La branlette

 

 

 

 

 

 

Vint ensuite l'adolescence — la moitié de mon existence à l'état de veille passée enfermée dans la salle de bains à expédier mon foutre soit dans la cuvette des cabinets soit au milieu des affaires sales dans le panier à linge, soit, flac, projeté de bas en haut contre la glace de l'armoire à pharmacie devant laquelle je me tenais planté, caleçon baissé, pour voir à quoi ça ressemblait à la sortie. Ou alors, j'étais courbé en deux sur mon poing transformé en piston, les paupières étroitement closes mais la bouche grande ouverte, pour recevoir cette sauce gluante à base de chlore et de petit lait sur ma langue et mes dents — encore qu'assez souvent, dans mon aveuglement et mon extase, je récoltais tout dans ma houppe savamment ondulée comme une giclée de lait capillaire. Au milieu d'un univers de mouchoirs empesés, de kleenex chiffonnés et de pyjamas tachés, je manipulais mon pénis nu et gonflé dans la crainte perpétuelle de voir mon ignominie découverte par quelqu'un qui me surprendrait à l'instant même où je déchargeais. Néanmoins, j'étais totalement incapable de ne pas me tripoter la bite une fois qu'elle s'était mise à me grimper le long du ventre. En plein milieu d'un cours, je levais la main pour obtenir la permission de sortir, me ruais le long du couloir jusqu'aux lavabos et, en dix ou quinze furieux coups de poignet, déflaquais debout dans un urinoir. A la séance de cinéma du samedi après-midi, je laissais mes copains pour aller jusqu'au distributeur de bonbons et grimpais m'astiquer sur un lointain siège de balcon, lâchant ma semence dans l'enveloppe vide d'une barre de chocolat... Un jour, au cours d'une sortie de notre association familiale, j'évidai le cœur d'une pomme, vis avec surprise (et avec l'aide de mon obsession) à quoi elle ressemblait et courus dans le bois pour me jeter à plat ventre sur l'orifice du fruit, feignant de croire que le trou farineux et frais se trouvait en réalité entre les jambes de cette créature mythique qui m'appelait toujours « mon Grand » quand elle m'adjurait de lui accorder ce qu'aucune fille dans toute l'histoire n'avait jamais obtenu. « Oh, mets-le-moi, mon Grand », s'écriait la pomme creuse que je baisais frénétiquement le jour de ce pique-nique. « Mon Grand, mon Grand, oh donne-moi tout », implorait la bouteille de lait vide que je gardais cachée dans notre réduit à poubelle au sous-sol pour la rendre folle après l'école avec ma trique vaselinée. « Viens, mon Grand », hurlait le morceau de foie délirant que dans ma propre aberration j'achetai un après-midi chez le boucher et que, croyez-le ou non, je violai derrière un panneau d'affichage, en route pour une leçon préparatoire au bar mitzvah.

Ce fut à la fin de ma première année de lycée — première année également de masturbation — que je découvris sur la face interne de mon pénis, au point précis où la tige rejoint le gland, un petit point décoloré qui fut depuis lors diagnostiqué comme une tache de son. Le cancer ! Je m'étais flanqué le cancer, tous ces tiraillements, ces tractions exercés sur ma propre chair, toutes ces frictions m'avaient donné une maladie incurable, et je n'avais même pas quatorze ans ! La nuit, dans mon lit, les larmes me ruisselaient des yeux. « Non ! sanglotais-je, je ne veux pas mourir, par pitié, non ! » Mais puisque je devais à bref délai être transformé en cadavre, je m'activais comme d'habitude et déchargeais dans ma chaussette. J'avais pris l'habitude de fourrer mes chaussettes sales le soir dans mon lit pour pouvoir en utiliser une comme réceptacle en me couchant et l'autre à mon réveil.

Si seulement j'avais pu me restreindre à une branloche par jour ou me tenir à la limite de deux ou même trois ! Mais avec cette perspective de néant devant moi, j'entrepris en réalité d'établir de nouveaux records pour moi-même. Avant les repas. Après les repas. Pendant les repas. Bondissant de la table où nous mangions, je m'agrippe tragiquement le ventre à deux mains — la colique, je m'écrie, j'ai une colique terrible ! — et une fois derrière la porte fermée de la salle de bains, je me passe par-dessus la tête une culotte que j'ai volée dans la commode de ma sœur et que je trimbale enroulée dans un mouchoir au fond de ma poche. Si foudroyant est l'effet de cette culotte de coton contre ma bouche, si foudroyant est l'effet du mot « culotte » que la trajectoire de mon foutre atteint de nouvelles altitudes sidérantes — jaillissant de mon zob comme une fusée, il file droit sur l'ampoule électrique au plafond sur laquelle, à ma surprise horrifiée, il fait mouche et reste pendu ! Affolé sur le coup je me couvre la tête, attendant une explosion de verre, un jet de flammes — le désastre, voyez-vous, n'est jamais bien loin dans mon esprit. Puis, aussi calme que je peux, je grimpe sur le radiateur et cueille le grésillant glaviot avec un tampon de papier hygiénique. Je commence un examen scrupuleux du rideau de la douche, de la baignoire, du carrelage, des quatre brosses à dents — horrible perspective ! et au moment même où je vais ouvrir le loquet, m'imaginant que je n'ai laissé aucun indice derrière moi, mon cœur tressaille à la vue de ce qui s'accroche comme une morve à la pointe de mon soulier. Je suis le Raskolnikov de la branlade — la preuve poisseuse est partout ! Est-elle aussi visible sur mes manchettes ? Dans mes cheveux ? Mes oreilles ? Sur tout cela, je m'interroge encore tandis que je retourne vers la table de la cuisine, l'air maladif et renfrogné, pour grogner sur un ton de vertu offensée à l'adresse de mon père lorsqu'il ouvre sa bouche pleine de flan rougeâtre et déclare: « Je ne comprends pas ce que tu as à t'enfermer comme ça, ça dépasse mon entendement. Qu'est-ce que c'est ici ? La maison ou la gare de Grand Central ? » « ... Avoir la paix... un être humain... dans cette baraque jamais... », je rétorque, puis je repousse mon assiette à dessert pour glapir, « Je ne me sens pas bien... Vous pouvez vraiment pas me laisser tranquille, tous ? »

Après le dessert, que je termine parce qu'il se trouve que j'aime le flan, même si je les déteste, eux — après le dessert je me retrouve dans la salle de bains. Je farfouille dans le linge à laver de la semaine jusqu'à ce que je déniche un des soutiens-gorge sales de ma sœur. J'accroche une bretelle d'épaule au bouton de la porte de la salle de bains et l'autre à celui du placard à linge : épouvantail apte à susciter de nouveaux rêves. « Oh, astique-toi, mon Grand, astique-toi jusqu'à l'avoir en sang. » Ainsi suis-je exhorté par les petits bonnets du soutien-gorge d'Hannah quand un journal roulé en tube claque contre la porte et me fait sauter, moi et mon engin dans la main, à trois centimètres au-dessus du siège des waters. « Dis donc toi, si tu laissais une seconde cet endroit aux autres, veux-tu ? » lance mon père. « Ça fait une semaine que j'ai les tripes bloquées. »

Je récupère mon assiette comme j'en ai le talent avec un accès de susceptibilité blessée. « J'ai une colique horrible ! Tout Je monde s'en fiche dans la maison ou quoi ? »

Entre-temps, je reprends mon va-et-vient et j'accélère même le tempo tandis que mon organe cancéreux est miraculeusement repris d'un frémissement centrifuge. Alors le soutien-gorge d'Hannah commence à bouger, à osciller de-ci de-là ! Je me voile les yeux et, ça y est ! — Lenore Lapidus ! Qui en a la plus grosse paire dans ma classe, courant pour attraper le bus après l'école avec son opulent et intouchable fardeau qui tangue lourdement sous sa blouse, oh, je les adjure de jaillir hors de leur sac et de passer par-dessus bord, les véritables nichons de lenore lapidus. Et je me rends compte pendant la même fraction de seconde que ma mère secoue avec vigueur le bouton de la porte. De la porte que j'ai finalement oublié de fermer ! Je le savais que ça arriverait un jour ! Coincé ! Autant dire mort !

« Ouvre, Alex, je veux que tu ouvres immédiatement. »

La porte est fermée, je ne suis pas pris sur le fait ! Et je constate d'après ce qui vit dans ma main que je ne suis pas non plus tout à fait mort : Donc, branle-toi ! Branle-toi ! « Lèche-moi, mon Grand, lèche-moi, bien à fond. Je suis le gros trousse-doudoune en chaleur de Lenore Lapidus ! »

« Alex ! Tu vas me répondre. As-tu mangé des frites après l'école ? C'est pour ça que tu es malade ? »

« Nnnnnon, nnnnnon ! »

« Alex, tu souffres ? Tu veux que j'appelle un docteur ? Tu souffres ou non ? Je veux savoir exactement où tu as mal. Réponds-moi ! » « Hemmmm... »

« Alex, Alex, je ne veux pas que tu tires la chasse », dit ma mère avec sévérité, « je veux voir ce que tu as fait. Tout ça ne me dit rien qui vaille. »

« Et moi », intervient mon père, touché comme il l'a toujours été par mes exploits — un mélange de crainte admirative et d'envie — « ça fait une semaine que j'ai les tripes bloquées », au moment même où je me dresse en vacillant du siège des waters où je suis juché et avec le geignement d'un animal battu, j'émets trois gouttes d'un liquide à peine visqueux dans le minuscule bout de tissu dont ma grande sœur de dix-huit ans à la poitrine plate couvre le peu qu'elle a de tétons. C'est mon quatrième orgasme de la journée. Quand est-ce que je vais commencer à faire du sang ?

« Viens par ici, toi », dit ma mère, « pourquoi as-tu tiré la chasse quand je t'avais dit de ne pas le faire ? »

« J'ai oublié. »

« Qu'est-ce qu'il y avait donc là-dedans que tu étais si pressé de le faire disparaître ? » « La cliche. »

« C'était surtout liquide ou surtout du gros popo ? »

« Je ne regarde pas ! J'ai pas regardé ! Et arrête de dire gros popo ! Je suis au lycée ! »

« Oh, me parle pas sur ce ton, Alex, ce n'est pas moi qui t'ai donné la colique, je te le garantis. Si tu ne mangeais que ce que je te donne à la maison, tu ne serais pas obligé de courir aux cabinets cinquante fois par jour. Hannah me dit ce que tu fais, alors ne t'imagine pas que je ne sais pas. »

Elle n'a pas trouvé sa culotte ! Je suis coincé ! Oh, si je pouvais être mort ! J'aimerais mieux ça !

« Ah oui, qu'est-ce que je fais ?... »

« Tu vas au Hot-Dog chez Harold et au Chazerai Palace et tu manges des frites avec Melvin Weiner, c'est bien ça, hein ? Et n'essaie pas de me mentir. Est-ce que tu te bourres ou non de frites et de ketchup dans Hawthorne Avenue après la classe ? Jack, viens ici, je veux que tu entendes ça », crie-t-elle à mon père qui occupe maintenant la salle de bains.

« Écoute, j'essaie de faire mes besoins », réplique-t-il, « est-ce que je n'ai pas assez d'ennuis comme ça sans qu'on se mette en plus à m'asticoter quand j'essaie de faire mes besoins ? »

« Tu sais ce que fait ton fils après l'école, le numéro un de la classe, que sa mère n'a même plus le droit de lui dire gros popo, tellement c'est un grand garçon ? Qu'est-ce que tu crois qu'il fait, ton grand garçon, quand personne ne le surveille ?»

« Ça ne vous ferait rien de me fiche un peu la paix, s'il vous plaît », crie mon père. « Je ne peux pas avoir une minute de tranquillité, que j'arrive enfin à un résultat là-dedans ? »

« Attends seulement que ton père apprenne ce que tu fais au mépris des règles d'hygiène les plus élémentaires. Alex, réponds-moi quelque chose. Tu es si intelligent, tu as réponse à tout, n'est-ce pas ? Alors, réponds-moi. Comment crois-tu que Melvin Weiner a attrapé cette colite ? Pourquoi ce petit a-t-il passé la moitié de sa vie à l'hôpital ? »

« Parce qu'il mange des chazerai. »

« Je te défends de te moquer de moi. »

« Bon ça va », je glapis. « Comment est-ce qu'il a attrapé une colite ? »

« En mangeant des chazerai, mais il n'y a pas de quoi rire ! Parce que pour lui un repas, c'est une barre d'O Henry avec une bouteille de Pepsi. Parce que son petit déjeuner consiste en tu sais quoi ? Le repas le plus important de la journée, et pas seulement d'après ta mère, Alex, mais d'après les plus grands diététiciens, et tu sais ce qu'il mange ce petit ? »

« Un beignet. »

« Un beignet, justement, monsieur la Forte Tête, monsieur l'Adulte ; et du café, du café et un beignet, et avec ça un pisker de treize ans avec une moitié d'estomac est censé commencer sa journée. Mais toi, Dieu merci, tu as été élevé autrement, tu n'as pas une mère qui se baguenaude dans toute la ville comme certaines que je pourrais nommer, chez Bam, chez Hahne, chez Kresge du matin au soir. Alex, dis-moi, ce n'est tout de même pas un mystère ou alors je suis peut-être stupide — enfin, dis-moi, où veux-tu en venir ? Qu'est-ce que tu cherches à prouver en te bourrant de cochonneries pareilles quand tu pourrais rentrer à la maison pour y manger une galette aux graines de pavot et boire un bon verre de lait ? Je veux que tu me dises la vérité, je ne le répéterai pas à ton père », dit-elle en baissant la voix d'un ton significatif, « mais il faut que tu me dises la vérité ». Une pause, toujours aussi significative. « Est-ce que c'est seulement des frites, mon chéri, ou plus ? Dis-moi, je t'en prie, quel autre genre de saletés t'es-tu enfourné dans le gosier qu'on puisse aller au fond de cette colique ? Réponds-moi franchement, Alex, est-ce que tu manges des hamburgers dehors ? Réponds-moi, je t'en prie. C'est pour ça que tu as tiré la chasse, parce qu'il y avait du hamburger dedans ? »

« Je t'ai dit : je ne regarde pas dans la cuvette quand je tire la chasse, je ne m'intéresse pas comme toi au popo des autres ! »

« Oh, oh, oh, à treize ans, regardez-moi comme ça répond ! A quelqu'un qui lui pose une question sur sa santé, son bien-être ! » Sa totale incompréhension de la situation lui fait monter les larmes aux yeux. « Alex, pourquoi deviens-tu comme ça, explique-moi un peu ? Dis-moi, je t'en prie, ce que nous t'avons fait de si horrible pendant toute notre existence pour mériter ça ? » Je crois que la question la frappe par son originalité, je crois qu'elle considère cette question comme sans réponse, et, ce qu'il y a de pire, moi aussi. Qu'ont-ils fait pour moi durant toute leur existence sinon se sacrifier ? Et pourtant, que ce soit là précisément la chose horrible dépasse mon entendement — et encore maintenant, docteur ! Jusqu'à aujourd'hui !

Je me concentre maintenant pour la séance de chuchotements. Les chuchotements, je les sens venir d'un kilomètre. Nous allons discuter des migraines de mon père.

« Alex, est-ce qu'il n'a pas été pris aujourd'hui d'une telle migraine qu'il n'arrivait plus à voir clair ? » Elle vérifie s'il est bien hors de portée de sa voix, qu'il n'entende surtout pas à quel point son état est critique, il pourrait crier à l'exagération. « Est-ce qu'il ne va se faire examiner la semaine prochaine au cas où il aurait une tumeur ? »

« Il va se faire examiner ? »

« Amenez-le-moi, le docteur a dit, je vais l'examiner au cas où il aurait une tumeur. »

Partie gagnée, je pleure. Je n'ai aucune bonne raison de pleurer mais dans cette famille chacun s'efforce d'y aller carrément de sa larme au moins une fois par jour. Mon père, il faut le comprendre — comme c'est votre cas sans aucun doute : les maîtres chanteurs constituent une fraction substantielle de l'humanité et, j'imagine, de votre clientèle — aussi loin que je remonte dans ma mémoire ou peu s'en faut, mon père est toujours sur le point de subir cet examen. S'il a tout le temps mal à la tête, c'est bien entendu parce qu'il est tout le temps constipé — et s'il est constipé, c'est parce que la propriété de son secteur intestinal est entre les mains de la firme Souci, Peur & Frustration. Il est vrai qu'un docteur a dit un jour à ma mère qu'il examinerait son mari pour voir s'il avait une tumeur — si cela pouvait la contenter, comme il l'a je crois formulé ; il a toutefois suggéré qu'il serait plus économique et sans doute plus efficace pour le sujet d'investir de l'argent dans un bock à lavement. Et pourtant, bien que je sois parfaitement au courant de tout cela, je n'en ai pas moins le cœur brisé quand j'imagine le crâne de mon père éclatant sous l'effet d'une tumeur maligne. Oui, elle m'a amené là où elle voulait et elle le sait. Je perds complètement de vue mon propre cancer dans le chagrin qui m'envahit — qui m'envahit encore aujourd'hui comme il le fit alors — quand je songe à tout ce qui dans l'existence est toujours resté (ainsi qu'il le spécifie lui-même de façon très précise) au-delà de sa compréhension et de sa portée. Pas d'argent, pas d'instruction, pas de langage véritable. Pas d'éducation, une curiosité sans culture, des élans d'énergie sans objet, une expérience sans sagesse. Comme ces insuffisances peuvent aisément me mettre en larmes. Aussi aisément qu'elles peuvent me mettre en rage !

Il y avait une personne que mon père me proposait souvent comme modèle à imiter dans la vie, le producteur de spectacles Billy Rose. Walter Winchell disait que la connaissance de la sténo acquise par Billy Rose avait incité Bernard Baruch à l'engager comme secrétaire — en conséquence, mon père m'avait bassiné tout au long de mes années d'écolier pour que je m'inscrive au cours de sténographie.

« Alex, où en serait Billy Rose aujourd'hui sans sa sténo ? Nulle part. Alors, pourquoi te rebiffes-tu ? » Auparavant, c'était à propos du piano que nous nous étions affrontés. Pour un homme dont le foyer était dépourvu de tout disque ou phonographe, c'était avec passion qu'il parlait d'instrument musical. « Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas jouer de quelque chose. Vraiment, ça me dépasse. Ta petite cousine Toby est capable de s'asseoir au piano et d'y jouer n'importe quelle chanson. Elle n'a qu'à s'installer devant le piano et à jouer Tea for two et tous ceux qui sont dans la pièce sont ses amis. Jamais elle ne manquera de compagnie, Alex, jamais elle ne manquera de popularité. Dis-moi seulement que tu vas te mettre au piano et j'en fais venir un ici demain matin. Alex, tu m'écoutes ? Je t'offre quelque chose qui pourrait changer tout le reste de ton existence. »

Mais ce qu'il avait à m'offrir, je n'en voulais pas — et ce que je voulais, il ne me l'offrait pas. Et pourtant qu'y a-t-il de si insolite à cela ? Pourquoi dois-je toujours éprouver à ce sujet une telle souffrance ? Si longtemps après ! Docteur, de quoi devrais-je me débarrasser, dites-moi, la haine... ou l'amour ? Parce que je n'ai même pas commencé à mentionner tout ce dont je me souviens avec plaisir — je veux dire avec une sensation à la fois exaltante et cuisante de nostalgie ! Tous ces souvenirs qui semblent plus ou moins liés au temps qu'il fait et à l'heure du jour qui me fulgurent dans l'esprit avec une telle acuité que pour un instant je ne suis plus dans le métro, ou à mon bureau, ou en train de dîner avec une jolie fille, mais replongé dans mon enfance, avec eux. Des souvenirs de rien, pratiquement, et pourtant qui réapparaissent comme des jalons dans l'histoire, aussi cruciaux pour mon être que l'instant de ma conception. Je pourrais même me rappeler son sperme se faufilant dans son ovule, si intense est ma gratitude — oui, ma gratitude  —, si véhément, si total est mon amour, oui, moi, avec un amour véhément, total ! Je me tiens debout dans la cuisine (debout pour la première fois peut-être de ma vie), ma mère tend la main, « Regarde dehors, bébé », et je regarde. Elle dit, « Tu vois, ces teintes violettes ? Un vrai ciel d'automne... » La première phrase poétique que j'entends de ma vie, et je m'en souviens ! Un vrai ciel d'automne. C'est par une journée de janvier dans un froid mordant, au crépuscule — oh, ces souvenirs de crépuscule encore capables de me ravager, souvenirs de graisse de poulet sur du pain de seigle pour me faire tenir jusqu'au dîner, et la lune déjà par la fenêtre de la cuisine — ; je viens tout juste de rentrer avec les joues rouges et brûlantes et un dollar que j'ai gagné à pelleter de la neige. « Tu sais ce que tu vas avoir pour dîner ? » me roucoule ma mère si tendrement. « Toi, mon petit garçon qui as si bien travaillé ? Ton plat d'hiver préféré. Ragoût d'agneau. » C'est la nuit : après un dimanche à New York City, Radio City et Chinatown, nous rentrons chez nous en voiture par le George Washington Bridge — le Holland tunnel est la route directe entre Pell Street et Jersey City mais je supplie que l'on passe par le pont et parce que ma mère dit que c'est « éducatif », mon père fait un détour de quinze kilomètres pour nous ramener à la maison. Sur le siège avant, ma sœur compte à voix haute le nombre de montants sur lesquels reposent les merveilleux câbles éducatifs tandis qu'à l'arrière je m'endors, le visage contre le manteau de phoque noir de ma mère. A Lakewood où nous allons un hiver passer un week-end de congé avec le club de Gin Rummy du Dimanche soir de mes parents, je couche dans un des lits jumeaux avec mon père, et ma mère et Hannah se pelotonnent ensemble dans l'autre. A l'aube, mon père me réveille et, comme des détenus qui s'évadent, nous nous habillons sans bruit et nous glissons hors de la chambre. « Viens », me chuchote-t-il en me faisant signe de la main de mettre mon protège-oreilles et mon manteau. « Je veux te montrer quelque chose. Savais-tu que j'ai été serveur à Lakewood quand j'avais seize ans ? » Une fois sortis de l'hôtel, il me montre la belle forêt silencieuse. « Qu'est-ce que tu dis de ça ? » Nous marchons « d'un bon pas » autour d'un lac d'argent. « Respire bien profondément, emplis bien tes poumons de l'air des pins, c'est le meilleur air du monde, le bon air hivernal des pins. »

Le bon air hivernal des pins, encore un de mes parents poète ! Je ne pourrais pas me sentir plus transporté si j'étais le rejeton de Wordsworth !... En été, il reste à la ville pendant que nous allons tous les trois nous installer dans une chambre meublée au bord de la mer pour un mois. Il nous rejoindra pour les deux dernières semaines quand il aura ses vacances... Il arrive cependant parfois, lorsque Jersey City est si saturé d'humidité, si grouillant de moustiques qui viennent des marais pour faire des attaques en piqué, qu'à la fin de sa journée de travail, il fasse quatre-vingt-quinze kilomètres au volant sur le Cheesequake Highway — le Cheesequake ! mon Dieu ! tous les trucs qu'on peut y dégoter ! — il fait quatre-vingt-quinze kilomètres au volant pour venir passer la nuit avec nous dans notre chambre bien aérée de Bradley Beach. Il arrive quand nous avons déjà mangé, mais son dîner l'attend pendant qu'il se dépiaute des vêtements de ville poisseux dans lesquels il a fait ses tournées de recouvrement toute la journée et met un maillot de bain. Je lui porte sa serviette tandis qu'il descend la rue jusqu'à la plage en clopinant dans ses souliers délacés. Je suis vêtu d'un short blanc et d'un polo blanc immaculés, une douche m'a débarrassé du sel marin et mes cheveux — encore au stade de la toison laineuse pré paille-de fer de petit garçon, douce et facile à peigner — sont divisés par une raie superbe et bien lissés. Il y a une rambarde de métal rongée par les intempéries qui court le long des planches et je m'y assieds ; en dessous de moi, dans ses souliers, mon père traverse la plage vide. Je le regarde poser avec soin sa serviette près du rivage. Il pose sa montre dans l'un de ses souliers, ses lunettes dans l'autre, puis il est prêt à faire son entrée dans la mer. Aujourd'hui encore, j'observe ses conseils pour me baigner : plonger les poignets les premiers, s'asperger les aisselles puis un peu d'eau sur les tempes et la nuque... Ah, mais lentement, toujours lentement. Par ce moyen, on arrive à se rafraîchir tout en évitant un choc pour l'organisme. Rafraîchi, non choqué, il se tourne pour me regarder, fait de la main un comique signe d'adieu vers l'endroit où il me croit et se laisse aller en arrière pour flotter avec ses bras étendus. Oh, il flotte, si immobile — il travaille, il travaille si dur et pour qui sinon pour moi ? — et puis enfin, après s'être tourné sur le ventre et avoir fait quelques vagues battements des bras qui ne le mènent nulle part, il revient en pataugeant jusqu'au rivage, son torse compact et ruisselant, brillant des dernières pures flèches de lumière qui plongent par-dessus mon épaule de l'intérieur du New Jersey dont la chaleur étouffante m'est épargnée. Et il y a bien d'autres souvenirs comme celui-là, docteur. Quantité d'autres. Ce sont de ma mère et de mon père que je parle.

 

 

 

Mais, mais, mais — que je reprenne mes esprits — il y a aussi cette vision de lui émergeant de la salle de bains en train de se triturer sauvagement la nuque en ravalant un renvoi d'un air revêche.

« Bon, alors, qu'est-ce qu'il y avait de si urgent que tu ne pouvais pas attendre que je sois sorti pour me le dire ? »

« Rien, répond ma mère, c'est réglé. »

Il me regarde, désappointé. Je suis sa raison de vivre et je le sais. « Qu'est-ce qu'il a fabriqué ? »

« Ce qu'il a fabriqué est terminé et classé. Et toi, as-tu, plaise à Dieu, réussi à faire tes besoins ? » lui demande-t-elle.

« Non bien sûr, je n'ai pas fait mes besoins. »

« Jack, alors, qu'est-ce qui va se passer avec tes intestins ? »

« Ils se transforment en béton, voilà ce qui va se passer. »

« Parce que tu manges trop vite. »

« Je ne mange pas trop vite. »

« Alors quoi, trop lentement ? »

« Je mange normalement. »

« Tu manges comme un cochon et quelqu'un devrait bien te le dire. »

« Oh, tu as vraiment une merveilleuse façon de t'exprimer quelquefois. »

« Je dis la vérité, simplement. Je passe toute la journée debout dans cette cuisine et tu manges comme s'il y avait le feu quelque part. Et celui-là, celui-là a décidé que ma cuisine n'était pas assez bonne pour lui. Il préfère être malade et me flanquer des peurs bleues. »

« Qu'est-ce qu'il a fait ? »

« Je ne veux pas te tracasser », dit-elle, « ne pensons plus à tout ça. »

Mais elle en est incapable et voilà qu'elle se met maintenant à pleurer. Écoutez, elle n'est sans doute pas non plus la personne la plus heureuse de la terre. Elle a été autrefois une espèce de grand échalas que les garçons appelaient « Carotte » au lycée. Quand j'avais neuf et dix ans, je nourrissais une passion sans limite pour son agenda scolaire. Pendant quelque temps, je l'ai conservé dans le même tiroir avec cet autre volume de curiosités, ma collection de timbres.

 

Sophie Ginsky que les garçons appellent « Carotte » Elle ira loin avec ses grands yeux bruns et sa jugeote.

 

 

Et c'était ma mère !

De plus, elle avait été secrétaire de l'entraîneur de l'équipe de football, fonction auréolée de peu de gloire à notre époque mais apparemment le poste rêvé pour une jeune fille à Jersey City pendant la Première Guerre mondiale. Telle était du moins mon opinion lorsque je tournais les pages de son agenda et qu'elle me désignait son amoureux, un garçon aux cheveux noirs qui avait été capitaine de l'équipe et devenu aujourd'hui, pour citer Sophie, « le plus gros fabricant de moutarde de New York ». « Et j'aurais pu l'épouser au lieu de ton père », me confia-t-elle plus d'une fois. Je me demandais parfois ce que cela aurait donné pour maman et moi, et ceci invariablement quand mon père nous emmenait dîner à la boutique de Delicatessen du coin. Je jette un coup d'œil circulaire et songe, « C'est nous qui aurions fabriqué toute cette moutarde. » Je suppose qu'elle-même devait avoir aussi des pensées semblables.

« Il mange des frites », déclare-t-elle, et elle s'effondre sur une chaise de cuisine pour verser une bonne fois toutes les larmes de son corps. « Après la classe, il va avec Melvin Weiner et se bourre de pommes frites. Jack, dis-lui, toi, je ne suis que sa mère; dis-lui comment tout ça finira. Alex », enchaîne-t-elle avec passion, tournée vers moi qui cherche à me glisser hors de la pièce, « tateleh, ça commence par la colique, mais sais-tu comment ça finit, avec un estomac fragile comme le tien ? Sais-tu comment ça se termine à la fin ? En portant un sac en plastique pour faire sa grosse affaire dedans ! »

Qui dans l'histoire du monde s'est montré le moins capable d'affronter les larmes d'une femme ? Mon père, moi en second. Il me dit : « Tu as entendu ta mère, ne mange pas de frites avec Melvin Weiner après la classe. »

« Ni jamais. »

« Ni jamais », dit mon père. « Ni des hamburgers ailleurs qu'ici », adjure-t-elle.

« Ni des hamburgers ailleurs qu'ici », dit-il.

« Des hamburgers », répète-t-elle avec amertume, exactement du même ton qu'elle dirait Hitler, « dans lesquels ils peuvent fourrer tout ce qui leur passe par la tête — et il les mange.

Jack, fais-lui promettre avant qu'il s'attire de terribles tsura et que ce soit trop tard. »

« Je promets ! » Je hurle. « Je promets ! » et me précipite hors de la cuisine — pour aller où ? Quelle question !

Je m'arrache à mon pantalon et j'empoigne furieusement ce bélier délabré qui me donne accès à la liberté, ma pine adolescente, alors même que ma mère commence à appeler de l'autre côté de la porte de la salle de bains. « Alors cette fois, ne tire pas la chasse. Tu m'entends, Alex ? Il faut que je voie ce qu'il y a dans cette cuvette ! »

Docteur, comprenez-vous à quoi je me heurtais ! Ma bite était tout ce que je pouvais considérer comme vraiment à moi. Vous auriez dû la voir s'activer, ma mère, pendant la saison de la polio ! Elle aurait dû être couverte de décorations par les organisateurs de la « Marche des Dîmes [1] » ! Ouvre la bouche, pourquoi as-tu la gorge rouge ? Est-ce une migraine dont tu ne m'as pas parlé ? Tu n'iras pas jouer au base-ball, Alex, jusqu'à ce que je t'aie vu remuer le cou. Tu as le cou raide ? Alors pourquoi le bouges-tu comme ça ? Tu manges comme si tu avais mal au cœur ; as-tu mal au cœur ? Enfin, je te dis que tu manges comme si tu avais mal au cœur. Je ne veux pas que tu boives à la fontaine de ce terrain de jeu. Si tu as soif, attends d'être rentré à la maison. Tu as mal à la gorge, n'est-ce pas ? Je vois bien comment tu avales. Je crois que ce que tu vas faire, peut-être, monsieur Di Maggio, c'est de ranger ce gant et de t'étendre. Je ne vais pas te permettre de sortir dans cette chaleur et de galoper, pas avec cette gorge irritée, ça, pas de danger. Je veux prendre ta température. Ça ne me dit rien qui vaille, cette histoire de gorge. Pour être franche, ça me met dans tous mes états de penser que tu t'es promené toute la journée avec un mal de gorge, et sans rien dire à ta mère. Pourquoi m'as-tu caché ça ? Alex, la polio se moque bien du base-ball, elle ne connaît que les poumons d'acier et l'infirmité à vie. Je ne veux pas que tu ailles courir les rues, un point c'est tout. Ou que tu manges des hamburgers dehors. Ou de la mayonnaise. Ou du foie haché. Ou du thon. Il n'y en a pas beaucoup qui surveillent la fraîcheur des aliments comme ta mère. Tu es habitué à une maison impeccable. Tu ne peux même pas te faire une idée de ce qui se passe dans les restaurants. Sais-tu pourquoi ta mère, quand nous allons chez les Chinois, ne s'assied jamais face à la cuisine ? Parce que je ne veux pas voir ce qui se passe là-dedans. Alex, tu dois absolument tout laver. C'est bien clair ? Tout ! Dieu sait qui a touché les choses avant toi.

Voyons, est-ce que j'exagère quand je considère comme un vrai miracle pour moi de tenir sur mes deux jambes ? L'hystérie et la superstition ! Les prends-garde et les fais-attention ! Tu ne dois pas faire ci, tu ne peux pas faire ça — arrête ! Non !

Tu enfreins une loi essentielle. Quelle loi ? Édictée par qui ? Ils pourraient aussi bien se mettre des plateaux dans les lèvres, s'accrocher des anneaux dans le nez et se peindre en bleu tant ils sont bornés. Oh, et les milchiks, et les flaishiks par là-dessus. Toutes ces règles et ces obligations meshuggeneh qui s'ajoutent à toutes leurs inepties personnelles. C'est une plaisanterie familiale selon laquelle, quand j'étais tout petit, je me suis détourné de la fenêtre par laquelle je contemplais une tourmente de neige pour demander sur un ton d'espoir, « Maman, est-ce que nous croyons à l'hiver ? » Vous comprenez ce que je suis en train de dire ? J'ai été élevé par des Hottentots et des Zoulous ! Je ne pouvais même pas envisager de boire un verre de lait avec mon sandwich au salami sans faire une grave offense au Seigneur tout-puissant. Imaginez alors ce que pouvait me faire subir ma conscience pour tout ce foutre déchargé ! La culpabilité, les angoisses — la terreur qu'on m'avait inculquée jusqu'à l'os ! Qu'y avait-il dans leur monde qui ne fût chargé de risques, débordant de microbes, truffé de périls ? Oh, où était le dynamisme, où étaient la hardiesse et le courage ? Qui emplissait les auteurs de mes jours d'une telle crainte devant l'existence ? Mon père, aujourd'hui retraité, n'a vraiment qu'un seul sujet dans lequel il puisse planter les crocs, l'autoroute du New Jersey. « Jamais je n'irais là-dessus, même si tu me payais. Il faut être fou pour y rouler. C'est le syndicat du crime, un moyen légalisé pour permettre aux gens d'aller se tuer. » Écoutez, vous savez ce qu'il me dit trois fois par semaine au téléphone — et je compte seulement les cas où je décroche, pas le nombre total d'appels que je reçois entre six et dix heures tous les soirs. « Vends cette voiture, veux-tu ? Veux-tu me rendre un service et vendre cette voiture que je puisse au moins passer une bonne nuit de sommeil ? Pourquoi il te faut une voiture dans cette grande ville, ça me dépasse. Pourquoi faut-il que tu paies l'assurance, le garage et l'entretien, ça ne m'effleure même pas. D'ailleurs je ne comprends pas non plus pourquoi tu tiens à vivre tout seul de ton côté dans cette jungle. Combien est-ce que tu paies ces voleurs, déjà, pour cet appartement minuscule ? Un sou de plus que cinquante dollars par mois et tu es tombé sur la tête. Pourquoi est-ce que tu ne reviens pas à New Jersey, c'est un mystère pour moi — pourquoi tu préfères le bruit, les crimes et les gaz d'échappement... »

Et ma mère, elle continue simplement à chuchoter. Sophie n'arrête pas de chuchoter ! Je vais y dîner une fois par mois. C'est une lutte qui requiert toute ma duplicité, mon astuce et ma force, mais j'ai réussi au cours de toutes ces années et contre tous les impondérables à m'en tenir au régime d'un soir par mois. Je sonne à la porte, elle vient m'ouvrir et tout de suite le chuchotis commence ! « Ne me demande pas quelle journée il m'a fait passer hier. » Je m'abstiens donc. « Alex », toujours sotto voce, « quand il est dans un de ces jours-là, tu n'imagines pas l'effet que pourrait avoir un coup de fil de toi». J'acquiesce. « Et Alex » — je continue à opiner du bonnet, vous comprenez, ça ne me coûte rien et ça peut même me sauver la mise —, « la semaine prochaine c'est son anniversaire, la dernière fête des mères est venue et passée sans même une carte, et je ne parle pas de mon anniversaire, ces choses-là me laissent indifférente. Mais il va avoir soixante-six ans. Alex, ce n'est plus un bébé, Alex, ça marque une étape dans une existence. Alors tu lui enverras une carte, ça ne te tuera pas. »

Docteur, ces gens sont incroyables ! Ces gens sont invraisemblables ! A eux deux, ils sont les producteurs et stockeurs de culpabilité les plus ingénieux de notre époque ! Ils la soutirent de moi comme la graisse d'un poulet. « Téléphone, Alex ; viens nous voir, Alex ; Alex, donne-nous de tes nouvelles. Ne t'en va pas sans nous prévenir, je t'en prie, ne recommence pas ça ! La dernière fois que tu es parti, tu ne nous as pas prévenus, ton père était prêt à téléphoner à la police. Tu sais combien de fois par jour il a appelé sans obtenir de réponse ? Devine combien ? » « Maman, » je lui précise entre mes dents, « si je suis mort ils sentiront le cadavre dans les soixante-douze heures, je t'assure ! » « Ne parle pas comme ça ! Dieu nous garde ! » s'écrie-t-elle. Et maintenant elle sort son atout maître, le truc garanti pour emporter le morceau.  Et  pourtant,  comment  pourrais-je m'attendre à autre chose ? Puis-je exiger l'impossible de ma propre mère ? « Alex, décrocher le téléphone est un geste si simple — combien de temps serons-nous encore là pour t'ennuyer, de toute façon ? »

Docteur Spielvogel, voici mon existence, mon unique existence, et je la vis au milieu d'une farce juive ! Je suis le fils dans cette farce juive. Seulement, ce n'est pas une farce ! Dites-le-moi, je vous en prie, qui nous a handicapés ainsi ? Qui nous a rendus si morbides, si hystériques et si faibles ? Pourquoi, pourquoi n'arrêtent-ils pas de hurler, « Attention ! ne fais pas ça ! Alex... Non ! » et pourquoi, seul sur mon lit à New York, est-ce que je continue à me taper sans trêve la colonne ? Docteur, comment appelez-vous ma maladie ? Est-ce la souffrance juive dont j'ai tant entendu parler ? Est-ce pour moi l'héritage des pogroms et de la persécution ? De la dérision et du discrédit dont nous ont abreuvés les goyim au cours de ces deux mille délicieuses années ? Oh, mes secrets, ma honte, mes palpitations, mes fièvres, mes transpirations ! La façon dont je réagis aux simples vicissitudes de la vie ! Docteur, je ne peux plus supporter de m'affoler comme ça pour rien ! Accordez-moi la force virile ! Rendez-moi courageux ! Rendez-moi fort ! Rendez-moi complet ! J'en ai assez d'être un gentil garçon juif qui s'efforce en public de contenter ses parents tandis qu'en privé il se bricole le paf ! Assez !