En mouvement
Dans cette tour de granit de deux étages, haute de quatre mètres, qui dominait le jardin (animé, à l’automne, par les ouvriers qui travaillaient) Bromwell bavardait d’un air distrait avec sa petite sœur, ne montrant pas l’étrange excitation presque douloureuse qu’il éprouvait lorsqu’elle répétait ses mots ou imitait ses gestes avec une telle avidité, un tel enthousiasme (comme si, à l’âge de quatorze mois, elle avait déjà soif de connaissance – de sa connaissance ; et cette passion même provoquait chez lui le désir de savoir) : et de nombreuses années plus tard, lorsqu’il se leva de son siège, remontant inconsciemment sur son nez ses lunettes à monture de métal un peu tordues, entendant énumérer, dans un anglais soudain étrangement accentué, les qualités de ses « prodigieuses » (un adjectif de la presse populaire, que Bromwell eût méprisé s’il l’avait seulement su) réalisations dans le domaine récent de l’astronomie moléculaire, il devait revoir, une fraction de fraction de seconde merveilleuse, le ciel nocturne glacé comme une lame de couteau sur le manoir des Bellefleur, et entendre de nouveau sa propre voix aiguë, incohérente. Cassiopée, le Grand Chien, Andromède. Et voilà Sirius. (Et le bébé répétait, presque fidèlement, Sirius.) Mais seulement dans notre langue, Germaine. Et seulement dans notre galaxie. Et seulement à partir de cette position dans notre galaxie. Tu comprends ? Oui ? Non ? Bien sûr que tu ne comprends pas puisque personne ne peut comprendre. Et là : la Grande Ourse. (La Grande Ourse, disait l’enfant, agrippant l’air de ses mains et de ses yeux.)
Dans cette tour grossière dominant le jardin (dont on enlevait enfin les statues croulantes et souillées pour les entasser à l’arrière d’un camion – quel spectacle attristant que cette foule de statues, s’exclamait Leah, quel cimetière) Bromwell, chose surprenante, « gardait » sa petite sœur ; et il se disputait avec Christabel les occasions de le faire. « Mais il n’est pas drôle, disait celle-ci avec colère, il ne l’emmène jamais dehors, il ne joue même pas avec elle ; il ne s’intéresse qu’à ce maudit vieux télescope, à ses squelettes, à ses papillons, et à ces sottises qu’il a pêchées dans les livres – savez-vous seulement ce que ça sent là-haut, maman ? Vous devriez aller y faire un tour ! »
Bien sûr, Leah n’avait pas de temps pour ces choses-là. Et depuis le jour où Jasper et Louis s’étaient introduits dans le laboratoire de Bromwell pour libérer les rats musqués, les tourterelles, les sauterelles, les grenouilles et les couleuvres qu’il y conservait dans un but expérimental (c’est-à-dire, le vieux laboratoire qu’il avait au premier étage, des années auparavant), Bromwell s’était assuré, grâce à un système élaboré de verrous, de fils de fer et de leviers, et à l’installation d’un « œil » secret dans la porte de chêne blindée, que personne ne pût y pénétrer, pour y commettre des actes de vandalisme ou simplement pour regarder. « Ton fils devient de plus en plus excentrique », dit tante Aveline à son frère Gideon, qu’elle avait autrefois beaucoup aimé. « Ça ne vous inquiète pas, toi et Leah, qu’il fuie tout le monde, qu’il fasse des expériences sur des animaux vivants, qu’il mélange des produits chimiques, et qu’il regarde dans ce microscope à toutes les heures de la nuit ? » Gideon, qui avait pris maintenant le parti d’ignorer une grande partie de sa famille, à l’exception de son frère Ewan, haussa une épaule en passant et répondit : « Pas un microscope, un télescope. Tu n’es qu’une chipie à moitié illettrée. »
Bien que Bromwell se sentît mal à l’aise en présence des autres enfants, il bavardait amicalement avec Germaine, malgré – ou peut-être à cause de – leur différence d’âge. Il avait du plaisir à l’emmener au deuxième étage, dans la tour située à l’angle nord-ouest du manoir que l’un des domestiques l’avait aidé à rendre étanche avec des bandes d’amiante qu’ils avaient trouvées empilées en vrac dans l’une des granges ; il aimait la regarder marcher de son pas vif, hésitant, l’air absorbée dans ses pensées, ses bras dodus écartés comme ceux d’un somnambule, les yeux brillant de cette étrange avidité insatiable, comme si elle savait (Bromwell le savait, à coup sûr) que l’univers visible était rempli de merveilles profondément enrichissantes pour l’âme – si l’âme veut bien s’ouvrir docilement.
Le mystère du monde, avait dit l’un des premiers maîtres de Bromwell, est son intelligibilité.
Ainsi Bromwell s’occupait-il, traçant au crayon les trajectoires de certaines planètes, comètes et étoiles filantes ; prenant des notes de sa petite écriture nette, rigoureuse, de pattes d’araignée ; décrivant des orbites qui traversaient et retraversaient le système solaire habituel avec une fantaisie bien particulière. (Qui enseigna à Bromwell, à mesure que s’écoulaient, lentement, les années, l’audace autant que l’humilité.) Bien que Germaine fût encore un bébé, trop jeune pour comprendre, il était stimulé par sa présence même, par l’intensité avec laquelle elle l’écoutait, et il parlait tout haut d’un certain nombre de choses qui lui venaient à l’esprit : Comment tous les autres pouvaient-ils se satisfaire de ce qu’ils voyaient à l’œil nu ! Comment peuvent-ils vivre aussi grossièrement ! Sans jamais poser les questions les plus évidentes. Le passé et l’avenir sont-ils contenus dans le ciel, y a-t-il un « moment unique » dans toutes les galaxies, sera-t-il possible un jour de mesurer Dieu (quand les instruments adéquats seront accessibles), pourquoi Dieu aime-t-Il le mouvement, Dieu est-Il contenu non seulement dans l’univers tel qu’il existe en ce moment, mais aussi dans son passé et son avenir ?… Ils ne demandent jamais : Où finit l’univers et quand a-t-il commencé, s’il est environné par une île, s’il a commencé pendant les vingt milliards d’années qui ont précédé ces vingt milliards d’années, s’il est mort ou vivant, s’il vit et respire, si ses composantes s’unissent entre elles, mon esprit peut-il toutes les contenir ?
Un grain de poussière bougeait imperceptiblement à la lumière du soleil, révélant à Bromwell stupéfait une minuscule galaxie taillée à facettes comme un diamant. Ce pouvait être l’œil scintillant d’une mouche, grossi un nombre de fois incalculable ; ou l’énorme soleil, diminué. À ces moments-là il se mettait à respirer légèrement, d’une façon superficielle, et son corps frêle tremblait. (Pendant toute son enfance Bromwell fut sujet à des accès de frissons, même quand la température était douce. Votre fils est trop nerveux, il s’excite trop facilement, disaient les membres de la famille à Leah et à Gideon, d’un ton désapprobateur ; ce n’est pas vraiment un enfant, n’est-ce pas ?) Il n’avait pas trois ans lorsqu’il devint évident qu’il avait de mauvais yeux et qu’il lui fallait des lunettes, à la honte de ses parents. (Car ils avaient, eux, une vue excellente. Leurs yeux si beaux n’auraient jamais besoin de verres correcteurs.) Un hiver, Bromwell et son cousin Raphael, un peu plus âgé que lui, ne cessèrent de se passer des rhumes, comme les chiots ou les chatons d’une même portée, ce qui inquiéta beaucoup leurs mères (car, en cette époque où il n’y avait ni hélicoptères, ni chenillettes sur neige, que faire, pendant les mois où le château était bloqué par les neiges, si un enfant attrapait brusquement une pneumonie ?) – car tous deux semblaient destinés à mourir très jeunes, sans protester. Gideon déclarait d’un ton bourru que son fils les enterrerait tous ; les femmes n’avaient aucune raison de se faire du souci. « Il veut simplement qu’on réponde à ses questions, disait Gideon. Répondez à ses questions et il n’aura besoin d’aucun médicament. » Mais malheureusement aucun des Bellefleur, pas même le cousin Vernon, n’était capable de fournir à Bromwell les réponses qu’il demandait.
(En secret, dans sa tour, nettoyant soigneusement la lentille de son télescope tout en bavardant avec Germaine, Bromwell chassait le plus loin possible de son esprit le sujet de la famille. Le sujet des Bellefleur. Son imagination s’arrêtait net, un rictus ironique se dessinait sur sa petite bouche pincée. La famille, le sang, le sentiment et la fierté familiaux. Et la responsabilité, les obligations, et l’honneur. Et l’histoire. L’histoire des Bellefleur. Tu sais, les Bellefleur du Nouveau Monde ont fait souche vers 1770, quand ton arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père Jean-Pierre s’est installé dans le nord du pays… Ces palabres impatientaient tant Bromwell, même dans sa tendre enfance ! Il se tortillait avec gêne en entendant grand-père Noel raconter ses souvenirs d’une voix d’ivrogne, ou en écoutant l’arrière-grand-mère Elvira évoquer les fêtes de Noël, les courses en traîneau à chevaux sur le lac Noir, les mariages (lors desquels il survenait invariablement des événements mémorables) entre des gens morts depuis longtemps, dont personne n’avait entendu parler depuis des dizaines d’années, dont personne ne se souciait. Les revendications stridentes de sa mère étaient encore plus embarrassantes : Bellefleur ceci, Bellefleur cela, où est ton ambition, où est ton sens de la loyauté, où est ta fierté ? Une fois Bromwell se montra si agité en sa présence qu’elle l’attrapa par les épaules de sa veste pour le secouer un peu, mais il se dégagea, rusé et gracieux comme un chat, se glissant hors de sa veste et s’écartant d’un bond, laissant le vêtement vide entre les mains de Leah… Enfin, Bromwell, que fais-tu, à quoi songes-tu ! s’était-elle écriée, stupéfaite. Tu me désobéis maintenant ?
Sa gêne se teinta peu à peu de mépris, et son mépris se transforma en une mélancolie profonde, indifférente, car il ne pouvait échapper aux Bellefleur sans échapper à l’histoire même ; il pouvait donc appartenir à un monde, mais jamais il n’appartiendrait à une nation. Et puis Bellefleur était la passion : des passions de toutes sortes. Il n’avait pas besoin d’espionner ses parents pour saisir la nature des liens qui les unissaient. (N’observait-il pas assez souvent, dans la nature, ce type de « liens » – les mâles et les femelles qui s’accouplaient, et s’accouplaient, et s’accouplaient encore, leurs corps déchaînés soudés l’un à l’autre, le mâle montant habituellement sa partenaire par-derrière ?… N’entendait-il pas trop souvent des histoires grossières sur les étalons, les taureaux, les porcs et des coqs ?… Et il avait été bizarrement troublé par les rires bruyants des hommes lorsque quelqu’un avait raconté qu’un bélier steadman s’était introduit dans un enclos où se trouvait un troupeau de brebis et en avait fécondé plus d’une centaine en cinq ou six heures… Si le sexe était un sujet fascinant pour les autres garçons, cela restait pour Bromwell une question glaçante, et il l’approchait de la même manière que le reste, sur un mode clinique et méticuleux, avec l’aide de livres achetés par correspondance. Qu’était le sexe ? Les sexes ? Que signifiait l’« attirance sexuelle » ? Il apprit dans ses lectures qu’il existait certaines créatures – des palourdes, peu importe leur nom – qui naissaient mâles, et devenaient femelles pour pouvoir s’accoupler ; il s’interrogeait sur d’autres animaux qui avaient la faculté de changer de sexe en quelques minutes, de devenir femelles et de redevenir mâles, afin de s’accoupler ; et puis il y avait les hermaphrodites qui, possédant des organes mâles et femelles, pouvaient s’accoupler n’importe quand… et dans certains cas continuellement, pour maintenir l’organisme en vie. Il existait une créature microscopique, qui prospérait dans la chaleur du sang humain, où la femelle vivait encastrée dans le mâle, en copulation perpétuelle : si la Nature n’opposait aucune résistance, cette chose extraordinaire peuplerait le monde. Les bizarreries sexuelles des huîtres, des lièvres marins et des poissons en général n’étaient pas vraiment excentriques, et il ne fallait pas non plus s’inquiéter devant ce « gaspillage » de sperme – plus de cent millions de spermatozoïdes dans l’éjaculation de l’homme, cinquante fois plus chez l’étalon, quatre-vingt-cinq milliards dans une seule éjaculation du sanglier ! – car évidemment chacun de ces êtres-là souhaitait peupler le monde avec sa propre espèce. Lorsque Bromwell tombait sur son oncle Ewan qui peinait, grognait et haletait couché sur l’une des femmes de ménage dans une chambre désaffectée d’en bas, ou quand il vit, tout à fait par hasard, à travers son télescope, son propre père prendre la tête d’une jeune femme dans ses mains, et l’attirer brutalement près de son visage aux pores dilatés (cela se passait sur une colline au-dessus du lac, à deux kilomètres du manoir), ou quand ses cousins lui montrèrent le pénis d’un raton laveur avec son os dentelé (ils avaient piégé l’animal au bord de la rivière et l’avaient castré), lui demandant s’il avait des livres expliquant un phénomène aussi étrange – ou était-ce normal chez le raton laveur ? –, Bromwell se dit une fois de plus que les détails du sexe étaient sans importance, car la vie sur cette planète n’était-elle pas clairement une affaire de courant métabolique, impossible à arrêter, une énergie fluide, indéfinissable, qui se déversait violemment dans toute chose, depuis le serpent de mer jusqu’à Gideon Bellefleur en passant par l’étalon ? Pourquoi, alors, prendre les Bellefleur comme centre de la nature ? Il préférait de beaucoup les étoiles.)
Je commençai par me cacher dans la Nature, devait écrire Bromwell dans ses mémoires, des dizaines d’années plus tard, mais la Nature est un fleuve qui vous emporte sur ses flots rapides… Bientôt votre monde est partout, et il n’est plus nécessaire de se cacher, et vous ne vous rappelez même plus que vous étiez en train de fuir.

Parmi les Bellefleur, seule sa petite sœur l’intriguait.
Leah lui avait interdit de faire des expériences sur Germaine, mais en privé il faisait exactement ce qu’il voulait. Il l’examinait très attentivement, prenant note (bien qu’il ne pût l’expliquer par aucune théorie) de l’étrange cicatrice en haut de son ventre, un ovale irrégulier d’environ huit centimètres de diamètre ; il testa sa vue (et éprouva une triste satisfaction en découvrant que son acuité était infiniment plus grande que la sienne) ; il testa son ouïe, la pesa, fit des schémas au crayon de ses mains et de ses pieds, nota soigneusement les étapes de son développement (qui, il semblait déjà le prévoir, serait prodigieux – tandis que le sien ne l’était nullement) ; il lui parlait comme il eût parlé à un adulte intelligent, articulant ses mots avec soin, lui laissant le temps de les répéter après lui : la lune, le soleil, l’étoile, la constellation, Cassiopée, le Grand Chien, Andromède, Sirius, la Grande Ourse, la Voie lactée, la galaxie, l’univers, Dieu… « Tu apprends vite, hein, disait-il d’un ton satisfait. Ce n’est pas comme les autres. »
Il procédait à ses expériences avec méthode et ferveur, et il avait toujours un air vénérable – cet enfant qui paraissait, au moins de loin, petit pour ses dix ans, vêtu d’une blouse de laboratoire blanche lui tombant au genou, ses cheveux coupés court et rasés sur la nuque, ses épaisses lunettes parfaitement ajustées sur son nez comme s’il était né avec – même lorsqu’il faisait quelque chose d’interdit, qui eût mis sa mère en fureur. Il n’avait pas le droit de disséquer des animaux mais il continuait néanmoins de le faire, bien que son intérêt pour la biologie déclinât à mesure que se développait son intérêt pour les étoiles ; il n’avait pas le droit de faire des expériences sur ce qu’il appelait les « pouvoirs » de sa sœur mais il ne s’en privait pas, laissant parfois entrer dans sa tour, pour un test de contrôle, la charmante Little Goldie (qui représentait, pour Bromwell, l’intelligence « moyenne ») et même Christabel, avec ses allures de garçon manqué, qui grandissait rapidement (elle resta abattue pendant plusieurs semaines après le mystérieux incident de la grange qui avait brûlé près de la rivière du Vison, mais elle était naturellement agitée et impatiente, et prête à se moquer de son jumeau s’il renonçait, même un seul instant, au pouvoir naturel que son intelligence supérieure lui conférait : cependant Bromwell avait besoin d’elle, car elle représentait l’intelligence « un peu au-dessus de la moyenne »), qui était née des mêmes parents que Germaine, et possédait vraisemblablement les mêmes caractères génétiques. Il supervisa une partie de cartes à trois entre les filles, bien que Christabel et Little Goldie disent qu’il était ridicule de jouer avec un bébé !… et il nota à quel point Germaine gagnait souvent, ou eût gagné si elle avait mieux su jouer avec les cartes qu’elle recevait. Il obligeait Little Goldie à s’asseoir à l’autre bout de la pièce et à regarder sans cligner des yeux des illustrations en couleurs de son livre Éléments de biologie et il interrogeait patiemment Germaine sur ce que voyait Little Goldie ; ou bien il ordonnait à cette dernière de courir quelque part et de regarder pendant cinq bonnes minutes un objet particulier, assez grand (un réservoir, un arbre, une des nouvelles voitures) tandis que Germaine, dans la tour, très tendue, pleurnichait (et salissait souvent ses couches) en essayant de dire ce que voyait Little Goldie. Ses poings battaient l’air, la bave coulait sur son menton, elle bégayait et se tortillait, faisant vibrer le sol même par l’intensité de son émotion – et la plupart du temps (selon les calculs de Bromwell, quatre-vingt-sept pour cent des fois) elle « voyait » vraiment ce que l’autre enfant voyait. Et après que Germaine eut montré, tout excitée, un matin, une coupe vide sur l’appui d’une fenêtre, cinq secondes à peine avant que la coupe ne fût emportée par le vent et ne se brisât sur le sol, Bromwell lui ordonna d’exercer ses « pouvoirs » pour faire tomber de la fenêtre une coupe identique – et il eût gardé la pauvre enfant pendant des heures (car il avait la patience reptilienne d’un adulte pour lequel le temps n’a de valeur que dans la mesure où il peut apporter une révélation, faire surgir brusquement une infime parcelle de vérité) si elle n’était pas redevenue, au bout d’une heure, un bébé, et ne s’était mise à crier et à se débattre si violemment qu’il craignait que toute la maisonnée ne se ruât en haut de ses escaliers privés et ne brisât les verrous de sa tour. Et alors Germaine, dont il avait besoin, dont il dépendait si curieusement, lui serait enlevée pour toujours… Et bien sûr l’un ou l’autre de ses parents, ou les deux à la fois, le fouetteraient énergiquement.
« Ne pleure pas ! Ça ne fait rien. Ça ne fait rien », marmonnait-il, gêné.
Il avait, entre autres, le projet, en guidant Germaine dans un labyrinthe d’éventualités, en lisant à haute voix les noms des villages, des bourgades, des villes, des fleuves et des montagnes, peut-être même en dirigeant sa main sur une grande carte étalée sur le sol, ou en lui bandant les yeux, de découvrir où se trouvait sa cousine Yolande qui avait disparu (maintenant depuis plusieurs semaines)… et quel coup de maître ce serait, comme sa famille le prendrait alors au sérieux, après l’échec des innombrables équipes de secours et des détectives privés de la famille ! Mais dès qu’elle entendait prononcer le mot Yolande Germaine devenait agitée et refusait de coopérer.
« Tu devrais peut-être te contenter de faire des expériences sur tes souris et tes oiseaux », lui dit Christabel, les mains sur les hanches, jetant un regard circulaire dans la tour malpropre. « Quand je pense à ce pauvre chiot que tu as découpé en morceaux… Tu ne veux pas me laisser emmener Germaine en bas ? Je suis sûre que ça lui plairait mieux de jouer avec moi, n’est-ce pas, Germaine ?
– Ce chiot était mort-né, dit tranquillement Bromwell. C’était le dernier de la portée, on allait simplement l’enterrer, je ne l’ai pas fait souffrir, je n’ai pas causé sa mort…
– Alors tu aurais dû l’enterrer, au lieu d’aller fourrager dans son pauvre petit ventre, dit Christabel. Viens, Germaine, ma chérie ! Il y a trop de bruit dans le jardin, ils sont en train de manœuvrer des bulldozers, on pourrait peut-être descendre jusqu’au lac… À moins que tu veuilles rester avec lui ? Il ne te fait pas de misères ? »
Germaine leva les yeux vers elle, sans dire un mot.
Christabel avait maintenant largement une tête de plus que Bromwell, et elle était bâtie beaucoup plus solidement. Elle avait le visage bruni, vigoureux ; ses seins commençaient à poindre, ses jambes s’allongeaient. Elle dégageait une bonne humeur, une insouciance, un entrain, qui exaspéraient son frère. « Oh, tu veux vraiment rester avec lui ! Mais quel… quel… » Elle fit des gestes inconsidérés et retourna la carte du système solaire de Bromwell, tandis que le pauvre garçon essayait faiblement de la rattraper. « … quel bien cela te fait-il ? »

Était-il possible qu’il existât, se demandait Bromwell tout haut, fixant intensément sa petite sœur dans les yeux, se noyant dans ce regard vert mordoré insondable, un univers simultané avec celui-ci, dans lequel un monde comme le nôtre est propulsé autour de son orbite, tantôt à l’aphélie, tantôt au périhélie, et de nouveau à l’aphélie, siècle après siècle, telle une ombre, tel un miroir, un monde dans lequel, en cet instant même, je me tiens les mains serrées entre mes genoux, penché sur un enfant qui est, dit-on, ma sœur, interrogeant son regard, méditant à haute voix… Est-il possible qu’il y existe la copie exacte de tout ce que nous avons ici, et que nous ne verrons jamais l’envers de notre miroir ?… Et, bien sûr, pourquoi n’y aurait-il qu’un seul univers simultané à celui-ci ? Pourquoi pas une douzaine, trois cents, plusieurs milliers, plusieurs milliards ? Commencés dans une terrible explosion et maintenant se fuyant les uns les autres, s’éloignant plus vite à chaque instant, tous identiques ; liés par la nature semblable de leur matériau (la poussière, le sable, les cristaux, les composés organiques de toutes sortes) et la « vie » même… Et n’y avait-il pas, étant donné la similarité de ces mondes innombrables, un moyen de passer de l’un à l’autre…
Germaine soutint son regard. Elle ne lui donna aucune confirmation, elle ne le réprouva pas.
Bromwell sortit de sa légère transe en entendant résonner un klaxon tout près. Le bruit des Bellefleur, les « urgences » des Bellefleur – il ne pouvait pas se passer un jour sans qu’un ouvrier se blessât, provoquant l’excitation de tout le monde, sans que Leah rapportât de bonnes nouvelles (de l’un de ses voyages), sans qu’une dispute éclatât entre les enfants, sans que des amis, des relations d’affaires ou des parents leur rendent visite ; ou peut-être quelqu’un était-il simplement en train de tapoter le klaxon de la nouvelle Stutz-Bearcat, pour le plaisir de faire du bruit. « Ah, soupira Bromwell. Notre univers a commencé par une explosion d’une violence incommensurable… il est donc naturel que l’espèce humaine repose, pour ainsi dire, dans la violence… en d’autres termes, dans le mouvement. »