Le drame des couples mal assortis
Lorsque les tourbillons de neige tombaient du ciel caverneux avec colère, jour après jour, et que le soleil se levait faiblement vers le milieu de la matinée, et que le château – le monde même – était bloqué par les glaces éternelles, les enfants dormaient à deux ou trois dans chaque lit, couverts d’épaisseurs de vêtements, avec de longues chaussettes mousseuses de laine angora tirées jusqu’aux genoux ; et, tout au long de la journée, il y avait des tasses de chocolat fumant avec des morceaux de guimauve qui, à demi fondus, collaient merveilleusement au palais ; des après-midi de promenades en traîneau suivies de longues heures paresseuses devant la cheminée, à écouter des histoires. Quelle est la malédiction de la famille, demandait l’un des enfants, et ce n’était pas la première fois, et la réponse pouvait être – selon les personnes présentes – qu’il n’y avait pas de malédiction, que ces conversations étaient stupides ; ou il se pouvait que la nature de cette malédiction fût telle (peut-être est-ce le cas de toutes les malédictions ?) que ceux qui s’en trouvaient accablés n’étaient pas en mesure d’en parler. Exactement, aimait à dire l’oncle Hiram, en caressant tristement les pointes de sa moustache (qui sentait si fort la cire !), exactement comme les animaux dans la nature qui portent les marques distinctives, et parfois admirablement uniques, de leur espèce et de leur sexe, sans jamais les voir ; ils passent toute leur vie sans se voir eux-mêmes.
Si l’oncle Hiram était morose et ambigu, d’autres – grand-mère Cornelia, par exemple, et tante Aveline, et cousin Vernon, et parfois
même (quand son haleine avait l’odeur douceâtre du bourbon, et que son pauvre pied déformé lui faisait si mal que, étendu voluptueusement devant l’énorme cheminée d’ardoises dans le salon, la seconde pièce la plus chaude de la maison, il enlevait sa chaussure, se massait le pied et le posait dangereusement près du feu) grand-père Noel – se montraient étonnamment généreux en paroles, et semblaient se laisser entraîner, peut-être par les hautes flammes des souches de bouleau qui crépitaient, dans des récits labyrinthiens fort troublants que les enfants n’auraient peut-être pas dû entendre : qu’on ne leur eût sûrement jamais racontés en plein jour. Mais seulement si aucun autre adulte n’était présent. Surtout n’en parlez à personne, c’est un secret qui
ne doit jamais être répété – ainsi commençaient les meilleures histoires.
Les récits paraissaient toujours évoquer « le drame des couples mal assortis ». (C’était le terme étrange qu’employaient les femmes plus âgées – elles avaient dû l’hériter de leurs mères et de leurs grands-mères. Mais Yolande l’aimait beaucoup. Le drame des couples mal assortis !… Tu crois que quand nous serons grandes, chuchotait-elle à Christabel, riant et frissonnant, tu crois que ça peut nous arriver ?) Bien que la plupart des mariages des Bellefleur fussent sans aucun doute parfaitement réussis, que le mari et la femme fussent admirablement faits l’un pour l’autre, et que personne n’osât remettre leur amour en question, ni la sagesse des parents qui avaient consenti à leur union, ou qui, dans beaucoup de cas, l’avaient arrangée – il arrivait – il arrivait, de temps en temps, mais peu fréquemment, qu’un couple fût mal assorti.
N’est-il pas étrange, disaient les gens, que les histoires des Bellefleur parlent toutes de malheur en amour ?… alors que bien sûr, la plupart du temps, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, tout se passe à merveille !
Noel riait derrière les nuages de fumée malodorants de sa pipe… Eh oui, disait-il, la plupart du temps tout se passe à merveille. Je l’ai remarqué.
Ce fut Yolande elle-même qui, à l’âge précoce de neuf ans, déclara, après avoir entendu une histoire fascinante (et alambiquée : car pour les oreilles des enfants il avait fallu l’expurger) sur le frère aîné de
son père, Raoul, son oncle Raoul qu’elle n’avait jamais vu de sa vie, qui habitait apparemment dans l’une des maisons les plus étranges qu’on pût imaginer, et qui y vivait assez heureux – ce fut la jolie Yolande qui s’exclama : « Notre malédiction, c’est que nous n’aimons pas comme il faut ! »
On la fit taire immédiatement. Et on l’enjoignit de ne jamais répéter une chose aussi bizarre, ni même la penser. Quelle idée ! Les Bellefleur, après tout, se glorifiaient de la profondeur, de la passion et de la longévité de leur amour. Mais elle chuchota à son frère Raphael, un peu effrayée : « Oh, mais si c’était la vérité…, si c’était la vérité…, et qu’aucun de nous ne puisse aimer comme il faut ! » Si grande était sa détresse, qu’on ne pouvait déterminer si elle était spontanée ou fabriquée ; car même toute petite Yolande avait toujours aimé l’exagération.
Le problème était, le drame était que personne ne voulait entendre parler des mariages merveilleux. La femme et le mari liés pour la vie, et vivant heureux ; ou du moins sans être malheureux ; qui s’en souciait ? Il y avait par exemple, en plein milieu du monde des enfants, l’exemple de Garth et de Little Goldie : pardonnés presque aussitôt pour s’être enfuis de façon aussi téméraire, ils avaient reçu une belle petite maison en pierre et en stuc et plusieurs hectares de terres boisées dans le village des Bellefleur, et la promesse d’un soutien financier aussi important que Garth le souhaiterait – bien que celui-ci, sûr de lui depuis peu, et débarrassé pour la première fois de son célèbre méchant caractère, déclarât qu’il gagnerait chaque centime du salaire que la famille lui versait pour sa participation à l’administration des fermes. Il y avait donc ces deux jeunes gens amoureux, le beau Garth et la ravissante Little Goldie, et tout s’était bien terminé ; mais que pouvait-on raconter à leur sujet ?
Par contre, il y avait beaucoup à dire sur les histoires d’amour malheureuses.
Et cela entraînait aussi des conflits. Les enfants étaient impressionnés par les querelles de leurs aînés qui se disputaient : qui avait aimé qui le plus, ou le premier, ou pourquoi une histoire d’amour avait mal tourné, si elle s’était envenimée de l’intérieur ou de l’extérieur, si cela faisait partie de la malédiction ou si c’était seulement un
malheureux accident… Si un amour avait été « tragique » ou tout simplement « honteux »…
Tout le monde avait entendu parler de la femme indienne onondagan avec laquelle Jean-Pierre avait vécu plusieurs années, et avec laquelle il était mort à Bushkill’s Ferry (elle s’appelait Antoinette – elle avait été baptisée catholique, et on lui avait donné le nom de Marie-Antoinette dont le fils, le Dauphin – le roi Louis XVII –, s’était, croyait-on, enfui dans les montagnes Chautauqua) ; leur union était considérée comme mauvaise, mais c’eût été bien pire si le vieillard avait effectivement
épousé la femme. Peu de gens étaient au courant de la liaison beaucoup plus scandaleuse que Jean-Pierre avait entamée à l’époque de son mariage avec la pauvre Hilda Osborne, de nombreuses années auparavant. Peut-être était-ce juste au moment de son retour de lune de miel (un voyage de deux mois dans le Sud, dont l’apogée avait été un bal grandiose en l’honneur des jeunes mariés dans Chapell Hall à Charlottesville en Virginie), ou peut-être cette liaison avait-elle commencé alors qu’il était encore fiancé : mais le plus scandaleux de tout, c’était qu’il avait pris pour maîtresse une femme du nom de Lucille qui traînait dans les camps de bûcherons et qui avait vécu avec des hommes successifs dans la région du lac Noir, de telle sorte qu’il se consacrait alternativement à cette femme des bois et à son épouse légitime Hilda, à Manhattan (où ils vivaient, grâce à la générosité des Osborne, dans la somptueuse demeure de pierre rouge construite à l’origine par l’aide de George Washington, le « baron de Steuben », et magnifiquement arrangée par les Osborne), et que les deux femmes – si différentes par leurs qualités, leur caractère, leur beauté, leur valeur ! – tombèrent enceintes de lui la même semaine. Lucille – « Brown Lucy » – resta un personnage obscur, énigmatique – peut-être le nom « Lucille » n’était-il même pas le sien – et on ne savait pas à quel moment de son ambitieuse carrière Jean-Pierre l’avait rejetée. En 1795, lorsque Hilda tenta pour la première fois de demander le divorce, on raconta qu’il avait une relation avec une femme du nord du pays, sans doute Lucille ; il y avait maintenant des enfants – au moins trois ou quatre, tous des garçons – mais comment (demandaient en riant Jean-Pierre et ses amis compatissants),
comment pouvait-on savoir avec certitude qui était le père de ces enfants,
quand la mère était une femme de mœurs aussi légères que « Brown Lucy » !… Quand Jean-Pierre fit campagne en 1797 pour entrer au Congrès, il avait laissé tomber Lucille, pour des raisons pratiques. (Et puis, expliquait-il quand il avait bu, à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, même à son fils Louis et à sa belle-fille Germaine,
il ne l’avait pas aimée plus que l’autre, sa femme : Hilda et Lucille n’étaient que des stratagèmes désespérés destinés à l’empêcher de se jeter dans le fleuve ou de se trancher la gorge parce qu’il avait perdu tout jeune homme la seule femme qu’il eût jamais aimée…)
On savait peu de chose sur les femmes de Harlan Bellefleur – il avait eu, disait-on, une brève liaison avec la veuve d’un cabaretier quelque part dans l’Ohio, et il avait connu successivement, semblait-il, non seulement une « épouse » chippewa de race pure, mais aussi une Haïtienne ; et dans les papiers chiffonnés qu’on trouva sur lui après sa mort, il y avait un message gribouillé à son « unique héritier » à La Nouvelle-Orléans, dont personne ne savait rien – sinon que, en tant que médiocre officier, en compagnie de Jean et de Pierre Laffite, dans la milice d’Andrew Jackson (composée de marins, de fusiliers venus de la forêt, de créoles, de Noirs de Saint-Domingue, et de pirates de Barataria), il avait eu l’occasion de passer quelque temps à La Nouvelle-Orléans à la fin de 1814 et dans les premières semaines de 1815. Mais il était peu probable, remarqua la veuve affligée de Louis, que Harlan eût laissé une veuve « légitime », et encore moins un héritier « légitime ».
Et il y avait Raphael, qui avait pris le bateau pour l’Angleterre afin de trouver une femme convenable : il en était revenu avec Violet Odlin, la fragile jeune femme (qui avait dix-huit ans à l’époque, tandis que Raphael en avait trente et un) dont la neurasthénie s’était aggravée à chaque grossesse (il y en eut dix en tout – mais seuls trois bébés avaient survécu). Ce fut peut-être un bon mariage. Personne ne le savait, car Raphael et Violet échangeaient rarement une parole en public ; en fait, au bout de huit ou neuf ans de mariage on les voyait rarement ensemble, sauf à l’occasion d’événements publics, de caractère social : ils se témoignaient alors une extrême courtoisie, avec l’amabilité qui existe normalement entre des étrangers qui, convaincus de ne pas pouvoir s’entendre, font assaut de gentillesse.
(À en juger d’après le portrait qui restait, Violet Odlin avait un genre de beauté fragile, effacée, à fleur de nerfs, et sa robe de mariée, avec ses centaines de perles et son voile de deux mètres et demi de long en dentelle belge, avait une taille si étroite – quarante centimètres – que la jeune femme qui l’avait portée devait être à peine plus grosse qu’une enfant. Ce fut en vérité la seule robe de la famille que Christabel put porter à
son mariage, et même alors il fallut la comprimer assez brutalement pour lui permettre d’y entrer.)
La tragédie de l’« union amoureuse » de Samuel Bellefleur était célèbre bien que les Bellefleur eussent tenté de la garder secrète, et jusqu’à ce jour il arrivait qu’un adulte soucieux se demandât tout haut, quand un enfant se conduisait mal, s’il n’allait pas lui aussi passer de l’autre côté. (L’expression grossière se coller avec des nègres était parfois aussi employée.) Le mariage de Hiram avec la malheureuse Eliza Perkins ne dura guère plus d’un an, mais on n’avait jamais pu dire, même au début, qu’il s’agissait d’un mariage d’amour ; et bien que l’union fatale de Della avec Stanton Pym eût été un mariage d’amour, du moins si l’on en croyait son témoignage, elle prit fin brutalement et tragiquement, sinon accidentellement, au bout de quelques mois à peine. Et puis il y avait Raoul, dont personne n’osait parler à voix haute.
Le plus extraordinaire de tous, cependant, fut le « mariage d’amour » de la pauvre Hepatica Bellefleur.
Hepatica avait vécu à une époque très lointaine, mais on rappelait souvent son exemple lorsque les jeunes filles Bellefleur voulaient en faire à leur tête. Tu sais ce qui est arrivé à Hepatica !… disaient leurs mères. Et même la plus audacieuse des filles se calmait alors.
Hepatica était une jeune fille de seize ans très jolie, et très gâtée, lorsqu’elle tomba amoureuse de l’homme qui se faisait appeler Duane Doty Fox. (Lorsque, par la suite, Jérémie fit la connaissance de parents du légitime Duane Doty – le spéculateur foncier du Wisconsin et le juge d’assises d’un certain renom –, ils affirmèrent ne jamais avoir entendu parler de « Duane Doty Fox ». Ce qui n’avait rien de surprenant.)
Rayonnante, d’humeur égale, parfois un peu puérile, Hepatica avait une longue chevelure ondulée d’une couleur très semblable à celle de Yolande, et elle aimait mitonner, aussi souvent que la cui
sinière le lui permettait, des plats compliqués et fantaisistes de son invention – une mousse aux coquillages et à la crème fouettée, une crème sabayon très sucrée, une tarte aux ananas et au beurre de cacahuètes dont les enfants raffolaient encore aujourd’hui ; et, bien sûr, étant une jeune héritière fortunée, et extrêmement jolie, elle avait d’innombrables prétendants, dont plusieurs jeunes gens très désirables (et d’autres qui n’avaient plus la jeunesse mais étaient non moins désirables pour diverses raisons pratiques) : mais sans se donner la peine d’en demander la permission à ses parents, elle les évinça tous avec grossièreté. Je ne me marierai jamais, dit-elle avec une petite moue dégoûtée ; je ne veux pas de toutes ces
histoires.
Mais, un chaud après-midi d’avril, alors qu’elle revenait du village (où elle allait souvent rendre visite à la fille du pasteur – la seule jeune fille du voisinage dont l’infériorité sociale n’était pas trop gênante), elle aperçut, travaillant avec un petit groupe d’ouvriers le long de la route, un jeune homme très insolite. Il était grand – torse nu – il portait un chapeau de paille rabattu sur son front – et quand la calèche des Bellefleur passa il leva lentement la tête, avec le calme serein d’une créature sauvage, totalement inapprivoisée, qui n’avait pas encore appris la souffrance entre les mains des hommes : et il dévisagea Hepatica dans sa robe jaune à pois et coiffée de son bonnet. Aucun autre homme de la région n’eût osé la regarder de cette façon ; même les petits enfants qui vivaient dans les environs du château savaient qu’il ne fallait pas dévisager les Bellefleur.
Comme il avait l’air bête, se dit Hepatica, sans chemise, luisant de transpiration, la poitrine velue, le poil frisé – c’était d’un merveilleux comique ! (Car le spectacle d’un homme torse nu était extraordinaire, particulièrement sur la route au bord du lac – qui était presque une route privée des Bellefleur, bien que théoriquement elle fût ouverte à tout le monde. Très insolite, se dit Hepatica. Très étrange.)
Elle vit aussi qu’il était beau, bien qu’il eût la peau sombre ; et qu’il fût barbu (elle n’était pas du tout sûre d’aimer les barbes). Elle continua de le revoir pendant des jours, abaissant sa pioche pour la regarder, le visage large, puissant et très bronzé, les yeux très sombres ; sombres mais brillants ; brillant d’un éclat
intense – ou elle se l’imaginait. Il ne servait à rien de parler de lui et de le ridiculiser, devant
tous ceux qui pouvaient l’écouter, car elle pensait à lui sans arrêt, il occupait tout le temps son esprit, et à la seule suggestion d’une promenade au village, ou même jusqu’au lac, son cœur tressaillait et elle manquait s’évanouir.
Alors qu’une jeune fille plus modeste (ou du moins plus prudente) eût attendu de rencontrer le jeune homme une seconde fois, par hasard, Hepatica, agissant avec une impétuosité obstinée qui eût mieux convenu, sans doute, à l’un de ses frères, interrogea les domestiques et les villageois, et apprit bientôt que le jeune homme, arrivé récemment dans la région (on pensait qu’il venait du Canada, et avait auparavant vécu quelque temps dans le Wisconsin), était aide-forgeron et ouvrier saisonnier dans le village ; et il s’appelait Duane Doty Fox.
Avait-il une famille ? demanda l’effrontée jeune fille. Avait-il une femme ?
Apparemment il n’avait personne – absolument personne. On ne savait même pas où il vivait exactement.
Ah, mais n’habitait-il pas au village ? demanda Hepatica.
Il travaillait au village mais il habitait, croyait-on, dans les bois. Un homme étrange, silencieux, hostile… qui avait cependant la réputation d’être un excellent travailleur.
Ainsi, une belle journée de printemps, Hepatica se rendit-elle à pied au village, accompagnée par une jeune servante qu’elle envoya faire une course d’une futilité embarrassante, et, toute seule, sans nulle crainte, elle se dirigea tout droit vers l’atelier du forgeron (où sa famille n’allait jamais, car à l’époque les Bellefleur avaient leur propre forgeron), et fit la rencontre de Duane Doty Fox. L’histoire ne dit pas de quoi ils parlèrent cette première fois – la conversation dut être tendue et maladroite – Hepatica
devait être un peu gênée – bien qu’elle eût peut-être simplement (elle était merveilleusement pleine d’invention et d’imagination, et disait des mensonges avec un talent si charmant qu’ils paraissaient toujours sans gravité) bavardé au sujet de son poney préféré et raconté qu’il avait besoin de nouveaux fers. Ou peut-être l’interrogea-t-elle sur le Canada, lui demandant quelle sorte d’Indiens et de bêtes sauvages vivaient là-bas ; ou sur le Wisconsin ; ou bien elle voulut savoir ce qu’il pensait
du nouveau président ; ou elle dit la première chose qui lui passait par la tête.
Ils se rencontrèrent donc, et tombèrent amoureux. Hepatica Bellefleur et l’étranger basané connu seulement sous le nom de Duane Doty Fox : et l’ingéniosité précoce de Hepatica fut telle qu’ils réussirent à se rencontrer cinq ou six fois (toujours dans les bois, ou près du lac Noir, à un endroit peu fréquenté ; une fois sur la falaise du torrent Sanglant, très haut au-dessus de l’eau) sans éveiller les soupçons de la famille. Au moment précis où les premiers ragots parvinrent au manoir, Hepatica, les yeux brillants, fit venir Fox au château et le présenta comme son futur mari. Sa petite main blanche blottie dans son énorme poing tout noir – sa chevelure bouclée couleur de blé contre son épaule. Ce n’était même pas une question d’amour, dit carrément Hepatica. Mais une question de besoin. Ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre et c’était comme ça…
La famille fit des objections, comme on pouvait s’y attendre. Mais Hepatica, disant peut-être la vérité, ou peut-être pas, chuchota simplement quelque chose à l’oreille de sa mère ; un mot fébrile, secret, et sans surprise. Les fiançailles eurent donc lieu. Puis le mariage – un mariage dans l’intimité auquel n’assistèrent que quelques membres de la famille Bellefleur, dans la vieille chapelle du manoir.
Tu es heureuse ? demandèrent avec envie les cousines de Hepatica.
Il lui suffit de sourire, en montrant ses ravissantes dents blanches, et elles connurent la réponse. Mais il y avait quelque chose d’inquiétant (ou du moins, elles aimèrent à le dire par la suite) dans l’intensité du sentiment qui l’animait… Il paraissait excessif, exacerbé, malsain. Il n’y avait qu’à voir cette grosse brute noire serrer la main de sa jeune épouse dans la sienne, et sourire avec cette expression hésitante mais d’une sensualité évidente !… Simplement à se trouver près du couple, on sentait la passion effrénée de leur « amour »…
Les Bellefleur se montrèrent cependant généreux, et donnèrent aux jeunes époux une petite ferme dans les collines, au bord de la rivière du Vison, en promettant d’aider Fox chaque fois qu’il le demanderait, et assurant – tacitement, mais très clairement – à Hepatica qu’elle pouvait revenir n’importe quand. (Car elle n’était pas la première Bellefleur à s’être mariée sur un coup de tête. Et elle pouvait fort
bien, comme d’autres avant elle, se réveiller un matin en découvrant son erreur.)
Le temps passa : des semaines, des mois, et presque une année. Le jeune couple ne sortait pas. Ils étaient fréquemment invités au manoir, mais jamais ils ne venaient. Les parents de Hepatica en eurent le cœur brisé ; puis ils éprouvèrent de la colère, ils en perdirent la tête ; et ils eurent de nouveau le cœur brisé ; mais que faire ? Ils allaient à la ferme aussi souvent qu’ils l’osaient (n’y étant pas invités), et passaient une heure creuse avec Hepatica, qui paraissait n’avoir changé ni dans son allure ni dans son comportement, et qui affirmait qu’elle adorait être une femme de l’ancien temps et faire elle-même sa cuisine, sa pâtisserie et son ménage. (Pourtant la maison était d’une propreté douteuse. Et le cake qu’elle offrit à ses parents, avec du thé servi dans des tasses de sèvres déjà ébréchées, avait un goût de saindoux – rien à voir avec les friandises qu’elle préparait à la maison.) Duane Doty Fox restait à travailler dans les champs. Ou dans la grange. Il travaillait. Torse nu, avec son chapeau de paille crasseux posé négligemment sur sa tête, dans des bottes pleines de fumier. Il se contentait de saluer ses beaux-parents de sa grosse main, puis disparaissait dans l’embrasure d’une porte, s’éloignant par indifférence ou par timidité. Quel homme grossier, leur nouveau gendre ! Quel malappris, à peine humain !
Puis l’un des oncles de Hepatica rencontra Fox dans un magasin au bord du lac, et fut stupéfait par son apparence : il n’avait pas gardé du fiancé de sa nièce le souvenir d’un homme aussi noir de peau et aussi poilu. Et c’était un ours : il marmonnait ses paroles d’une voix si gutturale que le commerçant le comprenait avec difficulté. Ses épaules musclées étaient un peu voûtées, il avait le cou épais, et la barbe tout emmêlée. Pis encore, il répondit à peine au salut courtois de l’oncle. Il émit un son nasal, mi-grognement, mi-feulement… et ce fut tout.
Imaginez, un homme aussi primitif avait épousé une fille Bellefleur !…
Pendant le long hiver ils restèrent chez eux, mais peu après la première fonte des neiges Hepatica arriva au manoir, seule – elle était juste venue leur rendre visite pour l’après-midi, dit-elle, et elle ne voulait pas qu’on en fît toute une histoire. Bien qu’elle se lançât dans un bavardage ininterrompu – charmante, puérile, divertissante comme
toujours –, elle était visiblement malheureuse, et des cernes foncés se dessinaient tristement sous ses yeux. Mais à toutes les questions elle répondait avec la même insouciance brillante, disant seulement qu’il était dommage que Duane ne se laissât pas convaincre de venir – mais il était tellement,
tellement timide – il espérait qu’ils comprendraient.
(Hepatica était-elle enceinte ? Ils ne pouvaient le lui demander, et elle n’y fit aucune allusion. Mais elle était angoissée par quelque chose, malgré sa conversation frivole.)
De temps en temps les Bellefleur rencontraient Fox dans la région, et au début son allure grossière, qui rappelait de plus en plus celle d’un ours, devint un sujet de plaisanterie. C’était peut-être la cuisine de Hepatica ? Ou avait-il toujours eu tendance à être fort ? Peut-être sa barbe n’était-elle pas plus touffue qu’avant, mais maintenant des poils poussaient sur sa gorge, et sûrement aussi sur ses épaules. Il y en avait de grosses touffes sur le dos de ses mains. Ses yeux, qui paraissaient autrefois avoir une dimension normale, autant que tout le monde s’en souvînt, avaient maintenant l’air petits et rapprochés ; et même assez stupidement cruels. (Buvait-il ? Était-il saoul quand ils le rencontraient ? Il passait devant eux ou s’écartait, souvent sans même un grognement pour les saluer.) Ils se moquaient de son nom
1, disant qu’il n’avait pas la beauté d’un renard ordinaire ni même d’un renard argenté ; il n’avait pas la grâce pleine d’intelligence du renard. Ses cheveux, tout graisseux, ressemblaient à de grosses plumes d’oie noircies. Et son nez… son nez ne s’était-il pas un peu aplati ?…
Ou bien imaginaient-ils tout cela ? (Car les Bellefleur, malgré leur affection pour Hepatica, ne pouvaient s’empêcher de faire des plaisanteries grossières ; et – ils l’admettaient facilement – ce type de raillerie nécessitait une certaine déformation de la réalité humaine.)
Hepatica venait voir sa mère de plus en plus souvent, et quelquefois elle se mettait à pleurer à peine arrivée ; mais jamais elle n’expliquait ce qui n’allait pas. Si on lui demandait pourquoi elle pleurait elle répondait légèrement : Oh, je me sens triste, c’est tout ! ou : Je suis une idiote, j’ai toujours été idiote, n’est-ce pas, ne faites pas attention à moi !
Mais ils remarquèrent qu’elle avait maigri (et elle avait toujours été un petit être nerveux et fragile), qu’elle avait des clignements d’yeux très rapides quand elle parlait, et regardait souvent par la fenêtre. Son poignet et son cou portaient des meurtrissures. Il y avait une longue égratignure bizarre qui parcourait le dos de sa main gauche. Oh, ce n’est qu’une griffure de chat ! dit-elle en riant. N’y faites pas attention.
Un jour sa mère lui demanda si elle n’avait pas envie de revenir habiter au manoir. Sa chambre l’attendait, inchangée ; elle pouvait au moins rester quelques nuits ; et on pourrait peut-être discuter de tout…
Mais il n’y a rien à « discuter », répondit-elle distraitement. J’aime mon mari et il m’aime. C’est tout.
Il t’aime…, il t’aime vraiment ?
Oh, oui.
Et tu l’aimes ?
Euh !… oui.
Tu l’aimes ?
Oui.
Hepatica ?…
J’ai dit oui.
Elle parlait d’un ton énergique mais avec un air troublé. Comme si elle n’avait pas su exactement quoi dire… mais seulement ce qu’il convenait de dire.
En quittant le manoir elle se tourna vers sa mère et l’étreignit, et parut sur le point d’éclater en sanglots ; mais elle se contrôla.
Je ne sais pas, maman, si quelque chose ne va pas. Je n’ai jamais été mariée avant, murmura la pauvre enfant.
Après cela elle resta des mois sans revenir. Quand son père et l’un de ses frères montèrent la voir, Fox vint à leur rencontre dans l’allée et leur dit, ou parut dire (car ils eurent peine à comprendre ses paroles mal articulées) que Hepatica « se reposait » et « ne voyait personne ».
Il était maintenant évident que Fox avait considérablement changé. On ne pouvait plus lui trouver de charme, même en cherchant bien. Il avait les dents noircies par le tabac, dégageait une odeur fétide de
charogne, des touffes de poils inquiétantes poussaient sur le dos de ses mains et sur ses pommettes, et ses sourcils, qui avaient toujours été épais et menaçants, s’enchevêtraient dans tous les sens. Ses cheveux gras retombaient sur ses épaules massives, durcies par les muscles ; ses petits yeux cruels cerclés de rouge brillaient comme ceux d’une bête sauvage.
C’était une bête sauvage. Brusquement il apparut clairement – le père et l’oncle de Hepatica s’en rendirent compte au même instant –, très clairement, que la jeune fille avait épousé une bête féroce.
En fait, c’était un ours.
Un ours noir. (Bien qu’il mesurât quelques centimètres de plus que l’ours noir adulte. Et que sa bouche ne se fût pas encore allongée comme un museau.)
Sans le savoir, la malheureuse innocente était tombée amoureuse d’un ours noir, et l’avait épousé.
Ils s’en allèrent, bouleversés. Et ils rentrèrent à la maison, où ils ne parlèrent de rien d’autre. Pour convaincre les autres (qui n’en avaient bien entendu nullement besoin) ils imitèrent le mari de Hepatica, se voûtant et grognant comme lui, les bras ballants, plissant les yeux d’un air sanguinaire. Ils grognèrent que Hepatica se reposait et ne voyait personne ; ils ébouriffèrent leurs cheveux avec violence et firent bouffer leur barbe. Ils l’imitaient si bien – cet ours à demi humain – que c’en était effrayant.
Car c’était un ours noir. Si improbable, si incroyable que cela parût. Un ours noir qui poussait le cynisme jusqu’à se faire appeler « Fox » !… Et que pouvaient-ils faire, pour sauver la pauvre Hepatica ?
(« Que croyez-vous qu’ils firent ? » demanda-t-on aux enfants Bellefleur. Au début ils ne répondirent pas – ils fixèrent le feu en fronçant les sourcils – peut-être effrayés – puis l’une des filles dit dans un murmure : « Ils lui ont fait la chasse, à cet ignoble animal ! »)
Ils lui firent donc la chasse ; mais pas tout de suite.
Pas tout de suite. Ils avaient besoin d’être sûrs. Et ils ne voulaient pas mettre Hepatica en danger.
Elle ne revint pas au manoir, cependant, et à mesure que passaient les semaines les Bellefleur (qui étaient obsédés par la tragédie de leur
fille) devinrent de plus en plus exaltés. Bien que Hepatica eût paru inflexible dans son amour pour lui, et plus encore au sujet de la passion qu’éprouvait pour elle son mari, il était clair qu’il fallait faire quelque chose ; elle ne pouvait rester mariée à un ours : ils devaient la sauver.
Finalement, presque à l’insu de leurs parents, un groupe de jeunes Bellefleur et de leurs amis prit un soir le chemin de la ferme, leurs fusils de chasse en travers de leurs selles. Ils descendirent de cheval environ un kilomètre avant la maison, prenant garde à marcher contre le vent ; ils étaient beaucoup plus prudents que s’ils avaient chassé un ours ordinaire. Pourtant, l’Homme-Ours avait dû les sentir approcher, car lorsqu’ils surgirent dans la ferme il avait quitté son lit et s’avançait vers eux en titubant, montrant ses dents en un horrible grognement qui se transforma en un hurlement. Il était nu, bien sûr – mais couvert d’une épaisse toison graisseuse – il avait des poils partout, même sur les orteils –, couvert d’une épaisse fourrure noire. Ils tirèrent sur lui. Mais il continua de s’approcher. Les frappant de ses grosses mains griffues, il réussit à labourer méchamment la joue de l’un des hommes, il en blessa un autre à l’œil. Jamais ils n’avaient entendu un hurlement aussi lugubre, affirmèrent-ils par la suite.
Ils vidèrent en tout le contenu de six fusils à deux canons sur lui, deux d’entre eux tirant à bout portant, avant, sembla-t-il, qu’il ne mourût enfin.
(Et l’ourson, et l’ourson ?… Qu’ont-ils fait de l’ourson ?
Il n’y avait pas d’ourson, jurèrent-ils.
Mais il fut révélé, des mois ou même des années après, qu’il y avait eu un ourson ; et qu’ils avaient dû le tuer aussi. Bien que les jeunes gens ayant participé à l’attaque l’eussent toujours nié.
Il n’y avait pas d’ourson ?
Il n’y avait pas d’ourson.
Et qu’est devenue Hepatica ?
Elle se retira du monde, et finit par entrer dans un couvent français de l’ordre de Notre-Dame-du-Mont-Carmel – au grand chagrin de ses parents, qui étaient vivement anticatholiques.)
1. Fox : Renard. (
N.d.T.)