Les mâchoires dévorent…
Ce fut par une belle matinée de juin que Leah se réveilla avec la migraine et l’esprit hanté par une étrange phrase : Les mâchoires dévorent, les mâchoires sont dévorées. Puis de nouveau, un matin de juillet, très tôt, avant l’aube, elle se réveilla avec l’idée qu’il y avait quelqu’un dans la pièce avec elle, quelqu’un qui lui voulait du mal : Les mâchoires dévorent, les mâchoires sont dévorées, un murmure rauque venu du fond de sa gorge, une voix qui n’était pas la sienne. Et encore plus tard dans le mois. Bien que sa vie fût désormais une série de triomphes. Bien que le titane – par sa qualité autant que par sa quantité stupéfiante – maintenant extrait des mines du mont Kittery permît à la famille d’acheter le reste de l’empire de Jean-Pierre. Les lourds battements dans sa tête, cette aridité blanchâtre au fond de la bouche, la brusque conviction que ses bras et ses jambes refuseraient de réagir : qu’elle resterait paralysée dans son lit jusqu’à ce que quelqu’un la découvre… Ce matin de juin, et deux matins de juillet, et de nouveau à la mi-août, avant l’arrivée des cars de saisonniers, il fut évident que cette année-là les Bellefleur auraient des difficultés : la sensation de pesanteur, d’accablement, trop lourde pour être de la panique, la sensation de chagrin, mais, avait-elle envie de crier, pourquoi ce chagrin ? – au nom du Christ, pourquoi ?
Elle était triomphante, tout lui réussissait, d’ici un ou deux ans ses projets seraient réalisés (bien qu’elle fût prête à se battre car certains propriétaires fonciers dans les montagnes, étant presque aussi riches
que les Bellefleur eux-mêmes, n’étaient
guère disposés à vendre), de tous côtés on l’admirait, on la craignait, et bien sûr on l’enviait ; et on la haïssait. Mais, comme Hiram le lui disait, les Bellefleur ne se trouvaient pas sur cette terre pour être
aimés, mais pour accomplir leur destinée. Le vieux Jérémie avait été aimé, d’une façon pitoyable et méprisable, et quel bien cela lui avait-il fait, à lui ou à quiconque ? Il n’avait pas même de lieu de repos dans le cimetière de la famille…
Elle était triomphante, et pourtant ses humeurs la gagnaient de plus en plus souvent. Bien sûr elle les reconnaissait comme de simples faiblesses, l’une des manifestations de la stupide malédiction des Bellefleur, en laquelle elle ne croyait pas réellement – pas
réellement – car comment pouvait-elle croire à cette sainteté du désespoir qui cherchait son expression dans une variété de formes invraisemblables (parfois comiquement) ? Une vieille légende de famille racontait qu’une femme Bellefleur s’était simplement alitée pour le restant de ses jours : elle n’avait pas même feint la
maladie, comme la plupart des femmes invalides de la région. Et Della avec son chagrin perpétuel exaspérant, qui n’était guère plus, au bout de toutes ces années, qu’une façon d’irriter la famille ; et Gideon avec
ses humeurs égoïstes… Eh bien, aux yeux de Leah un tel comportement était clairement méprisable. Elle eût arraché cette vieille femme satisfaite à ses oreillers en plume d’oie, et l’eût chassée de la pièce : là, voilà le monde, là, et vous ne pouvez pas le nier ! Au cours des années elle avait fait de son mieux pour amoindrir le deuil prétentieux de Della, mais sans guère de résultat : car Della était parmi les plus obstinés des Bellefleur, et elle eût probablement sauté dans sa tombe avec le sourire sachant qu’elle avait réussi, au cours des années, à irriter, à énerver et à attrister tous ceux qui l’avaient connue. Et puis il y avait Gideon. Gideon avec ses rages noires, son accablement sinistre. Se cachant de ses admirateurs. Opposant à ses femmes un visage indéchiffrable. (Car Leah reconnaissait qu’il avait, de temps en temps, mais seulement à l’occasion, des
femmes ; sûrement au pluriel. Mais tant que personne dans la famille ne savait qu’elle savait, ou s’en doutait, tant que Gideon lui-même ne le savait pas, elle était, en un sens, toujours innocente de l’infidélité de son mari – vierge en quelque sorte – une vierge pleine de défi et de vertu qui prendrait
un jour, à loisir, sa revanche. Mais parfois elle jouait avec l’idée de la réconciliation. Car bien sûr elle pouvait reprendre son mari, si elle le désirait. Toutes les fois qu’elle le désirait. Elle ne doutait nullement qu’il
l’aimât, par-delà, en deçà de ses multiples adultères, ou simultanément. Peut-être le
ferait-elle venir un jour dans son lit. Si elle le désirait.)
Les mâchoires dévorent, les mâchoires sont…
Leah sombra donc, jour après jour, dans le désespoir. Elle savait très bien que c’était absurde, tout à fait insensé, mais elle ne pouvait s’en empêcher ; elle se réveillait de plus en plus tôt le matin, sans la sensation d’impatience qu’elle avait autrefois, mais avec l’impression, pesante et horrible, d’une infinie patience… ses membres si engourdis qu’elle pouvait à peine les remuer, sa tête clouée sur l’oreiller, les paupières brûlantes comme si elle avait passé la nuit, en secret, à pleurer. C’était la mi-août. C’était la fin août. Huit cars d’ouvriers saisonniers, baragouinant leur étrange langue sifflante, malveillante, menaçaient de se mettre en grève, ou bien le contremaître qui les représentait maintenant (car l’ancien contremaître, celui avec qui les Bellefleur avaient toujours traité, avait disparu – le bruit courait qu’il avait été tué plus tôt dans la saison) menaçait de se mettre en grève : et les hectares et les hectares de pêches, de poires et de pommes des vergers des Bellefleur seraient perdus, les fruits pourriraient sous les arbres, s’empilant en tas, à la merci des guêpes, des mouches, des oiseaux et des vers. Ewan, Gideon, Noel, Hiram et Jasper étaient extrêmement inquiets, et chaque jour, presque chaque heure, quelque chose arrivait ; mais Leah, un linge humide sur les yeux, restait étendue sur sa chaise longue dans sa chambre aux volets clos, trop faible pour bouger, trop indifférente pour s’en soucier, entendant seulement une voix rauque, laborieuse : Les mâchoires dévorent, les mâchoires sont dévorées, une voix qu’elle ne reconnaissait pas et pour laquelle elle n’éprouvait nul intérêt, pas plus, maintenant, que pour la récolte de fruits des Bellefleur ou la fortune des Bellefleur.
De l’eau s’écoulant dans un caniveau. Dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, peut-être ? À un rythme de plus en plus rapide. Murmure de source, clapotis. Pas du tout troublant. Reposant. Reposant comme le tas de compost que le jardinier conservait,
juste devant le mur du jardin. Reposant comme le mausolée du vieux Raphael. (Mais parfois cela la mettait en colère, même au fond de sa léthargie, de se dire que Raphael aussi avait été trahi par ses ouvriers. Par ses employés.
Après que le pauvre homme eut commencé à améliorer leurs logements au bord du marais,
après qu’il se fut laissé convaincre par un médecin de Manhattan en visite que sa responsabilité de patron consistait à leur fournir de meilleures conditions sanitaires et à soigner, ou à essayer de soigner – car il y en avait tant ! – ceux qui souffraient de cette mystérieuse maladie intestinale ;
après qu’il eut effectivement apporté un certain nombre d’améliorations, pourquoi les journalistes avaient-ils envahi le village, impatients de le « démasquer », sur ordre de leurs rédacteurs en chef, obéissant eux-mêmes aux instructions des propriétaires de leurs journaux, qui voulaient, pour des raisons politiques, grossières, gâcher les chances de Raphael Bellefleur aux élections. Quelle injustice ! Quelle ironie ! Et il n’avait rien pu faire, il n’avait eu aucun moyen de supprimer le fait que treize personnes étaient mortes, dont plusieurs très jeunes enfants (qui, insistèrent les reporters avec une joie méchante dans tous leurs articles, travaillaient dans les champs de houblon aux côtés de leurs parents par une température de quarante-cinq degrés) – ni d’effacer de l’esprit des masses avides de sensation les accusations portées contre lui dans la presse. Et maintenant, et maintenant, se disait Leah avec lassitude, cette vilaine histoire se répétait, et la famille resterait impuissante, les fruits pourriraient et des milliers de dollars seraient perdus, les ouvriers étaient menés par un fou, un vulgaire criminel, mais on n’y pouvait rien… les Bellefleur perdraient non seulement leur récolte de fruits mais, dans toute la Vallée, et peut-être dans l’État tout entier, ils seraient ridiculisés dans la presse, et « plaints » par leurs rivaux. Leah
eût été plus en colère mais elle était si fatiguée : si simplement, si désespérément, si impudemment fatiguée.)
Les mâchoires dévorent…
Ces mots, qui surgissaient dans son esprit à des moments imprévisibles, faisaient souvent apparaître l’image fantomatique du visage de Vernon : elle se demandait s’il les avait écrits, s’ils se trouvaient dans l’un de ses longs poèmes déconcertants, exaspérants. Et en cet ins
tant, brusquement, il lui manquait. Il lui manquait beaucoup. Tant d’hivers auparavant, dans le salon d’en bas, sachant qu’il l’adorait, à sourire, rire et lui toucher le bras, le taquiner,
le faire sourire,
le rendre heureux comme un enfant… à feindre de l’écouter réciter ses vers. Mais l’écoutant parfois (car les poèmes n’étaient pas
toujours incohérents, la beauté éclatait ici et là, il y avait des sons mélodieux), faisant un effort pour écouter. Si seulement elle n’avait pas été aussi distraite !… Elle ne parvenait plus à se rappeler maintenant ce qui l’avait distraite. Et à présent Vernon était mort.
Ils l’avaient tué. Ils étaient morts à présent grâce à la clairvoyance d’Ewan (il avait compris que ce serait une maladresse de prendre vivants les assassins de Vernon, car aucun témoin ne se serait présenté pour faire une déposition, et même si cela s’était produit, si Varrell, Gitting et les autres avaient été inculpés, un juge indifférent aurait prononcé une légère condamnation et les aurait sans doute mis en liberté conditionnelle au bout de quelques années) – justice avait été faite, il avait été vengé – mais rien de tout cela ne la consolait. Vernon lui manquait. Elle ne l’avait pas pleuré. Il se trouvait parmi eux, et le lendemain il avait disparu : tué par des ivrognes imbéciles un samedi soir, jeté pieds et poings liés dans le fleuve ! – elle avait considéré sa présence comme acquise, comme tout le monde, et le lendemain il avait disparu pour toujours. Elle n’avait pas eu le temps, alors, de le pleurer ; ni même de beaucoup penser à lui. Elle avait voulu bien sûr éliminer ses assassins, et elle avait été tout à fait certaine qu’ils le
seraient, d’ici quelques mois ; mais elle n’avait pas eu le temps de s’appesantir sur Vernon lui-même. Et maintenant ces mots étranges, obsédants, désagréables lui évoquaient son souvenir. Et elle pleura presque – elle voulut pleurer – étendue immobile dans sa chaise longue.
Vernon, qui l’avait aimée, était mort : et la jeune femme qu’il avait aimée, avec une timidité aussi passionnée, était morte elle aussi.
En pensant à Vernon elle se mit à penser à sa fille Christabel, qu’elle avait perdue ; et maintenant il y avait Bromwell (bien qu’une semaine plus tôt une carte postale illustrée montrant des caroubiers et des cactus en fleurs, simplement adressée aux « Bellefleur », fût arrivée avec un petit message énigmatique et les initiales de Bromwell : il espérait qu’il ne leur avait pas causé d’inquiétude, disait-il, mais sa fugue avait
été nécessaire, et tout allait
très bien dans sa vie) ; et Gideon, bien sûr ; Gideon qui avait déserté son lit après la naissance de Germaine ; Gideon qui ne réussissait pas à l’aimer suffisamment. Elle voulait pleurer, et son visage se crispait, sa bouche s’ouvrait en un gémissement muet ; mais elle n’avait pas de larmes. Elle n’avait pas pleuré, se dit-elle, depuis des années.
Gideon, dansant si maladroitement sur cet air, à quoi ressemblait-il, le chas de l’aiguille, le chas de l’aiguille, le regard fixé sur son visage, muet d’émotion, Gideon si tendre, si absurde, la figure cramoisie, saignant bêtement du nez et s’enfuyant au milieu des éclats de rires des enfants… Il avait été si bête, même jeune homme.
Hiram voulait lui parler de Gideon. Mais ses paupières étaient trop lourdes, elle avait seulement envie de dormir… Qu’importe, chuchota-t-elle, les lèvres sèches et fendillées, qu’importe qu’il se ridiculise en négociant avec ces gens, qu’il leur donne tout ce qu’ils demandent et nous ferons faillite et tout le monde se moquera de nous, qu’importe, dit-elle, la voix si faible que Hiram l’entendit à peine.
Leah, dit-il.
Oui.
Leah, est-ce cette grève qui vous perturbe ?
Je ne suis pas perturbée.
Êtes-vous inquiète pour la récolte ?… Craignez-vous qu’ils mettent le feu aux granges ?
Vous parlez trop fort, chuchota-t-elle.
Craignez-vous qu’ils ne poussent les autres ouvriers…
Laissez-moi en paix, j’ai mal à la tête, vous parlez trop fort, chuchota-t-elle.
Il s’en alla donc ; elle se releva tant bien que mal, elle réussit à s’habiller sans jeter un coup d’œil à sa glace, et elle descendit ; elle mangea ce qu’on lui donna ; elle leur permit de s’affairer autour d’elle, et de lui parler des exigences des ouvriers – des gages plus importants à l’heure, de meilleurs logements, une meilleure nourriture, des contrats légaux, des avocats pour les deux parties, mais surtout des gages supérieurs,
bien supérieurs – tandis qu’elle restait assise, la tête maintenue dans un équilibre précaire, si précaire, sur son cou et ses
épaules, la tête fragile comme de la faïence sur son cou qui n’avait plus de force, sur ses épaules qui ne demandaient qu’à s’affaisser lourdement comme l’eau qui tourbillonne de plus en plus vite, pressée de s’engouffrer dans un clapet.
Elle fit donc une apparition en bas. Elle en était donc capable, que cela lui plût ou non. Cela les satisfit-il ? Cela répondit-il à leurs questions anxieuses ? Elle avait envie de bâiller, et de les écraser comme des mouches, et de dire que tout a une fin ; la vie a une fin : à quoi bon poursuivre cette charade ?
Puis, se déplaçant prudemment comme une femme âgée, elle remonta dans sa chambre.
Elle n’avait pas pleuré, et elle ne pleurerait pas.
C’était un triomphe qu’elle ne se fût pas affaiblie ; qu’elle ne ressentît, en réalité, que de l’indifférence. Une indifférence suprême, pure, virginale… Hiram et les autres pensaient peut-être qu’elle était déprimée à cause de la grève, mais en fait, ils devaient le savoir, Leah avait commencé à sombrer dans son humeur noire des semaines auparavant. Elle sombrait de un mètre, et remontait de moitié ; elle sombrait de trois mètres, et en remontait deux ; un jour elle sombra de dix mètres et ne revint pas à la surface. Étendue sur sa chaise longue, un linge humide sur les yeux, trop épuisée même pour crier contre Germaine, ou contre Nightshade, ou contre quiconque secouait la poignée de la porte en l’implorant de le laisser entrer, elle flottait simplement, désincarnée, au fond d’une grande mare obscure. Elle était Vernon, le noyé, elle était Violet, elle était Jérémie qui avait été emporté par une inondation. Ce qui restait de Leah ne se souciait nullement de protester.
Et cet été il y avait eu tant de sujets de protestation. Personne ne savait exactement comment le château s’était trouvé envahi d’enfants… C’étaient tous des Bellefleur, les nièces et les neveux de parents lointains ; des cousins très lointains ; des inconnus portant le nom des
Bellefleur venus au lac Noir pour l’été, évidemment sur l’invitation de Leah (ou de Cornelia, d’Aveline, d’Ewan ou de Hiram). Si vous ne pouvez pas venir vous-même, envoyez vos enfants… ils adoreront le lac, les bois et les montagnes… Il y eut donc, à
différentes périodes, neuf enfants, puis douze, puis quinze. Bien sûr les domestiques se plaignaient amèrement. Edna pleurait parce que les enfants l’injuriaient, et les cuisiniers se lamentaient parce que la cuisine était dans un désordre indescriptible, les préposés à l’entretien des terrains de jeux étaient furieux, le palefrenier s’indignait de ce que le poney de Germaine fût soumis à de mauvais traitements, Nightshade était blessé (bien qu’il n’en laissât rien paraître) par leurs chuchotements et leurs rires ; et grand-mère Cornelia découvrit que plusieurs des visiteurs avaient le teint basané et les yeux très noirs, des yeux humides et mauvais, comment pouvaient-ils être des
Bellefleur, quand ce sang-là coulait en eux !… Un jour de juillet où Leah se sentait raisonnablement bien elle marchait d’un pas nerveux dans le jardin quand elle surprit deux enfants qui se débattaient sur le sol, sous les branches basses d’un arbre toujours vert, et elle s’aperçut à sa stupéfaction que l’un d’eux était son neveu Louis, le fils d’Aveline, et que l’autre était une fille qu’elle n’avait jamais vue auparavant : une petite coureuse au visage de fouine, insolente, avec des yeux bleu foncé et un nez Bellefleur impertinent ; et les deux enfants étaient à demi nus. Que diable faites-vous là ! À votre âge ! Sortez d’ici… immédiatement ! cria Leah en battant des mains, aussi furieuse que si elle avait surpris l’un des chats en train de se faire les griffes sur un meuble ancien.
Mais les adultes ne valaient guère mieux. Les adultes étaient pires. Pour célébrer ostensiblement le succès des mines du mont Kittery, Ewan avait ouvert les portes du château le 4 juillet, et une immense foule de gens – invités ou non – arrivèrent, envahirent le domaine, dévorant et buvant tout ce qu’ils voyaient. (Des jambons, des rôtis, des homards, toutes les sortes de salades imaginables, des pains tout frais, des petits pains, des pâtisseries, des fruits et du fromage, et bien sûr du whisky, du bourbon, du gin, de la vodka, du vin, du cognac, de la bière pression brune et blonde…) À peine deux semaines plus tard Ewan donna une autre réception, un peu plus petite, sur le lac ; et tous les vendredis soir maintenant arrivaient ses invités, déjà gais, ivres et bruyants, des hommes du bureau du shérif, des policiers de Nautauga Falls, des amis et des connaissances d’affaires, des joueurs médiocres, et leurs femmes, toutes leurs femmes, à des degrés dif
férents d’ivresse. Ewan avait payé un éclairagiste pour créer sur le pont un mécanisme ingénieux qui projetait sur l’eau sombre toutes sortes de dessins colorés : des croissants de lune, des serpents, des silhouettes humaines. Il y avait d’habitude un petit orchestre et on dansait tard dans la nuit, et le matin la plage était jonchée de couples endormis et d’autres débris au milieu desquels des chiens, des chats, et même parfois des souris et des rats, rôdaient hardiment. À mesure que l’accablement de Leah grandissait et qu’elle passait de plus en plus de temps dans sa chambre, les réceptions d’Ewan devenaient de plus en plus bruyantes, et le comportement de ses invités – et aussi celui d’Ewan – gagnait en vulgarité. Lily n’assistait bien sûr jamais à ces réceptions, affirmant que la musique trop forte et la conduite des hôtes lui déplaisaient, mais tout le monde savait qu’Ewan ne voulait pas d’elle et lui ordonnait simplement de rester dans sa chambre. Certains des enfants plus âgés assistaient aux réceptions, sans surveillance. Il y eut une bagarre entre Dabney Rush, un jeune Bellefleur de dix-sept ans de – mais d’où ? – de quelque part dans le Midwest – et un homme qui était, disait-on, un médiocre bookmaker de Port Oriskany, qui se disputaient soi-disant les faveurs du mannequin d’un photographe de Nautauga Falls ; il avait fallu trente-deux points de suture pour recoudre le visage du jeune homme, mais alors il avait refusé de rentrer chez lui. Certaines des réceptions, commencées le vendredi soir, débordaient sur le samedi et le samedi soir, et s’interrompaient tardivement l’après-midi du dimanche, mais qu’y pouvait-on ? Gideon était absent, ou indifférent ; ou peut-être assistait-il lui-même aux réceptions ; autant que Leah le sût, jamais il ne défiait son frère. Grand-père Noel et grand-mère Cornelia détournaient le regard, comme Hiram, murmurant : Mais Ewan sent qu’il doit payer de retour les gens qui l’ont nommé à ce poste… et il a tant d’amis maintenant… il a toujours été un jeune homme sociable… Le plus surprenant de tout était que certains des invités d’Ewan avaient demandé à voir Jean-Pierre II, sur lequel on chuchotait tant de choses, et le vieillard consentit à apparaître, en personne, au bord du lac, souriant de son sourire mou et effrayé, sa peau livide brillant dans l’ombre, ses yeux se tournant d’un côté, puis de l’autre. Il avait même revêtu pour la circonstance
une vieille redingote trop large. Ah, c’est
lui ?… C’est celui-là ?… murmuraient les invités d’Ewan, se reculant avec respect.
Leah était en colère, mais fatiguée ; elle était très en colère, ou elle l’eût été, si elle n’avait été aussi fatiguée ; ainsi passèrent les semaines. Les mâchoires dévorent, les mâchoires sont dévorées… À travers un demi-sommeil distrait elle entendait, au loin, les clarinettes, les tambours et les hurlements isolés, et elle se demandait paresseusement qui étaient ces invités d’Ewan, possédés d’une telle gaieté, d’un tel entrain… Cela l’épuisait même de les écouter.
Vernon.
Et Christabel.
Et Bromwell.
Et Gideon.
Et ce bébé de Garnet. Ce bébé. Leah avait tourné le dos un instant à peine et l’énorme oiseau s’était approché à grands battements d’ailes pour l’attaquer : et après, sur les dalles, il y avait eu des taches de sang grosses comme des pièces de monnaie.
Tant d’années auparavant, son propre père. Tué la veille de Noël, un genre de farce. Elle avait si souvent entendu cette histoire qu’elle croyait presque avoir assisté à sa mort. À Sugarloaf Hill. Mais contre quel arbre ?
Nicholas Fuhr. En haut de Sugarloaf Hill, contemplant les arbres verts rabougris. La forêt des lutins, c’est ainsi qu’elle s’appelait. Ils s’étaient étreints. Ils s’étaient embrassés. De nombreuses fois. Plaquant ses mains sur sa poitrine elle l’avait repoussé en tremblant. Le souvenir de sa bouche : si chaude, humide, aimante,
vivante. Il aurait pu être son amant, lui et non Gideon. Mais elle ne l’avait pas aimé, finalement ; elle ne l’avait même pas retrouvé à Sugarloaf Hill. Une autre fille l’y avait retrouvé, peut-être. D’autres filles. Des femmes. Il y avait tant… tant de femmes… Nicholas, Gideon, Ewan, et leurs amis, et leurs innombrables femmes. Des mois, ou peut-être seulement des semaines auparavant, Leah avait reçu une lettre d’une femme d’Invemere qui avait affirmé que sa fille de dix-neuf ans avait subi un avortement et failli mourir, qu’elle avait presque saigné à mort, dans sa chambre même, à l’étage supérieur, et bien sûr c’était de la faute de Gideon bien que la jeune fille refusât de l’admettre : elle eût préféré
mourir plutôt que de dénoncer son amant. Son amant qui ne l’aimait pas. Mais en quoi cela me concerne-t-il, se demanda Leah, étudiant la lettre – remplie de fautes d’orthographe et d’erreurs de grammaire, d’expressions étranges et affectées –, en quoi cela concerne-t-il même Gideon s’il ne l’aime pas ? Il ne s’en souvient probablement pas.
Elle ne regrettait même pas de ne pas être allée à Sugarloaf Hill ce jour-là. Cela n’aurait probablement rien changé.
La poignée de la porte s’agita, et c’était sa petite fille, sa douce Germaine, qui l’implorait de la laisser entrer. Ou peut-être était-ce son valet Nightshade. Si seulement, Miss Leah, vous me laissiez vous servir… si seulement vous me laissiez… Elle détourna la tête sans entendre et au bout d’un moment les bruits cessèrent. Les mâchoires, les mâchoires dévorent. Mais en quoi cela me concerne-t-il, songea-t-elle. Elle voulait pleurer. Mais elle ne le pouvait pas. Elle voulait être en deuil. Mais comment ? Et pourquoi ? Quel bien cela faisait-il exactement ? À quoi cela servait-il ? Elle était trop pratique, trop efficace. Elle avait les yeux secs, son crâne flottait sur une sombre mer informe, elle était très fatiguée.
Même lorsqu’ils parvinrent jusqu’à elle, ouvrant sa porte avec une clé interdite, même lorsqu’ils chuchotèrent que Gideon avait eu un accident sur la grand-route, elle fut incapable de pleurer. Elle trouva même difficile d’ouvrir les yeux. En quoi cela me concerne-t-il, voulut-elle dire de sa voix enrouée, la gorge brûlante, mais elle n’en eut pas la force.