En exil

 

 

 

 

 

Le dimanche matin, lorsqu'il fait assez chaud, vingt des hommes du quartier (ceci se passe à l'époque du centre-champ rapproché) font une série de parties de softball en sept manches qui, commencées à neuf heures du matin, s'achèvent vers une heure de l'après-midi, l'enjeu de chaque partie étant d'un dollar par tête. L'arbitre est notre dentiste, le vieux docteur Wolfenberg ; le « diplômé » de collège du quartier, — l'école du soir dans High Street, mais pour nous l'égal d'Oxford. Parmi les joueurs, il y a notre boucher, son frère jumeau notre plombier, l'épicier, le propriétaire de la station service où mon père prend son essence — tous s'échelonnent de trente à cinquante ans, bien que je ne les évoque pas par rapport à leur âge, mais seulement comme « les hommes ». Sur la plaque de but et même sur celle du lanceur, ils roulent des mâchoires autour de trognons de cigares détrempés. Pas des gamins, voyez-vous, mais des hommes. Du ventre ! Du muscle ! Des avant-bras noirs de poils ! Des crânes chauves ! Et puis les voix dont ils sont pourvus — des canons que l'on entend tonner depuis notre perron, un bloc plus loin. J'imagine leurs cordes vocales épaisses comme des fils d'étendage, des poumons du volume de zeppelins ! Personne n'a besoin de leur dire de cesser de marmonner et de parler clairement,  jamais !   Et  les  énormités  qu'ils profèrent ! Le bavardage sur le terrain n'est pas du bavardage, c'est de l'ergotage et (pour ce petit garçon qui commence tout juste à apprendre l'art du ridicule) hilarant, en particulier les insultes qui émanent de cet homme que mon père a baptisé « le Russe maboul », Biderman, propriétaire de la confiserie du coin (et officine de book) qui a mis au point un lancer « hésitation » à double détente non seulement très drôle, mais très efficace. « Abracadabra », dit-il et il expédie sa balle avec une force à vous casser les reins. Et il est toujours en train d'asticoter le docteur Wolfenberg : « Être miro pour un arbitre, d'accord, mais pour un dentiste ? » A cette idée, il se frappe le front avec son gant. « Un peu de tenue, fumiste », rétorque le docteur Wolfenberg, très Connie Mack avec ses souliers deux tons à perforations et son panama, « ouvre le jeu, Biderman, à moins que tu veuilles te faire virer d'ici pour incorrection ! » « Mais comment qu'on t'apprend dans cette école dentaire, Doc, en braille ? »

Pendant ce temps-là, du fin fond de l'extra champ parviennent les plaisanteries de l'un d'eux qui ressemble plus à un gâcheur de plâtre qu'à un Homo Sapiens, le roi des camelots, Allie Sokolow. Le pisk qu'il peut faire ! (comme dirait ma mère). Pendant la moitié d'une manche, l'invective coule à flots en direction de la plaque de but de sa position de centre arrière et quand c'est à son équipe de prendre la batte il va se placer près du servant de première base et l'invective coule à flots ininterrompus dans la direction opposée — et rien de tout ça ne concerne en quoi que ce soit les contretemps qui pourraient intervenir sur le terrain. Tout au contraire. Mon père, quand il n'est pas parti travailler le dimanche matin vient s'asseoir pour regarder quelques manches avec moi ; il connaît Allie Sokolow (comme il connaît la plupart des joueurs) depuis qu'ils  étaient gosses ensemble au Central Ward, avant qu'il rencontre ma mère et aille s'installer à Jersey City. Il affirme qu'Allie a toujours été comme ça, « un vrai comique ». Quand Allie fonce sur la deuxième base, glapissant ses insanités et ses astuces vaseuses en direction de la plaque de but (où il n'y a même pas encore de batteur — où le docteur Wolfenberg est simplement en train d'épousseter la plaque avec la balayette qu'il amène sur le terrain), les spectateurs dans les tribunes ne pourraient pas être plus ravis ; ils s'esclaffent, ils applaudissent, ils vocifèrent, « Vas-y, chambre-le, Allie ! Lâche lui le paquet, Sokolow ! » Et invariablement, le docteur Wolfenberg, qui se prend un tout petit peu plus au sérieux que l'amateur moyen (et qui est Juif allemand, par-dessus le marché), lève une main, interrompant une partie déjà interrompue par Sokolow, et dit à Biderman, « Veux-tu, je te prie, faire ressortir ce meshuggener dans l'extra-champ ? »

Je vous le dis, c'est une troupe irréristible ! Je m'assieds sur les gradins de bois le long de la première base, humant cet aigre arôme printanier au creux de mon gant de base-ball — sueur, cuir, vaseline — et je me tirebouchonne. Je ne peux pas m'imaginer vivant ma vie ailleurs qu'ici. Pourquoi m'en aller, pourquoi partir alors que se trouve ici tout ce dont j'aurai jamais envie ? L'art de mettre en boîte, de plaisanter, de cabotiner, de feindre — n'importe quoi pour faire rire ! J'adore ça ! Et pourtant tout au fond d'eux-mêmes, ils sont sérieux, ils y croient dur comme fer. Vous devriez les voir à la fin des sept manches quand ce dollar doit changer de main. Ne me dites pas à moi qu'ils n'y croient pas dur comme fer ! Perdre et gagner, ça n'est pas une rigolade... et pourtant c'en est une ! Et c'est là ce qui me charme le plus. Si farouche que soit la compétition, ils ne peuvent s'empêcher de faire les pitres et de discutailler. De faire leurs numéros ! Comme je vais aimer grandir pour devenir un homme juif ! Vivre à jamais dans le quartier de Weequahic et jouer au softball sur Chancellor Avenue de neuf heures à une heure le dimanche, une parfaite combinaison de rigolo et de joueur acharné, de mariole ergoteur et de redoutable matraqueur de balles. Je me rappelle tout cela où ? quand ? Pendant que le capitaine Meyerson décrit lentement une dernière courbe au-dessus de l'aérodrome de Tel-Aviv. J'ai le visage collé au hublot. Oui je pourrais disparaître je pense, changer de nom et jamais plus personne n'entendrait parler de moi — puis Meyerson vire sur l'aile de mon côté et je contemple pour la première fois le continent d'Asie, de sept cents mètres de hauteur, je contemple la Terre d'Israël, où le peuple juif vit le jour pour la première fois, et je suis crucifié par le souvenir de parties de softball du dimanche matin à Newark.

Le couple âgé assis à côté de moi (les Salomon, Edna et Félix), qui, en une heure de vol, m'ont tout raconté sur leurs enfants et leurs petits-enfants à Cincinnati (avec, bien entendu, un plein portefeuille d'adjuvants visuels), échangent maintenant des coups de coude en hochant la tête dans leur silencieuse satisfaction ; ils se penchent même pour toucher du bout des doigts des amis assis de l'autre côté de l'allée centrale, un couple de Mount Vernon dont ils viennent de faire la connaissance (les Perl, Sylvia et Bernie) et ces deux-là kvell également pour voir un jeune avocat juif, grand et beau garçon (et célibataire ! éventuel conjoint pour une fille à marier !) se mettre soudain à pleurer en prenant contact avec une piste d'atterrissage juive. Toutefois, ce qui a provoqué ces larmes, ça n'est pas, comme les Salomon et les Perl pourraient l'imaginer, ce premier aperçu du sol de la patrie accueillant dans son sein l'exilé, mais le son à mon oreille de ma propre voix de petit garçon de neuf ans — ma voix, je veux dire, à cet âge. Moi à neuf ans ! A coup sûr un râleur, un faiseur de grimaces, un effronté, un kvetch, à coup sûr ma petite voix aiguë ne perd jamais son exaspérant côté couineur où rôdent en permanence l'humeur et la revendication (« comme si », dit ma mère, « le monde lui devait quelque chose... à neuf ans ») mais aussi un gamin qui rit, qui plaisante, ne l'oublions pas, un enthousiaste, un romantique, un imitateur-né, un amoureux de la vie à neuf ans ! enfiévré de rêves si simples, bornés au voisinage immédiat ! « Je vais au terrain », je lance vers la cuisine, des fibres de saumon coincées tel du fil dentaire moisi entre mes dents, « je vais au terrain, m'man », dis-je en frappant de mon petit poing qui sent le poisson la paume de mon gant, « je rentrerai vers une heure ! » « Attends un instant ! Quelle heure ? Où » « Au terrain ! » je vocifère — je suis très porté sur la vocifération pour me faire entendre, c'est comme de piquer une colère, avec les conséquences en moins, — « pour regarder les hommes ! »

Et c'est cette phrase qui me démolit au moment où nous touchons le sol d'Eretz Yisroel: pour regarder les hommes.

Car je les aime, ces hommes. Je veux grandir pour devenir l'un d'entre eux ! Rentrer à la maison pour le déjeuner du dimanche à une heure, avec des chaussettes d'où s'exhale l'acre fumet de vingt et une manches de softball, des sous-vêtements à l'athlétique odeur de fauve, et dans les muscles du bras avec lequel je lance, de légères pulsations dues aux superbes boulets de canon rasants que j'ai décochés tout au long de la matinée pour maintenir l'adversaire près des bases ; oui, les cheveux ébouriffés, le sable crissant sous les dents, les pieds en compote et les kishkas endoloris d'avoir tant ri, autrement dit, en pleine forme, un Juif robuste maintenant glorieusement éreinté — oui, je rentre chez moi pour ressusciter... et auprès de qui ? Auprès de ma femme et de mes enfants, auprès de ma propre famille, et ici même dans le quartier de Weequahic ! Je me rase et me douche — des ruisselets d'eau d'un brun fangeux s'écoulent de mon crâne, ah, c'est bon, ah oui, c'est un vrai plaisir d'être planté là debout à s'ébouillanter presque à mort sous cette pluie brûlante. Cela me frappe comme tellement viril, la conversion de la douleur en plaisir. Puis là-dessus, un saut dans d'élégants slacks et sur le dos une chemise de « gaucho » repassée de frais — perfecto ! Je siffle  une  chanson  populaire,  j'admire  mes biceps, j'astique d'un coup sec mes chaussures en faisant claquer le chiffon, et pendant ce temps-là, mes gosses feuillettent les journaux du dimanche (les lisent avec des yeux exactement de la couleur des miens) et gloussent de rire sur le tapis du living-room ; et ma femme, Mme Alexander Portnoy, est en train de mettre la table dans la salle à manger — nous avons mon père et ma mère comme invités, ils vont arriver d'une minute à l'autre, comme tous les dimanches. Un avenir, voyez-vous ! Un simple et satisfaisant avenir ! Une partie de softball épuisante, hilarante pour me dépenser physiquement — ceci pour la matinée  —, puis dans l'après-midi, le débordant et chaleureux ragoût de la vie familiale, et le soir trois heures de radio avec les meilleurs programmes du monde : oui, tout comme je me délectais en compagnie de mon père des descentes de Jack Benny dans sa cave, et des conversations de Fred Allen avec Mme Nussbaum ; et de celles de Phil Harris avec Frankie Remley, de même mes enfants s'en délecteront avec moi, et ainsi de suite jusqu'à la centième génération. Et puis après Kenny Baker, je boucle à double tour la porte d'entrée et celle de derrière, éteins toutes les lumières (vérifie et — comme le fait mon père — revérifie la veilleuse de la cuisinière à gaz afin que nos vies ne nous soient point ravies durant la nuit). J'embrasse et souhaite bonne nuit à ma jolie petite fille et à mon astucieux petit garçon à moitié endormis, et dans les bras de Mme A. Portnoy, cette femme douce et affectueuse (et, dans mon sirupeux mais modeste fantasme, sans visage) j'alimente les feux de mon ardent plaisir. Le matin, je pars vers le centre de Newark pour me rendre au Tribunal du Comté d'Essex où je passe toute ma journée à tenter de faire rendre justice aux pauvres et aux opprimés.

Notre classe de seconde visite le Palais de Justice pour en étudier l'architecture. Une fois rentré chez moi et dans ma chambre ce soir-là, j'écris dans mon nouvel album personnel, sous « devise préférée » : « Ne piétine pas les déshérités. » profession préférée ? « Avocat. » héros préféré ? « Tom Paine et Abraham Lincoln. »

Lincoln est assis devant le Palais de Justice (en effigie de bronze due à Gutzon Borglum), l'air tragique et paternel : vous savez bien à quel point la justice le préoccupe. Une statue de Washington, debout, très droit et impérieux devant son cheval, se dresse dans Broad Street ; c'est l'œuvre de J. Massey Rhind (nous griffonnons ce deuxième nom impossible et qui sied si peu à un sculpteur dans notre carnet de notes) ; notre professeur d'art nous dit que ces deux statues sont « l'orgueil de la ville », et nous nous dirigeons deux par deux vers les tableaux du Musée de Newark. Washington, je dois l'avouer, me laisse froid. Peut-être est-ce le cheval, le fait qu'il soit appuyé à un cheval. De toute façon, il a tellement l'air d'un goy. Mais Lincoln ! J'en pleurerais. Regardez-le assis là, si oysgemitchet. Comme il s'est acharné en faveur des opprimés... comme je le ferai moi-même !

Un gentil petit garçon juif ? Je vous en prie, je suis le plus gentil petit garçon juif qui ait jamais existé ! Regardez simplement mes fantasmes, comme ils sont édifiants et altruistes ! Gratitude envers mes parents, loyauté envers ma tribu, dévouement à la cause de la justice !

Et puis ? Où est le mal ? Travailler dur dans une profession fondée sur un idéal ? Jouer à des jeux sans fanatisme ni violence, des jeux pratiqués par des gens animés du même esprit et dans la gaieté ; gagner le pardon et l'amour de la famille. Quel mal y avait-il à croire à tout cela ? Qu'est-il arrivé au bon sens dont je faisais preuve à neuf, dix, onze ans ? Comment en suis-je arrivé à devenir un tel ennemi, un tel censeur de moi-même ? Et si seul ! Oh, si seul ! Rien que moi-même ! Prisonnier de moi-même ! Oui, je suis obligé de me poser la question (tandis que l'avion m'emporte — je crois — loin de mon bourreau), qu'est-il advenu de mes aspirations, ces objectifs si dignes et valables ? Un foyer ? Je n'en ai pas. Une famille ? Non ! Des choses que je pourrais obtenir d'un simple claquement de doigts... alors pourquoi ne pas les faire claquer et m'engager dans la vie ? Non, au lieu de border mes enfants et de m'étendre à côté d'une épouse fidèle (à laquelle je suis moi-même fidèle), j'ai, deux soirs différents, introduit dans mon lit (coïtinstantanément, comme on dit au bordel) une petite putain italienne rondouillarde et un mannequin américain illettré et déboussolé. Et ça ne répond même pas à l'idée que je me fais du « bon temps », nom de Dieu ! Alors quoi ? Je vous l'ai dit ! Et j'étais sincère — rester chez moi à écouter Jack Benny avec mes gosses ! Élever des enfants intelligents, aimants, robustes ! Protéger une femme de la bonne race ! Dignité ! Santé ! Amour ! Diligence ! Intelligence ! Confiance ! Décence ! Bonne Humeur ! Compassion ! Qu'est-ce que j'en ai à foutre, du sexe à sensations ? Comment puis-je patauger ainsi dans un problème aussi bête que celui de la chagatte ? Quelle absurdité d'avoir finalement attrapé la vérole ! A mon âge ! Parce que j'en suis bien sûr : Lina m'a collé un sale truc ! Ce n'est qu'une question de temps pour que le chancre apparaisse. Mais je n'attendrai pas, je ne peux pas : à Tel-Aviv un docteur, toute affaire cessante, avant que le bubon ou la cécité s'installent.

Oui, mais cette fille morte là-bas à l'hôtel ? Car elle aura accompli le geste fatal maintenant, j'en suis sûr. Elle se sera jetée du balcon en petite culotte. Elle aura marché dans la mer et se sera noyée, vêtue du plus petit bikini du monde. Elle aura bu la ciguë parmi les ombres baignées de clair de lune de l'Acropole — dans sa robe du soir de Balenciaga ! Cette connasse à la cervelle vide, exhibitionniste, suicidaire ! Ne vous inquiétez pas, quand elle le fera, ce sera photographiable — le tableau se présentera comme une publicité de lingerie féminine ! Elle sera là, comme d'habitude, dans la partie magazine du journal du dimanche — seulement elle sera morte ! Je dois faire demi-tour avant d'avoir à jamais sur la conscience ce suicide ridicule ! J'aurais dû téléphoner à Harpo ! Je n'y ai même pas pensé — j'ai simplement pris la tangente pour sauver ma peau ! L'amener à un téléphone pour qu'elle parle à son docteur. Mais aurait-il parlé ? J'en doute ! Ce salaud de muet, il faut qu'il parle, avant qu'elle exerce son irréversible vengeance : un mannequin s'ouvre la gorge dans un amphithéâtre ; Médée interrompu par un suicide... Et ils publieront le message qu'ils trouveront, très vraisemblablement au fond d'une bouteille fichée dans sa craquette ! « C'est Alexander Portnoy le responsable. Il m'a forcée à coucher avec une putain et ensuite il a refusé de faire de moi une honnête femme. Mary Jane Reed. » Dieu merci, cette demeurée n'a aucune notion d'orthographe ! Tout ça sera du grec pour ces Grecs ! Espérons !

Sauve qui peut ! En cavale, à nouveau je tente d'échapper — mais à quoi ? A quelqu'un d'autre qui me voudrait un saint ! Ce que je ne suis pas ! Et ne veux ni ne compte être ! Non, toute culpabilité de ma part est comique ! Je refuse d'en entendre parler ! Si elle se tue. Mais ce n'est pas ce qu'elle s'apprête à faire. Non, ce sera bien plus épouvantable que ça : elle va téléphoner au maire ! Et voilà pourquoi je m'esbigne ! Mais elle ne le ferait pas. Mais elle le ferait, oui. Elle le fera. Il est plus que probable qu'elle l'a déjà fait. Vous vous rappelez ? Je te dénoncerai, Alex. J'appellerai John Lindsay sur l'inter. Je téléphonerai à Jim Breslin. Et elle est assez cinglée pour le faire ! Breslin, ce flic ! Ce génie de commissariat ! Oh, Seigneur, faites qu'elle soit morte alors ! Saute, pauvre ignare, garce destructrice, plutôt toi que moi ! Il ne manquerait plus qu'elle se mette à lancer des coups de fil aux agences d'information ; je vois d'ici mon père descendant au coin de la rue après le dîner pour acheter le Newark News — et enfin le mot scandale imprimé en énormes caractères au-dessus d'une photo de son fils bien-aimé ! Ou prenant les nouvelles de sept heures pour voir le correspondant de la C. B. S. à Athènes interviewant le Singe sur son lit d'hôpital. « Portnoy, c'est bien ça. Grand P. Puis O. Puis R., je crois. Oh, je me rappelle pas le reste, mais je le jure sur ma chatte humide, monsieur Rudd, il m'a fait coucher avec une putain ! » Non, non, je n'exagère pas : songez un instant à son caractère ou à l'absence dudit. Vous vous souvenez de Las Vegas ? Vous vous souvenez de son désespoir ? Alors, vous voyez bien que ce n'était pas simplement ma conscience qui me punissait. Non, quelle que soit la vengeance que je puisse imaginer, elle pourrait l'imaginer aussi. Et le fera ! Croyez-moi, nous n'avons pas fini d'entendre parler de Mary Jane Reed. J'étais censé lui sauver la vie, et je ne l'ai pas fait ; au lieu de ça, je l'ai fait coucher avec des putains ! Alors n'allez pas croire que nous avons fini d'en entendre parler !

Et là, pour m'inciter à me botter les fesses moi-même avec encore plus d'énergie, là, toute bleue au-dessous de moi, la mer Egée. La mer Egée de La Citrouille ! Ma poétique Américaine ! Sophocle ! Il y a si longtemps ! Oh, ma Citrouille — bébé, dis-le encore, Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Une personne qui avait une claire conscience d'elle-même ! Assez intacte psychologiquement pour ne pas chercher auprès de moi le salut et la rédemption ! Qui n'avait pas besoin d'être convertie à ma foi glorieuse ! Les poèmes qu'elle me lisait à Antioch, l'éducation littéraire qu'elle me donnait, une perspective entièrement nouvelle, une compréhension de l'art, de la création artistique... Oh, pourquoi donc l'ai-je laissée partir ? Je n'arrive pas à le croire — parce qu'elle refusait d'être juive ? « L'éternelle note de tristesse. » « Le trouble flux et reflux de la misère humaine. »

Mais s'agit-il bien de misère humaine ? Je l'imaginais plus noble ! Une souffrance chargée de dignité ! Une souffrance chargée de sens — peut-être plus ou moins dans l'esprit d'Abraham Lincoln. Une tragédie, pas une farce ! Quelque chose d'un peu plus sophocléen, voilà ce que j'avais en tête. Le Grand Libérateur et ainsi de suite. L'idée ne m'avait à coup sûr jamais effleuré que je finirais par tenter de libérer de l'esclavage ma seule biroute. libérez ma pine ! Le voilà, le slogan de Portnoy ! La voilà l'histoire de ma vie, tout entière résumée en trois mots grossiers et héroïques. Une mascarade ! Ma politique entièrement dégringolée dans mon zob ! artistes en branlette de tous les pays, unissez-vous ! vous n'avez rien à perdre que votre cervelle ! Quel monstre je fais ! N'aimant rien ni personne. N'aimant pas, n'étant pas aimé ! Et sur le point de devenir le Profumo de John Linsday !

Ainsi me semblait-il, une heure après avoir quitté Athènes.

 

 

 

Tel-Aviv, Jaffa, Jérusalem, Beer-She'va, la mer Morte, Sodome, Ein Gedi, puis au nord vers Césarée, Haïfa, Akko, Tibériade, Safed, la Haute-Galilée... et toujours cela participait plus du rêve que de la réalité. Non que j'aie recherché cette sensation, d'ailleurs. J'avais eu ma dose d'imprévu avec ma compagne en Grèce et à Rome. Non, pour tenter de donner un sens quelconque à l'impulsion qui m'avait tout d'abord catapulté à bord de l'avion d'El Al, pour transformer à nouveau le fugitif éperdu que j'étais en homme — maître de sa volonté, conscient de ses intentions — faisant ce que je voulais et non ce que je devais — je m'étais mis à voyager dans tout le pays comme si ce périple avait été entrepris délibérément, préparé, désiré, et pour des motifs louables, encore que conventionnels. Oui, j'allais vivre (maintenant que je me trouvais, inexplicablement, ici) ce que l'on appelle une expérience hautement éducative. J'allais m'améliorer, ce qui est bien dans mon style, après tout. Ou l'était, non ? N'est-ce pas pour cette raison que j'ai toujours un crayon à la main lorsque je lis ? Pour apprendre ? Pour devenir meilleur ? (que qui ?). J'étudiai donc des cartes dans mon lit, fis l'acquisition de brochures historiques et archéologiques, engageai des guides, louai des voitures — avec obstination, dans cette chaleur accablante, je recherchai et visitai tout ce que je pouvais : tombeaux, synagogues, forteresses, mosquées, sanctuaires, ports, ruines, les nouvelles et les anciennes. Je vis les grottes de Carmel, les vitraux de Chagall (moi et une centaine de dames du Hadassah de Détroit), l'Université Hébraïque, les fouilles de Bet She'an — je visitai les kibboutzim verdoyants, les terres désertiques brûlées de soleil, les rudes postes frontières dans les montagnes ; j'escaladai même une partie du Masada sous les feux d'artillerie du soleil. Et tout ce que je vis, je constatai que je pouvais l'assimiler et le comprendre. C'était l'histoire, c'était la nature, c'était l'art. Même le Neguev, cette hallucination, je le ressentis comme réel et de ce monde. Un désert. Non, ce qui était incroyable et étrange pour moi, plus nouveau que la mer Morte ou même que la dramatique sauvagerie de Tsin, où pendant une heure hallucinée j'errai sous l'aveuglante lumière d'un soleil de plomb entre des rochers blancs où (je le lus dans mon guide) les tribus d'Israël errèrent pendant si longtemps (où j'ai ramassé comme souvenir — elle se trouve à vrai dire en ce moment même dans ma poche — une pierre semblable, comme me l'enseignait mon guide, à celle dont se servit Zipporah pour circoncire le fils de Moïse), ce qui conférait à mon séjour tout entier un caractère absurde, c'était un fait simple mais (pour moi) totalement invraisemblable : je suis dans un pays juif. Dans ce pays, tout le monde est juif.

 

 

Mon rêve commence dès que je débarque. Je me trouve dans un aérodrome je n'ai jamais mis les pieds auparavant et tous les gens que je vois — passagers, hôtesses de l'air, vendeurs de billets, porteurs, pilotes, chauffeurs de taxi — sont juifs. Est-ce tellement différent des rêves que relatent vos patients ? Est-ce tellement différent du genre d'expérience qu'apporte le sommeil ? Mais à l'état de veille, qui a jamais entendu parler d'une chose pareille ? Les inscriptions sur les murs sont juives — des graffiti juifs ! Le drapeau est juif. Les visages sont les visages que l'on voit dans Chancellor Avenue ! les visages de mes voisins, de mes oncles, de mes professeurs, des parents de mes amis d'enfance. Des visages comme mon propre visage ! mais qui se profilent contre un fond de mur blanc, de soleil torride et de végétation tropicale hérissée de piquants. Et ce n'est pas non plus Miami Beach. Non, des visages de l'Europe de l'Est, mais à un jet de pierre de l'Afrique ! Avec leurs shorts, les hommes me rappellent les chefs moniteurs des camps d'été juifs où je travaillais durant mes vacances du collège — seulement il ne s'agit pas là de camps d'été ! Ils sont chez eux ! Ce ne sont pas les professeurs de lycée de Newark partis pour deux mois avec un calepin et un sifflet dans les monts Hopatcong du New Jersey. Ce sont (il n'y a pas d'autre mot !) les indigènes. Revenus au bercail ! C'est là que tout a commencé ! Ils se sont simplement absentés pour de longues vacances, c'est tout ! Dites donc, ici, c'est nous, les Wasps ! Mon taxi traverse une grande place entourée de cafés en terrasse comme on pourrait en voir à Paris ou à Rome. Seulement ces cafés sont bourrés de Juifs. Le taxi dépasse un autobus. Je jette un coup d'œil à l'intérieur. Encore des Juifs. Y compris le chauffeur ! Y compris le policier qui, un peu plus loin, règle la circulation ! A l'hôtel, je demande une chambre au réceptionniste. Il a une fine moustache et parle anglais comme s'il était Ronald Colman. Et pourtant, il est juif lui aussi.

Et maintenant, le drame s'épaissit :

Il est minuit passé. Plus tôt dans la soirée, la promenade le long de la mer était une cohue joyeuse et animée de Juifs — des Juifs mangeant des glaces, des Juifs buvant des sodas, des Juifs conversant, riant, marchant bras dessus, bras dessous. Mais maintenant, alors que je reprends le chemin de mon hôtel, je me retrouve pratiquement seul. Au bout de la promenade, que je dois dépasser pour atteindre l'hôtel, je vois cinq jeunes gens qui bavardent en fumant des cigarettes. Des jeunes gens juifs, bien entendu. Comme je m'approche d'eux, il m'apparaît clairement qu'ils attendent mon arrivée. L'un d'eux avance d'un pas et s'adresse à moi en anglais. « Quelle heure est-il ? » Je regarde ma montre et je me rends compte qu'ils ne vont pas me permettre de passer. Ils vont m'agresser ! Mais comment est-ce possible ? S'ils sont juifs et que je suis juif, quel motif peut les pousser à me nuire ?

Je dois leur dire qu'ils commettent une erreur. Certainement ils ne veulent pas me traiter comme le ferait une bande d'antisémites. « Excusez-moi », dis-je et je me fraye un passage parmi eux, une expression sévère sur mon visage pâli. L'un d'eux appelle, « M'sieu, quelle heure... » sur quoi j'accélère l'allure et continue rapidement jusqu'à mon hôtel, incapable de comprendre pourquoi ils auraient pu songer à me terrifier ainsi, alors que nous sommes tous des Juifs.

Voilà qui défie l'interprétation, qu'en pensez-vous ?

Dans ma chambre, j'enlève rapidement mon pantalon et mon caleçon et, sous la lampe de chevet, j'examine mon pénis. Je découvre un organe sans tache et sans aucun signe apparent de maladie, et pourtant, je ne me sens pas soulagé. Il se peut que dans certains cas (peut-être justement les plus graves) on ne constate aucune manifestation apparente d'infection. Les effets débilitants s'exercent plutôt à l'intérieur du corps, invisibles, invérifiables jusqu'à ce qu'enfin la progression du mal soit irréversible, et le malade condamné.

Le matin, je suis réveillé par le bruit sous ma fenêtre. Il est tout juste sept heures et pourtant, quand je regarde au-dehors, je vois la plage déjà grouillante de monde. C'est un spectacle surprenant à une heure aussi matinale, d'autant que c'est samedi et que je prévoyais une atmosphère de piété et de solennité imprégnant la ville en ce jour de sabbat. Mais la foule des Juifs — une fois de plus ! — est gaie. J'examine mon membre à la vive lumière du matin et me sens — une fois de plus ! — submergé d'appréhension en constatant qu'il semble en parfait état.

Je quitte ma chambre pour aller me jeter dans la mer en compagnie des Juifs si joyeux. Je me baigne à l'endroit la foule est la plus dense. Je joue dans une mer pleine de Juifs ! de Juifs qui cabriolent, qui folâtrent ! Regardez leurs membres juifs se déplaçant dans l'eau juive ! Regardez les enfants juifs qui rient et se conduisent comme si l'endroit leur appartenait... ce qui est le cas ! Et le maître nageur, encore un Juif ! Vers les deux extrémités de la plage, aussi loin que porte mon regard, des Juifs — et d'autres encore qui se déversent sur la plage tout au long de cette belle matinée, comme d'une corne d'abondance. Je m'étends sur le sable, je ferme les yeux. Au-dessus de moi, j'entends un moteur : rien à craindre, un avion juif. Sous moi le sable est chaud, du sable juif. J'achète une glace juive à un vendeur juif. « Est-ce que ce n'est pas fabuleux ?» me dis-je à moi-même. « Un pays juif ! » Mais l'idée est plus facile à exprimer qu'à comprendre; je n'arrive pas vraiment à en saisir la signification. Alex au Pays des Merveilles.

Dans l'après-midi, je sympathise avec une jeune femme aux yeux verts et à la peau bronzée qui est lieutenant dans l'armée juive. Le lieutenant m'amène le soir dans un bar du quartier du port. Les clients, dit-elle, sont pour la plupart des dockers. Des dockers juifs ? Oui. Je ris et elle me demande ce qu'il y a de tellement drôle. Je suis excité par son corps menu et voluptueux étranglé à la taille par la large sangle de sa ceinture kaki. Mais quelle petite créature décidée, dépourvue d'humour, maîtresse d'elle-même. Je ne sais pas si elle m'autoriserait à commander une consommation pour elle, même si je parlais la langue. « Qu'est-ce que vous préférez ?» me demande-t-elle, après que nous avons chacun englouti une bouteille de bière juive, « les tracteurs, les bulldozers ou les tanks ? » Je ris de nouveau.

Je l'invite à mon hôtel. Dans la chambre, nous chahutons, nous nous embrassons, nous commençons à nous déshabiller et, très vite, je perds mon érection. « Vous voyez », dit le lieutenant, comme confirmé maintenant dans ses soupçons, « je ne vous plais pas. Pas du tout. » « Si, oh, si, » je réponds, « depuis que je vous ai vue dans la mer, vous me plaisez, vous me plaisez vraiment, vous êtes lisse comme un bébé phoque » — mais alors, dans ma honte, désemparé et anéanti par ma détumescence, je m'exclame, — « mais j'ai peut-être une maladie, voyez-vous. Ça ne serait pas honnête. » « Ça aussi vous trouvez que c'est drôle ? » réplique-t-elle d'une voix sifflante et, furieuse, elle remet son uniforme et s'en va.

Des rêves ? Si seulement c'avait été des rêves ! Mais je n'ai pas besoin de rêves, Docteur, c'est pourquoi j'en fais rarement — parce qu'à la place, j'ai cette vie. Avec moi, tout se passe au grand jour. La disproportion et le mélodrame, voilà mon pain quotidien ! Les coïncidences des rêves, les symboles, les situations atrocement risibles, les banalités étrangement menaçantes, les accidents et les humiliations, les coups de chance ou de malchance bizarrement répartis que les autres éprouvent les yeux fermés, je les accueille, moi, avec les yeux grands ouverts. Qui d'autre, à votre connaissance, a été effectivement menacé par sa mère du couteau redouté ? Qui d'autre a eu la chance d'être si ouvertement menacé de castration par sa maman ? Qui d'autre, en plus de cette mère, avait un testicule qui ne voulait pas descendre ? Une couille qu'il a fallu cajoler et chouchouter, persuader, droguer ! pour qu'elle se décide à descendre s'installer dans le scrotum comme un homme ! Qui d'autre connaissez-vous qui se soit cassé une jambe à courser des shikses ? Ou qui se soit déchargé dans l'œil à son dépucelage ? Ou qui ait trouvé un véritable singe vivant en pleine rue de New York, une fille passionnée pour La Banane. Docteur, il se peut que d'autres patients aient des rêves — avec moi, tout arrive. J'ai une vie sans contenu latent. Le fantasme devient réalité. Docteur : je ne pouvais pas bander dans l'État d'Israël ! Qu'est-ce que vous dites de ce symbolisme, bubi ? Voyons un peu qui réussirait mieux dans le mode d'extériorisation ? Incapable de rester en état d'érection sur la Terre Promise ! Du moins pas quand j'en avais besoin, pas quand je le voulais, pas quand il y avait quelque chose de plus désirable pour l'y planter. Mais il se trouve qu'il est impossible de planter du pudding au tapioca dans quoi que ce soit. Du pudding au tapioca, voilà ce que j'offre à cette fille. Du baba détrempé ! Un dé à coudre de truc fondu. Et pendant tout ce temps-là, cette petite lieutenante si sûre d'elle-même, exhibant si fièrement ces nichons israéliens, prête à se faire monter par un commandant de char !

Et puis encore une fois, mais pire encore. Ma déchéance finale, mon humiliation — Naomi, La Citrouille juive, l'Héroïne, cette belle fille hardie, rousse, constellée de taches de son, pénétrée d'idéal ! Je l'ai ramassée alors qu'elle faisait du stop pour gagner Haïfa depuis un kibboutz sur la frontière libanaise, où elle était allée rendre visite à ses parents. Elle avait vingt et un ans, près d'un mètre quatre-vingts, et donnait l'impression de n'avoir pas fini de grandir. Ses parents étaient des sionistes de Philadelphie venus s'installer en Palestine juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir terminé son service militaire, Naomi avait décidé de ne pas retourner dans le kibboutz où elle était née et avait grandi, mais de se joindre à une communauté de jeunes Israéliens nés dans le pays occupés à déblayer les éboulis de roche volcanique noire dans un camp aride au cœur des montagnes dominant la frontière syrienne. Le travail était rude, les conditions de vie primitives et il y avait toujours la nuit le danger d'infiltration dans le camp de commandos syriens armés de grenades et de mines antipersonnel. Et elle adorait ça ! Une fille admirable et courageuse. Oui, une Citrouille juive ! Une deuxième chance m'était accordée !

Intéressant ! Je l'associe instantanément à ma Citrouille perdue ; alors que, physiquement, elle correspond, bien entendu, à ma mère. Couleur, gabarit, caractère même, j'ai pu le constater — maîtresse dans l'art de me prendre en faute, professionnelle du rappel à l'ordre. Elle exige la perfection chez ses hommes. Mais à tout ceci, je suis aveugle : la ressemblance entre cette fille et la photo de ma mère dans son album de collégienne, je ne la perçois même pas.

Voici à quel point j'étais hystérique et désorienté en Israël. Quelques minutes après l'avoir ramassée sur la route, je me demandais sérieusement, « Pourquoi ne pas l'épouser et rester ? Pourquoi ne pas grimper dans ces montagnes et y commencer une nouvelle existence ? »

D'emblée, nous avons commencé à parler gravement de l'humanité. Sa conversation fourmillait de slogans passionnés assez semblables à ceux de mon adolescence. Une société juste. La lutte commune. La liberté individuelle. Une vie socialement productive. Mais comme elle portait son idéalisme avec naturel, pensai-je. Oui, c'était bien la fille qu'il me fallait — innocente, le cœur sur la main, zaftig, sans apprêt et jamais désorientée. Évidemment ! Je ne veux pas de vedettes de cinéma, de mannequins ou de putains, ou n'importe quelle combinaison des trois. Je ne veux pas vivre dans l'extravagance sexuelle, ni poursuivre cette masochiste divagation que j'ai connue. Non, je veux la simplicité, je veux la santé, je la veux elle !

Elle parlait un anglais parfait, encore qu'un peu livresque — avec juste une touche de vague accent européen. Je cherchais avec insistance à dépister en elle la fille américaine qu'elle aurait été si ses parents n'avaient jamais quitté Philadelphie. C'aurait pu être ma sœur, je pense, une autre fille solide aux idéaux élevés. Je peux même imaginer Hannah ayant émigré en Israël si elle n'avait pas trouvé Morty pour la sauver. Mais qui y avait-il là-bas pour me sauver ? Mes shikses ? Non, non, c'est moi qui les sauve. Non, mon salut repose clairement en cette Naomi. Elle coiffe ses cheveux, comme une enfant, en deux longues tresses, un artifice bien sûr, un processus onirique s'il en fut, destiné à m'empêcher de me souvenir nettement de cette photo d'école de Sophie Ginsky, que les garçons appelaient « Carotte », qui irait loin avec ses grands yeux bruns et sa jugeote. Dans la soirée, après avoir passé la journée (sur ma demande) à me faire visiter l'antique cité arabe d'Akko, Naomi épingla ses nattes en une double couronne autour de sa tête, comme une grand-mère, je me rappelle avoir pensé. « Quelle différence avec ma cover-girl », me dis-je, « avec ses perruques et ses postiches, et les heures passées chez Kenneth. Comme ma vie changerait ! Un homme nouveau ! — avec cette femme. »

Son projet était de passer la nuit dehors dans son sac de couchage. Elle avait quitté le camp pour sa semaine de vacances, voyageant grâce aux quelques livres que ses parents avaient pu lui donner comme cadeau d'anniversaire. Les plus fanatiques de ses camarades, me dit-elle, n'auraient jamais accepté un tel présent et l'auraient sans doute blâmée de n'avoir pas su en faire autant. Elle recréa pour moi une discussion qui avait fait rage dans le kibboutz de ses parents alors qu'elle était encore une petite fille, à propos du fait que certains possédaient des montres et d'autres pas. Après plusieurs débats passionnés des membres du kibboutz, la décision de procéder tous les trois mois à la rotation des montres permit de résoudre le problème.

Pendant la journée, au cours du dîner, puis tandis que nous nous promenions le long du mur du port romantique d'Akko, je lui racontai ma vie. Puis je lui demandai si elle voulait revenir avec moi et boire un verre à mon hôtel d'Haïfa. Elle accepta, elle avait beaucoup à dire au sujet de mon histoire. J'eus alors envie de l'embrasser, mais songeai, « Et si j'avais vraiment une maladie vénérienne ? » Je n'étais toujours pas allé voir un docteur, en partie parce que je répugnais à raconter à un inconnu que j'avais eu des contacts avec une putain, mais surtout parce que je n'avais noté aucun symptôme d'aucune sorte. Il était clair que je me portais fort bien et n'avais pas besoin d'un docteur. Néanmoins, lorsque je me tournai vers elle pour lui demander de m'accompagner à l'hôtel, je résistai à une subite envie d'écraser ma bouche contre ses pures lèvres socialisantes.

« La société américaine », dit-elle, laissant tomber à terre son sac à dos et son matériel de couchage et continuant la conférence qu'elle avait commencée tandis que nous roulions le long de la baie pour regagner Haïfa, « non seulement sanctionne les relations barbares et injustes entre les hommes, mais encore elle les encourage. Voyons, peut-on le nier ? Non. La rivalité, la compétition, l'envie, la jalousie, tout ce qu'il y a de pernicieux dans le caractère de l'homme est alimenté par le système. Les biens matériels, l'argent, la propriété — c'est d'après ces critères corrompus que vous autres mesurez le bonheur et le succès. Pendant ce temps-là », dit-elle en se perchant, jambes croisées, sur le lit, « de vastes fractions de votre population sont privées du minimum nécessaire à une vie décente. Ça n'est pas vrai, ça aussi ? Parce que votre système est basé sur l'exploitation, foncièrement avilissant et injuste. Par conséquent, Alex » — elle utilisait mon nom comme l'aurait fait une institutrice sévère, la réprobation perçait dans son ton, — « il ne pourra jamais y avoir quoi que ce soit qui se rapproche d'une égalité véritable dans un tel milieu. Et c'est indiscutable, vous ne pouvez qu'être d'accord, si vous êtes le moins du monde honnête.

« Par exemple, à quoi avez-vous abouti avec vos enquêtes sur le scandale des jeux télévisés ? A un résultat quelconque ? A rien, permettez-moi de le dire. Vous avez dénoncé la corruption de certains individus faibles. Mais le système qui les a dressés à la corruption, là vous n'avez rien changé. Le système n'a pas été ébranlé. Le système est resté intact. Et pourquoi ? Parce que, Alex » — Oh, oh, voilà que ça vient — « vous êtes vous-même aussi corrompu par le système que M. Charles Van Horn. (Nom de nom ! Toujours imparfait ! Vlan !) Vous n'êtes pas l'ennemi du système. Vous n'êtes pas même un défi au système, comme vous semblez le croire. Vous n'êtes qu'un de ses policiers, un employé que l'on paye, un complice. Pardonnez-moi, mais je dois dire la vérité : vous pensez servir la justice, vous n'êtes qu'un laquais de la bourgeoisie. Vous avez un système basé sur l'exploitation et l'injustice, foncièrement cruel et inhumain, fermé aux valeurs humaines, et votre travail consiste à donner à ce système l'apparence de la légitimité et de la morale, en agissant comme si les droits humains et la morale pouvaient réellement exister dans cette société — alors que manifestement c'est impossible.

« Vous savez, Alex », — quoi encore ? — « vous savez pourquoi ça m'est égal de voir les gens porter une montre ou pas, ou d'avoir accepté cinq livres dont mes " riches " parents m'ont fait cadeau ? Vous savez pourquoi ces discussions sont stupides et pourquoi elles m'irritent ? Parce que je sais que, foncièrement, — vous comprenez, foncièrement ! » — oui, je comprends ! Il se trouve, bizarrement, que l'anglais est ma langue maternelle ! — « foncièrement le système auquel je participe (et volontairement, ça aussi, c'est crucial, — volontairement !), que ce système est humain et juste. Tant que la communauté possède les moyens de production, tant que la communauté subvient à tous les besoins, tant qu'aucun homme n'a la possibilité d'accumuler des richesses ou d'exploiter la valeur excédentaire du travail d'un autre, alors le caractère essentiel du kibboutz est respecté. Aucun homme n'est privé de sa dignité. Dans le sens le plus large, l'égalité règne. Et c'est ce qui compte le plus. »

« Naomi, je vous aime. »

Elle étrécit ses grands yeux bruns idéalistes.

« Comment pouvez-vous m'aimer ? Qu'est-ce que vous racontez ? »

« Je veux vous épouser. »

Boum, elle se lève d'un bond. Plaignez le terroriste syrien qui essaiera de l'attaquer par surprise.

« Qu'est-ce qui vous prend ? Vous voulez faire de l'humour ou quoi ? »

« Soyez ma femme, la mère de mes enfants. N'importe quel shtunk avec une baie panoramique a des enfants. Pourquoi pas moi ? Je porte le nom de la famille ! »

« Vous avez bu trop de bière au dîner. Oui, je crois que je devrais m'en aller. »

« Non ! » Et de nouveau j'explique à cette fille que je connais à peine et qui ne me plaît même pas, quel amour profond je ressens pour elle. « L'amour » — oh, cela me fait frissonner ! « aaaamou-our », comme si je pouvais, avec ce mot, provoquer le sentiment.

Et quand elle essaye de sortir, je bloque la porte. Je la supplie de ne pas partir pour aller s'étendre sur une quelconque plage poisseuse d'humidité, alors qu'il y a ce grand lit Hilton si confortable que nous pouvons partager. « Je n'essaye pas de faire de vous une bourgeoise, Naomi. Si le lit est trop luxueux, nous pouvons faire ça par terre. »

« Des rapports sexuels ? » réplique-t-elle. « Avec vous ? »

« Oui ! Avec moi ! Fraîchement émoulu de mon système foncièrement injuste ! Moi, le complice ! Oui ! L'imparfait Portnoy ! »

« Monsieur Portnoy, excusez-moi, mais entre vos plaisanteries stupides, si ce sont même des plaisanteries... »

A ce stade, une petite lutte s'ensuivit tandis que je la pourchassais jusqu'au bord du lit. Je tendis la main vers sa poitrine et, d'une brusque détente du sommet du crâne vers le haut, elle me cogna le dessous de la mâchoire.

« Où avez-vous appris ça, bon Dieu », hurlai-je, « dans l'armée ? »

« Oui. »

Je me laissai tomber dans un fauteuil. « Vous parlez d'un entraînement à faire suivre à une fille ! »

« Savez-vous », demanda-t-elle, sans la moindre trace de charité, « il y a quelque chose qui ne va pas du tout chez vous ».

« J'ai la langue qui saigne, pour commencer... »

« Vous êtes la personne la plus malheureuse que j'aie jamais connue. Vous êtes comme un bébé. »

« Non ! Pas du tout ! » mais elle écarta d'un geste toute explication de ma part et commença à me chapitrer sur les insuffisances qu'elle avait pu constater chez moi au cours de la journée.

« Cette façon que vous avez de dénigrer votre vie ! Pourquoi faites-vous ça ? Ça n'apporte rien à un homme de dénigrer sa vie comme vous le faites. Vous semblez prendre une sorte de plaisir spécial, une certaine fierté, à vous faire vous-même la cible de votre étrange sens de l'humour. Tout ce que vous dites est toujours déformé, d'une façon ou d'une autre, pour paraître " drôle ". Toute la journée la même chose. Plus ou moins, tout est ironique, ou autodestructif... Autodestructif ? »

« Autodestructeur. Autosarcastique. »

« Exactement ! Et vous êtes un homme d'une haute intelligence — ce qui fait que c'est encore plus désagréable. Les services que vous pourriez rendre ! Comme c'est stupide, cette autodestruction ! Comme c'est déplaisant ! »

« Oh, je ne sais pas trop », dis-je. « Après tout, l'autodestruction est une forme classique de l'humour juif. »

« Pas de l'humour juif ! Non ! De l'humour du ghetto ! »

Guère d'affection dans cette remarque, je ne vous le cacherai pas. L'aube venue, on m'avait fait comprendre que je représentais la somme de tout ce qu'il y avait de plus honteux dans « la culture de la Diaspora ». Ces siècles et ces siècles d'errance avaient produit justement des hommes désagréables dans mon genre — terrifiés, sur la défensive, autodestructeurs, émasculés, et corrompus par la vie dans le monde des Gentils. C'étaient les Juifs de la Diaspora exactement comme moi qui étaient allés par millions à la chambre à gaz sans jamais lever la main contre leurs persécuteurs, qui ne savaient même pas défendre leur vie avec leur sang. La Diaspora ! Le mot même la remplissait de fureur.

Lorsqu'elle eut terminé, je déclarai : « Merveilleux ! Et maintenant baisons. »

« Vous êtes vraiment répugnant ! »

« Parfaitement. Tu commences à comprendre, vaillante Sabra ! Va donc cultiver la vertu dans tes montagnes, d'accord ? Va donc jouer les modèles pour l'humanité ! Sainte Juive de mes fesses ! »

« Monsieur Portnoy », dit-elle en soulevant du sol son sac à dos, « vous n'êtes qu'un Juif qui se hait lui-même. »

« Ah, mais Naomi, c'est peut-être la meilleure espèce. »

« Lâche ! »

« Garçon manqué. »

« Schlemiel ! »

Et elle marcha vers la porte. Seulement je lui plongeai dessus par-derrière et d'un placage éclair fis basculer cette superbe rousse robuste et didactique sur le sol avec moi. Je vais lui montrer qui est un schlemiel, moi ! Et un bébé ! Et si j'ai la vérole ? Parfait ! Formidable ! Encore mieux ! Qu'elle la rapporte donc secrètement injectée dans son sang vers les montagnes ! Qu'elle se répande à travers elle parmi tous ces garçons et filles juifs si braves et vertueux ! Une bonne dose de chtouille leur fera le plus grand bien ! Voilà comment ça se passe dans la Diaspora, mes petits apôtres, voilà comment ça se passe en exil ! Tentation et déshonneur ! Corruption et autodérision ! Autodestruction — et autodéfécation aussi ! Gémissements, hystérie, compromission, confusion, maladie ! Oui, Naomi, je suis souillé, oh, je suis impur — et aussi, j'en ai plein le cul, ma chère, de ne jamais être tout à fait assez bien pour le Peuple Élu.

Mais quelle résistance elle m'a opposée, cette grosse connasse de pécore ! Cet ex-G. I. ! Ce substitut maternel ! Écoutez, est-ce possible ? Oh, je vous en prie, ça ne peut pas être aussi simpliste ! Pas moi ! Ou dans un cas comme le mien, est-ce qu'en fait on ne peut pas être assez simpliste ? Parce qu'elle était rousse avec des taches de son, selon mon inconscient à sens unique, cela ferait d'elle ma mère ? Simplement parce qu'elle et la dame de mon passé sont issues de la même pâle lignée de Juifs polonais ? Voilà donc l'apogée du drame œdipien, Docteur ? Continuons la farce, mon ami ! Un peu dur à avaler, je le crains. Œdipus Rex est une célèbre tragédie, corniaud, pas une plaisanterie de plus ! Vous êtes un sadique, vous êtes un charlatan et un rigolo minable ! Je veux dire que c'est peut-être pousser les choses un peu trop loin sous prétexte de s'en payer une tranche, docteur Spielvogel, docteur Freud, docteur Kronkite ! Qu'est-ce que vous diriez d'un modeste hommage, mes salopards, à la Dignité de l'Homme ! Œdipus Rex est la pièce la plus atroce et la plus sérieuse de toute l'histoire de la littérature — ça n'est pas un gag !

Dieu soit loué, en tout cas, pour les haltères d'Heshie. Elles étaient devenues miennes après sa mort. Je les emportais dans la cour et là, au soleil, je les soulevais, les soulevais, les soulevais, à l'époque où j'avais quatorze et quinze ans. « Tu vas te donner une tsura avec ces engins », m'avertissait ma mère de la fenêtre de sa chambre. « Tu vas attraper froid là dehors dans ce maillot de bain. » Je me faisais envoyer des brochures de Charles Atlas et de Joe Bonomo. Je vivais pour m'offrir le spectacle de mon torse se gonflant dans le miroir de ma chambre. En classe, je faisais jouer mes muscles sous mes vêtements. Au coin de la rue, j'en détaillais du regard les renflements noueux sur mes avant-bras. J'admirais mes veines dans l'autobus. Un jour quelqu'un s'attaquerait à moi et à mes deltoïdes et il le regretterait toute sa vie. Mais personne ne s'y attaqua, Dieu merci.

Jusqu'à Naomi ! C'était pour elle, donc, que j'avais tellement ahané et frissonné sous l'œil désapprobateur de ma mère. Je ne veux pas dire par là qu'elle n'avait pas plus de ressources que moi dans les mollets et les cuisses — mais dans les épaules et la poitrine, j'avais le dessus et j'en profitai pour la plaquer au sol au-dessous de moi — puis je glissai ma langue dans son oreille, y goûtant les grains de sable de notre voyage, résidus de toute cette terre sacrée. « Oh, je vais te baiser, ma petite Juive ! » je lui chuchotai méchamment.

« Vous êtes fou ! » et elle essayait de me repousser de toute sa force qui était considérable. « Vous êtes un échappé d'asile ! »

« Non, oh, non ! » lui dis-je, avec un grondement du fond de la gorge, « oh non, tu as besoin d'une leçon, Naomi », et je pesai sur elle, pesai de tout mon poids pour lui inculquer cette leçon : oh toi, vertueuse Juive, les rôles sont renversés, tsatkeleh ! C'est toi qui es sur la défensive maintenant, Naomi — obligée d'expliquer tes pertes vaginales à tout le kibboutz ! Tu trouves qu'ils se mettaient dans tous leurs états à propos des montres ! Attends un peu qu'ils aient vent de cette histoire ! Qu'est-ce que je donnerais pour être là quand tu seras mise au pilori pour avoir contaminé l'orgueil et l'avenir de Sion ! Alors peut-être finiras-tu par éprouver la crainte respectueuse qui nous est due, à nous autres Juifs déchus et névrosés ! Le socialisme existe, mais les spirochètes aussi, ma jolie ! Voilà donc ton introduction, très chère, à l'aspect le plus répugnant des choses. Allez, en bas, en bas, le short kaki patriotique, étale tes côtelettes, sang de mon sang, déverrouille la forteresse de tes cuisses, ouvre tout grand ce trou juif messianique ! Prépare-toi, Naomi, je suis sur le point d'empoisonner tes organes de reproduction ! Je suis sur le point de changer l'avenir de la race !

Mais bien entendu, je ne pouvais pas. Je lui léchai les oreilles, suçai son cou mal lavé, enfonçai mes dents dans ses nattes... et puis, alors même que sa résistance commençait peut-être à faiblir sous mes assauts, je m'écartai d'elle en roulant sur le côté et m'immobilisai, vaincu, contre le mur — sur le dos.

« Inutile », dis-je. « Je ne peux pas bander dans ce patelin. »

Elle se releva, se tint plantée au-dessus de moi. Reprit son souffle. Baissa les yeux sur moi. L'idée me vint qu'elle allait écraser la semelle de sa sandale sur ma poitrine. Ou peut-être me flanquer une dégelée de coups de pied. Je me souvins de moi petit garçon écolier, en train de coller tous ces œillets de renforcement sur mon cahier. Comment en suis-je arrivé là ?

« Im-pui-ssant — en Is-raël, ta ta taaata... » sur l'air de Lullaby in Birdland.

« Encore une plaisanterie ? » demanda-t-elle.

« Et encore une. Et encore une. Pourquoi dénigrer ma vie ? »

Elle eut alors une parole charitable. Elle pouvait se la permettre, de si haut. « Vous devriez rentrer chez vous. »

« Bien sûr, voilà ce qu'il me faut, retourner en exil. »

Et tout là-haut, tout là-haut, elle sourit. Cette monumentale Sabra, si saine ! Les jambes modelées par le travail, le short utilitaire, la blouse sans boutons à la trame éraillée — le sourire bienveillant, victorieux ! Et à ses pieds poussiéreux en sandales, ce... ce quoi ? Ce fils ! Cet enfant ! Ce bébé ! Alexander Portnoy ! Portnez ! Portnoy-oy-oy-oy !

« Regarde-toi donc », dis-je, « tout là-haut. Comme elles sont grandes, grandes, les femmes ! Regarde-toi — comme tu es patriote ! Tu aimes vraiment la victoire, hein, mon chou ? Tu t'y fais sans effort ! Ah là là ! Culpabilité, connais pas, hein ? Extraordinaire, vraiment — quel honneur de t'avoir rencontrée. Écoute, emmène-moi avec toi, Héroïne ! Dans la montagne. Je déblaierai des rochers jusqu'à ce que je m'écroule, s'il faut ça pour être un juste. Parce que pourquoi ne pas être juste, toujours juste, encore juste, d'accord ? Vivre selon les bons principes ? Sans compromission ! Laissez l'autre être le méchant, pas vrai ? Laissez les goyim déchaîner le chaos, que le blâme ne retombe que sur eux ! Si je suis né pour me montrer austère envers moi-même, inclinons-nous ! Une vie exténuante, morale et fructueuse, ruisselante d'autosacrifice, voluptueuse de contrainte ! Ah, ça semble merveilleux ! Ah, je les goûte déjà, ces cailloux ! Qu'est-ce que tu en dis, ramène-moi avec toi — pour plonger dans la pure existence portnoyienne !

« Vous devriez rentrer chez vous. »

« Au contraire ! Je devrais rester ! Oui, rester ! Acheter un de ces shorts kaki, — devenir un homme ! »

« Faites comme vous voulez », dit-elle. « Moi je vous quitte. »

« Non, Héroïne, non ! » m'écriai-je — car cette fille commençait vraiment à me plaire un peu. « Oh, quel gâchis ! »

Cette réflexion lui plut. Elle me considéra d'un air très victorieux, comme si j'avais finalement avoué la vérité sur moi-même. La connasse !

« Je veux dire, de ne pas être fichu de baiser une belle grande fille comme toi ! »

Elle eut un frisson de dégoût. « Pouvez-vous me dire, je vous prie, pourquoi vous croyez-vous obligé d'employer ce mot-là sans arrêt ? »

« Les garçons ne disent pas " baiser " là-haut dans la montagne ? »

« Non », répondit-elle avec condescendance, « pas comme vous le faites. »

« Eh bien », dis-je, « je suppose qu'ils ne sont pas aussi bouillonnants de rage que moi. Et de mépris. » Et je plongeai vers sa jambe. Parce que jamais assez... jamais ! Il faut que je possède !

Mais posséder quoi ?

« Non ! » hurla-t-elle au-dessus de moi.

« Si ! »

« Non ! »

« Alors », implorai-je, tandis que de sa jambe puissante, elle commençait à me traîner vers la porte, « au moins laisse-moi te brouter le minou. Je sais que je peux encore faire ça. »

« Porc ! »

Et elle me décocha un coup de pied. Et ne me rata pas ! De toutes ses forces, avec cette jambe de pionnière, juste en dessous du cœur. Le coup que je cherchais à récolter ? Qui sait ce que je mijotais ? Peut-être ne mijotais-je rien du tout. Peut-être étais-je simplement moi-même. Peut-être ne suis-je rien d'autre en réalité qu'un bouffeur de con, une bouche esclave d'une chatte de femme. Sucer ! Eh bien c'est comme ça ! Peut-être la solution la plus sage pour moi est-elle de vivre à quatre pattes ! De ramper à travers l'existence, me repaissant de chagattes, et de laisser aux créatures verticales le soin de redresser les torts et d'engendrer des familles ! Qui a besoin de monuments érigés en son nom alors que ce festin se promène dans les rues ?

Contente-toi donc de ramper dans l'existence à condition qu'il m'en reste une ! Ma tête se mit à tourner, les sucs les plus amers me refluèrent dans la gorge. Oh, mon cœur ! Et en Israël ! Où d'autres Juifs prospèrent, ici j'expire ! Et tout ce que je voulais, c'était de donner un peu de plaisir et m'en faire un peu à moi-même. Pourquoi, oh pourquoi ne puis-je obtenir le moindre plaisir sans que le châtiment vienne à sa suite comme en remorque ? Porc ? Qui, moi ? Et tout d'un coup, ça recommence, me voilà de nouveau poignardé par le lointain passé, par ce qui fut, ce qui ne sera jamais ! La porte claque, elle est parue — mon salut, ma sœur de race ! — et je reste prostré sur le sol à gémir avec mes souvenirs ! Mon enfance sans fin ! A laquelle je ne peux pas renoncer — ou qui ne veut pas renoncer à moi ! Qui est la clé ! Je me rappelle les radis — ceux que je faisais pousser avec amour dans mon Jardin de la Victoire. Dans ce bout de cour à côté de la porte de notre cave. Mon kibboutz. Des radis, du persil, des carottes — oui, je suis un patriote, moi aussi, seulement en un autre lieu ! (Où je ne me sens pas chez moi non plus !) Mais le papier d'argent que j'ai récolté, qu'est-ce que vous en dites ? Les paquets de journaux que je trimbalais à l'école ! Mon petit album de timbres de la défense, tous soigneusement collés par rangées afin d'écraser l'Axe ! Mes modèles réduits d'avions, — mon Piper Cub, mon Hawker Hurricane, mon Spitfire ! Comment ceci peut-il arriver au bon petit gamin que j'étais, avec mon amour pour la R. A. F. et les Quatre Libertés. Mon espoir pour Yalta et Dumbarton Oaks ! Mes prières pour l’O. N. U. ! Mourir ? Pourquoi ? La Punition ? De quoi ? Impuissant ? Pour quelle raison valable ?

La Vengeance du Singe. Bien sûr.

« alexander portnoy, pour avoir dégradé la personne morale de mary jane reed deux nuits d'affilée a rome, et pour d'autres crimes que leur nombre ne permet pas de citer, crimes fondés sur l'exploitation de son con, vous êtes condamné a un terrible cas d'impuissance. amusez-vous ! » « Mais, Votre Honneur, elle est majeure, après tout, adulte et consentante — » «ne m'emmerdez pas avec vos formules juridiques ! vous saviez reconnaitre le bien du mal. vous saviez que vous dégradiez un autre être humain. et pour ce motif, pour l'action que vous avez commise et la façon dont vous l'avez commise, vous êtes justement condamné a garder une bite molle. trouvez d'autres moyens de nuire à vos semblables. » « Mais, si je peux me permettre, Votre Honneur, elle était peut-être déjà relativement dégradée avant que je la rencontre. Est-il nécessaire de dire plus que " Las Vegas " ? » « oh merveilleuse défense ! absolument merveilleuse ! assurée de vous valoir la clémence du tribunal. voila donc comment nous traitons les déshérités, hein, monsieur le rapporteur ? voila donc comment on offre a quelqu'un l'occasion d'accéder à la dignité humaine selon votre définition ? enfant de salaud ! » «Votre Honneur, je vous prie, si je peux me permettre de m'approcher de l'estrade, — après tout, qu'est-ce que je faisais d'autre qu'essayer de... eh bien quoi... de m'amuser un peu, voilà tout. »« oh, enfant de salaud !»« Mais enfin, pourquoi, bon Dieu, est-ce que je ne pourrais pas m'amuser un peu ? Pourquoi la moindre tentative de ma part dans la recherche du plaisir est-elle aussitôt illicite — pendant que le reste du monde se vautre en riant dans la boue ? Porc ? Elle devrait voir les accusations et les plaintes qui sont enregistrées dans mon bureau en une seule matinée ! ce que les gens peuvent se faire les uns aux autres, poussés par la cupidité et la haine ! Pour le fric ! Pour le pouvoir ! Pour le plaisir de nuire ! Pour rien ! Ce qu'ils font subir à un shvartze pour obtenir une hypothèque sur une maison ! Un homme veut avoir ce que mon père appelait un parapluie pour les jours pluvieux — et vous devriez voir ces porcs lui tomber dessus ! Et j'entends les vrais porcs, les professionnels ! Qui, selon vous, a décidé les banques à se mettre à recruter des Nègres ou des Porto-Ricains pour leur donner des emplois dans cette ville, à envoyer des membres du personnel interviewer les postulants à Harlem ? A faire cette chose si simple ? Ce porc, ma petite dame — Portnoy ! Si vous voulez parler de porc, venez donc à mon bureau et jetez un coup d'œil sur mon courrier n'importe quel matin de la semaine, je vous en montrerai, des porcs ! Les choses que font les autres hommes — et dont ils se tirent comme des fleurs ! Et sans le moindre scrupule ! Infliger une blessure à un être sans défense les fait sourire, nom de Dieu, met un peu de piquant dans leur journée ! Le mensonge, les combines, les pots-de-vin, les vols, — l'escroquerie, Docteur, tout ça sans un battement de paupière. L'indifférence ! L'indifférence morale absolue ! Les crimes qu'ils commettent ne leur flanquent même pas une indigestion ! Mais moi, j'ose m'offrir une partie de jambes en l'air légèrement insolite, pendant que je suis en vacances, — et maintenant je ne peux plus bander ! Je veux dire, Dieu me garde d'arracher de mon matelas l'étiquette « Ne pas enlever sous peine de poursuites judiciaires » — à quoi me condamneraient-ils pour ça, à la chaise électrique ? Ça me donne envie de gueuler, cette culpabilité ridiculement hors de proportion ! Vous permettez ? Est-ce que ça risque de trop les secouer dans la salle d'attente ? Parce que c'est peut-être ça dont j'ai le plus besoin, hurler. Un pur hurlement, sans autres mots entre moi et ce cri ! « C'est la police qui te parle. Tu es cerné, Portnoy. Tu ferais mieux de sortir et de payer ta dette à la société. » « La société, je l'encule, flicard ! » « On te donne jusqu'à trois pour sortir les mains en l'air, charogne, sinon on enfonce la porte et on te seringue à bout portant. Un... ! » « Vas-y, tire donc, fumier de flic, qu'est-ce que j'en ai à foutre ? J'ai arraché l'étiquette de mon matelas. » « Deux. » « Mais au moins, pendant le temps que j'ai vécu, je m'en suis payé ! »

aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhh ! ! ! !

 

 

 

mot de la fin

 

Pon (dit le docteur). Alors, maintenant, nous beut-être bouvoir gommencer, oui ?