Le clavicorde
Contrairement à la rumeur, et à la conviction amère et éternelle de son mari, ce ne fut pas l’épisode de Hayes Whittier qui plongea Violet Bellefleur dans une mélancolie rêveuse qui s’acheva par son suicide (on disait « mettre fin à ses jours », comme s’il s’agissait de « prendre » le manchon de fourrure de quelqu’un d’autre ou une tranche supplémentaire non méritée de gâteau) une nuit glacée de septembre ; ce ne fut pas même la neurasthénie provoquée, ou aggravée, par ses multiples grossesses et fausses couches. Ni la perversité de la malheureuse femme. (« Perversité » étant le terme employé par son mari. Raphael se mit à l’employer de plus en plus fréquemment à mesure que passaient les années, car cela l’aidait à expliquer, et à condamner, la passion de sa sœur Fredericka pour une secte protestante imbécile ; l’inexplicable désir de mourir de son frère Arthur – ce qu’il réussit à faire, à Charlestown, en essayant d’enlever le cadavre de John Brown afin de l’emporter dans le Nord où les partisans comptaient le ressusciter avec une pile galvanique ; le comportement de ses fils Samuel et Rodman ; le climat politique de la région ; et les oscillations du marché mondial du houblon qui, lorsqu’elles lui étaient favorables, étaient « saines », et « contrariantes » dans le cas contraire.)
Ce ne fut pas non plus l’amour. Pas l’amour dans son sens ordinaire. Car l’amour entre un homme et une femme non apparentés par le sang eût nécessairement pris un caractère érotique ; et, dans le
monde de Violet, il n’y avait pas de place pour l’érotisme en dehors du mariage. Et bien sûr elle était mariée. Elle était extrêmement mariée. Elle n’eût jamais pensé, du temps où elle était jeune fille dans la maison de ses parents à Warwick, qu’on pût être mariée à un point aussi
extrême.
Tamas aussi était marié – ou il l’avait été. Bien qu’il semblât si jeune et eût des manières aussi naïves, aussi ignorantes. On racontait que sa femme l’avait quitté quand leur bateau de Liverpool avait accosté le quai de New York (ils étaient venus à Liverpool de Londres, à Londres de Paris, à Paris de Budapest, où ils étaient nés tous les deux) ; on raconta encore que sa femme avait refusé de prendre le bateau avec lui, et était restée. Dans une version de l’histoire surprise par Violet (qui jamais, vraiment jamais, n’écoutait aux portes, et encore moins les conversations de sa domestique) la jeune femme l’avait trompé avec d’autres hommes parce qu’elle avait honte de son « bégaiement ». Dans une autre version, pas plus plausible, ce « bégaiement » avait été provoqué par sa trahison. Violet remarqua, sans chercher à l’interpréter, qu’en sa présence les difficultés de langage de Tamas étaient telles qu’il semblait être sur le point de s’étrangler et qu’il devenait rouge comme une tomate à un point inquiétant ; aussi il n’y eut rien de surprenant à ce qu’il cessât bientôt complètement de parler, ni à ce qu’il laissât des mots ou des questions que lui transmettaient ses serviteurs, lorsqu’il avait besoin de communiquer avec elle à propos du clavicorde qu’il était chargé de fabriquer. Jamais il n’avait l’occasion de parler avec Raphael, et il ne le vit pas plus de deux ou trois fois, toujours à distance, car bien sûr ce dernier ne l’avait pas engagé directement. On pouvait supposer que ce jeune homme timide, avec sa pomme d’Adam saillante, ses vêtements collants et, bien sûr, son bégaiement si gênant (bien que le médecin personnel de Violet, le docteur Sheeler, crût qu’il s’agissait d’un trouble de la parole) était terrifié par le maître du manoir des Bellefleur. Que lui, Tamas, avait l’audace d’éprouver certains sentiments – certains sentiments incontestables – pour la jeune épouse du maître ; qu’il osait seulement penser à elle en travaillant avec amour à la construction du clavicorde : tout cela eût paru aussi scandaleux à Tamas qu’à Raphael Bellefleur lui-même.
Ce fut par l’intermédiaire de Truman Geddes, le membre républicain du Congrès, celui qui abattit, en la compagnie de Raphael et sur ses terres, le dernier élan des Chautauquas (en 1860 – quoique bien sûr personne ne sût à l’époque que c’était le
dernier, ou l’un des derniers élans), que Tamas vint au manoir des Bellefleur pour construire le clavicorde de Violet. Elle avait exprimé, à demi sérieuse, le désir de posséder un instrument musical dont il fût « facile » de jouer. Truman se tourna donc vers Raphael et dit que
sa femme et ses filles s’amusaient énormément à taper sur un curieux instrument au son grêle qui ne comprenait guère plus qu’un clavier et des cordes, et qui s’appelait, croyait-il, un
clavicorde. C’était un joli petit objet, une œuvre d’art, que leur avait fabriqué un jeune Hongrois qui était l’employé d’un ébéniste de Nautauga Falls. Truman dit qu’il n’osait pas s’installer lui-même devant l’instrument, parce qu’il était trop délicat : c’était un instrument de femme. Et, malgré sa grande beauté, il n’avait pas coûté très cher.
Tamas fut donc amené au manoir des Bellefleur, pour construire un clavicorde pour Violet, et ajouter des tiroirs, des rayonnages et des meubles de rangement ici et là dans le château, dans des pièces que Raphael jugeait encore inachevées. La première fois qu’il vit Violet Bellefleur il pensa qu’elle faisait partie du personnel de la maison – sinon une bonne, du moins une gouvernante – car la jeune femme portait un chemisier gris simple avec des manches gigot et une jupe longue, et une montre de gousset suspendue à une chaîne autour de son cou, et elle se comportait avec timidité, presque comme une enfant. Elle était frêle ; son visage était presque trop étroit, particulièrement au niveau du menton, pour être considéré comme joli ; elle avait des yeux intenses, qui laissaient souvent apparaître au-dessus de l’iris un fin croissant blanc. Qu’elle fût indéfinissablement, peut-être irrémédiablement
malade paraissait en quelque sorte évident, bien qu’en présence de Tamas (en fait, en présence de n’importe lequel des domestiques) elle se tînt avec une magnifique précision, et que sa voix, si basse fût-elle, ne tremblât jamais. Il était rare de la voir avec ses enfants, qui étaient pourtant grands et ne mettaient pas ses forces en danger. Quand Tamas apprit que la maîtresse du manoir des Bellefleur était un être d’une qualité profondément spirituelle il crut
deviner, sur son visage, ou rayonnant peut-être autour de sa chevelure (qui était d’un châtain très ordinaire, mais belle et lustrée, coiffée à la française, en une torsade parsemée de perles, de boules d’ambre, et parfois même de lis des vallées), une aura de grâce, empreinte de surnaturel, très différente de tout ce qu’il avait vu auparavant, sauf dans les tableaux de Botticelli ou de certains artistes allemands anonymes de la période médiévale.
« La maîtresse est toujours malade, lui dit l’intendant, avec un drôle de sourire, et nous savons ce que cela signifie.
– Eh bien… qu’est-ce que cela signifie donc ? demanda Tamas.
– Oh, nous le savons bien.
– Oui, mais quoi ?
– Ces dames qui se plaignent toujours d’avoir mal à la tête et d’être essoufflées… qui veulent coucher seules… »
Tamas se détourna brusquement. Et il dit, au bout d’un moment, d’une voix si affermie par la colère que son bégaiement avait pratiquement disparu : « Je refuse d’écouter des ragots de bas étage. »
L’intendant fut ainsi réduit au silence, et convenablement.
Ce ne devait pas être une histoire d’amour très définie, peut-être pas du tout une histoire d’amour.
Car l’amour n’était pas en cause. Entre Violet et le jeune Hongrois l’amour n’était pas en cause puisqu’il n’existait pas même en pensée ; il n’existait pas en pensée parce qu’il n’avait pas été exprimé par une parole.
Violet avait certainement perçu, en la présence du jeune homme (elle lui rendait souvent visite dans son atelier au fond de la loge du gardien) que quelque chose – que quelque chose allait de travers. Il y avait une sorte de déséquilibre, particulièrement excitant. Le fait qu’il lui adressât rarement la parole rendait la situation d’autant plus bizarre. Bien sûr il était poli, aussi courtois que n’importe quel membre de sa propre classe sociale, bien qu’il évitât son regard, et qu’en lui montrant les plans qu’il avait dessinés pour l’instrument il restât très éloigné d’elle, à un mètre ou un mètre cinquante de distance. C’était comme s’il pouvait brusquement se passer quelque chose : une forte brise allait repousser à l’intérieur une porte de verre
et la briser ; une araignée ou un cafard ( malheureusement, même le magnifique manoir des Bellefleur avait des cafards) allait surgir et se mettre à courir sur une tapisserie ancienne. Violet avait perçu l’agitation de Tamas mais elle n’en laissa rien paraître, venant le voir vêtue de simples robes-chemisiers, dégageant un parfum de muguet. Elle aimait regarder ses mains habiles (qui n’étaient pas minces, comme elle l’avait imaginé – en avait-elle rêvé ? – mais fortes, des mains de paysan, avec des doigts aux bouts carrés et des ongles courts) ; elle suivait la lente construction de l’instrument avec un étrange plaisir contenu. Bien sûr il y avait d’autres instruments de musique dans le château, une multitude, y compris un beau piano à queue, sur lequel elle pouvait jouer la demi-douzaine de petits morceaux qu’elle savait, mais le clavicorde serait
à elle. Tamas lui avait demandé de choisir le bois qu’elle voulait (surtout merisier, et du bouleau pour l’intérieur ; les gracieux pieds recourbés de l’instrument et son banc assorti seraient en plaqué chêne) et il avait exprimé, avec sa difficulté habituelle, beaucoup de plaisir à la voir préférer le noyer à l’ivoire pour le clavier. Ce serait l’objet le plus rare, le plus unique. Voudrait-elle des ornements d’ivoire, d’or et de jais ?… Il parut immensément heureux, et excité, lorsqu’elle lui dit qu’il devait suivre son idée – elle s’y connaissait très peu, et s’en remettait à lui.
Elle venait à son atelier, sa mince silhouette se détachait sur un fond de soleil, dans l’embrasure de la porte, ses cheveux brillaient. Tamas était si silencieux que Violet, malgré sa réserve habituelle, avait tendance à bavarder. Elle lui parlait de son amour pour les petits objets travaillés avec un soin méticuleux par des artistes comme lui – nés en Europe – ayant le respect de la beauté – et de son caractère sacré. Elle lui parlait, sans se soucier des sons inarticulés qu’il émettait en guise de réponse, de son enfance à la campagne – de la modeste propriété de son père – des leçons de musique qu’elle et ses sœurs avaient prises, malgré l’importance de la dépense – de son enthousiasme d’amateur pour Scarlatti, Bach, Couperin, Mozart, les nocturnes de John Field, et les morceaux « plus faciles » de Chopin. Quel dommage, disait-elle, qu’il n’eût jamais pris de leçons de musique lui-même, car il éprouvait visiblement un tel amour, un tel sentiment, pour l’instrument qu’il construisait… Il semblait si fragile et
délicat, et pourtant elle savait qu’il aurait une puissance extraordinaire. Un bel objet. Quel miracle, vraiment, qu’un être pût le créer avec ses mains : de simples mains
humaines !
Courbé sur son établi le jeune Hongrois fit une pause, sans regarder Violet, et murmura une sorte d’assentiment. Ses lèvres minces formèrent une grimace timide qui n’était pas un sourire, mais il était manifestement très ému.
Les jours passèrent donc, puis les semaines. Et un jour Violet suggéra qu’on emportât le clavicorde – qui était maintenant presque achevé – dans son salon, et que Tamas y poursuivît son travail, afin d’être mieux à même de juger de la sonorité et de la force de l’instrument à l’endroit où elle en jouerait. Elle était si impatiente, dit-elle, de le voir là…
Tamas se redressa, l’air alarmé. Bien que son visage étroit, si pâle dernièrement, n’en laissât rien paraître. Au bout d’un moment il hocha la tête ; il ferait, bien sûr, ce qu’elle désirait ; cette requête dut lui faire plaisir, car une rougeur intense se répandit lentement sur son visage, puis sur son cou. Un minuscule tournevis lui tomba des mains et glissa dans la pile de copeaux de bois à ses pieds.
Le clavicorde était maintenant presque terminé, placé devant la fenêtre basse en saillie dominant le jardin muré où, illuminé par les rayons de soleil qui transparaissaient à travers la vitre ancienne aux déformations subtiles, parsemée de bulles presque microscopiques, il prenait une beauté surnaturelle, presque féroce. Le merisier étincelait. Et les touches de noyer. Et l’or et le jais. Tamas accepta les nombreux compliments prononcés en sa présence en inclinant la tête d’un geste chaste et poli, sans dire un mot ; si l’intendant si dur, ou l’un quelconque des domestiques, suggérait qu’il lui fallait vraiment
beaucoup de temps pour faire ce petit objet délicat, il se détournait et ne répondait pas. Il avait renoncé à la parole depuis quelques semaines. Et malgré l’habileté de ses mains, et sa capacité à travailler inlassablement pendant de longues heures (il restait parfois dix heures d’affilée sans s’arrêter), il n’allait visiblement pas bien. Sa peau avait pris un éclat translucide, et semblait briller, comme sous l’effet de la chaleur ; il avait perdu une quantité de poids effrayante, et ses vête
ments flottaient sur son grand corps voûté ; quand il n’était pas en train de travailler au clavicorde on voyait que ses mains tremblaient. Les employés de la cuisine plaisantaient sur son absence d’appétit, disant qu’ils en connaissaient la raison exacte.
Il se levait à l’aube, et allait immédiatement dans le salon, où, baigné par la lumière du sud-est, le clavicorde rayonnait de son extraordinaire beauté. Il ne mesurait pas plus de un mètre de haut, et le banc serait nécessairement bas, il en ferait un objet aussi délicat et élégant que possible, le montant sur des pieds recourbés et gracieux en plaqué chêne qui donneraient l’impression subtile d’être garnis de rameaux de vigne. Une quantité prodigieuse de travail… Et il avait brusquement pensé l’autre jour, en observant en cachette les petites mains de sa maîtresse, et en estimant qu’elle ne pouvait sans doute atteindre plus de l’intervalle d’une septième, qu’il faudrait refaire le clavier tout entier : diminuer chaque touche, et la biseauter, afin qu’elle puisse atteindre une dixième (il devenait soudain ambitieux, et même audacieux). Des semaines de labeur méticuleux étaient encore nécessaires.
Quand il transmit son message à Violet, dans une lettre composée avec soin, elle le surprit en levant les yeux vers lui, très inquiète. Et en disant, bégayant presque elle-même : « Mais… mais… mais je croyais, Tamas, que mon clavicorde était presque fini… Je croyais qu’il serait terminé cette semaine… »
Il secoua la tête avec impatience, en rougissant.
Elle le fixa. Un moment elle ne sut que dire : le jeune Hongrois, qui était toujours si docile, si aimable, penché sur son travail avec une telle concentration qu’on se rendait compte qu’il s’agissait d’une tâche sublime, sacrée, paraissait maintenant plein de défi et de colère. Sa pomme d’Adam remonta, il avala sa salive et passa sa langue sur ses lèvres sèches, son haut front pâle luisant de transpiration. Il secoua la tête. Non, non, non. Non. Non.
« Mais je… je ne suis qu’une musicienne amateur… je joue pour mon seul plaisir, dit Violet, joignant les mains devant elle comme pour l’implorer, et bien sûr je n’ai pas vraiment de talent…, j’ai seulement de l’amour pour… pour le son… pour l’
activité… pour la pureté de… de… Si je n’arrive pas à atteindre une note je me contente de
la sauter ou de déplacer ma main, vous savez, et ça ne fait aucune différence…
vraiment aucune… Enfin, je n’ai l’intention de jouer que pour moi. Pas même pour des amis proches, ni… »
Tamas commença à parler, mais ses mots étaient étranglés, et ses yeux sortaient d’une manière effrayante de ses orbites assombries ; aussi se contenta-t-il de secouer la tête de nouveau, sévère comme un maître d’école auquel ses élèves ont désobéi.
« Mais, Tamas, le clavicorde est si beau…, je suis si impatiente d’en jouer… Et comment vais-je l’expliquer à mon mari, qui pense que c’est presque… »
Tamas reprit la lettre qu’elle tenait de ses doigts tremblants et écrivit d’une écriture ferme, d’une grosseur inhabituelle : il doit être parfait. pas de compromis. autrement… je l’écraserai à coups de hache !!!
Violet donna son accord, et ne dit rien à Raphael. Et le travail de création du nouveau clavier commença.
Les semaines passèrent. Le nouveau clavier, plus petit, apparut, et il était aussi beau, et peut-être plus même, que le premier, et quand chaque touche fut en place, et montée sur son ressort, Tamas demanda à Violet de s’asseoir devant l’instrument et de jouer, afin qu’il pût déterminer avec exactitude où il fallait monter les lames métalliques. Violet pensait devoir recourir à un accordeur professionnel, et elle murmura qu’elle était fort agréablement surprise que Tamas fût capable d’accorder lui-même l’instrument. Il avait évidemment l’oreille absolue.
Elle glissa les doigts sur les touches, un peu gênée. Bien sûr ce n’était pas un clavier de piano et, si elle n’appuyait pas très fort, aucune note ne résonnait, ou elle produisait un son étouffé et indistinct. Elle joua donc une gamme ou deux, avec un enthousiasme de petite fille et une vitesse inégale, tandis que Tamas s’occupait des lames métalliques. « C’est ravissant, dit Violet, n’est-ce pas que c’est ravissant ! Je ne peux vous remercier assez… » Mais Tamas ne fit pas attention à son bavardage. Il ajustait les cordes avec une telle concentration qu’une perle de sueur coula au bout de son nez fin d’une pâleur cireuse et y resta suspendue un long moment avant de tomber.
Il écouta son jeu assez hésitant en se plaçant à différents endroits de son élégante chambre, et même sur le seuil de la porte, et dans le couloir. Il était grave, intense, peut-être un peu fiévreux. (Parce qu’il mangeait si rarement, et avait tant maigri, son haleine était malheureusement devenue aigre ; mais Violet essaya de ne pas y faire attention.) Parfois il se précipitait près d’elle, pour frapper une note lui-même. Il appuyait son long doigt au bout carré, et le maintenait sur la touche, avec une telle pression que tout le sang quittait l’extrémité de son doigt, et qu’une demi-lune rosée apparaissait sous l’ongle. À ces moments-là Violet frissonnait à cause de la chaleur intense qui émanait de lui ; elle la sentait rayonner autour de lui, effrayée et excitée comme elle ne pensait jamais l’avoir été auparavant. Elle ne sut pas si elle ressentit une déception, ou un soulagement, quand Tamas marmonna, ouvrant à peine la bouche : « Ça ne va pas. Ça ne
va pas. »
Il se mit à rôder dans la maison la nuit, traversant l’aile des domestiques, le Grand Hall, et pénétrant dans le salon. Là, il tirait des lourds rideaux de velours (comme s’il avait craint que le veilleur de nuit, le portier ou l’un des chiens ne vît la lumière et ne le découvrît), et il travaillait sans être dérangé, pendant des heures, au clavicorde. Un matin Violet elle-même, encore en peignoir, le surprit, et fut stupéfaite de voir comme le pauvre jeune homme était devenu pâle, et étrange : il ne devait peser guère plus de quarante-cinq kilos, ses cheveux étaient plaqués sur son front humide, et ses lèvres minces se pinçaient comme s’il voulait s’empêcher de crier. Ses yeux épuisés qu’il cachait se posèrent soudain sur elle et il esquissa un pâle sourire : mais il ne se sentait pas bien, c’était visible.
« Tamas, s’écria Violet, pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi vous détruisez-vous vous-même ! »
Il s’écarta, mais sans discourtoisie, et, avec un minuscule tournevis, il entreprit d’ajuster quelque chose à l’intérieur du clavicorde.
Ce matin-là, Violet voulut absolument lui faire prendre du bouillon, des toasts et du bacon, qu’elle apporta elle-même dans le salon, sur un plateau d’argent ; elle prit soin de fermer la porte derrière elle afin qu’aucun serviteur indiscret ne vînt l’épier. Tamas
mangea, mais à contrecœur. Il était clair qu’il ne mangeait que pour lui faire plaisir ; il ne cessait de lancer des regards au clavicorde (qui était, à la lumière brillante du matin, plus beau que jamais), et ses doigts se tordaient involontairement. Violet lui demanda ce qui n’allait pas – pourquoi était-il si souvent malheureux – mélancolique – était-ce la nostalgie de son pays ? – sa femme ? (Elle chuchotait presque, tremblant devant sa propre audace. Mais Tamas ne semblait pas s’en soucier, ni même l’entendre. Patrie ? Femme ? Malheureux ? Il se contenta de hausser les épaules, et ses yeux se posèrent de nouveau sur le clavicorde.)
« Ah, mais il est magnifique », s’exclama Violet. Elle se leva, titubante, alla au clavicorde, et frappa un accord audacieux, en se servant de tous ses doigts. Et elle recommença, le cœur fou et léger comme celui d’un papillon. « N’est-ce pas qu’il est beau, c’est une vraie merveille que vous avez produite ! » chuchota-t-elle avec triomphe.
Quand elle se retourna vers Tamas il les contemplait, elle et le clavicorde, avec une expression muette de simple adoration. Des gouttelettes de sueur, ou des larmes, coulaient le long de ses joues émaciées, et il était, elle le voyait, parfaitement en paix. Il rayonnait d’une extase tranquille, immobile, inviolable.
Ce fut par une belle matinée de mai claire et ensoleillée que Violet entra dans le salon pour voir le clavicorde achevé. Elle sut que Tamas l’avait terminé car il avait posé, sur le banc, le coussin de brocart vert dont elle avait l’intention de se servir.
« Comme il est ravissant », dit Violet en s’approchant de l’instrument. Elle appuya sur une note qui résonna, lointaine, comme une cloche, avec un son d’une douceur indescriptible.
Elle s’assit et joua une gamme ou deux, et une partie d’un rondo simplifié, en réalité un morceau pour enfant qu’elle connaissait par cœur. Il lui sembla que le son du clavicorde était encore plus beau que dans son souvenir. Qu’avait donc fait Tamas pendant la nuit ?… Elle se pencha pour respirer l’odeur du beau bois poli, et ne put s’empêcher de l’effleurer de sa joue. Un maître artisan avait façonné cet exquis instrument pour
elle. Il avait eu assez bonne opinion de ses
goûts pour lui permettre de choisir les bois et la décoration ; il avait fait un clavier adapté à
ses mains délicates. Aucun des présents coûteux de Raphael (la cape d’opéra en zibeline, le nouveau phaéton, les diamants, les perles, les rubis, et même le manoir) n’avait autant de sens pour elle que le clavicorde de Tamas qui n’était pas à proprement parler (car bien sûr Raphael le payait) un « cadeau » du jeune Hongrois…
Vêtue de son peignoir de satin à ceinture large Violet s’assit devant le petit instrument, jouant ses morceaux l’un après l’autre. Tamas allait entrer dans la pièce d’un instant à l’autre. Elle l’imaginait traversant l’entrée des domestiques… pénétrant dans le Grand Hall… faisant halte devant la porte du salon, la main sur le loquet, écoutant cette délicate mazurka simplifiée… un air de danse obsédant écrit par Chopin à un très jeune âge. Cela ne convenait guère au clavicorde, et les doigts de Violet n’étaient pas assez agiles non plus, mais quelle sonorité !… Elle était d’une beauté si exquise que des larmes jaillirent des yeux de Violet.
Quand le jeune Hongrois entrerait dans la pièce Violet se lèverait de son banc et lui tendrait les bras. Pendant un long moment silencieux ils se regarderaient. Puis il refermerait doucement la porte derrière lui, et…
Comme ses doigts étaient maladroits, s’exclama-t-elle tout haut. Ah, quelle frustration, d’être indigne de cet instrument exquis ! Mais elle s’exercerait. Elle l’honorerait de la même façon que Tamas l’avait honoré, sachant que ce clavicorde était un objet venu d’un autre monde, qui lui avait été confié à elle seule. Un jour elle jouerait non seulement ses morceaux simples de jeunesse mais des morceaux ambitieux, brillants, étourdissants, de Scarlatti, de Couperin, de Bach et de Mozart, peut-être ouvrirait-elle même une sorte de salon, où elle inviterait des hommes et des femmes intelligents, cultivés – ni les connaissances de Raphael, ni les politiciens méprisables qu’il fréquentait ! – et Tamas serait l’invité d’honneur – il pourrait vivre au manoir aussi longtemps qu’il le voudrait – il deviendrait célèbre dans tout l’État – comme facteur de clavicordes et de clavecins – un maître artisan dont les instruments étaient onéreux mais qui, de l’avis de tous, valaient bien plus que leur prix :
il avait fabriqué, dirait-on,
le clavicorde de Violet, et jamais on n’avait vu d’objet plus ravissant, d’une beauté aussi indescriptible…
Violet interrompit son jeu, ayant entendu quelque chose d’étrange. Elle se retourna mais il n’y avait personne dans la chambre. Son propre portrait, peint quelques années auparavant par un portraitiste mondain, se trouvait suspendu au-dessus de la cheminée, attirant son regard ; mais elle détourna aussitôt les yeux, contrariée et vaguement honteuse de ces jolies teintes faussement lisses et roses – qu’avait dû penser Tamas, tous les mois où il avait travaillé dans cette pièce, forcé de voir cette image conventionnelle chaque fois qu’il levait les yeux ! – Tamas qui était lui-même un artiste si merveilleux ? Il avait dû en secret éprouver du mépris non seulement pour ce portrait, mais aussi pour son pendant, le portrait de Raphael (accroché dans le Grand Hall), et pour la plupart des acquisitions des Bellefleur.
Je comprends maintenant ce que je dois faire, dirait Violet au jeune homme quand il apparaîtrait, car j’ai saisi le principe de la beauté qu’incarne votre œuvre : je vais devoir refaire cette pièce, pour l’y adapter. Pour lui créer une sorte d’autel. En commençant bien sûr par retirer ce portrait insipide !…
(Mais peut-être reculerait-il avec surprise. Refusant que le tableau fût enlevé. Il demanderait, timidement, si on pouvait le lui donner. Pour le suspendre dans sa chambre. Mais où était sa chambre ? Dans l’aile des domestiques. Quelle histoire cela ferait… Tant de chuchotements et de suppositions… Et si Raphael l’apprenait… Mais bien sûr qu’il l’apprendrait, tout de suite…)
Il se faisait tard, vit Violet en jetant un coup d’œil à la pendule sur le manteau, c’était presque le milieu de la matinée. Où était Tamas ? D’habitude il travaillait déjà dur à l’heure qu’il était. Dans une minute ou deux un domestique attentionné frapperait doucement à la porte pour demander à Violet si elle voulait son café, et si Tamas apparaissait alors, ce serait une rencontre ratée !…
Peut-être était-il malade ? Il avait semblé si fatigué, si épuisé, le jour précédent. En fait, depuis de nombreux jours. Il avait même refusé de boire le bouillon chaud qu’elle lui avait apporté hier, bien qu’elle eût pensé pouvoir en faire une habitude, un petit rituel agréable.
Vous êtes malade ?
Vous ne venez pas ?
De temps en temps un domestique frappait, et Violet le renvoyait, avec irritation, à la recherche de Tamas. Il était très tard. À quoi pouvait-il songer ! C’était un tel manque d’égards de sa part, c’était même cruel, de la faire attendre aussi délibérément, alors qu’il savait parfaitement qu’elle était assise devant son clavicorde, comme un enfant avec son nouveau jouet. Cela ne ressemblait pas à Tamas, se dit Violet, de faire preuve d’une modestie aussi affectée.
Mais Tamas n’était pas dans sa chambre. Et ils ne purent le trouver nulle part.
« Comment, s’écria Violet consternée, se levant de son banc, vous avez regardé ? Bien sûr que vous n’avez pas regardé partout ! »
Ils fouillèrent donc la maison, étage par étage, et le sous-sol ; ils fouillèrent les dépendances et les terres attenantes ; ils interrogèrent tous les domestiques, les préposés à l’entretien des terrains de jeux, les ouvriers agricoles et même les aides saisonniers qui logeaient en bas près du marécage ; et ils rapportèrent à Miss Violet que Tamas était introuvable. Le lit dans la petite chambre était proprement fait comme d’habitude, et ses vêtements et ses objets de toilette semblaient en ordre.
« Mais il y a sûrement un mot ? dit Violet, accablée. Il… Nous… Mon mari… Le clavicorde n’est même pas payé… »
Ils le cherchèrent dans les bois, avec des chiens, car cela faisait si longtemps qu’il était distrait (sauf lorsqu’il travaillait au clavicorde) qu’il était tout à fait possible qu’il se fût égaré et perdu. Mais ils ne purent le retrouver ; les chiens ne parvinrent même pas à flairer sa trace. Violet envoya un télégramme à l’ébéniste de Nautauga Falls pour lequel Tamas avait travaillé, mais l’homme n’avait aucune information sur lui ; il affirma ne pas avoir eu de nouvelles de Tamas depuis près de un an.
« Comment avez-vous pu me faire une chose pareille ! » chuchota Violet. Son cœur battait si étrangement qu’elle crut s’évanouir. Elle était si en colère, et si effrayée, et si
vexée, comme une enfant qui aurait perdu son camarade de jeu le plus proche : et le clavicorde
se dressait là devant la fenêtre, le ravissant clavicorde inimitable, conçu pour être partagé, conçu pour faire l’objet, en sa présence, d’exclamations de joie, dont elle devait jouer pour
lui : et il avait disparu.
Il avait disparu, on s’en aperçut, pour toujours.
Désormais Violet vécut plongée en elle-même, et ne semblait revenir à la vie, mais de façon intermittente, que lorsqu’elle s’asseyait devant son clavicorde. Des années, des années et des années devaient passer, et jamais on ne retrouva Tamas, et personne ne reçut le moindre mot de sa part. Pour Raphael l’incident était extrêmement suspect. Il n’avait jamais entendu parler d’un ouvrier, d’un marchand ou d’un charpentier ou d’un imbécile d’artisan comme celui-ci, qui eût négligé de présenter sa note, et il fut perturbé pendant des années de n’avoir pas payé cette facture : ce n’était pas ainsi que les Bellefleur réglaient leurs affaires.
Violet jouait du clavicorde, au début pendant de brèves périodes de une heure tout au plus, puis elle se mit à jouer deux, trois, quatre ou même cinq heures d’affilée. Elle refusa d’accompagner son mari lors de sa campagne la plus ambitieuse dans l’État, et par la suite Raphael la rendit responsable, assez injustement, de son mauvais score. Il arrivait très couramment que la maîtresse du manoir des Bellefleur descendît dans son salon immédiatement après s’être levée et qu’en peignoir, les cheveux éparpillés dans son dos, entièrement indifférente aux besoins de la maison, et même, souvent, à la présence d’invités, elle s’assît devant le clavicorde et jouât pendant des heures, la porte fermée à clé derrière elle. Une fois, découvrant la porte déverrouillée, son fils Jérémie, devenu adulte, entra timidement dans la pièce, et passa vingt ou trente minutes à écouter le jeu fiévreux, frénétique de sa mère, dans lequel il pouvait distinguer de temps à autre (mais difficilement, car Jérémie n’avait jamais eu de génie pour la musique, et n’avait aucune formation musicale) d’étranges bruits soudains – aériens, légers, étouffés, à peine perceptibles – d’une beauté indicible. Le clavicorde n’était pas un instrument facile à jouer, Jérémie pouvait en juger d’après les efforts de sa mère, et les notes ternes et frêles qu’elle frappait souvent, parfois
il semblait n’être guère plus qu’une lyre ou une guitare animée par la folie des grandeurs, mais quelque part s’élevait, de façon imprévisible, avec une force mystérieuse, une voix – une voix presque humaine – ou peut-être était-ce l’écho d’une voix – frêle et à peine audible – atténuée par la souffrance, la distance et la perte. C’
est ravissant, songea Jérémie. Et il comprit, ou presque, l’ardeur de sa mère.
Une fois, en présence de Jérémie, Violet s’arrêta brusquement de jouer. Ses bras retombèrent, et sa tête s’abattit contre sa poitrine. Jérémie hésita à l’approcher : elle paraissait sangloter sans bruit. Mais quand il chuchota : « Mère ? » elle se tourna vers lui avec un air chagrin, et lui reprocha avec colère de l’épier. « Aucun de vous ne peut comprendre, dit-elle, refermant brusquement le clavier, c’était un artiste, il a achevé sa tâche et a dédaigné de venir réclamer son dû, comment pourriez-vous comprendre tout cela, vous autres ! Son art est souillé par votre seule présence. »
Raphael se montra bien sûr moins patient avec sa femme. Il chargea le docteur Wystan Sheeler de la traiter, car il lui semblait tout à fait évident que Violet souffrait d’un quelconque trouble nerveux (une fièvre cérébrale ? de l’anémie ? une maladie féminine sans nom médical ?). Quand le docteur Sheeler se montra incapable de la guérir, ou même simplement de diagnostiquer son mal, Raphael le chassa de la maison – et le célèbre médecin mit plusieurs années à lui pardonner et ne revint que pour soigner Raphael en personne sur ses instances.
Pourquoi se cachait-elle par la plus belle des journées d’été, pour jouer de ce maudit instrument ? Pourquoi ignorait-elle ses invités, son mari, et même son fils solitaire et désœuvré ? Raphael l’accusait de – il ne savait pas de quoi – il ne savait pas comment l’exprimer. Qu’elle lui fût
infidèle, et qu’elle triomphât dans son comportement, lui paraissait évident, et pourtant – et pourtant – il n’avait pas de preuves – et dans les moments les plus rationnels il se demandait précisément ce qu’il entendait par là. Il n’osait pas l’accuser, car bien sûr elle nierait, et peut-être même (puisque au cours de ces dernières années sa jeune épouse modeste s’était quelque peu endurcie) rirait-elle de lui avec mépris. Infidèle ! Infidèle à son mari ! Dans l’intimité de son propre salon ! Seule ! Avec son clavicorde – avec son
clavicorde ! Oui, elle était bien capable de rire, et il serait sans défense face à son mépris.
Finalement, peu avant que Violet n’entrât dans le lac Noir pour s’y noyer, pour « se supprimer » de la façon la plus discrète (car on ne retrouva jamais son corps même après avoir dragué le lac), le clavicorde fut endommagé d’une façon irrémédiable.
Se tenant un matin devant la porte du salon, Raphael avait été convaincu d’entendre la voix d’un inconnu dans la pièce – sous, derrière l’instrument, ou s’élevant avec la musique. Il ouvrit la porte brusquement, se précipita à l’intérieur, et n’y ayant trouvé personne – à part une Violet terrifiée – il fut furieux, et se sentit si frustré qu’il frappa très fort le dessus du clavicorde avec son poing et brisa le beau bois. Plusieurs cordes cassèrent – un léger cri aigu, incrédule, résonna à l’intérieur de l’instrument – et bien qu’il fût réparé par la suite (car Raphael se sentit profondément honteux, et confondu d’avoir endommagé aussi gratuitement un objet lui appartenant) le clavicorde ne redevint jamais comme avant. Sa sonorité était plate, métallique et sourde, bien qu’il restât, jusqu’à l’époque de Germaine, un meuble d’une beauté exquise.