Dans le courant de ma neuvième année, l'un de mes testicules décida apparemment qu'il en avait assez de vivre au fond du scrotum et commença à faire route vers le nord. Au commencement, je pouvais le sentir oscillant dans l'incertitude juste au bord du pelvis — puis, comme s'il avait surmonté ce moment d'indécision, il pénétra dans la cavité de mon corps, tel un naufragé survivant hissé hors de la mer sur la coque d'un canot de sauvetage. Et là, il se nicha, enfin en sûreté, derrière la forteresse de mes os, laissant son téméraire coéquipier s'aventurer tout seul dans ce monde de garçons rempli de crampons de football, de pieux de palissades, de bâtons, de pierres, de couteaux de poche, tous ces dangers dont la menace mettait ma mère dans tous ses états et contre lesquels j'étais mis en garde, mis en garde, mis en garde. Mis en garde et encore et encore.
Et encore.
Ainsi mon testicule gauche établit sa résidence dans le voisinage du canal inguinal. En appuyant le doigt au creux du pli, entre l'aine et la cuisse, je pouvais encore, durant les premières semaines de sa disparition, sentir la courbure de sa sphère élastique, mais ensuite vinrent des nuits de terreur où je me tâtais en vain les entrailles, les fouillais jusqu'à la cage thoracique — hélas, le voyageur avait mis le cap sur des régions inconnues et non cartographiées. Où avait-il filé ? Quelle altitude, quelle profondeur atteindrait-il avant que s'achève son voyage ? M'arriverait-il un jour en classe d'ouvrir la bouche pour parler et de découvrir ma couille gauche sur le bout de ma langue ? A l'école, nous entonnions avec notre professeur, « Oui, je commande à mon destin, je suis le maître de mon âme. » Et pendant ce temps-là, à l'intérieur de mon propre corps, une insurrection anarchique avait été déclenchée par l'une de mes burettes que j'étais impuissant à faire descendre ! Pendant six mois, jusqu'à ce que son absence fût remarquée par le médecin de famille au cours de l'examen physique annuel, je ruminai mon mystère, me demandant souvent — car il n'était pas d'éventualité qui ne m'eusse traversé la cervelle, pas une seule — si mon testicule n'avait pas reflué au fond de mes tripes et n'avait commencé là à se muer en une sorte d'œuf tel que j'avais vu ma mère arracher sous forme de magma humide et jaune des sombres intérieurs d'un poulet dont elle vidait les intestins dans la poubelle. Et si des seins commençaient à me pousser, en plus ? Et si mon pénis devenait sec et friable, se cassait un jour dans ma main pendant que j'urinais ? Alors je me transformerais en fille ? Ou, pire, en un de ces garçons comme celui pour lequel, si j'avais bien compris (d'après les rumeurs de récréation), Robert Ripley de Croyez-le ou pas était prêt à payer une « récompense » de 100 000 dollars. Croyez-le ou pas, il existe à New Jersey un gamin de neuf ans qui est un garçon à tous égards sauf qu'il peut avoir des enfants.
Et qui obtient la récompense, moi ou la personne qui me livrera ?
Le docteur Izzie fit rouler le scrotum entre ses doigts, comme le tissu d'un complet dont il envisagerait l'achat, puis déclara à mon père qu'il faudrait me faire une série de piqûres d'hormones mâles. L'un de mes testicules n'était jamais tout à fait descendu — inhabituel mais non sans précédent... Mais si les piqûres n'ont pas d'effet, demande mon père alarmé, alors quoi ! Ici on m'expédie dans le salon d'attente pour y regarder un illustré. Les piqûres agissent. Le couteau (encore une fois !) m'est épargné.
Oh ce père ! Ce père affectueux, anxieux, borné, constipé ! Condamné à l'engorgement par ce Saint Empire Protestant ! La certitude, le savoir-faire, l'autorité et les relations, tout ce qui donnait aux blonds aux yeux bleus de sa génération le pouvoir de diriger, d'animer, de commander, au besoin d'opprimer, il ne pouvait en acquérir la centième part. Comment aurait-il pu devenir oppresseur ? — c'était lui l'opprimé. Comment aurait-il pu exercer la puissance ? Il était, lui, sans pouvoir. Comment aurait-il pu savourer un triomphe quand il méprisait à ce point les triomphateurs — et sans doute l'idée même du triomphe. « Ils adorent un Juif, sais-tu bien ça, Alex ? Toute leur fameuse religion est basée sur l'adoration d'un personnage qui a été un Juif patenté en son temps. Qu'est-ce que tu penses d'une telle stupidité ? Qu'est-ce que tu penses de cette façon de blouser les gens ? Jésus-Christ qui, d'après ce qu'ils racontent à tout le monde, était Dieu, était en réalité un Juif ! Et ce fait-là, qui me scie en deux littéralement quand il m'arrive d'y penser, personne d'autre n'y fait attention. Que c'était un Juif comme toi et moi et qu'ils ont pris un Juif pour le transformer en une espèce de Dieu quand il était déjà mort et alors — c'est ça qui peut vraiment nous rendre dingues — alors ces salopards-là, ensuite, ils ont retourné leur veste et qui ont-ils collé en premier sur leur liste pour les persécuter ? Qui se sont-ils acharnés à tuer et à haïr pendant deux mille ans ? Les Juifs ! Qui leur avaient fourni au départ leur Jésus bien-aimé ! Je t'assure, Alex, jamais tu n'entendras de mishegoss, de répugnantes foutaises et de conneries fumeuses pareilles à la religion chrétienne de toute ton existence. C'est à ça que croient ces soi-disant grosses têtes ! »
Malheureusement, sur le front domestique, le mépris pour un tout-puissant ennemi n'était pas si aisément accessible en tant que stratégie défensive — car, avec le passage du temps, l'ennemi était de plus en plus son propre fils bien-aimé. En vérité, durant cette période de rage prolongée qu'il est convenu d'appeler mon adolescence, ce qui me terrifiait le plus à propos de mon père, ce n'était pas la violence que je m'attendais à le voir déchaîner passagèrement contre moi, mais la violence que je souhaitais chaque soir au cours du dîner exercer aux dépens de sa carcasse de barbare ignorant. Comme j'avais envie de l'expédier, hurlant, ad patres, quand il mangeait en se servant dans le plat avec sa fourchette, ou lapait la soupe dans sa cuiller au lieu d'attendre poliment qu'elle refroidisse, ou tenter, à Dieu ne plaise, d'exprimer une opinion sur un sujet quel qu'il fût... Et ce qu'il y avait de particulièrement terrifiant dans mes vœux meurtriers tenait à ceci : si j'essayais de les réaliser, il était probable que je réussirais, il était probable qu'il m'y aiderait ! Je n'aurais qu'à bondir par-dessus la table servie, les doigts tendus vers sa trachée artère, pour qu'il s'effondre instantanément sur la table avec la langue pendante. Pour crier, il pouvait crier. Pour se chamailler, il pouvait se chamailler. Et pour nudjh, oh ça pour nudjh, il ne craignait personne ! Mais se défendre ! Contre moi ! « Alex ! Continue à répondre comme ça », m'avertit ma mère tandis que je sors de la cuisine en révolution, tel Attila, que je fuis une fois de plus en hurlant un dîner à moitié mangé, « continue à manquer de respect comme ça et tu vas donner à cet homme une crise cardiaque ! » « Tant mieux ! » je vocifère, en lui claquant au nez la porte de ma chambre. « Très bien ! » je braille, extrayant de mon placard le blouson de nylon que je ne porte qu'avec le col relevé (un genre qu'elle abhorre tout autant que ce crasseux vêtement lui-même). « Formidable ! » je brame, et les yeux noyés de larmes je fonce vers le coin de la rue pour y soulager ma fureur sur le billard électrique. Bon Dieu, devant mon défi — si seulement mon père avait été ma mère ! et ma mère mon père ! Mais quelle confusion de sexes sous notre toit ! Qui, de droit, devrait marcher sur moi et battre en retraite — et qui devrait battre en retraite, marcher sur moi ! Qui devrait morigéner, perdre tous ses moyens, totalement annihilé par un tendre cœur ! Et qui devrait perdre ses moyens au heu de gronder, corriger, réprouver, critiquer, prendre en faute sans fin ! Combler le vide patriarcal ! Oh, Dieu merci ! Dieu merci ! Lui du moins il avait la bite et les couilles ! Si vulnérable... (pour parler par euphémisme) que fût sa masculinité dans ce monde de goyim aux cheveux d'or et au verbe éloquent, entre les jambes (Dieu bénisse mon père) il était bâti comme un homme d'importance, avec deux grosses couilles solides comme un roi serait fier d'en exhiber et une shlong de longueur et de tour magistraux. Et elles étaient bien à lui: oui, de cela, je suis absolument certain, elles pendaient bien de, elles étaient rattachées à, elles ne pouvaient être retranchées de, lui !
Bien entendu, dans la maison j'en entrevoyais moins de son appareil génital que des zones érogènes de ma mère et une fois je vis son sang menstruel... Je le vis qui luisait à mes pieds, sombre sur le linoléum usé devant l'évier de la cuisine. Simplement deux gouttes rouges datant d'environ un quart de siècle mais elles rayonnent encore dans cette icône maternelle illuminée en permanence et accrochée dans mon musée moderne de Déchirements et de Griefs (à côté de la boîte de Kotex et des bas nylon auxquels je compte arriver dans un moment). Également en cette icône s'égoutte sans fin un filet de sang qui tombe d'une planche à découper dans une casserole. C'est le sang dont elle vide la viande afin de la rendre kasher et propre à la consommation. Il est probable que j'embrouille les choses — je donne l'impression d'un fils de la maison des atrides avec tous ces contes de sang — mais je la vois debout devant l'évier en train de saler la viande pour la débarrasser de son sang, quand le déclenchement des « troubles de la femme » la fait se précipiter avec un gémissement des plus alarmants vers sa chambre à coucher. Je n'avais pas plus de quatre à cinq ans et pourtant ces deux gouttes de sang que je voyais sur le sol de la cuisine m'apparaissent encore clairement... comme la boîte de Kotex... comme les bas qui montent en glissant le long de ses jambes... comme — est-il même besoin de le dire ? — le couteau à pain qui menace de verser mon propre sang lorsque je refuse de manger mon dîner. Ce couteau ! Ce couteau ! Ce qui me dépasse, c'est qu'elle-même ne voyait aucun motif de honte à l'utiliser et ne manifestait à cet égard aucune réticence particulière. De mon lit, je l'entends jacasser sur ses problèmes avec les femmes autour du jeu de mah-jong. Tout à coup mon Alex se met à manger si mal que je dois lui faire peur avec un couteau et apparemment aucune d'entre elles ne trouve cette tactique le moins du monde excessive. Je dois lui faire peur avec un couteau ! Et pas une de ces femmes ne se lève de la table de mah-jong pour sortir de sa maison ! Parce que dans leur monde c'est ainsi qu'on traite ceux qui mangent mal — il faut leur faire peur avec un couteau !
Ce fut des années plus tard qu'elle m'appela de la salle de bains. « Cours au drugstore ! Rapporte-moi une boîte de Kotex, tout de suite ! » Et la panique dans sa voix ! Il fallait me voir courir ! Et puis, revenu chez nous hors d'haleine, glisser la boîte entre les doigts blancs qui se tendaient par la porte entrebâillée de la salle de bains. Bien que ses problèmes menstruels dussent être finalement résolus par la chirurgie, il est néanmoins difficile de lui pardonner de m'avoir chargé de cette mission charitable. Mieux eût valu qu'elle se vidât de son sang sur le sol froid de la salle de bains, oui mieux eût valu cela que d'envoyer un gosse de onze ans cavaler à la recherche de serviettes hygiéniques ! Où était donc ma sœur, bon Dieu ? Où était son propre stock de secours ? Pourquoi une femme était-elle si grossièrement insensible à la vulnérabilité de son petit garçon — d'une part si insensible à ma honte et pourtant de l'autre si ouverte à mes plus profonds désirs !
... Je suis si petit que je sais à peine à quel sexe j'appartiens, ou du moins c'est ce qu'on pourrait croire. C'est au début de l'après-midi, durant le printemps de ma quatrième année. Des fleurs se dressent sur leurs tiges pourpres dans la bande de terre devant notre immeuble. Avec les fenêtres grandes ouvertes flotte dans l'appartement un air embaumé chargé de la douceur de la saison mais aussi d'électricité grâce à la vitalité de ma mère ; elle a fini la lessive de la semaine et l'a pendue sur le fil, elle a fait pour notre dessert de ce soir un gâteau marbré d'où saigne merveilleusement — voilà encore une fois ce sang qui revient ! et ce couteau ! — en tout cas d'où saigne artistiquement le chocolat à travers la pâte vanillée, un exploit qui me paraît tout aussi miraculeux que ces pêches qui flottent en suspension dans le moule scintillant de la gelée. Elle a fait la lessive et elle a cuit le gâteau ; elle a récuré le carrelage de la cuisine et de la salle de bains et les a recouverts de journaux ; elle a bien entendu essuyé la poussière ; inutile de le dire, elle a passé l'aspirateur ; elle a débarrassé et lavé la vaisselle du déjeuner et (avec mon modeste et délicieux concours) l'a remise en place dans le placard à milchiks de l'office — et cela en sifflant comme un canari tout au long de la matinée une vague mélodie de joie et de santé, d'insouciance et d'autosatisfaction. Pendant que je lui crayonne un dessin, elle prend sa douche — maintenant dans sa chambre ensoleillée, elle s'habille pour m'emmener en ville. Elle s'assied sur le bord du lit avec son soutien-gorge rembourré et sa gaine et roule ses bas tout en babillant dans le vague. « Qui est le bon petit garçon à sa maman ? Qui est le plus gentil petit garçon qu'une maman ait jamais eu ? Qui est-ce que sa maman aime plus que tout au monde » ? Je nage absolument dans la félicité et en même temps je suis des yeux dans leur lent, moulant et délicieusement angoissant voyage le long de ses jambes les bas transparents qui donnent à sa chair une teinte aux modulations émouvantes. Subrepticement, je m'avance assez près pour sentir l'odeur du talc sur sa gorge — et également pour mieux savourer les complexités élastiques des jarretelles pendantes auxquelles les bas vont être accrochés dans un instant (sans nul doute dans une fanfare de trompettes). Je flaire l'huile avec laquelle elle a astiqué les quatre montants du lit d'acajou où elle couche à côté d'un homme qui vit avec nous le soir et le dimanche après-midi. Mon père, d'après ce que l'on dit. Sur le bout de mes doigts, même si elle a lavé l'un après l'autre ces petits cochons avec une serviette humide et chaude, je sens les relents de mon déjeuner, de ma salade de thon. Ah, ça pourrait être un con que je renifle. C'est peut-être bien ça ! Oh, j'ai envie de grogner de plaisir. Quatre ans, et pourtant je perçois dans mon sang — eh oui, le sang une fois de plus — combien cet instant est riche de passion, gros de possibilités. Cette créature grasse aux longs cheveux qu'ils appellent ma sœur est à l'école. Cet homme, mon père, est parti je ne sais où pour gagner de l'argent du mieux qu'il peut. Ces deux-là sont absents, et qui sait, si j'ai un peu de chance peut-être ne reviendront-ils jamais... En attendant, c'est l'après-midi, c'est le printemps, et pour moi et moi seul une femme met ses bas en fredonnant une chanson d'amour. Qui va rester avec maman pour toujours, toujours ? Moi. Qui va avec maman dans ce vaste monde partout où va maman ? Moi bien sûr, quelle question stupide — mais ne vous y trompez pas, je jouerai le jeu ! Qui a mangé un bon déjeuner avec maman ? Qui va en ville comme un bon petit garçon en autobus avec maman, qui va dans les grands magasins avec maman... Et ainsi de suite, et ainsi de suite... si bien qu'il y a seulement une semaine ou à peu près, à mon retour sain et sauf d'Europe, il a fallu que maman dise : « Tâte. »
« Quoi ? » — alors même qu'elle me prend la main dans les siennes et l'attire vers son corps. — « Maman... »
« Je n'ai pas pris deux kilos », dit-elle, « depuis ta naissance. Tâte », répète-t-elle, et elle applique mes doigts raides contre la courbe de ses hanches qui ne sont pas si mal...
Et les bas. Plus de vingt-cinq ans ont passé (le jeu est censé être terminé !) mais maman attache encore ses bas devant son petit garçon. Aujourd'hui toutefois, il prend sur lui de regarder de l'autre côté quand le drapeau monte en flottant le long du mât et pas uniquement par souci de sa santé mentale personnelle. C'est la vérité, je détourne les yeux, non pas pour moi, mais par égard pour ce pauvre homme, mon père ! Et pourtant, de quelle préférence ce père est-il vraiment l'objet ? Si, ici même, dans le living-room, leur petit garçon devenu grand allait s'affaler sans crier gare sur le tapis avec sa maman, que ferait papa ? Verserait-il un seau d'eau bouillante sur le couple en folie, déchaîné ? Brandirait-il son couteau — ou irait-il dans l'autre pièce pour regarder la télévision jusqu'à ce qu'ils aient fini ? « Pourquoi est-ce que tu regardes ailleurs ? » demande ma mère amusée tout en redressant les coutures de ses bas, « on croirait que je suis une fille de vingt ans, on dirait que je n'ai pas torché ton derrière et embrassé ton petit robinet pendant tant d'années. Regarde-le donc » — ceci à l'adresse de mon père au cas où il n'accorderait pas cent pour cent de son attention au petit sketch en train de s'exécuter — « regarde-le, il se conduit comme si sa mère était une reine de beauté de soixante ans. »
Une fois par mois, mon père m'emmenait au bain shvitz pour y entreprendre d'abattre — avec la vapeur, une friction et un profond sommeil prolongé — la pyramide de fiel qu'il avait lui-même édifiée au cours des précédentes semaines de travail. Nous enfermions nos vêtements dans le dortoir au dernier étage. Sur des rangées de couchettes métalliques qui s'alignaient perpendiculairement aux casiers, les hommes qui ont déjà eu droit au traitement complet sont étendus sous des draps blancs comme les victimes d'un cataclysme. N'était la soudaine détonation d'un pet ou les ronflements crépitant de façon sporadique autour de moi comme un tir de mitrailleuse, je pourrais croire que nous nous trouvons dans une morgue où pour quelque étrange raison, nous devons nous déshabiller devant les morts. Je ne regarde pas les cadavres, mais, telle une souris, sautille avec frénésie sur la pointe des pieds, m'efforçant de me dégager de mon caleçon avant que quiconque ait pu jeter un coup d'œil à l'intérieur où, à mon chagrin, à ma stupéfaction, à ma honte, je découvre toujours dans la couture du tréfonds un vestige pâle et ténu de ma merde. Oh, Docteur, je m'essuie, je m'essuie, je m'essuie, je passe autant de temps à m'essuyer qu'à chier, peut-être même plus. J'utilise le papier hygiénique comme s'il poussait sur les arbres — telle est l'expression de mon envieux paternel. Je m'essuie jusqu'à ce que ce mien petit orifice soit aussi rouge qu'une framboise; mais pourtant, si grand soit mon désir de plaire à ma mère en jetant dans son sac à linge sale à la fin de chaque journée un caleçon tel qu'il aurait pu mouler le trou de balle d'un ange, je me dépouille au contraire (de propos délibéré, Herr Doctor, ou bien inévitablement, rien de plus ?) du petit caleçon fétide d'un gamin.
Mais ici, dans un bain turc, pourquoi faut-il que je trépigne sur place ? Il n'y a pas de femme en ces lieux. Pas de femmes et pas de goyim. Est-ce possible ? Je n'ai aucun souci à me faire !
Suivant les plis qui soulignent la base de ses fesses blanches, je m'achemine hors du dortoir et descends l'escalier métallique jusqu'à ce purgatoire au sein duquel les angoisses que valent à mon père son état d'agent d'assurances, de chef de famille et de Juif lui seront extirpées du corps par la vapeur et le malaxage. Sur le palier du bas, nous contournons une pile de draps blancs et un monticule de serviettes gorgées d'eau, mon père pousse de l'épaule une lourde porte pleine et nous pénétrons dans une sombre et paisible contrée où règne une forte odeur de uniment. Les bruits qui s'en élèvent évoquent un public à la fois tiède et clairsemé, applaudissant la scène du trépas dans une quelconque tragédie : ce sont les deux masseurs qui étrillent et malmènent la chair de leurs victimes, des hommes à demi vêtus de draps et allongés sur des dalles de marbre. Ils leur administrent des claques, les pétrissent et les bousculent, ils leur tordent lentement les membres comme pour en disloquer méthodiquement les articulations. Je suis hypnotisé mais continue à suivre mon père tandis que nous longeons la piscine, un petit cube vert rempli d'une eau glacée à vous causer un arrêt du cœur, et parvenons enfin à la chambre de sudation.
Dès l'instant où il en ouvre la porte, ce lieu évoque pour moi des temps préhistoriques, antérieurs même à l'ère des hommes des cavernes et des cités lacustres que j'ai étudiée à l'école, une époque où, au-dessus du suintant marécage qu'était la terre, les tourbillonnants gaz blanchâtres obscurcissaient le ciel et des éternités s'écoulaient tandis que la planète s'asséchait pour l'arrivée de l'Homme. Je perds instantanément contact avec ce petit lèche-cul qui rentre en courant de l'école avec ses « A » à la main, le petit innocent plein de zèle éternellement à la recherche de la clef de cet insondable mystère, l'approbation de sa mère, et replonge vers quelque période aquatique et boueuse avant qu'il y eût des familles telles que nous les connaissons, avant les cabinets et les tragédies telles que nous les connaissons, une période de créatures amphibies, d'énormes choses plongeantes aux flancs charnus et humides, aux torses fumants. C'est un peu comme si tous les Juifs qui se courbent sous l'averse froide de la douche, là-bas dans le coin de la chambre de sudation, puis reviennent d'un pas lourd pour absorber une nouvelle dose de ces vapeurs épaisses et suffocantes, c'est un peu comme si, passagers de la machine à remonter le temps, ils avaient reculé jusqu'à une époque où ils n'étaient qu'une sorte de troupeau de bêtes juives dont le langage se limitait à oy oy... car tel est le son qu'ils émettent lorsqu'ils se traînent hors de la douche pour pénétrer dans le nuage de lourdes exhalaisons. Ils semblent à la longue, mon père et ses compagnons de souffrance, avoir regagné l'habitat dans lequel ils peuvent retrouver leur naturel. Un lieu sans goyim et sans femmes. Je me tiens au garde-à-vous entre ses jambes pendant qu'il me couvre des pieds à la tête d'une épaisse couche de mousse savonneuse — et contemple avec admiration la substantielle présence ballonnée qui déborde du banc de marbre sur lequel il est assis. Son scrotum ressemble au long visage ridé d'un vieillard dont un œuf gonflerait chacune des bajoues tandis que le mien pourrait pendre au poignet de la poupée d'une petite fille, tel un minuscule réticule rose. Quant à son shlong, pour moi, avec ce menu trognon de quéquette auquel ma mère aime faire publiquement allusion (une fois, d'accord, mais cette seule fois durera toute mon existence) en l'appelant mon « petit machin », son shlong me fait surgir à l'esprit les tuyaux d'incendie enroulés dans les couloirs de l'école. Shlong: le mot rend assez exactement la bestialité, le côté bidoche que j'admire tant, le balancement lourd, élémentaire, sans vergogne, de ce bout de tuyau vivant à travers lequel il expédie un jet liquide aussi gros et solide qu'une corde — tandis que j'émets un mince filet jaune que ma mère appelle avec euphémisme un « pissou ». Un pissou, j'imagine, c'est sans aucun doute ce que fait ma sœur, un fil jaune et fin avec lequel on pourrait coudre... « Veux-tu faire un joli pissou », demande-t-elle — alors que je voudrais lâcher un torrent, une inondation. Je veux comme lui provoquer un raz de marée dans la cuvette des cabinets ! « Jack, lui lance ma mère, voudrais-tu fermer cette porte, s'il te plaît ? C'est un bel exemple que tu donnes à qui tu sais. » Mais si seulement il en avait été ainsi, oh ma mère ! Si seulement qui-tu-sais avait puisé quelque inspiration dans la grossièreté de je-ne-dirai-pas-son-nom. Si seulement j'avais trouvé un aliment dans les profondeurs de sa vulgarité au lieu que celle-ci devienne elle aussi une source de honte. Honte, honte, honte, honte — de quelque côté que je me tourne surgit un nouveau motif de honte.
Nous sommes dans le magasin de vêtements de mon oncle Nate, Springfield Avenue à Newark. Je veux un maillot de bain avec une poche renforcée. J'ai onze ans et c'est là mon désir secret : je veux un suspensoir. Je sais très bien me taire, je sais la boucler s'il le faut, mais comment peut-on obtenir quelque chose si on ne le demande pas ? L'oncle Nate, personnage tiré à quatre épingles, avec une moustache, sort de sa vitrine une culotte de garçonnet, exactement du genre que j'ai toujours porté. Il indique que c'est le meilleur costume de bain pour moi, vite séché et n'irritant pas la peau. « Quelle couleur préfères-tu ? » demande l'oncle Nate. « Tu le voudrais peut-être aux couleurs de ton équipe ? » Je deviens écarlate bien que ce ne soit pas là ma réponse. « Je ne veux plus de ce genre de maillot » et, oh, je flaire l'humiliation dans le vent, j'en perçois la rumeur dans le lointain, d'un instant à l'autre elle va s'abattre sur ma tête prépubère. « Et pourquoi pas ? » s'enquiert mon père, « tu n'as pas entendu ton oncle : c'est le meilleur... » « J'en veux un avec un suspensoir ! » Parfaitement, et voilà ma mère littéralement sciée. « Pour ton petit machin ? » demande-t-elle avec un sourire amusé.
Oui, maman, figure-toi, pour mon petit machin.
Le grand homme de la famille — qui réussit en affaires et joue les tyrans à la maison — était le frère aîné de mon père, Hymie, le seul de mes oncles et tantes à être né de l'autre côté et à parler avec un accent. L'oncle Hymie était dans le commerce des « sodas », metteur en bouteilles et distributeur d'une boisson gazeuse et sucrée appelée Squeeze, le vin ordinaire [2] de notre dîner. Avec Clara, sa femme neurasthénique, son fils Harold et sa fille Marcia, mon oncle habitait un quartier de Newark à forte densité juive, au premier étage d'une maison divisée en deux dont il était propriétaire et au rez-de-chaussée de laquelle nous étions venus nous installer en 1941 quand mon père avait été transféré au bureau de l'Essex County de la Boston and Northeastern.
Nous avions quitté Jersey City en raison de l'antisémitisme. Juste avant la guerre, quand le Bund florissait, les Nazis avaient l'habitude de faire leurs pique-niques dans une guinguette à quelques rues seulement de chez nous. Quand, le dimanche, nous passions devant en voiture, mon père les insultait assez fort pour que je l'entende, pas tout à fait assez pour qu'eux l'entendent. Puis un soir une croix gammée fut peinte sur la porte de notre immeuble. On découvrit ensuite une autre croix gammée gravée sur le pupitre d'un des enfants juifs de la classe d'Hannah. Et Hannah elle-même fut poursuivie à son retour de l'école un après-midi par une bande de garçons qui, laissa-t-on entendre, étaient des antisémites acharnés. Mes parents étaient hors d'eux, mais quand l'oncle Hymie apprit ces histoires, il ne put s'empêcher de rire. « Ça vous étonne ? Vous vivez entourés de quatre côtés par des goyim et ça vous étonne ? Le seul endroit où doive vivre un Juif, c'est parmi les Juifs, en particulier », spécifia-t-il avec une insistance dont la signification ne m'échappa pas entièrement, « lorsque les enfants grandissent avec des représentants de l'autre sexe ». L'oncle Hymie aimait à exercer son autorité sur mon père et prenait un certain plaisir à faire remarquer qu'à Jersey City, seul le bâtiment où nous vivions était exclusivement juif alors qu'à Newark où lui vivait toujours, c'était le cas pour la totalité du quartier de Weequahic. Dans la classe terminale de ma cousine Marcia, à l'école secondaire de Weequahic, sur les deux cent cinquante élèves, il n'y avait que onze goyim et un noir. « Trouve donc mieux... », disait l'oncle Hymie. Ainsi mon père, après bien des discussions, fit une demande de transfert pour retrouver son village natal et, bien que son chef direct se montrât réticent à l'idée de perdre un employé aussi zélé (et qu'il escamotât naturellement la demande), ma mère téléphona de son propre chef par Tinter à la maison mère à Boston et, à la suite d'un micmac sur lequel je refuse de m'étendre plus longtemps, la requête fut exaucée : en 1941, nous déménagions pour nous installer à Newark.
Harold, mon, cousin, était court sur pattes et trapu — comme tous les mâles de la famille, excepté moi — et ressemblait singulièrement à l'acteur John Garfield. Ma mère l'adorait et le faisait toujours rougir (un talent que possède cette dame) en disant en sa présence, « Si une fille avait les cils noirs d'Heshele, croyez-moi, elle serait à Hollywood avec un contrat d'un million de dollars. » Dans un coin de la cave, en face de l'endroit où l'oncle Hymie avait empilé jusqu'au plafond des caisses de Squeeze, Heshie gardait une série complète d'haltères avec lesquels il s'entraînait tous les après-midi avant l'ouverture de la saison d'athlétisme. Il était l'une des vedettes de l'équipe et détenait un record régional de lancer de javelot; ses spécialités étaient le disque, le poids et le javelot, encore qu'une fois, au cours d'une rencontre au stade scolaire, il avait été désigné par l'entraîneur pour prendre le départ de la course de haies en remplacement d'un camarade d'équipe malade, et en s'étalant au dernier saut, s'était cassé le poignet dans sa chute. Ma tante Clara, en ce temps-là — ou était-ce en tout temps ? — subissait une de ses « crises nerveuses » — comparée à la tante Clara, ma si frémissante maman est un véritable Gary Cooper — et quand Heshie rentra chez lui à la fin de la journée avec son bras dans le plâtre, elle tomba dans les pommes sur le carrelage de la cuisine. Il fut ultérieurement fait allusion au plâtre d'Heshie comme à « la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase » à supposer qu'en l'occurrence cette formule eût un sens. A mes yeux, Heshie était tout — du moins durant la brève période où je le connus. Je rêvais souvent qu'un jour je deviendrais moi aussi membre de l'équipe d'athlétisme et porterais de petites culottes blanches avec une fente sur le côté pour permettre aux muscles saillants de mes cuisses de jouer librement.
Juste avant d'être appelé dans l'armée en 1943, Heshie décida de se fiancer avec une fille nommée Alice Dembovsky, la majorette en chef de l'orchestre du lycée. Alice avait un génie pour faire tournoyer, non pas une, mais deux cannes d'argent simultanément, pour les passer par-dessus ses épaules, les faire glisser comme des serpents entre ses jambes et ensuite pour les lancer à cinq ou six mètres en l'air, rattrapant l'une puis l'autre derrière son dos. Elle ne laissait que rarement tomber une canne sur le terrain et, dans ce cas, elle avait une façon de secouer la tête avec vivacité et de crier d'une petite voix un « Oh, Alice » qui ne pouvait que redoubler l'amour d'Heshie; tel était à coup sûr l'effet que me faisait ce manège. Oh-Alice, avec ses longs cheveux blonds qui lui balayaient les épaules et la figure ! Caracolant avec tant d'exubérance sur la moitié de la longueur du terrain de sport ! Oh-Alice dans sa minuscule jupe blanche, avec ses bloomers de satin blanc et les bottes blanches qui montent à mi-hauteur de ses mollets fins et robustes ! Oh Seigneur, « Legs » Dembovsky dans toute sa beauté goyische stupide et blonde ! Encore une icône de plus !
Qu'Alice fût une shikse de façon si flagrante causait des soucis sans fin dans la famille d'Heshie et même dans la mienne. Quant à la communauté prise dans son ensemble, je crois qu'elle puisait une sorte de fierté physique dans le fait qu'une « Gentil » avait pu accéder à une position tellement en vue dans notre lycée, dont les enseignants et les élèves étaient juifs à 95 % environ. D'autre part, lorsque Alice exécutait ce que le haut-parleur appelait sa « pièce de résistance » en faisant tourbillonner une canne dont les bouts avaient été enveloppés de chiffons imbibés d'huile auxquels on avait mis le feu — en dépit de tous les solennels applaudissements prodigués par les fans de Weequahic en tribut à l'audace et à la dextérité de la jeune fille, en dépit du grave « boom, boom, boom de notre grosse caisse, des exclamations et des glapissements qui s'élevaient lorsqu'elle semblait sur le point d'embraser ses deux adorables seins — en dépit de ces sincères étalages d'admiration et d'inquiétude, je crois que de notre côté du terrain était pourtant ressenti un certain détachement amusé, fondé sur la conviction que seul un goy de toute façon pouvait précisément songer à cultiver ce genre de talent.
Ce qui constituait plus ou moins l'attitude la plus répandue vis-à-vis de l'athlétisme en général et du rugby en particulier parmi les parents du quartier ; c'était bon pour les goyim ; qu'ils s'entrecognent donc le crâne pour « la gloire », pour obtenir la victoire dans une partie de ballon ! Comme le disait ma tante Clara de sa voix crispée et tendue comme une corde de violon, « Heshie ! S'il te plaît ! Je n'ai pas besoin de goyische naches. » Ni besoin ni goût pour ces plaisirs et satisfactions ridicules qui réjouissent les Gentils... Au rugby, notre lycée juif était notoirement minable (encore que l'orchestre, je me permets de le signaler, reçût toujours des prix et des éloges) ; notre pathétique palmarès constituait bien entendu une déception pour les jeunes, quelle que fût l'opinion des parents, et pourtant, même enfants, nous étions capables de comprendre que, pour nous, perdre au rugby n'était pas exactement la suprême catastrophe. Voici d'ailleurs un chant de triomphe que mon cousin et ses copains avaient l'habitude d'entonner dans les tribunes à la fin d'un match au cours duquel Weequahic avait une fois de plus sombré dans ce qui avait toutes les apparences d'un désastre. Je ne manquais pas de faire chorus avec eux.
Ikey, Mikey, Jack, Aaron
Nous on mange jamais d'jambon
On joue au rugby, au foot
Nos casiers sont pleins d'matzohs !
Hip hip hip pour Weequahic !
Nous avions perdu, et puis après ? Il s'avérait que nous avions bien d'autres sujets de fierté.
Nous ne mangeons pas de jambon. Nos casiers sont pleins de matzohs. Pas vraiment, bien entendu, mais si nous voulions le faire, nous le pourrions et nous n'avions pas honte de dire que nous le faisions effectivement ! Nous étions des Juifs et nous n'avions pas honte de le dire ! Nous étions des Juifs et non seulement nous n'étions pas inférieurs aux goyim qui nous battaient au rugby mais, selon toutes probabilités — étant donné que nous ne pouvions nous engager de tout notre cœur en vue de la victoire dans un tel jeu de truands — nous étions supérieurs ! Nous étions des Juifs — et nous étions supérieurs !
Du pain blanc et du pain noir
Pumpernickel et challah
Pour Weequahic et sa gloire
Tous debout crions Hurrah !
Encore un chant de triomphe que j'avais appris du cousin Hesh, quatre lignes de poésie de plus, propres à me pénétrer plus profondément des injustices que nous subissions... L'indignation, l'aversion inspirée à mes parents par les Gentils commençaient à acquérir une certaine signification : les goyim prétendaient appartenir à une catégorie spéciale alors que nous leur étions en fait supérieurs moralement. Et ce qui faisait notre supériorité, c'était précisément la haine et l'irrespect qu'ils nous prodiguaient si volontiers !
Oui mais... et la haine que nous leur prodiguions ?
Et l'histoire d'Heshie et d'Alice ? Qu'est-ce que cela signifiait ?
Quand tout le reste eut échoué, le rabbin Warshaw fut invité à se joindre aux membres de la famille un dimanche après-midi pour exhorter Heshie à ne pas disposer de sa jeune existence pour la livrer à son pire ennemi. Posté derrière un rideau dans le salon, je vis le rabbin monter de façon imposante les marches du perron dans son grand manteau noir. Il avait donné à Heshie ses leçons de bar mitzvah et je tremblais à l'idée qu'un jour il me donnerait les miennes. Il resta en consultation avec le jeune rebelle et sa famille éplorée pendant plus d'une heure. « Plus d'une heure de son temps », dirent-ils plus tard, comme si cela seul eût dû suffire à faire changer Heshie d'avis. Mais à peine le rabbin était-il parti que des écailles de plâtre se remirent une fois de plus à tomber du plafond au-dessus de nos têtes. Une porte s'ouvrit à la volée et je me précipitai vers le fond de la maison pour m'accroupir derrière le rideau dans la chambre de mes parents. Descendu dans la cour, Heshie s'arrachait les cheveux. Là-dessus arriva le chauve oncle Hymie, un poing brandi en l'air qu’il agitait avec violence — il ressemblait tout à fait à Lénine ! — puis la foule des tantes, des oncles, des cousins plus âgés déferla et s'interposa entre eux comme pour les empêcher de se réduire mutuellement en un petit tas de poussière juive.
Un samedi, au début de mai, après avoir participé toute la journée à une rencontre d'athlétisme régional dans le New Brunswick, Heshie revint au lycée vers la tombée de la nuit et gagna aussitôt le bistrot d'en face pour y téléphoner à Alice et lui annoncer qu'il était arrivé troisième de l'État dans l'épreuve du lancer de javelot. Elle lui déclara qu'elle ne pourrait plus jamais le revoir de toute son existence et raccrocha.
Chez lui, l'oncle Hymie était prêt, en attente : ce qu'il avait fait, expliqua-t-il, Heshie l'avait forcé à le faire ; ce que son père avait été obligé de faire ce jour-là, Harold se l'était de lui-même attiré sur la tête par sa stupidité et son obstination. C'était à croire qu'une bombe avait fini par tomber sur Newark, si terrifiant fut le fracas qui éclata dans l'escalier. Hesh se rua hors de l'appartement de ses parents, dévala les marches en passant devant notre porte, s'engouffra dans la cave et un long roulement de tonnerre retentit dans son sillage. Nous constatâmes plus tard qu'il avait arraché la porte de la cave de son gond supérieur avec la vigueur d'une épaule qui devait bien être, à en juger par cette preuve impressionnante, pour le moins la troisième de l'État quant à la puissance. Au-dessous de nos planchers, le bris de verre commença presque aussitôt tandis qu'il projetait bouteille sur bouteille de Squeeze d'un bout à l'autre de la cave blanchie à la chaux. Lorsque mon oncle apparut au sommet de l'escalier de la cave, Heshie leva une bouteille au-dessus de sa tête et menaça de la lancer à la figure de son père s'il descendait seulement d'une marche. L'oncle Hymie dédaigna l'avertissement et lui marcha dessus. Heshie se mit alors à courir en zigzag entre les chaudières, à tourner autour des machines à laver, brandissant toujours la bouteille de Squeeze. Mais mon oncle le traqua dans un coin, le jeta de haute lutte sur le sol et l'y maintint plaqué jusqu'à ce qu'Heshie eût proféré sa dernière obscénité — le maintint plaqué (selon la légende des Portnoy) un quart d'heure jusqu'à ce que les larmes de la reddition eussent enfin perlé au bout des longs cils noirs hollywoodiens d'Heshie. Dans notre famille, on ne prend pas les défections à la légère.
Ce matin-là, l'oncle Hymie avait téléphoné à Alice Dembosvky (dans le logement en sous-sol d'un immeuble de Goldsmith Avenue où son père était gardien) et lui avait dit qu'il désirait la rencontrer près du lac au parc de Weequahic à midi ; il s'agissait d'une affaire très urgente touchant la santé d'Harold — il ne pouvait pas parler plus longtemps à l'appareil car Mme Portnoy elle-même n'était pas au courant de tous les détails. Au parc, il attira la blonde maigrichonne coiffée de sa babouchka sur le siège avant de la voiture et, toutes vitres remontées, lui expliqua que son fils était atteint d'une incurable maladie du sang, maladie dont le pauvre garçon lui-même ignorait tout. Telle était son histoire, un sang mauvais... Faites-en ce que vous voudrez... Le docteur avait été formel, il ne devrait jamais se marier avec personne. Combien de temps restait-il à vivre à Harold ? On ne le savait pas exactement, mais en ce qui concernait M. Portnoy, il ne voulait pas infliger toutes ces souffrances futures à une innocente jeune personne comme elle. Pour amortir le choc, il voulait offrir à la jeune fille un cadeau, un petit quelque chose qu'elle pourrait utiliser selon ses vœux, qui l'aiderait peut-être même à trouver quelqu'un d'autre. Il tira de sa poche une enveloppe contenant cinq billets de vingt dollars. Et la stupide Alice Dembovsky, affolée, l'accepta. Fournissant ainsi la preuve d'une machination dont tout le monde sauf Heshie (et moi) avait soupçonné cette Polak depuis le début : que son plan était d'annexer Heshie pour tout l'argent de son père et ensuite de lui ruiner l'existence. Lorsque Heshie fut tué à la guerre, tout ce que les gens trouvèrent à dire à ma tante Clara et à mon oncle Hymie pour atténuer quelque peu l'horreur de la chose, pour les consoler quelque peu dans leur chagrin, ce fut, « Enfin, au moins, il ne vous a pas laissé une femme shikse..., au moins il ne vous a pas laissé des enfants goyische. » Fin d'Heshie et de son histoire.
Même si je me considère comme un bien trop important personnage pour mettre le pied dans une synagogue pendant un quart d'heure — et il n'en demande pas plus —, du moins pourrais-je montrer un minimum de respect en me changeant et en mettant une tenue correcte pour la journée et m'abstenir de tourner en dérision à la fois moi-même, ma famille et ma religion.
« Désolé », je marmonne, ne consentant à lui montrer (comme d'habitude) que mon dos tout en parlant, « mais simplement parce que c'est ta religion ça ne signifie pas que ce soit la mienne. »
« Qu'est-ce que tu dis ? Tournez-vous, monsieur. J'aimerais assez que tu aies la politesse de me regarder pour me répondre. »
« Je n'ai pas de religion », je réplique et obligeamment je pivote dans sa direction d'une fraction de degré.
« Ah oui vraiment ? »
« Je ne peux pas. »
« Et pourquoi ? Tu es si spécial ? Regarde-moi ! Tu es quelqu'un de trop spécial ? »
« Je ne crois pas en Dieu. »
« Ote-moi cette salopette, Alex, et habille-toi convenablement. »
« C'est pas une salopette, c'est des Levis. »
« Aujourd'hui, c'est Rosh Hashanah, Alex, et pour moi tu es en bleu de travail. Rentre là-dedans et va mettre une cravate, un veston, un pantalon et une chemise propre, et ressors avec l'air d'un être humain. Et des souliers, monsieur, des vrais souliers ! »
« Ma chemise est propre. »
« Oh toi, tu glisses sur la mauvaise pente, monsieur le Crâneur. Tu as quatorze ans et, crois-moi, tu ne connais rien à rien. Ote-moi ces mocassins ! Pour qui te prends-tu, nom de nom, pour un Indien ? »
« Écoute, je ne crois pas en Dieu et je ne crois pas à la religion juive ou à n'importe quelle autre. Tout ça, c'est que des mensonges. »
« Ah oui ? Ah vraiment ? »
« Je ne veux pas me conduire comme si ces fêtes avaient un sens quand elles n'en ont justement aucun ! Et c'est tout ce que j'ai à dire ! »
« Elles n'ont peut-être pas de sens pour toi parce que tu n'en connais pas le premier mot, Monsieur l'Affranchi. Qu'est-ce que tu sais de l'histoire de Rosh Hashanah ? Un petit détail ? Deux peut-être ? Qu'est-ce que tu sais de l'histoire du peuple juif pour avoir le droit de traiter leur religion dont se sont contentés un tas de gens beaucoup plus malins que toi et beaucoup plus âgés que toi depuis deux mille ans — de traiter tant de peines et tant d'angoisses de mensonges ? »
« Dieu, ça n'existe pas, ça n'a jamais existé, et je regrette bien mais dans mon vocabulaire, c'est un mensonge. »
« Alors qui a créé le monde, Alex ? » demande-t-il avec mépris. « Il est arrivé comme ça, tout seul, je suppose, d'après toi. »
« Alex », intervient ma sœur, « tout ce que veut dire papa, c'est que même si tu n'as pas envie d'aller avec lui, tu pourrais simplement te changer... »
« Mais pourquoi ? » je braille. « Pour quelque chose qui n'a jamais existé ? Pourquoi est-ce que vous ne me dites pas de sortir et de me changer pour un chat de gouttière ou un arbre... parce qu'eux au moins ils existent ! »
« Mais tu ne m'as pas répondu, Monsieur la Forte Tête », dit mon père, « n'essaie pas de changer de sujet. Qui a créé le monde et ceux qui l'habitent ? Personne ? »
« Exactement ! Personne ! »
« Mais bien sûr, voyons », dit mon père. « Ah, c'est génial ! Je suis bien content de ne pas avoir mis les pieds au lycée si on vous y rend aussi génial ! »
« Alex », dit ma sœur, et doucement — à sa façon — doucement parce, que déjà elle est également un peu brisée, « si tu mettais seulement des souliers... »
« Mais tu ne vaux pas mieux que lui, Hannah ! S'il n'y a pas de Dieu, qu'est-ce que des souliers ont à voir là-dedans ? »
« Un jour par an on lui demande de faire quelque chose pour vous et il s'en croit trop pour le faire. Et voilà, Hannah, toute l'histoire de ton frère, de son respect et de son amour... »
« Papa, c'est un bon gosse, il te respecte, il t'aime. »
« Et le peuple juif ? » Il s'est mis à crier maintenant et agite les bras avec l'espoir que cette gymnastique l'empêchera de fondre en larmes — parce qu'il suffit de chuchoter le mot amour chez nous pour qu'aussitôt tous les yeux se transforment en fontaines. « Est-ce qu'il le respecte ? Autant qu'il me respecte, moi, tout autant que... » Subitement, il se met à bouillir et se tourne vers moi avec une nouvelle et brillante idée en tête. « Dis-moi un peu, tu connais le Talmud, mon jeune savant ? Tu connais l'histoire ? Un, deux, trois, te voilà bar mitzvah et pour toi ça été la fin de ton éducation religieuse. Sais-tu qu'il y a des hommes qui étudient toute leur vie la religion juive et à leur mort ils n'en ont pas encore fini ? Dis-moi donc, maintenant que tu as fini, toi, d'être un Juif à quatorze ans, sais-tu un traître mot de la merveilleuse histoire et de l'héritage de la saga de ton peuple ? »
Mais déjà des larmes apparaissent sur ses joues et d'autres en renfort, prêtes à lui déborder des yeux. « Toujours " A "en classe, mais dans la vie il est toujours aussi ignorant que le jour où il est né. »
Ma foi, il semble bien que le moment soit venu, donc je le dis. C'est quelque chose que je sais maintenant depuis quelque temps. « C'est toi l'ignorant ! Toi ! »
« Alex ! » s'écrie ma sœur en me saisissant vivement la main comme si elle craignait vraiment que je ne la lève sur lui.
« Mais c'est vrai ! Avec toutes ces conneries de saga ! »
« Tais-toi ! Assez ! ça suffit ! » crie Hannah. « Va dans ta chambre. »
Pendant que mon père se traîne jusqu'à la table de la cuisine, la tête tombante, le buste plié en deux comme s'il venait d'encaisser une grenade dans l'estomac. Et c'est le cas. Et je le sais. « Tu peux te mettre des loques sur le dos, pour le cas que j'en fais ! Tu peux t'habiller comme un va-nu-pieds ! Tu peux causer toute la gêne, toute la honte que tu veux, m'insulter, Alexander, me défier, me frapper, me détester...
Selon l'évolution habituelle de la situation, ma mère pleure dans la cuisine, mon père pleure dans le salon, en se cachant les yeux derrière le Newark News — Hannah pleure dans la salle de bains et moi je pleure tout en faisant à la course le trajet qui sépare la maison du billard électrique au coin de la rue. Mais, en cette journée particulière de Rosh Hashanah, tout est désorganisé et si mon père pleure dans la cuisine au lieu de ma mère, s'il sanglote sans la protection du journal et avec un si pitoyable emportement — c'est que ma mère est dans un lit d'hôpital où elle se remet d'une intervention chirurgicale ; cette situation explique, il est vrai, son douloureux esseulement en ce jour de Rosh Hashanah et le besoin tout spécial qu'il ressent de mon affection et de ma soumission. Mais en ce moment précis de l'histoire de notre famille, s'il en a besoin, vous pouvez parier gros en toute tranquillité qu'il ne l'obtiendra pas de moi. Parce que le besoin que j'éprouve, moi, c'est de ne pas les lui accorder ! Oh oui, on va lui mettre l'épée dans les reins, n'est-ce pas, Alex, espèce de petit salopard ! Oui Alex le petit salopard découvre que la vulnérabilité banale au jour le jour de son père est relativement aggravée par le fait que la femme de cet homme (c'est du moins ce qu'on dit) a bien failli rendre le dernier soupir, ainsi Alex le petit salopard profite de l'occasion pour enfoncer le poignard de son animosité de quelques centimètres de plus dans un cœur déjà saignant. Alexandre le Grand !
Non ! Il ne s'agit pas là d'un simple antagonisme d'adolescent et d'une fureur œdipienne — il s'agit de mon intégrité ! Je ne ferai pas ce qu'a fait Heshie ! Car je traverse l'enfance convaincu que si seulement il avait voulu, mon puissant cousin Heshie, le troisième lanceur de javelot de tout le New Jersey (un honneur, dirais-je, riche de symboles pour ce garçon en pleine croissance, avec des visions de suspensoir valsant dans sa tête), aurait aisément pu basculer mon quinquagénaire d'oncle sur les deux épaules et le clouer au sol de la cave. Donc (conclus-je) c'est à dessein qu'il a dû perdre. Mais pourquoi ? Car il savait — je le savais moi avec certitude déjà étant enfant — que son père avait commis une action déshonorante. Alors avait-il peur de gagner ? Mais pourquoi, quand son propre père s'était rendu coupable d'une telle bassesse, et encore au nom d'Heshie ! Était-ce de la lâcheté ? De la crainte ? Ou peut-être la marque de la sagesse d'Heshie ? Chaque fois que j'entends raconter ce que mon oncle a été contraint de faire pour ouvrir les yeux de mon cousin mort, chaque fois que j'ai un motif de ruminer l'événement moi-même, je pressens une sorte d'énigme au cœur de l'affaire, une profonde vérité morale qui, si seulement j'étais capable de la percevoir, pourrait nous sauver mon père et moi de quelque ultime et inimaginable confrontation. Pourquoi Heshie a-t-il capitulé ? Et pourquoi devrais-je en faire autant ? Mais comment m'y prendre et rester pourtant « fidèle à moi-même » ! Oh, mais pourquoi ne ferais-je pas simplement une tentative ! Essaie un peu, petit salopard ! Alors cesse donc d'être tellement fidèle à toi-même pendant une demi-heure.
Oui, je dois céder, je le dois, particulièrement quand je sais tout ce que mon père a enduré, ce qu'a été minute par minute pour lui l'angoisse durant ces dizaines de milliers de minutes qu'il a fallu au docteur pour établir, primo que quelque chose se développait dans l'utérus de ma mère et, secundo, si cette grosseur qu'ils avaient fini par détecter était maligne... Si ce qu'elle avait était... oh ce mot que nous ne pouvons même pas prononcer en présence d'un autre ! Le mot que nous ne pourrons pas même épeler dans toute son atroce intégralité ! Le mot auquel nous ne faisons allusion que par l'euphémique abréviation, qu'elle nous a elle-même suggérée avant d'entrer à l'hôpital pour ses examens : C — A. Et genug ! L’n, le c, le e, le r que nous n'avons pas besoin d'entendre pour nous sentir terrifiés jusqu'au jugement dernier ! Comme elle est brave, tous nos parents en tombent d'accord, d'émettre simplement ces deux lettres. N'y a-t-il pas assez de mots entiers comme ça à se chuchoter derrière des portes closes ? Il y en a ! il y en a ! Des petits mots hideux et froids qui empestent l'éther et l'alcool des couloirs d'hôpital, des mots empreints de toute la séduction des instruments chirurgicaux stérilisés, des mots comme frottis et biopsie... et puis il y a les mots que furtivement, seul à la maison, je cherchais souvent dans le dictionnaire, rien que pour les y voir imprimés, la preuve tangible de cette réalité la plus lointaine de toutes, des mots comme vulve et vagin et col de l'utérus, des mots dont les définitions ne me resserviront plus jamais comme source de plaisir illicite... Et puis il y a ce mot que nous attendons, attendons, attendons d'entendre, le mot dont dénonciation rendra à notre famille ce qui nous paraît maintenant avoir été la plus merveilleuse et la plus satisfaisante des existences, ce mot qui résonne à mon oreille comme de l'hébreu, comme b'nai ou boruch — bénigne ! Bénigne ! Boruch atoh Adonaï, qu'elle soit bénigne ! Béni sois-tu, ô Seigneur notre Dieu, qu'elle soit bénigne ! Écoute, ô Israël et inonde-nous de ta lumière, et le Seigneur est Un, et honore ton père, et honore ta mère, et je le ferai, et je le ferai, je promets de le faire... seulement qu'elle soit bénigne !
Et elle l'était. Un exemplaire de Dragon Seed de Pearl S. Buck est ouvert sur la table près du lit où se trouve également un verre à moitié vide de ginger ale éventé. Il fait très chaud et j'ai soif et ma mère, mon extra-lucide, me dit « allez, vas-y », que je peux boire ce qui reste dans son verre, j'en ai plus besoin qu'elle. Mais aussi déshydraté que je sois, je ne veux pas boire dans un verre que ses lèvres ont touché. Pour la première fois de ma vie, cette idée me remplit de dégoût ! « Prends. » « J'ai pas soif. » « Regarde comme tu transpires. » « J'ai pas soif. » « Ne sois pas poli, tout à coup. » « Mais j'aime pas le ginger ale. » « Toi, tu n'aimes pas le ginger ale ? » « Non. » « Depuis quand ? » Oh Seigneur ! Elle est vivante et du coup voilà que ça recommence — elle est vivante et d'emblée nous remettons ça !
Elle me raconte comment le rabbin Warshaw est venu s'asseoir et parler avec elle pendant une grande demi-heure avant — comme elle le formule maintenant de façon si imagée — qu'elle passe sous la lame du couteau. Est-ce que ce n'était pas gentil ? Est-ce que ce n'était pas attentionné ? (Vingt-quatre heures seulement qu'elle a émergé de l'anesthésie et elle sait, figurez-vous, que j'ai refusé d'ôter mon Levis et de me changer pour la fête !) La femme qui partage sa chambre, dont je m'efforce d'esquiver le regard dévorant de tendresse et dont personne, si je me souviens bien, n'a demandé l'avis, prend sur elle d'annoncer que le rabbin Warshaw est l'un des hommes les plus révérés de Newark. Ré-vé-ré, trois syllabes comme le rabbin lui-même l'énoncerait dans son puissant style anglo-sibyllin. Je commence à tapoter légèrement le creux de mon gant de baseball, signal indiquant que je suis prêt à partir si seulement on veut bien me laisser aller. « Il aime tant le base-ball. Il pourrait jouer au base-ball douze mois par an », confie ma mère à Mme Ré-vé-ré. Je marmonne que j'ai « un match interclubs ». « C'est les finales. Pour le championnat. » « Très bien », dit ma mère, et avec amour elle ajoute : « Tu es venu, tu as fait ton devoir, maintenant sauve-toi, cours à ton match. » Je perçois dans sa voix comme elle est heureuse et soulagée de se retrouver vivante par ce bel après-midi de septembre. Et n'est-ce pas un soulagement pour moi aussi ? N'est-ce pas pour cela que j'ai prié, prié un Dieu à l'existence duquel je ne crois même pas ? La chose impensable n'était-ce pas la vie sans elle pour nous faire la cuisine, le ménage, pour... pour tout faire pour nous ! Voilà pourquoi j'ai prié et pleuré : pour qu'elle s'en sorte à l'autre bout de son opération et conserve la vie, et ensuite qu'elle revienne à la maison pour y être notre seule et unique mère. « File, mon bébé », me roucoule ma mère avec douceur — oh, elle peut se montrer si douce et bonne à mon égard, si maternelle ! Elle passera des heures à jouer à la canasta avec moi quand je suis malade et couché comme elle l'est maintenant. Rendez-vous compte, le ginger ale que l'infirmière lui a apporté parce qu'elle a subi une opération sérieuse, elle me l'offre, à moi, parce que je meurs de chaud ! Oui, elle ôtera la nourriture de sa bouche pour me la donner, c'est un fait prouvé ! Et pourtant je ne resterai pas cinq minutes pleines à son chevet. « Allez, cours », dit ma mère tandis que Mme Ré-vé-ré qui en un rien de temps a réussi à se faire de moi un ennemi, et pour le reste de mon existence, Mme Ré-vé-ré déclare, « Bientôt maman va rentrer à la maison, bientôt tout sera comme d'habitude... mais oui, allez, cours, cours, ils courent tous de nos jours », dit cette dame aimable et compréhensive — oh, elles sont toutes si aimables et compréhensives, je voudrais les étrangler ! « Marcher, ils ne savent même pas ce que ça veut dire, que Dieu les bénisse. »
Donc je cours. Si je cours ! Ayant passé peut-être deux irritantes minutes avec elle, deux minutes de mon précieux temps, même si la veille seulement les docteurs ont enfoncé droit sous sa robe (ainsi l'imaginais-je avant que ma mère m'ait rappelé le « couteau », notre couteau) une sorte d'horrible pelle pour extirper les parties pourries de l'intérieur de son corps. Ils sont allés farfouiller là-dedans et en ont arraché exactement ce qu'elle allait en farfouillant arracher de l'intérieur des poulets morts, et jeter ensuite dans la poubelle. Où j'ai été conçu et porté, il n'y a plus rien, le vide ! Pauvre mère ! Comment puis-je la planter là avec cette précipitation après tout ce qu'elle a enduré, après tout ce qu'elle m'a donné — ma vie même. Comment puis-je être aussi cruel ? « Est-ce que tu me quitteras mon bébé ? Est-ce qu'un jour tu quitteras maman ? » « Jamais » je répondais, « jamais, jamais, jamais... » Et pourtant, maintenant qu'on l'a évidée je ne peux même pas la regarder dans les yeux ! Et j'ai toujours évité de le faire depuis ! Oh, il y a ses pâles cheveux roux étalés sur l'oreiller en longues mèches entortillées comme des ressorts, que j'aurais pu ne jamais revoir. Il y a les lunules de taches de rousseur qui, dit-elle, lui couvraient entièrement la figure quand elle était petite et que je n'aurais jamais revues. Et il y a ses yeux d'un marron rougeâtre, des yeux de la couleur de la croûte du gâteau au miel, qui sont toujours ouverts, qui m'aiment toujours ! Il y avait son ginger ale et, assoiffé comme je l'étais, je n'aurais pas pu me forcer à le boire !
Je pris donc bel et bien ma course pour sortir de l'hôpital, monter jusqu'au terrain de sport et là, piquer droit au centre-champ, le poste que j'occupe dans l'équipe de softball[3] dont les joueurs arborent des blousons soyeux bleu et or avec le nom du club qui s'étale en grosses lettres de feutre blanc d'une épaule à l'autre : « seabees, a. c. ! Merci mon Dieu, pour les Seabees A. C. ! Merci mon Dieu pour la place de centre-champ ! Docteur, vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point il est vraiment glorieux de se trouver là, tout seul au milieu de tout cet espace... Connaissez-vous un peu le base-ball ? Parce que le centre est comme un poste d'observation, une sorte de tour de contrôle d'où l'on peut observer tout et tous, comprendre ce qui se passe à l'instant précis où la chose se passe, non seulement au bruit de la batte qui frappe, mais par la rafale de mouvements qui se propage parmi les servants de base à la seconde même où la balle vole dans leur direction, et dès qu'elle les a dépassés. « C'est à moi », vous criez, « c'est à moi », et vous vous ruez à sa poursuite. Car, au centre-champ, si vous pouvez l'atteindre, elle est à vous. Ah, quelle différence avec la maison d'être au centre-champ où nul ne s'appropriera ce que j'ai déclaré mien ! Malheureusement j'étais un batteur trop nerveux pour être admis dans l'équipe du lycée. J'avais essayé de reprendre et manqué des mauvais lancers si souvent pendant les épreuves d'admission en équipe de première année que l'entraîneur, ironique, avait fini par me prendre à part pour me demander, « Dis donc, fiston, tu es bien sûr que tu ne portes pas de lunettes ? » et m'avait ensuite renvoyé. Mais quelle forme je tenais ! quel style j'avais ! Et dans ma catégorie promotion de softball où la balle est simplement un peu plus lente et un peu plus grosse, je suis l'étoile que je rêvais de devenir pour l'école entière. Bien entendu, toujours dans mon ardent désir de perfection, je manque trop fréquemment mes coups ; mais quand je touche la balle, elle part à des distances incommensurables, Docteur, elle s'envole par-dessus les grillages et on appelle ça un « complet ». Oh, et il n'y a vraiment rien dans l'existence, rien du tout, qui puisse se comparer au plaisir de doubler la deuxième base au petit trot, parce que ce n'est plus la peine de se presser, parce que cette balle que vous venez de frapper a filé hors de vue dans les airs... Et je pourrais jouer dans la défense aussi, et plus loin je dois courir, mieux c'est. « Je l'ai ! Je l'ai ! Je l'ai ! » et me ruer sur la seconde base pour capter au creux de mon gant — et à peine à deux centimètres du sol — une balle boulet de canon, basse et d'une trajectoire parfaite, un coup sur base, penserait-on, ou encore je me replierais, « Je l'ai, je l'ai... » je me replierais sans effort, gracieusement, vers ce grillage, d'une foulée pour ainsi dire lente, et puis j'aurais cette délicieuse sensation à la Di Maggio de cueillir la balle comme un don du ciel lancé par-dessus l'épaule... ou alors en galopant ! pivotant ! bondissant ! comme le petit Al Gionfriddo — un joueur de base-ball, Docteur, qui un jour a fait une très grande chose... ou encore je serais campé, très calme, détendu — sans un frémissement, d'une sérénité totale, je me tiendrais là sous le soleil (comme si je me trouvais au milieu d'un terrain vide ou si je tuais le temps au coin de la rue) je me tiendrais sans l'ombre d'un souci au monde en plein soleil, comme mon roi des rois, le Seigneur mon Dieu, le Duke lui-même (Snider, Docteur, il se peut que ce nom revienne dans mon récit) debout, aussi tranquille et décontracté, aussi heureux que je ne le serai jamais, attendant tout seul sous une fulgurante balle haute (une étoile filante, j'entends dire à Red Barber qui suit la partie derrière son microphone) expédiée vers Portnoy (Alex, dessous, dessous) et j'attends là simplement que la balle tombe dans le gant que je tends vers elle et vlan, la voilà, floc ! le troisième joueur sorti ! (Alex à la réception pour le troisième et, chers amis, voilà notre vieux C. D., le porte-parole des tabacs P. Lorillard and C°) et puis, d'un seul mouvement, pendant que ce vieux Connie nous apporte un message des Old Golds, je démarre vers le banc, tenant cette fois la balle des cinq doigts de la main gauche, nue, et quand j'arrive au carré, — après avoir écrasé du pied le sac qui marque la deuxième base — je la lance en douceur d'une simple secousse du poignet à l'intercepteur de l'équipe adverse qui s'amène au pas de course sur le terrain et toujours sans rompre la cadence, je fais tout le trajet d'une longue foulée élastique, les épaules effacées, la tête pendante, les pieds un tantinet en dedans, les genoux montant et descendant au ralenti dans une imitation en tout point parfaite du Duke. Oh, l'inaltérable nonchalance de ce jeu ! Il n'y a pas un mouvement que je ne connaisse jusqu'au tréfonds de mon tissu musculaire et de mes articulations. Comment me pencher pour ramasser mon gant et comment îe rejeter de côté, comment soupeser la batte, comment la tenir, la porter et la balancer en arc de cercle, comment élever cette batte au-dessus de ma tête, fléchir et décontracter les épaules et le cou avant de prendre position et de planter les deux pieds exactement à la place qui leur est dévolue sur la plaque de but — et comment, lorsque je reprends une bonne balle (ce que j'ai tendance à faire, elle se balance si joliment sur les mauvais lancers) de sortir et de manifester ne fût-ce qu'en tapotant légèrement le sol du bout de la batte, la dose adéquate d'exaspération vis-à-vis des autorités... oui, chaque petit détail si minutieusement étudié et possédé sur le bout du doigt qu'il est tout simplement hors du domaine des possibilités que puisse surgir une quelconque situation dans laquelle je ne saurais pas ce qu'il faut faire, et où, ce qu'il faut dire ou taire. Et il est vrai, n'est-ce pas ? — incroyable mais apparemment vrai — qu'il y a des gens qui connaissent dans la vie cette aisance, cette sûreté de soi, cette adhésion simple et totale à l'événement en cours que je ressentais, moi, au poste de centre-champ pour les Seabees ? Parce que ce n'était pas, voyez-vous, qu'on était le meilleur centre-champ imaginable mais seulement qu'on savait très exactement jusqu'à la moindre particularité quel devait être le comportement d'un centre-champ, et il y a des gens comme ça qui circulent dans les rues des E.-U. d'A. ? Je vous le demande, pourquoi ne puis-je être l'un de ceux-là ? Pourquoi ne puis-je exister aujourd'hui comme j'existais là-bas pour les Seabees, à mon poste de centre-champ ? Oh, être un centre-champ, un centre-champ et rien de plus !
Mais je suis quelque chose de plus, ou du moins c'est ce qu'on me dit. Un Juif. Non ! non ! Un athée, je proclame. En fait de religion, je ne suis rien et je refuse de faire semblant d'être ce que je ne suis pas ! Peu m'importe le degré de solitude ou de détresse atteint par mon père, ma vérité c'est ma vérité et je le regrette bien mais il faudra qu'il avale mon apostasie en bloc ! Et peu m'importe également à quel point nous avons failli faire une shiva autour de ma mère — pour tout dire je me demande aujourd'hui si peut-être toute cette histoire d'hystérectomie n'a pas été dramatisée en C-A et dédramatisée ensuite dans le seul but de me flanquer une C-H intense ! Dans le seul but de m'humilier, de m'effrayer et de me retransformer en petit garçon docile et sans défense. Je ne puise pas d'arguments en faveur de l'existence de Dieu ou de la générosité et de la vertu des Juifs dans le fait que l'homme le plus ré-vé-ré de tout Newark est venu s'asseoir pendant « une grande demi-heure » au chevet de ma mère. S'il lui avait vidé son bassin, fait manger ses repas, cela aurait pu constituer un commencement. Mais venir s'asseoir une demi-heure à côté d'un lit ? Qu'a-t-il d'autre à faire, maman ? Pour lui, proférer de superbes banalités à des gens paralysés de trouille — pour lui, c'est comme de jouer au base-ball pour moi ! Il adore ça ! Et qui n'aimerait pas ça ? Maman, le rabbin Warshaw est un imposteur pompeux, adipeux, impatient, avec un complexe de supériorité absolument grotesque, un personnage sorti tout droit de Dickens, voilà ce qu'il est. Un individu dont, si l'on se trouvait à côté de lui dans un autobus sans savoir qu'il est si révéré, on dirait « ce type pue atrocement le tabac », et voilà rigoureusement tout ce qu'on dirait. Voilà un homme à qui l'idée est venue un jour que l'élément de base de la pensée dans le langage était la syllabe. Aussi, pas un mot qu'il prononce qui ne soit composé de moins de trois de celles-ci, pas même le mot Dieu. Si vous pouviez entendre ce qu'il arrive à tirer d'Israël. Pour lui, c'est aussi long que réfrigérateur. Et te souviens-tu de lui à mon bar mitzvah, comme il s'est régalé avec Alexander Portnoy ? Pourquoi, maman, persistait-il à m'appeler par mon nom entier ? Pourquoi, sinon pour vous impressionner, vous, tous les idiots de l'assistance, avec cette collection de syllabes ! Et ça marchait, ça marchait comme sur des roulettes ! Tu ne comprends pas, c'est avec la synagogue qu'il gagne sa vie, et voilà tout. S'amener à l'hôpital et pérorer brillamment sur l'idée de la vie (syllabe par syllabe) pour des gens que fait trembler dans leur pyjama l'idée de la mort, c'est son boulot, tout comme c'est celui de mon père de placer des assurances ! C'est ce qu'ils font l'un et l'autre pour gagner leur croûte ! Et si tu veux montrer de la vénération à l'égard de quelqu'un, montres-en à l'égard de mon père, nom de Dieu, et incline-toi devant lui comme tu t'inclines devant ce gros fumier grotesque, parce que mon père, lui, se casse vraiment les couilles à travailler, et il ne songe pas à se prendre pour l'assistant spécial de Dieu par-dessus le marché. Et il ne parle pas en détaillant ces enculées de syllabes ! « Jeee-e — suiiis — he-eu-reux — de-e-eu vous acc-e-u-il-ir euh-aaaa la-eeuh — siy-naa-goo-geuh. » Oh Seigneur, oh Seii-gnieur-euh, si tu es là-haut à nous inonder de ta lumière, pourquoi ne pas nous épargner à partir de maintenant la diction des rabbins ? Pourquoi ne pas nous épargner les rabbins eux-mêmes ! Écoutez, pourquoi ne pas nous épargner la religion, ne serait-ce qu'au nom de notre dignité humaine ! Seigneur Dieu, maman, le monde entier le sait déjà, pourquoi ne le sais-tu pas, toi ? La religion est l'opium du peuple et si le fait de croire ça fait de moi un communiste de quatorze ans, alors c'est que je le suis et je suis fier de l'être. Je préférerais en toute circonstance être un communiste en Russie plutôt qu'un Juif dans une synagogue — voilà ce que je lance aussi à mon père en pleine figure.
Encore une grenade dans les tripes, voilà le résultat obtenu (je m'en doutais d'ailleurs assez) mais je regrette, il se trouve que je crois aux droits de l'homme... droits tels qu'ils sont étendus en Union soviétique à tous les hommes sans considération de race, de religion ou de couleur. Mon communisme, en fait, explique pourquoi je tiens maintenant à manger avec la femme de ménage quand je rentre à la maison pour déjeuner le lundi et veille à ce qu'elle soit là — je vais manger avec elle, maman, à la même table, et la même nourriture, est-ce clair ? Si on me donne un reste de ragoût réchauffé, on lui donnera un reste de ragoût réchauffé et pas du munster coulant ou du thon servi sur une assiette de verre spécial qui n'absorbe pas ses microbes ! Mais non, non, maman ne saisit pas mon idée apparemment, trop bizarre apparemment. Manger avec la schvartze ? Qu'est-ce que je peux bien raconter ? Elle me chuchote dans l'entrée à l'instant où je rentre de classe, « Attends, la fille va avoir fini dans quelques minutes... » Mais je ne traiterai aucun être humain (en dehors de ma famille) comme un inférieur ! Tu ne peux pas piger une parcelle des principes de l'égalité, bon sang ! Et je te préviens, s'il se ressert jamais devant moi du mot de négro, je lui enfoncerai une vraie lame dans son cœur embigoté de mes deux ! Est-ce bien clair pour tout le monde ? Je me fous que ses vêtements puent tellement quand il rentre d'une tournée de recouvrement de dettes chez les Noirs, qu'il faille les pendre dans la cave pour les aérer — je me fous qu'ils le rendent à moitié dingue en laissant passer leurs échéances d'assurances. Ce n'est qu'une raison de plus de compatir, nom de Dieu, de faire preuve de sympathie et de compréhension et de cesser de traiter la femme de ménage comme si elle était une espèce de mule dépourvue de cette passion pour la dignité dont d'autres font preuve ! J'en ai autant au service des goyim ! Nous n'avons pas tous eu la chance de naître juifs, figure-toi. Alors, un peu de rachmones pour les moins favorisés, d'accord ? Parce que j'en ai jusque-là, j'en ai ma claque des goyische par-ci et des goyische par-là ! Si c'est mal, c'est les goyim, si c'est bien, c'est les Juifs ! Vous ne voyez donc pas, mes chers parents, des lombes desquels j'ai tant bien que mal jailli, qu'une telle façon de penser est légèrement barbare ! Que tout ce que vous exprimez, c'est votre peur ? La première distinction que vous m'ayez appris à faire, j'en suis certain, n'était pas entre le jour et la nuit ou le chaud et le froid, mais entre les goyische et les Juifs ! Mais maintenant il se trouve, mes chers parents, alliés et amis assemblés qui se sont réunis ici pour célébrer mon bar mitzvah, il se trouve, bande de ploucs, bande de ploucs étriqués ! — oh combien je vous hais pour vos cervelles juives étriquées ! y compris toi, rabbin Syllabe qui pour la dernière fois de ta vie m'a envoyé chercher au coin de la rue un autre paquet de Pall Mall dont tu empestes l'odeur au cas où personne ne te l'aurait encore dit — il se trouve que l'existence ne se borne pas tout à fait au contenu de ces écœurantes et stériles catégories ! Et au lieu de pleurer sur celui qui refuse à l'âge de quatorze ans de jamais remettre les pieds dans une synagogue, au lieu de gémir sur celui qui a tourné le dos à la Saga de son peuple, versez des larmes sur vous-mêmes, créatures pathétiques — qu'attendez-vous — toujours à sucer, sucer ces aigres raisins de la religion ! Juifs, Juifs, Juifs, Juifs, Juifs ! Elle me sort déjà des oreilles, la Saga douloureuse des Juifs ! Rends-moi un service, mon peuple, et ton douloureux héritage, fous-le-toi dans ton cul douloureux — Il se trouve que je suis également un être humain !
Mais tu es juif, me dit ma sœur, tu es un garçon juif plus que tu ne le crois, et tout ce que tu fais, c'est de te rendre malheureux, tout ce que tu fais, c'est de hurler dans le désert... A travers mes larmes, je la vois qui m'explique avec patience ma triste situation du bout de mon lit. Si j'ai quatorze ans, elle en a dix-huit ; elle est en première année au Newark State Teacher's College, grosse fille au visage blême, transpirant la mélancolie par tous les pores. Quelquefois, avec une autre grosse fille sans beauté nommée Elvina Tepper (qui possède, toutefois, il faut l'inscrire à son actif, des nichons du volume de ma tête), elle se rend à une réunion de danses folkloriques au Club des jeunes de Newark. Cet été, elle va être monitrice de travaux manuels au Centre de Plein Air de la Communauté juive.
Je l'ai vue en train de lire un bouquin à couverture verdâtre dont le titre était Portrait de l'artiste par lui-même. Tout ce qu'il me semble savoir d'elle se résume à ces quelques détails, plus bien entendu la taille et l'odeur de ses soutiens-gorge et de ses culottes. Quelles années de confusion ! Et quand seront-elles finies ? Pouvez-vous, s'il vous plaît, me donner une date approximative ? Quand serai-je guéri de ce que j'ai !
Sais-tu, me demande-t-elle, où tu serais aujourd'hui si tu étais né en Europe et pas en Amérique ?
La question n'est pas là, Hannah
Mort, dit-elle.
La question n'est pas là.
Mort, gazé ou abattu, ou incinéré, ou égorgé, ou enterré vivant. Sais-tu ça ? Et tu aurais pu hurler autant que tu aurais voulu que tu n'étais pas un Juif, que tu étais un être humain et que tu n'avais absolument rien à voir avec leur stupide héritage de souffrances, on t'aurait quand même embarqué et liquidé. Tu serais mort et je serais morte aussi et...
Mais ce n'est pas de ça que je parle !
Et ta mère et ton père seraient morts !
Mais pourquoi te mets-tu de leur côté !
Je ne me mets du côté de personne, dit-elle, je t'explique simplement qu'il n'est pas si ignorant que tu le crois.
Elle ne l'est pas non plus, je suppose ! Je suppose qu'à cause des nazis, tout ce qu'elle dit et tout ce qu'elle fait devient intelligent et génial ! Je suppose que les nazis sont une excuse à tout ce qui se passe dans cette maison !
Oh, je ne sais pas, dit ma sœur, peut-être que oui, et maintenant voilà qu'elle se met à pleurer aussi et combien je me sens monstrueux car elle verse ses larmes sur six millions d'êtres, ou du moins je l'imagine, alors que je verse les miennes uniquement sur moi-même.
Du moins je l'imagine.