La forme la plus courante de dégradation dans la vie érotique

 

 

 

 

 

Je ne crois pas avoir parlé de l'effet disproportionné qu'exerçait l'écriture du Singe sur mon équilibre psychique. Quelle calligraphie désespérante ! On eût dit l'œuvre d'un gosse de huit ans cela me mettait hors de moi ! Pas une capitale, pas l'ombre de ponctuation — uniquement ces immenses lettres irrégulières penchées sur le papier puis s'effondrant au bout de la ligne. Et en caractères d'imprimerie, comme sur les dessins que nous ramenions à la maison dans nos petites mains de la classe enfantine ! Et cette orthographe. Un petit mot comme « cour » écrit de trois façons différentes sur la même feuille de papier. Vous savez, comme dans « Cour suprême » ? Deux fois sur trois, ce mot commence par la lettre k, K ! Comme dans « Joseph K ». Sans parler du mot « cher » comme dans la formule d'introduction d'une lettre : chert ou sher. Et cette toute première fois (pour celle-là j'ai un faible) chair. Le soir où nous sommes invités à dîner à Gracie Mansion - C !H !A !I !R ! Enfin tout de même, j'en arrive à m'interroger, à quoi ça rime de prolonger une liaison avec une femme de près de trente ans qui s'imagine qu'on écrit « cher » en cinq lettres !

Déjà deux mois avaient passé depuis notre accostage dans Lexington Avenue et les mêmes courants affectifs, voyez-vous, m'emportaient encore : le désir, d'une part, un désir délirant (je n'avais jamais rencontré un tel abandon chez une femme de toute ma vie !) et de l'autre quelque chose voisin du mépris. Rectification. Quelques jours plus tôt seulement avait eu lieu notre voyage au Vermont, ce week-end où il m'avait semblé qu'à ma circonspection vis-à-vis d'elle  —l'appréhension causée par son charme un peu frelaté de mannequin, ses origines cul-terreuses, par-dessus tout sa témérité sexuelle — qu'à toutes ces craintes et cette méfiance s'était substitué un fougueux élan de tendresse et d'affection.

Il faut dire que je suis actuellement sous l'influence d'un essai intitulé « La forme la plus courante de dégradation dans la vie érotique » ; comme vous l'avez peut-être deviné, j'ai acheté un exemplaire des Textes choisis et depuis mon retour d'Europe me suis endormi chaque soir dans le confinement solitaire de mon plumard sans femme avec un volume de Freud à la main. Parfois Freud à la main, parfois Alex, souvent les deux. Oui, là dans mon pyjama déboutonné, tout seul, je suis étendu et je la tripote comme un petit garçon plongé dans une rêverie fumeuse, je la tiraille, je la tortille, je la frotte, je la pétris tout en lisant ensorcelé « Contributions à la psychologie de l'amour », toujours à l'affût de la phrase, de la formule, du mot qui me libérera de ce que l'on appelle, si j'ai bien compris, mes fantasmes et mes fixations.

Dans l'essai sur la « Dégradation », je trouve l'expression « courants affectifs ». Pour atteindre à « un comportement pleinement normal en amour » (ce « pleinement normal » mériterait un examen sémantique serré, mais enfin continuons...) un comportement pleinement normal en amour donc, dit-il, il est nécessaire que deux courants effectifs se rejoignent : la tendresse et l'affection d'une part, et la sensualité de l'autre. Et ceci, c'est triste à dire, dans bien des cas ne se produit pas. « De tels hommes, lorsqu'ils aiment, n'éprouvent pas de désir et, lorsqu'ils désirent, ils sont incapables d'aimer. »

Question : dois-je considérer que j'appartiens à cette multitude d'être divisés ? En langage simple et direct, la sensualité d'Alexander Portnoy est-elle fixée sur ses fantasmes incestueux ? Qu'en pensez-vous, Doc ? Une restriction si pathétique s'impose-t-elle à mon choix d'objet ? Est-il vrai que pour moi la dégradation de l'objet sexuel constitue la condition nécessaire au libre épanouissement de ma sensualité ? Écoutez, ceci explique-t-il l'importance qu'ont pour moi les shikses ?

Oui mais si c'est le cas, comment alors expliquer ce week-end au Vermont ? Parce que là s'est rompu le barrage élevé par le tabou de l'inceste, du moins c'est ce qu'il m'a semblé. Et vlloum ! à la sensualité se sont combinées en moi les plus pures et les plus profondes effusions de tendresse que j'aie jamais connues ! Je vous le garantis, la confluence des deux courants fut fantastique ! Et chez elle aussi bien que chez moi ! Elle-même ne me l'a pas caché !

Ou croyez-vous que c'était seulement les feuilles aux riches couleurs, le feu qui flambait dans la salle à manger de l'auberge à Woodstock, qui nous amollissaient tous les deux ? Était-ce une tendresse réciproque dont nous faisions l'expérience ou simplement l'automne accomplissant son œuvre, « enflant les coloquintes » (John Keats) et plongeant les touristes dans les extases offertes par la nostalgie d'une vie bonne et simple ? N'étions-nous que deux érotomanes déracinés, résidents de la jungle, écrémant dans leurs blue-jeans pré-délavés les beautés de l'historique Nouvelle-Angleterre, rêvant le vieux rêve champêtre dans leur décapotable de location — ou bien un comportement pleinement normal en amour est-il une chose possible comme j'en ai eu l'impression durant ces quelques jours ensoleillés passés avec le Singe au Vermont ?

Quel a été exactement le programme ? Eh bien nous avons surtout roulé. Et regardé : les vallées, les montagnes, la lumière sur les champs ; et les feuilles bien entendu, avec beaucoup de oh et de ah. Une fois nous nous sommes arrêtés pour observer un homme dans le lointain, monté tout en haut d'une échelle, qui assenait des coups de marteau au flanc d'une grange — et ça aussi c'était un vrai plaisir. Oh, et la voiture louée. Nous avons pris l'avion jusqu'à Rudand et loué une décapotable. Une décapotable, vous vous rendez compte ! Un tiers de siècle entier comme Américain mâle et c'était la première décapotable dont j'avais jamais pris le volant. Vous savez pourquoi ? Parce que le fils d'un assureur connaît mieux que les autres les risques que vous courez en roulant dans des machines pareilles. Il connaît en détail les calculs des actuaires ! Il vous suffit de heurter une bosse sur la route, et ça y est, quand il s'agit d'une décapotable : projeté de votre siège, vous vous envolez (et pour éviter d'être trop descriptif) vous allez atterrir sur la grand-route le crâne en avant et, si vous avez de la chance, c'est le fauteuil roulant pour le reste de l'existence. Quant à vous retourner dans une décapotable — alors là vous pouvez dire adieu salut la compagnie. Et tout ça, c'est des statistiques (me dit mon père) pas une de ces histoires à la mords-moi le nœud qu'il invente rien que pour le plaisir. Les compagnies d'assurances ne travaillent pas pour perdre de l'argent — quand elles disent quelque chose, Alex, c'est la vérité ! Ensuite, sur les talons de mon père si sage, ma mère si sage : « Je t'en prie, pour me permettre de dormir pendant quatre ans, promets-moi une chose, exauce cet unique vœu de ta mère et elle ne te demandera jamais plus rien d'autre : quand tu arriveras en Ohio, promets-moi que tu ne rouleras pas dans une décapotable ouverte. Pour que je puisse fermer les yeux dans mon lit la nuit, Alex, promets-moi de ne pas risquer ta vie en faisant des folies. » Mon père de nouveau : « Parce que tu es la fleur des pois Alex ! » dit-il, dérouté et au bord des larmes devant mon départ imminent de la maison, « et nous ne voulons pas que cette fleur se brise avant longtemps ! »

1.     Promets, fleur des pois, que tu ne rouleras jamais dans une décapotable. Une si petite chose, tu ne souffriras pas de cette promesse ?

2.   Tu iras voir Howard Sugarman, le neveu de Sylvia. Un garçon charmant — et président de la Hillel. Il te pilotera. Je t'en prie, va le voir.

3.  Fleur des pois, mon chéri, lumière du monde, tu te souviens de ton cousin Heshie, les tortures qu'il s'est infligées et qu'il a infligées à sa famille avec cette fille. Tout ce qu'a enduré l'oncle Hymie pour sauver ce garçon de sa folie. Tu te souviens ? Je t'en prie, est-ce qu'il faut en dire plus ? Suis-je assez claire, Alex ? Ne te galvaude pas. Ne gâche pas un brillant avenir, pour moins que rien. Je ne crois pas que nous en ayons plus à te dire. N'est-ce pas ? Tu es encore un bébé, seize ans et reçu à tes examens. C'est l'âge d'un bébé, Alex. Tu ne sais pas toute la haine qu'il y a dans le monde. Alors je ne crois pas que nous devions t'en dire plus ; pas à un garçon aussi intelligent que toi. seulement tu dois faire très attention avec ta vie ! tu ne dois pas te plonger dans un enfer vivant ! tu dois écouter ce que nous te disons et sans faire la grimace, merci, ni faire la forte tête ! nous savons ! nous avons vécu ! nous avons vu ! ça ne peut pas marcher, mon fils ! elles appartiennent a une autre race d'êtres humains, entièrement ! tu seras déchiré en deux ! va voir howard, il te présentera a la hillel ! ne te précipite pas tête baissée sur une blonde, je t'en prie ! parce qu'avec ta valeur elle te mettra le grappin dessus et ensuite elle t'abandonnera saigné à blanc dans le ruisseau ! un petit innocent comme toi, si brillant, elle te mangera vivant !

Elle me mangera vivant ?

Ah mais nous tenons notre revanche, nous autres brillants garçons, nous autres fleurs des pois. Vous connaissez la bonne histoire, naturellement — Milty, le G. I., téléphone du Japon. « Maman », dit-il, « c'est Milton, j'ai de bonnes nouvelles pour toi ! J'ai trouvé une petite Japonaise merveilleuse et nous nous marions aujourd'hui. Dès que je serai démobilisé, je la ramènerai à la maison, maman, pour que vous fassiez connaissance. » « Bon, très bien, dit la mère, ramène-la, naturellement. » « Oh, c'est merveilleux, maman », dit Milty, « merveilleux — seulement je me suis demandé, dans notre petit appartement, où est-ce que nous coucherons, Ming Toy et moi ?» « Où ça ? » dit la mère, « mais dans le lit, où veux-tu coucher ailleurs avec ta femme ? » « Mais alors, où est-ce que tu coucheras, toi, si nous nous couchons dans le lit ? Maman, tu es sûre qu'il y a de la place ? » « Milty, mon chéri, je t'en prie », dit la mère, tout va très bien, ne t'inquiète pas, il y aura toute la place que tu voudras : dès que j'ai raccroché, je me tue. »

Quel innocent, notre Milty ! Quel choc il a dû encaisser là-bas à Yokohama en entendant sa mère faire une telle déclaration ! Doux, passif Milton, tu ne ferais pas de mal à une mouche, hein, Tateleh ? Tu détestes le sang versé, jamais l'idée ne te viendrait de frapper ton prochain, encore moins de l'assassiner. Alors tu laisses ta geisha s'en charger pour toi ! Plein d'astuce, Milty, plein d'astuce ! Ton histoire de geisha, crois-moi, elle ne va pas s'en remettre de sitôt. De ton histoire de geisha, Milty, elle va plotz ! Ah ah ! T'as gagné, Miltaleh, et sans lever le petit doigt ! Naturellement ! Laisse la shikse commettre le crime pour toi ! Toi, tu n'es qu'un innocent badaud ! Pris sous les feux croisés ! Une victime, pas vrai, Milt ?

Jolie, n'est-ce pas, l'histoire du lit ?

 

 

 

 

Lorsque nous arrivons à l'auberge à Dorset, je lui rappelle qu'elle doit se glisser l'une de sa demi-douzaine de bagues au doigt approprié. « Dans la vie publique il faut être discret », lui dis-je, et je lui explique que j'ai réservé une chambre au nom de M. et Mme Arnold Mandel. « Un héros du lointain passé de Newark », je précise.

Pendant que je m'inscris, le Singe (qui, en Nouvelle-Angleterre, apparaît érotique à l'extrême) se promène tout autour du hall en examinant les petits bibelots souvenirs du Vermont à vendre. « Arnold », m'appelle-t-elle. Je me retourne : « Oui, ma chère. » « Il faut absolument que nous rapportions un peu de sirop d'érable pour Mère. Elle adore tellement ça. » Puis elle décoche son sourire pour publicité de lingerie du Sunday Times, mystérieusement aguichant, au réceptionniste soupçonneux.

Quelle nuit ! Je ne veux pas dire qu'elle comportait plus que les habituelles contorsions du Singe avec ses ondoiements de chevelure et ses vocalises passionnées — non, le drame se déroulait dans le même climat d'intensité wagnérienne avec lequel je commençais à me familiariser : c'était ce torrent d'émotions qui était nouveau et fantastique. « Ah, je n'en ai jamais assez de toi ! », s'écria-t-elle, « est-ce que je suis nymphomane ou bien est-ce que c'est mon alliance ? » « Je pensais que c'était peut-être le côté illicite donné par l'auberge. » « Oh c'est quelque chose ! Je me sens, je me sens si folle... et si tendre — si passionnément tendre pour toi ! Oh chéri. Je crois vraiment que je vais pleurer, et je suis si heureuse ! »

Le samedi nous montons en voiture jusqu'au lac Champlain, en nous arrêtant tout au long du trajet pour permettre au Singe de prendre des photos avec son Minox ; vers la fin de la journée, nous coupons à travers la campagne et descendons à Woodstock, bouche bée d'admiration, poussant des exclamations, exhalant des soupirs, le Singe blotti contre moi. Une fois le matin (dans un champ rempli de hautes herbes près du rivage du lac) nous tenons un congrès sexuel, et puis, le même après-midi, sur une petite route caillouteuse quelque part dans les collines au centre du Vermont, elle me dit, « Oh, Alex arrête-toi, tout de suite, je voudrais que tu me jouisses dans la bouche », et séance tenante elle me fait un pompier, et avec la capote baissée !

Qu'est-ce que j'essaie au juste de communiquer ? Simplement que nous commencions à éprouver quelque chose. A éprouver des sentiments ! Et sans aucun fléchissement de notre fringale sexuelle.

« Je sais un poème », dis-je en parlant un peu comme si j'étais saoul, comme si j'étais prêt à rosser n'importe quel adversaire éventuel, « et je veux te le réciter ».

Elle est pelotonnée au creux de mes genoux, les yeux encore fermés, mon membre mollissant contre sa joue comme un oisillon. « Ah écoute, grogne-t-elle, pas maintenant, je comprends pas les poèmes. »

« Celui-là, tu le comprendras. Il parle de baiser. C'est l'histoire d'un cygne qui s'envoie une jolie fille. »

Elle lève les yeux vers moi, faisant palpiter ses faux cils. « Oh chouette ! »

« Mais c'est un poème sérieux. »

« Oui, mais », dit-elle en me léchant la queue, « c'est un délit sérieux. »

« Oh irrésistibles, spirituelles belles du Sud — surtout quand elles sont longilignes comme toi. »

« Te fous pas de ma gueule, Portnoy. Récite-moi ton poème cochon. »

« Porte-Noire », je rectifie, et je commence

 

Un choc soudain : les grandes ailes battent encore Au-dessus d'elle qui vacille, cuisses effleurées De sombres palmes, la nuque prise dans son bec Il l'étreint à son gré, vaincue, sein contre sein.

 

« Où, demande-t-elle, as-tu appris un truc pareil ? »

« C'est pas fini : »

 

Comment ses doigts confus et terrifiés Pourraient-ils repousser de ses cuisses disjointes La gloire empanachée ?

 

« Eh ! s'écrie-t-elle. Dis donc, des cuisses ! »

 

Comment ce corps gisant sous ce blanc tourbillon

Sentirait-il pas battre contre lui l'étrange cœur ?

Dans le creux de ses reins une saccade engendre

Le mur démantelé, le toit, la tour en feu

Et Agammem non mort.

Ainsi conquise

Ainsi subjuguée par le sang brutal de l'air

A-t-elle acquis sa science avec son pouvoir

Avant qu'un bec indifférent l'ait relâchée ?

 

« Et voilà », dis-je.

Une pause.

« Qu'est-ce qui a écrit ça ? » Méprisante. « Toi ? »

« L'auteur, c'est William Butler Yeats », dis-je, comprenant à quel point j'ai manqué de tact, avec quelle insensibilité j'ai mis l'accent sur le fossé qui nous sépare : je suis intelligent et tu es idiote, voilà ce que cela signifie de réciter à cette femme l'un des trois poèmes que je me trouve avoir appris par cœur au cours de mes trente-trois aimées d'existence. « Un poète irlandais », j'ajoute, gêné.

« Ah ouais ? », dit-elle. « Et où est-ce que tu l'as appris, sur ses genoux ? Je savais pas que t'étais irlandais. »

« Au collège, bébé. » D'une fille que je connaissais au collège. Elle m'a aussi appris La Sève En La Fusée Verte Qui Fait S'élancer La Fleur. Mais en voilà assez — pourquoi la comparer à une autre ? Pourquoi ne pas la laisser être ce qu'elle est ? Quelle idée ! L'aimer comme elle est ! Dans toute son imperfection — qui après tout n'est peut-être qu'humaine !

« Eh ben moi », dit le Singe continuant à jouer les chauffeurs de poids lourds, « j'ai jamais été au collège, moi. » Puis, très plouc du Sud, « Et là-bas par cheu nous à Moundsville, ma choute, le seul poème qu'on avait c'était " J'ai vu Londres, j'ai vu Paris, la culotte de Jane Mary ". Sauf que moi je portais pas de culotte... Tu sais ce que j'ai fait quand j'avais quinze ans ? J'ai envoyé une boucle de mes poils du con dans une enveloppe à Marlon Brando. Cette vache-là, il n'a même pas eu la politesse d'accuser réception. »

Silence. Pendant que nous essayons de comprendre ce que deux êtres aussi dissemblables font ensemble — et dans le Vermont encore.

Puis elle demande, « Bon, ça va. Qu'est-ce que c'est, Agammemnon ? »

Je lui explique donc, au mieux de mes possibilités. Zeus, Agammemnon, Clytemnestre, Hélène, Paris, Troie... Oh, je me fais l'effet d'un salaud — et d'un faisan. La moitié de tout ce que je dis, je sais que je me fiche dedans.

Mais elle est merveilleuse.

« Bon, ça va — maintenant, redis-moi tout ça. »

« Sérieusement ? »

« Sérieusement ! Encore une fois ! Mais nom d'un chien, plus lentement. »

Je récite donc à nouveau mon histoire, et pendant tout ce temps-là mes pantalons sont toujours en accordéon sur le plancher de la voiture et la lumière décline sur le chemin où je me suis garé, hors de vue de la route sous les spectaculaires feuillages. Les feuilles, en fait, tombent dans la voiture. Le Singe a l'air d'un gosse qui s'efforce de résoudre un problème d'arithmétique, mais pas d'un gosse idiot — non, une vive et astucieuse petite fille ! Pas stupide du tout ! Cette souris est vraiment très spéciale, même si je l'ai ramassée dans la rue ! Et quand j'ai fini, savez-vous ce qu'elle fait ? Elle me prend la main, l'attire entre ses jambes et me pousse les doigts vers le haut. Là où Mary Jane ne porte toujours pas de culotte. « Tâte. J'en ai la chatte toute mouillée. »

« Chérie ! Tu as compris le poème ! »

« Hé, c'est bien possible », s'écrie Scarlett O'Hara. Puis, « Eh, dis donc, mais oui ! j'ai compris un poème ! »

« Et avec ta motte, encore. »

« Ma planche de salut, chéri ! J'ai la fente géniale grâce à toi ! Oh mon amour, bouffe-moi », s'écrie-t-elle en m'enfonçant ses doigts serrés dans la bouche — et elle m'attire vers son bas-ventre par ma mâchoire inférieure en continuant à crier, « Oh mange-la, ma chatte si savante ! »

Idyllique, non ? Sous des feuilles rouges et jaunes comme ça ?

Dans la chambre à Woodstock, pendant que je me rase pour le dîner, elle se laisse mariner dans l'eau chaude parfumée au Sardo. Quelle force elle a emmagasinée dans cette fragile carcasse — les glorieuses acrobaties qu'elle peut exécuter pendue au bout de mon vit ! On pourrait croire qu'elle va se faire claquer les vertèbres, avec le torse renversé en arrière dans le vide au bord du lit — en pleine extase. Hourrah ! Un ban pour les cours de gym auxquels elle s'est inscrite ! A quel grand jeu j'ai droit ! Quel chopin ! Et pourtant il s'avère qu'elle est aussi un être humain — oui, tout chez elle semble indiquer qu'elle en est un ! Un être humain ! Et qui peut être aimé !

Mais, par moi ?

Pourquoi pas ?

Vraiment ?

Pourquoi pas !

« Tu sais quoi », me lance-t-elle de la baignoire, « Mon petit trou a si mal qu'il peut à peine respirer. »

« Pauvre petit trou. »

« Eh, dis donc, si on faisait un bon dîner avec plein de vin et de mousse au chocolat, et puis qu'on remontait ici pour se coucher dans notre grand lit de deux cents ans — et sans baiser ! »

« Comment te sens-tu Arn ? » me demande-t-elle plus tard lorsque les lumières sont éteintes. « C'est marrant, non ? C'est comme si on avait quatre-vingts ans. »

« Ou huit ans », dis-je. « Écoute, j'ai quelque chose à te montrer. »

« Non, Arnold, non. »

Durant la nuit, je me réveillai et l'attirai vers moi.

« Je t'en prie », gémit-elle, « je me réserve pour mon mari. »

« Ça, pour un cygne, c'est de la foutaise, madame. »

« Ah, je t'en prie, je t'en prie, fous-moi la paix. »

« Tâte mes plumes. »

« Ah », exhale-t-elle tandis que je le lui fourre dans la main. « Un cygne juif ! Hé ! », s'écria-t-elle, et elle m'empoigna le nez de l'autre main. « Le bec indifférent ! Je viens juste de comprendre un peu plus du poème !... C'est pas vrai ? »

« Je te jure, tu es une fille merveilleuse ! »

Alors ça, ça lui coupe le souffle. « Oh, c'est vrai ? »

« Oui. »

« Vraiment ? »

« Oui, oui, oui. Maintenant, je peux te baiser ? »

« Oh mon amour, mon chéri », s'écria le Singe, « prends un trou, n'importe lequel, je suis à toi ! »

Après le petit déjeuner, nous nous sommes promenés dans Woodstock avec la joue fardée du Singe collée au bras de mon veston.

« Tu sais quoi ? », dit-elle, « je crois que j'ai fini de te détester. »

Tard dans l'après-midi, nous avons pris le chemin du retour, roulant sans arrêt jusqu'à New York pour faire durer le week-end le plus longtemps possible. Après une heure de route, elle prend la W. A. B. C. sur le poste et commence à se trémousser sur son siège au rythme de la musique rock. Puis tout à coup elle déclare, « Ah tout ce bruit me fait chier », et elle coupe la radio.

Ce serait pas merveilleux, dit-elle, si on n'était pas obligés de rentrer ?

Ce serait pas merveilleux de vivre un jour à la campagne avec quelqu'un qui vous plairait vraiment ?

Ce ne serait pas merveilleux de se lever débordants d'énergie avec le jour et de s'endormir éreintés avec la nuit ? Ce ne serait pas merveilleux d'avoir un tas de responsabilités et de passer toute sa journée à faire ce qu'on doit faire sans même se rendre compte que ce sont des responsabilités ?

Ce ne serait pas merveilleux de ne pas penser à soi-même pendant des jours entiers, des semaines entières, des mois entiers d'affilée ? De porter des vieux vêtements et pas de maquillage, et de ne pas être obligé de jouer les peaux de vache sans arrêt ?

Du temps passe. Elle se met à siffler. « Ce serait pas formidable ? »

« Quoi encore ? »

« D'être adulte, tu comprends ? »

« Stupéfiant », dis-je.

« Quoi donc ? »

« Près de trois jours de suite et je n'ai eu droit à aucun numéro de pécore, aucun numéro de nana à la Betty Boop, aucun truc du genre minette fana de bop. »

Je la gratifiais d'un compliment, elle s'est jugée insultée.

« C'est pas des " trucs"    c'est pas des numéros — c'est moi ! Et si mes manières ne sont pas assez bonnes pour toi, eh ben va te faire foutre, Monsieur le Rapporteur. Et ne me piétine pas, veux-tu, simplement parce qu'on se rapproche de cette putain de ville où tu es un mec si important. »

« Je voulais simplement dire que tu es plus intelligente que tu ne le parais quand tu veux jouer les affranchies, c'est tout. »

« Des conneries, tout ça. C'est tout simplement impossible à n'importe qui d'être aussi bête que tu crois que je le suis ! »

Là-dessus elle s'est penchée en avant pour mettre la radio, les « Good Guys ». Et le week-end aurait aussi bien pu n'avoir pas eu lieu. Elle connaissait les paroles de toutes les chansons. Elle ne ratait pas une occasion de me le faire savoir. « Yé yé yé, yé yé yé ». Une performance remarquable. Un tribut aux lobes du cervelet.

A la nuit tombée, je me suis arrêté dans un restoroute Howard Johnson. « Comme qui dirait si on mangeait », j'ai proposé, « comme qui dirait de la bouffe, comme qui dirait de la graille mec. »

« Écoute, dit-elle, je ne sais peut-être pas ce que je suis, mais toi tu ne sais pas ce que tu veux que je sois non plus ! Et tâche de ne pas l'oublier ! »

« Sensass, mec. »

« Fumier ! Tu vois pas à quoi ressemble ma vie ? Tu te figures que ça me plaît d'être personne ? Tu crois que j'en raffole de mon existence vide ? Je la déteste ! Je déteste New York ! Je ne veux plus jamais retourner dans cet égout ! Je veux vivre au Vermont, Monsieur le Rapporteur ! Je veux vivre au Vermont avec toi — et être une adulte, si ça veut dire quelque chose ! Je veux être Madame-Quelqu'un-que-je-peux-respecter. Et Admirer ! Et Écouter ! »

Elle s'était mise à pleurer. « Quelqu'un qui n'essaiera pas de me foutre la merde dans le crâne ! Oh je crois que je t'aime, Alex. Je crois vraiment que je t'aime. Oh mais ça me fait une belle jambe ! »

En d'autres termes : est-ce que je croyais peut-être l'aimer ? Je réponds : non. Ce que je pensais (cela va vous amuser), ce que je pensais ce n'était pas, est-ce que je l'aime ? ou même pourrais-je l'aimer ? Mais plutôt : devrais-je l'aimer ?

Une fois dans le restaurant, le mieux que je pouvais faire, c'était de lui dire que je souhaitais qu'elle vienne avec moi au dîner de gala du maire.

« Arnold, si on s'offrait un collage ensemble. D'accord ? » « ... C'est-à-dire ? »

« Oh, sois pas si prudent. C'est-à-dire qu'est-ce que tu crois ? Un collage. Tu ne te farcis que moi et je ne me farcis que toi. »

« Et voilà tout ? »

« Eh ben oui, à peu près. Et puis aussi, je téléphone beaucoup pendant la journée. Pour ça, je suis ravagée — je peux pas dire non plus ravagée ? Bon — c'est comme une... pulsion, ça va ? Enfin, ce que je veux dire c'est que c'est plus fort que moi. Je veux dire que je vais beaucoup t'appeler à ton bureau. Parce que j'aime que tout le monde sache que j'appartiens à quelqu'un. C'est ça que m'ont appris les cinquante mille dollars que j'ai reniés à cet analyste. Enfin, tu comprends, je veux dire, chaque fois que je vais faire un boulot, je vais comme qui dirait t'appeler — pour te dire que je t'aime. Est-ce que c'est cohérent ? »

« Bien sûr. »

« Parce que c'est ça ce que je veux vraiment être : cohérente. Oh, ma planche, je t'adore. Maintenant en tout cas. Dis donc » — elle chuchote, « tu veux sentir quelque chose, quelque chose de vertigineux ? » Elle s'assura que la serveuse n'était pas dans les parages puis se pencha en avant comme pour redresser sous la table la couture d'un bas. Un instant plus tard, elle me tendait le bout de ses doigts. Je les pressai contre mes lèvres. « My Sin », dit le Singe, « directement du producteur au consommateur... Et pour toi ! Rien que pour toi ! »

Alors vas-y donc ! Aime-la ! Sois brave ! Voici le fantasme qui t'implore de le rendre réel ! Si érotique ! Si voluptueux ! Si somptueux ! Un peu voyant peut-être, mais quelle beauté néanmoins ! Où nous allons ensemble, nous sommes le point de mire, les hommes ont des regards de convoitise et les femmes chuchotent. Dans un restaurant en ville un soir, j'entends une voix qui dit, « Est-ce que ce n'est pas... ? Comment s'appelle-t-elle déjà... ? Qui jouait dans la Dolce Vita ? » Et quand je me détourne, — m'attendant à voir... qui ? Anouk Aimée ? — je m'aperçois que c'est nous qu'on regarde : que c'est elle, qui est avec moi ! Vanité ? Pourquoi pas ! Au rancart les rougeurs, enterrée la honte, tu n'es plus le vilain petit garçon de ta maman ! Sur le plan des désirs, un homme dans la trentaine n'est responsable devant personne que lui-même. C'est ce qui rend si agréable le passage à l'âge adulte ! Tu veux prendre ? Tu prends ! Débauche-toi donc un petit peu, nom d'un chien ! cesse de te renier toi-même ! cesse de renier la vérité !

Ah mais il y a (inclinons-nous), il y a « ma dignité » à considérer, « ma » réputation. Que vont penser les gens ? Que vais-je penser, moi ? Docteur, Docteur, cette fille a fait ça une fois pour de l'argent. De l'argent ! Oui ! Je crois qu'on appelle ça de la « prostitution » ! Une nuit, à titre d'éloge (du moins j'imaginais que je m'inspirais de ce motif) je lui dis, « Tu devrais monnayer tes talents, c'est trop pour un seul homme. » Pur esprit chevaleresque de ma part, vous comprenez... ou intuition peut-être ? Toujours est-il qu'elle me répond, « Je l'ai fait. » Du coup je ne l'ai pas laissée en paix jusqu'à ce qu'elle m'ait expliqué ce qu'elle entendait par là ; d'abord elle prétendit qu'elle voulait simplement jouer les marioles, mais devant mon contre-interrogatoire elle finit par me raconter cette histoire, dont me frappa le côté authentique, du moins partiellement. Juste après Paris et son divorce, elle avait été expédiée en avion à Hollywood (dit-elle) en vue d'un bout d'essai pour un rôle dans un film (qu'elle n'avait pas obtenu). J'insistai pour savoir le nom du film mais elle prétendit l'avoir oublié, affirma qu'il n'avait jamais été tourné. En revenant à New York de Californie, elle et la fille qui l'accompagnait (« Qui c'était cette fille ? » « Une fille. Une amie. » « Pourquoi voyageais-tu avec une autre fille ? » « Ben comme ça simplement ! ») elle et cette autre fille s'arrêtèrent pour voir Las Vegas. Là elle avait couché avec un type de rencontre, en toute innocence, soutient-elle ; pourtant à sa totale surprise, le lendemain matin il lui demanda, « Combien ? » Elle dit que ça lui est venu comme ça, simplement, « Ce que ça vaut d'après toi, mon petit père. » Il lui offrit alors trois billets de cent dollars. « Et tu les as pris ? », lui demandais-je. « J'avais vingt ans, tu parles si je les ai pris. Pour voir l'impression que ça faisait, simplement. » « Et quelle impression est-ce que ça t'a fait, Mary Jane ? » « J'me souviens pas. Rien. Ça ne m'a fait aucune impression. »

Eh bien qu'est-ce que vous dites de ça ? Elle prétend que ça ne s'est produit que cette fois-là, il y a dix ans, et même que ce n'est arrivé qu'à la suite d'une conjonction « accidentelle » de sa méprise à lui avec son caprice à elle. Mais est-ce que vous gobez ça ? Est-ce que je devrais, moi aussi ? Est-il impossible de croire que cette fille ait passé quelque temps à jouer les call-girls à haut tarif ? Oh Seigneur ! Prends-la, me dis-je, et je ne suis pas plus haut sur l'échelle de l'évolution que les truands et les millionnaires qui choisissent leurs femmes parmi les filles qui lèvent la jambe au Copa. C'est bien le genre de sauterelles qu'on voit d'habitude suspendues au bras d'un membre de la mafia ou d'une vedette de cinéma, mais pas du major 1950 de la promotion du lycée de Weequahic ! Pas du rédacteur en chef de la Columbia Law Review ! Pas du noble champion des libertés civiques ! Regardons les choses en face, putain ou pas, c'est une nana transparente, d'accord ? Qui la voit en ma compagnie sait exactement ce qui m'attire dans l'existence. Elle est ce que mon père appelait « une poule ». Naturellement ! Et puis-je ramener à la maison une poule, Docteur ? « Maman, papa, voilà ma femme, la poule. Est-ce que c'est pas une gonzesse du tonnerre ? » La prendre totalement pour mienne, voyez-vous, et tout le quartier saura enfin la vérité sur mon sale petit esprit vicieux. Le soi-disant génie sera dévoilé dans toutes ses porcines inclinations et ses désirs ignobles. La porte de la salle de bains s'ouvrira à la volée (elle n'était pas fermée !) et regardez bien, assis devant vous, voilà le sauveur de l'humanité, la bave dégoulinant sur son menton, l'air totalement gaga et sa bite tirant des salves sur l'ampoule électrique ! Un objet de risée, enfin ! Un triste individu ! Un shande pour sa famille, à jamais ! Oui, oui, je vois très bien tout ça : pour mes abominations, je me réveille un matin et me retrouve enchaîné à un siège de water en enfer. Moi et tous les autres amateurs de poules du monde — « Shtarkes », dira le Diable tandis qu'on nous remet nos impeccables chemises blanc sur blanc, nos cravates de chez Sulka, tandis qu'on nous ajuste nos élégants costumes de soie neufs, « gantze k'nockers, gros pontes avec vos femmes aux longues jambes. Soyez les bienvenus. Vous avez vraiment récolté bien des succès dans la vie, mes amis. Vous vous êtes vraiment distingués, c'est certain. Et toi en particulier », dit-il en haussant un sourcil sardonique dans ma direction « Toi qui es entré au lycée à l'âge de douze ans, qui as été ambassadeur pour le monde entier, délégué par la communauté juive de Newark » — ah ah, je le savais bien. Ce n'est pas le diable au sens exact du terme, c'est Fat Warshaw, le Rabivéré, mon mastoc et pompeux guide spirituel ! L'homme à la somptueuse diction et à l'haleine Pall Mall ! Le rabbin Ré-vé-ré ! C'est le jour de mon bar mitzvah, et je me tiens, timide, à son côté, buvant tout comme du petit lait, bichant comme un pou d'être sanctifié, je vous le garantis. Alexander Portnoy ceci, et Alexander Portnoy cela, et pour vous dire l'absolue vérité, il parle en détachant les syllabes, et change les petits mots en grands et les grands en tirades entières, pour être franc, cela ne m'agace pas autant que d'habitude. Oh, cette matinée ensoleillée du samedi s'écoule en paresseux méandres tandis qu'il récite la liste de mes vertus et de mes réussites aux parents et amis, rassemblés, syllabe par syllabe. Mets-leur-en plein la vue, Warshaw, embouche la trompette de ma renommée, ne te presse pas à cause de moi surtout. Je suis jeune, je peux tenir ici debout toute la journée s'il le faut. « ... Fils dévoué, frère aimant, sujet d'élite dans ses études, avide lecteur de journaux (au courant de tous les événements du jour, sait au complet le nom de tous les présidents de la Cour Suprême et le nom de tous les membres du Cabinet, sans compter ceux des leaders de la minorité et de la majorité des deux Chambres du Congrès, sans compter ceux des présidents des plus importantes commissions parlementaires), est entré au lycée de Weequahic, ce garçon, à l'âge de douze ans, avec un Q. I. de 158, cent-cin-quan-teu-hui-teu et maintenant », dit-il à la multitude admirative et rayonnante dont je sens l'adoration monter en palpitant vers moi et m'envelopper là sur l'autel — ma parole, je ne serais pas du tout surpris si, à la fin de son laïus, ils me hissaient sur leurs épaules pour me porter en triomphe autour de la synagogue comme la Thora elle-même, pour me trimbaler gravement le long des allées latérales pendant que les congréganistes se bousculent pour poser leurs lèvres sur une partie quelconque de mon costume bleu tout neuf de chez Ohrbach, pendant que les vieux se pressent en avant pour mettre en contact leurs taleths avec mes étincelants souliers de style anglais. «Laissez-moi passer ! Laissez-moi toucher ! » Et quand j'aurai acquis une réputation mondiale, ils diront à leurs petits-enfants, « Oui, j'étais là, j'ai assisté au bar mitzvah du président à la Cour Suprême Portnoy » — « un ambassadeur », poursuit le rabbin Warshaw, « maintenant notre ambassadeur extraordinaire » — seulement la musique a changé ! Et comment ! « Maintenant », me dit-il, « avec la mentalité d'un maquereau ! Avec l'échelle des valeurs d'un jockey ! Que sont pour lui les sommets de l'expérience humaine ? Lui qui entre dans un restaurant avec une kurveh à longues jambes à son bras ! Une Marie-couche-toi-là en collant haut en bas ! » « Oh je vous en prie, Ré-vé-ré, je suis un grand garçon maintenant. Alors tu peux laisser tomber ton édification rabbinique. Elle a tendance à devenir risible à ce stade du jeu. Il se trouve que je préfère la beauté sexy aux laiderons réfrigérants. Alors où est donc le drame ? Pourquoi me harnacher comme un gangster de Las Vegas ? Pourquoi m'enchaîner à une cuvette de cabinet pour l'éternité ? Parce que j'aime une affranchie ? » « L'aimer ? Toi ? Tu veux rire ! C'est toi-même que tu aimes, mon petit. Voilà comment moi je l'épelle ! Toi-même ! En capitales ! Ton cœur n'est qu'un réfrigérateur vide ! Ton sang coule en petits cubes ! Je m'étonne que tu ne tintes pas quand tu marches ! L'affranchie soi-disant — tu parle qu'elle doit l'être affranchie ! — n'était que l'occasion d'un beau numéro de cirque pour ta bite, et voilà à quoi se résume pour toi toute sa signification, Alexander Portnoy ! Qu'as-tu fait de ta promesse ! Répugnant ! L'amour ? Il s'épelle lu-bri-ci-té ! Il s'épelle moi-tout-seul ! »

« Mais je me suis senti chatouillé, au Howard Johnson » — « Dans la pine ! Bien sûr ! » « Non ! » « Si ! C'est le seul endroit où tu te sois jamais senti chatouillé de toute ton existence ! Pleurnicheur ! Gros sac bourré de ressentiment ! Allons voyons, tu t'es enlisé en toi-même depuis ta première année de classe, nom d'un chien ! » « C'est pas vrai ! » « Si ! Si ! Voilà le fond de la vérité, mon ami ! L'humanité souffrante, tu t'en fous comme d'une guigne ! ça crève les yeux, mon pote, et n'essaie pas de te dorer la pilule ! Regardez donc, tu cries à tes confrères, regardez dans quoi je fourre mon dard — regardez qui je baise : une cover-girl de dix-huit mètres ! J'obtiens gratis ce que d'autres paient jusqu'à trois cents dollars ! Alors, c'est pas une victoire de l'homme, ça ? Et ne va pas prétendre que ces trois cents dollars ne t'émoustillent pas drôlement — parce que c'est bien le cas ! Seulement, Portnoy, si tu disais : Regardez ce que j'aime ! » « Ah je t'en prie, tu ne lis pas le New York Times ! J'ai passé toute ma vie d'adulte à prendre la défense des droits des opprimés ! J'ai passé cinq ans à l'A. C. L. U.[14], à mener le bon combat pour pratiquement rien. Et avant cela une Commission du Congrès ! Je pourrais faire deux ou trois fois plus d'argent en travaillant à mon compte mais je ne le fais pas ! Non ! Et maintenant, je viens d'être nommé — vous ne lisez donc pas les journaux ! — je suis aujourd'hui Commissaire adjoint à la Promotion de l'Homme ! Et je prépare un rapport spécial sur les trafics d'influence dans l'industrie du bâtiment... » « Foutaises, oui ! Commissaire à la chatte, voilà ce que tu es ! Commissaire de la Compromission de l'Homme ! Oh toi l'artiste en branlette ! Toi parfait spécimen d'arriéré mental ! Tout est vanité, Portnoy, et toi tu décroches la timbale ! Cent cinquante-huit points de Q. I. et tout ça balancé au ruisseau ! Ah, ça t'a bien servi de sauter ces deux classes à l'école primaire, pauvre cloche ! » « Quoi ? » « Et l'argent de poche que ton père t'envoyait à Antioch Collège — que le pauvre homme avait tant de peine à économiser ! Tous les torts sont du côté des parents, c'est bien ça, Alex ? Tout le mal, ils en sont responsables — tout le bien, tu en es le seul auteur ! Ane bâté ! Cœur de pierre ! Pourquoi es-tu enchaîné à un cabinet ? Je vais te dire pourquoi : c'est la justice poétique ! Pour que tu puisses te bricoler la bite jusqu'à la fin des temps ! Pour que tu puisses cracher ton précieux petit dum-dum ad infinitum ! Allez vas-y, travaille-toi, commissaire, c'est l'unique chose à laquelle tu te sois jamais consacré du fond du cœur — ta saleté de bite ! »

 

 

J'arrive en smoking pendant qu'elle est encore sous la douche. Le verrou n'est pas mis à la porte, apparemment pour que je puisse entrer sans la déranger. Elle habite au dernier étage d'un grand immeuble moderne vers la 80e rue Est, et cela m'irrite de penser que n'importe qui circulant dans le couloir pourrait entrer tout aussi bien que moi. Je lui en fais la remarque à travers le rideau de la douche. Elle m'effleure la joue de son petit visage humide. « Pourquoi veux-tu que quelqu'un fasse ça ? » dit-elle. « Tout mon fric est à la banque. »

« Ce n'est pas une réponse satisfaisante », je réplique, puis je bats en retraite jusqu'au living-room, m'efforçant de réprimer mon irritation. Je remarque le bout de papier sur la table à café. Il est venu un gosse ici, je me demande. Non, non, je me trouve simplement face à face avec mon premier spécimen de l'écriture du Singe. Un mot destiné à la femme de ménage. Bien qu'au premier coup d'œil j'imagine que ce doit être un mot de la femme de ménage. Doit ? Pourquoi « doit » ? Parce qu'elle est « à moi » ?

 

chair lussi, voulé vou lavé par ter dan la saldebin san zoublié le dedan dé fnete. mary jane r

 

Trois fois de suite je lis ce billet d'un bout à l'autre et, comme il arrive avec certains textes, chaque lecture me révèle de nouvelles subtilités dans la signification et les incidences des mots, chaque lecture annonce les tribulations à venir qui me tomberont sur le râble. Pourquoi laisser ce « collage » se poursuivre sur sa lancée ? A quoi pensais-je donc dans le Vermont ! Oh ce z, ce z pour marquer la liaison — voilà qui révèle un esprit d'une rare profondeur ! Et « saldebin » ! Tout à fait la façon dont pourrait l'écrire de travers une putain de bas étage ! Mais c'est la déformation du mot chère, cette tendre syllabe chargée d'affection et rabaissée du coup au niveau de la stricte matérialité qui me frappe comme désespérément pathétique. A quel point les relations entre les êtres peuvent être artificielles ! Cette femme est inéducable et incorrigible. Par contraste avec la sienne, mon enfance s'est déroulée à Boston, parmi les brahmanes. Sous quelle forme nos relations sont-elles payantes ? En monnaie de singe ! Quel genre d'histoire peut bien s'échafauder entre nous ? Une histoire qui ne rime à rien ! Pas d'histoire du tout !

Les appels téléphoniques, par exemple, je ne peux pas supporter ces coups de fil ! Délicieusement puérile, telle je la trouvais lorsqu'elle m'a prévenu qu'elle téléphonait tout le temps — mais, surprise, elle ne plaisantait pas ! Je suis dans mon bureau, les parents indigents d'un enfant psychotique sont en train de m'expliquer que leur rejeton est systématiquement affamé dans un hôpital municipal. Ils sont venus nous trouver pour déposer plainte plutôt que de s'adresser au service hospitalier, parce qu'un brillant avocat du Bronx leur a dit que leur enfant était de toute évidence victime de la discrimination. Si j'en crois le psychiatre en chef de l'hôpital auquel j'ai téléphoné, cet enfant refuse d'ingérer la moindre nourriture — il la prend et la garde dans la bouche pendant des heures, mais il refuse d'avaler. Je dois donc expliquer à ces gens que ni leur enfant ni eux-mêmes ne sont persécutés de la façon et pour les raisons qu'ils imaginent. Ma réponse leur paraît pleine de duplicité. Elle me paraît bien à moi pleine de duplicité. Je pense en moi-même, « il avalerait cette nourriture s'il avait ma mère » tout en exprimant la compassion que m'inspire leur épreuve. Mais voilà qu'ils refusent de quitter mon bureau avant d'avoir vu « le maire » tout comme un peu plus tôt ils ont refusé de quitter le bureau de l'assistante sociale avant d'avoir vu « le commissaire ». Le père me dit qu'il me fera mettre à la porte ainsi que tous les autres qui portent la responsabilité d'avoir affamé à mort un petit enfant sans défense simplement parce qu'il est portoricain ! « Es contrario a la ley discriminar contra cualquier persona » — dit-il, lisant dans le petit manuel de conversation bilingue du service — que j'ai rédigé moi-même ! Et sur ces entrefaites, le téléphone sonne. Le Portoricain m'invective en espagnol, ma mère me menace d'un couteau du fond de mon enfance et ma secrétaire m'annonce que miss Reed aimerait me parler au téléphone. Pour la troisième fois de la journée.

« Tu me manques, Arnold », chuchote le Singe.

« Je crains d'être très occupé en ce moment. »

« Je t'aime, je t'adore. »

« Oui, très bien. On en reparlera un peu plus tard. »

« Si tu savais comme j'ai envie de sentir en moi cette longue pine soyeuse... »

« Bon. Au revoir ! »

Qu'y a-t-il d'autre qui cloche chez elle, pendant que nous y sommes ? Elle remue les lèvres quand elle lit. Mesquinerie de ma part ? Vous croyez ? Avez-vous jamais pris place à une table pour dîner en face d'une femme avec qui vous êtes censé vivre une aventure — une personne de vingt-neuf printemps, et regardé ses lèvres bouger pendant qu'elle cherche à la page des programmes le film que vous pourriez aller voir tous les deux ? Je sais ce qu'on donne avant même qu'elle me l'ait dit — en lisant sur ses lèvres ! Et les livres que je lui apporte, elles les trimbale de boulot en boulot dans son fourre-tout — pour les lire ? Non ! Pour impressionner une quelconque tantouze de photographe, pour impressionner les passants dans la rue, les étrangers, avec son personnage à multiples facettes ! Regarde-moi cette fille avec ce cul terrible — qui porte un bouquin ! Avec des vrais mots imprimés dedans ! Le lendemain de notre retour du Vermont, j'ai acheté un exemplaire de Let us now praise famous men — et griffonné sur une carte « A la fille vertigineuse » et l'ai fait emballer d'un emballage-cadeau pour le lui offrir ce soir-là. « Dis-moi les livres qu'il faut lire, tu veux ? » Telle est la touchante prière qu'elle m'a faite le soir de notre retour à la ville : « Parce que pourquoi est-ce que je devrais être idiote si comme tu le dis je suis si futée ? » Elle avait donc Agee pour commencer et avec les photos de Walker Evans pour la guider dans son effort : un livre destiné à lui parler des débuts de sa propre vie, à élargir ses perspectives sur ses origines (origines exerçant bien entendu une fascination beaucoup plus grande sur le charmant garçon juif de gauche que sur la jeune prolétaire elle-même). Avec quel sérieux j'avais établi ce programme de lecture ! Si j'allais lui enrichir l'esprit, et comment ! Après Agee, Dynamite d'Adamic, mon propre exemplaire jauni datant de l'université ; je l'imaginais profitant des passages que j'avais soulignés comme étudiant, en arrivant à saisir la distinction entre le fondamental et le futile, une généralisation et une illustration, et ainsi de suite. En outre, c'était un livre écrit si simplement que, je l'espérais, sans que je l'y exhorte, elle risquait d'être encouragée à lire non pas simplement les chapitres que je lui avais suggérés, ceux concernant directement son propre passé (tel que je l'imaginais) — la violence dans les charbonnages, commençant avec les Molly Maguire ; le chapitre sur les Wobblies[15] — mais aussi l'histoire complète de terreur et de brutalité mise en action par et aux dépens de la classe américaine laborieuse dont elle descendait. Avait-elle jamais lu un livre intitulé U. S. A. ? Mortimer Snerd : « Don, j'lis jamais rien, m'sieur Bergen. » Je lui achetai donc le Dos Passos dans l'édition de la Modem Library, un livre avec une couverture cartonnée. De la simplicité, me disais-je, restons dans la simplicité, mais éducative, édifiante. Ah vous voyez le rêve que je caressais, j'en suis sûr. Les textes ? The Souls of Black Folk de W. E. B. Dubois. Les Raisins de la Colère. Une Tragédie américaine. Un livre de Sherwood Anderson que j'aime et dont le titre est Pauvre Blanc (titre qui, pensais-je, risquait d'éveiller son intérêt). Notes of a Native Son de Baldwin. Le nom de ce cours particulier ? Oh, je ne sais pas — « Introduction aux Minorités Humiliées, du professeur Portnoy. » « L'histoire et la fonction de la haine en Amérique. » Le but ? Sauver cette shikse stupide ; la décrasser de l'ignorance de sa race; faire de cette fille de l'oppresseur sans entrailles un être informé sur les souffrances et l'oppression ; lui apprendre à s'apitoyer, à saigner un peu sur les malheurs du monde. Vous comprenez maintenant ? Le couple parfait : elle remet le id dans Yid,  je remets le oy dans goy.

Où suis-je ? Mon smoking sur le dos. Hypercivilisé dans ma tenue de soirée, et « chair lussi » encore grinçante dans ma main tandis qu'émerge le Singe portant la robe qu'elle a achetée tout exprès pour la circonstance. Quelle circonstance ? Où croit-elle que nous allons ? Tourner un film cochon ? Docteur, cette robe lui arrive à peine au ras des fesses ! Elle est faite de tricot métallique aux mailles de fil d'or et ne recouvre rien qu'un collant de la couleur de sa peau ! Et pour couronner ces modestes atours, elle arbore par-dessus sa vraie chevelure une perruque inspirée d'Annie la Petite Orpheline, une énorme auréole de bouclettes noires en tire-bouchon au centre de laquelle pointe cette face bornée couverte de peinture. Quelle méchante petite bouille cela lui donne ! Elle sort vraiment de la West Virginia ! La fille du mineur dans la ville au néon ! « Et c'est dans cette tenue, me dis-je, qu'elle va m'accompagner chez le maire ? Fringuée comme une strip-teaseuse ? « Chère » et elle écrit ça comme une charcutière ! Et elle n'a pas lu deux pages du livre d'Agee d'une semaine entière ! A-t-elle même seulement regardé les photos ! Don, j'en doute fort ! Oh quelle erreur, me dis-je, enfonçant son billet dans ma poche à titre de souvenir — je le ferai plastifier le lendemain pour un quarter — quelle erreur ! C'est une fille que j'ai ramassée dans la rue ! Qui m'a fait un pompier avant même de savoir mon nom ! A qui il est arrivé de monnayer son cul à Las Vegas sinon ailleurs ! Regardez-la simplement — une nana ! La nana du rapporteur adjoint de la commission des droits sociaux ! Dans quel rêve suis-je embringué ! Vivre avec une fille pareille, pour moi c'est une totale erreur ! ça ne rime-à-rien ! Un gaspillage d'énergie, de caractère et de temps pour tout le monde ! »

« Bon alors, dit le Singe une fois dans un taxi, qu'est-ce qui te chiffonne, Max ? » « Rien. »

« Tu détestes ma toilette, hein ? »

« Absurde. »

« Chauffeur, Peck and Peck ! » « Tais-toi. Gracie Mansion, chauffeur. » « Je suis intoxiquée, Alex, par les radiations que tu émets. »

« Je n'émets rien du tout, merde ! Je n'ai pas dit un mot. »

« Tu fais tes yeux noirs d'Hébreu, mec, ils le disent pour toi. Tutti ! »

« Du calme, Singe. »

« Du calme toi-même ! »

« Moi je le suis calmé ! » Mais ma mâle résolution ne dure guère plus d'une minute. « Seulement pour l'amour du ciel, lui dis-je, ne dis pas le mot con à Mary Lindsay ! »

« Quoi ! »

« Tu as parfaitement entendu. Quand nous arriverons là-bas, ne commence pas à parler de ta chatte qui mouille à la personne qui t'ouvrira la porte ! Et attends au moins qu'on ait passé une demi-heure pour sauter sur le shlong de Big John, d'accord ? »

Là-dessus émane du chauffeur une sorte de sifflement semblable à celui-là de freins à air comprimé — et le Singe dans sa rage se rejette contre la portière arrière. « Je dirai, je ferai et je porterai ce que je veux ! On est dans un pays libre, espèce de sale Juif constipé ! »

Vous auriez dû voir le regard que nous lança à notre débarquement M. Manny Schapiro, notre chauffeur. « Vicelards bourrés de fric ! » il vocifère, « Garce nazie ! », et il démarre en brûlant de la gomme.

Nous nous sommes assis sur un banc dans Carl Schurz Park, nous voyons les lumières de Gracie Mansion ; je suis des yeux les autres membres de la nouvelle administration qui arrivent, tout en lui caressant le bras, en lui embrassant le front, en lui expliquant qu'il n'y a aucune raison de pleurer, que tout est de ma faute oui oui, que je suis un sale Juif constipé, et que je m'excuse, je m'excuse, je m'excuse.

« Toujours à me chercher des crosses — rien qu'à ta façon de me regarder tu me cherches des crosses, Alex ! J'ouvre la porte le soir, je meurs d'envie de te voir, j'ai fait que penser à toi toute la journée et voilà ces putains de billes d'agate qui cherchent déjà sur moi les plus petits trucs qui ne collent pas ! Comme si j'étais pas assez angoissée, comme si l'angoisse n'était pas ma bête noire, on voit cette expression s'étaler sur ta figure à la seconde où j'ouvre la bouche — c'est vrai, je peux même pas te donner l'heure sans que tu me lances ce regard : oh merde, encore une de ces remarques à la con de cette poufiasse. Je dis, « Il est sept heures moins cinq », et toi tu penses, " Qu'est-ce qu'elle peut trimbaler, la connarde ! " Eh ben je ne suis pas si idiote, et je ne suis pas une poufiasse non plus, simplement parce que je ne suis pas passée par ton Harvard de merde ! Et ne me fais plus chier avec tes histoires de bien se tenir devant les Lindsay. Et qui c'est au juste ça, les Lindsay, merde ? Un maire à la gomme et sa femme ! Un maire de chiotte ! Au cas où tu l'aurais oublié, j'ai été la femme d'un des hommes les plus riches de France quand je n'avais que dix-huit ans — j'ai été invitée à dîner chez Ali Khan, moi, quand t'étais encore au fond de ton Neward, New Jersey, à tripatouiller tes petites copines juives ! »

Était-ce l'idée que je me faisais d'une histoire d'amour, m'a-t-elle demandé, secouée de sanglots pitoyables. Cette façon de traiter une femme comme une lépreuse ?

Je voulais lui dire, « Eh bien, ce n'est peut-être pas une histoire d'amour. C'est peut-être ce qu'on appelle une erreur. Peut-être que nous devrions partir chacun de notre côté, sans nous garder rancune », mais je ne l'ai pas fait ! De peur qu'elle ne tente de se suicider ! N'avait-elle pas cinq minutes plus tôt essayé de se jeter par la portière du taxi ? Alors, supposons que j'aie dit, « Écoute, Singe, c'est fini », qu'est-ce qui l'aurait empêchée de se précipiter à travers le parc et de sauter dans l'East River ? Docteur, vous devez me croire, c'était une réelle possibilité — voilà pourquoi je n'ai rien dit ; et puis elle avait noué ses bras autour de mon cou et, oh, elle disait tant de choses. « Je t'aime, Alex ! Je suis folle de toi, je t'adore ! Alors, ne me laisse pas tomber, je t'en prie ! Parce que je ne pourrais pas le supporter ! Parce que tu es vraiment le meilleur de tous ceux, hommes, femmes ou enfants, que j'aie jamais connus ! Le meilleur de tout le règne animal ! Oh chéri, tu as un grand cerveau et une grande bite, et je t'aime ! »

Et alors, sur un banc, à soixante mètres au plus de la demeure des Lindsay, elle a enfoui sa perruque entre mes genoux et s'est mise en devoir de me sucer. « Non, Singe, non », je l'ai suppliée, tandis qu'elle faisait coulisser avec passion la fermeture éclair de mon pantalon noir, « il y a des flics en civil partout ! », faisant allusion à la garde permanente de Gracie Mansion et de ses environs. « Ils vont nous agrafer, ça va faire un scandale public — Singe, les flics ! » Mais, détournant ses lèvres dévoreuses de ma braguette ouverte, elle a murmuré, « Seulement dans ton imagination » (réplique non dépourvue de subtilité si elle se voulait subtile) puis elle a plongé à nouveau, petit animal à fourrure à la recherche d'un gîte. Et m'a dompté avec sa bouche.

Pendant le dîner, je l'entendis qui racontait au maire qu'elle posait comme mannequin pendant la journée et suivait le soir des cours à Hunter. Pas un mot de son con, pour autant que je pus en juger. Le jour suivant, elle se rendit à Hunter et le soir même, à titre de surprise, me montra le formulaire qu'on lui avait donné au bureau des inscriptions. Ce qui lui valut mes éloges. Et qu'elle ne remplit jamais, bien entendu — sinon pour y noter son âge : vingt-neuf ans.

 

 

Un fantasme du Singe, datant de ses années de classe à Moundsville, la rêverie dans laquelle elle vivait pendant que les autres apprenaient à lire et à écrire :

Autour d'une grande table de conférence, assis au garde-à-vous, sont alignés tous les garçons de West Virginia qui aspirent à entrer à West Point. Sous la table, rampant à quatre pattes, et nue, se trouve notre grande bringue d'adolescente illettrée, Mary Jane Reed. Un colonel de West Point, armé d'une badine qu'il agite dans le dos, à petits coups secs, ne cesse de décrire des cercles autour du périmètre de la table, scrutant les visages des jeunes gens, tandis qu'invisible, Mary Jane s'affaire à débraguetter leurs pantalons et à pomper le nœud de chacun des candidats tour à tour. Le garçon sélectionné pour être admis à l'école militaire sera celui qui saura le mieux conserver une martiale attitude, imperturbable et digne, tout en déchargeant dans ce chausse-trappe sauvage et savant qu'est la petite bouche de Mary Jane.

 

 

Dix mois. Incroyable. Car durant tout ce temps, pas un jour — très probablement pas une heure — ne s'est écoulé sans que je me demande, « Pourquoi continuer avec cette fille ? Cette créature dégradée ! Cette souris vulgaire, tourmentée, toujours à se dénigrer, ahurie, déboussolée, dépersonnalisée » — et ainsi de suite. La liste était inépuisable, je la passais en revue interminablement. Et de me rappeler la facilité avec laquelle je l'avais ramassée dans la rue (le triomphe sexuel de mon existence !) eh bien, j'en grognais de dégoût. Comment puis-je m'entêter à rester avec un être dont je suis incapable de respecter l'intellect, le jugement ou la conduite ? Qui déclenche en mon for intérieur chaque jour des explosions de désapprobation et chaque heure des tempêtes de remontrances ! Et les sermons que je lui fais ! Oh, quel maître d'école je suis devenu. Quand elle m'a acheté ces mocassins italiens pour mon anniversaire par exemple — je lui ai servi une de ces conférences !

« Ecoute », je lui ai dit une fois sorti du magasin, « un petit conseil pour ton shopping : quand tu entreprends de faire quelque chose d'aussi simple que d'échanger de l'argent contre une marchandise, il n'est pas nécessaire d'exhiber ta fente à tous ceux qui se trouvent de ce côté-là de l'horizon. D'accord ? »

« Exhiber quoi ? Qui a exhibé quelque chose ? »

« Toi, Mary Jane. Tes soi-disants parties intimes ! »

« C'est pas vrai ! »

« Ah écoute je t'en prie, chaque fois que tu te levais, chaque fois que tu te rasseyais, je croyais que tu allais t'accrocher par la chatte au nez du vendeur. »

« Ça alors, enfin faut bien que je m'asseye, faut bien que je me lève, non ? »

« Mais pas comme si tu sautais sur un cheval ou que tu en descendais ! »

« Franchement je ne vois vraiment pas ce qui te tracasse — d'ailleurs, c'était une pédale. »

« Ce qui me tracasse, c'est que l'espace compris entre tes cuisses a maintenant été vu par plus de gens que tous les spectateurs de Huntley Brinkley réunis ! Alors pourquoi ne pas tirer ta révérence pendant que tu es encore la championne, hein, d'accord ? »

Et pourtant, tout en formulant mon accusation, je me dis à moi-même, « Ah, laisse tomber, enfant modèle ! Si tu veux une grande dame au lieu d'un con, va te la chercher toi-même. Qu'est-ce qui te retient ici ? » Car cette grande cité, comme nous le savons, regorge de filles aux antipodes de miss Mary Jane Reed, des jeunes femmes pleines de promesses, non entamées, non contaminées — aussi saines en fait que des vachères. Je le sais bien, moi, parce que ce sont elles qui l'ont précédée. Elles ne m'ont guère donné satisfaction non plus. Elles aussi n'étaient pas ce qu'il fallait. Spielvogel, croyez-moi, j'ai vu ça de près, j'en ai fait l'expérience : j'ai goûté leur fricot et je me suis rasé dans leurs chiottes, j'ai eu droit au double des clés de leurs verrous de sûreté, à des rayons pour moi tout seul dans les étagères de leur armoire à pharmacie, j'ai même sympathisé avec leur chat — qui s'appelait Spinoza, ou Clytemnestre, ou Candide, ou Le Chat — des filles astucieuses et érudites, fraîchement enrichies d'expériences sexuelles réussies et de diplômes cueillis dans la fine fleur des universités, des filles vivantes, intel ligentes, pleines de dignité, d'assurance et d'aisance — des assistantes sociales et des chargées de recherches, des enseignantes et des secrétaires de rédaction, des filles en compagnie desquelles je ne me sentais ni méprisable ni honteux, des filles vis-à-vis desquelles je n'avais pas à jouer les pères ou les mères, que je n'avais ni à éduquer ni à racheter. Et elles n'ont rien donné non plus !

 

 

Ma petite amie à Antioch, Kay Campbell — pouvait-il exister une personne plus exemplaire ? Sans artifices, d'une douceur parfaite, dépourvue de toute trace de morbidité ou d'égoïsme, un être totalement louable et digne d'estime. Et où est-elle maintenant, cette trouvaille ! Salut, Citrouille ! En train de faire à quelque heureux shaygetz une existence de rêve, là-bas au cœur de l'Amérique ? Comment pourrait-il en être autrement ? Responsable du bulletin littéraire, sortie avec tous les honneurs en littérature anglaise, présente dans le piquet de grève que mes amis révoltés et moi avions établi devant cette boutique de coiffeur de Yellow Springs où l'on refusait de couper les cheveux à un Noir — une fille robuste, gaie, au grand cœur, au grand cul, avec un doux visage de bébé, des cheveux jaunes, pas de seins, malheureusement (il semble que le destin me voue essentiellement aux femmes sans seins — à propos, pendant que j'y suis, pour quelle raison ? Puis-je trouver quelque part une étude à lire sur ce sujet ? Cela présente-t-il quelque importance ? Ou continuerai-je comme ça ?) ah ! et ces jambes rustiques ! Et la blouse toujours sortie de sa jupe et flottant sur sa croupe. Comme j'étais ému par ce côté enjoué ! Et par le fait que sur des hauts talons elle avait l'air d'un chat coincé en haut d'un arbre, en situation critique, hors de son élément, complètement fourvoyée. Toujours la première des nymphes d'Antioch à venir aux cours pieds nus au printemps. La « Citrouille », tel est le nom que je lui ai donné en l'honneur de sa pigmentation et des dimensions de son pétard. Et aussi pour sa solidité : ferme comme une calebasse sur les questions de principes moraux, d'un superbe entêtement que je ne pouvais qu'envier et adorer.

Jamais elle n'élevait la voix au cours d'une discussion. Pouvez-vous imaginer l'impression que cela put me causer à dix-sept ans, frais émoulu que j'étais du groupe de débats Jack and Sophie Portnoy ? Qui avait jamais entendu parler d'une telle conception de la controverse ? Elle ne ridiculisait jamais son adversaire ! Ne semblait jamais le haïr pour ses idées ! Ah ah, voilà donc ce que cela signifie d'être une enfant de goyim, sortie première d'un collège d'Iowa et non du New Jersey ; oui, voilà les qualités qu'ont les goyim quand ils en ont. L'autorité sans l'acrimonie. La vertu sans l'autosatisfaction. La confiance sans la hâblerie ou la condescendance. Allons, soyons juste et accordons aux goyim ce qui leur est dû : quand ils font impression, ils font vraiment de l'impression. Si solides ! Oui, voilà ce qui m'hypnotisait — la cordialité, la santé ; en un mot sa citrouilleté. Ma shikse si salubre et fessue, sans rouge à lèvres et pieds nus, où es-tu aujourd'hui, Kay-Kay ? Mère de combien d'enfants ? As-tu vraiment pris du lard ? Ah, et puis après ! En admettant que tu sois grosse comme une maison — il faudrait mettre sous vitrine un personnage comme toi ! De loin le meilleur de tout le Middle West, alors pourquoi l'ai-je laissée partir ? Oh j'y viendrai à cette question, ne vous inquiétez pas, au premier tournant de la mémoire me guette l'auto-lacération. Entretemps, laissez-moi regretter un peu sa présence matérielle. Cette peau crémeuse ! Cette chevelure flottant librement ! Et cela se passe au début des années cinquante, avant que les cheveux flottants deviennent à la mode ! C'était simplement naturel alors, Docteur. Ample et ronde, Kay dorée de soleil ! Je veux bien parier qu'une demi-douzaine de gosses se cramponnent à l'imposant arrière-train de cette fille (si différent du cul de mannequin du Singe, tenant au creux de la main !). Je veux bien parier que tu cuis ton pain toi-même, pas vrai ? (Comme tu l'avais fait par cette brûlante soirée de printemps dans mon appartement de Yellow Springs, en combinaison courte et soutien-gorge, avec de la farine dans les oreilles et la racine de tes cheveux emperlée de transpiration — tu te souviens ? Tu voulais me montrer, en dépit de la température, quel était le goût du vrai pain. Tu aurais pu utiliser mon cœur en guise de pâte, je le sentais tendre à ce point !) Je veux bien parier que tu vis quelque part où l'air n'est pas vicié et où personne ne ferme sa porte à clé — et que tu te fous toujours éperdument de posséder du fric ou quoi que ce soit. Hé, moi aussi je m'en fous, Citrouille, et je suis toujours aussi peu entamé par ces questions-là et tous les soucis petit-bourgeois du même ordre ! Oh fille si parfaitement mal proportionnée ! Toi tu n'es pas un mannequin d'un kilomètre de long ! Elle n'avait pas de seins, et alors ? Légère comme un papillon entre la cage thoracique et le cou mais plantée comme une oursonne au-dessous ! Enracinée, voilà où je voulais en venir ! Reliée par ses jambes de poseur de lignes télégraphiques à cette terre américaine !

Vous auriez dû entendre Kay Campbell quand nous allions faire du porte à porte dans le Greene County en faveur de Stevenson quand nous étions en deuxième année. Confrontée avec l'étroitesse d'esprit républicaine la plus effarante, une mesquinerie et une bassesse propres à vous détraquer totalement la cervelle, la Citrouille restait toujours d'une parfaite courtoisie. Moi, j'étais un barbare. Peu importait l'absence de passion avec laquelle je commençais (ou la condescendance, car c'était ainsi qu'elle s'exprimait) je piquais invariablement des suées doublées de crises de rage, ricanant, insultant, condamnant, nez à nez avec ces gens terribles et sordides, traitant leur bien-aimé Ike de nullité politique et morale — et sans doute suis-je plus responsable que quiconque du grave échec d'Adlaï en Ohio. La Citrouille cependant accordait une attention si courtoise et soutenue aux points de vue de l'opposition que je m'attendais parfois à la voir se tourner vers moi pour me dire, « Mais tu sais Alex, je crois que M. Duchnock a raison — je crois qu'il est peut-être trop coulant avec les communistes. » Mais non, quand la dernière idiotie avait été proférée sur les idées « socialisantes » ou « bolchevisantes » de notre candidat, quand avait été prononcée la condamnation finale de son sens de l'humour, la Citrouille entreprenait cérémonieusement et (exploit sublime !) sans la moindre nuance de sarcasme — on aurait pu la prendre pour l'arbitre d'un concours de pâtisserie tant elle combinait parfaitement la sobriété et la bonne humeur — elle entreprenait de rectifier les erreurs de fait et de raisonnement de Duchnock et même d'attirer l'attention sur le côté étriqué de sa moralité. Préservée de la tendancieuse syntaxe de l'Apocalypse ou du vocabulaire mal embouché de la fureur, ignorant la lèvre trempée de sueur, la gorge contractée et assoiffée d'air, la rougeur du dégoût sur le front, il se peut même qu'elle ait fait balancer une demi-douzaine de personnes dans le comté. Mon Dieu oui, cette fille était l'une des grandes shikses. J'aurais pu beaucoup apprendre en passant le reste de mon existence avec un être pareil. Oui, j'aurais pu — en admettant que je fusse capable d'apprendre quelque chose ! En admettant que je pusse être d'une façon ou d'une autre arraché à cette obsession de la fellation et de la fornication, à mon goût pour l'aventure, les fantasmes et la vengeance — pour les règlements de compte ! La poursuite des rêves ! Pour cette fidélité absurde et sans espoir au lointain passé !

 

 

En 1950, dix-sept ans à peine, et Newark à deux mois et demi derrière moi (enfin, pas exactement « derrière » : le matin, je me réveille au dortoir, dérouté par la couverture si peu familière sous ma main et la disparition de l'une de « mes » fenêtres ; oppressé et angoissé durant de longues minutes par la transformation imprévue que ma mère a fait subir à ma chambre) — j'accomplis l'acte le plus ouvertement osé de ma vie ; au lieu de rentrer chez moi pour mes premières vacances du collège, je prends le train pour l'Iowa où je vais passer Thanksgiving avec La Citrouille et ses parents. Jusqu'en septembre, je n'étais jamais allé vers l'ouest au-delà du lac Hopatcong dans le New Jersey — maintenant, me voilà parti pour l'Iowa ! Et avec une blonde ! De religion chrétienne ! Qui est le plus stupéfié de cette désertion, ma famille ou moi ? Quelle audace ! Ou bien ne suis-je pas plus audacieux qu'un somnambule ?

La maison blanche en bardeaux où La Citrouille a grandi aurait pu être le Taj Mahal à en juger par les émotions qu'elle déclencha en moi. Balboa, peut-être, sait ce que j'ai ressenti en apercevant pour la première fois la balancelle accrochée au plafond du porche d'entrée. Elle a été élevée dans cette maison. La fille qui m'a laissé dégrafer son soutien-gorge et me frotter contre elle à la porte du dortoir a grandi dans cette maison blanche. Derrière ces rideaux goyische ! Voyez, des volets !

« Papa, maman », déclare La Citrouille lorsque nous débarquons à la gare de Davenport, « voici l'invité du week-end, ce camarade de classe dont je vous ai parlé dans mes lettres... »

Je suis quelque chose qu'on appelle « l'invité du week-end ? Je suis quelque chose qu'on appelle « un camarade de classe » ? Quelle langue parle-t-elle donc ? Je suis « le bonditt, le vantz », je suis le fils de l'agent d'assurances. Je suis l'ambassadeur de Warshaw ! « Comment allez-vous, Alex ?» A quoi je réponds, bien entendu, « Merci. » Quoi que l'on puisse me dire durant mes premières vingt-quatre heures en Iowa, je réponds « Merci ». Même aux objets inanimés. Je bute dans une chaise et aussitôt lui dis, « Excusez-moi, merci. » Je laisse tomber ma serviette de table par terre, me penche, rougissant, pour la ramasser, « Merci», m'entends-je dire à la serviette, ou bien est-ce au plancher que je m'adresse ? Ma mère ne serait-elle pas fière de son petit gentleman ? Poli même avec le mobilier ?

Et puis il y a l'expression « Bonjour », du moins me l'a-t-on dit ; elle ne m'a jamais été particulièrement utile. Pourquoi l'aurait-elle été ? Au petit déjeuner chez moi, je suis en fait connu des autres   pensionnaires  sous   le nom de « M.Pisse-Vinaigre » et « La Rouscaille». Mais soudain, ici en Iowa, à l'imitation des habitants locaux, je suis transformé en un véritable geyser de bonjours. C'est tout ce que savent dire les gens dans cet endroit — ils reçoivent les rayons du soleil sur leurs visages et cela déclenche tout simplement une sorte de réaction chimique : Bonjour, Bonjour ! modulé sur une demi-douzaine de tons différents ! Là-dessus, ils se demandent les uns aux autres « s'ils ont bien dormi ? Et ils me le demandent à moi ! Est-ce que j'ai bien dormi ? Je n'en sais trop rien, il faut que je réfléchisse, — cette question me prend un peu par surprise. Est-ce Que J'ai Bien Dormi ? Eh bien, ma foi, oui, je crois. Dites donc, — et vous ? « Comme une bûche », répond M. Campbell. Et pour la première fois de ma vie, j'expérimente la pleine force d'une métaphore dans sa totalité. Cet homme, qui est agent immobilier, qui fait partie du conseil municipal de Davenport, dit qu'il a dormi comme une bûche, et je vois effectivement une bûche. J'y suis ! Immobile, pesant, comme une bûche ! « Bonjour », dit-il et il me vient maintenant à l'idée que le mot « jour », tel qu'il l'utilise, désigne spécifiquement les heures comprises entre huit heures du matin et huit heures du soir. Je n'y avais encore jamais songé sous cette forme. Il veut que les heures entre huit heures du matin et huit heures du soir soient bonnes, c'est-à-dire plaisantes, agréables, bénéfiques. Nous nous souhaitons tous les uns aux autres douze heures de plaisir et de réussite. Mais c'est formidable, ça ! C'est drôlement gentil, ma parole ! Bonjour ! Et il en est de même pour « bonsoir » et « bonne nuit ». Mon Dieu ! Le langage est une forme de communication ! La conversation n'est pas qu'un simple échange de feux croisés où l'on canarde et où l'on se fait canarder ! Où il faut plonger à plat ventre pour sauver sa peau et ne penser qu'à tuer ! Les mots ne sont pas seulement des bombes et des balles, — non, ce sont des petits cadeaux, chargés de signification !

Attendez, je n'ai pas fini — comme si l'expérience consistant à se trouver du côté intérieur de ces rideaux goyische et non à l'extérieur n'est pas assez confondante, comme si l'incroyable expérience consistant pour moi à souhaiter des heures et des heures de plaisir à toute une maisonnée de goyim n'est pas une source suffisante de stupeur, il y a, pour parfaire l'extase du dépaysement, le nom de la rue où se trouve la maison des Campbell, la rue où ma petite amie a grandi ! sauté à la corde ! patiné ! joué à la marelle ! fait de la luge ! Et pendant tout ce temps-là, je rêvais de son existence à quelque deux mille cinq cents kilomètres de là, dans ce qu'on me dit être le même pays. Le nom de la rue ? Pas Xanadu, non, mieux encore, oh, de loin plus insensé : des Ormes. Des ormes ! C'est comme si, voyez-vous, j'avais traversé la bande de sélection des stations en celluloïd orange de notre vieux Zénith pour déboucher droit dans l'émission « One Man's Family ». La rue des Ormes. Où des arbres poussent — qui doivent être des ormes !

En toute sincérité, je dois reconnaître que je ne suis pas capable de tirer une telle conclusion aussitôt descendu de la voiture des Campbell le mercredi soir : après tout, il m'a fallu dix-sept ans pour reconnaître un chêne, et encore suis-je toujours perdu sans les glands. Ce que je vois de prime abord dans un paysage, ce n'est pas la flore, croyez-moi, c'est la faune, l'antagonisme humain ; qui baise et qui se fait baiser. La verdure, je la laisse aux oiseaux et aux abeilles, ils ont leurs soucis, j'ai les miens. Chez nous, qui sait le nom de ce qui pousse au milieu du trottoir devant notre maison ? C'est un arbre — et voilà tout. L'espèce n'a aucune importance, qui s'inquiète de son espèce, tant qu'il ne vous dégringole pas sur la tête ? En automne (ou bien est-ce au printemps ? Vous vous y connaissez là-dedans ? Je suis à peu près sûr que ça n'est pas en hiver), de ses branches tombent de longues cosses en forme de croissant contenant des petites boules dures. Bon. Voilà un fait scientifique concernant notre arbre, émis par le truchement de ma mère, Sophie von Linné : si vous soufflez une de ces boulettes dures dans un chalumeau, vous pouvez crever l'œil de quelqu'un et le rendre aveugle pour la vie. (alors ne fais jamais ça ! même pour plaisanter ! et si on te le fait, tu viens me le dire tout de suite !) Telle est, plus ou moins, la teinture de botanique que j'ai pu acquérir jusqu'à ce dimanche après-midi où nous quittons la maison Campbell pour nous rendre à la gare et je fais mon expérience d'Archimède : la rue des Ormes... donc... des ormes ! Comme c'est simple ! Je veux dire, inutile d'avoir un Q. I. de 158 points, inutile d'être un génie pour saisir la signification de ce monde. Tout ça est tellement simple, vraiment !

Un week-end mémorable dans mon existence, équivalant dans l'histoire de l'homme, dirais-je, à la traversée par l'humanité de l'Age de Pierre dans sa totalité. Chaque fois que M. Campbell appelait sa femme « Mary », j'avais une brusque poussée de fièvre. J'étais là, à manger dans des assiettes qui avaient été touchées par les mains d'une femme nommée Mary. (Est-ce pour cette raison que j'éprouvais une telle répugnance à appeler le Singe par son nom, sinon pour la morigéner ? Non ?) S'il vous plaît, je prie dans le train qui file vers l'ouest, faites qu'il n'y ait pas d'images de Jésus-Christ dans la maison des Campbell ! Que je puisse passer ce week-end sans être obligé de voir son punim pathétique, — sans avoir affaire à quiconque porteur d'une croix. Quand les oncles et les tantes vont venir pour le dîner de Thanksgiving, je vous en prie, faites qu'il n'y ait pas d'antisémites parmi eux ! Parce que si quelqu'un commence à déblatérer sur « ces pignoufs de Juifs » ou prononce le mot « youpin » ou « enjuivé », — eh bien, moi je les enjuiverai drôlement, je leur enjuiverai leurs putains de dents au fond de la gorge ! Non, pas de violence (comme si j'en avais jamais été capable), qu'ils soient violents eux, c'est leur façon d'être. Non, je me lèverai de mon siège — et (vuh den ?) je ferai un discours ! Je les abreuverai de honte et d'humiliation dans leurs cœurs de cagots ! Je citerai la Déclaration d'Indépendance au-dessus de leurs patates douces ! Qui sont-ils donc, ces enculés, je demanderai, pour s'imaginer que Thanksgiving leur appartient !

Là-dessus, à la gare, son père me demande, « Comment allez-vous, jeune homme ? » et bien entendu, je réponds « Merci. » Pourquoi se montre-t-il si aimable ? Parce qu'il a été prévenu (et je ne sais pas si je dois le prendre comme une insulte ou une bénédiction) ou parce qu'il ne sait pas encore ? Vais-je le dire, alors, avant même que nous montions dans la voiture ? Oui, il le faut ! Je ne peux pas continuer à vivre ainsi dans le mensonge ! « Eh bien, c'est rudement agréable d'être ici à Davenport, M. et Mme Campbell, avec ça que je suis un Juif et le reste... » Pas tout à fait assez mordant, peut-être. « Eh bien, en tant qu'ami de Kay, M. et Mme Campbell, et en tant que Juif, je tiens vraiment à vous remercier de m'avoir invité. » Assez tourné autour du pot ! Quoi alors ? Parler yiddish ? Comment ? Je connais vingt-cinq mots en tout — la moitié sont dégueulasses et les autres, je les prononce de travers ! Merde, boucle-la, tout simplement, et monte dans la voiture. « Merci, merci », dis-je en ramassant ma valise et nous nous dirigeons tous vers le break.

Kay et moi montons à l'arrière, avec le chien. Le chien de Kay ! A qui elle parle comme s'il était humain ! Mince alors, c'est vraiment une goy ! Quelle idiotie, de parler à un chien — sauf que Kay n'est pas idiote ! En fait, je la crois même plus intelligente que moi. Et pourtant, elle parle à un chien ? «En ce qui concerne les chiens, M. et Mme Campbell, nous autres Juifs dans l'ensemble... » — Oh, laisse tomber, c'est pas la peine. Tu oublies de toute façon (ou tu essaies de toutes tes forces) cet éloquent appendice appelé ton nez. Sans parler de ta tignasse afro-juive. Bien sûr qu'ils savent. Désolé, mais on n'échappe pas à son destin, bubi. Le cartilage d'un homme scelle sa destinée. Mais je ne veux pas échapper. Eh bien, tant mieux, — parce que tu ne peux pas. Oh, mais si, je peux — si je voulais ! Mais tu as dit que tu ne voulais pas. Et si je voulais !

Dès que je suis entré dans la maison, je commence (sournoisement et à ma propre surprise, en un sens) à renifler. Quelle va être l'odeur ? Celle de la purée de pomme de terre ? D'une robe de vieille dame ? Du ciment frais ? Je renifle, je renifle, m'efforçant de distinguer les effluves. Voilà ! Est-ce que c'est ça, est-ce la Chrétienté que je flaire, ou seulement le chien ? A tout ce que je vois, goûte, touche, je pense « Goyish ! » Le premier matin, j'expédie, en pressant le tube, un bon centimètre de Pepsodent dans le lavabo plutôt que de toucher de ma brosse à dents la pâte que la mère de Kay ou son père ont peut-être effleurée des poils des leurs dont ils se frottent leurs molaires goyische. Véridique ! Le savon sur le lavabo est tout mousseux d'une écume laissée par les mains de quelqu'un. De qui ? Celles de Mary ? Dois-je le prendre tout simplement et commencer à me laver, ou d'abord peut-être faire couler un peu d'eau dessus, par précaution ? Mais précaution contre quoi ? Alors, connard, il te faudrait peut-être un autre savon pour laver celui-là ! Je gagne les cabinets sur la pointe des pieds, jette un coup d'œil dans la cuvette. « Eh bien, voilà, mon petit vieux, une véritable cuvette de cabinets goyische. Le modèle du genre. Où le père de ta petite amie laisse choir ses étrons de Gentil. Qu'est-ce que tu en penses, hein ? Plutôt impressionnant. » Obsédé ? Ensorcelé !

Je dois décider ensuite si je vais ou non tapisser le siège de papier. Ce n'est pas une question d'hygiène, je suis sûr que cet endroit est propre, impeccable, antiseptique à sa façon goy particulière : le problème est ailleurs. S'il était encore chaud d'un derrière Campbell — de sa mère !

Mary ! Mère également de Jésus-Christ ! Ne serait-ce que par égard pour ma famille, je devrais peut-être mettre un peu de papier sur le pourtour du siège ; ça ne coûte rien et qui le saura ?

Moi ! Moi je le saurai ! Je m'assieds donc — et le siège est chaud ! Aïe, dix-sept ans et je suis à cul et à toi avec l'ennemi ! Quel chemin j'ai parcouru depuis septembre ! Auprès des eaux de Babylone, nous nous sommes assis et nos larmes ont coulé au souvenir de Sion ! Oui, comme vous dites ! Sur la chiotte, je suis assailli par le doute et le regret et du fond de mon cœur je languis soudain du désir d'être chez moi... Quand mon père va partir en voiture pour aller acheter « du vrai cidre de pommes » à ce marché rural d'Union en bordure de la route, je ne serai pas avec lui ! Et comment Hannah et Morty peuvent-ils se rendre au match Weequahic-Hillside le matin de Thanksgiving sans que je sois avec eux pour les faire rire ? Bon Dieu, j'espère qu'on va gagner (autrement dit, perdre par moins de 21 points). Écrasez Hillside, bande de salopards ! Double V, double E, quahic ! Bernie, Sidney, Léon, « Ushie », allez, l'arrière, du nerf !

 

Y ou Y ou nous les Youpins

Tout l' monde nous traite comme des chiens

Nous l'équipe de Weequahic

You Y ou nous les Youpins

Kish mir in tuchis

Nous l'équipe de Weequahic !

 

Allez, tenez la ligne, marquez le point, foncez-leur dans les kishkas, allez, l'équipe, allez !

Voyez-vous, je manque cette occasion de montrer mon astuce et mon sens de la répartie dans les tribunes ! De faire étalage de mon esprit moqueur et sarcastique ! Et après le match, je manque le traditionnel repas de Thanksgiving préparé par ma mère, cette rouquine constellée de taches de son qui descend de Juifs polonais ! Oh, comme le sang va leur refluer du visage, quel silence de mort va s'appesantir quand elle brandira l'énorme pilon et s'écriera, « Voilà ! pour devinez qui ? » et que l'on s'apercevra que Devinez-qui est porté déserteur. Pourquoi ai-je abandonné ma famille ? Peut-être qu'autour de la table nous n'évoquons pas un tableau de Norman Rockwell, mais nous nous payons aussi du bon temps, ne vous en faites pas ! Nous ne remontons pas jusqu'au Plymouth Rock, nul Indien à notre connaissance n'a jamais apporté de maïs à un membre de notre famille — mais humez un peu le fumet de cette farce ! Et regardez-moi ça, des bols de sauce aux airelles à chaque extrémité de la table ! Et le nom de la dinde, « Tom » ! Pourquoi alors ne puis-je croire que je mange mon dîner en Amérique, que l'Amérique est bien là où je suis, et non quelque part ailleurs où je me rendrai un jour, tout comme mon père et moi devons nous rendre chaque mois de novembre chez ce cul-terreux et sa femme à Union, en New Jersey (tous deux en salopettes) pour acheter du véritable cidre de Thanksgiving.

« Je vais en Iowa », je leur annonce depuis la cabine téléphonique installée à mon étage. « Où ça ? » « A Davenport, en Iowa. » « Pour tes premières vacances du collège ? » « Je sais, mais c'est une occasion formidable, et je ne peux pas la manquer. » « Une occasion ? De faire quoi ? » « Oui, de passer Thanksgiving dans la famille de ce copain qui s'appelle Bill Campbell » « Qui ? » « Campbell. Comme le coureur. Il couche dans mon dortoir. » Mais ils m'attendent. Tout le monde m'attend. Morty a les billets pour le match. Et moi, je parle d'occasion ? « Et qui est ce garçon que tu nous sors tout d'un coup, ce Campbell ? » « Mon ami ! Bill ! » « Mais », dit mon père, « et le cidre ? » Mon Dieu, voilà, ça y est, exactement ce que je m'étais juré de ne pas permettre ! — je suis en larmes et c'est le petit mot « cidre » qui a obtenu ce résultat. Il a du génie, cet homme-là — il pourrait se présenter à l'émission de Groucho Marx et ramasser une fortune en devinant le mot secret. A tous les coups, il devine le mien ! Et rafle mon gros lot de contrition ! « Je ne peux pas me décommander, excusez-moi, j'ai accepté — nous partons ! » « Vous partez ? Et comment, Alex — je ne comprends rien à ce projet », interrompt ma mère, « comment partez-vous, si je peux oser cette question, et  ? et dans une décapotable en plus, ça aussi. » « non !» « Et si les routes sont verglacées, Alex. » « Nous partons, maman, dans un tank Sherman ! D'accord ? D'accord ? » « Alex », reprend-elle sévèrement, « je l'entends à ta voix, je sais que tu ne dis pas toute la vérité, vous allez faire de l'auto-stop dans une décapotable et ou je ne sais quoi d'aussi dément — deux mois loin de chez lui, dix-sept ans, et le voilà déchaîné. »

Il y a seize ans que j'ai donné ce coup de fil. Un peu plus de la moitié de mon âge actuel. Novembre 1950 — là, c'est tatoué sur mon poignet, la date de ma Proclamation d'Émancipation. Les enfants qui n'étaient pas encore nés lorsque j'ai téléphoné à mes parents pour dire que je ne rentrais pas à la maison en quittant le collège doivent maintenant y entrer, au collège, je suppose, — seulement moi, je suis toujours en train de téléphoner à mes parents pour annoncer que je ne rentre pas à la maison ! Toujours à lutter contre ma famille ! A quoi bon avoir sauté ces deux classes en élémentaire et pris une si grande avance sur tous les autres pour me retrouver en fin de compte tellement en arrière ? Mes débuts prometteurs sont légendaires : Vedette de tous les spectacles montés par l'école ! Adversaire à douze ans des Filles de la Révolution au grand complet ! Pourquoi alors est-ce que je vis seul et n'ai pas d'enfants ? Cette question n'est pas non sequitur ! Sur le plan professionnel, je fais mon chemin, d'accord, mais dans le domaine privé, que puis-je présenter à mon actif ? Il devrait y avoir sur cette terre des enfants à ma ressemblance en train de jouer ? Pourquoi pas ? Pourquoi n'importe quel shtunk possédant une baie vitrée panoramique et un auvent pour sa voiture aurait-il des rejetons et pas moi ? Ça ne tient pas debout ! Songez-y, la moitié du parcours est presque achevée et je suis toujours là sur la ligne de départ — moi, le premier à s'être débarrassé de ses langes et à avoir mis sa tenue de course ! 158 points de Q. I. et toujours en train d'ergoter avec les autorités à propos de consignes et de règlements ! de contester l'épreuve à disputer, de contester la légitimité de la commission de contrôle ! Oui, « le Râleur » est correct, maman ! « Pisse-Vinaigre » est parfait, pan sur le nez du Nez ! « M. Pique-Sa-Rogne » — c'est moi !

Encore un de ces mots que j'ai cru « juifs » durant toute mon enfance. « Rogne. » « Vas-y, pique ta rogne », me conseillait ma mère. « Tu verras si ça change quelque chose, mon petit génie ! » Et comme j'essayais ! Comme je me jetais contre les murs de sa cuisine ! M. Soupe-au-lait ! M. Prends-la-Mouche ! M. Crache-sa-Bile ! Les sobriquets que je me suis, attirés ! Dieu préserve n'importe qui de te regarder de travers, Alex, je ne donnerais pas cher de sa peau ! M. Toujours-Raison- Jamais-Tort ! Grincheux des Sept Nains nous rend visite, Papa. Ah, Hannah, ton Frère la Teigne Nous a Honorés de Sa Présence Ce Soir, C'est Un Plaisir De Vous Avoir, La Teigne. « Ho la, Ho, Silver », soupire-t-elle lorsque je me rue dans ma chambre pour planter mes crocs dans le couvre-lit, « Kid-la-Gale remonte en selle ! »

 

 

Vers la fin de notre première année d'université, Kay n'eut pas ses règles à la date prévue et nous nous mîmes donc, avec une certaine délectation avide et, détail intéressant, sans l'ombre de panique, à échafauder des plans pour nous marier. Nous nous proposerions comme baby-sitters permanents à de jeunes couples de professeurs qui nous aimaient bien ; en échange, ils nous abandonneraient leur vaste grenier pour y loger et une clayette libre dans leur réfrigérateur. Nous porterions de vieux vêtements et mangerions des spaghetti. Kay écrirait des poèmes sur la maternité et, disait-elle, taperait à la machine les compositions de fin de trimestre pour se faire un petit supplément. Nous avions nos bourses, que nous fallait-il de plus ? (à part un matelas, quelques briques et quelques planches en guise de bibliothèque, le disque de Dylan Thomas de Kay et, le moment venu, un berceau). Nous nous prenions pour des aventuriers.

« Et tu te convertiras, d'accord ? » lui dis-je.

Cette question, dans mon esprit, devait être considérée comme ironique, ou du moins le croyais-je. Mais Kay la prit au sérieux. Pas avec solennité, ne vous y trompez pas, mais au sérieux.

Kay Campbell, Davenport, Iowa : « Pourquoi faudrait-il que je fasse une chose pareille ? »

Quelle fille formidable ! Merveilleuse, ingénue, candide ! Satisfaite, voyez-vous, de ce qu'elle était ! Les qualités d'une femme pour lesquelles on meurt — je m'en rends compte maintenant ! Pourquoi faudrait-il que je fasse une chose pareille ? Et rien d'abrupt ou de réticent, de fielleux ou de supérieur dans son ton. Le bon sens, voilà tout, formulé en termes les plus simples.

Mais cela mit notre Portnoy en rage, enflamma Kid-la-Gale ! Comment ça, pourquoi tu ferais une chose pareille ? Qu'est-ce que tu crois, goy demeurée ! Va parler à ton chien, demande-lui. Demande à Spot ce qu'il pense, ce génie à quatre pattes ! « Tu veux que Kay-Kay devienne juive, Spottie, hein, mon gros père, hein ? » Et puis merde, où vas-tu récolter une telle autosatisfaction ? Dans le fait d'entretenir des conversations avec des chiens ? de reconnaître un orme quand tu en vois un ? d'avoir un père qui conduit un break habillé de bois ? Qu'est-ce que tu as réussi de tellement mirobolant dans la vie, bébé, ce tarin à la Doris Day ?

J'étais, par bonheur, si stupéfait de mon indignation que je restai sans voix pour l'exprimer. Comment pouvais-je ressentir une blessure en un point où je n'étais même pas vulnérable ? A quoi étions-nous le plus indifférents, Kay et moi, qu'à primo l'argent, secundo la religion ? Notre philosophe favori était Bertrand Russell. Notre religion était la religion de Dylan Thomas, Joie et Vérité ! Nos enfants seraient athées ! J'avais simplement fait une plaisanterie ! Et pourtant, il semblerait que je ne lui pardonnerai jamais : au cours des semaines qui suivirent notre fausse alerte, elle en vint à me paraître fastidieusement prévisible dans la conversation et à peu près aussi désirable qu'un tas de blanc de baleine au lit. Et cela me surprit de la voir prendre les choses si mal quand je dus finalement lui déclarer que je n'éprouvais plus pour elle qu'indifférence. Je me montrai tout à fait sincère, voyez-vous, comme Bertrand Russell disait que je devais l'être. « Je ne veux plus te voir, Kay, tout simplement ; je ne peux pas cacher mes sentiments, je suis désolé. » Elle pleura de façon pitoyable; sur le campus elle promenait de terribles petites poches sous ses yeux bleus rougis, elle ne venait plus aux repas, elle manquait des cours... Et j'étais stupéfait. Car j'avais cru depuis le début que c'était moi qui l'aimais et non pas elle qui m'aimait. Quelle surprise de découvrir que c'était précisément le contraire !

Ah, vingt ans et plaquer sa maîtresse — ce premier et pur frisson de sadisme vis-à-vis d'une femme ! Et le rêve de celles à venir. Je regagnai le New Jersey en ce mois de juin, grisé de ma propre « force », me demandant comment j'avais pu être à ce point captivé par un être aussi ordinaire et aussi mastoc.

 

 

 

Un autre cœur « gentil » brisé par moi fut celui de la « Pèlerine ». Sarah Abbott Maulsby, New Canaan, Foxcroft et Vassar (où elle avait comme compagnon, dans une écurie de Poughkeepsie, cette autre beauté aux cheveux de lin, son « alezan »). Une fille élancée de vingt-deux ans, douce, gracieuse, fraîche émoulue du collège et qui travaillait comme réceptionniste dans le bureau du sénateur du Connecticut quand nous fîmes connaissance et nous mîmes en ménage durant l'automne de 1959.

J'étais membre de la Sous-Commission Parlementaire chargée de l'enquête sur les scandales des jeux télévisés. Parfait pour un socialiste en chambre comme moi ; fraude commerciale à l'échelon national, exploitation du public innocent, chicanerie administrative inextricable — bref, la bonne vieille cupidité capitaliste. Et puis, bien sûr, en prime spéciale, Charlatan Van Doren. Une telle personnalité, tant d'intelligence et de distinction, cette candeur et ce charme juvénile — le W. A. S. P., ne diriez-vous pas ? Et qui s'avère être un faisan. Eh bien, qu'est-ce que tu dis de ça, Amérique des Gentils ? Le Supergoy, un gonif ! Qui vole de l'argent. Convoite de l'argent. Veut de l'argent, fera n'importe quoi pour en avoir. Seigneur Dieu, presque aussi terrible que les Juifs — bande de parpaillots hypocrites !

Oui, j'étais un heureux petit juifton là-bas à Washington, un petit Groupe Stem à moi tout seul, très occupé à dynamiter l'honneur et l'intégrité de Charlie, tout en devenant simultanément l'amant de cette aristocratique beauté yankee dont les ancêtres débarquèrent sur ces rivages au xviie siècle. Phénomène dont rend compte l'expression Bouffer Du Goy Et En Brouter Aussi.

Pourquoi n'ai-je pas épousé cette ravissante fille qui m'adorait ? Je la revois dans la galerie, pâle et enchanteresse dans un tailleur bleu marine à boutons dorés, m'observant avec tant de fierté, tant d'amour, tandis que je m'attaquais un après-midi, lors de mon premier contre-interrogatoire en public, à l'agent de publicité d'une chaîne T. V., fuyant comme une anguille... et je faisais impression, en plus, pour ma première apparition en public : froid, lucide, obstiné, avec le cœur battant un peu, sans plus — et vingt-six ans seulement. Ah ça oui, quand je tiens en main toutes les cartes morales, vous les escrocs, garez vos abatis ! Pas question de se la couler douce avec moi quand je me sais à quatre cents pour cent dans mon droit !

Pourquoi n'ai-je pas épousé cette fille ? Eh bien, il y avait d'abord son argot chichiteux de pensionnat. Je ne pouvais pas le supporter ! « Chou » pour joli, « furax » pour en colère, « astap » pour drôle, « zinzin » pour fou. Oh, et divin (ce que Mary Jane entend par « sensass » — je suis toujours en train d'expliquer à ces filles comment parler correctement, moi avec mon vocabulaire du New Jersey riche de cinq cents mots). Et puis il y avait les surnoms de ses amis ; il y avait ces amis en personne ! Poody, Pip et Pebble, Shrimp, Brute et Tug, Squeek, Bumpo, Baba — on aurait cru, disais-je, qu'elle était allée à Vassar avec les neveux de Donald Duck... Mais il faut reconnaître que mon argot la faisait souffrir elle aussi. La première fois que je dis le mot « chier » en sa présence (et en présence de son amie Pebble, avec son col à la Peter Pan et son cardigan en point natté, et bronzée comme une Indienne pour avoir tellement joué au tennis au Chevy Chase Club), une expression de souffrance si vive se peignit sur le visage de la Pèlerine, on aurait cru que je venais de lui marquer ces cinq lettres au fer rouge dans la chair. Pourquoi, demanda-t-elle d'une voix si plaintive lorsque nous fûmes seuls, pourquoi fallait-il que Je sois si « déplaisant » ? Quel plaisir cela pouvait-il m'apporter d'être aussi « mal léché » ? Qu'avais-je « prouvé », grands dieux ? « Pourquoi faut-il que tu sois aussi empoisonnant ? C'était tellement gratuit. » Empoisonnant étant pour les « Débutantes » l'équivalent de désagréable.

Au lit ? Rien d'insolite, pas d'acrobaties ni d'exploits où l'audace s'allie à la technique ; comme nous avions baisé la première fois, ainsi nous continuâmes, — j'attaquais et elle capitulait et la chaleur engendrée sur son lit à colonnes d'acajou (un souvenir de famille des Maulsby) était considérable. Notre seul plaisir marginal, c'était le grand miroir fixé au dos de la porte de la salle de bains. Là, debout cuisse à cuisse je chuchotais : « Regarde, Sarah, regarde. » Au début, elle se montrait timide, me lassait faire seul le voyeur, au début elle était modeste et ne se soumettait que sur ma prière, mais avec le temps, prise elle aussi d'une sorte de passion pour le miroir, elle suivait le reflet de notre accouplement avec une certaine intensité mêlée de surprise dans le regard. Voyait-elle ce que je voyais ? En poils du pubis noirs, Messieurs et Dames, poids soixante-quinze kilos pour moitié halvah non digérée et pastrami chaud, Le Blair, Alexander Portnoy, de Newark, N. J. ! Et son adversaire, en poils blonds, avec ses membres fuselés et élégants et le délicat visage virginal d'un Botticelli, ce pourvoyeur toujours en vogue de gracieusetés mondaines ici même au Garden, soixante kilos de raffinement républicain, et la plus effrontée paire de nichons de toute la Nouvelle-Angleterre, Sarah Abbott Maulsby, de New Canaan, Connecticut.

Ce que je veux dire, Docteur, c'est que je n'ai pas l'impression de planter ma bite dans ces filles autant que je la plante dans leurs antécédents, — comme si, par la copulation, j'allais découvrir l'Amérique. Conquérir l'Amérique — peut-être est-ce plus exact. Colomb, le capitaine Smith, le gouverneur Winthrop, le général Washington — et aujourd'hui Portnoy. Comme si mon destin évident était de séduire une fille de chacun des quarante-huit États. Quant aux femmes de l'Alaska et d'Hawaï, pas de comptes à régler, pas de coupons à monnayer, pas de rêves à apaiser — que sont-elles pour moi, une troupe d'Esquimaudes et d'Orientales ? Non, je suis un enfant des années quarante, de l'écoute radiophonique et de la Seconde Guerre mondiale, de huit équipes pour une division et de quarante-huit États pour un pays. Je sais toutes les paroles du chant des « Marines », de Les Caissons roulent en grondant — du Chant de l'Armée de l'Air. Je connais la chanson de l'Aéronavale : « Levez les ancres du ciel/ nous sommes les marins de l'air/ nous volons sur toutes les mers » — je peux même vous chanter la chanson des Seabees. Allez-y, indiquez-moi dans quelle arme vous avez servi, Spielvogel, je vous chanterai votre chanson ! Je vous en prie, permettez, c'est moi qui casque. Nous avions l'habitude de nous asseoir sur nos manteaux, je me rappelle, sur les dalles de ciment, adossés aux murs épais des couloirs dans le sous-sol de notre école primaire, chantant en chœur pour garder un moral intact jusqu'à ce que le signal de fin d'alerte ait retenti — « Johnny Zéro ». « Louez le Seigneur et chargez les canons. » « L'as des pilotes l'a dit / Croyez-le, c'est tout cuit / Quand il tire, ça ne fait pas un pli ! » Citez une chanson, et si elle était à la gloire de la Bannière Etoilée, je la connais mot pour mot. Oui, je suis un enfant des exercices d'alerte aérienne, Docteur, je me rappelle Corregidor et la Cavalcade of America, et ce drapeau, palpitant sur sa hampe, hissé sous cet angle tragique au-dessus d'Iwo Jima ensanglanté. Colin Kelly fut abattu en flammes lorsque j'avais huit ans et Hiroshima et Nagasaki se volatilisèrent en fumée dans la même semaine lorsque j'avais douze ans ; et c'était au cœur de mon enfance, quatre années consacrées à haïr Tojo, Hitler et Mussolini, à aimer cette république courageuse et résolue ! A soutenir de tout mon petit cœur juif notre Démocratie Américaine ! Eh bien, nous avons gagné, l'ennemi est mort dans une impasse derrière la Wilhelmstrasse, et mort parce que j'ai prié pour qu'il meure — et maintenant je veux obtenir ce qui me revient. Mon G. I. Bill[16] à moi — de la vraie fesse américaine ! Les chagattes de « ma-patrie-c'est-toi... » ! Je jure fidélité à la cramouille des États-Unis d'Amérique ! — et à la république qu'elle représente; Davenport, Iowa ! Dayton, Ohio ! Schenectady, New York, et Troy tout proche ! Fort Meyers, Floride ! New Canaan, Connecticut ! Chicago, Illinois ! Albert Lea, Minnesota ! Portland, Maine ! Moundsville, West Virginia ! Doux pays des minous shikse, c'est toi que je chante !

 

Des montagnes

Aux prairies

 

Aux océans, blancs d'écu-u-u-ummmmme

Dieu bénisse l'A-mé-ri-quuue

Patrie, oh ma pa-tri-i-i-i-e !

 

Imaginez ce que cela signifiait pour moi de savoir que des générations de Maulsby étaient enterrées dans le cimetière de Newburyport, Massachusetts, et des générations d'Abbott à Salem. Terre sont morts mes pères, terre d'orgueil des Pèlerins... Exactement. Oh, et plus encore. Voilà une fille dont la mère avait la chair de poule en entendant prononcer le nom d' « Eleanor Roosevelt ». Qui elle-même avait sauté sur les genoux de Wendell Wilkie à Hobe Sound, Floride, en 1942 (alors que mon père récitait des prières pour F. D. R. à l'occasion des High Holidays et que ma mère le bénissait en allumant les bougies du vendredi soir). Le Sénateur du Connecticut avait été camarade de chambre de son papa à Harvard et son frère « Paunch », diplômé de Yale, disposait d'un siège à la Bourse de New York et (quelle chance n'avais-je pas ?) jouait au polo (oui, des jeux qui se pratiquent du haut d'un cheval !) le dimanche après-midi dans le comté de Westchester, comme il l'avait fait durant toutes ses années de collège. Elle aurait pu être une Lindabury, vous ne voyez donc pas ? Une fille du patron de mon père ! Elle savait barrer un voilier, elle savait comment manger son dessert avec deux couverts d'argent (une tranche de gâteau qu'on peut prendre à la main, et vous auriez dû la voir la manipuler avec cette fourchette et cette cuillère, — comme un Chinois avec ses baguettes ! Quels talents on lui avait enseignés dans ce lointain Connecticut !) Des activités qui relevaient de l'exotisme pur et même des tabous, elle les exerçait avec tant de simplicité, comme allant de soi ! Et j'étais aussi bouleversé (bien que ce ne soit pas là toute l'histoire) que Desdémone apprenant l'existence des Anthropophages. Il m'arriva de tomber dans son album personnel sur une coupure de presse, un article ayant pour titre : « Une Débutante par jour », qui commençait par, « sarah abbott maulsby — Canards, cailles et faisans feraient bien d'ouvrir l'œil aux environs de New Canaan cet automne, car Sally, fille de M. et de Mme Edward H. Maulsby de Greenley Road s'entraîne pour la saison de chasse. Le tir... » — avec un fusil, Docteur — « le tir n'est qu'un des passe-temps favoris de Sally. Elle adore aussi l'équitation et cet été espère s'attaquer avec une canne à lancer... » — écoutez bien ça ; je crois que cette histoire ravirait mon fils aussi — « espère s'attaquer avec une canne à lancer et un moulinet à ces truites qu'on trouve près de Windview, la résidence d'été de la famille. »

Ce dont Sally était incapable, c'était de me tailler une plume. Décharger un fusil sur un petit coin-coin, c'est parfait, mais me sucer la pine, c'est au-delà de ses possibilités. Elle était navrée, disait-elle, que je le prenne tellement à cœur, mais c'était simplement une expérience qu'elle n'avait aucune envie de tenter. Je ne devais pas réagir comme s'il s'agissait d'un affront personnel, disait-elle, car ça n'avait rien à voir avec moi en tant qu'individu... Ah vraiment ? Mon cul, oui fillette ! Oui, ce qui me mettait dans une telle fureur, c'était la conviction précisément d'être en butte à la discrimination. Mon père ne pouvait obtenir d'avancement à la Boston and Northeastern exactement pour la même raison que Sally Maulsby ne pouvait s'abaisser à me faire un pompier. Où était la justice en ce bas monde ? Où était la Ligue Anti-Diffamatoire B'nai B'rith ! — « Je te le fais bien, moi », dis-je. La Pèlerine haussait les épaules, répliquait avec douceur, « Tu n'y es pas obligé, en tout cas. Tu le sais très bien. Si tu n'y tiens pas... » « Ah mais si, j'y tiens — ça n'est pas que j'y sois obligé. J'y tiens même beaucoup. » « Eh bien », répondit-elle, « moi pas. » « Mais pourquoi ? » « Parce que. Je n'ai pas envie. » « Merde, c'est une réponse d'enfant, Sarah. Parce que. Donne-moi une raison. » « Je... je ne veux pas faire ça, tout simplement. » « Mais cela nous ramène à ma question. Pourquoi ? » « Alex, je ne peux pas. Je ne peux pas, tout simplement. » « Donne-moi une seule bonne raison. » « Je t'en prie », répliqua-t-elle, connaissant ses droits. « Je ne pense pas y être obligée. »

Non, elle n'y était pas obligés — car pour moi la réponse était de toute façon assez claire : Parce que tu ne sais pas te laisser porter sous le vent ou ce qu'est un foc, parce que tu n'as jamais possédé un frac ni jamais été à un bal costumé... Parfaitement, si j'étais un grand goy blond en culotte de cheval réséda avec des bottes à revers à cent dollars, ne vous en faites pas, elle n'hésiterait pas à me faire une pipe, j'en suis bien sûr !

Je me trompe. Trois mois durant, je lui ai exercé des pressions sur la nuque (pressions que contrecarrait une surprenante résistance, remarquable et même touchante démonstration d'entêtement de la part d'un être aussi doux et conciliant) ; trois mois durant, je l'assaillis d'arguments et la tiraillai toutes les nuits par les deux oreilles. Puis un soir, elle m'invita à aller écouter le Quatuor à Cordes de Budapest qui jouait Mozart à la Bibliothèque du Congrès ; au cours du dernier mouvement du Quintette pour clarinette, elle me prit la main, ses joues s'empourprèrent et une fois rentrés dans son appartement et au lit, Sally déclara, « Alex... je vais le faire. » « Faire quoi ? » Mais elle avait disparu pour s'engouffrer sous les couvertures et, invisible, me suçait. C'est-à-dire qu'elle avait pris ma queue dans sa bouche où elle la garda pendant soixante secondes environ ; elle tenait là mon petit engin surpris, Docteur, comme un thermomètre. Je rejetai les couvertures — il ne fallait pas manquer ça ! Quant à sentir, il n'y avait pas grand-chose à sentir, mais oh le spectacle ! Seulement Sally avait déjà fini. Elle l'avait maintenant rangé le long de sa figure, comme s'il s'était agi du levier de vitesse de sa Hillman-Minx. Et des larmes coulaient sur ses joues.

« Je l'ai fait » annonça-t-elle.

« Sally, oh, Sarah, ne pleure pas. »

« Mais je l'ai fait, je l'ai vraiment fait, Alex. »

« ... Tu veux dire », demandai-je, « c'est tout ? »

« Tu veux dire », fit-elle, le souffle coupé, « encore ? »

« Eh bien, pour être franc, encore un peu. Je veux être sincère avec toi, je n'y serais pas insensible... »

« Mais elle grossit. Je vais suffoquer. »

Un juif étouffe une débutante avec sa bite. La victime, de Georgetown, est diplômée de Vassar. Un prétendu avocat appréhendé.

« Pas si tu respires, voyons. »

« Si, je vais m'étrangler. »

« Sarah, le remède le plus sûr contre l'asphyxie, c'est la respiration. Respire tout simplement, et ça se borne à ça... enfin, plus ou moins. »

Dieu la bénisse, elle essaya. Mais refit surface, haletante.

« Je te l'avais dit », gémit-elle.

« Mais tu ne respirais pas. »

« Je ne peux pas avec ce truc dans ma bouche. »

« Par le nez. Fais semblant de nager. »

« Mais je ne suis pas en train de nager ! »

« fais semblant ! » insistai-je, et en dépit d'une nouvelle tentative héroïque, elle resurgit quelques secondes après, prise d'une quinte de toux, en larmes. Je la pris alors dans mes bras (cette ravissante fille si pleine de bonne volonté ! Convaincue par Mozart de pomper le nœud d'Alex ! Oh, douce comme Natacha dans Guerre et Paix ! Une tendre et jeune comtesse !). Je la berçai, la taquinai, la fis rire et pour la première fois, lui dis, « Je t'aime aussi, mon bébé », mais bien entendu, il n'aurait pu être plus clair pour moi que malgré tant de charmes et de qualités — malgré sa beauté, sa grâce de biche, sa place dans l'histoire américaine — je ne pourrais jamais éprouver d' « amour » pour la Pèlerine. Sans tolérance pour ses faiblesses. Jaloux de ses exploits. Hostile à sa famille. Non, il n'y avait là guère de place pour l'amour.

Non, Sally Maulsby fut seulement un beau geste qu'un fils eut un jour vis-à-vis de son père. Une modeste vengeance contre M. Lindabury pour toutes ces soirées et tous ces dimanches passés par Jack Portnoy à récolter de l'argent dans le quartier noir. Un petit bonus arraché à la Boston and Northeastern pour toutes ces années de service, et d'exploitation.