CHAPITRE IX
Parmi les nombreuses études consacrées aux camps de concentration nazis, bien peu témoignent d’autant de lucidité et de passion que celles du critique George Steiner. Je tombai par hasard sur le recueil d’essais de Steiner, Language and Silence, en 1967, l’année même de sa publication – une année qui revêtit pour moi une importance considérable, sans rapport avec le fait relativement banal que deux décennies exactement s’étaient écoulées depuis l’été de Brooklyn. Mon Dieu, comme le temps avait passé depuis Sophie, Nathan, et Leslie Lapidus ! La tragédie domestique, dont au prix de tant d’efforts j’étais parvenu à accoucher chez Yetta Zimmerman, avait depuis longtemps été publiée (suscitant des louanges universelles bien au-delà de mes espoirs juvéniles) ; j’avais écrit d’autres œuvres de fiction et, pour la presse, un certain nombre d’articles vaguement désabusés et politiquement non engagés, typiques des années soixante. Pourtant, ma passion allait toujours au roman – que l’on disait alors moribond ou même, que Dieu nous aide, bel et bien mort et enterré, aussi fut-ce avec joie, qu’en cette année 1967, je pus démentir son trépas (du moins, pour ma satisfaction personnelle) en publiant une œuvre qui, outre qu’elle satisfaisait mes exigences philosophiques et esthétiques de romancier, suscita l’intérêt de centaines de milliers de lecteurs – dont tous, se révéla-t-il par la suite, furent loin d’être comblés par l’événement. Mais ceci est un autre problème, et si l’on veut bien me pardonner cette suffisance, je dirai simplement que ce fut, somme toute, pour moi une année fort fructueuse.
Une légère restriction s’impose cependant car – comme il arrive souvent au terme de longues années consacrées à peiner sur une œuvre complexe – un morne sentiment de déception et de découragement m’accablait, un noir marasme paralysait mon esprit et me privait de toute perspective. Nombreux sont les écrivains à éprouver ce sentiment au terme d’une œuvre ambitieuse, c’est comme une petite mort, on a envie de se réfugier au tréfonds d’une matrice chaude et moite pour redevenir un œuf. Mais le devoir m’appelait, et une fois encore, comme si souvent déjà, je me mis à penser à Sophie. Depuis vingt ans Sophie et la vie de Sophie – son passé et les moments que nous avions partagés – et aussi Nathan, les terribles conflits qui les avaient opposés lui et Sophie, et la chaîne des événements étroitement imbriqués qui, s’aggravant peu à peu, avaient précipité l’adorable et infortunée petite Polonaise aux cheveux paille droit à sa perte, n’avaient cessé de harceler mon souvenir comme un tic obstiné et indéracinable. Le décor et les personnages de cet été-là, comme sur quelque photo maculée de taches jaunâtres découverte entre les pages noires et friables d’un vieil album, étaient devenus de plus en plus flous et poussiéreux à mesure que le temps, s’égrenant avec une hâte nonchalante, me poussait vers l’âge mûr, et pourtant les souffrances de cet été lointain réclamaient encore à grands cris une explication. Ce fut ainsi que, dans les derniers mois de 1967, je me mis à réfléchir sérieusement au triste destin de Sophie et Nathan ; j’avais toujours su que tôt ou tard je devrais me décider à en parler, tout comme bien des années auparavant je m’étais décidé à parler, avec l’à-propos et le succès que l’on sait, d’une autre jeune femme qui m’avait inspiré un amour sans espoir – l’infortunée Maria Hunt. Pour diverses raisons, il s’avéra que plusieurs mois s’écouleraient encore avant que j’entreprenne d’écrire l’histoire de Sophie telle qu’elle figure ici. Mais la mise en condition que je m’imposai à l’époque exigeait que je me torture en dévorant tous les ouvrages consacrés à l’univers concentrationnaire * sur lesquels je pus mettre la main. Et en lisant George Steiner, j’eus l’impression brutale de me retrouver en terrain familier.
« Au nombre des choses que je ne parviens pas à comprendre, quand bien même j’ai beaucoup écrit à leur sujet, dans l’espoir de les replacer dans une perspective supportable », écrit Steiner, figure « le concept de temps ». Steiner vient de citer en exemple la description de la mort brutale de deux Juifs, au camp d’extermination de Treblinka. « Au moment précis où Mehring et Langner étaient mis à mort, l’écrasante majorité des êtres humains, à quatre kilomètres de là dans les fermes polonaises, ou encore à New York à huit mille kilomètres de distance, dormaient, mangeaient, se trouvaient au cinéma ou en train de faire l’amour, ou encore se lamentaient de devoir aller chez le dentiste. C’est sur ce point que mon imagination regimbe. Ces expériences simultanées sont de deux ordres tellement différents, tellement incompatibles avec les normes usuelles des valeurs humaines, et leur coexistence constitue un paradoxe à ce point hideux – Treblinka, parce que certains hommes l’ont construit et que la plupart des autres hommes ont toléré qu’il soit, relève des deux à la fois – que le temps me paraît soudain une énigme. Existe-t-il, comme le suggèrent la science-fiction et les hypothèses des gnostiques, différentes espèces de temps au sein d’un seul et même monde, un temps ‘bon’ et, l’enserrant de toutes parts des replis de temps inhumain où les hommes s’engloutissent pour tomber entre les mains lentes de la damnation vivante ? »
Avant de lire ce passage, j’avais été enclin à croire dans ma naïveté que j’étais le seul à avoir nourri ce genre d’hypothèse, que personne sauf moi ne s’était jamais senti obsédé par le concept de temps – au point, par exemple, que je m’étais efforcé avec un succès tout relatif de retrouver le détail de mes faits et gestes le premier avril 1943, le jour où Sophie, en entrant à Auschwitz, était tombée entre « les mains lentes de la damnation vivante ». À un certain moment à la fin de 1947 – date qu’un laps de temps relativement bref séparait des débuts du martyre de Sophie – je fouillai dans ma mémoire pour tenter de me situer avec précision dans le temps le jour précis où Sophie franchit les grilles de l’enfer. Le premier jour d’avril 1943 – jour du Poisson d’Avril – avait pour moi une importance mnémonique, et après avoir parcouru certaines des lettres reçues de mon père, qui fort à propos venaient corroborer mes activités, je parvins à découvrir ce fait absurde que, cet après-midi-là, comme Sophie foulait pour la première fois le quai de la gare d’Auschwitz, il faisait à Raleigh, Caroline du Nord, une délicieuse matinée de printemps, et que j’étais occupé à m’empiffrer de bananes. Je mangeais des bananes à m’en rendre malade, pour la simple raison que je me préparais à subir moins d’une heure plus tard la visite médicale qui déciderait de mon admission dans le Corps des Marines. À l’âge de dix-sept ans, je dépassais déjà 1,95 m mais ne pesais pas plus de 60 kilos, et je savais qu’il me manquait trois livres pour satisfaire au poids réglementaire. L’estomac enflé à craquer comme celui d’un enfant famélique, planté nu sur une bascule devant le sergent du service de recrutement, un vieux costaud qui, médusé à la vue de cette grande perche d’adolescent émacié, lâcha un « Seigneur Jésus » sarcastique (sans compter une plaisanterie vaseuse à propos du premier avril), je franchis la barre pour une marge de quelques grammes à peine.
Ce jour-là, jamais encore je n’avais entendu parler d’Auschwitz, ni d’aucun camp de concentration, pas plus que de l’extermination massive des Juifs d’Europe, ni même guère des Nazis. Pour moi, dans cette guerre totale, l’ennemi était le Japon, et mon ignorance de l’angoisse qui telle la nuée grise d’un smog délétère planait sur des lieux nommés Auschwitz, Treblinka, Bergen-Belsen, demeurait absolue. Mais n’était-ce pas là le cas de la plupart des Américains et même, à vrai dire, de la plupart des êtres humains hors du périmètre de l’horreur nazie ? « Ce concept d’ordres de temps différents, simultanés mais dépourvus de toute analogie comme de tout lien, poursuit Steiner, il se peut qu’il nous soit indispensable, à nous, les autres, qui n’étions pas là-bas, qui vivions pour ainsi dire sur une autre planète. » En effet, surtout à une époque où (on oublie souvent le fait) aux yeux de millions d’Américains, l’incarnation du mal n’était pas alors les Nazis, malgré le mépris et la crainte qu’ils inspiraient, mais les hordes de soldats japonais qui grouillaient dans les jungles du Pacifique comme autant de féroces petits singes astigmates, et dont la menace qu’ils faisaient peser sur le continent américain paraissait de loin plus dangereuse, pour ne pas dire répugnante, en raison de la couleur de leur peau et de leurs mœurs immondes. Mais quand bien même cette animosité si étroitement concentrée sur un ennemi asiatique eût été sans fondement, la plupart des gens n’avaient guère de chances d’être informés de l’existence des camps de la mort nazis, ce qui rend d’autant plus instructives les théories de Steiner. Le nexus entre ces « différents ordres de temps » est, bien sûr – pour ceux d’entre nous qui n’étions pas là-bas –, quelqu’un qui lui y était, ce qui me ramène à Sophie. À Sophie et, plus précisément, à la relation entre Sophie et le SS Obersturmbannführer Rudolf Franz Höss.
J’ai déjà fait diverses allusions aux réticences que mettait Sophie à parler d’Auschwitz, au silence obstiné et en général inflexible qu’elle gardait à propos de cet ignoble égout de son passé. Dans la mesure où elle-même (elle me l’avoua un jour) s’était acharnée avec succès à anesthésier son esprit contre le harcèlement d’images surgies de son séjour au fond de l’abime, il n’est guère surprenant que pas plus Nathan que moi, nous ne parvînmes jamais à découvrir grand-chose sur ce qu’elle avait enduré au jour le jour (surtout lors des derniers mois) en dehors du fait parfaitement évident qu’à force de malnutrition et de maladies, elle avait frôlé la mort. Ainsi le lecteur blasé et lassé par le sempiternel banquet d’atrocités de notre siècle se verra-t-il épargner ici une chronique détaillée des assassinats, gazages, sévices, tortures, expériences médicales criminelles, privations systématiques, humiliations et souillures excrémentielles, actes de démence abominables et autres contributions au bilan depuis longtemps déjà dressé par les soins de Tadeusz Borowski, Jean-François Steiner, Olga Lengyel, Eugen Kogon, André Schwarz-Bart, Elie Wiesel et Bruno Bettelheim, pour ne citer que certains des plus éloquents parmi tous ceux qui ont tenté de peindre avec le sang de leur cœur cet enfer absolu. Ma vision du séjour de Sophie à Auschwitz est par nécessité basée sur de petits détails, et peut-être quelque peu déformée, bien que toujours avec bonne foi. Même si elle avait décidé de nous révéler, à Nathan ou à moi, les détails horribles des vingt mois qu’elle passa à Auschwitz, je me sentirais peut-être contraint de tirer le rideau, car, comme le souligne George Steiner, on peut se demander « si ceux qui ne furent pas eux-mêmes totalement impliqués dans ces horreurs ont le droit de les évoquer sans en pâtir ». J’ai été hanté, je le confesse, par un certain sentiment d’outrecuidance à l’idée de mon intrusion dans un domaine d’expérience tellement bestial et inexplicable, et en outre, de façon si légitime et indissoluble, la propriété exclusive de ceux qui avaient souffert et étaient morts, ou avaient survécu. Un des survivants, Elie Wiesel, a écrit : « Les romanciers l’ont exploité à loisir (l’Holocauste) dans leurs œuvres… Ce faisant, ils l’ont amoindri, vidé de sa substance. L’Holocauste était devenu un sujet d’actualité, un sujet à la mode, car idéal pour monopoliser l’attention et remporter un succès immédiat… » Je ne sais pas jusqu’à quel point ceci est valable, mais j’ai conscience du risque.
Pourtant, je ne peux me résigner au point de vue de Steiner lorsqu’il suggère que la réponse est le silence, qu’il vaut mieux « ne pas ajouter à l’indicible la banalité des débats littéraires ou sociologiques ». Pas plus que je n’accepte l’idée selon laquelle « en présence de certaines réalités, l’art ne peut être que dérisoire ou irrévérencieux ». Je décèle dans ceci une touche de bigoterie, dans la mesure surtout où Steiner, lui, n’a pas gardé le silence. Et certes, bien que son hermétisme lui confère des dimensions quasi cosmiques, l’incarnation du mal qu’est devenu Auschwitz ne demeure impénétrable qu’aussi longtemps que nous nous dérobons devant l’effort pour la pénétrer, même de façon inadéquate ; Steiner lui-même se hâte d’ailleurs d’ajouter que, faute de mieux, il convient d’« essayer de comprendre ». J’ai pensé qu’il serait peut-être possible de tenter un effort pour comprendre Auschwitz en essayant de comprendre Sophie, qui, pour dire le moins, était un nœud de contradictions. Bien que non juive, elle avait souffert autant que les Juifs qui avaient survécu aux mêmes épreuves, et même – cela, je crois, deviendra évident – de diverses façons très profondes, elle avait souffert davantage que la plupart. (Il est excessivement difficile pour de nombreux Juifs de voir au-delà de la nature sacrée de la fureur génocide des Nazis, et c’est pourquoi dans l’émouvante étude de Steiner, lui-même juif, je juge moins comme une faute que comme une pardonnable lacune qu’il se borne à de rapides références aux immenses multitudes des non-Juifs – les cohortes de Slaves et de Tziganes – qui furent engloutis par le système des camps, exterminés tout aussi inéluctablement que les Juifs, peut-être parfois seulement avec moins de méthode.)
Si Sophie avait été seulement une victime – aussi impuissante qu’une feuille dans le vent, une simple tache humaine, privée de volonté à l’instar des multitudes innombrables des autres damnés – elle serait apparue comme simplement pathétique, une misérable épave rejetée par la tempête et échouée à Brooklyn, sans le moindre secret digne d’être mis à jour. Mais le nœud du problème est qu’à Auschwitz (comme au cours de cet été-là elle en vint peu à peu à me l’avouer) elle avait été une victime, certes, mais à la fois victime et complice, auxiliaire – en dépit du caractère fortuit, ambigu, et nullement prémédité de ses desseins – du génocide dont, chaque fois que des fenêtres du grenier de son geôlier, Rudolf Höss, elle contemplait les prairies parcheminées par l’automne, elle voyait s’élever en spirales des cheminées de Birkenau les miasmes immondes. C’était là que résidait l’une (non l’unique pourtant) des principales causes du remords qui la minait – le remords qu’elle dissimulait à Nathan et dont, de son côté, sans jamais en soupçonner l’existence ni la persistance, il ravivait si souvent cruellement la flamme. Car elle avait beau faire, elle ne parvenait pas à fuir cette réalité étouffante qu’à un certain moment de sa vie elle avait avec conviction, jusqu’au bout, joué le rôle de complice d’un crime. Le rôle d’une antisémite fanatique et diabolique – une ennemie jurée des Juifs, passionnée, avide, obsédée par une haine morne et farouche.
De tous les événements importants qui survinrent pendant son séjour à Auschwitz, Sophie n’en évoqua que deux devant moi, et jamais elle ne mentionna ni l’un ni l’autre à Nathan. Au premier – le jour de son arrivée au camp – j’ai déjà fait allusion, mais elle ne m’en parla pas avant les dernières heures que nous passâmes ensemble. Du deuxième événement, son éphémère relation avec Rudolf Höss durant la même année, et le concours de circonstances dont elle découlait, elle me fit le récit au Maple Court par un après-midi pluvieux du mois d’août. Ou plutôt, devrais-je dire, lors d’un après-midi et d’une soirée pluvieux. Car elle eut beau me débiter cet épisode de sa relation avec Höss d’une voix fébrile, mais avec un tel luxe de détails qu’il se para à mes yeux de la qualité graphique et cinématique d’une chose observée de visu, le poids du souvenir, allié à la tension émotionnelle et à la fatigue que cette évocation suscita en elle, firent qu’elle fondit en larmes, et ce ne fut que bien plus tard que je pus reconstituer la fin de son récit. La date de cette rencontre dans le sinistre grenier de Höss – comme celle de l’arrivée de Sophie au camp, le 1er avril – s’enregistra sur-le-champ dans ma mémoire, et y demeure gravée, car elle coïncide avec l’anniversaire de trois de mes héros : mon père, Thomas Wolfe et son obsession de l’automne, et le farouche Nat Turner, ce fanatique démon noir dont le fantôme avait durant toute mon enfance et mon adolescence enflammé mon imagination. C’était le 3 octobre, et elle s’était également imprimée dans la mémoire de Sophie, car il s’agissait de l’anniversaire de son mariage avec Casimir Zawistowski, à Cracovie.
Et quelles étaient donc, me suis-je demandé (poursuivant les spéculations de George Steiner sur l’existence de quelque sinistre chaîne de temps), quelles pouvaient bien être les activités de ce vieux Stingo, simple soldat dans le Corps des Marines des États-Unis, au moment où l’horrible et ultime poussière – un rideau translucide fait de résidus de cendres si épais que, pour citer Sophie, « on avait l’impression d’avoir du sable sur les lèvres » – des quelque 2 100 Juifs déportés d’Athènes et des îles grecques traversait en grosses volutes le pan de paysage sur lequel depuis un moment s’était arrêté son regard, masquant totalement les silhouettes bucoliques des moutons paisiblement occupés à paître, comme si un monstrueux banc de brume avait surgi des marécages de la Vistule ? La réponse est d’une simplicité remarquable. J’écrivais une lettre d’anniversaire – la lettre elle-même prêtée volontiers il n’y a pas si longtemps par un père qui a toujours chéri mes gribouillis les plus insipides (même quand j’étais très petit), persuadé que j’étais promis à quelque futur éclat littéraire. J’en extrais ici le paragraphe central, qui faisait suite à une série de vœux affectueux. Je me sens profondément atterré maintenant par sa juvénile débilité, mais pense néanmoins qu’elle vaut la peine d’être citée, de manière à souligner si besoin est la flagrante, voire peut-être terrifiante, incongruité. Quiconque s’intéresse tant soit peu à l’histoire, saura se montrer charitable. En outre, j’avais dix-huit ans.
Marine Detachment, U. S. Naval
V-12 Centre d’Entrainement Duke University,
Durham, Caroline du Nord
3 octobre 1943
… en tout cas. Papa, demain c’est le match entre Duke et le Tennessee, et ici il règne une atmosphère de pure hystérie (contrôlée pourtant). Il est clair que nous nourrissons de grands espoirs et quand tu liras ceci les jeux seront pratiquement faits et l’on saura si Duke a une chance de gagner le championnat inter-universités, et peut-être même d’aller en finale, dans la mesure où si on flanque la pile au Tennessee – c’est notre adversaire le plus sérieux – on aura sans doute le vent en poupe jusqu’à la fin de la saison. Bien sûr les gars de Géorgie ont l’air de tenir la forme, et y a un tas de gens qui se gênent pas pour parier qu’ils finiront en tête du palmarès. Une vraie course à l’arraché, comme on dit, pas vrai ? À propos, je ne sais pas si tu es au courant, mais il paraît que le Rose Bowl aura de nouveau lieu à Duke (qu’on décroche la timbale ou non) parce que le gouvernement vient d’interdire les grands rassemblements en Californie. Peur des sabotages japonais, paraît-il. Ces sales petits macaques ont bousillé pas mal d’Américains, pas vrai ? En tout cas, ça serait drôlement chouette si le Rose Bowl se déroulait ici, peut-être même que tu pourrais descendre de Virginie pour le grand match, que Duke soit qualifié ou non. Autre chose, je suis sûr de t’en avoir déjà parlé d’ailleurs, par une pure coïncidence alphabétique (tout est alphabétique dans le service), mes deux camarades de chambre s’appellent Pete Strohmyer et Chuckie Stutz. On sortira tous officiers de Marines, des cracks. Stutz a joué en réserve l’an dernier à Auburn pour le championnat et je suis sûr que je n’ai pas besoin de te dire qui est Strohmyer. Ici la salle grouille de journalistes et de photographes, un vrai nid de souris. (Talent précoce de la métaphore.) Peut-être que la semaine dernière tu auras vu la photo de Strohmyer dans Time Magazine, la photo qui accompagnait l’article où l’on disait qu’il était et de loin le plus formidable dribbleur depuis Tom Harman et peut-être même Red Grange. En plus, c’est un type drôlement sympathique, Papa, et je pense qu’il serait malhonnête de ma part de ne pas reconnaître que je ne déteste pas ramasser les miettes de sa gloire, surtout qu’avec la foule de jeunes personnes (charmantes) qui n’arrêtent pas de courir après Stromhyer, il en reste toujours quelques-unes pour ton fils, Stingo, dont la spécialité est de faire tapisserie. Après le match contre Davidson, on a fait une de ces bringues…
Les 2 100 Juifs grecs qui, au moment où étaient rédigées ces lignes, disparaissaient dans les chambres à gaz et les crématoires ne constituaient pas un record à Auschwitz, Sophie insista sur ce point, en matière d’opération d’extermination de masse ; le massacre des Juifs hongrois l’année suivante – lors d’une opération baptisée Aktion Höss, supervisée par Höss en personne, qui réintégra le camp après un certain nombre de mois d’absence pour coordonner les liquidations qu’Eichmann attendait avec tant d’impatience – impliquait des assassinats en chaîne d’une ampleur bien plus considérable. Mais cette extermination de masse fut, à ce stade de l’évolution d’Auschwitz-Birkenau, énorme, une des plus importantes encore organisées à ce jour, compliquée par des problèmes logistiques et des considérations de place et d’évacuation des corps encore inédits à ce niveau de complexité. Par routine, Höss ne manquait jamais de rendre compte au Reichsführer SS Heinrich Himmler, par plis express marqués « streng geheim » – « ultra secret » – acheminés par avion militaire, de la nature générale, de la condition physique et de la composition statistique des « sélections » – événements quasi quotidiens (certains jours il y en avait plusieurs) qui permettaient de séparer en deux catégories les Juifs sitôt qu’ils débarquaient des trains : les plus aptes, en assez bonne santé pour pouvoir travailler quelque temps ; et les inaptes, qui se voyaient sur-le-champ condamnés. Pour une foule de raisons, leur extrême jeunesse, leur extrême vieillesse, leurs infirmités, les ravages résultant du voyage ou les séquelles de maladies antérieures, un nombre relativement faible de Juifs étaient jugés physiquement aptes au travail à leur arrivée à Auschwitz, quelle que fût leur provenance ; à un certain moment, Höss avertit Eichmann que le pourcentage moyen de ceux auxquels la sélection accordait un sursis ne dépassait pas vingt-cinq à trente pour cent. Mais pour une raison quelconque, les Juifs grecs étaient en bien plus mauvais état que les Juifs appartenant à d’autres groupes ethniques. Les médecins SS responsables des sélections jugèrent tellement affaiblis ces Juifs qui débarquaient des trains en provenance d’Athènes qu’à peine un peu plus d’un sur dix furent dirigés sur le côté droit du quai de débarquement – le côté où se regroupaient ceux destinés à vivre et à travailler.
Höss fut intrigué par ce phénomène, profondément intrigué. Dans un compte rendu adressé à Himmler ce même 3 octobre – une journée dont Sophie se rappelait le froid mordant qui déjà annonçait le début de l’automne, malgré la puanteur et la sombre fumée omniprésentes qui émoussaient tout sens des changements de saisons – Höss exposait la théorie selon laquelle quatre raisons éventuelles, l’une ou l’autre ou encore une combinaison des quatre, pouvaient expliquer pourquoi les Juifs grecs devaient être jetés à bas des wagons à bestiaux et wagons de marchandises dans cet état de faiblesse lamentable, au point que beaucoup étaient déjà morts ou agonisants : malnutrition dans le pays d’origine, extrême longueur du voyage aggravée par l’état épouvantable du réseau ferroviaire en Yougoslavie, que les déportés étaient contraints de traverser ; brusque contraste entre le climat méditerranéen, sec et chaud, et l’atmosphère humide et marécageuse du bassin supérieur de la Vistule (bien que Höss ajoutât dans un aparté, plutôt incongru chez lui par son ton familier, que ce point également le laissait perplexe, dans la mesure où, en fait de chaleur, du moins l’été, Auschwitz était plus « torride que deux enfers réunis ») ; et enfin, un trait de caractère, Ratlosigkeit, commun aux peuples issus des contrées méridionales et par conséquent doués d’une fibre morale plus faible, qui les rendait tout simplement incapables de supporter l’épreuve du déracinement et le voyage subséquent vers une destination inconnue. Par leur crasse et leur saleté, ils lui rappelaient les Tziganes, qui, pourtant, eux, avaient l’habitude des voyages. Tout en dictant ses pensées à Sophie, avec une lenteur délibérée, d’une voix à l’intonation plutôt dure, morne, sibilante que déjà elle avait identifiée comme celle d’un Allemand du Nord, de la région de la Baltique, il ne s’interrompait que pour allumer des cigarettes (il fumait à la chaîne, et elle remarqua que les doigts de sa main droite, petite et même grassouillette pour un homme plutôt décharné tel que lui, étaient tachés de brun) et pour méditer pendant de longues secondes, la main légèrement appuyée sur le front. Il levait parfois les yeux pour lui demander courtoisement s’il parlait trop vite pour son gré.
— Nein, mein Kommandant.
La vénérable méthode allemande de sténodactylographie (Gabelsberger) qu’elle avait apprise à Cracovie quand elle avait seize ans, et avait eu très souvent l’occasion de pratiquer au service de son père, lui était revenue avec une facilité extraordinaire malgré des années d’inaction ; elle fut la première surprise de sa vélocité et de son adresse, et rendit une petite action de grâce à son père, maintenant enfoui dans sa fosse de Sachsenhausen, auquel elle devait pourtant en l’occurrence son salut. Une fraction de son esprit revenait sans cesse à son père – « Le Professeur Bieganski » comme elle l’évoquait souvent, tant leur relation avait toujours été cérémonieuse et distante – tandis que Höss, arrêté au beau milieu d’une phrase, tirait sur sa cigarette, lâchait une toux grasse de fumeur et, planté devant la fenêtre, contemplait la prairie d’octobre flétrie et brûlée, son visage anguleux, bronzé et non dépourvu de beauté, couronné de volutes bleues. À cet instant, le vent soufflait à l’opposé des cheminées de Birkenau et l’air était limpide. Il faisait froid dehors, avec une petite gelée, mais ici, dans la mansarde de la maison du Commandant, sous le toit en pente raide, il faisait assez bon, presque douillet, la chaleur coincée sous la charpente se trouvant agréablement renforcée par la chaleur qu’en ce début d’après-midi déversait le soleil radieux. Plusieurs grosses mouches vertes, retenues prisonnières derrière les vitres, perturbaient le silence par leurs bourdonnements mous et gluants, ou s’élançaient pour de petits raids, revenaient, bourdonnaient avec irritation, puis se taisaient. Il y avait aussi une ou deux guêpes vagabondes et nonchalantes. La pièce blanchie à la chaux avait un éclat aseptique, comme un laboratoire ; immaculée, froide, austère. C’était le bureau privé de Höss, son sanctuaire et sa tanière, et aussi l’endroit où il exécutait ses tâches les plus intimes, confidentielles et importantes. Même ses enfants adorés, libres de s’ébattre à loisir à travers les trois autres étages de la maison, n’avaient pas le droit d’y pénétrer. C’était la tanière d’un bureaucrate aux manies très ecclésiastiques.
Meublée de façon monacale, la pièce contenait une simple table de pin, un grand classeur d’acier, quatre chaises à dossier raide, un bat-flanc sur lequel il arrivait à Höss de s’étendre, lorsqu’il cherchait à échapper aux migraines qui parfois l’assaillaient. Il y avait aussi un téléphone, en général débranché. Sur la table, des feuilles de papier à en-tête disposées en piles bien nettes, une panoplie bien rangée de plumes et de crayons, une encombrante machine à écrire de bureau noire avec, gravée dessus, la marque de fabrique, Adler. Il y avait maintenant une semaine et demie que Sophie passait chaque jour de longues heures assise devant cette table, à taper des lettres, tantôt sur cette machine tantôt sur une autre, plus petite (rangée entre-temps sous la table) munie d’un clavier polonais. Parfois, comme maintenant, elle s’installait sur une des autres chaises et prenait les lettres sous la dictée. Ce que dictait Höss avait tendance à jaillir en rafales précipitées, coupées de pauses quasi interminables – pauses pendant lesquelles devenait presque audible la marche pesante de la pensée, la ratiocination balourde de l’esprit teuton – et pendant ces hiatus, Sophie contemplait les murs, dépouillés de tout ornement à l’exception de cette œuvre d’un Kitsch{35} délirant et grandiose qu’elle avait déjà eu l’occasion de voir ailleurs, un Adolf Hitler aux multiples teintes pastel, campé de profil en une pose héroïque, harnaché comme un Chevalier du Graal d’une armure en acier inoxydable de Solingen. Seul ornement de cette cellule monacale, on aurait pu croire qu’il s’agissait du portrait du Christ. Höss ruminait, grattant sa mâchoire plutôt prognathe ; Sophie attendait. Il avait retiré sa tunique d’uniforme, déboutonné le col de sa chemise. Le silence ici, tout en haut, était éthéré, presque irréel. Seuls deux sons étroitement imbriqués troublaient le silence, et encore faiblement – un bruit étouffé lové dans l’atmosphère même d’Auschwitz, rythmé comme la mer : le halètement des locomotives et le grondement lointain des wagons qui manœuvraient sur les aiguillages.
— Es kann kein Zweifel sein – reprit-il, puis il se tut brusquement. ‘Il ne saurait être question…’ non, trop brutal ? Il vaut mieux dire quelque chose de moins catégorique, non ?
Le point d’interrogation était ambigu. Sa voix avait pris, comme une ou deux fois déjà auparavant, une intonation bizarrement interrogative, un peu comme s’il avait souhaité connaître l’opinion de Sophie sans compromettre son autorité en lui posant carrément la question. Il s’agissait en fait d’une question qui s’adressait à eux deux. Dans la conversation, Höss se montrait extrêmement disert. Pourtant, son style épistolaire, Sophie l’avait remarqué, bien qu’intelligible et nullement primaire, s’enlisait souvent dans des phrases lourdes, obscures et filandreuses ; son style avait le rythme prosaïque et guindé d’un homme formé par l’Armée, le sempiternel adjudant. Höss sombra dans l’un de ses silences prolongés.
— Aller Wahrscheinlichkeit nach, suggéra Sophie avec une légère hésitation, moins d’hésitation pourtant qu’elle n’en eût manifesté quelques jours plus tôt. C’est beaucoup moins catégorique.
— ‘Selon toute vraisemblance’, répéta Höss. Oui, c’est très bon. Et ça laisse au Reichsführer davantage de liberté pour se faire une opinion par lui-même. Eh bien, écrivez, et ensuite…
Sophie sentit monter en elle une bouffée de satisfaction, presque de plaisir, à cette dernière remarque. Elle devinait que dans la barrière qui s’interposait entre eux, une brèche était en train de s’ouvrir, encore imperceptible, après tant d’heures où il s’était cantonné dans une attitude métalliquement impersonnelle, officielle, dictant avec le débit indifférent et glacé d’un robot. Une fois seulement jusqu’alors – la veille, et très brièvement – il avait abaissé cette barrière. Elle n’aurait pu en jurer, mais il lui sembla même déceler maintenant dans sa voix un soupçon de chaleur, comme si soudain c’était à elle qu’il parlait, à un être humain doté d’une identité, et non à une esclave, eine schmutzige Polin, arrachée à l’essaim de fourmis malades et agonisantes, par une chance miraculeuse (ou par la grâce de Dieu, lui arrivait-il de penser pieusement) et en vertu du fait qu’elle était sans doute l’une des rares détenues, sinon la seule, qui, bilingue en polonais et en allemand, pouvait en outre taper avec vélocité à la machine dans les deux langues et prendre la sténo Gabelsberger. Ce fut en sténo qu’elle acheva alors de noter l’avant-dernier paragraphe de la lettre destinée à Himmler : « Selon toute vraisemblance, par conséquent, il est urgent de repenser le problème du transport des Juifs grecs, au cas où l’on prévoirait de procéder à de nouvelles déportations en provenance d’Athènes dans un proche avenir. Les installations prévues à Birkenau pour l’Action Spéciale se trouvant contrairement à toutes prévisions saturées, à la limite extrême de leurs capacités, je me permets de suggérer respectueusement que, dans le cas spécifique des Juifs grecs, l’on envisage de les acheminer vers d’autres centres d’accueil situés dans les territoires occupés, comme par exemple KL Treblinka ou KL Sobibor. »
Höss s’arrêta alors, alluma une nouvelle cigarette au mégot de la précédente. Il contemplait le paysage, avec une expression vaguement rêveuse, à travers la fenêtre entrouverte. Soudain il lâcha une brève exclamation, si forte que Sophie redouta aussitôt d’avoir fait quelque bêtise. Mais un petit rire illumina son visage, et elle l’entendit pousser un petit « Aaah ! » tandis que, tout excité, il se penchait en avant pour regarder quelque chose dans le champ contigu à la maison. « Aaah ! » dit-il encore d’un ton ravi, en retenant son souffle, sur quoi il l’appela dans un demi-murmure : « Vite ! Venez vite ! » Elle se leva et le rejoignit, s’approchant tout près de lui, si près qu’elle sentit le contact de son uniforme et, suivant la direction de son regard, regarda ce qui se passait dans le champ.
— Harlekin ! s’exclama-t-il. N’est-ce pas qu’il est beau !
Un superbe étalon arabe d’un blanc craie galopait follement, comme en extase, dans le champ en contrebas, décrivant une longue trajectoire ovale, l’image du muscle et de la vitesse, sa queue blanche flottant très haut derrière lui comme un panache de fumée et frôlant au passage la clôture du paddock. Il secouait sa tête noble avec un plaisir arrogant, insouciant, comme totalement possédé par la grâce fluide qui sculptait et animait ses pattes antérieures et sa croupe lancées au galop et, aussi, par la force saine et déchaînée qui galvanisait tout son être. Sophie avait déjà vu cet étalon, jamais encore cependant emporté par cet essor poétique. C’était un cheval polonais, une prise de guerre, et la propriété personnelle de Höss.
— Harlekin ! s’exclama-t-il de nouveau, comme en transe. Quelle merveille !
L’étalon galopait en solitaire ; il n’y avait pas âme qui vive en vue. Quelques moutons paissaient tranquillement. Au-delà du champ, tassés contre l’horizon, se profilait la ligne des bois et fourrés dépenaillés qui, déjà, se paraient de la teinte plombée de l’automne galicien ; quelques fermes misérables piquetaient la lisière de la forêt. Si morne et terne qu’il fût, Sophie préférait ce paysage à la vue qu’offraient les fenêtres de l’autre côté de la pièce, qui donnait à la fois sur la portion affairée et grouillante du quai où se déroulaient les sélections et sur les baraquements de brique jaunâtre au-delà, un décor couronné par l’arche de fer forgé surmontée de l’enseigne qui, vue de la chambre, proclamait à l’envers : ARBEIT MACHT FREI. Sophie sentit un frisson la transpercer tandis que, au même instant, un souffle d’air lui caressait le cou et que du bout de ses doigts Höss lui frôlait l’épaule. Jamais encore il ne l’avait touchée ; elle eut un nouveau frisson, bien qu’elle l’aurait juré, le contact fût impersonnel.
— Regardez, mais regardez donc Harlekin, souffla-t-il dans un murmure. L’animal majestueux filait comme le vent au ras de la palissade, laissant dans son sillage une petite tornade de poussière ocre.
— Les plus grands chevaux du monde, ces polono-arabes, dit Höss. Harlekin – un triomphe !
Le cheval fut bientôt hors de vue.
Alors brusquement il reprit sa dictée, intimant d’un geste à Sophie l’ordre de regagner sa place.
— Où en étais-je ? fit-il.
Elle lui relut le dernier paragraphe.
« Ah, eh bien, reprit-il, terminez ainsi : ‘Mais dans l’attente de nouvelles instructions, il est à espérer que sera approuvée la décision prise par le responsable de ce camp d’affecter la majorité des Juifs grecs encore valides au Détachement Spécial de Birkenau. Placer des gens déjà tellement affaiblis dans le périmètre immédiat de l’Action Spéciale paraît justifié en raison des circonstances.’ Fin de paragraphe. À la ligne. Heil Hitler ! Parapher comme d’habitude et taper immédiatement.
Tandis qu’elle se hâtait d’exécuter son ordre, s’installant à sa machine à écrire et y insérant une feuille pour l’original plus quatre doubles, elle prit soin de garder la tête baissée sur son travail, consciente pourtant qu’en face d’elle il avait aussitôt ouvert un manuel officiel et s’était mis à lire. À la périphérie de son champ de vision, elle entrevoyait le livre. Il ne s’agissait pas d’un manuel SS à couverture verte, mais d’un manuel d’intendance bleu ardoise de l’Armée, avec une couverture brochée dont le titre accaparait pratiquement toute la surface : Installations de Filtrage des Fosses Septiques dans des Conditions de Sol et de Climat Peu Favorables : Améliorations aux Méthodes de Mesure et de Prévision. Vraiment, Höss n’aimait pas gaspiller son temps ! se dit-elle. À peine une ou deux secondes s’étaient-elles écoulées entre ses derniers mots et l’instant où il avait ouvert le manuel, dans lequel il était déjà complètement absorbé. Elle sentait encore sur son épaule le frôlement fantomatique de ses doigts. Elle baissa les yeux, tapant avec application la lettre, nullement émue par la sinistre réalité que, elle le savait, les ultimes circonlocutions de Höss servaient pudiquement à camoufler : « Action Spéciale », « Détachement Spécial ». Rares étaient les détenus qui ignoraient encore la réalité que cachaient ces euphémismes ou qui, s’ils avaient eu accès au message de Höss, n’auraient pas été capables d’en faire cette libre traduction. « Les Juifs grecs formant un ramassis tellement pathétique, et se trouvant en outre quasiment au seuil de l’agonie, nous espérons que sera approuvée la décision de les affecter au commando de la mort chargé des crématoires, où ils procéderont à la manipulation des cadavres, à l’extraction des dents en or et à l’alimentation en cadavres des fours, en attendant le moment où à bout de forces et inutilisables, ils seront prêts à leur tour pour les chambres à gaz. » Cette adaptation libre de la prose de Höss courait dans l’esprit de Sophie tandis qu’elle tapait, donnant forme à une idée qui, six mois plus tôt à peine, lors de son arrivée, aurait été monstrueuse au point de défier la crédulité, mais que son esprit percevait désormais comme banale et épisodique dans l’univers qui était devenu le sien, tout aussi dénuée d’intérêt que (dans l’autre monde qu’elle avait connu jadis) le fait que les gens achetaient leur pain chez le boulanger.
Elle termina la lettre sans faire une seule erreur, ponctuant l’hommage au Führer d’un point d’exclamation d’une précision si vigoureuse que la machine émit un tintement prolongé par un léger écho. Höss leva les yeux et d’un geste réclama la lettre et un stylo, qu’elle se hâta de lui tendre. Sophie attendit patiemment pendant que Höss griffonnait un post-scriptum de nature personnelle sur un feuillet qu’elle avait fixé par une agrafe au bas de l’original, marmonnant selon son habitude à voix haute pour ponctuer ce qu’il écrivait : « Cher vieux Heini : Tous mes regrets de ne pas être en mesure de vous rejoindre demain à Posen, où je vous expédie cette lettre par courrier aérien. Bonne chance pour votre discours aux ‘Anciens’ de la SS. Rudi. » Il lui rendit la lettre :
— Il faut que ceci parte de toute urgence, mais prenez d’abord la lettre pour le prêtre, dit-il.
Elle regagna sa table, peinant sous l’effort pour déposer sur le plancher la pesante machine de fabrication allemande, qu’elle remplaça par le modèle à clavier polonais. Fabriquée en Tchécoslovaquie, elle était beaucoup moins lourde, et d’un type plus récent ; la frappe en était en outre plus rapide et infiniment plus douce. Elle se mit à taper, traduisant au fur et à mesure à partir du message en sténo que Höss lui avait dicté la veille pendant l’après-midi. Il s’agissait d’un problème mineur mais irritant, concernant les relations avec les gens de la région. L’affaire avait aussi d’étranges échos des Misérables, dont elle se souvenait… oh, tellement bien. Höss avait reçu une lettre du prêtre d’un village voisin – voisin mais cependant situé en dehors du périmètre immédiat du camp, qui avait été vidé de tous ses habitants d’origine polonaise. Le prêtre se plaignait qu’un petit groupe de gardiens du camp (nombre exact inconnu) avaient, en état d’ivresse, pénétré à la faveur de la nuit dans l’église et fait main basse sur une paire de précieux chandeliers en argent qui ornaient l’autel – des objets irremplaçables, en fait des œuvres d’art ciselées à la main qui dataient du dix-septième siècle. La lettre du prêtre était rédigée en polonais haché et indigné, que Sophie avait traduit verbalement à Höss. En lisant la lettre elle en avait senti toute la témérité, et même l’insolence ; il avait fallu l’une ou l’autre, ou peut-être la simple stupidité pour pousser un petit curé de campagne à envoyer un message de ce genre au Commandant d’Auschwitz. Pourtant la lettre n’était pas dépourvue d’une certaine ruse ; le ton en était obséquieux à friser la servilité (« gaspiller le temps si précieux de l’honoré Commandant »), quand il n’était pas circonspect à l’excès (« et nous comprenons sans peine que l’abus de l’alcool ait pu provoquer ce genre d’incartade, conçue, nous n’en doutons pas, sans intention de faire le mal »), mais il était clair cependant que le malheureux prêtre avait écrit sa lettre sous l’empire d’un désespoir contenu à grand-peine, à croire que son troupeau et lui-même avaient été dépouillés de leur trésor le plus vénéré, ce qui sans doute était le cas. Lisant à haute voix le message, Sophie en avait exagéré le ton obséquieux, qui d’une certaine façon soulignait le désespoir dément du prêtre, et quand elle se tut, elle entendit Höss pousser un grognement de mauvais augure.
— Des chandeliers ! dit-il, comme si j’avais du temps à perdre avec des histoires de chandeliers ?
Elle leva les yeux, vit sur ses lèvres l’ombre d’un sourire ironique et se rendit compte alors – pour la première fois après tant d’heures passées en sa présence mécaniquement impersonnelle, des heures au cours desquelles toutes ses remarques s’étaient strictement bornées à des détails techniques de sténographie et de traduction – que cette question de pure forme, vaguement facétieuse, s’adressait, du moins en partie, à elle. Prise en porte à faux, elle lâcha son crayon. Elle sentit sa bouche s’ouvrir toute grande, mais ne dit rien, et ne put trouver la force de lui rendre son sourire.
— L’Église, dit-il, nous devons essayer de faire preuve de courtoisie à l’égard de l’Église – même dans un petit village. C’est de bonne politique.
Sans un mot, elle se pencha pour ramasser son crayon.
Ce fut alors qu’il s’adressa directement à elle :
— Bien entendu, vous, vous êtes catholique, n’est-ce pas ?
Elle ne décela aucun sarcasme dans ces mots, mais resta un long moment frappée de mutisme. Quand elle parvint à répondre, par l’affirmative, elle se rendit compte à sa grande confusion que, de façon absolument spontanée, elle ajoutait :
— Et vous ?
Elle sentit son visage s’empourprer et mesura l’extrême stupidité de ce qu’elle venait de dire.
Mais à sa surprise et à son soulagement, il demeura impassible, et ce fut d’une voix parfaitement calme et détachée qu’il répondit :
— J’étais catholique autrefois, mais maintenant, je suis un Gottgläubiger. Je crois qu’il existe un être suprême quelque part. Autrefois, j’avais foi dans le Christ, – un instant de silence – mais j’ai rompu avec le Christianisme.
Et ce fut tout. Il avait parlé d’un ton indifférent, comme pour annoncer qu’il venait de mettre à la poubelle un vêtement usagé. Il se cantonna alors sur un registre officiel et, redevenu service service, lui ordonna de rédiger un mémorandum à l’intention du SS-Sturmbannführer Fritz Hartjenstein, le commandant de la garnison SS, exigeant qu’une fouille soit entreprise d’urgence dans les casernements du Camp pour retrouver les chandeliers, et que tous les efforts soient faits pour découvrir les coupables qui, en attendant leur châtiment, seraient alors déférés à la garde du prévôt du camp pour infraction à la discipline. Et les choses continuèrent ainsi – mémorandum en cinq exemplaires dont un destiné au SS-Oberscharführer Kurt Knittel, chef de la Section VI (Kulturabteilung) et responsable des cours d’instruction générale et d’éducation politique de la garnison ; et un autre destiné au SS-Sturmbannführer Konrad Morgen, chef de la commission spéciale SS chargée des enquêtes sur la corruption dans les camps de concentration. Il en revint alors aux malheurs du curé de la petite paroisse, dictant une lettre en allemand qu’il ordonna à Sophie de traduire dans la langue du prêtre et que, maintenant, vingt-quatre heures plus tard, elle était là, occupée à transcrire sur sa machine, constatant non sans satisfaction qu’elle était capable de métamorphoser la matière brute de la prose allemande de Höss en filaments de polonais doré joliment articulés : « Cher Père Chybinski, c’est avec surprise et consternation que nous apprenons l’acte de vandalisme dont vient d’être victime votre église. Rien ne saurait nous affliger davantage que l’idée que des objets du culte ont été victimes d’une profanation, et nous nous engageons à prendre toutes les mesures de notre ressort pour que vous rentriez en possession de vos précieux candélabres. Quand bien même les recrues de la garnison se sont vu inculquer les nobles principes de la discipline exigée de tous les membres de la SS – comme d’ailleurs tous les Allemands servant dans les territoires occupés –, il est inévitable que des bavures se produisent, et nous ne pouvons qu’espérer très sincèrement que vous voudrez bien comprendre… » La machine de Sophie cliquetait dans le silence du grenier, tandis que Höss méditait devant ses diagrammes de fosses d’aisance, que les mouches bourdonnaient et tressaillaient et que, dans le lointain, les manœuvres des wagons de marchandises entretenaient un grondement flou pareil à un orage d’été.
À peine eut-elle terminé (tapant une fois de plus par routine Heil Hitler !) que son cœur fit une fois de plus une embardée tumultueuse, car Höss venait de parler et, relevant la tête, elle le vit qui la regardait droit dans les yeux. Le cliquetis de la machine avait couvert ses paroles, mais elle aurait juré qu’il avait dit : ‘Très joli, ce foulard.’ Le bout des doigts frémissant d’émoi, sa main se leva automatiquement, non sans un petit geste de coquetterie en fin de course pour effleurer le foulard qui lui cachait le dessus du crâne. Le foulard, un carré de minable mousseline verte à carreaux cousu dans la prison, dissimulait son crâne et ses ridicules frisettes qui, tondues ras exactement six mois plus tôt, commençaient à repousser en vilaines touffes. Encore un privilège rare, le foulard ; seuls les détenus assez-chanceux pour être employés dans la Maison Höss se voyaient accorder l’autorisation de dissimuler l’humiliante calvitie qu’à des stades divers, tous les détenus, hommes ou femmes, devaient arborer dans ce monde hermétiquement scellé qui s’étendait derrière les clôtures électrifiées. L’infime degré de dignité qu’il conférait à Sophie était une chose qui lui inspirait une dérisoire mais très authentique gratitude.
— Danke, mein Kommandant !
Elle sentit que sa voix chevrotait. À l’idée de converser avec Höss sur quelque plan que ce fût en dehors de ses fonctions de secrétaire à mi-temps, elle se sentait inondée de crainte, en proie à une nervosité quasi viscérale. Nervosité magnifiée par le désir éperdu qu’elle avait, en réalité, de converser avec Höss. Son ventre gargouillait de peur – peur non du Commandant lui-même, mais de manquer de courage, peur de s’apercevoir qu’en dernier ressort, elle n’aurait pas la ruse, le don d’improvisation, la subtilité, le talent d’histrion, et enfin le charme et la force de conviction nécessaires pour, elle l’espérait de toute son âme, parvenir à le manœuvrer afin de le mettre en position de faiblesse et ainsi l’amener peut-être à se plier aux modestes exigences de sa volonté.
« Danke Schön ! lança-t-elle très fort, avec une gaucherie inexcusable, tout en se disant : Idiote, reste calme, il va te prendre pour une horrible petite gourde ! Elle exprima alors sa gratitude d’une voix plus douce, et papillonnant des paupières avec une gravité calculée, baissa les yeux d’un air timide.
« C’est un cadeau de Lotte, expliqua-t-elle. Frau Höss lui en a donné deux et elle m’a donné celui-ci. Il fait très joli sur ma tête.
Allons, du calme, se dit-elle. Ne parle pas trop, surtout ne parle pas trop, pas encore.
Il examinait maintenant de près la lettre destinée au prêtre, bien que, de son propre aveu, il ne comprit pas un traître mot de polonais. Sophie, qui l’observait, l’entendit dire : « … diese unerträgliche Sprache », d’un ton stupéfait, tordant les lèvres pour former certains des mots obstinément rebelles de cette langue « impossible », sur quoi il ne tarda pas à renoncer et se leva brusquement.
— Bon, dit-il, j’espère que nous aurons réussi à amadouer ce malheureux petit curé.
La lettre à la main, il gagna la porte du grenier, l’ouvrit brusquement et, disparaissant un instant, lança un ordre en direction du palier où son aide de camp, l’Untersturmführer Scheffler, stationnait dans l’attente de ces appels péremptoires. Sophie écouta la voix de Höss, étouffée par les murs, qui commandait à Scheffler de faire porter sans tarder la lettre à l’église, par courrier spécial. La voix de Scheffler répondit de l’étage au-dessous, déférente mais indistincte.
— Je monte tout de suite, mon Commandant, semblait dire la voix.
— Non, je descends pour vous expliquer, lança Höss avec impatience.
Il y avait sans doute un malentendu, que le Commandant se mit en devoir de dissiper ; les durs talons de ses bottes de cavalerie claquant sur les marches, il descendit en grommelant le petit escalier pour conférer avec l’aide de camp, un jeune lieutenant natif de Ulm, un costaud au visage impassible, qu’il s’efforçait de former. En bas leurs voix se fondirent en un conciliabule obscur, une mélopée, un palabre indistinct. Soudain, couvrant le bruit de leurs voix, ou filtrant à travers, le temps d’un fugitif instant, Sophie perçut un son qui – bien qu’insignifiant en soi et très bref – devait demeurer l’une des sensations les plus impérissables que conserverait sa mémoire parmi les innombrables fragments de souvenirs de cette époque et de ce lieu. À peine entendit-elle la musique, qu’elle sut quelle en était la source, le tourne-disque massif qui, quatre étages plus bas, trônait dans le salon encombré de meubles et de tentures couleur rose damas. L’appareil n’avait cessé de jouer quasiment à longueur de journée pendant la semaine et demie qu’elle avait passée sous le toit des Höss – du moins chaque fois qu’elle s’était trouvée à portée d’oreille du haut-parleur, soit dans le recoin exigu et humide de la cave où elle dormait sur une paillasse, ou, comme maintenant ici en haut, dans le grenier, lorsque par la porte demeurée quelques instants entrouverte le son s’engouffrait sous les combles et parvenait à ses oreilles indifférentes.
Il était rare que Sophie prêtât vraiment l’oreille à la musique, en fait elle l’ignorait le plus souvent, car ce n’était jamais autre chose que de bruyants flonflons allemands, des chants folkloriques comiques, des tyroliennes, des chœurs de glockenspiels et d’accordéons, le tout ponctué de refrains obsédants de Trauer sirupeux et d’envolées larmoyantes en provenance des cafés et music-halls de Berlin, en particulier de purs cris du cœur tels que « Nur nicht aus Liebe weinen », gazouillé par Zarah Leander, le pinson favori de Hitler, et qu’inlassablement, avec une obstination impitoyable et monotone, repassait la châtelaine du manoir – Hedwig, l’épouse acariâtre et outrageusement parée de Höss. Ce tourne-disque avait fait naître tant de convoitise en Sophie qu’elle en sentait l’existence comme une plaie dans sa poitrine, le guignant du coin de l’œil chaque fois qu’elle traversait le salon à la faveur de ses indispensables allées et venues entre sa cellule de la cave et le grenier. La pièce était la réplique exacte d’une illustration qu’elle avait vue un jour dans une édition polonaise de The Old Curiosity Shop : bourrée d’antiquités françaises, italiennes, russes, polonaises, de toutes les périodes et de tous les styles, elle semblait l’œuvre de quelque décorateur dément qui aurait déversé pêle-mêle sur les parquets luisants, les canapés, fauteuils, écritoires, bergères, chaises longues d’un palazzo demeuré à l’état d’embryon – fourrant dans un cadre de proportions nobles mais néanmoins limitées, le mobilier qui eût convenu à une douzaine de pièces. Pourtant, même dans ce hideux pot-pourri, le tourne-disque parvenait à trancher, fausse antiquité elle aussi nichée dans un somptueux coffrage de cerisier – ceux qu’elle avait vus autrefois étaient de petits appareils de pacotille, qui se remontaient à la main – et elle sentait le désespoir l’envahir à l’idée que cette merveille était condamnée à ne faire vivre que du Dreck. Un coup d’œil curieux jeté au passage lui avait appris qu’il s’agissait d’un Stromberg Carlson, ce qu’elle prit pour une marque suédoise jusqu’au jour où Bronek – un détenu en apparence simple d’esprit mais en réalité fort malin, lui aussi polonais, employé comme factotum dans la maison du Commandant et qui se montrait une source incomparable de cancans et de nouvelles – lui apprit qu’il s’agissait d’un appareil américain, capturé dans une maison de gens riches ou peut-être à l’ouest, dans quelque ambassade étrangère, et transporté jusqu’ici pour trouver place parmi l’énorme montagne du butin systématiquement raflé avec une obsession frénétique du pillage aux quatre coins de l’Europe mise à sac. Autour de l’appareil, s’entassaient dans des vitrines des piles d’épais albums de disques ; au sommet du tourne-disque lui-même, était juchée une poupée bavaroise, une Kewpie en celluloïd rose, joues gonflées à exploser, qui soufflait dans un saxophone plaqué or. Euterpe, avait songé Sophie, la douce Muse de la musique, en se hâtant de… penser à autre chose.
Die Himmel erzählen die Ehre Gottes,
und seiner Hände Werk
zeigt an das Firmament I
Le chœur élyséen, surgissant à travers le conciliabule que poursuivaient en bas Höss et son aide de camp, la frappa d’un tel mélange de stupéfaction et d’enthousiasme qu’elle se leva spontanément de son siège, comme pour un hommage, secouée d’un léger tremblement. Que diable s’était-il passé ? Quel fou ou quel phénomène avait bien pu mettre ce disque sur l’appareil ? À moins que ce fût tout simplement Hedwig Höss en personne, soudain frappée de folie ? Sophie n’en avait aucune idée, mais c’était sans importance (l’idée lui vint plus tard qu’il s’agissait sans doute de la seconde fille des Höss, Emmi, une petite blonde de onze ans au visage boudeur et tavelé, rond comme une lune, qui, pour tromper son ennui après les repas, adorait se passer des airs nouveaux et exotiques) ; c’était sans importance. Le hosannah extatique courait sur sa peau comme des mains divines, l’effleurant d’un froid lui aussi extatique ; des frissons glacés déferlaient à travers sa chair ; pendant de longues secondes, le brouillard et les ténèbres de son existence, à travers lesquels elle avait jusqu’alors trébuché comme une somnambule, s’évaporèrent, comme fondus par un soleil ardent. Elle s’approcha de la fenêtre. Dans la vitre oblique, elle distingua le reflet de son visage pâle encadré par le foulard à carreaux, et, plus bas, les rayures bleues et blanches de sa grossière blouse de détenue ; clignant des yeux, pleurant, contemplant sans la voir sa propre image diaphane, elle aperçut de nouveau le blanc cheval magique, qui maintenant paissait, et la prairie, les moutons au-delà et, plus loin encore, comme à la lisière même du monde, la frange grise des tristes bois d’automne, transmutés par l’incandescence de la musique en une frise altière de feuillages à demi recroquevillés mais encore majestueux, d’une beauté irréelle, comme illuminés par le feu d’une grâce immanente.
— Notre Père… commença-t-elle en allemand.
À demi noyée, irrésistiblement transportée par l’hymne, elle ferma les yeux tandis que le trio d’archanges psalmodiait la mélopée du mystérieux hommage à la terre tourbillonnante :
Dem kommenden Tage sagt es der Tag.
Die Nacht, die verschwand
der folgenden Nacht…
— Et puis, elle s’est arrêtée, la musique, me dit Sophie. Non, pas exactement à ce moment-là, mais aussitôt après. Elle s’est arrêtée au beau milieu du dernier passage – peut-être le connais-tu ? – celui dont en anglais les paroles disent, je crois, ‘Dans tous les pays retentit le Verbe’ – Elle s’est arrêtée comme ça, d’un seul coup, cette musique, et moi j’ai éprouvé une sensation de vide absolu. Jamais je n’ai fini le pater noster, la prière que j’avais commencée. Je ne sais plus très bien, mais je pense que c’est peut-être à cet instant précis que j’ai commencé à perdre la foi. Mais je ne sais plus très bien, je ne sais plus quand Dieu m’a abandonnée. Ni quand moi je l’ai, Lui, abandonné. En tout cas, j’ai ressenti un grand vide. Un peu comme quand on découvre quelque chose de précieux dans un rêve où tout est très réel – quelque chose ou encore quelqu’un, mais en tout cas quelqu’un d’incroyablement précieux – pour simplement alors se réveiller et s’apercevoir que l’être précieux a disparu. Pour toujours ! Ça m’est arrivé si souvent dans ma vie, de me réveiller avec ce sentiment de deuil ! Et quand la musique s’est arrêtée, c’est ce qui est arrivé, et tout à coup j’ai su – j’ai eu ce pressentiment – que plus jamais je n’entendrais ce genre de musique. La porte était toujours ouverte et j’entendais toujours Höss et Scheffler qui discutaient en bas. Et puis très loin, tout en bas, Emmi – je suis sûre que c’était Emmi – a mis devine quoi sur le tourne-disque. ‘The Beer Barrel Polka’. Et alors moi j’ai été prise d’une de ces colères. Cette petite chienne gonflée de graisse avec son visage de lune, sa face de végétaline ! J’aurais pu la tuer. Elle passait ‘The Beer Barrel Polka’, à plein volume ; même que tout le monde devait l’entendre, dans le jardin, les baraquements, la ville. À Varsovie. Les paroles étaient en anglais, cette stupide chanson.
« Mais je le savais, il fallait que je me reprenne, que j’oublie la musique, que je pense à autre chose. Et aussi, tu comprends, il fallait que j’utilise jusqu’au moindre brin mon intelligence, jusqu’au moindre brin mon astuce, oui, c’est ça, je crois, si je voulais obtenir ce que je souhaitais de Höss. Il haïssait les Polonais, je le savais, mais c’était sans importance. J’avais déjà ouvert cette – comment dit-on, fêlure*… faille ! – faille dans le masque et maintenant il fallait que j’aille encore plus loin parce que le temps était devenu de l’essence*. Dans la cave, Bronek, tu sais le factotum, il nous avait chuchoté à nous les femmes que Höss n’allait plus guère tarder à être muté à Berlin. Il fallait que je me dépêche d’agir si je voulais – oui, je l’avoue, séduire Höss, même si, quand j’y pense, ça me donne parfois envie de vomir, en espérant que peut-être je parviendrais à le séduire avec mon esprit plutôt qu’avec mon corps. En espérant que je ne serais pas forcée de me servir de mon corps si je parvenais à lui prouver ces autres choses. Tu me suis, Stingo, à lui prouver que Zosia Maria Bieganska Zawistowska, tu me suis, était peut-être bien sûr eine schmutzige Polin, tu comprends, une tierisch{36}, une bête, une simple esclave, Dreckpolack, etc., mais n’en était pas moins une bonne et loyale National-Socialiste, aussi loyale que Höss lui-même, et que par conséquent je méritais d’échapper à cet emprisonnement cruel et injuste. Voilà * !
« Finalement, eh bien, voilà Höss qui remonte. J’entends ses bottes dans l’escalier et toujours ‘The Beer Barrel Polka’. Alors je me décide, je me dis, qui sait, si je reste là près de la fenêtre, j’aurais peut-être des chances qu’il me trouve séduisante. L’air aguichant, tu comprends. Pardon Stingo, mais tu comprends pas vrai – l’air d’avoir envie de baiser. L’air d’avoir envie qu’on me propose de baiser. Mais oh, mes yeux ! Seigneur Dieu, mes yeux ! Ils étaient tout rouges, je le savais, à force de pleurer, d’ailleurs je pouvais pas m’arrêter de pleurer, et j’avais peur que ça gâche mon plan. Mais j’ai réussi à m’arrêter et je me suis essuyé les yeux avec le dos de ma main. Et de nouveau j’ai regardé dehors pour revoir la beauté de ces bois comme tout à l’heure quand j’avais entendu le passage de Haydn. Mais voilà, le vent avait brusquement tourné, tu sais, et je voyais maintenant la fumée qui montait des fours de Birkenau et se rabattait sur les champs et les bois. Et puis Höss est entré.
Heureuse Sophie. Le fait vaut d’être souligné et médité, mais à ce stade de son séjour au camp, six mois après son arrivée, non seulement elle se trouvait relativement en bonne santé, mais elle s’était vu épargner les pires affres de la famine. Non pourtant qu’elle vécût dans l’abondance. Chaque fois qu’elle évoquait cette période (et il était rare qu’elle s’appesantît dessus en détail, ce qui explique que jamais je n’éprouvais à écouter ses confidences ce sentiment de la réalité d’un enfer vivant que procurent les témoignages écrits ; et pourtant, il était clair que cet enfer, elle l’avait vu, senti, respiré), elle laissait entendre qu’elle avait été nourrie de façon plutôt correcte, mais uniquement par contraste avec la famine absolue qu’enduraient quotidiennement la grande masse des prisonniers, et elle devait se contenter de rations frugales. Pendant la douzaine de jours qu’elle passa dans la cave de Höss, par exemple, elle mangea les résidus de la cuisine et les restes de la table des Höss, surtout des épluchures de légumes et des rognures de viande qu’elle accueillit avec gratitude. Elle parvenait à subsister légèrement au-dessus du seuil de la simple survie, mais uniquement parce qu’elle avait de la chance. Dans tous les systèmes esclavagistes, s’établissent très vite une structure hiérarchique, un ordre de pitance, des schémas d’influences et de privilèges ; en raison de son immense bonne fortune, Sophie se retrouva faire partie d’une petite élite.
Cette élite, peut-être quelques centaines de détenus à peine parmi les innombrables milliers que comptait en permanence la population d’Auschwitz, était ceux qui par leurs manœuvres ou, là encore, par chance, avaient réussi à accaparer certaines fonctions que les SS jugeaient indispensables ou du moins d’importance vitale. (« Indispensable » s’appliquant strictement à des êtres humains détenus à Auschwitz serait un non sequitur). Ces tâches supposaient une survie provisoire, parfois même prolongée, certainement en tout cas par comparaison avec les rôles réservés à l’immense multitude des détenus qui, en raison même de leur superfluité et de leur afflux constant, n’avaient qu’une seule et unique raison d’être : trimer jusqu’à l’épuisement, et ensuite mourir. À l’instar de n’importe quel groupe de travailleurs spécialisés, l’élite dont faisait partie Sophie (y figuraient des artisans de tous ordres, entre autres des tailleurs renommés venus de France ou de Belgique et qui avaient pour tâche de fabriquer de beaux vêtements avec les étoffes de luxe arrachées sur le quai aux Juifs condamnés, des maîtres cordonniers et des maroquiniers de luxe, des jardiniers de grande classe, des techniciens et ingénieurs hautement spécialisés dans certains domaines, et une petite poignée de gens pourvus, comme Sophie, de dons à la fois linguistiques et administratifs) échappait à l’extermination pour cette raison crûment pragmatique que ses membres étaient dotés de talents devenus quasi inestimables, pour autant du moins que ce mot conservait un sens dans le camp. Ainsi, jusqu’au jour où quelque sauvage caprice du destin les fracassait à leur tour – menace quotidienne et hautement plausible – ces privilégiés de l’élite se voyaient du moins épargner la plongée brutale dans la désintégration et le néant qui était le lot de presque tous les autres.
Peut-être cela contribuera-t-il à clarifier ce qui passa entre Sophie et Rudolf Höss si nous essayons un instant d’examiner la nature et la fonction d’Auschwitz en général, mais plus particulièrement au cours des six mois qui suivirent la date de son arrivée, au début d’avril de cette année 1943. Si j’insiste sur le moment, c’est qu’il est important. Bien des choses peuvent s’expliquer par référence à la métamorphose que subit le camp à la suite d’un ordre (qui indubitablement émanait du Führer) transmis à Höss par Himmler dans le courant de la première semaine d’avril. L’ordre était l’un des plus prodigieux et des plus draconiens de tous ceux promulgués depuis que le concept de la « solution finale » avait germé et vu le jour dans le cerveau fécond des thaumaturges nazis ; à savoir, les chambres à gaz et les crématoires de Birkenau, tous de construction récente, devaient être réservés exclusivement à l’extermination des Juifs. Cet édit remplaçait les règles de la procédure antérieure qui autorisaient le gazage des non-Juifs (surtout les Polonais, les Russes et autres Slaves) à partir des mêmes critères sélectifs de santé et d’âge que pour les Juifs. Un impératif d’ordre technique et logistique formait l’armature de cette nouvelle directive, engendrée non par le brusque souci d’épargner les Slaves et autres déportés « aryens » non-juifs, mais par une obsession impérieuse – née dans le cerveau de Hitler et devenue une manie dans l’esprit de Himmler, Eichmann et autres potentats et cousins de la haute hiérarchie SS – de poursuivre le massacre des Juifs jusqu’à ce que les Juifs d’Europe aient péri jusqu’au dernier. En réalité, la nouvelle directive équivalait à un branle-bas de combat : les installations de Birkenau, toutes gargantuesques qu’elles fussent, avaient cependant tout compte fait leurs limites en termes d’espace et de thermie ; dotés soudain d’une priorité absolue et incontestée sur les listes de Des Massenmord, les Juifs se virent tout à coup reconnaître une exclusivité inhabituelle. À quelques exceptions près (entre autres les Tziganes), Birkenau leur fut désormais réservé. La simple perspective de leur nombre « me donnait des rages de dents la nuit », écrivit Höss, qui voulait dire par là qu’il grinçait des dents, et qui, en dépit du néant de son imagination, était capable de temps à autre d’accoucher d’une expression grossièrement imagée.
Dans cette conjoncture, la double fonction d’Auschwitz apparaît révélée clairement : un entrepôt conçu pour l’extermination de masse, c’est aussi une vaste enclave vouée à la pratique de l’esclavage. Mais un esclavage d’une forme nouvelle – l’esclavage d’êtres humains aux effectifs sans cesse renouvelés et accrus. On omet souvent de souligner cette dualité : « La plupart des ouvrages consacrés aux camps ont tendance à souligner le rôle des camps comme lieux d’exécution », écrit Richard L. Rubenstein dans son magistral petit livre The Cunning of History. « Malheureusement, rares sont les théoriciens moralistes ou les penseurs religieux à prêter attention à un fait politique hautement signifiant, à savoir que les camps constituaient en réalité une forme nouvelle de société humaine. » Son livre – l’œuvre d’un Américain professeur de théologie – est bref, mais perspicace et lucide dans ses ultimes perspectives (le sous-titre « Extermination de masse et avenir de l’Amérique » peut donner une idée de l’objectif ambitieux – et terrifiant – qui est le sien : une prophétie et une synthèse historique), et la place nous manque ici pour rendre justice à sa puissance et à sa complexité, ainsi qu’aux résonances d’ordre moral et religieux qu’il parvient à faire passer ; aucun doute qu’il demeurera l’un des ouvrages essentiels à l’étude de l’ère nazie, une nécropsie d’une terrifiante précision, mais aussi une invitation impérieuse à méditer sur nos lendemains incertains. Cette forme nouvelle de société humaine mise au point par les Nazis et qu’étudie Rubenstein (développant la thèse d’Arendt) est une « société de domination absolue », issue directement du système de l’esclavage tel que le pratiquaient jadis les grandes nations d’Europe, mais poussé jusqu’à son apothéose despotique à Auschwitz sous l’impulsion d’un concept novateur qui, par contraste, jette une lueur anodine sur la forme désuète de l’esclavage de plantation, même sous son jour le plus barbare ; le fondement de ce concept irrigué par un sang neuf était la simple mais absolue superfluité de la vie humaine.
C’était là une théorie qui faisait voler en éclats tous les scrupules antérieurs touchant la persécution. Obsédés comme ils avaient pu l’être à certaines époques par le problème sans issue de la surpopulation, les traditionnels propriétaires d’esclaves du monde occidental étaient contraints par la loi chrétienne de s’interdire tout ce qui aurait pu ressembler à une « solution finale » pour résoudre le problème de l’excès de main-d’œuvre ; il était interdit d’abattre un esclave improductif devenu un fardeau financier ; on compatissait aux souffrances du vieux Sam quand, à bout de forces, il se voyait mis au rancart, et on le laissait mourir en paix. (Ceci n’était pas toujours le cas. Les preuves abondent, par exemple, qu’aux Antilles, vers le milieu du XVIIIe siècle, les maîtres européens ne s’embarrassèrent guère de scrupules pendant un certain temps pour tuer leurs esclaves à la tâche. En général, cependant, ce que j’ai dit est valable.) Dans le sillage du National-Socialisme, ces relents de scrupules religieux furent impitoyablement balayés. Les Nazis, comme le souligne Rubenstein, furent les premiers exploiteurs d’esclaves à extirper radicalement les ultimes vestiges de sentiment humain concernant l’essence de la vie elle-même ; ce furent aussi les premiers qui se montrèrent « capables de transformer les êtres humains en instruments de leur volonté, parfaitement dociles, au point d’obéir quand on leur commandait de se coucher dans leurs tombes pour être massacrés ».
Grâce à des méthodes de sélection basées sur l’évaluation des coûts et autres prévisions à long terme de consommation et de rendement, ceux qui arrivaient à Auschwitz ne devaient en théorie survivre à leurs conditions d’existence que pendant un laps de temps strictement déterminé : trois mois. Sophie prit conscience de ce fait un jour ou deux après son arrivée quand, perdue au milieu d’un troupeau de plusieurs centaines de prisonnières comme elle-même, nouvellement arrivées – des Polonaises de tous les âges, pour la plupart, qui, avec leurs pauvres hardes et leurs crânes luisants tondus de frais, ressemblaient à une troupe de volailles déplumées et hirsutes –, filtrèrent dans sa conscience encore traumatisée les paroles d’un fonctionnaire SS, un certain Hauptsturmführer Fritzch, qui, sous prétexte d’exposer la philosophie de cette Cité du Malheur, avait en fait intimé l’ordre d’abandonner tout espoir à ceux qui venaient d’en franchir le seuil.
— Je me souviens de ses paroles exactes, me dit Sophie. Il nous a dit : Vous êtes ici dans un camp de concentration, pas dans un sanatorium, et il n’existe qu’une seule sortie – la cheminée. Il a dit : ‘Si certains ne sont pas contents, ils peuvent toujours essayer d’aller se pendre aux barbelés. Il y a des Juifs dans ce groupe, eh bien, vous, vous n’avez pas le droit de vivre plus de deux semaines.’ Et puis il a dit encore : ‘Il y a des bonnes sœurs ? C’est comme pour les prêtres, vous avez un mois. Tous les autres, trois mois.’
Ainsi en fin de compte les Nazis avaient, avec une habileté consommée, conçu une forme de mort-dans-la-vie plus terrible que la mort elle-même, et d’une cruauté plus systématique et délibérée dans la mesure où parmi ceux d’emblée condamnés – dès le premier jour – bien peu pouvaient savoir que ce servage basé sur les tortures, la maladie et la famine, n’était en réalité qu’un diabolique simulacre de vie qu’ils subiraient sans cesser pour autant d’avancer inéluctablement vers la mort. C’est dans ce sens que conclut Rubenstein. « Ainsi les camps constituaient-ils pour l’avenir de l’humanité une menace permanente et de beaucoup plus grave que s’ils n’avaient fonctionné que comme un instrument d’extermination de masse. Un centre d’extermination ne peut que fabriquer des cadavres ; une société de domination absolue engendre un monde de morts-vivants… »
Ou comme me le dit Sophie :
— La plupart de ceux qui arrivaient ici, si seulement ils avaient su, ils auraient prié Dieu de les envoyer aux chambres à gaz.
Le dépouillement et la fouille qu’invariablement subissaient tous les prisonniers, sitôt leur arrivée à Auschwitz, ne leur permettaient que rarement de conserver le moindre objet personnel. En raison de la pagaille et de la négligence qui présidaient souvent à l’opération, pourtant, il arrivait qu’un nouveau venu eût la chance de pouvoir se cramponner à quelque humble trésor personnel ou vêtement. Par exemple, grâce en partie à son ingéniosité, et à l’inattention des sentinelles SS, Sophie parvint à garder une paire de bottes de cuir très usagées, mais encore portables, qu’elle avait réussi à conserver depuis ses derniers jours à Cracovie. À l’intérieur d’une des bottes, ménagé dans la doublure, était dissimulé un petit compartiment à peine plus grand qu’une fente, et le jour où, plantée à la fenêtre du grenier, elle attendait le retour du Commandant, le compartiment contenait un pamphlet de quelque quatre mille mots et douze pages, écornées, souillées de taches et passablement froissées, mais encore tout à fait lisibles, avec, sur la page de garde, cette légende : Die polnische Judenfrage : Hat der Nationalsozialismus die Antwort ? Autrement dit : Le Problème juif de la Pologne : Le National-Socialisme apporte-t-il la réponse ? De toutes les dérobades de Sophie, la plus flagrante (et celle qui incorporait le plus étrange de ses mensonges) était qu’elle m’eût précédemment rebattu les oreilles du libéralisme et de la tolérance extraordinaires qui avaient marqué son éducation, ce qui non seulement était tromper ma confiance, comme j’en suis certain elle avait trompé celle de Nathan, mais me dissimuler jusqu’à l’extrême limite du possible une vérité que, désireuse de justifier ses rapports avec le Commandant, il lui était impossible de cacher davantage : à savoir que le pamphlet avait été écrit par son père, le Professeur Zbigniew Bieganski, Honorable Professeur de Jurisprudence à l’université Jagellon de Cracovie ; Docteur en Droit honoris causa des universités de Bucarest, Heidelberg et Leipzig.
Il ne lui était pas facile de me raconter cela, m’avoua-t-elle, en se mordant les lèvres et en tripotant avec nervosité sa joue creuse et blême ; le plus difficile était d’avouer ses mensonges après avoir sculpté avec tant de talent un petit camée admirable de rectitude et d’honnêteté paternelles : le magnifique pater familias socialiste angoissé par la montée de la terreur, un homme auréolé de bonté dans le portrait qu’elle en avait brossé, un courageux libéral qui n’avait pas hésité à risquer sa vie pour arracher des Juifs aux féroces pogroms russes. Une touche de détresse marquait sa voix quand elle m’avait fait ce récit. Ses mensonges ! Elle se rendit compte à quel point ils avaient sapé sa crédibilité dans d’autres domaines lorsque, par honnêteté, elle se vit contrainte de reconnaître que toutes les histoires qu’elle m’avait racontées à propos de son père étaient pure invention. Car c’était bien cela – une invention, un misérable mensonge, un fantasme parmi tant d’autres inventé pour ériger une frêle barrière, une ligne de défense friable et dérisoire entre ceux qui lui étaient chers, moi entre autres, et le remords qui l’étouffait. Accepterais-je de lui pardonner, disait-elle, maintenant que mes yeux voyaient à la fois la vérité et la nécessité où elle s’était trouvée de faire le mensonge ? Je lui tapotai le dos de la main et, bien sûr, promis de lui pardonner.
Car jamais je ne parviendrais à comprendre l’histoire de sa relation avec Rudolf Höss, poursuivit-elle, à moins de savoir la vérité à propos de son père. Elle ne m’avait pas tout à fait menti auparavant, m’assura-t-elle, en me brossant ce tableau idyllique de ses années d’enfance. La maison où elle avait vécu, là-bas dans la paisible Cracovie, avait été de bien des façons un havre incomparable de bonheur et de sécurité pendant toutes ces années d’entre les deux guerres. Leur vie familiale avait été douce et sereine, en grande partie grâce à sa mère, une matrone affectueuse et exubérante dont Sophie chérirait à jamais le souvenir, ne serait-ce que pour la passion de la musique qu’elle avait insufflée à son unique fille. Essayez d’imaginer la vie régulière et indolente que menaient la plupart des familles d’universitaires dans les pays occidentaux au cours des années vingt ou trente – ponctuée par le rituel des thés, les soirées musicales, et les excursions estivales dans la campagne vallonnée et assoupie, les dîners en compagnie des étudiants et, une fois l’an, les voyages en Italie, les congés sabbatiques à Berlin et Salzbourg – et on aura une idée du genre de vie que menait Sophie à l’époque, de son parfum de civilisation, de son atmosphère calme et réglée, voire gaie. Au-dessus de ce décor, pourtant, planait en permanence un nuage sombre, une présence tyrannique et étouffante qui devait polluer jusqu’aux sources son enfance et sa jeunesse. C’était la réalité constante et impérieuse de son père, un homme qui n’avait cessé de faire peser sur tous les siens, et surtout sur Sophie, un joug tyrannique à la fois tellement inflexible et diaboliquement subtil qu’elle s’était retrouvée femme et déjà majeure avant de se rendre compte qu’elle lui vouait une haine indicible.
Rares sont les moments dans la vie où l’intensité d’un sentiment jusqu’alors réprimé, mais depuis longtemps ressenti pour une autre personne – une hostilité refoulée ou un amour passionné – remonte brusquement et avec une clarté immédiate à la surface de la conscience ; c’est parfois un véritable cataclysme physique, impossible à oublier. Comme me le dit Sophie, jamais elle n’oublierait l’instant précis où la révélation de la haine que lui inspirait son père l’enveloppa comme d’un rayonnement chaud et horrible, au point qu’elle resta frappée de mutisme, et crut qu’elle allait s’écrouler morte…
C’était un homme grand et d’aspect robuste, vêtu d’ordinaire d’une redingote et d’une chemise à col cassé ornée d’une large lavallière. Défroque désuète, mais nullement grotesque en Pologne à l’époque. Son visage était classiquement polonais : pommettes larges et hautes, yeux bleus, lèvres plutôt pleines, le nez large et retroussé, grandes oreilles de lutin. Il portait des favoris, et ses cheveux blonds et fins, rejetés en arrière et lissés, étaient toujours impeccablement coiffés. Deux dents artificielles en argent nuisaient quelque peu à sa beauté, mais uniquement lorsqu’il ouvrait toute grande la bouche. Parmi ses collègues, il passait un peu pour un dandy, mais sans exagération ; sa renommée universitaire était considérable et lui servait de rempart contre le ridicule. Il était respecté malgré ses opinions extrémistes – un ultra-conservateur dans une faculté truffée d’hommes de droite. Professeur de droit mais également à l’occasion avocat, il s’était imposé comme une autorité dans le domaine de l’usage international des brevets d’invention – principalement dans le domaine des échanges entre l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est – et les honoraires qu’il tirait de cette activité secondaire, d’ailleurs de manière parfaitement éthique, lui avaient permis de vivre sur un pied sensiblement plus élevé que la plupart de ses collègues, dans une aisance relative et discrète. C’était un fin connaisseur en matière de vins de Moselle et de cigares Upmann. Le Professeur était en outre catholique pratiquant, sans pour autant être bigot.
Ce que m’avait raconté Sophie au sujet de la jeunesse et des études de son père était apparemment vrai : ses années d’adolescence à Vienne à l’époque de François Joseph avaient alimenté l’ardeur de sa passion pro-teutonique et à jamais enflammé en lui la vision d’une Europe sauvée par le pangermanisme et l’esprit de Richard Wagner. Cette passion était aussi pure et tenace que l’était sa haine du Bolchevisme. Comment la malheureuse Pologne aurait-elle pu s’assurer le salut et la survie culturelle sinon par l’entremise de l’Allemagne, qui, de façon si grandiose, avait su fondre la tradition historique du rayonnement mythique avec la supertechnologie du XXe siècle, créant ainsi une synthèse prophétique capable d’inspirer les petites nations ? Quel meilleur nationalisme aurait-on pu rêver pour une nation floue, invertébrée comme l’était la Pologne, que le nationalisme pratique et pourtant esthétiquement exaltant du National-Socialisme qui, en termes d’influence civilisatrice, ne reconnaissait ni plus ni moins d’importance au Die Meistersinger qu’aux superbes autoroutes toutes neuves.
Le Professeur – outre qu’il n’était ni libéral ni même très vaguement socialiste, comme Sophie me l’avait affirmé tout d’abord – avait adhéré dès sa fondation à une faction politique marquée par un conservatisme rétrograde et virulent, connue sous le nom de Parti National Démocratique, surnommé ENDEK, dont l’un des préceptes de base était un antisémitisme délirant ; Fanatique par son identification des Juifs au Communisme international, et vice versa, le mouvement jouissait d’une influence toute particulière dans les universités, où au début des années vingt, les sévices à l’encontre des étudiants juifs étaient devenus monnaie courante. Membre de l’aile modérée du parti, le Professeur Bieganski, alors jeune étoile montante de l’université, trente ans tout au plus, écrivit un article que publia l’un des plus importants journaux politiques de Varsovie, pour déplorer ces violences, ce qui, un certain nombre d’années plus tard, poussa Sophie à se demander – quand par hasard elle tomba sur l’essai en question – s’il n’avait pas été frappé par une bouffée d’humanisme radical-utopique. Elle était bien sûr absurdement mystifiée – tout comme elle se montra mystifiée ou peut-être hypocrite (et coupable à mon égard d’un nouveau mensonge) quand elle prétendit que son père haïssait le despotisme du Maréchal Pilsudski, cet ancien extrémiste repenti, sous prétexte qu’à la fin des années vingt il avait imposé à la Pologne un régime virtuellement totalitaire. En fait, il était vrai que son père haïssait le Maréchal, comme elle devait l’apprendre par la suite, et même lui vouait une haine farouche, mais avant tout parce que, dans le style paradoxal des dictateurs, il avait promulgué toute une cascade d’édits visant à protéger les Juifs. Ce qui fait que le Professeur prit le mors aux dents, si l’on peut dire, quand après la mort de Pilsudski en 1935, la rigueur des lois garantissant les droits des Juifs commença à se relâcher, livrant une fois de plus les Juifs polonais à la terreur. De nouveau, au début tout au moins, le Professeur Bieganski prêcha la modération. Après son adhésion à un groupe fasciste rajeuni et baptisé Parti Radical National, qui s’assura très vite une influence prépondérante dans les universités de Pologne parmi les étudiants, le Professeur – devenu ténor célèbre – prôna la tolérance, s’élevant une nouvelle fois contre la vague de matraquages et de sévices qui déjà s’abattait sur les Juifs, non seulement dans les universités, mais aussi dans la rue. Pourtant, sa condamnation de la violence relevait moins de l’idéologie que d’une tactique astucieuse et perverse ; en dépit de ses lamentations de façade, il se cramponnait farouchement à l’idée fixe qui depuis si longtemps s’était emparée de tout son être : il se mit à rationaliser systématiquement la nécessité d’éliminer les Juifs de toutes les branches de la société, à commencer par l’Université.
Il consacra au problème des écrits enflammés, en polonais et en allemand, inondant d’innombrables articles de respectables revues politiques et juridiques tant en Pologne que dans certains hauts lieux de la culture, comme Bonn, Mannheim, Munich et Dresde. Un de ses thèmes favoris traitait des « Juifs superflus », et il gribouillait inlassablement sur le problème des « transferts de population » et de « l’expatriation ». Il participa à une mission gouvernementale dépêchée à Madagascar pour explorer la possibilité d’y implanter des colonies juives. (Il rapporta à Sophie un masque africain – elle se souvenait encore de son coup de soleil.) Bien que s’abstenant toujours de prôner ouvertement la violence, il devint plus nuancé, tandis que son insistance sur la nécessité de trouver une solution immédiate et pratique au problème se faisait de plus en plus ferme. Une certaine frénésie marqua dès lors la vie du Professeur. Il devint l’un des activistes de choc du mouvement en faveur de la ségrégation, et fut l’un des pères de l’invention des « bancs-ghettos » réservés aux étudiants juifs. Il se livra à d’impitoyables analyses de la crise économique. Il prononça à Varsovie des discours d’une démagogie incendiaire. Dans une économie touchée de plein fouet par la crise, fulminait-il, de quel droit les Juifs originaires de ghettos étrangers venaient-ils disputer leurs emplois aux honnêtes Polonais qui affluaient de partout dans la capitale ? Dans les derniers mois de 1938, emporté par le flot de la passion, il mit en chantier son œuvre maîtresse, le pamphlet ci-dessus mentionné, dans lequel et pour la première fois il soulevait l’idée – avec une prudence extrême, accumulant les arguments avec une circonspection qui frisait l’ambigu – de « l’élimination totale ». Propos ambigus, hésitants – néanmoins la chose était dite. Élimination. Pas violence. Élimination totale. À cette époque, en réalité depuis plusieurs années, Sophie travaillait à transcrire les innombrables notes que lui dictait son père, et en bonne esclave humble et docile, elle s’était résignée à toutes les corvées de secrétariat qu’il exigeait d’elle. Son labeur soumis, qu’elle avait exécuté avec patience, en bonne petite Polonaise piégée comme les autres par une tradition d’obéissance absolue à l’Institution Paternelle, connut son apogée une certaine semaine de l’hiver 1938 quand elle dut taper et relire le manuscrit de son père : Le Problème juif de le Pologne : le National-Socialisme apporte-t-il la réponse ? Ce fut alors qu’elle comprit ou, plutôt, commença à comprendre ce que son père avait exactement en tête.
Malgré les questions indiscrètes dont je harcelais Sophie tandis qu’elle me racontait ces choses, je trouvais difficile de me faire une image précise de son enfance et de son adolescence, quand bien même certaines choses commençaient à m’apparaitre clairement. Sa soumission à son père, par exemple, était absolue, aussi absolue qu’elle l’eût été dans une tribu de Pygmées néopaléolithiques de la jungle, impliquant en effet une allégeance inconditionnelle de la part d’une progéniture impuissante. Jamais elle ne s’insurgea contre cette allégeance, me dit-elle ; c’était une chose qu’elle avait dans le sang, au point que, même plus grande, elle n’en souffrit que rarement. Tout cela était indissociable de sa religion, ce catholicisme polonais, pour lequel la vénération du père paraît chose naturelle, et, en tout cas, indispensable. En fait, et elle le reconnaissait, peut-être même avait-elle aimé cet état de soumission qui faisait virtuellement d’elle une servante, les « Oui, Papa » et « Non, merci, Papa » qu’elle devait dire chaque jour, les gentillesses et attentions qu’elle devait prodiguer, le respect rituel, l’obséquiosité de commande qu’elle partageait avec sa mère. Peut-être avait-elle été, elle l’avouait, parfaitement masochiste. Après tout, même dans ses souvenirs les plus pathétiques, elle devait admettre que jamais il ne s’était montré vraiment cruel envers sa mère ni elle-même, il possédait un sens de l’humour un peu fruste mais enjoué, et, en dépit de ses manières distantes et de sa majesté, condescendait parfois même, en de rares occasions, à octroyer de menues récompenses. S’il tient à préserver son bonheur, un tyran domestique doit savoir se montrer débonnaire.
Peut-être ces bons côtés de sa nature (il permit à Sophie de se perfectionner en français, qu’il considérait pourtant comme une langue décadente ; il laissa sa mère libre de satisfaire sa passion des compositeurs autres que Wagner, des fantaisistes comme Fauré, Debussy et Scarlatti) incitèrent-ils Sophie à accepter, sans nourrir consciemment la moindre rancœur, ce joug absolu qu’il maintint sur sa vie même après son mariage. En outre, en tant que fille d’un universitaire certes d’une grande distinction mais aux outrances hautement discutées (de nombreux collègues du Professeur, mais non tous, partageaient son fanatisme ethnique), Sophie n’avait que très vaguement conscience des opinions politiques de son père, de la fureur qui l’animait. Il n’en laissait rien voir à sa famille, bien que de toute évidence il soit impossible que durant les premières années de son adolescence elle n’ait jamais soupçonné l’animosité qu’il vouait aux Juifs. Mais sans doute était-il relativement banal en Pologne d’avoir pour père un antisémite. Quant à elle – plongée, accaparée par ses études, l’église, ses amis et la modeste vie mondaine de l’époque, ses livres, les films (des films par douzaines, en majorité américains), les leçons de piano que lui donnait sa mère, sans oublier un ou deux flirts innocents –, son attitude à l’égard des Juifs, dont la majorité restaient claustrés dans le ghetto de Varsovie, spectres quasiment invisibles, était tout au plus de l’indifférence. Sophie insistait sur ce point ; je continue à la croire. Disons simplement qu’ils ne l’intéressaient pas – du moins jusqu’au jour où, contrainte de servir de secrétaire à son père, elle commença à flairer les abîmes sans fond que cachait son enthousiasme frénétique.
Elle n’avait que seize ans quand son père l’avait obligée à apprendre la sténodactylographie. Peut-être avait-il déjà en tête de l’utiliser. Peut-être prévoyait-il déjà l’époque où il aurait besoin de sa compétence ; qu’elle fût sa fille serait une garantie supplémentaire en matière de commodité et de discrétion. En tout cas, bien que depuis plusieurs années déjà il lui fût arrivé de passer des week-ends entiers à taper une bonne partie de la correspondance bilingue de son père concernant les brevets d’invention (parfois en utilisant un dictaphone de fabrication britannique dont elle avait horreur à cause du son sinistre, métallique et lointain qu’il prêtait à sa voix), jamais jusqu’à la période de Noël 1938, elle n’avait été chargée de s’occuper d’aucun de ses nombreux essais ; il les avait toujours confiés à ses assistants de l’université. Aussi, comme soudain inondée par le soleil levant, se trouva-t-elle confrontée à l’ultime version de sa philosophie débordante de haine le jour où il lui commanda de prendre en sténo Gabelsberger, puis de taper en polonais et en allemand, le texte complet de son chef-d’œuvre : Le Problème juif de la Pologne, etc. Elle avait encore dans l’oreille la note d’excitation frénétique qui se glissait de temps à autre dans sa voix tandis que, mâchonnant son cigare, il arpentait le bureau humide et enfumé où chez lui il s’enfermait pour travailler et que, docile, elle griffonnait sur son bloc les symboles squelettiques de son allemand fluide, mais précis et formulé avec une logique parfaite.
Il avait un style ample et pourtant rigoureux, émaillé d’étincelles d’ironie. Il pouvait se montrer à la fois caustique et d’une irrésistible gaieté. Son allemand était en fait d’une limpidité remarquable qui, en soi, avait beaucoup contribué à valoir au Professeur Bieganski son immense renommée dans certains hauts lieux de la propagande antisémite, entre autres Weltdienst, à Erfurt. Son style avait un charme inné. (Un jour durant cet été de Brooklyn, je poussai Sophie à lire un ouvrage de H. I. Mencken, qui était à cette époque, et est resté un de mes favoris, et je tiens à dire, quand bien même la chose est sans importance, que le style mordant de Mencken lui rappelait, me dit-elle, celui de son père.) Elle prit sa dictée avec soin, mais à cause de la ferveur qui le soulevait, avec une certaine hâte, aussi fut-ce seulement quand elle s’attela à la tâche de mettre son travail au propre pour l’imprimeur, que dans cette marmite grouillante d’allusions historiques, d’hypothèses dialectiques, d’interdits religieux, d’exemples de jurisprudence et de propositions anthropologiques, elle commença à voir bouillonner comme une présence fumeuse et menaçante un certain mot – répété à plusieurs reprises – qui la plongea dans la perplexité, puis la consternation et l’effroi, surgissant là dans ce texte par ailleurs d’un prosaïsme parfaitement convaincant, cette habile polémique qui, avec une ironie âpre et désinvolte, exprimait la propagande sournoise que plus d’une fois elle avait sans y prêter attention entendue au dîner à la table Bieganski. Mais ce mot qui provoquait en elle cette inquiétude était un nouveau départ. Car cette fois à plusieurs reprises, il lui avait fait remplacer « élimination totale » (vollständige Abschaffung) par Vernichtung.
Extermination. Au bout du compte tout était parfaitement simple et dépourvu d’équivoque. Pourtant, même amené avec cette subtilité, noyé dans ce potage agréablement assaisonné par les récriminations décousues et plaisamment acerbes du Professeur, le mot, dans toute sa vigueur et sa signification – et donc la signification dont il parait la substance de l’essai tout entier –, était tellement horrible qu’elle se contraignit à le reléguer à l’arrière-plan de sa pensée durant tout le glacial week-end d’hiver qu’elle passa à s’échiner sur le long message passionné de son père. Elle constata qu’elle redoutait de provoquer sa fureur, au cas où elle aurait déplacé un accent, oublié un tréma. Et elle s’obstinait encore à refuser la véritable signification de Vernichtung quand le dimanche à la tombée de la nuit, se hâtant sous la bruine avec sa liasse de feuilles dactylographiées pour rejoindre son père et son mari, Casimir, dans un café de la place du Marché, elle fut soudain frappée d’horreur à l’idée de ce qu’il avait dit et écrit, et de ce qu’elle-même, sa complice, avait fait. « Vernichtung », dit-elle à voix haute. Ce qu’il veut dire, se dit-elle enfin avec un retard stupide, c’est qu’il faudrait tous les assassiner.
Comme Sophie elle-même le laissa entendre, si l’on avait pu dire que non seulement il y avait coïncidence mais encore relation de cause à effet entre la révélation de la haine que lui inspirait son père et la révélation qu’il était de cœur un assassin de Juifs, son image en eût peut-être été rehaussée. Mais quand bien même les deux révélations survinrent et fusionnèrent presque au même instant, Sophie me dit (et sur ce point je la crus, comme cela m’arrivait souvent, pour des raisons purement intuitives) qu’elle était selon toute vraisemblance émotionnellement mûre pour l’éclair de répugnance qu’elle éprouva soudain pour son père, et qu’elle aurait fort bien pu avoir les mêmes réactions si le Professeur n’avait jamais fait la moindre allusion au massacre imminent qu’il appelait de tous ses vœux. Bien sûr, dit-elle, jamais elle n’aurait de certitude sur ce point. Nous parlons ici de vérités fondamentales concernant la personne de Sophie, et, s’il est besoin d’un témoignage quant à la nature de ses réactions profondes, il suffit de constater qu’exposée pendant tant d’années aux échos haineux, délirants et vengeurs de l’idée fixe de son père, puis immergée comme une créature qui se noie dans la source même de sa théologie empoisonnée, elle parvint à conserver l’instinct de réagir comme elle le fit, avec stupéfaction et horreur, en plaquant l’immonde liasse contre sa poitrine et en se hâtant dans le crépuscule et la brume par les rues tortueuses de Cracovie pour confronter sa vérité.
— Ce soir-là, mon père m’attendait dans un café de la place du Marché. Je me souviens, il faisait très froid et très humide, avec des petits bouts de neige fondue dans l’air, comme s’il allait neiger, tu sais. Mon mari, Kazik, était assis à la même table que mon père, et lui aussi il attendait. J’étais très en retard parce que j’avais travaillé tout l’après-midi à taper les notes et il m’avait fallu beaucoup plus de temps que prévu. J’avais une peur affreuse que mon père se mette en colère à cause de mon retard. Mais tout avait été tellement précipité, tu comprends. C’était ce qu’on appelle une urgence, oui c’est ça, et l’imprimeur – l’homme qui devait imprimer le pamphlet en allemand et en polonais – il avait rendez-vous avec mon père au café à une heure précise pour prendre les textes. Mais d’abord, mon père comptait avoir le temps de les corriger là sur place, au café. Il avait l’intention de vérifier le texte en allemand pendant que Kazik vérifierait l’autre, celui en polonais. Les choses auraient dû se passer ainsi, mais j’avais beaucoup de retard, et quand je suis arrivée, l’imprimeur était déjà là assis à la table avec mon père et Kazik. Mon père était très en colère, et j’ai eu beau lui faire mes excuses, je voyais bien qu’il était toujours aussi furieux, et alors voilà qu’il m’arrache les textes des mains et m’ordonne de m’asseoir. Je me suis assise et j’avais tellement peur de sa colère que j’ai commencé à avoir comme une douleur dans le ventre. Bizarre, Stingo, comme on se rappelle certains détails. Par exemple : mon père buvait du thé et Kazik buvait de l’alcool, de la slivovitz, et l’imprimeur – un homme que j’avais déjà rencontré, et qui s’appelait Roman Sienkiewicz ; oui, le même nom que le célèbre écrivain –, lui, il buvait de la vodka. Je suis sûre que si je me rappelle aussi bien ce genre de détail, c’est parce que mon père buvait du thé. Oui, tu comprends, comme je venais de travailler tout l’après-midi, j’étais tout simplement épuisée et sur le moment je n’avais envie que d’une seule chose, une tasse de thé, comme mon père. Mais jamais je n’aurais osé en commander une toute seule, jamais ! Je me souviens que j’étais là à regarder sa théière et sa tasse et que je mourais d’envie de boire un peu de ce bon thé bien chaud. Et s’il n’avait pas été si tard, mon père m’aurait offert du thé mais maintenant il était furieux contre moi et alors il n’a pas été question de thé, et moi je suis restée assise là à me regarder les ongles pendant que mon père et Kazik se mettaient à relire les textes.
« Il m’a semblé que tout cela durait des heures. L’imprimeur Sienkiewicz – un homme très gras avec une moustache, et qui n’arrêtait pas de glousser, je me souviens –, je lui ai dit des choses à propos du froid, des petits riens, mais la plus grande partie du temps je suis restée là sans rien dire à attendre à cette table glacée, sans oser ouvrir la bouche, avec envie de boire du thé comme si je mourais de soif. Finalement mon père s’est arrêté de lire, il a levé les yeux, m’a regardé en face et a dit : ‘Qui est ce Neville Chamberlain qui aime tant les œuvres de Richard Wagner ?’ Et il me regardait d’un air méchant, et moi comme je ne comprenais pas exactement ce qu’il voulait dire, j’ai dit : ‘Qu’est-ce que tu veux dire Papa ?’ Et il a répété la question, cette fois avec l’accent* sur Neville, et alors tout à coup je me suis rendu compte que j’avais fait une faute grave. Parce que, vois-tu, il y avait un écrivain anglais qui s’appelait Chamberlain et que mon père citait souvent dans son essai à l’appui de sa philosophie, je ne sais pas si tu en as jamais entendu parler, il a écrit un livre appelé Die Grundlagen des – oh, eh bien, je crois que le titre anglais c’est Foundation of the Nineteenth Century, et c’est un livre plein de l’amour de l’Allemagne et du culte de Richard Wagner et aussi de cette haine très farouche contre les Juifs, sous prétexte qu’ils contaminent la culture de l’Europe et tout. Et mon père, il avait une admiration immense pour ce Chamberlain, tout à coup je me suis rendu compte que chaque fois qu’il m’avait dicté le nom, moi inconsciemment et à tous les coups j’avais écrit Neville, parce qu’à ce moment-là la radio et les journaux parlaient tout le temps de lui à cause de Munich, Neville au lieu de Houston Chamberlain, c’est-à-dire le nom du Chamberlain qui détestait les Juifs. Et maintenant me voilà remplie de peur parce que cette faute je l’avais répétée à chaque instant dans les notes et dans la bibliographie et un peu partout.
« Et oh, Stingo, quelle honte j’ai eue ! Parce que mon père, il a une telle manie de la perfection que sur cette faute-là il ne peut pas fermer les yeux*… il ne peut pas laisser passer, au contraire il ne peut pas s’empêcher, là, tout de suite, d’en faire toute une histoire, et là devant Kazik et Sienkiewicz je l’ai entendu dire ceci, ceci que jamais je n’oublierai, tellement c’était plein de mépris : ‘Ta cervelle, c’est de la bouillie, comme celle de ta mère. Je ne sais pas de qui tu tiens ton corps ; mais en tout cas ta cervelle elle ne te vient pas de moi.’ Et j’entends Sienkiewicz qui pousse un petit gloussement, davantage par gêne que pour une autre raison, sans doute, et je lève les yeux pour regarder Kazik et lui me regarde avec ce petit sourire que je connais si bien, seulement je n’ai pas été surprise de voir à son air qu’il semblait partager le mépris de mon père. Autant que tu le saches tout de suite, Stingo, voilà, je t’ai fait un autre mensonge il y a plusieurs semaines. En réalité à ce moment-là, pour Kazik non plus je n’avais plus d’amour, je n’avais pas plus d’amour pour mon mari que pour un inconnu au visage de pierre que j’aurais vu pour la première fois de ma vie. Quelle abondance de mensonges je t’ai faits, Stingo ! Je suis la pire des menteuses*…
« Et mon père, il n’arrête pas de parler de mon intelligence, ou plutôt de la faillite de mon intelligence et moi je commence à me sentir le feu aux joues, et je me suis bouché les oreilles, j’ai débranché mon ouïe. Papa, Papa, je me souviens que je me disais, je t’en prie, tout ce que je demande c’est une tasse de thé ! Et puis mon père a cessé de s’en prendre à moi et il s’est remis à lire le texte. Et moi tout à coup, assise là, les yeux baissés sur mes mains, j’ai eu très peur. Il faisait froid. Ce café, on aurait dit un avant-goût de l’enfer. J’entendais des gens qui murmuraient tout autour de moi, et il me semblait que tout ça se passait en mineur sur un registre très aigu et cruel, comme dans un des derniers quatuors de Beethoven, tu sais, et puis il y avait aussi ce… ce vent gluant qui soupirait dehors dans les rues, et tout à coup je me suis rendu compte qu’autour de moi tout le monde était en train de parler tout bas de la guerre imminente. Je croyais presque entendre les canons là-bas dans le lointain, vers l’horizon, en dehors de la ville. J’ai été prise d’une terreur horrible et j’ai eu envie de me lever et de m’enfuir, mais je ne pouvais rien faire sinon rester assise là. Enfin j’ai entendu mon père demander à Sienkiewicz combien de temps il lui faudrait pour imprimer de toute urgence, et Sienkiewicz a promis que tout serait prêt le surlendemain. Puis j’ai compris que mon père discutait avec Kazik du moyen de diffuser les pamphlets parmi les enseignants de l’université. Il avait l’intention d’expédier la plupart des pamphlets en Allemagne et en Autriche, mais les quelques centaines qui étaient en polonais, il voulait les faire distribuer parmi les membres de l’université – de la main à la main. Et j’ai compris qu’il disait à Kazik – lui disait, je répète, parce qu’il le tenait tout comme moi sous sa coupe – qu’il voulait qu’il se charge de les distribuer personnellement à l’université sitôt qu’ils seraient imprimés. Seulement bien sûr, il aurait besoin d’aide. Et mon père a dit : ‘Sophie vous aidera à les distribuer.’
« Et alors j’ai compris que peut-être la seule chose au monde que je ne voulais pas, c’était de me trouver impliquée davantage dans cette histoire de pamphlet. Et à l’idée que j’allais devoir faire le tour de l’université avec toute une pile de ces sales trucs, pour les distribuer aux professeurs, je me suis sentie révoltée. Mais sitôt que j’ai entendu mon père dire : ‘Sophie vous aidera à les diffuser’, j’ai su que j’irais là-bas avec Kazik, et que je distribuerais ces papiers tout comme j’avais toujours fait tout ce qu’il m’avait commandé depuis que j’étais toute petite, fait ses commissions, couru lui chercher ses affaires, appris à taper à la machine et à écrire en sténo uniquement pour qu’il puisse m’utiliser à sa guise. Et voilà qu’un vide terrible m’envahit parce qu’à ce moment-là je me rends compte que je ne pouvais rien y faire, que je n’avais aucun moyen de dire non, aucun moyen de dire : ‘Papa, je ne vais pas vous aider à diffuser cette chose.’ Mais tu vois, Stingo, il y a une vérité qu’il faut que je te dise même si encore maintenant je ne la comprends pas ou ne la vois pas très clairement. Parce que peut-être que ça ferait bien meilleur effet si je disais que je ne voulais pas aider à diffuser cette chose qu’avait écrite mon père simplement parce que j’avais fini par voir ce qu’il disait dedans : Assassinez les Juifs. C’était mal, je le savais, terrible, et même alors j’avais peine à croire que c’était véritablement ce qu’il avait écrit.
« Mais pour être honnête, il s’agissait d’autre chose. Il était enfin clair à mes yeux que cet homme, ce père, l’homme auquel je devais mon souffle et ma chair, cet homme n’avait pas plus d’affection à mon égard que si j’étais une domestique, une paysanne ou une esclave, et maintenant, sans un mot de remerciements pour mon travail, il allait me faire… ramper ? – oui c’est ça, ramper dans les couloirs de l’université comme un petit vendeur de journaux, et moi une fois de plus je ferais ce qu’il me commandait simplement parce qu’il me l’avait commandé. Moi qui étais une grande personne et non plus une enfant et avais envie de jouer du Bach, et à ce moment-là je me suis dit qu’il vaudrait mieux que je meure – je veux dire, que je meure non pas tellement à cause de ce qu’il me forçait à faire que parce que je n’avais aucun moyen de lui dire non. Aucun moyen de dire – oh, tu sais, Stingo — : ‘Va te faire foutre. Papa.’ Et au même instant il a dit ‘Zosia’, j’ai levé les yeux et j’ai vu qu’il me regardait avec un petit sourire, je voyais briller ses deux fausses dents, son sourire était gentil et il a dit : ‘Zosia, tu n’as pas envie d’une tasse de thé ?’ Et j’ai dit : ‘Non, merci. Papa.’ Et il a dit : ‘Allons Zosia, il faut que tu boives un peu de thé, tu as l’air toute pâle et frigorifiée.’ J’aurais voulu avoir des ailes pour m’envoler. J’ai dit : ‘Non, merci. Papa, vraiment je n’ai pas envie de thé.’ Et en même temps pour ne pas me laisser aller je me mordais l’intérieur de la lèvre et si fort que le sang s’est mis à couler, même que j’avais comme un goût d’eau salée sur la langue. Et puis il s’est tourné vers Kazik pour lui dire quelque chose. Et c’est alors que c’est arrivé, la haine, comme un coup de poignard. Ça m’a transpercée avec en même temps une douleur bizarre, la tête s’est mise à me tourner et j’ai cru que j’allais m’écrouler. J’avais très chaud partout, le corps en feu. Je me suis dit : Je le hais – avec une espèce d’étonnement terrible à l’idée de cette haine qui était entrée en moi. C’était quelque chose d’incroyable ; la surprise de cette haine, mais il y avait aussi une douleur atroce – comme un couteau de boucher dans mon cœur. »
La Pologne est un beau pays, pathétique et torturé, qui par bien des côtés (j’en vins à le voir cet été-là à travers les yeux et les souvenirs de Sophie et plus tard de mes propres yeux) rappelle ou évoque certaines images du sud de l’Amérique – ou du moins du Sud en d’autres temps, pas tellement reculés. Ce n’est pas seulement la beauté infiniment triste et mélancolique du paysage qui suscite cette analogie – la monochromie coupée de fondrières mais obsédante des marécages de la Narew, par exemple, dont l’aspect et l’atmosphère rappellent ceux d’une sombre savane de la côte de la Caroline, ou bien encore le silence dominical d’une ruelle boueuse d’un village de Galicie, dont un infime clin d’œil de l’imagination suffirait à transporter en rase campagne, à une croisée de chemins, dans quelque hameau solitaire de l’Arkansas, ces petites maisons délabrées et blanchies par les intempéries, à la charpente toute de guingois, plantées sur des plaques d’argile pelées où se battent et picorent des volailles étiques – mais aussi dans l’esprit du pays, son cœur mélancolique et irrémédiablement ravagé, torturé et pétri comme celui du Vieux Sud par l’adversité, la disette et la défaite.
Imaginez, voulez-vous, un pays que les aventuriers et exploiteurs ont submergé non seulement pendant une décennie, mais pendant des millénaires, et vous en viendrez à comprendre un certain aspect d’une Pologne piétinée avec une régularité et une routine de métronome par les Français, les Suédois, les Autrichiens, les Prussiens, les Russes, voire même possédée par d’avides incubes tels que les Turcs. Pillée et exploitée comme le Sud, et comme le Sud, une société féodale, agraire, et ravagée par la pauvreté, la Pologne a toujours partagé avec le Vieux Sud un certain rempart pour se protéger contre son humiliation immémoriale, à savoir son orgueil. L’orgueil et le souvenir des gloires évanouies. Orgueil des ancêtres et du nom, et aussi, il ne faut pas l’oublier, d’une aristocratie le plus souvent factice, ou d’une noblesse. Des noms comme Radziwill et Ravenel se prononcent avec la même morgue intense encore que légèrement creuse. La Pologne comme aussi le Sud américain engendrèrent dans la défaite un nationalisme virulent. Pourtant, il est vrai, même en laissant de côté ces ressemblances extrêmement marquées, qui sont très réelles et puisent leurs origines à des sources historiques analogues (il conviendrait d’ajouter : une hégémonie religieuse solidement ancrée, de tendance autoritaire et puritaine), on découvre des affinités culturelles plus superficielles et pourtant étincelantes : la passion du cheval et des titres militaires, la domination exercée sur les femmes (alliée à une lubricité morne et sournoise), une tradition de légendes, un penchant pour les félicités de l’eau-de-feu. Et aussi l’habitude de servir de cible aux mauvaises plaisanteries.
Enfin, il existe entre la Pologne et le Sud américain une zone sinistre de ressemblance qui, nullement superficielle, explique que les deux cultures se fondent de façon si parfaite que dans leurs outrances partagées elles sembleraient pour un peu ne faire qu’une – et il s’agit là d’un problème de race qui, dans l’un comme dans l’autre de ces deux mondes, a provoqué pendant des siècles et dans tous les domaines des crises de schizophrénie cauchemardesques. En Pologne comme dans le Sud, la présence immuable du problème racial a engendré dans le même instant la cruauté et la compassion, la bigoterie et le libéralisme, l’hostilité et la fraternité, l’exploitation et le sacrifice, la haine brûlante et l’amour éperdu. Bien que parmi ces antinomies, les plus noires et les plus horribles l’aient, il faut bien dire, en général emporté, il faut aussi citer par respect de la vérité une longue chronique où l’honnêteté et l’honneur furent par moments capables de s’opposer à l’empire absolu du mal tout-puissant, le plus souvent en dépit d’un rapport de forces plutôt largement défavorable, et ce à Poznan comme à Yazoo City.
Aussi lorsque Sophie commença par me débiter son conte de fées au sujet de la périlleuse mission entreprise par son père pour protéger certains Juifs de Lublin, il est fort probable qu’elle savait qu’elle ne me demandait nullement de croire l’impossible ; qu’en d’innombrables occasions dans un passé récent ou lointain, des Polonais aient risqué leur vie pour arracher des Juifs à la menace d’oppresseurs variés est un fait simple et indiscutable, et bien que fort mal informé de ces choses à l’époque, je n’étais nullement enclin à douter de Sophie qui, aux prises avec le démon de sa conscience schizoïde, choisissait de parer le Professeur d’une auréole faussement édifiante, voire même héroïque. Mais si des Polonais ont par milliers donné asile à des Juifs, caché des Juifs, donné leur vie pour des Juifs, ils ont aussi parfois, dans les affres de leur indissociable animosité, persécuté ces mêmes Juifs avec une sauvagerie inflexible ; c’était dans ce continuum de l’esprit polonais que le Professeur Bieganski trouvait sa vraie place, et ce fut là que pour mon édification Sophie dut en fin de compte le réintégrer, de façon à donner un sens aux événements d’Auschwitz…
Quant au pamphlet du Professeur, la suite de son histoire vaut la peine d’être racontée. Obéissant jusqu’au bout à son père, Sophie et Kazik distribuèrent le pamphlet dans tous les corridors et salles de l’université, mais le résultat fut un fiasco total. En premier lieu, les enseignants de l’université, comme tous les gens de Cracovie, étaient bien trop préoccupés par les craintes que leur inspirait l’imminence de la guerre – qui n’était plus qu’une question de mois – pour se sentir concernés par le message de Bieganski. L’Enfer était déjà entré en éruption. Les Allemands exigeaient le droit d’annexer Gdansk, menaçaient d’occuper le « couloir » ; tandis que Neville Chamberlain continuait à trembler, les Boches vociféraient à l’Est, en secouant les frêles grilles qui protégeaient la Pologne. À Cracovie, les vieilles rues pavées s’emplissaient chaque jour de la rumeur d’une panique mal réprimée. Vu les circonstances, comment les racistes les plus fanatiques de l’université eux-mêmes auraient-ils pu se laisser séduire par l’habile dialectique du Professeur ? Le sentiment d’une catastrophe imminente était trop répandu pour que quiconque pût se laisser séduire par une rengaine éculée comme celle de la tyrannie des Juifs.
C’était la Pologne tout entière qui se sentait alors menacée par la tyrannie. En outre, le Professeur avait commis quelques grossières erreurs de calcul, si graves et visiblement démentes qu’elles jetaient un doute sur ses facultés de lucidité et de jugement. Ce n’était pas seulement sa sordide esquisse du problème de la Vernichtung – même les plus sanguinaires parmi ses collègues n’éprouvaient aucune sympathie pour une telle théorie, quand bien même parée, dans une veine très swiftienne, de dérision corrosive –, mais c’était aussi son culte du Troisième Reich et son enthousiasme pangermanique qui en cette heure tardive le rendaient sourd et aveugle à l’authentique patriotisme dont vibraient ses collègues. Sophie finit par comprendre que quelques années plus tôt seulement, à l’époque de la renaissance fasciste en Pologne, son père aurait eu une chance de faire quelques adeptes ; désormais, avec la Wehrmacht dont l’avance vers l’est se précisait de façon menaçante, les clameurs teutonnes pour revendiquer Gdansk, les provocations que multipliaient les Allemands à toutes les frontières, la question de savoir si le National-Socialisme avait autre chose à offrir que la destruction de la Pologne ne relevait-elle pas d’une imbécillité sublime ? Le résultat de toute l’affaire fut que, si dans ce chaos grandissant le Professeur et son pamphlet se trouvèrent l’objet de l’indifférence quasi générale, l’auteur s’attira de plus quelques mauvais coups imprévus. Deux jeunes étudiants de maîtrise, réservistes de l’armée polonaise, le bousculèrent assez sérieusement dans un des halls de l’université, lui fracturant un doigt, et Sophie se souvenait encore qu’une nuit quelque chose avait fracassé une des fenêtres de la salle à manger – un gros pavé marqué à la peinture d’une svastika noire pareille à une grosse araignée.
Mais c’était un patriote, et à ce titre il ne méritait guère cela, et l’on peut dire du moins une petite chose à la décharge du Professeur. Il n’avait pas (Sophie affirmait en être convaincue) fabriqué son sermon avec comme objectif précis de s’attirer les bonnes grâces des Nazis. Le pamphlet avait été rédigé dans l’optique spécifique de la culture polonaise, et en outre, le Professeur était, selon ses propres critères, un penseur trop imbu de principes, un homme bien trop attaché aux vérités philosophiques universelles pour que l’ait jamais effleuré l’idée qu’il pourrait tôt ou tard essayer d’exploiter son pamphlet pour en faire l’instrument de sa carrière, voire de son salut physique. (En fait, les contraintes imposées par l’imminence du conflit firent que jamais, et sous aucune forme, l’essai ne fut publié en Allemagne.) Le Professeur Bieganski n’était pas davantage un authentique Quisling, un collaborateur au sens désormais communément accepté de ce terme, car lorsque en septembre de la même année le pays se retrouva envahi et que Cracovie, pratiquement intacte, devint le siège du gouvernement de toute la Pologne, ce ne fut nullement dans l’intention de trahir sa patrie qu’il chercha à proposer ses services au Gouverneur général Hans Frank, l’ami personnel de Hitler (un Juif, mirabile dictu – ce que la plupart des gens ignoraient à l’époque, y compris le Professeur – et comme lui, avocat distingué), mais uniquement à titre de conseiller et d’expert dans un domaine où Polonais et Allemands avaient le même adversaire et un profond intérêt en commun – die Judenfrage. Aucun doute même que sa tentative relevait d’un idéalisme certain.
Détestant désormais son père, détestant presque autant le larbin de son père – son mari –, Sophie croisait furtivement dans le couloir de la maison familiale leurs silhouettes plongées en grand conciliabule tandis que le Professeur, d’une élégance onctueuse dans sa redingote, ses somptueuses boucles grisonnantes superbement coiffées et embaumant la Kölnischwasser, se préparait à se lancer dans sa tournée de suppliques matinales. Mais il avait dû oublier de se faire un shampooing. Elle se souvenait des pellicules qui jonchaient ses superbes épaules. L’irritation se mêlait à l’espoir dans ses chuchotements. Sa voix avait un sifflement bizarre. Aucun doute qu’aujourd’hui, même si le Gouverneur général avait la veille refusé de le voir, – aucun doute qu’aujourd’hui (surtout grâce à son exquise maîtrise de l’allemand) il serait cordialement accueilli par le chef du Einsatzgruppe der Sicherheitspolizei, auprès duquel il avait une recommandation sous la forme d’une lettre reçue d’un ami mutuel qui vivait à Erfurt (un sociologue, un des plus grands théoriciens nazis du problème juif), et qui en outre ne pourrait manquer d’être impressionné par ces autres références, ces diplômes honoris causa (sur parchemin authentique) de Heidelberg et Leipzig, ce recueil d’essais choisis publié à Mayence, Die polnische Judenfrage, etc., et ainsi de suite. Aucun doute qu’aujourd’hui…
Hélas pour le Professeur, il eut beau se démener, tirer les sonnettes, multiplier les suppliques, se présentant en personne dans une douzaine de bureaux en autant de jours, ses efforts de plus en plus frénétiques n’aboutirent à rien. Nul doute que ce fut pour lui un coup épouvantable de ne pouvoir obtenir un instant d’attention, la sympathie d’une oreille de bureaucrate. Mais il était encore un autre domaine où le Professeur avait commis une grave erreur de calcul. Sur le plan émotionnel et intellectuel, il était l’héritier romantique de la culture germanique d’un autre siècle, d’une ère irrémédiablement révolue et écroulée, et par là même, il était à cent lieues de soupçonner combien il était vain de sa part de vouloir s’insinuer, lui, avec sa défroque démodée, dans les couloirs de ce monstrueux pouvoir moderne bardé d’acier inoxydable et chaussé de lourdes bottes, le premier État technocratique, avec ses Regulierungen und Gesetzverordnungen, ses systèmes de fichiers et d’archives électriques, ses chaînes hiérarchiques anonymes et ses méthodes mécaniques de traitement de l’information, ses décrypteurs de codes, ses brouillages téléphoniques, sa ligne directe qui le reliait à Berlin – le tout fonctionnant à une vitesse aveugle, et sans la moindre petite place pour accueillir un obscur professeur polonais de droit et sa liasse de documents, sa couche de pellicules neigeuses, ses prémolaires étincelantes, ses grotesques demi-guêtres et son œillet à la boutonnière. Le Professeur fut l’une des premières victimes de la machine de guerre nazie à devoir son sort à la simple raison qu’il n’était pas « programmé » – ce fut presque aussi banal que cela. Presque, pourrait-on dire, mais pas tout à fait cependant, car l’autre raison importante qui lui valut d’être rejeté, fut le fait qu’il était un Polack, un mot allemand chargé d’autant de mépris ironique en allemand qu’en anglais. Ce Polack se trouvant en même temps être un universitaire, son visage exagérément anxieux, exalté, illuminé par une prière avide ne fut pas mieux accueilli au quartier général de la Gestapo que ne l’eût été celui d’un malade atteint de typhoïde, mais il était clair que le Professeur ne soupçonnait nullement combien il se trouvait dépassé par son époque.
Et bien qu’il n’eût aucun moyen de s’en rendre compte tandis qu’en ces premières journées d’automne, il sillonnait la ville, l’horloge du temps égrenait sans remords les heures qui le séparaient de sa fin. Sous l’œil indifférent du Moloch nazi, il n’était parmi d’autres qu’un zéro condamné. Aussi par ce matin gris et pluvieux de novembre où Sophie, agenouillée solitaire dans l’église Sainte-Marie, et soudain frappée par ce pressentiment qu’elle m’avait déjà décrit, se leva d’un bond pour rallier en toute hâte l’université – et là constater que la noble cour médiévale était coupée du monde par les soldats allemands qui fusils et mitraillettes braqués retenaient captifs cent quatre-vingts enseignants de l’université – le Professeur et Kazik se trouvaient au nombre des malheureux parqués frissonnants dans le froid, mains griffant vainement les cieux. Plus jamais elle ne les revit. Dans la version ultérieure, corrigée (et, j’en suis convaincu, sincère) qu’elle me fit de son histoire, elle m’affirma que l’arrestation de son père et de son mari ne lui causa pas de véritable chagrin – elle se sentait alors trop étrangère à eux pour en être profondément affectée –, mais sur un tout autre plan elle fut soumise à un choc qui lui martela les os, à une peur glaciale et à un sentiment de deuil dévastateur. Le sentiment qu’elle avait de son moi – de son identité – se défit. Car si les Allemands étaient capables de se livrer à cette cynique agression sur des dizaines et des dizaines de naïfs professeurs sans défense c’était là un présage des effroyables horreurs qui sans doute attendaient la Pologne dans les années à venir. Et ce fut au moins pour cette raison sinon pour d’autres qu’elle se précipita en sanglotant dans les bras de sa mère. Sa mère était authentiquement brisée. Douce, soumise et irréfléchie elle avait voué jusqu’au bout un amour fidèle à son mari ; à travers la comédie du chagrin que Sophie simula à son intention, elle ne put s’empêcher de se sentir affligée de l’affliction de sa mère.
Quant au Professeur – aspiré comme une vulgaire larve dans le tumulus funéraire du KL Sachsenhausen, funeste surgeon de l’inflexible léviathan du malheur humain engendré depuis des années déjà au KL Dachau –, tous ses efforts pour s’en extirper demeurèrent vains. Et la chose prend d’autant plus d’ironie que de toute évidence, les Allemands avaient sans le savoir emprisonné et condamné un homme que plus tard ils eussent peut-être considéré comme un grand prophète – l’excentrique philosophe slave dont la vision de la « solution finale » était antérieure à celle d’Eichmann et de ses complices (peut-être même à celle d’Adolf Hitler qui, lui, avait rêvé et conçu le tout), et qui de façon tangible détenait le message en main propre. « Ich habe meine Flugschrift », écrivit-il piteusement à la mère de Sophie dans un billet passé en fraude, seul message qu’elle reçut jamais de lui. « J’ai mon pamphlet. Ich verstehe nicht, warum… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi je ne parviens pas à approcher les autorités responsables et à les convaincre… »
L’emprise de la chair mortelle, et de l’amour mortel, est d’une force stupéfiante, jamais aussi farouche que lorsque l’amour s’est niché dans la mémoire de l’enfance : un jour qu’il se promenait avec elle, passant ses doigts dans les boucles folles de ses cheveux paille, il l’avait emmenée dans une carriole attelée d’un poney faire le tour des jardins au pied du château de Wawel, par un matin embaumé rempli de chants d’oiseaux. Sophie s’en souvenait et ne put réprimer une bouffée d’angoisse brûlante quand arriva la nouvelle de sa mort et qu’elle le vit tomber, tomber – protestant jusqu’à l’ultime seconde qu’ils s’étaient trompés d’homme – sous une rafale de balles brûlantes contre un mur de Sachsenhausen.