Les « pouvoirs »
Leah avec son immense ventre gonflé. À cinq mois elle paraissait déjà enceinte de neuf mois, comme si le bébé allait sortir d’un instant à l’autre. Quels rêves étranges et fébriles elle endurait, à demi étendue sur des oreillers, les muscles des jambes maintenant enveloppés d’une chair douce et potelée, ses fines chevilles enflées, ses yeux roulant en arrière avec la violence – la bizarrerie – de ses idées ! Étaient-ce les siennes, ou celles de l’enfant à naître ? Elle sentait le pouvoir de cet être, la tête étourdie par des rêves qui la laissaient pantelante et fiévreuse mais absolument déconcertée. Elle sentait l’esprit de l’enfant à naître mais elle ne pouvait voir en imagination ce qu’il voulait d’elle, ce qu’il réclamait.
Je vais accomplir quelque chose, se disait-elle souvent, ouvrant et fermant les poings, sentant la pression de ses ongles sur les paumes de ses mains. La douce chair avide, malléable… Je vais être l’instrument, le moyen par lequel quelque chose sera accompli, songeait Leah.
Puis les jours se remirent à passer et elle ne pensa plus à rien ; elle était trop paresseuse, trop grisée de rêves pour penser.
Ses cheveux pendaient sur ses épaules parce que c’était trop d’effort pour elle de les tresser et de les rouler, ou même de se faire coiffer par une des filles. Elle se renversait sur ses oreillers, bâillant et soupirant. Sa main boursouflée caressait son estomac, comme si elle craignait les nausées et devait rester très, très tranquille : car aux moments les plus étranges, les plus inattendus, elle était envahie par des spasmes convulsifs qui la déroutaient tout à fait. Jusqu’alors jamais elle n’avait eu mal au cœur – elle se vantait d’être l’une des femmes bien portantes de la famille Bellefleur, et non l’une de ces natures maladives et pleurnicheuses.
Leah se tenant tranquille, très tranquille. Comme si elle écoutait quelque chose que personne d’autre ne pouvait entendre.
Leah le regard fou et malicieuse comme si elle venait de se lever après l’amour, un amour interdit, la bouche plus charnue que dans le souvenir de quiconque, esquissant un lent sourire intérieur.
Leah dans son salon, sur la vieille chaise longue, dans une stupeur de rêve, les paupières lourdes sur ses yeux ravissants, une tasse sur le point de lui échapper des doigts. (L’un des enfants la rattrapait avant qu’elle ne tombât ; ou Vernon se baissait à genoux, sur le tapis, pour l’enlever doucement de sa main.) Leah donnant des ordres aux domestiques de sa nouvelle voix, qui était vive et perçante et assez semblable à celle de sa mère – bien que lorsque Gideon en fit la remarque, peut-être imprudemment, elle le niât avec colère. Quoi, Della ne faisait que gémir toute la sainte journée, Della n’était-elle pas célèbre dans la famille pour ses sempiternelles lamentations !…
Leah plus belle que jamais, avec son teint très coloré, rayonnant de santé, qui faisait honte aux autres femmes (l’hiver pâlissait leurs joues, leur donnant une peau blanchâtre, terne), ses grands yeux qui paraissaient élargis par la grossesse, d’un bleu très sombre, presque noir, pénétrants, bordés de cils épais et toujours brillants, comme baignés de larmes – non des larmes de chagrin et de douleur, mais des larmes d’émotion naissante, totale. Le rire de Leah résonnant gaiement, ou sa voix robuste de jeune fille, à pleine gorge, ou son murmure soudain plein de chaleur, légèrement incrédule, quand elle était prise de reconnaissance (car les gens – des voisins, des amis, des parents, des domestiques – lui apportaient toujours des petits cadeaux, s’affairant autour d’elle, s’informant de l’état de sa santé, considérant avec une vénération sincère et très flatteuse le simple volume de sa personne). Seul son mari était le témoin de la stupéfiante élasticité de son corps, qui avait tendance à l’effrayer à mesure que les mois passaient : sa peau ravissante et pâle fortement tendue sur son ventre et son abdomen, de plus en plus tendue chaque semaine, chaque jour, blanche comme l’albâtre, étonnante. Ce qui grandissait en elle était déjà d’une taille alarmante et continuerait encore de grandir, et tendrait sa peau admirable comme un tambour, plus encore qu’un tambour, de telle sorte que Gideon ne pouvait guère que lui murmurer des paroles d’amour et de réconfort, tout en regardant fixement, ou en évitant de regarder, le mont extraordinaire qui se dressait là où s’était logé autrefois le creux de son ventre. Avait-il encore engendré des jumeaux, ou des triplés ?… Ou un être d’une taille sans précédent, même dans une famille où les bébés robustes étaient très courants ?
« Est-ce que tu m’aimes ? murmurait Leah.
– Bien sûr que je t’aime.
– Tu ne m’aimes pas.
– Je défaille d’amour pour toi. Mais intimidé.
– Quoi ?
– Intimidé.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Intimidé ? Maintenant ? Pourquoi ? Vraiment ?
– Pas intimidé, dit Gideon en lui caressant le ventre, se penchant pour l’embrasser, pour y presser doucement sa joue, pas intimidé mais impressionné, un peu impressionné. Tu peux sûrement comprendre… »
Il appuya son oreille délicatement contre la peau tendue, et commença à entendre – mais qu’entendit-il, qui l’immobilisa à ce point, qui contracta ses pupilles en minuscules têtes d’épingles ?
« Oh, qu’est-ce que tu racontes, je ne t’entends pas, parle plus fort, pour l’amour de Dieu », s’écriait Leah, l’attrapant par les cheveux ou par la barbe, et l’attirant vers elle pour l’obliger à la regarder en face. À ces moments-là elle pouvait fondre en larmes inexplicablement. « Tu ne m’aimes pas, disait-elle, tu es terrifié par moi. »
Elle devint vraiment colossale avec la grossesse, à tel point que ses traits mêmes s’épaissirent vers le dernier mois : la bouche et les narines dilatées et les yeux visiblement élargis, comme si on lui avait appliqué de force un masque mal ajusté. Ses lèvres étaient souvent humides, avec un peu de bave aux commissures, un léger essoufflement fébrile rehaussait sa beauté – ou était-ce le curieux pouvoir de sa beauté – et cela obligeait Gideon à détourner le regard, pris à la gorge. Elle était aussi grande que lui maintenant. Ou plus grande : pieds nus elle pouvait le regarder droit dans les yeux, sans lever la tête, son petit sourire furtif, pervers, sur les lèvres. Et Gideon était bien sûr un homme exceptionnellement grand – même enfant il avait dû se baisser un peu pour franchir les portes dans les maisons ordinaires. Elle était maintenant aussi grande que lui ou même un peu plus, jeune géante belle et monstrueuse à la fois ; et il l’aimait. Et elle le terrifiait.

Cet hiver Leah fut la reine incontestée de la maison. Il n’était pas question de contester son autorité : Lily restait prudemment dans sa partie du manoir, bien qu’elle fût mal chauffée et délabrée, et elle recommandait à ses enfants (qui, séduits par Leah, lui désobéissaient) de ne pas se trouver sur le chemin de sa belle-sœur tyrannique ; Aveline gardait un silence peu habituel en sa présence, et s’inclinait même devant la volonté de son frère Gideon ; la tante Veronica, apparaissant quelques minutes dans la soirée, si Leah était encore réveillée, ou venant quelques instants dans le salon douillet de Leah juste avant le dîner, quand les flammes chaudes de la cheminée se reflétaient dans les fenêtres obscurcies, et que le grand chat, le beau Mahalaleel somnolait aux pieds de Leah, restait debout en silence à regarder la jeune femme de son neveu, son visage placide de mouton n’exprimant qu’un curieux intérêt impersonnel – bien qu’elle fît à Leah une quantité de petits cadeaux charmants, et qu’elle donnât par la suite au bébé, Germaine, un hochet ancien qui avait appartenu à sa propre mère, et qui avait une valeur sentimentale considérable. Même grand-mère Cornelia commença à lui manifester du respect, et cessa de répondre quand Leah lui parlait avec insolence ; et l’arrière-grand-mère Elvira, souvent trop faible pour descendre de sa chambre des jours durant, demandait continuellement comment allait Leah, et envoyait les domestiques et les enfants porter des petits messages et des recommandations. Della Pym revint s’installer au manoir pour être auprès de Leah pendant les dernières semaines de la grossesse, malgré le manque d’enthousiasme très manifeste de son beau-fils, et amena avec elle Garnet Hecht, qui n’était pas exactement une domestique mais une « fille qui aidait » – et on vit même Della, si obstinée et fermée, se soumettre aux exigences de sa fille. Et bien sûr tous les hommes de la maison étaient en extase devant elle. Et presque tous les enfants.
Après le cinquième mois Leah fut immobilisée la plupart du temps. Il devint trop malcommode pour elle de monter les escaliers, aussi elle se mit à passer ses nuits dans le salon qui donnait sur le jardin, mi-assise, mi-étendue sur des oreillers de plume d’oie sur une belle chaise longue ancienne. Cette chambre, parfois désignée comme la chambre de Violet par les membres les plus âgés de la maison (bien que Violet Bellefleur, la malheureuse femme de Raphael, eût disparu dans le lac Noir des dizaines d’années auparavant et pour ne jamais revenir, et que même Noel et Hiram, ses petits-enfants les plus vieux, l’eussent presque oubliée), était une chambre attrayante, admirablement décorée avec des tentures de soie cramoisie, des boiseries de chêne et des lampes d’albâtre aux globes blancs, et dans un angle un clavicorde construit pour Violet par un ébéniste hongrois, un petit instrument d’apparence délicate, mais très robuste, fabriqué à partir de multiples essences : le joyau de la chambre, quoique le dessus en fût craquelé et que personne n’en jouât plus. (Leah avait essayé ; débordante de la satisfaction excitée et audacieuse liée à son état, elle avait vraiment essayé, se rappelant très vaguement, et par fragments, les leçons rudimentaires de piano qu’elle avait reçues à La Tour des années auparavant, et auxquelles elle avait à l’époque opposé une résistance obstinée – mais elle était presque trop lourde pour le banc aux pieds fragiles plaqués de chêne, et de toute façon ses doigts démesurés étaient trop maladroits pour les touches délicates en noyer. Elle essaya de jouer Hark the Herald Angels Sing1 et la gamme en do majeur et un air de quadrille bruyant et inconnu, mais les sons qui en sortirent – grêles, aigus, heurtés – étaient embarrassants. Finalement elle abattit son poing sur les touches, qui protestèrent faiblement, ferma l’instrument, et interdit aux enfants de s’en servir, bien que Yolande eût un toucher délicat et sensible et réussît presque à jouer un air reconnaissable.) Le tapis était encore assez épais, et représentait un enchevêtrement de cramoisi, de vert, de blanc crème et de bleu très sombre ; il y avait une quantité de vieux fauteuils, dont certains étaient généreusement rembourrés, et un canapé de crin sur lequel les enfants adoraient sauter ; et une armoire avec des appliques en nacre et une sculpture théâtrale des armoiries des Bellefleur (un faucon volant, un serpent enroulé autour du cou) ; et une cheminée d’ardoise de deux mètres de haut. Le portrait de Violet était resté quelque temps suspendu au-dessus du manteau de cheminée, mais avait été remplacé au cours des dernières années par un tableau de paysage assez sombre et tout fendillé d’une origine indéterminée, qui appartenait, croyait-on, à la « Renaissance italienne ». Dans la chambre se trouvaient de curieux objets apportés des autres parties de la maison par les enfants – un tigre féroce (qui paraissait ressembler à Mahalaleel) sculpté dans une dent de baleine, des chandeliers en cuivre avec de vieilles bougies qui ne voulaient pas brûler, un étrange miroir déformant de un mètre de haut environ avec un cadre orné en ivoire et en jade qui se trouvait dans le salon depuis des années, mais que personne n’avait pris la peine de suspendre – simplement posé contre le mur, il reflétait parfois les choses bizarrement, ou pas du tout à cause de sa curieuse orientation oblique. (Une fois, alors qu’elle se gorgeait de chocolats fourrés aux cerises et de noix, laissant le gourmand Mahalaleel lécher ses doigts poisseux, Leah avait jeté un coup d’œil au miroir et avait été stupéfaite de ne voir absolument rien à l’intérieur du cadre d’ivoire jauni et de jade sans éclat – ni son reflet, ni celui de Mahalaleel. Et lorsque Raphael, l’un des fils de Lily, se pencha pour prendre le chocolat qu’elle lui offrait, elle ne vit dans la glace qu’une vague forme brumeuse. Une autre fois Vernon au visage si doux, entrant dans la pièce, parut se transformer en une étroite colonne de lumière en torsade ; et un jour où Leah et Mahalaleel et les jumeaux se reflétaient tout à fait normalement dans le miroir, tante Veronica passa devant eux et non seulement n’apparut pas dans la glace, mais effaça leur image, de telle sorte que seul l’angle de la pièce resta visible.)
Il y avait une table recouverte de marqueterie sur laquelle Leah et les enfants et Vernon jouèrent aux cartes cet hiver et ce printemps, et la chaise longue – autrefois un meuble extrêmement beau, avec des pieds d’acajou sculpté et une garniture somptueuse en brocart d’or – où la pauvre Leah s’étendait de plus en plus fréquemment à mesure que les mois passaient et que l’enfant qu’elle portait devenait plus gros et indéniablement plus lourd. Au début Leah avait essayé discrètement de cacher son ventre enflé, surtout lorsque des amis venaient lui rendre visite – Nicholas Fuhr, l’ami le plus proche de Gideon, qui n’était pas marié, et qui avait toujours été – ou du moins Leah le croyait – à moitié amoureux d’elle ; et son amie d’enfance, Faye Renaud, maintenant mariée et mère de plusieurs enfants en bas âge ; et des amis plus âgés des Bellefleur, et des voisins –, avec des châles, des couvertures, des édredons, et même Mahalaleel tout endormi, ou de toute manière l’énorme plumeau duveteux de sa queue. Elle prenait la peine d’arranger les plis d’une façon convenable, de se draper dans des robes sombres sans forme, et même d’enrouler des rangs de perles à son cou, et de mettre des boucles d’oreilles immenses – car, comme le disait grand-mère Cornelia, ce genre de ruse attirait les regards vers le haut. Et le spectacle de son ventre était déconcertant. (Même Vernon, le cousin de Gideon, âgé de un ou deux ans de plus qu’elle, et si visiblement et douloureusement épris d’elle – le pauvre homme dégingandé n’aimait rien autant que de lui lire de la poésie ces après-midi lugubres où le soleil se couchait à trois heures ou n’apparaissait pas du tout, Blake et Wordsworth et certains des monologues de Hamlet, et de longs poèmes de lui, passionnés, incohérents, qui plongeaient Leah dans une stupeur confortable, ses grands yeux mi-clos, ses doigts légèrement gonflés croisés sur son ventre comme pour le protéger, l’un des jumeaux – d’habitude Christabel – faisant carrément la sieste auprès d’elle : même Vernon, avec son sourire timide et ardent, son regard plein d’espoir et le flot mélodieux de sa voix empreinte de respect tandis qu’il lisait, ou récitait, Dieu apparaît et Dieu est la lumière / Pour les pauvres âmes qui demeurent dans la nuit / Mais une forme humaine apparaît-elle / À ceux qui demeurent dans le royaume du jour2, paraissait intimidé par sa simple présence, et si elle gémissait, prise d’un brusque malaise, ou si, effrayée, elle pressait la main sur son ventre, saisie par la douleur terrifiante d’un instant, ou faisait même une allusion enjouée à son état – qui rendait certains gestes quotidiens, comme se laver les cheveux, se baigner tout simplement et aller aux cabinets, extrêmement difficiles –, le pauvre Vernon rougissait aussitôt, et regardait fixement son visage avec les yeux un peu écarquillés comme pour souligner qu’il ne regardait pas ailleurs ; et il souriait de son sourire perplexe d’enfant, caché dans sa barbe. Bien qu’il fût lui-même un Bellefleur, il ne savait jamais quand les Bellefleur plaisantaient, ou quand ils se montraient délibérément grossiers afin de lui faire perdre contenance, ou quand ils étaient – car, à l’occasion, cela leur arrivait certainement – totalement dépourvus d’arrière-pensée.)
À mesure que les mois passaient, que les longs mois d’hiver glissaient lentement vers un printemps froid et bruineux, l’appétit de Leah, qui n’avait jamais été modéré, devint dévorant. Vers le moment de Noël ses aliments préférés étaient le pudding au rhum et le fromage de chèvre, puis elle acquit une passion presque insatiable pour les abricots en compote, et les tomates cuites en boîte de Valley Products ; et le jambon au poivre qu’elle mangeait avec les doigts à la stupéfaction écœurée de Cornelia ; et alors, tandis que la peau très blanche de son ventre se tendait sur la masse gonflée, et que ses pauvres chevilles et ses genoux enflaient, et que ses seins qui avaient toujours été assez petits pour sa carrure, et jeunes et fermes, augmentaient de volume presque tous les jours, et commençaient à être douloureux et à suinter du lait, au désespoir de Leah, et que même son cou s’épaissit au point d’atteindre la largeur de celui d’Ewan, bien qu’il restât ravissant et sculptural, elle se mit à dévorer des biftecks crus, mâchant chaque bouchée pendant de longues minutes, et fut prise de nausée à la seule vue et à l’odeur de la nourriture que la pauvre Edna préparait pour le reste de la famille, même de la célèbre tarte aux mûres et à la crème d’Edna, qu’elle avait toujours aimée ; et alors, à la surprise de son mari – car Leah manifestait beaucoup de dédain pour les hommes qui buvaient, ou pour toute personne qui faisait preuve d’une faiblesse aussi méprisable –, elle prit l’habitude de boire des verres de vin au début de l’après-midi, et deux ou trois bouteilles de la bière brune préférée de Gideon et d’Ewan à mesure que la journée avançait, et du scotch, et peut-être dans la soirée, alors qu’elle jouait aux dames, au trictrac ou au rami, encore du scotch (elle prit bientôt goût à l’alcool favori de grand-père Noel, et il aimait bien en boire avec elle – Leah est la seule femme assez intelligente pour comprendre une plaisanterie, et pour en rire, disait-il souvent, enchanté par son succès auprès d’elle : car c’était une jeune femme majestueuse, belle malgré sa stature, et elle baignait dans un halo tiède, un peu moite, d’érotisme), puis, tard dans la soirée, quand même le plus têtu des enfants était au lit, elle mangeait de gros morceaux de gorgonzola et avalait de larges rasades d’un très vieux bourgogne rouge capiteux, découvert récemment dans un recoin de la profonde cave de Raphael, qu’on croyait depuis longtemps épuisée, et dégustait des liqueurs espagnoles et de la crème de menthe, et un cognac sans étiquette dans lequel flottaient des paillettes d’or véritable, et à minuit elle sombrait dans un sommeil profond dont personne n’eût réussi à la tirer, pas même Gideon, de telle sorte qu’elle restait simplement dans le salon de Violet, et que les autres la recouvraient d’édredons, et entretenaient le feu, et apportaient une soucoupe de crème toute fraîche pour Mahalaleel, qui dormait au pied du divan les nuits – qui devinrent moins fréquentes à mesure que le printemps approchait – où il choisissait de rester dans la maison.
Elle devint négligente – ou était-ce du mépris – et se dit : Pourquoi avoir honte de mon apparence ? Pourquoi ne pas être fière de moi-même ? Ainsi elle cessa de se soucier de perles et de boucles d’oreilles, qui ne faisaient que l’énerver de toute manière, et si elle avait pu retirer son alliance de son doigt épaissi elle l’aurait fait, et au lieu des vêtements sombres, ternes et discrets, semblables à ceux que sa mère portait toujours (qu’elle tenait à porter, car Della était éternellement « en deuil » de son jeune mari que les Bellefleur avaient tué), elle se mit à revêtir, non seulement en des occasions spéciales, quand les Steadman ou les Fuhr passaient, mais lors de matinées tout à fait ordinaires et sans histoire, des robes aux couleurs vives dont certaines allaient jusqu’au sol, avec de larges manches bouffantes, ou des perles décoratives, ou des plumes, ou de la dentelle espagnole faite main : et quelquefois les robes avaient des décolletés ouverts, qui découvraient en partie les seins opulents si surprenants de Leah, et Vernon, entrant dans le salon d’un pas hésitant, tenant son cahier rempli de gribouillages (il était très vaniteux, et pourtant gêné au sujet de ses « gribouillages », de sa poésie, et il la lisait seulement à Leah et à certains des enfants, s’assurant que Gideon, Ewan et son père ne se trouvaient nulle part dans les parages : une invocation rhapsodique psalmodiée de ses maîtres Blake, Wordsworth, Shakespeare, Héraclite, mêlée d’interminables réflexions (que la pauvre Leah, dont la tête tournait dès qu’elle feuilletait seulement l’une des encyclopédies scientifiques de Bromwell, ou même l’un des livres de lecture de Christabel, ne pouvait arriver à comprendre – il était assez difficile pour elle de retenir de grands bâillements venus des profondeurs de sa poitrine tandis que Vernon lisait d’une voix frémissante, grêle, un peu prophétique, qui était sa « voix poétique » spéciale) sur une légende familiale d’une authenticité douteuse : la signification de la malédiction des Bellefleur ; comment Samuel Bellefleur fut séduit par les esprits qui résidaient dans les murs de pierre et les fondations mêmes du manoir ; comment Raphael était vraiment mort ; pourquoi il avait insisté – non seulement de façon perverse, mais inhabituelle, car durant sa vie il avait méprisé les comportements non conformistes – pour que son cadavre fût écorché, et sa peau tannée, et tendue sur un tambour ; pourquoi la maison était hantée (et Leah devait admettre qu’elle était sans doute hantée, mais comme le reste de la famille elle se tenait simplement à l’écart des pièces les plus inquiétantes, et veillait à ce que la chambre la plus dangereuse de toutes restât fermée à clé, et même verrouillée, pour éloigner les enfants curieux qui découvraient n’importe quel secret, si terrifiant fût-il) et de quelle étrange façon elle avait été hantée au cours des générations ; ce que serait le sort de Raoul, le frère de Gideon (bien qu’en présence de Gideon Vernon ne s’aventurât certainement pas à aborder ce pénible sujet) ; pourquoi Abraham Lincoln avait choisi de passer ses dernières années retiré du monde, sur la propriété des Bellefleur ; ce qui était vraiment arrivé à l’arrière-grand-père « Lamentations de Jérémie » ; pourquoi sa propre mère, Eliza, avait disparu sans crier gare ; pourquoi la famille était maudite à moins que – mais sur ce point la poésie glissait dans une obscurité plus troublante encore, et Vernon tendait à marmonner, et Leah gardait seulement l’idée imprécise que le salut dépendait de Vernon ou de ce qu’il représentait, et non des autres hommes de la famille Bellefleur et de ce qu’ils représentaient) – Vernon, hélas, attendrissant dans son ardeur de une heure ou deux avec Leah, pendant l’après-midi où tous les hommes, et le mari de Leah en particulier, étaient absents à coup sûr, et où seuls les plus gentils, les plus civilisés des enfants – Bromwell, Christabel, Yolande, Raphael – pouvaient se trouver là, passablement absorbés par leurs livres ou leurs jeux, ou essayant (avec un succès minime) d’intéresser Mahalaleel au chaton le plus vif et le plus gracieux de sa nouvelle portée, regardait sa poitrine, la naissance lisse, éblouissante de blancheur, de ses énormes seins, et s’immobilisait sur place, balbutiant un salut, pendant une minute ou deux trop saisi même pour rougir …
Mais pourquoi avoir honte de mon apparence, se disait Leah avec colère, bien qu’en réalité elle se sentît un peu honteuse, ou du moins cruellement embarrassée (car elle se rappelait qu’étant jeune fille, elle avait rejeté sans pitié l’idée même d’avoir un bébé, et s’était juré de ne jamais se trouver dans une situation aussi dégoûtante) ; pourquoi ne pas être fière de moi-même telle que je suis ?
« Vernon, pour l’amour de Dieu, disait-elle impatiemment, tendant le bras vers lui, pour serrer sa main froide, timide, flasque, « asseyez-vous, je vous ai attendu, je me suis embêtée toute la matinée, Gideon est parti à Port Oriskany et il ne sera même pas de retour ce soir, il est en train de négocier une affaire si compliquée, et si ennuyeuse, je n’ai même pas cherché à l’interroger à ce sujet…, s’agit-il des entrepôts de grain ?… du chemin de fer ? Oh, votre père le saurait mais ne le lui demandez pas, ne nous soucions pas de ces questions sans importance ! Lisez-moi ce que vous avez écrit depuis hier. Versez-moi d’abord de la bière, et prenez-en vous-même, et pouvez-vous me passer ces cacahuètes…, à moins que les enfants ne les aient toutes dévorées…, et asseyez-vous, je vous en prie, là, près du feu. Asseyez-vous. »
Et ainsi, ébloui par elle, les genoux se dérobant sous lui, Vernon Bellefleur s’asseyait à un mètre à peine de Leah Bellefleur, le souffle court, ses doigts maigres et nerveux tirant sur sa barbe. Et il commençait à lire, d’une voix empruntée, haut placée, quelques vers de Shelley, ou de Shakespeare, ou d’Héraclite (Ce cosmos, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera : feu toujours vivant, s’allumant en mesure, s’éteignant en mesure), qu’il considérait clairement comme ses frères, et tandis que parfois Leah ne pouvait (car elle était, en principe, une jeune femme bien élevée) que se retenir d’éclater de rire devant sa vanité, elle se sentait à d’autres moments si profondément émue qu’une grosse larme roulait sur sa joue et que son petit garçon disait, avec ce ton froid, déconcertant, dans la voix : « Maman, pourquoi pleurez-vous ?
– « Je n’en ai aucune idée », disait-elle avec raideur, en essuyant son visage sur sa manche comme l’un des enfants.
Gideon était absent, Gideon était si souvent absent, pour affaires, pour les affaires de son père et de Hiram, aussi Vernon venait lui rendre visite (car le beau Nicholas Fuhr, que Leah aurait très bien pu épouser – aurait pu épouser, une fois que le mariage lui avait paru inévitable – ne s’y fût jamais risqué, pas plus qu’Ethan Burnside, ou que Meldram Steadman, par peur de la jalousie de Gideon), Vernon qui n’était guère différent des femmes et que Leah aimait bien, quoiqu’elle s’assoupît parfois non seulement quand il lisait mais lorsqu’il lui parlait ; et Gideon, s’il l’apprenait, ne serait pas du tout jaloux. Méprisant peut-être. Mais pas jaloux.
« Asseyez-vous, disait Leah, étouffant un bâillement, et lisez-moi ce que vous avez écrit depuis hier. Je me suis sentie si triste et si seule et la tête si lourde toute la matinée… »
Vernon n’avait pas trente ans mais ses cheveux bruns grisonnaient, surtout aux tempes ; et sa barbe clairsemée était presque toute grise. Quel dommage, se disait Leah, qu’il n’ait pas de femme – et ne doive jamais en avoir – car elle pourrait le prendre en main, tailler cette barbe, et les petits poils raides dans ses oreilles, et veiller à ce qu’il ne porte pas cinq jours de suite les mêmes pantalons flottants, et ce petit gilet graisseux. Il a besoin de baisers pour lui réchauffer le teint…
Vernon, feuilletant son cahier, maniant maladroitement les immenses pages, leva les yeux vers Leah comme si – mais bien sûr ce n’était pas possible – ses pensées dispersées et capricieuses avaient le pouvoir de se communiquer à lui. Il la fixa un long moment embarrassant. Elle rougit, regardant le visage mince, jaunâtre, du jeune homme, et ses yeux légèrement dissonants (l’un était bleu pâle, l’autre marron pâle : c’était l’œil bleu qui paraissait avoir une vision correcte, et qui affrontait directement les choses ; l’œil brun louchait d’une fraction de centimètre vers la gauche), et le fouillis de ses sourcils, aussi épais que ceux de Gideon. Vernon avait le nez des Bellefleur – long, droit, aquilin, le bout pâle comme de la cire – mais à d’autres égards, autour de la bouche, et en particulier autour des yeux, il devait ressembler à sa mère. Il avait le front étroit et haut, plissé par des années de réflexion ; des rides prématurées encadraient sa bouche comme des parenthèses ; la forme de son visage était curieusement triangulaire, car, bien que son front fût étroit, son menton était tout petit, et paraissait, de profil, s’effacer complètement. Pourtant il y avait en lui quelque chose d’attirant, de sympathique. Bien qu’il ne fût pas viril, et qu’on ne pût en rien le comparer à Gideon, à Ewan ou à Nicholas Fuhr, Leah se dit avec une brusque conviction qu’il était malgré tout fort attirant, à la manière d’un enfant ou d’une bête, dans sa vulnérabilité même. Et puis il y avait l’ardeur timide du jeune homme, ses manières douces, et – dès qu’il commençait à lire – la façon dont il oubliait l’entourage et devenait de plus en plus passionné, de telle sorte que sa voix fluette, plutôt grêle, prenait de la force, vibrante d’intensité. Leah ne connaissait absolument rien de la poésie – elle avait appris par cœur des poèmes à La Tour, pour ses cours d’anglais et de français, mais même à l’époque elle n’y avait pas compris grand-chose, et avait tout oublié dès la fin de l’année scolaire –, mais elle admirait l’amour obstiné de Vernon pour son art, surtout face au ridicule. (Ah, le ridicule ! Que n’avait-il pas dû supporter, depuis qu’il avait pris goût aux mots – non à leur signification, ni même à leur son, mais à leur poids même, à leur texture –, courbé, tel un enfant de neuf ou dix ans, sur les « classiques » reliés en cuir de la bibliothèque du vieux Raphael.) Elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour Vernon un peu du mépris que toute la famille ressentait à son égard, car le pauvre homme avait échoué si lamentablement, et si fréquemment, dans toutes les tâches successives dont l’avait chargé Hiram (le dernier de cette série d’échecs avait eu lieu dans la scierie de Fort Hanna, où Vernon avait occupé un poste de « direction », mais on racontait qu’il s’était mêlé à ses hommes, déjeunant souvent avec eux, et allant les retrouver après le travail dans les tavernes, où, de sa voix chevrotante pleine d’espoir, il leur disait des poèmes incantatoires aux longs vers iambiques lourdement accentués sur des sujets comme… les hommes eux-mêmes, les ouvriers de la scierie avec peu ou pas d’instruction formelle, les fils de fermiers appauvris ou de journaliers ou d’hommes qui étaient entrés dans l’armée pour combattre lors de la dernière guerre et n’étaient jamais revenus, des hommes qui, dans l’imagination fébrile de Vernon, célébraient « la dignité et le mystère » du travail physique honnête inaltéré par la pensée, non corrompu par l’obsession du gain personnel qui caractérisait la classe foncière ; tout cela, cette apothéose de fronts sans rides, de muscles gonflés et luisants, la noblesse même de l’Animal-dans-l’Homme, déclamée dans de longs poèmes lourdement accentués que les hommes ne pouvaient pas, et ne souhaitaient pas suivre – alors qu’ils voulaient seulement plus d’argent des Bellefleur, et préféraient traiter avec Ewan ou même avec le vieux en personne, qui ne se souciait pas de leur condition d’hommes mais du moins ne les embarrassait ni ne les irritait en composant des poèmes sentimentaux en leur honneur. Ainsi les ouvriers de Fort Hanna finirent-ils par chasser le pauvre Vernon à force de moqueries, et s’ils n’avaient craint la vengeance d’Ewan ou de Gideon ils lui auraient donné une bonne leçon un soir dans une taverne au bord du fleuve : car les Bellefleur étaient célèbres pour leurs règlements de comptes). Depuis qu’elle était venue vivre au château avec Gideon, Leah n’avait remarqué la présence de Vernon que de façon sporadique – c’était avant tout le fils de Hiram. Elle connaissait l’épisode comique de Fort Hanna, mais non ses détails humiliants, et il lui vint plus d’une fois à l’esprit que cet incident n’était peut-être pas aussi risible que tout le monde (Hiram en particulier) le pensait – peut-être était-ce une histoire très malheureuse – même tragique. Vernon s’était-il enfui quelque part tout seul pour pleurer ? Était-ce le genre d’homme à se laisser aller à pleurer ? se demandait-elle.
Il la fixait toujours, un étrange demi-sourire sur ses lèvres entrouvertes. Elle voyait sur son front un léger film de transpiration.
« Vous avez demandé… si je pleurais ? dit-il d’une voix hésitante.
– Quoi ?
– Je n’ai pas… Je n’ai pas bien entendu, Leah. Vous disiez quelque chose à propos de…
– Je ne disais rien, murmura Leah.
– À l’instant, quand je me suis assis, j’ai cru vous entendre dire…
– Mais je n’ai rien dit ! cria Leah, le visage en feu. J’ai seulement dit : Asseyez-vous, asseyez-vous et arrêtez de vous tortiller et versez-nous de la bière, c’est tout ce que j’ai dit, n’est-ce pas ?… Christabel ?… Raphael ? Vous étiez là tout ce temps, vous avez entendu tout ce que j’ai dit. »
L’œil bleu trouble de Vernon resta fixé sur elle. Ce fut un moment des plus déconcertants. La confiance impudente de Leah lui fit défaut, elle se mit à lisser sa jupe, en gardant les yeux fixés sur ses doigts nerveux. « Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ! s’écria-t-elle en riant. Je n’ai jamais parlé de pleurer.
– Non, c’est vrai, dit lentement Vernon, et pourtant je…, j’ai l’impression d’avoir entendu… J’ai l’impression de vous avoir entendue… votre voix… C’était très distinct, Leah. Mais… mais… Je sais que vous n’avez rien dit, acheva-t-il piteusement.
– Je n’ai rien dit du tout. Je n’ai fait que rester assise, à mourir de soif, à essayer de trouver une position confortable. Raphael, chéri, veux-tu nous passer ce bol de cacahuètes ? Je suis affamée, je me sens mal. »
Vernon regarda le cahier noir sur ses genoux comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant. Il était visiblement ébranlé, et brusquement Leah eut envie de le voir partir. Oh, va-t’en d’ici, pour l’amour du ciel ! Sors de mon salon ! Laisse-moi me gaver de cacahuètes et boire de la bière jusqu’à plus soif, pourquoi diable restes-tu assis là comme un idiot ! Je ne t’aime pas, aucune femme ne pourrait t’aimer, tu es un clown, un épouvantail, tu n’es même pas un homme, pourquoi ne ramasses-tu pas ta poésie et ne sors-tu pas d’ici ?
Il bondit sur ses pieds si brusquement qu’il n’eut pas même le temps d’attraper son cahier.
Son expression – saisie, éteinte, profondément blessée – étreignit le cœur de Leah.
« Je… je… je m’en vais, dit-il d’une voix faible, brisée. Je ne vous ennuierai plus.
– Mais, Vernon… »
Il recula en clignant des yeux très vite. Maintenant même son bon œil n’avait plus le pouvoir de la fixer.
« Mais Vernon, au nom du ciel, qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?… » dit Leah d’un ton coupable.
Il recula, marchant sur le damier des enfants, ce qui provoqua les exclamations indignées de Christabel et de Raphael, puis il faillit trébucher contre le garde-feu, sans cesser de marmonner des excuses décousues, et assurant à Leah qu’il ne la dérangerait jamais plus.
« Mais, Vernon, je n’ai rien dit », cria Leah.
Dans sa détresse elle réussit à se mettre debout, projetant son poids en avant. Un instant elle oscilla comme si elle allait tomber. Mais ses jambes robustes, épaisses résistèrent, et en se penchant légèrement en arrière elle retrouva son équilibre. Vernon avait déjà fui vers la porte.
« Vernon, cher… Vernon… Oh, je ne le pensais pas, je ne l’ai pas dit… »
Mais il s’enfuit, refermant la porte derrière lui.
Leah se mit à pleurer, c’était si malheureux, tout ce malentendu, elle s’était montrée affreusement impolie, et avec un homme qui l’adorait – qui l’adorait, contrairement à Gideon, sans aucun espoir de la posséder…
« Tante Leah, pourquoi pleurez-vous ? » demanda Raphael, stupéfait.
Sa propre petite fille la regardait aussi. « Maman ?… »
Ah, elle devenait excentrique, comme les autres ! Bientôt les enfants riraient d’elle, chuchotant des méchancetés dans son dos. Mais elle ne pouvait s’arrêter de pleurer. Dans son ventre l’enfant lui donna un petit coup de coude ne pleure qui appuya sur sa vessie.
« Je pas », dit-elle avec colère.
Lorsque Gideon rentra elle lui dit de sa voix la plus légère qu’elle avait terriblement blessé ce pauvre Vernon ; mais Gideon, épuisé par son voyage, et découragé par les négociations, marmonna une réponse presque inaudible. Il était étendu sur le dos, un bras replié sur son front. Leah répéta, toujours d’un ton léger, qu’elle avait eu une étrange expérience le soir précédent : elle avait blessé les sentiments de Vernon…
« Oui, tu l’as déjà dit », murmura Gideon.
… Qu’elle l’avait blessé sans prononcer un seul mot. Comme si, d’une façon ou d’une autre, ses pensées avaient eu le pouvoir d’aller jusqu’à lui, de se communiquer à lui. Ce qui bien entendu était impossible.
« Oui. C’est impossible », dit Gideon, sans retirer son bras de son visage.

Ce fut au début d’avril, alors que le ciel était couvert depuis près d’une semaine, et qu’une pluie forte et percutante s’était brusquement durcie en grêle, résonnant contre les innombrables fenêtres du château, que Bromwell se leva à la fin d’un jeu de rami, et, sortant un petit carnet de sa poche, se mit à lire des chiffres et des statistiques d’une voix rapide, avec une telle excitation que Leah ne pouvait le suivre. « Bromwell, de quoi s’agit-il ? » dit-elle en riant.
Les autres enfants, qui devaient savoir ce que faisait Bromwell, observaient attentivement Leah. Christabel avait fourré trois ou quatre doigts dans sa bouche. Raphael, le plus âgé des enfants se trouvant dans le salon, regardait sa tante sans sourire ; son expression était réservée. (Depuis quelques mois maintenant Raphael se comportait bizarrement. Personne ne pouvait dire précisément ce qui n’allait pas, sa mère ne se sentait pas assez à l’aise avec lui pour l’interroger, et même Ewan avait l’habitude de le fixer avec un frisson à peine dissimulé : car il y avait quelque chose de mystérieux dans cette attitude furtive, ces grands yeux sombres à l’air battu, cette façon de regarder les autres comme s’il était un autre élément, distant, sous la mer, inaccessible.) Jasper et Morna éclatèrent du même rire aigu et sournois, que Leah trouvait tout à fait exaspérant.
« Que se passe-t-il ? cria Leah.
– Pendant quelque temps, maman, nous avons pensé que vous trichiez », dit Bromwell. Malgré sa petite taille – Christabel avait commencé à le dépasser, et il ne la rattraperait jamais – il avait l’air d’un adulte, debout, l’index pointé en l’air. Les épais verres de ses lunettes déformaient subtilement ses yeux, et Leah, en le regardant, n’aurait su dire de quelle couleur ils étaient ; elle songea avec une sensation de vertige que cet enfant pontifiant était comme un étranger. « … dois admettre que j’ai été de cet avis, au début. Mais ensuite j’ai pris soin de vous observer attentivement. De vous observer à chaque partie. Depuis, comme je l’ai dit – ici il consulta de nouveau son carnet –, le jour de l’an. J’ai donc une liste complète jusqu’à aujourd’hui. Vous avez dû remarquer, maman, que vous gagnez très souvent avec nous ?
– Vraiment ?
– Vous avez gagné presque toutes les parties. Au rami, aux dames, au trictrac, à la bataille. Cela ne vous a-t-il pas paru bizarre ?
– Mais je jouais avec des enfants, chéri.
– Cela n’a rien à voir, maman, répondit Bromwell avec énergie. Maintenant je peux battre l’oncle Hiram aux échecs trois fois sur cinq.
– Tu peux ? Vraiment ? Mais depuis quand, Bromwell ?
– Maman, ne nous distrayez pas. La question est – êtes-vous consciente, maman, d’avoir des pouvoirs ?
– D’avoir… quoi ?
– Des pouvoirs. »
Le regard de Leah alla d’un enfant à l’autre. Sa petite fille avait fermé les yeux très fort et contracté son visage, et Raphael faisait un petit sourire gêné. « … Des pouvoirs ? » dit Leah faiblement.
« Vous dirigez les cartes. Peu importe qui bat et distribue, peu importe l’assiduité avec laquelle nous essayons de l’empêcher…, vous dirigez les cartes. Elles volent vers nous. Je veux dire, les bonnes cartes, les cartes désirables.
– Oh, Bromwell, quelle absurdité ! dit Leah.
– Mais c’est vrai, maman.
– Ce n’est certainement pas vrai !
– Bromwell a raison, tante Leah, dit doucement Raphael. Les cartes semblent… sauter de mes doigts quand je distribue. Certaines cartes. Si j’essaie de les retenir elles me coupent, elles ont des bords très tranchants…
– Raphael, ce n’est pas vrai », dit Leah en se mordant les lèvres. Elle se renversa sur le divan et croisa les mains sur son ventre, comme pour le maintenir en place ; bien que ce fût très difficile, elle joignit ses chevilles et appuya les pieds très fort sur le sol. Les vilains petits enfants ne la démonteraient pas. « Vous… vous avez inventé cette histoire, c’est tout. Parce que vous jouez mal, et vous pensez que si quelqu’un vous bat c’est parce qu’il triche…
– Il ne s’agit pas de tricher, maman, dit rapidement Bromwell. Personne ne vous a accusée de tricher.
– Les cartes volent vers moi, as-tu dit… Ah, mais quelle absurdité ! Quelle absurdité et quelle injure ! »
Christabel se mit à pleurer, sans ouvrir les yeux. « Maman, ne vous mettez pas en colère, dit-elle. Ne vous mettez pas en colère.
– Mes propres enfants m’accusent de tricher ! » cria Leah.
Grand-mère Cornelia entra dans la pièce, ses cheveux blancs bouclés et impeccables encadrant sa figure joyeuse et malicieuse de pomme rouge flétrie. Il était visible qu’elle avait écouté à la porte dans le couloir. « Qu’y a-t-il, Leah, ma chère ? Qu’y a-t-il ?
– Les enfants disent que je triche, parce que je gagne toutes les parties », répondit Leah d’un ton méprisant. Sa peau rayonnait d’indignation : les flammes lui donnaient des reflets d’or et de cuivre, à tel point que même les ridules blanches au coin de ses énormes yeux étaient illuminées. « Ils m’accusent d’influencer les cartes.
– Et les dames aussi, tante Leah, dit Morna avec audace, et les dés.
– Mais il ne s’agit pas de tricherie, maman », dit Bromwell. Il essaya de lui prendre la main mais elle la retira, puis lui allongea une gifle. « Maman, je vous en prie, vous êtes si émotive, est-ce que je ne vous ai pas tout expliqué ? Mes statistiques, et les chances réunies contre vous, qui se multiplient de façon incroyable à chaque nouvelle partie – et pourtant vous continuez de gagner. Regardez, j’ai fait un graphique. C’est peut-être un peu trop compliqué, mais j’ai ressenti le besoin de superposer aussi des graphiques du jeu des autres, et la proportion de vos victoires et de leurs pertes, en fonction du nombre de points, et tout cela par rapport à la fréquence du jeu lui-même – vous voyez, maman ? Tout est parfaitement objectif, il n’y a vraiment pas de place pour les préjugés et l’émotion ! Personne ne vous accuse de… »
Grand-mère Cornelia prit le carnet des mains de l’enfant et l’examina à travers ses verres à double foyer. « … on accuse Leah de tricher… ? » marmonna-t-elle.
Leah lui arracha le carnet et le jeta au feu.
« Enfin, Leah ! protesta grand-mère Cornelia. Comment peux-tu te comporter aussi grossièrement…
– J’aimerais vous voir tous en enfer », s’écria Leah, se cramponnant à son ventre, des larmes ruisselant sur ses joues rebondies. « J’aimerais vous voir brûler tous, méchants comme vous êtes, dans cette cheminée même, au milieu de ces flammes !
– Maman, non ! cria Bromwell.
Maman, non ! Maman, non ! répéta Leah d’une voix moqueuse.
– Mais personne ne vous a accusée de…
– Vous ne m’aimez pas, dit-elle en pleurant sans se retenir. Ni vous ni votre père ni personne. Tu ne m’aimes pas, tu es jaloux du bébé, tu sais qu’il va être si beau, si fort, il aura de bons yeux et il ne sera pas déloyal envers sa mère… »
Lily apparut, passant la tête par la porte. Et derrière elle se trouvait Aveline, dans une robe de chambre en lainage. Et il y avait Della, réveillée de sa sieste de l’après-midi, ses cheveux gris acier aplatis sur sa tête. « Est-ce le moment ? A-t-elle des contractions ? » demanda-t-elle. Leah ne put déterminer si sa mère était irritée, ou simplement excitée.
« Oh, allez tous au diable ! » hurla Leah.
Elle ferma les yeux très fort, et se balança sur la chaise longue, agrippant son ventre, agrippant l’enfant dans son ventre, qui frémissait de vie – d’une vie sauvage, élastique – et en cet instant elle vit, derrière ses paupières, les flammes orange et vertes de l’enfer qui léchaient joyeusement tout ce qui se trouvait à leur portée. Oui. En enfer. Non. Pas encore. Si. Je les déteste tous… Mais non. Non. Non.
Et quand elle ouvrit les yeux ils étaient toujours là : Della et Cornelia et Aveline et Lily et les enfants, les yeux fixés sur elle, sains et saufs.
1. Chant de Noël. (N.d.T.)
2. William Blake, Auguries of Innocence. (N.d.T.)