Ai-je mentionné que lorsque j'avais quinze ans je l'avais sortie de mon pantalon et j'avais déchargé dans l'autobus 107 en revenant de New York ?
J'avais passé une journée parfaite, invité par ma sœur et Morty Feibish, son fiancé — qui a joué deux matches à Ebbets Field — suivie d'un dîner de fruits de mer au Sheepshead Bay. Une journée délicieuse. Hannah et Morty devaient passer la nuit à Flatbush avec la famille de Morty et je fus donc embarqué vers dix heures dans le métro pour Manhattan où je pris à destination de New Jersey l'autobus à bord duquel j'empoignai à pleine main non seulement ma bite mais ma vie entière — si l'on y réfléchit bien. Les passagers étaient pour la plupart en train de somnoler avant même que nous ayons émergé du Lincoln Tunnel — y compris la fille sur la banquette à côté de moi contre la jupe écossaise plissée de laquelle j'avais commencé par presser le velours à côtes de mon pantalon — et je l'avais sortie et la tenais au poing au moment où nous remontions sur le Pulaski Skyway. Vous auriez pu penser qu'étant donné les vives satisfactions de la journée, j'avais été rassasié de plaisir et que ma pine aurait pu être la dernière chose à me travailler l'esprit durant le trajet de retour ce soir-là. Bruce Edwards, un nouvel attrapeur sorti de l'équipe des juniors — et juste l'élément dont nous avions besoin (nous étant, Morty, moi-même et Burt Shotton, le directeur des Dodger) — avait repris six frappes sur huit dans ses deux premières parties avec les seniors, (ou était-ce Furillo ? en tout cas c'était vraiment de la démence de se taper la colonne de cette façon ! Imaginez ce qui se serait passé si j'avais été pris sur le fait ! Imaginez que j'aie poussé l'opération jusqu'au bout et que j'aie déflaqué sur le bras doré de cette shikse endormie) et puis pour le dîner Morty m'avait commandé un homard, le premier de mon existence.
Au fait, peut-être le responsable était-il le homard. Une fois ce tabou si facilement et si simplement transgressé, du coup le côté visqueux, dionysiaque et suicidaire de ma nature avait pris de l'assurance ; peut-être avais-je appris que pour passer outre à la loi il suffit de... — simplement vas-y carrément et passe outre ! Il suffit de cesser de frémir et de trembler et de trouver ça inconcevable et hors de portée, il suffit de le faire ! Pourquoi, je vous le demande, toutes ces règles et ces interdictions alimentaires sinon pour nous exercer, nous petits enfants juifs, à subir la répression ?
Exerce-toi, chéri, exerce-toi, exerce-toi, exerce-toi. L'inhibition ne pousse pas sur les arbres, vous savez — il faut de la patience, il faut de la concentration, il faut des parents dévoués et prêts à se sacrifier et un enfant attentif et appliqué pour fabriquer en l'espace de quelques années seulement un être humain vraiment ligoté et trouillotant. Pourquoi les deux espèces de vaisselle ? Pourquoi le savon kasher et le sel ? Pourquoi, je vous le demande, sinon pour nous rappeler trois fois par jour que la vie n'est que contrainte et restriction, centaines de milliers de petites règles établies par personne d'autre que Personne d'Autre, règles que vous observez sans discussion, si stupides puissent-elles sembler (et vous restez ainsi, en obéissant, dans Ses bonnes grâces) ou que vous transgressez sans doute au nom du bon sens outragé — que vous transgressez parce que même un enfant n'aime pas se sentir un minus ou un demeuré total —, oui, que vous transgressez, mais avec de fortes probabilités (mon père me l'assure) pour que le prochain Yom Kippour venu, lorsque les noms seront inscrits dans le grand livre où Il inscrit les noms de tous ceux auxquels il sera accordé de vivre jusqu'au mois de septembre suivant (un tableau qui, d'une façon ou d'une autre, réussit à se graver dans mon imagination) et, regardez, votre précieux nom n'y est pas. Alors, qui c'est le minus, hein ? Et avec ça, peu importe (ceci, je le comprends depuis le début d'après la façon dont ce Dieu qui régit tout raisonne) le degré d'importance de la règle transgressée, c'est la transgression seule qui Lui hérisse le poil — c'est le simple fait de l'infraction et ce fait seul qu'il ne peut absolument pas supporter et qu'il n'oublie pas non plus lorsqu'il s'assied (irrité sans doute, fou de rage, et sûrement la proie d'un mal de crâne épouvantable, comme mon père au plus fort de sa constipation) et commence à omettre d'inscrire les noms dans ce livre.
Lorsque le devoir, la discipline et l'obéissance se désagrègent — ah, voici, voici le message que j'absorbe à chaque Pâque avec le matzoh brei de ma mère — ce qui s'inscrit, on ne peut le prédire. Le Renoncement est tout, s'écrie la pièce de bœuf kasher exsangue autour de laquelle nous nous attablons, ma famille et moi, pour le dîner. Maîtrise de soi, sobriété, sanctions — telles sont les clés d'une vie humaine, proclament toutes les innombrables règles diététiques. Que les goyim plantent leurs dents dans ces viles créatures qui rampent et grognent à la surface du sol malpropre, nous ne contaminerons pas ainsi notre humanité. Ils (vous voyez à qui je fais allusion) se gavent de tout ce qui bouge, si ignoble ou abject soit l'animal, si grotesque ou shumtzig ou stupide puisse être la créature en question. Qu'ils mangent des anguilles, des grenouilles, des cochons, des crabes et des homards ! Qu'ils mangent des vautours et de la chair de singe ou du skunks si ça leur plaît — un régime à base de bêtes abominables convient parfaitement à une branche de l'humanité assez incurablement frivole et écervelée pour boire, divorcer et se battre à coups de poing. Tout ce qu'ils savent faire, ces mangeurs imbéciles de l'exécrable, c'est plastronner, insulter, ricaner et tôt ou tard cogner. Oh, ils savent également comment s'enfoncer dans les bois avec un fusil, ces génies, et tuer d'innocents chevreuils, des chevreuils qui eux-mêmes nosh tranquillement des baies et de l'herbe et vivent leur vie sans déranger personne. Stupides goyim ! empestant la bière et, à bout de munitions, vous reprenez la route, un animal mort (auparavant vivant) ficelé sur chaque aile de votre voiture pour que tous les automobilistes le long du trajet puissent voir comme vous êtes fort et viril ; et puis, dans vos maisons, vous amenez ces chevreuils — qui vous ont fait... qui ne vous ont absolument rien fait, pas le moindre mal — vous amenez ces chevreuils, vous les découpez en morceaux et vous les faites cuire dans une marmite. Il n'y a pas assez à manger dans ce bas monde, il faut encore qu'ils mangent aussi les chevreuils ! Ils mangeront n'importe quoi, tout ce qu'ils peuvent saisir de leurs grosses pattes goy ! Et le terrifiant corollaire, ils feront également n'importe quoi. Les chevreuils mangent ce que mangent les chevreuils et les Juifs mangent ce que mangent les Juifs, mais pas ces goyim, les animaux rampants et grouillants, les animaux angéliques et bondissants — pour eux, nulle différence — ce qu'ils veulent, ils le prennent, et tant pis pour les sentiments des autres créatures (ne parlons pas de bonté et de compassion). Oui, tout cela est consigné dans l'histoire, ce qu'ils ont fait, nos illustres voisins qui possèdent le monde et ne savent absolument rien des frontières et des limites humaines.
... Ainsi le déclaraient les lois kasher, du moins à l'enfant que j'étais, grandissant sous la tutelle de Sophie et Jack P., et dans un secteur scolaire de Newark où, sur tous les élèves de ma classe, il n'y a que deux petits chrétiens, et ils vivent dans des maisons où je n'entre pas, à la lisière extrême de notre quartier. Ainsi le déclarent les lois kasher et qui suis-je pour les discuter et leur donner tort ? Car enfin, considérez Alex lui-même, le sujet de chacune des syllabes émises par nous — âge quinze ans, il suce un soir une pince de homard et dans l'heure qui suit il a la bite à l'air braquée sur une skikse dans un autobus des Services Publics. Et son supérieur cerveau juif pourrait être aussi bien fait de matzoh brei !
Un tel monstre, cela va sans dire, n'a jamais été plongé vivant dans l'eau bouillante chez nous — le homard, j'entends. Une skikse n'a jamais mis les pieds chez nous, point final ; on ne peut donc que faire des suppositions sur l'état dans lequel elle risquerait de sortir de la cuisine de ma mère. La femme de ménage est, manifestement, une skikse mais elle ne compte pas puisqu'elle est noire.
Ha ha ! Une shikse n'a jamais mis les pieds chez nous, amenée par moi, entendons-nous bien. Je me souviens d'une que mon propre père ramena avec lui un soir pour le dîner quand j'étais encore enfant : une caissière employée à son bureau, légèrement sur le retour, mince, tendue, timide, douce, déférente, du nom d'Anne McCaffery.
Docteur, se pouvait-il qu'il l'ait tringlée ? Je n'arrive pas à le croire ! Mais tout à coup cette idée me traverse l'esprit. Mon père tringlait-il cette dame en douce ? Je me souviens encore comment elle s'assit à côté de moi sur le divan et, dans sa nervosité, fit tout un tas de chichis pour épeler son petit nom en nous faisant remarquer qu'il finissait avec un e, ce qui n'était pas toujours le cas pour les personnes qui s'appelaient Anne — et patati et patata... et pendant ce temps-là, bien qu'elle eût des bras longs, blancs, maigrichons et constellés de taches de rousseur (des bras irlandais, pensais-je) sous sa soyeuse blouse blanche je pouvais voir qu'elle avait de jolis seins et d'un volume substantiel — et je coulais aussi des coups d'œil répétés à ses jambes. Je n'avais que huit ou neuf ans mais elle avait vraiment une paire de guibolles tellement fantastiques que je ne pouvais pas en détacher mes regards, de ce genre de jambes sur lesquelles de temps à autre on voit avec surprise se déplacer une vieille fille blafarde au visage pincé... avec ces jambes-là — et comment, ça ne faisait pas un pli, il la shtuppait... vous ne croyez pas ? S'il l'avait ramenée chez nous, c'était, disait-il, pour « un véritable repas juif ». Durant des semaines il avait débloqué à propos de la nouvelle caissière goyische (une bonne femme très quelconque, disait-il, qui s'habille en shmattas) qui l'avait tanné — tel était le thème de l'histoire qu'il ne se lassait pas de nous répéter — pour goûter un vrai repas juif depuis le jour où elle avait commencé à travailler au bureau de la Boston and Northeastern. Finalement, ma mère en avait eu jusque-là. « Bon, ça va, ramène-la ici — si elle en a tellement envie, je lui en préparerai un. » Fut-il un peu pris au dépourvu ? Qui le saura jamais ?
En tout cas, un repas juif, c'est bien ce à quoi elle eut droit... Je ne crois pas avoir jamais entendu de toute ma vie le mot « juif » prononcé un aussi grand nombre de fois en une soirée et permettez-moi de vous le dire, je suis quelqu'un qui a souvent entendu le mot « juif ».
« Voilà notre véritable foie haché juif, Anne. Avez-vous déjà goûté du vrai foie haché juif ? Eh bien, ma femme le prépare comme personne, ça je vous le garantis. Tenez, vous mangez ça avec une tranche de pain. Voilà du véritable pain de seigle juif, avec des graines. C'est ça, Anne, vous vous débrouillez très bien, n'est-ce pas qu'elle se débrouille bien, Sophie, pour la première fois ? C'est bien ça, prenez une belle tranche de vrai pain juif, maintenant, prenez une fourchette bien garnie de vrai foie haché juif... » — et ainsi de suite jusqu'à la gelée — « mais oui, c'est juste, Anne, la gelée est kasher aussi, bien sûr, naturellement, il le faut bien — oh non, oh non, pas de lait dans votre café, pas après la viande, ha ha ! tu entends ce qu'Anne voulait, Alex ? »
Mais barjaque, barjaque tant que tu voudras, cher papa, une question me vient tout juste à l'esprit, vingt-cinq ans plus tard (non pas que je dispose de la moindre ombre de preuve, non pas que jusqu'à cet instant j'aie jamais imaginé mon père capable de la moindre infraction à la loi domestique... mais puisque l'infraction semble exercer sur moi une certaine fascination), une question se lève dans le public : pourquoi a-t-il fallu que tu ramènes une shikse à la maison ? Parce que tu ne pouvais pas supporter l'idée qu'une femme de la race des Gentils traverse l'existence sans avoir connu le goût d'un entremets en gelée juif ? Ou parce que tu ne pouvais plus toi-même continuer à vivre sans faire une confession juive ? Sans confronter ton épouse avec ton crime, en sorte qu'elle puisse t'accuser, te stigmatiser, t'humilier, te punir et t'extirper ainsi à jamais tes désirs défendus ! Oui, un véritable desperado juif, mon père. Je reconnais parfaitement le syndrome. Alors que vienne quelqu'un, n'importe qui, pour me démasquer et me condamner. J'ai commis l'action la plus terrible que vous puissiez concevoir : j'ai pris ce que je ne suis pas censé posséder ! J'ai choisi le plaisir pour moi-même au mépris de mes devoirs envers les êtres que j'aime. Je vous en prie, saisissez-vous de moi, incarcérez-moi avant que, à Dieu ne plaise, j'échappe au châtiment — et que je m'égare pour faire à nouveau ce qui me tente vraiment ! Et ma mère, se fit-elle complice ? Sophie découvrit-elle que deux tétons et deux jambes additionnés faisaient quatre ? Moi, il me semble qu'il m'a fallu deux décades et demie pour effectuer un calcul aussi scabreux. Oh, je suis probablement en train d'inventer ça de toutes pièces. Mon père... et une shikse ? Impossible. C'était au-delà de son entendement. Mon propre père baiser des shikse ? Je reconnaîtrais sous la torture qu'il a baisé ma mère... mais des shikse ? Je ne peux pas plus l'imaginer se tapant une pompe à essence.
Mais alors, pourquoi l'invective-t-elle de cette façon ? Quelle est cette scène d'accusations et de démentis, de blâmes, de menaces et de larmes sans fin... à quoi rime toute cette histoire si ce n'est qu'il a fait quelque chose de très répréhensible et peut-être d'impardonnable ? Cette scène même est comme une sorte de meuble pesant qui trône dans mon esprit, inamovible — qui me conduit à penser que, oui, en effet, la chose se passa réellement. Ma sœur, je vois, se cache derrière ma mère : Hannah se cramponne à elle au niveau de la taille et gémit tandis que ma mère pleure comme une fontaine des larmes qui dégoulinent jusqu'au linoléum. En même temps qu'elle sanglote, elle lui hurle à la figure sur un tel diapason qu'on voit saillir ses veines — et elle s'en prend aussi à moi parce que, examinant la situation plus à fond, je constate que, tandis qu'Hannah se cache derrière ma mère, j'ai cherché refuge, moi, derrière le coupable lui-même. Oh, tout ça n'est que pur fantasme, sorti tout droit du traité d'analyse. Non, non, c'est bien mon propre père et non celui d'un autre qui maintenant abat le poing sur la table de la cuisine et rétorque à ma mère en vociférant, « Je n'ai rien fait de pareil ! C'est un mensonge et une énormité ! » Mais attendez une minute, c'est moi qui glapis, « Je n'ai pas fait ça ! » Le coupable, c'est moi ! Et si ma mère pleure à chaudes larmes, c'est parce que mon père refuse de me potcher le derrière qui, elle me l'a promis, sera potché « et pour de bon » quand il découvrira la chose terrible que j'ai faite.
Quand je ne suis pas sage et que je fais la forte tête sur des points mineurs, elle sait comment venir à bout de moi : elle n'a qu'à, vous vous le rappelez — je sais que je me le rappelle ! — qu'à me mettre mon manteau et mes caoutchoucs aux pieds — oh, charmant détail, maman, ces caoutchoucs ! — m'enfermer en dehors de la maison (m'enfermer en dehors de la maison !) et m'annoncer à travers la porte que jamais plus elle ne me laissera entrer, que je n'ai donc plus qu'à m'en aller pour commencer une nouvelle existence ; elle n'a qu'à recourir à ce procédé simple et rapide pour obtenir instantanément une confession, un auto-anéantissement et, si elle en a envie, une attestation signée assurant que je resterai cent pour cent pur et bon durant tout le reste de ma vie — tout cela si seulement je suis autorisé à me retrouver de l'autre côté de cette porte où il se trouve qu'ils détiennent mon lit, mes vêtements et le réfrigérateur. Mais quand je suis vraiment mauvais, si détestable qu'elle peut seulement lever les bras vers le Dieu tout-puissant pour lui demander ce qu'elle a fait pour mériter un enfant pareil, dans ces cas-là mon père est appelé pour rendre la justice ; ma mère est elle-même trop sensible, une trop vertueuse créature, se révèle-t-il, pour administrer un châtiment corporel. « Ça me fait mal », je l'entends expliquer à ma tante Clara, « plus que ça lui fait mal à lui. C'est dans ma nature d'être comme ça, je ne peux pas le faire, et voilà tout. » Oh, pauvre mère !
Mais, voyons un peu, de quoi s'agit-il au juste après tout. Nous pouvons certainement trouver une explication, Docteur, deux Juifs astucieux comme nous... Une action terrible a été commise et elle a été commise soit par mon père, soit par moi. Le coupable, en d'autres termes, est l'un des deux membres de la famille à posséder un pénis. Bon, très bien. Jusqu'ici ça colle. Et maintenant, a-t-il enfilé, baisé entre ses jambes excitantes la caissière « gentil » du bureau ou bien ai-je mangé le pudding au chocolat de ma sœur ? Elle n'en voulait pas au dîner, voyez-vous, mais apparemment désirait le mettre de côté pour pouvoir le déguster avant de se coucher. Et alors, Seigneur Jésus, comment étais-je censé savoir tout cela, Hannah ? Qui considère les légers points de détail lorsqu'il a faim ? J'ai huit ans et il se trouve que le pudding au chocolat me fait un effet foudroyant. Il suffit que cette luisante surface chocolatée accroche mon regard du fond du réfrigérateur et je ne me contrôle plus. En plus de ça, je croyais que c'était un laissé-pour-compte ! Et c'est la vérité même ! Nom de nom, est-ce là la raison de tous ces cris et de tous ces glapissements, parce que j'ai mangé le pudding au chocolat de cette rabat-joie ? Et même si je l'ai fait, c'était sans mauvaise intention ! Je croyais qu'il s'agissait d'autre chose ! Je le jure, je le jure, je ne l'avais pas prémédité !... Mais est-ce moi — ou mon père qui plaide sa cause à pleine voix devant le jury ? Et comment que c'est lui ! Il l'a fait ! Ça va, ça va, Sophie, fiche-moi la paix, je l'ai fait, mais sans mauvaise intention. Merde, le prochain bobard qu'il va lui servir, c'est qu'il faut lui pardonner parce qu'il n'a pas aimé ça par-dessus le marché. Comment ça, tu l'as fait sans mauvaise intention, salopard — tu la lui as bien mis où je pense, non ? Alors maintenant, sois un homme ! N'essaie pas de te défiler, dis-le-lui, dis-le-lui. « C'est exact, Sophie, je l'ai enfilée, cette shikse, et tu peux bien en penser ce que tu veux, je t'emmerde. Parce que c'est comme ça et pas autrement, au cas où tu ne le saurais pas, c'est moi le mâle ici et c'est moi qui annonce la couleur ! » Et cogne-lui dessus s'il le faut ! Envoie-la au tapis, Jack ! Pas de doute, c'est bien ça que ferait un goy, non ? Est-ce que tu te figures qu'un de ces caïds, chasseur de chevreuils avec son fusil, s'écroulerait au fond de son fauteuil s'il était surpris à enfreindre le septième commandement et qu'il se mettrait à pleurnicher et à implorer le pardon de sa femme ? Le pardon de quoi ? Tu as foutu ta bite dans un certain endroit, tu l'as fait aller et venir et le foutre a giclé au bout. Et alors, Jack, pourquoi faire un tel foin ? Combien de temps a duré l'ensemble de la séance pour que tu subisses de tels anathèmes de sa bouche — une telle culpabilité, de telles récriminations et un tel dégoût de soi-même ! Papa, pourquoi faut-il que nous manifestions vis-à-vis des femmes une déférence si chargée de culpabilité quand rien ne nous y oblige ! Il ne faut pas ! Ceux qui devraient tirer les ficelles, papa, c'est nous ! « Papa a fait une chose terrible, terrible », crie ma mère — ou bien est-ce mon imagination ? Ce qu'elle dit ne ressemble-t-il pas plutôt à, « Oh, ce petit Alex a encore fait une chose terrible, papa ». Toujours est-il qu'elle soulève Hannah du sol (Hannah, je vous demande un peu !) que, jusqu'à cet instant, je n'avais jamais considérée sérieusement comme propre à inspirer une réelle affection à qui que ce soit, la prend dans ses bras et se met à couvrir de baisers sa face ingrate et triste en déclarant que sa petite fille est le seul être en ce bas monde digne de sa confiance. Mais, si j'ai huit ans, Hannah en a douze, et personne ne la prend dans ses bras, je vous le garantis, parce que le grand problème de la pauvre gosse, c'est qu'elle est énorme, « et comment », dit ma mère. Elle n'est même pas censée manger du pudding au chocolat. Ouais, c'est justement pour ça que je l'ai pris ! Une vraie vacherie, Hannah, mais c'est le docteur qui l'a dit, pas moi, je n'y peux rien si tu es grosse et mollasse et si je suis maigrichon et brillant, je n'y peux rien si je suis tellement beau, s'ils arrêtent ma mère quand elle me pousse dans mon landau pour admirer mon superbe punim. — Tu l'entends raconter cette histoire, c'est quelque chose à quoi je n'ai jamais été pour rien, un simple fait de la nature si je suis né beau et si tu es née peut-être pas laide mais certainement pas avec un physique susceptible d'attirer particulièrement les regards. Et cela, est-ce aussi ma faute ? Que tu sois née quatre grandes années avant même que je fasse mon entrée en ce monde ? Apparemment, c'est comme ça que Dieu l'a voulu, Hannah ! Dans le grand livre !
Mais le nœud du problème, c'est qu'elle ne semble pas me tenir responsable de quoi que ce soit ; elle continue tout simplement à se montrer aussi bonne pour son bébé chéri de petit frère et ne me frappe jamais, et ne m'injurie jamais. J'avale son pudding au chocolat et elle avale mes horreurs, elle n'émet jamais la moindre protestation. Simplement, elle m'embrasse avant que j'aille au lit et veille à me faire traverser la rue quand je pars pour l'école, et elle s'efface avec obligeance jusqu'à se fondre dans le mur (c'est du moins ce que j'imagine) lorsque j'imite pour mes parents radieux toutes les voix de l'émission Allen's Alley ou lorsqu'on chante mes louanges devant des parents d'un bout du North Jersey à l'autre pour mon inégalable bulletin scolaire. Car, quand je ne suis pas puni, Docteur, on me porte en triomphe dans cette maison comme le pape dans les rues de Rome.
Voyez-vous, je n'arrive guère à faire surgir de ma mémoire plus d'une douzaine de souvenirs concernant ma sœur au cours de ces premières années de mon enfance. Jusqu'à ce qu'elle émerge dans mon adolescence comme le seul être sensé à qui je puisse parler dans cet asile de fous ; je la considère avant tout comme une de ces personnes que nous voyons peut-être une ou deux fois par an — un soir ou deux elle vient nous rendre visite, mange un potage, couche dans l'un de nos lits, puis, pauvre chose adipeuse, disparaît tout simplement, bénie soit-elle.
Même au restaurant chinois où le Seigneur a levé l'interdit sur les plats à base de porc pour les fils obéissants d'Israël, Dieu (dont le porte-parole sur la terre pour les questions d'ordre alimentaire est maman) considère l'absorption de homard cantonais comme totalement hors de question. Pourquoi nous pouvons manger du porc dans Pell Street et pas à la maison, c'est que... franchement je n'ai pas encore bien tiré au clair ce problème, mais à l'époque je crois que cela tient pour une bonne part à ce que le vieil homme qui tient la boîte et qu'entre nous nous appelons shmendrick n'est pas de ceux dont l'opinion qu'il entretient à notre égard puisse être un sujet de souci. Oui, les seuls êtres au monde dont, me semble-t-il, les Juifs n'ont pas peur sont les Chinois parce que, un, la façon dont ils parlent l'anglais fait de mon père l'égal de lord Chesterfield ; deux, ils n'ont de toute façon à l'intérieur du crâne qu'une poignée de riz bouilli ; et trois, pour eux nous ne sommes pas des Juifs mais des Blancs — et peut-être même des Anglo-Saxons. Vous vous rendez compte ! Pas étonnant que les serveurs ne puissent nous intimider. Pour eux, nous ne sommes qu'une quelconque variété de Wasp[4] à grand nez ! Ah là là ! Qu'est-ce qu'on peut bâfrer ! Subitement, même le cochon n'est plus une menace — bien qu'à vrai dire il nous arrive tellement haché et disséqué et présenté sur nos assiettes flottant dans de tels océans de sauce au soja qu'il n'a plus l'ombre d'une ressemblance avec une côtelette de porc, un jambonneau ou, le plus répugnant de tout, une saucisse (pouououah !)... mais alors pourquoi ne pouvons-nous pas aussi bien manger un homard déguisé en autre chose ? Accordons à ma mère une explication logique. Le syllogisme, Docteur, tel qu'en use Sophie Portnoy. Paré ? Pourquoi nous ne pouvons pas manger de homard ? « Parce que ça peut vous tuer. Parce qu'une fois j'en ai mangé et j'ai failli mourir ! »
Oui, elle aussi s'est rendue coupable de transgression, elle a été durement punie. Dans sa jeunesse agitée (qui s'est entièrement déroulée avant qu'il me soit donné de la connaître) elle s'est laissé berner (ce qui signifie à la fois cajoler et mettre en défi) et persuader de manger un homard Newburg par un malicieux et séduisant agent d'assurances qui travaillait avec mon père pour la Boston and Northeastern, un ivrogne nommé (pouvait-on trouver mieux ?) Doyle[5].
Ce fut lors d'un congrès tenu par la compagnie à Atlantic City, au cours d'un bruyant banquet d'adieu que Doyle fit croire à ma mère que, bien qu'il s'en élevât une tout autre odeur, l'assiette que le serveur avait posée devant le bouquet dont s'ornait son corsage ne contenait que du poulet « à la Royale ». Pour tout dire, elle pressentit sur-le-champ qu'il y avait du louche, soupçonna même tandis que le beau Doyle éméché essayait de la faire manger avec sa propre fourchette, que la tragédie, selon ses termes, rôdait dans les parages. Mais elle-même grisée par les fumées de deux whisky-sour, détourna, téméraire, son long nez juif de l'authentique pressentiment d'une quelconque perfidie et, oh, garce déchaînée ! créature dépravée ! imprévoyante aventurière ! — elle se livra sans réserves au climat de licence effrénée qui s'était, semble-t-il, emparé de cette salle remplie d'agents d'assurances flanqués de leurs épouses. Ce ne fut qu'à l'arrivée du sorbet que Doyle — aussi décrit par ma mère comme « un deuxième Errol Flynn pour son physique, et pas seulement pour son physique », que Doyle lui révéla ce qu'elle avait effectivement ingéré. A la suite de quoi, elle passa toute la nuit à vomir, penchée sur la cuvette des cabinets. « J'en ai eu les kishkas retournées ! Tu parles d'une sale plaisanterie ! Voilà pourquoi, encore aujourd'hui, je te dis, Alex, de ne jamais faire de mauvaises farces aux gens — parce que les conséquences peuvent être tragiques ! J'étais si malade, Alex », aimait-elle à rappeler aussi bien pour elle-même que pour moi et aussi pour mon père, cinq, dix, quinze ans après le cataclysme, « que ton père, ce Héros ici présent, a dû arracher au plus profond sommeil le docteur de l'hôtel pour l'amener près de moi. Tu vois comment je tiens mes doigts ? Je vomissais si fort qu'ils étaient devenus tout raides, juste comme ça, comme si j'étais paralysée, et demande à ton père — Jack, dis-lui, dis-lui ce que tu as pensé quand tu as vu ce que le homard Newburg avait fait à mes doigts. » « Quel homard Newburg ? » « Celui que ton ami Doyle m'a forcée à avaler. » « Doyle ? Quel Doyle ? » « Doyle, Le Shicker Goy Qu'il A Fallu Transférer Au Fin Fond du South Jersey Tellement Il Était Cavaleur. Doyle ! Qui Ressemblait A Errol Flynn ! Dis à Alex ce qui est arrivé à mes doigts, ce que tu avais cru qu'il leur arrivait... » « Écoute, je ne sais même pas de quoi tu parles. » — Ce qui est vraisemblablement le cas : tout le monde n'est pas en mesure de ressentir pleinement l'intensité du drame que constitue pour ma mère son existence — en outre il subsiste toujours la possibilité que cette histoire relève plus de l'imaginaire que de la réalité (qu'elle concerne plus, est-il besoin de le préciser, le redoutable Doyle que le homard interdit). Et puis naturellement, mon père est un homme qui doit se faire une certaine somme de soucis chaque jour et parfois il lui faut bien renoncer à écouter les conversations qui se déroulent autour de lui en vue de faire le plein requis d'anxiété. Il se peut bien qu'il n'ait vraiment pas entendu un traître mot de ce qu'elle disait. Mais il va son train, le monologue de ma mère. Comme les autres enfants entendent chaque année l'histoire de Scrooge ou ont droit le soir à la lecture de quelque livre favori, je suis en permanence saturé des épisodes riches en suspense de sa vie périlleuse. Voilà en vérité la littérature de mon enfance, ces histoires de ma mère — les seuls bouquins reliés dans la maison, mis à part les livres scolaires, sont ceux qui ont été offerts à mes parents quand l'un ou l'autre était en convalescence à l'hôpital. Un tiers de notre bibliothèque se compose de Dragon Seed (son hystérectomie) (moralité : rien ne manque jamais d'ironie, il y a toujours un sourire qui se cache quelque part) et les deux autres tiers sont Le Journal d'Argentine de William L. Shirer et (même morale) les Mémoires de Casanova (son appendicite à lui). Autrement, nos livres sont écrits par Sophie Portnoy, chacun venant en supplément de la fameuse série dont elle est l'auteur intitulée : Vous Me Connaissez, Je Suis Prête A Tout Essayer ! Car l'idée qui semble engendrer et nourrir son œuvre, c'est qu'elle est une sorte de risque-tout qui fonce allègrement dans la vie à la recherche de tout ce qui est nouveau et palpitant, mais vouée à se faire malmener en raison même de son esprit aventureux. Elle semble véritablement se considérer comme une femme toujours aux avant-postes de l'expérience, une sorte d'éblouissante combinaison de Marie Curie, Anna Karénine et Amélia Earhart. En tout cas, telle est l'espèce d'image romantique avec laquelle son petit garçon va se mettre au lit après qu'elle lui a boutonné son pyjama et l'a bordé sous ses draps en lui racontant comment elle a appris à conduire quand elle était enceinte de ma sœur et le jour même où elle avait obtenu son permis — à l'heure même — « une espèce de forcené » lui emboutit son pare-chocs arrière, à la suite de quoi elle n'a plus jamais repris le volant d'une voiture. Ou en racontant comment elle cherchait le poisson rouge dans un étang à Saratoga Springs, New York, où on l'avait emmenée à l'âge de dix ans pour voir une vieille tante malade, et par accident elle était tombée dedans, droit au fond de l'étang fangeux, et elle n'avait jamais remis les pieds dans l'eau depuis, pas même tout au bord de la plage à marée basse quand un maître nageur est de service... Et puis il y a le homard que, même dans son ivresse, elle savait ne pas être du poulet à la Royale, mais seulement « pour faire taire cet animal de Doyle » qu'elle s'était obligée à avaler et ensuite la presque tragédie qui s'était déclenchée, et elle n'a bien entendu plus jamais mangé depuis quoi que ce soit qui ressemble même de loin à du homard, et elle ne veut pas que j'en mange non plus, jamais. Pas, dit-elle, si je sais ce qui est bon pour moi ! « Il y a un tas de bonnes choses à manger en ce bas monde, Alex, sans toucher une horreur comme un homard avec le risque de garder les mains paralysées pour le reste de son existence. »
Oh là là ! Combien j'ai accumulé de griefs ! Combien j'abrite de haines dont j'ignorais jusqu'à la présence en moi ! Est-ce le processus de l'analyse, Docteur, ou ce que nous appelons le « matériel » ? Je ne fais que me plaindre, l'aversion semble sans fond chez moi, et je commence à me demander si par hasard assez n'est pas assez. Je me surprends moi-même à me livrer à ce genre de récriminations ritualisées qui vaut précisément dans le grand public leur fâcheuse réputation aux gens qui se font psychanalyser. Se peut-il que j'aie vraiment détesté cette enfance et honni mes pauvres parents avec la même virulence qui semble m'habiter aujourd'hui — lorsque je considère ce que j'étais dans le passé, de la position supérieure que j'occupe — et n'occupe pas ? Est-ce la vérité que j'exprime ou n'est-ce que pur et simple kvetching ? Ou encore le kvetching est-il pour des gens comme moi une sorte de vérité ? Quoi qu'il en soit, ma conscience souhaite faire connaître, avant que je recommence à renâcler, qu'à l'époque mon enfance n'était pas le phénomène auquel je me sens si étranger et qui m'inspire tant d'aversion aujourd'hui. Si vaste que fût ma confusion, si profond que semble m'apparaître rétrospectivement mon tourment intérieur, je ne me souviens pas avoir été de ces gosses qui passaient leur temps à souhaiter vivre sous un autre toit, avec d'autres gens, quelles qu'aient pu être mes aspirations inconscientes en ce sens. Après tout, où pourrais-je trouver ailleurs un public comme ces deux-là pour mes imitations ? Je les faisais tordre en général au cours des repas — une fois, ma mère a effectivement mouillé sa culotte, Docteur, et prise d'un fou rire hystérique elle a dû courir à la salle de bains sous l'effet de mon pastiche de Mister Kitzel dans le « Jack Benny Show ». Quoi d'autre ? Des promenades, des promenades avec mon père dans Weequahic Park le dimanche, que je n'ai pas encore oubliées. Voyez-vous, je ne peux pas aller faire un tour à la campagne et trouver un gland par terre sans penser à lui et à ces promenades. Et ce n'est pas rien, près de trente ans après.
Et ai-je mentionné, à propos de ma mère, les conversations sans fin que nous entretenions tous les deux ces années-là avant même que je sois assez grand pour aller tout seul à l'école ? Durant ces cinq ans, quand nous restions en tête à tête toute la journée, je crois que nous avons abordé tous les sujets connus de l'homme. « Quand je parle à Alex », disait-elle souvent à mon père lorsqu'il rentrait épuisé, le soir, « je peux rester tout l'après-midi à repasser et jamais je ne sens passer le temps. » Et attention, je n'ai que quatre ans...
Quant aux glapissements, aux terreurs, aux larmes, même cela se chargeait d'une vitalité, d'une exaltation positive ; en outre, que rien ne fût jamais simplement rien, mais toujours quelque chose, que l'incident le plus banal puisse faire exploser sans avertissement une crise terrible, pour moi, c'était ça la vie. Le romancier, comment s'appelle-t-il déjà, Markfield a écrit quelque part dans une histoire que jusqu'à quatorze ans il croyait que « vexation » était un mot juif. Eh bien, c'était ce que je pensais de « tumulte » et de « pagaille », deux des termes favoris de ma mère. « Spatule » également. J'étais déjà le chouchou de la classe enfantine et, à chaque interrogation, présumé gagner haut la main quand un jour la maîtresse me demanda d'identifier l'image d'un objet que ma mère, je le savais parfaitement, désignait du nom de « spatule ». Mais la tête sur le billot, j'étais incapable de retrouver ce mot en anglais. Bafouillant, rougissant, je m'effondrai vaincu sur mon banc, pas aussi abasourdi que la maîtresse, certes, mais tout de même durement secoué... Et voilà jusqu'où dans le passé remonte mon destin, comment, tout au début de la partie, il était « normal » pour moi d'être dans un état similaire à l'angoisse — dans ce cas particulier à propos d'un objet aussi mémorable qu'un ustensile de cuisine.
Oh, maman, tout ce drame pour une spatule. Imagine un peu mes sentiments pour toi !
Cette divertissante petite histoire me rappelle qu'à l'époque où nous vivions à Jersey City, en un passé lointain où j'étais encore essentiellement le petit marmot de ma mère, essentiellement le flaireur des parfums de son corps et l'esclave absolu de ses kugel, de ses grieben et de ses ruggelech — il y avait eu un suicide dans notre bâtiment. Un garçon de quinze ans nommé Ronald Nimkin auquel les femmes de l'immeuble avaient décerné le titre de « José Iturbi n° 2 » s'était pendu à la pomme de la douche dans sa salle de bains. « Avec ses mains d'or ! » gémissaient les femmes, faisant allusion bien entendu à sa façon de jouer du piano. « Avec ce talent ! » suivi de, « On n'aurait jamais pu trouver un garçon plus amoureux de sa mère que Ronald ! » Je vous jure, il ne s'agit pas là de foutaises ou de souvenirs refabriqués, ce sont les mots mêmes utilisés par ces femmes ! Les grands thèmes sombres et lyriques de la souffrance humaine et de la passion coulent de ces bouches comme les prix de l'Oxydol ou du maïs en boîte Del Monte ! Ma propre mère, permettez-moi de vous le rappeler, quand je suis rentré l'été dernier après mon aventure en Europe, m'accueille au téléphone avec la formule suivante, « Alors, comment va mon amoureux ? » Son amoureux, elle m'appelle, pendant que son mari écoute sur l'autre extension ! Et jamais elle ne se demande, si je suis son amoureux, qui il est, lui, le schme geggy avec qui elle vit ? Non, ce n'est pas la peine de creuser loin quand il s'agit de ces gens-là — ils portent leur bon vieil inconscient en bandoulière.
Mme Nimkin pleurant dans notre cuisine, « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi nous a-t-il fait ça ? » Vous entendez ? Non pas : qu'avons-nous pu lui faire, oh non jamais ça — pourquoi nous a-t-il fait ça ? A nous ! qui aurions donné nos bras et nos jambes pour qu'il soit heureux, et un grand pianiste de concert par-dessus le marché ! Vraiment, peuvent-ils être aveugles à ce point ? Les gens peuvent-ils plonger dans de tels abîmes de stupidité et vivre ? Croyez-vous une chose pareille ? Peuvent-ils être réellement dotés de toute la machinerie complète, un cerveau, une moelle épinière et les quatre ouvertures pour les oreilles et les yeux — un équipement, Mme Nimkin, presque aussi spectaculaire que la T. V. en couleurs — et continuer à traverser l'existence sans que les effleure le moindre soupçon sur les sentiments et les aspirations de quiconque autre qu'eux-mêmes ? Mme Nimkin, pauvre merde, je me souviens de vous, je n'avais que six ans mais je me souviens de vous et ce qui a tué votre Ronald, le futur-pianiste-de-concert, crève les yeux : votre chierie d'égoisme et de stupidité ! « Toutes les leçons que nous lui avons payées », pleurniche Mme Nimkin. Oh, écoutez, écoutez, pourquoi est-ce que j'insiste comme ça ? Peut-être est-elle bien intentionnée, à coup sûr elle doit l'être — en des heures d'affliction, que peut-on attendre de ces gens simples ? Ce n'est qu'à cause de sa détresse qu'elle profère ces énormités à propos de toutes les leçons qu'ils ont payées à quelqu'un qui est maintenant un cadavre. Que sont-elles après tout, ces femmes juives qui nous ont élevés ? En Calabre, on voit leurs doubles souffrant tassés comme des pierres dans les églises, avalant toute cette monstrueuse connerie catholique ; à Calcutta, elles mendient dans les rues ou, si elles ont de la chance, se traînent quelque part dans un champ poussiéreux attelées à une charrue. C'est en Amérique seulement, rabbin Golden, que ces paysannes, nos mères, se font teindre en blond platine à soixante ans et se promènent dans Collins Avenue en Floride, en jupe courte et étole de vison — et avec des opinions arrêtées sur tous les sujets existant sous le soleil. Ce n'est pas leur faute si on leur a fait don de la parole — entre nous, si les vaches pouvaient parler, elles diraient des choses aussi idiotes. Oui, oui, voilà, peut-être alors la solution : penser à elles comme à des vaches auxquelles ont été dispensés les miracles jumeaux du verbe et du mah-jong. Pourquoi ne pas être charitable dans ses pensées, d'accord, Docteur ?
Mon détail favori concernant le suicide de Ronald Nimkin : tandis qu'il se balance à la pomme de la douche, un mot est épingle à la chemise à manches courtes du jeune pianiste mort — c'est là mon souvenir le plus net de Ronald : cette grande perche adolescente, émaciée et catatonique nageant lamentablement dans ses chemises de sport à manches courtes trop grandes pour lui, avec les revers des cols amidonnés et repassés avec une telle énergie qu'ils en ont l'air blindés... Et Ronald lui-même, chaque membre si étroitement assujetti à sa colonne vertébrale que si on le touchait il se mettrait sans doute à vibrer... et les doigts, bien entendu, ces longs trucs blancs grotesques, à sept jointures au moins avant d'aboutir aux ongles parfaitement rongés, ces mains à la Lugosi dont ma mère me serinait — et me serinait — et me serinait — car rien n'est jamais dit qu'une seule fois — rien ! — que c'était « les mains d'un pianiste-né ».
Pianiste ! Oh, ça, c'est l'un des mots qu'ils adorent, presque autant que docteur, Docteur, et résidence, et par-dessus tout son propre bureau. Il a ouvert son propre bureau à Livingston. « Tu te rappelles Seymour Schnock, Alex ? » me demande-t-elle ou Aaron Shpine ou Howard Zobz ou je ne sais quel connard que je suis censé avoir connu en classe il y a vingt-cinq ans et dont je n'ai pas l'ombre d'un souvenir. « Figure-toi que j'ai rencontré sa mère dans la rue aujourd'hui, et elle m'a dit que Seymour est actuellement le plus grand chirurgien du cerveau de tout l'hémisphère occidental... Il possède six différentes maisons basses de style ranch, toutes construites en pierres massives à Livingston ; il appartient au conseil de onze synagogues, toutes flambant neuves et dessinées par Mark Kugel, et l'an dernier avec sa femme et ses deux petites filles qui sont si jolies qu'elles sont déjà sous contrat pour la Métro et si brillantes qu'elles devraient être au collège — il les a toutes emmenées en Europe pour un voyage de quatre-vingts millions de dollars dans sept mille pays différents, certains dont tu n'as jamais entendu parler, qu'ils ont créés uniquement en l'honneur de Seymour et, en plus de tout ça, il est tellement important, Seymour, que dans chacune des grandes villes d'Europe qu'ils ont traversées, le maire en personne lui a demandé de s'arrêter le temps d'effectuer des opérations du cerveau impossibles, dans des hôpitaux qu'ils avaient également construits pour lui sur place — et — écoute bien ça —, ils ont retransmis dans la salle d'opération tandis qu'il opérait le thème musical d'Exodus, pour que tout le monde sache quelle était sa religion, et voilà le grand homme qu'est devenu ton ami Seymour aujourd'hui ! Quel bonheur il donne à ses parents !
Et toi, tel est le sous-entendu, quand vas-tu enfin te marier ? A Newark et dans les faubourgs environnants, cette question est apparemment sur toutes les lèvres : quand alexander portnoy va-t-il enfin cesser d'être égoïste pour donner à ses parents qui sont des gens si merveilleux des petits-enfants ? « Alors », me dit mon père, les larmes au bord des yeux, « alors », s'enquiert-il absolument chaque fois que je le vois, y a-t-il une fille sérieuse en perspective, Grand Chef ? Excuse-moi de te poser la question, je ne suis que ton père, mais je ne vais pas vivre éternellement, et toi, au cas où tu l'oublierais, tu portes le nom de la famille, alors je me demande si tu ne pourrais peut-être pas me mettre dans le secret. »
Oui, honte, honte à Alex P., le seul représentant de sa promotion qui n'a pas fait des grands-parents de sa maman et de son papa. Alors que tous les autres ont épousé des gentilles filles juives, fait des enfants, acheté des maisons et (selon la phrase de mon père) se sont enracinés. Alors que tous les autres fils ont assuré leur postérité, eh bien voilà ce qu'il a fait, lui — il a chassé le con. Et le con shikse, qui plus est ! Chassé, reniflé, lapé, shuppé, mais par-dessus tout, il y a pensé. Jour et nuit, au travail et dans la rue — à trente-trois ans d'âge, et il rôde toujours dans les rues, avec les yeux hors de la tête. Un vrai miracle qu'il n'ait pas été réduit en bouillie par un taxi étant donné la façon dont il traverse les grandes artères de Manhattan à l'heure du déjeuner. Trente-trois ans, et toujours à mater et à se monter le bourrichon sur chaque fille qui croise les jambes en face de lui dans le métro. Toujours à se maudire de ne pas avoir adressé la parole à la succulente paire de nichons qui monta vingt-cinq étages seule avec lui dans l'ascenseur ! Puis à se maudire aussi bien pour le motif inverse ! Car il est bien connu qu'il a abordé dans la rue des filles d'aspect en tous points respectable et, en dépit du fait que depuis son apparition sur l'écran de la télé, un dimanche matin, son visage n'est pas totalement inconnu d'une fraction éclairée du public — en dépit du fait qu'il se rend peut-être à l'appartement de sa maîtresse du moment pour y dîner — il est bien connu qu'en telle ou telle occasion, il a murmuré, « Dites donc, vous ne voulez pas venir chez moi ? » Bien entendu, elle va répondre, « Non ». Bien entendu, elle va hurler, « Fichez-moi le camp, espèce de... ! » ou répondre d'un ton sec, « J'ai déjà un charmant chez moi, merci, avec un mari dedans. » Que fait-il de lui-même, cet imbécile ! Ce crétin ! Ce sournois ! Cet obsédé sexuel ! Tout simplement il ne peut pas — ne veut pas — réprimer le feu qui lui ronge le chibre, la fièvre qui lui délabre le cerveau, le désir qui le dévore en permanence, de l'inédit, du neuf, de l'extravagant, du jamais conçu et, si vous êtes capable d'imaginer une chose pareille, du jamais rêvé. En matière de con, il continue à vivre dans un état qui ne s'est jamais démenti et n'a subi aucun raffinement sensible depuis qu'il avait quinze ans et ne pouvait se lever de son banc en classe sans cacher sa trique derrière son cahier à trois anneaux. Chaque fille qu'il voit s'avère (tenez-vous bien) pourvue entre les jambes — d'un con véritable. Stupéfiant ! Époustouflant ! Il n'arrive pas encore à se débarrasser de l'idée fantastique que, lorsqu'on regarde une fille, on regarde quelqu'un qui possède, c'est absolument garanti — un con ! Elles ont toutes des cons ! Juste là sous leur robe ! Des cons — pour baiser ! Et, Docteur, Votre Honneur, quel que soit votre titre, peu importe semble-t-il ce que se tape en fait ce pauvre minable puisqu'il rêve déjà de la chatte de demain alors qu'il est en train de tringler celle d'aujourd'hui.
J'exagère ? Cette façon de me noircir n'est-elle qu'un truc habile pour la ramener ? Ou me vanter peut-être ? Cette insatisfaction, cette trique permanente, est-ce que je les ressens vraiment comme une affliction — ou une performance ? Les deux ? Peut-être. Ou n'est-ce qu'un moyen d'évasion ? Écoutez, au moins je ne me retrouve pas encore au début de la trentaine, bouclé dans un mariage avec une charmante créature dont le corps a cessé de présenter pour moi le moindre intérêt réel — au moins je ne suis pas contraint de me mettre au lit tous les soirs avec une bonne femme que dans l'ensemble je baise par obligation et non par désir. Je pense à cette dépression cauchemardesque qui accable certaines personnes à l'heure du coucher... D'autre part, même moi je dois admettre qu'il y a peut-être d'un certain point de vue quelque chose d'un peu déprimant dans ma situation aussi. Bien sûr, on ne peut pas tout avoir, c'est du moins ce que je comprends — mais la question à laquelle je suis prêt à faire face est celle-ci : ai-je quelque chose ? Combien de temps vais-je encore poursuivre mes expériences féminines ? Combien de temps vais-je encore continuer à coller ce machin dans les trous qui s'offrent à lui — d'abord ce trou, puis, comme j'en ai assez de ce trou, cet autre trou là-bas... et ainsi de suite ! Quand cela finira-t-il ? Seulement, pourquoi ça devrait-il finir ? Pour faire plaisir à un père et à une mère ? Pour se conformer à la norme ? Pourquoi diable faudrait-il que je sois tellement sur la défensive pour être ce qu'on appelait honorablement il y a quelques années un célibataire ? Après tout, ce n'est rien de plus, vous savez — le célibat. Alors quel est le crime ? La liberté sexuelle ? A l'époque où nous vivons ? Pourquoi devrais-je me plier devant l'esprit bourgeois ? Est-ce que je leur demande de plier devant moi ? Peut-être ai-je légèrement subi l'empreinte du nomadisme — est-ce si terrible ? A qui fais-je du tort avec mes convoitises ? Je ne maltraite pas les dames, je ne leur tords pas les bras pour les mettre au lit avec moi. Je suis, si je puis dire, un homme sincère et compatissant. Permettez-moi de le déclarer, à côté des hommes d'aujourd'hui, je... Mais pourquoi faut-il que je m'explique moi-même ? Que je m'excuse moi-même ! Pourquoi dois-je justifier avec ma Sincérité et ma Compassion mes désirs ! Donc, j'ai des désirs — oui, seulement ils sont sans fin, sans fin ! Et ça, ce n'est peut-être pas une bénédiction en prenant pour la circonstance un point de vue psychanalytique.
... Mais enfin tout ce dont est capable l'inconscient en tout cas, si l'on en croit Freud, c'est de désirer. Et désirer, et désirer ! Oh, Freud, si je connais ! Celle-ci a un joli cul mais elle parle trop.
D'autre part, celle-là ne parle pas du tout, du moins pas pour dire la moindre chose sensée — mais pour vous sucer, pardon ! Quelle science de la bite ! D'un autre côté, voilà une vraie crème de fille, avec les tétons les plus doux, les plus roses, les plus touchants que j'aie jamais tiraillés entre mes lèvres, mais elle ne veut rien savoir pour tailler une plume. N'est-ce pas étrange ? Et pourtant — allez comprendre les gens — c'est son plaisir pendant que je la tronche d'avoir l'un ou l'autre de mes index douillettement logé au creux de son anus. La mystérieuse affaire que voilà ! La fascination sans limite qu'exercent ces ouvertures et ces orifices ! Voyez-vous, je suis tout bonnement incapable de m'arrêter ! Ou de m'attacher à aucune. J'ai des histoires qui durent jusqu'à un an, un an et demi, des mois et des mois d'amour, à la fois tendre et voluptueux, mais à la fin — c'est aussi inéluctable que la mort — le temps poursuit sa marche et ce désir s'exténue. Et à la fin je ne peux vraiment pas franchir ce pas qui conduit au mariage. Mais pourquoi devrais-je le faire ! Pourquoi ? Existe-t-il une loi disant qu'Alex Portnoy doit être le mari et le père de quelqu'un ? Docteur, elles peuvent grimper sur l'appui de la fenêtre et menacer d'aller s'aplatir sur le trottoir en dessous, elles peuvent empiler le Seconal jusqu'au plafond. Je serai peut-être contraint de vivre, pendant des semaines et des semaines d'affilée, dans la terreur de voir ces filles obsédées par le mariage se jeter sous une rame de métro, mais je ne peux pas, je ne veux tout bonnement pas m'engager par contrat en vue de coucher avec une seule et unique femme pour le reste de mes jours. Imaginez la chose : supposons que je me décide et que j'épouse A avec ses délicieux nichons et ainsi de suite, qu'arrivera-t-il lorsque B qui en possède d'encore plus délicieux — ou en tout cas de plus nouveaux — fera son apparition ? Ou C qui a une façon spéciale de remuer son cul dont je n'ai encore jamais fait l'expérience ; ou D, ou E, ou F. J'essaie d'être sincère vis-à-vis de vous, Docteur — parce qu'avec le sexe l'imagination humaine galope jusqu'à Z et ensuite au-delà ! Nichons, cons, langues, lèvres, bouches, langues et trous du cul ! Comment puis-je renoncer à ce que je n'ai même jamais connu pour une fille qui, si délicieuse et provocante qu'elle ait pu être un jour, me deviendra inévitablement aussi familière qu'une miche de pain ? Pour l'amour ? Quel amour ? Est-ce ce qui lie tous ces couples que nous connaissons — ceux qui du moins se soucient de se laisser lier ? N'est-ce pas quelque chose qui s'apparente à la faiblesse ? N'est-ce pas plutôt la commodité, l'apathie et la culpabilité ? N'est-ce pas plutôt la crainte, l'épuisement, l'inertie, la veulerie pure et simple, beaucoup, beaucoup plus que cet « amour » dont les conseillers matrimoniaux, les auteurs de chansons et les psychothérapeutes ne cessent de rêver ? Je vous en prie, pas de foutaises entre nous sur l'« amour » et sa durée. Et voilà pourquoi je demande : comment puis-je épouser une femme que j' « aime » sachant pertinemment que d'ici cinq, six ou sept ans je vais me retrouver dans les rues en quête d'une nouvelle chatte toute fraîche — et pendant ce temps-là, ma fidèle moitié qui m'a créé un si charmant foyer, etc., supporte avec courage sa solitude et sa disgrâce ? Comment pourrais-je affronter ses terribles larmes ? Je ne pourrais pas. Comment pourrais-je affronter mes enfants qui m'adorent ? Et ensuite, le divorce, c'est bien ça ? L'entretien des enfants. La pension alimentaire. Les droits de visite. Merveilleuse perspective, vraiment merveilleuse. Quant à celle qui se tuerait parce que je préfère ne pas m'aveugler sur l'avenir, ma foi c'est son problème. Il le faut bien ! Il n'y a certainement pour personne de nécessité et de justification à brandir la menace du suicide parce que je suis assez sage pour voir les frustrations et les récriminations en perspective... Mon chou, je t'en prie, ne braille pas comme ça, veux-tu ? On va croire qu'on est en train de t'étrangler. Oh mon chou (je m'entends supplier moi-même, l'an dernier, cette année, chaque année de ma vie !) tout ça va s'arranger pour toi, je t'assure, c'est vrai ; tu vas t'en tirer très bien, sans un pli, ça ira même bien mieux, alors je t'en prie, espèce de garce, rentre dans cette pièce et laisse-moi partir ! « Toi, toi et ta saleté de bite ! » crie la plus récemment désillusionnée (et auto-sélectionnée) des futures épouses. Cette étrange amie, efflanquée et parfaitement dingue, à qui il arrive de gagner autant en posant une heure pour des photos publicitaires de dessous féminins que son illettré de père en une semaine dans les mines de charbon de West Virginia. « Je croyais que tu étais en principe un être supérieur, cochon de dragueur, saloperie d'enfoiré ! » Cette fille superbe, qui se méprend totalement sur mon compte, est appelée le Singe, surnom qui dérive d'une petite perversion à laquelle elle s'est adonnée peu de temps avant de me rencontrer et de se lancer dans des exercices plus ambitieux. Docteur, je n'ai jamais eu de fille pareille dans ma vie, elle a comblé mes rêves d'adolescence les plus lascifs — mais l'épouser, peut-elle y songer sérieusement ? Voyez-vous, avec tout son côté sophistiqué et ses parfums, elle a une très basse opinion d'elle-même et simultanément — c'est bien là la source de la plupart de nos ennuis — une opinion ridiculement haute de moi. Et simultanément une très basse opinion de moi. C'est un Singe perturbé et, je crains, pas très intelligent. « Un intellectuel ! » hurle-t-elle. « Un type instruit, une lumière ! Espèce de salaud ! Pauvre con toujours à bander, tu te soucies bien plus des négros d'Harlem que tu connais même pas que de moi qui te pompe le nœud depuis une année entière ! » Perturbée, navrée et aussi dérangée… Car c'est du balcon de notre chambre d'hôtel à Athènes que m'arrive cette sortie, alors que debout sur le seuil, valise à la main, je l'adjure de rentrer dans la pièce de façon que je puisse sauter dans un avion pour filer de ce trou. Puis le petit directeur furieux, tout huile d'olive, moustache et respecta bilité outragée, grimpe en courant l'escalier, gesticulant, les bras au ciel — et là-dessus prenant une profonde aspiration je déclare, « Écoute, tu veux sauter, saute ! » Et je sors — les dernières paroles qui me parviennent concernent le fait que c'est uniquement par amour (« par amour », glapit-elle) qu'elle s'est abaissée à ces choses dégradantes que je l'ai forcée, entre guillemets, à faire. Ce qui n'est pas le cas, Docteur ! Pas le cas du tout ! Ce n'est qu'une tentative de la part de cette garce pleine d'astuce pour me disloquer sur le chevalet de la culpabilité — et aussi se procurer un mari. Parce qu'à vingt-neuf ans, c'est ça qu'elle veut, comprenez-vous —mais ça ne veut pas dire, n'est ce pas, que je suis obligé de lui faire ce plaisir. « En septembre, sale con, je vais avoir trente ans ! » Exact, Singe, exact ! Et c'est précisément pourquoi c'est toi et non pas moi la responsable de tes aspirations et de tes rêves, est-ce bien clair ? Toi ! « Je le crierai sur tous les toits, sale brute ! Je leur dirai quel vicieux dégueulasse tu es et les cochonneries que tu m'as fait faire ! »
La conasse ! J'ai vraiment de la chance de me tirer de cette histoire vivant. Et encore, c'est à voir !
Mais revenons-en à mes parents et à la façon dont, semble-t-il, en persistant dans mon célibat, je n'apporte également à ces gens qu'affliction. Qu'il se trouve, maman et papa, qu'il se trouve simplement que j'ai été récemment nommé par le maire au poste de Rapporteur Adjoint à la Commission de la Promotion de l'Homme de la ville de New York n'a pas l'ombre d'un sens pour vous sous l'angle de la réussite et de la considération — encore que ce ne soit pas absolument exact, je le sais, puisqu'en toute sincérité chaque fois que mon nom apparaît dans un article du Times ils bombardent chacun de nos parents vivants d'une copie de la coupure de presse. La moitié de la retraite de mon père s'envole en frais d'affranchissement et ma mère reste au téléphone des journées entières d'affilée et il faut l'alimenter par intraveineuses tant son débit est vertigineux pour parler de son Alex. En fait, les choses se passent exactement comme elles se sont toujours passées : ils n'en reviennent pas de ma réussite et de mon génie, avec mon nom dans le journal, associé maintenant du sémillant nouveau maire, dans le clan de la Vérité et de la Justice, ennemi des exploiteurs de taudis, des fanatiques et des canailles (« pour promouvoir l'égalité des droits, pour faire obstacle à la discrimination, pour encourager la compréhension et le respect mutuels » — but social de ma commission tel que l'a décrété un arrêté du conseil municipal)... mais tout de même, si vous voyez ce que je veux dire, tout de même pas absolument parfait.
Voyons, en fait de vipère réchauffée dans leur sein, peut-on trouver mieux ?
Tout ce qu'ils ont sacrifié pour moi et fait pour moi, leur façon de vanter mes mérites, de se considérer comme la meilleure agence de relations publiques (c'est ce qu'ils m'affirment) que puisse avoir un enfant, et il s'avère que je suis encore loin de la perfection. Avez-vous jamais entendu une chose pareille dans votre existence ? Je refuse d'être parfait, voilà tout. Quel gosse infect. Ils viennent me rendre visite. « Où as-tu déniché un tapis pareil ? » demande mon père en faisant la grimace. « Tu as trouvé ça chez un brocanteur ou on te l'a donné ? »
« Moi, il me plaît, ce tapis. »
« Qu'est-ce que tu racontes », reprend mon père, « il est usé jusqu'à la corde, ton tapis. »
Ton dégagé, « Il est usé mais pas jusqu'à la corde. D'accord ? Ça va comme ça ? »
« Alex, je t'en prie », dit ma mère. « C'est un tapis très usé. »
« Tu vas te prendre les pieds dans ce machin », dit mon père, « et tu te déboîteras le genou, et alors là tu seras vraiment dans le pétrin. »
« Et avec ton genou », dit ma mère d'un ton lourd de signification, « ça ne serait pas une partie de plaisir. »
A ce train-là, ils vont d'une minute à l'autre se mettre à rouler l'objet à eux deux et ils le flanqueront par la fenêtre ! Après quoi, ils me ramèneront à la maison !
« Il est très bien, ce tapis. Et mon genou va très bien aussi. »
« Il n'allait pas si bien que ça », ma mère est prompte à me rappeler, « quand tu étais dans le plâtre jusqu'à la hanche, mon chéri. Il avait une façon de shlepper ce truc ! Ce qu'il était malheureux avec ça ! »
« J'avais quatorze ans, maman. »
« Ouais, et quand tu es sorti de là-dedans », remarque mon père, « tu ne pouvais pas plier la jambe. Je croyais que tu resterais infirme jusqu'à la fin de tes jours. Je lui disais « plie-la, plie-la ! », je le suppliais pratiquement matin et soir, veux-tu être infirme à vie ? Plie cette jambe ! »
« Tu nous as fait mourir de peur avec ce genou. »
« Mais c'était en 1947 et nous sommes en 1966. Il y a à peu près vingt ans qu'on m'a enlevé ce plâtre ! »
La réponse péremptoire de ma mère ? « Tu verras, un jour, tu seras père, et tu comprendras, et alors peut-être que tu ne te moqueras plus de ta famille. »
La légende gravée sur le côté face de la pièce de 5 cents juive, sur le corps de chaque enfant juif ! — non pas in god we trust[6] —mais un jour tu seras père et tu comprendras.
« Tu crois », demande mon père l'ironiste, « que ce sera de notre vivant, Alex ! Tu crois que ça arrivera avant que je descende dans la tombe ? Non, il préfère prendre des risques avec un vieux tapis râpé ! » Ironiste — et logicien ! — « et s'ouvrir le crâne ! Et tu permets que je te pose une autre question, mon indépendant de fils — qui saurait seulement que tu es ici si tu étais couché par terre en train de saigner à mort ? La moitié du temps tu ne réponds pas au téléphone. Je te vois là étendu avec Dieu sait quoi d'esquinté — et qui est là pour s'occuper de toi ? Qui est là, ne serait-ce que pour t'apporter un bol de soupe si, à Dieu ne plaise, quelque chose de terrible arrivait ? »
« Je me débrouille très bien tout seul ! Je ne passe pas mon temps comme certaines personnes » — mince, toujours vachard avec le vieux, hein, Al ? — « certaines personnes de ma connaissance à attendre la catastrophe complète. »
« Tu verras », dit-il avec un haussement de tête pitoyable. « Tu tomberas malade. » — et soudain un long cri de fureur, une plainte surgie du néant, chargée d'une haine absolue pour moi !
— « Tu deviendras vieux, et alors tu ne seras plus un monsieur aussi indépendant ! »
« Alex, Alex », commence ma mère tandis que mon père va jusqu'à la fenêtre pour se ressaisir et, en passant, glisse un commentaire méprisant sur « ce quartier où il vit ». Je travaille pour New York et il voudrait encore que j'habite dans cet admirable Newark !
« Maman, j'ai trente-trois ans. Je suis rapporteur adjoint à la Promotion de l'Homme pour la ville de New York. J'ai été reçu premier à la fin de mes études de droit ! Tu te souviens ? J'ai été reçu premier à tous les examens que j'ai passés ! A vingt-cinq ans, j'étais déjà conseiller spécial d'une sous-commission parlementaire du Congrès des États-Unis, maman ! D'Amérique ! Si je voulais un poste à Wall Street, maman, je pourrais être à Wall Street ! Je suis un homme éminemment respecté dans ma profession, ça devrait crever les yeux ! En cet instant même, maman, je mène une quête sur les manœuvres discriminatoires illégales dans les opérations immobilières à New York — la discrimination raciale ! J'essaie d'obtenir du syndicat de la métallurgie qu'ils me racontent leurs petits secrets. Voilà ce que j'ai fait aujourd'hui même ! Écoute, j'ai contribué à tirer au clair le scandale des jeux télévisés, tu te souviens ? » — Oh, pourquoi continuer comme ça ? Pourquoi continuer avec ma voix étranglée et haut perchée d'adolescent ? Seigneur Jésus, un Juif dont les parents sont vivants est un gamin de quinze ans et restera un gamin de quinze ans jusqu'à leur mort !
Toujours est-il que Sophie m'a maintenant pris la main et, le regard voilé, attend que j'aie énoncé en bredouillant le dernier titre de gloire qui me vienne à l'esprit, la dernière action édifiante que j'ai accomplie, puis elle prend la parole, « Mais pour nous, pour nous, tu es toujours un bébé, chéri. » Ensuite vient le chuchotement, le fameux chuchotement de Sophie que tous les gens présents dans la pièce peuvent entendre sans même tendre l'oreille, elle est si attentionnée, « Dis-lui que tu regrettes ! Donne-lui un baiser ! Un baiser de toi changerait le monde. »
Un baiser de moi changerait le monde ! Docteur ! Docteur ! Ai-je dit quinze ans ! Excusez-moi, je voulais dire dix, je voulais dire cinq ! Je voulais dire zéro ! Un Juif dont les parents sont vivants est la moitié du temps un bébé sans défense. Écoutez, venez à mon aide ! Et vite ! Libérez-moi de ce rôle que je joue dans la farce juive du gosse étouffé ! Parce qu'elle commence à perdre un peu de son charme à trente-trois ans ! Et puis ça fait mal aussi, tout ça ne va pas sans douleur, sans qu'on éprouve une légère souffrance humaine, si je peux me permettre de m'exprimer ainsi. — Seulement ça, c'est le côté que Sam Levenson a escamoté ! Bien sûr, ils sont installés au casino du Concord, les femmes dans leurs visons et les hommes dans leurs complets phosphorescents, et pardon, ce qu'ils rigolent, rigolent, rigolent — » Au secours, au secours, mon fils le docteur se noie ! » et la souffrance dans tout ça, Myron Cohen ! Et le type qui est vraiment en train de se noyer ! Qui coule vraiment dans un océan d'inflexibilité parentale ! Et lui alors — qui se trouve, Myron Cohen, être moi ! Docteur, je vous en prie, je ne peux plus vivre dans un monde dont un vulgaire gugusse de boîte de nuit a défini le sens et les dimensions — un champion d'humour noir ! Parce que les voilà, les champions de l'humour noir — bien entendu — les Henny Youngman, et les Milton Berle qui les font se tenir les côtes, là-bas au Fontainebleau, et avec quoi ? Des histoires de meurtres et de mutilations ! « Au secours ! » crie la bonne femme qui court le long de la plage à Miami Beach, « au secours, mon fils le docteur se noie ! » Ha ha ha — seulement, c'est mon fils le patient, ma petite dame ! Et comment, qu'il se noie ! Docteur, débarrassez-moi de ces zèbres, je vous en prie ! Le macabre est hilarant sur la scène, mais pas à vivre, merci ! Alors expliquez-moi donc la marche à suivre et je me débrouillerai. Expliquez-moi simplement ce qu'il faut dire et je leur enverrai ça dans les gencives ! Barre-toi, Sophie, va te faire foutre Jack, foutez-moi le camp illico ! Tenez, en voilà une bien bonne pour vous, par exemple. Trois Juifs marchent dans la rue, ma mère, mon père et moi. Ça se passe l'été dernier, juste avant mon départ en vacances. Nous venons de dîner (« Vous auriez un morceau de poisson ? » demande mon père au garçon dans le restaurant français tape-à-l'œil où je les ai emmenés pour prouver que je suis un adulte ! — « Oui, monsieur[7], nous avons... » « Très bien, donnez-moi un morceau de poisson, dit mon père, et surtout qu'il soit bien chaud, hein ? »), nous venons de dîner et ensuite, mâchonnant mon Titralac (pour calmer mon hyperacidité gastrique) je fais quelques pas avec eux avant de les mettre dans un taxi jusqu'à la gare d'autobus de Port Authority. Aussitôt mon père m'attaque parce que je n'ai pas été le voir une fois en cinq semaines (sujet que je croyais avoir épuisé avec eux au restaurant, pendant que ma mère chuchotait au garçon pour s'assurer que le poisson de son « grand garçon » — c'est moi, bonnes gens — était bien cuit) et maintenant je m'en vais pour un mois entier. Et avec tout ça, quand arriveront-ils jamais à voir leur propre fils ? Ils voient leur fille, et les enfants de leur fille, et relativement souvent, mais là non plus ce n'est pas une réussite. « Avec un beau-fils comme ça », remarque mon père, « si on ne dit pas juste le truc psychologique qu'il faut à ses gosses, si je ne dégote pas la bonne psychologie pour parler à mes petites-filles, il veut me coller en prison ! Je me fiche bien de ce qu'il prétend être ! Toujours est-il que pour moi, il pense comme un communiste. Mes propres petits-enfants, et tout ce que je dis doit passer par lui, Monsieur le Censeur ! » Non, leur fille est maintenant Mme Feibish et ses petites-filles sont des Feibish aussi. Où sont les Portnoy dont il rêvait ? Dans mes burnes. «Écoute », je m'exclame d'une voix étranglée, « tu es en train de me voir maintenant ! Tu es avec moi en cet instant même ! » Mais une fois démarré il est en pleine foulée et maintenant qu'il n'a plus à s'inquiéter des arêtes de poisson qui risqueraient de l'étouffer, il n'est pas question de lui raidir le mors. — M. et Mme Plouck, eux, Seymour et sa femme si belle et leurs sept mille enfants si beaux et intelligents viennent les voir tous les vendredis soir sans faute. « Écoute, je suis toujours très occupé ! J'ai une serviette bourrée de questions importantes à régler ! » « Allons, allons », réplique-t-il, « il faut que tu manges. Tu peux bien venir prendre un repas une fois par semaine, parce qu'enfin il faut bien que tu manges quand six heures viennent — alors, c'est pas vrai ? » Là-dessus, qui se met à piailler sinon Sophie pour lui signaler que, quand elle était petite fille, sa famille lui disait toujours de faire ci et ça et à quel point elle en était quelquefois malheureuse et pleine de rancune, et que mon père ne devrait pas insister avec moi parce que, pense-t-elle, « Alexander est un grand garçon, Jack, il a le droit de prendre ses décisions tout seul, c'est quelque chose que je lui ai toujours dit. » Tu lui as toujours dit quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ?
Oh, pourquoi insister ? Pourquoi être à ce point obsédé ? Pourquoi se montrer si mesquin ? Pourquoi ne pas être beau joueur comme Sam Levenson et prendre tout ça à la rigolade — d'accord ? Seulement, laissez-moi finir. Ils montent donc dans leur taxi. « Embrasse-le, chuchote ma mère, tu pars si loin, en Europe. » Naturellement, mon père l'a entendue — c'est pour ça qu'elle baisse la voix, pour que nous l'écoutions tous — et une vague de panique le submerge. Tous les ans à partir de septembre, il me demande perpétuellement quels sont mes projets pour le mois d'août suivant — et maintenant il se rend compte qu'il a été blousé. C'est déjà assez que je prenne un avion partant à minuit pour un autre continent mais, pire que ça, il n'a pas la moindre idée de mon itinéraire. Eh oui, j'ai gagné la partie ! J'ai réussi !
« Mais où en Europe ? L'Europe représente la moitié du globe », s'écrie-t-il tandis que je commence à fermer la portière du taxi de l'extérieur.
« Je t'ai dit : je ne sais pas. »
« Qu'est-ce que tu racontes, tu dois savoir ! Comment est-ce que tu arriveras là-bas si tu ne sais pas... »
« Je regrette, je regrette. »
Désespérément, son corps bascule en travers de celui de ma mère — juste au moment où je claque la portière — oy, pas sur ses doigts, par pitié ! Seigneur, ce père ! Que j'ai depuis toujours ! Que je trouvais souvent le matin profondément endormi sur le siège des cabinets, son pantalon de pyjama aux genoux et le menton pendant sur sa poitrine. Debout à six heures moins le quart du matin pour s'offrir une heure de séance ininterrompue sur la chiotte dans le fervent espoir que, s'il est bon et si prévenant pour ses boyaux, ils s'amadoueront, ils céderont, ils finiront par dire, « Bon ça va, Jack, t'as gagné » et feront à cette pauvre cloche l'aumône de cinq ou six dérisoires grumeaux de merde. « Bon Dieu ! » gémit-il lorsque je le réveille pour faire ma toilette avant l'école, et il se rend compte qu'il est près de sept heures et demie et au fond de la cuvette au-dessus de laquelle il a dormi pendant une heure repose, s'il a de la chance, une petite boulette brune que l'on pourrait imaginer sortie du rectum d'un lapin mais non de l'arrière-train d'un homme qui doit maintenant sortir, complètement engorgé, pour faire sa journée de douze heures. « Sept heures et demie ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ? » Crac, le voilà habillé, chapeau et manteau et, avec son gros registre noir à la main, il enfourne debout ses pruneaux cuits et son « Bran » et bourre une de ses poches d'une poignée de fruits secs qui, chez tout être humain normal, déclencherait un état très voisin de la dysenterie. « Je devrais m'enfoncer une grenade explosive dans le cul, si tu veux mon avis », me murmure-t-il en confidence pendant que ma mère occupe la salle de bains et que ma sœur s'habille pour aller en classe dans sa « chambre », la véranda. « Je suis bourré d'assez d'All Bran pour lancer un cuirassé, ça me remonte jusqu'à la gorge, nom d'un chien. » A ce point, parce qu'il a réussi à me faire ricaner et s'amuse lui-même aussi à sa façon caustique, il ouvre la bouche et, du pouce, désigne le fond de sa gorge. « Regarde bien, tu vois où ça devient tout noir ? C'est pas seulement noir — c'est tous ces pruneaux empilés jusqu'où se trouvaient mes amygdales. Dieu merci, on me les a enlevées, sinon il n'y aurait pas de place. »
« Ah c'est du joli de raconter des histoires comme ça », lance ma mère de la salle de bains, « c'est joli de raconter des histoires comme ça à un enfant. »
« Des histoires ? » il s'écrie, « c'est la vérité ! » et dans la seconde même qui suit il se met à trépigner dans tout l'appartement en vociférant, « Mon chapeau, je suis en retard, où est mon chapeau ? Qui a vu mon chapeau ? » Et ma mère rentre dans la cuisine, me coule son regard de sphinx, patient, éternel, qui sait tout... et attend... et bientôt le voilà revenu dans l'entrée, apopleptique et gémissant, pratiquement au désespoir. « Où est mon chapeau ? Où est ce chapeau ? » jusqu'à ce que, doucement, des profondeurs de son âme omnisciente, elle lui réponde, « Sur ta tête, bêta. » Momentanément ses yeux semblent se vider des moindres signes de perception et de compréhension humaine ; il reste planté là, un néant, une chose inerte, un sac plein de merde et rien de plus. Et puis, la conscience lui revient — oui, il va falloir qu'il affronte le monde extérieur, après tout, puisque son chapeau a été retrouvé, et, le plus fort, sur sa tête. « Hein... ah oui... ! » dit-il en levant la main avec stupeur — puis il sort de la maison, monte dans la Kaiser, et voilà Superman parti jusqu'à la nuit.
La Kaiser, il est temps que je place mon histoire à propos de la Kaiser : comment il m'emmena fièrement lorsque après la guerre il alla échanger la Dodge 39 pour une nouvelle automobile, une nouvelle marque, un nouveau modèle, tout nouveau — quel parfait moyen pour un papa américain d'impressionner son fils américain ! — et comment le vendeur volubile réagissait comme s'il n'en croyait absolument pas ses oreilles chaque fois que mon père disait « non » à chacun des mille petits accessoires que, l'un après l'autre, cet enfoiré voulait nous vendre pour les accrocher à la voiture. « Écoutez, je vais vous donner mon avis pour ce qu'il vaut », dit ce fumier qui, lui, ne vaut pas un pet, « elle ferait deux cents pour cent plus d'effet avec des flancs blancs — vous ne croyez pas, jeune homme ? ça ne vous plairait pas que votre papa prenne au moins les flancs blancs ? » Au moins. Ah, le vérolé ! qui fait comme ça appel à moi pour essayer d'entôler mon vieux — espèce de larve, petit malfrat de mes deux ! Mais pour qui te prends-tu, sale con, j'aimerais le savoir, pour nous la faire ainsi à l'influence — un pauvre minable vendeur de Kaiser-Fraser ! Où est-ce que tu es maintenant esbroufeur de merde ? « Non, pas de flancs blancs », marmonne mon père humilié, et je me contente de hausser les épaules dans l'embarras que j'éprouve devant son inaptitude à nous fournir, à moi et à ma famille, les belles choses qui agrémentent l'existence.
En tout cas, en tout cas, en route pour le boulot dans la Kaiser sans radio ni flancs blancs, pour être accueilli là-bas dans le bureau par la femme de ménage. Maintenant, je vous le demande, pourquoi faut-il que ce soit lui qui remonte les stores le matin dans le bureau ? Pourquoi faut-il qu'il se tape une journée de travail plus longue que n'importe quel agent d'assurances de l'histoire ? Pour qui ? Moi ? Oh, si c'est ça, si c'est ça, si telle est sa raison, alors, bordel, c'est vraiment trop tragique à supporter, le malentendu est trop grand ! Pour moi ? Rends-moi service, ne le fais pas pour moi ! Je t'en prie, ne cherche pas toujours la raison pour laquelle ta vie est ce qu'elle est pour en conclure que c'est Alex ! Parce que je ne constitue pas le but essentiel de l'existence des autres ! Je refuse de shlepper ces boulets jusqu'à la fin de mes jours ! Tu m'entends ? Je refuse ! Cesse de trouver incompréhensible que je puisse m:envoler pour l'Europe à des milliers et des milliers de kilomètres juste quand tu viens de passer le cap des soixante-six ans et que tu es prêt à couler à pic d'une minute à l'autre, comme tu le lis chaque matin avant toute chose dans le Times. Des hommes de ton âge, et plus jeunes, ils meurent — un instant ils sont vivants, l'instant d'après ils sont morts et apparemment, ce qu'il pense, c'est que si je suis seulement au-delà de l'Hudson au lieu de l'Atlantique... voyons, que pense-t-il au juste ? Qu'avec moi dans les parages, ça n'arrivera pas — voilà tout, que je me précipiterai à côté de lui, lui prendrai la main et du même coup le rendrai à la vie ? Croit-il vraiment que je détienne d'une façon ou d'une autre le pouvoir de détruire la mort ? Que je sois la résurrection et la vie ? Mon pauvre père, un en-christifié convaincu ! Et il ne le sait même pas !
Sa mort. Sa mort et ses boyaux. La vérité est que je suis à peine moins préoccupé par l'une et les autres qu'il ne l'est lui-même. Je ne reçois jamais un télégramme, ne reçois jamais un coup de fil après minuit sans éprouver la sensation que mon estomac se vide comme un lavabo et déclare à voix haute — à voix haute ! — « Il est mort », parce qu'apparemment je le crois aussi, je crois que je peux d'une façon ou de l'autre l'arracher à l'anéantissement — que je peux et que je dois ! mais où avons-nous tous pris cette idée ridicule et absurde que je suis si — puissant, si précieux, si nécessaire à la survie de tout un chacun ! Mais qu'avaient-ils donc, ces parents juifs — parce que je ne suis pas seul sur ce bateau, oh non, je me trouve sur le plus vaste transport de troupes en service... Jetez simplement un coup d'œil par les hublots et voyez-nous là, empilés jusqu'au plafond sur nos couchettes, dans un concert de plaintes et de gémissements, nous apitoyant tellement sur nous-mêmes, les tristes fils aux yeux noyés de parents juifs, malades à crever à force de rouler dans cette mer houleuse de culpabilité — c'est ainsi parfois que je nous imagine moi et mes frères en jérémiades, les mélancoliques, les fortes têtes, encore à la barre comme nos ancêtres — et oh, malades, malades comme des chiens, nous nous écrions par intermittence, tantôt l'un tantôt l'autre, « Papa, comment as-tu pu faire ça ? » « Maman, pourquoi as-tu fait ça ? » Et les histoires que nous racontons pendant que l'énorme navire roule et tangue, la surenchère à laquelle nous nous livrons — qui a eu la mère la plus castratrice, qui le père le plus ignare ! Je peux te faire la pige, salaud, humiliation pour humiliation, honte pour honte... Les vomissements dans la cuvette des waters après les repas, le rire hystérique d'agonie tombant des couchettes et les larmes — ici une mare née de la contrition, là de l'indignation — en un clin d'œil, le corps d'un homme (avec le cerveau d'un enfant) se soulève dans sa rage impuissante pour brandir le poing vers la paillasse au-dessus et retombe aussitôt en arrière, s'accablant de reproches. Oh, mes amis juifs ! Mes frères de race à la bouche ordurière ployant sous la culpabilité ! Mes chéris ! Mes copains ! Cet enculé de bateau cessera-t-il jamais de tanguer ? Quand ? Quand ? Que nous puissions cesser de nous plaindre d'être si malades — et nous retrouver à l'air libre, libres, et vivre !
Docteur Spielvogel, accuser ne soulage en rien, — accuser, c'est encore être malade, bien sûr, bien sûr — mais néanmoins, qu'avaient-ils donc ces parents juifs, qu'avaient-ils pour être capables de nous faire croire, à nous petits garçons juifs, que nous étions d'une part des princes, uniques comme la licorne, géniaux et brillants comme personne ne fut jamais brillant et beau dans toute l'histoire de l'enfance — jeunes sauveurs et pures perfections d'une part, et de tels petits merdeux, turbulents, incapables, étourdis, ineptes, égoïstes, de tels petits ingrats de l'autre !
« Mais en Europe où ?... » me lance-t-il tandis que le taxi s'écarte du trottoir.
« Je ne sais pas où », je réplique de même en faisant d'allègres gestes d'adieu, j'ai trente-trois ans et je suis enfin libéré de ma mère et de mon père ! Pour un mois.
« Mais comment saurons-nous ton adresse ? »
Joie ! Pure joie ! « Vous ne la saurez pas ! »
« Mais si jamais entre-temps !... »
« Si jamais quoi ? » dis-je en riant. « Si jamais, qu'est-ce qui te tracasse maintenant ?... »
« Si jamais » — oh mon Dieu, est-ce qu'il ne se met pas véritablement à le crier en propres termes par la portière du taxi ? sa crainte, son avidité, sa détresse, sa foi en moi, sont-elles assez grandes pour qu'il se mette effectivement à hurler ces mots en plein milieu des rues de New York ? — « et si je meurs ? »
Car c'est cela que j'entends, Docteur, les dernières paroles que j'entends avant de m'envoler pour l'Europe — et avec le Singe, personne sur l'existence de qui j'ai vis-à-vis d'eux gardé un secret total. « Et si je meurs ? » puis me voilà parti pour mes orgiaques vacances à l'étranger.
... Maintenant, que les mots que j'ai entendus soient bien les mots prononcés, c'est encore autre chose. Et que ce soit dans ma compassion pour lui, dans l'anxiété que m'inspire l’inéluctabilité de cette horrifiante issue, sa mort, ou dans mon impatiente attente de cet événement que j'entends ce que j'entends, c'est encore autre chose également. Mais ceci bien entendu, vous le comprenez, ceci bien entendu c'est votre gagne-pain.
Je disais que le détail du suicide de Ronald Nimkin qui me séduit le plus est la note que sa mère trouva épinglée à cette camisole de force démesurée, sa chemise de sport si rigidement empesée. Savez-vous ce qu'elle disait ? Devinez le dernier message de Ronald pour sa maman. Devinez.
Mme Blumenthal a téléphoné. Apporte s'il te plaît le règlement du mah-jong pour la partie de ce soir.
Ronald.
Comme exemple de vertu jusqu'au saut final, qu'est-ce que vous en dites ? Comme exemple de bon garçon, de garçon attentionné, courtois et bien élevé, de gentil garçon juif dont personne ne risquera jamais d'avoir honte, qu'est-ce que vous en dites ? Dis merci, chéri, dis à votre service, chéri. Demande pardon, Alex, demande pardon ! Excuse-toi ! Ah ouais, et de quoi ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Eh, dites donc, je me cache sous mon lit, le dos au mur, refusant de demander pardon, refusant aussi de sortir et d'assumer les conséquences, refusant ! Et la voilà après moi avec un balai, essayant de pousser ma carcasse pourrie en terrain découvert. Ah, mânes de Gregor Samsa. Salut Alex. Adieu Franz ! « Tu ferais mieux de me demander pardon toi, sinon ! Et je ne plaisante pas ! » J'ai cinq ans, peut-être six, et elle m'abreuve de sinon et de je-plaisante-pas, comme si le peloton d'exécution était déjà là dehors, étalant des journaux dans la rue en prévision de mon exécution.
Et maintenant arrive le père : après une charmante journée passée à essayer de vendre des assurances sur la vie à des Noirs qui ne sont même pas tout à fait sûrs de vivre, il retrouve chez lui une femme hystérique et un enfant métamorphosé — parce que qu'ai-je fait, moi, la perfection incarnée ? Incroyable, ça dépasse l'imagination, mais j'ai lancé à ma mère un coup de pied dans les tibias ou je l'ai mordue. Je ne veux pas avoir l'air de me vanter, mais je crois bien que c'était les deux.
« Pourquoi ? » exige-t-elle de savoir, agenouillée sur le sol, en me braquant le faisceau d'une torche électrique dans les yeux. « Pourquoi fais-tu des choses pareilles ? » Oh, c'est bien simple. Pourquoi Ronald Nimkin a-t-il renoncé à l'existence et au piano ? parce que nous en avons jusque-là ! parce que vous autres, les mères juives, vous êtes tellement chiantes qu'on ne peut pas vous supporter ! J'ai lu le bouquin de Freud sur Léonard, Docteur, et pardon pour ma présomption, mais ce sont mes fantasmes, exactement : ce grand oiseau qui me suffoque en battant frénétiquement des ailes devant mon visage et ma bouche, si bien que je ne peux même pas reprendre ma respiration. Que voulons-nous moi, Ronald et Léonard ? Qu'on nous foute la paix ! Ne serait-ce qu'une demi-heure d'affilée ! Cessez donc de nous tanner pour nous exhorter à être sage ! Nous exhorter à être gentil ! Fichez-nous la paix, nom de Dieu, et laissez-nous nous tripoter tranquillement nos petites quéquettes et ruminer nos petites pensées égoïstes — arrêtez donc de vouloir respectabiliser nos mains, nos zizis et nos bouches ! Aux chiottes les vitamines et l'huile de foie de morue ! Donnez-nous simplement chaque jour notre chair quotidienne ! Et pardonnez-nous nos infractions — qui entre nous ne sont même pas des infractions !
« ... un petit garçon qui donne à sa mère des coups de pied dans les tibias, c'est ça que tu veux être ? » Mon père a la parole... et jetez un coup d'œil sur ses bras, voulez-vous ? Je n'ai encore jamais remarqué jusqu'ici le format des avant-bras dont est doté ce bonhomme. Il n'a peut-être pas de pneus à flancs blancs, une instruction très poussée, mais il possède des bras qui ne sont pas une rigolade. Avec ça, bon sang, il est dans une de ces rognes. Mais pourquoi ? Si je lui ai flanqué un coup de pied, espèce de connard, c'est en partie pour toi.
« ...la morsure d'un homme est plus mauvaise que celle d'un chien, tu sais ça, toi ? Sors de dessous ce lit ? Tu m'entends, ce que tu as fait à ta mère est pire que ce qu'aurait pu faire un chien ! » Et si puissants sont ses rugissements, et si convaincants, que ma sœur, ordinairement placide se précipite dans la cuisine en crachotant une bouillie de gémissements affolés et, dans ce que nous appelons maintenant la position fœtale, s'accroupit entre le réfrigérateur et le mur. Ou du moins c'est ce qu'il me semble me rappeler — encore qu'il serait logique, j'imagine, de demander comment je sais ce qui se passe dans la cuisine si je suis toujours planqué sous mon lit. « La morsure, passe encore, les mollets, passe encore » — son balai s'efforce sans répit de m'extirper de mon réduit — « mais qu'est-ce que je vais faire avec un enfant qui ne veut même pas demander pardon ? Qui refuse de demander pardon à sa propre mère et de lui dire qu'il ne recommencera jamais, jamais ! Qu'est-ce que nous allons faire, papa, avec un petit garçon comme ça chez nous ! »
Est-elle en train de plaisanter ? Est-elle sérieuse ? Pourquoi n'appelle-t-elle pas les flics pour me faire expédier à la prison pour enfants si je suis à ce point incorrigible ? « Alexander Portnoy, âgé de cinq ans, vous êtes en conséquence condamné à être pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive pour avoir refusé de demander pardon à votre mère. » On aurait pu penser que le gamin qui lape leur lait et barbote avec son canard et son bateau dans leur baignoire était le criminel le plus recherché d'Amérique alors qu'en fait ce que nous jouons dans cette maison c'est une sorte de version bouffonne du Roi Lear avec moi dans le rôle de Cordelia ! Au téléphone, elle répète inlassablement à X, Y ou Z, qui ne l'écoute pas au bout de la ligne, que son plus grand défaut est d'être trop bonne. Parce que, à coup sûr, ils n'écoutent pas — à coup sûr ils ne sont pas assis là à hocher la tête et à griffonner sur leur bloc-notes ces conneries auto-glorifiantes et insanes, si transparentes que même un moutard en bas âge verrait à travers. « Sais-tu mon plus grand défaut, Rose ? J'ai horreur de dire ça de moi, mais je suis trop bonne ! » Ce sont des paroles authentiques, Docteur, enregistrées sur bande depuis de si nombreuses années dans ma cervelle. Et qui me tuent encore ! Ce sont les authentiques messages que ces Rose, ces Sophie, ces Goldie, ces Pearl se transmettent les unes aux autres chaque jour ! « Je donne tout de moi aux autres », reconnaît-elle avec un soupir, « et en échange je me fais cracher à la figure — et mon défaut c'est qu'avec toutes les avanies qu'on me fait, je peux pas m'empêcher d'être bonne. »
Merde, Sophie, essaie un peu, tout simplement, pourquoi pas ? Pourquoi n'essayons-nous pas tous ? Parce que être mauvais, maman, c'est là le vrai combat : être mauvais et s'en délecter ! Voilà ce qui fait des hommes de nous autres petits garçons, maman. Mais qu'a fait ma soi-disant conscience à ma sexualité, à ma spontanéité, à mon courage ! Peu importe certaines des choses que je m'efforce tant de surmonter, car le fait demeure, je n'y arrive pas. Ainsi qu'une carte routière, je suis marqué de la tête aux pieds par mes refoulements. Vous pouvez voyager sur mon corps en long, en large et en travers par les autoroutes de la honte, de l'inhibition et de la peur. Tu vois, je suis trop bon moi aussi, maman, moi aussi je suis moral à en éclater tout comme toi. Est-ce que tu m'as jamais vu essayer de fumer une cigarette ? On dirait Bette Davis. Aujourd'hui, les garçons et les filles, pas même en âge de passer le bar mitzvah, tètent les cigarettes de marijuana comme des sucettes à la menthe et moi je suis encore complètement godiche avec une Lucky Strike. Oui, voilà à quel point je suis bon, maman. Peut pas fumer, boit à peine, pas de drogues, n'emprunte pas d'argent, ne joue pas aux cartes, ne peut pas proférer un mensonge sans me mettre à transpirer comme si je passais sous l'Equateur. D'accord, je suis mal embouché, mais je vous assure, c'est là, à peu de chose près, que se borne la somme de mes transgressions. Regarde ce que j'ai fait avec le Singe — je l'ai laissée tomber, je l'ai plaquée par trouille, la fille dont j'avais rêvé de brouter le minou toute ma vie. Pourquoi la plus modeste excentricité est-elle à ce point au-delà de mes moyens ? Pourquoi la moindre entorse aux conventions respectables déclenche-t-elle en moi de tels tourments intérieurs ? Alors que je hais ces putains de conventions ! Alors que j'ai parfaitement conscience de la stupidité de ces tabous ! Docteur, mon docteur, qu'est-ce que vous en dites, remettez le id dans yid ! Libérez la libido de ce gentil petit Juif, je vous en prie ! Montez vos prix s'il le faut — je paierais n'importe quoi ! Assez tremblé de peur devant ces sombres et profonds plaisirs ! Maman, maman, mais en quoi donc voulais-tu me transformer, en zombie ambulant comme Ronald Nimkin ? Où as-tu pris que le mieux dans la vie c'était d'être obéissant ? De devenir un petit gentleman ? Vous parlez d'une aspiration pour un individu dévoré de désirs et de convoitises ! « Alex », dis-tu tandis que nous quittons le Weequahic Diner et, ne vous y trompez pas, j'avale ça comme du petit lait : les louanges sont les louanges et je les apprécie d'où qu'elles viennent — « Alex », me dis-tu à moi qui suis sur mon trente et un avec ma cravate toute faite et mon blazer deux tons, cette façon de couper ta viande ! Ta façon de manger ta pomme de terre au four sans en laisser une miette ! Je t'embrasserais, tiens, jamais je n'ai vu un gentil petit monsieur avec sa petite serviette sur les genoux comme ça ! » Une tapette, maman. Une petite tapette. C'est ça ce que tu as vu et très exactement ce que le programme d'éducation était destiné à engendrer. Bien sûr ! Bien sûr ! Le vrai mystère, ce n'est pas que je ne sois pas mort comme Ronald Nimkin mais que je ne sois pas comme tous ces charmants jeunes gens que je vois déambuler main dans la main chez Bloomingdale le samedi matin. Maman, la plage de Fire Island est jonchée de corps de charmants garçons juifs en bikini et bain de soleil[8] qui se conduisent aussi comme des petits messieurs au restaurant, j'en suis bien certain, et qui aident aussi leur maman à ranger les pions du mah-jong quand les dames viennent faire leur partie le lundi soir. Dieu puissant ! Après tant d'années passées à aligner ces dominos — un paf ! deux bing ! mah-jong ! — comment ai-je réussi à m'introduire dans le monde de la chagatte, c'est ça le mystère. Je ferme les yeux — et ce n'est pas si difficile — de me voir partageant une bicoque à Océan Beach avec un type aux yeux faits du nom de Sheldon. « Oh, tu me fais chier, Shelly, c'est tes copains ! Alors, fais-les toi-même, tes croûtons à l'ail ! » Maman, tes petits messieurs sont tous adultes maintenant, ils sont là étalés sur leur serviette de plage lavande, dans tout leur furieux narcissisme. Et oy Gut, l'un d'entre eux lance à quelqu'un — moi ! « Alex ? roi Alexandre ? Mon petit chou, as-tu vu où je mettais mon estragon ? » Le voilà, m'man, ton petit monsieur, en train d'embrasser sur la bouche un certain Sheldon ! A cause de sa sauce aux aromates ! « Sais-tu que ce j'ai lu dans Cosmopolitan ? » dit ma mère à mon père, « il y a des femmes qui sont homosexuelles. » « Allons, voyons », grommelle Papa Gros Ours, « qu'est-ce que c'est que ces foutaises, qu'est-ce que c'est que ces conneries ? » « Jack, je t'en prie, je n'invente rien, je l'ai lu dans Cosmo ! Je te montrerai l'article ! » « Allons donc, ils impriment ça pour augmenter le tirage. » Maman ! papa ! Il y a même bien pire que ça — il y a des gens qui enculent des poulets ! Il y a des hommes qui baisent les cadavres ! Vous ne pouvez tout bonnement pas vous imaginer les réactions auxquelles peuvent être sujets des gens qui ont purgé des peines de quinze à vingt ans à respecter l'idée du « bien » tel que l'a conçu un quelconque salopard à la cervelle tordue ! Donc, si je t'ai lancé des coups de pied dans les tibias, maman, si j'ai planté mes dents dans ton poignet jusqu'à l'os, estime-toi heureuse ! Car si j'avais gardé tout ça enfermé en moi-même, toi aussi il aurait pu t'arriver en rentrant à la maison d'y trouver un cadavre d'adolescent boutonneux se balançant au-dessus de la baignoire, pendu avec la ceinture de son père. Pire encore, l'été dernier, au lieu de faire une Shiva pour un fils filant vers la lointaine Europe, nous aurions pu nous retrouver en train de dîner sur ma « jetée » de Fire Island, vous deux, moi et Sheldon. Et si tu te souviens de l'effet qu'avait eu sur tes kishkas ce homard goyische, imagine ce que ça aurait donné si tu avais essayé de ne pas rejeter la sauce béarnaise[9] de Shelly. Alors, hein ?
A quelle pantomime ne dus-je pas me livrer pour ôter de mes épaules mon blouson de zylon et le disposer sur mon giron, histoire de cacher mon zob ce soir-là où je l'exposai à l'air libre, le tout à cause du chauffeur qui, fort de son pouvoir Polak, n'avait qu'à allumer le plafonnier pour détruire en un seul instant quinze ans de carnets de notes irréprochables, de places d'honneur, de brossages de dents bi-quotidiens, d'abstention totale de fruits frais sans les avoir soigneusement lavés au préalable. Quelle chaleur là-dedans ! Pouh ! On crève ! Ah là là je ferais mieux d'enlever mon blouson et de le poser bien plié sur mes genoux... Mais qu'est-ce que je fabrique ? Pour un Polak, m'a laissé entendre mon père, la journée n'est vraiment bien remplie que s'il a piétiné sous ses gros panards stupides la carcasse d'un Juif. Pourquoi donc est-ce que je prends ce risque en présence de mon pire ennemi ? Qu'adviendra-t-il de moi si je me fais prendre ! Il me faut la moitié du tunnel pour tirer sans bruit ma fermeture à glissière — et le voilà une fois de plus qui pointe en l'air, gonflé comme toujours, explosant d'exigence, comme un jeune crétin macrocéphale qui fait de la vie de ses parents un martyre avec ses insatiables besoins de simple d'esprit. « Fais-moi cracher », je m'entends intimer par le monstre soyeux. « Ici ? Tout de suite ? » « Bien entendu, ici et tout de suite. Quand te figures-tu qu'une occasion pareille se représentera une deuxième fois ? Tu ne sais donc pas ce qu'est cette fille endormie à côté de toi ? Regarde simplement son nez. » « Quel nez ? » « Le fait est qu'il est presque inexistant. Regarde ses cheveux, comme filés par un rouet. Souviens-toi du " lin " que tu as étudié à l'école ! Eh bien ça, c'est du lin humain ! Merde, c'est vraiment le fin du fin. Une shikse ! Et endormie ! A moins qu'elle ne fasse semblant, peut-être, c'est aussi une sérieuse possibilité. Elle fait semblant mais elle dit tout bas, " Vas-y, mon grand, fais-moi toutes les cochonneries que tu as toujours eu envie de faire. " » « Est-ce une chose possible ? » « Chéri, susurre ma bite, laisse-moi donc faire la liste de toutes les cochonneries par lesquelles elle aimerait que tu commences. Elle veut que tu prennes dans tes mains ses durs petits nénés de shikse d'abord. » « Tu crois ? » « Elle veut que tu lui astiques sa motte shikse avec ton doigt jusqu'à ce qu'elle tourne de l'œil. » « Oh, mon Dieu, jusqu'à ce qu'elle tourne de l'œil ! » « C'est une occasion qui ne se reproduira peut-être jamais aussi longtemps que tu vivras. » Ah mais tout est là, combien de temps est-ce que ça risque de durer ? Le nom du chauffeur est tout en x et en y, si mon père est dans le vrai, ces Polonais descendent en droite ligne du yak !
Mais qui l'emporte dans une discussion s'il a la trique ? Ven der putz shteht, ligt der sechel in drerd. Vous connaissez le fameux proverbe ? Quand la pine est raide, la cervelle rentre sous terre ! Quand la pine est raide, la cervelle est morte ou peu s'en faut ! Et c'est la vérité ! Hop, elle saute comme un chien à travers un cerceau, juste dans l'anneau du médius, de l'index et du pouce que je lui fournis pour la circonstance. Un boulot à trois doigts avec un va-et-vient en staccato d'un centimètre à la base — c'est la meilleure solution en autobus, ça provoquera (espérons-le) le minimum de tressautements sous mon blouson de zylon. Une telle technique, il est vrai, signifie qu'on néglige le bout sensible ; mais que l'existence soit avant tout sacrifice et contrôle de soi est un fait auquel même un obsédé sexuel ne peut se permettre de rester aveugle. Le boulot à trois doigts est le truc que j'ai mis au point pour flaquer dans les lieux publics — je l'ai déjà utilisé dans la salle de l'« Empire Burlesque » dans le bas de Newark. Un dimanche matin — suivant l'exemple de Smolka, mon Tom Sawyer — je quitte la maison pour le terrain de jeu de l'école en sifflant, avec un gant de base-ball, et quand personne ne regarde (conjoncture à laquelle j'ai manifestement peine à croire) je saute à bord d'un autobus vide et me rencogne sur la banquette pour la durée du voyage. Vous pouvez imaginer la foule devant la salle de music-hall un dimanche matin ; le bas de Newark est aussi exempt de vie et de mouvement que le Sahara, à l'exception de ces gens devant l'Empire qui donnent l'impression de l'équipage débarqué d'un bateau ravagé par le scorbut. Suis-je maboul d'entrer là-dedans ? Dieu sait quelle espèce de maladie je vais ramasser sur ces sièges ! « Allez, vas-y quand même, aux chiottes les maladies », dit le maniaque qui parle dans le microphone de mon caleçon. « Tu ne comprends donc pas ce que tu vas voir là-dedans ? Une cramouille de femme. » « Une cramouille ? » « Le fourbi au grand complet, parfaitement, tout brûlant et dégoulinant et prêt à l'action. » « Mais je vais en sortir avec la vérole rien qu'à toucher le billet d'entrée. Je vais la récolter à la semelle de mes sandales, la ramener dans ma propre maison. Et un dingue va perdre les pédales et me poignarder pour me piquer la capote que j'ai dans mon portefeuille. Et si les flics s'amènent ? Brandissant des pistolets — un type se met à cavaler — et ils me descendent par erreur ! Parce que je n'ai pas l'âge. Supposons que je me fasse tuer — ou même pire, arrêter ! Et mes parents ! » « Écoute, tu veux voir une chagatte ou tu ne veux pas voir une chagatte ? » « Je le veux, je le veux ! » « Ils ont une pute là-dedans, gamin, qui baise le rideau avec sa cramouille à l'air. » Bon, ça va — je risquerai la vérole, je risquerai d'avoir la cervelle transformée en lait caillé et de passer le reste de mes jours dans un asile à jouer au ballon avec ma merde — oui mais, si ma photo paraît dans le Newark Evening News ! Quand les flics allument partout et crient, « Allez, hop, les tordus, descente de police ! » Et si les flashes se mettent à crépiter ! Et si je suis mitraillé, moi, déjà président du Club des Relations Internationales dans ma seconde année de lycée ! Moi qui ai sauté deux ans d'école primaire ! Pensez qu'en 1946, parce qu'on ne voulait pas laisser chanter Maria Anderson au Convention Hall, j'ai pris la tête de toute ma classe pour refuser de participer au concours annuel de dissertation patriotique patronné par les Filles de la Révolution. J'étais et suis encore le petit garçon de douze ans qui, en hommage à son attitude courageuse devant le fanatisme et la haine, a été invité à l'Essex House de Newark pour assister au congrès du Comité d'Action politique de la C. I. O.[10] — à monter sur l'estrade et à serrer la main du docteur Kingdon, le journaliste réputé dont je lis l'éditorial chaque jour dans le PM. Comment puis-je envisager d'entrer dans une salle de music-hall avec tous ces dégénérés pour voir une bonne femme de soixante ans faire semblant de baiser avec un bout d'amiante, alors que sur l'estrade de la salle de bal de l'Essex House, le docteur Frank Kingdon lui-même a pris ma main et, tandis que le C. A. P. entier se levait pour applaudir mon opposition aux Filles de la Révolution, m'a dit, « Jeune homme, vous allez voir ici même ce matin la démocratie en action. » Et avec mon futur beau-frère Morty Feibish, j'ai déjà assisté à des assemblées de l'association des anciens combattants, j'ai aidé Morty, qui est membre du comité directeur, à installer les chaises pliantes pour une réunion d'étude... j'ai lu Citizen Tom Paine de Howard Fast, j'ai lu Looking Backward de Bellamy et Finnley Wren de Philip Wylie. Avec ma sœur et Morty, j'ai écouté des enregistrements de chansons de marche des glorieux chœurs de l'Armée rouge. Rankin, Bilbo et Martin Dies, Gerald L. K. Smith et le Père Coughlin, tous ces fumiers de fascistes, sont mes ennemis mortels. Alors, au nom du ciel, qu'est-ce que je fabrique sur un strapontin de music-hall à me branlocher au creux de mon gant de base-ball ? Et s'il y a du grabuge ! S'il y a des microbes ! Oui, mais si plus tard, après le spectacle, la fille là-bas avec ses énormes tétasses si... En soixante secondes, j'ai imaginé l'existence comblée et merveilleuse de pure dégradation que nous menons ensemble sur un dessus de lit dans une chambre d'hôtel miteux, moi (l'ennemi d'America First) et Pearl Finn qui est le nom dont j'ai baptisé la poufiasse la plus poufiasse de la troupe des danseuses. Et ça se pose là, notre existence, sous notre ampoule nue (avec l'enseigne hôtel jetant ses éclats juste sous notre fenêtre). Elle fait coulisser des Drake's Daredevil Cupcakes (espèce de bouchée au chocolat avec un cœur blanc crémeux) le long de ma queue et me les bouffe dessus flocon par flocon. Elle me verse dessus du sirop d'érable directement du bidon de Log Cabin et puis le lèche sur mes tendres couilles jusqu'à ce qu'elles soient à nouveau aussi propres que celles d'un bébé. Sa réplique favorite en prose courante est un chef-d'œuvre ! « Baise ma chatte, mon baiseur, jusqu'à ce que je tombe dans les pommes. » Quand je lâche un pet dans la baignoire, elle s'agenouille, nue, sur le carrelage, se plie en deux par-dessus le bord et embrasse les bulles. Elle s'assied sur ma bite pendant que je pose ma pêche, plongeant dans ma bouche un téton de la taille d'une brioche, tout en n'arrêtant pas de me glisser vicieusement à l'oreille tous les mots les plus dégueulasses qu'elle connaît. Elle se met des cubes de glace dans la bouche jusqu'à ce qu'elle ne sente plus sa langue et ses lèvres, puis me pompe le nœud et ensuite passe au thé brûlant ! Tout, tout ce que j'ai imaginé, elle l'a imaginé aussi, et elle le fera. La plus grande putain de toute la création. Et elle est à moi ! « Oh, Pearl Finn, ça vient, ça vient, sale pute », et je deviens du coup le seul individu qui ait jamais éjaculé au creux d'un gant de base-ball à l'Empire Burlesque de Newark... Enfin, peut-être.
Le grand truc à l'Empire, c'est les chapeaux. Pas très loin de moi, dans une travée d'en face, un confrère en astiquage de cinquante ans mon aîné se fait reluire dans son chapeau. Son chapeau, Docteur ! Oy, j'en suis malade. J'en pleurerais. Pas dans ton chapeau, hé, Shvantz, quand il va falloir que tu mettes ce machin sur ta tête ! Il va falloir que tu le mettes maintenant et que tu te balades dans Newark avec le foutre qui te dégouline sur le front. Comment pourras-tu bouffer ton déjeuner dans ce galurin ! Quelle désolation s'abat sur moi tandis que la dernière goutte s'écoule au fond de mon gant. Je sombre dans la dépression ; ma bite elle-même a honte et n'a pas le moindre mot de protestation tandis que je sors du music-hall en me morigénant sans pitié, et en gémissant à haute voix, « Oh non, non », un peu comme quelqu'un qui vient de sentir sa semelle glisser dans un caca de chien — la semelle de son soulier... mais ça porte bonheur après tout... Ach, écœurant ! Dans son chapeau, merde alors ! Ven der putz shteht ! Ven der putz shteht ! Dans le chapeau qu'il porte sur sa tête !
Je me souviens tout d'un coup de la façon dont ma mère m'a appris à pisser debout ! Écoutez, voilà ce qui peut être l'élément d'information que nous attendions, la clé de ce qui a décidé de mon tempérament, de ce qui m'a amené à vivre cette épreuve, déchiré par des désirs qui répugnent à ma conscience, avec une conscience qui répugne à mes désirs. Voici comment j'ai appris à pisser dans la cuvette comme un homme. Écoutez seulement !
Je me tiens debout au-dessus du niveau liquide circulaire, ma quéquette de bébé gentiment pointée en avant, pendant que ma maman, assise à côté de la cuvette des cabinets, sur le bord de la baignoire, règle d'une main le débit du robinet (d'où s'écoule un filet d'eau que je suis censé imiter) et de l'autre me titille le dessous de la queue. Je répète : me titille la queue ! Elle s'imagine, je suppose, que c'est le bon moyen pour amorcer le jet au bout de ce machin, et, je ne vous le cache pas, cette dame n'a pas tort. « Fais-moi un joli pissou, Bubala, fais un joli petit pissou pour ta maman », me roucoule maman alors qu'en vérité ce que je suis en train de faire là debout avec sa main sur mon zob représente selon toute probabilité mon avenir ! Rendez-vous compte ! Le grotesque de la chose ! Un tempérament d'homme est en train de se forger, une destinée se modèle... Oh, peut-être pas... En tout cas, pour ce que vaut cette information, en présence d'un autre homme je suis tout simplement incapable de lâcher une goutte d'eau. Même aujourd'hui. Ma vessie distendue peut atteindre les proportions d'une pastèque, mais interrompu par une présence étrangère avant que l'opération se soit déclenchée... (vous voulez tout savoir, d'accord, eh bien je dis tout) bref, à Rome, docteur, le Singe et moi avons ramassé une vulgaire putain dans la rue et l'avons emmenée pour coucher avec nous. Enfin voilà, ça y est, c'est sorti. Il m'a fallu pas mal de temps, on dirait.
L'autobus, l'autobus, ce qui s'est passé dans l'autobus pour m'empêcher d'arroser de mon foutre le bras de la shikse endormie — je n'en sais trop rien. Le bon sens, croyez-vous ? La simple décence ? Ma raison, comme on dit, prenant le dessus ? Eh bien, où donc est passée cette raison en cet après-midi où je reviens de l'école pour trouver ma mère absente et notre réfrigérateur garni d'un superbe morceau violacé de foie cru ? Je crois avoir déjà parlé de cette tranche de foie que j'avais achetée dans une boucherie puis tronchée derrière un panneau d'affichage en me rendant à une leçon de bar mitzvah. Eh bien, Votre Sainteté, je désire à ce sujet passer des aveux complets. Qu'elle — que ce — n'était pas mon premier morceau. Mon premier morceau, je me l'étais farci dans l'intimité de ma propre maison, enroulé autour de ma bite dans la salle de bains à trois heures et demie — et je me l'étais farci à nouveau au bout d'une fourchette à cinq heures et demie en compagnie des autres membres de cette pauvre et innocente famille qu'est la mienne.
Et voilà. Maintenant vous connaissez la pire action que j'aie jamais commise. J'ai baisé le dîner de ma propre famille.
A moins que vous ne partagiez avec le Singe sa conviction que le crime le plus atroce de ma carrière ait été de l'abandonner en Grèce. Le second en atrocité : l'avoir entraînée dans ce triumvirat à Rome. Selon son opinion — et quelle opinion, parlons-en ! — je suis l'unique artisan responsable de ce ménage[11] , parce que ma nature est la plus forte et la plus morale. « Le Grand Humanitaire ! » s'écrie-t-elle, « le type dont le boulot est de protéger les pauvres, pauvres gens contre leur propriétaire ! Toi qui m'as donné ce bouquin à lire, U. S. A. ! C'est à cause de toi que j'ai rempli cette demande d'inscription à Hunter ! C'est à cause de toi que je me tue à essayer de devenir un peu plus qu'une pauvre conasse tout juste bonne à baiser ! Et maintenant tu veux me traiter comme si je n'étais qu'une morue dont tu te sers, dont tu te sers pour les sales trucs vicelards qui te passent par la tête — toi qui es soi-disant un intellectuel supérieur —, toi qui passes à cette merde de télé éducative ! »
Voyez-vous, selon l'opinion de ce Singe, c'était ma mission de l'arracher à ces purs abîmes de frivolité et de galvaudage, de perversité, d'égarement et de luxure dans lesquels j'ai si vainement tenté toute ma vie de sombrer — je suis censé l'arracher à toutes ces tentations mêmes auxquelles je me suis efforcé toutes ces années de céder ! Et cela ne tire pour elle à aucune conséquence qu'au lit elle ait laissé son imagination divaguer à propos de cette combinaison avec une fièvre au moins égale à la mienne. Docteur, je vous le demande, qui a été le premier à formuler cette suggestion ? Depuis le soir où nous nous sommes rencontrés, lequel des deux a tenté l'autre avec la perspective de fourrer une autre femme dans notre lit ? Croyez-moi, je n'essaie pas d'émerger de ma fange — j'essaie en fait de m'y immerger ! — mais il faut bien préciser très clairement, pour vous et moi sinon pour elle, que cette bonne femme névrosée sans recours, cette pécore timbrée, cette conasse pathétique n'est guère ce qu'on pourrait appeler ma victime. Pas question que je coupe dans ses foutaises de « victime » ! Maintenant, elle a trente ans, elle veut se marier et devenir mère, elle veut être respectable et vivre dans une maison avec un mari (surtout maintenant que la période à haut salaire de son éblouissante carrière semble à peu près révolue) mais il ne s'ensuit pas que, pour la simple raison qu'elle s'imagine persécutée, grugée et exploitée (elle l'est peut-être si on considère sa vie avec assez de recul) que c'est à moi qu'on va faire endosser la responsabilité. Je n'y suis pour rien si elle a trente ans et si elle est célibataire. Je ne l'ai pas enlevée aux houillères de la West Virginia pour la prendre personnellement en charge — et je ne l'ai pas non plus fourrée dans un lit avec cette tapineuse ! Le fait est que c'est le Singe elle-même, parlant dans son italien de haute couture, qui, penchée à la portière de notre voiture de location, a expliqué à cette putain ce que nous voulions et combien nous étions prêts à la payer. Je me suis contenté de rester assis au volant, un pied sur la pédale de l'accélérateur, comme le chauffeur toujours prêt à prendre la tangente que je suis... Et croyez-moi, quand cette putain est montée sur le siège arrière, je me suis dit non ; et une fois à l'hôtel où nous nous sommes débrouillés pour la faire monter seule dans notre chambre en passant par le bar, j'ai pensé de nouveau non. Non ! Non ! Non !
Elle n'était pas vilaine, cette putain, un peu ronde et courte sur pattes, mais n'ayant guère dépassé vingt ans, avec une face large aux traits agréables et à l'expression ouverte — et des nichons proprement fabuleux. C'était pour eux que nous l'avions choisie, après avoir parcouru lentement en voiture dans les deux sens la via Veneto à examiner la marchandise en montre. Cette putain, qui s'appelait Lina, ôta sa robe debout au milieu de la pièce ; au-dessous, elle portait une guêpière d'où saillaient vers le haut les globes rebondis de ses seins et débordaient vers le bas les bourrelets de ses cuisses plus que plantureuses. Ce vêtement et son aspect théâtral m'étonnèrent — mais il faut dire que je m'étonnais de n'importe quoi et par-dessus tout de nous être décidés, après en avoir parlé tant de mois, à passer enfin à l'action.
Le Singe sortit de la salle de bains dans sa chemise courte (tableau qui d'ordinaire avait le don de m'exciter, cette chemise de soie de couleur crème avec un joli Singe dedans) et entre-temps je me débarrassai de tous mes vêtements et m'assis nu au pied du lit. Que Lina ne parlât pas un mot d'anglais ne faisait qu'accentuer ce sentiment qui avait commencé à sourdre et à s'infiltrer entre le Singe et moi-même, une sorte de sadisme larvé : nous pouvions nous parler l'un à l'autre, échanger des plans et des secrets sans que cette putain y comprît quoi que ce soit — de même qu'elle et le Singe pouvaient chuchoter en italien sans que j'eusse la moindre notion de ce qu'elles pouvaient dire ou comploter...
Lina prit la première la parole et le Singe se tourna vers moi pour traduire. « Elle dit que tu en as une très grosse. » « Je veux bien parier qu'elle répète ça à tous les bonshommes. » Puis elles s'immobilisèrent debout dans leurs dessous, regardant vers moi — attendant. Mais moi aussi j'attendais. Et comme mon cœur battait. Il fallait que ça arrive un jour, deux femmes et moi... Et maintenant qu'est-ce qui se passe ? Et pourtant, voyez-vous, je me dis encore à moi-même non !
« Elle veut savoir, reprit le Singe après que Lina eut parlé une seconde fois, « par où le signore aimerait qu'elle commence. » « Le signore, dis-je, souhaiterait qu'elle commence par le commencement... » Oh, pleine d'esprit, cette réplique, pleine de nonchalance en vérité, mais nous n'en continuons pas moins à rester assis là immobiles, moi et ma pine bandante, nu comme un ver et sans aucune possibilité de repli. Finalement, c'est le Singe qui déclenche le signal de la partouze. Elle s'approche de Lina qu'elle domine de la tête (oh bon Dieu, n'est-elle pas assez pour moi ? Ne suffit-elle pas vraiment à mes besoins ? Combien de bites ai-je donc ?) et glisse la main entre les jambes de la putain. Nous avions déjà imaginé la chose d'avance sous tous ses angles possibles, nous en avions rêvé à voix haute pendant des mois et des mois, et pourtant me voilà pétrifié à la vue du médius du Singe qui disparaît dans le con de Lina.
Je ne peux mieux décrire l'état dans lequel je suis plongé là-dessus que comme une sorte de surmenage épuisant. Parlez d'un surmenage ! Je veux dire tout bonnement qu'il y avait tant à faire. Tu te mets ici et je me mets là — bon très bien, maintenant je me mets ici et tu vas te mettre là — parfait, maintenant elle se baisse comme ça, pendant que je me redresse comme ci et toi tu te tournes à moitié de ce côté... et ainsi de suite, docteur, jusqu'à ce que j'en fusse arrivé à mon troisième et ultime coup. C'était alors le Singe qui se trouvait le dos au lit, et moi le cul tourné vers le lustre (et sous les caméras, pensai-je fugitivement) — et au milieu, enfonçant ses tétons dans la bouche de mon Singe, c'était notre putain. En quel trou, en quelle sorte de trou, déposai-je ma dose finale relève entièrement de la pure conjecture. Peut-être au bout du compte finis-je en me tapant quelque humide et odoriférante combinaison de fourrure pubienne italienne, de fesses américaines gluantes et de toile à drap absolument infecte. Puis je me levai, me rendis à la salle de bains et, vous serez sans doute content de l'apprendre, régurgitai mon dîner. Mes kishkas maman — je les expédiai droit dans la cuvette des cabinets. Quel bon petit garçon je fais, non ?
Quand je sortis de la salle de bains, le Singe et Lina étaient endormies étendues dans les bras l'une de l'autre.
Les sanglots pathétiques du Singe, ses récriminations et ses accusations commencèrent aussitôt que Lina, une fois rhabillée, se fut en allée. Je l'avais livrée au mal. « Moi ? C'est toi qui lui as fourré le doigt dans la chatte et qui as ouvert la séance ! Tu l'as embrassée sur ses lèvres de pute ! » « Eh ben c'est parce que », glapit-elle, « si je dois faire quelque chose alors pardon, moi je le fais ! Mais ça ne veut pas dire que j'en ai envie ! » Là-dessus, docteur, elle s'est mise à m'asticoter à propos des nichons de Lina, sous prétexte que je n'avais pas assez joué avec. «Tu ne parles que de ça, tu ne penses qu'à ça, les nichons ! Les nichons des autres, les miens sont si petits, et ceux de toutes les autres bonnes femmes que tu vois partout sont tellement gros — alors finalement tu t'en déniches une paire de fantastiques, et qu'est-ce que tu fais ? Rien ! » « Rien est un peu exagéré, Singe — la vérité dans tout ça, c'est que j'ai eu souvent du mal à te pousser pour prendre la place. » « Je ne suis pas lesbienne ! Je te défends de me traiter de lesbienne ! Parce que si j'en suis une, en tout cas, c'est bien par ta faute ! » « Ah ! Seigneur, non vraiment ! » « Je l'ai fait pour toi, oui, et maintenant tu me détestes à cause de ça ! » « Alors nous ne recommencerons pas pour moi, d'accord ? Pas si ça doit donner ce résultat grotesque, merde ! »
A part que le lendemain soir nous nous émoustillâmes beaucoup l'un l'autre pendant le dîner — comme aux premiers jours de notre liaison. Le Singe à un moment donné partit pour s'isoler aux toilettes des dames chez Ranieri et revint à la table avec un doigt imprégné d'odeur de chatte que je tins sous mon nez pour le renifler et l'embrasser jusqu'à l'arrivée du plat de résistance — et après deux ou trois cognacs chez Doney, nous accostâmes Lina une fois de plus à son poste attitré et l'emmenâmes avec nous à l'hôtel pour le deuxième round. Seulement, cette fois, je débarrassai Lina de ses sous-vêtements moi-même et entrepris de la grimper avant même que le Singe fût revenue des chiottes dans la chambre. Si je dois le faire, pensai-je, je dois le faire ! De A à Z ! Toute la gamme ! Et sans vomir avec ça ! Tu n'es plus dans ton bahut de Weequahic ! Tu n'es plus dans les environs de New Jersey !
Quand le Singe sortit de la salle de bains et constata que la petite fête était déjà en train, elle ne fut que médiocrement satisfaite. Elle s'assit sur le bord du lit, ses traits déjà menus plus petits que je ne les avais jamais vus, et, déclinant une invitation à participer, observa la scène en silence jusqu'à ce que j'eusse atteint mon orgasme et que Lina eût fini de simuler le sien. Obligeamment alors — en vérité très gentiment — Lina fit mine de se placer entre les longues jambes de ma maîtresse, mais le Singe la repoussa et alla s'asseoir pour bouder dans un fauteuil près de la fenêtre. Alors Lina — personne modérément réceptive aux démêlés domestiques des autres — s'allongea sur l'oreiller à côté de moi et se mit à tout nous raconter d'elle-même. Le fléau de son existence, c'étaient les avortements. Elle avait un enfant, un petit garçon avec qui elle habitait à Monte Mario (« dans un bel immeuble neuf », traduisit le Singe). Malheureusement, dans sa situation, elle ne pouvait s'offrir le luxe d'en avoir plus d'un — « et pourtant elle adore les enfants » — aussi était-elle toujours fourrée chez la faiseuse d'anges. Son unique système préventif semblait se limiter à un bock à injections spermicides d'une sécurité douteuse.
Je ne pouvais pas croire qu'elle n'avait jamais entendu parler ni du pessaire ni de la pilule. Et je dis au Singe de lui fournir quelques explications sur les moyens modernes de contraception qu'elle pouvait certainement se procurer en se contentant de faire preuve sans doute d'un minimum d'ingéniosité. Je reçus de ma maîtresse un regard extrêmement torve. La putain écouta mais elle était sceptique. Cela me déprimait au plus haut point de la voir tellement ignorante d'un problème qui touchait de si près à son bien-être (étalée là sur le lit avec ses doigts qui se promenaient dans les poils de mon pubis) : cette chierie d'Église catholique, pensais-je...
Ainsi, quand elle nous quitta ce soir-là, elle avait non seulement quinze mille de mes lires dans son sac à main mais une provision d'Enovid du Singe pour un mois — que je lui avais donnée.
« Ah, tu te poses là dans le genre sauveur toi ! » glapit le Singe après le départ de Lina.
« Qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse ? Qu'elle se fasse mettre en cloque toutes les semaines ? A quoi ça rime ? »
« Je m'en fous de ce qui peut lui arriver ! » répliqua le Singe avec un accent rustre et fielleux dans la voix. « C'est elle la putain ! Et tout ce que tu voulais toi c'était la baiser, elle ! Tu n'as même pas été fichu d'attendre que je sois sortie du gogue pour lui sauter dessus ! Et avec ça maintenant tu lui refiles mes pilules ! »
« Et qu'est-ce que ça signifie, hein ? Qu'est-ce que tu veux dire, au juste ? Tu sais, il y a une chose dont tu n'as pas l'air de déborder, Singe, c'est du don de la logique. Celui de la franchise, d'accord — mais de la logique, non ! »
« Alors laisse-moi tomber ! Tu as eu ce que tu voulais ! Fiche le camp ! »
« Ça m'arrivera peut-être un jour ! »
« Pour toi je ne suis qu'une autre fille comme elle de toute façon ! Toi avec tous tes grands mots, et tes sacro-saints idéals de merde... Tout ce que je suis à tes yeux ce n'est qu'un con — et une lesbienne ! — et une putain ! »
Passons sur les chamailleries. C'est fastidieux. Dimanche : nous émergeons de l'ascenseur et, qui est là, franchissant la porte d'entrée de l'hôtel, notre Lina elle-même, et avec elle un gosse d'environ sept ou huit ans, un petit garçon grassouillet, au teint d'albâtre, tout harnaché de volants, de velours et de cuir verni. Lina a rabattu ses cheveux, et ses yeux sombres — elle vient de sortir de l'église — ont une expression lugubre typiquement italienne. C'est vraiment une fille mignonne. Une gentille fille (cette idée me poursuit et je n'y peux rien). Elle est venue nous montrer son bambino ! Ou du moins ça m'en a tout l'air. Désignant le petit garçon, elle chuchote au Singe : « Molto élégante, no ? » Mais elle nous accompagne ensuite jusqu'à notre voiture, et pendant que le gamin s'absorbe dans la contemplation de l'uniforme du portier, suggère que ça nous plairait peut-être d'aller chez elle à son appartement de Monte Mario cet après-midi pour nous amuser tous ensemble avec un autre homme. Elle a un ami qui, dit-elle — attention, tout ça, je l'apprends par mon interprète —, elle a un ami qui, elle en est sûre, serait très content de baiser la signorina. J'aperçois les larmes qui coulent derrière les lunettes noires du Singe tandis quelle me demande « Alors, qu'est-ce que je lui dis, oui ou non ? » « Non, bien entendu. Pas question. » Le Singe échange quelques mots avec Lina puis se tourne à nouveau vers moi, « Elle dit que ce ne serait pas pour de l'argent, ce serait simplement pour... » « Non ! Non ! »
Tout le long du trajet jusqu'à la villa Adriana, elle continue à pleurer, « Je veux un enfant, moi aussi ! Et un foyer ! Et un mari ! Je ne suis pas une lesbienne ! Je ne suis pas une putain ! » Elle me rappelle la soirée du printemps précédent où je l'ai amenée au Bronx avec moi pour assister à ce qu'à la commission de la Promotion de l'Homme nous appelons « la soirée de l'Égalité des Chances ». « Tous ces pauvres Porto-Ricains qui se font écorcher par les commerçants au supermarché ! En espagnol, tu parlais, et ce que j'étais impressionnée ! Parlez-moi donc un peu de votre installation sanitaire défectueuse, parlez-moi des rats et de la vermine que vous avez chez vous, parlez-moi de la protection de la police ! Parce que la discrimination, c'est contre la loi ! Un an de prison ou cinq cents dollars d'amende ! Et ce malheureux Porto-Ricain qui s'est levé et qui s'est mis à crier : « les deux ! », oh, espèce de faux jeton, Alex ! Hypocrite, espèce de faisan ! Tu sers des bobards de merde à une bande d'Espingouins stupides, mais moi je sais la vérité, Alex ! Tu obliges les femmes à coucher avec des putains !
« Je n'oblige personne à faire quoi que ce soit contre son gré. »
« Promotion de l'Homme ! L'homme ! Ah tu l'aimes, ce mot-là ! Mais est-ce que tu sais ce que ça veut dire, sale fumier de maquereau ! Je t'apprendrai, moi, ce que ça veut dire ! Arrête la voiture, Alex ! »
« Je regrette, non ! »
« Si, si, parce que moi je descends ! Je vais trouver un téléphone ! Je vais appeler John Lindsay par l'inter et lui dire ce que tu m'as obligée à faire. »
« Tu le feras mon cul ! »
« Je te dénoncerai, Alex — j'appellerai Jimmy Breslin ! »
Et puis à Athènes elle menace de sauter du balcon à moins que je ne l'épouse. Alors, je m'en vais.
Shikses ! En hiver, quand les microbes de la polio sont en hibernation et que je peux miser sur mes chances de survivre hors d'un poumon d'acier jusqu'à la fin de Tannée scolaire, je fais du patin à glace sur le lac d'Irvington Park. Dans la lumière déclinante des fins d'après-midi pendant la semaine, puis toute la journée, les samedis et les dimanches lumineux et piquants, je décris des cercles et des cercles sur mes patins derrière les shikses qui habitent Irvington, l'agglomération qui s'étend au-delà de la limite où s'arrêtent les rues et les maisons de mon amical et rassurant quartier juif. Je sais où habitent les shikses d'après le genre de rideaux que leurs mères pendent aux fenêtres. En plus de cela, les goyim suspendent un petit bout de tissu blanc avec une étoile à leur fenêtre principale en l'honneur d'eux-mêmes et de leurs fils partis pour l'armée — une étoile bleue si ce fils est vivant, une étoile d'or s'il est mort. « Une Mère à l'Étoile d'Or », dit Ralph Edwards, présentant avec solennité une candidate au jeu « La Vérité ou Ses Conséquences » qui dans tout juste deux minutes va recevoir le jet d'une bouteille d'eau de Seltz dirigé vers le con, suivi d'un réfrigérateur flambant neuf pour sa cuisine... Une Mère à l'Étoile d'Or, c'est ce qu'est aussi ma tante Clara à l'étage au-dessus, sauf qu'ici c'est différent — elle n'arbore pas d'étoile d'or à sa fenêtre car la mort de son fils ne lui a apporté aucun sentiment de fierté ou de gloriole, ou à vrai dire aucun sentiment tout court. Il semble au contraire que, selon les termes de mon père, cela lui ait valu une « dépression nerveuse » à vie. Il ne s'est pas écoulé une journée depuis que Heshie a été tué au cours du débarquement en Normandie que tante Clara n'ait passée presque entièrement au lit, et prise de crises de sanglots si graves que le docteur Izzie doit parfois venir lui faire une piqûre pour calmer son chagrin hystérique...
Mais les rideaux — les rideaux sont brodés de dentelle, ou rehaussés de façon ou d'autre de motifs « fantaisie » que ma mère qualifie avec dérision de « goût goyische ». A l'époque de Noël, quand je ne vais pas en classe et peux aller patiner le soir sous les lumières, j'aperçois les arbres qui clignotent derrière les rideaux des « Gentils ». Pas dans notre rue — à Dieu ne plaise ! — ni dans Leslie Street ou Schley Street ou même à Fabian Place, mais comme je m'approche de la frontière d'Irvington voici un goy, et là un autre, et puis un troisième — puis je me trouve alors dans Irvington et c'est simplement abominable : non seulement il y a dans chaque salon un arbre qui flamboie outrageusement mais les maisons elles-mêmes sont festonnées d'ampoules électriques multicolores qui vantent les mérites du christianisme, et des phonographes déversent dans la rue le cantique Silent Night comme si — comme si ? — s'il s'agissait de l'hymne national, et sur les pelouses enneigées sont disposées de petites figurines découpées évoquant la scène dans la crèche — de quoi sincèrement vous donner la nausée. Comment est-il possible qu'ils croient à cette merde ? Pas seulement les enfants mais des adultes aussi se tiennent là plantés dans la neige et se penchent en souriant vers ces bouts de bois de quinze centimètres de haut qu'on appelle Marie, Joseph et le petit Jésus — et les petites vaches et les chevaux découpés sourient aussi ! Bon Dieu ! L'idiotie des Juifs tout au long de l'année, et puis l'idiotie des goyim en ces jours de vacances ! Quel pays ! Comment s'étonner que nous soyons tous tant que nous sommes à moitié dingues !
Mais les shikses, ah les shikses, c'est encore autre chose. Entre les odeurs de la sciure mouillée et de la laine humide dans le ponton surchauffé et la vue de leurs mousseuses chevelures blondes cascadant sous leurs fichus et leurs bonnets, je reste en extase. Au milieu de ces filles gloussantes aux joues rosies, je boucle mes patins avec des doigts faibles et tremblants puis sors dans le froid et, à leur suite, descends sur les pointes la passerelle de bois inclinée et m'élance sur la glace derrière leur troupe virevoltante — un bouquet de shikses, une guirlande de filles de « Gentils ». Je suis à ce point subjugué que mon état de désir est au-delà de l'érection. Ma petite bite circonsise se ratatine tout bonnement de vénération. A moins que ce ne soit de crainte. Comment peuvent-elles être si somptueuses, si éclatantes de santé, si blondes ? Le mépris que m'inspirent leurs croyances est plus que neutralisé par mon adoration pour leur aspect extérieur, pour leurs gestes, leurs façons de rire et de parler — les vies qu'elles doivent mener derrière ces rideaux goyische ! Peut-être l'explication tient-elle à leur orgueil de shikses — à moins qu'il ne s'agisse d'un orgueil de shkotzim ? Car ce sont elles dont les frères aînés sont les demis de mêlée, affables, bons garçons, sûrs d'eux, propres, rapides et puissants, des équipes universitaires qui s'appellent Northwestern et Texas Christian et U. C. L. A.[12]. Leurs pères sont des hommes aux cheveux blancs avec des voix profondes, qui n'utilisent jamais de double négation, et leurs mères des dames aux sourires gracieux et aux manières exquises qui disent des choses comme, « Je crois bien, Mary, que nous avons vendu trente-cinq gâteaux à la vente de charité. » « Ne rentre pas trop tard, ma chérie », susurrent-elles suavement à leurs petites filles en fleurs qui s'en vont en sautant de joie dans leurs robes de taffetas bouffantes au bal de promotion des juniors avec des garçons dont les noms sortent tout droit du manuel de classe, non pas Aaron, ou Arnold ou Marvin, mais Johnny et Billy, et Jimmy ou Tod. Non pas Portnoy ou Pincus, mais Smith et Jones et Brown ! Ces gens-là sont les Américains, docteur, comme Henri Aldrich et Homer, comme le grand Gildersleeve et son neveu LeRoy, comme Corliss et Veronica, comme « Oogie Pringle » qui a le privilège de chanter sous la fenêtre de Jane Powell dans Rendez-vous avec Judy, — ce sont les gens pour qui Nat King Cole chante à chaque Noël. « Les marrons grillent dans l'âtre, Le Bonhomme Hiver vous pince le nez... » Un âtre dans ma maison ? Non, non, les nez dont il parle, ce sont les leurs. Ni le sien, large et noir, ni le mien, long et crochu, mais ces minuscules merveilles rectilignes dont les narines pointent automatiquement vers le nord dès la naissance. Et restent ainsi pour toute l'existence ! Ce sont les enfants sortis tout droit des albums d'histoires en couleurs, les enfants dont il est question sur les pancartes devant lesquelles nous passons dans Union, New Jersey et qui disent « attention, enfants» et « automobilistes soyez prudents, nous aimons nos enfants » — ce sont les garçons et les filles qui habitent « la porte à côté », les gosses qui demandent toujours s'ils peuvent prendre « la bagnole » et qui ont toujours des « pépins » mais qui sont toujours tirés d'affaire à temps pour être rentrés à l'heure de la dernière émission publicitaire — des gosses dont les voisins ne sont pas les Silverstein ou les Landau, mais Fibber McGee et Molly et Ozzie et Harriet, et Ethel, et Albert, et Lorenzo Jones et sa femme Belle et Jack Amstrong ! Jack Amstrong, le goy cent pour cent américain — et Jack diminutif de John, pas Jack diminutif de Jake comme mon père... Écoutez, nous prenons nos repas avec cette radio qui tonitrue jusque pendant le dessert, la lueur jaune de la bande de recherche des stations est la dernière lumière que je vois chaque soir avant de m'endormir — alors ne nous dites pas que nous valons autant que n'importe qui, ne me dites pas que nous sommes Américains tout comme eux. Non, non, ces chrétiens aux cheveux blonds sont les résidents et les propriétaires légitimes de ce quartier, et ils peuvent déverser toutes les chansons qu'ils veulent dans les rues, personne ne songera à les en empêcher. Oh, Amérique ! Amérique ! Peut-être représentait-elle des rues pavées d'or pour mes grands-parents, peut-être représentait-elle le poulet rôti dans chaque foyer pour mon père et ma mère, mais pour moi, un enfant dont les plus lointains souvenirs de cinéma sont ceux d'Ann Rutherford et Alice Faye, l'Amérique est une shikse, pelotonnée au creux de votre bras et murmurant, « Amour, amour, amour, amour, amour ! »