Nightshade
Les Bellefleur superstitieux parlaient de Nightshade comme d’un troll (comme si quiconque avait la moindre notion de ce qu’était un troll !) mais il est plus raisonnable de supposer, comme Leah, Hiram, Jasper, Ewan, et d’autres Bellefleur « raisonnables », que c’était un nain. Pas tout à fait un nain ordinaire de la sorte qu’on pouvait trouver ailleurs, car Nightshade – bossu comme il l’était, avec sa bouche large, mince, presque sans lèvres, qui lui fendait entièrement le visage – était sans aucun doute un être insolite. D’abord il était d’une laideur affligeante. Si on voulait l’aimer, ou simplement le « prendre en pitié », son visage disproportionné mais ratatiné, avec ses yeux incolores comme des boutons, et la curieuse entaille sur son front (comme si, observa-t-on, quelqu’un l’avait frappé il y avait longtemps avec l’envers de la lame d’une hache), et ce large sourire sans joie exaspérant qui ne s’effaçait jamais, étaient un spectacle si répugnant qu’on se détournait effrayé, le cœur battant ; et les choses que Nightshade transportait dans ses multiples sacs de cuir et dans des boîtes (on racontait qu’ils contenaient des morceaux d’animaux séchés mais il n’y avait sans doute à l’intérieur que des herbes médicinales comme l’eupatoire, la valériane, la jusquiame, l’aconit, et, effectivement, la belladone1) dégageaient une odeur nauséabonde qui s’intensifiait par temps humide. Bromwell estimait que Nightshade eût mesuré environ un mètre cinquante s’il avait été capable de se redresser : mais il était si affreusement déformé, avec sa colonne vertébrale voûtée et sa poitrine enfoncée, qu’il ne faisait pas plus d’un mètre quarante. Qu’il est triste, disaient les gens la première fois qu’ils le voyaient ; qu’il est émouvant, murmuraient-ils après l’avoir aperçu à plusieurs reprises ; mais il est hideux, il est immonde, dirent-ils enfin lorsque ni la pauvre créature ni Leah ne se trouvaient à portée de voix. (Le plus agaçant des mystères de la famille Bellefleur devait être le charme que Nightshade exerçait sur Leah. Car il réussit à acquérir une valeur extraordinaire dans son imagination, pendant la troisième et la quatrième année de Germaine, et une remarquable intimité avec elle – une intimité, hélas ! qui, bien qu’elle ne dépassât jamais le stade d’une relation affectueuse mais formelle d’une femme et de son domestique favori, suscita néanmoins, chez les ignorants, toutes sortes de suppositions cruelles, stupides, malveillantes et obscènes.)
Nightshade vint demeurer au manoir des Bellefleur par hasard – en fait, à la suite d’une série de hasards.
Après la tragédie de la mort de la petite Cassandra, un certain nombre d’hommes Bellefleur, accompagnés, à différentes reprises, par des amis, des voisins et des parents en visite (dont Dave Cinquefoil et Dabney Rush), partirent, armés de fusils de chasse, de carabines, et même d’un pistolet à répétition appartenant à Ewan, à la recherche du Vautour noir, qui, croyait-on, vivait au fin fond du marais ; mais leurs expéditions furent vaines. Ils tirèrent sur un nombre considérable d’autres animaux, que dans leur déception bien naturelle ils tuèrent ou laissèrent pour morts – des cerfs, des lynx, des castors, des putois, des lièvres, des lapins, des ratons laveurs, des opossums, des rats musqués, des rats, des porcs-épics, des serpents (des crotales, des serpents à collier, des mocassins d’eau), et même des tortues et des chauves-souris ; et une grande variété d’oiseaux, surtout des hérons, des faucons, des aigles, et des aigrettes ; qui ressemblaient un peu au vautour meurtrier – mais ils repartirent, épuisés et amers, sans avoir atteint le but de leur chasse. Gideon, qui, ces dernières années, n’avait guère manifesté d’intérêt pour la chasse, était particulièrement décidé à tuer le Vautour noir, et dirigea presque toutes les expéditions dans le marais ; même lorsqu’il se fit mordre par un serpent il insista, malgré sa fièvre, pour accompagner les autres hommes. Il ne parlait jamais de Cassandra, et encore moins de Garnet, mais il parlait souvent du Vautour noir, et de la façon dont il allait le traquer – il n’aurait de cesse que l’oiseau ne fût abattu. (Bromwell disait souvent à son père qu’il devait bien sûr exister plus d’un oiseau de cette espèce, bien que la légende prétendît que le Vautour noir était unique – car comment, autrement, demandait d’un ton guindé ce garçon courtois, cette créature pourrait-elle se reproduire ?) Mais chacune des chasses organisées se solda par un échec, et Gideon devint de plus en plus amer. Il proposa une fois d’enflammer le marais tout entier – quelque trente ou quarante hectares – en y jetant des bombes incendiaires : Ewan (qui venait d’être élu, à une faible majorité, shérif du comté de Nautauga) ne pouvait-il obtenir l’équipement nécessaire ?… Mais Ewan écarta cette idée d’un éclat de rire, c’était sûrement une plaisanterie. Nous finirons par tuer cet oiseau, dit-il. Ne t’inquiète pas, il ne nous échappera pas.
Pourtant les semaines passaient, et le Vautour noir ne fut même pas repéré, encore moins abattu.
Par une heureuse coïncidence arriva au manoir, après une absence de nombreuses années (personne ne put se rappeler exactement combien, pas même Cornelia), Emmanuel, le frère de Gideon, qui était parti explorer les Chautauquas afin d’en dresser une carte précise : car même à l’heure actuelle les cartes étaient sommaires et peu sûres. Emmanuel réapparut dans la cuisine un après-midi avec sa veste en peau de mouton et ses chaussures de marche, portant un sac à dos usé, et il demanda au cuisinier, de sa voix douce, presque monocorde, s’il pouvait manger quelque chose. Le cuisinier (engagé depuis peu, après la débâcle de la réception pour l’anniversaire de l’arrière-grand-mère Elvira) ne savait pas qui il était mais il reconnut le nez des Bellefleur (celui d’Emmanuel était un long nez droit comme un bec avec des narines très petites), et il eut l’intelligence de le servir avec discrétion et sans faire d’histoires. C’était un homme extrêmement grand, peut-être de la taille de Gideon, avec des cheveux bruns argentés qui lui tombaient jusqu’aux épaules, et une peau bronzée, épaisse comme du cuir, qui brillait d’un éclat métallique – du sel, ou du mica –, et de longs yeux étroits, impassibles, dans lesquels la pupille noire flottait comme un têtard, avec une petite queue recourbée. Il eût été difficile de déterminer son âge : il avait la peau si tannée qu’il paraissait sans âge, hors du temps ; il devait avoir environ l’âge de Gideon et d’Ewan mais il semblait beaucoup plus vieux, et en même temps curieusement plus jeune. Un domestique courut chercher sa mère, et bientôt toute la maisonnée fut alertée, et la plupart d’entre eux vinrent se presser dans la cuisine, mais Emmanuel continua de manger son ragoût de bœuf, mâchant lentement chaque bouchée, souriant et hochant la tête en réponse à leurs questions excitées.
Bien évidemment – et à la grande surprise de sa famille – il n’était pas rentré à la maison pour de bon ; il avait l’intention de ne rester que quelques semaines au manoir. Son projet de cartographie n’était pas terminé. Il dit tout bas, pour répondre à une exclamation de Noel, qu’il était loin d’être achevé, et qu’il lui faudrait encore des années d’exploration… Des années ! s’écria Cornelia, essayant de lui prendre les mains, comme pour les réchauffer, mais que veux-tu dire ! Emmanuel se dégagea, sans expression. Si son visage avait un air étonné, à demi souriant, c’était à cause de ses longs yeux obliques, car ses lèvres restaient parfaitement immobiles. Il expliqua calmement que le projet qu’il s’était promis de réaliser était difficile, et même inhumain, et que bien qu’il eût déjà couvert des milliers de mètres de parchemin avec ses levés de terrain et ses notes, il était en réalité loin d’avoir fini, et que d’abord, le sol changeait tout le temps, les torrents déviaient de leur cours, les montagnes étaient différentes d’une année à l’autre (et même d’un jour à l’autre, dit-il solennellement à la famille, elles s’érodaient : le mont Blanc ne mesurait plus que deux mille sept cents mètres d’altitude, et perdait une fraction de centimètre par heure), et un cartographe exigeant ne pouvait rien considérer comme acquis, bien qu’il eût reporté une fois assez judicieusement, sur le papier, tout ce qu’il savait. Mais est-ce que c’est important, l’interrompit Noel, avec un rire gêné, je veux dire, tu sais, un centimètre ici, un centimètre là !… N’est-il pas temps que tu commences à penser, Emmanuel, au mariage…, à te fixer…, à t’installer ici parmi nous… (Ce fut peut-être à ce moment précis qu’Emmanuel décida de ne pas rester au manoir aussi longtemps qu’il en avait eu l’intention ; mais son visage resta impassible tandis qu’il écoutait les remarques de son père. Il devait repartir le matin du quatrième jour de sa visite, expliquant à l’un des domestiques que le manoir était trop chaud pour qu’il y dormît confortablement, et que la proximité des plafonds l’oppressait. Et un certain ravin près du lac Larme-de-nuage l’agaçait, car il était brusquement convaincu, sans savoir comment, qu’il l’avait mal situé sur sa carte.)
Mais avant de partir il put répondre aux questions de Gideon à propos du Vautour noir. De son lourd sac à dos en toile huilée il sortit un rouleau de parchemin qu’il ouvrit soigneusement, l’étalant sur une table, expliquant que cette « carte » grossière et en réalité tout à fait insuffisante était censée représenter le marais désolé et les terrains marécageux au sud du mont Chattaroy, qu’il avait déjà parcourus enfant (en vérité, Gideon ne l’avait-il pas accompagné lors de l’une de ses expéditions ?), et où il était retourné quelques années auparavant, mais sans se convaincre tout à fait qu’il les connaissait. Cependant, dit-il, pointant l’index (dont l’ongle était recourbé comme la serre d’un aigle), je suis raisonnablement certain que l’oiseau que tu cherches se trouve dans cette région ici. Et il indiqua une région d’îles et de lacs à trente kilomètres environ au nord du manoir des Bellefleur.
Gideon se pencha au-dessus de la carte, prenant soin – car son frère paraissait assez nerveux – de ne pas la toucher. Les lignes sinueuses et compliquées lui donnaient le vertige ; il n’avait jamais vu une carte comme celle-là ; et les quelques mots qui s’y trouvaient inscrits étaient manifestement des noms indiens, maintenant inusités, effacés de la mémoire. Mais il pourrait, se dit-il, parvenir sans difficulté jusqu’au repaire du Vautour noir… Ils avaient visiblement sous-estimé sa distance par rapport au lac.
Il se redressa en souriant. Il eut envie de prendre son frère dans ses bras et de l’étreindre ; mais il maîtrisa son élan. Cet oiseau, cette créature, ce maudit fils de pute, s’écria-t-il en riant, ne nous échappera pas.

Tandis que l’échec scandaleux des expéditions précédentes n’avait pas refroidi l’ardeur de Gideon, mais semblait, au contraire, l’avoir renforcée, les autres hommes – Ewan en particulier, qui était occupé par ses nouvelles responsabilités – montraient un certain découragement ; et le temps devenait plus frais de jour en jour. (Après la terrible vague de chaleur de la fin août une barre de froid était descendue des montagnes et avait provoqué une gelée précoce le premier jour de septembre.) Aussi Gideon ne réussit-il à persuader que Garth, Albert, Dave Cinquefoil, et un nouvel ami nommé Benjamin (qui partageait la fascination de Gideon pour les voitures) de l’accompagner à la chasse.
Ils prirent l’un des camions de la ferme, et firent environ vingt kilomètres au nord, sur des routes de terre, des chemins et des pistes de bûcherons, jusqu’à l’endroit où ils durent renoncer et partir à pied ; à ce moment précis une légère pluie glacée se mit à tomber, bien que le ciel parût clair. Gideon fit généreusement passer à la ronde sa flasque de bourbon mais but très peu lui-même. Il était presque désespérément anxieux d’aller de l’avant. Au début les autres essayèrent de le suivre, puis ils se laissèrent distancer peu à peu. Garth était le seul à avoir réellement vu le Vautour noir : il l’avait aperçu, à moins que ce n’eût été un oiseau très semblable, alors qu’il chassait le chevreuil à queue blanche, quand il avait douze ans. Albert ne l’avait jamais vu, mais il y croyait dur comme fer. Le jeune Dave Cinquefoil et Benjamin Stone n’avaient bien entendu aucune idée de ce qu’ils chassaient – ils savaient seulement que l’oiseau avait emporté et dévoré un bébé, et qu’il fallait le tuer. Gideon s’était convaincu d’avoir vu le vautour une fois, des années auparavant, mais dans son imagination la créature était une forme vague et chatoyante, un oiseau fabuleux jailli de vapeurs fumantes avec un œil rouge menaçant et un bec comme un poignard. C’était un monstre et il fallait le tuer. Il avait, après tout, emporté un enfant Bellefleur… il avait emporté son enfant.
Ses longues foulées désespérées éloignèrent Gideon des autres, mais il n’y prit pas garde. Une dangereuse façon de chasser, mais il n’y prit pas garde. Dans le lointain il entendit un bruit curieux : sur le moment il pensa à un bowling (car il fréquentait certains bars avec des bowlings au bord des routes, où, au cours des mois, il avait fait de nouvelles connaissances intéressantes) ; puis il se dit que ce devait être le tonnerre, qui grondait très bas ; il se demanda ensuite si ce n’était pas une cascade. Il escaladait une crête, laissant les terrains marécageux à sa droite, et il était très vraisemblable qu’un petit torrent ou une rivière descendît de l’autre côté. Il pensa qu’il y avait peut-être une cascade – il croyait être venu chasser dans cette région, de nombreuses années auparavant.
Le bruit de tonnerre monta, puis retomba et s’arrêta. Mais il était venu d’un endroit tout proche. Gideon, haletant, arriva en haut de la crête comme le soleil se mettait à briller, dégageant une chaleur soudaine de plein été. À sa droite le marais exhalait une forte odeur saumâtre de pourriture et les hautes herbes pâles comme l’avoine dans lesquelles il plongea sentaient l’humidité et le chaud. Il fut tout d’un coup très excité – il entendit des rires devant lui – il leva son arme et effleura légèrement l’une des deux détentes de son doigt tremblant.
Et puis – et puis, au sommet du monticule herbu, il découvrit à sa stupéfaction un groupe d’enfants. Ils jouaient dans une prairie. L’herbe était courte, et très verte ; elle était coupée suffisamment à ras pour être un pâturage, mais Gideon était certain qu’aucun animal ne venait y brouter. Les enfants jouaient d’une manière tapageuse, poussant des cris, émettant des rires perçants. Ils jouaient aux boules – sur l’herbe – ce devait être le pique-nique d’une école – mais pourquoi empiétaient-ils sur la propriété des Bellefleur, et qui étaient-ils ? – et où était leur professeur ? Le bruit des boules de bois (qui avaient à peu près la taille des boules de croquet) heurtant les crosses était d’une force disproportionnée, comme si l’écho résonnait dans une petite pièce, ricochant sur un plafond bas. Gideon tressaillit. Le rire aigu des enfants était aussi extrêmement sonore. Bien que d’ordinaire Gideon aimât les enfants et même l’idée des enfants il s’aperçut soudain que ceux-ci ne lui plaisaient pas et qu’il se ferait une joie de les chasser de ses terres…
Il descendit donc la pente en criant après eux. Ils se retournèrent, stupéfaits, le visage crispé par la colère, l’expression belliqueuse, et il vit que ce n’étaient pas des enfants – mais des nabots – une quinzaine ou une vingtaine de nabots – ou étaient-ce (car leurs têtes paraissaient anormalement grosses et leurs corps étaient difformes, parfois d’une façon très grotesque, avec une bosse entre les épaules et la poitrine enfoncée, tordue) des nains ? – mais pourquoi empiétaient-ils sur ses terres – et d’où sortaient-ils…
Gideon s’approcha d’eux témérairement et, bien qu’il vît, avec une inquiétude relative, qu’ils ne battaient pas en retraite, mais le regardaient, en fait, avec une étrange expression figée – le visage si contorsionné que leurs grimaces semblaient involontaires, comme si les muscles faciaux s’étaient bloqués au milieu d’un spasme – les yeux mi-clos ou se plissant d’un air malveillant et moqueur – leurs bouches anormalement larges crispées en un rictus hideux, leurs lèvres minces et pâles plaquées contre les dents –, il continua cependant de dévaler la colline, se laissant glisser, sans avoir mis le cran de sûreté sur son arme, ce qui était très imprudent.
L’impact de la première boule de bois, qui vint le frapper à l’épaule, faillit le faire tomber ; et de surprise et de douleur il lâcha son fusil – et l’instant d’après, agissant avant d’avoir le temps de penser, il le rattrapa. Mais déjà les nains se ruaient sur lui. Criant, jacassant et hurlant, visiblement furieux malgré leur expression crispée, immobile, ils se précipitèrent en haut de la colline comme une meute de chiens sauvages, exactement comme une meute de chiens, et l’un d’eux attrapa Gideon par la cuisse, tandis qu’un autre grimpait sur lui et lui saisissait les cheveux, le renversant à terre simplement par la pression de son corps (qui, bien que rabougri et d’une taille minuscule, était remarquablement lourd), et avant que Gideon n’eût le temps de pousser un cri il sentit des dents s’enfoncer dans la chair de sa paume, et un terrible coup de pied lui paralysa le bas-ventre, de telle sorte qu’il faillit perdre conscience, et les hurlements perçants ressemblaient tout à fait à ceux des musaraignes qui dévorent leur proie – et même d’autres musaraignes – et au milieu de sa folle lutte désespérée (car il voulait, ah, comme il voulait vivre) Gideon sut qu’ils allaient le tuer : ces horribles créatures difformes allaient le tuer, lui, Gideon Bellefleur !…
Mais bien sûr cela n’arriva pas, car Garth était monté derrière Gideon, et, devant ce spectacle inimaginable, il tira simplement en l’air ; et les petits hommes, terrifiés, lâchèrent aussitôt Gideon. Même dans son accablement Garth resta un chasseur assez prudent pour diriger son arme loin de son oncle – il n’eut que le temps de tirer un second coup de feu, et il se tourna pour viser un nain qui s’était mis à sautiller à l’extrémité du groupe, arrachant ses cheveux noirs grossiers des deux mains, dans un paroxysme d’excitation. La chevrotine déchira le bras et l’épaule droits de l’horrible petite créature, et la cloua immédiatement au sol.
Les autres nains s’enfuirent. Malgré leur panique, ils eurent la sagesse de ramasser en hâte leurs boules et leurs crosses, et on n’en retrouva aucune par la suite ; mais le pré était si abîmé qu’il n’était pas difficile de constater qu’un jeu particulier d’une certaine espèce y avait été pratiqué… Quand Albert, Dave et Benjamin arrivèrent, à bout de souffle, les autres nains avaient disparu, et il ne restait que celui que Garth avait blessé. Il gémissait et se contorsionnait, couvert d’innombrables petites plaies, sa grosse tête difforme ballottant d’un côté à l’autre, ses doigts crochus agrippant des touffes d’herbe. Les hommes le regardèrent en silence. Ils n’avaient jamais rien vu de semblable… Non seulement cette créature était bossue, mais sa colonne vertébrale suivait une courbure si marquée que sa mâchoire s’écrasait contre sa poitrine ; elle avait l’air (l’image traversa l’esprit de Gideon, bien qu’il titubât de douleur et d’épuisement) d’une jeune fougère d’avril, si recroquevillée sur elle-même qu’on ne peut imaginer la voir se redresser un jour pour s’épanouir dans tout sa splendeur… Mais que cette créature était laide !… et repoussante ! Ses épaules paraissaient avoir une musculature très développée, et son cou était aussi épais qu’une cuisse d’homme ; ses cheveux étaient grossiers, hirsutes et sans éclat, comme une crinière de cheval ; il y avait une entaille sur son front, une marque profonde dans l’os même, et le crâne s’était développé tout autour d’une façon dissymétrique. Tout en gémissant, grognant et demandant grâce (car son étrange jargon, qui semblait être un mélange d’indien, d’allemand et d’anglais, était tout à fait intelligible), il ouvrait sa bouche toute grande, et il n’est pas exagéré de dire qu’elle fendait presque entièrement son large visage, traversant ses joues musclées. Il se laissa tomber sur le ventre et se mit à ramper, en se traînant, en direction d’une touffe d’herbe plus haute, comme une tortue blessée. La vue de son sang visqueux monta à la tête d’Albert ; il sortit son long couteau de chasse et supplia Gideon de lui permettre de trancher la gorge de cette créature. Juste pour mettre fin à ses souffrances ! Pour faire taire ce jacassement ! Mais Gideon répondit non, non, il vaut mieux pas… Mais n’a-t-il pas levé la main sur vous, dit Albert, ne vous a-t-il pas touché ! Et il courut, en dansant d’excitation, vers la touffe d’herbe où était couché le nain, qui grattait la terre et arrachait les feuilles avec frénésie, il l’attrapa par les cheveux et lui redressa la tête d’un air triomphal. Gideon, je vous en prie, implora-t-il. Gideon. Gideon. Juste cette fois. Ah, Gideon
Non, il vaut mieux pas, dit Gideon, rajustant ses vêtements, suçant sa main blessée, après tout il s’agit d’une créature humaine.

Ils l’appelèrent Nightshade parce qu’il s’était traîné jusqu’à une touffe de belladone, et ils remarquèrent avec quel désespoir, et quelle remarquable habileté, il écrasait les feuilles et les baies et les appliquait sur sa plaie. Au bout de quelques minutes le plus fort de l’hémorragie s’était arrêté. Et le jus de belladone était si efficace que par la suite le nain ne souffrit d’aucune infection, et qu’il parut au bout de quelques semaines avoir totalement oublié sa blessure.
Longtemps après Gideon regretta de ne pas avoir permis à son neveu de trancher la gorge de Nightshade : mais, après tout, comment aurait-il pu prévoir l’avenir, et comment, en tout cas, aurait-il pu prendre sur lui de condamner à mort une créature, si répugnante fût-elle ? Tuer au cœur d’une bataille était naturel, mais tuer de cette façon devenait un meurtre… Aucun Bellefleur n’a jamais commis de meurtre, dit Gideon.
Ils ramenèrent donc le nain au manoir, le transportant pendant sept pénibles kilomètres suspendu à une branche d’érable que soutenaient à chaque extrémité Garth et Albert (pieds et poings liés, il était accroché sans façon à cette perche, comme un cadavre), puis l’étendant à l’arrière du camion. Il avait alors perdu conscience depuis longtemps : mais chaque fois qu’ils prenaient son faible pouls (car, s’il était mort, il eût été plus sage de simplement le jeter dans un ravin), ils voyaient qu’il vivait, et qu’il resterait probablement en vie… Comme ce petit salopard est lourd, s’exclamèrent-ils.
Parce que Gideon lui avait sauvé la vie Nightshade était toujours à plat ventre devant lui, et il l’eût adoré – comme il adorait Leah – s’il n’avait perçu la nature de Gideon et ne s’était prudemment écarté de lui chaque fois qu’ils se rencontraient. Mais à peine eut-il vu Leah – qui entrait à grands pas dans la pièce – bien qu’elle fût échevelée et qu’elle eût les traits un peu tirés – n’étant pas tout à fait elle-même – qu’un gémissement s’échappa des lèvres de Nightshade et qu’il se jeta à terre, embrassant le sol, en l’honneur de la femme qu’il prit pour la maîtresse du manoir des Bellefleur.
Leah regarda le bossu, reculant pour éviter ses baisers acharnés et désespérés ; elle le regarda, les lèvres entrouvertes, et un long moment passa avant qu’elle levât les yeux vers son mari, qui l’observait avec un petit sourire calme et malicieux. « Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est que ça, chuchota Leah, visiblement effrayée. Qui est… »
Gideon donna un léger coup de pied au nain, appuyant le talon de sa botte contre sa bosse. « Tu ne vois pas ? Tu ne devines pas ? » dit-il. La couleur avait reflué vers son visage et il avait l’air triomphant. « Il est venu de loin pour te servir.
– Mais qui est… Je ne comprends pas…, dit Leah en reculant.
– Enfin, c’est un autre amant, tu ne vois pas !
– Un autre amant… »
Leah regarda Gideon, le visage tendu, les lèvres crispées comme si elle devinait quelque chose d’ignoble.
« Un autre amant !… murmura-t-elle. Mais je n’en ai aucun à présent… »

Au bout de quelque temps – très rapidement – Leah trouva Nightshade délicieux et le prit comme serviteur particulier, son serviteur, puisqu’il s’était à ce point entiché d’elle. Avec son énorme tête touffue, ses petits yeux et la vilaine bosse entre ses épaules il avait un air misérable – pitoyable – et il eût été cruel de leur part de l’abandonner. Et puis il avait une force remarquable. Il pouvait soulever des choses, en ouvrir d’autres, dévisser des bouchons, grimper avec une agilité enviable en haut d’un escabeau pour faire une réparation difficile ; il pouvait porter, seul, tous les bagages d’un invité dans la maison, sans laisser paraître aucun signe d’effort, en dehors du minuscule tremblement de ses jambes. Leah le revêtit d’une livrée, et il acquit une quantité de courroies, de ceintures, de boucles et de petites sacoches de cuir, qui donnèrent à son costume une allure bizarre d’habit de gnome. (Bien sûr, ce n’était pas un troll, ne cessait de répéter Leah, souvent avec une colère amusée : Bromwell lui avait donné la définition officielle de nain, et nain il resterait.)
Il parlait rarement, et toujours avec une déférence extrême, recherchée. Leah était Miss Leah, prononcé en un murmure évanescent, tandis qu’il s’inclinait devant elle, presque courbé en deux, spectacle comique et – ou du moins Leah le pensait – touchant. Il savait jouer de l’harmonica, et faisait de simples tours de magie avec des boutons et des pièces de monnaie, et même, quand il était particulièrement inspiré, avec des chatons : il les faisait disparaître et réapparaître par ses manches ou dans les ténèbres de l’intérieur de sa veste. (Quelquefois, s’apercevaient les enfants avec un étonnement mêlé de frayeur, il faisait apparaître des choses – et même des chatons – tandis que d’autres choses, absolument, d’autres choses, avaient disparu ! – et cela les tourmentait, et les empêchait de dormir la nuit, car ils s’interrogeaient sur le sort des objets disparus.) Bien qu’il fût à tel point silencieux qu’on le croyait presque muet, Leah avait idée qu’il était d’une intelligence peu commune, et qu’elle pouvait compter sur son jugement. Sa servilité était bien entendu gênante – idiote, irritante et affolante – mais flatteuse d’une certaine manière – et s’il se montrait trop prodigue dans son adoration il suffisait qu’elle lui lançât un coup de pied en manière de jeu pour qu’il se calmât immédiatement. Malgré son apparence monstrueuse c’était un petit homme remarquablement digne… Leah l’aimait, elle ne pouvait s’en empêcher. Elle avait pitié de lui, il l’amusait et elle se sentait flattée par sa fidélité à son égard, et elle l’aimait beaucoup, quelle que fût la désapprobation des autres Bellefleur – et même des enfants, et des domestiques.
Comme c’était étrange, énervant, et égoïste de leur part, songeait Leah, de ne pas se soucier du pauvre Nightshade. Ils éprouvaient sûrement de la pitié pour lui ?… Ils étaient sûrement impressionnés par son énergie infatigable, son bon caractère, et par son empressement (son impatience) à travailler au château sans aucun salaire, simplement en échange du vivre et du couvert ? Elle pouvait comprendre le mépris de Gideon, car elle avait toujours pensé que son mari était une personne gravement limitée, aussi infirme sur le plan de l’imagination que Nightshade l’était sur le plan physique, et qu’il était effrayé par la vue de quelque chose d’anormal (elle se rappelait combien il s’était montré lâche à la naissance de Germaine, combien il avait gémi, et qu’elle avait dû s’occuper autant de lui que du bébé) ; mais il était étrange que les autres eussent également de l’antipathie pour Nightshade. Germaine le fuyait, les autres enfants et grand-mère Cornelia évitaient de le regarder, et on racontait que les domestiques (menés par la stupide et superstitieuse Edna, qu’il faudrait remplacer avant longtemps) chuchotaient que c’était un troll… Un troll, imaginez, à Bellefleur, au vingtième siècle ! Mais l’aversion des autres pour lui était indubitable, et Leah résolut de ne pas y céder : ni aux peurs ridicules de Germaine, ni aux vagues objections murmurées par sa belle-sœur (car Lily n’osait pas parler tout haut pour s’opposer à Leah : c’était vraiment une lâche), ni même au dédain de Gideon. Avec le temps, se disait Leah, ils finiront bien par l’aimer, ils l’aimeront autant que moi.
Cependant, le premier soir où la grand-tante Veronica le vit, Leah ne put s’empêcher d’être frappée par quelque chose d’étrange, et même, sembla-t-il, d’irrévocable, dans l’attitude de la femme âgée. Quand Veronica descendit le large escalier circulaire, une main baguée sur la rampe, l’autre attrapant ses lourdes jupes noires pour les relever légèrement, afin de ne pas trébucher, elle aperçut Nightshade (c’était sa première soirée de service comme « valet » de Leah, il portait sa belle petite livrée) qui rapprochait une chaise du feu pour sa maîtresse ; et en cet instant elle s’immobilisa, une bottine en l’air, étreignant très fort la rampe. Comme tante Veronica regardait bizarrement Nightshade, qui, à cause de sa position courbée en avant, ne la vit pas tout de suite ! Ce fut seulement quand il se retira, sortant à reculons de la pièce, en s’inclinant, qu’il leva les yeux vers elle… et, une fraction d’instant, s’immobilisa lui aussi… et Leah, qui en temps habituel eût trouvé tout cela amusant, perçut, d’une manière presque indéfinissable, l’effroi mutuel de Veronica et de Nightshade : non comme s’ils se connaissaient, car ce n’était pas aussi simple, mais plutôt (et c’est très difficile à expliquer) qu’ils étaient liés par la parenté ; que chacun était attiré, et rebuté, par la personne de l’autre. (Et ensuite Veronica s’assit pesamment à sa place au dîner, feignant de déguster son consommé à petites gorgées, jouant avec sa nourriture dans son assiette comme si son apparence suffisait à lui donner la nausée (car Veronica faisait toujours semblant, malgré ses formes généreuses, d’être une convive raffinée), avalant quelques gorgées de bordeaux rouge avant de s’excuser et de se précipiter à l’étage supérieur pour se « retirer » de bonne heure.)
Les chats ne l’aimaient pas non plus. Ni Ginger, ni Tom, ni Misty, ni Tristram, ni Minerva ; et encore moins Mahalaleel, que Nightshade essaya de courtiser, lui offrant de l’herbe à chat fraîche (il transportait des herbes variées enveloppées dans du papier huilé soigneusement attaché avec de la ficelle, dans ses multiples sacoches et boîtes en bois), mais Mahalaleel garda ses distances d’un air magistral et ne se laissa pas tenter. Une fois Germaine surprit Nightshade dans la salle de réception obscure, aux murs de teck, penché plus énergiquement qu’à l’ordinaire, tenant quelque chose dans sa main gantée et appelant : Minou-minou-minou, viens, minou-minou-minou ! de sa voix aiguë et perçante – et un instant plus tard Mahalaleel, le dos et la queue hérissés, bondit devant le petit homme et s’enfuit de la pièce. Nightshade s’arrêta, renifla l’herbe dans sa main, et suivit le chat, appelant : Viens minou, viens minou, minou-minou-minou, d’une voix inlassable, nullement offensée.
1. Nightshade est l’un des noms de la belladone. (N.d.T.)