L’assassinat du shérif du comté de Nautauga
Ce dernier été il sembla que Germaine était en train de perdre ses « pouvoirs » – elle n’eut manifestement aucun pressentiment de la mort de son grand-oncle Hiram, et mis à part une étrange léthargie qui donnait à son joli visage un teint légèrement plombé, et plusieurs nuits sans sommeil qui précédèrent son quatrième anniversaire, elle ne parut nullement pressentir la catastrophe imminente : la destruction du manoir des Bellefleur et la mort de nombreux membres de sa famille.
Le matin de l’assassinat de son oncle Ewan, par exemple, elle ne montra aucun signe de détresse. Elle avait même, sembla-t-il, fort bien dormi la nuit précédente, et s’était réveillée d’excellente humeur. À la table du petit déjeuner, sur la terrasse, Leah observa sa fille en cachette, écoutant l’enfant qui racontait à l’une des domestiques un petit rêve idiot qu’elle avait fait, ou était-ce un rêve qu’avait eu (selon Germaine) l’un des chatons – sur des chatons ailés qui pouvaient voler, et s’ils le voulaient ils pouvaient se promener sur le lac, et tout était jaune d’or, et quelqu’un faisait passer des petits gâteaux glacés à la fraise – et Leah s’aperçut que sa fille était une enfant parfaitement ordinaire.
Vive et jolie, et un peu entêtée parfois, et sujette à des accès de mauvaise humeur comme tous les enfants ; et bien sûr elle était un peu grande pour son âge. Mais en réalité pour un étranger elle n’était rien d’autre qu’une enfant normale : c’est-à-dire ordinaire. Ses yeux qui autrefois semblaient rayonner d’un éclat extraordinaire étaient à présent, se disait Leah, simplement des yeux d’enfant. Et le rythme de son développement, si prodigieux pendant les deux premières années de sa vie, avait certainement ralenti, de telle sorte qu’elle mesurait probablement seulement deux ou trois centimètres de plus qu’un enfant moyen de quatre ans. Elle était d’une rapidité peu commune, c’était vrai : elle avait appris toute seule à lire et à faire de l’arithmétique élémentaire, et elle pouvait, quand elle le voulait bien, répondre aux questions des adultes d’un ton mystérieux de grande personne. Mais sa rapidité, son intelligence, ne frappaient plus Leah par leur caractère exceptionnel. À côté de Bromwell, par exemple…
Devinant ses pensées l’enfant se tourna timidement vers elle. La charmante petite histoire des chatons volants et des gâteaux prit fin, la servante rentra dans la maison, et pendant un moment la mère et la fille se regardèrent, sans un mot, sans un sourire, avec une certaine prudence. Germaine avait de jolis yeux, songea Leah, vert pâle avec des reflets mordorés, ils ne ressemblaient en rien aux yeux de Gideon, ni aux siens ; et ses cils étaient très épais. D’ordinaire, ils brillaient de curiosité. Mais, vit-elle avec une pointe de consternation, ils n’avaient rien de remarquable.
Mal à l’aise, l’enfant baissa la tête tout en gardant le regard fixé sur sa mère. C’était un geste familier, qui semblait à Leah faussement et hypocritement soumis : une demande d’amour, une demande de ne pas être punie, alors qu’il n’y avait bien sûr aucune raison pour qu’elle le fût (bien que son histoire idiote à propos de son rêve eût été irritante), et que bien sûr elle était aimée.
Ne savait-elle pas, cette enfant exaspérante, ne savait-elle pas qu’on l’aimait passionnément ?…
Il devait y avoir dans le visage de Leah quelque chose qui perturbait Germaine, car elle continua de fixer sa mère, baissant encore plus la tête, et approchant ses doigts de sa bouche pour les sucer. Bien que Leah lui interdît avec colère de garder cette habitude.
« Germaine, vraiment », chuchota Leah.
Le jardin muré était absolument immobile : pas un oiseau ne chantait, pas une feuille ne bougeait, le ciel transparent et serein n’était animé par aucun mouvement, il ne semblait pas plus extraordinaire qu’une tasse à thé renversée avec çà et là une fêlure aussi mince qu’un cheveu. Le monde entier était suspendu en cette matinée d’août où Leah et sa curieuse petite fille se fixèrent dans un silence qui devint plus tendu à mesure que les secondes passaient.
Alors les rides entre les sourcils de Leah se creusèrent, et sans savoir ce qu’elle faisait elle repoussa de la table la Gazette financière et dit en sanglotant à moitié : « Mais qu’est-ce que je vais faire sans toi ! Qu’est-ce que je vais faire le reste de ma vie ! Et maintenant que je suis sur le point de… de… d’achever ce que j’ai commencé… Tu ne peux pas m’abandonner maintenant, tu ne peux pas me trahir ! »

Quelque dix-huit heures plus tard, dans la chambre à coucher de l’appartement de Rosalind Max, situé au dix-neuvième étage de la nouvelle tour Nautauga, Ewan fut surpris dans son sommeil par une rafale de coups de feu, et ne put se défendre contre un assassin inconnu qui tira, à une distance de moins de trois mètres, sept balles dans son corps impuissant. Cinq lui traversèrent la poitrine, une atteignit son épaule droite, et la septième se logea dans le haut de son crâne. Rosalind, qui se trouvait alors, par un heureux hasard, dans la salle de bains, où elle se cacha terrifiée pendant la fusillade, sortit pour voir son amant vigoureux étendu sur le côté à la tête du lit, totalement immobile, et couvert de sang.
De même que l’agréable petit rêve de Germaine ne prédisait rien des violences que devait subir son malheureux oncle, de même les propres rêves d’Ewan n’eurent rien de prémonitoire. Il dormait, comme toujours, profondément, dans une sorte de coma, inspirant et expirant bruyamment ; on ne pouvait imaginer, en observant un sommeil d’un bonheur aussi absolu, que le dormeur pût être troublé par une réalité aussi immatérielle que les rêves, ou que des pensées d’une sorte ou d’une autre. Ce qui était en vérité le cas. Si Ewan rêvait il oubliait ses rêves dès l’instant où il était éveillé. Même ceux qui l’aimaient ne pouvaient affirmer qu’il fût l’un des Bellefleur les plus intelligents, mais il éprouvait néanmoins un mépris presque patricien pour les superstitions de certains membres de la famille. Ne venez pas me raconter ces stupidités de paysans, disait-il souvent, jovialement ou avec colère, selon son humeur. Il manquait totalement de respect pour sa femme, dont les craintes – les craintes « pour sa vie » depuis qu’il était devenu shérif – l’ennuyaient. (Comme Lily elle-même l’ennuyait. Si elle avait été jalouse de Rosalind, se plaignait Ewan à Gideon et à ses amis, si elle avait manifesté une curiosité saine, de la colère, eh bien il n’y aurait vu aucun inconvénient : mais cette longue figure d’enterrement, ces soupirs, ces larmes et ces « prémonitions » stupides concernant sa sécurité le contrariaient simplement. Bien sûr il l’aimait – tous les mariages des Bellefleur étaient solides – mais plus elle se lamentait, plus il restait absent de la maison : et quand il rentrait il se mettait souvent en rage, et jetait cette femme stupide, ahurie, contre le mur. Pourquoi veux-tu éprouver mon amour pour toi ! lui hurlait-il en plein visage.)
Ewan était un homme au corps massif, au visage rougeaud, dans la fleur de l’âge, quand il rencontra Rosalind Max dans une boîte de nuit de Nautauga Falls, et se présenta à elle bien qu’elle se trouvât en compagnie d’un rival politique qui, il le savait, était méprisable. Il ne tarda pas à abandonner ses autres femmes et on le vit deux, trois ou quatre fois par semaine en ville avec Rosalind, formant un couple saisissant, pas vraiment attirant, bien que la jeune femme affichât une beauté agressive (elle passait une heure ou plus à étaler sur son visage plein et ferme une couche de fond de teint éclatant qui lui donnait une peau lisse, rayonnante, et ses cheveux teints en roux, artificiels, flamboyants, criards, étaient taillés au rasoir pour lui donner l’air d’une gitane ; ses lèvres étaient d’un écarlate parfait). Tout le monde savait dans la ville qu’Ewan était fou d’elle, quoique soupçonneux à un point comique, et que, pendant une période de quelques mois, il lui avait offert une quantité de cadeaux coûteux : la Jaguar modèle E, bleue, tape-à-l’œil, garnie de fourrure de lapin teinte, avec des accessoires en argent et un téléphone incorporé, et une émeraude qui, disait-on, était une bague de famille (que la négligente Rosalind s’empressa de perdre en faisant de la voile avec un ami sur le fleuve), et un congélateur rempli de filet mignon, un manteau de zibeline long jusqu’à la cheville, un voilier de sept mètres avec des voiles vertes et violettes, et nombre d’articles plus modestes. L’appartement avec terrasse sur le toit de l’immeuble qui donnait sur le fleuve était, bien entendu, au nom d’Ewan ; mais sa famille possédait l’immeuble même. Plus il se sentait gêné par rapport à elle, plus il devenait généreux.
« Bien sûr je ne l’aime pas vraiment, dit-il une ou deux fois à Gideon, du temps où les deux frères se faisaient encore des confidences, c’est une… » et il prononça un mot à la fois si obscène et si clinique que Gideon ne sut s’il devait être dégoûté ou amusé. Et Ewan disait souvent, aussi, qu’il ne pouvait pas l’aimer : elle n’était pas digne de son nom.
Il lui offrit néanmoins l’appartement avec cette vue magnifique sur le fleuve, Nautauga Falls, et l’île Manitou à l’est, et il lui fit d’innombrables cadeaux très chers, comme n’importe quel amant, comme tout amant troublé et excité, et il fit même en sorte – pourquoi exactement, Rosalind ne le savait pas – que chacun d’eux posât pour un portrait, que peignit un artiste qui vivait en marge de la société de Nautauga Falls, et qui avait fait, pour des sommes exorbitantes, les portraits d’un sénateur américain de la région, du maire de Nautauga Falls, du propriétaire milliardaire du champ de courses, de plusieurs dames du monde, d’épouses d’hommes d’affaires et de philanthropes, qu’Ewan méprisait, les considérant infiniment moins séduisantes que sa Rosalind aux cheveux de flamme. Les portraits avaient été achevés l’année précédente, pour Noël, et étaient accrochés, au moment de l’assassinat, dans la salle de séjour de l’appartement : celui de Rosalind était théâtral, un peu raide, mais plein de charme conventionnel ; sur celui d’Ewan, on voyait un homme d’âge moyen, d’une beauté arrogante, bien en chair, avec des bajoues, les yeux plissés de gaieté, ou peut-être de méchanceté, la chair molle et grasse de son menton s’écrasant sur son col. Ce portrait était presque une injure, et Rosalind avait dû véritablement supplier Ewan de ne pas attaquer physiquement l’artiste, mais si on l’étudiait assez longtemps il devenait attirant, et même charmant. Le plus étrange dans ce tableau était (tout le monde l’affirmait après l’avoir examiné pendant un temps suffisamment long) que le portraitiste avait, consciemment ou non (il prétendait que non) créé autour de la tête d’Ewan une aura discrète, presque imperceptible, de telle sorte que le célèbre shérif du comté de Nautauga semblait porter une auréole. Ce qui amusait énormément, bien sûr, Ewan, Rosalind et leur cercle d’amis, et qui était assez mystérieux. Car l’auréole n’était pas toujours visible. Mais si on regardait attentivement et patiemment, elle reparaissait.

Dès le premier soir où ils firent connaissance l’indépendance de Rosalind excita Ewan : c’était une femme qui ne voulait pas se marier, ni même être une Bellefleur. Elle chantait à mi-temps dans les boîtes de nuit de la ville, posait à l’occasion pour les photographes, et elle avait fait, disait-elle, du « théâtre ». (De dix-sept à vingt et un ans, moment auquel, disait-elle mystérieusement, sa vie avait été brutalement modifiée, elle avait joué des rôles de second plan à l’opéra de Vanderpoel, où se donnaient quelquefois des comédies, des mélodrames et des comédies musicales ; mais bien entendu Ewan ne l’y avait jamais vue.) Un soir, portant pour tout vêtement un boa d’autruche vaporeux enroulé autour de la taille, Rosalind avait pénétré dans la chambre à coucher en levant la jambe, en battant des mains et en chantant d’une voix rauque, tapageuse et tout à fait délicieuse When the Boys Come Home, le numéro final, dit-elle, de l’une de ses comédies musicales les plus applaudies. Ewan l’avait regardée, ensorcelé. Il était évident qu’il l’aimait.
Et il avait des soupçons. Parfois il était malade de terreur à l’idée qu’elle l’avait trahi – qu’elle le trahissait en ce moment même – et rien ne le calmait, il fallait qu’il lui téléphone, ou bien il lui envoyait quelqu’un sous un quelconque prétexte (pour lui apporter une douzaine de roses blanches, ou une mousse au chocolat, son dessert préféré, du restaurant Nautauga House qui faisait le prestige de la ville) ; une fois il avait renvoyé l’hélicoptère de la police des bois éloignés où se déroulait une enquête fastidieuse sur un meurtre dans une sinistre communauté de bûcherons pour le faire atterrir en ville, sur la terrasse de l’appartement, créant tout un émoi. (Ce jour-là, on vit un monsieur en trench-coat quitter précipitamment l’appartement de Rosalind, mais lorsque Ewan questionna la jeune femme elle expliqua d’une manière très convaincante qu’elle s’était réveillée avec un affreux mal de dents et qu’elle avait fait venir son dentiste en urgence.) Une autre fois, Ewan observa sur le champ de courses que les paris de sa maîtresse – de vingt-cinq et quarante dollars, toujours des petites sommes – étaient placés sur des toquards, avec des cotes de un contre cent et de trois contre quatre-vingt-cinq, et que ces chevaux gagnaient ; mais Rosalind expliqua qu’elle avait entendu sa coiffeuse bavarder avec une cliente, qu’elle s’était rappelé les noms des chevaux mentionnés, et que bien sûr, elle avait simplement eu de la chance. Elle n’avait aucun ami proche qui fût lié au milieu des courses, dit-elle, et quant aux jockeys – les jockeys lui répugnaient physiquement. Et Ewan la crut, après réflexion. Sa jalousie était telle qu’il imaginait trouver des amants de Rosalind tapis dans les placards, ou cachés dans la douche, quand il entrait dans l’appartement à l’improviste ; il découvrit des empreintes de pieds énormes sur le marbre rose de la baignoire, des cheveux qui n’étaient ni les siens ni ceux de Rosalind sur ses oreillers recouverts de soie, et sa provision de bière, qu’il gardait dans le second réfrigérateur de l’appartement, était souvent pillée ; mais il était assez raisonnable pour mettre en doute ses propres soupçons, et de toute façon Rosalind plaisantait toujours et le taquinait pour le mettre de bonne humeur. Tu passes tout ton temps à pourchasser des criminels, disait-elle, alors naturellement tu as des soupçons. Mais il ne faut pas que cela influence ta vision de la nature humaine, Ewan. Après tout…, on ne vit qu’une fois.
Bien qu’Ewan aimât la vie nocturne de la ville, et se sentit merveilleusement flatté d’être vu en la compagnie de la magnifique Rosalind Max, il préférait, comme il le raconta à Gideon, passer une longue période – douze heures, dix-huit heures – enfermé dans l’appartement avec sa maîtresse, et une abondante provision d’alcool, de bière, de cacahuètes salées, de pizzas surgelées et de beignets (glacés, saupoudrés, à la cannelle, aux pommes, aux cerises, avec de la chantilly) faits dans la pâtisserie la plus populaire de la ville, Sweet’s. Lui et Rosalind faisaient l’amour, buvaient, mangeaient, faisaient de nouveau l’amour, buvaient, faisaient l’amour, se préparaient d’énormes repas avec les provisions du congélateur et du réfrigérateur, buvaient et dégustaient des beignets, ils dormaient un peu, se réveillaient pour faire l’amour, se versaient de nouveaux verres, finissaient le reste des beignets… ainsi passait le week-end ; ces jours-là ils consommaient plus de deux douzaines de beignets de chez Sweet’s, et une quantité inépuisable de boissons et d’autres nourritures. Je ne l’aime pas, c’est une garce notoire, se plaignit Ewan à son frère avec un sourire forcé, mais, vois-tu, je ne peux pas imaginer de meilleure façon de passer le temps… Alors tu as beaucoup de chance, répondit sèchement Gideon, qui interrompit la conversation. (Les frères s’éloignaient de plus en plus l’un de l’autre avec les années, et après l’accident de Gideon, et son acquisition de l’aéroport d’Invemere, ils parlaient rarement ; en fait, ils se trouvaient peu souvent au même moment à la maison, et quand cela arrivait ils tendaient à s’éviter.)
Il était trois heures du matin, dimanche, lorsque, après avoir longuement fait l’amour, mangé et bu, Ewan avait sombré dans ce sommeil léthargique, et ronflait bruyamment (en vérité, dirait Rosalind, elle devait la vie au ronflement de son amant – qui l’avait empêchée de s’endormir – elle avait décidé de prendre un bain de mousse – et se trouvait dans la salle de bains, plongée avec volupté dans une eau bien chaude, quand l’assassin avait fait irruption dans l’appartement et dans la chambre à coucher, et s’était mis à tirer sur le pauvre Ewan) ; et jamais il ne se réveilla – c’est-à-dire, il ne redevint jamais plus Ewan Bellefleur, le shérif du comté de Nautauga.
Comme c’était arrivé vite ! Un inconnu surgissant dans la chambre – tirant sept balles avec un pistolet automatique – Ewan inondant de sang les oreillers et les draps de soie – Rosalind se cachant, terrifiée, dans la salle de bains. Et puis tout devint silencieux de nouveau.
Si vite, si irrémédiablement… Et quand il lui parut que l’assassin était parti Rosalind sortit, toute tremblante, sachant ce qu’elle allait trouver dans le lit, hurlant pourtant quand elle vit le spectacle : son pauvre amant nu, impuissant, son amant mort, le corps criblé de balles, le sommet du crâne transpercé. Il était mort, et pourtant ses doigts se crispaient encore.
Il était mort, il devait être mort, abattu à une distance aussi proche ; mais ses paupières tressaillaient. Elle se mit à hurler sans fin.

Mais bien entendu Ewan ne mourut pas, et ce fut grâce à l’adresse de son neurochirurgien, et à la résistance de sa propre constitution, qu’il se remit aussi vite : simplement en cinq semaines à l’hôpital, dont deux dans le service de réanimation. Puis il alla dans une maison de convalescence dans l’île Manitou, que les Bellefleur choisirent en raison de sa proximité du manoir et de l’excellente qualité de son personnel.
Ewan ne mourut pas, et pourtant – et pourtant on ne pouvait dire qu’il avait survécu. Ce n’était plus l’Ewan Bellefleur que tout le monde avait connu.
Quelque quarante-huit heures après la fusillade, quand Ewan reprit conscience pour la première fois dans la salle de soins intensifs, il roula des yeux, remua ses lèvres pâles et chercha à saisir la main de l’infirmière de service – et ses premières paroles, à peine compréhensibles, avaient un rapport avec le sang et le baptême. Puis il perdit de nouveau conscience et resta dans un état comateux pendant deux jours encore, et quand il se réveilla, définitivement cette fois-là, Noel et Cornelia – les seules personnes autorisées à le voir alors, car Lily s’était effondrée et était inconsolable – remarquèrent immédiatement que cet Ewan ne semblait pas être le leur.
Il les reconnut, et parut être exceptionnellement lucide au sujet du service où il se trouvait, de l’hôpital, de l’opération délicate pratiquée sur son cerveau, et des circonstances de ce qu’il appela son « malheur ». Mais il chuchotait presque, et son attitude était contrite, et même humble ; cela inquiéta ses parents de constater qu’il ne disait pas un seul mot de la tentative de meurtre – il savait que quelqu’un avait essayé de le tuer, sans aucun doute, mais il ne montra ni colère, ni amertume, ni même de curiosité quant à l’identité de l’assassin. (On ne devait jamais retrouver le meurtrier, bien que le bureau du shérif et la police de la ville eussent lancé une vaste enquête. Si seulement Rosalind avait entrevu l’homme !… Mais bien sûr elle ne l’avait pas vu, personne dans l’immeuble ne l’avait vu, y compris le portier de service au rez-de-chaussée ; et l’arme – un colt automatique quarante-cinq très ordinaire, retrouvé dix-neuf étages plus bas dans l’allée – ne fournit absolument aucun indice.)
Dès le début, donc, Noel et Cornelia surent que quelque chose n’allait pas, et que c’était grave. Bien sûr ils étaient reconnaissants que leur fils eût survécu : combien d’hommes, même avec la constitution physique d’un taureau, comme Ewan, auraient-ils pu survivre à cinq balles dans la poitrine (miraculeusement, elles n’avaient fait que la transpercer, sans atteindre aucun organe vital), à une blessure cruelle à l’épaule, et à une balle logée sous son crâne ?… Et il avait perdu tant de sang, il était arrivé dans la salle des urgences dans un état de choc avancé. Mais l’homme qui reprit conscience, l’homme qui leur tenait la main en les réconfortant, et parlait avec douceur (et sur un ton d’excuse) à sa femme, et pleura de joie en voyant Vida et Albert, et se montrait si poli avec les infirmières… ils ne le connaissaient pas.
Il avait une voix douce, un air contrit, il rougissait de honte à cause des circonstances de son « malheur » (car jamais il ne fut capable de parler autrement que par allusion de Rosalind, de l’appartement avec terrasse et de sa vie d’« erreur ») ; ce fut seulement dans la maison de convalescence, quand il fut libre de marcher, avec une canne, sur les pelouses en pente, en la compagnie de un ou deux membres de sa famille, qu’il aborda – avec hésitation, en s’excusant – l’expérience qu’il avait eue, et la nécessité, maintenant, pour lui, de changer de vie.
Bien entendu, dit-il calmement, il allait démissionner de son poste. Il avait, en fait, déjà démissionné. Sachant ce qu’il savait sur la vie – sur la nature du péché – sur le baptême du sang – et sur Notre Sauveur qui surveillait chaque instant de nos vies – il ne pouvait poursuivre ses occupations terrestres ; le simple fait d’y repenser le remplissait de consternation. (Songer qu’il avait réellement porté un pistolet ! Qu’il avait été fier de ses carabines, de ses armes automatiques, de ses fusils de chasse ! Son âme en était affligée.) Comme il n’avait de secrets ni pour eux ni pour personne il était prêt à leur montrer la lettre qu’il avait écrite à son ancienne maîtresse, où il rompait toute relation future avec elle et lui cédait l’appartement pour le temps qu’elle souhaitait le garder – bien qu’il ne pût s’empêcher de la prier de considérer la vie de péché désastreuse dans laquelle elle vivait, et qui risquait un jour de la conduire droit en enfer. Ses parents et sa femme renoncèrent prudemment à lire la lettre, qui fut expédiée en recommandé à Rosalind Max, qui ne répondit jamais. (Bien qu’elle conservât bien entendu l’appartement, la voiture et le reste des cadeaux, y compris, même, les portraits jumeaux.)
À mesure que le temps passait, qu’il guérissait et reprenait des forces, Ewan se montrait disposé à parler plus ouvertement, et avec beaucoup d’entrain, de son « baptême ». Il était manifestement mort, ou avait failli mourir, et au moment même de la mort, alors qu’il était sur le point de passer dans l’autre monde, Jésus-Christ en personne lui était apparu, et l’avait rappelé sévèrement, car l’heure de mourir n’était pas encore venue pour lui, comment pouvait-il mourir quand il n’avait pas accompli sa tâche sur terre ! – et Il lui ordonna de s’agenouiller et d’accepter le baptême. Le Christ lui-même avait alors baptisé Ewan, et avec Son propre sang. (Il avait touché les blessures de la poitrine d’Ewan, et avait même enfoncé le doigt près de son cœur, afin de se remplir les mains de sang pour le baptême.) Ils restèrent ensemble très, très longtemps, Ewan à genoux, le Christ debout devant lui, lui donnant des instructions, non pas tant sur sa vie de péché passée – car Ewan savait très bien, à présent, ses yeux s’étaient dessillés et il savait – que sur son existence à venir, qui s’annonçait extrêmement difficile. Il se heurterait à des résistances, surtout auprès de ceux qu’il aimait ; surtout dans sa famille. (Même Lily, quoique « religieuse », ne croyait pas vraiment.) Mais il devait se montrer courageux. Jamais il ne devait faiblir, il lui faudrait toujours se rappeler les circonstances de son baptême et l’amour du Christ, et aller au-devant de son destin pour accomplir sa tâche sur terre, sans tenir compte des moqueries du monde.
Ils le regardèrent, sans voix. De chagrin, leurs visages s’allongèrent. Ah, Ewan ! Qu’était-il arrivé à Ewan ! À leur Ewan…
Lily pleura, et s’effondra à nouveau. Elle gémit dans son délire que cette putain avait assassiné son mari : pourquoi la police ne l’arrêtait-elle pas et ne la jetait-elle pas en prison ! Bien sûr Rosalind Max l’avait elle-même abattu… tout le monde le savait à Nautauga Falls.
Noel, Cornelia, Leah et Hiram ne savaient que penser. Ewan n’était pas fou et pourtant il n’était pas sain d’esprit : son cerveau n’avait visiblement pas été atteint, et pourtant… Gideon ne lui rendit visite qu’une seule fois, et il repartit en tremblant : de chagrin ou de rage, personne ne le sut. Ewan avait saisi les mains de son frère et l’avait supplié d’accepter Jésus comme son Sauveur personnel et de l’accompagner lui, Ewan, dans son pèlerinage à Eben-Ezer à l’ouest de l’État ; il avait supplié Gideon de renoncer à ses occupations terrestres et de se consacrer au Seigneur, avant qu’il ne soit trop tard. Car d’une façon ou d’une autre – personne ne savait exactement comment, et aucun membre de la clinique de Manitou n’était capable de l’expliquer – Ewan avait rencontré un certain frère Metz, qui affirmait être un descendant direct du « saint » allemand Christian Metz, qui avait fondé un siècle plus tôt la secte connue localement sous le nom d’« Inspiration sincère ». Le vieil homme voûté, barbu, au nez d’aigle, était apparu à la clinique, et Ewan et lui avaient passé ensemble plusieurs heures à discuter sérieusement, sur la véranda, mais d’où était-il venu… comment avait-il appris l’existence d’Ewan… cela devait rester un mystère pour toujours.
Des larmes dans les yeux, Ewan annonça à sa famille qu’il ne retournerait pas au manoir des Bellefleur.
Il avait, dit-il, renoncé à tous ses biens terrestres, à l’exception de dix mille dollars, qu’il avait donnés à la communauté du frère Metz à Eben-Ezer ; dès qu’il serait autorisé officiellement à quitter Manitou il se rendrait, à pied, dans la communauté, où il passerait le restant de ses jours. Il pourrait un jour devenir prêtre de l’église d’Inspiration sincère, quand frère Metz l’en jugerait digne, mais bien sûr il n’avait aucun projet, aucune ambition, il accepterait tout ce que le Seigneur lui demanderait, et cela ferait son bonheur…
Il promit de ne pas faire de discours à ses proches sur leur vie d’égarement. La recherche de l’argent, la recherche du pouvoir – le désir insensé de réunir l’empire de terres sauvages que le vieux Jean-Pierre avait autrefois possédé, qui l’avait conduit à sa perte !… Non, il ne ferait aucun discours ; ce n’était pas la méthode d’Inspiration sincère. Il fallait vivre sa vie comme un modèle de vertu chrétienne, de même que le Christ avait vécu son existence irréprochable. Ewan l’expliqua gentiment. Il ne prêcherait qu’à ceux qui voulaient croire.
Ses collègues de la police et ses nombreuses connaissances de Nautauga Falls crurent qu’il plaisantait jusqu’au jour ou, un par un, ils vinrent lui rendre visite. Et repartirent, comme Gideon, épouvantés. Car Ewan Bellefleur n’était pas fou et pourtant il n’était pas sain d’esprit… Le plus déconcertant de tout était son absence d’intérêt pour la vengeance. Il ne paraissait pas se soucier de l’évolution de l’enquête : il changeait habilement de sujet quand l’un de ses lieutenants citait certains noms, et des suspects parmi les multiples ennemis d’Ewan dans le comté. Il refusait de suggérer lui-même des noms. (Quant à la théorie selon laquelle la pauvre Rosalind affolée avait eu un rapport quelconque avec la tentative d’assassinat… Ewan fermait simplement les yeux et secouait la tête en souriant.) Ses associés furent choqués par le changement qui s’était produit en lui, et s’ils en discutèrent en détail, pendant des semaines et des mois (en vérité, la conversion d’Ewan Bellefleur était un sujet de discussion pour des gens qui le connaissaient à peine), ils n’arrivèrent jamais à trancher : était-il moyennement fou, la balle avait-elle endommagé son cerveau, ou se trouvait-il en meilleure santé qu’il ne l’avait jamais été pendant toute sa vie ?… Mais il était pervers, et même répugnant, se disaient-ils, qu’un ancien shérif manifestât aussi peu d’intérêt pour l’arrestation d’un dangereux criminel.
La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, chuchotait Ewan.

La jolie Vida dans ses escarpins blancs à hauts talons, remuant insensiblement les mâchoires en mastiquant son chewing-gum (sa mère et sa grand-mère considéraient cette habitude, chez une jeune fille, d’une vulgarité insupportable), assise dans le salon de la clinique Manitou avec ses glaces, ses fougères et son papier orné de fleurs de lis, demandait sans arrêt à Albert s’il comprenait ce qui se passait, s’il croyait vraiment que cet homme étrange, effrayant, était leur père. Et Albert, déconcerté, irrité, agité, grattant des allumettes qu’il laissait brûler dans le cendrier, répondit avec un haussement d’épaules : C’est bien lui, c’est sa nouvelle façon de nous intimider.
Mais je ne veux pas y croire, chuchota Vida.
C’est lui, dit Albert en s’essuyant les yeux. Le vieux salaud.

Et un matin de la fin de l’été, vêtu d’un costume marron simple, bon marché, sans cravate, avec une chemise blanche aux revers de col usés, portant une petite valise de toile, Ewan Bellefleur quitta la maison de convalescence sans escorte, et commença son voyage vers l’ouest, en direction d’Eben-Ezer (qu’on appelait alors, en cette époque déchue, Ebenezer) qui se trouvait à huit cents kilomètres de là. Il partit à pied, comme un pèlerin.
La plupart des membres du personnel vinrent le saluer. Beaucoup d’infirmières pleuraient, car Ewan avait été le malade qu’elles avaient le mieux aimé depuis des années ; plusieurs membres du personnel jurèrent de lui rendre visite, et en attendant, de prier pour leur propre illumination. Bien qu’il eût le visage tout rouge et fût encore un peu gras, avec une large poitrine musclée qui remplissait fièrement le devant de sa chemise, et des petits yeux brillants entourés d’une galaxie de rides, Ewan dégageait un enthousiasme remarquablement puéril. Autour de ses cheveux gris, affirma-t-on, rayonnait une auréole pâle, délicate, presque invisible ; ou du moins on le crut, dans l’excitation et la confusion de son départ.