L’étang
L’étang du Vison, à un kilomètre au nord du cimetière des Bellefleur. Au milieu d’un bois de tsugas, d’érables de montagne et de frênes. Un lieu secret tacheté de soleil.
L’étang du Vison, où Raphael Bellefleur, le fils de douze ans d’Ewan et de Lily, jouait, barbotait et nageait, et passait de longues heures étendu sur le petit radeau qu’il avait fabriqué avec des troncs de bouleaux et du fil de fer, à contempler l’eau. Elle était claire la plupart du temps, et il pouvait voir le dépôt de vase à l’endroit où il atteignait deux mètres de profondeur.
L’étang du Vison, un étang si nouveau et si caché que les Bellefleur plus âgés ignoraient son existence. Si quelqu’un demandait à Raphael où il avait passé toute la matinée et qu’il répondait en un murmure rapide, indistinct : Oh, nulle part, à l’étang, son grand-père Noel supposait qu’il parlait d’un étang situé juste de l’autre côté du vieux verger de poiriers. Il y a beaucoup de perches là-bas, lui disait-il, et j’ai vu des troupeaux de cerfs y paître, une fois ils étaient plus de trente-cinq, je les ai comptés, le vieux mâle le plus gros avait des bois de un mètre de large, je te jure ! – mais tu sais, petit, que l’étang fourmille de tortues voraces et que ces garces sont dangereuses. Il tâta Raphael du bout de l’index avec un rire étouffé. T’sais ce qu’une tortue vorace peut faire à un petit garçon qui patauge dans l’eau ?… ou qui est assez idiot pour nager ? Et comme Raphael devenait tout rouge et attendait impatiemment de s’échapper (car c’était un enfant timide qui élevait rarement la voix et s’efforçait d’éviter la compagnie bruyante des autres garçons), le vieil homme riait grossièrement, appuyant les mains sur son petit ventre rebondi sous l’étoffe tendue de son gilet et de son pantalon en se balançant. T’ sais ce qu’une de ces vieilles garces énormes peut faire en attrapant d’un coup de dents un joli petit bout de chair tendre et chaude qui pendouille devant elle ?
L’étang du Vison, derrière le cimetière où aucun des enfants ne jouait, était la découverte de Raphael. Le lendemain du jour où la rivière du Vison, grossie par la fonte des neiges, déborda furieusement, plus encore que toutes les autres rivières qui se jetaient dans le lac Noir, Raphael s’éloigna d’un pas lourd, chaussé de bottes de caoutchouc, clignant des yeux à cause du soleil. Les mains enfoncées dans les poches pour avoir chaud, bien que ce fût le mois d’avril et bientôt le printemps, et que le terrible hiver fût fini, à ce qu’on disait. (En haut dans les montagnes il y avait des grandes gorges et des vallées tapissées de neige, racontaient les gens. Il y avait des glaciers dont la glace bleutée s’accumulait au fond des ravins sans soleil, si dense et cruelle que peut-être ils ne fondraient jamais, et qu’une nouvelle ère glaciaire commencerait, et que se passerait-il ensuite ? – Les Bellefleur devraient-ils voyager en traîneau, comme autrefois, ou se déplacer avec des raquettes, comme le vieux Jedediah ? – Les précepteurs devraient-ils vivre au manoir pour instruire les enfants, ou n’y aurait-il plus d’instruction du tout ?) Mais la neige fondait, les rivières se déchaînaient et sortaient de leur lit, et tandis que la chaude pluie de printemps se déversait, le monde de glace des hautes cimes grondait, se brisait, se changeait en eau et formait des centaines de torrents impétueux qui se ruaient en bas des pentes – le torrent du Laurier, le torrent Sanglant, le torrent du Lièvre, le torrent Colombin –, se jetant dans les fleuves et les rivières, se dirigeant vers le lac, puis vers des terres plus basses, et, disait-on, vers l’océan, à des centaines de kilomètres de là, l’océan que les enfants n’avaient jamais vu. Raphael, examinant la belle mappemonde ancienne dans la bibliothèque (elle était si grande que même Ewan, avec ses longs bras, ne pouvait en faire le tour et joindre les extrémités de ses doigts), ne réussit même pas à trouver le lac Noir et fut pris de vertige en songeant à l’immensité de l’océan. Il faudrait passer sa vie entière à l’intégrer dans son esprit, dit-il à son cousin Vernon… Je ne veux jamais voir l’océan.
En des saisons moins turbulentes, la rivière du Vison était une large rivière sinueuse où venaient boire les chevaux, le bétail et les moutons des Bellefleur ; quoique plus étroite et plus en pente dans les hauteurs, elle s’étalait dans les prairies, ondulant paresseusement pour dessiner une suite de S. En certains endroits elle était très peu profonde, et en d’autres elle atteignait quatre à cinq mètres de fond. Des aulnes, des joncs, des roseaux et des bouquets de saules poussaient serrés et dans le désordre sur ses rives. Des gros blocs blanchis jonchaient le sol, jetés, dit-on aux enfants, par un géant au mauvais caractère qui vivait au sommet du mont Blanc. Quand était-ce arrivé ? demandaient-ils. Oh, il y a cent ans, leur répondait-on. Mais est-ce que c’est vraiment arrivé ? demandaient-ils encore. Vraiment ?… que voulez-vous dire par vraiment ? Vous voyez les rochers, non ? Allez en juger par vous-mêmes !
Un matin Raphael remonta seul le torrent, pensant qu’il allait découvrir la source de la rivière. Son oncle Emmanuel était célèbre dans la Vallée (mais les gens se moquaient aussi de lui : Ewan et Gideon ne s’en privaient pas) pour les belles cartes exagérément détaillées qu’il avait faites des montagnes, et qui montraient tous les fleuves, les rivières, les ruisseaux, les torrents, les étangs et les lacs. Emmanuel disparaissait pour de longues périodes, qui duraient jusqu’à huit ou neuf mois, et tous les enfants, du moins les garçons, l’admiraient. L’idée qu’il pourrait s’enfuir de chez lui et aller vivre avec son oncle, là-haut dans la montagne, traversa l’esprit de Raphael… Mais au bout de moins de quatre kilomètres il renonça, épuisé. Le lit de la rivière et une grande partie de ses rives étaient un amas de rochers, de schistes détachés des parois, d’arbres tombés, de troncs pourrissants, d’étranges poches d’eau tourbillonnante et de remous d’écume ; certaines cascades avaient jusqu’à dix mètres de haut, et dégageaient une poussière d’eau glacée, aveuglante. Raphael estima qu’il n’avait gravi que quelques centaines de mètres dans la montagne, mais il était très essoufflé. Sa figure lui cuisait là où les branches de saule l’avaient giflé, le grondement des cascades l’assourdissait, des guêpes énervées tournoyaient autour de sa tête, il avait fait peur à un serpent à collier – et été pris de frayeur en le trouvant enroulé au soleil sur un tronc (son frère Garth avait un jour rapporté triomphalement à la maison un serpent de quatre mètres de long, disposé autour de son cou comme une écharpe), et quand il retira ses bottes pour frictionner ses pieds endoloris il découvrit une demi-douzaine de sangsues entre ses orteils, collées à sa peau blanche. Horribles bestioles répugnantes, qui suçaient son sang… Si solidement vissées à sa chair… Il faillit perdre la tête en les voyant, et gémit tout haut comme un petit enfant. Quand il rentra chez lui, il avait des élancements dans la tête à cause du soleil et son corps frêle était parcouru de tremblements convulsifs.
Pourquoi Dieu a-t-il créé les sangsues, demanda Raphael à Yolande, sa sœur aînée, ne savait-Il pas ce qu’Il faisait ?
Yolande, la jolie Yolande, délicatement parfumée par un mouchoir de dentelle imprégné d’eau de Cologne, glissé dans sa ceinture, ne lui jeta pas même un regard. Elle contemplait son image dans la glace et continua de brosser ses longs cheveux, qui étaient bruns, blonds et auburn tout à la fois, mais qui tendaient à se séparer en boucles sur ses épaules, ce qui l’exaspérait. Ne fais pas l’enfant, Raphael, dit-elle distraitement, tu sais bien qu’il n’y a pas plus de Dieu au ciel que de diable assis sur un trône en enfer.
Le lendemain matin pendant la leçon Raphael posa la même question à Demuth Hodge. M. Hodge, qui devait être bientôt renvoyé du manoir des Bellefleur (il ne saurait jamais précisément pourquoi : il avait cru enseigner avec beaucoup de succès le latin, le grec, l’anglais, les mathématiques, l’histoire, la littérature, la composition, la géographie et les « sciences fondamentales », tenant compte de la variété insensée des talents, de l’intérêt et de la patience des enfants Bellefleur), marmonna qu’il n’était pas autorisé, en sa qualité de précepteur, à parler de questions religieuses aux enfants. « Vous devez savoir que votre famille est divisée à ce sujet – il y a ceux qui croient et ceux qui ne croient pas – et qu’aucune partie ne tolère le point de vue de l’autre. Aussi je crains de ne pas oser répondre à votre question, sinon pour observer qu’elle est noble et profonde, et que vous pouvez passer le reste de votre vie à y réfléchir… »
Finalement il alla voir le cousin Vernon, qui enseignait sporadiquement aux enfants la « poésie » et l’« élocution », en général les sombres après-midi pluvieux où ses propres promenades dans les bois étaient impossibles. Mais Vernon parla avec une certitude extatique qui troubla son neveu. Je te dis que toutes les choses sont des dieux – toute chose est Dieu. Le Dieu vivant, mon cher garçon à l’esprit embrouillé, n’est pas distinct de Sa création.
La rivière était dangereuse dans les hauteurs, et le lac était agité même les jours sans vent, traversé par des courants souterrains ; mais l’étang du Vison était paisible. C’était un étang caché, sans danger, son étang. Les autres garçons ne s’y intéressaient pas. (Il n’avait pas de poissons, seulement des vairons, et on n’y trouvait pas tellement de grenouilles.) Les frères, les cousins de Raphael et leurs amis ramaient sur le lac, ou descendaient à cheval jusqu’au Nautauga, où ils pouvaient pêcher le brochet, l’omble de fontaine, le chabot noir, le poisson-chat, la perche, des poissons argentés et la carpe. À quoi bon traîner au bord de ce petit étang ? demandaient-ils à Raphael. Ce n’est rien de plus qu’un abreuvoir.
L’étang du Vison. L’étang de Raphael. Où il pouvait se cacher pendant des heures, et personne ne le dérangerait. Grand-père Noel parlait de l’étang mais il ne savait manifestement pas de quoi il s’agissait, sa mémoire avait dû s’embrouiller, car de l’autre côté du verger de poiriers il n’y avait qu’un pré marécageux saturé d’eau où nichaient les carouges à épaulettes et les faisans ; il n’y avait là aucun étang.
Pourquoi grand-père ne cesse-t-il de parler de l’étang aux tortues voraces ? demanda Raphael à son père. Il n’y a aucune tortue vorace. Il n’y a pas d’étang là où il le dit.
Ton grand-père a pu faire une confusion, répondit sèchement Ewan. Il avait très peu de temps à accorder aux enfants, même à Yolande, sa préférée ; il passait sa vie à se dépêcher, il devait contrôler les métayers, dépister une vache malade, se rendre en voiture à Nautauga Falls afin d’y retrouver quelqu’un à la banque. La colère lui empourprait souvent le visage mais il ne pouvait l’exprimer parce que cela risquerait de provoquer encore une querelle avec son jeune frère Gideon, et les enfants étaient assez sages pour s’écarter sur son passage et ne jamais attirer son attention aux repas. Il dit à Raphael d’un ton sévère : Montre du respect à ton grand-père. Que je ne t’entende jamais te moquer de lui.
Je ne me moquais de personne, protesta Raphael.
L’étang du Vison. Où l’air même avait une écoute si douce. S’il chuchotait tout haut il l’entendait, il ne questionnait ni ne contestait ses paroles, c’était son secret, son secret à lui tout seul. Parfois il s’accroupissait pendant des heures dans les joncs qui lui arrivaient à la taille, regardant les libellules, les araignées d’eau et les tourniquets, qui étaient infatigables. Le fait de leur existence lui paraissait de temps en temps extraordinairement surprenant. Et le fait qu’il existât dans le même univers qu’eux… Son esprit partait à la dérive. Il effleurait la surface de l’eau avec les insectes, ou sombrait lentement au fond de l’étang, s’obscurcissant peu à peu ; mais il ne ressentait aucune appréhension à l’approche de cette obscurité, si différente de celle de sa chambre du manoir, avec son haut plafond, ses fenêtres pleines de courants d’air et son odeur de poussière et de colère. Y a-t-il au monde quelque chose que tu aimes plus que ton étang ? demandait à Raphael sa mère, Lily, se penchant pour baiser son front tiède, ne devinant pas quelle vérité se cachait dans ses paroles : tout comme les grenouilles-léopards se dissimulaient dans les herbes au bord de l’étang, et sautaient bruyamment dans l’eau à son approche.

Un froid après-midi d’octobre, une semaine avant l’arrivée de Mahalaleel au manoir, Raphael faillit se noyer dans son étang.
Ou plutôt, il faillit être noyé. Car, alors qu’il rêvait étendu sur son radeau, il fut attaqué par un garçon nommé Johnny Doan qu’il connaissait à peine.
Le jeune Doan avait quinze ans, et venait d’une famille de huit enfants qui vivait dans une ferme de deux hectares à plusieurs kilomètres au sud de la propriété principale des Bellefleur, à l’entrée du petit village des Bellefleur (qui n’était guère plus qu’une gare avec quelques magasins, puisque l’entrepôt de grain avait fermé). De nombreuses années auparavant, les Doan – les femmes et les enfants aussi bien que les hommes – travaillaient dans les énormes champs de houblon de Raphael Bellefleur ; on les avait amenés pour cette raison dans la vallée de Nautauga, avec d’autres ouvriers, et logés dans des bâtiments qui ressemblaient à des casernes, avec des toits de tôle ondulée et des installations sanitaires des plus rudimentaires, à la lisière des champs. Il y eut une époque, à l’apogée du règne de Raphael, où il employait plus de trois cents ouvriers et récoltait le houblon de trois cents hectares – on disait dans l’État (avec un peu de mauvaise foi) que la plantation de houblon des Bellefleur était la plus vaste du monde. Raphael tirait lui-même fierté de la qualité de son houblon, qui, affirmait-il, avait un arôme beaucoup plus subtil que celui du houblon planté à une altitude plus basse (en Allemagne, par exemple), et de la discipline que ses contremaîtres imposaient aux ouvriers. Je ne suis pas sur terre pour être aimé, disait-il souvent à sa femme Violet, mais pour être respecté. En effet, il n’était aimé ni de ses ouvriers, ni de ses contremaîtres, ni de ses administrateurs, de ses distributeurs, de ses associés, ni des trois ou quatre autres propriétaires fonciers extraordinairement riches des Chautauquas – mais il était respecté.
L’époque de la culture du houblon dans la Vallée était révolue depuis longtemps, mais un nombre considérable de descendants des ouvriers des Bellefleur étaient dispersés dans la région. Certains travaillaient dans les grandes usines de conserves alimentaires de Nautauga Falls et de Fort Hanna, où les tomates, les cornichons, les petits pois et différents agrumes étaient préparés industriellement : la famille Bellefleur possédait une partie des Valley Products, la société la plus importante. Certains faisaient des petits travaux et prenaient des emplois saisonniers, et pouvaient toujours compter sur l’aide publique et les indemnités de chômage dans les villes, tandis que d’autres avaient pas mal réussi, achetant leur propre petite ferme au cours des années – quoique ces fermes n’eussent généralement pas la terre la plus riche de la Vallée, qui appartenait aux Bellefleur, aux Steadman ou aux Fuhr. Certains des descendants des ouvriers de Raphael Bellefleur étaient maintenant employés comme métayers par Noel Bellefleur et ses fils ; ou ils travaillaient dans les scieries et les entrepôts de grain d’Innisfail et de Fort Hanna ; ou bien, comme les Doan, ils se louaient pour la moisson, ou la cueillette des fruits, ou un travail journalier d’une sorte ou d’une autre (le creusement des fossés d’irrigation, la construction des communs), mais Gideon Bellefleur préférait, importer des ouvriers du Sud, ou du Canada, ou même de l’une des réserves d’Indiens, car il en était récemment arrivé à la conclusion qu’on ne pouvait compter sur la main-d’œuvre locale. Si un ouvrier ne faisait pas sa journée, il ne recevait pas la totalité de son salaire journalier. Un homme qui s’engage à faire un travail et ne fournit pas d’effort est un vulgaire voleur, disait souvent Gideon. Les Doan essayaient aussi de vivre de leur ferme misérable, faisant pousser du blé, du maïs, du soja rabougri, et élevant un petit troupeau de vaches. Ils n’avaient aucune idée de la façon d’empêcher la terre arable de se dessécher et de s’envoler, ou peut-être ne s’intéressaient-ils pas à ces choses-là, et naturellement leur ferme tombait en poussière, et dans quelques années ils ne pourraient plus rembourser leur emprunt et la ferme, le matériel agricole (le peu qu’ils avaient) et la maison (une baraque de planches à un étage, recouverte de papier goudronné, avec des ballots de foin entassés en vrac contre le soubassement de ciment pour retenir la chaleur pendant les longs hivers) seraient vendus aux enchères, et les Doan disparaîtraient dans l’une des villes plus au sud, peut-être Nautauga Falls, ou Port Oriskany, et personne n’entendrait plus parler d’eux…
Johnny Doan était le troisième des cinq fils, et malgré le régime insuffisant de viande grasse, de féculents et de sucre raffiné que Mme Doan leur concoctait il avait atteint à quinze ans la taille d’un homme fait. Ses larges épaules étaient toujours voûtées, et il avançait un peu sa tête plutôt petite, ce qui lui donnait l’air de fouiller la poussière d’un regard soupçonneux. Il traînait dans la ferme de son père, l’œil terne, avec sa face de fouine, ses cheveux pâles retombant en mèches molles sur son front, une casquette grise crasseuse en coton portant les initiales I.H. (International Harvester1) négligemment posée sur la tête. Chaque fois qu’une personne étrangère à la famille le saluait il répondait par un sourire bref, à demi moqueur, révélant des dents jaunies par la nicotine, mais ne disait rien ; certains pensaient qu’il aimait jouer à l’imbécile, et d’autres qu’il était un peu retardé. Bien sûr, il avait été autorisé à quitter l’école du comté à l’âge de treize ans, afin de travailler pour son père.
Mais il ne travaillait pas régulièrement pour son père.
Pas plus que ses frères plus âgés. Ils sillonnaient la campagne en voiture, quand ils avaient de quoi payer l’essence. Ils prenaient des petits emplois, mais s’en allaient après avoir touché le salaire de la première semaine. Dans sa salopette malpropre, sans chemise, parfois pieds nus, ou chaussé de vieilles bottes couvertes de boue, Johnny Doan était un personnage familier dans le village des Bellefleur, et on le voyait quelquefois le long des routes de la région, à plusieurs kilomètres de chez lui, marchant simplement, seul, les mains enfoncées dans les poches, sa tête trop petite légèrement inclinée. À la suite d’une plainte formulée par le père d’un élève de la petite école publique des Bellefleur, le shérif du comté de Nautauga se rendit chez les Doan un dimanche après-midi, et parla avec Johnny et son père (des mauvais traitements qu’infligeait Johnny aux enfants plus jeunes, raconta-t-on), et après cela Johnny se montra rarement au village, bien qu’on le vît aussi souvent qu’avant arpenter les routes du pays, couper à travers champs, s’accroupir au bord des fossés, absolument seul, sans compagnon, sa casquette grise perchée au sommet de la tête, l’expression avachie, satisfaite. Salut, Johnny, lui lançait cordialement un ami de M. Doan, tu veux monter ? – tu vas quelque part ? – ralentissant sa voiture ou sa camionnette pour lui permettre de le rattraper. Mais les dents jaunies apparaissaient derrière un sourire vide, et les yeux marron inexpressifs le restaient, et jamais Johnny ne s’abaissait à accepter l’offre. Il se pouvait bien qu’il n’eût pas de destination.
Un après-midi il jeta sa fourche dans le fumier de la basse-cour boueuse et s’en alla. D’un pas rapide. À travers les prés de son père envahis d’arbustes, où des rochers qui affleuraient choquaient la vue, à travers le champ de maïs d’un voisin, où des tiges séchées frémirent sur son passage, le long d’un chemin de terre argileuse qui montait dans les collines basses. Ce n’était pas qu’il eût l’intention de blesser le petit Raphael Bellefleur, ni même d’espionner les filles Bellefleur – jolie Yolande, jolie Vida ! – et la femme de Gideon Bellefleur, celle qui avait des cheveux brun-roux, un menton carré et des seins lourds, haut placés, oui, celle-là ! et il ne voulait pas plus rencontrer les fils Bellefleur, qu’il craignait. C’était le château qu’il voulait voir. Il l’avait déjà vu plusieurs fois, et il voulait le revoir. Et le lac. Toute la propriété des Bellefleur était hérissée de panneaux d’interdiction d’entrer et il voulait y pénétrer, il parcourut les champs d’herbes folles, de barbe-de-capucin, de genêts et les bosquets de saules, se transformant en chien, laissant pendre sa langue, la tête en avant, les épaules voûtées. C’était une belle journée fraîche d’octobre. Il arriva à la rivière du Vison et la longea un moment, ne voulant pas se mouiller les pattes ; craignant le courant rapide ; excité par la pente accidentée de l’autre côté. Enfin il trouva un coude peu profond, où les enfants Bellefleur avaient disposé des larges pierres plates pour passer à gué, aussi il traversa et sauta sur l’autre rive. Il était un animal au poil jaunâtre, à la longue queue, moitié lévrier et moitié beagle. Sa langue était d’un rose moite, ses gencives noires comme le raisin. Ses crocs étaient jaune foncé mais encore très acérés.
Le cimetière des Bellefleur, au sommet d’une colline mangée par les mauvaises herbes. Une clôture en fer forgé, très rouillée. Le portail prétentieux en fer forgé, aux montants enfoncés dans le sol, n’avait pas bougé depuis des années. Il leva sa patte de derrière et urina sur le portail, puis entra en trottant et urina sur la première pierre tombale. Du marbre, des anges, des croix, du granit, de la mousse, des lichens et une petite jungle de fougères. Sur les tombes, des poteries de terre cuite. Les tiges desséchées de plantes, de fleurs. Il renifla une large stèle carrée à la face parfaitement lisse et brillante, aux bords rugueux, irréguliers ; mais bien sûr il ne put pas lire l’inscription. Les longues herbes remuèrent. Il entendait des chuchotements rauques, des cris étouffés. Il avait peur mais ne déguerpirait pas. Ses épaules remontèrent légèrement, son nez plongea vers le sol, sa peau ondoya sur ses côtes saillantes, mais il ne décamperait pas, les Bellefleur ne l’y contraindraient pas. Au lieu de s’enfuir, il alla d’un pas délibéré vers ce qui semblait être une petite maison : un temple de cinq mètres de haut, avec quatre colonnes et des anges et des croix sculptés sur son pourtour, et une autre inscription aux lettres de un pied de haut qu’il ne pouvait pas lire et ne souhaitait pas lire, sachant qu’elle ne disait rien de plus que Bellefleur, et vantait un mort ressuscité. Johnny s’arrêta une longue minute pour examiner un étrange personnage rabougri à tête de chien – était-ce un chien ? – était-ce un ange ? – qui gardait l’entrée du temple. Il le renifla, puis leva encore sa patte de derrière, et repartit d’un air méprisant.
Près des tertres les plus récents il renversa d’un coup de pied plusieurs urnes d’argile qui se brisèrent en gros morceaux. D’un coup de dents il attrapa un minuscule drapeau, un drapeau américain, et il essaya de le mettre en pièces. Vous allez voir de quoi je suis capable, dit-il. Vous allez voir de quoi les Doan sont capables. Avec l’un des tessons d’argile il tenta de graver son nom sur une pierre tombale noire en ébène, mais l’argile n’était pas assez aiguisée. Il lui eût fallu un ciseau, et un marteau…
Vous allez voir de quoi les Doan sont capables !
Mais brusquement il eut peur. Il ne savait pas s’il avait parlé tout haut ou non. Il lui était difficile de déterminer ce qui était crié, ce qui était chuchoté, ce qu’il ne formulait qu’en pensée, silencieusement, et peut-être les Bellefleur l’écoutaient-ils, peut-être que l’un de leurs domestiques faisait une ronde dans le cimetière et allait tirer sur lui ?… C’était une terre interdite, tout le monde le savait. Il y avait partout des panneaux de défense d’entrer et le bruit courait que les fils Bellefleur tiraient sur les intrus à la carabine, simplement pour s’amuser ; jamais le tribunal du comté ne les inculperait, le shérif ne les arrêterait même pas…
Il était effrayé, et en colère aussi. D’abord la vague de peur, puis une vague de colère, plus forte. Il poussa l’une des vieilles croix ; mais il ne réussit pas à la déloger. Elle était si vieille, elle portait les dates 1853-1861, qui ne signifiaient rien pour lui, vraiment, sinon que le corps enfoui sous la terre tassée ne devait être guère plus qu’un tas d’os, ensevelis là, impuissants, regardant vers lui, rien qu’un tas d’os, il eut un petit rire, tout émoustillé, et leva encore la patte pour uriner. On racontait qu’il y avait des esprits mais il ne croyait pas aux esprits. Il ne croyait pas aux esprits pendant la journée, et quand le ciel était clair.
Il se mit à rôder dans le cimetière en reniflant, et soudain ses pensées se portèrent sur les filles Bellefleur qu’il avait vues la semaine dernière à cheval, trottant sur la vieille route militaire. Deux jeunes filles, un peu moins âgées que lui, dont l’une avait de longs cheveux bouclés couleur de blé mûr : il savait qu’elles s’appelaient Yolande et Vida, et il avait voulu leur crier : Yolande, Vida, je sais qui vous êtes ! mais bien sûr il était resté caché. En mai dernier il avait épié le mariage des Fuhr au village, dans la vieille église de pierre, et il avait vu, dans les remous de la foule gaie, parmi ces hommes et ces femmes bien habillés, Gideon Bellefleur et son épouse Leah : Leah, plantureuse, d’une beauté arrogante dans une robe turquoise, le chignon apparent sous un élégant chapeau à large bord, Leah qui était plus grande que la plupart des hommes, beaucoup plus grande que le père de Johnny… Johnny se rapprocha, les yeux fixés sur elle. Personne ne faisait attention à lui, semblait-il : pourquoi ces gens riches l’auraient-ils remarqué ? Aussi il regarda et regarda Leah Bellefleur qui portait une ombrelle crème qu’elle faisait tournoyer sans cesse entre ses doigts gantés. Il entendait – il pouvait presque entendre – la voix rauque, railleuse de la femme. Elle s’était légèrement écartée des autres, avec l’un des Fuhr, et ils bavardaient et riaient ensemble d’une façon qui donnait des pincements au cœur à Johnny, car il voulait – il voulait – Leah, aurait-il voulu crier, je sais qui vous êtes ! Nous vous connaissons tous ! Le jeune homme avec qui elle parlait était presque aussi grand que Gideon. Il était blond, imberbe, assez beau, et bien qu’il rît et plaisantât avec Leah il la fixait aussi avec une émotion que Johnny comprenait bien. Cela lui donnait du plaisir d’emporter avec lui l’image de la femme Bellefleur, et de lui faire subir, dans l’intimité de la nuit, certaines tortures appropriées ; des tortures avec des couteaux d’égorgeur de cochons, avec des fers à marquer, et des fouets (un vieux fouet infesté de punaises, le fouet même avec lequel le père de Johnny battait ses fils, l’ayant volé dans l’étable des Bellefleur des années auparavant) : exactement ce qu’elle méritait.
Un pivert commença à pousser des cris et il résista à l’envie de s’enfuir du cimetière comme un fou. Il se mit à courir en bas de la colline, maintenant pressé de partir, mais la clôture, la clôture de fer, les pointes… Il trouva un passage et s’y rua en gémissant, à quatre pattes, sa queue décharnée tremblant contre son arrière-train.
Il ne croyait pas aux esprits, pas même dans le cimetière des Bellefleur. Pas pendant la journée.
Maintenant le château flottait devant lui. Le château des Bellefleur. Les toits de cuivre, les tours gris-rose. La vapeur s’élevant du lac sombre. Et derrière la monstrueuse demeure le ciel était marbré de bleu et de blanc, des couleurs dures, aveuglantes.
Il s’arrêta pour regarder. Il respirait fort : les cris de l’oiseau l’avaient effrayé malgré lui.
Le château des Bellefleur. Plus grand que dans son souvenir. Mais il pouvait être détruit. Être brûlé. Bien qu’il fût en pierre il pouvait brûler, peut-être de l’intérieur. Même si la pierre elle-même ne brûlait pas, l’intérieur brûlerait – la menuiserie de luxe, les tapis, l’ameublement.
On pouvait jeter une bombe très haut dans les airs. Dans une revue où il n’y avait presque que des photographies il avait vu en blanc et noir les images de villes en flammes, il avait vu et admiré des jeunes pilotes casqués souriant de leur cockpit, qui paraissaient avoir son âge. Il y avait le château, les vieilles étables de pierre, le jardin derrière son haut mur secret, la courbe de l’allée de gravier blanc bordée d’arbres dont Johnny ne connaissait pas le nom… Ah, mais plus près de lui se trouvaient les vieux hangars en bois qui avaient servi autrefois à faire sécher le houblon, aujourd’hui envahis par le lierre et les bignonias, aux toits presque entièrement pourris et sur le point de s’effondrer ; ces bâtiments- brûleraient.
Il se mit à descendre d’un pas rapide et se rapprocha à nouveau de la rivière. Elle avait fait un détour et coulait maintenant à travers champs ; en certains endroits ses rives d’argile rouge avaient plus de deux mètres de haut, ailleurs – là où le bétail venait boire – elles déclinaient peu à peu vers l’eau. Un panneau Défense d’entrer. Propriété privée attira son regard. Bien qu’il ne pût le déchiffrer, ni en reconnaître les lettres, il comprit le message.
« Bellefleur », murmura-t-il.
Ils pouvaient abattre quelqu’un comme lui, s’ils en avaient envie. Par colère ou par jeu. S’ils en avaient envie. S’ils l’apercevaient. Des bruits couraient, des histoires horribles : sur des chiens errants abattus, sur des pêcheurs qui avaient essuyé des coups de feu pour avoir ignoré les panneaux d’interdiction (à ce qu’affirmait Dutch Gerhardt, bien qu’il eût pêché dans le torrent Sanglant, très haut dans la montagne, sur la propriété des Bellefleur, certes, mais à des kilomètres de la maison)… Et puis, cinq ou six ans auparavant, quand un certain nombre des cueilleurs de fruits de la Vallée avaient parlé de faire grève, et que le jeune homme du sud de l’État qui les avait aidés à s’organiser et avait fait tant de violents discours avait été retrouvé roué de coups, avec un œil crevé, dans un champ dominant le fleuve Nautauga… Quand Hank Varrell, un ami d’Eddy, le frère de Johnny, âgé de dix-neuf ans, avait fait une remarque sur l’une des femmes Bellefleur – une fille de Bushkill’s Ferry, une parente lointaine –, cela revint d’une manière ou d’une autre aux Bellefleur, et Gideon lui-même poursuivit Hank, et il l’eût sans aucun doute tué si d’autres personnes n’avaient été présentes… Johnny se secoua pour se réveiller. Il venait de marcher un moment, les yeux fixés par terre. Quand il leva le regard, il vit l’étang ; il vit la lumière oblique du soleil dans les sapins et le reflet des feuilles dorées des érables dans l’étang ; et il vit l’enfant sur le radeau, étendu à plat ventre, un doigt trempant dans l’eau. Il vit à la fois l’étang et l’enfant.
De beaux cheveux noirs. Le profil des Bellefleur, reconnaissable même à quelques mètres : un long nez aquilin, des grands yeux en amande.
« Bellefleur », murmura Johnny.
Il chancelait déjà sous le poids des pierres. Trois ou quatre dans les poches de sa salopette, les autres entassées maladroitement sur ses bras. Il lança la première avant d’appeler – mais même alors il ne parla pas ; le son qu’il émit fut un cri, un ululement, un hurlement, un simple bruit, pas tout à fait humain.
L’enfant retourna vivement la tête. Son expression reflétait le vide absolu de la stupéfaction, au-delà de la peur, au-delà même de la surprise. Johnny courut au bord de l’étang en criant, et lança une autre pierre. La première avait manqué son but, la seconde frappa le garçon à l’épaule. La tête des Bellefleur : Johnny l’eût reconnue n’importe où, bien que ce garçon-là fût petit de corps et que son teint fût d’une pâleur mortelle. Bellefleur ! Ça te plairait d’avoir la gueule écrabouillée ! Ça te plairait qu’ j’enfonce ta putain de tête sous l’eau !
L’enfant cria en levant une main, et cela donna envie de rire à Johnny – il croyait pouvoir protéger sa précieuse petite gueule ? – son visage petit et délicat comme celui d’une fille ? Johnny entra dans l’étang en faisant rejaillir les éclaboussures et il jeta une autre pierre avec un grognement. Elle manqua l’enfant et ne fit même pas gicler beaucoup d’eau, Johnny sentit une flamme lui dévorer le bas-ventre, il tuerait ce petit salaud, il lui montrerait, à lui et à tous les Bellefleur… Une autre pierre, plus petite, frappa le front du garçon et le fit tomber en arrière ; et immédiatement un flot de sang rouge vif jaillit ; et Johnny hésita, il avait maintenant de l’eau jusqu’aux genoux. Sa mâchoire avait commencé à trembler. Il haletait, les épaules remontées et curieusement voûtées.
« Bellefleur », murmura-t-il une troisième fois, se penchant en avant pour cracher dans l’eau.
Si l’enfant n’avait pas commencé à pleurer, s’il ne s’était pas mis à suffoquer, à gémir et à pleurnicher comme un bébé, Johnny lui eût peut-être montré de la pitié, mais il pleura et resta étendu si inerte sur le côté, comme si on lui avait vraiment fait mal, que la flamme embrasa de nouveau le ventre de Johnny et vint lécher le fond de sa gorge. Il cria, jetant encore une pierre, puis une autre, puis une troisième – et quand il s’arrêta, clignant des paupières pour chasser la sueur qui coulait, il s’aperçut avec stupéfaction que le garçon avait disparu : il avait dû tomber du radeau et couler au fond de l’étang.
Johnny resta immobile un moment, le regard fixe. Des deux mains, il tenait la dernière pierre ; il ne savait pas quoi en faire. À demi consciemment, il se dit que s’il la laissait tomber elle l’éclabousserait… Mais ses jambes de pantalon étaient mouillées de toute façon… Mais si le garçon remontait sur le radeau, il en aurait besoin pour la lui jeter… Mais peut-être que le garçon s’était noyé… Peut-être qu’il l’avait tué…
« Hé, Bellefleur », dit-il d’une voix rauque, très basse. Il ne parlait pas assez fort pour être entendu, même si le garçon avait refait surface. Sa voix était cassée, incertaine, comme s’il n’avait pas parlé depuis quelque temps, et l’effort le faisait souffrir. Sa gorge était à vif, comme s’il avait hurlé. « Bellefleur ?… »
C’était peut-être un piège. Mais le garçon ne refit pas surface. L’étang semblait assez profond, ses vagues s’étalaient, de plus en plus larges, quelques dytiques, terrifiés par l’agitation, revenaient maintenant, et le silence des oiseaux était couvert par la furieuse réprimande d’un écureuil.
Johnny Doan recula, laissa la pierre tomber à terre, et prit la fuite. Ce n’était qu’un jeune garçon au visage en feu, à la salopette trempée, avec une vieille casquette de tissu sur la tête. La casquette s’envola, mais elle lui manqua aussitôt et il se baissa pour la ramasser et l’enfonça bien sur sa tête, la tirant sur son front. Ainsi il ne laissait aucune preuve derrière lui. Il s’enfuit donc de l’étang du Vison et se dirigea vers la route d’Innisfail à quelques kilomètres à l’ouest, et rentra à la ferme de son père pour le souper ; et bien que sa mâchoire tremblât un peu et qu’il eût les yeux humides mais vides de larmes, il était ivre de gaieté et ne pouvait s’arrêter de rire.
« Bellefleur », murmura-t-il en s’essuyant le nez du revers de la main, riant doucement. « Vous voyez de quoi nous sommes capables. »
1. Moissonneur international. (N.d.T.)