Il était une fois…
Il était une fois, raconta-t-on aux enfants, un jeune Indien de dix-sept ans qui fut lynché à un kilomètre à peine – pendu à un grand chêne sur la route qui longe le lac. Le chêne s’appelait l’Arbre du pendu. Mais il n’y était plus… il avait été abattu des années auparavant.
Pourquoi a-t-il été pendu ? voulurent savoir les enfants.
Des hommes crurent qu’il avait provoqué un incendie. Une grange à foin avait brûlé, et les gens pensèrent que les Indiens avaient mis le feu.
Mais l’a-t-il fait ?
Votre grand-oncle Louis pensait que non, probablement pas.
Alors que s’est-il passé ?… Qu’est-il arrivé aux Indiens ?
Le garçon a été tué, et ils ont traîné son corps un moment dans le village, et ils ont fini par atterrir avec le cadavre dans une taverne au bord du fleuve. Peut-être a-t-il été enterré. Quant au reste des Indiens… ils se sont enfuis, comme toujours. Et puis, au bout de quelque temps, ils sont revenus.
Ils n’avaient pas peur ?
Eh bien… ils sont revenus.
Fredericka lisait à voix haute à son frère, ponctuant sa lecture de sanglots de colère et de désespoir, car les hommes
étaient des animaux, l’ensemble de l’humanité
était impénitente, et seule la parole
du Christ pouvait les racheter : à la lumière de la lampe, un soir de janvier où tombait une pluie mêlée de neige, elle lisait dans Franklin « Le récit des derniers massacres, dans le comté de Lancaster, d’une quantité d’Indiens et d’amis de cette province, par des inconnus, avec des observations sur ce sujet », tandis que Raphael était assis sans bouger les doigts, sans tambouriner sur le bureau devant lui.
… Ces Indiens étaient ce qui restait de la tribu des Six Pays, établie à Conestogo, et on les appelait donc les Indiens de Conestogo. Quand les Anglais arrivèrent pour la première fois, des messagers de cette tribu vinrent leur souhaiter la bienvenue, avec des présents, du gibier, du blé et des peaux ; et la tribu tout entière conclut un traité avec le premier propriétaire, qui devait durer « tant que le soleil brillera, tant que l’eau coulera dans les rivières ».
Ce traité a été depuis fréquemment renouvelé, et la chaîne a été fourbie, selon leur expression, de temps en temps. Il n’a jamais été violé, ni d’un côté ni de l’autre, jusqu’à aujourd’hui…
On a toujours observé que les Indiens établis dans le voisinage des Blancs n’augmentent pas en nombre, mais diminuent continuellement. En conséquence cette tribu diminua de plus en plus, jusqu’à ce qu’il ne restât plus dans le village construit sur ces terres que vingt personnes, à savoir sept hommes, cinq femmes et huit enfants, garçons et filles…
Cette petite société poursuivit la tradition qu’elle avait commencée du temps où elle était plus nombreuse, et continua de s’adresser à tous les nouveaux gouverneurs, et à tous les descendants du nouveau propriétaire, pour leur souhaiter la bienvenue dans la province… Ils avaient donc envoyé un message de ce genre à notre gouverneur actuel, à son arrivée ; mais à peine avait-il été transmis que survint la terrible catastrophe que nous allons vous raconter.
Le mercredi 14 décembre 1763, cinquante-sept hommes de nos villes sur la frontière, qui avaient projeté de détruire ce petit État, vinrent au galop et armés de mousquets, de crochets et de haches, ayant voyagé à travers le pays la nuit, jusqu’au terri
toire de Conestogo. Là ils encerclèrent le petit village de huttes indiennes, et à l’aube ils l’envahirent tous en même temps. Ils ne trouvèrent chez eux que trois hommes, deux femmes et un jeune garçon, car les autres habitants étaient partis chez les Blancs du voisinage, pour vendre les paniers, les balais et les bols qu’ils fabriquaient, ou pour d’autres raisons. Ces pauvres créatures sans défense furent immédiatement abattues à coups de feu, à coups de hache, ou poignardées ! Le bon Shehaus, avec le reste, mis en pièces dans son lit. Tous furent scalpés et par ailleurs horriblement mutilés. Puis leurs huttes furent incendiées et la plupart brûlèrent entièrement. Alors la troupe, satisfaite de sa conduite et de son courage, mais furieuse que certains de ces pauvres Indiens eussent échappé au massacre, s’éloigna par petits groupes… Ces hommes cruels se rassemblèrent de nouveau, et, apprenant que les quatorze Indiens restants se trouvaient à l’asile des pauvres de Lancaster, ils surgirent brusquement dans cette ville le 27 décembre. Cinquante d’entre eux, armés comme la fois précédente, mirent pied à terre, allèrent droit à l’asile, forcèrent la porte avec violence, et firent irruption à l’intérieur, le visage empreint d’une fureur extrême. Quand les pauvres malheureux virent qu’ils n’avaient aucun endroit où se réfugier, ne pouvaient s’échapper, et étaient dépourvus de la moindre arme pour se défendre, ils se regroupèrent par famille, les enfants s’accrochant aux parents ; ils tombèrent à genoux, protestèrent de leur innocence, déclarant qu’ils aimaient les Anglais, et ne leur avaient jamais causé de tort ; et dans cette posture ils furent tous abattus à coups de hache… Les hommes, les femmes et les petits enfants furent tous assassinés de sang-froid…
La pauvre femme s’interrompit, trop émue pour continuer. Au bout de quelques minutes elle demanda à Raphael, d’une voix mal assurée, de prier avec elle – de s’agenouiller avec elle sur le plancher de son bureau, et de supplier Dieu de leur pardonner leurs péchés. La race blanche, chuchota-t-elle, baigne dans le sang jusqu’aux genoux.
Raphael retira son pince-nez en soupirant, et le posa sur sa table, mais il ne s’agenouilla pas. Il ne bougea pas de son fauteuil. Il dit,
avant que Fredericka ne répétât sa requête :
Ces Indiens-là sont morts depuis longtemps.
L’épouse de Louis, Germaine, maintenant une femme de trente-quatre ans, avec un joli visage plein et coloré, et des cheveux qui frisaient par temps humide, lisait, à sa manière hésitante (car elle n’avait jamais entièrement appris à lire) les journaux et les revues qui se trouvaient à la maison, généralement apportés par son beau-père, qui voyageait sans relâche ; et elle lisait toujours les lettres concises de Harlan Bellefleur à Louis, de crainte qu’elles ne contiennent des passages que les enfants, et surtout la jeune Arlette, âgée de quinze ans, ne devaient pas voir… Par exemple, sur le territoire du Colorado, des soldats américains, dirigés par le colonel J. M. Chivington, avaient attaqué une colonie d’Indiens amis qui campait devant le Fort Lyon, et massacré six cents d’entre eux (pour la plupart des femmes et des enfants), les mutilant et les scalpant : certains soldats découpèrent les organes génitaux des femmes et des jeunes filles et les étalèrent sur l’arçon de leur selle, ou les portèrent sous leur chapeau en chevauchant dans les rangs…
Imagine qu’Arlette tombe sur un passage comme celui-ci ! dit Germaine à son mari. Ses belles joues pleines étaient devenues rouges comme des tomates ; sa bouche minuscule, humide, en U renversé, exprimait la consternation. Enfin, on ne devrait pas parler de ces choses-là ! Ce n’est pas… ce n’est pas bien, chuchota-t-elle.
Une belle journée d’octobre, une flottille de bateaux à vapeur et de péniches apparut à l’ouest pour célébrer l’inauguration du grand canal. Il mesurait presque cinq cents kilomètres de long, il avait fallu huit années pour l’achever, et le long de ses rives, ce jour-là, attendaient des foules de spectateurs enthousiastes. On tira le canon, et les pétards claquèrent. Dans les villages et les villes les cloches des églises sonnèrent, comme prises de folie.
Le
Chancellor Livingston, un beau bateau à vapeur, était le vaisseau amiral de l’escadre – orné de flammes rouges, blanches et bleues, et transportant les passagers les plus élégants. Le
Washington, un autre beau navire, transportait des officiers de la marine, de l’armée, des
fonctionnaires et leurs invités. Il y avait en outre quelque vingt-neuf voiliers, goélettes, barques, canots à voiles et péniches, qui furent salués à tour de rôle par des coups de canon tirés depuis les forts qu’ils dépassaient. Une péniche qui s’appelait
Young Lion of the West était décorée de drapeaux et de bannières, et exhibait, pour la joie des spectateurs, deux aigles, quatre ratons laveurs, un faon, un renard, et deux loups vivants. Le
Seneca Chief, un chaland tiré par quatre puissants chevaux blancs, transportait deux faons, deux aigles vivants, un unique ours brun, un jeune élan, et deux jeunes Indiens de Seneca dans le costume de leur obscure nation.
Il était une fois, raconta-t-on aux enfants, une famille qui s’appelait Varrell.
D’où venaient-ils, nombreux comme ils l’étaient ?
On disait qu’ils se multipliaient comme des lapins, ou des pucerons.
Ils avaient dû jaillir de la terre même, ou peut-être se glisser en rampant hors du marais Noir. Les hommes étaient trappeurs, ils traitaient avec les Indiens, faisaient du colportage et cultivaient de petits lopins de terre couverts de broussailles qui ne donnaient rien… Non, c’étaient vraiment des ordures. Des ordures blanches. Ils vivaient en concubinage dans les bois et battaient leur femme et leurs enfants. Ils étaient connus pour être des ivrognes, des brutes et des hors-la-loi. Des vols de chevaux, des incendies volontaires, des bagarres de taverne, des meurtres dans la forêt, ne faisaient jamais l’objet d’enquêtes. (Si les Varrell tuaient des gens comme eux, ou se massacraient entre eux, pourquoi les autorités chautauquas interviendraient-elles ? D’ailleurs, il était dangereux d’intervenir.)
Même leur alcool de contrebande, se plaignaient les clients, était de qualité inférieure. Quand ce n’était pas franchement du poison.
Reuben, Wallace et Myron Varrell étaient impliqués dans le lynchage du garçon indien ; ils avaient respectivement quarante-six, trente et un et vingt-deux ans. Et il y avait d’autres Varrell dans la colonie du lac Noir – selon certains calculs on en comptait jusqu’à vingt-cinq.
D’où étaient-ils venus, tous autant qu’ils étaient, en une ou deux générations ? Ces hommes au visage dur et aplati, aux cheveux et à
la barbe hirsute, aux yeux couleur de la brume glacée des marais ?… Ils commettaient deux types de crimes : le premier était souvent perpétré la nuit, furtivement ; le second était commis en public, avec audace, et même avec une fausse bonne conscience, parfois avec l’aide d’autres hommes. Bien sûr certains des Varrell avaient été tués dans des rixes, et beaucoup d’entre eux avaient été cruellement battus (et même estropiés : Louis Bellefleur avait assisté, depuis la rue, à une bagarre d’ivrognes qui avait éclaté lors d’une réception de mariage dans un hôtel de Fort Hanna, où Henry Varrell avait eu la colonne vertébrale brisée – Henry était le père du jeune Myron) ; un certain nombre d’entre eux étaient emprisonnés à Powhatassie ; mais la plupart du temps ils s’enfuyaient sans être arrêtés, et les témoins ne prenaient pas la peine de déposer contre eux. Une fille Varrell avait épousé un fils de la famille d’un juge de paix de Bushkill’s Ferry, et Wallace, même avec son passé judiciaire (il avait été arrêté pour s’être battu, avoir provoqué des incendies et commis des petits vols) était un représentant du shérif… Reuben, qui avait osé frapper le cheval de Louis, et qui lui avait crié d’une voix pâteuse de rentrer chez lui, avait travaillé au grand canal et était, disait-on, devenu à moitié fou à la suite d’un coup de chaleur, une étouffante journée d’août. Lui et sa concubine avaient été arrêtés, mais jamais jugés, pour la mort d’un bébé de dix mois, due à la malnutrition… Reuben aurait donc
dû se trouver en prison au moment du lynchage.
Mais d’où étaient-ils venus, tous autant qu’ils étaient ? Se multipliant comme des rats ou des pucerons ? Il semble qu’ils étaient tous nés de la même femme, une prostituée des camps de bûcherons qui se faisait passer d’une manière éhontée pour une cuisinière. Elle vivait dans le baraquement avec les hommes. Elle passait d’un camp à l’autre, de Paie-des-Sables à Contracœur, puis au mont Kittery et à la grande forêt de pins à l’est du mont Chattaroy, saison après saison, emmenant avec elle deux ou trois femmes indiennes, quelques femmes blanches, et une fille anormale au visage de bébé, grasse et vulgaire, qui suçait son pouce et gémissait la plupart du temps, quand elle ne mangeait pas et n’était pas employée par les hommes. D’où était venue exactement cette chaîne de prostituées malades, la femme Varrell (qui les traitait sévèrement mais avec une certaine gentillesse) les avait-elle
conduites dans les montagnes et dans les camps de bûcherons, ou s’y étaient-elles simplement rencontrées par hasard, et avaient-elles fait équipe par souci de sécurité, personne ne le savait. L’Indienne la plus jeune et la plus attirante, ivre morte pour avoir bu trop de whisky de maïs, essaya de poignarder à mort le contremaître du camp de Paie-des-Sables et elle réussit à faire du joli travail avant que les amis de l’homme ne l’emmènent ; mais en général la femme Varrell gardait le contrôle de ses filles. C’était une grande femme aux formes arrondies et au bon caractère avec un visage d’une laideur agréable et un nez qui avait l’air cassé. Vers l’âge de trente ans elle avait déjà les jambes sillonnées de varices mais dans sa jeunesse, disait-on, elle avait été
très séduisante… du moins pour les hommes de cette partie du monde, qui passaient parfois des mois sans voir une femme. Elle avait un langage ordurier, elle était brusque, franche, drôle et ne pleurait jamais. Et ne regrettait jamais rien.
Elle eut un fils, Reuben. Puis un autre. Puis un autre, et encore un autre, pendant un certain nombre d’années. Elle quitta les camps de bûcherons pour vivre avec un homme ; puis avec un autre ; ensuite elle erra de ville en ville, vivant chez ses enfants quand ils acceptaient de la recevoir. Finalement, racontait-on, l’alcool l’avait tuée – et elle n’était pas morte tellement vieille, en réalité : elle n’avait probablement même pas soixante ans. Mais les femmes s’usaient vite dans cette région du monde. (Germaine, la femme de Louis, croyait avoir vu une fois la femme Varrell – cette terrible créature – uriner sur la voie publique en plein Bushkill’s Ferry. Quel spectacle ! Quelle honte pour les yeux de tout le monde ! Germaine avait tiré le bras de sa fille Arlette, lui ordonnant de se dépêcher, de ne pas se retourner, mais bien sûr la petite entêtée avait regardé, et avait même ri, horrifiée.)
On savait, longtemps avant le lynchage, que les Varrell en voulaient à Jean-Pierre parce qu’ils croyaient qu’il les avait « escroqués » de plusieurs terres. (Il les leur avait achetées. Comptant. Bien sûr il ne les avait pas payées très cher mais ils n’en avaient pas attendu grand-chose de toute manière, ils avaient en fait été reconnaissants de ce qu’ils avaient obtenu.) Ils étaient jaloux de lui, comme de son fils Louis, et de tous ceux dans la région qui paraissaient réussir – qui n’étaient ni endettés, ni en train de se débattre pour rembourser deux
emprunts. S’il apparaissait qu’un Varrell allait s’établir en ville, comme Silas avec sa participation dans l’auberge White Antelope, l’affaire faisait invariablement faillite ou subissait un sinistre dû à l’incendie, sans être assurée ; ou simplement elle dépérissait peu à peu, et ce n’était la faute de personne. La fille qui s’était mariée avec un membre de la famille du juge de paix ne tarda pas à quitter les montagnes avec son mari, pour jalonner une concession dans l’Oregon, et on n’entendit plus jamais parler d’elle. Myron, qui avait servi dans les milices de l’État, était, disait-on, monté en grade – il était premier lieutenant, capitaine, ou major – mais un jour il réapparut simplement chez lui, en civil, congédié de l’armée, avec une petite cicatrice en forme de ver sur la joue droite, une compensation de trente-cinq dollars et sans aucune explication. Il travaillait par intermittence comme ouvrier agricole, quelquefois à côté de l’Indien Charles Xavier, pour lequel il avait toujours éprouvé de l’antipathie. Un Indien avec un nom comme celui-là ! – qui prétendait, quel scandale, s’être converti au catholicisme ! Pour un Blanc, pensaient les Varrell, travailler aux côtés d’un métis onondaga était un affront.
Charles Xavier était petit pour son âge, et considéré comme légèrement retardé (c’était un orphelin, abandonné à la naissance, qu’on avait trouvé enveloppé dans des chiffons dans une ruelle de Fort Hanna, un matin glacé de mars), bien que ses bras et ses épaules petits et robustes fussent bien développés, et qu’il fût capable de travailler de longues heures épuisantes dans les champs ou les vergers sans se plaindre. Il était estimé comme ouvrier mais il n’était pas particulièrement aimé, même des femmes de fermiers qui le prenaient habituellement en pitié (c’était un orphelin, et un chrétien), car son menton étroit, ses sourcils noirs menaçants et son silence chronique lui donnaient, peut-être à tort, la réputation d’être hostile même aux Blancs bienveillants.
Le jour de l’inauguration du grand canal, qui, sur plusieurs kilomètres, était parallèle au large et houleux fleuve Nautauga, alors que les cloches des églises sonnaient dans les villages et dans les villes, que les pétards et les fusées volantes claquaient et qu’on tirait le canon du haut des murs des anciens forts, un silo à maïs qui appartenait à un fermier nommé Eakins habitant juste à côté de l’ancienne Military
Road prit feu, et ce ne fut certainement pas un accident ; et parce que les pompiers volontaires se trouvaient tous aux festivités de l’inauguration du canal, à des kilomètres de là, le silo flamba entièrement, et l’incendie gagna aussi un entrepôt voisin, qui fut détruit. Les Indiens furent accusés parce que Eakins avait eu des difficultés avec une bande de batteurs en grange, tous indiens, qu’il avait engagés peu de temps auparavant, et qu’il avait été obligé de renvoyer (ils avaient commencé avec zèle, mais n’avaient pas tardé à perdre énergie et intérêt) – mais ces Indiens, ces Indiens-là, avaient disparu.
À des kilomètres du lac Noir, une grange à foin, appartenant à un beau-frère de l’ancien marchand Rabin (qui traitait avec les Indiens), prit feu – et on accusa immédiatement les Indiens. Charles Xavier se hâtait au même moment dans la rue boueuse du village, et bien qu’il fît partie d’une tribu d’Indiens considérés comme des « alliés » ( cette tribu onondaga, misérablement peu nombreuse, s’était battue contre les Anglais, aux côtés des gens du pays, lors de la dernière guerre), un groupe d’hommes l’attrapa aussitôt et le traîna dans l’auberge White Antelope, où il fut questionné à propos de l’incendie pendant deux heures environ. Plus le garçon avait peur, et plus ses interrogateurs étaient excités et en colère ; plus il protestait, non seulement qu’il était innocent, mais qu’il ignorait même l’existence de l’incendie (qui, tout le monde le reconnaissait, n’avait pas été très grave), plus les hommes blancs, pris de boisson, devenaient féroces. Le vieux Rabin, Wallace, Myron et plusieurs autres, bientôt rejoints par Reuben, qui était déjà saoul, et deux ou trois de leurs amis, et des hommes qui passaient dans la rue, ou qui avaient entendu parler de l’« arrestation » de Charles Xavier, accoururent ; ainsi que, juste avant qu’on emmenât le garçon pour le pendre, le juge de paix en personne, un homme sans âge avec un tic sous l’œil gauche. Il s’appelait Wiley et, comme il était arrivé de Boston des années auparavant, on le considérait comme un citadin, et en quelque sorte comme une personne cultivée, bien que les intérêts qu’il poursuivait dans la région du lac Noir ne fussent guère différents, sauf par leur degré d’intensité, de ceux de la plupart des autres habitants. Il buvait, mais n’avait pas la même capacité que les autres ; il jouait aux cartes, mais sans beaucoup d’adresse ; il avait fait la cour à une femme qui était courtisée par ailleurs, si l’on peut dire,
par Wallace Varrell, et il avait été forcé de se retirer. On racontait qu’il acceptait les pots-de-vin mais ce n’était probablement pas le cas en général : il était simplement intimidé par les accusés qui comparaissaient devant lui, ou par leurs nombreux parents. Un assassin pouvait être enfermé à Powhatassie, ou même pendu, mais les hommes qui l’avaient arrêté, les témoins qui avaient déposé contre lui et le juge lui-même avaient souvent fort peu de chances de survivre. Donc s’il était vrai, comme le lui reprochait Louis, que Wiley fût un lâche, son attitude n’était pas totalement incompréhensible…
La vie était dure en ce temps-là, raconta-t-on aux enfants.
Mais n’était-ce pas une vie excitante ?… demandaient toujours les garçons. (Car ils savaient à l’avance ce qui allait arriver : le lynchage et la mort sur le bûcher de Charles Xavier ; la protestation publique de leur grand-oncle Louis en colère ; le « malheur » survenu dans la vieille maison de bois à Bushkill’s Ferry ; l’arrivée, sur une belle jument Costeña à la tête haute, du frère de Louis, Harlan, qui était parti vers l’ouest vingt ans auparavant.) N’était-ce pas une vie excitante ?… imploraient les garçons.
Quand Louis apprit que les Varrell, Rabin et leurs amis étaient en train d’interroger le pauvre Charles Xavier et lui avaient, manifestement, arraché des aveux, il se mit immédiatement en route pour la ville – bien que Germaine le lui interdît (car elle sut aussitôt que le pauvre métis était condamné – les vies des Indiens ne valaient pas cher dans les montagnes, et celles des Blancs ne valaient guère plus) et que sa fille Arlette fût prise d’un accès de colère, courant après lui tandis qu’il s’éloignait monté sur le vieux Bonaparte, lui hurlant de revenir. À l’âge de quinze ans Arlette avait une tête de plus que sa mère, et la taille et les hanches presque aussi épaisses ; mais ses seins étaient minuscules et souvent, habillée d’une veste, d’un pantalon et chaussée de bottes, elle avait autant l’air d’un garçon que ses frères. Elle avait un visage en forme de lune, un beau teint doré par le soleil, et elle portait ses cheveux noirs – frisés comme ceux de sa mère – aussi courts que possible, bien qu’à l’époque ce ne fût pas la mode pour les jeunes filles. (Même son grand-père Jean-Pierre la taquinait, et se plaignait à sa mère. N’avait-elle pas envie, après tout,
d’être une femme ?) Tandis que Louis sellait son vieil étalon, Arlette criait des paroles incohérentes – elle ne voulait pas qu’il partît, ou peut-être voulait-elle l’accompagner – n’essaierait-il pas au moins de trouver Jacob et Bernard, et
ils iraient avec lui… Mais Louis la repoussa de la main et ne prit pas la peine de lui répondre. Il ne pouvait supporter les femmes hystériques. Il ne parvenait même pas à les écouter.
Germaine, qui regardait par une fenêtre de devant, vit son mari s’éloigner à cheval, et sa fille, la pauvre Arlette si gauche, rester debout un moment au milieu de la route, entre les flaques d’eau, tête nue, un peu voûtée, se tordant les mains. Peut-être pleurait-elle : elle tournait le dos à la maison et Germaine ne la voyait pas.
Des trois enfants, Arlette, la plus jeune, était la plus difficile : on disait qu’elle était « nerveuse ». Elle supportait les taquineries de ses frères plus âgés, et les manières brusques, affectueuses et bien intentionnées de son grand-père ; elle aimait visiblement son père, qui l’embarrassait profondément (il était si bruyant et violent, même dans l’espace restreint de la cuisine, un jour de neige, et bien sûr il buvait, il se querellait toujours et se battait même, à coups de poing, avec des hommes comme lui ; et l’étrange expression à demi figée de son visage, paralysé d’un côté, de telle sorte qu’il ne souriait jamais qu’à moitié, gênait atrocement Arlette) ; bien qu’elle se disputât avec sa mère, tantôt sur le mode sardonique, tantôt dans les larmes, et parût incapable, depuis l’âge de treize ans, de supporter même la présence de sa mère, Germaine tendait à penser que c’était simplement une question d’âge : cela passerait ; c’était une bonne fille, pas du tout méchante, et d’ici quelques années, peut-être quand elle serait mariée, ou quand elle aurait son premier bébé, elle cesserait d’être aussi nerveuse et deviendrait… une fille douce, affectueuse et raisonnable.
(Mais en attendant, qu’elle était difficile ! La crise dans l’écurie, et dehors, sur la route ; tirant la manche de son père à tel point qu’il avait dû la repousser ; hurlant contre lui, le visage tout rouge et les yeux dilatés, comme si elle avait eu le
droit, le
droit réel, de se comporter comme cela avec son père. Elle s’écriait souvent avec dégoût qu’elle avait honte de son grand-père – oui, il avait gagné beaucoup d’argent, et maintenant il était célèbre car il possédait la moitié de la
Nautauga Gazette (où certaines de ses
pensées sur les chevaux paraissaient fréquemment), et tout le monde le respectait, ou du moins le craignait ; mais elle ne pouvait lui pardonner la femme indienne avec laquelle il vivait, quand il se trouvait dans la région, et qu’il avait en réalité amenée à la maison – dans
leur maison – à plusieurs reprises, sans s’excuser. Elle ne lui pardonnait pas sa préférence pour ses petits-fils (en même temps elle ne supportait pas ses attentions de « grand-père », ses remarques taquines sur sa silhouette, ou sur ses cheveux qui lui donnaient l’air, certains jours, d’une « négrillonne »). Elle admirait ses frères, surtout Jacob, car il ressemblait le plus à son père, mais ils se disputaient souvent, comme tous les frères et sœurs, et de toute façon ni Jacob ni Bernard n’avaient de temps pour elle. Elle avait très honte de son oncle Jedediah. Elle ne l’avait jamais rencontré, bien sûr, car il était parti dans les montagnes avant sa naissance, mais elle aimait, avec une exigence dédaigneuse, interroger Germaine et Louis à son sujet. Il y avait toujours des histoires sur Jedediah, racontées à l’école du pays, ou rapportées à la maison par Louis, qui, à demi amusé, à demi méprisant, les répétait, souvent en les embellissant : parfois on apercevait Jedediah comme un fantôme dans les montagnes, vêtu de peaux d’animaux, avec une longue barbe grise et blanche, un visage cadavérique et des yeux « perçants ». C’était un prophète sorti de l’Ancien Testament. Ou bien il était tout simplement fou – il n’avait plus, comme on dit, toute sa raison – mais il ne l’était probablement pas plus que la plupart des ermites de montagnes de la légende locale. D’autres fois, des gens affirmèrent l’avoir aperçu en haut du fleuve, à Powhatassie et même aussi loin que Vanderpoel, encore habillé de fourrures (de beaux manteaux de vison, de renard ou de castor – confectionnés par un habile fourreur), visiblement enrichi par le commerce des peaux, en voie de devenir un nouveau John Jacob Astor, peut-être : un bel homme dans la fleur de l’âge, accompagné d’habitude par une jolie femme, qui se contentait de regarder sans expression, sans les reconnaître, les rustres du lac Noir qui le suivaient des yeux, dans la rue, trop impressionnés pour crier : Bellefleur ! N’es-tu pas un Bellefleur !… Ou bien il redevenait un excentrique grincheux et agaçant qui n’avait jamais quitté la région du mont Blanc et que personne (sauf Mack Henofer) n’avait
vu depuis des années : c’était sûrement lui qui était responsable du sabotage de tant de pièges, à tel point que les trappeurs évitaient maintenant son territoire. Il délirait, ou bien il était simplement animé par la méchanceté ; il vivait avec une femme indienne ou bien il vivait seul sur le flanc d’une montagne que personne ne pouvait franchir. Il subsistait en se nourrissant de pommes de terre. Il mangeait des ratons laveurs et des écureuils tout crus. Il était atteint d’une maladie mortelle. Il était grand, musclé et dans une santé magnifique… Mais personne, sauf Henofer, ne l’avait vu depuis des années, et maintenant que Henofer était mort (il avait été retrouvé, dans un état de décomposition avancée, au fond d’un ravin près de sa cabane, son fusil à côté de lui, une cartouche tirée) il était vraisemblable que personne ne reverrait jamais Jedediah. Il était même possible qu’il fût mort. Malgré l’intervention frénétique de Louis, et l’audace avec laquelle (tout en étant armé, car jamais il ne se montrait désarmé en public : mais il se gardait bien de brandir son pistolet) il cria aux hommes de relâcher le jeune Indien – malgré le courage imprudent dont il fit preuve en continuant de les suivre à cheval, jusqu’au bout du village, quand il fut évident que non seulement ses paroles et ses menaces ne les persuaderaient pas, mais qu’elles les stimulaient au contraire, comme la terreur de Charles Xavier, et la présence de témoins fascinés, excités – dont certains étaient des femmes et des enfants ; et malgré le fait que les hommes (Rabin, les Varrell, trois ou quatre autres, et le pauvre Wiley suant et grimaçant qui dirigeait, à cheval, un « procès », au point de tenter de procéder au contre-interrogatoire du garçon ensanglanté et hébété alors qu’il était traîné derrière le cheval de Rabin, du fil de fer barbelé entortillé autour de sa poitrine, bien serré sous ses aisselles) allaient tous se rendre coupables d’un meurtre au premier degré, comme le hurlait Louis : malgré tout cela Charles Xavier était condamné, et la femme de Louis l’avait su sans même quitter sa cuisine. Il était condamné, bredouillant et sanglotant de terreur, inconscient de la tentative de Louis pour le sauver comme du procès tronqué que Herbert Wiley menait. Les hommes, ivres, joyeux et si excités que leurs mains tremblaient, et que des larmes leur jaillissaient des yeux, jetèrent la corde par-dessus une grosse branche du chêne et glissèrent le nœud autour de la tête noire de Charles Xavier au
moment précis où Wiley, haletant, prononçait le verdict : Coupable du crime dont on l’accuse !
Coupable du crime dont on l’accuse.
Il y avait une certaine photographie dans un certain livre du bureau de Raphael Bellefleur que les enfants regardaient en silence, fourrant parfois leurs doigts dans leur bouche : qu’y avait-il à dire, qu’y avait-il à sentir ? C’était une image qu’ils préféraient ne pas examiner en présence les uns des autres, car elle était trop abominable – trop embarrassante – et quelqu’un risquait d’éclater d’un rire idiot, effrayé – et peut-être l’un des adultes, ou l’un des domestiques omniprésents, accourrait-il. Ils l’étudiaient donc en secret. Au cours des années. Un par un, à des moments insolites, ils entraient sur la pointe des pieds dans la bibliothèque, le visage en feu quand il n’y avait personne aux alentours. Même Yolande l’avait regardée, consternée, et avait vite refermé l’album pour le remettre à sa place sur l’étagère ; même Christabel ; et Bromwell (qui l’avait peut-être en mémoire, ou au fond de son inconscient, quand il décida de s’éloigner de la réalité charnelle de l’histoire pour se tourner vers la pureté glacée de l’espace) ; même le jeune Raphael, qui la regarda avec sa gravité sombre et mélancolique, et semblait ne jamais vouloir porter de jugement sur l’homme. Et en son temps Germaine vit bien sûr la photographie, que lui présenta l’un des enfants de tante Aveline.
Elle montrait, avec une netteté surprenante, un groupe de quarante-six hommes environ, se tenant en cercle, mais à bonne distance, du corps enflammé de ce qui avait été, d’après la légende, un « jeune Noir ». Les hommes étaient, bien sûr, tous blancs, et leur âge variait de seize à soixante ans ; il y avait un seul enfant, qui regardait furtivement le corps comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi surprenant, d’aussi
brillant. Plusieurs hommes regardaient le cadavre en flammes (il était nu, très sombre, ses jambes étaient en partie cachées par des planches et des ordures qui brûlaient), d’autres fixaient l’appareil de photo. Ils avaient en général une expression assez sérieuse mais certains avaient l’air étrangement doux, et même paraissaient s’ennuyer, tandis que d’autres avaient le visage très jovial : au premier plan à gauche, un homme avec une cravate rayée noir et blanc voyante et un parapluie souriait fièrement à l’appareil, levant la main en un geste
de salut. La légende disait :
Lynchage d’un jeune Noir, Blawenburg, New York. Aucune date n’était mentionnée. Aucun nom de photographe ne figurait. Le lynchage avait dû avoir lieu un jour d’hiver parce que tous les hommes portaient des vestes et des manteaux, et des chapeaux – ils avaient tous un chapeau, sans exception : des chapeaux mous, des casquettes de cheminots, des casquettes de marins, même, semblait-il, un chapeau melon au fond cabossé. Aucun ne portait de lunettes. Aucun n’avait de barbe. C’était une étrange photographie. Et puis, si on l’étudiait assez longtemps, elle devenait très familière. Le corps en flammes était un corps en flammes mais les hommes qui se trouvaient rassemblés autour n’étaient que des hommes.