Le tambour de peau
Comme c’était étrange ! Pourquoi diable l’avait-il fait ? Pourquoi avait-il sombré dans un tel cynisme, un tel désespoir ? Imaginez que le grand Raphael Bellefleur voulut, tout de suite après sa mort (qu’il avait bien entendu provoquée en s’affamant littéralement et en ne prenant aucun des médicaments prescrits par Wystan Sheeler) être écorché, demandant à ce que sa dépouille fût traitée et tendue sur un tambour de cavalerie de la guerre civile qui devrait, selon les termes de son testament, rester « toujours et en tout temps » sur le palier du rez-de-chaussée, en bas de l’escalier circulaire qui partait du Grand Hall du manoir des Bellefleur ! L’homme qui avait construit le château devait y être conservé, pour ainsi dire, transformé en tambour, et (d’après le testament, bien que cette clause ne fût jamais respectée) il faudrait tous les jours battre ce tambour pour annoncer les repas, l’arrivée d’invités, et d’autres événements spéciaux… Quelle perversité, disaient les gens, riant et frissonnant. Mais vous savez, il n’était même pas fou : il n’avait pas cette excuse.
Si on en jouait correctement, le tambour de peau de l’arrière-arrière-grand-père Raphael émettait un son vif, cassant, magistral qui avait le pouvoir de résonner dans tous les coins du château. En l’entendant (car quelquefois les enfants jouaient avec, au risque d’une sérieuse punition) la famille frissonnait et leur regard se perdait dans le vide. Ça, ne pouvaient-ils s’empêcher de penser, même quand le mépris des superstitions faisait partie de leur caractère, c’est le vieux Raphael, qui est encore vivant. Au début, le tambour de peau était souvent décevant. Car quand les enfants le montraient à leurs cousins ou à leurs amis ils cachaient souvent l’information la plus intéressante à son sujet : à savoir qu’il était fabriqué avec la dépouille d’un humain. Ils le présentaient donc comme un tambour de la guerre civile, en très bon état, avec des accessoires en laiton, des rubans de velours rouge passé, qui n’était guère différent des tambours que les enfants avaient pu voir ailleurs. Pourquoi n’en jouerais-tu pas un peu, disait l’un des enfants Bellefleur, tendant les baguettes – pour voir quel son il a.
L’un des visiteurs (en fait ce fut Dave Cinquefoil, quelques jours avant la mort mystérieuse du fils Doan) s’empara des baguettes et, maintenant maladroitement le tambour entre ses genoux, comme s’il montait un cheval, il se mit à le marteler follement, riant, à tel point enivré par le son (car il semblait presque, d’après le tam-tam qu’il produisait, que ce garçon avait un réel talent pour ce jeu) qu’il eut du mal à s’arrêter. Souriant, riant, haletant, il s’assit sur le palier et commença à tambouriner avec ses baguettes, ses mains et ses bras se déplaçant avec une telle rapidité qu’on les voyait à peine, son visage trempé de sueur et ses yeux étincelants, tandis que les jeunes Bellefleur essayaient de l’arrêter, épouvantés par ce vacarme, car ils n’auraient jamais pensé que leur cousin pût manifester un pareil enthousiasme pour cet objet ! De tous les coins du château des gens apparurent, se bouchant les oreilles – même les plus timides des domestiques – même les plus petits des enfants – et pourtant, pourtant, Dave refusait de s’arrêter – jusqu’à ce que finalement Albert lui arrachât les baguettes, criant, effrayé : Pour l’amour de Dieu ça suffit !
Ensuite, ils racontèrent à Dave que le tambour était en réalité fabriqué avec la peau de leur arrière-arrière-grand-père Raphael – qui était bien entendu aussi l’arrière-arrière-grand-père de Dave. Il les regarda, la bouche ouverte, il eut un étrange sourire hésitant, et il dit, finalement, en s’essuyant la figure, qu’il l’avait deviné : peut-être ses propres parents lui avaient-ils raconté cette histoire, peut-être en avait-il entendu parler au château, mais il croyait que non, il pensait vraiment que cette idée lui était venue à l’esprit pendant qu’il jouait. Il n’avait pas deviné l’identité exacte de Raphael Bellefleur, bien sûr. Mais il avait compris que ce tambour était fait avec la dépouille d’un être humain, et que cette personne avait été un membre de la famille Bellefleur. Oui, dit Dave, avec un rire gêné, je l’ai deviné tout de suite. C’est lui qui m’a incité à continuer.

On savait généralement que le médecin du vieux Raphael, le célèbre Wystan Sheeler, avait essayé de le détourner de sa « lubie de tambour » (car c’est ainsi que le docteur Sheeler qualifiait ce désir, s’efforçant, peut-être, d’en affaiblir le pouvoir sur l’esprit du malade) – il avait souligné qu’un acte aussi bizarre, capricieux en fait, aurait inévitablement pour effet d’éclipser les nombreuses choses essentielles que Raphael avait accomplies pendant sa vie. Il avait, après tout, construit le manoir des Bellefleur. Il n’existait rien de semblable dans les Chautauquas – le château du pauvre Hans Dietrich n’avait absolument rien de sa grandeur ni de son ambition, et la monstruosité gothique médiévale érigée en bas du fleuve par le frère du « baron des céréales » Donoghue était, au mieux, un pavillon de chasse et de pêche. Raphael avait été, n’est-ce pas, l’un des fondateurs du parti républicain, au moins dans cette partie du Nord, et il avait construit son empire de houblon à partir de rien, assurant, à son apogée, le salaire hebdomadaire de plus de trois cents ouvriers… Tout le monde savait qu’il avait reçu royalement : des juges de la cour suprême, dont le formidable Stephen Field, avaient été ses hôtes au château, le roi de la brasserie, Keeley, les sénateurs Kloepmaister et Fox, le prince de Galles en visite, le secrétaire d’État Seward, le ministre de la Guerre Schofield, les procureurs généraux Speed, Stanbery, Hoar, Taft, et Nathan Goff après qu’il eut quitté son poste de ministre de la Marine, et bien sûr il y eut des visites plus brèves de Schuyler Colfax du temps où il était vice-président, et de Hamilton Fish juste après le célèbre épisode du Virginius, et même, un après-midi, James Garfield quand il faisait campagne pour être président. Chester Arthur devait venir passer un week-end à Bellefleur, mais au dernier moment la maladie de sa femme le retint à Washington ; Ulysses Grant avait accepté une invitation mais il omit de se présenter ; et bien sûr il y avait le mystérieux « Abraham Lincoln » qui avait trouvé refuge à Bellefleur, où il devait passer le reste de ses jours.
(Le docteur Sheeler n’avait jamais parlé avec cet individu, car Raphael le séquestrait la plupart du temps, mais il l’avait aperçu directement à plusieurs reprises – et il était vrai que cet homme âgé ressemblait à feu le président. Décharné, les joues creuses, le visage mélancolique, visiblement intelligent, et une barbe rappelant celle de Lincoln : mais il était beaucoup plus petit que Lincoln, il ne mesurait probablement pas plus d’un mètre soixante-dix, et donc, bien sûr, ce n’était pas lui ; ce ne pouvait être lui ; et pourquoi Raphael persistait dans cette folie, ou croyait sincèrement que ce n’en était pas une, le docteur Sheeler ne pouvait le déterminer. Peut-être, atteint par une sénilité précoce, le pauvre Bellefleur avait tellement eu envie d’être un personnage politique marquant, ou, à défaut de cela, une relation intime d’une personnalité du monde politique, qu’il avait inventé son propre Abraham Lincoln ?… Sur ce qui devait être son lit de mort Raphael se « confia » au docteur Sheeler : pendant qu’il était président des États-Unis Lincoln avait été sur le point de s’effondrer, et même de se suicider, saisi par la panique, la culpabilité et l’horreur à cause des milliers et des milliers de morts que l’Union avait subies, et tout à fait écœuré par le comportement et l’arrogance du ministre de la Guerre, Cameron, et bien sûr par la méchanceté du Congrès, et l’agitation du pays dans son ensemble, même dans les régions où aucun combat actif ne se déroulait, et (bien qu’à l’époque il ne l’eût admis devant personne) il savait qu’il avait eu tort d’emprisonner tant de civils dans l’Indiana et ailleurs, simplement parce qu’il les avait soupçonnés d’avoir des sentiments proesclavagistes, il savait qu’il s’était mal comporté et devait être puni. Ainsi, aidé par Raphael Bellefleur, en lequel il avait reconnu une âme sœur, l’homme abattu par le chagrin avait conçu le projet d’engager un acteur pour le « tuer » en public, et de laisser reposer après sa « mort » un cadavre de cire habilement imité, à la vue des milliers d’Américains endeuillés, tandis que Lincoln lui-même, libéré de sa mortalité, se retirerait dans le paradis des Chautauquas, sur l’invitation permanente de Raphael. Tout cela s’était réalisé à merveille, affirma Raphael, et Lincoln avait passé ses dernières années à moitié reclus dans la propriété, se promenant dans les bois, contemplant le lac et les montagnes, lisant Platon, Plutarque, Gibbon, Shakespeare, Fielding et Sterne, et jouant, les longues soirées d’hiver où le château était bloqué par les neiges, aux échecs et au trictrac avec son hôte, qui devenait lui-même un reclus. C’était peu de temps après l’ « assassinat » de Lincoln, dit Raphael au docteur Sheeler, qu’il avait émis en partie le souhait d’organiser sa propre mort de cette façon irrévocable et sans effusion de sang.)
Mais pourquoi Raphael voulait-il se moquer de sa propre dignité et profaner son corps, en insistant pour que ses héritiers le fissent écorcher pour faire de lui un tambour ? Le docteur Sheeler ne comprenait pas, tout simplement.
Raphael considéra poliment la question. Dans ses dernières années il se déplaçait avec lenteur et recherche, tel un patricien ; le moindre de ses actes, même le petit fait apparemment anodin de soulever une tasse de thé, était mesuré et ironique, et donnait une impression de tension à ceux qui le regardaient. Si le zèle avait marqué les trois quarts de sa vie, ce fut l’ironie qui domina la fin de son existence. « Me demandez-vous, dit-il finalement, pourquoi j’ai choisi un tambour plutôt qu’un autre instrument ?… Si c’est là votre question, je peux seulement vous dire que c’est la première idée qui m’est venue à l’esprit. Parce que nous avons, vous voyez, un tambour de cavalerie sous la main. »
Le docteur Sheeler choisit d’ignorer le sarcasme de son patient, modulé d’une façon aussi exquise. Il dit, doucement : « Je veux dire, monsieur Bellefleur, pourquoi souhaitez-vous vous moquer de vous-même en mutilant votre corps de cette manière ? Je ne vois aucun précédent justifiant un acte aussi extraordinaire.
Est-ce de la moquerie ? demanda le vieil homme en fronçant les sourcils. J’aurais plutôt cru qu’il s’agissait d’une sorte d’immortalité.
– Ah, l’immortalité ! Être tendu sur un instrument de musique grossier, dont vos héritiers devront, d’après vos instructions, jouer plusieurs fois par jour !… C’est pour le moins, dit le docteur Sheeler, une notion très inhabituelle.
– J’ai prévu un lieu de repos conventionnel. J’ai dessiné un beau mausolée, qui sera fait de marbre blanc italien, avec de gracieuses colonnes corinthiennes, et des anges androgynes charmants aux yeux de marbre teinté, et Anubis en personne y montera la garde, dit Raphael, en traînant sur les syllabes. Malheureusement il n’y a personne pour le partager avec moi. Mme Bellefleur, comme vous le savez, s’est suicidée d’une façon très mystérieuse ; et ses fils Rodman et Samuel ont entièrement, entièrement disparu. Et je soupçonne qu’il y a peu de chances qu’on les retrouve jamais – même après ma mort, je doute qu’ils reparaissent. Lamentations est mon unique héritier, et vous voyez ce qu’il est devenu.
– C’est un jeune homme solide et généreux.
– C’est un idiot. Et sa femme Elvira : vous savez, bien sûr, qu’elle est retournée dans la maison de ses parents, provisoirement, affirme-t-elle, pour y avoir son bébé, car elle prétend que l’atmosphère du manoir est perturbante ?… Je doute que cette jeune femme obstinée revienne ici tant que je suis en vie.
– Elle vous aime, mais il est très possible qu’elle soit perturbée par l’atmosphère. Cette nouvelle idée que vous avez…
– Elle m’aime ! dit Raphael avec mépris. Bien sûr qu’elle ne m’aime pas. Pas plus que mon fils. Et je ne tiens pas non plus à ce qu’ils m’aiment. C’est à cause de cela, vous voyez, que mes souhaits doivent être exécutés à la lettre.
Ça ?… demanda le docteur Sheeler, déconcerté.
Ça », répondit Raphael d’un ton péremptoire.

Après avoir été tenu à l’écart pendant des années le docteur Sheeler fut rappelé à Bellefleur, pour soigner Raphael (qui avait vieilli considérablement, depuis sa dernière défaite aux élections) : il souffrait d’une « circulation paresseuse », d’insomnies et de dépression chronique. Il apparut clairement au médecin que son patient avait renoncé à la vie, même lorsqu’il réclamait d’une voix languissante et traînante les médicaments convenant à son état. Il errait souvent dans le jardin muré, sous la pluie, ou marchait d’un pas lent le long de la rive du lac, s’appuyant pesamment sur sa canne, son pince-nez, retenu par un élastique, s’envolant loin de son visage. Il ne se préoccupait plus de changer souvent son linge, ni même de se raser ; ses sourcils étaient devenus poivre et sel ; il se parlait à lui-même, tout haut, en grinçant des dents, revivant d’anciennes batailles.
Trois fois il s’était présenté pour être élu gouverneur, et trois fois il avait perdu ! Et la troisième défaite avait été la plus humiliante. Tant de milliers de dollars gaspillés… tant de son esprit, de son énergie, de son idéalisme… Il y avait eu, bien sûr, des éditoriaux sauvages contre lui. Il y avait eu des portraits satiriques grossiers, de viles caricatures. Des « révélations » diffamantes faites par des gratte-papier : les bellefleur traitent mieux les cochons que les cueilleurs de houblon. Et : les ouvriers des bellefleur meurent comme des mouches. En plein milieu de sa campagne il s’était précipité chez lui pour entamer le nettoyage des baraquements, qui étaient assez sales, mais il était trop tard, la grippe faisait déjà des ravages ; et l’été n’était pas alors exceptionnellement humide ; et l’été suivant aussi, quand il n’avait pas réussi à trouver assez d’ouvriers pour travailler dans les champs, et que le houblon avait mûri trop tôt et avait commencé à pourrir… Des milliers et des milliers de dollars avaient pourri. La jungle verte, ces hectares de verdure, les vignes qui serpentaient de gauche à droite autour des échalas, une mer de feuilles vertes, luxuriante, débordante, pourrissant dans la chaleur humide du soleil. Et tout le monde s’était réjoui de savoir qu’il était ruiné.
Hayes Whittier aussi l’avait trahi. Le fils tuberculeux de Hayes était finalement mort – le pavillon au bord du lac Noir ne l’avait pas sauvé – mais c’était à cause de la mort de son fils que Hayes s’était retourné contre lui, et était peut-être même (les récits différaient, bien entendu) intervenu contre lui publiquement, pendant les derniers jours de sa campagne vouée à l’échec. Hayes avait été amoureux de Violet. Ou il s’était comporté comme s’il l’avait été. Frappé, avait-il dit, par une expression « hantée » de son visage. (Son attachement morbide pour ce menuisier hongrois simple d’esprit dont Raphael avait peut-être oublié le nom !) Il avait semblé à Raphael que la passion sentimentale de Hayes pour Violet avait augmenté à mesure que les forces de son fils diminuaient. Il la contemplait avec des yeux rêveurs, le regard perdu dans le vide. Il était impatient de l’accompagner à des réceptions et à des dîners et même, à l’occasion, à de somptueuses funérailles mondaines à Vanderpoel – son attitude défaillante d’amour contrastant comiquement avec sa corpulence, ses favoris gonflés et ébouriffés et son épouse redoutable (Hortense Frier, la fille du chef du diocèse, une femme à la poitrine de granit), et sa réputation de leader le plus perspicace et le plus audacieux du parti républicain. Qu’il eût trahi d’autres hommes, par nécessité, comme il le prétendait, et entraîné la mort prématurée de l’un d’entre eux au moins (Hugh Bowell, après sa tentative d’être élu sénateur), avait paru à Raphael être une preuve de son autorité : il n’avait jamais rêvé que Hayes pût se retourner contre lui.
Emmenez-moi avec vous à Washington, l’avait supplié Violet, ce matin d’avril crucial (la veille, se rappela Raphael hors de propos, du dimanche des Rameaux), je ne supporte pas de rester à Bellefleur quand vous n’êtes pas là, et Raphael, irrité par la brusque bêtise de sa femme, dit, agacé : Ma chère, je ne serai absent que deux jours ! Le voyage en voiture vous épuiserait, et ensuite nous devrions rentrer immédiatement…, ce n’est pas, vous le savez, une partie de plaisir. Dites alors à nos invités de retarder leur visite, demanda Violet. Certainement pas, répondit Raphael, la regardant derrière son pince-nez, ai-je bien entendu ? Dites à nos invités… ! Mais, dit Violet, les Whittier sont si… si… Parlez-vous de Monsieur et Madame Whittier ?… répliqua Raphael d’un ton énigmatique. Elle faisait les cent pas dans la pièce comme une actrice jouant la folie, elle avait même réussi à défaire des mèches de ses cheveux, et elle parut entêtée et dépourvue de tout charme à son mari : car elle interprétait de travers sa foi même, sa foi conjugale inviolable, en elle. Qu’elle pût même penser qu’il la croyait capable de succomber aux attentions importunes de Hayes Whittier !… C’était infâme, c’était innommable. Raphael attrapa son ombrelle lavande, cet objet stupide, français, enrubanné, et la lança d’un coup de pied à l’autre bout de la pièce. Madame, cria-t-il d’une voix profondément blessée, vous souillez l’air même de notre demeure, avec ce genre de sentiments que je ne peux m’empêcher de pressentir, et que je rejette de toutes mes forces !
Beaucoup plus tard, alors que le voyage à Washington était terminé et ses maigres résultats oubliés, Raphael eut l’occasion de dîner avec Hayes et plusieurs autres messieurs à Manhattan, et il remarqua la froideur manifeste de Whittier, ses « bonnes manières » contraintes, et il conclut – avec soulagement et reconnaissance – que sa foi maritale en la vertu de Violet avait été bien placée : elle n’avait certainement jamais été la maîtresse de cette créature bedonnante à favoris, même une seule nuit : l’idée même lui paraissait obscène. Et comment va Mme Bellefleur, demanda Hayes entre le cognac et les cigares, un peu tardivement, sans vraiment regarder Raphael en face, et ce dernier répondit sèchement : Violet va bien.

« Peut-être voulez-vous vous avilir, dit prudemment Wystan Sheeler, parce que vous éprouvez, sans vraiment le formuler, de la culpabilité à propos de votre femme…
– Pas du tout, dit Raphael. C’est plutôt elle qui doit se sentir coupable, et éprouver aussi de la honte. Car ne m’a-t-elle pas trahi ?… n’a-t-elle pas trahi ses serments, en se suicidant d’une manière aussi gratuite ?
– La culpabilité dont je parle, dit le docteur Sheeler, n’est pas consciente. Ce n’est pas une culpabilité vérifiée. C’est plutôt…
Elle a honte, comme les autres, dit Raphael d’une voix lasse et terne.
– Ce type de culpabilité est, plutôt… »
Raphael se mit brusquement à rire. Appuyé contre ses oreillers, transpirant à cause d’une sérieuse grippe qu’il avait attrapée, autant que son médecin pût en juger, à la suite d’une imprudente promenade de minuit au bord du lac, sous une pluie battante, le vieillard semblait à la fois distrait et péniblement lucide. Il crispa une partie de son visage et faillit lancer un clin d’œil au docteur Sheeler très alarmé. « Pardonnez-moi, dit-il en cherchant à reprendre haleine, mais j’ai été forcé de penser à… à… mon grand-père Jean-Pierre…, auquel, comme vous le savez, je pense rarement…, car je ne l’ai jamais connu, il était mort depuis longtemps quand je suis né…, depuis très longtemps…, et s’il n’était pas mort, lui et les autres, les malheureux autres, je ne serais jamais né, et alors… ! Et alors…, il y a inévitablement des choses auxquelles on ne pense pas si on veut rester sain d’esprit…, jusqu’au moment où… où elles apparaissent au grand jour… Mais je disais… je crois avoir perdu le fil de mes paroles… »
Le docteur Sheeler posa la main sur le front fiévreux de l’homme et tenta de le calmer. « Nous parlions seulement d’une question théorique, dit-il doucement, et peut-être n’est-ce pas le moment…
– La culpabilité, dit Raphael, repoussant la main du médecin, celle de ma femme ou la mienne, ou celle que vous proposez, peu importe. La culpabilité, la honte et… et tout le reste. Et brusquement je me suis surpris à penser à l’un des projets de cette vieille crapule : la vente de fumier de “wapiti” dans la vallée d’Eden. Du fumier spécial venu de l’Arctique, la meilleure qualité de fumier, vingt-cinq wagons de fumier, je crois me rappeler, vendu à soixante-quinze dollars le chargement à des fermiers idiots !… Et ils l’ont acheté, ils l’ont acheté », dit Raphael, se remettant à rire, en respirant avec peine. Les larmes jaillirent de ses yeux étroits couleur de pierre. « Du fumier de wapiti. Cette vieille crapule cinglée. Pas étonnant qu’il soit mort comme ça, comme il le devait… Et Louis et… et les autres… Car s’ils n’étaient pas morts je n’aurais jamais vu le jour : ni moi, ni Fredericka, ni Arthur. Et voilà. Et donc, docteur Sheeler, vous voyez, dit-il, riant si fort que sa poitrine enfoncée commença à se gonfler, il y a, au fond, du fumier de wapiti. Vos théories…, ma culpabilité…, la sienne…, la leur…, celle de tout le monde : du fumier de wapiti. Le plus beau fumier de wapiti de qualité supérieure, riche en azote, de tout l’Arctique. »
Le docteur Sheeler s’écarta du lit du malade, et le regarda d’un œil assez froid. Après un long silence, pendant lequel Raphael continua de rire avec un abandon qui seyait mal à son état et à sa stature, le bon médecin dit : « Monsieur Bellefleur, je ne saisis pas le motif de votre gaieté. »
Mais Raphael, qui était en train de mourir, rit de plus belle.

Ainsi mourut le célèbre Raphael Bellefleur, car, manifestement, l’un des aspects les plus sinistres de la malédiction des Bellefleur était qu’il fallait mourir… jeune ou vieux, volontiers et avec empressement, ou avec répugnance : impossible d’y échapper, on devait simplement mourir.
Sur un lit de douleur ou dans un lit inconnu. Dans le lac, ce lac mystérieux aux couleurs sombres ; ou à cheval ; ou dans des « accidents » flamboyants ; ou à la suite d’un simple faux pas dans la maison – en glissant en bas des escaliers du Grand Hall, par exemple, ou à cause d’une griffure de chat infectée. Les Bellefleur ont tendance à avoir des morts intéressantes, observa une fois Gideon, de nombreuses années avant sa propre mort ; mais son observation n’était pas nécessairement juste.
La mort de Raphael, par exemple, ne fut pas particulièrement intéressante. Arrêt du cœur causé par une grippe sérieuse ; et puis, bien sûr, il était vieux, tout simplement : il avait vieilli prématurément. Il mourut, non dans son lit confortable à baldaquin, mais sur le plancher du salon de Violet, qui avait été conservé dans l’état précis où elle l’avait laissé la nuit de son suicide. (Comment le vieil homme malade avait-il pu se traîner jusque-là, personne ne put le deviner. Il avait paru, le jour précédent, entièrement dépourvu d’énergie.) Il mourut dans la chambre de Violet très tard un soir de juin et un domestique le trouva le lendemain matin, la face contre le tapis, près du clavicorde. La couverture de brocart vert avait été arrachée du banc, mais le clavier était resté fermé.
Bien sûr on le pleura dans tout l’État, et même ses vieux ennemis, et les nombreux hommes qui s’étaient moqués de lui et l’avaient ridiculisé dans son dos furent impressionnés par sa disparition. Raphael Bellefleur, qui avait construit ce château monstrueux, mort !… Mort comme n’importe qui d’autre !
Le vieux Hayes Whittier, confiné dans son fauteuil roulant, éclata en sanglots, dit-on, lorsqu’il apprit la nouvelle.
« C’est la fin de notre grande ère, dit-il. L’Amérique ne reverra jamais rien de pareil. » (Les Mémoires de Whittier, publiés à titre posthume, furent d’une discrétion décevante concernant sa vie privée, quoique restant d’une franchise pleine d’audace au sujet de sa vie publique, mais on put conclure, au ton de résignation mélancolique qu’il employait pour parler de la « belle Anglaise » au visage « hanté » qui était la maîtresse du manoir des Bellefleur, qu’il n’avait jamais été l’amant de Violet.)
Le grand homme mourut donc, lui qui avait été, à l’apogée de sa gloire, milliardaire : et son unique héritier, Lamentations de Jérémie, n’eut pas l’audace de désobéir aux clauses de son testament. Le cadavre fut écorché, la peau traitée et tendue sur la carcasse d’un tambour de cavalerie, qui resta des dizaines d’années à sa place attitrée, sur le palier du rez-de-chaussée dans le Grand Hall. Le tambour fut considéré, dans son genre, comme un instrument assez beau. Il n’avait pas, évidemment, la grâce du clavicorde de Violet – mais il avait un certain charme.

Le tambour de peau ne fut utilisé que de rares fois comme l’avait souhaité Raphael, et lors d’occasions très importantes (à la naissance de Jean-Pierre II, le dernier coup de minuit la veille du jour de l’an 1900, le jour anniversaire de la mort de Raphael) un domestique en uniforme, une sorte de maître d’hôtel à tout faire, qui avait été petit tambour durant la guerre civile, en joua. Après le départ de ce serviteur Jérémie lui-même essaya de s’acquitter de cette tâche, en claquant des dents, les baguettes glissant sans cesse de ses doigts engourdis ; et ce fut tout. Personne ne voulait battre le tambour de peau, et moins encore l’entendre. Car il émettait un son extraordinairement pénétrant qui était difficile à oublier.
Au lieu de cela, et Raphael n’eût jamais pu le prévoir, le tambour de peau devint invisible.
Bien sûr il se trouvait sur le palier, il était toujours là, mais personne ne le voyait, même la domestique qui le dépoussiérait par habitude ne le voyait pas, et ce fut seulement quand Leah prépara le château pour la célébration du centième anniversaire de l’arrière-grand-mère Elvira qu’on prit conscience de son existence : et alors, brusquement, on le considéra avec horreur, dégoût et gêne ; et bien entendu quelqu’un (très probablement Leah) l’emporta pour le mettre « en sûreté ».
Et dans un placard, ou dans le grenier, ou dans les recoins les plus obscurs de la cave, le tambour de peau demeura, aussi longtemps que le manoir des Bellefleur resta debout.