Une eau tranquille
Dans un étrange pays où le ciel a disparu, où le soleil s’est assombri, et où le sol rocailleux, inhospitalier s’est dérobé sous nos pieds, aux confins de Chymerie… aux confins du lac obscur comme la mort… le dieu du sommeil, dit-on, a élu domicile.
Car il existe, d’après l’énorme monographie intitulée Une hypothèse sur l’antimatière, écrite par le professeur Bromwell G. Bellefleur, des fissures dans la matière du temps, des « portes » qui relient cette dimension à un univers de miroir composé d’êtres identiques (et pourtant non apparentés, opposés, totalement distincts).
Comment peuvent-ils être identiques et en même temps « non apparentés, opposés, et totalement distincts » ?
Le dieu du sommeil, un dieu corpulent, et très avide, a élu domicile là où le soleil, éclipsé par la matière brute de la terre, a cessé de régner. Là, aucun homme ne peut distinguer le point qui sépare le jour et la nuit. En ce lieu repose une eau tranquille… une eau glacée, ténébreuse, tranquille qui court sur les petits galets et donne grande envie de dormir.

Une hypothèse sur l’antimatière. Huit cents pages, longues, denses, recouvertes de la petite écriture chaste et rigoureuse des Bellefleur, et de centaines d’équations, de graphiques, de croquis et de griffonnages impatients, désespérés, qui donnent l’image de la sombre thèse de l’ouvrage. Préfacée par une observation d’Héraclite, énigmatique et librement traduite, sur la nature du temps : ou plutôt, sur la nature de notre conception du temps.
Ceux qui lurent Une hypothèse sur l’antimatière sans connaître le brillant jeune homme qui l’avait écrit craignirent pour sa santé mentale ; ceux qui connaissaient Bromwell furent troublés mais nullement surpris. Et bien sûr ils n’éprouvèrent aucune crainte pour son état mental, car parmi eux qui était aussi sain d’esprit que ce génie qui n’avait jamais grandi ?…
(Car Bromwell n’avait changé que de façon superficielle depuis le jour si lointain où il avait quitté si allégrement l’école de garçons New Hazelton. C’est un « enfant » qui ne mesure pas plus d’un mètre cinquante, avec un visage ridé, plein de sagesse, des lunettes épaisses à monture métallique, et des cheveux clairsemés qui paraissent blonds ou argentés selon l’éclairage. Le bruit court parmi ses associés de Mont Ellesmere, parmi ses disciples, et même parmi ses nombreux rivaux et ennemis (car bien sûr il a des ennemis, bien qu’il ne connaisse le nom d’aucun d’entre eux), qu’il a un jumeau : mais qui peut bien être ce « jumeau » !… Bien entendu personne n’a jamais vu le jumeau de Bromwell, ni ne sait s’il s’agit d’un homme ou d’une femme.)
Au cours de ces longues années d’élaboration de l’Hypothèse, Bromwell choisit de vivre avec le plus bas des salaires à mi-temps, parfois complété par des bourses et des subventions, aussi confiant dans la valeur ultime de ses recherches qu’indifférent à ses conditions de vie et à son environnement. S’il n’avait jamais dépassé un mètre cinquante, affirmaient les observateurs, c’était surtout parce qu’il n’avait pas essayé. Et bien sûr il mangeait mal, dormait peu, travaillait jusqu’à l’épuisement – et il avait peut-être même, en une ou deux occasions, atteint cette zone indéfinissable et ténébreuse que les êtres dépourvus d’imagination appellent la folie. Mais il ne tardait pas à se ressaisir, et il en revenait. Car n’était pas son royaume, son esprit splendide n’avait aucune emprise.
Il était condamné à rester sain d’esprit, il le sut dès le début. Son rejet des exigences impitoyables du sang ne fut qu’un aspect de sa santé mentale. Même lorsqu’on lui annonça la destruction par le feu du manoir des Bellefleur et la mort de ses deux parents, et, en réalité, de la plus grande partie de sa famille, il ne manifesta rien de plus que l’inquiétude stupéfaite qu’une personne sensible aurait pu éprouver devant n’importe quelle catastrophe – il était capable de porter le deuil, mais pas de verser des larmes sincères.
Il avait prouvé, dans son étude monumentale, que l’avenir, comme le passé, sont contenus dans le ciel – et que la mort, donc, n’existe pas. Mais aucun chemin ne mène à cette autre dimension, qu’elle s’appelle l’« avenir » ou le « passé ». Seules les fissures miraculeuses, spontanées, dans la toile du temps, qui relient cette dimension à un univers de miroir de l’antimatière, permettent de pénétrer librement dans cet autre monde. Mais bien sûr elles sont involontaires.
L’auteur d’Une hypothèse sur l’antimatière maintint un équilibre d’humeur exceptionnel : ni joyeux, ni mélancolique, à mesure que sa célébrité s’étendait. Car depuis qu’il avait prouvé que l’avenir existe autant que le passé, et à toutes les époques, il avait bien sûr prouvé qu’il existait lui-même, et que tout ce qui l’entourait existait, et cela depuis le début des « temps », sans aucune justification.
Il rêvait néanmoins au dieu du sommeil qui les engloutissait un par un. Dans ce lieu obscur où le soleil ne règne plus, où repose une eau tranquille… une eau glacée, ténébreuse, tranquille qui court sur les petits galets et donne grande envie de dormir. Et parfois il rêvait même, étrangement, que l’eau (mais l’eau n’était qu’une métaphore !) avait gelé, et que ceux qui se cramponnaient à l’envers de sa surface étaient bloqués sous les glaces, la tête noyée dans le froid de l’ombre, la plante des pieds plaquée contre la glace. Après avoir appris la nouvelle de la destruction du manoir des Bellefleur il eut ce rêve horrible à plusieurs reprises. Puis, peu à peu, cela passa.