Paie-des-Sables
Deux nuits de suite, vers le milieu de l’été, où ils campaient au bord de lacs lointains et sans nom quelque part au sud du mont Kittery, Gideon et son frère Ewan connurent une étrange expérience commune – honteuse, laide, inexplicable, et surtout pénible – dont personne dans la famille ne devait jamais entendre parler, et que les frères eux-mêmes, presque dès leur retour au manoir des Bellefleur, devaient oublier.
Ils étaient depuis une semaine les hôtes de W. D. Meldrom, commissaire de l’État à la Protection de la nature, dans son immense réserve de montagne. (Les Bellefleur étaient depuis de longues années les amis et les partenaires en affaires des Meldrom, cela remontait à l’époque animée où Raphael Bellefleur avait financé si généreusement la campagne de ses amis républicains ; il y avait eu un mariage ou deux entre les familles, rien de brillant, mais des unions satisfaisantes pour les deux parties, et les frères de l’arrière-grand-mère Elvira avaient travaillé pendant quelques années avec les Meldrom à l’abattage des forêts dans l’extrême nord-est de l’État.) L’argument commun de Gideon et d’Ewan, qu’ils soumettaient au commissaire Meldrom avec discrétion et persistance, tandis qu’ils pêchaient la perche avec un attirail léger, cachant leur ennui (car il n’y avait rien à boire chez Meldrom, et le lac était si poissonneux qu’avec seulement une épingle de sûreté et un morceau de ver – disait Gideon avec mépris – le pêcheur le plus malhabile pouvait attraper, demi-heure après demi-heure, toutes les
perches frétillantes de un ou deux kilos qu’il voulait), prenant garde de ne jamais prendre un ton trop insistant et de ne faire aucune allusion aux ententes passées entre les Bellefleur et les Meldrom, était que la loi actuelle de l’État garantissant que les milliers et les milliers d’hectares lui appartenant resteraient « sauvages à jamais » était inapplicable : le bois n’était-il pas une richesse comme une autre, ne fallait-il pas le récolter comme le reste ? – Les forêts qui appartenaient à des exploitants intelligents et clairvoyants comme les Bellefleur n’étaient-elles pas en bien meilleur état que les forêts « à l’état sauvage », à la merci des chenilles, des sauterelles, des maladies de toutes sortes, des incendies provoqués par la foudre, et des tourbillons de vent ? Selon la loi actuelle, votée par un corps législatif écrasé et intimidé par les arguments spécieux des partisans de la sauvegarde de la nature, des dizaines d’années auparavant, après la Grande Guerre, les arbres malades et pourris, ou cassés par les tempêtes, ne pouvaient être retirés des forêts ; ils devaient rester là où ils étaient tombés, malgré le danger, le gaspillage, et le fait que les bois privés (comme ceux qui appartenaient aux Bellefleur et aux Meldrom) étaient soigneusement élagués, afin de mélanger arbres feuillus et conifères d’âges variés, avec des clairières et des sentiers et aussi peu de buissons d’airelles que possible… Les frères voulaient obtenir de l’État des privilèges leur donnant droit à des « coupes sélectives », sur la terre même (ils se gardaient de le souligner) que leur famille avait autrefois possédée.
Le bois est une richesse, et il faudrait le récolter comme le reste, répéta lentement Meldrom, mais il mit tant de temps à le dire, et s’interrompit tant de fois (Gideon et Ewan se lassèrent vite de la famille du commissaire, et de ses autres invités, dont la plupart étaient âgés et durs d’oreille, et ils trouvèrent les dîners de trois heures dans l’élégant chalet en « rondins », servis par d’innombrables domestiques, très insupportables), qu’il semblait vouloir dire aussi autre chose.
« Le vieux salopard veut un pourcentage, c’est évident, dit Gideon.
– Tu crois ?… Mais est-ce qu’il n’a pas fait un scandale, il y a quelques années, à la commission sur le gibier, à propos de Jarald et de sa bande ?…
– Le problème est de déterminer ce qu’il est prêt à accepter, ce qui ne risque pas de l’offenser, mais en même temps… en même
temps, bien sûr, nous devons penser à nous, et voir quelle somme nous sommes en mesure de lui donner », dit Gideon en bâillant. Chez lui, les bâillements fréquents étaient une façon d’exprimer et de contrôler sa colère ; il lui arrivait de bâiller cinq ou six fois de suite, jusqu’à ce que sa mâchoire craque et que les larmes jaillissent de ses yeux.
Les frères étaient vautrés sur un divan de rotin garni de coussins confortables devant un feu de bois de bouleau, buvant le bourbon qu’ils avaient eu la prudence d’apporter, dans la pièce principale de leur chalet – un chalet suisse de huit pièces construit en rondins écorcés et vernis, et décoré avec un curieux mélange de meubles coûteux importés, de meubles « rustiques » fabriqués sur commande par des menuisiers de la région, et d’objets des forêts : des lustres faits avec des cornes d’élans, des tables faites avec les mêmes cornes et des fûts de fusils, des sabots de cheval transformés en cendriers, des oreillers, des tentures et des tapis taillés dans des peaux d’ours, de panthères, de lynx et de castors. Ils étaient en sous-vêtements et en chaussettes, et regardaient distraitement le feu.
« Hiram, dit finalement Ewan.
– Oh, bien sûr, Hiram !… Mais c’est nous que père a envoyés ici.
– Nous pourrions en discuter avec Hiram de toute manière. Père n’a pas besoin de le savoir.
– Hiram le lui dira.
– Alors, qu’est-ce que tu penses ?… Combien ? »
Gideon vida son verre. « Je ne pense rien. Je ne pense pas à certaines choses.
– C’est comme un jeu de poker, dit Ewan avec gêne.
– Mais ça n’a rien de drôle », répondit Gideon.
Les deux frères se turent un moment. Gideon attendit qu’Ewan changeât de sujet pour parler de leurs femmes, comme il le faisait souvent – pas tant pour exposer confusément ses difficultés grandissantes avec Lily (qui voulait quitter le manoir et vivre, comme elle disait, n’importe où ailleurs) que pour interroger Gideon sur Leah, à laquelle il s’intéressait aussi ; mais quand Ewan ouvrit enfin la bouche ce fut pour dire, simplement : « Merde. »
Ils quittèrent la résidence de Meldrom dès l’aube du jour suivant, disant au domestique chargé de les servir qu’ils avaient reçu un message les rappelant à Bellefleur. Ils devaient rentrer d’urgence, l’un de leurs enfants était malade, aurait-il l’obligeance de l’expliquer à M. Meldrom, et de lui présenter leurs excuses ? Meldrom ne les croirait probablement pas mais ils s’en moquaient. « Au diable Meldrom », dit Gideon en riant.
Sans même se consulter (car dès qu’Ewan avait parlé de poker le soir précédent, les deux frères avaient su ce qu’ils allaient faire) ils se rendirent à Paie-des-Sables, où, à l’auberge de Goodheart, se déroulait effectivement une partie de poker, dont les joueurs les accueillirent aussitôt à bras ouverts.
Les détails des soixante-douze heures suivantes demeurèrent obscurs, et par la suite ni Gideon ni Ewan ne parvinrent vraiment à se rappeler quand, ou même comment, ils avaient perdu non seulement tout l’argent liquide qu’ils avaient apporté sur eux, mais leurs montres, leurs ceintures, leurs belles bottes de cuir, et leur voiture (une Pierce-Arrow prune avec des garnitures intérieures gris pâle, achetée en commun par les deux frères au printemps, quand Gideon avait enfin surmonté sa répulsion pour l’argent – pour ce qu’il savait de l’argent – qu’il avait gagné à la course de Powhatassie). Pendant les premières heures de la partie Gideon s’en sortit très bien ; et Ewan pas mal du tout ; mais à mesure que le temps passait, que les joueurs quittaient la table et que d’autres les remplaçaient, dont l’un était le grand-père de Goodheart (un métis âgé, grognon, sournois, au visage desséché comme une figue, qui avait, disait-on, du sang algonquin, du sang iroquois et du sang irlandais, était totalement édenté, ne parlait pas plus de douze mots d’anglais et avait été arrêté – mais ni Gideon ni Ewan ne prenaient cette histoire au sérieux, sachant à quel point les Indiens mélangeaient les dates et mentaient – parce qu’il braconnait sur le territoire des Bellefleur
du temps de Jean-Pierre Bellefleur), et tandis que les frères finissaient leur bourbon, puis continuaient à boire, au même rythme que leurs nouveaux amis, payant la plupart des tournées, exaltés, puérils et bruyants, infiniment soulagés, selon l’expression de Gideon, de participer au genre de partie de poker qui était dans leurs cordes… il se trouva, d’une manière ou d’une autre,
sans qu’ils évaluent vraiment l’étendue de leurs pertes, qu’ils avaient perdu tout ce qu’ils avaient apporté à Paie-des-Sables, et qui avait de la valeur. Alors Goodheart se mit à faire des difficultés pour honorer leur reconnaissance de dette.
Gideon battait et rebattait les cartes avec colère, exigeant qu’une seconde partie commençât immédiatement. Ewan était affalé sur sa chaise, le visage couleur de cendre, tripotant sa barbe avec ses doigts sales et carrés. Un autre matin commençait, beau et brumeux, avec des pluies intermittentes ; le plancher de la taverne, en bois grossièrement scié, était jonché de bouteilles, de mégots de cigares et de cigarettes, de mouchoirs en papier, de serviettes, d’emballages en Cellophane froissés, de sandwiches à moitié consommés. Le grand-père de Goodheart réapparut (il s’était esquivé la veille avec six cents dollars pris à Gideon et trois cent soixante pris à Ewan, remerciant abondamment les deux frères pour leur « bonté » et souriant de sa bouche édentée avec un air qui se voulait manifestement implorant) et Goodheart et les autres hommes conférèrent avec lui, parlant un dialecte indien composé essentiellement de consonnes dures, gutturales, incompréhensible pour Gideon et Ewan. Ils se tenaient à une certaine distance du bar, discutant en jetant des coups d’œil aux deux frères et se protégeant instinctivement la bouche de la main en un geste grossier et enfantin qui évoquait le mystère – comme si Gideon et Ewan avaient la moindre notion de ce que leurs paroles pouvaient signifier.
« Ces imbéciles, dit Gideon en battant les cartes. Ce vieux salaud. Lui. Je veux tenter ma chance contre lui.
– Ils ne veulent pas de notre reconnaissance de dette, dit Ewan d’une voix pâteuse.
– Ces salauds de métèques, ils ne peuvent pas faire autrement que de l’accepter.
– Je vois bien qu’ils n’en veulent pas, ce vieux fils de pute est en train de leur dire de ne pas la prendre…
– On leur achètera ce putain de bistrot et on les foutra à la porte, dit Gideon. On l’achètera et on le rasera. On les chassera. On les renverra dans leur réserve.
– Ils ont peur de nous.
– Nom de Dieu, pourquoi auraient-ils peur de nous ? », hurla Gideon, abattant son poing sur la table. « Une reconnaissance de dette d’un Bellefleur vaut plus que l’argent de n’importe qui d’autre !
– … triché. Mais je n’ai pas vraiment vu, dit Ewan.
– J’aurais vu s’ils avaient triché », répliqua Gideon.
Ewan rapprocha pensivement son verre de ses lèvres, et le choqua contre ses dents. « Peut-être que nous devrions rentrer à la maison. Revenir une autre fois.
– J’offre à ces métèques une reconnaissance de dette pour mille dollars et ils feraient mieux de l’honorer ou je vais revenir ici et mettre le feu à leur baraque, je leur arracherai leurs putain d’oreilles, je les scalperai, ces fils de putes, c’est une injure, ils ne vont pas injurier notre nom comme ça, je ne vais pas rester sans rien faire devant une affaire de ce genre », dit Gideon. Il fit même le geste de se lever, laissant les cartes tomber sur la table ; mais une force, comme la pression d’une main sur son front, le retint. Il se rassit lourdement. « … une affaire de ce genre. Saloperie d’injure.
– Ils ont peur de nous. Ils pensent que nous pourrions…
– Ils se disent qu’on pourrait récupérer tout ce qu’on a perdu, ces cons-là. Je veux ma Pierce-Arrow. Je veux tout reprendre et je vais y arriver, écoute ces imbéciles discutailler, regarde ce vieil escroc indien, on croirait que c’est un genre de prêtre ou de guérisseur ou je ne sais quoi, je veux tenter ma chance contre lui, je veux récupérer cette bagnole, autrement, dit-il, se frottant brutalement les yeux, autrement il ne nous restera plus rien… Et tu sais qui va nous emmerder…
– Lily ferait mieux de ne pas m’emmerder, dit Ewan d’une voix forte. Elle a essayé une ou deux fois et elle sait ce que ça donne… Elle m’a rendu fou de rage, j’ai vu rouge et je me suis mis à la secouer si fort que ses dents ont failli se casser…
– Bande de salauds, vous feriez mieux de venir vous asseoir avec nous ! Vous feriez mieux d’honorer ce papier, de vous asseoir et de mettre en route cette putain de partie », cria Gideon.
Mais il sembla qu’il n’y aurait pas d’autre partie.
Puis il sembla que si, peut-être : si les Bellefleur voulaient bien convenir d’un arrangement un peu différent.
Gideon et Ewan conférèrent, et arrivèrent – fort mécontents – à la conclusion qu’ils accepteraient les conditions modifiées de la partie : on leur accordait un crédit de cinq cents dollars, mais les autres joueurs mettaient en jeu, non de l’argent liquide, mais deux bons chevaux, avec des selles, des couvertures, et un équipement de camping. (Car autrement comment les Bellefleur rentreraient-ils chez eux ? – Ils se trouvaient à des kilomètres de leur maison.)
Ainsi commença une nouvelle partie, et cette fois-ci le grand-père de Goodheart ne fut pas aussi habile, et au bout de une heure Gideon et Ewan n’avaient pas perdu un penny de leurs cinq cents dollars, et avaient en fait gagné les chevaux, les selles, et l’équipement de camping, qui consistait en une grande tente de toile, très déchirée et tachée, et deux sacs de couchage, également tachés, dégageant une puanteur que les Bellefleur préférèrent ne pas interpréter. Les chevaux, un couple de hongres aux dents noircies, étaient ensellés et avaient les genoux saillants, mais ils parurent relativement sûrs à Gideon, qui les examina de ses yeux injectés de sang ; ils leur permettraient, à lui et à Ewan, de rentrer à la maison ; ou en tout cas de se rapprocher de chez eux. Ils gagnèrent aussi une surprise, en la personne d’une fillette très jeune, Little Goldie, qui était, leur dit-on, de sang mêlé, et dont la mère non mariée s’était enfuie quelques nuits plus tôt avec un trappeur canadien.
Dès le début il fut évident que quelque chose n’allait pas, à un point alarmant : car comment une enfant aussi blonde et pâle, avec ces beaux yeux bleus, et ce nez retroussé, et cet air
caucasien si gracieux, pouvait-elle être métisse ? Gideon grogna qu’ils pouvaient aussi bien l’emmener, elle n’avait pas grand-chose à espérer dans ce village indien, et un enfant de plus ne comptait pas pour les Bellefleur ; elle avait à peu près l’âge de Christabel de toute manière ; et Leah serait probablement ravie. Ewan marmonna que le château était déjà envahi par les enfants, il lui semblait quelquefois qu’il y avait plus d’enfants en train de monter et de dévaler les escaliers, de jouer à cache-cache dans la cave, de fourrager dans les pièces interdites et de mettre la maison sens dessus dessous que les adultes ne pouvaient en réalité le justifier… Qui allait nourrir tous ces enfants, demandait Ewan. Et maintenant que Leah avait eu un bébé, Lily ne
cessait de gémir et de le harceler pour en avoir un elle aussi : où tout cela finirait-il ?
« Pauvre petite, elle ne sera jamais heureuse ici dans les montagnes, dit Gideon. Alors, Ewan, je crois que nous n’avons pas le choix. »
Debout dans la boue derrière l’auberge de Goodheart, regardant les deux chevaux et l’enfant, qui les fixait d’un œil impassible, les frères dessaoulèrent brusquement. La pluie avait refroidi l’atmosphère et il gèlerait au coucher du soleil, bien que ce fût la fin juillet.
« Bon, d’accord, dit Ewan avec colère. À qui sera-t-elle ? À toi ?
– À nous », dit Gideon.
À leur connaissance Little Goldie n’avait pas de nom de famille, ou ne pouvait s’en souvenir. Elle parlait un langage aux consonnes dures, pesantes, la tête courbée, son petit menton rentré, appuyé contre sa gorge. La peau fine, douce, pâle, parsemée de légères taches de rousseur, comme saupoudrée de pollen ; des cheveux blonds jusqu’à la taille, sales et formant des mèches graisseuses, mais qui étaient pourtant d’une beauté troublante.
Les deux frères la regardèrent. Il y avait quelque chose dans son visage ovale et mutin, dans son nez en l’air, ses yeux bruns brillants… Son attitude à la fois timide et arrogante, effrayée et butée…
Une belle enfant. Mais après tout, seulement une enfant.
Ils quittèrent Paie-des-Sables sous la pluie, Gideon en tête avec Little Goldie perchée devant lui, frissonnant sous une pèlerine imperméable rabattue sur sa tête comme un capuchon. Quand ils s’arrêtèrent pour camper, peu avant le coucher du soleil, à neuf heures du soir, la pluie s’était transformée en flocons de neige. « Tu n’auras pas froid, enveloppe-toi dans cette couverture, dit Gideon. Et ils nous ont donné beaucoup de provisions. » (Un jambon fumé filandreux, plusieurs miches de pain noir, des morceaux de fromage de chèvre aux formes bizarres, et une demi-douzaine de boîtes de haricots et de porc. Goodheart avait glissé à la dernière minute un carton d’œufs dans la sacoche d’Ewan, mais lorsqu’ils le déballèrent ils étaient presque tous cassés.)
Gideon et Ewan étaient trop épuisés pour parler à Little Goldie, blottie dans sa couverture près du feu, qu’elle regardait sans le voir ;
ils n’avaient pas même le désir de se parler. Ils burent une bouteille qu’ils se passaient en silence, et l’esprit de Gideon se mit à vagabonder : il revit le lac de Meldrom par la fenêtre du chalet suisse et regretta vivement d’être parti ; il revit son hôte et ses invités dans leurs barques, en train de pêcher la perche, et cette fois il lui sembla que l’un des hommes les plus jeunes, blond et barbu, qui avait fait peu d’efforts pour leur parler, à lui et à Ewan, avait non seulement le profil mais le comportement, l’air inimitable, de Nicholas Fuhr. Gideon frissonna. Il voulait protester, mais ne put parler. Dans le pauvre feu dansaient certaines obsessions : Leah avec son ventre gonflé, grotesque, et ses jambes en forme de ballon, le fils de Gideon, Bromwell, avec ses lunettes à monture de métal et son expression guindée, pédante, de vieux garçon, sa maîtresse Garnet qui lui tendait ses bras décharnés, la bouche arrondie en O, criant son désir muet, angoissé, exaspérant. (Laisse-moi, chuchota Gideon. Je ne t’aime pas. Je ne peux aimer personne d’autre que Leah.) La petite Germaine apparut soudain, écrasant les autres, les joues rebondies, teintées d’un rose délicat de pêche, ses yeux brillant d’un éclat mystérieux. Gideon se rappela avoir rêvé de Germaine dans le chalet de Meldrom, la nuit qui avait précédé leur fuite, et il se dit qu’elle avait eu une influence sur leur départ. Comme c’était étrange ! Il demanderait à Ewan s’
il avait rêvé d’elle lui aussi…
Il releva brusquement la tête. On s’agitait près de lui. Il s’était endormi près du feu, le front sur ses genoux, et il se réveilla pour voir un spectacle infernal – son frère Ewan accroupi sur Little Goldie, se frayant un chemin en elle en recouvrant sa bouche et son nez de sa grosse main pour l’empêcher de crier. Gideon lui hurla d’arrêter. Il se leva d’un bond, attrapa son frère par les cheveux et l’arracha au corps de l’enfant.
« Ewan, Ewan, qu’as-tu fait ? dit Gideon. Mon Dieu… qu’as-tu fait ? »
Mais Ewan était trop saoul, trop ahuri, pour même se défendre. Il se contenta de s’éloigner en rampant, à moitié dévêtu, et il se cacha sous son sac de couchage comme un enfant coupable. Et Little Goldie, bien qu’elle sanglotât, le blanc de ses yeux apparaissant sous ses paupières légèrement entrouvertes, était trop épuisée pour répondre aux
questions de Gideon. Elle se rendormit au bout de trente secondes, et Gideon, la contemplant, songea que cela valait mieux – même si Ewan l’avait blessée, même si elle saignait, quelques heures de profond sommeil lui donneraient des forces.
C’était la première nuit. La seconde nuit, installé près d’un petit lac de glacier encaissé, Gideon se mit entre Little Goldie et Ewan (qui était resté silencieux une grande partie de la journée, l’air humble et contrit), et il recommença à fixer le feu où dansaient des formes démoniaques : sa femme, ses enfants, sa maîtresse, son père, sa mère, Nicholas Fuhr caracolant sur son étalon, le grand-père de Goodheart avec sa figure de figue toute ridée et ses yeux perçants de lynx… Une forme féminine l’appela d’un geste lubrique. Ses cheveux pâles tombaient en désordre jusqu’à sa taille ; ses petits seins étaient nus et leurs tétons parfaits se dressaient, minuscules. Bien qu’il eût les os douloureux à cause du trajet sur les chemins de montagne et de l’air froid et humide, bien qu’il ne voulût pas être attiré vers elle, Gideon s’approcha de la forme à genoux… qui se montra beaucoup plus résistante et combative qu’il ne l’avait imaginé… Les yeux fermés, la tête résonnant d’une urgence où la colère était plus forte que le désir, Gideon essaya de réduire les cris au silence, appuyant très fort la paume de sa main sur une bouche et un morceau de nez. Tais-toi. Tais-toi ou je vais te maintenir la tête sous l’eau.
Il fut réveillé par les cris incrédules de son frère. Ewan l’avait attrapé par les cheveux, et était en train de l’arracher à Little Goldie, qui le frappait de ses petits poings et protestait dans un langage qu’il ne comprenait pas. « Gideon, pour l’amour de Dieu ! Gideon », dit Ewan, l’attirant en arrière. Il trébucha et tomba, et Ewan tomba lui aussi, et ils restèrent un moment couchés dans la boue, respirant fortement, sans se regarder. Puis Ewan chuchota : « Mon Dieu, Gideon. Toi. »
Il se mit à sangloter. Sa poitrine et sa gorge étaient secoués de sanglots. Ce qu’il devait faire : se remettre debout, courir vers le lac et se jeter dans l’eau claire et glacée, laisser ses vêtements se gonfler d’eau et s’alourdir jusqu’à ce qu’il coule, jusqu’à ce que son corps soit entraîné au fond du lac et que sa barbe et ses cheveux épais, hirsutes, s’appesantissent, que ses yeux aveugles sortent de leurs orbites et que
personne ne sache où il repose, que personne ne sache son nom, et que sa place dans le cimetière familial reste vide à jamais… Il
devait se remettre debout et courir vers le lac, même si son frère tentait de l’en dissuader…
Mais au lieu de cela il s’endormit.
Et s’éveilla avant l’aube, pour voir Ewan revenir du lac où il s’était aspergé la figure et les épaules d’eau glacée.
« Bonjour, Gideon », dit Ewan d’une voix étrangement joyeuse.
Ils regardèrent l’enfant, enveloppée dans sa couverture souillée, son visage très pâle, presque nacré sous les taches de rousseur, dont émanait pourtant un charme mystérieux – un visage de poupée au nez retroussé, innocent comme celui de Christabel. Elle respirait légèrement, irrégulièrement par la bouche, les lèvres rouges comme des fraises, avec un faible ronflement. Elle dormait d’un sommeil profond et serein comme un petit enfant, et il était tout à fait possible qu’elle ne se rappelât de rien.
« Pourtant, dit Ewan à contrecœur, nous devrions la noyer. »
Gideon se frotta le visage des deux mains, et bâilla si violemment que ses mâchoires craquèrent. Un plongeon invisible appelait sur le lac, et un autre lui répondit aussitôt. L’odeur fraîche des pins envahissait l’atmosphère. Gideon se sentait moulu, il avait la tête endolorie à cause des rêves horribles et cruels qui l’avaient tourmenté, ses yeux voulaient disparaître derrière leurs orbites pour ne pas voir le spectacle de la malheureuse enfant ; pourtant il éprouvait une pointe d’ivresse. « Oui, nous le devrions », dit-il.
Ewan resta debout, les pieds écartés, sa chemise de flanelle déboutonnée jusqu’à la taille ; et Gideon était assis, les genoux ramenés contre sa poitrine. Quand il rentrerait au manoir, songea-t-il rêveusement, après une absence si longue, si prolongée, il ordonnerait qu’on lui fasse couler un bain bouillant, et il prendrait avec lui une bouteille de rhum et un ou deux des cigares cubains de son père.
Little Goldie dormait près du feu éteint, une mèche de cheveux emmêlés et graisseux en travers du front.
« Mais comme nous sommes des Bellefleur, dit Ewan en soupirant, nous ne le ferons pas.
– Nous ne le pouvons pas », dit très vite Gideon.
Il réussit à se lever, en prenant appui sur le bras d’Ewan. Comme il avait vieilli vite ! Il se sentait plus vieux et plus tremblant que Noel… Ewan l’observait attentivement, les yeux injectés de sang. Pendant une longue minute incertaine les deux frères ne surent quoi se dire. Les oiseaux avaient commencé à gazouiller : les carouges à épaulettes rouges, les moineaux, les grives. À quelques mètres de là une bête détala dans les broussailles. L’un des chevaux ensellés leva la tête et hennit d’un air inquiet, et Little Goldie s’agita dans sa couverture, mais ne se réveilla pas.
« Oui. Je veux dire non. Nous ne le pouvons pas », dit Ewan, en expirant profondément.