie, frissonnant dans un sommeil qui est presque la mort, ses larmes sur le sable changées en givre.

Et maintenant c’est la maison qui commence à s’emplir de sable, comme la coupe inférieure d’un sablier qui jamais plus ne sera retourné.

Que fait un homme dans ces conjonctures ? Gebraïl jeta un bref regard au client, derrière. Même ici, dans les jardins d’Ezbekiyeh, en plein midi, les sabots du cheval rendaient un son creux. « T’as foutrement raison, Inglizi ; un homme vient à la ville pour te voiturer, toi, ou n’importe quel Franc qui, toujours, a un pays où retourner. La famille de cet homme vit entassée dans une seule chambre, pas plus grande que vos WC, là-bas, dans le quartier arabe du Caire où vous ne mettez jamais les pieds, parce que c’est trop sale, et pas le moins du monde “ pittoresque”. Où la rue est si étroite que l’ombre de l’homme peut à peine s’y faufiler, une rue comme tant d’autres, qui ne figurent pas sur la carte du guide. Où les maisons s’étagent en escalier, si hautes que les fenêtres de deux bâtisses arrivent à se toucher de part et d’autre du pavé. Et cachent le soleil. Où les orfèvres vivent dans la crasse, en entretenant des flammes minuscules pour ciseler des parures destinées à vos dames anglaises. »

Pendant cinq ans, Gebraïl les avait haïs. Haï les bâtisses en pierre et les routes métallisées, les ponts de fer et les fenêtres vitrées du Shepheard’s Hotel, qui ne semblaient que des formes nouvelles du même sable mort qui lui avait pris sa maison. « La ville, avait-il coutume de dire à sa femme (après avoir reconnu qu’il rentrait ivre, et avant de commencer à engueuler ses gosses, les cinq, roulés, aveugles, dans la chambre sans fenêtres au-dessus de chez le barbier, comme autant de chiots), la ville, ce n’est jamais que le désert, que le Djebel travesti. » Djebel, Gebraïl. Pourquoi n’adopterait-il pas le nom du désert ? Pourquoi ?

L’ange du Seigneur, Gebraïl, avait dicté le Coran à Mohammed, le prophète du Seigneur. La bonne blague si le livre sacré n’était que l’aboutissement de vingt années passées dans le désert à prêter l’oreille ! Dans le désert qui n’a pas de voix. Si donc le Coran était rien, l’Islam, lui aussi, était rien. Allah n’était qu’un conte et son Paradis qu’un espoir sans fondement.

— Très bien. (Le client se penchait sur son épaule ; il sentait l’ail, comme un Italien.) Attendez-moi ici.

Mais vêtu comme un Inglizi. Et ce visage horrible : de la peau morte qui se détachait du visage brûlé, en lambeaux blancs. Ils étaient arrêtés devant le Shepheard’s Hotel.

Depuis midi, ils avaient parcouru le quartier chic de la ville. Après la prise en charge, à l’Hôtel Victoria (chose bizarre, le client en était sorti par la porte de service), ils s’étaient d’abord rendus au quartier Rossetti, puis avaient remonté par étapes le Mouski ; pour gravir enfin la côte, jusqu’au Rond-Point, où Gebraïl dut attendre son client, disparu pendant une demi-heure dans le labyrinthe du bazar aux odeurs d’épices. Peut-être en curieux. Quant à la fille, il était sûr de l’avoir déjà aperçue. La fille du quartier Rossetti, une copte sans doute. Les yeux démesurément élargis par le mascara, le nez légèrement crochu et busqué, deux fossettes verticales, de chaque côté de la bouche, un châle au crochet sur les cheveux et dans le dos, les pommettes hautes, la peau d’un brun chaud.

Mais voyons, il l’avait eue comme cliente ! Il se rappelait maintenant son visage. Elle était la maîtresse d’un employé quelconque, au consulat britannique. Gebraïl était allé, sur ses instructions, chercher son petit ami devant l’Hôtel Victoria, de l’autre côté de la rue. Une autre fois, ils étaient montés chez elle. Gebraïl avait tout intérêt à se rappeler les visages. Ça rapportait de plus gros bakchichs, quand on les saluait à la seconde rencontre. Comment pouvait-on les considérer comme des gens ? Ils étaient l’argent. Que lui importaient les histoires amoureuses des Anglais ? La charité, désintéressée ou érotique, était mensonge, tout comme le Coran. Ça n’existait pas.

Et ce marchand du Mouski qu’il avait visité aussi. Un bijoutier qui avait prêté de l’argent au mahdistes et vivait dans la crainte que ses sympathies ne soient découvertes, maintenant que le mouvement était écrasé. Qu’est-ce qu’il cherchait auprès de lui, cet Anglais ? Il n’avait pas acheté de bijoux dans la boutique, bien qu’il y fût resté près d’une heure. Gebraïl haussa les épaules. Des imbéciles, voilà ce qu’ils étaient, tous les deux. Le seul Mahdi, c’était le désert.

Certains prétendaient que Mohammed Ahmed, le Mahdi de 83, gisait endormi, et non pas mort, dans une grotte, près de Bagdad. Et, le Dernier Jour, quand Christ le prophète rétablira El-Islam comme la religion mondiale, le Mahdi reviendra à la vie pour tuer Déjal, l’Antéchrist, à la porte d’une église, quelque part en Palestine. L’Ange Asvafil sonnera de la trompette, tuant tout ce qui vit sur terre, et il sonnera encore, pour réveiller les morts.

Mais Gebraïl Gebel, l’ange du désert, avait enfoui sous les sables toutes les trompettes. Le désert suffisait, à lui seul, à annoncer le Jour Dernier.

Gebraïl, épuisé, s’affalait sur le siège de son phaéton noir et blanc. Il observait la croupe du pauvre cheval. Pauvre cul de cheval. Il faillit éclater de rire. Était-ce là une révélation divine ? La brume pendait au-dessus de la ville.

Ce soir, Gebraïl allait se saouler avec une de ses connaissances, qui vendait des figues de sycomore et dont il ne connaissait pas le nom. Le marchand de figues croyait, lui, au Jour Dernier ; il le voyait même tout proche.

— Des bruits qui courent, avait-il dit, d’un ton sinistre (tout en souriant à la fille aux dents pourries qui chinait dans les cafés arabes, en quête de Francs en mal d’amour, portant son bébé sur l’épaule). Des rumeurs d’ordre politique.

— La politique est mensonge.

— Là-bas, aux confins de Bahr el-Abyad, dans la jungle païenne, il y a un endroit appelé Fachoda. Les Francs, des Inglizi et des Ferransawi, vont s’affronter dans une grande bataille, qui va se répandre dans tous les sens pour engloutir le monde entier.

— Et Asrafil fera sonner sa trompette pour appeler le monde aux armes, ricana Gebraïl. Eh bien, il en est incapable. Il est mensonge, sa trompette est mensonge. La seule vérité…

— C’est le désert, c’est le désert. Wahyat abuk ! Que Dieu nous en préserve.

Et le marchand de figues disparut dans la fumée pour se réapprovisionner en cognac.

Rien était proche. Rien était déjà là.

Et voilà l’Anglais qui revenait avec sa face gangreneuse. Un ami, un gros, était sorti de l’hôtel avec lui.

— Faut attendre le bon moment, déclara joyeusement le client.

— Ha, ho. J’emmène Victoria à l’Opéra demain soir.

Et, une fois remontés en voiture :

— Il y a une pharmacie près du Crédit Lyonnais…

D’un geste las, Gebraïl ramassa les rênes.

La nuit tombait vite. Dans la brume, les étoiles seraient invisibles. Et le cognac aussi peut aider. Gebraïl aimait les nuits sans étoiles. C’était comme si un grand mensonge allait enfin être dénoncé…

6

Trois heures du matin, à peine un son dans les rues, et le moment pour Girgis, le saltimbanque, de reprendre son travail nocturne, la cambriole.

Un souffle de brise dans les acacias : c’était tout. Et Girgis, accroupi dans les buissons, sur les arrières du Shepheard’s Hotel… Tant que le soleil était haut, il faisait son numéro, avec une équipe d’acrobates syriens et un trio de Port-Saïd (tympanon, tambour de Nubie, flûte de roseau), dans un espace dégagé, du côté du canal Ismaïliyeh, dans la lointaine banlieue, près des abattoirs d’Abbasiyeh. A la foire. Il y avait là des balançoires et, pour les enfants, un carrousel terrifiant, marchant à la vapeur, des charmeurs de serpents, des marchands de friandises diverses : graines grillées d’abdelawi, limettes, mélasse frite, eau parfumée à la réglisse ou à la fleur d’oranger, boulettes de viande. Son auditoire, c’étaient les enfants du Caire et ces enfants adultes d’Europe, les touristes.

Prélevez sur eux le jour, prélevez sur eux la nuit. Si seulement ses os ne s’en ressentaient pas tant ! Le numéro qu’il présentait (avec des mouchoirs de soie, des boîtes pliantes, une cape mystérieusement escamotée et décorée de charmes hiéroglyphiques, de sceptres, d’ibis pêcheurs, de lis et de soleils), la prestidigitation tout comme le cambriolage exigeaient une main légère, des os de caoutchouc. Mais c’étaient les tours de clown qui vous ôtaient vos moyens. Ça durcissait les os, les os qui auraient dû être vifs et non comme des barres de pierre, sous la peau. Cette chute, du haut d’une pyramide de Syriens bigarrés, ce plongeon qui devait paraître presque mortel et qui l’était, ou alors ce simulacre de bagarre avec le porteur, mais si violente, la bagarre, que tout l’échafaudage humain branlait et chancelait ; et la feinte horreur sur le visage des autres. Et les enfants qui riaient, criaient, fermaient les yeux ou savouraient le danger. « C’est la seule compensation vraie, se disait-il. Dieu sait que ce n’est pas l’argent. La complicité des enfants, trésor du bouffon. Assez, assez. Mieux vaut en finir rapidement, décida-t-il, et, vite, au lit ! » Un de ces jours, il allait monter sur cette pyramide si épuisé, les réflexes si amortis, que le numéro casse-cou ne serait plus une feinte. Girgis frissonna dans le vent, ce même vent qui ranimait les acacias. « Grimpe, dit-il à son corps, grimpe !… La fenêtre là-haut… »

Il s’était à moitié redressé quand il aperçut la concurrence. Un autre clown-acrobate sortait par la fenêtre, à quelque quatre mètres au-dessus des buissons où Girgis s’était embusqué.

« Puisqu’il en est ainsi, patience. Observe sa technique. On apprend à tout âge. » Le visage de l’autre, présenté de profil, semblait bizarre, mais la lumière des réverbères devait en être cause. Les pieds maintenant sur une étroite corniche, l’homme se déplaçait centimètre par centimètre, à la façon d’un crabe, vers l’angle du bâtiment. Mais, après quelques pas, il s’arrêta, se mit à tirailler la peau de sa figure. Quelque chose de blanc descendit en tournoyant, mince comme du papier pelure, et disparut dans les buissons.

De la peau ? Girgis frissonna encore. Mais il savait chasser toute idée de maladie.

La corniche semblait se rétrécir en se rapprochant du coin de la maison. Le voleur se plaquait, à présent, tout contre la façade. Enfin il atteignit le coin. Il venait de s’arrêter, un pied d’un côté, un pied de l’autre, l’arête du bâtiment coupant sa silhouette en deux des sourcils jusqu’au bas-ventre, lorsqu’il perdit l’équilibre et tomba. Dans sa chute, il laissa échapper à pleine voix un juron en anglais. Puis il s’abattit, à grand bruit, écrasant les arbustes, roula et s’immobilisa. Une allumette flamba, s’éteignit, et seul palpita le bout incandescent d’une cigarette.

Girgis était submergé de sympathie. Il se voyait déjà dans la même situation, sous les yeux des enfants, jeunes et vieux. S’il avait cru aux signes, il aurait tout laissé tomber, ce soir-là, et serait retourné à la tente qu’il partageait avec les autres, du côté des abattoirs. Mais comment pouvait-il vivre avec les quelques millièmes récoltés dans la journée ? « Saltimbanque, une profession qui meurt, se disait-il, dans ses moments de détente. Les meilleurs se sont mis dans la politique. »

L’Anglais éteignit sa cigarette, se leva et se mit à grimper à un arbre proche. Girgis, tapi sur le sol, marmonnait de vieilles malédictions. Il pouvait entendre la respiration sifflante de l’Anglais qui se parlait à lui-même, tout en grimpant, tout en rampant le long d’une branche, tout en s’y asseyant à califourchon pour plonger son regard dans la chambre.

Après un intervalle de quinze secondes, Girgis l’entendit prononcer à haute voix, au haut de l’arbre :

— Vous allez un peu fort, savez-vous ?

Une autre cigarette incandescente apparut puis, brusquement, bascula en un arc bref et resta suspendue à un ou deux mètres du sol. L’Anglais se balançait, accroché à la branche d’une seule main.

« C’est ridicule », songeait Girgis.

Patatras ! L’Anglais était tombé une fois de plus dans les buissons. Prudemment, Girgis se leva et s’approcha de lui.

— Bongo-Shaftsbury ? fit l’Anglais, en entendant Girgis.

Couché là, les yeux levés vers le zénith sans étoiles, il arrachait machinalement de sa figure des lambeaux de peau morte. Girgis s’arrêta à quelques pas.

— Pas encore, poursuivit l’autre, vous ne m’avez pas encore tout à fait. Ils sont là-haut, sur mon lit, Goodfellow et la petite. Voilà deux ans que nous sommes ensemble et je n’ai pas le courage, comprenez-vous, de compter toutes les filles à qui il a fait cela. A croire que toutes les capitales d’Europe sont des Margate2 et que la jetée-promenade en est longue comme un continent.

Il se mit à chanter :

Ce n’est pas cette petite que vous sortiez à Brighton !

Qui donc, qui donc est votre bonne amie ?

« Fou, se dit Girgis, avec pitié. Le soleil ne s’est pas contenté de ravager la figure de ce malheureux, il a pénétré jusque dans sa cervelle. »

— Elle en sera amoureuse, quel que soit le sens de ce mot. Il la quittera. Vous croyez que je m’en soucie ? On accepte son partenaire, comme on emploie un quelconque outil, avec toutes ses idiosyncrasies. J’ai pris connaissance du dossier Goodfellow. Je savais donc à quoi m’en tenir… Mais peut-être que le soleil, et les événements en amont du Nil, et le commutateur à lame encastré dans votre bras, dont je ne soupçonnais d’ailleurs pas l’existence, et la frayeur de l’enfant et maintenant cela… (il désigna d’un geste la fenêtre qu’il avait observée)… m’ont quelque peu retourné. Nous avons tous nos limites. Rangez votre revolver, Bongo-Shaftsbury. Voilà ! Parfait ! Et attendez, c’est tout ce que vous avez à faire. Elle est toujours sans visage, toujours insaisissable. Seigneur, peut-on savoir combien d’entre nous seront sacrifiés au cours de la semaine qui vient ? Elle est le dernier de mes soucis. Elle et Goodfellow.

Quelle consolation Girgis pouvait-il lui offrir ? Son anglais laissait à désirer, il n’avait compris que la moitié de ses propos. Le fou, cependant, n’avait pas bougé, il avait continué, tout tranquillement, à regarder le ciel. Girgis fut sur le point de parler, mais se ravisa et s’éloigna à reculons. Il se rendait compte, tout à coup, à quel point il était fatigué, combien ces journées d’acrobate le frustraient de ses forces vitales. Cette forme prostrée et délirante serait-elle, un jour, celle de Girgis ?

« Je vieillis, songeait Girgis. J’ai vu mon propre fantôme. Mais va falloir que je jette un coup d’œil du côté de l’Hôtel du Nil, n’empêche. Les touristes là-bas sont moins riches. Mais à l’impossible nul n’est tenu. »

7

La brasserie, au nord du jardin Ezbekiyeh, avait été créée par les touristes du nord de l’Europe à leur propre image. Un souvenir de la patrie, parmi les peaux sombres et les mœurs tropicales. Mais si allemande, qu’elle en était comme une caricature de la patrie.

Hanne n’avait gardé son emploi que grâce à son embonpoint et à sa blondeur. Une brune plus fluette, originaire d’une province du Sud, avait tenu pendant quelque temps, mais fut licenciée en fin de compte parce qu’elle n’avait pas le physique assez allemand. Les caprices de Bœblich, le propriétaire, faisaient sourire Hanne. Patiente par profession, elle travaillait comme barmaid depuis l’âge de treize ans.

Elle avait cultivé et développé un calme immense de ruminant, qui se révélait fort utile au milieu de la soûlographie, de la putasserie et de la stupidité qui régnaient à la brasserie. Pour les ruminants de ce monde, de ce monde de touristes tout au moins, l’amour vient, est subi et s’en va aussi discrètement que faire se peut. Et c’est ainsi que cela se passait entre Hanne et Lepsius, l’itinérant ; un commis voyageur, ainsi se présentait-il du moins, en bijouterie féminine. Ce n’était pas à elle de lui poser des questions. Hanne en avait vu d’autres (c’était sa propre formule) et elle avait fait l’apprentissage d’une existence où le sentiment n’avait aucune part, tout en se rendant compte que la politique obsédait autant les hommes que le mariage les femmes. Elle savait que la brasserie n’était pas uniquement un lieu où l’on pouvait se saouler, ou ramasser une femme, et dans sa liste d’habitués figuraient un certain nombre d’individus qui n’avaient rien à voir avec le mode de vie Karl Baedeker.

Il aurait été bien contrarié, Bœblich, s’il avait vu l’amant de Hanne. Celle-ci rêvassait à la cuisine pendant la période creuse qui s’étend entre le dîner et les libations du soir, les bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau savonneuse. Lepsius, très certainement, n’avait rien de « l’Allemand tel qu’il doit être ». D’une demi-tête plus petit que Hanne, les yeux si fragiles qu’il lui fallait porter des verres teintés, même dans la brume de la brasserie Bœblich, et ces pauvres bras, ces pauvres jambes, si maigres.

— J’ai un concurrent en ville, lui avait-il confié, qui cherche à placer de la marchandise de second ordre et à nous éliminer, en vendant à bas prix… C’est immoral, n’est-ce pas ?

Elle opina du chef.

Eh bien, si jamais il venait… et qu’elle arrivait à surprendre quelques mots…, une sale besogne…, jamais il n’aurait voulu mêler une femme à… mais…

Pour ses pauvres yeux faibles, pour ses ronflements sonores, pour cette façon juvénile qu’il avait de la monter, pour le temps qu’il prenait avant de s’apaiser dans l’étreinte de ses jambes grasses… bien sûr, elle allait le guetter, ce « concurrent », quel qu’il soit. Un Anglais qui avait attrapé, on ne sait où, un mauvais coup de soleil.

Depuis qu’elle avait pris son service, au cours des heures plus calmes de la matinée, son ouïe n’avait cessé de s’aiguiser. Si bien qu’à midi, quand tout doucement le désordre prit possession de la cuisine (rien de bien précis : quelques commandes en retard, une assiette qui tombe, qui vibre et qui fait vibrer ses tympans délicats), elle avait entendu plus de choses, sans doute, qu’elle n’aurait dû en entendre. Fachoda, Fachoda… le mot imbibait la brasserie Bœblich comme une pluie pernicieuse. Même les visages avaient changé : Grüne, le chef, Wernher, le barman, Musa, le jeune garçon préposé au balayage du plancher, Lotte, Eva, et les autres filles, tous avaient ce petit air sournois, comme s’ils avaient des secrets à cacher. Sinistre était même la traditionnelle claque sur les fesses que Bœblich administrait à Hanne au passage.

« C’est mon imagination », se dit-elle. Toujours, elle avait eu le sens pratique, l’esprit dénué de fantaisie. Fallait-il voir là un effet complémentaire de l’amour ? Qui donnait lieu à des visions, faisait retentir des voix inexistantes et rendait plus pénibles encore la rumination et la digestion différée ? Cela tracassait Hanne, qui croyait tout savoir de l’amour. En quoi Lepsius se distinguait-il des autres ? Un peu plus lent, un peu plus débile ; sûrement rien d’un pontife dans sa partie, ni plus mystérieux ni plus remarquable qu’un étranger quelconque, parmi des douzaines d’étrangers.

Au diable les hommes et la politique. Peut-être était-elle pour eux une autre forme de la volupté. Ils emploient bien le même mot pour définir ce que l’homme fait subir à la femme et ce qu’un politicien heureux inflige à son adversaire malchanceux. Que représentait pour Hanne Fachoda, ou Marchand, ou Kitchener (si c’étaient bien leurs noms…), ces deux qui s’étaient rencontrés… rencontrés pour quoi faire ? Hanne éclata de rire, hocha la tête. Elle devinait pourquoi c’était faire.

Elle repoussa une mèche jaune d’une main décolorée par le savon. C’était bizarre, la peau qui mourait et virait au blanc livide. On dirait de la lèpre. Depuis midi, une espèce de leitmotiv morbide et tremblotant avait surgi, à moitié révélé, latent dans la musique méridienne du Caire ; Fachoda, Fachoda, un mot qui vous donnait une sorte de migraine blafarde et imprécise, un mot évoquant la jungle et des micro-organismes exotiques, et les fièvres qui n’étaient pas celles de l’amour (les seules qu’elle connût, il faut bien le dire, étant une fille bien constituée) et qui n’avaient même rien d’humain. Était-ce un changement dans la lumière, ou est-ce que la peau des autres commençait, elle aussi, à se couvrir de ces tavelures malignes ?

Elle rinça et rangea la dernière assiette. Non, une tache. L’assiette fut replongée dans l’eau de vaisselle. Hanne la frotta, puis l’examina de nouveau, en la présentant à la lumière. La tache était toujours là. A peine visible. Vaguement triangulaire, le sommet pointé vers le milieu de l’assiette, la base à un centimètre du bord. D’un brun délavé, d’un tracé indécis sur la surface blanche. Elle tourna l’assiette de quelques degrés encore, vers la lumière, et la tache disparut. Perplexe, elle pencha la tête pour examiner l’assiette sous un autre angle. La tache apparut deux fois, papillotante, puis s’effaça. Hanne se rendit compte qu’en fixant son regard un peu au-delà du bord de l’assiette, la tache ne bougeait pour ainsi dire pas, bien que sa forme commençât à changer, tantôt croissant, tantôt trapèze. Irritée, Hanne replongea l’assiette dans l’eau et chercha parmi les accessoires, sous l’évier, une brosse plus dure.

Était-elle seulement réelle, cette tache ? Hanne n’aimait pas sa couleur. La couleur de la migraine, un brun maladif. « Ce n’est qu’une tache, se dit-elle. Rien de plus. » Elle frotta avec une énergie féroce. Là-bas, les buveurs de bière commençaient à se déverser de la rue.

— Hanne ! appela Bœblich.

Misère, ça ne partira donc jamais ? Elle y renonça enfin et rangea l’assiette avec le reste de la vaisselle. Mais, maintenant, on aurait dit que la tache avait subi une fission et s’était surimprimée sur chacune de ses rétines.

Un coup d’œil à ses cheveux dans le fragment de glace, au-dessus de l’évier, puis le sourire est branché et Hanne passe dans la salle pour servir ses concitoyens.

Comme de bien entendu, le premier visage qu’elle vit fut celui du « concurrent ». Il lui donna mal au cœur. Une confusion de rouge et de blanc, avec des lambeaux pendants, à moitié détachés… Il était plongé dans une conversation anxieuse avec Varkumian, la pédale, que Hanne connaissait. Elle se mit à leur faire des avances.

— … Lord Cromer pourrait retenir l’avalanche…

— … Monsieur, toutes les putes et les assassins du Caire…

Dans un coin de la salle, quelqu’un vomit. Hanne s’éloigna en hâte pour nettoyer le gâchis.

— … s’ils assassinaient Cromer…

— … c’est mauvais, ça, si on n’a pas de consul général pour…

— … ça va dégénérer en…

Étreinte amoureuse d’un client. Bœblich s’avance, amical et sévère.

— … le préserver à tout prix…

— … les hommes de valeur dans ce monde pourri sont en train…

— … Bongo-Shaftsbury fera l’impossible…

— … l’Opéra…

— … où ? Pas à l’Opéra de…

— … des jardins d’Ezbekiyeh…

— … l’Opéra… Manon Lescaut…

— … qui l’a dit ? Je la connais. Zenobia, la copte.

— … l’amie de Kenneth Slime, de l’ambassade…

L’amour. Elle prêta l’oreille.

— … tient de Slime que Cromer ne prend aucune précaution. Bonté divine ! Goodfellow et moi, on a fait irruption là-bas, ce matin, jouant les touristes irlandais : lui, portait un vieux chapeau avec une feuille de trèfle piquée dedans et moi, une barbe rouge… Nous avons été éjectés dans la rue…

— … aucune précaution… Mon Dieu…

— … Dieu… avec son trèfle. Goodfellow voulait balancer une bombe…

— … comme si rien ne pouvait le réveiller… il ne lit donc pas…

Une longue attente au bar, pendant que Wernher et Musa mettaient en perce un nouveau tonnelet. La tache triangulaire flottait vaguement au-dessus de la foule, comme une langue de la Pentecôte.

— … maintenant qu’ils se sont rencontrés…

— … ils resteront, à mon avis, autour…

— … la jungle tout autour…

— … y aurait-il, selon vous…

— … si ça se déclenche, ce sera autour d’eux…

— Où ?

— Fachoda.

— Fachoda.

Hanne poursuivit son chemin, franchit les portes de la brasserie, s’avança dans la rue. Grüne, le serveur, la trouva dix minutes plus tard appuyée à la vitrine d’un magasin, laissant errer sur le jardin nocturne un regard adouci.

— Viens.

— C’est quoi, Fachoda, Grüne ?

Un haussement d’épaules.

— Un endroit. Comme Munich, Weimar, Kiel. Une ville, mais en pleine jungle.

— Qu’est-ce que ça a à voir avec les bijoux de femme ?

— Allez, rentre. Les filles et moi, on n’y arrive pas, avec ce troupeau…

— Je vois quelque chose. Pas toi ? Ça flotte au-dessus du parc.

De l’autre côté du canal retentit le sifflet de l’express de nuit pour Alexandrie.

— Bitte…

Quelque nostalgie partagée (pour les villes de la patrie, pour le train, ou pour le seul sifflet du train ?) les retint peut-être un moment. Puis la fille haussa les épaules et ils rentrèrent à la brasserie.

Varkumian avait été remplacé par une jeune fille en robe fleurie. L’Anglais lépreux semblait bouleversé. Avec une astuce ruminante, Hanne roula des yeux et projeta ses seins vers un employé de banque d’âge mûr, installé avec des collègues près de la table du couple. Elle reçut et accepta l’invitation à se joindre à eux.

— Je vous ai suivi, dit la fille. Papa en mourrait s’il venait à l’apprendre. (Hanne pouvait voir son visage, à moitié dans l’ombre.) Au sujet de M. Goodfellow. (Pause. Puis :) Votre père se trouvait, cet après-midi, dans une église allemande. Et nous voilà maintenant dans une brasserie allemande. Sir Alastair était allé là pour écouter un type qui jouait du Bach. Comme si Bach était tout ce qui lui restait ! (Une autre pause.) Alors, il se peut qu’il sache.

Elle laissa pendre sa tête, la mousse de bière sur sa lèvre supérieure imitant la moustache. Il y eut une de ces étranges accalmies dans le brouhaha continu, comme il arrive dans toutes les salles de café ; et, en son centre, un autre sifflet de l’express d’Alexandrie.

— Vous aimez Goodfellow, dit-il.

— Oui. (Presque en un murmure.) Peu importe mon opinion, dit-elle encore, j’ai deviné. Vous ne pouvez pas me croire, mais il faut que je le dise. C’est vrai.

— Qu’allez-vous me faire, alors ?

Elle était là à rouler des boucles autour de ses doigts.

— Rien. Il faut seulement que vous compreniez.

— Comment pouvez-vous… (exaspéré) un homme peut se faire tuer, vous devez vous en douter, pour avoir compris quelqu’un. Dans le sens où vous l’entendez. Tout le monde a donc perdu la boule, dans votre famille ? Qu’est-ce qu’il lui faut de plus que le cœur, le poumon et le foie ?

Il ne s’agissait donc pas d’amour. Hanne s’excusa et partit. Il ne s’agissait pas d’une histoire entre l’homme et la femme. La tache accompagnait toujours Hanne. Que pourrait-elle raconter à Lepsius, ce soir-là ? Elle n’avait qu’une seule envie : lui ôter ses lunettes, les briser, les écraser, et le regarder souffrir. Quel merveilleux spectacle !

Et c’est la douce Hanne Echerze qui songeait à cela. Le monde était-il devenu cinglé, avec cette affaire de Fachoda ?

8

Le couloir suit les portes aux lourdes tentures, menant à quatre loges situées tout au haut du théâtre d’été, dans les jardins d’Ezbekigeh.

Un homme portant des lunettes bleues entre d’un pas pressé dans la deuxième loge, du côté de la scène. Les rideaux rouges, en velours épais, battent, sur un rythme désordonné, après son passage. Mais leur poids ralentit bientôt ce balancement. Ils pendent, maintenant, immobiles. Dix minutes s’écoulent.

Deux hommes tournent le coin du couloir, où se dresse la statue allégorique de la Tragédie. Leurs pieds écrasent les paons et les licornes qui dessinent des chaînes de losanges, sur toute la longueur du tapis. Le visage de l’un des hommes est à peine visible sous les paquets de peau morte et blanche qui lui brouillent les traits et lui modifient même un peu l’ovale. L’autre est gras. Ils pénètrent dans une loge contiguë à celle où est entré l’homme aux lunettes bleues. La lumière du dehors, une lumière de fin d’été, tombe par l’unique fenêtre colorant uniformément d’orange la statue et le tapis à ramages. Les ombres deviennent plus denses. Entre deux plans d’ombre, l’air semble s’épaissir d’une teinte mal définie, qui devrait être de l’orange. Puis une fille, vêtue d’une robe fleurie, s’avance dans le couloir et pénètre dans la loge occupée par les deux hommes. Quelques minutes après, elle réapparaît, les yeux et le visage ruisselants de larmes. Le gros la suit. Ils disparaissent hors du champ de vision.

Le silence est absolu. Aussi est-ce un choc quand l’homme à la figure rouge et blanc sort d’entre les rideaux, le pistolet au poing. Le pistolet fume. L’homme pénètre dans la loge voisine. Un moment plus tard, il passe à travers le rideau, en se colletant avec l’homme aux lunettes bleues, et tous deux s’écroulent sur le tapis. La partie inférieure de leurs corps est toujours cachée par les tentures. L’homme à la figure pelée arrache les lunettes de son adversaire, les casse en deux et les jette au loin. L’autre serre les paupières, cherche à détourner la tête de la lumière.

Un troisième personnage a suivi la scène, de l’extrémité du couloir. Debout à son poste d’observation, il n’apparaît que comme une ombre. La fenêtre est derrière lui. L’homme qui a arraché les lunettes, maintenant accroupi, cherche à faire pivoter vers la lumière la tête de son adversaire terrassé. L’homme au bout du couloir esquisse un geste de la main droite. L’homme accroupi regarde de son côté et se redresse à moitié. Une flamme jaillit, un peu au-delà de la main droite de l’homme debout. Puis une autre flamme, puis une autre. Les flammes sont d’un orange plus vif que le soleil.

C’est la vision qui doit disparaître en dernier lieu. Il doit y avoir aussi une transition à peine perceptible entre l’œil qui reflète et l’œil qui reçoit.

La forme à demi dressée s’affaisse. Le visage, avec ses paquets de peau blanche, s’incline. Le corps apaisé semble maintenant occuper l’espace précis où son avantage s’était affirmé.


1.

Ouvrage de l’anthropologue J. G. Frazer, consacré aux mythes. (N. d. T.)

2.

Margate : plage anglaise. (N.d.T.)