CHAPITRE IV
— À Cracovie, quand j étais petite fille, me dit Sophie, nous habitions une maison très vieille située dans une vieille rue tortueuse non loin de l’université. C’était une maison très très vieille, je suis sûre que certaines parties avaient été construites des siècles auparavant. C’est bizarre, tu sais, cette maison et la maison de Yetta Zimmerman, ce sont les seules où j’ai jamais habité de ma vie – de vraies maisons, je veux dire. Parce que, tu comprends, c’est là que je suis née, c’est là que j’ai passé toute mon enfance, et puis, quand je me suis mariée, c’est là que j’ai continué à habiter, avant que les Allemands arrivent et que je sois forcée d’aller vivre à Varsovie pendant un certain temps. Cette maison, je l’adorais quand j’étais toute petite, elle était calme et pleine de recoins d’ombre là-haut au troisième étage, et j’avais une chambre pour moi toute seule. De l’autre côté de la rue, il y avait une autre maison, très vieille elle aussi, avec, tu sais, des cheminées toutes tordues, et dessus tout en haut les cigognes avaient bâti leurs nids. Des cigognes, c’est bien ça. C’est drôle, en anglais je confondais toujours « storks », cigognes avec « stilts », échasses. En tout cas, je me souviens encore des cigognes sur la cheminée de la maison d’en face et je trouvais qu’elles ressemblaient tout à fait aux dessins de cigognes dans mon album de contes de fées, les contes des Frères Grimm, que je lisais en allemand. Je m’en souviens tellement, tellement bien, de ces livres, et des couleurs sur le dessus, et des dessins sur la couverture, des dessins d’animaux, d’oiseaux, de gens. J’ai su lire en allemand avant de lire en polonais, et, tu sais, j’ai même été capable de parler allemand avant de parler polonais, si bien que le jour où je suis entrée à l’école, chez les sœurs, tout le monde me taquinait à cause de mon accent allemand.
« Tu sais, Cracovie, c’est une ville très très vieille, et notre maison n’était pas très loin de la place centrale, la place avec au milieu le magnifique bâtiment qui date du Moyen Âge – le Sukiennice comme on l’appelle en polonais, ce qui traduit en anglais signifie je crois la Malle au Drap, où se tenait autrefois un marché où l’on vendait toutes sortes d’étoffes et de tissus. Et puis là, il y a aussi un beffroi sur l’église Sainte-Marie, très très haut, mais à la place des cloches, il y a des hommes, de vrais hommes, vivants, qui sortent sur une espèce de balustrade, des hommes qui sortent et qui jouent de la trompette pour annoncer l’heure. La nuit, le son est magnifique. Plutôt lointain et triste, à vrai dire, comme les trompettes dans une des suites pour orchestre de Bach, qui me font toujours penser à un passé très lointain et à cette chose mystérieuse qu’est le temps. Quand j’étais petite, je restais allongée dans ma chambre, dans le noir, et j’écoutais les sabots de chevaux dans la rue tout en bas – dans ce temps-là, il n’y avait guère d’automobiles en Pologne –, et pendant que je glissais dans le sommeil, j’entendais les hommes souffler dans leurs trompettes tout en haut du beffroi, un son très triste et très lointain, et je me posais des questions à propos du temps – le mystère du temps, tu comprends. Ou alors je restais là sans bouger dans mon lit et je réfléchissais aux horloges. Dans le couloir, il y avait une très vieille horloge, une pendule posée sur une espèce de socle et qui avait appartenu à mes grands-parents, et un jour j’ai ouvert le panneau du fond, j’ai regardé à l’intérieur pendant qu’elle marchait et j’ai vu un tas de leviers et de petites roues et de pierres précieuses – presque toutes des rubis, je crois –, et tout ça brillait à cause du reflet du soleil. Et alors la nuit quand je ne dormais pas je m’imaginais souvent à l’intérieur de cette horloge – tu te rends compte, quelle idée folle pour un enfant ! – et je restais là à flotter assise sur un ressort en regardant bouger les leviers et tourner les roues et en contemplant les rubis, tout rouges et brillants et aussi gros que ma tête. Et quand enfin je n’endormais, j’emportais cette horloge dans mes rêves.
« Oh, des souvenirs de Cracovie, j’en ai tellement tellement, je ne sais pas par où commencer ! C’était une époque merveilleuse, ces années d’entre les deux guerres, même pour la Pologne, qui est un pays pauvre et qui souffre, tu le sais peut-être, d’un complexe d’infériorité. Nathan pense que j’exagère quand je dis combien nous étions heureux dans ce temps-là – il n’arrête pas de se moquer de la Pologne –, mais je lui parle de ma famille, et je lui raconte comment nous vivions, une vie merveilleuse, très civilisée, on ne peut pas imaginer vie meilleure, vraiment. ‘Qu’est-ce que vous faisiez pour vous amuser le dimanche ? qu’il me dit. Vous bombardiez les Juifs avec des pommes de terre pourries ?’ Tu comprends, pour lui, la Pologne, c’est encore un pays tellement antisémite, il ne peut pas s’empêcher de penser à ça et de faire toutes ces plaisanteries, ce qui fait que moi, j’ai beaucoup de peine. Parce que c’est vrai, je veux dire, tout le monde le sait, il y a beaucoup d’antisémitisme en Pologne, ce qui fait que moi j’ai affreusement honte et de multiples façons, comme toi, Stingo, quand tu éprouves cette misère* en pensant aux gens de couleur du Sud. Mais je l’ai dit à Nathan, oui, c’est vrai, tout à fait vrai toutes ces vilaines choses qu’on raconte sur l’histoire de la Pologne, mais il faut qu’il comprenne – vraiment*, il doit faire un effort pour se rendre compte que tous les Polonais n’étaient pas ainsi, il y a des gens honnêtes, comme par exemple ma famille qui… Oh, c’est tellement horrible de parler de ces choses. Ça me donne des pensées tristes à propos de Nathan, il est… obsédé, aussi je crois bien que je ferais mieux de changer de sujet…
« Oui, ma famille. Ma mère et mon père étaient tous les deux professeurs à l’université, ce qui explique que presque tous mes souvenirs sont en rapport avec l’université. C’est une des plus anciennes universités d’Europe, fondée il y a très longtemps, dès le quatorzième siècle. Je n’ai jamais connu d’autre vie, la vie d’une fille de professeurs, et c’est peut-être pourquoi tous les souvenirs que je garde de cette époque ont ce côté paisible et civilisé. Stingo, il faut qu’un jour tu ailles en Pologne, que tu visites le pays et que tu écrives quelque chose. Un pays tellement beau. Tellement triste. Tu te rends compte, ces vingt années que j’ai passées là-bas, ces vingt années pendant lesquelles j’ai grandi, ces vingt années, ce sont les seules années de liberté que la Pologne ait jamais connues. Après des siècles, tu te rends compte ! Je suppose que c’est pourquoi j’entendais si souvent mon père dire : ‘C’est une époque radieuse pour la Pologne.’ Parce que pour la première fois, tout était libre, tu comprends, dans les universités, dans les écoles – on était libre d’étudier tout ce qu’on avait envie d’étudier. Et sans doute que c’était pourquoi les gens étaient capables de profiter tellement de la vie, parce qu’ils avaient le droit d’étudier et d’apprendre, et d’écouter de la musique, et au printemps et en été, d’aller à la campagne le dimanche. En fait il m’est arrivé parfois de me dire que j’aime la musique presque autant que j’aime la vie. Nous allions à tous les concerts. Quand j’étais toute petite, dans cette maison, cette très vieille maison, la nuit je restais les yeux grands ouverts dans mon lit et j’écoutais ma mère qui en bas jouait du piano – du Schumann ou du Chopin le plus souvent, ou du Beethoven, du Scarlatti ou du Bach, c’était une merveilleuse pianiste –, je restais les yeux grands ouverts et j’entendais cette musique merveilleuse et douce qui montait et emplissait la maison et je me sentais tellement bien là au chaud et en sécurité. Je pensais que personne n’avait de parents plus merveilleux ni de vie plus heureuse que moi. Et je me disais que bientôt je grandirais et je me demandais ce que je deviendrais quand je cesserais d’être une enfant, que peut-être je me marierais et que je devenirais professeur de musique comme ma mère. Ce serait merveilleux de vivre ainsi, me disais-je, d’être capable de jouer de la belle musique, d’enseigner et d’épouser un merveilleux professeur comme mon père.
« Ni mon père ni ma mère n’étaient originaires de Cracovie. Ma mère était de Lodz et mon père de Lublin. Ils s’étaient rencontrés à Vienne à l’époque où ils faisaient leurs études. Mon père faisait son droit à l’Académie des Sciences d’Autriche, et ma mère étudiait la musique dans la même ville. Tous les deux étaient catholiques, des catholiques très pieux, ce qui fait que j’ai eu une enfance très dévote et suis toujours allée à la messe et au catéchisme, ce qui pourtant ne veut pas dire, tu sais, que j’étais fanatique, cinglée. Je croyais très fort en Dieu, mais mon père et ma mère, ils n’étaient pas… tu sais bien, je ne connais pas le mot exact, je crois qu’on dit durs – oui. c’est ça, ils n’étaient pas durs, pas méchants. Ils n’étaient pas comme ça. Ils étaient très libéraux – même, pourrait-on dire, presque socialistes – et ils votaient toujours avec les ouvriers et les démocrates. Mon père détestait Pilsudski. Il disait que pour la Pologne il était plus redoutable que Hitler, et la nuit où Pilsudski est mort, il a bu tout plein de schnaps pour fêter ça. C’était un pacifiste, mon père, et même s’il parlait souvent de l’époque radieuse que traversait la Pologne, je savais qu’au fond *, il voyait les choses en noir et se faisait du souci. Je me souviens qu’un jour, je l’ai entendu parler à ma mère – en 1932 sans doute –, je l’ai entendu qui disait de sa voix sombre : ‘Impossible que ça dure vraiment. Il y aura une guerre. Le destin n’a jamais permis à la Pologne d’être heureuse très longtemps.’ Il avait dit ça en allemand, je m’en souviens. Chez nous, nous parlions plus souvent allemand que polonais. Le français *, j’ai appris à le parler à l’école, presque à la perfection, mais je parlais l’allemand avec encore plus de facilité que le français. C’était l’influence de Vienne, tu comprends, où mon père et ma mère étaient restés si longtemps, et en outre mon père enseignait le droit et à cette époque c’était surtout l’allemand qui était la langue des gens cultivés. Ma mère savait faire à merveille la cuisine viennoise. Oh, bien sûr elle était capable de préparer des bons plats polonais, mais la cuisine polonaise n’est pas précisément de la haute cuisine*, c’est pourquoi je me souviens surtout des plats qu’elle préparait dans la grande cuisine chez nous à Cracovie – Wiener Gulash Suppe et Schnitzel, oh ! je me souviens surtout d’un merveilleux dessert qu’elle faisait souvent et qu’on appelle le pudding Metternich et qui était tout bourré de marrons et de beurre et de pelures d’oranges.
« Je sais bien que ça doit paraître ennuyeux d’entendre tout le temps répéter ça, mais mon père et ma mère étaient des gens merveilleux. Nathan, tu le sais, il va bien maintenant, il est calme, il est dans un de ses bons moments – une de ses bonnes périodes, c’est bien ça ? mais quand il est dans ses mauvais moments, comme par exemple la première fois que tu l’as vu –, quand il traverse une de ses tempêtes *, comme je dis, il se met à me crier dessus et à me traiter de salope, de sale Polonaise antisémite. Oh, ce langage, et ces noms qu’il donne à moi, des mots que je n’ai jamais entendus nulle part, en anglais, en yiddish, tout ! Mais toujours des choses comme : ‘Espèce de sale truie polonaise, pauvre minable nafka{7}, kurveh{8}, tu me tues, tu me tues comme vous autres sales cochons de Polonais avez toujours tué les Juifs !’ Et moi j’essaie de parler à lui, mais lui il refuse d’écouter, il reste là fou de colère, et moi j’ai toujours su que dans ces moments-là ça ne sert à rien de parler des bons Polonais comme mon père. Papa était né à Lublin quand la ville appartenait aux Russes, là-bas il y avait beaucoup, beaucoup de Juifs, des Juifs qui souffraient beaucoup à cause des terribles pogroms. Un jour ma mère m’a dit – parce que mon père, ces choses, il refusait toujours d’en parler –, qu’à l’époque ou il était jeune homme, lui et son frère, qui était prêtre, ils avaient risqué leur vie en cachant trois familles juives pendant un Pogrom pour que les soldats cosaques ne les trouvent pas. Mais je sais que si j’essaierai de raconter ça à Nathan pendant une de ses tempêtes*, ça le pousse tout simplement à crier un peu plus tort et à me traiter de menteuse et de salope polonaise. Oh, il faut que je sois tellement patiente* avec Nathan dans ces moments-la – je sais que dans ces moments-la, il devient très malade, qu’il n’est pas tout a tait normal – et moi, je me contente de me détourner, de me taire et de penser à autre chose, en attendant que la tempête* s’éloigne et qu’il recommence à être tout gentil et tout doux, tout plein de tendresse* et d’amour.
« Je crois que c’est il y a environ dix ans, un an ou deux avant le début de la guerre, que j’ai pour la première fois entendu mon père prononcer le mot Massenmord. C’était après toutes les histoires qu’on avait lues dans les journaux au sujet des destructions terribles que les Nazis avaient infligées en Allemagne aux synagogues et aux magasins juifs. Je me souviens que tout d’abord, mon père a dit quelque chose à propos de Lublin et des pogroms qu’il avait vus là-bas, autrefois, et puis il a dit : ‘D’abord de l’est, et maintenant de l’ouest. Cette fois ça sera ein Massenmord.’ Sur le moment, je n’ai pas compris tout à fait ce qu’il veut dire, sans doute un peu parce qu’à Cracovie il y avait bien un ghetto mais moins de Juifs que dans beaucoup d’autres villes, et puis de toute façon, moi je n’avais pas le sentiment qu’ils étaient tellement différents, ni victimes ni persécutés. Sans doute que j’étais ignorante, Stingo. À l’époque, j’étais mariée avec Casimir – tu sais, je me suis mariée très, très jeune et je suppose que j’étais toujours comme une petite fille et que je continuais à penser que cette vie merveilleuse tellement douillette et bien protégée et sûre ne cesserait jamais. Maman, Papa, Casimir et Zosia – Zosia c’est, tu sais, c’est le surnom pour Sophie –, là tous ensemble à vivre si heureux dans la grande maison, à manger de la Wiener Gulash Suppe, à étudier et apprendre et écouter Bach – oh, éternellement. Je ne comprends pas comment j’ai pu être stupide à ce point. Casimir était un assistant de mathématiques que j’avais rencontré un jour que ma mère avait invité plusieurs jeunes professeurs de l’université. Quand Casimir et moi nous nous sommes mariés, on a fait des projets pour aller à Vienne comme autrefois mon père et ma mère. Ce qui aurait ressemblé beaucoup à la façon dont eux avaient fait leurs études. Casimir devait obtenir son diplôme supérieur* à l’Académie autrichienne et moi je voulais étudier la musique. Moi aussi je jouais du piano depuis l’âge de huit ou neuf ans et je me proposais de suivre les cours d’un professeur très célèbre, Frau Theimann, qui avait fait travailler ma mère et bien que très âgée continuait toujours à enseigner. Mais cette année-là il y a eu l’Anschluss et les Allemands sont entrés à Vienne. La situation a commencé à devenir très effrayante et mon père a dit qu’il était sûr que la guerre allait éclater.
« Je m’en souviens tellement bien, de cette dernière année que nous avons passée tous ensemble à Cracovie. D’une certaine façon je n’arrivais toujours pas à croire que cette vie que nous menions là tous ensemble risquait de changer un jour. J’étais si heureuse avec Casimir – Kazik – et je l’aimais tant, tellement. Il était si généreux, si tendre, si intelligent – tu vois, Stingo, c’est vrai, je ne suis attirée que par les hommes intelligents. Je ne peux pas dire si j’aimais Kazik davantage que j’aime Nathan – Nathan, je l’aime tellement que ça me brise le cœur – et peut-être qu’on ne devrait jamais faire ce genre de choses, comparer un amour avec un autre amour. En tout cas, j’aimais Kazik profondément, profondément, et je ne pouvais pas supporter l’idée que la guerre se rapprochait et que Kazik risquait de devenir soldat. Ce qui fait que cette idée, nous l’avons chassée de nos têtes et que toute cette année-là nous avons passé notre temps à courir les concerts, et à lire des tas de livres, et à aller au théâtre et à faire de longues promenades à pied dans la ville, et moi, c’est pendant ces promenades que je commence à apprendre à parler russe. Kazik était originaire de Brest-Litovsk, qui pendant très longtemps avait été russe, ce qui fait qu’il parlait cette langue aussi bien que le polonais et qu’il a appris à moi à la parler et pas mal du tout. Pas comme mon père, qui lui aussi avait vécu sous les Russes mais les haïssait tellement qu’à moins d’y être forcé, il refusait toujours de parler leur langue. Bref, pendant cette période, je refusais obstinément de croire que cette vie était à la veille de finir. Bien sûr je savais qu’il y aurait des changements, mais des changements naturels, tu comprends, par exemple que nous quitterions la mai son de mes parents pour nous installer dans maison à nous et fonder une famille. Mais je croyais que tout ça viendrait après la guerre, si jamais il y avait la guerre, parce que bien sûr la guerre serait très courte, les Allemands seraient battus et alors Kazik et moi pourrions bientôt partir pour Vienne et faire nos études comme nous en avions toujours eu envie.
« Quelle idiote j’étais de croire des choses pareilles, Stingo. Je ressemblais à mon oncle Stanislaw, le frère de mon père, qui était colonel dans la cavalerie polonaise. C’était mon oncle favori, tellement plein de vie, avec son gros rire et cette espèce de naïveté et de foi merveilleuse dans la grandeur de la Pologne – la gloire, tu comprends, la patrie*, etc., comme si pendant tant d’années la Pologne n’avait pas été soumise aux Prussiens, aux Autrichiens, aux Russes, mais avait connu cette continuité* qu’ont connue la France ou l’Angleterre ou d’autres pays du même genre. Il venait parfois nous voir à Cracovie, avec son uniforme, son sabre et sa moustache de hussard, il parlait très fort et il riait beaucoup, et il disait que les Allemands ne manqueraient pas de recevoir bonne leçon s’ils essayaient d’attaquer la Pologne. Je crois que mon père faisait exprès de continuer à être gentil avec mon oncle – tu comprends, il essayait de faire plaisir à lui –, mais Kazik, lui, avec son esprit très logique et très direct, il essayait de discuter avec oncle Stanislaw de façon amicale et il lui demandait à quoi pourraient bien servir ces troupes à cheval quand les Allemands arriveraient avec leurs Panzer et leurs chars. Et mon oncle, il disait qu’il n’y avait qu’une seule chose qui comptait, le terrain, et que la cavalerie polonaise savait comment manœuvrer sur son terrain familier et que les Allemands se retrouveraient complètement perdus en terrain inconnu et c’était pour ca que les troupes polonaises forceraient les Allemands à rebrousser chemin. Et tu sais ce qui s’est passé quand ils se sont trouvés face à face – une catastrophe totale*, et en moins de trois jours. Oh tout ça tellement absurde, tellement courageux et futile. Tous ces hommes, tous ces chevaux ! Et si triste, Stingo, triste…
« Le jour où les soldats allemands sont entrés à Cracovie – en septembre 1939 – tout le monde a été abasourdi et terrifié et bien entendu, nous, nous haïssions cette chose qui nous arrive mais nous restons calmes en espérant que tout va finir par s’arranger pour le mieux. À dire vrai, cette période-là n’a pas été trop pénible, Stingo, au début je veux dire, parce que nous avions la conviction que les Allemands nous traiteraient de façon correcte. Ils n’avaient pas bombardé notre ville autant qu’ils avaient bombardé Varsovie, ce qui fait que nous nous sentons un peu privilégiés et protégés, épargnés. Les soldats allemands, ils avaient conduite très convenable et je me souviens que mon père disait que c’était la preuve de ce qu’il croyait depuis si longtemps. Il croyait que le soldat allemand était toujours fidèle à la tradition de la vieille Prusse, qui avait le culte de l’honneur et de la correction et que c’était pour ça qu’ils ne feraient pas de mal aux civils et ne se montreraient pas cruels. Et puis, on se sentait rassurés d’entendre ces milliers et ces milliers de soldats qui parlaient allemand, l’allemand qui dans notre famille était presque notre langue maternelle. Donc tout au début, il y a eu panique mais après tout ça ne paraissait pas si terrible. Mon père a été terriblement malheureux en apprenant ce qui s’était passé à Varsovie mais il disait que nous devions continuer à vivre comme avant. Il disait qu’il ne se faisait pas d’illusions au sujet de ce que Hitler pense des intellectuels mais il disait aussi que dans d’autres endroits comme Vienne et Prague beaucoup de professeurs d’université avaient reçu la permission de continuer leur travail, et il pensait que ce serait la même chose pour Casimir et pour lui. Après, comme les semaines et les semaines passaient et que rien ne changeait, nous avons compris que pour cette fois, tout irait bien à Cracovie, je veux dire que les choses seraient supportables.
« Un matin de ce mois de novembre, je suis allée entendre la messe à Sainte-Marie, tu sais, l’église aux trompettes. À Cracovie, j’allais assez souvent à la messe et j’y suis allée très souvent après l’arrivée des Allemands, pour prier pour que la guerre finisse. Peut-être que toi, tu trouveras ça égoïste et horrible, Stingo, mais je crois que je souhaitais avant tout que la guerre finisse pour pouvoir partir à Vienne avec Kazik et commencer mes études. Oh, bien sûr, il y avait un million d’autres raisons pour prier, mais les gens sont égoïstes, tu sais, et il me semblait que j’avais eu beaucoup de chance que ma famille soit épargnée et se retrouve saine et sauve, et c’est pourquoi je souhaitais simplement voir la guerre finir pour que la vie redevienne comme avant. Ce matin-là à la messe, quand je me suis mise à prier, il m’est venu un… une prémonition* – oui, c’est ça, une prémonition, et je me suis sentie peu à peu envahie par cette impression de terreur grandissante. Je ne savais pas d’où me venait cette terreur, mais voilà que tout à coup la prière s’arrête dans ma bouche et que je sens le vent balayer l’église tout autour de moi, très froid et très humide. Et je me suis rappelé alors ce qui avait provoqué cette terreur, quelque chose qui s’était abattu sur moi comme un éclair brillant. Parce que je me souvenais tout à coup que le matin même le nouveau gouverneur général nazi du district de Cracovie, cet homme qu’on appelait Frank, avait décrété que tous les professeurs de l’université se rassembleraient dans la cour de maison*, oui, la cour de l’université, sous prétexte qu’on devait leur annoncer les nouvelles règles auxquelles le corps enseignant serait soumis pendant toute la durée de l’occupation. Ce n’était rien de grave. En principe il s’agissait d’une simple réunion. En principe ils devaient tous se retrouver là-bas ce matin-là. Mon père et Kazik avaient appris la nouvelle seulement la veille et comme la chose leur semblait, ma foi, parfaitement raisonnable, personne n’y avait accordé trop d’importance. Mais quand il y a eu cet éclair, j’ai eu l’intuition de quelque chose de très, très mauvais, et alors je sors de l’église en courant pour me précipiter dans la rue.
« Et oh, Stingo ! écoute bien : je n’ai jamais revu ni mon père ni Kazik, jamais plus. Je cours, ce n’était pas loin, et quand j’arrive devant l’université, il y a une foule immense près du grand portail sur le devant de la cour. La rue était interdite à la circulation, et il y avait ces énormes camions allemands et des centaines et des centaines de soldats allemands armés de fusils et de mitrailleuses. Il y avait aussi une barrière* et les soldats allemands, ils ont refusé de me laisser passer et au même moment, je vois une vieille dame que je connaissais bien, le Professeur Wochna, dont le mari enseignait la chimie*, oui, c’est ça, la chimie. Elle est devenue hystérique, elle s’est mise à pleurer et elle s’est effondrée dans mes bras en disant : ‘Oh ils sont tous partis, on les a tous emmenés ! Tous !’ Et moi je n’arrivais pas à y croire, je n’arrivais pas à y croire, et puis la femme d’un autre professeur s’est approchée, et elle aussi elle pleurait et elle m’a dit : ‘Si, c’est vrai. On les a emmenés, mon mari aussi ils l’ont emmené, le Professeur Smollen.’ Et alors petit à petit moi aussi je me mets à y croire, je vois tous ces camions fermés qui descendent la rue et s’éloignent vers l’ouest, et cette fois, j’y crois et moi aussi je me mets à pleurer et je deviens hystérique. Alors j’ai couru jusqu’à la maison, j’ai tout raconté à ma mère et on se jette en pleurant dans les bras l’une de l’autre. Ma mère m’a dit : ‘Zosia, Zosia où sont-ils partis ? Où est-ce qu’ils les ont emmenés ?’ Et j’ai dit que je n’en savais rien et c’est seulement au bout d’un mois qu’on a appris. Mon père et Kazik avaient été emmenés au camp de concentration de Sachsenhausen et on a appris que tous les deux avaient été abattus le jour du Nouvel An. Assassinés uniquement parce qu’ils étaient polonais, et professeurs. Il y avait beaucoup d’autres professeurs ; au total cent quatre-vingts je crois, et beaucoup ne sont jamais revenus eux non plus. Et c’est peu de temps après que nous sommes parties pour Varsovie – il était indispensable que je trouve du travail…
« Après toutes ces longues années, en 1945, une fois la guerre finie et quand je me suis retrouvée en Suède dans le centre pour personnes déplacées, il m’est souvent arrivé de repenser à cette période où mon père et Kazik avaient été assassinés et de penser à toutes les larmes que j’avais versées, et je me demandais pourquoi je ne pouvais plus pleurer, alors que toutes ces choses m’étaient arrivées. Et c’était vrai, Stingo, je n’avais plus d’émotions. J’étais devenue incapable de rien sentir, à croire qu’il n’y avait plus de larmes en moi et que je ne pouvais plus en verser. Là-bas en Suède au centre, je suis devenue amie avec une Juive d’Amsterdam qui a été très bonne avec moi, surtout après que j’ai essayé de me tuer. Je suppose que je n’ai pas essayé très fort, je me suis coupé le poignet avec un bout de verre, et il n’y a pas eu beaucoup de sang, mais cette vieille dame juive, elle a montré beaucoup d’amitié à moi et tout cet été-là nous avons beaucoup parlé ensemble. Elle avait été internée dans le même camp que moi, et elle avait perdu deux de ses sœurs. Je ne comprends pas comment elle a survécu, il y a eu tant de Juifs assassinés là-bas, tu sais, des millions et des millions de Juifs, mais pourtant, elle a réussi à survivre, comme moi, comme seulement un tout petit nombre d’entre nous. Elle parlait très bon anglais, en plus de l’allemand, et c’est comme ça que j’ai commencé à apprendre l’anglais, parce que je savais que je finirais sans doute par venir en Amérique.
« Elle était très pieuse, cette femme, il y avait une synagogue là-bas, et elle allait toujours prier. Elle m’a expliqué un jour qu’elle continuait à croire très fort en Dieu, et un jour elle m’a demandé si moi aussi je ne croyais pas en Lui – le Dieu des Chrétiens – de la même façon qu’elle, elle croyait dans son Dieu – le Dieu d’Abraham. Elle m’a dit qu’à cause de tout ce qui lui était arrivé, sa foi en Lui était encore plus forte, quand bien même elle connaissait des Juifs qui avaient maintenant le sentiment que Dieu avait abandonné le monde. Et moi, alors, je lui ai dit que oui, il y avait eu autrefois un temps où moi aussi je croyais en Dieu et en sa Sainte Mère, mais maintenant après toutes ces années j’étais comme ces Juifs qui pensent que Dieu a disparu à jamais. Je lui ai dit que je savais que Dieu avait détourné Son visage de moi et que maintenant je ne pouvais plus adresser à Lui mes prières, comme autrefois à Cracovie. Maintenant je ne pouvais plus L’implorer, de même que je ne pouvais plus pleurer. Alors elle m’a demandé comment je sais que le Christ avait détourné de moi Son visage, je lui dis que je le sais, tout simplement, je savais tout simplement que seul un Jésus dépourvu de toute pitié et qui ne se souciait plus de moi avait pu accepter que les gens que j’aimais soient tués et me permettre de continuer à vivre avec autant de remords. C’était déjà suffisamment affreux qu’ils soient morts comme ils étaient morts, mais ce remords, c’était plus que je ne pouvais en supporter. On peut souffrir*, mais on ne peut souffrir que jusqu’à un certain point…
« Peut-être trouveras-tu que c’est une petite chose, Stingo, mais laisser quelqu’un mourir sans un au revoir, sans un adieu *, sans un seul mot de réconfort ni de sympathie, c’est ça qui est si horrible à supporter. J’ai écrit un tas de lettres à mon père et à Kazik, là-bas à Sachsenhausen, mais elles sont toutes revenues avec la mention ‘inconnu’. Je voulais seulement leur dire combien je les aimais, surtout Kazik, non pas que je l’aimais plus que Papa, mais parce que la toute dernière fois qu’on s’était vus, nous avions eu grosse dispute et cela avait été affreux. On n’avait presque jamais de disputes, mais il y avait plus de trois ans qu’on était mariés et je suppose que c’était naturel de se disputer de temps en temps. En tout cas, la veille de ce jour affreux, on a eu grosse dispute le soir, je ne me souviens même plus exactement de quoi il s’agissait, à vrai dire, et je lui ai dit : ‘Spadaj’ ! – ce qui en polonais revient à dire ‘Tu peux crever’ – et il est sorti comme un fou et cette nuit-là nous n’avons pas dormi dans la même chambre. Et après, je ne l’ai même pas revu une dernière fois. Et c’est ça que j’ai trouvé le plus difficile à supporter, l’idée qu’on n’a même pas eu une séparation un peu tendre, un baiser, une étreinte, rien. Oh, je sais bien que Kazik savait que je l’aimais toujours et moi je savais qu’il m’aimait, mais n’empêche que c’est encore pire qu’en plus il ait souffert de n’avoir pu me le dire, me faire comprendre qu’il savait qu’on s’aimait.
« Aussi, Stingo, ça fait longtemps que je vis avec ce remords, ce remords très, très fort dont je n’arrive pas à me débarrasser, alors que je sais pourtant qu’il n’a aucune raison d’être, comme me le disait cette Juive en Suède, quand elle essayait de me faire voir que tout l’amour que nous avions eu, c’était ça qui comptait plus que tout, et non pas la dispute ridicule. Mais j’ai toujours ce gros remords. C’est drôle, Stingo, tu sais que de nouveau j’ai appris à pleurer, et je pense que ça signifie peut-être que je suis redevenue un être humain. Au moins ça, qui sait. Un morceau d’être humain, oui, mais tout de même, un être humain. Souvent, toute seule, je pleure en écoutant de la musique, ça me rappelle Cracovie et les années d’autrefois. Et tu sais, il y a un morceau de musique que je peux pas écouter, il me fait tellement pleurer que mon nez se bouche, je ne peux pas respirer, mes yeux coulent comme des rivières. C’est quand j’écoute ces disques de Haendel que j’ai eus pour Noël, ‘Je sais que mon Sauveur est vivant’, c’est ça qui me fait pleurer à cause de mes remords, et aussi de savoir que mon Sauveur n’est pas vivant et que mon corps sera détruit par les vers et que jamais, jamais mes yeux ne reverront Dieu. »
À l’époque dont je fais ici le récit, cet été trépidant de 1947, où elle me confia tant de choses sur son passé et où le destin voulut que je me laisse prendre au piège, comme un pauvre hanneton de juin, dans l’incroyable trame d’émotions qui tissait la relation entre Sophie et Nathan, elle avait un emploi de réceptionniste à mi-temps dans le cabinet du Dr. Hyman Blackstock (né Bialystock), à la périphérie de Flatbush. Il y avait alors un peu moins d’un an et demi que Sophie était en Amérique. Le Dr. Blackstock était chiropracteur et lui aussi polonais immigré, mais depuis longtemps fixé en Amérique. Il comptait parmi ses malades de nombreux immigrants de vieille date et aussi des réfugiés juifs arrivés plus récemment. Sophie avait obtenu cet emploi peu de temps après son arrivée à New York, dans les tout premiers mois de l’année précédente, alors qu’elle venait de débarquer en Amérique sous les auspices d’un organisme de secours international. Blackstock (qui outre sa mamaloshen{9} yiddish parlait couramment polonais) fut tout d’abord navré que l’agence lui ait envoyé une jeune femme goy qui ne connaissait que quelques mots de yiddish appris dans un camp de concentration. Mais, c’était un homme chaleureux et, sans doute influencé par sa beauté, ses malheurs et le fait qu’elle parlait un allemand parfait, il l’embaucha pour lui confier ce poste dont elle avait le plus grand besoin, ne possédant pratiquement rien d’autre que la mince défroque qui lui avait été remise en Suède au centre pour personnes déplacées. Blackstock n’avait pas de souci à se faire ; en quelques jours, Sophie se révéla capable de bavarder en yiddish avec les malades, à croire qu’elle avait elle-même grandi dans le ghetto. Elle loua alors la modeste chambre qu’elle occupait chez Yetta Zimmerman – son premier véritable foyer depuis sept ans – presque aussitôt après avoir décroché son emploi. Ne travailler que trois jours par semaine permit à Sophie, pour ainsi dire, de survivre, tout en lui laissant des loisirs supplémentaires qu’elle mit à profit pour améliorer son anglais en suivant des cours gratuits à Brooklyn Collège et, de façon plus générale, pour s’habituer à la vie de l’immense banlieue pittoresque et grouillante.
Elle m’affirma que jamais elle ne s’était ennuyée. Elle était résolue à reléguer derrière elle la démence qui avait marqué son passé – pour autant du moins que le permettait un esprit vulnérable et torturé par le souvenir – et ainsi, pour elle, l’immense cité devint-elle en esprit aussi bien qu’en réalité le Nouveau Monde. Elle sentait que, physiquement, elle restait encore très éprouvée, ce qui pourtant ne l’empêchait nullement de goûter aux plaisirs qui s’offraient à elle avec l’avidité d’une enfant lâchée en liberté dans une boutique de glaces. La musique, entre autres ; le simple fait que la musique fût là, disponible, l’emplissait, disait-elle, d’une sensation de volupté, comme celle que l’on éprouve au seuil d’un repas qui s’annonce somptueux. Jusqu’au jour où elle rencontra Nathan, elle n’avait pu s’offrir le luxe d’un tourne-disque, mais c’était sans importance ; sur le petit poste radio portatif dont elle fit l’emplette, il y avait de la musique en permanence, de la musique splendide, diffusée par ces stations aux initiales bizarres dans lesquelles elle s’embrouillait toujours – WQXR, WNYC, WEVD – et des hommes aux voix feutrées qui annonçaient les noms magiques de tous les princes et potentats du monde de la musique dont pendant si longtemps les harmonies lui avaient été refusées ; même de petites œuvres rebattues comme l’Inachevée de Schubert, ou Eine Kleine Nachtmusik, la transportaient d’une extase toute neuve. Et bien entendu, il y avait aussi les concerts, à l’Académie de Musique, et, en été, au Lewisohn Stadium, à Manhattan, de la musique somptueuse offerte pratiquement gratis, de la musique comme par exemple le Concerto pour Violon de Beethoven exécuté un certain soir au stadium par Yehudi Menuhin avec une tendresse et une passion si voraces, si farouches, qu’assise là-haut solitaire à la périphérie de l’amphithéâtre, frissonnant légèrement sous les étoiles étincelantes, elle éprouva un sentiment de sérénité, de réconfort intérieur qui la laissa stupéfaite, en même temps que la certitude nouvelle que la vie méritait d’être vécue, sa vie dont elle parviendrait peut-être un jour à rassembler les fragments éparpillés pour, avec un peu de chance, se reconstruire un nouveau moi.
Au cours de ces premiers mois, Sophie passa seule une grande partie de son temps. Ses difficultés (bientôt surmontées) pour parler la langue la rendaient timide, mais il n’empêche qu’elle était heureuse de rester souvent seule, savourait en fait sa solitude comme un luxe, dans la mesure où ces dernières années, une des choses dont elle avait le plus souffert avait été l’absence de toute intimité. Durant ces mêmes années, elle avait été privée de livres, en fait de presque toute forme de lecture, et elle se mit à lire avec avidité, s’abonnant à un journal polono-américain et fréquentant une librairie polonaise située à deux pas de Fulton Street et qui disposait d’une importante bibliothèque de prêt. Par goût, elle s’intéressait surtout aux traductions d’auteurs américains, et le premier livre qu’elle lut jusqu’au bout, elle s’en souvenait, fut Manhattan Transfer, de Dos Passos. Suivirent alors L’Adieu aux armes, Une tragédie américaine et Au fil du fleuve, de Wolfe, ce dernier en traduction polonaise, une traduction si minable que, se résignant à rompre le vœu qu’elle s’était fait, au camp de concentration, de renoncer pour le restant de ses jours à tout ce qui était écrit en allemand, elle lut une traduction allemande qu’elle se procura dans une annexe de la bibliothèque publique. Soit que cette traduction fût brillante et riche, soit encore que la vision de l’Amérique qui était celle de Wolfe, lyrique et tragique, mais en même temps optimiste et profonde, fût précisément ce dont l’âme de Sophie avait alors besoin – elle, fraîchement débarquée sur ce continent, avec seulement une connaissance rudimentaire de ses paysages et de leur démesure gargantuesque –, toujours est-il que de tous les livres qu’elle lut cet hiver et ce printemps-là, ce fut Au fil du fleuve qui lui laissa l’impression la plus profonde. En fait, Wolfe captura tellement son imagination qu’elle décida de s’attaquer à Que l’ange regarde de ce côté, dans la version anglaise, mais ne tarda pas à renoncer à ce pensum, qu’elle trouva d’une difficulté atroce. Pour le néophyte, notre langue est une langue cruelle, dont l’orthographe et les idiotismes farfelus ne manifestent jamais autant leur absurdité que dans le texte imprimé, et la capacité de Sophie pour lire et écrire resta toujours à la traîne de son anglais parlé, truffé – à mes yeux – d’erreurs aussi fantasques que charmantes.
Son expérience de l’Amérique se limitait à New York – principalement à Brooklyn – et avec le temps, la ville finit par lui inspirer presque autant d’amour que de terreur. De toute sa vie elle n’avait connu que deux agglomérations urbaines – Cracovie, minuscule et figée dans sa quiétude gothique et, plus tard, l’informe tas de débris auquel le Blitzkrieg avait réduit Varsovie. Ses souvenirs les plus doux – ceux sur lesquels elle aimait s’appesantir – avaient tous leurs racines dans sa ville natale, pétrifiée pour l’éternité dans une frise de vénérables toits et de ruelles et venelles tortueuses. Les années qui s’étaient écoulées entre Cracovie et Brooklyn l’avaient contrainte – avant tout pour ne pas sombrer dans la folie – à un effort pour effacer cette période de sa mémoire. Ainsi me raconta-t-elle que les tout premiers jours qui avaient suivi son installation dans la pension de Yetta, en s’éveillant le matin dans un lit inconnu entouré de murs roses inconnus, et prêtant vaguement l’oreille à la rumeur lointaine et étouffée qui montait de Church Avenue, elle demeurait de longues secondes sans savoir qui ni où elle était, sans parvenir à identifier le cadre qui l’entourait, au point qu’elle avait l’impression d’être plongée dans une somnolence extatique, comme la jeune fille enchantée dans l’un des contes de Grimm de son enfance, qui sous l’effet d’un charme nocturne, se trouve transportée dans un royaume nouveau et inconnu. Alors, clignant des yeux pour se réveiller, en proie à un sentiment où s’entremêlaient étrangement chagrin et joie, elle se disait : Tu n’es pas à Cracovie, Zosia, tu es en Amérique. Sur quoi elle se levait pour affronter le tohu-bohu du métro et les malades du Dr. Blackstock, le chiropracteur. Et aussi Brooklyn, l’immensité de Brooklyn, verdoyante et belle, rassurante, grouillante, souillée et incompréhensible.
Avec l’arrivée du printemps. Prospect Park, si proche de chez elle, devint le refuge favori de Sophie – souvenir merveilleux, un havre de sécurité en ces jours lointains où une jolie blonde solitaire pouvait se promener en paix. Dans la lumière tamisée de pollen, pommelée d’ombres vertes pailletées d’or, les immenses troncs altiers des caroubiers et des hêtres qui surplombaient menaçants les pelouses vallonnées, semblaient se préparer à accueillir une fête champêtre * dans un tableau de Watteau ou de Fragonard ; et c’était au pied d’un de ces arbres majestueux que Sophie, ses jours de liberté ou pendant le week-end, venait chercher asile, munie d’un somptueux pique-nique. Elle m’avoua par la suite, avec un rien de honte, que sitôt son arrivée, elle devint tout à fait obsédée, pour ne pas dire désaxée par la nourriture. Elle savait pourtant qu’elle devait s’alimenter avec prudence. Au centre pour personnes déplacées, le médecin de la Croix-Rouge suédoise qui l’avait soignée ne lui avait pas caché que la malnutrition dont elle souffrait était si grave qu’elle risquait d’avoir provoqué des changements désastreux et plus ou moins irréversibles dans son métabolisme ; il lui avait recommandé d’éviter toute absorption trop rapide ou trop copieuse de nourriture, entre autres de graisses, quelle que fût sa tentation. Ce qui ne faisait qu’exaspérer son plaisir, quand à l’heure du déjeuner elle entrait chez l’un des somptueux traiteurs de Flatbush pour faire ses courses en prévision de son pique-nique de Prospect Park. Le privilège de pouvoir choisir lui procurait un plaisir d’une sensualité lancinante. Il y avait tellement de choses à manger, une telle variété, une telle abondance, que chaque fois le souffle lui manquait, ses yeux s’embuaient littéralement d’émotion, et avec une solennité lente et raffinée, elle faisait son choix parmi ce gaspillage héroïque, opulent, de mets aux âcres arômes : ici un œuf au vinaigre, là une tranche de salami, une demi-miche de pain de seigle à l’appétissante croûte noire et glacée. Bratwurst. Braunsweiger. Quelques sardines. Pastrami chaud. Un peu de saumon. Un petit pain, s’il vous plaît. Les mains crispées sur son sac en papier, la mise en garde résonnant comme une litanie dans sa tête – « souviens-toi de ce que disait le Dr Bergström, ne t’empiffre pas » –, elle gagnait de son pas méthodique un des coins les plus reculés du parc, ou l’un des bassins tranquilles de l’énorme lac, et là – mâchonnant avec une immense retenue, ses papilles gustatives captivées par les joies de la redécouverte – elle ouvrait son Stud Lonigan à la page 350.
Elle cherchait sa voie à tâtons. Pour avoir connu, et dans tous les sens du mot, une renaissance, elle avait un peu de la fatigabilité et, en fait, beaucoup de l’impuissance d’un nouveau-né. Sa gaucherie était celle du paraplégique qui retrouve peu à peu l’usage de ses membres. De petites choses, des petits détails absurdes, continuaient à la dérouter. On lui avait fait cadeau d’une veste, mais elle ne savait plus comment raccorder les deux côtés de la fermeture à glissière. Ses tâtonnements maladroits la terrifiaient et un jour qu’elle voulait faire sortir un peu de lotion cosmétique d’un banal tube en plastique, elle le pressa machinalement avec tant de force que le produit l’éclaboussa des pieds à la tête, gâchant sa robe neuve, et qu’elle fondit en larmes. Mais elle récupérait. Il lui arrivait encore parfois d’avoir mal dans tous les os, surtout aux tibias et aux chevilles, et sa démarche gardait quelque chose d’hésitant qui paraissait en rapport avec le découragement et la fatigue qui par moments l’accablaient et dont elle souhaitait éperdument se débarrasser. Pourtant, si elle ne s’épanouissait pas encore tout à fait au grand soleil, ce qui n’est qu’une métaphore éculée pour évoquer la bonne santé, elle était maintenant suffisamment éloignée de ce noir abîme sans fond qui avait failli l’engloutir, pour avoir repris confiance. Pour être plus précis, il n’y avait guère plus d’un an que, dans le camp depuis peu libéré et aux ultimes heures de cette existence dont elle s’interdisait désormais d’évoquer le souvenir, la voix russe – une basse chantante, mais rugueuse, mordante comme de la soude – avait percé son délire, pénétré la sueur, la fièvre et la crasse de chenil du dur bat-flanc jonché de paille où elle gisait, pour, impassible, marmonner au-dessus d’elle : « À mon avis, encore une de fichue. » Car même alors elle savait que, d’une certaine façon, elle n’était pas fichue – une vérité confirmée maintenant, quel soulagement de pouvoir le dire (vautrée là dans l’herbe au bord du lac), par les gargouillis de faim, timides et pourtant voluptueux, qui saluaient l’instant merveilleux où, juste avant que les dents mordent, ses narines humaient l’odeur piquante des cornichons, de la moutarde, et le parfum de cumin du pain de seigle juif.
Pourtant, il s’en fallut de peu qu’une fin d’après-midi de juin ne mette un terme désastreux à l’équilibre précaire qu’elle était parvenue à reconstituer. Un aspect de la vie de la cité dont à ses yeux le bilan restait totalement négatif dans le grand livre de ses impressions était le métro. Elle avait horreur du métro de New York, non seulement en raison de sa saleté et de son vacarme, mais surtout de la promiscuité claustrophobique de ces corps innombrables, de la presse des heures de pointe et de la bousculade qui semblait neutraliser, sinon réduire à néant, l’intimité qu’elle avait si longtemps recherchée. Il était paradoxal, elle s’en rendait compte, pour quelqu’un qui comme elle avait subi tant de choses, de manifester tant de répulsion, de se rétracter ainsi au contact d’épidermes inconnus, de corps étrangers. Pourtant c’était ainsi, elle ne pouvait chasser ce sentiment de répugnance ; elle avait changé et il faisait partie de sa nouvelle identité. L’ultime serment qu’elle s’était fait en Suède, avant de quitter le centre grouillant de réfugiés, avait été de s’appliquer à fuir la foule jusqu’à la fin de ses jours ; le vacarme du BMT semblait railler une idée à ce point absurde. Un soir qu’elle rentrait de bonne heure de son travail chez le Dr. Blackstock, elle grimpa dans une voiture plus bondée encore que d’ordinaire, la cage chaude et moite envahie non seulement par la foule habituelle de Brooklyniens en sueur, cou nu et en manches de chemise, visages de toutes couleurs marqués par toutes les nuances de la misère et de la résignation, mais en outre par une horde de lycéens déchaînés en tenue de base-ball qui submergèrent le train à l’une des stations du centre, se frayant un passage dans la voiture avec des clameurs et une brutalité si sauvages que l’impression de presse faillit en devenir intolérable. Implacablement refoulée vers l’extrémité du couloir par un flot de torses bardés de caoutchouc et de bras glissants de sueur, elle trébucha et se retrouva dans le soufflet moite et mal éclairé qui reliait les deux wagons, fermement prise en sandwich entre deux silhouettes dont, de façon vague et abstraite, elle s’efforçait de distinguer l’identité quand, dans un hurlement de freins, le train ralentit, puis s’arrêta, et les lumières s’éteignirent. Une écœurante panique lui monta à la gorge. Une consternation nettement audible balaya la voiture, traduite par de petits soupirs et des gémissements étouffés, vite noyée par les huées rauques des garçons, d’abord si assourdissantes puis si continues que Sophie, pétrifiée dans le noir absolu, comprit en un éclair que cris et protestations ne lui serviraient à rien quand, soudain, par-derrière, la main se glissa sous sa jupe et remonta entre ses cuisses.
À supposer qu’une petite consolation fût nécessaire, raisonna-t-elle plus tard, elle eut celle de se voir épargner la panique qui autrement n’aurait pas manqué de la submerger au milieu du tumulte, dans la chaleur étouffante de ce train arrêté et plongé dans le noir. Peut-être même aurait-elle gémi comme les autres. Mais la main au médius raidi – qui s’activait avec une hâte et une habileté toutes cliniques, sondait et fouillait avec une autorité stupéfiante – se chargea de veiller au grain, avec pour résultat que dans son esprit le sentiment de banale panique fut remplacé par l’incrédulité faite de surprise et d’horreur de quelqu’un qui, brusquement, se sent soumis à un viol digital. Car c’était cela, non point un tâtonnement gauche et aveugle, mais une agression brutale et résolue sur, disons la chose crûment, son vagin, que le doigt désincarné cherchait, pareil à un petit rongeur maléfique et frétillant qui, contournant vivement la soie, pénétrait de toute sa longueur, déclenchant en elle un spasme de douleur, moins de douleur pourtant que de stupéfaction, une sorte d’hypnose stupéfaite. Très vaguement elle sentit des ongles, et s’entendit hoqueter : « Je vous en prie », convaincue alors même qu’elle prononçait ces mots, de leur stupide banalité. L’incident n’avait sans doute pas duré plus de trente secondes quand, enfin, l’immonde patte se retira et elle demeura là tremblante dans l’obscurité étouffante qui, semblait-il, jamais ne se dissiperait. Elle n’aurait su dire combien de temps s’écoula avant que les lumières reviennent – cinq minutes, dix peut-être –, mais lorsqu’elles revinrent, et que le train se remit en mouvement dans un brouhaha de corps, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas le moindre moyen de repérer son agresseur, submergé quelque part parmi la demi-douzaine de dos, d’épaules et de bedaines mâles qui l’entouraient. Elle se débrouilla pour s’enfuir du train à l’arrêt suivant.
Un viol banal et direct eût infligé une profanation moins grave à son esprit et à son identité, se dit-elle plus tard, l’eût laissée moins marquée d’horreur et de dégoût. Toutes les atrocités dont elle avait été témoin au cours des cinq années qui venaient de s’écouler, tous les outrages qu’elle avait elle-même subis – et elle en avait connus d’innombrables – ne l’avaient en aucune façon rendue insensible à ce grossier affront. Un viol classique, face à face, malgré son ignominie, lui eût tout au moins laissé la piètre consolation de distinguer les traits de son agresseur, de lui faire savoir qu’elle savait, sans parler de l’occasion qui pouvait se présenter, par le truchement d’une grimace, d’un regard ferme et indigné, ou même des larmes, de communiquer quelque chose : haine, peur, malédiction, dégoût, peut-être simple dérision. Mais ce coup anonyme frappé dans le noir, cette pénétration gluante et désincarnée par-derrière, comme un coup de poignard dans le dos assené par un immonde maraudeur demeuré à jamais inconnu ; non, elle aurait préféré (elle me le confia bien des mois plus tard, quand le recul lui donna la force de considérer la chose avec un brin d’humour rédempteur) un pénis. Tout ignoble que fût l’incident, à tout autre moment de sa vie elle aurait été capable de l’endurer avec une force relative. Mais sa détresse était alors aggravée par le bouleversement qu’il infligeait au délicat équilibre de son psychisme à peine reconstitué, par la façon dont cette mise à sac de son âme (elle l’éprouvait dans son âme autant que dans son corps) non seulement la rejetait vers le cauchemar*, le cauchemar auquel avec tant de prudence et de patience elle s’efforçait d’échapper, mais en fait symbolisait, par son impudeur et sa violence, l’essence même de cet univers cauchemardesque.
Elle qui pendant si longtemps et si souvent s’était au sens propre trouvée nue et qui, ces derniers mois à Brooklyn, s’était efforcée avec tant de peine à rassembler les lambeaux de son assurance et de son équilibre mental, de nouveau, par cet acte, elle le savait, elle avait été mise à nu. Et une fois de plus, elle ressentait le froid glacé de l’esprit. Sans fournir d’explication précise à l’appui de sa requête – et sans raconter à personne, pas même à Yetta Zimmerman, ce qui s’était passé – elle demanda au Dr. Blackstock de lui accorder une semaine de congé et se mit au lit. Jour après jour, en cette période la plus clémente de l’été, elle demeura vautrée sur son lit, les stores baissés pour ne laisser entrer que de minces rais de lumière jaune. La radio restait silencieuse. Elle mangeait peu, ne lisait rien, et ne se levait que pour préparer du thé sur sa plaque chauffante. Enfouie dans l’ombre épaisse, elle écoutait le claquement sec des balles sur les crosses et les clameurs des garçons qui jouaient au base-ball dans le parc et, somnolente, songeait à la perfection de matrice de cette horloge dans laquelle tout enfant elle s’était faufilée en imagination, pour flotter sur un ressort d’acier, contempler les leviers, les rubis, les rouages. Perpétuellement menaçantes à la lisière de sa conscience, rôdaient la silhouette et l’ombre, le spectre du camp – le camp dont elle avait pratiquement expulsé le nom de son lexique personnel, ne l’utilisant ou n’y pensant que rarement, et qu’elle ne pouvait autoriser, elle le savait, à faire intrusion dans son souvenir sans risquer de perdre sa vie, autrement dit, de se supprimer. Si de nouveau le camp venait à trop se rapprocher, comme cela s’était déjà produit en Suède, aurait-elle la force de repousser la tentation, ou se précipiterait-elle de nouveau sur la lame, en s’assurant cette fois de ne pas saboter le boulot ? La question l’aida à tuer les heures qu’elle passa couchée tout au long de ces journées, les yeux fixés au plafond où des reflets de lumière, filtrant de l’extérieur, nageaient comme des vairons sur le rose déprimant.
Par bonheur, pourtant, ce fut la musique qui contribua à la sauver, comme déjà dans le passé. Le cinquième ou le sixième jour – elle se souvenait seulement que c’était un samedi – elle s’éveilla au terme d’une nuit agitée remplie de rêves confus et menaçants et, comme mue par une vieille habitude, avança la main et brancha la minuscule radio « Zenith » posée sur sa table de chevet. Le geste n’était pas prémédité, ce n’était qu’un réflexe ; si elle s’était interdit toute musique pendant ces journées de sournoise déprime, c’était simplement qu’elle avait constaté qu’elle ne pouvait supporter le contraste entre la beauté abstraite et pourtant infinie de la musique et les dimensions presque tangibles du désespoir qui la torturait. Mais, à son insu, sans doute était-elle demeurée ouverte et réceptive aux pouvoirs mystérieusement thérapeutiques de W. A. Mozart, car soudain les toutes premières mesures de la musique – la sublime Sinfonia concertante en mi bémol majeur – déclenchèrent dans tout son être un frisson de pur ravissement. Et elle comprit tout à coup pourquoi il en était ainsi, pourquoi ce discours noble et sonore débordant de dissonances étranges et menaçantes submergeait son esprit d’un sentiment de soulagement, d’harmonie et de joie. Car mis à part sa beauté intrinsèque, c’était une œuvre dont précisément depuis dix ans elle cherchait l’identité. L’œuvre avait déclenché en elle un fol enthousiasme lorsqu’un an ou deux environ avant l’Anschluss, un ensemble venu de Vienne s’était arrêté à Cracovie. De sa place dans la salle de concert, elle avait écouté comme en extase cette œuvre pour elle fraîche et neuve, et laissé les recoins et les portes de son esprit s’ouvrir tout grands pour accueillir les dentelles et les rosaces des harmonies luxuriantes, et ces dissonances sauvages, soufflées par une inspiration inépuisable. À ce stade de sa prime jeunesse fait d’une perpétuelle découverte des trésors de la musique, c’était là un trésor suprême et forgé de neuf. Pourtant, jamais plus elle n’entendit cette œuvre car, comme tout le reste, la Sinfonia concertante et Mozart, et le dialogue doux et plaintif entre le violon et l’alto, et les flûtes, les cordes, et les cors à la voix sombre, tout cela fut bientôt balayé par le vent de la guerre dans une Pologne tellement dépouillée tellement étouffée par le mal et les destructions que le concept même de musique y devint bientôt une grotesque excroissance.
Ce fut ainsi que durant ces années de cacophonie dans Varsovie écrasée sous les bombes, et plus tard au camp, le souvenir de cette œuvre s’estompa, et même son titre, qu’elle finit par confondre avec les titres d’autres œuvres musicales que dans un passé lointain elle avait jadis connues et aimées, jusqu’au jour où ne subsista plus qu’un souvenir, exquis mais flou, le souvenir d’un instant de félicité à jamais enfui, là-bas à Cracovie, dans un autre âge. Mais ce matin-là dans sa chambre, l’œuvre, ce morceau de musique, qui beuglait joyeusement à travers le larynx de plastique de la petite radio de pacotille, la fit soudain se redresser d’un bloc, le cœur battant la chamade, avec au pourtour de sa bouche une sensation bizarre qui, constata-t-elle, était un sourire. Plusieurs minutes elle demeura immobile à écouter, souriante, glacée, transportée, tandis que resurgissait ce qui pourtant ne pouvait resurgir et que, lentement, commençait à fondre son angoisse atroce. Puis quand la musique se tut, et qu’elle eut soigneusement noté le nom de l’œuvre que le commentateur venait de décrire, elle s’approcha de la fenêtre et releva le store. Contemplant le losange du terrain de base-ball à la lisière du parc, elle se surprit à se demander si elle aurait jamais assez d’argent pour se payer un tourne-disque et un disque de la Sinfonia concertante, puis se rendit soudain compte qu’en soi ce genre de pensée signifiait qu’elle était en train d’émerger de l’ombre.
Mais cela dit, elle savait néanmoins qu’elle était loin d’être au bout de ses peines. La musique avait beau lui avoir remonté le moral, sa retraite au fond des ténèbres laissait son corps faible et ravagé. Son instinct lui soufflait que c’était parce qu’elle avait absorbé si peu de nourriture qu’elle éprouvait cette sensation d’émerger d’un jeûne ; malgré tout, il y avait des choses qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer et qui la terrifiaient, son manque d’appétit, sa lassitude, les douleurs lancinantes qui lui parcouraient les tibias, et plus que tout, la brusque arrivée de ses règles, survenues avec une énorme avance et dans un flot de sang si copieux qu’il ressemblait fort à une hémorragie. Se pouvait-il que ce fût là, se demandait-elle, une des conséquences du viol qu’elle avait subi ? Le lendemain matin, lorsqu’elle partit pour son travail, elle décida de demander au Dr. Blackstock de l’examiner et de lui conseiller un traitement. Médicalement parlant, Sophie n’était pas totalement ignare, aussi avait-elle parfaitement conscience de l’ironie qu’il pouvait y avoir à solliciter les services d’un chiropracteur, mais en ce qui concernait son employeur, elle avait par nécessité dû renoncer à ce genre de purisme du jour où elle avait accepté cet emploi dont elle avait tant besoin. Elle savait, du moins, que rien de ce qu’il faisait n’était illégal et que, parmi la multitude des handicapés qui transitaient par son cabinet (y compris bon nombre d’agents de police) certains du moins paraissaient tirer profit de ses manipulations vertébrales, de ses tractions, étirements, torsions et autres stratagèmes physiques qu’il pratiquait dans le sanctuaire de son cabinet. Mais plus important encore, c’était l’une des rares personnes qu’elle connût assez pour oser à l’occasion lui demander conseil. Aussi, et sans même parler de son maigre salaire, avait-elle un peu l’impression de dépendre de lui. En outre, elle avait fini par vouer au docteur une forme d’affection teintée d’amusement et d’indulgence.
Blackstock, un bel homme robuste qui portait avec grâce ses cinquante ans et sa calvitie naissante, était un de ces enfants chéris de Dieu, que le destin avait catapulté de la plus navrante misère d’une shtetl{10} de la Pologne russe jusqu’aux satisfactions sublimes que peut offrir en Amérique le succès matériel. C’était un dandy à la garde-robe bien pourvue en petits gilets brodés, larges foulards-cravates et boutonnières, un conteur et un plaisantin enthousiaste (avec une prédilection pour les histoires yiddish), qui semblait baigner dans un halo d’optimisme et de bonne humeur tel qu’à l’instar d’une bougie, il dégageait littéralement une sorte d’éclat. C’était aussi un charmeur plein de suavité, prodigue jusqu’à l’obsession de colifichets et de faveurs, qui exécutait à l’intention de ses malades, de Sophie, de tous ceux qui consentaient à le regarder faire, d’habiles petits tours de magie et de prestidigitation. Dans les affres de sa difficile transition, Sophie aurait pu se sentir déconcertée par cet enthousiasme et cette vitalité sans bornes, ces blagues et farces absurdes et bébêtes, mais derrière tout cela, elle n’avait rien vu d’autre qu’un désir tellement enfantin d’être aimé qu’il était impossible qu’elle se sentît offusquée ; en outre, et en dépit de ses penchants manifestes, c’était la première personne qui depuis des années parvenait à la faire rire de bon cœur.
Sur le chapitre de sa fortune, il se montrait d’une franchise à couper le souffle. Seul peut-être un homme doué d’une bonté à ce point inlassable pouvait réciter le catalogue de ses biens et possessions matérielles sans paraître odieux, mais lui y parvenait, dans un anglais hybride et guttural dont la tonalité dominante, l’oreille de Sophie avait appris à le détecter, était typiquement brooklynaise : « Quarante mille dollars par an non déduction faite des impôts ; une maison de soixante-quinze mille dollars dans le quartier le plus chic de Saint-Albans, à Queens, libre de toute hypothèque, tapis dans toutes les pièces et éclairage indirect ; trois voitures, dont une Cadillac Fleetwood avec panoplie d’accessoires au grand complet, et un Chris-Craft de dix mètres avec couchettes confortables pour six. Tout ça sans compter l’épouse la plus adorable et la plus précieuse que Dieu ait jamais donnée à un homme. Tout ça à moi un petit Juif aux dents longues un pauvre nebbish{11} débarqué à Ellis Island avec cinq dollars en poche et sans connaître personne. Dites-moi ! Dites-moi pourquoi je ne me sentirais pas l’homme le plus heureux du monde ? Pourquoi n’aurais-je pas envie de faire rire les autres pour qu’ils se sentent aussi heureux que moi ? » Aucune raison, se disait Sophie cet hiver-là, un jour que Blackstock, qui l’avait emmenée chez lui à Saint-Albans, la ramenait au bureau dans la Cadillac.
Elle l’avait accompagné pour l’aider à trier des papiers dans le petit bureau d’appoint qu’il s’était installé à son domicile, et là, pour la première fois, elle avait rencontré la femme du docteur – une blonde bien en chair et aux cheveux teints qui répondait au nom de Sylvia, vêtue, comme une danseuse du ventre turque, de pantalons de soie bouffants plutôt voyants, et qui avait fait à Sophie les honneurs de la maison, la première maison où elle pénétrait en Amérique. C’était un extraordinaire labyrinthe d’organdi et de chintz qui, en plein midi, semblait irradier la pénombre pourpre d’un mausolée, où, accrochés aux murs, des amours roses contemplaient en minaudant un piano à queue aussi rouge qu’un fourgon d’incendie et des fauteuils exagérément rembourrés qui luisaient sous leurs linceuls de plastique transparent, et où dans la salle de bains, les accessoires étaient en faïence noir jais. Plus tard, dans la Cadillac Fleetwood aux portières avant marquées de leur énorme monogramme – HB – Sophie regarda, fascinée, le docteur utiliser son radiotéléphone, installé tout récemment et à titre expérimental, au bénéfice de certains usagers privilégiés, et, entre les mains de Blackstock, un incomparable gadget amoureux. Plus tard elle repensa au dialogue – à ses paroles à lui, du moins – lorsqu’il avait obtenu la communication avec sa résidence de Saint-Albans. « Sylvia ma toute douce ; c’est Hymie. Est-ce que tu me reçois bien ? Je t’aime, ma petite chérie. Baisers, baisers, chérie. La Fleetwood remonte Liberty Avenue et vient de dépasser Bayside Cemetery. Je t’adore, chérie. Tiens, un baiser pour ma chérie. (Plac, plac !) Je suis de retour dans quelques minutes, ma douce. » Et quelques instants plus tard : « Sylvia, chérie, ici Hymie. Je t’adore, ma petite chérie. La Fleetwood est maintenant au carrefour de Linden Boulevard et d’Utica Avenue. Quel fantastique embouteillage ! Je t’embrasse, ma chérie. (Plac, plac !) Je t’envoie des tas, des tas de baisers. Comment ? comment, tu pars faire des courses à New York ? T’acheter quelque chose de beau exprès pour faire plaisir à Hymie ? Je t’aime, ma chérie. Oh, chérie, j’oubliais, prends la Chrysler. La pompe à essence de la Buick est foutue. Terminé, je raccroche, petite chérie. » Puis avec un coup d’œil en coin à Sophie, et en caressant le combiné : « Quel instrument de communication sensationnel ! » Blackstock était sans conteste un homme heureux. Il adorait Sylvia, plus encore qu’il adorait la vie. Seul le fait qu’il n’avait pas d’enfants, confia-t-il un jour à Sophie, l’empêchait d’être de façon absolue l’homme le plus heureux du monde…
Comme on le verra le moment venu (le fait a son importance du point de vue de ce récit), Sophie me raconta cet été-là bon nombre de mensonges. Peut-être devrais-je dire plutôt qu’elle se permit certaines dérobades qui à cette époque lui étaient indispensables pour ne pas perdre la face. Ou peut-être sa santé mentale. Il n’est certes pas dans mon intention de la blâmer, car avec le recul, ses contre-vérités paraissent tellement transparentes qu’on ne peut lui en tenir rigueur. Le passage de tout à l’heure au sujet des premières années de sa vie à Cracovie, par exemple – le monologue que j’ai tenté de transcrire aussi fidèlement que me le permet ma mémoire –, est, j’en ai maintenant la certitude, presque entièrement conforme à la vérité. Mais il contenait un ou deux mensonges lourds de sens, en même temps que certaines lacunes d’importance cruciale, comme il apparaîtra plus tard. En fait, si je relis la plus grande partie de ce que j’ai écrit jusqu’ici, je constate que Sophie me fit son premier mensonge quelques instants à peine après notre premier face-à-face. En d’autres termes quand, après sa sinistre querelle avec Nathan, elle posa sur moi son regard pathétique et me déclara : « Nathan est le seul homme avec lequel, à part mon mari, j’aie jamais fait l’amour. » Bien que sans importance, cette déclaration n’était pas véridique (elle me l’avoua bien plus tard, confessant qu’après que son mari eut été abattu par les Allemands – la vérité – elle avait eu un amant à Varsovie), et si j’évoque ce point, ce n’est ni par pruderie ni par obsession de la vérité absolue, mais pour souligner l’attitude très réservée de Sophie à l’égard des choses du sexe. Et ce faisant, pour suggérer la gêne qu’il lui fallut surmonter pour confier à Blackstock l’affreux malaise dont elle était la proie, conséquence à ses yeux du viol qu’elle avait subi dans le métro.
Elle se révoltait à l’idée de révéler son secret – même à Blackstock, qui était médecin et, en outre, un homme auquel elle savait pouvoir se confier. L’ignominie de ce qu’elle avait subi était telle, que même les vingt mois qu’elle avait passés dans le camp – où, la nudité et la dégradation inhumaines étaient choses quotidiennes – n’avaient pas le pouvoir d’en atténuer la souillure. En vérité, elle se sentait désormais d’autant plus irrémédiablement souillée qu’elle s’était imaginé que Brooklyn était « sûr », et en outre, sa honte n’était en rien amoindrie par le fait qu’elle était catholique, polonaise et l’enfant de son époque et de son pays – en d’autres termes, une jeune femme élevée sous le poids d’interdits puritains et de tabous sexuels tout aussi inflexibles que ceux qui pèsent sur une pucelle baptiste de l’Alabama. (Il avait fallu que survienne Nathan, me dit-elle plus tard, Nathan avec sa sensualité débridée et totalement libérée, pour faire sauter en elle les verrous d’un érotisme que jamais elle n’aurait rêvé posséder en elle.) Ajoutez à cette honte innée du viol, les circonstances grotesques, ou du moins originales, de l’agression dont elle avait été l’objet, et la gêne qu’elle éprouva de devoir se confier à Blackstock en devint presque intolérable.
Pourtant, lors d’un nouveau voyage à Saint-Albans dans la Cadillac, s’exprimant d’abord avec raideur dans un polonais guindé, elle parvint à lui faire comprendre l’inquiétude que lui causaient sa santé, sa langueur, ses maux de jambes et ses saignements, pour enfin, presque dans un murmure, lui raconter tout ce qui s’était passé dans le métro. Et comme elle l’aurait parié, Blackstock ne comprit pas sur-le-champ où elle voulait en venir. Alors, la gorge serrée, à mots hésitants qui bien plus tard seulement se pareraient d’eux-mêmes d’une touche de comique, elle réussit à lui faire comprendre que non, l’acte n’avait pas été consommé à la façon habituelle. Cependant, la façon inhabituelle dont il avait été perpétré ne le rendait en rien moins révoltant ni traumatisant.
— Docteur, vous ne voyez donc pas ? murmura-t-elle, s’exprimant maintenant en anglais. Au contraire, c’est d’autant plus révoltant, dit-elle, en larmes et désespérant de l’amener à comprendre ce qu’elle voulait dire.
— Vous voulez dire, la coupa-t-il, un doigt… ? Il n’a pas fait ça avec…
Sur quoi, avec tact, il se tut, car à l’égard des choses du sexe, Blackstock n’était pas grossier. Et comme Sophie lui confirmait ce qu’elle venait de dire, il posa sur elle un regard plein de pitié et murmura, pour lui-même, et avec une amertume infinie :
— Oy vey{12} quel farshtinkener{13} que ce monde.
Le résultat de tout ceci fut que Blackstock s’empressa de reconnaître que l’agression dont elle avait été l’objet, si particulière fût-elle, avait parfaitement pu provoquer les symptômes qui la harcelaient depuis quelque temps, entre autres ses ignobles saignements. Pour être précis, son diagnostic fut que le traumatisme, localisé dans la région du pelvis, avait entraîné un déplacement de la vertèbre sacrale, déplacement sans gravité mais dont il fallait tenir compte, avec compression consécutive de la cinquième lombaire ou du premier nerf sacral, peut-être même des deux ; de toute manière, cela suffisait certainement à provoquer l’inappétence, la lassitude et les douleurs dont elle se plaignait, tandis que les saignements eux-mêmes confirmaient de façon indubitable les autres symptômes. Il était clair, dit-il à Sophie, qu’une série de manipulations de la colonne vertébrale s’imposait pour rétablir le fonctionnement de son système nerveux et lui rendre au plus vite ce que le docteur appela (de façon pittoresque, même pour l’oreille inexpérimentée de Sophie) « une santé éplatante ». Deux semaines de traitement chiropractique et selon lui, elle serait quasiment remise à neuf. À ses yeux elle faisait maintenant partie de la famille et il ne lui demanderait pas un sou. Et pour achever de lui remonter le moral, il insista pour exécuter le dernier de ses tours de prestidigitation escamotant en l’air un bouquet de chiffons de soie multicolores pour l’instant d’après, le faire resurgir sous la forme de drapeaux miniatures des Nations Unies accrochés à un fil qui sortait de sa bouche. Sophie parvint à s’extirper un rire admiratif, pourtant elle se sentait si lamentablement déprimée, si malade, qu’elle craignit un instant de devenir folle.
Nathan qualifia un jour de « cinématique » la façon dont Sophie et lui s’étaient rencontrés. Il entendait par là qu’ils ne s’étaient pas rencontrés de façon banale, rapprochés comme cela arrive souvent par les hasards de leur éducation, de leurs études, du bureau ou du voisinage, mais de façon délicieuse et accidentelle, comme ces inconnus romantiques qui peuplent les fantasmes d’Hollywood, ces amants-nés dont les destinées s’imbriquent dans la fraction de seconde qui suit leur rencontre fortuite ; John Garfield et Lana Turner, par exemple, irrémédiablement condamnés dès l’instant où leurs regards se croisent dans un café en rase campagne, ou, plus fantasque encore, William Powell et Carole Lombard à quatre pattes chez le bijoutier, et qui se cognent le crâne dans leur frénésie à retrouver le diamant insaisissable. Pour sa part, Sophie attribuait plus simplement la convergence de leurs chemins à l’échec du traitement chiropractique. Supposons, lui arrivait-il de méditer, que les soins du Dr. Blackstock et de son jeune associé, le Dr. Seymour Katz (qui, après les heures de consultation, venait l’aider à s’occuper du prodigieux afflux de malades), eussent été couronnés de succès ; supposons que l’engrenage d’événements qui reliait le doigt impie à la vertèbre sacrale et au cinquième nerf lombaire coincé se fût non seulement révélé ne pas être une chimère chiropractique, mais eût abouti à un triomphe, à une guérison radieuse, éclatante, couronnant la quinzaine consacrée par Blackstock et Katz à pétrir, étirer, et palper sa colonne vertébrale au supplice.
Guérie de cette façon, jamais elle n’aurait rencontré Nathan, aucun doute sur ce point. Mais par malheur, l’énergique traitement auquel elle se plia eut pour seul résultat d’exacerber son mal. Elle se sentit en fait si atrocement mal que, surmontant sa répugnance à froisser la susceptibilité de Blackstock, elle lui déclara que ses douleurs ne s’étaient nullement atténuées, mais, au contraire, étaient devenues plus lancinantes et plus inquiétantes.
— Mais ma petite chérie, s’exclama Blackstock, en secouant la tête, il est forcé que vous vous sentiez mieux !
Deux semaines entières s’étaient écoulées, et lorsque Sophie lui laissa entendre, avec une infinie réticence, qu’elle avait peut-être besoin de consulter un docteur en médecine, un véritable praticien, cet homme d’une bonasserie quasi pathologique parut sur le point de céder à une colère dont jamais elle ne l’aurait cru capable.
— Un docteur en médecine, c’est ça que vous voulez ? Un gozlin{14} de Park Slope, un escroc à la mode qui vous mettra sur la paille ! Ma petite fille chérie, mieux vaudrait encore que vous alliez voir un vétérinaire !
À son grand désespoir, il lui proposa alors de la soigner avec un Electro-Sensilator, un instrument d’invention toute récente et d’aspect compliqué, qui ressemblait vaguement à un petit réfrigérateur et renfermait un fouillis de fils et de cadrans, capable en théorie de remettre en ordre la structure moléculaire des cellules de sa colonne vertébrale, et dont il venait de faire l’acquisition (pour une somme « rondelette », précisa-t-il, ajoutant ainsi au stock de mots idiomatiques de Sophie) au quartier général mondial des chiropracteurs, quelque part là-bas dans l’Ohio ou l’Iowa – États dont elle confondait toujours les noms.
Le matin du jour où il avait décidé de la soumettre à la macabre étreinte de l’Electro-Sensilator, elle s’éveilla en proie à un sentiment de fatigue et de nausée épouvantables, pire encore qu’à l’accoutumée. C’était son jour de congé, aussi passa-t-elle la matinée à somnoler, et ne se réveilla pour de bon que sur le coup de midi. De cette matinée, elle gardait le souvenir précis qu’au milieu de sa somnolence fébrile – un demi-sommeil dans lequel son lointain passé de Cracovie était, de façon étrange, absurde, imbriqué à la présence souriante et aux mains alertes du Dr. Blackstock – elle ne cessait de rêver de son père, avec une récurrence mystérieuse et obsessionnelle. Totalement dénué d’humour, l’air sévère avec son col cassé et raide d’amidon, ses lunettes professorales à verres ovales dépourvus de monture, et son complet de mohair noir imprégné de fumée de cigare, il la chapitrait en allemand avec le même sérieux pesant qu’elle lui revoyait toujours dans ses souvenirs d’enfance ; on eût dit qu’il voulait la mettre en garde – peut-être était-il inquiet de sa maladie ? –, mais chaque fois qu’au prix d’un immense effort elle s’arrachait comme une nageuse à l’abîme du sommeil, il se mettait à balbutier et elle ne parvenait pas à retrouver ses paroles, si bien que seule subsistait dans son souvenir l’apparition fugitive de son père, décevante et sévère, et même en un sens vaguement menaçante. Finalement – surtout maintenant pour chasser cette image irrépressible – elle se contraignit à sortir du lit pour affronter la radieuse journée d’été débordante de sève. Elle se sentait les jambes en coton et constata qu’une fois de plus elle n’avait aucun appétit. Il y avait longtemps qu’elle s’inquiétait de la pâleur de son teint, mais ce matin-là, il lui suffit de jeter un coup d’œil dans la glace de la salle de bains pour se sentir proprement horrifiée, à deux doigts de la panique : son visage totalement dépourvu de cette roseur et de cette animation que donne la vie, lui rappela ces crânes blanchis de moines qu’elle avait vus jadis dans la crypte d’une église italienne.
Secouée d’un frisson glacial qui la transperça jusqu’aux os, jusqu’aux extrémités de ses doigts – décharnés et exsangues, constata-t-elle soudain –, et jusqu’aux plantes engourdies de ses pieds, elle ferma étroitement les paupières pour s’isoler dans cette certitude absolue et étouffante qu’elle était en train de mourir. De plus, elle connaissait le nom de sa maladie. J’ai une leucémie, se dit-elle, je suis en train de mourir de leucémie, comme mon cousin Tadeusz, et toutes ces histoires, le traitement du Dr. Blackstock, tout ça n’est qu’une farce dictée par la compassion. Il sait que je suis en train de mourir, et tous ses soins sont pure comédie. Une bouffée d’hystérie, en équilibre presque parfait entre le chagrin et l’hilarité, l’envahit, tandis qu’elle réfléchissait à l’ironie qu’il y avait pour elle à mourir d’une maladie aussi inexplicable et insidieuse, elle qui avait survécu à tant d’autres maladies et, de tant de façons, vu, subi, et enduré tant de choses. À cette pensée elle était capable d’ajouter l’idée d’une logique parfaite, quand bien même atroce et désespérante, qu’une fin de ce genre n’était peut-être rien d’autre que le sinistre moyen choisi par le corps pour parachever l’autodestruction qu’elle avait été incapable d’accomplir de ses propres mains.
Mais elle réussit quand même à se reprendre et à refouler cette pensée morbide dans le tréfonds de son esprit. S’écartant légèrement du miroir, elle capta un bref reflet narcissique de sa beauté familière, obstinément tapie là sous le masque blanc, et en retira un long moment de réconfort. C’était le jour de son cours d’anglais au Brooklyn Collège, et soucieuse de prendre quelques forces en prévision de l’horrible trajet en métro et du cours, elle se contraignit à manger. Ce fut une corvée ponctuée de vagues de nausées, mais, elle le savait, elle devait se forcer à ingurgiter : les œufs, le bacon, le pain complet, le lait écrémé, elle prépara tout cela machinalement dans la pénombre de sa minuscule cuisine encombrée. Et tout en mangeant, elle eut une inspiration – soufflée en partie du moins par la symphonie de Mahler que diffusait au même moment WQXR pour le concert de midi. Sans raison bien précise, une série d’accords tragiques, plaqués au milieu de l’andante de la symphonie, lui rappelèrent l’extraordinaire poème qu’à la fin de son dernier cours d’anglais lui avait lu le professeur, un jeune licencié obèse mais débordant d’ardeur, de patience et de conscience professionnelle, que les étudiants connaissaient sous le nom de Mr. Youngstein. Sans doute, grâce à sa connaissance approfondie d’autres langues, Sophie était-elle et de loin la meilleure dans cette collection hétéroclite d’étudiants zélés, un groupe polyglotte où dominaient pourtant des réfugiés de langue yiddish venus de tous les coins ravagés de l’Europe ; elle devait sans aucun doute à sa supériorité d’avoir été distinguée par Mr. Youngstein, bien que Sophie ne fût tout de même pas innocente au point de ne pas soupçonner l’émoi et le trouble que sa simple présence physique pouvait avoir provoqués chez le jeune homme.
Éperdu de timidité, il était visiblement amoureux d’elle, mais ne lui avait jamais fait aucune avance sinon pour lui suggérer avec gaucherie, et ce tous les jours, de s’attarder quelques instants après la classe, sous prétexte de lui lire ce qu’il appelait « un petit échantillonnage représentatif de poésie américaine ». Ce qu’il faisait d’une voix tendue, psalmodiant les vers de Whitman, Poe, Frost et autres, à coups de syllabes rauques, peu harmonieuses mais claires, tandis qu’elle écoutait avec une attention soutenue, souvent profondément émue par cette poésie qui par moments parait la langue de nuances nouvelles et exaltantes, et par la passion maladroite et aveugle que lui vouait Mr. Youngstein, trahie par les regards faunesques et languissants dont il la dévorait derrière ses monstrueuses lunettes épaisses comme des prismes. Elle se sentait à la fois réchauffée et peinée par cette passion naïve et éperdue, mais ne pouvait en fait répondre qu’à la seule poésie, car outre qu’il était, avec ses vingt ans, de dix ans au moins son cadet, il était physiquement dépourvu de tout charme – en d’autres termes, et sans parler de son grotesque strabisme, il souffrait d’une obésité monstrueuse. La passion qu’il vouait aux poètes, pourtant, était si profonde, si sincère, qu’il ne pouvait manquer d’en faire partager l’essence, et Sophie avait été entre autres captivée par la mélodie lancinante d’un certain vers, qui commençait ainsi :
Parce que je n’ai pu m’arrêter pour attendre la Mort,
Elle eut la bonté de s’arrêter pour m’attendre ;
Personne d’autre dans la voiture que nous-mêmes
Et l’Immortalité.
Elle adorait écouter Mr. Youngstein lire ce poème et brûlait en fait d’envie de le lire elle-même dans son anglais qui avait fait de gros progrès, en même temps que les autres œuvres du même poète, de manière à les graver dans sa mémoire. Mais il y avait un petit malentendu. Une des inflexions de voix du professeur lui avait échappé. Sophie avait cru comprendre que ce bref poème, cette vision enchantée, rendue avec tant de simplicité et bourrée de résonances de l’éternel, était l’œuvre d’un poète américain qui portait le même nom qu’un des immortels romanciers de la littérature mondiale. Ce fut ainsi que là dans sa chambre de chez Yetta, les accords tragiques de Mahler lui remettant une fois de plus en esprit le poème, elle décida en attendant l’heure de son cours de passer à la bibliothèque de Brooklyn Collège pour feuilleter l’œuvre de ce merveilleux magicien que dans son innocence elle se représentait aussi comme un homme. Cet inoffensif malentendu, me précisa-t-elle plus tard, se révéla une pièce maîtresse de la petite mosaïque qui, une fois assemblée, finit par illustrer sa rencontre avec Nathan. Elle se rappelait tout cela si clairement – en émergeant de la chaleur flatulente du métro abhorré pour traverser le campus ensoleillé avec ses immenses rectangles verts d’herbe drue, la foule des étudiants des cours d’été, les arbres, les allées fleuries. D’une certaine façon, elle se sentait toujours plus en paix ici que partout ailleurs à Brooklyn ; ce campus avait beau avoir avec la vénérable université Jagellon de son passé à peu près autant de ressemblance qu’un chronomètre rutilant n’en a avec un vieux cadran solaire moussu, la foule des étudiants merveilleusement insouciants et décontractés, l’animation des interclasses, le cadre et l’atmosphère très universitaires, tout cela faisait que Sophie se sentait bien, détendue, chez elle. Les jardins étaient une oasis sereine et fleurie dans le grouillement d’une Babylone chaotique. Ce jour-là, tandis qu’elle coupait la lisière des jardins pour gagner la bibliothèque, elle eut une brève vision de quelque chose qui par la suite s’ancra de façon tellement immuable dans son esprit qu’elle se demanda si cette chose, elle aussi, ne présentait pas en définitive un rapport mystique avec Nathan, et avec l’imminence de son apparition dans sa vie. Ce qu’elle vit, même selon les critères guindés de Brooklyn Collège et des années quarante, n’avait guère en soi de quoi choquer, et Sophie se sentit beaucoup moins choquée que saisie d’un émoi féroce, comme si la fugitive et frénétique sensualité de la petite scène avait eu le pouvoir de remuer en elle les braises d’un feu qu’elle avait failli croire à jamais éteint. Ce n’était pourtant que la plus éphémère des visions, ce cliché en couleurs de ces deux jeunes gens noirs et d’une beauté resplendissante, appuyés contre le tronc d’un arbre : les bras chargés de manuels et pourtant aussi abandonnés que David et Bethsabée, ils se tenaient plaqués l’un contre l’autre et s’embrassaient avec cette faim impérieuse des animaux qui s’entre-dévorent, leurs langues fouillant et explorant avec gloutonnerie, les dards de chair visibles à travers la cape noire de la somptueuse crinière en cascade de la jeune fille.
L’instant passa. Sophie, en proie au sentiment d’avoir été poignardée en plein cœur, se força à détourner les yeux. Elle poursuivit en hâte son chemin dans l’allée encombrée, consciente de la fièvre qui lui empourprait le visage et de son cœur qui battait la chamade. C’était là pour elle quelque chose d’inexplicable et d’inquiétant, cet embrasement sexuel, ce brasier qu’elle sentait se répandre dans tout son corps. Elle qui depuis si longtemps n’éprouvait rien, vivait depuis si longtemps sans l’ombre d’un désir ! Mais voilà que soudain le feu atteignait le bout de ses doigts, courait à la lisière de toutes ses extrémités, mais surtout embrasait son noyau le plus intime, là près de sa matrice, là où depuis des années et des mois innombrables elle n’avait pas ressenti de désir aussi impérieux.
Mais cet incroyable émoi s’évapora très vite. Il disparut avant même qu’elle arrive à la bibliothèque, et bien avant qu’elle se retrouve face au bibliothécaire assis derrière son bureau – un Nazi. Non, bien sûr ce n’était pas un Nazi, car non seulement la plaque noir et blanc gravée à son nom l’identifiait comme Mr. Sholom Weiss, mais aussi parce que – eh bien, comment un Nazi aurait-il pu se trouver là, à la bibliothèque de Brooklyn Collège, chargé de distribuer ces innombrables volumes remplis de toute la sagesse de l’univers ? Mais Sholom Weiss, un homme blême et sévère de trente ans passés, aux agressives lunettes à monture d’écaille et coiffé d’une visière verte, était de façon tellement saisissante la réplique de tous les bureaucrates allemands, ces demi-monstres massifs, implacables et sinistres, auxquels elle avait eu affaire jadis, qu’elle éprouva le sentiment irréel de se retrouver brusquement à Varsovie pendant l’occupation. Et ce fut sans doute cette impression fugitive de déjà vu*, cette réminiscence fugace, qui firent que brusquement, irrémédiablement, elle perdit pied. Submergée par une nouvelle vague de faiblesse et de nausée, elle pria d’une voix embarrassée Sholom Weiss de lui dire dans quel fichier se trouvait la liste des œuvres du poète américain du XIXe siècle, Emil Dickens.
— Dans la salle des répertoires par noms d’auteurs, première porte à gauche, marmonna Weiss, sans un sourire, sur quoi, après un long silence, il ajouta :
« Mais vous ne la trouverez pas, cette liste-là.
— Pas cette liste-là, fit Sophie en écho, perplexe. Suivit un instant de silence, puis elle reprit.
— Pourriez-vous me dire pourquoi ?
— Charles Dickens est un auteur anglais. Il n’existe pas de poète américain du nom de Dickens.
La voix, coupante et rogue, la cingla comme un fouet.
Envahie d’une brusque nausée, saisie de vertige et les membres parcourus d’un picotement de mauvais augure pareil à la morsure d’une multitude d’aiguilles, Sophie contempla avec une morne curiosité Sholom Weiss, dont le visage renfrogné et figé dans sa hargne inflexible semblait, imperceptiblement, se détacher du cou et du col de chemise qui l’enserrait. C’est affreux ce que je peux me sentir malade, se répétait-elle comme à un médecin invisible et inquiet, mais elle parvint néanmoins à balbutier à l’intention du bibliothécaire :
— J’en suis sûre, il y a un poète américain du nom de Dickens.
Songeant alors que ces vers, ces vers vibrants chargés de leur délicate musique en hommage à la fuite de la vie et du temps, ne pouvaient qu’être familiers à un bibliothécaire américain, aussi familiers que d’humbles objets quotidiens, qu’un hymne patriotique, que sa propre chair. Sophie sentit ses lèvres s’ouvrir pour dire : Parce que je n’ai pu m’arrêter pour prendre la Mort… Une horrible nausée la saisit. Et elle ne se rendit pas compte qu’en l’espace de ces quelques secondes, s’étaient gravées dans le cerveau mesquin de Sholom Weiss l’absurde contradiction qu’elle lui avait opposée, et son insolence. Elle voulut citer le vers, mais déjà, au mépris de toutes les règles du silence de la bibliothèque, la voix de Weiss s’élevait, poussant dans le lointain les têtes à se retourner vaguement. Un chuchotement rauque et grinçant – agressif, empoisonné par une vaine malveillance –, une réplique chargée de toute la muflerie indignée du petit chef.
— Écoutez, je vous l’ai dit, non, fit la voix, il n’y a personne de ce nom ! Vous voulez que je vous fasse un dessin ? Je suis en train de vous le dire, vous m’entendez, oui ?
Peut-être alors Sholom Weiss eut-il l’impression de l’avoir assassinée, à coups de mots. Car lorsque, quelques instants plus tard, Sophie émergea de la syncope qui l’avait terrassée, les paroles de Weiss ricochaient encore follement dans son esprit, et elle se rendit vaguement compte qu’elle avait perdu connaissance à l’instant précis où il avait cessé de hurler. Mais maintenant, tout était sens dessus dessous, désarticulé, et c’était à peine si elle savait où elle se trouvait. La bibliothèque, oui, bien sûr, elle était dans la bibliothèque, mais il lui semblait qu’elle se trouvait gauchement allongée sur une sorte de divan ou de banquette non loin du bureau au pied duquel elle s’était effondrée, elle était si faible, et autour d’elle une odeur répugnante imprégnait l’atmosphère, une odeur âcre qu’elle ne parvint pas à identifier, jusqu’au moment où enfin, lentement, tâtant la tache humide qui souillait le plastron de son corsage, elle comprit qu’elle avait vomi son déjeuner. Pareille à une boue immonde, une carapace de vomi lui trempait la poitrine.
Mais alors même qu’elle assimilait ce fait, elle bougea machinalement la tête, consciente de quelque chose d’autre, d’une voix, une voix d’homme, grave, puissante, qui vitupérait contre la silhouette en sueur et à demi prostrée de frayeur qu’elle apercevait de dos, mais qu’à la visière verte maintenant de guingois sur le front, elle reconnut vaguement comme celle de Sholom Weiss. Et quelque chose de sévère et d’impérieux, une indignation absolue dans la voix de cet homme, que de l’endroit où elle gisait accablée de faiblesse et d’impuissance, elle ne pouvait qu’entrevoir, fit qu’un étrange frisson de plaisir courut le long de son dos.
— Je ne sais pas quel genre de type vous êtes, Weiss, mais en tout cas, vous êtes un mufle. J’ai entendu tout ce que vous avez dit, espèce de salaud, j’étais là, ici même ! rugit-il. Et j’ai entendu toutes les vacheries et les intolérables grossièretés que vous avez dites à cette fille. Vous ne voyez donc pas que c’est une étrangère, espèce de petit momzer{15}, espèce de shmuck.
Une petite foule s’était rassemblée, et Sophie vit le bibliothécaire frissonner, comme martelé par une rafale de vents déchaînés.
— Vous êtes un sale youpin, Weiss, un youpin, le genre de sale petit fumier auquel les Juifs doivent leur mauvaise réputation. Cette fille, cette jolie fille charmante, avec son petit problème de langage, vient vous poser une question parfaitement innocente et vous, vous la traitez comme de la merde. Je devrais vous casser la gueule, espèce de salopard !
Soudain, à sa stupéfaction hébétée, Sophie vit l’homme rabattre d’une secousse la visière de Weiss sur sa gorge, où elle resta là à pendouiller comme un inutile appendice de celluloïd.
— Espèce de sale petit putz{16}, dit la voix, pleine de mépris et de dégoût, rien qu’à vous voir, tout le monde aurait envie de dégueuler !
Sans doute Sophie perdit-elle de nouveau connaissance, car dans son souvenir il n’y avait plus alors que les doigts de Nathan, doux et forts, merveilleusement expressifs, éclaboussés, à son intense embarras, de petites taches gluantes de vomi et pourtant inlassablement consolants et apaisants, qui doucement lui appliquaient quelque chose d’humide et de frais sur le front.
— Tout va bien, maintenant, ma petite, chuchotait-il, vous verrez, tout va aller très bien. Surtout ne vous faites plus aucun souci. Ah-h, vous êtes si belle, comment faites-vous donc pour être si belle ? Ne bougez surtout pas, tout va très bien, vous vous êtes sentie un peu bizarre tout à l’heure, c’est tout. Surtout ne vous agitez pas, et laissez le docteur s’occuper de tout. Voilà, ça fait du bien pas vrai ? Une petite gorgée d’eau peut-être ? Non, non, n’essayez pas de parler, laissez-vous simplement aller, vous verrez, encore une minute et vous vous sentirez tout à fait en forme.
Inlassable, la voix continuait son doux monologue, berceuse, rassurante, l’imprégnant par son murmure d’un sentiment de paix ; c’était un doux refrain aux vertus tellement sédatives que bientôt elle cessa même de se sentir gênée à l’idée que c’était ses âcres déjections qui souillaient de vert les mains de cet inconnu, et d’une certaine façon elle regretta que l’unique pensée qu’elle fût parvenue à lui exprimer, au moment où elle avait rouvert les yeux, eût pris cette forme incroyablement idiote : Oh, je crois bien que je vais mourir.
— Non, vous n’allez pas mourir, répétait-il de cette voix chargée d’une force et d’une patience infinies, tandis que les doigts communiquaient à son front une fraîcheur exquise ; vous n’allez pas mourir, vous vivrez jusqu’à cent ans. Quel est votre nom, ma toute petite ? Non, ne me le dites pas, pas encore, ne faites rien, contentez-vous de rester calme et d’être belle. Votre pouls est parfait, régulier. Tenez, essayez d’avaler une petite gorgée d’eau…