Donc : au crépuscule sur le lac gelé d'un parc municipal, en patinant derrière le cache-oreilles rouge pelucheux et les bouclettes blondes qui volettent d'une shikse inconnue, j'apprends le sens du mot convoitise, c'est presque plus qu'en peut supporter un petit garçon juif à sa maman, un gamin en colère de treize ans. Pardonnez-moi ma complaisance, mais ce sont probablement les heures les plus poignantes de ma vie dont je parle — j'apprends la signification du mot convoitise, et j'apprends la signification du mot transes. Et voilà les petites chéries qui remontent en courant l'appontement, font cliqueter leurs patins le long de l'allée creusée entre les thuyas — et du coup moi je rentre aussi (si j'en ai l'audace !). Le soleil est presque entièrement couché et tout est flamboyant (y compris ma prose) tandis que je les suis à distance respectueuse jusqu'à ce qu'elles traversent la rue sur leurs patins et pénètrent avec des crises de fou rire dans la petite boutique de confiserie adossée au parc. Le temps que je trouve assez de culot pour franchir le seuil — tous les regards vont à coup sûr se braquer sur moi ! — elles ont déjà dégrafé leurs cache-oreilles et tiré les fermetures éclair de leurs blousons, et élèvent des tasses de chocolat bouillant entre leurs joues veloutées et brillantes — et ces nez, mystère des mystères ! Chacun disparaît entièrement dans une tasse pleine de chocolat et de marshmallows et ressort à la fin vierge de tout liquide ! Seigneur, comme elles mangent sans la moindre trace de culpabilité entre les repas ! Quelles filles ! Aveuglément, impétueusement, je commande une tasse de chocolat moi-même — et entreprends de me gâcher l'appétit pour le dîner servi avec célérité à cinq heures et demie par ma mère trépidante lorsque mon père rentre à la maison « mort de faim ». Puis je les suis à nouveau jusqu'au lac. Puis je les suis autour du lac. Puis enfin mon extase s'achève — elles rentrent chez elles retrouver leurs pères à la syntaxe sans défaut, leurs mères si réservées et leurs frères si sûrs d'eux qui, tous, vivent avec elles en totale harmonie et félicité, derrière leurs rideaux goyische. Je repars vers Newark, pour retrouver ma vie palpitante au sein de ma famille, qui s'écoule maintenant derrière les stores « vénitiens » d'aluminium pour lesquels ma mère a économisé durant des années sur le budget de la nourriture. Quelle progression sur l'échelle sociale nous avons faite avec ces stores ! D'un seul coup, semble croire ma mère, nous avons été catapultés dans la haute. Une bonne partie de son existence est maintenant consacrée au dépoussiérage et à l'astiquage des lattes de ces stores; durant la journée, elle se tient derrière à les essuyer et, à la tombée de la nuit, elle regarde entre ses lattes impeccables la neige qui s'est mise à tomber dans la lumière du réverbère — et commence à actionner la pompe de la machine à se faire de la bile. Il ne lui faut en général que quelques minutes pour atteindre le degré idoine d'affolement. « Mais enfin où est-il ? », gémit-elle chaque fois que des phares qui ne sont pas les siens passent en balayant la rue. Où, oh, où, où est notre Ulysse ! A l'étage au-dessus, l'oncle Hymie est rentré, de l'autre côté de la rue Landau est rentré, à côté Silverstein est rentré — tout le monde est rentré à cinq heures trois quarts excepté mon père et la radio annonce qu'une tempête de neige est prête à s'abattre sur Newark, venant du pôle Nord. Allons, il n'y a vraiment pas de doute, nous ferions mieux d'appeler Tuckerman et Farber pour organiser les funérailles et commencer à faire venir les invités. Oui, il suffit que les routes commencent à devenir luisantes de verglas pour en déduire que mon père, en retard d'un quart d'heure pour le dîner, s'est écrasé quelque part contre un poteau télégraphique et gît mort, baignant dans son sang. Ma mère entre dans la cuisine, son visage maintenant comme sorti tout droit d'un tableau du Greco. « Mes deux Arméniens affamés », dit-elle d'une voix qui se brise, « mangez, allez, allez-y mes chéris, commencez, ça ne rime à rien d'attendre », et qui ne se sentirait accablé de chagrin ? Pensez simplement aux années à venir — ces deux petits sans père, elle-même sans mari ni ressources, et tout cela parce que, sans la moindre raison, comme ce pauvre homme venait de prendre la route pour rentrer chez lui, il a commencé à neiger.

Entre-temps, je me demande si, avec mon père mort, il faudra que je trouve un travail après l'école et le samedi, et par conséquent si je devrai renoncer à patiner à Irvington Park — renoncer à patiner avec mes shikses avant même que j'aie adressé la parole à une seule d'entre elles. Je crains d'ouvrir la bouche de peur que si je le fais aucun mot ne franchisse mes lèvres — ou alors le mot qu'il ne faudrait pas. « Portnoy, oui, c'est un vieux nom français, une déformation de porte noire qui signifie justement portail ou porte de couleur noire. Apparemment, au Moyen Age en France, la porte du manoir de notre famille était peinte... », etc., et ainsi de suite. Non, non, elles entendront le oy à la fin, et ça flanquera tout par terre. Al Port, alors, Al Parsons, « Bonjour, miss McCoy, vous permettez que je patine à côté de vous ? Mon nom est Al Parsons » — mais Alan n'est-il pas aussi juif et étranger qu'Alexander ? Je sais, il y a Alan Ladd, mais il y a aussi mon ami Alan Rubin, le bloqueur de notre équipe de softball. Et attendez seulement qu'elle apprenne que je suis de Weequahic. Ah, et puis qu'est-ce que ça change après tout, je peux mentir à propos de mon nom, je peux mentir à propos de mon école, mais comment vais-je mentir à propos de cette chierie de tarin ? « Vous avez l'air d'un garçon très gentil, Monsieur Porte-Noire, mais pourquoi est-ce que vous vous couvrez comme ça le milieu de la figure ? » Parce que soudain il a pris son essor, le milieu de ma figure ! Parce qu'il est bien loin, le bouton de mes années d'enfance, cette charmante petite chose que les gens admiraient volontiers dans mon landau ; regardez donc voilà que le milieu de mon visage a commencé à s'étirer vers Dieu ! Porte-Noire et Parsons mon cul, gamin ! Tu as les lettres j-u-i-f étalées en travers de la figure — regardez-moi donc ce blair, mon Dieu — c'est pas un nez, c'est une trompe ! Allez, barre-toi, petit youpin ! Tire-toi de la glace et laisse les filles tranquilles !

Et c'est la vérité. Je baisse la tête sur la table de la cuisine et, sur un bout du papier à lettres à entête du bureau de mon père, dessine le tracé de mon profil avec un crayon. Et c'est épouvantable. Comment cela a-t-il pu m'arriver à moi qui étais si glorieux dans cette voiture d'enfant, maman ! En haut, il a commencé à se diriger vers les deux, pendant que simultanément là où le cartilage s'achève à mi-chemin de la pente, il amorce une chute en courbe vers ma bouche. Encore deux ans et je ne pourrai même plus manger, ce truc se trouvera directement sur le passage des aliments ! Non ! Non ! ça n'est pas possible ! Je vais à la salle de bains, me plante devant la glace et repousse avec deux doigts mes narines vers le haut. De côté, ça n'est pas trop mal, mais de face, là où se trouvait ma lèvre supérieure, il n'y a plus maintenant que gencives et dents. Vous parlez d'un goy. Je ressemble à Bugs Bunny ! Je découpe des morceaux de carton dans ces formes qui garnissent les chemises revenant de la blanchisserie et les colle avec du scotch de part et d'autre de mon nez, restituant ainsi à mon profil la charmante ligne retroussée que j'ai arborée durant toute mon enfance.... mais qui a aujourd'hui disparu ! Il semble en fait que cette extension de mon Mandate exactement de l'époque où j'ai découvert les shikses patinant à Irvington Park — comme si mon propre cartilage avait pris sur lui d'agir en tant que mandataire de mes parents ! Patiner avec des shikses ? Essaye un peu seulement, petit malin. Tu te souviens de Pinocchio ? Eh bien, ce n'est rien comparé à ce qui va t'arriver. Elles vont rire, pouffer, s'esclaffer, se tordre — et pire, t'appeler Goldberg par-dessus le marché, et t'envoyer promener débordant de rancœur et de rage. De qui crois-tu qu'elles passent leur temps à se moquer ? Toi ! Le youpin maigrichon et son naze qui les suit en rond sur la glace tous les après-midi sans exception — et qui ne dit pas un mot ! « Je t'en prie, cesse de tripoter ton nez », dit ma mère, « ça ne m'intéresse pas, Alex, de savoir ce qui pousse à l'intérieur, pas au dîner ». « Il est trop grand. » « Quoi, qu'est-ce qui est trop grand ? », demande mon père. « Mon nez ! », je m'écrie. « Ah je t'en prie, ça te donne du caractère », dit ma mère, « alors laisse-le tranquille ! »

Mais qui veut avoir du caractère ? Moi, c'est Pearl Finn que je veux ! Dans sa parka bleue avec ses cache-oreilles rouges et ses grandes moufles blanches — miss Amérique sur patins ! Avec sa branche de gui et son plum-pudding (qu'est-ce que ça peut bien être ?) et la maison de sa famille avec une rampe et un escalier, et des parents tranquilles, patients et pleins de dignité, et aussi un frère Billy qui sait démonter les moteurs, dit « je vous suis bien reconnaissant » et n'a physiquement peur de rien, et puis, oh cette façon de se blottir près de moi sur le canapé dans son pull-over angora, avec ses jambes ramenées sous sa jupe écossaise, et sa façon de se tourner vers le seuil et de me dire, « Et merci, merci de tout cœur pour cette merveilleuse, merveilleuse soirée », et puis cette créature stupéfiante — à qui personne n'a jamais dit, « shah ! » ou, « J'espère qu'un jour vos enfants vous en feront autant ! », — cette parfaite, parfaite étrangère, qui est aussi lisse, aussi luisante et aussi fraîche que de la crème anglaise m'embrassera — en levant derrière elle un mollet bien galbé — et mon nez et mon nom seront abolis.

Écoutez, je ne demande pas la lune — tout simplement je ne vois pas pourquoi j'obtiendrais moins de la vie qu'un quelconque connard comme Oogie Pringle ou Henry Aldrich. Moi aussi je veux Jane Powell, nom de Dieu ! Et Corliss, et Veronica. Moi aussi je veux être le petit ami de Debbie Reynolds — c'est l'Eddie Fisher en moi qui ressort, voilà tout, la convoitise qui se retrouve chez nous tous, les garçons juifs basanés, pour ces suaves bondes exotiques qu'on appelle shikses...

Seulement, ce que je ne sais pas encore au cours de ces années de fièvre, c'est que pour chaque Eddie rêvant d'une Debbie, il est une Debbie rêvant d'un Eddie — une Marilyn Monroe rêvant de son Arthur Miller — même une Alice Faye rêvant de Phil Harris. Jayne Mansfield elle-même était sur le point d'en épouser un, souvenez-vous, lorsqu'elle mourut subitement dans un accident de voiture ? Qui se doutait, voyez-vous, qui pouvait se douter à l'époque, lorsque nous regardions National Velvet que cette prodigieuse créature aux yeux violets qui possédait entre tous le don goyische suprême, le courage et l'adresse de monter et de galoper sur un cheval (à l'opposé de celui qui en attelait un pour tirer son chariot, comme le chiffonnier qui m'a donné son nom) — qui aurait pu croire que cette cavalière, avec ses culottes de cheval, et sa prononciation parfaite, était attirée par notre race comme nous l'étions par la sienne ? Parce que vous savez ce qu'était Mike Todd — une pâle réplique de mon oncle Hymie à l'étage au-dessus ! Et qui dans son bon sens aurait jamais pensé qu'Elizabeth Taylor avait le feu au derrière pour l'oncle Hymie ? Qui pouvait savoir que le secret permettant de gagner le cœur d'une shikse (et son abricot) n'était pas de se faire passer pour une variété de goy à nez crochu, aussi rasant et vide que son propre frère, mais de se montrer tel qu'était votre oncle, de se montrer tel qu'était votre père, bref d'être soi-même au lieu de tenter cette pathétique et misérable imitation juive de l'un de ces shaygets à la con, Jimmy, ou Johnny ou Tod, qui ont l'air de, qui pensent, qui sentent, qui parlent, comme des pilotes de bombardier !

 

 

Regardez le Singe, ma vieille copine et complice dans le crime. Docteur, rien que de dire son nom, rien que de l'évoquer dans mon esprit, et je me mets à bander séance tenante ! Mais je sais que je ne devrais plus jamais l'appeler ou la revoir. Parce que cette garce est cinglée ! Cette souris qui ne pense qu'à baiser est complètement ravagée ! Une pure source d'ennuis !

Mais — quoi, que pouvais-je être pour elle sinon son sauveur juif ? Le preux chevalier sur son blanc destrier, le type en armure étincelante qui dans les rêves des petites filles arrivait à la rescousse pour les arracher aux châteaux dans lesquels elles s'imaginaient toujours prisonnières, enfin en ce qui concerne une certaine école de shikses (et dont le Singe est un superbe exemple) il se trouve que ce chevalier n'est autre qu'un Juif à nez crochu, une grosse tête déplumée, doué d'une forte conscience sociale, avec des poils noirs sur les couilles, qui ne boit pas, ne joue pas, n'entretient pas en douce des danseuses ; un bonhomme garanti sur mesure pour lui donner des mômes à élever et Kafka à lire — un parfait Messie domestique ! Bien sûr, en guise de tribut à son adolescence rebelle, il dit beaucoup merde et con à la maison, même devant les enfants — mais le fait indiscutable et si réconfortant c'est qu'il est précisément toujours à la maison. Pas de bar, pas de bordel, pas de champ de courses, pas de trictrac des nuits entières au Racquet Club (dont elle a découvert l'existence dans sa période huppée), de chopes de bière jusqu'à l'aube à l'American Legion (dont elle a gardé le souvenir de sa minable et sordide jeunesse). Non non en vérité, ce que nous avons devant nous, messieurs et dames, directement issu d'un démêlé d'une durée record avec sa famille, c'est un garçon juif qui brûle dans toutes ses cellules du désir de se montrer Bon, Responsable et Pétri du Sens du Devoir vis-à-vis d'une famille bien à lui. Ceux-là mêmes qui vous ont apporté « Pour deux cents » de Harry Golden vous révèlent aujourd'hui — le show Alexander Portnoy ! Si vous avez aimé Arthur Miller dans son rôle de sauveur de shikse, vous serez enthousiasmé par Alex ! Voyez-vous, sur tous les points qui présentaient pour le Singe une importance capitale, mes antécédents me plaçaient à l'antipode de ce qu'elle avait dû subir à vingt-cinq kilomètres au sud de Wheeling, dans une petite cité minière appelée Moundsville — pendant qu'en New Jersey je barbotais dans le sentimentalisme (je me prélassais dans la « chaleureuse atmosphère » juive, comme aurait dit le Singe) elle croupissait au fond de la West Virginia, pratiquement morte de froid, ravalée au rang de mobilier pour un père qui, tel qu'elle le décrit, n'était guère plus lui-même que le cousin germain d'un mulet, et une sorte de magma incompréhensible d'aspirations et de besoins pour une mère aussi bien intentionnée qu'on pouvait l'être lorsqu'on appartenait à un milieu de cul-terreux arrachés depuis une génération seulement à la chaîne des Alleghanys, une femme qui ne savait ni lire, ni écrire, ni compter et, pour couronner le tout, n'avait pas une seule molaire dans la mâchoire.

Une histoire du Singe qui m'a fait une forte impression (non que toutes ses histoires d'ailleurs ne s'imposent pas à l'attention du névrosé que je suis, avec leurs thèmes de cruauté, d'ignorance et d'exploitation) : un jour, quand elle avait onze ans et que, contre la volonté de son père, elle avait un samedi filé en cachette pour assister à une leçon de danse donnée par « l'artiste » local (appelé M. Maurice), le vieux était venu la chercher armé d'une ceinture, lui en avait cinglé les chevilles tout le long du trajet du retour, puis il l'avait bouclée dans un placard pour le reste de la journée — et avec les pieds ficelés pour faire bonne mesure. « Que je te reprenne à traîner autour de ce sale pédé, toi, et je me contenterai pas de t'attacher, j'irai plus loin, fais-moi confiance ! »

Quand elle était arrivée à New York pour la première fois, elle avait dix-huit ans et il ne lui restait à elle aussi pratiquement plus une seule dent au fond de la mâchoire. Elles avaient toutes été arrachées (pour une raison qui lui reste encore insondable) par le praticien local de Moundsville, aussi doué dans son souvenir pour l'art dentaire que l'était M. Maurice pour la chorégraphie. Quand nous nous sommes rencontrés tous les deux, il y a environ un an aujourd'hui, le Singe avait déjà franchi les étapes du mariage et du divorce. Elle avait eu pour mari un industriel français de cinquante ans, qui l'avait courtisée et épousée en une semaine à Florence, où elle était mannequin dans une présentation de mode au palais Pitti. A la suite de cette union, la vie érotique du mari avait consisté à se mettre au lit avec sa jeune et ravissante épouse et à se branler sur un numéro d'un magazine appelé Porte-jarretelles qu'il s'était fait expédier par avion de la 42e Rue. Le Singe est capable de prendre une sorte d'horrible accent balourd, petzouille et sournois dont elle aime parfois se servir et auquel elle avait infailliblement recours lorsqu'elle voulait décrire les excès auxquels il était convenu qu'elle devait assister en tant que légitime du nabab en question. Elle pouvait être très drôle lorsqu'elle évoquait les quatorze mois qu'elle avait passés avec lui, encore qu'elle avait dû vivre une expérience plutôt sinistre, sinon terrifiante. Mais il l'avait envoyée à Londres en avion après le mariage où il lui avait offert pour cinq mille dollars de prothèse dentaire, puis, revenue à Paris lui avait passé au cou plusieurs centaines de milliers de dollars supplémentaires en bijoux et, pendant très longtemps, dit le Singe, elle se montra loyale envers lui. Comme elle le déclara (avant que je lui aie interdit de jamais répéter comme qui dirait, mec, au poil, terrible et sensass), « C'était comme qui dirait par morale. »

Ce qui la décida finalement à décamper, ce furent les petites orgies qu'il entreprit de combiner après que les branloches dans Porte-jarretelles (à moins que ce ne fût Talons aiguilles ?) eurent perdu tout leur charme pour l'un et l'autre. Une femme, noire de préférence, engagée à grand prix, devait s'accroupir nue au-dessus d'une table basse en verre et poser sa pêche pendant que le nabab, allongé à plat sur le dos juste au-dessous de la table, s'astiquait la colonne. Et tandis que la merde s'étalait sur le verre à quinze centimètres au-dessus du nez de son bien-aimé, le Singe, notre pauvre Singe, devait rester assise sur le canapé de damas rouge, vêtue de pied en cap et contemplant le spectacle en sirotant du cognac.

Ce fut deux ans après son retour à New York — je suppose qu'elle avait alors à peu près vingt-quatre ou vingt-cinq ans — que le Singe tenta de se tuer un peu en se tripatouillant les poignets avec un rasoir, et tout cela à cause de la façon dont elle avait été traitée au Club ou à l'El Morocco, ou peut-être à l'Interdit, par son coquin du moment, l'un ou l'autre des cent hommes les mieux habillés du monde. Ainsi trouva-t-elle le chemin qui la mena à l'illustre docteur Morris Frankel, baptisé dorénavant dans ses confessions du nom de Harpo. De temps à autre au cours de ces cinq dernières années, le Singe s'est agitée sur le divan d'Harpo, attendant qu'il lui explique ce qu'elle devait faire pour devenir la femme de quelqu'un et la mère de quelqu'un. Pourquoi, crie le Singe à Harpo, pourquoi faut-il qu'elle soit toujours embringuée avec des fumiers aussi dégueulasses au lieu de rencontrer des hommes ? Pourquoi ? Harpo, parlez ! Dites-moi quelque chose ! N'importe quoi ! « Oh je sais qu'il est vivant », disait le Singe, ses traits menus crispés d'angoisse, « je le sais, j'en suis sûre. Enfin, est-ce qu'on a jamais entendu parler d'un mort qui soit aux abonnés absents ? » Ainsi le Singe entre-t-elle en traitement (si c'en est un), à moins qu'elle n'en ressorte, — elle y entre chaque fois qu'un de ces salopards lui a brisé le cœur, en ressort chaque fois que le prochain paladin éventuel fait son apparition.

J'étais une « planche de salut ». Harpo, bien sûr, n'a pas dit oui, mais il n'a pas non plus dit non lorsqu'elle lui a suggéré que c'était là précisément ce que je pouvais être. Il a toussé cependant, et cette toux le Singe l'a prise pour une approbation. Parfois il tousse, parfois il grogne, parfois il rote, une fois de temps en temps il pète. Volontairement ou non, nul ne le sait, bien qu'à mon avis le pet doive être interprété comme une réaction de transfert négatif de sa part. « Ma planche, tu es tellement intelligent ! » Ma « planche », quand elle est ma petite chatte en chaleur — et quand elle se bagarre pour survivre, « Grand salaud de Juif ! Moi je veux me marier et devenir un être humain ! »

Je devais donc être sa planche de salut... Mais n'était-elle pas la mienne ? Quel personnage comparable au Singe entra jamais dans mon existence — ou y entrera de nouveau ? Non que je n'aie pas fait des prières, bien sûr. Non, on prie, on prie, et on prie, on élève vers Dieu ses oraisons les plus passionnées sur l'autel du siège des cabinets, tout au long de l'adolescence, on Lui offre le sacrifice vivant de ses spermatozoïdes au décalitre — et puis un soir, vers minuit, à l'angle de Lexington et de la 52e, lorsqu'on est vraiment arrivé au point de perdre sa foi dans l'existence d'une créature telle qu'on se l'est imaginée pour soi-même alors qu'on a déjà doublé le cap des trente-deux ans, elle est là en tailleur pantalon marron, essayant d'arrêter un taxi — longue et mince, avec une opulente chevelure brune, des traits minuscules qui confèrent à son visage une espèce d'expression arrogante, et un cul absolument fantastique.

Pourquoi pas ? Qu'y a-t-il de perdu ? Qu'y a-t-il de gagné d'ailleurs ? Allez, vas-y, pauvre corniauds ligoté, garrotté, menotte, parle-lui. Elle possède un cul avec les rondeurs et le sillon médian du brugnon le plus parfait du monde ! Parle !

« 'Soir — doucement et avec un soupçon de surprise, comme si je l'avais peut-être déjà rencontrée ailleurs... »

« Qu'est-ce que vous voulez ? »

« Vous offrir un verre. »

« Un vrai tombeur », dit-elle en ricanant.

En ricanant ! Deux secondes — et deux injures ! Au rapporteur adjoint à la commission de la Promotion de l'Homme, pour cette ville tout entière ! « Te brouter le minou, bébé, ça te dit ? » Mon Dieu ! Elle va appeler un flic ! Qui me livrera au maire !

« C'est déjà mieux », répondit-elle.

Et alors un taxi s'est arrêté et nous sommes allés à son appartement où elle a enlevé ses vêtements et m'a dit, « Vas-y. »

Mon incrédulité ! Qu'une chose pareille puisse m'arriver à moi ! Et si j'ai brouté ! C'était soudain comme si ma vie s'introduisait au cœur d'un rêve humide. J'étais là, bouffant enfin le con de la vedette de tous ces films pornographiques que j'avais produits dans ma tête depuis que j'avais pour la première fois posé la main sur mon propre nœud... « Et maintenant, à moi », dit-elle — « un service en mérite un autre », et docteur, cette inconnue s'est alors mise en devoir de me sucer avec une bouche qui devait avoir suivi des cours dans un collège spécialisé pour y apprendre tous les merveilleux trucs qu'elle connaissait. Quelle trou vaille, je me suis dit, elle vous la prend jusqu'à la racine ! Dans quelle bouche suis-je tombé ! Parlons-en de promotion ! Puis simultanément : allez, barre-toi ! Fous le camp ! Qu'est-ce que ça peut bien être que cette fille !

Plus tard, nous avons eu une longue, sérieuse et très excitante conversation sur les perversions. Elle a commencé par me demander si j'avais jamais fait l'amour avec un homme. J'ai dit non. Je lui ai demandé (comme elle attendait, semblait-il, cette question de moi) si elle avait jamais fait l'amour avec une autre femme.

« Non jamais. »

« Ça vous plairait ? »

« Ça vous plairait que je le fasse ? »

« Pourquoi pas, oui. »

« Vous aimeriez regarder ? »

« Je pense, oui. »

« Alors ça pourrait peut-être s'arranger. » « Vraiment ? » « Vraiment. »

« Alors ça risquerait de me plaire. »

« Oh », dit-elle avec une jolie pointe de sarcasme, « ça ne m'étonnerait pas. »

Elle me raconta alors qu'un mois plus tôt seulement alors qu'elle avait attrapé je ne sais quel virus, un couple de sa connaissance était venu chez elle pour lui faire à dîner. Après le repas, ils lui avaient demandé de les regarder s'enfiler. Ce qu'elle avait fait. Elle s'était assise sur le lit avec une température de 38,9. Ils s'étaient déshabillés et avaient commencé à s'activer sur la descente de lit — « et tu sais ce qu'ils voulaient que je fasse pendant qu'ils baisaient ? » « Non. »

« Il y avait des bananes sur le buffet dans la cuisine et ils voulaient que j'en mange une tout en les regardant. »

« Pour les arcanes du symbolisme sans doute. »

« Les quoi ? »

« Pourquoi voulaient-ils que tu manges cette banane ? »

« Mec, j'en sais rien. Je crois qu'ils voulaient être sûrs que j'étais vraiment là. Ils voulaient comme qui dirait m'entendre. M'entendre mâcher. Dis donc, tu te contentes de sucer ou tu baises aussi ? »

La Pearl Finn ! Ma putain de l'Empire Burlesque — sans les nichons mais tellement belle !

« Je baise aussi. »

« Eh bien moi de même. »

« Tu parles d'une coïncidence », dis-je, « qu'on soit tombés l'un sur l'autre. »

Elle se mit à rire pour la première fois et, au lieu d'être du coup enfin mis à mon aise, tout d'un coup je compris — un énorme Nègre allait jaillir du placard de la chambre et me sauter dessus pour me planter son couteau dans le cœur — ou bien alors elle allait complètement perdre les pédales et son rire exploserait en une crise d'hystérie — et Dieu sait quelle catastrophe s'ensuivrait. Eddie Waitkus !

Avais-je affaire à une call-girl ? A une maniaque ? Était-elle en cheville avec un quelconque Porto-Ricain camé qui était sur le point de faire son entrée dans mon existence ? D'y faire son entrée et de la terminer, pour les quarante dollars qui se trouvaient dans mon portefeuille et une montre de chez Korvette ?

« Dis donc », lui dis-je de mon ton entendu, «est-ce que tu fais ça, plus ou moins, tout le temps... ?»

« Qu'est-ce que ça veut dire, cette question ! A quoi ça rime cette réflexion de merde ! Est-ce que toi aussi tu es un sale fumier comme les autres ? Tu ne penses pas que moi aussi j'ai des sentiments ! »

« Je regrette, excuse-moi. »

Mais soudain, où s'étaient étalées l'indignation et la fureur, il n'y avait plus que les larmes. Fallait-il d'autres preuves pour conclure que cette fille était pour le moins déboussolée ? Tout homme dans son bon sens se serait alors à coup sûr levé, habillé, et aurait rapidement pris ses cliques et ses claques. Encore heureux de si bien s'en tirer. Mais, ne le voyez-vous pas — mon bon sens n'est qu'un autre terme pour désigner mes craintes ! mon bon sens est tout simplement cet héritage de terreur que je traîne avec moi issu de mon ridicule passé ! Ce tyran, mon surmoi, on devrait lui mettre la corde au cou, le salopard, il devrait être pendu par ses putains de bottes de para jusqu'à ce que mort s'ensuive ! Dans la rue, qui avait été pris de tremblements, moi ou cette fille ? Moi. Qui avait fait preuve d'audace, de hardiesse, de culot, moi ou cette fille ? Cette fille ! Cette salope de fille !

« Écoute », dit-elle, essuyant ses larmes avec un coin de la taie d'oreiller, « je t'ai menti tout à l'heure, au cas où ça t'intéresserait, au cas où tu voudrais noter ça ou je ne sais quoi. »

« Ah oui, et à propos de quoi ?» ça y est, le voilà, j'ai pensé, mon shvartze qui surgit du placard — les yeux, les dents, le rasoir étincelants. Et voilà le gros titre du journal : un membre de la commission pour la promotion de l'homme trouvé décapité dans l'appartement d'une respectueuse ! »

« Enfin quoi, merde, pourquoi je t'ai menti, à toi ? »

« Je ne sais pas de quoi tu parles, alors je ne peux pas te dire. »

«  Tu comprends, c'est pas eux qui voulaient que je mange cette banane. Mes amis ne voulaient pas du tout que je mange une banane. C'est moi qui le voulais. »

Donc voilà : le Singe.

Quant aux raisons pour lesquelles elle m'avait menti à moi ? Je crois que c'était sa façon de se confirmer à elle-même — à demi consciemment je suppose — que le hasard l'avait fait tomber sur une personne d'un niveau supérieur : en dépit de ce racolage dans la rue, en dépit de ce pompier fait de si bon cœur dans son lit — et de la discussion à propos des perversions qui s'en était suivie... elle n'avait pas voulu que je la considère comme la proie intégrale des excès et de l'aventurisme érotiques... Parce qu'un simple coup d'œil sur moi lui suffisait apparemment pour bondir en imagination dans cette existence qui pourrait peut-être maintenant devenir la sienne... Plus de play-boys narcissistes dans leurs complets de chez Cardin ; plus de cadres publicitaires mariés, aux abois, venus pour la nuit du Connecticut; plus de tantouzes en surplus de l'armée anglaise pour le lunch à Serendipity, plus de soupers fins sombrant dans le gâtisme au Pavillon avec des bambocheurs sur le retour de l'industrie des cosmétiques... Non, enfin la silhouette qui s'était profilée durant toutes ces nombreuses années au cœur de ses rêves (comme je l'appris plus tard) un homme qui serait plein de bonté pour une femme et des enfants... un Juif. Et quel Juif ! Pour commencer, il lui broute le frifri et puis, tout de suite après, se remonte en glissant de côté et se met à parler et à expliquer diverses choses, à émettre des jugements sur ceci et sur cela, à lui conseiller des livres à lire et la façon de voter, à lui dire comment la vie doit être vécue et comment elle ne doit pas l'être. « Comment est-ce que tu sais tout ça, demandait-elle d'un ton circonspect. Je veux dire, c'est seulement ton opinion. » « Qu'est-ce que tu veux dire par opinion, ça n'est pas mon opinion, fillette, c'est la vérité. » « Mais enfin je veux dire, est-ce que c'est quelque chose que tout le monde connaît... ou bien simplement toi ? » Un Juif qui se préoccupe du bien-être des pauvres de la ville de New York lui broutait le minou ! Quelqu'un qui était passé sur le petit écran dans une émission de la télé éducative lui déchargeait dans la bouche ! En un éclair, Docteur, elle a dû voir tout ça — est-ce possible ? Les femmes sont-elles à ce point calculatrices ? Suis-je véritablement un naïf en matière de craquette ? Elle aurait tout pigé, tout projeté, comme ça, d'emblée, dans Lexington Avenue ?... Le sympathique feu de bois brûlant dans le living-room aux murs tapissés de livres de notre maison de campagne, la nourrice irlandaise donnant leur bain aux enfants avant que la mère les mette au lit, et l'ex-mannequin, liane flexible, à la pointe de la mode, et détraquée sexuelle, fille des mines et des usines de West Virginia, prétendue victime d'une bonne douzaine de parfaits salauds, vue ici dans son pyjama de chez Saint-Laurent avec ses bottes d'agneau rasé, tranquillement plongée dans un roman de Samuel Beckett... Vue là sur un tapis de fourrure avec son mari dont Les Gens Parlent Tant, Le Très Saint Membre de la Commission pour la Ville de New York... vu ici avec sa pipe et sa chevelure d'hébreu crépue et clairsemée, dans toute sa ferveur et son charme juif messianique...

 

 

Ce qui se passa finalement à Irvington Park : tard dans l'après-midi d'un samedi, je m'étais retrouvé virtuellement seul sur le lac gelé avec une mignonne shikseleh de quatorze ans que j'avais regardée s'entraîner à faire des huit depuis le déjeuner, une fille qui me semblait posséder tous les charmes bourgeois de Margaret O'Brien — cette vivacité et cette grâce inscrites autour des yeux brillants et du nez constellé de taches de rousseur — plus la simplicité et la modestie, la disponibilité prolétarienne, avec la plate chevelure blonde de Peggy Ann Garner. Voyez-vous, ces femmes en qui tout le monde ne reconnaît que des vedettes de cinéma n'étaient pour moi que des variétés diverses de shikses. Souvent je sortais d'un film, essayant de m'imaginer dans quel collège de Newark Jane Crain (et son décolleté) ou Kathryn Grayson (et son décolleté) feraient leurs études si elles avaient mon âge. Et où trouverais-je une shikse comme Gene Tierney dont je pensais qu'elle aurait même pu être juive si elle n'avait pas été en fait à moitié chinoise. Entre-temps, Peggy Ann O'Brien a terminé son dernier huit et met paresseusement le cap sur le ponton, et je n'ai rien fait pour l'aborder, ni elle ni aucune des autres, rien fait tout au long de l'hiver, et maintenant le mois de mars est presque là — le drapeau rouge du patinage sera amené sur le parc et une fois de plus nous entrerons dans la saison de la polio. Peut-être ne survivrai-je même pas jusqu'au prochain hiver, alors qu'est-ce que j'attends ? « Maintenant ! Ou jamais ! » Ainsi, à sa suite, — quand elle a disparu à distance rassurante,  je m'élance frénétiquement sur mes patins. « Excusez-moi, dirai-je, mais est-ce que vous me permettez de vous ramener chez vous ? » De vous ramener ou que je vous ramène — lequel est le plus correct ? Parce qu'il faut que je parle sans faire la moindre faute. Sans glisser un mot juif dans mes phrases. « Vous aimeriez peut-être prendre un chocolat ? Puis-je vous demander votre numéro de téléphone et venir vous voir un soir ? Mon nom ? Je m'appelle Alton Peterson » — un nom que je m'étais choisi dans l'annuaire téléphonique du comté d'Essex au quartier de Montclair — complètement goy, j'en étais certain, et qui sonne un peu comme Hans Christian Andersen. Quel coup d'audace ! En secret, je me suis entraîné à écrire « Alton Peterson » tout au long de l'hiver, m'exerçant sur des feuilles de papier que j'arrache ensuite de mon cahier après l'école et brûle, pour n'avoir aucune explication à fournir à personne là-dessus chez moi. Je suis Alton Peterson, je suis Alton Peterson — Alton Christian Peterson ? Ou bien est-ce aller un peu trop loin ? Alton C. Peterson ? Et me voilà si préoccupé de ne pas oublier le personnage que je voudrais être en cet instant, si anxieux d'arriver au ponton pendant qu'elle est encore en train de se débarrasser de ses patins — et me demandant également ce que je répondrai si elle m'interroge au sujet du milieu de ma figure pour savoir ce qui lui est arrivé (une vieille blessure de hockey ? une chute de cheval pendant que je jouais au polo après la messe un dimanche matin — trop de saucisses au petit déjeuner ha ha ha !) j'atteins le bord du lac avec la pointe d'un patin une seconde plus tôt que je ne l'avais prévu — et je vais m'aplatir en avant sur le sol gelé en me faisant sauter une dent de devant et en me fracassant la saillie osseuse qui se trouve au sommet de mon tibia.

Ma jambe droite est dans le plâtre de la cheville à la hanche pour six semaines. J'ai ce que le docteur appelle une fracture de Dupuytren. Une fois le plâtre enlevé, je traîne la jambe derrière moi comme un blessé de guerre — pendant que mon père crie, « Plie-la ! tu veux rester comme ça toute ta vie ? Mais plie-la donc ! Marche normalement, voyons ! Cesse de chouchouter comme ça cette fracture du pétrin, Alex, ou tu vas te retrouver infirme pour le reste de tes jours ! »

Pour avoir patiné derrière des shikses, sous un pseudonyme, je me retrouverai infirme pour le reste de mes jours.

Avec une existence comme la mienne, Docteur, qui a besoin de rêver ?

 

 

 

Bubbles Girardi, une fille de dix-huit ans qui avait été mise à la porte du collège d'Hillside et qui avait été ensuite retrouvée flottant dans la piscine de l'Olympic Park par mon salace camarade de classe Smolka, le fils du tailleur...

Quant à moi, jamais je ne m'approcherais de cette piscine, même si on me payait — c'est un bouillon de culture pour la polio et la méningite cérébro-spinale, sans parler des maladies de la peau, du cuir chevelu et du trou de balle — le bruit court même qu'un gosse de Weequahic qui s'était aventuré un jour dans le bain de pieds entre le vestiaire et la piscine était véritablement sorti à l'autre bout sans ongles à ses orteils. Pourtant, c'est là qu'on trouve les filles qui baisent. Vous ne vous en doutiez pas ? C'est là qu'on trouve les espèces de shikses qui feraient n'importe quoi ! Si seulement un type est prêt à risquer la polio dans la piscine, la gangrène dans le bain de pieds, la ptomaïne avec les hot dogs et l'éléphantiasis avec le savon et les serviettes, il a une chance de pouvoir tirer son coup.

Nous sommes assis dans la cuisine où, à notre arrivée, Bubbles s'activait en combinaison penchée sur la planche à repasser ! Mandel et moi feuilletons des vieux numéros du magazine Ring pendant que dans le salon Smolka s'efforce de persuader Bubbles de se taper ses deux amis à titre de service personnel. Du frère de Bubbles qui, à une période antérieure de son existence, a été parachutiste, il n'y a pas à s'en inquiéter, nous assure Smolka, parce qu'il est à Hoboken où il joue dans un film en tournage le rôle d'un boxeur sous le nom de Johnny « Geronimo » Girardi. Le père de Bubbles conduit un taxi durant la journée et une voiture pour la pègre la nuit — il fait le chauffeur pour une bande de gangsters et ne rentre à la maison qu'aux premières heures de la matinée ; quant à la mère il n'y a pas à s'inquiéter d'elle puisqu'elle est morte. Parfait, Smolka, parfait, je ne pourrais pas me sentir plus tranquille. Vraiment je n'ai maintenant à me faire de bile pour rien sinon pour le préservatif que je trimbale depuis si longtemps dans mon portefeuille qu'à l'intérieur de son enveloppe de papier d'argent, il est probablement aujourd'hui à moitié rongé de moisissure. Une seule giclée et tout le truc risque de se propulser en lambeaux au fond de la chatte de Bubbles Girardi — et alors, qu'est-ce que je fais dans ce cas-là, moi ?

Pour m'assurer que ces capotes résistent vraiment à la pression, je suis descendu dans ma cave tous les jours de la semaine pour les y remplir d'eau quart de litre sur quart de litre — si hors de prix qu'elles soient, je m'en suis servi pour me branler dedans, histoire de voir si elles tiendront le coup dans des conditions de baisage normal ou simulé. Jusque-là, tout va bien. Mais le problème, c'est celle, sacrée, qui a maintenant laissé l'empreinte indélébile de sa forme sur mon portefeuille, le spécimen très spécial que j'ai mis de côté pour passer à la casserole, avec le bout lubrifié. Comment puis-je espérer qu'elle n'ait pas subi de dommages quand je me suis assis dessus à l'école — en l'écrasant dans ce portefeuille — pendant près de six mois ? Et qui dit que Geronimo va passer toute la nuit à Hoboken ? Et si la personne que les gangsters sont censés supprimer est déjà tombée morte de peur au moment de leur arrivée, et que M. Girardi soit renvoyé chez lui plus tôt pour savourer une bonne nuit de repos ? Et si la fille a la vérole ! Mais alors, Smolka doit l'avoir aussi ! — Smolka qui passe son temps à s'envoyer des lampées de soda au goulot des bouteilles de tout un chacun, et qui fait mine de vous empoigner le zob à pleine main ! Il ne manquerait plus que ça avec ma mère ! Je n'en entendrais jamais la fin ! « Alex, qu'est-ce que tu caches là sous ton pied ? » « Rien. » « Alex, Alex, écoute, j'ai très bien entendu un petit craquement. Qu'est-ce qui est tombé de ton pantalon et sur quoi tu as posé le pied ? Tombé de ton meilleur pantalon ! » « Rien ! Mon soulier ! Laisse-moi tranquille ! » « Jeune homme, qu'est-ce que — oh mon Dieu, Jack ! Viens vite ! Regarde ! — Regarde par terre près de soa pied ! » Avec ses pantalons en accordéon autour des genoux et le Newark News plié à la page des annonces nécrologiques et froissé dans son poing, il sort en trombe de la salle de bains pour se précipiter dans la cuisine — « Quoi encore ?» Elle pousse un hurlement (c'est sa réponse) et pointe l'index sous ma chaise. « Qu'est-ce que c'est que ça, mon bonhomme — une bonne farce de collège ou quoi ? » exige de savoir mon père, furieux — « Qu'est-ce que ce truc de plastique noir fabrique par terre dans la cuisine ? » « Il n'est pas en plastique », je réponds et j'éclate en sanglots, « C'est le mien. J'ai attrapé la vérole avec une Italienne de dix-huit ans à Hillside et maintenant, maintenant, je n'ai plus de ppppppénis ! » « Son petit machin », hurle ma mère, « que je chatouillais pour lui faire faire pipi » — « n'y touche pas, que personne ne bouge », crie mon père, car ma mère semble sur le point de se jeter en avant sur le sol, comme une femme dans la tombe de son mari — « Appelle — la Société de Secours — » « Comme pour un chien enragé ? », dit-elle en larmes. « Sophie, qu'est-ce que tu veux faire d'autre ? Le mettre de côté quelque part dans un tiroir ? Pour le montrer à ses enfants ? Il n'aura pas d'enfants ! » Elle se met alors à bramer de façon pathétique, comme un animal blessé pendant que mon père... mais la scène s'estompe rapidement car en quelques secondes je suis aveugle, et dans l'heure qui suit, ma cervelle a bientôt pris la consistance du porridge.

Punaisée au-dessus de l'évier des Girardi se trouve une image du Christ qui monte en flottant vers les deux en chemise de nuit rose. Ce que les êtres humains peuvent être répugnants ! Les Juifs que je méprise pour leur étroitesse d'esprit, pour leur bonne conscience, pour le sentiment d'une incroyable bizarrerie que ces hommes des cavernes que sont mes parents et ma famille ont acquis Dieu sait comment de leur supériorité — mais dans le genre clinquant minable, en fait de croyance dont un gorille même aurait honte, alors pas question de faire la pige aux goyim. A quelle espèce de pauvres conards demeurés appartiennent ces gens qui adorent quelqu'un qui, primo, n'a jamais existé et, secundo, si c'était le cas, avec l'allure qu'il a sur cette image, était sans aucun doute la grande Pédale de Palestine. Avec des cheveux coupés à la page, avec un teint de Palmolive — et affublé d'une robe, je me rends compte aujourd'hui, qui doit venir tout droit de chez Fredericks d'Hollywood ! En voilà assez de Dieu et de toute cette pourriture ! A bas la religion et cette humanité rampante ! Vive le socialisme et la dignité de l'homme ! En fait, si je dois rendre visite aux Girardi, ce n'est pas tellement pour coucher avec leur fille — plût au ciel ! — mais pour prêcher la cause d'Henry Wallace et de Glen Taylor. Naturellement ! Car qui sont les Girardi sinon le peuple au nom duquel, pour les droits, les libertés et la dignité duquel, moi et mon futur beau-frère nous nous échinons à discuter tous les dimanches après-midi avec nos aînés d'une indécrottable ignorance (qui votent Démocrate et pensent Néanderthal) mon père et mon oncle. Si ça ne nous plaît pas ici, pourquoi est-ce que nous ne retournons pas en Russie où tout est si merveilleux ? « Tu vas faire de ce garçon un communiste », dit mon père à Morty, sur quoi je m'écrie, « Tu n'y comprends rien ! Tous les hommes sont frères ! » Bon Dieu, je pourrais l'étrangler sur place quand je le vois fermé à ce point à la fraternité humaine.

Maintenant qu'il va épouser ma sœur, Morty conduit le camion et travaille à l'entrepôt pour mon oncle, et dans un certain sens, j'en fais autant : depuis trois samedis d'affilé ? maintenant, je me suis levé avant l'aube pour partir avec lui et livrer des caisses de Squeeze chez des dépositaires dans les trous perdus de la cambrousse où le New Jersey fait sa jonction avec les Poconos. J'ai écrit une pièce radiophonique, inspirée par mon maître Norman Corwin, et son texte commémoratif du V. E. Day[13], Sur un Air de Triomphe (et dont Morty m'a offert un exemplaire pour mon anniversaire). Voilà donc l'ennemi mort au fond d'une impasse derrière la Wilhelmstrasse ; incline-toi, G. I., incline-toi, petit gars... Le rythme seul suffit à me donner la chair de poule, comme la cadence du chant de marche de la victorieuse Armée Rouge et le chant que nous apprenions en classe durant la guerre, et que nos professeurs appelaient l'Hymne National Chinois. « Lève-toi, toi qui refuses l'esclavage, avec notre chair même et notre sang », — oh, ce tempo de défi ! Je me souviens de chacune de ces paroles héroïques ! « Et nous édifierons un nouveau mur immense ! » Et puis ma phrase favorite qui commence justement par le mot que je préfère dans ma langue : « L'in-di-gna-tion remplit les cœurs de tous nos compa-triotes ! De-bout ! De-bout ! de-bout !

J'ouvre ma pièce à la première page et me mets à lire à voix haute pour Morty, tandis que nous partons dans le camion à travers Irvington, les Oranges, et roulons vers l'Ouest — l'Illinois ! L'Indiana ! L'Iowa ! Oh mon Amérique des plaines, des montagnes, des vallées, des fleuves et des canyons... C'est avec des incantations patriotiques du même genre que j'ai commencé à sombrer dans le sommeil le soir après avoir éjaculé dans ma chaussette. La pièce radiophonique est appelée Résonne, liberté ! C'est une moralité (je le sais maintenant) dont les deux personnages principaux s'appellent Préjugé et Tolérance, et elle est écrite en ce que j'appelle de la « prose poétique ». Nous nous arrêtons pour manger dans un snack à Dover, New Jersey, juste au moment où Tolérance commence à prendre la dépense des Nègres pour l'odeur qu'ils dégagent. Le son de ma propre rhétorique si humaine, chargée de compassion, de latinité, d'allitérations, enflée à devenir presque méconnaissable par le Thesaurus de Roget (un cadeau d'anniversaire de ma sœur) — plus la venue de l'aube et que j'en sois témoin — plus le serveur tatoué du snack que Morty appelle « chef » — plus le fait de manger pour la première fois de ma vie des pommes frites au petit déjeuner — plus la remontée d'un bond dans la cabine du camion vêtu de mon Levis, de mon blouson et de mes mocassins (qui une fois sur la grand-route ont perdu toute ressemblance avec ce qu'ils étaient dans les couloirs du lycée) — plus le soleil qui commence tout juste à briller sur les collines en labours du New Jersey, mon État ! — Pour moi, c'est une deuxième naissance ! Libéré, je le découvre, d'avilissants secrets ! Me sentant si propre, si fort et si vertueux — si Américain ! Morty repart sur la grand-route et, c'est alors que séance tenante je prononce mon vœu, je jure de consacrer mon existence à redresser les torts, à soulager les opprimés et les sous-privilégiés, à libérer les victimes d'injustes emprisonnements. Avec Morty comme témoin — mon viril grand frère de gauche nouvellement trouvé, preuve vivante qu'il est possible d'aimer à la fois l'humanité et le base-ball (et qui aime ma sœur aînée, que je suis moi-même prêt à aimer aussi pour l'issue de secours qu'elle nous a fournie à tous deux) qui constitue mon lien par l'intermédiaire de l'A. V. C. avec Bill Mauldin, qui est autant mon héros que Corwin ou Howard Fast — à Morty, avec des larmes d'amour (pour lui, pour moi) dans les yeux, je fais le serment d'utiliser « le pouvoir de la plume » pour délivrer de l'injustice et de l'exploitation, de l'humiliation, de la pauvreté et de l'ignorance tous ceux que je considère en cet instant (en me donnant la chair de poule) comme le Peuple.

Je suis glacé de peur. De cette fille et de sa vérole ! Du père et de ses amis ! Du frère et de ses poings ! (et cela en dépit des efforts de Smolka pour me convaincre d'un état de choses pour moi totalement incroyable, même de la part de goyim : c'est-à-dire que tous deux, père et frère, soient au courant et se fichent l'un et l'autre que Bubbles soit une « poutain ». Peur aussi que sous la fenêtre de la cuisine par laquelle je projette de sauter au cas où j'entendrais le moindre écho de pas dans l'escalier se trouve une grille de fer sur laquelle j'irais m'empaler. Bien entendu, cette grille à laquelle je pense entoure l'orphelinat catholique de Lyons Avenue, mais je suis déjà maintenant entre l'hallucination et le coma, et quelque peu hébété, comme si j'étais resté trop longtemps sans manger. Je vois dans le Newark News la photo de la grille et la flaque sombre de mon sang sur le trottoir avec la légende dont ma famille ne se relèvera jamais : le fils d'un assureur fait le saut de la mort

Pendant que je suis là, assis à geler dans mon igloo, Mandel marine dans sa transpiration — et cela sent fort. L'odeur des Noirs m'emplit de compassion, de « prose poétique » — Mandel, lui, m'inspire moins d'indulgence, « Il me soulève le cœur » (comme dit de lui ma mère) ce qui ne sous-entend nullement qu'il soit pour moi un personnage moins fascinant que Smolka. Seize ans et juif tout comme moi, mais c'est là que s'arrête toute ressemblance : il est coiffé en cul-de-canard sur la nuque, arbore des rouflaquettes jusqu'aux maxillaires, des complets de sport à revers roulés à un bouton, des souliers noirs pointus, et des cols à la Billy Eckstine plus grands que ceux de Billy Eckstine lui-même. Mais juif. Incroyable ! Un professeur moralisant nous a laissé entendre qu'Arnold Mandel possédait le Q.I. d'un génie tout en préférant faire des virées dans des voitures volées, fumer des cigarettes et se rendre malade à se gorger de bière. Est-ce croyable ? Un garçon juif ? Il participe en plus de ça aux concours de crache-ou-je-t'étrangle qui se tiennent après l'école dans le salon de Smolka aux rideaux baissés, pendant que les deux Smolka plus âgés s'échinent comme des esclaves dans la boutique de tailleur. J'ai eu des échos de la chose, mais tout de même (en dépit de mon propre onanisme, de mon exhibitionnisme, de mon voyeurisme — sans parler du fétichisme) je ne peux pas et je ne veux pas le croire : quatre ou cinq types assis en rond par terre et, sur un signal de Smolka, chacun commence à s'astiquer — et le premier à lâcher son sirop gagne le pot, un dollar par tête. Quels cochons !

La seule explication que je trouve à la conduite de Mandel, c'est que son père est mort quand Mandel n'avait que dix ans. Et c'est là bien entendu ce qui m'hypnotise le plus : un garçon sans père.

Comment puis-je expliquer Smolka et son audace ? Il a une mère qui travaille. La mienne, qu'on s'en souvienne, patrouille les six pièces de notre appartement comme un groupe de guérilleros se déplace dans son propre territoire — il n'est pas un de mes placards ou de mes tiroirs dont elle n'ait photographié dans sa tête le contenu. La mère de Smolka de son côté passe toute la journée assise près d'une petite lampe sur une petite chaise dans un coin de la boutique de son père, à coudre et à découdre, et quand elle rentre à la maison le soir, elle n'a pas la force de sortir son compteur Geiger et de partir en chasse pour dénicher l'horrifiante collection de revues porno de son enfant. Les Smolka, il faut le comprendre, ne sont pas aussi riches que nous — et c'est là que réside l'ultime différence. Une mère qui travaille et n'a pas de stores vénitiens... Oui, ceci suffit à tout expliquer pour moi — pourquoi il va nager à la piscine d'Olympic Park aussi bien que pourquoi il a la marne d'empoigner les autres par la bite. Il vit de gaufrettes fourrées et comme bon lui semble. Moi j'ai droit à un repas chaud et à toutes les inhibitions qui en découlent. Mais ne vous y trompez pas (comme si c'était possible) : durant une tempête de neige en hiver, qu'y a-t-il de plus délicieux, pendant qu'on se débarrasse de la boue glacée sur le perron à l'heure du déjeuner, que d'entendre « tante Jenny » sur le poste de radio de la cuisine et de sentir la soupe au velouté de tomates qui chauffe sur le fourneau ? Quoi de mieux que des pyjamas tout propres et bien repassés en toute saison de l'année, et une chambre embaumée de l'odeur des meubles cirés ? Que dirais-je si je voyais mon linge de corps tout grisâtre et fourré en vrac dans mon tiroir comme l'est toujours celui de Smolka ? Je n'aimerais pas ça. Que dirais-je si mes chaussettes laissaient passer mes orteils, si personne ne m'apportait de citronnade chaude et de miel quand j'ai mal à la gorge ?

Réciproquement, que dirais-je, si Bubbles Girardi venait chez moi dans l'après-midi pour me faire une pipe comme elle le fait à Smolka sur son propre lit ?

 

 

De quelque ironique intérêt. Le printemps dernier, sur qui est-ce que je tombe dans Worth Street, sinon ce vieux champion de crache-ou-je-t'étrangle en personne, M. Mandel, portant à la main une mallette remplie d'échantillons de bandages, d'attelles et de sangles ? Et vous savez quoi ? De le voir respirant, encore en vie, j'en suis resté pantois. Je n'arrivais pas à m'y faire — je n'y suis pas encore arrivé. Et marié avec ça, domestiqué, avec une femme et deux enfants en bas âge — et une maison de style « ranch » à Maplewood, New Jersey. Mandel vit, possède un tuyau d'arrosage, me dit-il, et un barbecue, et des briquettes de charbon de bois ! Mandel, qui, par admiration pour Pupi Campo et Tito Valdez, s'était rendu à la mairie le lendemain de son départ du lycée et avait officiellement fait changer son prénom d'Arnold en Ba-ba-lu. Mandel, qui engloutissait des cartons de six canettes de bière ! Miraculeux ! Inconcevable ! Comment diable a-t-il pu échapper au châtiment ? Il était là, d'une année sur l'autre, croupissant dans sa fainéantise et son ignorance, au coin de Chancellor et de Leslie, perché comme un quelconque Mexicain sur ses drums de bongo, son cul-de-canard à l'air pointé vers le ciel — et rien ni personne ne l'a terrassé ! Et maintenant, il a trente-trois ans, comme moi, et il travaille comme représentant pour le père de sa femme qui possède un établissement d'appareillage chirurgical dans Market Street à Newark. Et moi, me demande-t-il, qu'est-ce que je fais dans la vie ? Vraiment, il ne sait pas ? Il n'est pas sur la liste des correspondants de mes parents ? Chacun ne sait-il pas que je suis aujourd'hui l'homme le plus moral de tout New York, pétri de purs motifs et d'idéaux humanitaires et charitables ? Ne sait-il pas que mon activité essentielle dans la vie, c'est la bonté ? « Je suis dans l'administration », je réponds, tendant la main vers les Thirty Worth. M. Modestie en personne.

« Tu vois encore les copains ? » demande Ba-ba-lu, « t'es marié ? »

« Non, non. »

Sous les bajoues récentes, furtivement, le traîne-patin latino-américain d'autrefois ressuscite. «Alors dis donc, comment tu te débrouilles pour la chagatte ? »

« Je m'envoie des filles, Arn, puis je me tape la colonne. »

Erreur, me dis-je instantanément, grave erreur ! Et s'il va raconter des histoires au Daily News ? l'adjoint a la commission de la promotion de l'homme se bague le nœud, il mène une vie de débauche, révélations d'un vieux camarade de classe.

Les gros titres, toujours les gros titres qui révèlent mes répugnants secrets à un monde scandalisé et désapprobateur.

« Eh dis donc », reprend Ba-ba-lu, « tu te souviens de Rita Girardi ? Bubbles ? Celle qui nous suçait tous ? »

« ... Et alors ? » Baisse la voix, Ba-ba-lu ! « Et alors ? »

« Tu n'as pas lu dans les News ? »

« Quelles News ? »

« Les Newark News. »

« Je ne lis plus les canards de Newark. Qu'est-ce qui lui est arrivé ? »

« Elle a été assassinée. Dans un bar de Hawthorne Avenue, juste à côté de l'Annex. Elle était avec un négro et puis là-dessus un autre négro s'est amené et leur a collé à chacun un pruneau dans le crâne. Tu te rends compte, faire la pute pour des négros ? »

« Eh ben », dis-je, et je suis sincère. Puis tout à coup — » écoute, à propos, Ba-ba-lu, qu'est-ce qui est arrivé à Smolka ? »

« J'en sais rien », répond Ba-ba-lu. « Il est pas professeur ? Je crois que j'ai entendu dire qu'il était professeur. »

« Professeur ? Smolka ? »

« Ben oui, je crois qu'il enseigne dans une université. »

« Ah c'est pas possible », dis-je avec mon ricanement supérieur.

« Si si, c'est ce qu'on m'a dit. A Princeton, je crois. » « Princeton ? »

Mais c'est impensable ! Sans velouté de tomates bien chaud pour son déjeuner les jours de grand froid ? Qui dormait dans ces pyjamas putrides ? Qui possédait toutes ces espèces de dés de caoutchouc rouge hérissés de petits piquants en tous sens qui d'après lui faisaient grimper les filles aux murs de Paris ? Smolka, qui nageait dans la piscine de l'Olympic Park, il est vivant lui aussi ? Et professeur à Princeton noch ? Dans quelle branche, les langues classiques ou l'astro-physique ? Ba-ba-lu, tu me rappelles ma mère. Tu veux probablement dire plombier ou électricien. Parce que je me refuse à le croire ! Je veux dire qu'au tréfonds de mes kishkas, dans mes réactions affectives les plus souterraines, mes plus vieilles croyances, bien au-dessous de celui qui en moi sait pertinemment que, bien entendu, Smolka et Mandel continuent à profiter de leur ranch campagnard et des possibilités d'avenir professionnel accessibles aux habitants de cette planète, je ne peux tout bonnement pas croire à la survie et encore moins à la réussite bourgeoise de ces deux vauriens. Enfin voyons, ils devraient être en prison — ou au ruisseau. Ils n'ont jamais fait leur devoir, nom de Dieu ! Smolka copiait toujours sur moi en espagnol, et Mandel ne s'en serait même pas donné le mal tellement il s'en foutait, quant à se laver les mains avant de manger... Vous ne comprenez donc pas, ces deux galopins doivent être morts ! Comme Bubbles ! Voilà au moins un destin qui présente une certaine logique. Voilà un cas où s'enchaînent la cause et l'effet qui confirme mes idées sur les conséquences des actions humaines ! Soyez assez déchue, assez pervertie et un Négro vous fracassera d'une balle votre tête de suceuse de bite. Voilà bien la façon dont est censé se régir le monde !

 

 

Smolka revient dans la cuisine et nous dit qu'elle ne veut rien savoir.

« Mais tu nous avais dit qu'on baiserait », s'écrie Mandel. « Tu nous avais dit qu'elle nous ferait une pipe ! Allongés, astiqués, aspirés, voilà ce que tu as dit ! »

« Et merde après tout », je dis, « si elle veut pas, on n'a pas besoin d'elle. Allez, foutons le camp. »

« Mais ça fait une semaine que je me travaille en y pensant ! Moi je bouge pas d'ici ! Qu'est-ce que c'est que ces conneries ! Elle ne va même pas me faire un rassis ? »

Moi, avec mon refrain : « Ah écoute, si elle veut pas, fichons le camp. »

Mandel : « Merde, tu parles d'une souris qui ne veut même pas faire une pogne à un gars ! Une pogne de rien du tout. On lui demande pas la lune ? Moi, je ne bouge pas d'ici jusqu'à ce qu'elle m'ait sucé ou limé — l'un ou l'autre ! A elle de choisir, saleté de petite pute ! »

Smolka repart donc pour tenir une deuxième conférence et revient à peu près une demi-heure plus tard en annonçant que la fille a changé d'avis : elle fera une branlette à un gars, mais seulement s'il garde ses pantalons, et un point c'est tout. Nous lançons en l'air une pièce de monnaie — et je gagne le droit d'attraper la vérole ! Mandel prétend que la pièce a touché le plafond et il est prêt à m'assassiner — il hurle encore à la tricherie quand j'entre au salon pour cueillir ma récompense.

Elle est assise en combinaison sur le canapé, à l'autre bout de la pièce au sol couvert de lino ; elle a de la moustache et pèse soixante-quinze kilos. Anthony Peruta, c'est mon nom au cas où elle me le demanderait. Mais elle ne me le demande pas. « Alors écoute », dit Bubbles, « mettons-nous bien d'accord — il n'y a que toi à qui je le fais. Toi et rideau. »

« C'est entièrement à toi de décider », dis-je poliment.

« Bon ça va, sors-la de ton pantalon, mais ne le baisse pas, hein, tu m'entends ? Parce que je lui ai dit, je touche aux couilles de personne. »

« Bon, bon, comme tu voudras. »

« Et n'essaie pas de me toucher non plus. »

« Ah écoute si tu veux, je m'en vais. »

« Allez, sors-la, c'est tout. »

« D'accord, comme tu voudras. Tiens, tiens », dis-je, mais prématurément, « il-faut-que-je-l'attrape. » Mais où est ce machin ? Dans la salle de classe il m'arrive de m'appliquer à penser à la mort, aux hôpitaux et à d'horribles accidents d'automobile, dans l'espoir que d'aussi austères pensées inciteront ma « trique » à se résorber avant que la cloche sonne et que je sois obligé de me lever. Il semble que je ne puisse aller au tableau noir à l'école ou essayer de sauter d'un autobus sans qu'elle se cabre en disant, « Salut ! Regarde-moi ! » à tous les gens dans les parages — et voilà que je ne la trouve nulle part.

« Ah ça y est ! » je m'écrie finalement.

« C'est tout ? »

« Ben », je réponds en changeant de couleur, « elle devient plus grosse quand elle devient plus dure... »

« Ah tu sais, moi, j'ai pas toute la nuit. »

Gentiment, « Oh je ne crois pas que ça prendra toute la nuit. »

« Étends-toi ! »

Bubbles, à demi satisfaite, s'assied sur la chaise droite pendant que je m'allonge à côté d'elle sur le canapé. Et soudain elle me l'empoigne et c'est comme si ma pauvre bite avait été prise dans je ne sais quelle machine. Dans la vigueur, c'est le moins qu'on puisse dire, mon épreuve commence. Mais c'est comme si elle essayait de branler une méduse.

« Qu'est-ce que t'as ? » dit-elle finalement. « Tu peux pas bander ? »

« D'habitude si, je peux. »

« Alors te retiens pas comme ça avec moi. »

« Je me retiens pas, je fais ce que je peux, Bubbles. »

« Parce que moi je vais compter jusqu'à cinquante et si tu y es pas arrivé à ce moment-là, ce sera pas ma faute. »

Cinquante ? J'aurai de la chance si elle ne me l'a pas arrachée du ventre au bout de cinquante. Vas-y doucement, j'ai envie de crier. Pas si fort sur les bords, s'il te plaît ! — « Onze, douze, treize » — et je pense en moi-même Dieu merci, ce sera bientôt fini, cramponne-toi, encore quarante secondes à attendre — mais en même temps que le soulagement perce bien entendu la déception et elle est cuisante. Il se trouve que ces moments précis, j'en ai tout simplement rêvé depuis que j'ai treize ans. Enfin, enfin, je n'ai plus une pomme évidée ni une bouteille de lait vide graissée de vaseline, mais une fille en combinaison, avec des nichons et un con — et une moustache, mais qui suis-je pour faire la petite bouche ? Voilà ce que j'ai si longtemps imaginé...

Et voilà comment me vient la solution du problème. Je vais oublier que le poing qui m'arrache la queue appartient à Bubbles — je feindrai de croire que c'est le mien ! Donc le regard rivé sur le plafond plongé dans l'ombre, au lieu de m'imaginer que je suis en train de baiser, comme c'est mon habitude quand je me fais reluire, je m'imagine que je me fais reluire.

Et instantanément l'effet se fait sentir. Par malheur toutefois je touche presque au but quand la journée de travail de Bubbles s'achève net. « Bon, ça y est, dit-elle, cinquante », et elle s'arrête.

« Non », je crie, « encore ! »

« Écoute, j'ai déjà fait deux heures de repassage, tu comprends, avant que vous autres vous rappliquiez. »

« juste encore une fois ! je t'en supplie ! encore deux fois ! je t'en prie ! »

« Non ! »

Sur quoi, incapable (comme toujours !) de supporter la frustration — la privation et la déception — je tends la main, je l'empoigne et FLAC !

Mais alors droit dans l'œil. Une seule saccade éclair de la main du maître, et j'envoie la fumée. Je vous le demande, qui me branle aussi bien que je le fais moi-même ? Seulement, étendu comme je le suis, le jet me part du zob à l'horizontale, vole sur toute la longueur de mon torse, et avec un plaf crémeux, cuisant, m'atterrit droit dans l'œil.

« Saleté de youpin ! », glapit Bubble. « T'as flanqué du foutre sur tout le divan ! Et sur les murs ! Et sur la lampe ! »

« J'en ai reçu dans l'œil ! Et me traite pas de youpin, hein, toi ! »

« Tu es un youpin ! Youpin ! T'en as mis partout, espèce de petit salaud ! Regarde les napperons ! »

Ah mes parents m'avaient bien prévenu — le premier désaccord venu, si petit soit-il, et tout ce qu'une shikse trouve à dire, c'est de vous traiter de sale Juif. Quelle affreuse découverte — mes parents qui ont toujours tort... ils ont raison ! Et mon œil, c'est comme si on y avait versé une goutte de feu — et maintenant je me souviens pourquoi. Sur l'Ile du Diable, nous a raconté Smolka, les gardes s'amusaient avec les prisonniers en leur frottant du sperme dans les yeux, ce qui les rendait aveugles. Je vais devenir aveugle ! Une shikse m'a touché la pine avec sa main nue et maintenant je vais être aveugle pour toujours ! Docteur, ma psyché, c'est presque aussi difficile à comprendre qu'un premier bouquin de classe ! Qui a besoin de rêves, je vous le demande ? Qui a besoin de Freud ? Rose Franzblau du New York Post en sait bien assez long pour torcher l'analyse d'un type dans mon genre !

« Cochon de youtre ! » glapit-elle. « Yid, t'es même pas foutu de décharger sans te bricoler tout seul, sale petite pédale juive ! »

Hé là, ça va comme ça ! Et sa sollicitude ? « Et mon œil ! », et je me rue vers la cuisine où Smolka et Mandel, dans leur extase, se roulent par terre. « Droit dans l'... » rugit Mandel et il se plie en deux sur le plancher en cognant le linoléum de ses deux poings — « droit dans son putain d'... »

« De l'eau, sales cons, je vais être aveugle ! Ça me brûle ! » Et volant par-dessus le corps de Mandel je vais fourrer ma tête sous le robinet. Au-dessus de l'évier, Jésus poursuit son ascension dans sa chemise de nuit rose. Ce con qui ne sert à rien ! Je croyais qu'il devait rendre tous les chrétiens secourables et bons. Je croyais que c'était aux souffrances des autres qu'il leur disait de compatir. Quelle connerie ! Si je deviens aveugle, c'est de sa faute ! Oui, dans un sens il s'impose à moi comme l'ultime cause de toute cette souffrance et de tout ce gâchis. Et, oh mon Dieu, tandis que l'eau froide ruisselle sur ma figure, comment vais-je expliquer ma cécité à mes parents ! Ma mère passe virtuellement la moitié de son existence à m'inspecter le trou de balle pour vérifier la qualité de mes selles — comment puis-je espérer lui cacher que j'ai perdu la vue ? « Tap tap tap, ce n'est que moi, maman — ce gros chien si gentil m'a ramené à la maison avec ma canne. » « Un chien ? Chez moi ? Fais-le tout de suite sortir d'ici avant qu'il cochonne tout ! Jack, il y a un chien dans la maison et je viens de laver le lino de la cuisine ! » « Mais maman, il est ici pour y rester, il faut qu'il reste — c'est un chien dressé. Je suis aveugle. » « Oh mon Dieu ! Jack ! » crie-t-elle, tournée vers la salle de bains, « Jack, Alex est revenu avec un chien — il est devenu aveugle ! » « Lui ? Aveugle ? » répond mon père. « Comment pourrait-il être aveugle, il ne sait même pas ce que ça veut dire d'éteindre une lampe. » « Comment ? hurle ma mère. Comment ? Dis-nous comment une chose pareille... »

Maman, comment ? Qu'est-ce que tu crois ? En fréquentant des filles chrétiennes.

Mandel le jour suivant m'annonce que, pendant la demi-heure qui a suivi mon départ frénétique, Bubbles près du divan sur ses putains de genoux ritals lui a pompé le nœud.

Je manque d'en exploser de fureur : " Quoi ? "

« Parfaitement, sur ses putains de genoux ritals », répète Mandel. « Pourquoi t'es rentré chez toi, conard ? »

« Elle m'a traité de youpin ! » je réponds d'un ton vertueux. « Je me croyais aveugle. Rends-toi compte, elle est antisémite, Ba-ba-lu. »

« Et après, qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? » dit Mandel. En fait, je crois qu'il ignore le sens du mot antisémite. « Tout ce que je sais, c'est qu'on a baisé deux fois. »

« Tu l'as baisée ? Avec une capote ? »

« Eh merde, je me suis rien mis. »

« Mais elle va être enceinte ! » je m'exclame, et avec angoisse comme si c'était moi qu'on allait tenir pour responsable.

« Je m'en fous », réplique Mandel.

Alors pourquoi est-ce que je me fais tant de bile, moi ! Pourquoi est-ce que moi seul je passe des heures dans mon sous-sol à essayer des capotes ? Pourquoi suis-je seul à vivre dans une terreur mortelle de la vérole ? Pourquoi est-ce que je me précipite à la maison avec mon petit œil injecté de sang en imaginant que je vais être aveugle à jamais, quand une demi-heure plus tard Bubbles à genoux sera en train de lui tailler une plume ! A la maison — pour retrouver ma maman ! Pour retrouver ma brioche et mon verre de lait, à ma maison pour retrouver mon beau lit propre ! Oy, la civilisation et ses carences ! Ba-ba-lu, parle-moi, explique-moi, raconte-moi comment c'était quand elle te l'a fait ! Il faut que je sache, et avec des détails — des détails exacts ! Et ses nichons ? Et ses tétasses ? Et ses cuisses ? Qu'est-ce qu'elle fait avec ses cuisses, Ba-ba-lu, est-ce qu'elle te les enroule autour des fesses comme dans les livres cochons, ou est-ce qu'elle te serre de toutes ses forces la pine avec jusqu'à ce que tu aies envie de crier comme dans mes rêves ? Et ses poils qu'elle a là en bas du ventre ? Raconte-moi tout sur les poils de son con et sur l'odeur qu'ils ont, ça m'est égal si je sais déjà tout. Et elle s'est vraiment mise à genoux, tu ne te fous pas de ma gueule ? Elle s'est vraiment agenouillée sur les deux genoux ? Et ses dents, qu'est-ce qu'elle en fait ? Et est-ce qu'elle te la suce, ou bien est-ce qu'elle te l'aspire, ou alors est-ce qu'elle fait les deux ? Oh mon Dieu, Ba-ba-lu, tu lui as déchargé dans la bouche ? Oh mon Dieu ! Et elle a tout avalé d'un coup, ou bien elle a recraché, ou bien elle a râlé — dis-moi ! Qu'est-ce qu'elle a fait avec ton jus ! Tu l'as prévenue que tu allais flaquer ou bien t'as seulement déchargé en la laissant se débrouiller ? Et qui est-ce qui l'a mise dedans — c'est elle qui se l'est mise dedans ou c'est toi qui l'as mise dedans, ou bien est-ce que ça rentre tout seul ? Mais où étaient toutes tes fringues ? — Sur le divan ? Par terre ? Où exactement ? Je veux des détails ! des détails ! Des détails vrais ! Qui lui a enlevé son soutien-gorge ? Qui lui a enlevé sa culotte — sa culotte c'est toi ? Ou c'est elle ? Quand elle était en train de te sucer, Ba-ba-lu, est-ce qu'elle avait quelque chose sur le dos ? Et l'oreiller, sous ses fesses, tu lui as collé un oreiller sous les fesses comme on dit de le faire dans le Guide matrimonial de mes parents ? Qu'est-ce qui s'est passé quand tu es entré dedans ? Elle a joui aussi ? Mandel, explique-moi quelque chose qu'il faut que je sache — elles jouissent vraiment ? Elles jutent ? Ou bien est-ce qu'elles poussent un tas de gémissements, rien de plus — ou quoi ? Comment est-ce qu'elle jouit ! A quoi ça ressemble ! Avant que je devienne cinglé, il faut que je sache à quoi ça ressemble !