L’étang disparu
Où, se demandait tout le monde, était le pauvre Raphael ?…
L’enfant trop petit avec son teint pâle, brouillé, et cette expression furtive teintée d’une ironie mélancolique, le fils d’Ewan qui ne pouvait être, songeait ce dernier, son propre fils, ni celui d’aucun Bellefleur, apparut de moins en moins souvent cet été-là jusqu’à ce que, finalement, un matin, on découvrît qu’il s’était simplement envolé.
Raphael, appelèrent-ils, Raphael ?…
Où te caches-tu ?
Aux réunions de famille Raphael s’était toujours montré distrait et peu empressé, et il était si souvent absent (il ne s’était pas rendu, par exemple, au mariage de Morna) qu’il fallut plusieurs jours avant que quiconque s’aperçût réellement de son absence. Et cela seulement parce que l’une des femmes de chambre des étages supérieurs rapporta à Lily qu’il n’avait pas dormi dans son lit depuis trois nuits.
Ils partirent le chercher du côté de l’étang du Vison, bien sûr. Albert était en tête, appelant son nom… Mais où était l’étang du Vison ? Il semblait, curieusement, que l’étang du Vison aussi avait disparu.
Vers le milieu de l’été l’étang s’était réduit à une demi-douzaine de flaques peu profondes, recouvertes d’herbes et de petits saules ; à la fin de l’été, quand on s’aperçut que Raphael avait disparu, il ne restait plus qu’une zone marécageuse. Une prairie, en réalité. Une partie de la grande prairie herbue au bas du cimetière.
se trouvait l’étang du Vison ? demandèrent les Bellefleur avec stupéfaction.
Un creux marécageux, où poussaient la moutarde sauvage, une herbe verte, luxuriante, et des saules. Il dégageait une forte odeur agréable d’humidité et de pourriture, même sous la chaleur du soleil.
Nous devons y être, dirent-ils. Nous y sommes. Là où il se trouvait autrefois.
Mais ils baissèrent les yeux et ne virent rien : seulement une prairie.
Raphael, criaient-ils. Raphael… Où es-tu allé ? Pourquoi te caches-tu ?
Leurs pieds s’enfoncèrent dans le sol spongieux, et bientôt leurs chaussures furent mouillées et boueuses. Leurs orteils glacés se tortillaient de surprise !… Germaine courait et babillait en riant, elle glissa et tomba mais se releva immédiatement. Ils virent alors qu’elle ne riait plus : elle avait éclaté en larmes. Son visage était contorsionné.
Raphael ! Raphael ! Raphael !
Elle se cacha la figure dans les bras de Lily, et montra le sol de la main.
Raphael… là.

Après des recherches de plusieurs heures, le long de la rivière du Vison (qui avait diminué au point de devenir un filet d’eau bizarre, couleur de rouille, qui dégageait une odeur plate et métallique) et dans le cimetière de la forêt, puis dans les collines, pendant deux ou trois kilomètres, ils revinrent à l’étang du Vison – à ce qui avait été l’étang du Vison – et virent que les empreintes de leurs pieds étaient recouvertes d’une belle herbe verte.
Raphael ? Raphael ?
Y avait-il vraiment un étang ici ? demanda l’un des cousins en visite.
Il se trouvait ici. Ou peut-être là-bas.
Ici, au bas du cimetière.
Près de ces saules.
Non…, près de cette souche. Là où se perchent les merles.
Un étang ? Ici ? Mais quand ? Il y a combien de temps ?
Une semaine à peine !
Non, il y a un mois.
L’année dernière.
Ils errèrent, appelant Raphael par son nom, mais en vain. Il avait été si frêle, si furtif et si pâle, personne ne le connaissait bien, aucun des enfants ne l’aimait, Lily se mit à pleurer, songeant qu’elle ne l’avait pas assez – pas assez – aimé, que maintenant il était parti vivre sous terre (car, après la crise d’hystérie de Germaine, on ne put jamais la calmer, ni lui enlever cette conviction absurde de la tête) et qu’il se moquait bien de ses cris.
Raphael, appelait-elle, où es-tu parti ? Pourquoi te caches-tu ?

Ewan, apprenant l’histoire de l’étang, et ce qu’avait dit sa petite nièce, se rendit lui-même sur les lieux. Mais bien sûr l’étang avait disparu : il n’y avait pas d’étang.
Il se mit à piétiner, trapu, musclé, grisonnant, le visage rougeâtre, un peu essoufflé. Le beau tissu gris-bleu de sa chemise de shérif se tendait sur son ventre ; les talons de ses bottes s’enfonçaient profondément dans le sol humide. Il avait rasé sa barbe depuis longtemps (car cela déplaisait à sa maîtresse, Rosalind) mais maintenant une barbe grise de quelques jours recouvrait irrégulièrement sa mâchoire et une bonne partie de ses joues.
Cette histoire à propos de l’étang était absurde. Il n’y avait jamais eu d’étang à cet endroit. Ewan se rappelait très nettement qu’il y avait eu un étang derrière le verger de pommiers, où lui et ses frères avaient joué enfants – cet étang-là existait probablement encore – mais il n’avait pas l’énergie de le chercher.
Curieusement, il n’avait pas non plus l’énergie de chercher Raphael. Après avoir perdu Yolande, puis Garth…
Il fixa la terre marécageuse humide sous ses pieds. C’était simplement une prairie, un bon pâturage, avec une belle herbe abondante, dont la terre était probablement fertile. Cinquante ans plus tôt ils l’auraient labourée pour y planter sans doute du blé d’hiver ; mais maintenant tout avait changé ; maintenant… Il n’arrivait pas à se rappeler ce qu’il était en train de penser.

Pendant longtemps l’étrange petite fille de Leah et de Gideon (dont sa grand-mère Cornelia disait avec un sourire mystérieux : Ah, mais Germaine n’est pas aussi étrange qu’elle le pourrait !) refusa de marcher sur la pelouse, même dans le jardin muré où elle avait toujours joué. Elle pleurait, elle se mettait à pousser des cris hystériques, comme si quelqu’un essayait de l’y entraîner ; les allées de gravier lui convenaient mais les pelouses la terrifiaient. S’il était absolument nécessaire qu’elle traversât l’une d’elles, Nightshade (que cette tâche ne dérangeait pas du tout, et qui en rougissait de plaisir, tel un papa plein de fierté) devait alors la porter.
Tu n’es qu’une petite idiote, une entêtée, grondait Leah. Et tout cela à cause d’une absurdité concernant ton cousin Raphael…
La petite fille fondait souvent en larmes simplement en entendant ce nom, aussi les autres, et même Leah, cessèrent-ils de le prononcer en sa présence. Et très vite ils cessèrent complètement de le mentionner ; car, semblait-il, le jeune Raphael avait simplement disparu : Raphael n’existait plus.