L’anniversaire
Le jour où Yolande s’enfuit de la maison, pour ne jamais revenir – pour ne jamais revenir au manoir des Bellefleur – fut aussi celui du premier anniversaire de Germaine.
Mais les deux événements étaient-ils liés ?…
En cette chaude journée d’août, brûlante de sécheresse, sous un soleil implacable, sans un souffle de vent sur le lac Noir, ni dans les montagnes, devait avoir lieu vers la fin de l’après-midi une grande fête d’anniversaire, à laquelle Leah avait spontanément invité tous les enfants de la région et leurs mères – du moins, tous les enfants d’assez bonne famille. (Et elle invita les Renaud, qu’elle voyait rarement maintenant, les Steadman et les Burnside, et elle écrivit même une invitation aux Fuhr, qui lui parut, quand elle la relut, d’une amabilité humiliante ; aussi la jeta-t-elle.) Dans l’enthousiasme qu’elle avait mis à chercher un soutien financier et politique pour la famille, Leah avait tout à fait négligé les gens des environs ; et même, elle n’avait pas pensé à eux depuis des mois. Venez célébrer avec nous le premier anniversaire de notre petite Germaine, écrivait-elle gaiement.
Il y aurait pour le thé un énorme gâteau carré au chocolat recouvert de sucre rose glacé avec, écrits à la crème à la vanille, les mots germaine a un an, et toute une table et un banc de pierre couverts de piles de cadeaux, dehors sur la terrasse ; il y aurait des chapeaux en papier et des jouets qui font du bruit et des pochettes-surprises pour les petits enfants et du champagne pour tous les autres, et même un divertissement musical (Vernon avait l’intention de jouer de la flûte, et Yolande et Vida danseraient, déguisées en longues robes, avec des voiles et des boas de plumes sortis de l’une des malles du grenier) ; et Jasper devait faire exécuter à son jeune setter irlandais les tours compliqués qu’il lui avait appris pendant l’été… Nous espérons nous amuser follement et nous souhaitons vous avoir parmi nous !
Mais Yolande et Christabel projetaient de célébrer l’anniversaire d’une façon plus intime, dans l’une des cachettes des enfants sur la rive de la rivière du Vison (chaque génération d’enfants Bellefleur avait ses « cachettes » – dans des couloirs, dans des coins et des recoins et des armoires ou des placards dans des granges à foin, sous les planchers des fermes abandonnées, derrière les arbres toujours verts, derrière les rochers, en haut des arbres, sur les toits, dans les tunnels de glace (l’hiver), dans les tours du manoir dont le sol était jonché de squelettes d’oiseaux, de chauves-souris et de mulots, dans les vieux « bains romains » que les adultes croyaient bien fermés) ; elles avaient obtenu d’Edna qu’elle les laissât faire cuire et recouvrir de sucre glacé des petits gâteaux, et elles avaient volé dans le garde-manger de la cuisine une demi-douzaine de pêches mûres, des cerises noires sucrées et une livre de chocolats hollandais au rhum. Yolande glissa dans sa poche des bougies roses pour les gâteaux, et une boîte d’allumettes prise sur le fourneau d’Edna. Quelle fête ce serait, sans adultes – sans Leah – pour rôder autour d’elles !
Vers le milieu de la matinée elles emmenèrent donc Germaine jouer dans le jardin comme d’habitude, mais elles se glissèrent bien vite au-dehors en passant par la porte arrière, tenant la petite fille par la main. Elles se hâtèrent en direction de la rivière du Vison, vers une jolie petite baie non loin du lac, à l’endroit où se déversait la rivière dans le lac, et là – assises sur des troncs de pins, protégées du soleil par les branches basses des saules – elles célébreraient à leur façon l’anniversaire de Germaine, et personne ne le saurait. (Une bande bruyante de garçons – Garth, Albert, Jasper, Louis, et un cousin de Derby en visite, Dave Cinquefoil – nageaient devant l’embarcadère des Bellefleur, mais ils ne pouvaient pas voir les filles ; et Leah, Lily, Aveline et grand-mère Cornelia essayaient leurs vêtements d’automne, avec un tailleur de Falls et son assistant, aussi étaient-elles occupées pour la matinée.)
« C’est une journée spéciale, Germaine, dit Yolande, se penchant pour embrasser l’enfant. « C’est ton premier anniversaire et il ne reviendra jamais plus… Tu sais, il y a un an tu n’étais pas encore née ! Et quand tu es née tu n’étais qu’un bébé, un petit bébé impuissant, très différent de ce que tu es devenue maintenant ! »
Germaine était à présent un petit enfant robuste, grande pour son âge – très jolie – avec des boucles châtain-roux, un petit nez retroussé et ces yeux extraordinaires, vert mordoré, dont la luminosité fabuleuse variait : dans l’ombre de la chambre de Leah éclairée à la bougie, ils brillaient souvent avec une intensité troublante, mais à la lumière ordinaire du soleil matinal ils n’étaient pas plus impressionnants que les yeux de Yolande et de Christabel (qui étaient elles aussi extrêmement attirantes). Germaine était encore un bébé, et pourtant plus que ça. Elle manifestait une précocité intermittente et imprévisible : elle savait beaucoup de mots, mais ne les disait pas toujours. Et elle pouvait en quelques secondes se transformer en un enfant terrible, hurlant, braillant, lançant des coups de pied et s’agitant dans tous les sens. On observait généralement qu’elle se comportait bien lorsque Leah n’était pas là, mais personne n’osait le répéter à sa mère. Yolande considérait qu’elle pouvait être la mère de Germaine, et que celle-ci s’en porterait beaucoup mieux. (« Ta mère s’occupe sans arrêt de Germaine, elle l’embrasse, elle la serre dans ses bras et elle lui parle tout le temps, elle lui parle une sorte de langage de bébé qu’elle est la seule à comprendre, elle la regarde tout le temps – ça me rendrait folle ! dit Yolande à Christabel. – Elle ne me regarde pas, moi », répondit faiblement Christabel.)
Germaine traversait aussi d’étranges périodes prolongées de « révélation » – où son regard devenait plus profond mais semblait perdu dans le vague, et où son visage de bébé prenait une expression impassible. À ces moments-là on lisait l’obstination d’une Bellefleur sur ses lèvres pincées : elle ne répondait pas aux baisers, aux questions, aux pincements affectueux, ni même aux petites gifles. Elle troublait les domestiques en arrivant derrière eux sans faire de bruit. Elle mettait mal à l’aise l’un des chiens en le fixant dans les yeux. Quelquefois elle cessait de jouer, et on la trouvait perchée sur la chaise blanche de fer forgé où s’asseyait habituellement Leah, dans le jardin, le coude posé sur la table et le menton appuyé sur la main, avec une expression triste, immobile, le visage empreint d’une mélancolie prématurée. Un matin dans la nursery elle stupéfia Irene en gazouillant tout excitée : « Oiseau-oiseau-oiseau », montrant la fenêtre du doigt, à peine cinq secondes avant qu’un petit oiseau – ce devait être une fauvette – vînt s’y cogner avant de tomber, le cou brisé, dans un massif d’arbustes. Une fois Garth attela à la vieille carriole le dernier poney du domaine, un shetland doux un peu paresseux avec des taches marron clair, et surveilla Germaine et Little Goldie tandis qu’elles se laissaient traîner sur la piste envahie par les herbes en poussant des cris de plaisir ; et il affirma que le bébé appuya ses mains contre ses oreilles et ferma les yeux très fort quelques secondes avant que le poney ne passât sur un rocher qui vint heurter l’essieu de la charrette et faillit la faire basculer… (La veille de son anniversaire Germaine fit des difficultés pour se coucher et se comporta très mal dans son bain. Leah, le visage en feu, fut obligée de secouer l’enfant et de crier : Non, ce n’est pas bien, non, tu es vilaine, tu le fais exprès et c’est une honte, et tu peux te conduire très bien quand tu veux, je ne tolérerai pas ça !… et elle dut la rhabiller et la mettre au lit alors qu’elle gigotait dans tous les sens. Germaine se débattit, jeta son oreiller hors du berceau, elle hurla et retint sa respiration, s’étouffant, bavant et crachant, elle fit une crise, couchée dans son lit, tandis que Leah la regardait, se mordant la lèvre, mais sans faire un geste pour intervenir – car elle ne se laisserait pas manipuler – et enfin, au bout d’un temps interminable, l’enfant se fatigua, et ses hurlements devinrent des sanglots, et les sanglots se transformèrent en légers hoquets d’énervement, et brusquement ses yeux se fermèrent, et elle s’endormit. Mais elle se réveilla au bout de une heure, poussant des hurlements plus violents que jamais, et quand Leah accourut elle la trouva assise dans son lit, la peau moite, son pyjama trempé de sueur, parlant de feu – elle s’agrippa à Leah et la fixa de ses grands yeux écarquillés, et parla de feu – d’une voix si terrifiée qu’elle manqua défaillir. Leah consola le bébé, la changea, et l’emmena dans son grand lit (car Gideon était absent pour ses affaires, et espérait être de retour le lendemain vers l’heure du thé), et quand Germaine fut endormie elle enfila une robe de chambre et se mit à errer dans le manoir, trop effrayée pour dormir, convaincue qu’il y avait un feu quelque part – il y en avait eu suffisamment autrefois – et que Germaine avait senti l’odeur de la fumée ou vu le feu – ou pressenti sa venue… Mais bien sûr rien ne se passa. Et quand Leah vint se recoucher à quatre heures du matin elle trouva sa fille qui dormait profondément et paisiblement comme tous les enfants de son âge.)

Les filles se trouvaient dans leur cachette depuis une demi-heure à peine lorsque vinrent les rejoindre deux chatons roux exactement pareils, de sept semaines environ, mais au corps très long, qui s’approchèrent en miaulant dans l’herbe, et furent accueillis avec des cris de joie : ils furent caressés, embrassés, serrés dans les bras, on leur donna des miettes de gâteau, et Yolande leur permit de grimper dans son cou et de téter sa chair avec une passion frénétique (« Oh, ils me chatouillent ! Comme ils sont bêtes ! Regardez… ils me pétrissent avec leurs pattes, ils ferment les yeux et ronronnent, alors qu’ils ne tètent rien du tout ! » criait-elle), et finalement ils s’endormirent sur les genoux des deux jeunes filles.
Ce fut alors que le garçon apparut.
Non, il commença par lancer un caillou – un gros bloc qui tomba dans la rivière à quelques mètres à peine de Christabel.
Les filles poussèrent un hurlement, puis Yolande cria : « Espèce d’idiot, va au diable ! » croyant que c’était l’un des Bellefleur. Mais c’était un inconnu : le garçon en combinaison avec sa casquette de tissu sur la tête ; et il avait le même sourire crétin et moqueur en s’approchant à grands pas dans la rivière, faisant gicler l’eau avec une force exagérée.
Il sauta sur la rive, et attrapa l’un des chatons. Le serrant contre sa poitrine il le caressa brutalement, plissant la bouche et disant : Minou, minou-minou-minou, joli petit minou, d’une voix aiguë qui singeait celle de Yolande.
« Posez ce chat par terre ! C’est notre chat ! » dit Yolande.
Le garçon l’ignora. Il avait une expression molle et concentrée, comme s’il avait été seul. « Ne lui faites pas peur », dit faiblement Yolande.
Christabel s’était reculée sur la rive, recroquevillée sur elle-même ; Germaine était assise dans l’herbe, une pêche entamée à moitié écrasée dans la main. Yolande se leva lentement, regardant le garçon. Elle était très effrayée. Mais aussi en colère. « Vous n’avez aucun droit d’être ici », chuchota-t-elle.
Le garçon la regarda pour la première fois. Il avait de petits yeux humides, couleur de boue. Sur son front se dessinaient des rides prématurées, qui se creusaient d’une fausse inquiétude.
« C’est toi qui n’as pas le droit d’être ici », dit-il.
Il tira encore plus sur sa casquette, la baissant sur son front, tenant toujours le chaton contre sa poitrine. L’animal se débattait sauvagement.
Christabel demanda alors d’une voix nerveuse s’il voulait manger quelque chose – un gâteau, ou une pêche – voulait-il des chocolats – et le regard du garçon alla d’une jeune fille à l’autre, avec une expression toujours impassible. « Des chocolats », dit-il, s’approchant de Christabel, ouvrant la bouche, sortant la langue comme un chien, pour lui faire comprendre qu’elle devait lui mettre les friandises dans la bouche. Ce qu’elle fit, avec un petit rire. Le garçon mâcha deux chocolats, en fronçant les sourcils, puis il les recracha – il les cracha dans la rivière sans se donner la peine de se pencher en avant, et ils retombèrent en bouillie sur les jambes de son pantalon.
« … Saloperie… elles veulent m’empoisonner…, marmonna-t-il.
– Ce sont de bons chocolats ! Ils viennent de Hollande ! » s’écria Yolande.
Il attrapa Christabel par les cheveux et l’attira au bord de la rivière où il la jeta, et elle tomba dans un mètre d’eau en faisant rejaillir les éclaboussures. « Tu veux venir nager aussi ? demanda-t-il à Yolande. Avec le bébé ? Hein ? Déshabille-toi et viens nager !
– Je vous interdis de m’approcher », dit Yolande.
Il la regarda, et sourit lentement, découvrant ses dents jaunies par la nicotine. Yolande vit qu’il avait l’âge de Garth mais que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, qu’il était terriblement dérangé. « Tu veux te déshabiller, hein ? Et venir dans la rivière avec moi ? Tous ensemble, hein ? Allez ! Dépêche-toi ! Je sais ton nom, mamzelle, dit-il doucement. Tu t’appelles Yolande.
– Rentrez chez vous, dit Yolande d’une voix tremblante. Vous n’avez rien à faire ici, vous allez vous attirer des ennuis. Si vous partez maintenant nous ne dirons rien…
Va-t’en d’ici, dit le garçon à Christabel, qui essayait de ne pas pleurer, et emmène le bébé. Allez… Fous le camp d’ici ! Je ne veux pas de cohue ici.
– S’il te plaît, dit Yolande, laisse-nous seuls…
– Nous allons nager ! Toi et moi ! On va enlever nos fringues et aller nager ! »
Germaine avait commencé à pousser des petits cris, gémissant et hoquetant, tout en se reculant dans l’herbe. Le garçon la regarda attentivement, et resta tout à fait immobile un long moment, le chaton serré sur sa poitrine, puis il dit : « Emmène-la ! Je ne veux pas de bébé ici ! Je ne veux pas de bébé qui braille avec moi ! »
Yolande prit Germaine dans ses bras pour la consoler, et Christabel courut se blottir derrière elles. L’eau ruisselait sur ses jambes nues et ses dents claquaient.
« T’as entendu ce que j’ai dit, toi !... toi là-bas ! dit le garçon à Christabel. Prends ce bébé et fous le camp d’ici ! Je ne veux pas de ce marmot qui braille ! Ou je vous fais ça à toutes les trois », dit-il, faisant brusquement le geste de tordre le cou du chaton. Les filles poussèrent un cri et il rit, montrant que le chat n’avait rien, mais il recommença son geste, lui prenant la tête dans sa main… et les jeunes filles crièrent de nouveau, et Germaine se mit à hurler. Il rit de leur frayeur, mais un instant plus tard il en fut irrité, et dit, élevant la voix pour couvrir les hurlements terrifiés du bébé : « Vous commencez à m’énerver, hein ! Yolande Bellefleur, tu vas pas énerver Johnny parce que je sais ton nom et je sais comment je vais t’avoir – Yolande Bellefleur, Yolande Bellefleur – tu veux que je te fourre mon truc dans le con ? Tu ferais mieux de fermer la gueule à cette môme… »
Mais le bébé continua de pleurer. Et Christabel, blottie derrière Yolande, dut presser sa main sur sa bouche pour ne pas sangloter.
« Je supporte pas ces braillements, dit le garçon. Vous voulez que je vous fasse ça à toutes les trois… » Il refit le geste de tordre le cou du chat ; mais cette fois il joignit l’acte à la parole. L’animal poussa un seul cri horrible déchirant, et il dut lui labourer les mains de ses griffes, car le garçon jura, avant de le jeter dans la rivière aussi légèrement qu’une pierre : le chat tomba au milieu, tel un petit tourbillon orange, emporté par le courant rapide, et disparut aussitôt. Cela s’était passé si vite que les filles ne comprirent pas comment c’était arrivé. Cet affreux garçon avait tordu le cou du chaton, il l’avait jeté dans la rivière… Et que racontait-il sur le bébé, à propos d’emmener le bébé, que voulait-il de Yolande !…
« On peut aller nager. Ou aller là-bas », dit le garçon, indiquant d’un hochement de tête une grange abandonnée sur une colline proche. « Juste toi et moi, Yolande. Je ne veux pas des autres… Vous voulez que je vous torde le cou à toutes les trois ? Hein ? Vous feriez mieux d’arrêter de gueuler ! »
Il avait peur lui aussi, c’était visible. Sa jeune voix montait et descendait, pleine d’angoisse, d’audace, et d’une rage inarticulée ; dans son impatience il se mit à danser lourdement, laissant retomber le talon de sa botte tout près des jeunes filles, comme s’il taquinait un chien. Il toucha les cheveux de Yolande. Ses doigts se refermèrent sur une touffe. Une sorte de rayonnement éclaira son visage – son vilain sourire s’effaça – il la regarda simplement. Au bout d’un long moment il dit, d’une voix basse, brisée : « … Cette grange là-bas… juste toi et moi… juste pour quelques minutes… Yolande… Yolande Bellefleur… juste pour quelques minutes…
– Une grange ! Quelle grange ? Où y a-t-il une grange… », chuchota Yolande.
Le garçon la lui montra.
Elle rit, se tournant, abritant ses yeux. Il y avait une grange tout près. L’une des granges où l’on faisait autrefois sécher le houblon. Elle était complètement pourrie maintenant, et sur le point de s’écrouler : une mousse vert vif poussait sur le toit affaissé ; il s’y nichait même quelques minuscules érables. « Oh, là-bas… Ça… », dit Yolande.
Il lui tira les cheveux. Fort. Puis plus fort encore. Il se remit à danser avec colère, ramenant son pied contre celui de Yolande. La poussant du genou. Telle une marionnette, elle ne résista pas : elle ne cria même pas lorsque ses doigts s’accrochèrent dans ses cheveux.
« Tu veux que je revienne ici la nuit, je pourrais revenir la nuit et vous tordre le cou à tous, tordre le cou à tous les putain des Bellefleur, et tous vous balancer dans la rivière, dit doucement le garçon, en se cognant contre Yolande. Tu veux que je…
– Non, dit Yolande. Non, c’est inutile. Je vais avec vous.
– Tu viens avec moi ?
– Christabel, dit Yolande, d’une voix anormalement aiguë, emmène le bébé à la maison. Emmène le bébé à la maison et reste là-bas. Tout va bien. Je vais aller avec lui. Tout va bien… Chérie, s’il te plaît, arrête de pleurer. Il vaut mieux faire ce qu’il dit. Alors tout ira bien. Tu comprends ? »
Elle comprit. Elle parut comprendre. Bien que Germaine fût visiblement trop lourde pour elle, elle essaya même de la porter pendant quelques mètres ; puis elle la remit par terre et la prit par la main. Souriant, le visage baigné de larmes, Christabel salua Yolande et le garçon de la main. Yolande répondit d’un geste. Le garçon se tenait tout près d’elle, le poing encore refermé sur ses cheveux. Il était très grand. Il avait rabattu sa casquette si bas sur son front que sa tête paraissait trop petite pour son corps. Christabel devait se rappeler cette casquette – grise, avec une initiale décolorée – noire, ou rouge sombre – avec une visière déchirée. Elle devait se rappeler l’étrange sourire crispé du garçon, ses yeux humides et l’agitation de l’air autour d’eux, comme si la terre tremblait violemment sous leurs pieds. Et Yolande qui se tenait toute raide. Et son calme. Était-il possible… qu’elle fût aussi calme ! Les mâchoires crispées pour empêcher ses dents de claquer, les yeux écarquillés, ce regard paralysé de poupée…
« Au revoir ! J’arrive dans un moment ! Prends soin de Germaine ! Calme-la ! Tout va bien ! Tout va bien ! » cria Yolande.

Bien sûr Christabel courut chercher de l’aide, traînant le bébé derrière elle. Elle se précipita vers le lac, où les garçons étaient allés nager ; maintenant ils se trouvaient presque tous sur la jetée, en partie habillés. Garth fut le premier à entendre ses cris.
Il semblait que quelqu’un avait fait du mal à Yolande – ou était maintenant avec elle – essayait de la jeter dans la rivière ?… de la noyer ? Ou étaient-ils dans l’une des granges ?…
Les garçons coururent le long de la rivière, ne trouvèrent personne dans l’anse, escaladèrent la colline jusqu’à la grange, où ils découvrirent Yolande et le garçon – la robe de Yolande était arrachée de ses épaules, ses petits seins blancs découverts, son visage contorsionné, elle criait : Arrêtez-le ! Au secours ! Au secours ! Elle se dégagea du garçon, qui recula, le visage affaissé, stupéfait : il regarda Garth, Albert, Jasper et les autres comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Garth le reconnut, c’était l’un des Doan – le fils d’un métayer des Bellefleur – et il se baissa aussitôt pour attraper un gros caillou. Ne le laissez pas s’échapper ! Tuez-le ! Tuez-le ! hurlait Yolande. Bien que Garth n’eût pas besoin de ses encouragements elle lui saisit le bras, le tira de toutes ses forces, le poussa en avant, et lui martela même l’épaule du poing. Tue-le ! hurla-t-elle, la figure couverte de ses cheveux en désordre. Ne le laisse pas vivre !
Et c’est ce qui arriva.

Au bout de dix minutes la grange brûlait. Un des garçons jeta une allumette enflammée et tout s’embrasa. (Mais qui l’avait jetée ? Jasper affirma avoir vu son frère Louis frotter une allumette, Louis nia mais prétendit avoir vu Garth le faire, Garth était sûr d’avoir surpris Dave, mais Dave retourna ses poches et déclara qu’il ne gardait jamais d’allumettes dans ses poches de pantalon, seulement dans sa poche de chemise, et sa chemise était restée sur la jetée : et il avait l’impression d’avoir vu Albert lancer l’allumette.)
Ils bombardèrent le fils Doan avec des pierres, poussant des hurlements et des vociférations, bloquant à deux l’entrée de la grange, les autres se plaçant devant les fenêtres, lançant des blocs (certains si lourds qu’ils pouvaient à peine les soulever), des cailloux, des galets et des morceaux de boue séchée et de fumier de vache, et même des branches, et de vieilles pièces de machines agricoles rouillées, tout ce qu’ils pouvaient attraper, tout ce qui paraissait suffisamment lourd pour faire mal. Yolande, prise de frénésie, le corsage déchiré de sa robe tombant sur ses hanches, courant d’une fenêtre à l’autre, jetant des pierres, hurlant d’une voix que personne ne lui avait jamais entendue : Oh, tuez-le ! L’ordure ! L’ordure ! Il ne mérite pas de vivre !
Le front et la joue en sang, gémissant, le fils Doan se précipita instinctivement dans un angle, et s’y accroupit, protégeant sa nuque avec ses mains, tremblant de tout son corps ; mais Garth se pencha par une fenêtre et réussit à faire tomber quelque chose directement sur son dos – un objet rouillé et pointu – et un flot de sang jaillit, inondant la combinaison du garçon. Quelques secondes plus tard, la grange flambait. Il était curieux, très curieux, plusieurs des jeunes gens le remarquèrent par la suite, qu’ils ne l’eussent pas poursuivi à l’intérieur de la grange – pour une raison ou pour une autre ils étaient restés dehors – ils s’étaient contentés de l’attaquer à distance – comme s’ils avaient su qu’ils couraient un danger en y allant.
Le garçon essaya de s’échapper de la grange en flammes à quatre pattes, il voulut franchir la porte en rampant, mais ils lui jetèrent des pierres en poussant des cris et des rires moqueurs, et il retomba en arrière et disparut derrière les murs de flammes ; l’air même crépitait, tant il faisait chaud ; et sorti de Dieu sait où (à moins que l’animal n’eût été surpris dans le grenier pendant qu’il dormait, et n’y fût resté caché pendant l’attaque) un chien jaune efflanqué apparut sur le seuil, fou de terreur, le poil léché par les flammes, visiblement un chien errant, que les garçons n’avaient jamais vu auparavant, et spontanément ils se mirent à le lapider, le chassant à l’intérieur, et ils le virent bondir en flammes de part et d’autre, ils entendirent pendant plusieurs minutes ses hurlements déments de douleur, puis ce fut enfin le silence.
Ils s’éloignèrent de la grange en feu, brusquement épuisés.
« Ce chien, dit Yolande d’une voix blanche. D’où venait ce chien… »
Le feu brûlait avec beaucoup de bruit, d’énormes nuages de fumée s’élevaient dans l’air, et les flammes orangées montaient jusqu’à la cime des plus grands arbres.
« Je n’ai vu aucun chien, dit l’un des garçons.
– Il y avait un chien. Là-dedans. C’était un chien…
– J’ai vu un chien. Je me demande d’où il pouvait bien venir. »
Ils s’éloignèrent, haletants, s’essuyant le visage. Dans ce vaste paysage il n’y avait rien d’aussi beau, d’aussi fascinant, d’aussi mystérieux, que la grange en flammes.
« Quel chien stupide, d’être allé là-dedans avec lui, marmonna l’un des garçons… Il l’a bien mérité.
– Je n’ai pas vu de chien, dit un autre.
– Mais si, il était bien là, dit un troisième. Il y est toujours. »