CHAPITRE I
Il était presque impossible à l’époque de trouver des logements bon marché à Manhattan, aussi me résignai-je à aller m’installer à Brooklyn. C’était en 1947 et, entre autres particularités agréables de cet été dont je garde un souvenir si vivant, il y eut le temps, ensoleillé et doux, l’air chargé d’un parfum de fleurs, à croire que le cours des saisons s’était figé dans un printemps qui semblait devoir être éternel. Je m’en réjouissais, moi qui ne voyais guère d’autres raisons de me réjouir, dans la mesure où ma jeunesse, me semblait-il, était au creux de la vague. À vingt-deux ans, et alors que je m’évertuais à percer dans le monde des lettres, je constatais que la fièvre créatrice de mes dix-huit ans dont, infatigable et somptueuse, la flamme avait failli me consumer, ne brûlait plus, vacillante, que comme une faible veilleuse enfouie au tréfonds de moi-même, là où résidaient jadis mes aspirations les plus démesurées. Non pourtant que j’eusse perdu le goût d’écrire, au contraire je brûlais plus que jamais du désir passionné de libérer le roman depuis si longtemps prisonnier de mon cerveau. Mais une fois rédigés les tout premiers paragraphes, paragraphes superbes, je m’étais découvert incapable d’en produire d’autres, ou, pour parodier ce que dit Gertrude Stein d’un écrivain mineur de la Génération Perdue – je possédais le sirop, mais il refusait de couler. Pour comble de malheur, je me trouvais au chômage, quasiment à bout de ressources, et avais choisi de m’exiler à Flatbush – à l’instar de tant de petits provinciaux, enfants du Sud efflanqués et solitaires, comme moi perdus dans le Royaume des Juifs.
Appelez-moi Stingo, le surnom que tout le monde me donnait à l’époque, à supposer que l’on prît la peine de me donner un nom. Le sobriquet me vient de mes années d’école préparatoire dans mon État natal de Virginie. L’école en question était un établissement agréable où, en désespoir de cause, m’avait envoyé à l’âge de quatorze ans mon père qui, depuis la mort de ma mère, me trouvait difficile à manier. Au nombre de mes penchants pour le désordre, figurait, semble-t-il, mon indifférence à toute hygiène corporelle, qui me valut bientôt l’étiquette de Stinky{1}. Mais les années passèrent. L’action abrasive du temps, alliée à un changement radical dans mes habitudes (à force d’humiliations je devins en fait d’une propreté quasi obsessionnelle), ponça peu à peu la rugosité syllabique du nom qui, mal articulé, se métamorphosa en Stingo, sobriquet plus attrayant, ou moins rebutant, mais en tout cas plus sympathique. Je ne sais trop quand au cours de ma trentaine, mon sobriquet et moi rompîmes mystérieusement le contact, Stingo s’évaporant simplement comme un fantôme livide pour sortir de ma vie, me laissant indifférent à sa perte. Mais, Stingo j’étais encore à l’époque dont je parle. Si, cependant, il peut sembler étonnant que le nom soit absent de la première partie de ce récit, il faut bien comprendre que je décris une période solitaire et morbide de ma vie pendant laquelle, tel l’ermite fou enfermé dans la grotte de la colline, il était rare en fait que d’une façon ou d’une autre quelqu’un s’avisât de m’appeler.
J’étais ravi d’avoir perdu mon travail – le premier et le seul emploi salarié de ma vie, à l’exception de mon service militaire – bien que la perte eût pour conséquence de menacer ma solvabilité déjà fort relative. En outre, je pense maintenant qu’il fut positif pour moi d’apprendre si tôt dans la vie que jamais, au grand jamais, je ne parviendrais à me faire au travail de bureau. En fait, me remémorant la convoitise avec laquelle j’avais rêvé à cet emploi, ce fut non sans surprise que je constatai le soulagement, que dis-je, l’empressement, avec lesquels cinq mois plus tard seulement j’accueillis mon renvoi. Les emplois étaient rares en 1947, surtout dans l’édition, mais un coup de veine m’avait valu de décrocher un poste dans l’une des plus grosses maisons d’édition, où j’étais devenu « directeur littéraire adjoint », un euphémisme pour lecteur de manuscrits. C’était, à cette époque où le cours du dollar était beaucoup plus élevé que de nos jours, l’employeur qui menait la danse, comme le montre clairement mon salaire de misère – quarante dollars par semaine. Impôts déduits, cela signifiait que l’anémique chèque bleu, que chaque vendredi déposait sur mon bureau la petite bossue chargée de gérer la caisse, ne représentait guère en fait d’émoluments plus de quatre-vingt-dix cents de l’heure. Mais c’était sans la moindre consternation que j’avais constaté que ces gages de coolie étaient octroyés par un des éditeurs les plus puissants et les plus riches du monde ; jeune et dynamique j’abordais mon travail – du moins dans les tout premiers temps – avec un sentiment de noble zèle ; en outre, en guise de compensation, le travail semblait auréolé de promesses de gloire : déjeuner au « 21 », dîner avec John O’Hara, femmes de lettres pleines d’esprit et d’assurance, mais obsédées par la chair et fondantes d’admiration devant mon flair critique, et ainsi de suite.
Il se révéla que rien de tout cela ne devait se matérialiser. D’une part, bien que la maison d’édition – qui devait en grande partie sa prospérité à des manuels scolaires et industriels et à des douzaines de revues techniques touchant des domaines aussi éclectiques et mystérieux que l’élevage des porcs, la science morticole ou les plastiques extrudés – publiât accessoirement des romans et d’autres ouvrages, ce qui l’obligeait à recourir au labeur d’esthètes en herbe dans mon genre, la liste de ses auteurs n’avait guère de chances de retenir l’attention de quiconque vouait un intérêt sérieux à la littérature. À l’époque de mon arrivée, par exemple, les deux auteurs les plus importants en instance de promotion étaient un amiral d’escadre en retraite de la Deuxième Guerre mondiale, et un renégat du parti communiste devenu mouchard et dont le mea culpa fabriqué de toutes pièces réussissait à se tenir assez bien sur la liste des best-sellers. Quant aux auteurs de l’envergure de John O’Hara (j’avais certes d’autres idoles littéraires, et beaucoup plus illustres, mais O’Hara représentait à mes yeux le genre d’écrivain avec lequel un jeune lecteur de manuscrits pouvait espérer sortir un jour et se saouler), il n’y avait aucune trace. Par ailleurs, il y avait aussi la nature déprimante du travail auquel j’avais été affecté. À l’époque, McGraw-Hill (car tel était le nom de mon employeur) ne pouvait se targuer d’aucun éclat littéraire, diffusant depuis si longtemps et avec tant de succès ses indigestes ouvrages de technologie, que le petit département des publications techniques où je m’échinais, et qui aspirait à singer l’excellence de Scribner et Knopf, passait dans la corporation pour une plaisanterie. C’était un peu comme si une immense organisation de vente à domicile genre Montgomery Ward ou Masters avait eu l’impudence d’ouvrir une petite boutique intime spécialisée dans la vente des fourrures de vison et de chinchilla, dont tous les gens du métier auraient su qu’elles étaient du castor teint en provenance du Japon.
Ainsi au titre de dernier des larbins dans la hiérarchie du service, je me voyais non seulement dénier l’occasion de lire des manuscrits d’un mérite, disons, passable, mais j’étais contraint de m’éreinter chaque jour à lire des œuvres en prose, romans ou autres, de la plus humble qualité – piles de cahiers de mauvais papier souillés de taches de café et d’empreintes de pouce, dont l’aspect fatigué et saccagé proclamait à la fois l’extrême désespoir des auteurs (ou de leurs agents) et la fonction de pis-aller que remplissait la maison d’édition McGraw-Hill. Mais à mon âge, mû par un goût snobinard de la littérature anglaise qui me faisait exiger, avec une rigueur féroce digne de Matthew Arnold, que le mot écrit n’illustre que des sujets d’une vérité et d’une noblesse extrêmes, je traitais ces tristes rejetons des désirs solitaires et fragiles d’innombrables inconnus avec le dégoût abstrait et mandarinal d’un singe occupé à s’épouiller. J’étais imperturbable, tranchant, impitoyable, odieux. Perché dans mon cagibi vitré au vingtième étage du building McGraw-Hill – une tour verte à l’architecture impressionnante mais à l’atmosphère démoralisante, plantée sur la Quarante-deuxième Rue ouest – je braquais un mépris que seul peut éprouver quelqu’un qui vient tout juste de terminer Les Sept Types d’ambiguïté sur ces tristes épanchements entassés sur mon bureau, tous surchargés d’espoir et de syntaxe bancale. J’avais pour mission d’écrire un compte rendu relativement complet de chacun des manuscrits proposés, même les plus mauvais. Au début, ce fut une plaisanterie, et je savourai très sincèrement les sarcasmes et les représailles que j’avais le pouvoir d’infliger à ces textes. Mais avec le temps, leur immuable médiocrité ne tarda pas à perdre de son sel, et je me lassai de la monotonie de ma tâche, me lassai également de fumer à la chaîne et de contempler Manhattan enseveli sous le smog, et de pondre des rapports de lecture aussi insensibles que ceux qui suivent, que j’ai sauvés intacts de cette époque ingrate et décourageante. Je les cite mot pour mot, sans les édulcorer en rien :
Dans la jungle des canneberges, par Edmonia Kraus Biersticker. Roman.
Amour et mort dans le décor de dunes et de marécages infestés de canneberge du sud du New Jersey. Le jeune héros, Willard Strathaway, héritier d’une riche famille d’emballeurs de canneberge et frais émoulu de Princeton University, tombe éperdument amoureux de Ramona Blaine, fille d’Ezra Blaine, un ancien militant d’extrême gauche, jadis meneur d’une grève déclenchée par les cueilleurs de canneberge. L’intrigue, astucieuse et compliquée, tourne en grande partie autour d’une pseudo-machination montée par Brandon Strathaway – père de Willard et magnat d’affaires local – pour faire disparaître le vieil Ezra, dont le cadavre hideusement mutilé est de fait découvert un matin dans les entrailles d’une moissonneuse de canneberge. Ce crime déclenche des accusations qui menacent de porter un coup fatal à la relation entre Willard – décrit comme « doué d’un port de tête merveilleusement princetonien, ainsi que d’une souplesse toute féline » – et la pauvre Ramona plongée dans le deuil, « sa sveltesse et sa grâce dissimulant à grand-peine la volupté impatiente tapie dessous ».
Frappé d’horreur alors même que j’écris ces mots, je ne peux que dire qu’il s’agit peut-être du pire roman jamais rédigé par personne, femme ou bête. À refuser, et de toute urgence.
Oh, jeune homme habile et ombrageux ! Comme je jubilais et gloussais en étripant ces agnelets sous-littéraires, impuissants et exploités. D’ailleurs, je ne me privais pas non plus de gratifier d’un bon coup de griffe au passage la maison McGraw-Hill et son penchant pour les mauvais livres « drôles » dont, moyennant de substantielles avances, il était facile de placer des extraits, entre autres dans le Reader’s Digest (même si mon espièglerie risque d’avoir contribué à ma chute).
La femme du plombier, par Audrey Wainwright Smilie. Histoire d’une vie.
Unique mérite de ce livre, son titre, suffisamment accrocheur et vulgaire pour trouver place d’emblée chez McGraw-Hill. L’auteur est de fait une femme, mariée – comme le suggère timidement le titre – à un plombier installé dans une banlieue de Worcester, Massachusetts. Désespérément sinistres, quand bien même elles s’évertuent à chaque page à provoquer le rire, ces rêveries analphabètes constituent une tentative pour romancer ce qui ne peut être qu’une existence lugubre, l’auteur s’obstinant à mettre en équation les grotesques vicissitudes de sa vie domestique avec celles qui menacent le foyer d’un chirurgien spécialiste du cerveau. À l’instar d’un médecin, souligne-t-elle, un plombier se doit d’être disponible jour et nuit ; comme celui d’un médecin, le travail d’un plombier est d’une complexité extrême et implique des risques de contamination ; en outre, il n’est pas rare que tous les deux empestent lorsqu’ils rentrent chez eux. Ce sont les titres des chapitres qui illustrent le mieux le registre de l’humour, d’une débilité telle qu’il ne peut pas même prétendre avec honnêteté à l’étiquette de scatologique : « Am-stram-gram la Blonde dans la Baignoire. » « Comment soulager les Nerfs. » (Soulager, pigé ?) « L’Heure de la Purge. » « Étude en Marron. » etc. Ce manuscrit nous est arrivé tout poisseux et écorné, après avoir été soumis – à en croire la lettre de son auteur – à Harper, Simon & Schuster, Knopf, Random House, Morrow, Holt, Messner, William Sloane, Rinehart, et huit autres. Dans la même lettre, l’auteur fait allusion au désespoir que lui inspire ce manuscrit – qui finit désormais par polariser toute sa vie – et (je ne blague pas) brandit discrètement une menace de suicide. J’aurais horreur de contribuer à la mort de quiconque, mais c’est un impératif absolu que jamais ce livre ne soit publié. À refuser ! (Pourquoi suis-je condamné à lire de pareilles merdes !)
Jamais je n’aurais pu me permettre ce genre de commentaires, ni me référer avec tant d’insolence à la maison McGraw-Hill, si je n’avais eu pour supérieur hiérarchique le directeur littéraire chargé de lire tous mes rapports. Un homme qui partageait le désenchantement que m’inspirait notre employeur et tout ce que symbolisait son immense empire sans âme. C’était un Irlandais du nom de Farrell, à l’œil endormi, intelligent et blasé, mais foncièrement pétri d’humour, qui pendant des années s’était échiné sur un lot de publications McGraw-Hill telles que Le Mensuel du caoutchouc mousse, Prothèse et prothèses, Nouveautés insecticides et Mines à ciel ouvert, jusqu’au jour où, à l’âge de cinquante-cinq ans environ, il s’était vu mis au rancart et affecté au contexte plus aimable, moins frénétiquement industriel, de la branche technique ; il tuait désormais le temps dans son bureau à suçoter sa pipe, à lire Yeats et Gérard Manley Hopkins, à effleurer mes comptes rendus d’un regard indulgent et, à mon avis, à rêver avec avidité à la retraite anticipée qui lui permettrait de s’installer à la campagne. Loin de l’offusquer, les coups de patte dont je gratifiais McGraw-Hill l’amusaient le plus souvent, comme d’ailleurs le ton de mes rapports. Il y avait beau temps que Farrell avait été irrémédiablement contaminé par cette quiétude ronronnante et résignée dans laquelle, comme au sein d’une monumentale ruche, la firme finissait tôt ou tard par engourdir ses employés, même les plus ambitieux ; et dans la mesure où, il le savait fort bien, je n’avais pas plus d’une chance sur dix mille de tomber un jour sur un manuscrit digne d’être publié, je suppose qu’il ne voyait aucun mal à ce que je m’amuse un peu. Parmi mes rapports les plus longs, il en est un (le plus long peut-être) que je chéris encore entre tous, en grande partie parce qu’il s’agit, qui sait, du seul où je fis jamais preuve d’une vague pitié.
Harald Haarfager, par Gundar Firkin. Poésie.
Gundar Firkin n’est pas un pseudonyme, mais un vrai nom. Tant de mauvais auteurs ont des noms qui sonnent bizarres ou inventés, jusqu’au jour où l’on découvre qu’ils sont vrais. Se peut-il que cela ait un sens ? Le manuscrit de Harald Haarfager ne m’a pas été expédié par la poste ni, d’office, par les soins d’un agent, mais m’a été remis en main propre par l’auteur en personne. Firkin s’est présenté dans l’antichambre il y a environ une semaine, chargé d’un porte-manuscrit et de deux valises. Miss Meyers m’a annoncé qu’il demandait à rencontrer un lecteur. Un type de soixante ans environ, dirais-je, quelque peu voûté, mais robuste et de taille moyenne ; visage ridé et boucané d’un amoureux de la nature, avec des sourcils gris en broussaille, une bouche aimable et des yeux parmi les plus mélancoliques et les plus tristes qu’il m’ait été donné de voir. Il était coiffé d’une casquette en cuir noir de paysan, du genre à oreillettes qui peuvent se remonter ou se rabattre, et portait un épais blouson à col de laine. Il avait d’énormes mains, avec d’immenses phalanges rouges pleines d’écorchures. Il avait la goutte au nez. Il voulait déposer un manuscrit, annonça-t-il. Il avait l’air plutôt fatigué et, comme je lui demandais d’où il venait, il m’expliqua qu’il était arrivé à N. Y. il y avait une heure à peine, au terme d’un voyage de trois jours et quatre nuits passés dans le car qui l’avait amené d’un patelin du nom de Turtle Lake, North Dakota. Et tout ça pour déposer un manuscrit ? demandai-je, ce à quoi il répondit oui.
Il me confia alors tout spontanément que McGraw-Hill était la première maison d’édition qu’il honorait de sa visite. J’en restai passablement stupéfait, dans la mesure où il est rare que quelqu’un choisisse de s’adresser en premier lieu à cet éditeur, même les auteurs relativement mal informés tels que Gundar Firkin. Comme je lui demandais les raisons qui l’avaient poussé à ce choix extraordinaire, il me répondit qu’en fait, il s’agissait d’un pur hasard. Il n’avait nullement eu l’intention de mettre McGraw-Hill en tête de sa liste. Il m’expliqua comment, à la faveur d’un arrêt de plusieurs heures à la gare routière de Minneapolis, il s’était rendu aux bureaux de la Compagnie du téléphone, où on l’avait informé qu’un certain nombre d’exemplaires de l’annuaire par professions de Manhattan étaient à la disposition du public. Trop bien élevé pour arracher les pages, il avait passé une bonne heure à recopier au crayon le nom et l’adresse des dizaines et dizaines d’éditeurs que compte New York City. Il avait eu l’intention de commencer par ordre alphabétique – c’est-à-dire, sans doute par Appleton – et de continuer ainsi jusqu’au bas de la liste, c’est-à-dire Ziff-Davis. Mais quand le matin même, arrivé au terme de son voyage, il avait émergé de la gare routière de Port Authority, à cent mètres de là tout au plus vers l’est, il avait levé la tête et là-haut, en plein ciel, aperçu le monolithe émeraude du Vieux McGraw-Hill et son enseigne menaçante : MCGRAW-HILL. Du coup il était venu directement chez nous.
Le pauvre vieux paraissait tellement épuisé et abasourdi – il m’avoua plus tard n’avoir jamais été plus loin que Minneapolis – que j’estimai ne pas pouvoir faire moins que de lui offrir un café à la cafétéria du sous-sol. Ce fut alors qu’il me parla de sa vie. Il était le fils d’immigrants norvégiens – à l’origine, le nom de sa famille était « Firking », mais pour une raison mystérieuse le « g » s’était perdu en route – et il avait été toute sa vie paysan sur les terres à blé qui entourent la ville de Turtle Lake. Vingt ans auparavant, alors qu’il avait dépassé la quarantaine, une compagnie minière avait découvert d’immenses réserves de houille sous ses terres, et bien que la compagnie n’eût pas foré de puits, elle avait passé avec lui un accord de location à long terme qui devait le mettre à l’abri du besoin pour le restant de ses jours. Il était célibataire et trop casanier pour renoncer à la terre, mais désormais il disposerait en outre de loisirs suffisants pour s’attaquer à un projet qui lui tenait depuis toujours à cœur. En d’autres termes, il se mettrait à écrire un poème épique basé sur un de ses ancêtres norvégiens, Harald Haarfager, qui, au XIIIe siècle, avait été duc, ou prince, ou je ne sais trop quoi. Inutile de le dire, mon cœur à la fois se serra et se brisa à l’annonce de cette affreuse nouvelle. Mais je parvins à garder un visage impassible, tandis que, sans cesser de tapoter le manuscrit, il répétait : « Oui, monsieur. Vingt ans de travail. Tout est là. Tout est là. »
Soudain je vis les choses autrement. En dépit de son air péquenot, il était intelligent et tout à fait capable de s’exprimer. Il semblait avoir beaucoup lu – de la mythologie norvégienne surtout – même si ses romanciers favoris étaient des gens tels que Sigrid Undset, Knut Hamsun et ces sinistres raseurs du Midwest, Hamlin Garland et Willa Cather. Néanmoins, qui sait si je n’allais pas dénicher une espèce de génie un peu fruste ? Après tout, même un grand poète tel que Walt Whitman était apparu comme un excentrique et un balourd, qui frappait à toutes les portes pour proposer son indigeste manuscrit. Bref, au terme d’une longue conversation (je n’avais pas tardé à l’appeler Gundar) je lui affirmai que ce serait avec joie que je lirais son œuvre, mais qu’il était de mon devoir de l’en avertir, chez McGraw-Hill on n’était pas particulièrement « porté » sur le genre poétique, sur quoi nous reprîmes ensemble l’ascenseur pour regagner mon bureau. Ce fut alors que se produisit une chose affreuse. Comme je lui disais au revoir, l’assurant que je comprenais son impatience de connaître enfin les réactions à ses vingt années de travail, et lui promettant de lire son texte avec attention et de lui envoyer une réponse d’ici quelques jours, je constatai qu’il s’apprêtait à partir en emportant une seule de ses deux valises. Comme je m’en étonnais, il sourit, et braquant sur moi le regard grave, mélancolique, un peu égaré de ses yeux de terrien, il me dit : « Oh, je croyais que vous auriez deviné – l’autre valise contient le reste de ma saga. »
Je parle sérieusement, il s’agit sans doute de l’œuvre littéraire la plus longue jamais écrite par la main de l’homme. Je portai la chose dans la salle du courrier et demandai au commis de la peser – 17 kilos, sept coffrets Hammermill Bond de cinq livres chacun, au total 3850 pages dactylographiées. La saga elle-même est dans un anglais très particulier, que l’on croirait avoir été écrit par Dryden en parodie burlesque de Spenser si l’on n’avait su l’horrible vérité ; toutes ces nuits, ces jours, ces vingt années sur la glaciale steppe du Dakota, à rêver de la Norvège d’antan, à griffonner inlassablement tandis que le vent sauvage venu du Saskatchewan rugit à travers les blés qui ploient sous les rafales :
Oh toi noble chef, HARALD, qu’il est noble ton chagrin !
Où sont-ils les petits bouquets que pour toi elle cueillait ?
Le célibataire vieillissant qui s’approche doucement de la Stance 4000, tandis que le ventilateur électrique brasse l’air étouffant de la prairie :
Chantez maintenant, vous trolls et Nibelungs, ne chantez plus
Les airs que HARALD à sa gloire composait,
Mais d’accents funèbres parez vos anciens lais ;
O malédiction entre toutes sinistre !
Voici venue l’heure de mourir, que dis-je, venue depuis longtemps déjà elle l’est ;
O vers funestes !
Mes lèvres tremblent, mes yeux se brouillent, je ne peux plus continuer. Gundar Firkin est descendu à l’Hôtel Algonquin (où il a retenu une chambre sur ma cruelle suggestion), il attend un coup de fil que je suis trop lâche pour donner. La décision est : refuser, mais avec regret, et même avec une sorte de chagrin !
Peut-être mes critères étaient-ils trop stricts, ou la qualité des livres était-elle trop affreuse, mais en tout état de cause, je n’ai pas le souvenir d’avoir recommandé un seul des ouvrages que j’eus à juger durant les cinq mois que je passai chez McGraw-Hill. Mais c’est vrai, l’on peut voir une certaine ironie dans le fait que le seul livre que je rejetai et qui – à ma connaissance du moins – trouva plus tard un éditeur, est une œuvre qui ne demeura pas longtemps condamnée à l’indifférence et à l’obscurité. Depuis cette époque, j’ai souvent essayé d’imaginer la réaction de Farrell ou de certains des autres gros pontes, le jour où le livre en question sortit sous le sceau d’un éditeur de Chicago, un an environ après que j’eus enfin évacué la déprimante tour de la boîte McGraw-Hill. Car je suis prêt à parier que mon rapport s’était gravé dans la mémoire de quelque responsable haut placé, de même que je parierais que ce vieux de la vieille s’était empressé d’aller consulter les archives pour, avec Dieu sait quel cruel mélange de consternation et de regret, relire le verdict de mon glacial refus, paré de ses rythmes insolents, snobinards et vengeurs :
… C’est donc avec un certain soulagement, au terme de tant de mois amers, que l’on découvre un manuscrit rédigé dans une prose qui ne provoque ni fièvre, ni migraine, ni nausée, et, de ce point de vue, le livre mérite des éloges nuancés. Le sort d’hommes abandonnés à la dérive sur un radeau ne va pas sans intérêt. Mais pour l’essentiel, il s’agit d’un long voyage, solennel et monotone, à travers le Pacifique, qui serait davantage à sa place, à mon avis, et dans une version impitoyablement abrégée, dans une revue telle que National Geographic. Peut-être peut-il trouver acquéreur chez certains éditeurs universitaires, il ne présente strictement aucun intérêt pour nous.
Tel fut le sort que je réservai à ce grand classique de l’aventure moderne, Kon-Tiki. Des mois plus tard, constatant avec incrédulité que semaine après semaine le livre demeurait en tête de la liste des best-sellers, je parvins à rationaliser mon aveuglement en me disant que si McGraw-Hill m’avait payé plus de quatre-vingt-dix cents de l’heure, j’aurais sans doute été plus sensible au lien ténu qui sépare les bons livres des saloperies commerciales.
Mon chez moi à l’époque était un réduit minuscule de deux mètres sur quatre environ, dans un immeuble du « Village » baptisé University Residence Club, dans la Onzième Rue ouest. Je m’étais laissé attirer en ce lieu, à mon arrivée à New York, non seulement par son nom – évocateur de camaraderie très Ivy League, de salons aux tables garnies de reps jonchées de vieux exemplaires de New-Republic et de Partisan Review, de vieux domestiques en redingotes, affairés à transmettre des messages et à satisfaire aux besoins de chacun – mais aussi par ses tarifs raisonnables : dix dollars par semaine. Le style Ivy League était, bien entendu, une illusion débile. Le University Residence Club se situait un minuscule cran à peine au-dessus d’un asile de nuit, ne se distinguant des bouges du Bowery en matière d’intimité, que par la présence de portes fermant à clef. Pour presque tout le reste, y compris les loyers, la ressemblance avec les asiles de nuit n’était démentie que par des nuances fort subtiles. Paradoxalement, l’emplacement était admirable, presque chic. De l’unique fenêtre encroûtée de suie qui éclairait mon réduit du troisième étage, avec vue sur l’arrière de l’immeuble, mon regard plongeait dans le ravissant jardin d’une maison de la Douzième Rue ouest, et il m’arrivait parfois d’entrevoir ceux que je prenais pour les propriétaires du jardin – un jeune homme vêtu de tweed que je m’imaginais comme une étoile montante du New Yorker ou de Harper’s, en compagnie de sa femme, une blonde pleine d’entrain et remarquablement bien faite qui s’ébattait dans le jardin, tantôt en pantalon de toile tantôt en maillot de bain, folâtrant de temps à autre avec un ridicule lévrier afghan un peu trop pomponné, ou vautrée dans un hamac de chez Abercrombie & Fitch, au creux duquel je la baisais à en crever, galvanisé de désir, à grands coups lents, précis, silencieux et raides.
Car à cette époque le sexe, l’absence de sexe plutôt, et ce petit jardin insolent et somptueux – en même temps que ceux qui le peuplaient –, tout cela paraissait se fondre symboliquement pour rendre plus intolérable encore le côté dégénéré de l’University Residence Club et plus odieuses à mes yeux ma pauvreté et ma condition de paria solitaire. La clientèle était exclusivement masculine, des hommes d’un certain âge et même des vieillards, épaves et ratés du Village que la prochaine étape de leur déchéance condamnerait à la cloche, et qui tous dégageaient une âcre odeur de vin et de désespoir quand nous nous croisions furtivement dans les corridors étroits et lépreux. Pas de vieux concierge empressé en ces lieux, mais à la réception une cohorte d’employés reptiliens, tous parés de cette teinte vert-de-gris des créatures privées de la lumière du jour, qui montaient la garde devant un foyer où une petite ampoule solitaire palpitait faiblement au plafond ; ils manœuvraient également l’unique ascenseur poussif et grinçant, toussant à perdre haleine et se grattant pour calmer leurs hémorroïdes pendant l’interminable ascension jusqu’au troisième étage et au réduit où, ce printemps-là, nuit après nuit, je me claquemurais tel un anachorète à demi fou. C’était la nécessité qui m’en avait réduit là, car non seulement je n’avais pas d’argent à gaspiller en distractions, mais fraîchement débarqué dans la grande ville, un peu timide par nature mais surtout renfermé par orgueil, il me manquait à la fois l’occasion et la volonté de me faire des amis. Pour la première fois de ma vie, qui pendant des années avait été parfois sottement grégaire, je découvrais le fardeau de la solitude involontaire. Pareil à un félon soudain jeté au cachot, je me voyais contraint de puiser pour survivre sur des réserves encore vierges de ressources intérieures dont je soupçonnais à peine l’existence. Là, à l’University Residence Club, par un crépuscule de mai, les yeux rivés sur le plus énorme des cafards qu’il m’eût été donné de voir butiner sur mon exemplaire de The Complete Poetry and Prose of John Donne, je me retrouvai soudain confronté au visage de la solitude, et conclus que c’était, indéniablement, un visage d’une impitoyable laideur.
Ce fut ainsi que, tout au long de ces mois, l’emploi du temps de mes soirées demeura pratiquement immuable. Je quittais le McGraw-Hill Building à cinq heures, prenais le métro – sur la Huitième Avenue pour regagner Village Square (cinq cents), où, sitôt descendu, je mettais le cap sur l’épicerie fine située au coin de la rue pour y acheter les trois boîtes de bière que m’autorisaient mes sévères scrupules budgétaires. De là, je regagnais ma chambrette, m’allongeais sur le matelas gondolé garni de draps fleurant l’eau de Javel et quasi transparents à force de blanchissages, et restais à lire jusqu’à ce que finisse par tiédir la dernière de mes bières – une affaire d’une heure et demie environ. Par bonheur, j’étais à cet âge où la lecture demeure encore une passion et donc, hormis un mariage heureux, le meilleur des états pour tenir en échec la solitude absolue. Jamais autrement je n’aurais pu survivre à ces soirées. Mais j’étais un lecteur insatiable et, en outre, d’un éclectisme déroutant, avec une passion marquée pour le mot écrit – toute forme de mot écrit, ou presque – tellement prompte à s’enflammer qu’elle frisait l’érotique. Ceci est à prendre à la lettre, et n’était-ce qu’il m’est arrivé d’échanger des confidences avec un certain nombre de gens qui m’ont avoué avoir comme moi connu dans leur jeunesse cette sensibilité très particulière, je sais que je m’exposerais maintenant au mépris ou à l’incrédulité en évoquant le souvenir d’une époque où la simple perspective de flirter une demi-heure avec un annuaire par professions suffisait à provoquer en moi une légère mais néanmoins visible tumescence.
Bref, je lisais – Au-dessous du volcan, entre autres, un des livres qui, je m’en souviens, me captiva cette saison-là – et sur le coup de huit ou neuf heures, je sortais dîner Quels dîners ! Avec quelle ténacité s’accroche encore à mon palais l’arrière-goût graillonneux du steak Salisbury de chez Bickford’s, ou de l’omelette western de chez Riker’s, dans laquelle un soir, au bord de la syncope, je découvris le bec minuscule d’un embryon et une plume verdâtre presque immatérielle. Ou celui des tendons incrustés comme une tumeur dure dans les côtelettes d’agneau à l’Athens Chop House, les côtelettes au goût de vieux mouton, avec leur garniture de purée gluante, rance, visiblement fabriquée avec une fourberie typiquement grecque à partir de stocks de pommes de terre déshydratées fauchées dans un quelconque entrepôt. Mais en matière de gastronomie new-yorkaise comme pour une foule d’autres choses, j’étais d’une totale innocence, et il devait se passer longtemps encore avant que j’apprenne que dans cette ville, le meilleur repas pour moins d’un dollar se composait de deux hamburgers et d’une portion de tarte au comptoir d’un snack White Tower.
De retour dans mon réduit, j’empoignais farouchement le livre et me replongeais dans l’illusion, lisant jusqu’aux petites heures du matin. À plusieurs reprises, pourtant, je me vis contraint de faire ce qu’avec répugnance j’en étais venu à considérer comme « mes devoirs », c’est-à-dire, de rédiger le baratin publicitaire destiné aux jaquettes d’ouvrages McGraw-Hill en instance de publication. En fait, je m’en souviens, si j’avais été embauché, c’était sur la foi d’un essai de baratin publicitaire rédigé par mes soins pour un ouvrage déjà publié par McGraw-Hill, Histoire du Chrysler Building. Ma prose lyrique, mais néanmoins musclée, avait fait une telle impression sur Farrell que non seulement elle avait contribué pour beaucoup à me faire embaucher, mais encore lui avait donné l’illusion que j’étais capable de concocter des merveilles analogues pour d’autres ouvrages. Sans doute l’une de ses plus grandes déceptions à mon égard fut-elle mon incapacité à rééditer mon exploit, pas une seule fois ; car à l’insu de Farrell, et seulement en partie apparent à mes yeux, le syndrome McGraw-Hill, le syndrome du désespoir et de l’usure, m’avait contaminé. Sans être encore prêt à me l’avouer pleinement, je m’étais mis à détester la grotesque farce qu’était mon emploi. Je n’étais pas un lecteur de manuscrits, mais un écrivain – un écrivain doté de la même ardeur et des mêmes ailes frémissantes que les Melville, les Flaubert, les Tolstoï, ou les Fitzgerald, qui avaient le pouvoir de m’arracher le cœur et de m’en ravir un morceau, et qui, chaque nuit, tour à tour et tous ensemble, me commandaient de consacrer ma vie à leur incomparable sacerdoce. Mes efforts pour rédiger les textes de ces jaquettes m’emplissaient d’un sentiment de déchéance, exacerbé par le fait que tous ces livres, que j’avais pour mission de faire mousser, n’avaient rien à voir avec la littérature, mais se situaient à ses antipodes, le commerce. Voici un fragment d’un encart publicitaire que je ne parvins jamais à terminer.
De même que l’épopée du papier est au cœur de l’histoire du rêve américain, de même le nom de Kimberly-Clarke est au cœur de l’histoire du papier. Après d’humbles débuts sur une échelle artisanale dans la petite ville assoupie de Neenah, au bord d’un lac du Wisconsin, la Kimberly-Clarke Corporation est devenue un des authentiques géants de l’industrie mondiale du papier, avec des usines disséminées dans 13 États et 8 pays étrangers. Indispensables à la satisfaction d’une foule de besoins de l’homme, quantité de ses produits – le plus célèbre indiscutablement Kleenex – nous sont devenus si familiers que leurs noms mêmes ont acquis droit de cité dans la langue…
Un paragraphe de ce genre me prenait des heures. Fallait-il dire « indiscutablement Kleenex » ou « indubitablement » ? « Une foule » de besoins ou « une multitude » ? Perdu dans mes cogitations, j’arpentais machinalement ma cellule, articulant doucement des vocables incompréhensibles tout en m’évertuant à maîtriser les rythmes de la prose, et en refoulant l’envie sinistre de me masturber qui, j’ignore pourquoi, accompagnait toujours ces corvées. En fin de compte, submergé de fureur, je me retrouvais en train de hurler « Non ! Non ! » à l’adresse des cloisons d’aggloméré, sur quoi je me jetais sur ma machine à écrire pour, avec force gloussements démoniaques, taper avec énergie une variante lapidaire et débile, mais miraculeusement purgative :
À y bien réfléchir, les statistiques de Kimberly-Clarke sont stupéfiantes :
— On estime que, lors d’un seul mois d’hiver, si l’on s’avisait d’étaler sur le terrain de jeu du Yale Bowl toute la morve expulsée aux États-Unis et au Canada dans des mouchoirs Kleenex, la couche atteindrait une épaisseur de cinquante centimètres…
— Il est mathématiquement prouvé que si le nombre des vagins utilisant Kotex pour des règles de quatre jours consécutifs étaient alignés orifice à orifice, on obtiendrait une chagatte d’une longueur suffisante pour relier Boston à White River Junction, Vermont…
Le lendemain matin Farrell, comme toujours amical et indulgent, méditait avec une ironie désabusée sur ce genre d’élucubrations, tout en mâchouillant son Yello-Bole, sur quoi lâchant au passage : « ce n’est pas tout à fait, je crois, ce que nous avions en tête », il grimaçait un sourire compréhensif et me demandait de bien vouloir faire un nouvel essai. Et parce que je n’étais pas alors encore irrémédiablement perdu, peut-être parce que l’éthique presbytérienne continuait à exercer sur moi je ne sais trop quelle emprise résiduelle, je faisais ce soir-là un nouvel essai – essayais de toute ma passion et de toutes mes forces, en vain. Après avoir sué des heures, je renonçais, pour me replonger dans Descends Moïse ou dans Mémoires écrites dans un souterrain, ou encore Billy Budd, ou souvent restais simplement à flâner avec nostalgie devant la fenêtre, les yeux fixés sur le jardin enchanté en contrebas. Là, en bas, dans la lumière dorée de cette soirée de printemps, dans une atmosphère de culture et de fortune discrète dont bien sûr je resterais à jamais exclu, une réception commençait chez les Winston Hunnicut, car tel était le nom chic dont je les avais baptisés. Solitaire le temps d’un bref instant, la blonde Mavis Hunnicut apparaissait dans le jardin, vêtue d’un corsage et d’un pantalon de toile à fleurs très moulant ; s’arrêtant un instant pour jeter un coup d’œil au ciel opalescent qu’envahissait le soir, elle secouait sa crinière d’un geste bizarre et ensorcelant, puis se penchait pour cueillir quelques tulipes dans le parterre. Dans cette posture adorable, comment aurait-elle pu se douter du tourment qu’elle infligeait au plus solitaire des lecteurs de manuscrits de New York. Ma concupiscence était incroyable – quelque chose de préhensile, un groin frémissant de désir, qui glissait le long des murs noircis de la misérable vieille bâtisse, se déroulait pour franchir une clôture, progressait avec une hâte serpentine et obscène jusqu’à toucher sa croupe tendue, et là, par une métamorphose silencieuse, s’épanouissait pour se muer en l’incarnation de moi-même, priapique, vorace, et pourtant capable d’un merveilleux sang-froid. Doucement mes bras entouraient Mavis, et je plaquais mes mains sous ses seins, pleins, libres, ronds comme des melons.
— C’est toi, Winston ? chuchotait-elle.
— Non, c’est moi, disais-je, moi son amant, en guise de réponse, laisse-moi te prendre en levrette.
Ce à quoi, invariablement, elle répondait :
— Oh, chéri, oui… tout à l’heure.
Dans ces fantasmes déments, seule m’empêchait de m’abandonner sur-le-champ à la copulation dans le creux du hamac Abercrombie & Fitch, la soudaine irruption de Thornton Wilder dans le jardin. Ou de e. e. cummings. Ou de Katherine Anne Porter. Ou de John Hersey. Ou de Malcolm Cowley. Ou de John P. Marquand. Sur quoi – ramené à la raison avec une libido dégonflée – je me retrouvais une fois de plus à ma fenêtre, savourant avec un cœur lourd d’envie les festivités qui se déroulaient en bas. Car il me paraissait parfaitement logique que les Winston Hunnicut, ce jeune couple grégaire et brillant (dont le living ouvrant sur le jardin, soit dit en passant, offrait à mes yeux pleins de convoitise une vision d’étagères style danois bourrées de livres), avaient l’énorme bonne fortune d’habiter un univers peuplé d’écrivains, de poètes, de critiques et autres spécimens de la faune littéraire, ainsi ces soirs-là, tandis que le crépuscule descendait doucement et que la terrasse commençait à se peupler d’êtres raffinés et superbement vêtus occupés à bavarder paisiblement, je repérais dans la pénombre les visages de ces héros et héroïnes exaltants dont je n’avais cessé de rêver depuis cet instant où la malchance avait voulu que mon esprit bascule dans le piège magique du mot imprimé. Jamais encore pourtant je n’avais rencontré un auteur publié – sinon peut-être le minable ex-communiste dont j’ai déjà parlé, qui s’était un jour fourvoyé par mégarde dans mon bureau de chez McGraw-Hill, puant l’ail et la sueur rance de vieilles craintes – si bien que ce printemps-là, les soirées des Hunnicut, qui étaient fréquentes et se prolongeaient fort tard, fournirent à mon imagination le prétexte de fantasmes et d’envolées parmi les plus délirants qui aient jamais affligé le cerveau d’un idolâtre sevré d’amour. Tiens, mais c’était Wallace Stevens ! Et Robert Lowell ! Là, ce gentleman moustachu arrêté sur le seuil et qui lançait des regards plutôt furtifs. Se pouvait-il vraiment que ce fût Faulkner ? Le bruit courait qu’il se trouvait à New York. Et cette femme bien en chair, ces cheveux ramenés en chignon, ce sourire interminable. Aucun doute, c’était Mary McCarthy. Et cet autre, cet homme plutôt petit, au visage rougeaud, à l’air sarcastique et blasé, ce ne pouvait être que John Cheever. Un soir au crépuscule une voix aiguë de femme lança : « Irwin ! », et tandis que le nom flottait doucement jusqu’à mon perchoir noir de suie de voyeur, je crus que mon cœur allait s’arrêter. À vrai dire, il faisait trop sombre pour en être sûr, et il me tournait le dos, mais se pouvait-il que l’homme qui avait écrit The Girls in Their Summer Dresses fût ce gros lutteur de foire coincé entre deux jeunes filles, leurs visages éperdus d’adoration levés vers lui comme deux fleurs ?
Tous ces visiteurs du soir qui affluaient chez les Hunnicut, je m’en rends compte maintenant, travaillaient sans doute dans la publicité, la banque ou quelque autre profession parfaitement banale, mais à l’époque, je demeurais fermement campé sur mes illusions. Une nuit, pourtant, à la veille d’être chassé de l’empire McGraw-Hill, je souffris un brusque revirement d’émotions qui fit que jamais plus je ne me plongeai dans la contemplation du jardin. Ce soir-là, comme à l’accoutumée, j’avais pris mon poste à la fenêtre et tenais les yeux rivés sur la croupe familière de Mavis Hunnicut, tandis qu’elle se livrait aux petits gestes qui me l’avaient rendue si précieuse – tiraillait son corsage, remontait une mèche blonde du bout du doigt tout en bavardant avec Carson McCullers et un autre personnage, pâle et altier, très anglais, affligé d’un clignement de paupières typiquement myope et qui ne pouvait être qu’Aldous Huxley. Mais, bonté divine, de quoi parlaient-ils ? De Sartre ? De Joyce ? De crus célèbres ? De résidences estivales dans le sud de l’Espagne ? Du Bhagavad-Gita ? Non, manifestement, ils parlaient du décor, de ce décor – car une expression de plaisir et d’animation se peignait sur le visage de Mavis tandis qu’elle gesticulait, désignant tour à tour les murs couverts de lierre du jardin, la pelouse miniature, le minuscule jet d’eau, le miraculeux parterre de tulipes aux vives couleurs flamandes serti au milieu de ces noires entrailles urbaines.
— Si seulement… semblait-elle dire, les traits soudain crispés par l’irritation. Si seulement…
Puis elle pivota, décrivant un rapide demi-cercle, menaçant l’University Residence Club d’un petit poing furieux, un adorable petit poing furieux tellement agressif, en proie à une frénésie tellement implacable, qu’il paraissait impossible qu’elle ne fût pas en train de le brandir à un cheveu de mon nez. Je me sentis comme illuminé par un projecteur et, assommé par une brusque vague de chagrin, j’eus la certitude que je pouvais lire sur ses lèvres :
— Si seulement il n’y avait pas cette saloperie de verrue, et tous ces dingues qui n’arrêtent pas de nous espionner !
Il était écrit que mon martyre de la Onzième Rue ne se prolongerait pas davantage. Il eût été satisfaisant de pouvoir penser que ce fut l’épisode du Kon-Tiki qui me valut d’être limogé. Mais le déclin de ma fortune chez McGraw-Hill coïncida avec l’arrivée d’un nouveau directeur littéraire, que je baptisai secrètement Weasel – la Fouine – anagramme approximative de son véritable nom. La Fouine avait été recruté pour donner au service une classe qui lui faisait cruellement défaut. À l’époque, il était surtout connu dans les milieux de l’édition en raison de ses relations avec Thomas Wolfe, il était en effet devenu le conseiller de Wolfe lorsque ce dernier avait rompu avec Scribner et Maxwell Perkins, et après la mort de l’auteur, avait aidé à trier et réunir selon des critères plus ou moins logiques et littéraires la masse colossale de ses écrits qui restaient à publier. La Fouine avait beau tout comme moi venir du Sud – un lien qui dans l’environnement hostile de New York contribue bien souvent dans un premier temps à cimenter les relations entre les gens –, nous nous primes d’une antipathie immédiate l’un pour l’autre. La Fouine était un petit homme revêche et menacé de calvitie qui approchait de la cinquantaine. J’ignore au juste ce qu’il pensait de moi – sans doute le style snobinard et désinvolte de mes rapports de lecture expliquait-il en partie son antagonisme –, mais je le trouvais froid, lointain, dépourvu d’humour, affligé de l’ego hypertrophié et de la morgue rebutante d’un homme qui par sottise a toujours surestimé ses talents. Il adorait émailler les séances des comités de lecture d’expressions telles que : « Comme me disait toujours Wolfe… » Ou bien : « Comme me l’écrivait de façon si éloquente Tom peu de temps avant sa mort… »
Il avait fini par s’identifier à Wolfe de façon tellement absolue qu’on aurait pu le prendre pour l’alter ego de l’auteur – et ceci m’était insupportable, dans la mesure où, comme d’innombrables jeunes gens de ma génération, j’avais connu les affres du culte de Wolfe, et aurais donné tout au monde pour passer une soirée détendue à bavarder en copain avec un homme comme la Fouine, afin de lui pomper des anecdotes inédites sur le maître, et saluer d’exclamations telles que « Grand Dieu, monsieur, voilà qui est sans prix ! », quelque merveilleuse révélation sur le géant adoré, ses caprices et ses frasques, et ses trois tonnes de manuscrits. Mais la Fouine et moi ne parvînmes jamais à établir le moindre contact. Entre autres choses, il était d’un conformisme rigoureux et s’était aussitôt coulé dans le moule ordonné, incolore et ultra-conservateur de McGraw-Hill. Par contraste, j’en étais encore, ô combien, à jeter ma gourme, dans tous les sens de cette expression, et ne pouvais m’empêcher de prendre comme une bouffonnerie, non seulement tout ce que représentait le domaine lecture critique de l’édition, que mes yeux désabusés voyaient désormais sans fard comme une insipide corvée, mais le style, les traditions et les produits du monde des affaires en général. Car la firme McGraw-Hill était, somme toute, en dépit du sérieux de son vernis littéraire, un monstrueux paradigme de l’affairisme américain. Aussi, avec aux commandes un cadre aussi froid que la Fouine, je devinais sans peine que les ennuis n’allaient plus tarder et que mes jours étaient comptés.
Peu de temps après avoir pris ses fonctions, la Fouine me convoqua un jour dans son bureau. Il avait un visage ovale et grassouillet, avec des yeux minuscules, hostiles, qui n’étaient pas sans rappeler des yeux de fouine et dont j’avais peine à croire qu’ils eussent jamais pu gagner la confiance d’un homme aussi sensible que l’était Thomas Wolfe aux nuances de la présence physique. Il m’invita d’un geste à m’asseoir et, après avoir marmonné quelques civilités de pure forme, en vint droit au fait, en d’autres termes, mon échec manifeste, selon lui, pour me conformer à certains aspects du « profil » McGraw-Hill. C’était la première fois que j’entendais utiliser ce mot pour décrire autre chose que l’aspect latéral d’un visage, et tandis que la Fouine poursuivait, passant maintenant aux détails, je sentis croître ma perplexité quant aux raisons de mon échec, dans la mesure où, j’en avais la certitude, le bon vieux Farrell n’avait jamais critiqué ni ma personne ni mon travail. Mais il se révéla que mes errements étaient à la fois d’ordre vestimentaire et, tangentiellement du moins, politique.
— Je constate que vous ne portez pas de chapeau, dit la Fouine.
— De chapeau ? répliquai-je. Mais non, bien sûr.
Je n’avais jamais été très enthousiaste en matière de couvre-chef, estimant simplement que les chapeaux avaient leur raison d’être. En tout cas, depuis que, deux ans plus tôt, j’avais quitté le Corps des Marines, jamais je n’avais considéré comme obligatoire le port d’un couvre-chef. Nous étions en démocratie, j’avais le droit de choisir, et jusqu’à cet instant je n’avais pas jugé bon de réfléchir au problème.
— Chez McGraw-Hill, tout le monde porte un chapeau, déclara la Fouine.
— Tout le monde, fis-je ?
— Tout le monde, m’assena-t-il, sans hésiter.
Et, bien sûr, plus je réfléchissais à ce qu’il venait de dire, plus je me rendais compte que c’était vrai : de fait, tout le monde portait un chapeau. Le matin, le soir et à l’heure du déjeuner, les ascenseurs et les couloirs se transformaient en un océan de canotiers et de feutres, tous perchés sur les scalps uniformément élagués et tondus des milliers de larbins enrégimentés sous la bannière McGraw-Hill. Du moins était-ce vrai des hommes ; pour les femmes – en majorité des secrétaires – il semblait que ce fût affaire de choix. L’affirmation de la Fouine était, de ce fait, indiscutablement correcte. Ce qui jusqu’alors avait échappé à ma perception, et qu’à cet instant seulement je commençais à percevoir, c’était que le port du chapeau n’était pas une simple affaire de mode, mais, en vérité, une obligation, partie intégrante de la livrée McGraw-Hill, au même titre que les chemises Arrow à col boutonné et les costumes en flanelle Weber & Heilbroner à coupe ample que, dans la tour verte, tout le monde arborait, du représentant en manuels scolaires jusqu’aux responsables rongés par l’angoisse de Techniques de récupération. Si grande était mon innocence, qu’il m’avait échappé que je m’étais obstiné à refuser l’uniforme, mais alors que soudain ce fait s’imposait à moi, je me sentais soulevé par un mélange de rancune et d’hilarité, au point que je me demandais comment réagir au sous-entendu solennel de la Fouine. Puis tout à coup, je me surpris en train de demander à la Fouine, d’un ton aussi lugubre que le sien :
— Puis-je savoir en quoi par ailleurs je ne corresponds pas au profil ?
— Il n’est pas en mon pouvoir de vous dicter vos goûts en matière de lecture de journaux, et d’ailleurs cela ne me tente nullement, dit-il, mais il n’est pas très avisé pour un employé de McGraw-Hill de s’afficher avec le New York Post. Disons qu’il ne paraît pas-convenable que les lecteurs de chez McGraw-Hill lisent des journaux extrémistes pendant leurs heures de bureau.
— Dans ce cas, que devrais-je lire ?
À l’heure du déjeuner, j’avais pris l’habitude de faire un saut jusqu’à la Quarante-deuxième Rue pour acheter, en même temps qu’un sandwich, la première édition de l’après-midi du Post, et je les dévorais de concert dans mon bureau pendant l’heure qui nous était octroyée pour déjeuner. Je ne lisais pas d’autre journal de la journée. À l’époque et en matière de politique, j’étais moins un innocent qu’un neutre, un castrato et si je lisais le Post c’était moins pour ses éditoriaux libéraux ou les articles de Marx Lerner – tout cela m’ennuyait – que pour son style très tonique de journal citadin et ses comptes rendus aguichants des faits et gestes du haut monde*{2}, notamment ceux de Leonard Lyons. Pourtant, alors même que je répliquais à la Fouine, je savais qu’il n’était pas question que je renonce à ce journal, pas plus que je n’avais l’intention de m’arrêter chez Wanamaker pour m’affubler d’un petit chapeau rond.
— J’aime bien le Post, repris-je avec un rien d’agacement. Selon vous, que devrais-je lire à la place ?
— Le Herald Tribune serait peut-être mieux indiqué, dit-il, avec son accent traînant du Tennessee bizarrement dépourvu de chaleur. Ou même, le News.
— Mais, ce sont des journaux du matin.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas essayer le World-Telegram. Ou le Journal-American. Mieux vaut le goût du sensationnel que le goût de l’extrémisme.
Même moi je savais que le Post pouvait difficilement passer pour extrémiste, mais je tins ma langue. Pauvre fouine. Froid comme un poisson, et soudain j’éprouvais à son égard une vague pitié, comprenant enfin que le mors qu’il essayait de me passer n’était pas de sa propre invention, car quelque chose dans sa manière (l’ombre d’un soupçon de regret peut-être, un mouvement de sympathie, balourd et tardif, de la part d’un gars du Sud envers un autre ?) me disait qu’en réalité lui aussi trouvait dure à avaler l’absurdité de ces sordides contraintes. Je compris également que, vu son âge et sa situation, il était bel et bien prisonnier de McGraw-Hill, irrémédiablement condamné à s’aligner sur l’esprit chicanier de la maison, son style mesquin et son obsession du lucre – un homme désormais incapable de faire demi-tour – tandis que moi, du moins, je voyais s’offrir à moi toute la liberté du monde. Je me souviens qu’en l’entendant lâcher cet oukase lugubre : « Mieux vaut le goût du sensationnel que le goût de l’extrémisme », je murmurai sous cape un adieu presque jubilatoire :
— Au revoir, la Fouine. Adieu, McGraw-Hill.
Je déplore encore de ne pas avoir eu le cran de tout plaquer sur-le-champ. Je me contentai d’entreprendre une espèce de grève perlée – débrayage serait un terme plus exact. Au cours des quelques jours qui suivirent, et bien que je continuasse à pointer à l’heure le matin et partisse à cinq heures tapantes, les manuscrits s’empilèrent sur mon bureau, sans jamais être lus. À l’heure du déjeuner, j’avais cessé de feuilleter les pages du Post, mais poussais jusqu’à un kiosque situé non loin de Times Square pour acheter le Daily Worker que sans ostentation – en fait, avec une nonchalance étudiée – je lisais, ou m’efforçais de lire, assis comme de coutume à mon bureau tout en mâchonnant un sandwich au pastrami et cornichon casher, savourant le moindre instant où il m’était donné de pouvoir camper, dans cette forteresse blanche du pouvoir anglo-saxon, le double rôle d’un Communiste imaginaire et d’un Juif fictif. Je crois bien que j’avais fini par devenir un peu dingue, car pour mon dernier jour de bureau, je me pointai coiffé de mon vieux « calot » de Marine vert fané (le genre de casquette qu’arbore John Wayne dans Iwo Jima) en guise de couvre-chef assorti à mon complet en crépon ; et je m’assurai que la Fouine n’avait pas manqué de m’apercevoir ainsi accoutré, tout comme j’en suis certain, je m’arrangeai le même après-midi pour me laisser prendre en flagrant délit dans mon ultime geste de trahison.
Une des rares choses qui m’avaient rendu supportable l’existence chez McGraw-Hill était la vue dont je jouissais du dix-neuvième étage – un panorama majestueux de Manhattan, de ses monolithes, minarets et flèches, qui ne manquait jamais de ramener mes sens hébétés à la vie sous l’effet de ces bouffées d’enthousiasme délirant et d’espoir enivrant dont la platitude n’a de pair que la sincérité, et qui depuis toujours submergent les petits provinciaux américains. Des vents fous balayaient les remparts de McGraw-Hill, et un de mes passe-temps favoris était de lâcher une feuille de papier par la fenêtre et de suivre des yeux son vol plané et sa chute extatique, tandis qu’elle filait au-dessus des toits, pour, souvent, disparaître dans les canyons qui entourent Times Square, sans cesser de piquer et de bondir follement. Ce midi-là, l’idée m’était venue d’acheter, en même temps que mon Daily Worker, un tube de pâte à bulles plastifiée – du genre qu’utilisent de nos jours la plupart des enfants, mais qui à l’époque était une nouveauté sur le marché – et de retour dans mon bureau, j’avais lâché une demi-douzaine de ces fragiles globes, ravissants, iridescents, sans cesser de rêver à l’aventure que leur réservaient les vents, avec l’impatience avide de quelqu’un qui se trouve au bord d’une félicité charnelle depuis longtemps attendue. Lâchées une par une dans l’abîme brumeux, elles étaient bien davantage que ce que j’avais espéré, comblant jusqu’au dernier ces désirs infantiles, profondément enfouis, qui nous poussent à expédier des ballons jusqu’aux ultimes confins de la terre. Aussi gros que des ballons de basket, ils luisaient au soleil de l’après-midi comme des satellites de Jupiter. Un capricieux courant ascendant les catapultait très haut au-dessus de la Huitième Avenue ; là, ils restaient suspendus immobiles pendant des instants qui me paraissaient interminables, et je soupirais d’extase. Soudain des couinements et de petits rires de jeunes filles me parvinrent, et je vis qu’une petite troupe de secrétaires de chez McGraw-Hill, captivées par le spectacle, se penchaient aux fenêtres des bureaux voisins. Sans doute leur vacarme avait-il attiré l’attention de la Fouine sur mon exhibition aérienne, car sa voix retentit dans mon dos, à l’instant même où les jeunes filles poussaient un dernier hourrah et où, comme pris de frénésie, les ballons s’enfuyaient vers l’est, plongeant dans l’arroyo inondé de lueurs crues de la Quarante-deuxième Rue.
Il me sembla que la Fouine contrôlait fort bien sa fureur.
— À compter d’aujourd’hui, vous êtes renvoyé, dit-il d’une voix crispée. Vous pourrez passer prendre votre dernier chèque à cinq heures.
— Allez vous faire foutre, la Fouine, l’homme que vous flanquez à la porte sera un jour aussi célèbre que Thomas Wolfe.
Je ne dis rien de tout cela, bien sûr, mais les mots frémirent de façon si tangible sur ma langue qu’aujourd’hui encore je garde l’impression de les avoir prononcés. Je crois qu’en fait je ne dis rien, me contentai de suivre des yeux le petit homme qui, pivotant sur ses petits pieds, sortait déjà d’un pas nonchalant de mon existence. Et soudain un sentiment de libération déferla en moi, une sensation physique presque voluptueuse, comme si je m’étais tout à coup débarrassé de plusieurs couches de vêtements trop chauds et qui m’étouffaient. Ou, pour être plus précis, comme si, resté trop longtemps immergé dans des profondeurs ténébreuses, j’avais à grand-peine regagné la surface pour avaler goulûment de bienheureuses rasades d’air frais.
— Vous l’avez échappé belle, me dit plus tard Farrell, renforçant sans le savoir ma métaphore par sa précision. On connaît des exemples de gens qui se sont noyés dans cette boîte. Et personne n’a jamais retrouvé leurs cadavres.
Il était bien après cinq heures. Je m’étais attardé en cette fin d’après-midi pour rassembler mes affaires personnelles, le peu que j’en avais, pour prendre congé d’un ou deux collègues avec qui j’avais établi des rapports raisonnablement amicaux, pour toucher mes derniers 36 dollars 50 et, enfin, pour faire à Farrell des adieux qui s’avérèrent étonnamment tristes et pénibles. Farrell qui, entre autres, me révéla ce que j’aurais pu soupçonner depuis le début si je m’en étais vraiment soucié ou avais été plus observateur par nature – qu’il buvait, buvait en solitaire et en désespéré. Il entra dans mon bureau, flageolant un peu, au moment même où je fourrais dans ma serviette les doubles de certains de mes rapports parmi les plus sérieux. Je les avais exhumés des classeurs, en proie à une tendresse vaguement nostalgique pour mon couplet sur Gundar Firkin, et avide surtout de récupérer mes élucubrations sur Kon-Tiki, lesquelles, j’en avais l’étrange intuition, risquaient de livrer un jour une liasse intéressante de notes marginales.
— Personne n’a même jamais retrouvé leurs cadavres, répéta Farrell. Tenez, buvez donc un coup.
Il me tendait un verre et une flasque de whisky, de l’Old Overholt, à demi pleine. L’haleine de Farrell fleurait déjà lourdement le whisky, en fait son odeur rappelait un peu celle du pain de seigle. Je refusai le verre, non que j’eusse la moindre prévention contre l’alcool, mais parce qu’en ce temps-là je ne m’imbibais exclusivement que de mauvaise bière américaine.
— Ma foi, de toute façon, vous n’étiez pas taillé pour rester dans cette boîte, fit-il en s’envoyant une rasade d’Overholt. Vous n’étiez pas à votre place ici.
— Je commençais à m’en rendre compte, acquiesçai-je.
— Encore cinq ans, et vous auriez été un employé modèle. Dans dix ans, vous auriez été un fossile. Un vieux con fossilisé dès la trentaine. Voilà ce que McGraw-Hill aurait fait de vous.
— Ouais, en un sens, je suis content de partir, fis-je. N’empêche que le fric va me manquer. Même si c’était loin d’être précisément le pactole.
Farrell lâcha un gloussement ponctué d’un discret petit rot. Avec sa lèvre supérieure en saillie, son visage était un tel prototype de visage irlandais qu’il frisait la caricature, et il suait la tristesse – quelque chose d’impalpable et de chiffonné, de las et de résigné, qui me poussa à méditer avec un pincement de pitié au sens de ces beuveries de bureau solitaires, de ces tête-à-tête au crépuscule en compagnie des Yeats et de Hopkins, du sinistre trajet en métro pour regagner la banlieue. Et tout à coup, je sus que jamais je ne le reverrais.
— Ainsi donc, vous allez écrire, dit-il, vous allez devenir écrivain. Une noble ambition, que jadis j’ai moi aussi partagée. Je vous souhaite de tout mon cœur d’y parvenir et j’espère que vous m’enverrez un exemplaire de votre premier livre. Où irez-vous, quand vous vous serez mis à écrire ?
— Je n’en sais rien, dis-je. Mais il y a une chose que je sais, je ne peux rester davantage dans le trou à rats où je vis en ce moment. Il faut que j’en sorte, et vite.
— Ah, ce que je pouvais avoir envie d’écrire, murmura-t-il d’un ton rêveur. Je veux dire, écrire de la poésie. Des essais. Un beau roman. Pas un grand roman, notez bien – je savais que pour ça, je n’avais pas assez de génie ni d’ambition –, mais un beau roman, un roman qui aurait eu du style et une élégance authentique. Un roman du genre de, disons. Le Pont du roi saint Louis, ou La Mort de l’archevêque – quelque chose de sans prétention, mais qui à sa façon aurait frisé la perfection.
Il demeura quelques instants silencieux, puis reprit :
« Oh, en fin de compte, je me suis laissé aller. Je crois que c’est le résultat de toutes ces longues années passées à juger les écrits des autres, surtout des ouvrages plutôt techniques. Je me suis laissé aller à force de m’occuper des idées et des mots des autres plutôt que des miens, ce qui ne favorise guère l’effort créateur. À la longue.
Il se tut de nouveau, contemplant le dépôt ambré au fond de son verre.
« À moins que ce ne soit ça qui m’ait détourné de ma voie, dit-il d’un ton piteux. La gnôle. Cette coupe pleine de rêves à 50°. Bref, je ne suis jamais devenu écrivain. Je ne suis devenu ni romancier ni poète, et quant aux essais, de toute ma vie, je n’ai écrit qu’un seul et unique essai. Savez ce que c’était ?
— Non, qu’est-ce que c’était ?
— Un truc pour le Saturday Evening Post. Une petite anecdote que je leur ai envoyée, une anecdote inspirée par des vacances que ma femme et moi nous étions offertes au Québec. Aucun intérêt. Mais ça m’a rapporté deux cents dollars, et plusieurs jours durant, j’ai été l’écrivain le plus heureux d’Amérique. Ah, ma foi…
Une vague d’immense mélancolie parut soudain le submerger et sa voix faiblit.
— Je me suis laissé aller, murmura-t-il.
Je ne savais trop comment réagir devant son état d’âme, qui me paraissait friser dangereusement le chagrin, et tout en continuant à bourrer ma serviette, parvins tout juste à dire :
— Eh bien, j’espère que nous réussirons quand même à garder le contact.
Pourtant, je le savais, nous ne garderions pas le contact.
— Moi aussi, dit Farrell. Dommage que nous n’ayons pas eu l’occasion de nous connaître.
Il fixait le fond de son verre, et sombra dans un silence qui, se prolongeant, me rendit bientôt nerveux.
« Dommage que nous n’ayons pas eu l’occasion de mieux nous connaître, répéta-t-il enfin, lentement. J’ai souvent eu envie de vous inviter à venir dîner chez moi à Queens, mais j’ai toujours remis la chose à plus tard. Le laisser-aller, comme toujours. Vous me rappelez beaucoup mon fils, vous savez.
— Je ne savais pas que vous aviez un fils, dis-je, non sans surprise.
J’avais un jour entendu Farrell évoquer en passant, avec une ironie désabusée, sa condition « d’homme sans enfants » et avais simplement supposé qu’il n’avait pas, comme on dit, eu le bonheur d’engendrer une progéniture. Mais ma curiosité s’était arrêtée là. Dans l’atmosphère d’anonymat glacial qui régnait chez McGraw-Hill, manifester le moindre intérêt, fût-ce avec discrétion, envers la vie privée d’autrui, passait pour de l’insolence, sinon pour de la pure muflerie.
— Je croyais que… commençai-je.
— Oh, bien sûr, j’ai eu un fils !
Sa voix s’était brusquement muée en cri, un cri empreint d’un mélange de colère et de désolation qui me surprit. Le Overholt avait déchaîné en lui toutes ces furies celtes qu’il côtoyait depuis si longtemps chaque jour dans ce laps de temps désolé qui suit cinq heures du soir. Se levant lourdement, il s’approcha de la fenêtre, contemplant à travers le crépuscule l’incompréhensible mirage de Manhattan embrasé par le soleil au déclin.
— Oh oui, j’avais un fils ! dit-il de nouveau. Edward Christian Farrell. Il avait très exactement votre âge, exactement vingt-deux ans, et il voulait être écrivain.
C’était… oui mon fils, c’était un prince du langage. Il avait un talent capable de séduire le diable en personne, et certaines de ses lettres – de longues lettres, intelligentes, pleines de sensibilité et de drôlerie – comptent parmi les plus belles jamais écrites par personne. Oh oui, c’était un prince du langage, ce garçon !
Ses yeux s’emplirent de larmes. Ce fut pour moi un moment atrocement embarrassant, de ceux que la vie vous inflige de temps à autre, mais avec une miséricordieuse rareté. Avec des accents désespérés, un quasi-inconnu se met à évoquer un être cher au passé, ce qui plonge dans l’embarras celui qui écoute. Sans doute veut-il dire que l’absent est mort. Pourtant, attention ! Ne se pourrait-il pas qu’il ait simplement fait une fugue, sous l’empire de l’amnésie, ou qu’il se terre pour échapper à la justice ? Ou qu’il soit en train de s’étioler misérablement dans un asile d’aliénés, si bien que l’emploi du passé n’est rien d’autre qu’un pathétique euphémisme ? Lorsque Farrell se mit à parler, toujours sans me fournir le moindre indice quant au sort de son fils, je me sentis si gêné que je me détournai et me remis à trier mes affaires.
— Peut-être aurais-je été capable de mieux réagir s’il n’avait pas été mon unique enfant. Mais, après la naissance d’Eddie, Mary et moi n’avons pas pu avoir d’autres enfants.
Il s’interrompit brusquement :
« Ah, vous n’avez pas envie de savoir…
De nouveau, je lui fis face :
— Mais si, continuez, dis-je. Je vous en prie.
Il paraissait en proie à un besoin impérieux de s’épancher, et, comme il s’agissait d’un homme bon qui m’inspirait de la sympathie et en outre, de quelqu’un qui d’une certaine façon m’avait bel et bien identifié à son fils, j’eus le sentiment qu’il aurait été indécent de ma part de ne pas l’encourager à vider son cœur.
« Je vous en prie, continuez, répétai-je.
Farrell se versa une nouvelle rasade de whisky, énorme. Tout à fait ivre maintenant, il avait la langue un peu pâteuse, et son visage tavelé de bureaucrate paraissait triste et hagard dans la pénombre grandissante.
— Oh, c’est vrai qu’un homme peut assouvir ses propres aspirations à travers la vie de son enfant. Eddie a fait ses études à Columbia, et une des choses que je trouvais fascinantes, c’était l’amour qu’il montrait pour les livres, son talent pour les mots. À dix-neuf ans – dix-neuf, vous entendez – une de ses ébauches avait déjà été publiée dans The New Yorker, et Whit Burnett lui avait pris une nouvelle pour Story. Un des auteurs les plus jeunes, à ma connaissance, à jamais avoir collaboré à la revue. C’était son œil, vous comprenez, son œil.
Farrell darda son index vers son œil.
« Il voyait les choses, vous comprenez, voyait des choses que ni vous ni moi ni personne n’aurions pu voir et il était capable de les faire paraître fraîches et vivantes. Mark Van Doren m’a écrit une lettre charmante – vrai, une lettre extraordinairement charmante – pour me dire que de tous les étudiants qu’il avait connus, personne n’avait jamais eu autant de talent littéraire qu’Eddie. Mark Van Doren, vous vous rendez compte ! Un véritable hommage, non ?
Il me regardait comme pour quêter une approbation.
— Un véritable hommage, approuvai-je.
— Et puis, et puis en 1943 il s’est engagé dans les Marines. Mieux valait s’engager qu’attendre d’être appelé, disait-il. Il était sincèrement fasciné par les Marines, bien que par nature il fût trop sensible pour se faire la moindre illusion à propos de la guerre. La Guerre !
Il avait lâché le mot avec horreur, comme une obscénité rarement formulée, et il s’interrompit un instant pour fermer les yeux et hocher douloureusement la tête. Puis il me regarda et reprit :
« La guerre lui valut d’être envoyé dans le Pacifique, où il participa à certains des combats les plus durs. Il faudrait que vous lisiez ses lettres, des lettres merveilleuses, gaies, éloquentes, sans la moindre trace de misérabilisme. Pas une seule fois il n’a paru douter qu’il reviendrait et retournerait à Columbia pour finir ses études et devenir ensuite l’écrivain qu’il était fait pour être. Et puis, il y a de cela deux ans, à Okinawa, il a été touché par un tireur d’élite. En pleine tête. C’était en juillet, au cours d’une opération de nettoyage. À mon avis, il aura été un des derniers Marines à se faire descendre dans cette guerre. Il avait été promu caporal. Il avait décroché la médaille de Bronze. Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé ! Seigneur, pourquoi ?
Farrell pleurait, sans ostentation, mais avec des larmes honnêtes et étincelantes qui commençaient à sourdre au bord de ses paupières, et je me détournai, en proie à un tel sentiment de honte et d’humiliation que des années plus tard je demeure encore capable de revivre la sensation légèrement fébrile, vaguement nauséeuse, qui me submergea alors. Peut-être est-ce là une chose difficile à expliquer maintenant, car un intervalle de trente années, et aussi la lassitude et le cynisme engendrés par plusieurs guerres américaines marquées d’une grande barbarie, risquent peut-être de parer mes réactions d’une touche de romantisme irrémédiablement désuet. Mais il n’en demeure pas moins que j’avais, moi aussi, comme Eddie Farrell, servi dans les Marines, avais, comme Eddie, brûlé du désir de devenir écrivain et avais envoyé chez moi, du Pacifique, des lettres écrites avec une plume trempée dans le sang de mon cœur, écrites avec ce même amalgame étrange de passion, d’humour, de désespoir et d’espoir exquis que seuls peuvent exprimer des hommes très jeunes hantés par l’apparition imminente de la mort. Plus torturant encore à évoquer, j’étais, moi aussi, allé à Okinawa, où j’étais arrivé quelques jours seulement après la disparition d’Eddie (qui sait, souvent je me le suis demandé, quelques heures peut-être à peine après qu’il eut reçu sa fatale blessure), non pour affronter l’ennemi, ni la peur, ni le moindre danger, mais, par la grâce de l’histoire, pour me retrouver face à un paysage oriental en ruine, et pourtant paisible, à travers lequel je devais déambuler indemne et à l’abri du danger pendant les ultimes semaines qui nous séparaient d’Hiroshima. Pour dire l’amère vérité, jamais je n’entendis un seul coup de feu tiré sous l’empire de la haine, et si en ce qui concerne ma peau, du moins, personne ne fut plus que moi l’enfant chéri de la chance, jamais je ne parvins à surmonter le sentiment que la vie m’avait privé d’une chose à la fois terrible et magnifique. Il est indiscutable qu’eu égard à cette expérience vécue – ou plutôt non vécue – rien ne m’affecta jamais de façon aussi poignante que le bref et navrant récit que me fit Farrell du sort de son fils Eddie, immolé, me parut-il, sur la terre d’Okinawa afin que je puisse vivre – et écrire. Là, près de Farrell qui, assis dans la pénombre, continuait de pleurer, je me sentis amputé, ratatiné, et ne trouvai rien à dire.
Farrell se leva en se tapotant les yeux, et resta debout devant la fenêtre à contempler l’Hudson empourpré par le couchant, marqué par les silhouettes floues de deux immenses navires qui se traînaient paresseusement vers les Narrows pour gagner le large. Pareil à une horde de démons, le vent printanier sifflait autour des pignons verdâtres et indifférents de McGraw-Hill. Lorsque Farrell parla, sa voix me parvint de très loin, chargée d’un désespoir indicible :
Tout ce qu’un homme vénère
Ne dure qu’un instant ou un jour…
Le cri du héraut, le pas du soldat
Tout épuise sa gloire et sa force :
Quel que soit le brasier qui flambe dans la nuit
Le cœur résineux de l’homme l’a nourri.
Soudain, il se retourna vers moi :
— Petit, écris avec tes tripes, dit-il, sur quoi il enfila d’un pas titubant le couloir et disparut à jamais de ma vie.
Je m’attardai là un long moment, réfléchissant à l’avenir, qui me paraissait pour l’instant aussi brumeux et obscur que ces horizons pris dans le smog qui s’étendaient au-delà des campagnes du New Jersey. J’étais en fait trop jeune pour nourrir trop de craintes, pas assez jeune cependant pour demeurer à l’abri de certaines appréhensions. Ces grotesques manuscrits qu’il m’avait été donné de lire avaient quelque chose d’une mise en garde, ils m’avaient montré combien est triste l’ambition, surtout en matière de littérature. De tous mes espoirs et de tous mes rêves, le plus fort était mon désir de devenir écrivain, mais pour quelque raison, le récit de Farrell m’avait touché de façon si poignante que, pour la première fois de ma vie, j’avais conscience de l’immense vide que je portais en moi. Certes j’étais très jeune et avais, pour mon âge, parcouru d’énormes distances, mais mon esprit était demeuré sédentaire, étranger à l’amour, et quasiment ignorant de la mort. Comment aurais-je pu savoir alors que j’allais très bientôt rencontrer ces deux choses, incarnées dans la passion et la chair dont, enfermé dans ma douillette et asphyxiante ascèse, je m’étais détourné. Je ne me doutais pas en outre que mon voyage de découverte serait en même temps un voyage qui me mènerait en un lieu aussi étrange que Brooklyn. Pour l’instant, je savais seulement que j’allais quitter pour la dernière fois le dix-neuvième étage, prendre l’ascenseur vert aseptique pour rejoindre les rues chaotiques de Manhattan, et là, célébrer ma libération à grand renfort de bière canadienne de luxe pour arroser ce qui serait mon premier contrefilet depuis mon arrivée à New York.