Le jaspe sanguin
À cause d’un vœu qu’elle avait fait très longtemps auparavant, lorsqu’elle avait une vingtaine d’années, après que le deuxième, ou peut-être le troisième de ses fiancés mourut (et l’un de ces jeunes gens était un bel officier de marine de trente ans dont le père possédait une chaîne de filatures dans la Vallée mohawk), grand-tante Veronica n’émergeait jamais de ses appartements avant le coucher du soleil, et ne portait que du noir. « Toute personne aussi malheureuse que moi doit se cacher du soleil », disait-elle. On pensait qu’elle avait cru être une beauté à une époque – et peut-être l’avait-elle été – et qu’elle était maintenant en deuil non seulement des deux ou trois hommes qui auraient pu la sauver d’une virginité perpétuelle, mais de la jeune fille qu’elle avait été : de l’adolescence qui avait dû paraître inviolable un temps, mais qui s’était peu à peu effritée jusqu’à disparaître tout à fait, hors ce vœu chaste, obstiné, déplacé, qu’elle avait fait, manifestement devant témoins : « Toute personne aussi malheureuse que moi doit se cacher des gens, afin de ne pas les troubler, dit-elle avec audace. Ah, je suis maudite ! »
À cause de ce vœu Germaine voyait rarement sa grand-tante, et seulement pendant les mois d’hiver lorsque le soleil se couchait tôt et que la petite fille n’allait au lit que bien après la tombée de la nuit. La surprise, chez grand-tante Veronica, était sa banalité : si les enfants n’avaient pas été au courant de ses amours malheureuses ni de ses curieux vœux de pénitence ils l’eussent trouvée beaucoup moins intéressante que leurs grands-parents, et certainement beaucoup moins digne d’intérêt que leur arrière-grand-mère lunatique Elvira (qui devait bientôt, à l’âge de cent un ans, se remarier). Grand-tante Veronica était une femme rondelette aux hanches pleines et à la poitrine généreuse, d’une taille moyenne, avec un visage placide de mouton, des yeux noisette plutôt petits entourés d’innombrables plis et replis bleutés, une bouche qui aurait pu être charmante n’eût été son expression suffisante, et une peau très lisse, sans aucune ride, dont le ton variait d’un extrême à l’autre : quelquefois il était très pâle, à d’autres moments il était marbré et enflammé, particulièrement sur les joues, et il pouvait aussi être rougeâtre, grossier, échauffé, presque rouge brique, comme si elle venait de se dépenser violemment au soleil. (Mais bien sûr elle ne faisait jamais d’exercice. Ne serait-ce que descendre les escaliers semblait la fatiguer, et elle le faisait avec une nonchalance que même la promesse d’un repas et d’un bordeaux excellent ne pouvait dissiper.)
Ses passe-temps n’avaient absolument rien d’exceptionnel : elle faisait de la dentelle, comme les autres vieilles femmes, mais elle n’aurait jamais eu l’imagination ni l’énergie de créer des œuvres d’art comme tante Matilde ; elle jouait de temps en temps au rami, pour des sommes modestes ; elle disait du mal des parents et des voisins, d’ordinaire avec une expression languissante et incrédule. Elle admirait la belle porcelaine mais jamais elle ne s’était constitué sa propre collection. Elle ne supportait sur sa peau que le plus beau linge (du moins elle le disait), et bien sûr elle avait en horreur les vêtements faits à la machine, et surtout la dentelle industrielle. (Toutes les femmes Bellefleur, même Leah, détestaient la dentelle faite à la machine, bien que la famille eût récemment acheté une fabrique de dentelle sur le fleuve Aider.) Ses manières étaient affectées ; elle en rajoutait vraiment : assise d’un air guindé à la table du dîner, soir après soir, buvant son vin à petites gorgées, délicatement, prenant une ou des cuillerées de soupe, jouant avec sa nourriture d’un air ostentatoire comme si la notion même d’appétit était détestable. (On racontait dans la famille que grand-tante Veronica se gorgeait de nourriture dans sa chambre avant de descendre pour le dîner, afin de préserver le mythe de sa délicatesse juvénile, des dizaines d’années après que ce mythe eut cessé d’avoir un sens – la plaisanterie avait fait long feu.) L’appétit d’oiseau de Veronica ne s’accordait pas avec sa silhouette généreuse, confortable, un début de double menton et son air resplendissant de santé. Pour une femme de son âge !… remarquaient toujours les gens, émerveillés. Bien que personne ne sût exactement son âge. Bromwell avait une fois calculé qu’elle devait être beaucoup plus vieille que grand-mère Cornelia, ce qui lui donnait plus de soixante-dix ans, mais tout le monde avait ri si fort qu’il avait dû quitter la pièce – l’un des rares exemples où l’enfant s’était trompé de façon évidente. Car grand-tante Veronica, même au pire de sa torpeur, ne paraissait pas avoir plus de cinquante ans ; au mieux de sa fraîcheur elle semblait n’avoir que quarante ans. Ses petits yeux quelconques brillaient parfois d’une émotion inexplicable qui était peut-être du plaisir dans cet être énigmatique.
À l’occasion elle mettait des robes décolletées, qui exposaient sa chair pâle, plutôt grasse, et la belle pierre sombre en forme de cœur qu’elle portait au cou, suspendue à une fine chaîne d’or. Quand on l’interrogeait sur la pierre elle la regardait toujours tristement, la touchait, et disait au bout d’un long moment douloureux que c’était un jaspe sanguin – un cadeau du premier homme qu’elle avait aimé – le seul homme (considérait-elle maintenant, tant d’années après) qu’elle eût jamais aimé. Une pierre vert foncé, pailletée de jaspe rouge, éclatante ou obscure selon les variations de lumière, tirant sur la chaîne fragile de tout son poids : un cœur de pierre gros comme un cœur d’enfant. Elle est belle, vous croyez qu’elle est belle ? demandait-elle en fronçant le sourcil, baissant la tête pour la voir au point d’écraser contre sa poitrine son petit menton rondelet. Elle n’était plus capable, déclarait-elle, d’en juger elle-même. Car cela faisait tellement, tellement longtemps que le comte Ragnar Norst lui avait donné le jaspe sanguin.
Mais bien sûr qu’elle est belle, disaient les gens. Si on aime les jaspes sanguins.

Norst se présenta à Veronica Bellefleur à un bal de bienfaisance de Manhattan, auquel assistaient, raconta-t-on, beaucoup de personnes d’un milieu douteux. Bien que Veronica, jeune femme avenante de vingt-quatre ans qui portait ses cheveux blond vénitien nattés et enroulés autour de sa tête comme une couronne, et qui se distinguait par son rire spontané et cristallin, eût, bien sûr, un chaperon, et n’eût habituellement pas encouragé un inconnu à l’approcher – sans parler d’un inconnu qui eût osé lui prendre la main et la porter à ses lèvres ! – il y eut dès le début quelque chose de si péremptoire et en même temps de si naturel dans son attitude qu’elle ne réussit pas à s’y opposer. Vêtu d’un beau costume de soirée, quoique plutôt démodé, avec une barbiche très noire et des boucles brillantes de chaque côté du front, le comte Ragnar Norst se présenta d’une façon ambiguë comme le plus jeune fils d’une famille de marchands qui possédait une compagnie maritime couvrant le globe entier et faisant du commerce en Nouvelle-Guinée, en Patagonie et en Côte-d’Ivoire, comme un agent diplomatique dont l’ambassade se trouvait, bien sûr, à Washington, et comme un « poète-aventurier » dont l’unique désir était de vivre pleinement chaque journée. L’impression confuse que Veronica eut de Norst cette fois-là fut positive mais troublée – il était séduisant, mais il lui avait souri si intensément, si bizarrement ! Et avec quelle intimité malvenue il lui avait baisé la main, comme s’ils avaient été de vieux amis très proches…
Pourtant elle se mit presque tout de suite à rêver à lui. Ainsi lorsqu’il réapparut dans sa vie quelques semaines plus tard, lors d’une réception chez le sénateur Payne, non loin du manoir des Bellefleur, elle l’accueillit avec une vivacité irréfléchie – en réalité elle lui tendit la main, comme s’ils étaient de vieux amis. Ce fut seulement quand il prit sa main et la porta à ses lèvres chaudes, s’inclinant pour la baiser, que Veronica se rendit compte de l’audace dont elle avait fait preuve, mais il était trop tard, car Norst lui parlait déjà d’une quantité de choses – du temps, du magnifique paysage de montagne, de la petite maison « rustique » qu’il avait louée pour l’été au bord du lac Avernus (à environ quinze kilomètres au sud du lac Noir), de son espoir de la voir aussi fréquemment que possible. Scandalisée, Veronica rit de son rire perçant, et rougit, mais Norst n’en tint pas compte : il la jugea, selon ses propres termes, « terriblement charmante ». Et tellement américaine.
Bientôt Norst se mit donc à rendre visite à Veronica au château, arrivant pour le déjeuner ou pour le repas du soir dans son extraordinaire voiture noire – une Lancia Lambda, une conduite intérieure haut perchée sur ses roues à rayons de bois, suffisamment spacieuse et confortable pour que les chapeaux à large bord de Veronica ne fussent pas renversés lorsque la jeune fille s’y hissait. Il l’emmena le long du fleuve Nautauga, ils traversèrent la campagne pittoresque et accidentée vers le lac Avernus qui, déjà à cette époque, commençait à être connu comme le lieu de villégiature des New-Yorkais fortunés qui n’avaient ni le désir ni les moyens d’acheter un pavillon de chasse chautauqua authentique comme celui que Raphael Bellefleur avait construit sur la rive nord du lac Noir. Pendant ces longues promenades oisives – que la pauvre Veronica devait se rappeler le reste de sa vie – le couple parlait d’innombrables banalités, riant fréquemment (car ils furent sûrement un peu amoureux dès le début), et bien que Norst questionnât Veronica de près sur sa vie, sa vie de tous les jours, comme si chaque détail la concernant le ravissait, il se montrait extrêmement évasif à propos de lui-même : il avait à l’égard de la compagnie maritime de sa famille des « devoirs » qui l’appelaient souvent à New York, il avait des « devoirs » à l’égard de l’ambassade de Suède à Washington qui l’obligeaient à s’y rendre fréquemment, et le reste du temps, eh bien, le reste du temps, était consacré… à ses obligations envers lui-même.
« Car nous avons une grave responsabilité, n’est-ce pas, ma chère mademoiselle Bellefleur, disait-il, lui pressant la main, tout excité, une responsabilité qui nous est confiée à la naissance : le besoin, l’ordre de nous réaliser, de développer notre âme le plus possible. Pour cela il nous faut non seulement du temps et de l’intelligence, mais du courage, même de l’audace… et la sympathie d’âmes sœurs. »
Veronica était capable d’un scepticisme avisé concernant d’innombrables questions domestiques (les promesses des couturières et des chemisiers, par exemple), et à treize ans elle avait répudié avec insolence le « Dieu » de l’unitarisme (car la branche de la famille à laquelle appartenait Veronica faisait solennellement l’expérience des formes du christianisme qu’elle jugeait rationnelles, puisque ses formes irrationnelles étaient vraiment trop embarrassantes) ; ce n’était pas une jeune femme stupide ; et pourtant, en la présence charismatique de Norst, elle paraissait perdre toutes ses facultés de jugement, et se laissait baigner par ses paroles… Sa voix était douce et sensuelle, la première voix réellement charmante, et même séduisante, que la malheureuse jeune femme eût jamais connue. Ah, ce qu’il disait comptait à peine ! Cela comptait à peine : les ragots sur leurs connaissances communes du lac Avernus, les ragots sur la politique d’État et la politique fédérale, l’éloge de la propriété et de la ferme des Bellefleur, les flatteries dégoûtantes adressées à Veronica elle-même (qui, dans le vertige où l’entraînait son « amour » pour le comte, était d’une beauté indéniable, et nullement innocente de l’effet produit par ses guêpières sur les robes de soie moulantes qu’elle portait). Veronica contemplait Norst avec une fascination enfantine qu’elle ne cherchait même pas à dissimuler, et acquiesçait d’un murmure, oui, oui, à tout ce qu’il disait, chacune de ses paroles semblait si totalement plausible.
Norst lui faisait une cour très peu orthodoxe. Il disparaissait brusquement, laissant seulement quelques mots d’excuse gribouillés (mais jamais d’explication) à un domestique ; puis il réapparaissait, le lendemain ou douze jours plus tard, ne doutant jamais que Veronica le recevrait – comme si elle n’avait pas d’innombrables soupirants qui la traitaient avec plus d’égards. Comme si elle n’avait, lui reprochaient ses parents et son frère, aucune fierté. Mais il y avait Ragnar Norst dans sa voiture aristocratique, qui étincelait comme un corbillard et dégageait un parfum (qui devint très doux avec le temps, selon l’opinion de Veronica) d’encaustique, de cuir, de beau bois plaqué et de moisissure, comme un marécage enrichi par des siècles de décomposition. Il portait en toutes circonstances un costume de cérémonie impeccable – des redingotes, de belles cravates de soie, des poignets à revers d’une blancheur éblouissante avec des boutons de manchettes en perles, en or, en onyx et en jaspe sanguin, des cols amidonnés, des chemises à plastron plissé – et ses cheveux pommadés avec leurs boucles symétriques étaient toujours parfaits. Peut-être son teint était-il trop basané, ses yeux trop noirs, et ses humeurs trop imprévisibles (car s’il était un jour exubérant, gai, bavard et émoustillé, il pouvait le lendemain être apathique, ou irritable, ou mélancolique, ou si sérieux en parlant à Veronica du « besoin de réaliser notre destin » que la jeune femme s’écartait, affolée)… et de toute façon, comme les Bellefleur commençaient à le dire de plus en plus fermement, il y avait quelque chose en lui qui n’était pas clair du tout. Les Norst étaient-ils vraiment une « ancienne » famille suédoise ? Possédaient-ils une compagnie maritime ? Mais laquelle ? Norst était-il associé à l’ambassade de Suède sous son propre nom, ou y gardait-il l’incognito ? « Norst » cachait-il lui-même son identité ? Même si j’accordais à cet homme le bénéfice du doute (ce que je ne fais pas), dit Aaron, le frère de Veronica, il est très possible qu’il soit impliqué dans une forme ou une autre d’espionnage… Après tout, nous n’avons pas l’habitude de faire confiance aux étrangers.
Veronica l’admit, en larmes ; mais en présence de Norst elle oubliait tout. Il était si viril. Il pouvait la divertir pendant des heures avec des chansons folkloriques suédoises qu’il accompagnait d’un curieux petit instrument qui ressemblait à une cithare, et produisait un son perçant et pourtant apaisant, presque soporifique, une « musique » si intime qu’elle s’accordait aux battements de son cœur et glissait sur ses nerfs, la laissant totalement épuisée. Il lui parlait de ses nombreux voyages – en Patagonie, dans l’intérieur de l’Afrique, en Égypte, en Mésopotamie, en Jordanie, en Inde, en Nouvelle-Guinée, en Styrie, dans « le pays de Ganz » – et il se mit à suggérer, de façon de plus en plus explicite, qu’elle pourrait bientôt l’accompagner, si elle le désirait. Puis il s’adressa à elle comme aucun autre homme ne l’avait jamais fait, saisissant sa main inerte et la portant à ses lèvres, la baisant passionnément, chuchotant sans pudeur aucune les mots « amour » et « âmes sœurs » et « destin commun » et parlant du besoin des amants de se « livrer » totalement l’un à l’autre. Il l’appelait « ma très chère », « ma chère Veronica », « ma chère et belle Veronica », et ne semblait pas remarquer sa gêne ; il évoquait d’une voix tremblante l’« extase » et la « passion » – ce « pays inexploré » qu’une « vierge comme vous » doit un jour traverser, mais seulement en la compagnie d’un amant qui s’est entièrement ouvert à elle. Il ne doit y avoir, recommandait-il, aucun secret entre des amants – pas un coin, pas un recoin de l’âme ne doit rester dans l’ombre – autrement l’extase de l’amour ne sera que physique et éphémère, et si les amants meurent en l’autre ils mourront littéralement, et ne seront pas ressuscités – comprenait-elle ? Ah, il était essentiel qu’elle comprît ! Et il l’étreignit, frissonnant presque d’émotion, et la pauvre Veronica faillit s’évanouir. (Car aucun homme ne lui avait jamais parlé comme cela, et personne ne l’avait prise dans ses bras de façon si abrupte, si passionnée.)
« Mais il ne faut pas ! Ce n’est pas bien ! Oh ce n’est pas bien ! » hoqueta Veronica. Et, comme une enfant effrayée, elle partit d’un éclat de rire. « Ce n’est pas – bien… »
Ce soir-là elle se retira de bonne heure, la tête lui tournait comme si elle avait bu trop de vin, et elle eut à peine conscience de ramener les couvertures sur elle lorsqu’elle glissa – sombra – fut emportée – dans le sommeil. Et le lendemain matin elle trouva le jaspe sanguin en forme de cœur sur son oreiller à côté de sa tête ! – simplement posé là, sur l’oreiller. (Elle sut tout de suite, bien sûr, que c’était un cadeau de Norst, car deux ou trois jours auparavant, comme ils dînaient à l’auberge d’Avernus, devant le magnifique lac, elle avait fait toute une histoire à propos de ses boutons de manchettes – elle n’avait jamais vu une pierre aussi sombre, et trouvait fascinant ce scintillement qui jaillissait de ses profondeurs. Les bijoux de famille dont elle avait hérités – un unique saphir, quelques diamants aux modestes carats, une poignée d’opales, des grenats, des perles – lui parurent soudain dépourvus d’intérêt. Les boutons de manchettes en jaspe sanguin de Norst étaient peut-être bien, comme il l’affirmait gaiement, bon marché, et même ordinaires, mais ils exerçaient une fascination sur Veronica, qui eut des difficultés à les quitter des yeux pendant le repas.) Et maintenant… quelle surprise ! Pendant quelques minutes elle resta sans bouger, contemplant la grosse pierre, qui était à la fois verte et rouge, et striée de zones sombres : un objet aussi beau pouvait-il vraiment être ordinaire ?
Il avait obtenu de la bonne de Veronica qu’elle entrât dans sa chambre sur la pointe des pieds pour poser la pierre à côté d’elle, bien sûr, et bien que la fille le niât – car sa maîtresse n’était pas démontée par la passion au point de manquer de se demander s’il était convenable que Norst donnât un pourboire (ou une gratification) à un domestique de la maison – Veronica savait que cela s’était passé ainsi : un geste audacieux, que sa famille désapprouverait avec colère, mais (ah, elle ne pouvait s’en empêcher !) qui la charmait tout à fait.
Elle glissa le jaspe sanguin sur une chaîne en or, et le porta à son cou le jour même.

Plus Veronica voyait Ragnar Norst, moins elle avait l’impression de le connaître ; cela l’effrayait, et cela l’excitait, de se rendre compte qu’elle ne le connaîtrait jamais. D’abord, son humeur était si capricieuse… Il pouvait commencer une promenade de très bonne humeur, débordant d’énergie ; un quart d’heure plus tard il se sentait brusquement épuisé, et demandait à Veronica si elle voulait bien s’asseoir sur un banc un moment, et regarder simplement, sans parler, le paysage. Ou bien il était d’une douceur mélancolique, et ne cessait de la regarder dans les yeux d’un air triste, comme s’il avait le désir, le besoin, de quelque chose, d’elle… et quelques minutes plus tard, il se lançait de nouveau dans l’une de ses longues légendes compliquées, qui se situaient en Suède, au Danemark ou en Norvège, et qu’il ponctuait d’éclats de rire (car certaines histoires, quoique consacrées par la tradition, paraissaient à la jeune femme rougissante avoir un caractère paillard indéniable – et ne pas convenir tout à fait à ses oreilles). Il était cependant extraordinairement perceptif en toutes circonstances ; elle sentait qu’il voyait, entendait et pensait avec une clarté presque surnaturelle. Lors d’un malheureux déjeuner, tout en haut sur la terrasse du jardin muré, le frère de Veronica, Aaron – un homme de cent dix kilos qui surestimait ses propres facultés de raisonnement, beaucoup plus adaptées à la chasse qu’à un discours civilisé – commença à interroger Norst avec grossièreté sur ses origines (« Ah, vous prétendez qu’il y a du sang persan du côté de votre mère ?… Vraiment ? Et du côté de votre père, c’est du sang de quoi, à votre avis ?…), et la transformation du jeune homme fut tout à fait étonnante : il parut sentir aussitôt qu’une confrontation directe avec cette brute serait désastreuse, et très désagréable, aussi répondit-il aux questions d’Aaron d’une manière courtoise, et même humble, admettant promptement qu’il ne pouvait expliquer tout à fait certaines… certaines contradictions… non, il regrettait de ne pouvoir justifier… pas entièrement… pas dans l’immédiat. Veronica n’avait jamais assisté à un déploiement aussi exquis de tact et de subtilité ; elle le contempla avec adoration, et ne prit pas même la peine d’en vouloir à son malappris de frère (de cinq ans son aîné, il imaginait qu’il en savait plus qu’elle, et qu’une grande partie de ce qu’il savait la concernait), bien que son interrogatoire eût fait perler des gouttelettes de transpiration sur le front de Norst.
Ensuite, elle y repensa brusquement – du sang persan ! mais c’était merveilleux ! Quel enchantement ! Du sang persan : cela expliquait son teint basané et ses yeux noirs fascinants. Elle savait très peu de chose sur les Suédois et encore moins sur les Perses mais elle trouva ce mélange tout à fait ensorcelant…
« Ce comte est un imposteur, dit Aaron. Il ne se donne même pas la peine de nous faire des mensonges intelligents.
– Oh, qu’est-ce que tu en sais ! dit en riant Veronica, l’éloignant de la main. Tu ne connais pas du tout Ragnar. »
(Par la suite elle apprit qu’Aaron avait parlé avec le sénateur Payne, et avec deux ou trois connaissances à Washington, pour voir si le visa de Norst ne pouvait être annulé – si on ne pouvait simplement, avec un minimum d’entorses à la légalité, l’expulser et le renvoyer en Europe. Mais Norst devait avoir des amis haut placés, ou du moins des amis dont l’autorité était supérieure à celle des contacts d’Aaron, car cette démarche n’aboutit à rien ; et lorsque Ragnar Norst rentra en Europe il le fit de son plein gré.)
Ainsi Veronica Bellefleur tomba-t-elle amoureuse du mystérieux Ragnar Norst, bien qu’elle ne fût pas consciente d’être « amoureuse », mais seulement d’être de plus en plus obsédée par lui – sa présence, son aura la poursuivaient en pensée dans les endroits les plus invraisemblables, et pouvaient enflammer ses joues au moment le plus mal choisi. Même avant sa maladie elle était sujette à d’étranges rêveries léthargiques pendant lesquelles son image la hantait ; elle secouait la tête comme pour se libérer de son emprise. Elle était envahie par une chaleur érotique, un étourdissement grisant. Elle soupirait souvent, et ses paroles se perdaient dans le silence, exaspérant Aaron qui savait, bien qu’elle fît tout pour le nier, qu’elle était amoureuse du comte. « Mais cet homme est un imposteur, dit Aaron avec colère. Et je suis convaincu que cette pierre qu’il t’a donnée, si tu me laissais la faire examiner, se révélerait fausse !…
– Tu ne connais absolument pas Ragnar », dit Veronica, frissonnante.
Pourtant elle se sentait elle-même souvent perturbée par son attitude. Il insistait pour la retrouver le soir, dans des endroits clandestins (dans le hangar à bateaux ; près du torrent Sanglant ; tout au fond du jardin muré, où se trouvait un bouquet d’arbres toujours verts dans lequel jouaient quelquefois les enfants pendant la journée) bien que ce genre de situations la compromît ; il insistait pour parler « franchement » sans se soucier de l’effet produit sur elle par ses paroles. Une fois il saisit ses deux mains dans les siennes et murmura d’une voix qui tremblait d’émotion : « Un jour, ma très chère Veronica, cette mascarade prendra fin… un jour vous serez à moi… mon bien le plus précieux… et je serai à vous… et vous connaîtrez alors la réalité de… de… de la passion qui m’étouffe presque… » Et sa respiration devint si laborieuse qu’elle se transforma presque en un sanglot, et ses yeux brillèrent d’un désir indicible, et au bout d’un moment terrible pendant lequel il la regarda dans les yeux presque avec colère il se détourna, se jetant contre la balustrade, le bras levé comme pour se protéger de sa vue. Sa poitrine se soulevait si violemment que Veronica se demanda un terrible instant s’il avait une attaque.
Pendant plusieurs minutes Norst resta appuyé contre la balustrade, ses lourdes paupières fermées, comme s’il était brusquement vidé de toute son énergie. Et après, en la raccompagnant chez elle, au manoir, il parla très peu, et marcha faiblement, comme un homme âgé ; en se séparant d’elle il murmura seulement un au revoir doux et mélancolique, et ne leva même pas les yeux vers elle. « Mais Ragnar, demanda Veronica, avec l’audace du désespoir, êtes-vous en colère contre moi ?… Pourquoi vous êtes-vous écarté de moi ? » Mais il ne la regarda pas en face. Il soupira, et dit d’une voix épuisée : « Ma chère, peut-être vaudrait-il mieux… pour vous, je ne pense qu’à vous… que nous ne nous revoyions jamais. »
Cette nuit-là elle rêva encore à lui, beaucoup plus intensément : elle le vit avec plus d’intensité, sembla-t-il, que lorsqu’elle l’avait vu en chair et en os. Il lui saisit les mains et les pressa si fort qu’elle cria de douleur et de surprise, puis il l’attira vers lui, contre sa poitrine, et la serra dans ses bras puissants. Elle se fût évanouie, elle fût tombée, s’il ne l’avait pas serrée si fort… Il l’embrassa à pleine bouche, puis il enfouit son visage dans son cou, et, tandis que la jeune fille défaillante essayait faiblement de le repousser, il déchira son corsage et commença à embrasser ses seins, tout en la maintenant immobile, et lui murmurant des mots d’amour impérieux et grisants. Il fut d’autant plus excité de voir qu’elle portait le jaspe sanguin au cou (car Veronica la portait au lit, sous sa chemise de nuit). Arrêtez-vous, Ragnar, chuchotait-elle, le visage cramoisi de honte, vous devez arrêter, vous devez arrêter
La journée elle se rappelait vaguement ses rêves tumultueux, bien qu’elle fût encore sous leur empire. D’étranges émotions la traversaient, et la laissaient sans aucune énergie, à tel point que sa mère lui demanda plus d’une fois si elle était malade : elle était tour à tour craintive, dégoûtée, follement excitée, honteuse, méfiante, et impatiente (car quand, quand lui reviendrait-il ? – il l’avait fait prévenir par un serviteur que son ambassade à Washington l’avait rappelé), et ravie comme une enfant (car elle était certaine qu’il la reverrait). Quelquefois elle dévorait aux repas, mais la plupart du temps elle n’avait aucun appétit – elle restait simplement assise à la table de la salle à manger, sans faire attention aux autres, le regard dans le vague, soupirant, la tête pleine d’images langoureuses de son amant, telles des apparitions.
Vous devez arrêter, Ragnar, criait une voix aiguë, vous devez, vous devez, vous devez arrêter avant qu’il soit trop tard…

Le pauvre Aaron fut alors victime d’un accident tragique, et ce fut Ragnar Norst qui réconforta la jeune femme affligée.
Imprudemment, ignorant les recommandations de son père, Aaron partit chasser seul dans les bois au-dessus du torrent Sanglant, accompagné seulement d’un de ses chiens. En franchissant un torrent tumultueux il perdit l’équilibre, tomba, et fut emporté plusieurs centaines de mètres plus loin, au bas d’une cascade, trouvant la mort dans les rapides tourbillons qui charriaient une quantité insensée de troncs et de rochers. La gorge du pauvre jeune homme fut tranchée par une branche qui dépassait et on considéra qu’il avait dû saigner à mort, en quelques minutes à peine fort heureusement. Quand l’équipe de sauveteurs le découvrit (il avait disparu depuis deux jours) son corps, si grand, si impressionnant, était vidé de tout son sang, coincé dans une petite anse étroite formée par des rochers et des souches couverts d’écume.
(Ni le chien ni le fusil ne furent jamais retrouvés, ce qui ajouta au mystère de sa mort.)
Frappée par le chagrin, Veronica pleura toutes les larmes de son corps, tant à cause de l’absurdité de la mort d’Aaron qu’à cause de la mort en soi : car pour elle il n’y avait pas de mystère, il y avait seulement le fait qu’elle ne reverrait jamais Aaron, qu’elle n’échangerait jamais plus de paroles avec lui… Malgré leurs querelles, ils s’étaient beaucoup aimés.
Cette mort était si laide, si insignifiante ! Si au moins le jeune homme entêté avait écouté son père… Non, Veronica ne pouvait le supporter ; elle ne le supporterait pas. Elle pleura pendant des jours et des jours et ne se laissa consoler par personne.
Jusqu’à ce que Ragnar Norst revînt.
Un matin il arriva dans l’allée de gravier au volant de sa majestueuse voiture noire (dont le moteur était surchauffé) et il demanda avec insistance à voir Mlle Veronica, car il avait appris à Washington la mort d’Aaron, et il avait su tout de suite que la jeune fille avait besoin d’être consolée si elle devait survivre au choc. Elle était si exquise, si sensible, l’horreur d’une mort brutale, accidentelle, risquait d’ébranler sa santé…
La vue de Norst suffit à la ranimer. Mais, étant une jeune femme discrète, elle prit soin de cacher ses sentiments ; un instant plus tard, le souvenir de la mort de son frère l’envahit une fois de plus, et elle succomba à une nouvelle crise de larmes. Norst la prit à l’écart, et marcha avec elle au bord du lac, ne disant rien du tout au début, et l’encourageant même à pleurer ; puis, quand elle lui parut un peu plus forte, il commença à l’interroger sur la mort. C’est-à-dire, sur sa peur de la mort.
Était-ce la mort en soi qui la terrifiait… ou la nature accidentelle de cette mort particulière ? Était-ce la mort qui l’affolait à ce point, ou le fait qu’elle ne reverrait (du moins elle le croyait) jamais son frère ?
Au-dessus des eaux sombres et agitées du lac Noir ils firent halte, pour écouter le clapotis des vagues sur le rivage. C’était presque l’heure du coucher du soleil. Veronica frissonna, car une légère brise fraîche s’était levée, et très naturellement, avec beaucoup de grâce, Norst glissa son bras sur ses épaules. Il respirait fort. Une impression de joie de vivre, d’excitation, émanait de lui. Mais sa voix était ferme, ferme et contenue, et Veronica ne laissa pas paraître qu’elle percevait son émotion ; en fait, elle garda le regard détourné par timidité. Elle se demanda seulement s’il se rendait compte qu’elle portait le jaspe sanguin caché à l’intérieur de son chemisier. Mais bien sûr comment l’aurait-il pu… il ne pouvait le savoir, en de pareilles circonstances…
Son bras se resserra autour des épaules fragiles et il approcha sa bouche de son oreille. D’une voix douce et tremblante il commença à parler de la mort ; de la mort et de l’amour ; de la mort, de l’amour et des amants ; il dit comment, par le sacrement de la mort, les amants sont unis, et leur amour profane racheté. Le cœur de Veronica battait si fort qu’elle pouvait à peine se concentrer sur ses paroles. Elle était consciente de sa proximité, de cette proximité qui l’écrasait presque ; elle redoutait qu’il l’embrassât, comme il l’avait fait dans ses rêves, et qu’il abusât d’elle, ignorant ses cris stupéfaits… « Veronica, ma très chère, dit-il, lui prenant le menton et lui tournant la tête afin de pouvoir la regarder dans les yeux, vous devez savoir que les amants qui meurent ensemble transcendent la nature physique de la condition humaine… la nature physique rebutante de la condition humaine… Vous devez savoir qu’un amour spirituel pur rachète la grossièreté de la chair… Tant que je suis auprès de vous, à vous guider, à vous protéger, il n’y a rien à craindre… rien, rien à craindre… dans ce monde ou dans l’au-delà. Je ne permettrai jamais que vous souffriez, ma chère amie, comprenez-vous ?… Me faites-vous confiance ? »
Elle eut soudain les paupières lourdes ; elle se sentait gagnée par un sentiment de lassitude, vaguement érotique, qui ressemblait beaucoup à la lassitude de ses rêves secrets. La voix de Norst était douce, apaisante, rythmée comme les vagues du lac Noir, venant battre contre elle, déferler sur elle… Ah, elle eût été incapable de protester s’il avait essayé de l’embrasser !
Mais il parlait encore d’amour. Des amants qui étaient « impatients » de mourir l’un pour l’autre. « Je mourrai pour vous, ma douce amie, et vous pour moi… si vous m’aimez… et grâce à cela nous serons rachetés. C’est si simple, et pourtant si profond ! Vous voyez ? Vous comprenez ? La mort de votre frère vous a offensée parce que c’était une mort d’animal…, brutale, absurde, accidentelle, non partagée…, et avec votre sensibilité vous avez soif de signification, de beauté, de transcendance spirituelle. Vous avez soif de rédemption, comme moi. Car en mourant dans les bras l’un de l’autre, mon amour, nous sommes rachetés… et tout le reste n’est qu’une simple folie inimaginée, dont vous avez parfaitement le droit de vous écarter avec horreur. Comprenez-vous, mon amour ? Ah, mais oui !… vous me comprendrez. Ayez seulement foi en moi, ma très chère Veronica. »
Elle murmura faiblement qu’elle ne comprenait pas. Et elle se sentit tout à coup si épuisée qu’elle dut appuyer sa tête contre son épaule.
« La vie et la mort, si elles ne sont pas rehaussées par l’amour, continua Norst d’une voix basse, rapide, excitée, sont ignobles… une simple folie… un simple accident. Elles sont impossibles à distinguer lorsque la passion ne les met pas en valeur. Car les gens ordinaires, comme vous avez dû vous en apercevoir maintenant, ne sont guère plus que des pucerons… des rats… des animaux brutaux incapables de penser… très au-dessous de notre mépris, en réalité… à moins bien sûr qu’ils ne nous contrent… auquel cas nous devons les prendre en considération et traiter avec eux… aussi laid que cela puisse paraître. Vous voyez, ma chère ? Oui ? Non ? Vous devez me faire confiance, et tout deviendra clair. Vous devez avoir foi en moi, Veronica, car vous savez, n’est-ce pas, que je vous aime, que j’ai juré de vous avoir… depuis une époque très lointaine… que vous ne pouvez vous rappeler et dont je n’ai gardé qu’un vague souvenir… Quant aux gens ordinaires, ma chère, vous ne devez leur accorder aucune pensée… un jour vous apprendrez à traiter avec eux comme moi, uniquement par nécessité… Je vous guiderai, je vous protégerai, si seulement vous avez foi en moi… Et vous ne devez pas craindre la mort, car la mort des amants, la mort dans l’amour, la renaissance par l’amour, n’évoquent nullement la grossièreté de la mort ordinaire : vous comprenez ? »
Elle comprenait. Mais bien sûr elle ne comprenait pas du tout. Sa tête était si lourde, ses paupières brûlaient de l’envie de se fermer, si seulement il pouvait l’étreindre, lui murmurer les mots qu’elle souhaitait si ardemment entendre… Il lui avait déclaré son amour ; elle l’avait entendu ; elle l’avait entendu ; pourtant il n’avait pas encore annoncé son désir de l’épouser, il n’avait pas parlé d’aller voir son père, ni…
Brusquement il s’écarta d’elle. Il était très agité, et se frotta vigoureusement les yeux avec ses mains. « Ma chère Veronica, dit-il, d’une voix différente, il faut que je vous raccompagne chez vous. Où ai-je donc la tête, de vous retenir ici dans ce vent glacé !… »
Elle ouvrit des yeux incrédules.
« Il faut que je vous raccompagne chez vous, ma pauvre enfant », murmura Norst.

Cette nuit-là Veronica se sentit fébrile, et malgré la chute de température elle laissa sa porte-fenêtre ouverte. Et elle eut un rêve qui fut de loin le plus alarmant, et le plus étrangement exaltant de tous ceux qu’elle avait déjà eus.
Elle était, mais sans l’être vraiment, inconsciente. Elle dormait, mais restait tout à fait consciente de son lit, de son environnement, et du fait qu’elle était endormie, ses longs cheveux épais éparpillés sur l’oreiller, le jaspe sanguin déposé sur son sein. Je suis endormie, se disait-elle clairement, comme si son esprit flottait au-dessus de son corps, comme c’est étrange, et si merveilleux, je suis étendue là, endormie, et mon amant va bientôt venir, et personne ne le saura…
Presque aussitôt Norst apparut. Il avait dû escalader la balustrade du balcon, car un instant plus tard il se tint devant la fenêtre, vêtu comme toujours de sa redingote, sa chemise blanche éblouissante dans l’obscurité, sa barbiche et ses petites boucles folles de chaque côté de son front se dessinant avec netteté. II était silencieux. Sans expression. Un peu plus grand qu’à la lumière du jour – Veronica, paralysée, incapable même de battre des paupières, estima qu’il mesurait près de deux mètres –, il resta un long moment sans bouger, la contemplant simplement avec une expression de… était-ce un désir infini, un chagrin infini ?… était-ce un désir passionné ?… de l’amour ?
Ragnar, essaya-t-elle de chuchoter. Mon chéri. Mon fiancé.
Elle lui eût ouvert les bras, mais elle n’arriva pas à bouger ; elle resta paralysée sous les couvertures. Endormie et pourtant entièrement réveillée : consciente de ses battements de cœur qui s’accéléraient follement et aussi des siens. Ragnar, chuchota-t-elle. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé aucun homme…
Puis il fut près de son lit, sans avoir paru bouger.
Il était près de son lit, penché sur elle, et elle essaya de lever les bras vers lui – ah, comme elle avait envie de glisser son bras autour de son cou ! – comme elle avait envie de l’attirer contre elle ! Mais elle était incapable de bouger, elle put seulement retenir son souffle de toutes ses forces quand il se pencha pour l’embrasser. Elle vit ses yeux noirs humides se rapprocher, elle vit sa bouche, ses lèvres entrouvertes, et sentit son haleine – son haleine chaude et rude qui empestait la viande – elle respira cette odeur désagréable, un peu fétide – qui lui rappela la ferme avec une sensation de vertige – les ouvriers agricoles tirant les carcasses – les cochons pendus par les pattes de derrière – le sang jaillissant de leur gorge ouverte dans d’énormes tuyaux… Elle aspira son haleine, qui était aigre et sentait le desséché, le rance, le vieux, et, sur le point de défaillir elle se mit à rire, elle se sentait chatouillée partout, chatouillée jusqu’au délire, un délire délicieux et frénétique, et son haleine ne la dérangeait pas, mais pas du tout, ni son agitation, son impatience, sa brusquerie, ses dents se cognant contre les siennes dans la dureté de son baiser – ça ne la dérangeait pas du tout – pas du tout – elle avait envie de crier, de le marteler de ses poings – elle avait envie de hurler – de se débattre sur le lit – de repousser les couvertures, qui pesaient sur elle d’une façon aussi exaspérante – et elle avait si chaud – elle luisait de transpiration – elle sentait l’odeur de son propre corps, la chaleur qui en émanait – c’était honteux, et pourtant délicieux – cela lui donnait envie d’éclater de rire – de s’agripper à son amant – de l’attraper par les cheveux, par les cheveux, de le bourrer de coups de poing, d’attirer sa tête contre elle, son visage sur ses seins – comme ça – oui, exactement comme ça – elle ne pouvait supporter ce qu’il lui faisait – ses lèvres, sa langue, la dureté soudaine de ses dents – elle ne pouvait le supporter – elle allait crier, devenir folle, éclater, hurler, le déchirer de ses ongles… Mon amant, mon fiancé, criait-elle, mon époux, mon âme

À mesure que les jours et les semaines passèrent, et que Veronica sombrait de plus en plus profondément dans un état de mélancolie douce, langoureuse, on crut en général que le choc de la mort d’Aaron l’avait plongée dans une « humeur noire » et qu’avec le temps, elle en sortirait. Pourtant Veronica pensait rarement à son frère. Son imagination était centrée presque exclusivement sur Ragnar Norst. Durant la longue journée fatigante elle attendait impatiemment le soir, où viendrait Norst, infailliblement, pour la serrer passionnément dans ses bras et faire d’elle sa femme. Désormais il n’avait plus besoin de lui parler d’amour ; ce qui se passait entre eux allait au-delà de l’amour. En vérité, la notion futile d’amour – et aussi de mariage – paraissait maintenant inintéressante à Veronica. Dire qu’elle avait autrefois espéré que Ragnar Norst demanderait à son père la permission de l’épouser !… Qu’elle avait imaginé qu’ils étaient un homme et une femme ordinaires !… Quelle innocente elle avait été à ce moment-là !
Étrange, n’est-ce pas, disaient les gens, que le comte ait disparu si brusquement. Évidemment il est rentré en Europe ?… Et quand a-t-il dit qu’il reviendrait ?…
Veronica n’y prenait pas garde. Elle savait que les gens chuchotaient dans son dos, se demandant si elle était malheureuse ; se demandant s’ils avaient conclu une sorte d’« entente ». Y aurait-il un mariage ? Ou un scandale ? Veronica n’était pas le moins du monde troublée que son amant eût quitté le pays : car dans son sommeil il était magnifiquement présent, et rien d’autre ne comptait.
Pendant la journée Veronica flânait paresseusement, évoquant certaines pensées interdites, se rappelant certains plaisirs intenses, pénétrants, indéfinissables. Elle chantait à voix basse des petites chansons sans mélodie, en souvenir de celles que lui avait chantées Norst. Elle se fatiguait facilement, et aimait rester étendue sur une chaise longue enveloppée dans un châle, laissant errer rêveusement son regard sur le lac, surveillant le chemin au bord du lac. Quelquefois Norst apparaissait bien que ce ne fût pas encore la nuit : elle clignait des yeux et le voyait debout à quelques mètres d’elle, qui la regardait avec cette avidité crue, sans pudeur, cette intensité déconcertante qu’elle n’avait pas comprise au début. D’un geste gracieux et langoureux elle levait sa main vers lui, et il s’inclinait pour la porter à ses lèvres voraces… et alors un stupide domestique maladroit entrait dans la pièce d’un pas lourd, et Norst disparaissait.
« Oh, je vous déteste ! criait quelquefois Veronica. Pourquoi ne me laissez-vous pas tous en paix ! »
Ils commencèrent à s’inquiéter à son sujet. Elle était si apathique, si pâle, les couleurs de son visage s’étaient effacées et elle avait vraiment un teint de cire (mais je suis plus belle que jamais, songeait Veronica, pourquoi ne l’avouez-vous pas – l’amour de Ragnar m’a rendue plus belle que jamais) ; elle n’avait aucun appétit, sauf pour un toast, un jus de fruits et une pâtisserie occasionnelle ; elle était distraite, souvent elle n’entendait pas les gens lui adresser la parole, elle semblait dormir les yeux ouverts, et le chagrin d’avoir perdu son pauvre frère l’accablait visiblement… Même lorsque le médecin l’examina, écoutant son cœur avec son stupide instrument, elle rêvait tout éveillée à son amant (qui lui était apparu la nuit précédente et avait promis de revenir le lendemain) et fut incapable de répondre aux questions qu’on lui posait. Elle eût aimé expliquer : son âme était en train de défaillir, doucement elle défaillait, elle n’était pas du tout malheureuse, elle n’était certainement pas en deuil (en deuil de qui ? – de son frère têtu et grossier qui était mort d’une mort si laide ?), tout se déroulait parfaitement, selon la destinée qui avait été tracée pour elle. Elle ne résisterait pas, elle ne voulait pas résister ; et elle refusait que quiconque intervienne. Quelquefois pendant les heures du jour elle apercevait un mince croissant de lune, à demi invisible dans le ciel pâle, et cette image lui transperçait le sein comme le baiser de son amant. Elle s’étendait, soudain prise de vertige, et laissait sa tête retomber lourdement en arrière, roulant des yeux…
Quelle douceur, dans cette mélancolie absolument irrésistible : cette sensation d’une spirale descendante qui était à la fois le chemin de son âme et son âme même. L’air devenait lourd ; il exerçait une pression sur elle ; quelquefois elle avait des difficultés à respirer, et elle gardait les poumons vides pendant de longs moments. Elle eût aimé expliquer à l’infirmière qui se tenait maintenant assise au pied de son lit, ou dormait sur un petit lit juste devant la porte, qu’elle n’était pas du tout malheureuse. Les autres étaient peut-être tristes qu’elle les abandonnât, mais c’étaient simplement des gens jaloux et ignorants qui ne la comprenaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir, par exemple, à quel point elle était profondément aimée ; combien Norst l’estimait ; qu’il avait promis de la protéger.
Il y avait pourtant des fois où ses rêves étaient confus et désagréables, et où Norst n’apparaissait pas ; ou, s’il se montrait, c’était sous un aspect si changé qu’elle ne le reconnaissait pas. (Une fois il vint sous la forme d’un gigantesque hibou aux yeux jaunes avec des aigrettes féroces ; une autre fois il apparut métamorphosé en un monstrueux nain rabougri avec une bosse entre les omoplates ; une autre fois encore il devint une grande jeune fille élancée d’une beauté mystérieuse avec des yeux orientaux et un sourire lent, plein de sensualité – un sourire que Veronica ne supporta pas de regarder, tant il était allusif, obscène.) Les rêves se poursuivaient sans fin, la tourmentant sans merci, se moquant de ses appels à la tendresse, à l’amour, à l’étreinte conjugale. Quand elle se réveillait au milieu d’un de ces rêves, souvent en pleine nuit, elle se forçait à s’asseoir, prise de violent maux de tête, et un éclair de panique l’effleurait – car n’était-elle pas gravement malade, mourante peut-être, ne pouvait-on faire quelque chose pour arrêter la spirale descendante de son âme ?… Une fois elle entendit son infirmière gémir et se débattre au milieu de son propre cauchemar.
Alors deux événements se produisirent : l’infirmière (une belle femme de trente-cinq ans qui était née dans le village, et avait fait ses études à Nautauga Falls) tomba gravement malade, atteinte de troubles sanguins, et Veronica elle-même, déjà affaiblie et anémiée, attrapa un rhume qui se transforma en bronchite, puis en pneumonie, en quelques jours à peine. Elle fut donc hospitalisée, et sombra dans une sorte de stupeur, pendant laquelle des fantômes de rêve prirent activement soin d’elle. Ils le firent admirablement : lui donnant du sang neuf et vigoureux, la nourrissant par des tuyaux, de sorte qu’elle ne pût protester, et la sauvant. Il n’était pas question de mourir, au milieu de toute cette activité et dans des mains aussi qualifiées ; au bout d’une semaine ou deux Veronica avait non seulement tout à fait repris conscience, mais avait même retrouvé de l’appétit. L’une des femmes de chambre des Bellefleur lui lava les cheveux, qui étaient encore d’une beauté somptueuse ; elle aussi était belle malgré sa pâleur et les cernes sous ses yeux. Un jour elle déclara : « J’ai faim, d’une voix offensée d’enfant, je veux manger, j’ai faim, et j’en ai assez d’être au lit… Je ne le supporterai pas une minute de plus ! »
Elle était donc sauvée. Ses poumons étaient guéris ; les accès de vertige avaient disparu ; ses couleurs étaient revenues. Au moment de son admission à l’hôpital les médecins avaient découvert, en haut de son sein gauche, une curieuse égratignure ou une morsure, récente, qui avait en même temps l’air assez ancienne, et qui avait dû lui être infligée par l’un des chats des Bellefleur, qu’elle avait sans doute serré imprudemment contre sa poitrine. (En ce temps-là les Bellefleur n’avaient pas autant de chats et de chatons qu’à l’époque de Germaine, mais il y en avait au moins six ou dix dans la maison, et n’importe lequel d’entre eux pouvait être responsable de la minuscule blessure de Veronica.) Veronica elle-même ne s’en était pas aperçue : elle appartenait à cette génération de femmes qui regardaient rarement, et seulement à contrecœur, leur corps nu, aussi ce fut avec une surprise considérable qu’elle apprit l’existence, sur son sein, d’une étrange petite égratignure ou morsure qui s’était un peu enflammée. Bien sûr c’était un problème tout à fait mineur, lui affirmèrent ses médecins, et cela n’avait rien à voir avec les risques graves de l’anémie et de la pneumonie.
Elle apprit indirectement, avec stupéfaction et chagrin, que son infirmière était morte – la pauvre femme avait succombé à une anémie aiguë quelques jours à peine après avoir quitté le manoir des Bellefleur. Plus extraordinaire encore était le fait que, d’après la famille de la jeune femme, elle avait été en parfaite santé jusqu’au jour où elle était entrée au service des Bellefleur : elle n’avait jamais, affirmèrent-ils, été anémique.
Mais Veronica n’était pas morte.
Maintenant les rêves tumultueux si troublants avaient disparu. Une partie de sa vie était révolue. Elle dormait d’un sommeil paisible et profond, en sécurité dans sa chambre d’hôpital, et quand elle se réveillait le matin elle se sentait complètement éveillée, reposée, joyeuse, et voulait se lever tout de suite. Elle exultait d’être en si bonne santé. Dans son luxueux peignoir de cachemire elle se promenait dans le pavillon de l’hôpital, accompagnée de sa propre femme de chambre, et bien entendu tout le monde tomba amoureux d’elle : car elle rayonnait comme un ange, et cette longue chevelure blond vénitien qui flottait sur ses épaules !… Elle était gaie et espiègle comme un enfant, elle joua même, un jour ou deux, avec l’idée de devenir infirmière. Comme elle serait charmante dans son uniforme blanc bien net… Et alors, peut-être épouserait-elle un médecin. Et ils seraient tous deux du côté de la vie.
Oui, voilà : elle voulait être du côté de la vie.
Elle était très heureuse, et elle suppliait qu’on la laissât sortir de l’hôpital, mais sa famille se montra prudente (car après tout, l’infirmière de Veronica était morte – et elle avait paru être en bonne santé), et ses médecins voulurent la garder en observation pendant plusieurs jours. Car il y avait dans son cas quelque chose qui les intriguait.
« Mais je veux rentrer à la maison maintenant, dit-elle en faisant la moue. J’en ai assez de ne rien faire, je déteste être une invalide, et être considérée par les gens de cette façon condescendante et apitoyée… »
Puis, un jour, une chose étrange arriva. Elle regardait des adolescents jouer au football dans un champ voisin du domaine de l’hôpital, et bien qu’elle eût envie de les admirer, et d’applaudir leur adresse physique et leur vigueur, elle se surprit à éprouver un sentiment de dépression de plus en plus fort. Ils étaient si énergiques, si vulgaires… si pleins de vie… Comme des pucerons ou des rats… Il n’y avait en eux aucune subtilité, aucune signification ; aucune beauté. Elle se détourna avec dégoût.
Elle se détourna, et se mit à sangloter sans pouvoir s’arrêter. Qu’avait-elle perdu ! Qu’avait-elle laissé échapper de sa vie, lorsqu’ils l’avaient « sauvée » à l’hôpital ! Ses joues creuses s’arrondissaient de nouveau et son teint livide devenait rose, mais l’image dans la glace ne lui plaisait pas : elle la trouvait inintéressante, banale, et en réalité tout à fait vulgaire. Elle était à présent inintéressante, et son amant, s’il revenait, s’il devait jamais poser le regard sur elle, serait tristement déçu.
(Mais son amant : qui était-il ? Elle ne se souvenait pas clairement de lui. Ragnar Norst. Mais qui était-ce, que signifiait-il pour elle ? Où était-il parti ? Les rêves s’étaient évanouis, Ragnar Norst s’était évanoui, et quelque chose de si profond avait quitté sa vie qu’elle sentait presque, malgré sa vigueur, sa normalité inflexible, qu’on lui avait pris son âme même. L’hôpital s’en était chargé : il l’avait « sauvée ».)
Pourtant, elle était reconnaissante d’être en vie. Et bien sûr sa famille fut ravie de la voir de retour. Ils pensèrent cependant qu’elle avait succombé à une humeur noire très grave à la suite de la mort d’Aaron, et elle ne put leur dire le contraire.
Oui, songeait Veronica douze fois par jour, je suis reconnaissante d’être en vie.

Puis, un après-midi où elle se rendait à Nautauga Falls pour prendre le thé chez une tante âgée, elle vit s’approcher la Lancia Lambda – elle la vit apparaître à un virage de la route, royale dans sa noirceur, impérieuse, fondant sur elle avec l’autorité d’une image sortie d’un rêve. Elle frappa immédiatement contre la glace de séparation et ordonna au chauffeur de s’arrêter.
Norst freina donc, stoppa et vint la voir. Il était vêtu de blanc. Ses cheveux, son bouc et ses yeux étaient plus noirs que jamais, et son sourire paraissait légèrement plus hésitant que dans son souvenir. Son amant ? Son mari ? Cet inconnu ?… Il avait appris, dit-il nerveusement, dans un murmure, sa maladie. Elle avait sans aucun doute été hospitalisée, et très gravement malade. Dès qu’il était revenu de Suède il était accouru pour la voir, et il était descendu à l’auberge du lac Avernus. Quel plaisir c’était de la rencontrer ainsi, brusquement, à l’improviste – de la retrouver dans une santé aussi magnifique, et plus belle que jamais…
Il s’interrompit et lui prit la main, la pressant fort. Une flamme parut passer devant ses yeux. Il tremblait, sa respiration devint rapide et superficielle, elle sentit avec acuité le paroxysme presque absolu de son désir pour elle, et en cet instant elle sut qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait pas cessé de l’aimer. Il réussit à dissimuler son agitation en lui retirant, comme par jeu, une partie de son gant, un ou deux centimètres à peine, et en embrassant le dos de sa main ; mais même ce geste devint passionné. S’exclamant, Veronica arracha sa main.
Ils se regardèrent plusieurs minutes en silence. Elle vit que c’était vraiment l’homme qui était venu à elle dans ses rêves – et qu’il la reconnaissait parfaitement lui aussi. Mais qu’y avait-il à dire ? Il se trouvait au lac Avernus, à quinze kilomètres seulement ; naturellement ils allaient se voir ; ils recommenceraient, peut-être, à se rencontrer dans la journée. C’était une cour inoffensive, et cela les occuperait pendant les longues heures du jour. Norst prenait des nouvelles de sa famille, et de sa santé ; et de ses nuits. Dormait-elle bien à présent ? Se réveillait-elle tout à fait reposée ? Et porterait-elle, juste ce soir, le jaspe sanguin au lit ?… Laisserait-elle la fenêtre de sa chambre ouverte ? Juste ce soir, dit-il.
Elle rit, le visage en feu, et voulut réellement dire non ; mais pour une raison ou pour une autre elle ne le fit pas.
Elle contemplait avec un sourire stupéfait les marques de dents sur le dos de sa main, qui se remplissaient lentement de sang.