CHAPITRE VII
— Peut-être vois-tu maintenant, Stingo, me dit Sophie ce premier jour dans le parc, comment Nathan m’a sauvé la vie. C’était fantastique ! J’étais là, très malade, je n’arrêtais pas de m’évanouir, de tomber, et voilà qu’arrive – comment dit-on ? – le Prince Charmant, et il sauve ma vie. Et tout ça si facilement, tu comprends, comme par un tour de magie, comme s’il avait eu une baguette magique et l’agitait au-dessus de moi, et bientôt je me retrouve tout à fait bien.
— Et cela a pris beaucoup de temps ? dis-je. Entre le moment…
— Tu veux dire après le jour où il m’a trouvée ? Oh, à dire vrai, très peu de temps. Deux semaines, trois semaines, à quelque chose près. Allez ! Va-t’en !
Le plus gros et le plus agressif des cygnes était en train d’envahir le coin que nous avions choisi pour notre pique-nique, et elle lança un caillou dans sa direction.
— Va-t’en ! Celui-là, je le déteste, pas toi ? Un vrai gonif{21}. Approche, Tadeusz.
Elle poussait de petits gloussements à l’adresse de son favori hirsute, qu’elle essayait d’attirer avec les restes d’un petit pain. Circonspect, plumage ébouriffé et un œil pathétiquement de guingois, le paria s’avança en se dandinant et en picorant les miettes. Je suivais avec attention ce que disait Sophie, malgré les soucis qui me trottaient par la tête. Ballotté entre le ravissement et la peur à la perspective de mon rendez-vous imminent avec la divine Lapidus, peut-être m’étais-je efforcé de noyer ces deux émotions en vidant plusieurs boîtes de bière – au mépris de la règle que je m’étais imposée de ne jamais prendre d’alcool pendant la journée ni mes heures de travail.
Je jetai un coup d’œil à ma montre et constatai avec un abominable mélange d’impatience et d’angoisse, que six heures à peine me séparaient du moment où je frapperais à la porte de Leslie. Une escadre de nuages pareils à des boules de crème, iridescents accessoires disneyesques, voguait avec sérénité vers l’océan, projetant des pommelures d’ombre et de lumière sur notre petit promontoire verdoyant où Sophie me parlait de Nathan, où moi je l’écoutais, tandis qu’au loin roulait par intermittence la rumeur de la circulation qui montait des avenues de Brooklyn, pareille aux grondements étouffés d’une inoffensive canonnade de parade.
— Le frère de Nathan s’appelle Larry, reprit-elle. C’est un être extraordinaire, et Nathan l’adore. Nathan m’a emmenée voir Larry dès le lendemain, à son cabinet de Forest Hills. Il m’a fait subir un long examen et je me souviens que pendant tout l’examen, il n’arrêtait pas de me dire : ‘Je crois que Nathan a vu juste à votre sujet – extraordinaire, cet instinct qu’il a pour tout ce qui touche à la médecine’. Mais Larry avait encore des doutes. Il pensait que Nathan avait vu juste au sujet de l’anémie dont je souffrais. J’étais d’une pâleur affreuse à l’époque. Je lui ai parlé de tous mes symptômes et il était convaincu qu’il ne pouvait pas s’agir d’autre chose. Mais bien entendu, il fallait qu’il soit sûr. Alors il a pris un rendez-vous pour me faire voir à un de ses amis, un spécialiste*de l’hôpital de Columbia, l’hôpital presbytérien. C’est un médecin d’anémie – non – …
— Un spécialiste des carences alimentaires, dis-je, risquant une hypothèse raisonnable.
— Oui, exactement. Ce médecin-là, il s’appelle Warren Hatfield, et il a étudié la médecine avec Larry avant la guerre. Bref, le même jour, Nathan et moi, on part tous les deux pour aller voir le Dr. Hatfield à New York. Nathan avait emprunté la voiture de Larry et on a traversé le pont pour aller à l’hôpital de Columbia. Oh, Stingo, je m’en souviens si bien, de ce trajet avec Nathan pour aller à l’hôpital. La voiture de Larry, c’est une voiture à capote – tu sais, une décapotable* – et moi depuis toujours, même du temps où j’étais petite fille en Pologne, j’avais envie de rouler dans une décapotable, comme celles que j’avais vues dans les livres ou les films. Tout à fait ridicule, bien sûr, cette envie de rouler en voiture découverte, mais bref j’étais là par cette belle journée d’été en compagnie de Nathan et le soleil brillait et le vent m’ébouriffait les cheveux. C’était tellement étrange. J’étais encore malade, bien sûr, mais ce que je me sentais bien ! Je veux dire que je savais qu’on finirait par me remettre sur pied. Et tout ça grâce à Nathan.
« C’était au début de l’après-midi, je me souviens. Jamais encore je n’étais allée à Manhattan sauf de nuit et en métro, et maintenant de la voiture, et pour la première fois de jour, je vois le fleuve et la ville avec ses gratte-ciel incroyables et les avions tout là-haut dans le ciel pur. C’était si majestueux, si beau et si excitant, pour un peu je me serais mise à pleurer. Et du coin de l’œil je regardais Nathan qui n’arrêtait pas de parler à toute vitesse, de Larry et des choses merveilleuses qu’il avait faites comme médecin. Et puis il me parlait aussi de médecine, répétant qu’il serait prêt à parier n’importe quoi qu’il avait vu juste à mon sujet, m’expliquant ce qu’il faudrait faire pour me guérir, etc., etc. Mais je ne sais pas comment décrire ce sentiment que j’éprouvais pendant que j’étais là à regarder Nathan et que nous remontions Broadway. Peut-être qu’on pourrait appeler ça – comment dit-on ? –, il y a un joli mot en anglais, awe, de la crainte. De la crainte à l’idée que cet homme si doux, si gentil et si chaleureux, avait surgi comme par hasard pour, avec tant de tendresse et de sérieux, se charger de me rendre la santé. Il était mon sauveur, Stingo, tout simplement, et moi jamais encore je n’avais eu de sauveur…
« Et bien entendu, il avait vu juste, tu sais. À Columbia, à l’hôpital, je reste trois jours pendant que le Dr. Hatfield fait tous les examens, et ils montrent que Nathan avait raison. Je manque énormément de fer. Oh, je manque aussi d’autres choses, bien sûr, mais les autres, elles sont moins importantes. C’est surtout le fer. Et pendant ces trois jours que je passe à l’hôpital, Nathan vient me voir tous les jours.
— Et qu’est-ce que tu pensais de ça ? demandai-je.
— De quoi ?
— Eh bien, ce n’est pas que j’aie l’intention de fouiner, poursuivis-je, mais en fait tu viens de me décrire une des plus folles et des plus sympathiques rencontres-tornades dont j’aie jamais entendu parler. Après tout, à ce moment-là, vous êtes encore presque des inconnus l’un pour l’autre. Tu ne connais pas vraiment Nathan, ne sais pas à quels mobiles il obéit, sinon que visiblement il se sent très attiré par toi, pour dire le moins.
Je m’interrompis, puis repris, lentement : « Je le répète, Sophie, arrête-moi si je me montre un peu trop indiscret, mais je me suis toujours demandé ce qui se passe dans l’esprit d’une femme quand elle tombe par hasard sur ce genre de type, extraordinairement impérieux et séduisant, et que – ma foi, pour employer encore une fois l’expression, il lui fait perdre la tête.
Elle garda quelques instants le silence, l’air pensif, adorable. Puis elle dit :
— À vrai dire, je me sentais très perplexe. Il y avait si longtemps – oh, tellement longtemps – que je n’avais pas eu la moindre, comment dirais-je – elle s’interrompit de nouveau, à court de mots –, la moindre relation avec un homme, n’importe quel homme, tu comprends n’est-ce pas. Je ne m’en étais pas tellement soucié, c’était un aspect de ma vie qui ne me paraissait pas avoir terriblement d’importance, dans la mesure où je m’efforçais de reconstituer tant d’autres aspects du reste de ma vie. Ma santé, surtout. À ce moment-là, je ne savais qu’une seule chose, Nathan était en train de me sauver la vie, et je ne pensais guère à ce qui se passerait par la suite. Oh, sans doute qu’à ce moment-là il m’arrive de me dire qu’à cause de toutes ces chose, j’ai une dette à l’égard de Nathan, mais tu sais – et ça paraît drôle maintenant, Stingo –, tout ça, c’était une question d’argent. Et c’était ce côté-là qui m’inquiétait le plus. L’argent. La nuit à l’hôpital, je restais sans dormir dans mon lit et je n’arrêtais pas de me dire : Bon, j’ai une chambre pour moi toute seule. Et le Dr. Hatfield prend certainement des centaines de dollars. Comment arriverai-je jamais à payer tout ça ? J’avais des fantasmes terribles. Tiens le pire, je me voyais allant trouver le Dr. Blackstock pour lui demander de me prêter de l’argent, et lui il me demandait pourquoi, et moi il fallait que je lui explique que c’était pour payer les frais du traitement, et alors le Dr. Blackstock se mettait en colère contre moi parce que j’avais été guérie par un docteur en médecine. Je ne sais pas pourquoi, mais pour le Dr Blackstock, j’ai grande, grande affection, que Nathan n’a jamais pu comprendre. En tout cas je ne voulais pas le vexer et je faisais de tels cauchemars à cause de l’argent.
« Ma foi, pourquoi ne pas dire toute la vérité. À la fin, c’est Nathan qui paie, et pour tout –, quelqu’un était bien obligé de le faire – mais quand le moment est venu de payer, en fait je n’avais plus aucune raison de me sentir gênée, ni honteuse. Disons, pour abréger une longue histoire, que nous étions amoureux, et d’ailleurs il n’y avait pas grand-chose à payer, parce que bien sûr Larry n’a rien voulu accepter, et en plus le Dr. Hatfield n’a rien demandé. Nous étions amoureux et déjà je retrouvais ma santé à force de prendre toutes ces pilules de fer, la seule chose dont j’avais besoin pour pouvoir à m’épanouir comme une rose.
Elle s’interrompit net et laissa fuser un petit rire joyeux.
— Saloperie d’infinitif ! explosa-t-elle d’une voix tendre en parodiant le ton didactique de Nathan. Pas « à » m’épanouir, épanouir, tout simplement !
— Vraiment incroyable, dis-je, cette façon dont il t’a prise en main. Dommage que Nathan n’ait pas été médecin.
— C’est ce qu’il voulait être, murmura-t-elle après un bref silence, il avait tellement envie d’être médecin.
Elle se tut, et l’allégresse qui la soulevait un instant plus tôt se mua en mélancolie.
« Mais ça, c’est une autre histoire », ajouta-t-elle, tandis qu’une ombre de tristesse et d’angoisse voilait son visage.
Je devinai en elle un brusque changement d’humeur, comme si son évocation heureuse des toutes premières journées de leur rencontre avait été soudain (peut-être à cause de ma remarque) assombrie par le pressentiment d’une autre chose – une chose inquiétante, maléfique, sinistre. Et à cet instant même, avec cette pertinence dramatique qu’appréciait plutôt le romancier en herbe que j’étais, son visage subitement altéré parut comme noyé dans une ombre très épaisse, soudain projetée là par un de ces nuages bouffis, aux teintes étranges, qui par instants masquaient le soleil et nous effleuraient d’un frisson d’automne. Secouée d’un brusque tressaillement, elle se leva puis se tint là, le dos tourné, épaules voûtées, ses deux mains crispées avec une intensité farouche sur ses coudes nus, comme transpercée jusqu’aux os par le petit vent frais. Je ne pus m’empêcher – à cause de son air sombre, de son geste – de repenser à l’horrible scène au milieu de laquelle je les avais surpris cinq nuits seulement plus tôt, et à tout ce qui m’échappait encore dans cette relation torturante. Il y avait tant de facettes et de lueurs impondérables. Morris Fink, par exemple. Que penser de cette sinistre petite séance de marionnettes dont il avait été témoin et m’avait fait le récit – cette ignominie qu’il avait vue de ses yeux : elle prostrée sur le plancher, et Nathan acharné à la frapper ? Comment cela pouvait-il concorder avec le reste ? Comment cela pouvait-il coller avec le fait que chaque fois qu’il me fut donné de voir Nathan et Sophie ensemble au cours des jours qui suivirent, le mot « énamouré » eût semblé une litote bien insipide pour qualifier l’atmosphère de leurs rapports ? Et comment cet homme dont Sophie évoquait la tendresse et la bonté avec tant d’émotion que parfois, quand elle me parlait de lui, ses yeux s’emplissaient de larmes – comment cet être plein de charité et de compassion avait-il pu se muer en cette incarnation de la terreur que tout récemment j’avais pu contempler de mes yeux sur le seuil de chez Yetta.
Je jugeai préférable de ne pas m’appesantir sur ce point, ce qui était sage, car le nuage polychrome poursuivit sa route vers l’est, et bientôt la lumière ruissela de nouveau tout autour de nous ; Sophie sourit, à croire que les rayons du soleil avaient dissipé sa bouffée de cafard, et lançant une dernière croûte à Tadeusz, annonça qu’il était temps de rentrer chez Yetta. Nathan, déclara-t-elle avec un brin d’excitation, avait apporté pour leur dîner une extraordinaire bouteille de bourgogne, et il fallait qu’elle passe au A & P de Church Avenue afin d’acheter un beau steak pour l’accompagner, après quoi, ajouta-t-elle, elle se pelotonnerait tout l’après-midi dans son lit et reprendrait sa lutte gigantesque contre Descends, Moïse.
— J’aimerais bien le rencontrer, ce Mr. Weel-yam Faulkner, dit-elle, tandis que nous regagnions en flânant la maison, je lui dirai que quand il ne sait pas comment terminer ses phrases, il complique affreusement les choses pour les Polonais. Mais oh, Stingo, pour ça, on peut dire qu’il sait écrire ! J’ai l’impression d’être dans le Mississipi, Stingo, tu voudras bien nous emmener dans le Sud un jour, Nathan et moi ?
À peine fus-je rentré dans ma chambre que la présence tonique de Sophie s’estompa, puis me sortit de l’esprit tandis que la mort dans l’âme, je sentais de nouveau déferler sur moi une de ces pensées brutales que m’inspirait Leslie Lapidus. J’avais eu l’idiotie de m’imaginer que cet après-midi-là, alors que s’égrenaient les heures fugitives qui me séparaient de notre rendez-vous, mon autodiscipline et mon détachement coutumier me permettraient d’observer ma routine habituelle, à savoir, écrire quelques lettres à des amis restés dans le Sud, griffonner des notes sur mon calepin, ou tout simplement flemmarder sur mon lit en buvant de la bière. J’étais plongé dans Crime et Châtiment, et quand bien même l’envergure et l’extraordinaire complexité de l’œuvre avaient sérieusement dégonflé mes ambitions d’écrivain, il y avait plusieurs après-midi maintenant qu’avec une surprise mêlée d’admiration, je dévorais le livre, ma stupéfaction provoquée surtout par le personnage de Raskolnikov, dont l’existence tourmentée et sordide à Saint-Pétersbourg me paraissait (à l’exception du meurtre) présenter d’étroites analogies avec celle que moi-même je menais à Brooklyn. Le livre avait en réalité fait sur moi une impression si profonde que je m’étais pour de bon mis à envisager – non point de manière désœuvrée, mais fort sérieusement durant quelques instants, ce qui n’allait d’ailleurs pas sans me terrifier – les conséquences physiques et spirituelles qui me menaceraient, au cas où, moi aussi, je me laisserais aller à un petit homicide teinté de métaphysique, plongerais un couteau, par exemple, dans le sein d’une vieille femme innocente comme Yetta Zimmerman. La vision brûlante que reflétait le livre me repoussait autant qu’elle m’attirait, néanmoins chaque après-midi la fascination l’avait irrésistiblement emporté. Hommage suprême à la façon dont Leslie Lapidus avait pris possession de mon esprit, voire de ma volonté, l’après-midi s’écoula sans que je touche au livre.
En outre je n’écrivis pas de lettres, pas plus que je ne griffonnai dans mon calepin ces lignes gnomiques – qui allaient du caustique à l’apocalyptique et singeaient par leur style ce qu’il y a de pire tant chez Cyril Connolly que chez André Gide – grâce auxquelles je m’évertuais à poursuivre une carrière secondaire de chroniqueur. (Il y a longtemps que j’ai détruit la plupart de ces suintements échappés à mon psychisme juvénile, épargnant tout au plus une centaine de pages parées à mes yeux d’un intérêt nostalgique, entre autres celles qui concernent Leslie et aussi un traité en neuf cents mots – étonnamment spirituel pour un journal intime à ce point chargé d’angst et de pensées profondes – traitant des mérites respectifs, coefficients apparents de friction, parfums et ainsi de suite des divers lubrifiants dont je m’étais servi pour pratiquer le Vice Secret, mon champion favori étant une bonne émulsion de savon en paillettes et d’eau à trente-sept degrés.) Non, au mépris de toutes les exhortations de ma conscience et de l’éthique calviniste du travail, et quand bien même je ne me sentais nullement fatigué, je restai étendu sur mon lit, le nez au plafond, immobile comme quelqu’un menacé de prostration, hébété de constater que la fièvre qui depuis quelques jours ne me quittait pas avait provoqué des spasmes dans mes muscles, et que l’on pouvait bel et bien tomber malade, peut-être même gravement, sous l’empire de l’extase charnelle. Je n’étais plus qu’une zone érogène de 1,80 m allongée sur son lit. Chaque fois que j’évoquais l’image de Leslie, se tortillant nue entre mes bras comme elle le ferait dans les heures à venir, mon cœur lançait cette ruade sauvage qui, je le répète, aurait risqué d’être fatale à un homme plus âgé que moi.
Tandis que je demeurai là allongé dans la lueur rose bonbon de ma chambre et que les minutes de l’après-midi se traînaient, mon malaise se confondit avec une sorte d’incrédulité à demi démente. Souvenez-vous, ma chasteté était quasi intacte, ce qui exacerbait mon impression de vivre un rêve éveillé. Je n’étais pas simplement sur le point de m’envoyer une fille ; je m’embarquais pour un voyage qui me mènerait en Arcadie, au Septième Ciel, jusqu’aux infinis noirs comme du velours et constellés d’étoiles au-delà des Pléiades. Je me répétai une fois de plus (combien de fois n’en avais-je pas fait surgir l’écho ?) les obscénités limpides qu’avait lâchées Leslie, et ce faisant – le collimateur de mon esprit repiquant le moindre repli de ses lèvres humides et voluptueuses, la perfection odontologique de ses incisives étincelantes, et même un coquin flocon d’écume au bord de l’orifice – il me paraissait relever du plus délirant des fantasmes que ce soir même, avant que le soleil ne parachève son circuit oriental et de nouveau se lève au-dessus de Sheepshead Bay, cette même bouche allait – non, je ne pouvais me permettre de penser à cette bouche douce et onctueuse ni à ses activités imminentes. À six heures pile, je me laissai choir de mon lit, pris une douche, puis me rasai pour la troisième fois de la journée. Enfin j’endossai mon unique costume en crépon, extirpai un billet de vingt dollars de ma cagnotte Johnson & Johnson, et quittai gaiement ma chambre pour me lancer dans la plus grande aventure de ma vie.
Dehors dans le couloir (dans mon souvenir, les grands événements de ma vie ont toujours été accompagnés de petites images satellites parées d’une lueur crue) Yetta Zimmerman et ce pauvre pachyderme de Moishe Muskatblit étaient plongés dans une discussion acharnée.
— Vous vous prétendez un jeune homme pieux, et pourtant vous osez me faire ça, à moi ? hurlait quasiment Yetta d’une voix empreinte davantage d’une grande douleur que d’une vraie colère. Vous vous êtes fait voler dans le métro ? Cinq semaines, je vous avais données pour me régler votre loyer – cinq semaines, par pure bonté d’âme et générosité – et voilà que vous voulez me faire gober cette histoire de bonne femme ! Pour qui me prenez-vous, pour une pauvre innocente petite faygeleh{22}.
Houou-ha !
Le « Houou-ha ! » était majestueux, chargé d’un tel mépris que je vis Moishe – gras et luisant de sueur dans sa défroque ecclésiastique noire – littéralement tressaillir.
— Mais c’est vrai ! s’obstinait-il.
C’était la première fois que je l’entendais parler, et sa voix juvénile – un falsetto – semblait appropriée à sa masse imposante et gélatineuse. C’est vrai, on m’a fait les poches, à la station de métro de Bergen Street.
Il paraissait au bord des larmes.
— C’était un Noir, un petit Noir minuscule. Mais, un drôle de rapide ! Je n’ai pas eu le temps d’appeler qu’il était déjà en haut de l’escalier. Oh, Mrs. Zimmerman…
Le nouveau « Houhou-ha » » aurait fait se ratatiner une planche de teck.
— Et je devrais croire une histoire pareille ? Je devrais croire une histoire pareille, dans la bouche d’un homme qui est presque rabbin ? La semaine dernière vous m’avez dit – la semaine dernière vous m’avez juré sur ce que vous avez de plus sacré que vous trouveriez quarante-cinq dollars avant jeudi après-midi. Et maintenant vous me servez cette histoire de pickpocket !
La masse trapue de Yetta se portait en avant dans une posture belliqueuse, mais une fois de plus, j’eus l’impression qu’il y avait davantage de fanfaronnade que de menace dans son attitude.
« Il y a vingt ans que je dirige cette maison, et jamais je n’ai mis personne à la porte. Ma fierté, c’est de jamais avoir flanqué personne dehors sauf en 1938, un oysvorf{23} un drôle de numéro que j’avais surpris habillé avec des culottes de femme. Et maintenant, après tout ça, Dieu m’est témoin qu’il faut que je renvoie un homme qui est presque rabbin !
— Je vous en supplie ! couina Moishe, avec un regard implorant.
Me sentant de trop, j’entrepris de me défiler ou plutôt de me faufiler à travers l’obstacle considérable qu’ils formaient, et murmurai une vague excuse quand Yetta m’interpella !
— Tiens, tiens ! Où donc allez-vous comme ça, Roméo ?
Je compris aussitôt ce qui me valait cela, mon complet en crépon, repassé de frais et légèrement amidonné, mes cheveux gominés et, sans doute, plus que tout, ma lotion après rasage Royall Lyme dont, je m’en rendis soudain compte, je m’étais aspergé avec tant de libéralité que je dégageais une odeur de forêt tropicale. Je souris, et sans rien dire, passai mon chemin, pressé de fuir à la fois l’imbroglio et l’attention vaguement lubrique de Yetta.
— Je parierais qu’y a quelque part une petite veinarde qui va voir ses rêves se réaliser cette nuit ! gloussa-t-elle avec un gros rire égrillard.
J’agitai aimablement la main dans sa direction, et sur un dernier coup d’œil au malheureux Muskatblit pétrifié de frayeur, plongeai dans l’agréable soirée de juin. Comme je m’éloignais à grands pas pour rejoindre le métro, j’entendais encore, couvrant ses pathétiques couinements de protestation, la voix de la femme qui vitupérait toujours avec fureur, rauque et rocailleuse, mais qui faiblit derrière moi, chargée d’une note d’indulgence résignée dont je déduisis que Moishe pouvait espérer ne pas se faire flanquer à la porte du Palais Rose. Yetta, j’avais fini par l’apprendre, était dans le fond un cœur d’or, ou, pour employer l’autre idiome, une balbatisheh{24}.
Cependant, le côté intensément juif de cette petite scène – pareille au récitatif de quelque opéra comique yiddish – provoqua en moi une légère appréhension au sujet d’un autre aspect de ma rencontre de plus en plus imminente avec Leslie. Dans le wagon agréablement vide du BMT qui m’emportait en brinquebalant vers le nord, je tentai par désœuvrement de lire un numéro de l’Eagle de Brooklyn, rempli de petits problèmes de clocher, renonçai à l’effort, et tandis que je pensais à Leslie, l’idée me traversa l’esprit que jamais de ma vie je n’avais franchi le seuil d’une maison juive. Comment cela se passerait-il ? J’aurais bien voulu le savoir. Je me demandai soudain avec angoisse si j’étais habillé comme il convenait, et l’idée m’effleura que j’aurais dû mettre un chapeau. Non, bien sûr que non, me rassurai-je, seulement dans les synagogues (vraiment ?), et tout à coup me revint en un éclair la vision du modeste temple en brique jaune qui, là-bas en Virginie, dans ma ville natale, abritait la synagogue Rodef Sholem. Plantée en diagonale face à l’église presbytérienne – tout aussi laide dans cet affreux style grès-et-ardoise couleur boue qui, dans toute l’Amérique, domine l’architecture religieuse des années trente – où pendant mon enfance et mon adolescence j’accomplissais mes dévotions dominicales, la synagogue silencieuse derrière ses volets clos, avec son austère portail en fer forgé surmonté de son étoile de David en creux, paraissait à mes yeux symboliser par son intimidante quiétude tout ce que les Juifs, la communauté juive, leur religion fumeuse et cabalistique pouvaient avoir d’isolé, de mystérieux et même de surnaturel.
Chose étrange peut-être, je n’étais pas totalement mystifié par les Juifs eux-mêmes. Dans cette petite ville prospère du Sud, les Juifs étaient complètement et authentiquement assimilés aux couches supérieures de la communauté dont ils avaient fini par devenir des membres irréprochables : commerçants, médecins, avocats, toute la gamme de la réussite bourgeoise. L’adjoint au maire – (le « vice-maire »), était un Juif ; l’important lycée de la ville tirait un orgueil tout particulier des victoires de ses équipes sportives et de ce rara avis, un entraîneur juif retors et grande gueule. Mais je voyais bien comment les Juifs semblaient acquérir un nouveau moi ou une nouvelle personnalité. Lorsque à l’écart de la grande lumière du jour et de l’animation des affaires les Juifs disparaissaient pour s’enfermer dans la quarantaine de leurs foyers et la solitude de leur culte asiatique et sinistre – avec son atmosphère suspecte et obscure d’encens, de cornes de bélier, d’offrandes propitiatoires, de tambourins et de femmes voilées, d’hymnes lugubres et de funèbres mélopées de mauvaises fées psalmodiées dans une langue morte – c’était alors que les choses devenaient compliquées pour un petit presbytérien de onze ans.
J’étais trop jeune, sans doute, et trop ignorant pour établir le lien entre Judaïsme et Christianisme. De même, je ne pouvais me douter du grotesque mais évident paradoxe : à savoir qu’après l’école du dimanche, tandis que je contemplais ébloui le tabernacle sombre et menaçant planté de l’autre côté de la rue (mon petit cerveau encore hébété par un passage prodigieusement ennuyeux tiré du Lévitique que m’avait fait ingurgiter de force un comptable d’aspect virginal dénommé McGehee, dont à l’époque de Moïse les ancêtres adoraient les arbres et hurlaient à la lune dans l’île de Skye), je venais d’absorber en fait un chapitre de l’histoire vénérable, impérissable et toujours recommencée, de ce même peuple dont je contemplais le temple de prières avec tant de méfiance, en même temps qu’avec un léger frisson d’indéfinissable crainte. Lugubrement, je songeais à Isaac et Abraham. Mon Dieu, de quelles choses innommables ce sanctuaire païen pouvait-il bien être le théâtre ! Le samedi, en plus, pendant que les braves Gentils étaient occupés à tondre leurs pelouses ou à faire leurs courses au supermarché Sol Nachman. Comme j’allais au catéchisme, je savais à la fois trop et trop peu de chose sur les Hébreux, et par conséquent demeurais incapable d’imaginer clairement ce qui se passait derrière les murs de la synagogue Rodef Sholem. Mon imagination enfantine me soufflait qu’ils jouaient de la trompe, du chofar dont les notes grossières et barbares retentissaient dans un lieu d’éternelles ténèbres qui abritait une vieille arche à demi pourrie et une pile de parchemins. Des femmes juives se prosternaient, visages cachés, vêtues de chemises faites de poils tissés et se répandaient en bruyants sanglots. Jamais on n’y chantait d’hymnes émouvantes mais uniquement des mélopées monotones où avec une insistance rugueuse revenait un mot qui ressemblait à « adénoïde » Des phylactères fantomatiques et osseux battaient des ailes dans l’ombre comme des oiseaux préhistoriques, tandis que de tous côtés les rabbins coiffés de leur calotte gémissaient dans une langue gutturale en perpétrant leurs rites barbares – circoncire des boucs, brûler des bœufs, étriper des agneaux nouveau-nés. Qu’aurait pu penser d’autre un petit garçon, après le Lévitique ? Je ne parvenais pas à comprendre comment ma Miriam Bookbinder adorée, ou Julie Conn, l’entraîneur pétillant de vie qu’au lycée tout le monde adorait, pouvaient survivre à ce décor de Sabbat.
Maintenant, une décennie plus tard, je m’étais plus ou moins libéré de ces illusions, non libéré pourtant au point de ne pas nourrir quelques craintes au sujet de ce qui m’attendait peut-être chez les Lapidus à l’occasion de mon premier contact avec une maison juive. Juste avant de descendre du métro à Brooklyn Heights, je me surpris à m’interroger sur le décor du lieu que j’étais sur le point de découvrir, et que – comme la synagogue – j’associais à des idées de ténèbres et de tristesse. Il ne s’agissait plus des fantasmes bizarres de mon enfance. Certes je ne m’attendais pas à voir quelque chose d’aussi sinistre que ces miteux logements tout en longueur dont j’avais lu des descriptions dans certains récits sur la vie des Juifs des villes dans les années vingt ou trente ; je savais que les Lapidus devaient se situer à des années-lumière à la fois des taudis et d’une shtetl{25}. Néanmoins, si tenaces sont les préjugés et les idées préconçues que je m’attendais plus ou moins à découvrir une demeure – je le répète – à l’atmosphère vaguement oppressante, voire funèbre. J’imaginais des pièces sombres aux lambris de noyer noir, encombrées de meubles de chêne massif ; sur une des tables trônerait la menorah, ses chandelles disposées en bon ordre mais éteintes, tandis que sur une table voisine serait posée la Torah, ou peut-être le Talmud, encore ouvert à la page que Lapidus père venait de soumettre à un pieux examen. La maison, certes d’une propreté scrupuleuse, serait pourtant mal aérée et sentirait le moisi, tandis qu’une odeur de poisson mariné et de friture filtrerait de la cuisine, où un bref coup d’œil me permettrait peut-être d’entrevoir une vieille dame aux cheveux recouverts d’un mouchoir – la grand-mère de Leslie – qui me décocherait un sourire édenté par-dessus sa casserole, mais incapable de parler anglais, ne dirait rien. Dans le salon, la plupart des meubles seraient en chrome, comme dans une clinique. Quant aux parents de Leslie, je craignais d’avoir du mal à leur faire la conversation – la mère pathétiquement obèse à la manière de toutes les mères juives, timide, méfiante, la plupart du temps silencieuse ; le père, plus ouvert et assez sympathique, mais incapable de bavarder d’autre chose que de son métier – plastique moulé – d’une voix lourdement infléchie par les coups de glotte mouillés de sa langue natale. Il siroterait du Manischewitz et grignoterait de l’halva, tandis qu’écœurées, mes papilles gustatives se languiraient désespérément d’une bouteille de bonne bière de Schiltz. Puis tout à coup, mon souci majeur et lancinant – où, dans quelle chambre précise, sur quel lit ou quel canapé dans ce décor guindé et puritain, Leslie et moi irions-nous sceller notre pacte glorieux ? – fut coupé net et chassé de mon esprit quand dans un grondement de tonnerre le train pénétra en gare de Clark Street-Brooklyn Heights.
Je ne veux pas exagérer mes premières réactions à l’égard de la maison Lapidus, ni le contraste qu’elle présentait par rapport à ces idées préconçues. Mais le fait est (et après tant d’années, j’en garde une image aussi vive qu’un sou de cuivre flambant neuf) que la maison où demeurait Leslie était d’un luxe tellement époustouflant que je passai plusieurs fois devant. Je n’arrivais pas à croire que cette maison de Pierrepont Street fût vraiment celle dont elle m’avait donné l’adresse. Lorsque enfin je me rendis à l’évidence, je m’arrêtai net, quasi médusé d’admiration. Élégamment restaurée dans le style Renaissance grecque, la maison de grès brun se dressait un peu en retrait de la rue dont la séparait une petite pelouse verte coupée par le croissant d’une allée gravillonnée. Sur l’allée était garé un coupé Cadillac marron-lie-de-vin à la carrosserie immaculée et luisante, impeccablement briquée ; on se serait cru dans un hall d’exposition.
Je restai planté là au bord du trottoir de cette artère civilisée et bordée d’arbres, savourant son élégance véritablement inspirée. Dans la pénombre de ce début de soirée, des lumières brillaient doucement à l’intérieur de la maison, irradiant une harmonie qui soudain me rappela Richmond et certaines des nobles demeures qui bordent Monument Avenue. Puis cédant soudain à une pensée vulgaire, je me dis que la scène aurait fort bien pu illustrer une publicité de magazine de luxe, pour Fisher Bodies, du Scotch whisky, des diamants, n’importe quel symbole de luxe et de raffinement. Mais elle ramenait surtout mes pensées vers la capitale élégante et toujours belle de la Confédération – stupide association sudiste peut-être, soulignée néanmoins coup sur coup par le jockey nègre en fonte, à demi accroupi, qui souriant de toutes ses gencives roses me regardait approcher du porche, puis par la petite servante noire bien roulée qui m’ouvrit la porte. Noir cirage, vêtue d’un uniforme plein de fronces et de plis, elle s’adressa à moi avec un accent que mon oreille – à jamais programmée – identifia aussitôt comme typique de la région comprise entre le Roanoke et le canton de Currituck, dans le quadrant supérieur est de la Caroline du Nord, juste au sud de la frontière de la Virginie. Hypothèse qu’elle confirma, quand, en réponse à ma question elle me dit qu’en effet elle venait du petit village de South Mills – « pile », comme elle le précisa, au beau milieu du Dismal Swamp. Ravie de mon flair et pouffant de rire, elle roula des yeux et me dit :
— Ent’ez donc !
Se contraignant alors à plus de décorum, elle eut une moue et d’une voix légèrement yankeefiée, m’annonça dans un murmure :
« Miss Law-peedus va nous rejoind’e dans un instant. »
Anticipant un verre de luxueuse bière étrangère, je me sentais déjà envahi d’une légère ivresse. Puis Minnie (car tel, appris-je plus tard, était son nom) me conduisit dans un énorme salon blanc coquille d’huître jonché de voluptueux canapés, de nobles poufs et de fauteuils à l’aspect presque scandaleusement confortable. Ces derniers étaient répartis sur le moelleux tapis qui garnissait de bout en bout la pièce, blanc lui aussi, sans une tache ni un grain de poussière. Partout des bibliothèques bourrées de livres – de vrais livres, neufs et vieux, beaucoup avec cet aspect un peu fatigué des livres souvent lus. Je m’enfonçai dans un fauteuil de cuir crème qui trônait à mi-chemin d’un Bonnard éthéré et d’une étude de Degas représentant des musiciens en train de répéter. Je reconnus sur-le-champ le Degas, sans pouvoir dire pourtant où je l’avais vu – puis, tout à coup je me souvins, c’était la fin de mon adolescence et pendant ma période philatélique, en effigie sur un timbre de France. Seigneur Dieu Tout-Puissant, parvins-je tout au plus à me dire.
Je m’étais bien entendu senti toute la journée dans un état de léger émoi érotique. En même temps, je n’étais en aucune façon préparé à affronter tant de richesses, dont mes yeux de petit provincial avaient entrevu des images dans les pages du New Yorker ou sur les écrans de cinéma, mais qu’ils n’avaient jamais contemplées pour de bon. Ce choc culturel – une brusque fusion de la libido avec un exemple enivrant de fric certes immonde mais intelligemment dépensé – provoqua en moi un mélange de sensations troublantes : accélération du pouls, accentuation marquée de la rougeur qui m’empourprait, brusque salivation et, enfin, dans mon pantalon de toile Hanes Hockey, une érection spontanée et exorbitante qui devait persister toute la soirée quelle que fût ma position – assis, debout, ou même pendant mes évolutions quelque peu entravées parmi les convives qui se pressaient chez Gage & Tollner, le restaurant où un peu plus tard, j’emmenai Leslie dîner. Cette condition digne d’un étalon était bien entendu un phénomène qu’expliquait mon extrême jeunesse, et qui ne devait resurgir que rarement (et, après trente ans, jamais plus avec cette persistance). Plusieurs fois déjà j’avais connu ce priapisme, mais non cependant avec une intensité comparable, et absolument jamais en dehors d’un contexte exclusivement sexuel. Le plus remarquable de ces épisodes remontait à mes seize ans, lors d’un bal du lycée où l’une de ces démoniaques petites coquettes dont j’ai déjà parlé – et dont Leslie était l’adorable antithèse – m’avait gratifié de toutes les tricheries possibles et imaginables : me soufflant dans le cou, chatouillant ma paume suante du bout de son doigt, et glissant contre le mien son entrecuisse satiné avec une lubricité à la fois tellement délibérée et hypocrite que seule une force de volonté quasi digne d’un saint, au terme de plusieurs heures de ce jeu, me contraignit à m’arracher à l’odieux petit vampire pour m’enfoncer tout congestionné dans la nuit. Mais chez les Lapidus, nul besoin n’était de ce genre d’exaspération physique. Il y avait simplement, alliée à la perspective de l’apparition imminente de Leslie, le trouble que suscitait en moi la conscience – je l’avoue sans honte – de cette plénitude d’argent. En outre, je serai malhonnête de ne pas reconnaître qu’à la douce perspective de la copulation s’ajoutaient d’éphémères images de mariage, à supposer que le sort en décidât ainsi.
Je devais bientôt apprendre par le plus pur hasard – de la bouche de Leslie et d’un certain Mr. Ben Field, un homme entre deux âges ami des Lapidus, qui survint ce soir-là pratiquement sur nos talons en compagnie de sa femme – que la fortune des Lapidus tirait avant tout sa source d’un simple bout de plastique pas plus gros qu’un index d’enfant ou un appendice vermiculaire d’adulte, dont en fait il avait l’aspect. Bernard Lapidus, comme me le confia Mr. Field en caressant son verre de Chivas Regal, n’avait cessé tout au long de la Grande Crise des années trente de faire des affaires prospères en fabriquant des cendriers en plastique repoussé. Les cendriers (expliqua par la suite Leslie) étaient d’un type universellement connu : en général noirs, ronds et porteurs d’inscriptions diverses, STORK CLUB, « 21 », EL MOROCCO, ou encore, à l’usage de décors plus plébéiens, CHEZ BETTY et CHEZ JOE. Beaucoup de gens volaient ces cendriers, aussi la demande en était-elle inépuisable. Au cours de cette période, Mr. Lapidus avait produit ces cendriers par centaines de milliers et, son affaire installée dans une petite usine de Long Island City lui assurant une confortable aisance, avait pu s’installer avec sa famille à Crown Heights, alors l’un des quartiers les plus chics de Flatbush. Mais c’était la guerre qui avait provoqué ce passage de la simple prospérité au luxe, à la maison de grès remise à neuf de Pierrepont Street, au Bonnard et au Degas (sans compter un paysage de Pissarro que je devais bientôt voir, représentant un chemin creux perdu dans la campagne déserte qui au XIXe siècle entourait Paris, une vue d’une sérénité et d’une beauté tellement émouvantes que ma gorge se serra).
Juste avant Pearl Harbor – poursuivit Mr. Field de sa voix calme et didactique – le gouvernement fédéral avait lancé parmi les industriels en plastiques moulés un appel d’offres pour la fabrication de ce gentil objet, d’un centimètre de long à peine, de forme irrégulière et pourvu à l’une de ses extrémités d’un petit tortillon qui devait pouvoir s’insérer avec une précision absolue dans un orifice de forme analogue. Le coût de fabrication ne dépassait pas quelques centimes par unité, mais dans la mesure où le contrat – que Mr. Lapidus décrocha – exigeait qu’il fût produit par dizaines de millions, le minuscule objet engendra un vrai pactole : c’était en fait une des pièces essentielles du détonateur destiné aux obus de soixante-dix-sept tirés par les canons de l’Armée et du Corps des Marines pendant toute la Deuxième Guerre mondiale. Dans la grandiose salle de bains qu’un peu plus tard je dus aller explorer, un sous-verre accroché au mur encadrait une réplique de ce petit bout de résine synthétique (la matière dont il était fait me dit Mr Field) et je demeurai quelques longs instants à le contempler médusé, songeant aux innombrables légions de Boches et de Japs pulvérisés dans le bienheureux néant grâce à cet objet, fabriqué à partir d’une vulgaire saloperie noire à l’ombre de Queensboro Bridge. La réplique était en or dix huit carats et sa présence était la seule note de mauvais goût dans toute la maison. Ce qui pouvait s’excuser, cette année-la, en raison de l’odeur encore toute fraîche de victoire qui imprégnait l’Amérique tout entière. Leslie m’en parla plus tard comme du « Ver », me demandant en outre s’il n’évoquait pas à mes yeux « un spécimen bien gras de spermatozoïde » – une métaphore séduisante mais épouvantablement contradictoire, quand on songe a l’ultime fonction du Ver. Nous philosophâmes un bon moment sur ce point, mais en fin de compte, et de manière parfaitement désarmante, elle affecta une désinvolture enjouée envers la source de la fortune de sa famille, soulignant avec un humour blasé que « le Ver avait en tout cas permis l’acquisition de quelques sensationnels Impressionnistes français ».
Leslie fit enfin son apparition, le feu au visage, superbe dans une robe de jersey noir goudron qui ondulait sur elle et collait çà et là à ses rondeurs moelleuses d’une manière des plus éprouvantes. Elle me planta sur la joue un petit baiser mouillé, dégageant une innocente eau de toilette au frais parfum de jonquille, qui je ne sais pourquoi la rendait deux fois plus excitante que les allumeuses que j’avais jadis connues dans le Tidewater, ces pucelles ridicules imbibées de leur musc entêtant d’odalisques. C’était ça la classe, me dis-je, la vraie classe juive. Une fille assez sûre d’elle-même pour se parfumer au Yardley ne pouvait qu’être drôlement affranchie en amour. Nous fûmes peu après rejoints par les parents de Leslie, un homme de cinquante ans à peine, bichonné et bronzé, à l’air sympathique de fin renard, et une charmante femme aux cheveux ambre d’apparence si jeune qu’elle aurait pu passer sans peine pour la sœur aînée de Leslie. À cause de son allure, entre autres, j’eus peine à en croire mes oreilles quand Leslie me raconta plus tard que sa mère avait fait ses études à Barnard et décroché son diplôme en 1922.
Mr. et Mrs. Lapidus ne s’attardèrent pas longtemps et je ne pus me faire à leur égard qu’une impression fugitive. Mais cette impression – érudition certaine, manières parfaites, mais style désinvolte, raffinement – fit que je me recroquevillai au souvenir de l’ignorance grossière et de l’obscurantisme dont j’avais fait preuve dans le métro, avec mes sottes prémonitions de décor sordide et de lugubre sous-développement culturel. Comme je savais peu de choses, somme toute, de cet univers citadin qui s’étendait au-delà du Potomac, cette mosaïque d’énigmes et d’imbroglios ethniques. Totalement mystifié, je m’étais attendu à une vulgarité stéréotypée. Moi qui m’étais imaginé Lapidus père comme un genre de Schlepperman – le comique juif du programme radiodiffusé de Jack Benny, affligé de son accent Septième Avenue et de solécismes débiles – voilà que j’avais au contraire découvert un patricien à la voix onctueuse, parfaitement à l’aise dans sa richesse, à la voix agréablement marquée par les voyelles longues et l’élocution affectée de Harvard, où, appris-je, il avait étudié la chimie et obtenu son diplôme summa cum laude, et d’où il était sorti avec la compétence nécessaire pour inventer le Ver de la Victoire. Je sirotai la délicieuse bière danoise que l’on m’avait servie. Déjà montait en moi une légère ivresse, et je me sentais heureux – heureux, comblé au-delà de tous mes espoirs. Suivit alors une autre révélation, tout aussi merveilleuse et agréable. Au fil de la conversation qui ronronnait sans à-coups dans la soirée embaumée, je ne tardai pas à comprendre que Mr. et Mrs. Field se préparaient à partir en compagnie des parents de Leslie pour passer un long week-end dans la résidence d’été des Lapidus, sur la côte du New Jersey. En fait, le groupe était prêt à prendre la route dans la Cadillac lie-de-vin. Je compris alors que Leslie et moi disposerions de toute la maison pour nous ébattre en paix, et seuls. Ma tasse se renversa. Oh, le contenu de ma tasse se mua en une cataracte qui inonda le tapis immaculé, franchit le seuil et dévala Pierrepont Street, submergeant l’immensité sensuelle et troublante de Brooklyn plongée dans le crépuscule. Leslie. Un week-end en tête à tête avec Leslie…
Mais une demi-heure peut-être s’écoula encore avant que les Lapidus et les Field s’embarquent dans la Cadillac et mettent le cap sur Ashbury Park. Entretemps, la conversation se poursuivit à bâtons rompus. Comme son hôte, Mr. Field était lui aussi collectionneur d’objets d’art, et la conversation glissa peu à peu sur leurs projets d’acquisitions. Mr. Field avait l’œil sur un certain Monet qui était en vente à Montréal, et il laissa entendre qu’il espérait réussir à emporter l’affaire pour, avec un peu de chances, « trente ». Quelques secondes, un agréable frisson me glaça la moelle épinière. C’était, je m’en rendais compte, la première fois qu’il m’était donné d’entendre un être de chair et de sang (par opposition à quelque personnage de cinéma) dire « trente » au lieu de « trente mille ». Mais une autre surprise m’attendait encore. À ce point de la conversation, quelqu’un mentionna le Pissarro, et comme je ne l’avais pas encore vu, Leslie quitta d’un bond son canapé et m’invita à la suivre sur-le-champ. Ensemble nous traversâmes la maison pour gagner tout au fond une pièce qui de toute évidence était la salle à manger, et où la délectable vision – un paisible après-midi dominical tissé de treilles vert pâle, de murs en ruine et d’éternité – accrochait les rayons obliques du couchant. Ma réaction fut d’une spontanéité absolue :
— C’est si beau, m’entendis-je murmurer.
— C’est quelque chose, n’est-ce pas ? répliqua Leslie. Côte à côte, nous contemplions le paysage. Dans la pénombre, son visage se trouvait si près du mien que je pouvais humer le parfum sirupeux du sherry qu’elle venait de boire, et soudain sa langue fut dans ma bouche. Une langue prodige qu’en vérité je n’avais pas invitée ; en tournant la tête, je n’avais eu d’autre désir que de voir son visage, souhaitant seulement y trouver le reflet d’un plaisir esthétique analogue à celui que je ressentais. Mais je n’eus pas même le temps d’entrevoir son visage, si instantané, si impérieux fut l’assaut de cette langue. Enfouie comme quelque créature marine affolée dans ma gueule béante, elle faillit, dans sa quête de quelque inaccessible terminus logé près de ma luette, submerger tous mes sens ; elle se tortillait, palpitait, se convulsait et balayait toute la voûte de mon palais ; je jurerais qu’une fois au moins, elle se renversa complètement. Glissante comme un dauphin, moins mouillée qu’enduite d’un délicieux mucilage et d’une saveur d’Amondillado, elle eut en soi le pouvoir de me forcer, ou plutôt de me refouler, contre le montant d’une porte où, les yeux hermétiquement clos, je restai à dodeliner d’impuissance, en proie à une extase de langue. Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien, mais quand l’idée me venant enfin de réagir ou du moins d’essayer, j’entrepris de déployer ma propre langue avec une sorte de gargouillis, je sentis la sienne se rétracter comme une vessie dégonflée, sur quoi, détachant soudain sa bouche, elle pressa son visage contre le mien.
— Pas maintenant, on ne peut pas maintenant, fit-elle d’une voix agitée.
Il me sembla la sentir frissonner violemment, en tout cas j’étais sûr qu’elle respirait avec peine, et je la tins serrée dans mes bras.
— Mon Dieu, Leslie… Les – je ne pus rien m’arracher d’autre – et brusquement elle se dégagea. Le sourire qu’elle arborait maintenant me parut quelque peu inapproprié à notre violent émoi, et sa voix prit une intonation douce, frivole, badine même, qui néanmoins, par ce qu’elle impliquait, faillit bien me laisser fou de désir. C’était le refrain familier, mais joué cette fois sur une flûte plus douce encore.
— Baiser, fit-elle, dans un murmure à peine audible sans me quitter des yeux, « baiser… comme des dingues ». Sur quoi, elle pivota et reprit le chemin de la salle à manger.
Quelques instants plus tard, m’étant enfilé dans une salle de bains Habsbourg haute de plafond comme une cathédrale et dotée de robinets et d’accessoires baroques en or, je fouillai avec frénésie dans mon portefeuille, extirpai de son étui de papier d’étain le bout d’un préservatif « Trojan » pré-lubrifié que je glissai à tout hasard dans une poche latérale de ma veste, tout en essayant de rectifier ma tenue devant une glace en pied dont le cadre grouillait de chérubins dorés. Je parvins à essuyer le rouge qui me barbouillait le visage – un visage qui, à ma grande consternation, avait la teinte cerise ou crevette de quelqu’un qui souffre d’insolation. À cela je ne pouvais rien, par contre je constatai et à mon grand soulagement que ma veste en crépon démodée, un rien trop longue, dissimulait plus ou moins ma braguette et l’intransigeante raideur nichée dedans.
Aurais-je dû soupçonner que quelque chose clochait lorsque, quelques minutes plus tard, comme plantés au milieu de l’allée gravillonnée nous souhaitions tous deux bon voyage aux Lapidus et aux Field, je vis Mr. Lapidus embrasser tendrement Leslie sur le front et murmurer :
— Sois sage, ma petite princesse !
Ce fut seulement bien des années plus tard que, grâce à l’étude poussée de la sociologie juive et à la lecture de livres tels que Goodbye Columbus et Marjorie Momingstar, je découvris l’existence de l’archétype de la princesse juive, de son modus operandi et de sa place dans l’ordre des choses. Mais à cette époque, le mot « princesse » ne signifiait rien d’autre pour moi qu’une boutade affectueuse ; intérieurement je me gaussai du « Sois sage », tandis que la Cadillac et ses clignotants rouges disparaissaient dans la pénombre. Pourtant, à peine fûmes-nous seuls que quelque chose dans l’attitude de Leslie – une sorte de coquetterie, pourrait-on dire sans doute – me souffla qu’un peu de patience s’imposait : ceci alors que nous étions encore dans tous nos états et malgré son agression brutale sur ma bouche, qui soudain avait de nouveau soif de sa langue. À peine avions-nous franchi le seuil, que j’entrepris franchement Leslie, en glissant mon bras autour de sa taille, mais elle parvint à se dégager en me gratifiant d’un petit rire cristallin et de cette remarque – trop cryptique pour ne pas m’échapper – comme quoi « à trop se presser, on risque de tout gâcher ». Pourtant il est certain que je ne demandais pas mieux que d’abandonner à Leslie la direction de notre stratégie mutuelle, le soin de décider de la chronologie et du rythme de notre soirée pour ainsi permettre aux événements de progresser par paliers harmonieux vers leur apogée ; si passionnée et avide qu’elle fût, reflet fidèle du désir qui me consumait, Leslie n’avait rien, après tout, d’une vulgaire putain toute disposée à se laisser baiser là, illico, à même le tapis. Malgré sa gloutonnerie et ses récents abandons – mon instinct me le soufflait – elle avait envie d’être dorlotée, flattée, séduite, et chouchoutée à l’instar de toutes les femmes, ce qui me convenait à merveille, car la nature avait visiblement conçu ce processus pour du même coup exacerber le plaisir de l’homme. Je ne demandais par conséquent pas mieux que de me montrer patient et d’attendre mon heure. Aussi lorsqu’un tantinet guindé je me retrouvai assis près de Leslie sous le Degas, ce fut sans la moindre contrariété que je vis entrer Minnie qui nous apportait du champagne et (une autre des diverses « premières » qui m’attendaient ce soir-là) du caviar frais d’esturgeon. Cette entrée provoqua entre Minnie et moi un nouveau badinage, d’une saveur très sudiste, que visiblement Leslie trouva charmant.
Je l’ai déjà souligné, c’était avec perplexité que j’avais constaté depuis mon arrivée dans le Nord que les New-Yorkais semblent souvent enclins à considérer les gens du Sud avec une extrême hostilité (comme celle que Nathan m’avait tout d’abord manifestée) ou encore avec une condescendance amusée, à croire qu’ils représentent à leurs yeux une race de vulgaires histrions. Leslie avait beau, je le savais, trouver du charme à mon côté « sérieux », je n’en tombais pas moins également dans cette dernière catégorie. De plus il avait bien aussi failli m’échapper – jusqu’à la réapparition de Minnie – que j’avais aux yeux de Leslie le charme de la nouveauté et de l’exotisme, un peu comme Rhett Butler ; je venais du Sud et, je le savais, c’était ma carte maîtresse qu’à tort ou à raison je décidai alors de jouer jusqu’au bout de la soirée. Le badinage qui suit, par exemple (un échange qui vingt ans plus tard eût été impensable) transporta Leslie d’allégresse au point qu’elle se mit à marteler du poing ses charmantes cuisses gainées de jersey.
— Minnie, ma foi, je meurs d’envie de goûter un peu de bonne cuisine de chez nous. De la vraie cuisine de gens de couleur. Me parlez pas de ces foutus œufs de poisson communistes.
— Mmm-heuh ! Et moi donc ! Oh, ce que ça me di’ait de m’offrir une platée de mulet salé. Du mulet salé et du g’uau. Vlà ce que j’appelle manger !
— Et des tripes bouillies, Minnie, ça vous dirait ? Des tripes avec des épinards !
— Vous alors ! (Petits rires excités) De vous entend’a pa’ler de t’ipes, ça me donne tellement faim que je c’ois bien que je vais mourir !
Plus tard chez Gage & Tollner, tandis que Leslie et moi savourions à la lumière du gaz un souper de petites palourdes et de crabe impérial, je fus à deux doigts de goûter un pur amalgame de félicités sensuelles et spirituelles comme, par la suite, jamais de ma vie je ne devais en faire l’expérience. Nous étions installés l’un contre l’autre à une table d’angle, loin du babil de la foule. Nous bûmes un extraordinaire vin blanc qui stimula mon esprit et me délia la langue tandis que je lui racontai l’histoire authentique de mon grand-père paternel qui avait perdu un œil et une rotule à Chancelorsville, et l’histoire bidon de mon grand-oncle maternel qui s’appelait Mosby et avait été pendant la Guerre civile l’un des grands chefs de partisans de la Confédération. Je dis bidon parce que Mosby, un colonel de Virginie, n’avait aucun lien de parenté avec ma famille ; l’histoire, cependant, était à la fois raisonnablement authentique et haute en couleurs, et je m’évertuai à la parer de généreuses fioritures, de séduisants apartés et morceaux de bravoure, savourant chaque effet dramatique, débordant à la fin de tant de charme et de magnétisme, que Leslie, les yeux brillants, tendit les bras et m’étreignit la main comme elle l’avait fait déjà à Coney Island et que je sentis, du moins le crus-je, une légère moiteur de désir sur sa paume.
— Et après, qu’est-ce qui s’est passé ? l’entendis-je dire comme je me taisais pour souligner un effet.
— Eh bien, mon grand-oncle Mosby, poursuivis-je, avait finalement réussi à encercler la brigade nordiste dans la vallée. Il faisait nuit et le commandement nordiste dormait sous sa tente, la tente était plongée dans le noir, Mosby est entré et il s’est mis à chatouiller les côtes du général, histoire de le réveiller. ‘Général, qu’il a dit, debout, j’apporte des nouvelles de Mosby !’ Le général, sans reconnaître la voix, mais convaincu qu’il s’agissait d’un de ses hommes, se leva d’un bond dans le noir et dit : ‘Mosby ! Vous l’avez attrapé ?’ Et Mosby de répondre : ‘Non, général : C’est lui qui vous a attrapé !’
La réaction de Leslie me combla – une exclamation rauque et grave, éperdue d’admiration, qui fit se retourner les têtes aux tables voisines, et poussa un vénérable serveur à nous décocher un regard lourd de reproches. Lorsque son rire se fut éteint, nous demeurâmes tous deux un moment silencieux, contemplant le cognac qui concluait notre repas. En fin de compte ce fut elle, et non moi, qui se décida à attaquer le sujet qui, je le savais, n’avait cessé d’accaparer son esprit comme il accaparait le mien.
— Tu sais, cette époque-là, c’est bizarre. Je veux dire, on ne se les imagine jamais en train de baiser. Dans toutes ces histoires, dans tous ces livres, jamais un mot sur leur façon de baiser.
— Victorianisme, fis-je. Pudibonderie pure et simple.
— Bien sûr, je ne sais pas grand-chose de la Guerre civile, mais chaque fois que je pense à cette époque-là – tu comprends, depuis Autant en emporte le vent, j’ai toujours eu un tas de fantasmes à propos de ces généraux, ces superbes généraux sudistes, si jeunes, avec leurs moustaches et leurs barbes fauves, et leurs cheveux bouclés, caracolant sur leurs chevaux. Et ces belles jeunes filles en crinoline et culottes bouffantes. Si l’on en croit les livres, c’est à se demander s’il leur arrivait de baiser.
Elle se tut un instant et me pressa la main.
« Je veux dire, ça ne te fait donc rien à toi d’imaginer une de ces magnifiques jeunes filles en crinoline, troussée dans un fouillis fabuleux, et un de ces superbes jeunes officiers – ou plutôt de les imaginer tous les deux en train de baiser comme des dingues ?
— Oh, si, dis-je avec un frisson, oh que si. De quoi donner une dimension supplémentaire à l’histoire.
Il était dix heures passées, et je commandai d’autre cognac. Nous restâmes là encore une heure, et de nouveau, comme à Coney Island, Leslie doucement mais irrésistiblement s’empara du gouvernail de la conversation, nous entraînant au fond d’anses troubles et d’irréelles lagunes où, pour ma part du moins, jamais je ne m’étais aventuré en compagnie féminine. Elle mentionna à diverses reprises son analyste du moment, qui, me dit-elle, l’avait amenée à prendre conscience de son moi fondamental et, plus important encore, de l’énergie sexuelle qu’il avait suffi de capter et de libérer pour faire d’elle la bête sauvage (le mot est d’elle) saine et super-active qu’elle avait désormais la certitude d’être. Tandis qu’elle parlait, le merveilleux cognac me donna le courage d’effleurer doucement du bout des doigts la lisière de sa bouche expressive, luisante comme un trait d’argent sous son rouge vermillon.
— J’étais une vraie petite tordue avant d’entreprendre mon analyse, fit-elle avec un soupir, une intellectuelle hystérique et dépourvue du moindre sens de ma relation avec mon corps, de la sagesse que mon corps devait me donner. Aucun sens de mon con, aucun sens de ce merveilleux petit clitoris, aucun sens de rien. Tu as lu D. H. Lawrence ? L’Amant de Lady Chatterley ?
Je dus avouer que non. C’était un de ces livres que j’avais toujours rêvé de lire mais qui, incarcéré comme un étrangleur fou derrière les vitrines grillagées et verrouillées de la bibliothèque de l’université, m’avait été refusé.
— Lis-le, dit-elle, d’une voix soudain rauque et intense, lis-le vite, pour ton propre salut. Un de mes amis a réussi à en ramener de France un exemplaire, je te le prêterai. Lawrence connaît la réponse – oh, pour ce qui est de baiser, lui sait de quoi il parle. Il dit que baiser, c’est aller rejoindre les dieux noirs.
En articulant ces mots, sa main serra la mienne, nos doigts entrelacés à un millimètre à peine maintenant de la monstrueuse bosse qui gonflait mon giron, et ses yeux plongèrent dans les miens avec une expression tellement éperdue de passion et de certitude qu’il me fallut toute ma maîtrise de moi-même pour ne pas, là sur-le-champ, en public, l’empoigner et lui infliger une bestiale, une grotesque étreinte.
— Oh, Stingo, dit-elle encore, je parle sérieusement, baiser, c’est aller rejoindre les dieux noirs.
— Dans ce cas, allons-y, allons rejoindre les dieux noirs, fis-je, cette fois pratiquement déchaîné en réclamant d’un geste impérieux mon addition.
Quelques pages plus haut, j’ai eu l’occasion de mentionner au passage André Gide et le Journal de Gide que j’avais eu l’ambition d’imiter. Pendant mes études à Duke, j’avais non sans peine lu l’œuvre du maître dans le texte français. J’avais voué une admiration démesurée à son Journal, et avais salué la probité de Gide et son goût inlassable de l’autodissection, inséparables à mes yeux de l’un des plus authentiques triomphes de l’esprit civilisé du vingtième siècle. Dans mon propre journal au début de la dernière partie de ma chronique consacrée à Leslie Lapidus – une Semaine de Passion, découvris-je plus tard, qui s’était ouverte lors de ce radieux dimanche de Coney Island pour s’achever par mon calvaire le vendredi aux petites heures du matin de retour à Pierrepont Street –, je méditais à loisir sur Gide et paraphrasais de mémoire certaines de ses pensées et remarques les plus exemplaires. Je ne m’appesantirai pas ici sur ce passage, sinon pour souligner l’admiration que m’inspiraient non seulement les terribles humiliations que Gide avait su endurer, mais aussi la vaillance et l’honnêteté avec lesquelles il semblait toujours mettre un point d’honneur à les évoquer : plus désastreuses étaient les humiliations ou les déceptions, constatais-je, plus le compte rendu qu’en faisait Gide dans son Journal devenait purificateur et lumineux – une catharsis à laquelle le lecteur, lui aussi, était convié à participer. Bien que mes souvenirs ne soient plus très clairs sur ce point, il s’agissait sans doute d’une catharsis de même nature que celle à laquelle j’aspirais dans ce dernier passage à propos de Leslie – postérieur à ma méditation sur Gide – que j’inclus ici. Mais je dois ajouter que ces pages avaient quelque chose d’un peu dingue. À un certain moment et peu de temps après les avoir écrites, le désespoir me poussa sans doute à les arracher dans l’espèce de registre qui me servait à tenir mon journal, et à les fourrer pêle-mêle en une liasse grossière à la fin du registre, où le hasard voulut que je les retrouve alors que je tentais de reconstituer le dénouement de cette grotesque farce. Le plus stupéfiant à mes yeux demeure l’écriture : non point la belle écriture placide, alerte et appliquée de petit écolier qui d’habitude est la mienne, mais un gribouillis farouche et précipité qui trahit une avalanche débridée d’émotions perturbées. Le style, pourtant, on le verra, ne se départ pas d’une sérénité désabusée et sarcastique, d’une lucidité que Gide eût peut-être admirée s’il lui avait été donné de parcourir ces pages humiliées :
J’aurais dû flairer ce qui se passe quand nous prenons le taxi en sortant de chez Gage & Tollner. Mais bien sûr, je suis dans un tel état et transporté par un désir tellement bestial qu’avant même que le taxi démarre, j’ai déjà niché Leslie dans le creux de mes bras. Et illico c’est une réédition de ce qui s’est passé quand nous sommes allés admirer le Pissarro. Sa langue, sa langue farfouilleuse est en moi et se débat avec l’énergie du désespoir, comme un saumon qui lutte pour remonter le courant. Jamais encore je ne m’étais aperçu qu’embrasser peut être aussi crucial, aussi éloquent. Il est clair, pourtant, que le moment est venu pour moi de lui rendre la pareille, ce que je fais. Tandis que le taxi descend Fulton Street je l’embrasse à mon tour « à pleine bouche », ce que manifestement elle aime, à en juger par ses petits grognements et les frissons qui secouent tout son corps. Mais cette fois, je suis tellement en rut que je fais une chose dont j’ai toujours eu envie en embrassant une fille, mais que je n’ai jamais osé faire en Virginie vu sa suggestivité plutôt crue. Ce que je fais, c’est sur un rythme lent et en cadence insinuer ma langue dans sa bouche et la retirer en longs mouvements copulatoires, ad libitum. Ce qui arrache un nouveau grognement à Leslie qui écarte ses lèvres le temps de chuchoter : « Seigneur ! On dirait que tu fourres ton truc dans mon truc ! »
Je ne me laisse pas détourner par cette bizarre réserve. Je suis au bord du délire. Il est quasi impossible de décrire l’état où je me trouve. En proie à une sorte de frénésie lucide, je décide que le moment est enfin venu de passer et pour la première fois à l’action directe. Aussi très délicatement je glisse ma main et la remonte pour insensiblement coiffer la base de son appétissant sein droit, ou le gauche, j’ai oublié. Au même instant, à mon incrédulité quasi totale, avec une fermeté et une détermination qui neutralisent mes avances délicates et furtives, elle déplace son bras en un geste protecteur qui visiblement signifie : « Pas question. » C’est absolument sidérant, tellement sidérant que l’idée m’effleure que l’un de nous deux a dû se méprendre, qu’on ne s’est pas compris, qu’elle veut plaisanter (une mauvaise plaisanterie), bref que quelque chose cloche. Aussi, peu après, ma langue toujours fourrée dans le fond de son gosier et tandis qu’elle pousse toujours ses petits gémissements, je mets le cap sur son autre nichon. Catastrophe ! Même chose : le brusque geste protecteur, le bras qui retombe comme la barrière d’un passage à niveau. « Passage interdit ! » C’est à ne pas y croire.
(Tandis que j’écris ces lignes le vendredi matin à 8 heures, je consulte mon « Merck’s Manual ». À en croire « Merck », il m’est permis de supposer que je souffre d’une attaque de « glossite aiguë », une inflammation de la surface de la langue d’origine traumatique mais sans aucun doute aggravée par des bactéries, virus et autres germes toxiques dus à cinq ou six heures d’échanges salivaires sans précédent dans l’histoire de ma bouche et, d’ailleurs, je le parierais, de la bouche de personne. « Merck » m’informe qu’il s’agit d’un état passager, qui s’atténue au bout de quelques heures à condition de gratifier la langue d’un repos absolu, ce que j’apprends à mon grand soulagement, dans la mesure où manger la moindre chose et avaler fût-ce quelques gorgées de bière m’est un supplice atroce. La nuit est presque tombée, je suis seul chez Yetta, j’écris. Je ne suis même pas capable d’affronter Sophie ni Nathan. La vérité, c’est que je suis accablé par un désespoir et un sentiment de déception comme jamais encore je n’en n’ai connus, comme jamais je n’aurais imaginé qu’ils fussent possibles.)
Revenons-en aux Aventures de Stingo. La chose va de soi, ne fût-ce que pour sauvegarder ma raison, il faut à tout prix que je trouve quelque théorie pour expliquer son comportement bizarre. Il est clair, me dis-je, que tout simplement et non sans logique, Les ne tient pas à se laisser aller à la moindre privauté dans un taxi. Ma foi, quoi de plus normal. Une dame dans un taxi, une putain dans un lit. Pénétré de cette réflexion, je me rabats sur de nouveaux jeux de langue labyrinthiens en attendant que le taxi s’arrête devant la maison de Pierrepont Street. Nous descendons et pénétrons dans la maison plongée dans l’ombre. Tandis que Leslie ouvre la porte d’entrée, elle fait observer que nous sommes jeudi, c’est-à-dire le soir de congé de Minnie, ce que j’interprète comme le désir de souligner l’intimité qui nous attend. Dans la lumière tamisée du hall, je constate que mon membre, gainé dans mon pantalon, est bel et bien déchaîné. Je remarque aussi là une tache de « foutre » un suintement pré-coïtal, comme si un chiot m’avait pissé sur les cuisses.
(Oh, André Gide, prie pour moi ! Ce compte rendu frise l’intolérable. Comment parer de sens, de crédibilité – et encore moins d’humanité – les affres des heures qui suivirent alors ? Qui est à blâmer pour cette torture gratuite – moi, Leslie, le Zeitgeist ? L’analyste de Leslie ? Aucun doute en tout cas qu’une responsabilité énorme incombe à celui qui a abandonné la pauvre Les sur son plateau désolé et glacial. Car c’est ainsi précisément qu’elle l’appelle – un plateau –, ces sinistres limbes où elle erre solitaire et glacée.)
Il est près de minuit quand nous remettons ça sur un canapé, à la perpendiculaire du Degas. Il y a quelque part dans la maison une horloge, qui sonne les heures et, à deux heures, je ne suis pas plus avancé que tout à l’heure dans le taxi. Nous avons maintenant sombré dans un corps à corps passablement acharné mais le plus souvent silencieux, et j’ai eu recours à toutes les tactiques classiques – cherchant à tâtons nichons, cuisses, entrecuisse. Rien à faire. Exception faite de cette cavité buccale béante qu’elle m’offre et de sa langue d’une activité prodigieuse, elle pourrait tout aussi bien être harnachée d’une cuirasse, d’une armure au grand complet. Cette image martiale est appropriée d’un autre point de vue encore car, à peine, là dans la pénombre, suis-je passé à des incursions plus osées, palpant la cambrure de sa cuisse, ou m’efforçant de fourrer ma patte entre ses genoux étroitement serrés, que soudain elle arrache de ma bouche cette langue déchaînée et marmonne des choses telles que : « Eh là, eh là, Colonel Mosby ! » Ou : « En arrière, Johnny Reb ! » Tout cela avec un effort pour singer mon accent confédéré, et d’une voix guillerette entrecoupée de petits rires, mais Qui-Néanmoins-Ne-Plaisante-Pas et me fait l’effet d’une douche glacée. Une fois encore, pendant toute cette mystérieuse comédie, j’ai vraiment peine à croire que ce qui se passe est réel, ne peut tout simplement pas me résigner au fait qu’après son ouverture en tous points époustouflante, qu’après ses encouragements dépourvus de la moindre équivoque et ses invites enflammées, elle puisse se rabattre sur ce badinage éhonté. Un peu après deux heures, à deux doigts de sombrer dans la démence, je me risque à une initiative qui, je le sais alors même que je m’y laisse aller, provoquera chez Leslie une réaction draconienne – comment deviner pourtant qu’elle serait draconienne à ce point. Nous sommes toujours empêtrés dans notre mêlée océanique, et je crains que nous ne mourrions tous deux étouffés par le cri étranglé qu’elle laisse échapper en comprenant ce que tient sa main. (Ceci après qu’en silence j’ai baissé la fermeture de ma braguette et posé sa main sur ma bitte.) Elle décolle du canapé comme si quelqu’un lui avait allumé un feu sous les fesses et, au même instant, la soirée tout entière, mes fantasmes et mes rêves pathétiques, tout cela s’écroule comme un château de sable.
(Oh, André Gide, comme toi je crois que je deviendrai pédéraste * !)
Un peu plus tard, assise à côté de moi, elle braille comme un bébé, en s’efforçant d’expliquer sa conduite. Je ne sais comment, mais son épouvantable douceur, son impuissance, son attitude déconfite et coupable, tout cela m’aide à juguler ma colère farouche. Moi qui tout d’abord ai eu envie de dérouiller la salope – d’empoigner l’inestimable Degas pour l’assommer avec et lui en faire un collier –, voilà que pour un peu je pleurerais avec elle, je pleurerais des larmes de dépit et de frustration, mais aussi de désespoir à la pensée de Leslie et de sa psychanalyse, qui a tant contribué à créer la grossière imposture dont elle est victime. Tout cela je l’apprends tandis que l’horloge égrène les heures et que l’aube approche, après m’être débarrassé de mes multiples griefs, récriminations et reproches.
— Ce n’est pas que je tienne à être vache ni difficile, je lui chuchote dans le noir, en lui tenant la main, mais tu m’as poussé à croire tout autre chose. Tu m’as dit, je te cite mot pour mot : ‘Je parie que toi quand tu baises, tu fais jouir une fille comme une dingue.’
Je m’arrête et garde de longs instants le silence, lâchant dans la pénombre de grosses bouffées de fumée bleue. Puis je reprends :
— Eh bien, j’en aurais été capable. Et j’en avais envie.
Je m’arrête.
« C’est tout.
Enfin, après un autre long silence et pas mal de sanglots et de reniflements étouffés, elle répond :
— Je sais que j’ai dit ça, et si je t’ai mené en bateau, je m’excuse, Stingo.
Reniflements, reniflements. Je lui passe un Kleenex.
« Mais je n’ai pas dit que je voulais que tu le fasses.
Nouveaux reniflements.
« Et puis j’ai dit ‘une fille’. Je n’ai pas dit moi.
À ce point je laisse échapper une plainte à faire se retourner un mort dans sa tombe. Nous gardons alors tous les deux le silence pendant un laps de temps qui me semble interminable. Je ne sais pas exactement à quel moment entre trois et quatre heures, une sirène de bateau mugit, plaintive et lugubre, très loin, là-bas dans le port de N. Y. plongé dans la nuit. Le son me rappelle le pays et une tristesse inexprimable m’envahit. Je ne sais trop pourquoi, mais à cause de ce son et du chagrin qu’il provoque en moi, j’ai de plus en plus de mal à supporter la présence du corps surchauffé et épanoui de Leslie, pareil à une fleur de la jungle, désormais et si inexplicablement inaccessible. Une fraction de seconde la crainte de la gangrène m’effleure et j’ai peine à croire que ma hampe persiste à se dresser, pareille à une lance. Se peut-il que saint Jean Baptiste ait souffert semblable torture ? Tantale ? saint Augustin ? La petite Nell ?
Leslie est – au sens propre comme au sens figuré – totalement linguale. Toute sa vie sexuelle est centrée sur sa langue. Ce n’est donc nullement par hasard que la promesse incendiaire qu’elle est parvenue à me lancer par le truchement de cet organe chez elle hyperactif soit en corrélation avec les mots tout aussi incendiaires mais totalement simulés qu’elle adore prononcer. Pendant que nous sommes assis là, me revient le nom d’un phénomène absurde sur lequel j’ai lu je ne sais trop quoi à Duke University dans un cours de psychologie du comportement : « la coprolalie », le goût irrésistible du langage obscène, particulièrement répandu chez les jeunes femmes. Quand enfin je me décide à rompre notre silence pour émettre en plaisantant l’hypothèse qu’elle est peut-être affligée de cette maladie, elle paraît moins vexée que blessée, et se remet à sangloter doucement. On dirait que j’ai rouvert une blessure douloureuse. Non, insiste-t-elle, il ne s’agit pas de cela. Au bout d’un moment, ses sanglots se calment. Elle dit alors une chose qu’à peine quelques heures plus tôt j’aurais prise pour une plaisanterie, mais que j’accepte maintenant avec placidité et sans surprise comme l’expression de la simple et triste vérité.
— Je suis vierge, fait-elle, d’une petite voix lugubre. Ce à quoi je réponds après un long silence :
— Y a pas de mal à ça, bien sûr. N’empêche qu’à mon avis tu es vierge et aussi très malade.
À peine ai-je prononcé ces mots que je me rends compte de leur aigreur, pourtant je ne les regrette pas. De nouveau une sirène gémit à l’entrée du port, et une telle vague de tristesse, de nostalgie et de désespoir déferle sur moi qu’il me semble qu’à mon tour je vais fondre en larmes.
— Je t’aime beaucoup, Les, parviens-je à dire, seulement je pense que c’est moche de m’avoir fait marcher. C’est vache. C’est terrible. Tu ne te rends pas compte.
Je me tais et suis parfaitement incapable de dire si, quand elle me répond de la voix la plus désolée que j’aie jamais encore entendue, ses paroles à elle ont le moindre sens :
— Oh, Stingo, mais toi tu ne te rends pas compte de ce que c’est que de grandir dans une famille juive.
Aussitôt et en vain elle entreprend de développer ce point.
Mais en fin de compte, alors que l’aube se lève et qu’une profonde lassitude envahit tous mes os et mes muscles – y compris ce vaillant muscle d’amour qui après sa veillée tenace commence enfin à mollir et ployer – Leslie recrée à mon intention la sombre odyssée de sa psychanalyse. Et bien entendu de sa famille. Son horrible famille. Sa famille qui, sous son vernis de réserve et de civilisation, est, à en croire Leslie, un vrai musée Grévin peuplé de monstres. Le père inflexible et ambitieux dont la seule religion est l’industrie du plastique moulé et qui a tout au plus échangé vingt mots avec elle depuis son enfance. La sœur cadette, une cinglée, et le frère aîné, un imbécile. Par-dessus tout, la mère ogresse qui, malgré ses études à Barnard, n’a cessé d’écraser la vie de Leslie sous ses méchancetés et ses représailles depuis le four où, Leslie avait alors trois ans, elle l’a surprise en train de se masturber et pendant des mois l’a contrainte à garder les mains prisonnières d’attelles en guise de prophylaxie contre l’onanisme. Tout ceci, Leslie le déverse sur moi en un torrent furieux comme si, à mon tour, j’étais devenu en cet instant un spécimen parmi tant d’autres de cette phalange toujours renouvelée de spécialistes qui depuis quatre ans se penchent sur ses malheurs et ses impuissances pathétiques. Le soleil est déjà haut. Leslie boit du café, je bois de la Budweiser, et Tommy Dorsey chante sur le tourne-disque à deux mille dollars. Épuisé, je perçois comme étouffée par des couches de laine la cataracte des mots que déverse Leslie, tout en m’efforçant sans beaucoup de succès de reconstituer le puzzle – ce fouillis de confessions truffé d’un pot-pourri de termes tels que reichien et jungien, adlerien, disciple de Karen Horney, sublimation, gestalt, fixations, discipline urino-anale, et autres choses dont je connais l’existence mais dont jamais je n’ai entendu un être humain parler de cette façon, sur ce ton, que chez moi dans le Sud on réserve à Thomas Jefferson, à l’Oncle Remus et à la Sainte Trinité. Je suis si las que c’est à peine si je soupçonne ce qu’elle cherche à me faire comprendre quand elle me parle de son analyste du moment, le quatrième, un « Reichien », un certain Dr. Pulvermacher, puis mentionne alors son « plateau ». Mes paupières papillonnent, symptôme d’un impérieux besoin de sommeil. Elle parle, parle inlassablement, ces belles lèvres juives, moites et précieuses, pour moi à jamais perdues, tandis que soudain s’impose à mon esprit cette évidence que pour la première fois depuis tant d’heures, mon pauvre cher membre se retrouve aussi minuscule et recroquevillé que ce Ver dont la réplique est accrochée derrière moi, là, dans la salle de bains papale. Je bâille, férocement, très fort, mais Leslie ne s’en formalise pas, bien décidée, semble-t-il. à ne pas me laisser partir avec des sentiments de rancœur, à me forcer à la comprendre à tout prix. Mais je ne sais pas à vrai dire si j’ai envie de comprendre. Tandis que Leslie poursuit, je ne peux que réfléchir avec désespoir à cette ironie manifeste : à savoir que si par le truchement de ces frigides petites harpies de Virginie c’était avant tout Jésus qui m’avait trahi, entre les mains de Leslie je viens d’être cruellement escroqué par le célèbre Doktor Freud. Deux Juifs très malins, croyez-moi.
— Avant de parvenir à ce plateau de vocalisation, entends-je Leslie dire à travers le délire surréel né de ma fatigue, jamais je n’aurais été capable de dire aucun de ces mots que je viens de te dire. Maintenant, pourtant, je suis capable de tout mettre en mots. Je veux parler de ces bons vieux mots anglo-saxons de quatre ou cinq lettres que tout le monde devrait être capable d’employer. Mon analyste – le Dr. Pulvermacher – dit que la répressivité de toute société est directement proportionnelle à la rigueur de la répression qu’elle inflige au langage sexuel.
Ce que je m’arrache en réponse est noyé dans un bâillement tellement caverneux et profond que ma voix ressemble au rugissement d’un fauve.
— Je vois, je vois, rugis-je dans mon bâillement, ce mot ‘vocaliser’ signifie que tu es capable de dire baiser, mais que tu n’es toujours pas capable de le faire !
Sa réponse est dans mon esprit un flou de sons imparfaitement perçus, qui s’étire sur de nombreuses minutes, et dont je parviens seulement à sauver l’impression que Leslie, plongée maintenant dans un truc appelé ‘thérapie orgonale’ sera d’ici quelques jours installée dans une espèce de boîte, pour là, absorber patiemment des vagues d’énergie venues de l’éther qui parviendront peut-être à lui permettre d’accéder au plateau suivant. À l’extrême frange du sommeil, je bâille de nouveau et, sans un mot, lui souhaite bien du bonheur. Puis, mirabile dictu, je sombre dans les bras de Morphée tandis que babillant de plus belle, elle évoque l’éventualité de pouvoir un jour… – un jour ! Je glisse au fond d’un rêve étrange et confus dans lequel des prémonitions de félicité se mêlent à une douleur déchirante. Je ne pense pas m’ê tre assoupi plus de quelques instants. Quand je m’éveille – et les yeux écarquillés contemple Leslie plus que jamais emportée par son monologue – je me rends compte que je suis resté assis de tout mon poids sur ma main, que je retire alors de dessous mon cul. Mes cinq doigts sont provisoirement déformés et privés de sensibilité, ce qui explique l’ineffable tristesse de mon rêve, où, enlacé de nouveau à Leslie sur le canapé dans une ardente étreinte, j’avais enfin réussi à caresser un sein nu, qui, cependant, avait sous ma main la consistance d’une boule de pâte molle, un sein lui-même étroitement emprisonné sous le carcan d’un infernal soutien-gorge fait d’armoise et de fil de fer.
Avec tant d’années de recul, je parviens à comprendre comment l’intransigeance de Leslie – à vrai dire, toute son irréductible virginité – constituait un joli contrepoint au cadre plus vaste du récit que je me suis senti contraint de raconter. Dieu sait ce qui aurait pu arriver si elle avait vraiment été la playgirl lubrique et expérimentée qu’elle avait feint d’être ; elle était tellement épanouie, tellement désirable, que je ne vois pas comment j’aurais pu éviter de devenir son esclave. Ce qui aurait eu pour résultat inéluctable de m’éloigner de l’ambiance prosaïque et délabrée du Palais Rose de Yetta Zimmerman et donc sans doute, de la séquence d’événements qui déjà se préparaient et constituent la principale raison d’être de ce récit. Mais le fossé entre les promesses de Leslie et les faveurs qu’elle avait accordées était une blessure si cruelle à mon esprit, que je tombai physiquement malade. À vrai dire, ce n’était rien de très grave – rien de plus qu’une mauvaise attaque de grippe aggravée par une profonde dépression psychique –, mais durant les quatre ou cinq jours que je passai au lit (tendrement soigné par Nathan et Sophie, qui me comblèrent de soupe à la tomate et de revues illustrées), je parvins à conclure que j’en étais arrivé à un point critique de ma vie. Ledit point prenait la forme du roc escarpé du sexe, sur lequel manifestement mais de façon inexplicable j’étais venu sombrer.
Je me savais présentable, me savais doué d’un esprit ouvert et curieux, et de cette faconde des gens du Sud qui, je m’en rendais bien compte, avait souvent le pouvoir de dispenser un charme sucré (mais non sacchariné) et occulte. Que malgré cette dot brillante et l’énergie considérable que j’avais déployée pour l’exploiter, je fusse toujours incapable de trouver une fille pour m’accompagner chez les dieux noirs, me paraissait maintenant – cloué par la fièvre dans mon lit, plongé dans Life et révolté par l’image obsédante de Leslie Lapidus déversant sur moi ses jacasseries dans la lumière grise de cette aube de défaite – une situation morbide où, quoi qu’il dût m’en coûter, il me fallait voir la volonté d’une ignoble fatalité, de même que les gens se résignent à un irréductible bégaiement ou un bec-de-lièvre comme à une infirmité affreuse mais somme toute supportable. Disons simplement que le vieux Stingo n’était pas sexy, et je devais m’y résigner. Mais en compensation, raisonnais-je, j’avais des objectifs plus exaltants. Après tout, j’étais un écrivain, un artiste, et c’était désormais une platitude de dire que la majeure partie des chefs-d’œuvre artistiques du monde avait été créée par des hommes dévoués à leur tâche qui, ménageant leurs énergies, n’avaient pas laissé leurs fantasmes incongrus sur la primauté du sexe les détourner de rêves plus nobles de beauté et de vérité. Allons, secoue-toi, Stingo, me chapitrai-je, rassemblant mon courage en déroute, secoue-toi et reprends ton travail. Relègue la concupiscence derrière toi, dompte tes passions et soumets-les à cette vision exaltante qui est en toi et ne demande qu’à naître. Des exhortations à ce point monacales me permirent à un certain moment lors de la semaine qui suivit de quitter mon lit, me sentant propre et purifié et relativement asexué, et de poursuivre hardiment mon empoignade avec la panoplie de fées, de démons, de cloches, de clowns, de fiancés, de mères et de pères torturés qui commençaient déjà à encombrer les pages de mon roman.
Jamais je ne revis Leslie. Nous nous séparâmes ce matin-là dans un esprit de tendresse grave mais triste, et elle me pria de lui téléphoner bientôt, ce que je ne fis jamais. Par la suite, pourtant, elle revint souvent hanter mes fantasmes érotiques, et au fil des années elle a bien des fois occupé mes pensées. Malgré la torture qu’elle m’avait infligée, je n’ai cessé de lui souhaiter tous les bonheurs du monde, où qu’elle aille et quoi qu’il puisse advenir d’elle. J’ai toujours nourri le vague espoir que son séjour dans la boîte à orgone la mènerait à l’épanouissement auquel elle aspirait, en la hissant jusqu’à quelque plateau plus noble au-delà de la simple « vocalisation ». Mais au cas où cette tentative aurait échoué, comme les autres formes de traitement qu’avait subies Leslie, j’ai toujours eu la quasi-certitude que les décennies à venir, grâce à leurs extraordinaires progrès scientifiques dans le domaine des soins et traitements de la libido, auraient substantiellement favorisé l’épanouissement de Leslie. Je me trompe peut-être, mais pourquoi je ne sais quelle intuition me souffle-t-elle donc que Leslie a fini par trouver sa part de bonheur ? Je n’en sais rien, mais en tout cas, c’est ainsi que maintenant je l’imagine : une femme équilibrée et resplendissante qui, toujours belle, grisonne avec charme et s’accommode avec bonne grâce de la maturité, dont l’usage parcimonieux qu’elle fait de la langue verte dénote une belle sophistication, heureusement mariée, dotée d’un foyer aussi, très prolifique et (j’en jurerais) multi-orgasmique.