La grève
Sam, le nouveau contremaître, le porte-parole des ouvriers, était un homme jeune au teint brun avec une petite tête rusée et un corps d’araignée. Il mesurait quelques centimètres de moins que Gideon mais il se tenait si droit, la tête renversée en arrière, qu’il semblait le regarder d’égal à égal. Sam souriait constamment. Ses dents resplendissaient, comme de surprise. Les Bellefleur délibéraient : ce sourire était-il engageant, ou moqueur ?
Il est bien intentionné, murmuraient-ils.
Il n’est pas bien intentionné du tout : c’est un fauteur de troubles.
Il parle avec une clarté surprenante, si on considère…
Si nous étions encore autrefois, il n’y aurait pas de problème.
On dit qu’il a étudié le droit…
Il a parcouru des revues et des livres, il a un tas de journaux au fond de l’autobus, c’est tout ce qu’il a « étudié ».
Il est en contact avec un syndicat au sud de l’État.
Il ne se soucie pas des autres… Il ne fait que se promouvoir.
Certaines des idées ne sont pas déraisonnables…
Des exigences, pas des idées. Ce sont des exigences.
Ça ne coûterait pas grand-chose de poser de nouveaux sols. En béton. De nettoyer ce puits…
C’est vrai, la fosse septique se trouve à côté du puits, il doit y avoir des fuites après toutes ces années…
Pourquoi sourit-il tant ? Est-ce vraiment un sourire ?
Il a peur de nous.
Il a peur de Gideon.
Non, il se moque de nous. Ça se voit à la façon dont ses épaules se balancent. À la manière dont sa moustache se tortille… Puis il s’en va, entraînant ses « lieutenants », et ils éclatent de rire, ils ne se donnent même pas la peine de camoufler leur hostilité, ne le voyez-vous pas ?
Peu m’importe les sols de béton, ou le puits, dit lentement grand-père Noel, tirant sur sa pipe éteinte, je ne vois même pas d’inconvénient à faire réparer les latrines (par ce temps, quand le vent vient dans cette direction, je crois que je sens leur puanteur… ou est-ce mon imagination ?… à une pareille distance !), ni même à acheter de nouveaux matelas ou autre chose. Ni même à leur donner plus de nourriture. La nourriture ne coûte rien, après tout. Cette sorte de nourriture. Mais je vois un inconvénient, dit grand-père Noel, élevant la voix, à leur donner plus d’argent. Parce que chaque saison ils en demanderont plus.
Et ils veulent un contrat.
Nous pourrions cueillir les fruits nous-mêmes.
Tous ces enfants qui courent partout, faisons-les travailler, ça les changerait : ça leur fera une distraction, ils trouveront peut-être ça amusant, de cueillir des fruits.
Les ouvriers ne sont pas encore en grève. Je ne pense pas qu’ils vont se mettre en grève.
« Sam » dit…, si j’arrive à imiter l’accent de ce salopard…, « Sam » dit qu’ils ne veulent pas faire grève, que la grève, c’est comme la guerre, c’est une mesure désespérée…, c’est le dernier recours lorsque les négociations échouent.
Pendant ce temps les fruits mûrissent. Ils commencent à pourrir.
Ils ne commencent pas à pourrir !
Ils commencent presque à pourrir.
Ne vont-ils pas mourir de faim, s’ils ne se remettent pas au travail et ne sont pas nourris ?
Ils ont apporté leur propre nourriture. Dans des boîtes et des caisses.
Mais ça ne va pas durer.
Ils sont préparés à attendre.
Ils étaient préparés à cela, en venant ici. Sam les a préparés.
Autrefois il n’y aurait eu aucun problème…
Ils ont tué, comment il s’appelle, Barker. Bien sûr qu’ils l’ont tué. Quelque part au bord de la route. Ce nouveau, Sam, a dû le tuer.
Nous ne savons pas s’il est vraiment mort…
Avec Barker, il n’y avait jamais de problème.
Il était raisonnable, il savait s’y prendre.
S’ils l’ont tué, Ewan devrait les arrêter. Il devrait commencer une enquête.
Cela ne relève pas de sa juridiction. Ça s’est passé dans un autre État.
S’il arrêtait Sam et l’emmenait, nous pourrions régler nous-mêmes leur compte aux autres. Hiram pourrait les réunir et faire un discours…
Je ne sais pas, dit Hiram mal à l’aise, si c’est exactement ce que j’ai envie de faire. Car après tout, il n’y a pas que Sam.
C’est le leader. Ils l’ont élu.
Il y a aussi ces deux ou trois autres types, je ne connais pas leur nom, il les appelle ses lieutenants ; et il doit y avoir huit, neuf, dix autres hommes qui aident à organiser cela… J’ai leurs noms quelque part. C’est une information sûre. Parce que, bien sûr, tous les ouvriers n’aiment pas Sam, certains d’entre eux sont inquiets, à juste titre, ça fait des années qu’ils ramassent les fruits pour nous, et ils savent à quoi s’attendre, mais avec ces nouvelles idées, ce mot d’ordre de grève, cette grève après les milliers de kilomètres qu’ils ont faits dans des autocars mal suspendus, eh bien, naturellement ils ont peur. Alors ils viennent me voir, en douce. Ils me donnent des informations. Je suis sûr qu’on peut compter dessus mais le problème, c’est que tout change tellement vite, peut-être qu’à l’heure actuelle Sam est directement soutenu par vingt-cinq hommes, peut-être certains ont-ils abandonné, ça n’arrête pas, depuis combien d’heures discutons-nous de cela…
La grève c’est comme la guerre, c’est une mesure désespérée, personne ne veut faire la grève parce que tout le monde souffre – mais si les patrons ne sont pas raisonnables – s’ils ne sont pas justes
Le plus infernal de tout fut qu’ils arrivèrent en retard. Le télégramme disait qu’ils étaient inévitablement retardés mais tout de suite j’ai flairé une supercherie… inévitablement retardés, en voilà une façon de parler pour des cueilleurs de fruits !
Sam le prit, en feuilletant l’une de ses revues.
Je me suis dit qu’ils n’avaient pas un comportement normal, quand ils sont arrivés au début. Ils ne voulaient pas me regarder en face. Me voilà dans ma combinaison, tête nue au soleil, je leur serre la main en leur souhaitant la bienvenue, je me ridiculise, j’offre de l’eau glacée à tout le monde, le repas de midi est prêt, et ils me disent que Barker n’est plus avec eux, ils marmonnent, ils rient et ils ne me regardent pas en face, et voilà ce petit coq effronté en chemise cramoisie qui s’approche de moi, j’avais bien vu qu’il m’observait en parlant à voix basse avec ses amis, il s’amène et il se présente, Sam, il est leur représentant élu, il ne veut même pas utiliser le mot de contremaître, il me tend sa main et me force à la serrer… il tend sa main… Une chemise cramoisie, une petite moustache hérissée, des poils lui sortant des narines et des oreilles. Je ne pense pas qu’Ewan puisse l’arrêter ?
Pas avant que des violences n’éclatent. Pas avant que la bagarre ne commence.
Y aura-t-il de la bagarre ?
Oh, ils vont attaquer nos propres ouvriers… ils vont mettre le feu aux granges… que diable, ils savent que nous ne pouvons pas les arrêter…, ils sentent l’attitude que vous prenez tous. Rien n’échappe à quelqu’un comme Sam.
Je pense que vous exagérez. D’abord…
Les négociations sont une ruse. Ce qu’ils veulent en réalité c’est nous mettre à genoux. Nous, les Bellefleur, à genoux. Ils veulent que nous les suppliions. Parce qu’ils savent qu’ils nous tiennent : les fruits sont mûrs, les fruits vont pourrir, nous ne pouvons plus contrôler la situation comme autrefois.
Renvoyez Sam, et ils seront plus dociles que jamais.
Il n’y a pas que Sam, je l’ai déjà souligné. Ce n’est pas que Sam. Il y a même des femmes, pour l’amour de Dieu, qui sont en colère à propos de ce qui se passe. Ce bavardage, ces cris que vous entendez…
Je n’entends rien.
Mais il n’y a pas que Sam. Ils veulent qu’il soit leur porte-parole. Il n’y a pas que Sam.
Vous exagérez tout.
C’est vous qui exagérez.
Il y eut un bruit à la porte, et ils se retournèrent tous pour voir, glissant un regard dans la pièce enfumée, le vieux Jean-Pierre lui-même. Il paraissait un peu étourdi ; il portait une robe de chambre en soie très tachée qui flottait sur son corps décharné. Noel se leva aussitôt, pour offrir un siège à son frère, mais le vieil homme resta immobile, clignant des yeux.
Des troubles ont-ils éclaté ? chuchota-t-il, attrapant le col de son peignoir. Sommes-nous en danger ?
Jean-Pierre, ne t’affole pas. Il n’y a aucun trouble, aucun danger, tout est en ordre. Ne t’inquiète pas.
Le feu ? Quelqu’un va mettre le feu ? Au château ? On va nous mettre le feu ? Pourquoi ? Que va-t-il se passer ? Que pouvons-nous faire ?
Il n’y a aucun trouble, dit Noel, tapotant l’épaule de son frère. Nous avons la situation bien en main.
La mâchoire de Jean-Pierre tremblait presque de façon convulsive, et ses doigts griffus s’agitaient. Ses yeux chassieux sautaient de l’un à l’autre mais ne se posaient sur personne, comme s’il ne reconnaissait pas une âme dans la pièce.
Du danger ?… chuchota-t-il. Ici, au manoir des Bellefleur ?
Mais alors, à la surprise de tout le monde, les négociations se déroulèrent assez bien.
Sam et deux de ses « lieutenants » se rendirent à la loge du gardien, et ils discutèrent la situation de quatre heures et demie à minuit passé : la nécessité de logements meilleurs, de meilleures conditions sanitaires, d’une nourriture et d’une eau potable de meilleure qualité, d’un contrat légal, d’avocats de part et d’autre ; et bien sûr plus d’argent. Un par un, les points étaient contestés, et un par un, ils étaient concédés. Ce fut seulement à propos de la question d’argent qu’ils se trouvèrent violemment en désaccord : car Sam affirma que les ouvriers voulaient une augmentation de deux cents pour cent de leur salaire horaire, et les Bellefleur prétendirent que c’était un mensonge.
Cela nous ruinerait, dit Noel. Vous savez que cela nous ruinerait.
Mais bien sûr que non ! Pas les Bellefleur, dit Sam avec un bref sourire éclatant, plein de chaleur.
Ils discutèrent donc, et élevèrent la voix à l’occasion, et l’un des Bellefleur quitta la table en reniflant de dégoût, et Sam lui-même, étourdi par la joie, ou par l’audace, ou d’être resté si longtemps sans manger, tapa si fort sur la table que sa bague d’or faux laissa une marque sur sa surface polie. Je vous rembourserai ça, dit-il avec extravagance, je vous achèterai une nouvelle table… Ne dites pas d’absurdités, répondit l’un des Bellefleur.
À minuit quarante-cinq ils s’étaient mis d’accord sur une augmentation de cent soixante pour cent. Ce qui était beaucoup. Ce qui, ne cessait d’entonner Noel, avec autant de chagrin que si c’était vrai, nous ruinera.
Ils se mirent donc d’accord, et se serrèrent la main, et Sam dit qu’il ferait voter les ouvriers le lendemain matin, bien qu’il fût absolument certain d’obtenir un résultat positif (et alors, dit-il avec son sourire vif, étincelant, nous pourrons enfin nous mettre au travail – et après tout c’est pour ça que nous sommes là) ; et les Bellefleur promirent de faire venir leur avocat, et de faire en sorte qu’un autre avocat, une partie en principe neutre, représentât les ouvriers. À une heure du matin Sam et ses « lieutenants » partirent, et les Bellefleur rentrèrent au manoir pour boire jusqu’à plus soif. Gideon, qui but le plus, resta pourtant éveillé le plus tard, et ne s’endormit que vers cinq heures du matin.
Il contempla sa main droite mutilée. Était-ce le terme qui convenait, mutilée ? Il n’avait plus de petit doigt ; son petit doigt était décidément absent ; cet espace vide ne cessait d’attirer l’œil, persuadé que quelque chose n’allait pas. Là où le nain l’avait mordu il y avait une vilaine cicatrice. La plaie s’était cicatrisée, comme une blessure normale, et elle aurait dû s’estomper simplement, mais pour quelque raison elle s’était transformée en une cicatrice importante. Elle semblait, se disait parfois Gideon, grandir encore.
Mais elle avait quelque chose de fascinant. Quels petits miracles pervers le corps était capable d’accomplir…

Le lendemain matin Sam, avec un sourire d’excuse plein d’ironie, annonça que les ouvriers avaient rejeté l’offre d’augmentation de salaire.
Ils avaient accepté, bien entendu, les autres propositions ; qui répondaient, en fait, à leurs propres demandes ; mais ils avaient refusé les cent soixante pour cent d’augmentation, et avaient chargé Sam de dire aux Bellefleur qu’ils n’iraient pas au-dessous de cent quatre-vingt-cinq pour cent.
Ils ont rejeté notre offre, dit faiblement Noel, et Hiram s’écria d’une voix incrédule, heurtée : Rejeté !… cette offre ! Ces avortons, ces épaves, ces putains, ces imbéciles…
Non seulement ils voulaient un salaire supérieur, dit Sam, ses mains très bronzées nouées devant lui, mais ils exigeaient plusieurs autres choses : des soins médicaux gratuits à la demande, une police d’assurance, des cabinets privés dans les baraquements et non à l’extérieur, et de l’eau froide à volonté dans les vergers. Il avait dû, dit-il avec un drôle de sourire, les convaincre de renoncer à exiger un pourcentage des bénéfices des Bellefleur – de leurs bénéfices nets. Ils avaient réagi par un grand vacarme, mais il avait obtenu gain de cause, de même qu’il avait écarté ce qu’il considérait comme des exigences futiles (l’installation de téléphones, de cuisinières à fours, de réfrigérateurs, le droit de nager dans le lac Noir, la jouissance des bateaux des Bellefleur) ; mais je n’y ai réussi, dit-il, qu’en leur promettant que le contrat de l’an prochain comprendra ces privilèges.
Le contrat de l’an prochain, s’exclama Noel, pressant la main contre sa poitrine.
… Car après tout, comme je le leur ai expliqué, en élevant la voix, dit Sam, nous sommes venus ici pour cueillir des fruits, et les fruits ne vont pas tarder à pourrir, ou bien les oiseaux les mangeront. Ces belles pêches et poires… et même les pommes sont en train de mûrir aussi. Il n’y a pas une heure à perdre, avec tant d’hectares ! J’ai été très sévère avec eux, dit Sam.
Hiram tituba si fort que Jasper dut le rattraper dans ses bras. Un pourcentage des bénéfices, chuchota Hiram. Des bénéfices nets…
Cela va nous ruiner, dit Noel. Cela nous ruine déjà.
Gideon se dressa de toute sa hauteur. Il dit à Sam : Vous savez bien que vous mentez ; vous n’imaginez pas vraiment que nous allons croire tout cela.
Sam fit semblant de s’aplatir devant lui, lui adressant un sourire.
Vous savez que c’est absurde, dit Gideon.
Ils sont excités, ils ont bu, ils savent ce qu’ils veulent, dit Sam en haussant les épaules.
C’est votre volonté, pas la leur…
Pourquoi ne pas vous en assurer vous-même ! Allez-y et demandez-leur, puisque vous en savez si long !
Un pourcentage des bénéfices, chuchota Hiram. Des bénéfices nets…
Nous ne croyons pas à ce vote, dit Jasper. Nous contestons ce vote.
Alors vous verrez ! dit Sam. Il agita les bras, son sourire s’élargit et se contracta sans jamais se creuser. Il dégageait une odeur de tarte, de vin, de chaleur et de sueur. Les camarades savent ce qu’ils veulent. Je ne suis pas leur leader mais seulement leur porte-parole. Je ne peux pas les contrôler… je suis la dernière personne à blâmer.
Gideon l’attrapa par les épaules, l’entraîna vers la porte et le jeta dehors. Menteur, cria-t-il, extorqueur…
Les genoux de Sam fléchirent et il faillit piquer une tête sur l’allée. Mais il retrouva son équilibre, se redressa, et esquissa un petit geste obscène à l’intention de Gideon.
Extorqueur, dit Gideon.
Bellefleur, marmonna Sam, s’éloignant sans se hâter.

Mais il apparut que les ouvriers étaient sérieux, et certains d’entre eux croyaient que la grève avait déjà commencé ; une petite bande d’enfants se déchaîna dans le verger de poiriers, faisant tomber les fruits des arbres à l’aide de bâtons, les foulant aux pieds, se les lançant comme des balles. On entendait des hurlements aigus et des éclats de rire, et la plupart des ouvriers, même ceux qui n’avaient pas plus de douze ou treize ans, semblaient déjà ivres à neuf heures du matin.
Ils vont nous détruire, dit Noel.
Il ne s’agit que de la récolte de fruits, n’est-ce pas, dit Cornelia. Mais elle était livide, et se pelotonnait au fond de son fauteuil, une perruque peu convaincante posée légèrement de travers sur sa tête. Elle avait besoin d’un bon coup de brosse : on aurait dit que des souris s’y nichaient.
D’abord il y aura les fruits, dit Noel d’une voix blanche, et puis ce sera le blé, et ensuite le reste, et la ferme laitière, et la propriété de Rockland, et Nautauga Falls, et la mine de gypse est un échec notoire, et peut-être le titane s’épuisera-t-il… ou bien les mineurs se mettront-ils en grève… oui, c’est sûr, ils se mettront en grève… quand ils apprendront… quand… quand ils apprendront… quand ils apprendront notre humiliation.
Si seulement Leah allait bien, chuchota Cornelia.
Leah ! dit Noel. Il cligna des yeux stupidement, comme si, pour quelque étrange raison de vieillard, il la considérait déjà comme morte.

Quand ils apprirent la stupéfiante décision des ouvriers, les jeunes annoncèrent aussitôt qu’ils allaient cueillir les fruits. Que ces idiots s’entassent dans les cars et s’en aillent, ces paresseux, ces fils de putes, les Bellefleur cueilleraient leurs propres fruits, ça avait l’air tellement facile comme travail.
Garth se montra le plus enthousiaste, mais il y eut beaucoup d’autres jeunes, pour la plupart des enfants des villes, des invités pour l’été, qui se pressèrent autour de lui en criant d’excitation. Presque tous les domestiques se portèrent volontaires eux aussi, sauf bien entendu ceux qui étaient trop âgés ; même Nightshade, malgré sa bosse et sa poitrine enfoncée (qui, aurait-on pu croire, eût transformé le moindre effort pour cueillir un fruit en une véritable torture) paraissait impatient de commencer. Avec la racaille il faut absolument tenir bon et ne jamais céder, pas même d’un pouce, dit-il avec excitation, à qui voulait l’écouter.
Les jeunes gens partirent donc en tête, en direction des vergers, ne se souciant d’emporter ni chapeaux de soleil ni gants, prenant toute l’histoire comme un jeu, sifflant, chantant et faisant mine de se lancer les échelles comme s’il s’était agi de béliers. Leur zèle était si grand, tandis qu’ils criaient à travers les rangées d’arbres, se lançaient les fruits et grimpaient dans les branches cassantes, s’installant dans des positions périlleuses, qu’il fallut bien trois quarts d’heure (et le soleil, bien qu’il fût loin d’être midi, était très ardent) avant que le premier ne faiblît : une jeune Cinquefoil au teint coloré et aux joues rebondies pâlit d’une manière inquiétante. Oh, je crois que je m’évanouis, murmura-t-elle, lâchant son panier de pêches qui rebondit sur les barreaux de son échelle.
Et puis assez vite Vida se sentit mal (car il faisait terriblement chaud, et le soleil tapait impitoyablement à travers les feuilles) ; et le petit Rush, qui s’était trop échauffé en grimpant et en descendant les échelles, en attrapant les chevilles des autres pour jouer ; et l’une des filles de cuisine, bien qu’elle parût robuste et infatigable comme un jeune bœuf. Ils lâchèrent leurs récipients et laissèrent les pêches rouler n’importe où, tandis que les autres se moquaient d’eux. Comme ils sont paresseux ! Regardez-les ! Comme ils sont sensibles !
Mais le soleil était féroce et aucun d’entre eux n’était habitué à un travail aussi étrangement dur, car cueillir des fruits sur un arbre leur avait paru si facile, mais il fallait tout le temps tendre le bras vers le haut, et l’épaule devenait très vite douloureuse, puis la main, puis les jambes se mettaient à vous faire mal, et la sueur ruisselait le long de vos flancs, et d’étranges taches noires flottaient dans le soleil, et bientôt – bientôt il ne resta dans le verger que Garth, Nightshade et une demi-douzaine de serviteurs, qui continuaient de cueillir péniblement en grimpant branche après branche, tandis que le soleil approchait de midi – et puis il ne resta plus que Garth et Nightshade – et alors brusquement, vers trois heures de l’après-midi, Garth fut saisi d’une terrible crise de vomissements, et ce fut la fin pour lui. Nightshade eût sans doute continué de cueillir jusqu’au crépuscule s’il n’avait fait un faux pas en escaladant son échelle, de telle sorte que son pied droit glissa en avant et son pied gauche en arrière, et que, poussant un cri aigu de terreur le pauvre petit homme tomba la tête la première sur son échelle qu’il renversa sur lui avec le récipient (qui était aux trois quarts rempli de pêches). Ce fut donc la fin de la cueillette pour Nightshade.
Quelle déception ce fut de voir la quantité infime de fruits qu’ils avaient ramassée !… Lorsque les paniers furent vidés les uns dans les autres, et alignés, on n’en compta pas plus de trois douzaines ; et la plus grande partie des fruits, observa Gideon en les examinant, était abîmée.
Folie, se dit Gideon. Il se redressa, les reins douloureux, et contempla un long moment la masse des feuillages du verger, où pendaient des centaines, des milliers de pêches mûres. Folie, songea-t-il, regardant le ciel sans le voir.

Il fuit Bellefleur. Il partit au volant de son coupé Rolls blanc souillé de poussière, accélérant à chaque virage, se penchant en avant pour fouiller dans la boîte à gants et en sortir sa flasque. Bien que ce fût bien sûr dangereux, bien qu’il entendît que quelque chose n’allait pas dans le moteur, quelque chose de très inquiétant, mais quelle folie, se dit-il, comme le vent lui giflait le visage et renvoyait ses cheveux en arrière.
La vibration dans le moteur devint un martèlement. Ils avaient brutalisé son automobile, songea Gideon avec mépris. Il appuya sur l’accélérateur. Dans un instant la route deviendrait droite et il pourrait faire du cent vingt, du cent trente à l’heure jusqu’à Innisfail. Le martèlement était celui d’un cœur déchaîné. Désespéré, dérouté. Il n’en tint pas compte, et continua d’accélérer.
Il avait voulu emmener sa petite fille avec lui, juste pour faire un tour. Il la voyait si rarement. Il l’aimait, mais la voyait rarement. Elle se tenait timidement à l’écart, comme impressionnée par ses manières (il était bruyant, et d’une gaieté peu habituelle) mais elle eût sûrement consenti à partir avec lui si Lily n’était pas intervenue, avec une brusquerie surprenante : Non. Vous conduisez trop vite. Nous vous connaissons. Vous êtes un homme marqué, comme mon mari. Laissez l’enfant tranquille.
(La mère de Germaine était malade, aussi Lily prenait soin de la fillette. Elle lui donnait des biscuits avec du beurre de cacahuètes, et du pain avec de la confiture de prunes. Elles fabriquaient des bijoux avec des coquillages. Accrochant de jolis coquillages bleu pâle et crème à de longs fils, pour en faire des colliers ; l’un d’eux serait un cadeau d’anniversaire pour Germaine. Savait-il que ce serait son anniversaire dans quelques jours ?… Non, il ne le savait pas.)
Mais, dit Gideon à voix haute, c’est ma fille. J’ai un droit sur elle, si je veux.
Il prenait le virage qui débouchait sur la vieille Military Road quand il se passa quelque chose : il eut l’impression de rouler sur une énorme paroi de métal, il y eut un fracas assourdissant. Son pied vola vers le frein et l’automobile commença à déraper, les roues arrière voulurent s’inverser avec les roues avant, puis il franchit à toute vitesse un canal peu profond, des buissons, il dépassa les buissons et rentra dans une barrière de fil de fer barbelé, traversant la barrière, secoué par les cahots, atterrissant dans un champ de blé. Il fut projeté contre le pare-brise, puis contre la portière, et la portière s’ouvrit, aussi se trouva-t-il finalement, au bout de longues minutes de confusion, sur le sol, dans le champ de blé, son sang coulant dans la poussière. Il tâtonna pour retrouver Germaine. Sa petite fille. Où était-elle ?… Avait-elle été projetée au-dehors ? (Car il crut, de façon irrationnelle, que la voiture allait exploser.)
Germaine ? Germaine ? Germaine ?