La Chambre de la contamination
Au deuxième étage de l’aile nord-ouest du manoir des Bellefleur, dominant l’immense grâce du vigoureux cèdre du Liban, et, dans le lointain, les pentes du mont Chattaroy enveloppé de brume, se trouvait l’extraordinaire chambre qui s’était d’abord appelée la Chambre turquoise – car, quelques années après l’achèvement du château, quand on crut (à tort, apparut-il) que le baron et la baronne von Richthofen seraient pendant un mois les hôtes de Raphael Bellefleur, cette partie de l’aile fut refaite très élégamment, et transformée en une chambre d’amis et un salon : sur un mur se trouvait une grande glace sans tain de deux à trois mètres de haut environ, surmontée d’une ancre maintenue par deux doubles colonnes très ornées de Pise, avec des motifs de la Renaissance italienne ; en face du miroir il y avait un grillage en fer forgé, couvert de vignes et de petites roses rouge sombre d’un effet floral délicat et un peu précieux ; trois chandeliers d’or et de cristal décorés de dragons descendaient du plafond voûté ; au-dessus de la cheminée se dressaient quatre formes sculptées en chêne, d’un âge et d’un sexe indéterminés, drapées dans de longues robes voluptueuses ; le sol était en marbre, et toujours froid ; il y avait, sur les murs, des tableaux attribués à Montecelli, Thomas Faed et Jan Anthonisz Van Ravestyn ; et on utilisa surtout de l’or et des turquoises pour les finitions des meubles et de la décoration. On raconta que plus de cent cinquante mille dollars avaient été engloutis dans la Chambre turquoise mais personne ne connut
jamais les chiffres exacts sauf Raphael Bellefleur, qui bien entendu ne parlait jamais des questions financières, pas même à son frère ou à son fils aîné. (Un exemple caractéristique de la générosité calculée de Raphael fut qu’en 1861 il avait engagé, pour le remplacer dans le quatorzième régiment du septième corps de l’armée de l’Union du Potomac, non pas un mais deux soldats, et que bien qu’il eût promis de leur verser une somme fixe assez modeste, il les avait en réalité payés beaucoup plus, à la condition qu’ils ne disent à personne – absolument personne – combien ils touchaient. L’un des soldats mourut presque immédiatement au Missouri et l’autre à Antietam, sous les ordres de McClellan, aussi on ne connut jamais l’étendue des largesses de Raphael.) La Chambre turquoise était probablement la plus belle de tout le manoir mais au bout de quelques années elle fut isolée du reste de la maison, sa grande porte en bois de tulipier condamnée à jamais, et elle prit le nom – les serviteurs surtout se le chuchotaient – de Chambre de la contamination.
La porte était fermée depuis plus de soixante-quinze ans, raconta Vernon à Germaine en marchant avec elle dans le jardin, désignant les fenêtres du deuxième étage, sous un toit à pinacle particulièrement rouillé par la pluie : et cette porte resterait toujours fermée.
La petite fille, moins dodue que robuste, solide, forte, considéra les grandes ouvertures avec leurs lourds meneaux et leurs croisillons, et ne demanda pas pourquoi, comme si elle avait parfaitement su la réponse.
(Les autres enfants, surprenant la conversation, demandèrent naturellement pourquoi, et Vernon leur répondit que la chambre était maudite, contaminée, et que personne n’aurait jamais le droit d’y pénétrer : car quelque chose de terrible était arrivé à leur arrière-grand-oncle Samuel Bellefleur dans cette pièce, quand il avait une vingtaine d’années. Et naturellement les enfants demandèrent ce qui lui était arrivé ; même Little Goldie, qui restait habituellement silencieuse en présence de Vernon, se joignit au chœur des quoi ? pourquoi ? y avait-il des fantômes ? avait-il été assassiné ? qu’y avait-il dans cette terrible chambre ?)
Même lorsque le malheureux Lamentations de Jérémie fut contraint par les créanciers de feu son père à vendre aux enchèr1es tableaux,
statues, et autres objets de luxe, à peine trois ans après la mort de Raphael, la Chambre de la contamination ne fut pas déverrouillée. Si Jérémie avait voulu l’ouvrir, Elvira n’y eût pas consenti, car elle n’avait accepté de se marier avec un Bellefleur qu’à la condition que (car des bruits insensés couraient dans le nord du pays !) certaines pièces du château ne fussent jamais ouvertes, et qu’on ne s’étendît jamais sur certains malheurs ; et même si Elvira avait donné son accord, aucun serviteur n’eût consenti à franchir le seuil de la chambre… Elle n’était pas simplement hantée, mais
contaminée. Respirer son air, c’était risquer la folie, la mort, et même la liquéfaction. (Ah, mais une nuit d’été, très excités par le feu d’artifice que les Bellefleur avaient donné en public sur la rive sud du lac, Gideon et Nicholas Fuhr, âgés alors de vingt ans, rentrèrent seuls au manoir avec l’intention de forcer la porte. Le feu d’artifice avait été magnifique, les spectateurs avaient fait des kilomètres et des kilomètres pour venir le voir, réduits à un silence intimidé par le spectacle, ingénieux comme une image de kaléidoscope, des explosions successives : « L’éruption du Vésuve », « La bataille du
Monitor et du
Merrimac », « Dieu punissant les villes de la plaine » – et pour une raison quelconque les garçons se dirent qu’ils n’auraient jamais plus une occasion pareille d’explorer la Chambre de la contamination. Bien entendu ils ne croyaient pas que la pièce fût réellement « contaminée » ; ils savaient très bien que les vieilles légendes de fantômes et d’esprits étaient absurdes ; aussi leur action ne présentait-elle guère de risques, à part celui d’être punis s’ils étaient découverts. Mais lorsque, équipés de deux pieds-de-biche, d’un tournevis, d’une pointe et d’un marteau, ils essayèrent d’ouvrir la porte (magnifiquement sculptée dans un style rococo et peinte en or et turquoise), ils éprouvèrent aussitôt une très curieuse sensation de… de langueur… de langueur et de vertige… comme s’ils se trouvaient au fond de l’océan, à peine capables de soulever les bras, d’empêcher leur tête de dodeliner… Une telle pression s’exerçait sur toutes les parcelles de leur corps, et même sur leurs globes oculaires, que chacun jugea trop difficile de parler, d’expliquer à l’autre qu’il se sentait faible… ou malade… ou étourdi… ou brusquement effrayé. Au bout de dix minutes au plus, Gideon laissa tomber ses outils et s’en alla en titubant, et Nicholas se traîna à sa suite, et jamais ils ne reparlèrent ensemble de cet épisode, jamais.)
Le jeune Samuel Bellefleur avait inspiré une grande fierté à son père en sortant brillamment de West Point et en étant promu, à l’âge de vingt-six ans, au grade de premier lieutenant dans la cavalerie légère de Chautauqua. Sur les photographies il apparaissait comme un jeune homme juvénile, à la beauté conventionnelle, avec ses yeux profonds des Bellefleur, sa petite moustache soignée et un port de mâchoire à la fois impétueux et satisfait, mais on racontait que dans tout le nord du pays personne – aucun homme – n’était aussi séduisant. Il possédait une grâce et un sang-froid remarquables, qu’il défilât sur son bai anglais, Hérode, dans la splendeur de son uniforme de parade, la jugulaire du haut casque d’hermine entamant profondément sa chair, sa main gantée de blanc posée négligemment sur son sabre, ou qu’il dansât à l’un ou l’autre des bals somptueux si populaires dans les années cinquante, parmi les propriétaires fonciers de la Vallée, ou qu’il débattît certaines questions cruciales de l’époque avec son père et les amis de son père – comme la décision de Paine en 1852, par exemple, qui libéra un groupe de huit esclaves conduits à New York pour être réexpédiés au Texas, et qui provoqua une grande inquiétude dans les États possédant des esclaves et une large satisfaction ailleurs – dans le beau salon de Raphael. Ses cheveux châtain clair étaient ondulés d’une façon charmante, sa voix était d’ordinaire bien modulée et douce, ses manières pleines de grâce quoique un peu affectées, et il couvrait de honte ses frères malappris Rodman et Felix (ou Jérémie, comme Raphael tenait absolument à l’appeler) simplement par sa façon d’entrer dans une pièce, d’approcher de sa mère, de porter à ses lèvres sa main inerte et de s’incliner devant elle, joignant les talons d’un mouvement vif mais discret. Il méprisait en secret la passivité, la faiblesse, la « sainte » patience de Violet Odlin Bellefleur, et il se contentait de feindre, avec le minimum d’efforts, de croire aux boniments de l’église anglicane auxquels, manifestement, elle ajoutait foi ; il n’était guère plus respectueux des « convictions » de Raphael – qu’il considérait, un peu injustement, comme hypocrites – bien qu’il eût certainement du respect pour le comportement de son père, et pour sa remarquable réussite financière. « À écouter le vieux parler en public, disait Samuel à ses amis les plus proches, comme lui officiers de cavalerie légère, on croirait qu’il veut le monopole de
l’exploitation forestière des montagnes seulement pour servir sur terre les intérêts de Dieu, et pour être en position de soutenir le nouveau parti, hein ! » – le nouveau parti étant, à ce moment-là, le parti républicain. Mais en présence de Raphael il se comportait toujours avec un respect très digne, et feignait d’écouter – ou peut-être
écoutait-il vraiment – son père quand il se lançait dans l’un de ses longs monologues embrouillés, assommants, au ton persuasif, sur les dessous-de-table, la corruption et la profonde dépravation du parti démocrate, les dimensions diaboliques de Stephen Douglas, et la nécessité de garder toujours présent à l’esprit l’avis de Hobbes, d’après lequel les hommes ont besoin d’être maintenus dans la crainte d’un pouvoir unique, sinon ils seront plongés dans la guerre : la guerre
pure et simple. (Bien sûr ils sont engagés secrètement dans une guerre perpétuelle quoique non déclarée, dont la lutte économique n’est qu’une manifestation parmi d’autres.)
Samuel était souvent gêné par l’intensité des sentiments de son père ; il préférait de beaucoup les courses de chevaux, les jeux de cartes, la chasse et la pêche, les bals et les réceptions, et bien sûr les spéculations passionnées sur l’avenir (qui présageait sûrement la guerre ?), et sur les mariages éventuels entre un tel et une telle. Bien que dans la famille personne ne mentionnât jamais le passé tragique des Bellefleur (ce massacre à Bushkill’s Ferry !… Samuel détestait autant les victimes que les assassins, et se demandait si ses amis chuchotaient dans son dos, et attendaient de lui qu’il poursuivît cette abominable vieille querelle), Samuel en était aussi conscient que ses frères, et il décida que l’avenir des Bellefleur serait aussi pur que leur passé avait été ravagé ; et s’il mourait, ce serait dans la dignité, le sabre à la main. Il ne se laisserait certainement pas surprendre dans son lit…
Un an ou deux avant l’expérience de Samuel dans la Chambre turquoise, il se fiança à la plus jeune fille de Hans Dietrich, dont la fortune et le château crénelé, sinon les terres (il ne possédait que cinq mille hectares, bien que comprenant des terres cultivables et fertiles dans la Vallée, et une épaisse forêt de pins et d’épicéas qu’il refusait d’élaguer), rivalisaient avec ceux de Raphael Bellefleur lui-même. Dietrich avait commencé à faire fortune avec le blé, et il se risqua, sans beaucoup de succès, à la culture du houblon à peu près
à l’époque où Raphael Bellefleur conçut le projet de créer la plus importante plantation de houblon dans le monde (projet qui ne se réalisa qu’après 1865) ; il devint de plus en plus imprudent dans ses investissements, qui réussissaient si bien en général, et avaient fait de lui un homme aussi étrangement riche. En conséquence il ne tint pas compte de l’avis de Raphael (qui avait hésité avant de lui parler, sachant que c’était une démarche risquée dans la guerre tacite que décrivait Hobbes d’une manière si persuasive) lorsque celui-ci vint un jour au château des Dietrich pour lui déconseiller de s’associer avec un homme du nom de Jay Gould, sur lequel Raphael avait entendu des propos contradictoires et troublants… Il parut donc tout à fait juste, même à ses amis, que lorsque Dietrich perdit sa fortune, il préférât, à se déclarer en faillite et à laisser ses nombreux ennemis se réjouir de son malheur, et même à rôder dans son château le jour de la vente aux enchères, s’en aller seul dans sa forêt bien-aimée au-dessus du fleuve Alder et mourir dans l’une de ces tempêtes de « brume blanche » qui mettent parfois une semaine à s’apaiser. Les fiançailles furent naturellement rompues, bien que Samuel fût légèrement tenté – car il
avait une haute opinion de la jeune fille, quoique ne la connaissant que superficiellement – il l’
aimait – d’insister pour que le mariage eût lieu malgré l’opposition de son père et celle même des Dietrich : mais finalement cela ne donna rien. Les fiançailles furent rompues, la famille partit ailleurs, l’ameublement du château fut vendu aux enchères pour une bouchée de pain et le château (une monstruosité prétentieuse, pensaient les Bellefleur, construite sur le modèle d’une forteresse médiévale du Rhin, avec une maçonnerie grossière qui lui donnait une apparence granuleuse, et un nombre grotesque de tours, de tourelles, de créneaux, de balcons, et de fenêtres aux formes invraisemblables : en losange, en carré, en rectangle, en ellipse) fut finalement vendu à un Hollandais qui avait fait fortune dans le commerce des briques à Manhattan, et qui voulait se retirer dans le nord du pays, réputé pour l’abondance de ses poissons et de son gibier sauvage… (Au moment de la naissance de Germaine il ne restait du château de Dietrich que la tour carrée centrale toute piquetée à trois étages, se dressant en ruine au milieu d’un champ de décombres.) Durant de nombreuses années, cependant, jusqu’à
Contracœur et Paie-des-Sables, des gens racontèrent qu’ils avaient vu Dietrich errer dans les tempêtes de neige, titubant et tâtonnant à la lueur du brouillard opaque, parfois gigantesque, plus gras même qu’il ne l’avait été dans sa vie, parfois maigre et desséché, et toujours timide – il
les fuyait, disait la légende. Mais Samuel savait que ces histoires étaient absurdes, comme les rumeurs à propos de ses parents, qu’il enregistrait plus qu’il ne les écoutait, et il les écartait d’un geste léger, désinvolte.
Jamais il n’aurait eu cette curieuse expérience initiale dans la Chambre turquoise, et la tragédie qui s’ensuivit n’aurait jamais eu lieu, sans un concours de circonstances presque trop complexes (à ce que raconta Vernon, bien que peut-être il ne sût pas exactement tout ce qui s’était passé) pour être transcrites. Arthur, l’oncle de Samuel, était revenu du territoire du Kansas débordant d’éloges incohérents mais passionnés pour un homme qui avait manifestement abattu à coups de pic cinq esclavagistes et plusieurs de ses fils sur la rivière de Pottawatomie. L’homme s’appelait John Brown, c’était déjà l’un des plus célèbres agitateurs antiesclavagistes, et Arthur Bellefleur – qui à peine quelques années plus tôt était encore un jeune homme corpulent, timide, bégayeur, avec un penchant pour la religion, comme d’autres ont une prédisposition pour les maladies respiratoires, jusqu’au soir où, dans une salle d’église à Rockland, il entendit Brown en personne parler du mal de l’esclavage et de la nécessité pour l’homme d’assouvir la vengeance de Dieu sur les marchands d’esclaves, et fut transformé – « converti » –, Arthur, bégayant encore, mais ayant perdu sa timidité, ses formes de pingouin moulées dans un costume de daim, postillonnant et agitant les mains, paraissait discuter – et discutait bel et bien – avec son frère Raphael pour qu’il lui accordât non seulement la jouissance du pavillon du gardien et d’un certain nombre des chambres d’amis du manoir pour une durée indéterminée (et de fait certains des soldats de Brown – mais non Brown lui-même – avaient déjà envahi la cuisine, buvant et dévorant tout ce que Violet avait ordonné qu’on leur offrît : dix ou douze hommes barbus et échevelés, dont trois esclaves en fuite à l’air de brute et à la peau d’une noirceur inimaginable), et non seulement une généreuse somme d’argent pour soutenir la cause (car Brown, Old Osawatomie,
bien qu’il fût, disait-on, blessé, allait bientôt sortir de sa cachette pour lancer une série de raids de guérillas dans les colonies d’esclaves, et il réclamait au moins deux cents fusils), et non
seulement quelque cinq ou dix ou cinquante ou cent hectares de terres sauvages pour que Brown pût, quand il le souhaiterait, créer une nation rivale, établir un « second gouvernement » avec un centre de population qui rivaliserait avec celui de Washington D.C., à mesure que la lutte contre l’esclavage, cette abomination, gagnerait en férocité – mais aussi (et Samuel s’émerveilla de l’audace de son oncle) sa bénédiction personnelle.
« John Brown a dit, et tu dois savoir que c’est vrai, que les esclavagistes ont perdu le droit de vivre, dit Arthur. Tu ne peux nier la vérité de cette affirmation.
– Tu me demandes d’excuser le meurtre », répondit Raphael d’une étrange voix traînante. Il semblait désorienté, comme si c’était lui qui venait de surgir de la nuit, et non son frère.
Depuis l’enfance Samuel et ses frères avaient été habitués à entendre leur père discuter de politique avec ses amis et ses associés, surtout des Whigs
1 du nord de l’État, et en de nombreuses occasions les discussions s’animaient, devenant mouvementées et presque – mais jamais tout à fait – violentes ; et il y avait eu un intermède consternant de plusieurs semaines lorsque leur tante Fredericka, la sœur de Raphael, alors âgée de trente-six ans, avait plaidé sans succès pour que la famille tout entière se convertît à sa nouvelle religion – l’« Inspiration sincère », comme l’appelaient ses quelques disciples, dirigés à l’époque par un Allemand fou nommé Christian Metz – ou tout au moins pour qu’elle soutînt financièrement la secte rassemblée à Eben-Ezer, à huit cents kilomètres à l’ouest (« Jusqu’ici le Seigneur nous a aidés »). (« Tu es aveugle devant la vérité qui te saute au visage, qui hurle dans tes oreilles, pauvre pécheur, réjouis-toi que tes yeux soient enfin dessillés ! » pleurait Fredericka, osant porter la main sur son frère – qui fut si épouvanté par le désordre de sa chevelure et de ses vêtements, et par le fait qu’elle pût le
toucher, qu’il n’eut pas la présence d’esprit de la repousser.) Les garçons étaient donc habitués
aux longues discussions, dont certaines étaient plus agitées, ou plus susceptibles de présenter des arguments rhétoriques absurdes. Mais l’intensité de la querelle entre Arthur et Raphael était différente à un point alarmant.
« Tu oses nier la vérité de nos paroles ! cria Arthur.
– Brown est un assassin ! hurla Raphael.
– Nous sommes en guerre, à la guerre le meurtre n’existe pas !
– Brown est un fou et un assassin !
– Je te dis que nous sommes en guerre ! C’est toi qui es un fou, un assassin, pour le nier ! »
Samuel savait que son père croyait, comme lui, et comme la plupart des gens, que les Noirs étaient les fils de Cham, et qu’ils étaient maudits ; ils ne sentaient pas la douleur ni l’épuisement ni le désespoir comme les Blancs, ni même comme les ouvriers irlandais de Raphael, et ils ne possédaient certainement pas d’« âme » – bien qu’il fût évident qu’ils étaient beaucoup plus développés que les chevaux et les chiens. Qu’étaient-ils exactement, que représentaient-ils, à quel point étaient-ils responsables de leur propre damnation, tout cela pouvait se discuter ; et dans des circonstances ordinaires, Raphael eût participé avec plaisir au débat. Mais visiblement, Arthur était gagné par la folie. Le Vieux avait, dit-il, posé la main sur son épaule, le nommant lieutenant-colonel dans l’armée destinée à renverser les esclavagistes, et ses joues avaient ruisselé de larmes, et il avait su à ce moment-là pourquoi il était sur terre.
Politiquement Raphael s’opposait à l’esclavage parce qu’il s’opposait aux démocrates ; il reconnaissait en privé que le système était enviable – il remplissait l’unique condition morale essentielle qu’on pouvait raisonnablement exiger d’une stratégie économique : il marchait. (Et n’est-il pas vrai, demanda-t-il à Arthur, le soir même de son arrivée, que certaines races d’hommes sont sans aucun doute faites pour travailler dans les champs, et d’autres pour
penser ; n’est-il pas vrai – ah, mais c’est si évident ! – que certaines créatures sont nées pour être des esclaves, et d’autres pour gouverner !) Dieu n’a pas créé tous les hommes égaux, même au ciel il y a une division du travail, une hiérarchie, et si on ne croit pas au ciel, ni à Dieu (auquel Arthur croyait évidemment), il faut alors reconnaître que la nature même a imposé
la domination des hommes sur les bêtes, et la domination de certains hommes sur d’autres – car autrement, comment l’esclavage se serait-il produit ? « Libère l’homme noir et livre-le à lui-même, et bientôt il aura ses propres esclaves », dit Raphael avec colère. Et il agita les mains, bégayant et cherchant ses mots, citant la phrase de Thucydide sur la guerre du Péloponnèse (« … c’est une loi nécessaire et générale de la nature que de gouverner partout où c’est possible »). Et Arthur, tremblant, ignora ses paroles comme si elles étaient trop méprisables pour être relevées, et dit : «
John Brown est en train de rendre à Dieu le plus grand service que l’homme puisse lui offrir à l’heure actuelle. »
L’oncle de Samuel, autrefois si doux, petite silhouette comique avec son corps de pingouin et sa façon de tenir ses bras trop courts écartés, tout droits, comme s’il ne savait pas quoi en faire, avait appris on se sait où à parler d’une voix basse, mesurée, vigoureuse, théâtrale, et à fixer d’un œil farouche son auditeur ; il avait appris, Samuel ne pouvait manquer de le remarquer, le courage du soldat. Il était bien sûr ridicule qu’il prétendît croire – que n’importe quel homme blanc prétendît croire sans sourciller – que la race noire non seulement devait être élevée au niveau de la race blanche, mais le serait, et d’ici la prochaine génération. Il était ridicule aussi que le nom de Dieu fût si souvent invoqué dans une affaire d’ordre politique. Néanmoins Samuel admira la force de conviction d’Arthur, et même son énergie fanatique. Quoi, il était prêt à mourir pour la cause des rebelles !…
Aussi lorsque Raphael se tourna vers son fils aîné et lui demanda, avec une dignité froide, sardonique, les yeux mi-clos derrière les verres brillants de son pince-nez, quelle était son opinion sur ce sujet, le cœur de Samuel se gonfla d’un élan de sympathie pas tout à fait sincère, et il dit : « Peut-être que la justice est de leur côté, père. » Voyant l’étrange expression pincée de Raphael il s’interrompit, puis reprit, avec un plaisir presque puéril devant la gravité de l’instant : « Ou du moins l’histoire. »
En conséquence il arriva… et si vite, et avec quelle passion, c’était sûrement un signe (Vernon le croyait) du déséquilibre ou de l’aliénation de Raphael Bellefleur, dès l’âge de cinquante-cinq ans… il arriva que Raphael, avec une servilité moqueuse et pleine de fureur,
renonça à chasser la petite bande de « soldats » minables, et insista auprès d’Arthur, avec une affectation exagérée, pour qu’ils restent au manoir sur son invitation, son invitation personnelle : deux ou trois d’entre eux souhaitaient peut-être même (à moins que ce ne fût le souhait d’Arthur ?) demeurer dans la Chambre turquoise.
La rapidité avec laquelle l’expression d’Arthur changea – ses yeux gris dilatés se plissèrent aussitôt, sa grimace s’adoucit pour se transformer en un sourire malicieux – montra combien il était sensible au jeu de son frère aîné, et il accepta donc sur-le-champ : mais oui, certainement, c’était tout à fait normal, inutile d’hésiter, on donnerait cette chambre aux Noirs, car qui d’autre – Arthur y compris – méritait plus d’y habiter ?
Exactement, dit Raphael. Et, encore tourné vers son fils, mais sans le regarder, il ordonna à Samuel de prendre les dispositions nécessaires : informer l’intendant, informer Violet, aller à la cuisine et se présenter aux « soldats », accomplir toutes les tâches qui reviennent à un hôte accueillant car, malheureusement, le maître de maison, se sentant souffrant, allait maintenant se retirer pour la nuit…
« Père, dit Samuel, se levant en titubant, vous ne parlez pas sérieusement ?
– Je parle aussi sérieusement que toi », répondit Raphael.
Ainsi les trois esclaves en fuite furent-ils logés pour la nuit dans la Chambre turquoise, dont les splendeurs étaient si étonnantes, si inestimables, que les pauvres gens ne s’aperçurent probablement même pas de l’honneur qui leur était fait – ou bien ils pensèrent peut-être que toutes les chambres du château étaient aussi luxueuses. S’ils dormirent bien, ou d’un sommeil troublé ; s’ils se sentirent flattés par la générosité de Raphael, ou déconcertés, ou si elle éveilla leurs soupçons ; s’ils perçurent la grossière plaisanterie cachée par l’hospitalité de leur hôte – personne ne le sut – mais le lendemain ils demandèrent à Arthur s’ils pouvaient être logés ailleurs. Aussi les mit-on dans le pavillon du gardien. (Et au bout d’une semaine Arthur et les hommes partirent – « On nous a prévenus », dit Arthur d’un air mystérieux, d’un changement de programme ; même la création d’une seconde capitale devrait attendre.)
La Chambre turquoise fut aérée, briquée, cirée, on en retira un certain nombre de tentures et de meubles (une partie fut énergiquement nettoyée au pétrole, et donnée aux domestiques ; on brûla le reste immédiatement), Raphael l’inspecta et vit qu’elle était plus belle que jamais ; c’
était une chambre splendide, qui valait chaque penny qu’elle avait coûté. Puis on la referma, et on ne la rouvrit pas avant la visite du sénateur Wesley Tidd, venu discuter la logistique d’une association avec Raphael Bellefleur dans une entreprise d’exploitation de minerai de fer à Kittery. (Les mines de Kittery devaient produire le fer qui servit à revêtir la coque du
Monitor pendant la guerre – et aussi le fer de toutes sortes de matériels militaires. Deux cent mille tonnes furent extraites annuellement des mines des Bellefleur, pendant les années records, jusqu’au jour où le minerai fut épuisé.)
Le sénateur Tidd passa manifestement une nuit agitée dans la Chambre turquoise, car le lendemain matin il parut tendu et fatigué, et s’excusa de « ne pas être lui-même ». Il avait mal à la tête, les yeux qui pleuraient, l’estomac dérangé, il avait eu des rêves désagréables… Presque timidement (car bien que le sénateur fût un homme totalement dépourvu de scrupules il avait des manières impeccables) il demanda à Raphael si peut-être… s’il pouvait éventuellement changer de chambre ? Il n’était pas habitué à présenter de telles requêtes, mais il avait eu une nuit particulièrement difficile, et bien que la chambre fût belle – plus extraordinaire même que dans les légendes – il craignait de n’avoir pu en jouir lors de cette visite.
Et de nouveau, quelques mois après, lorsque Hayes Whittier vint au manoir, on le retrouva errant sur les allées de gravier du parc bien avant le lever du jour. Quand Raphael le questionna il répondit évasivement, disant seulement qu’il avait mal dormi ; il supposait que c’était dû à une mauvaise digestion. Plus tard dans la journée, il demanda lui aussi une autre chambre… Son attitude était posée, et même grave. « En quoi êtes-vous mécontent de la chambre ? demanda Raphael. – Je ne suis pas mécontent de la chambre, répondit aussitôt Hayes. – Mais vous avez passé une nuit insolite ? l’interrogea Raphael. – Ah oui, dit Hayes, baissant la voix, fuyant le regard de Raphael, une nuit plutôt insolite. – Y avait-il… une sorte d’odeur ? » demanda Raphael d’un ton hésitant. Hayes ne
répondit pas ; mais il ne semblait pas se creuser l’esprit pour trouver une réponse appropriée ; il se contentait de fixer le sol. « Y avait-il, demanda Raphael, une sorte de… de présence ? Je veux dire, avez-vous… Pouvait-on… Pouvait-on
sentir une présence, disons, étrangère, ou… » Hayes voûta les épaules d’une façon bien à lui, et passa l’index sur la bosse de son nez. Lorsqu’il se leva pour parler en faveur de Cameron, le ministre de la Guerre, quelques années plus tard, il refit le même geste, et parla de la même voix basse, distraite, profondément mélancolique. « Il y avait un certain nombre de présences, dit-il, fixant le gravier sous ses pieds, et… et oui, oui, je suppose qu’on peut les qualifier d’
étrangères. »
Certes, les objets d’art et les ouvrages en filigrane les gênaient, et aucune jeune femme ne pouvait naturellement être présente (alors que ces jeunes personnes venaient souvent en fin de soirée, lorsque les hommes se retrouvaient au club des officiers), mais Samuel et plusieurs de ses amis de la cavalerie légère décidèrent de passer leur nuit de poker dans la Chambre turquoise, afin de l’examiner.
Pendant deux ou trois heures leur gaieté juvénile dut subjuguer, ou apaiser, les « présences » – car il ne se passa rien de particulièrement inhabituel, même si les cartes jetées sur la table se retournaient fréquemment ou étaient emportées par une brise imperceptible, et bien que le vin que les hommes buvaient – un vin blanc portugais très sec de la cave de Raphael – parût leur monter tout de suite à la tête, comme de l’alcool pur. Puis, malgré l’insistance de Samuel, qui affirma vigoureusement que tout allait bien, et qu’ils devaient résister au pouvoir séducteur de leur propre imagination, il devint bientôt évident que des créatures invisibles se trouvaient dans la pièce avec eux : la partie fut interrompue de plus en plus souvent, un verre monta de lui-même jusqu’aux lèvres de quelqu’un et le vin se renversa, des pièces d’or tournoyèrent et roulèrent sur la table, le souffle d’un fantôme se mit à jouer dans les cheveux de Samuel. On voyait des empreintes très marquées sur les coussins des fauteuils, et le creux laissé par deux fesses généreuses sur un siège. La glace devint trouble et s’obscurcit. Les cristaux taillés en losange de l’un des lustres commencèrent à cliqueter. Il y avait une odeur de chair
– pas très propre – et pourtant pas vraiment désagréable : l’odeur de la sueur qui a séché, mêlée à une odeur de terre, de soleil, de végétation, de vêtements pas lavés. Plus inquiétant, cependant, était le brouhaha de voix, et le rire à l’accent moqueur qui fusait de temps à autre. Et bien que Samuel affirmât, assez bruyamment, que ses amis imaginaient tout cela – ils étaient aussi bêtes que des jeunes filles, ils avaient peur des fantômes et des démons ! – quels idiots ils faisaient ! – quels
lâches –, l’un après l’autre les jeunes gens présentèrent leurs excuses, d’une voix faible et nerveuse, et rentrèrent chez eux. Quand le dernier de ses amis se leva pour prendre congé, vacillant sur ses jambes, Samuel saisit ce qui restait du jeu de cartes et le jeta par terre d’un geste énervé, couvrant le jeune homme d’injures ; il se redressa en titubant, tournant le dos à son ami, les bras croisés et les épaules rentrées, comme un enfant pris de fureur, et lorsqu’il leva les yeux il s’aperçut qu’il se trouvait face à la glace, et qu’au-delà de la surface voilée du miroir, le reflet de son ami n’apparaissait pas – la pièce elle-même ne s’y reflétait que vaguement – et sa propre image était transparente comme une méduse.
Il se retourna, et son ami était toujours là, bavardant, lui tendant la main pour le saluer. Si le jeune homme saisit en cet instant la stupéfaction de Samuel il n’en laissa rien paraître : il prenait tout simplement la fuite, et Samuel ne pouvait rien faire pour l’en empêcher.
Il partit donc, et Samuel resta dans la chambre, d’abord irrité par – qu’était-ce donc – l’étrange agitation désincarnée de l’air – les murmures – et les petits rires aigus qui fusaient – et l’odeur. Il but à même la bouteille, marchant dans la pièce d’un pas mal assuré. Pourquoi ne se montraient-ils pas, avaient-ils peur de lui ? Qui étaient-ils pour s’imposer dans une partie de cartes privée, pour intervenir – qui étaient-ils pour s’introduire dans le manoir des Bellefleur ? Il vit, reflétée dans la glace, une forme sombre passer derrière lui ; mais quand il se retourna il n’y avait personne. Lâche, chuchota-t-il.
La grande aiguille en or sur l’horloge d’albâtre au-dessus du manteau de la cheminée commença à reculer. Samuel la regarda, la bouteille aux lèvres. Il était en colère, il n’avait pas peur, il avala délibérément plusieurs grandes gorgées de vin sans quitter des yeux l’aiguille de l’horloge, bien que le vin coulât maintenant sur son menton. Puis
il jeta la bouteille, courut vers l’horloge pour arrêter l’aiguille, et la replacer en avant. Il rencontra une légère résistance mais il en vint à bout ; et dans son zèle il fit tourner l’aiguille sans arrêt, à tel point qu’il perdit la notion de l’heure… Deux heures du matin, peut-être. Deux heures et demie. Pas plus de trois heures.
Quand il se retourna il vit dans la glace un groupe de gens dans un nuage de brume, seulement des Noirs : et, se détachant des autres, avec une curieuse grâce aérienne – curieuse parce que si réelle – la silhouette d’une femme. Samuel regarda, immobile. Dans son affolement il se mit à gratter le tartre sur ses dents de devant, une habitude dont il croyait s’être guéri des années auparavant.
Une femme noire – une négresse – mais pas une esclave – visiblement – avec d’épaisses lèvres couleur de raisin – une peau foncée comme le tabac – un nez large, un peu plat, avec des narines prononcées – des cheveux crépus, pleins d’électricité – des épaules puissantes – musclées – un cou robuste mais allongé – des yeux aux longs cils – très sombres – des yeux qui le fixaient avec un air moqueur. Il resta immobile, attendant qu’elle parlât – et si elle l’appelait par son nom, si elle le sollicitait ! –, l’ongle de son pouce maintenant coincé entre deux dents inférieures.
Une négresse, une Africaine – ces traits africains hideux, agressifs ! Samuel ne se lassait pas de la regarder, car il n’avait jamais vu de femme noire auparavant, jamais d’aussi près, et bien que le miroir fût voilé et que les formes de la femme parussent disparaître dans l’ombre, elle semblait grandie, amplifiée, et subtilement déformée, comme une image qui se serait détachée pour venir se coller sur l’œil de Samuel – une image de rêve adhérant à la surface de son œil docile, stupéfait. Mais elle était si laide ! Elle
était laide, malgré sa beauté. Une femme mûre, de dix ans au moins plus âgée que Samuel, avec des seins lourds qui pendaient librement sous un vêtement informe taché de sueur, et des tendons crispés dans le cou, et des dents noircies. L’une de ses dents inférieures manquait…. Laide, obscène. Pourtant elle l’hypnotisait par son regard plein d’audace, comme si son expression d’inquiétude et de dégoût l’amusait. Elle
était laide, elle
était obscène, il ne voulait qu’une chose, se détourner et s’enfuir loin d’elle, claquer la porte derrière lui, la fermer à clé… Mais au lieu de cela il
resta immobile, une mèche de cheveux ondulés en travers du front, le col de sa chemise déplacé, le devant de son gilet souillé de vin, les genoux légèrement fléchis comme si l’énergie leur faisait défaut ; et le pouce appuyé contre les dents.
Mais vous n’avez pas le droit d’être ici, chuchota-t-il.
Après cette nuit Samuel Bellefleur cessa d’être lui-même – on répétait continuellement, et même ceux qui ne l’avaient pas bien connu auparavant le disaient, qu’il « n’était plus lui-même ». Assis à la table du dîner il souriait d’un air absent, et jouait avec sa nourriture dans son assiette, et, quand on lui parlait, répondait d’un ton si languissant, si indifférent, que Violet éclata en sanglots plus d’une fois, et dut quitter la pièce accompagnée par un membre de la famille. Il n’était pas discourtois : il faisait tout pour être poli ; mais chacun de ses mots, de ses gestes, et même le froncement de front le plus subtil, exprimaient un mépris hostile et peut-être méchant.
Ils sentaient l’odeur de la femme sur lui – percevant sa densité érotique –, une sensualité si puissante, si lourde, qu’elle pesait sur son âme tel un énorme rocher, et l’empêchait de flotter à la surface du discours ordinaire.
Raphael fut gêné, puis irrité ; et déconcerté (car comment son fils pouvait-il s’adonner à une liaison perverse, étant donné qu’il ne quittait plus jamais le manoir ?) ; et, finalement, effrayé. Il n’avait pas espéré que son fils vécût dans le célibat, il était certainement au courant des agissements quelque peu scandaleux des officiers de la cavalerie légère, et tant que Violet ne le savait pas – ou feignait de ne rien savoir – cela ne comptait guère. Mais il ne s’était pas attendu à quelque chose d’aussi grossièrement flagrant : et il y avait, à tous moments, même dans la salle du petit déjeuner, cette odeur incontestable, riche, féconde, généreuse, un peu écœurante, qui émanait de Samuel, à chacun de ses mouvements, imprégnant l’atmosphère la plus innocente. Et pourtant ce garçon se lavait – il se lavait certainement – il prenait au moins un bain par jour.
Samuel restait absent pendant des périodes de plus en plus longues, et bien que Raphael lui sût gré de ne pas, du moins, mener une vie dissolue sur l’un des casinos flottants, ni accumuler des dettes à Falls
comme d’autres jeunes gens de son entourage – ce garçon
vivait, après tout, séquestré dans la Chambre turquoise avec les deux ou trois journaux auxquels Raphael était abonné, et l’almanach de l’année, et même la sainte Bible ! –, il ne pouvait manquer de remarquer l’éloignement grandissant de son fils, ni le reflet glacé dans son regard qui en faisait presque un étranger. « Tu ne te sens pas bien, Samuel », murmurait Raphael, touchant le bras du jeune homme, et au bout de plusieurs secondes celui-ci s’écartait lentement, souriait de cet air hautain, indifférent, et disait d’une voix rauque : « Je me sens
exceptionnellement bien, père. »
Il changeait moins souvent de linge. Il ne boutonnait pas son col. Il refusait de descendre quand ses amis venaient le voir, et fournissait comme excuse, lorsqu’il négligeait d’aller à l’exercice ou de se rendre aux séances avec Hérode qui avaient autrefois absorbé tant de son temps, quelques mots confus sur la « lassitude » qu’il éprouvait. Après avoir pleuré dans les bras de Raphael, Violet se mit brusquement en colère, et parla d’une voix basse et rapide de la « putain » qui causait la perte de son fils : ce n’était pas une domestique de la maison, elle en était certaine, certaine, elle ne pensait pas non plus que ce fût l’une des ouvrières, car comment aurait-il pu la faire entrer clandestinement au deuxième étage, jour après jour ?… mais il avait une femme, cela ne faisait aucun doute, et c’était une ignoble salope qui voulait seulement détruire l’héritier de Raphael ! (La frénésie de Violet, autant que son remarquable vocabulaire, paralysa son mari de stupéfaction : il n’avait jamais imaginé que sa femme connût de pareilles expressions, mise à part la réalité qu’elles évoquaient.)
Il y avait des fois où, sortant de la Chambre turquoise, Samuel titubait réellement, et où son beau visage – plus beau que jamais, semblait-il – luisait de sueur. Sa peau était peut-être fiévreuse au toucher, ses lèvres sèches, à vif. Sa moustache, qui n’était pas taillée, partait dans tous les sens, et devait chatouiller ; une fois Violet attrapa un petit poil tordu sur sa lèvre – et s’attira le courroux stupéfait de son fils. « Ne me touchez pas, mère », dit-il en reculant. Mais au moins, en cet instant, il la regarda en face.
Bien sûr ils fouillèrent la pièce en son absence, au moins les premières semaines, où il les autorisait encore à entrer, mais ils ne trou
vèrent rien – seulement les journaux éparpillés, un coussin déplacé, des traces de doigts sur la glace, la grande aiguille de l’horloge légèrement courbée, et l’horloge arrêtée. L’odeur de la chair malpropre, l’odeur – à peine plus subtile – du délire charnel, parfois légère, parfois écrasante, à tel point que Violet, pouvant à peine respirer, ordonna aux serviteurs d’ouvrir toutes grandes les fenêtres. Quelle horrible odeur ! Quelle odeur obscène ! Et pourtant elle ne semblait venir de nulle part : la Chambre turquoise était aussi extraordinairement belle que jamais, aussi magnifique que jamais, une chambre digne d’un roi.
La seule fois où Samuel manifesta de l’intérêt pour l’inquiétude grandissante de ses parents – et cet intérêt ne fut guère prononcé, même à ce moment-là – fut quand Raphael remarqua qu’il avait disparu dans la chambre onze heures d’affilée ; et Samuel, écarquillant ses yeux injectés de sang, répondit que c’était impossible – il venait seulement d’y passer une heure ou deux – n’était-ce pas encore le matin ? Raphael expliqua en tremblant que la matinée était depuis longtemps écoulée. Samuel avait passé toute la journée dans cette chambre, et avait-il l’intention d’y dormir encore ce soir ?… Que faisait-il dans cette chambre ! Samuel commença à ronger l’ongle de son pouce. Il fronça le sourcil, regarda son père sans le voir, semblant se livrer à de rapides calculs. Finalement il déclara avec un haussement d’épaules forcé que « là-bas le temps était différent ».
Il restait absent plus longuement, des jours de suite, et lorsqu’il apparaissait à la table du dîner il bâillait, passait négligemment la main dans ses cheveux, laissait sa nourriture refroidir dans son assiette. Il mangeait si peu qu’on se fût attendu à le voir dépérir : mais en fait il était plus solide que jamais, et on voyait même poindre un léger renflement au-dessus de sa ceinture. Lorsque Violet voulut savoir ce qu’il faisait dans la Chambre turquoise il cligna des yeux comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle entendait par là, et répondit d’une voix creuse, enrouée : « Je ne fais que lire, mère, qu’est-ce que vous… qu’est-ce que vous croyez ? » et un sourire négligent se dessina sur ses lèvres molles. Il disparut pendant trois, puis quatre jours ; lorsqu’ils forcèrent la porte de la Chambre turquoise ils ne le trouvèrent nulle part. Mais il descendit le soir même, et se montra encore surpris
d’avoir été si longtemps absent. D’après ses calculs il était monté lire les journaux et n’avait passé que deux heures là-haut, mais selon
leurs calculs il était parti pendant quatre jours.
« Je pense que je comprends », dit-il lentement, toujours avec ce sourire terne, relâché. « Le temps est une horloge, pas des horloges. Pas votre horloge. Vous pouvez seulement essayer de le retenir, comme l’eau que vous transportez dans une passoire… »
Ainsi disparut-il finalement dans la Chambre turquoise. Il y entra, un soir après le dîner et n’en ressortit jamais ; il disparut, simplement. Les fenêtres étaient non seulement fermées mais verrouillées de l’intérieur. Il existait des passages secrets permettant de sortir de deux ou trois autres chambres du château (dont l’une était le bureau de Raphael), mais aucun couloir de ce genre ne partait de la Chambre turquoise. Le garçon avait simplement disparu. Il n’existait plus. Il n’y avait aucune trace, aucun message d’adieu, aucune remarque finale, lourde de signification, n’avait été prononcée : Samuel Bellefleur avait simplement cessé d’exister.
Un soir, quelques mois après, Raphael, pleurant toujours son fils, mit brusquement fin à sa réunion avec un groupe de républicains dans une ville située à huit cents kilomètres des Bellefleur, et rentra au château, se précipita dans la Chambre turquoise (qui restait maintenant fermée à clé, puisqu’elle était aussi clairement hantée), et, avec sa canne à pommeau d’or, il brisa l’immense glace. Les éclats du miroir volèrent partout, des éclats de toutes les dimensions, en forme de glaçon ou de galet, certains aussi fins que des aiguilles, pénétrant dans la chair de Raphael. Il continua cependant de frapper le miroir, à coups répétés, empoignant sa canne des deux mains, sanglotant et criant de façon inintelligible. Ils avaient pris son fils ! Ils lui avaient pris son fils bien-aimé !
Lorsqu’il eut fini il ne restait que quelques fragments de glace sur le mur. En face de lui – encore soutenu par les ravissantes colonnes italiennes – il n’y avait rien d’autre que le parquet de chêne lisse du miroir, du simple bois, à deux dimensions, qui ne reflétait rien, dépourvu de toute beauté, portant les traces profondes de ses coups de canne spasmodiques.
1. Parti politique aux États-Unis (1834-1855) formé pour s’opposer au parti démocrate, en faveur d’une interprétation plus souple de la Constitution. (
N.d.T.)