Le « boucher d’Innisfail »
Bien que le portrait de Jean-Pierre Bellefleur II, le grand-oncle de Germaine, eût été fait, honneur fort discutable, beaucoup plus souvent que celui de tout autre Bellefleur (y compris son grand-père Raphael, la cible maussade de tant de caricatures de journaux), et reproduit non seulement dans l’État mais dans tout le pays et au Canada, et même (comme le découvrit un cousin Bellefleur avec horreur et chagrin lorsque, dans un hôtel de Mayfair, il ouvrit le Times en prenant son petit déjeuner, et eut l’œil attiré par un vilain titre à propos d’un « massacre » aux États-Unis – surmonté d’un croquis absurdement détaillé, et même assez beau, du « boucher d’Innisfail » âgé de trente-deux ans) en France et en Angleterre, et bien que la tante Veronica, qui aimait Jean-Pierre plus que tous les Bellefleur, conservât quelque temps les moins méchants de ces portraits dans un album recouvert d’agneau blanc, les seules images de lui qu’on accepta finalement de garder au manoir furent le charmant dessin sur le mur de la nursery, et un croquis au fusain, également charmant, et peut-être plus romantique encore, qui représentait Jean-Pierre à vingt-quatre ans, juste avant son embarquement pour l’Europe, et son tour du monde abrégé. (Sa mère devait par la suite blâmer son père très injustement, parce que ce voyage à l’étranger avait été écourté, et que le pauvre jeune homme avait été forcé de rentrer chez lui avant d’avoir achevé son éducation : jamais il ne se serait laissé aller à mener cette vie oisive de joueur de cartes ni à se livrer à d’autres activités du même genre, il n’aurait pas succombé aux flatteries de son ami perfide du Missouri, il ne se serait pas trouvé dans la célèbre auberge d’Innisfail cette nuit fatale, et n’aurait en conséquence pas connu ce destin tragique, si Jérémie avait administré la ferme de façon plus judicieuse, s’il avait été plus lucide dans sa gestion du marché du blé !… Les péchés des pères, tempêtait Elvira dans son chagrin, retombent sur la tête de leurs fils, qui sont foulés aux pieds.)
Le dessin du mur de la nursery, joliment conservé dans un cadre d’écaille, et rarement gratifié d’autre chose que d’un regard distrait de la part des enfants, montrait un garçon au visage agréable, d’un âge indéfini (l’artiste devait avoir un talent inégal, car toutes les bouches des enfants Bellefleur se ressemblaient, féminines, un peu boudeuses, tandis que les nez variaient, et que les yeux – retouchés, parsemés de minuscules points blancs – avaient dans certains cas une expression adulte anormale, ou étaient pleins d’une si grande piété qu’ils menaçaient de s’estomper dans le papier au grain grossier) : il avait peut-être cinq, sept ou huit ans ; en prière, les pommettes saillantes, ses yeux petits mais saisissants levés au ciel, les mains jointes avec ferveur et un imperceptible (ou bien Leah l’imaginait-elle, ayant étudié le dessin si longtemps) sourire affecté. Suspendu depuis des dizaines d’années entre une Matilde à la mâchoire carrée et un Noel assez austère, Jean-Pierre II ressemblait surtout à son neveu Raoul ; le seul de tous les Bellefleur, hommes et femmes, qui pût rivaliser de beauté avec Jean-Pierre était Gideon.
Le second dessin, décroché du mur par un Bellefleur, remis par un autre, enlevé puis raccroché, dans différentes parties du manoir, à différents stades de la malheureuse carrière de l’homme au tribunal – et qui fut finalement suspendu dans le boudoir de Leah quand Germaine était petite – montrait un beau jeune homme un peu fat avec des moustaches recourbées et des accroche-cœurs de chaque côté de son front étroit, les yeux fixés sur l’artiste avec une expression tendre, sincère, et grave. Le « boucher d’Innisfail », en effet !… On ne pouvait manquer d’être ému par la douceur de sa bouche, ou la noblesse de son menton légèrement levé. C’était le jeune homme qu’on accueillait à bras ouverts dans les plus beaux salons et clubs de Manhattan, à l’époque où les Bellefleur possédaient une résidence modeste mais charmante à deux pas de Washington Square ; une héritière de Manhattan (il est vrai que la fortune de son père n’était pas immense) dit à son sujet qu’elle n’avait jamais entendu personne, parmi les jeunes gens de sa connaissance, parler de musique avec une telle sensibilité. Et durant l’unique saison où Veronica Bellefleur emmena son neveu préféré au théâtre, aux courses, et chez ses amis en ville et à Long Island, car il semblait non seulement probable mais inévitable qu’il fît un mariage « brillant », il s’était comporté, selon tous les témoins, avec une modestie, une grâce, un tact exquis, et toujours beaucoup de charme. S’il avait mauvais caractère, s’il lui arrivait de trop boire (et jusqu’à la fin de sa vie d’homme libre, Jean-Pierre parut incapable d’évaluer l’effet de l’alcool sur son cerveau, bien qu’il eût une grande habitude de la boisson), ou de piquer une colère à cause d’un col chiffonné, d’un bouton de manchette égaré ou d’une motte de beurre trop dure, personne, sauf les Bellefleur et leurs domestiques, ne le savait. Le seul trait connu de sa personne qui avait pu paraître un peu étrange, et que soulignèrent ses relations de Manhattan des années plus tard, au moment du procès, était qu’il plaisantait souvent à propos de la « malédiction » liée à son nom. Comme personne ne connaissait le destin du premier Jean-Pierre, et comme Jean-Pierre II n’avait guère intérêt à en parler en détail, il disait seulement, avec une mélancolie mystérieuse, que son arrière-arrière-grand-père était mort à la guerre de 1812, d’une mort noble mais très pénible. Vous n’êtes pas superstitieux, disaient les jeunes femmes, lui effleurant parfois légèrement le bras dans l’émotion de l’instant, quand elles ne savaient pas tout à fait ce qu’elles faisaient, vous ne croyez pas qu’un simple nom peut influencer votre vie ?… Bien sûr que non, répondait Jean-Pierre avec esprit, pas un simple nom : mais moi, si
Il était faux que Jean-Pierre eût commencé sa carrière de joueur de cartes après le voyage en Europe, comme Elvira aimait à le faire croire ; mais ses activités de jeune homme de vingt ans, aux habitudes et aux prétentions aristocratiques, étaient assez anodines et ne se distinguaient pas de celles de la plupart de ses contemporains parmi les propriétaires fonciers florissants de la Vallée. Il devint un vrai joueur de cartes en Europe lorsque, immobilisé dans une auberge suisse pendant une semaine de pluies torrentielles, il acquit certains talents – pas tout à fait des tours – que lui transmit un autre touriste, un Anglais paternel du Warwickshire, le pays natal de grand-mère Violet. (Mais l’ami de Jean-Pierre affirma ne jamais avoir entendu parler des Odlin.) Avant cela Jean-Pierre avait courageusement voyagé de pays en pays, avec un enthousiasme variable, et des rhumes de cerveau ou des bronchites plus ou moins graves, traversant en train ou en voiture la Belgique, la Hollande, la Rhénanie, l’Italie du Nord, Baden-Baden, le sud de la France, Paris, Rome, l’Algarve, Athènes, l’Italie du Sud, le Luxembourg (une jungle vertigineuse dont il ne réussissait pas à retenir les noms, bien qu’il s’efforçât de les noter dans son journal, et d’envoyer des cartes postales à sa famille où il donnait ses impressions – généralement très brèves – sur chaque endroit, ses trésors artistiques, et ses « indigènes »), seul la plupart du temps, et dépendant des gens de l’hôtel et des guides qui parlaient l’anglais, mais il eut la chance de faire la connaissance de quelques personnes, toutes américaines, dont un habitant de San Francisco plus âgé que lui en compagnie duquel il circula presque toute une journée dans les charmants tramways de Bruxelles, avec une sorte de bonheur enfantin, cédant à la nostalgie de leur pays natal. (Jean-Pierre passa plusieurs jours en la compagnie de M. Newman, qui avait fait fortune dans le cuir en Amérique, et qui fut assez poli pour murmurer qu’il avait effectivement entendu parler de la famille Bellefleur par ses associés de New York. Ils avaient des goûts très proches en matière d’art : une sculpture ou un tableau les frappait tout de suite, ou jamais ; ils en avaient assez des madones, et des sujets religieux en général ; la notion de patine les amusait et les désorientait tour à tour. Si quelque chose est simplement vieux, doit-il aussi être beau ? Une belle journée d’octobre, ils passèrent une heure ou plus à admirer, sous différents angles, l’impressionnante tour gothique de l’hôtel de ville, se demandant s’il serait possible de la reproduire aux États-Unis : M. Newman savait exactement où, au bord d’une avenue de Nob Hill1 ; Jean-Pierre était partisan de la construire sur la Cinquième Avenue à Manhattan. Leur intimité un peu forcée prit fin brutalement lorsque Jean-Pierre lui proposa en toute innocence de se rendre dans un somptueux bordel non loin de leur hôtel, et que M. Newman se retira, muet de consternation, visiblement trop choqué pour seulement protester. C’était bizarre, se dit Jean-Pierre, l’homme reconnaissait être âgé de trente-six ans, célibataire, et assez « normal » sous tous rapports !)
Après cela l’Europe parut se détériorer de jour en jour, les suites d’hôtel le décevaient, les guides ne pensaient qu’à le tromper, les « trésors artistiques » se ressemblaient tous (ou, se demandait le pauvre Jean-Pierre, avait-il commis une erreur fatale et fait demi-tour, de telle sorte qu’il traversait maintenant les pays qu’il croyait avoir déjà visités ?). Les trains avaient du retard, ou n’arrivaient jamais. Les ponts étaient impraticables à cause de la pluie. Il y eut une alerte à la typhoïde, puis à la grippe. (Jean-Pierre lui-même fut terrorisé pendant quatorze heures à l’idée d’avoir attrapé une blennorragie, et il en fut si secoué qu’il resta chaste pendant très longtemps.) En attendant la fin d’une pluie incessante qui, affirmèrent tous ceux qui fréquentaient l’auberge où Jean-Pierre se trouvait bloqué, était tout à fait exceptionnelle, il apprit du moins, avec un Anglais aussi désenchanté que lui, du nom de Fairlie, à se montrer extrêmement intelligent au poker, et même au bridge – un talent qui devait lui être très utile dans la prison d’État de Powhatassie.
Son itinéraire fut alors brusquement interrompu lorsque le chèque qu’il attendait n’arriva pas, et qu’un télégramme inattendu de son père avec de lâches excuses lui parvint, et il rentra dans son pays avec un soulagement beaucoup plus grand qu’il ne voulut le laisser paraître (il s’employa à manifester à sa famille une indignation extrême – insinuant qu’il devait dîner dans l’une des « plus anciennes maisons d’Europe » au moment précis où le télégramme fatidique était arrivé) ; et il décida d’apprendre sérieusement à administrer le domaine complexe des Bellefleur… une entreprise si complexe que seul un génie de la finance pouvait s’y essayer (pour Jean-Pierre, l’image de ce génie était son frère Hiram, qui avait été recalé à l’examen d’entrée en faculté de droit – et avait quitté Princeton sans avoir obtenu sa licence)… et à quoi bon savoir quelle voie prendre, se disait-il souvent, lorsque le marché s’effondrait ou montait en flèche selon son caprice, que des hommes sans scrupule le manipulaient, et que la fortune d’un homme dépendait fort peu de son intelligence ou de sa valeur morale ? (Certes, il n’y avait pas d’homme plus ennuyeux, plus admirable par son « sens moral » que son père, et pourtant ces dernières années personne dans la Vallée n’avait échoué aussi ignominieusement que Lamentations de Jérémie avec son « élevage de renards ». Même ces ordures de Varrell pouvaient maintenant se moquer d’eux, disait Elvira.)
Jean-Pierre se rendait irrégulièrement à Port Oriskany et à Vanderpoel, parfois même sans se donner la peine de prétexter des « affaires de famille » ; il allait peu à New York (car la haute maison étroite de Washington Square avait été vendue des années auparavant) ; il commença à faire un grand nombre de voyages à Nautauga Falls, à Fort Hanna, dans d’autres villes assez rudes au bord du fleuve, et à Innisfail – Innisfail, à quelque vingt-cinq kilomètres du manoir des Bellefleur à vol d’oiseau, mais beaucoup plus loin (au moins à quarante-cinq kilomètres) si on suivait le chemin habituel, la route d’Innisfail, l’ancienne Military Road, puis la route des Bellefleur non pavée qui remontait jusqu’au lac, comme l’eût fait n’importe qui, excepté un Indien ou un fou (comme l’affirma stupidement l’avocat de Jean-Pierre). Et quant à se lancer à cheval au cœur de la nuit sur un terrain dangereux et inconnu… quand le cavalier est malhabile, et craint même les chevaux…
La nuit des meurtres multiples à l’auberge d’Innisfail, la plus grande et sans doute la plus minable des tavernes de la région, Jean-Pierre affirma avoir partagé un fiacre avec plusieurs passagers, y compris sa nouvelle connaissance du Missouri, Wolfe Quincy, pour se rendre de Nautauga Falls à Innisfail. Il affirma être rentré – au village des Bellefleur, s’entend – avec un colporteur dont la charrette tirée par une mule était pleine de toutes sortes de marchandises, mais qui se spécialisait dans le barbelé. (Malheureusement, le colporteur ne fut jamais retrouvé. Le conducteur de l’omnibus dit ne pas se souvenir d’avoir vu Jean-Pierre cette fois-là, bien qu’il l’eût déjà remarqué lors d’autres trajets ; les autres passagers ne se souvenaient pas de lui non plus. Mais jamais Jean-Pierre ne voulut démordre de son récit.) Que s’était-il passé exactement à l’auberge d’Innisfail entre minuit et deux heures et demie du matin, il l’ignorait tout simplement. Il l’ignorait tout simplement.
Onze hommes furent assassinés, l’un après l’autre. Plusieurs furent abattus à bout portant, quelques autres furent poignardés et eurent la gorge tranchée sauvagement ; deux hommes qui moururent de blessures par balle eurent aussi la gorge tranchée. Comment cela arriva-t-il – comment un seul meurtrier fut-il capable d’accomplir ce massacre titanesque – personne ne le sut. Plusieurs victimes auraient avoir le temps de se défendre, cependant il sembla qu’elles ne l’avaient pas fait ; même Wolfe Quincy mourut sans opposer de résistance. (L’improbable responsabilité de Jean-Pierre dans ces meurtres fut soulignée par le fait que son ami Quincy faisait partie des victimes. Jean-Pierre aimait énormément Quincy, et il dépendait aussi de lui, car Quincy tenait beaucoup mieux l’alcool que lui, et lorsqu’ils s’engageaient dans des parties ambitieuses qui duraient toute la nuit, Quincy veillait sur lui avec une sollicitude presque maternelle. C’était un homme affable et bedonnant d’une quarantaine d’années originaire du Massachusetts, qui avait vécu au Missouri, un excellent compagnon de boisson et de jeu dont l’unique défaut était sa tendance à se vanter de ses exploits à la guerre : combien d’hommes il avait tués, combien de chevaux il avait volés, à combien de balles il avait survécu (et, à en juger par les cicatrices qu’il montra fièrement à Jean-Pierre dégoûté, il y en avait eu au moins une demi-douzaine). Quincy était le dernier, affirma l’avocat de Jean-Pierre, le dernier être humain sur terre dont Jean-Pierre eût souhaité la mort.
Ce qui, dans la salle d’audience désuète où résonnait un léger écho, ne parut pas tout à fait juste.)

Malgré son innocence, Jean-Pierre fut jugé coupable de meurtre au premier degré et condamné par le juge Phineas Petrie à perpétuité plus quatre-vingt-dix-neuf ans… plus quatre-vingt-dix-neuf ans multipliés par dix. Il n’y avait que des preuves par présomption ; l’unique témoin – la méchante femme du patron de l’auberge – reconnut qu’elle était sur le point de s’évanouir de terreur lorsqu’elle vit, d’une fenêtre d’en haut, un seul cavalier s’enfuir en galopant dans la nuit le long d’un étroit sentier qui conduisait dans les collines. Elle n’avait pas pu voir la forme, ni, bien entendu, identifier l’assassin, mais elle affirma que c’était, « bien sûr », Jean-Pierre Bellefleur qu’elle avait autrefois entendu, ivre mort, menacer de tuer des gens d’une voix forte, et qu’il avait fallu plus d’une fois le jeter dehors à cause de son mauvais caractère. Ce n’étaient que des calomnies, bien sûr. Et Jean-Pierre protesta. Il avait quitté l’auberge d’Innisfail avant minuit et il était rentré chez lui à trois heures du matin. Comme il était épuisé il avait dormi dans une grange à foin… il n’avait pas voulu déranger sa famille… peut-être était-il un peu ivre… les événements de la nuit s’embrouillaient terriblement. Il savait une seule chose : il était innocent du crime abominable dont on l’accusait. « Et le boucher d’Innisfail » – les journaux s’étaient empressés de lancer cette ignoble expression, et le visage mince et inquiet d’oiseau de proie de Jean-Pierre était devenu célèbre dans tout l’État ! – courait toujours, libre de commettre d’autres crimes, tandis que lui, Jean-Pierre, victime de circonstances grotesques, était condamné.
La femme du patron de l’auberge se contenta de répéter son histoire imbécile. Le cavalier était parti en direction du lac Noir, par le chemin des collines ; le cheval sombre avec trois balzanes et, taillées de près, la crinière et la queue ; le caractère belliqueux et tapageur de Jean-Pierre. Il était comme un enfant, dit la femme en s’essuyant les yeux. Un enfant qui prétendait être un adulte, et qui dupait les gens pour qu’ils l’acceptent comme tel… Mais il ressemblait aussi au diable. Quand il buvait, il devenait comme le diable. Il se déchaînait et son ami du Missouri devait l’entraîner sur la véranda, le gifler et même l’asperger d’eau froide ; et ça ne suffisait pas toujours à le remettre sur pied. (Mais lorsque l’avocat de Jean-Pierre, interrogeant la femme, lui demanda avec un drôle de rictus pourquoi elle et son mari permettaient à ce « diable » d’entrer dans leur établissement, elle ne put que bégayer : « Mais… vous voyez… Il y a tant… tant d’hommes… Ils sont tous plus ou moins comme ça… » Une vague de rires parcourut le public entassé dans la salle du tribunal.)
Il fut néanmoins jugé coupable. Par douze jurés qui avaient paru, au début, être des hommes justes, droits et impartiaux. (Bien sûr, personne dans la Vallée ne pouvait être « impartial » à propos d’un Bellefleur.) On raconte que les jurés qui reviennent dans la salle d’audience avec un verdict de culpabilité ne regardent pas l’accusé ; mais au procès de Jean-Pierre les jurés ne se privèrent pas de le regarder. Ils l’observèrent, l’étudièrent, le fixèrent bien en face comme s’ils étaient en présence d’un insecte venimeux mais fascinant.
… Et comment jugez-vous l’accusé ?
… Nous jugeons l’accusé coupable des crimes dont on l’accuse.
Coupable !
Coupable des crimes dont on l’accuse !
Alors qu’il était bien sûr innocent, et ne pouvait que pousser des cris et se débattre contre les hommes du shérif qui le maintenaient. Non ! Vous ne pouvez pas ! Je ne vous laisserai pas ! Je suis innocent ! L’assassin est en liberté ! L’assassin est parmi vous ! Je ne suis pas l’assassin !
Si seulement l’horrible femme du patron de la taverne avait été tuée avec les autres : alors il n’y aurait pas eu de témoins. Mais dans cette agitation infernale elle avait été négligée.
Si seulement…
Pendant un moment il crut avoir mal entendu. Que signifiaient les mots coupable des crimes dont on l’accuse ?…
Peut-être, quand le procureur général l’avait interrogé sur l’ancienne querelle de 1820 – éprouvait-il du ressentiment, avait-il jamais désiré « se venger » – aurait-il dû répondre plus attentivement, en réfléchissant plus, au lieu d’ouvrir à peine ses lèvres crispées pour dire : « Non. »
(Car il y avait, parmi les onze morts, deux Varrell. L’un de cinquante-cinq ans environ, l’autre de l’âge de Jean-Pierre. Il avait prétendu ne pas savoir que c’étaient des Varrell, mais ce n’était guère vraisemblable ; car, comme le souligna la femme du tenancier de l’auberge avec sa langue de vipère, tout le monde se connaissait dans la Vallée. Et les Bellefleur et les Varrell se connaissaient depuis toujours.)
Il ne put que répéter son histoire : il avait quitté la taverne de bonne heure, il était monté dans la charrette du colporteur, il avait dormi dans la grange à foin parce qu’il ne voulait pas déranger sa famille. (Son père Jérémie souffrait d’insomnie, sa mère Elvira souffrait des « nerfs ».) Quand le shérif et ses hommes vinrent l’arrêter à l’aube, le traînant hors de la grange et le rouant de coups jusqu’à ce que le sang de son nez coulât sur sa chemise souillée, déjà ensanglantée, il ne comprit pas ce qu’ils faisaient là ; il ne trouvait aucun sens à leurs paroles. Ils devaient avoir un mandat d’arrêt mais il n’avait pas le souvenir de l’avoir vu.
Ah, s’il était resté le compagnon de M. Newman, s’ils avaient réalisé leur projet de reproduire la tour de l’hôtel de ville aux États-Unis ! Leur association eût paru alors merveilleusement innocente !
Mais par un excès d’enthousiasme puéril il avait irrévocablement offensé cet homme plus âgé, et maintenant sa vie était gâchée. Il n’avait que trente-deux ans et sa vie était gâchée. La région du lac Noir avait été célèbre pour ses lynchages, ses meurtres, ses incendies, ses vols, et son harcèlement continuel des Indiens ; mais il n’y avait jamais rien eu d’aussi sinistre que le « boucher d’Innisfail » avec son beau visage d’adolescent blessé. Il était dans tous les journaux, jusqu’à la côte ouest, le « boucher d’Innisfail » qui avait assassiné onze hommes et affirmait ne se souvenir de rien, affirmait être innocent, absolument innocent : et comme il en était certain ! Naturellement les journaux exhumèrent de vieilles histoires sur la haine entre les Bellefleur et les Varrell bien que Jean-Pierre eût dit clairement en pleine audience, à plusieurs reprises, qu’il ne savait pas que deux hommes de la famille Varrell se trouvaient dans la taverne cette nuit-là… Mais personne ne l’avait cru, et sa jeune vie était gâchée.
Un instant, frappé de stupeur, il ne put croire à la condamnation prononcée par le vieux juge Petrie. La perpétuité plus quatre-vingt-dix-neuf ans plus quatre-vingt-dix-neuf ans plus… Dans la salle d’audience les applaudissements fusèrent. (Car on sentait dans la communauté qu’une mort par pendaison – une mort qui déclencherait, au pire, dix minutes d’agonie – serait beaucoup trop miséricordieuse pour Jean-Pierre.) « Mais je suis innocent, Votre Honneur », chuchota Jean-Pierre. Et alors, quand les hommes du shérif l’entraînèrent, il se mit à crier : « Je vous dis que je suis innocent ! L’assassin court toujours ! L’assassin est parmi vous ! »
Ainsi Jean-Pierre Bellefleur II, le petit-fils du millionnaire Raphael Bellefleur (qui frôla de si peu – si peu que c’en fut dramatique – le pouvoir), fut incarcéré dans l’ignoble pénitencier d’État de Powhatassie, pour y purger une peine d’emprisonnement à vie, plus neuf cent quatre-vingt-dix ans.
Il s’évanouit en voyant ses murs massifs – il s’évanouit et il fallut le gifler pour le faire revenir à lui – gémissant toujours qu’il était innocent, innocent des crimes dont on l’accusait, une terrible erreur avait été commise… Oui, oui, ricanèrent les gardes, c’est ce que vous dites tous.

La prison d’État de Powhatassie abritait, à l’époque de l’incarcération de Jean-Pierre, environ quinze cents hommes, dans un espace conçu à l’origine pour en accueillir neuf cents. Généralement les prisonniers s’évanouissaient ou poussaient des cris en voyant ses grands murs de pierre, qui mesuraient un peu plus de neuf mètres de haut et s’étendaient, semblait-il, sur des kilomètres, surmontés à intervalle régulier par des tourelles à six côtés avec des coupoles gothiques, dans lesquelles des gardes armés de fusils et de carabines passaient leurs journées. La prison, faite sur le modèle des châteaux forts médiévaux français qui avaient, pour quelque raison, exercé une curieuse emprise sur l’architecte engagé par l’État pour faire les plans de l’établissement, était construite sur un promontoire accidenté dominant le sinistre Powhatassie, à l’endroit même où, selon la légende, l’eau était devenue rouge du sang des pionniers de Bay Colony qui s’étaient aventurés trop à l’ouest et avaient été massacrés par les Indiens Mohawk. Construite dans les dernières années du dix-huitième siècle, la prison se dégradait visiblement (les murs s’effritaient partout, laissant apparaître des tiges de fer rouillé), mais elle possédait encore la hideuse noblesse d’une forteresse médiévale ; et son immense salle à manger, avec des colonnes, des voûtes, et de lourds grillages en fer forgé sur ses fenêtres, rappelait plus que jamais au pauvre Jean-Pierre les prétentions de son grand-père. Il y avait une curieuse atmosphère religieuse dans cet horrible endroit.
Il parut savoir à l’avance que ses appels – faits devant la cour suprême de l’État, et parfaitement plaidés – étaient voués à l’échec, car il sombra immédiatement dans un état d’apathie, et manifesta à l’égard de son environnement un détachement typique des Bellefleur, qui, au début, rendit furieux ses camarades de détention, et certains des gardes. Que sa première cellule mesurât un mètre cinquante sur deux mètres quarante, que les « cabinets » fussent un simple trou ouvert, que la nourriture fût immangeable (en vérité, elle avait un air indéfinissable), qu’il reçût des vêtements non lavés de plusieurs tailles trop grands pour sa gracieuse carrure, que son matelas fût crasseux et infesté de punaises, et que l’unique couverture de coton qu’on lui fournit fût imprégnée de saleté et de sang séché – qu’il y eût partout des cafards et des rats de un pied de long – et que la majorité des autres prisonniers fussent visiblement malades, physiquement ou mentalement, restant assis sur leur lit, ou marchant comme des zombis – que depuis l’émeute survenue cinq ou six ans auparavant, qui avait provoqué le meurtre de sept gardes et le « suicide » de douze détenus, les gardes fussent d’une cruauté exceptionnelle : rien de tout cela ne l’émouvait.
Pendant quelque temps l’unique émotion qu’il ressentit fut une honte profonde – la honte d’avoir été la cause d’une nouvelle humiliation pour sa famille – car il faudrait attendre de nombreuses, très nombreuses années avant que les Bellefleur parviennent à retrouver leur dignité. (Comme le dit son frère Noel, pleurant d’exaspération, le fait qu’il fût innocent rendait cette affaire d’autant plus intolérable… Après tout, quand Harlan avait été arrêté, il s’était rendu coupable, et très publiquement, de plusieurs meurtres, et chacune de ses paroles, chacun de ses gestes, avaient dû être aggravés par la noble mélancolie de sa difficile situation. Il avait tué, il avait réclamé vengeance, il avait été, en vérité, forcé de le faire – et puis il était mort. À tous points de vue il avait agi héroïquement. Par contraste l’infortuné Jean-Pierre, qui était innocent, paraissait ignominieux comme un rat musqué pris au piège : son destin était simplement scandaleux.)
À tous ceux qui voulaient bien l’écouter, aux gardes qui le saluaient machinalement d’un coup de coude gratuit dans la poitrine, Jean-Pierre parlait calmement de son innocence. Ses manières étaient courtoises, raisonnables. Il avait depuis longtemps renoncé à crier. Si un pénitencier est un lieu de pénitence, disait-il, et si un innocent est emprisonné par erreur, comment peut-il se repentir ?… Le fondement même du pénitencier n’est-il pas sapé par une telle injustice ?… Les sommes d’argent considérables que Jean-Pierre recevait tous les mois (qu’il augmenta par la suite à l’occasion de parties de poker et de bridge auxquelles les gardes participaient à l’occasion) lui permirent d’acheter des cigarettes, des bonbons, du sucre (l’établissement ne fournissait pas de sucre du tout, et un porridge froid, gluant ou aqueux – et parfois parsemé de bouts de charançons – était servi invariablement tous les matins), et d’autres petites faveurs, et naturellement il donnait des pourboires aux gardes, comme il l’eût fait avec tout domestique ne faisant pas partie de son personnel, aussi les traitements brutaux cessèrent-ils peu à peu ; mais il fallut du temps – en fait, des années – pour que Jean-Pierre obtînt une cellule plus spacieuse, pour lui et son compagnon garde du corps (il y eut une série de ces jeunes gens au cours des décennies, en tout quinze ou vingt : chacun était blessé ou tué par son successeur, un autre jeune prisonnier solide et ambitieux, impatient de servir Jean-Pierre Bellefleur II). Mais Jean-Pierre mit du temps à acquérir cette sorte de pouvoir, spécialement parce que son attitude était si discrète, sa voix si creuse et en apparence indifférente ; et son insistance à affirmer son innocence – qui, comme l’observaient les gardes, était universelle – diminuait sa distinction naturelle. Aussi lorsqu’il répétait ses arguments, avec sa logique comique et distraite : Si un pénitencier est un lieu de pénitence, et si un innocent est emprisonné par erreur… plus d’un garde éclatait d’un rire grossier, et lui décochait un coup d’autant plus cruel dans la poitrine.
(Par la suite, un prisonnier amical mit Jean-Pierre en garde, lui conseillant de ne pas « parler comme un cinglé ». S’il parlait de cette façon si polie et si tranquille, il risquait d’être classé parmi les cinglés. Et s’il était jugé cinglé – par un psychiatre de l’État qui venait à la prison un jeudi après-midi sur deux, émettait des diagnostics et prescrivait des médicaments dans le secret de son cabinet, se fiant aux rapports gribouillés que lui donnaient les fonctionnaires de la prison – on l’enverrait à l’autre bout de la cour, dans le Sheeler Ward ; et pour lui, ce serait la fin. Le Sheeler Ward ! Jean-Pierre en avait entendu parler : l’hôpital portait le nom de Wystan Sheeler, un médecin qui s’était intéressé aux malades mentaux dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, et avait institué une méthode radicale, et parfois satisfaisante, pour traiter la « folie » en se plongeant avec sympathie dans l’hallucination du patient. On racontait dans la famille que le docteur Sheeler avait soigné Raphael Bellefleur pendant quelque temps, et avait même vécu au château… Mais le Sheeler Ward, qui comprenait tout un bâtiment de blocs de béton, était simplement le trou où l’on jetait les prisonniers gênants – « fous » ou « sains d’esprit » – et une fois qu’un homme y était enfermé il avait peu de chances d’en sortir un jour. Quelques années auparavant un groupe de prisonniers avait attrapé un garde et l’un d’eux lui avait déchiré la gorge avec ses dents ; les prisonniers ayant participé à la mutinerie avaient été, bien entendu, battus à mort par les gardes, mais la punition était restée une tradition dans ce bâtiment. Il n’y avait pas de sanitaires, les cellules individuelles étaient depuis longtemps désaffectées, tout le monde était enfermé dans un dortoir unique, une sorte de vaste hangar non chauffé, jonché d’immondices, disait-on. Depuis le meurtre aucun garde ne s’aventurait à descendre dans le dortoir : de temps en temps ils faisaient une ronde sur la passerelle, d’où les employés de la cafétéria (détournant la tête, les yeux fermés, pour ne pas vomir) jetaient une fois par jour la nourriture que les hommes se disputaient. Il y avait là, apprit Jean-Pierre, des gens atteints de syphilis tertiaire, qui pourrissaient littéralement ; il y avait toutes sortes de maladies, et quand un homme mourait – ce qui arrivait souvent bien sûr, car les autres prisonniers étaient très méchants – il fallait parfois attendre plusieurs jours avant que les employés de la prison ne viennent enlever le cadavre. Donc, dit calmement le compagnon de Jean-Pierre, ce n’est pas la peine qu’on t’envoie là-bas.)
« Je ne peux pas croire que la famille ait abandonné cet homme, dit Leah. Je ne peux pas croire que vous en ayez fait si peu. »
Ils essayèrent de lui parler des appels, et des milliers de dollars dépensés ; une ou deux tentatives de pots-de-vin – c’est-à-dire de cadeaux – malheureusement offerts aux mauvais fonctionnaires ; et bien sûr d’autres difficultés de famille ; et la réaction d’indifférence de Jean-Pierre. Par exemple, il n’avait jamais demandé à être mis en liberté conditionnelle. Pas une seule fois en trente-trois ans. Au début il semblait assez heureux de voir des visiteurs mais il ne tarda pas à changer d’attitude, et refusa fréquemment d’aller au parloir ; une fois, alors que Noel lui expliquait avec sérieux et enthousiasme que son verdict pouvait probablement être cassé par la cour suprême, il se pencha lentement en avant et cracha sur la paroi de verre qui les séparait. De sa vie, dit ensuite Noel, il n’avait été aussi abasourdi.
« Le pauvre homme a dû se désespérer, dit Leah. Je n’ai entendu sur Powhatassie que des récits abominables, décrivant un avilissement incroyable, c’est un endroit pour les animaux, pas pour les êtres humains… Il est peut-être malade ? Est-ce que quelqu’un le sait ? Cornelia dit qu’il n’a jamais répondu à son courrier, et jamais il n’a répondu à mes lettres ; mais bien sûr il ne me connaît pas. Je suppose qu’il ne sait même pas qui est Gideon. Se rappelle-t-il aucun d’entre vous ? Quand l’un de vous lui a-t-il rendu visite pour la dernière fois ? »
Ils ne s’en souvenaient pas exactement. Noel pensait qu’il était allé voir Jean-Pierre pour la dernière fois trente-deux ans auparavant (le dimanche de l’incident du crachat, en fait) ; Hiram croyait avoir essayé de le voir plus récemment – peut-être vingt-cinq ans plus tôt – mais il n’était pas certain que Jean-Pierre eût condescendu à apparaître dans le parloir. (Un endroit horrible, avec du béton, du grillage partout et des gardes en armes, et un vacarme ! – car les prisonniers et leurs visiteurs devaient hurler pour s’entendre, et il y avait habituellement dans la pièce plus d’une cinquantaine de personnes qui criaient à tue-tête toutes à la fois. Et, dit Hiram avec colère, le visage en feu, il s’était trouvé une fois à côté d’une femme de la forêt venue rendre visite à son mari condamné à perpétuité à Powhatassie ; la malheureuse femme pleurait et gémissait, et elle avait osé déboutonner sa robe pour montrer ses gros seins flasques à son mari.) Leur mère était allée le voir la dernière fois environ vingt ans auparavant ; lorsqu’elle était rentrée à la maison elle s’était rendue tout droit dans sa chambre à coucher où elle avait passé plusieurs jours à pleurer. Tante Veronica ne s’était jamais rendue à la prison, car elle ne quittait ses appartements qu’après le coucher du soleil, et les heures de visite étaient entre deux et cinq ; Della y était allée une ou deux fois, et Matilde guère plus. (On croyait que la réclusion de Matilde avait commencé à l’époque du procès de Jean-Pierre. Elle repoussa tous ses prétendants, s’habillant fréquemment avec des vêtements d’homme (mais pas de beaux habits d’homme, disait Cornelia ; plutôt des vêtements de paysan), se mit à passer de plus en plus de temps dans le vieux pavillon de chasse, et finit par s’y installer définitivement, prétendant qu’élever des poules, faire pousser des légumes, et fabriquer des couvertures en patchwork, des canevas et de stupides petits objets « artistiques » comme des sculptures, était une vie pour une Bellefleur.) Lamentations de Jérémie avait rendu visite à son fils aussi souvent que Jean-Pierre le lui avait permis, ce qui arrivait rarement, car pour perpétuer le mythe d’Elvira, il aimait déclarer que le télégramme lui ordonnant de rentrer avait gâché sa vie – il avait failli se fiancer à une marchesa italienne dont la famille remontait au douzième siècle, et la dernière débâcle financière de Jérémie avait fait s’écrouler tout son château de cartes. Et puis bien sûr Jérémie était mort depuis vingt ans, emporté par la grande inondation. Aussi Jean-Pierre n’avait-il eu aucun visiteur du monde extérieur depuis ce temps-là.
« Je vais aller lui rendre visite, dit Leah. J’irai avec ma petite fille.
– Oh, mais tu ne peux pas emmener un enfant là-bas », cria Cornelia.
Et Hiram dit, en tortillant nerveusement les pointes de sa moustache : « Il y a une chose, ma chère, un obstacle qui nous a arrêtés… ou peut-être deux… ou beaucoup plus… enfin, pour être franc : son histoire sur le colporteur, un colporteur qui conduisait soi-disant une charrette tirée par une mule en pleine nuit sur la route d’Innisfail… il faisait nuit noire… un colporteur qu’on n’avait jamais vu avant et qu’on n’a jamais revu depuis… cette histoire est, n’est-ce pas ?… un peu exagérée. Et on a retrouvé Folderol couverte de sueur et d’écume, les chevilles très écorchées, les sabots pleins de boue…
– Folderol ?… s’écria Leah en le fixant du regard. Au nom du ciel de quoi parlez-vous, oncle ?
– Folderol était le nom de…
– Mais vous ne voulez pas l’aider, c’est tout ! protesta Leah en pressant ses mains contre ses joues comme si elles brûlaient. Vous pensez que l’ignominie a été effacée simplement parce que les gens ont oublié. Mais ils n’ont pas oublié…, pas vraiment ! Supposez que Christabel, par exemple, tombe amoureuse d’un… d’un Schaff, ou d’un Horehound… ou d’une de ces vieilles familles de Vanderpoel…, je veux dire du fils d’une de ces familles…, croyez-vous qu’ils consentiront à un mariage avec une Bellefleur, les choses étant ce qu’elles sont ?
« Nous devons penser plus loin, continua Leah en faisant sortir un cigarillo de son paquet d’un coup sec. Raphael n’a-t-il pas dit un jour… il n’est pas possible de voir trop loin
– Christabel grandit vite », murmura Cornelia.
Noel leva les bras en l’air de désespoir, de colère. « Mais si tu vas voir mon frère, mon petit, de quoi lui parleras-tu précisément ? Ce n’est pas comme si tu le connaissais, après tout. Moi-même je ne le reconnaîtrais sans doute pas. Nous avons essayé si souvent de le convaincre de demander à être mis en liberté conditionnelle, et finalement il est devenu vraiment grossier ; en fait j’ai eu tout à fait l’impression qu’il avait trouvé sa place à Powhatassie alors qu’il n’y avait jamais réussi ici. Les hommes ont la permission de jouer aux cartes, tu sais, et selon le directeur (de l’époque…, je crains de ne pas connaître le directeur actuel) il y avait toujours une partie en cours dans la salle de récréation ou dans la cour, et Jean-Pierre avait appris aux autres prisonniers à jouer à une douzaine de sortes de poker, au rami, au “casino”, à l’“euchre”2, et même au bridge… Nous espérions qu’il demanderait au moins à être libéré sous condition, malgré l’avertissement fait à l’État par le juge Petrie, mais il ne l’a jamais fait ; peut-être n’a-t-il pas voulu risquer d’être libéré.
– Je ne demande pas la liberté conditionnelle, dit Leah avec impatience. Je veux qu’il soit gracié.
– Gracié ?
– Par le gouverneur. Gracié. Blanchi.
Gracié ? Jean-Pierre ? »
À cet instant Germaine entra en courant et grimpa sur les genoux de Leah. Elle avait quelque chose de très excitant à raconter à sa mère – à propos de l’un des chats qu’un coq de Minorque avait forcé à se réfugier dans un arbre – mais Leah la calma, et dégagea les cheveux de son front brûlant. Peut-être pour laisser à ses aînés le temps de se remettre (car Leah, malgré son impétuosité, était très sensible aux sentiments des autres), elle tourna son attention vers sa fille, mouillant son index pour enlever un peu de poussière, embrassant la joue enflammée de l’enfant. « N’est-ce pas que tu es jolie, murmura Leah. N’est-ce pas que tu es bénie ? »
Et finalement, au bout d’un long silence, Cornelia dit faiblement : « Mais au moins n’emmène pas Germaine, mon enfant. »
1. Quartier chic de San Francisco. (N.d.T.)
2. Jeux de cartes pratiqués aux États-Unis. (N.d.T.)