CHAPITRE XVI
J’ai manifesté toute ma vie une irrésistible propension au didactisme. Dieu sait dans quels abîmes d’embarras j’ai, au fil des années, plongé famille et amis, qui, par amour pour moi, toléraient mes fréquentes crises et avec plus ou moins de succès dissimulaient leurs bâillements, l’imperceptible craquement des muscles de la mâchoire et au coin des yeux ces gouttes éloquentes qui trahissent un mortel combat contre l’ennui. Mais en d’exceptionnelles occasions, quand le moment est idoine et le public particulièrement chaleureux, ce talent encyclopédique qui me permet de ratiociner inlassablement m’aura rendu d’inappréciables services ; lorsque d’aventure la situation exige le bienheureux recours à des diversions stupides, rien ne saurait être plus lénifiant que d’inutiles détails et des statistiques creuses. Ce soir-là à Washington, j’exploitai au maximum tout ce que je savais en matière – imaginez un peu – d’arachides pour tenter de captiver l’attention de Sophie, tandis que nous longions en flânant la Maison Blanche ruisselante de lumière, puis après un long détour, gagnions le restaurant Herzog où nous attendaient « les meilleurs beignets au crabe de toute la ville » Après ce qu’elle m’avait confié, les arachides paraissaient le cliché idéal pour rétablir entre nous la communication. Car pendant les deux heures environ qui suivirent son récit, je ne pense pas avoir été capable de lui adresser plus de deux ou trois fois la parole. Pas plus qu’elle n’avait été pour sa part capable de me dire grand-chose. Du moins les arachides me permirent-elles de rompre notre silence, d’essayer de dissiper le nuage de tristesse qui menaçait de nous accabler.
— L’arachide n’est pas une noix, expliquai-je, mais un pois. Elle est cousine du petit pois et du haricot, mais il y a pourtant une différence importante – ses graines se développent sous terre. L’arachide donne une récolte par an et pousse très profond dans le sol. Aux États-Unis, on cultive trois espèces principales d’arachides – la « Virginia » à grosses graines, la « courante » et l’« Espagnole ». L’arachide exige beaucoup de soleil et une longue période de croissance sans gelées. C’est pourquoi on la cultive dans le Sud. Les principaux États producteurs d’arachide sont, dans l’ordre, la Géorgie, la Caroline du Nord, la Virginie, l’Alabama et le Texas. Un chercheur noir, un savant incroyablement doué, a imaginé des douzaines d’usages pour l’arachide. En dehors de l’alimentation, on les utilise dans l’industrie pour fabriquer des cosmétiques, des plastiques, des isolants, des explosifs, certains médicaments, et une foule d’autres choses. La culture de l’arachide est en pleine expansion, Sophie, et je suis persuadé que notre petite ferme est destinée à croître et à prospérer, et très bientôt non seulement nous serons capables de subvenir à nos besoins, mais peut-être même serons-nous devenus riches – disons du moins, à l’aise. Nous n’aurons pas à compter sur Alfred Knopf ou Harper and Brothers pour notre pain quotidien. Si je tiens tellement à ce que tu saches certaines choses au sujet de la culture de l’arachide, c’est que, à titre de châtelaine du manoir, il t’arrivera de jouer un rôle dans le déroulement des opérations. Et maintenant, pour ce qui est de la culture proprement dite, on ensemence aussitôt après la dernière gelée et on sème en sillons espacés de 70 centimètres environ. Les gousses arrivent à maturité entre 120 et 140 jours après les semailles…
— Tu sais, Stingo, je viens de penser à une chose, dit alors Sophie en coupant mon monologue. Une chose très importante.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas conduire. Je ne sais pas conduire une voiture.
— Et alors ?
— Mais nous allons vivre dans une ferme ; très loin de tout, à ce que tu dis ? Il faudra que je sois capable de conduire, non ? Je n’ai jamais appris en Pologne – si peu de gens avaient des voitures. Du moins, jamais personne n’apprenait à conduire avant d’être beaucoup plus vieux. Et ici – Nathan avait promis de m’apprendre, mais il ne l’a jamais fait. C’est sûr, il va falloir que j’apprenne à conduire.
— Facile, répliquai-je. Je m’en charge. Il y a déjà une camionnette à la ferme. Et puis, en Virginie, on est très coulant pour les permis de conduire. Seigneur – un brusque souvenir m’envahit –, je me souviens que j’ai obtenu mon permis pour mon quatorzième anniversaire. Parfaitement, et c’était légal !
— À quatorze ans ? s’étonna Sophie.
— Grand Dieu, je pesais environ quarante kilos et c’était à peine si mes yeux arrivaient au niveau du volant. Je m’en souviens encore, le policier qui faisait passer l’examen, eh bien, il a regardé mon père et lui a dit : ‘C’est votre fils ou c’est un nain ?’ Mais j’ai eu mon permis. C’est comme ça le Sud… Même pour ces petites choses sans importance tout est très différent dans le Sud. Tiens, la jeunesse par exemple. Dans le Nord à cet âge-là, personne n’aurait nulle part le droit de demander un permis de conduire. À croire que dans le Sud on devient plus vieux beaucoup plus jeune. Peut-être est-ce une question de luxuriance, de précocité. Ça me rappelle cette blague à propos de la définition des vierges dans le Mississippi. La réponse c’est : Une vierge, c’est une petite fille de douze ans capable de battre son père à la course.
Je me surpris à pouffer avec complaisance, en proie pour la première fois depuis des heures à un sentiment qui, bien que de très loin, rappelait la bonne humeur. Et soudain mon désir de me retrouver au plus vite dans le canton de Southampton, de me mettre à planter, me parut aussi intense que l’authentique besoin que j’avais maintenant de faire un sort aux célèbres beignets au crabe de Herzog. Je me mis à jacasser sans la moindre retenue, non point tant par oubli de ce que Sophie venait de me confier, que, me semble-t-il, par étourderie et inconscience de la fragilité de l’état d’âme que sa confession avait suscité en elle.
« Eh bien, repris-je, de ma meilleure voix de directeur de conscience, à en croire certaines choses que tu m’as dites, j’ai l’impression que tu crains de ne guère te sentir à ta place là-bas. Mais écoute-moi bien, tu te trompes complètement. Peut-être qu’au début les gens se montreront un peu distants – et toi, tu te tracasseras à cause de ton accent et de tes origines, et ainsi de suite –, mais laisse-moi te dire une chose, Sophie chérie, quand ils vous connaissent bien, il n’y a pas plus chaleureux et plus hospitaliers que les Américains du Sud. Rien à voir avec les voyous et les escrocs des grandes villes. Alors, inutile de te faire du souci. Bien sûr, il faudra que tu fasses de petits efforts pour t’adapter. Je te l’ai déjà dit, il faudra à mon avis que le mariage ait lieu sans tarder – tu sais, pour couper court aux vilains ragots. Ce qui fait que sitôt qu’on se sentira un peu chez nous et qu’on aura fait la connaissance des voisins – une affaire de quelques jours, tout au plus – on dressera une longue liste de choses à acheter, on prendra la camionnette et on filera à Richmond. Il nous faudra une foule de choses. Pour l’essentiel, il y a tout ce qu’il faut à la ferme, n’empêche que nous aurons besoin d’un tas d’autres choses. Par exemple, je te l’ai dit, un tourne-disque et toute une pile de disques. Et puis, il y a le petit problème de ta toilette de mariée. Bien sûr, tu auras envie d’être chic pour la cérémonie, ce qui fait qu’on ira à Richmond courir les magasins. En fait de haute couture, ce n’est pas Paris, bien sûr, mais on trouve quelques excellentes boutiques.
— Stingo, coupa-t-elle vivement. Je t’en prie ! Je t’en prie ! Arrête, arrête de t’emballer pour ces histoires de toilette de mariée. Qu’est-ce que tu crois donc que je trimbale dans ma valise en ce moment ? Dis-moi un peu ?
Sa voix s’était faite aiguë, vibrante de mauvaise humeur, marquée par une colère qu’elle ne m’avait que rarement manifestée.
Nous nous arrêtâmes, et je me retournai pour contempler son visage dans la pénombre fraîche. Une profonde tristesse voilait ses yeux et je devinai, avec un douloureux serrement de cœur, que j’avais dit une chose, ou des choses, qu’il ne fallait pas.
— Quoi ? demandai-je stupidement.
— Une robe de mariée, dit-elle d’un ton lugubre, la robe de mariée que Nathan m’a achetée chez Saks. Je n’ai pas besoin de robe de mariée. Tu ne comprends donc pas…
Oui, bien sûr, je comprenais. À mon affreuse détresse, je comprenais. C’était horrible. En cet instant précis et pour la première fois, j’avais l’intuition de la distance qui nous séparait – une intolérable distance qui, sans que je le comprenne, obnubilé que j’étais par le petit nid que naïvement je rêvais de trouver dans le Sud, s’était depuis toujours interposée entre nous, aussi efficacement qu’une rivière en crue, excluant toute authentique communion. Du moins sur le plan amoureux auquel j’aspirais tant. Nathan. Elle demeurait totalement obsédée par Nathan, au point que la pathétique robe de mariée qu’elle avait apportée de si loin conservait à ses yeux une énorme importance, parée d’un sens à la fois tactile et symbolique. Et soudain je pris conscience d’une autre vérité : quelle stupidité de ma part de rêver d’un mariage et de douces années de félicité conjugale là-bas dans la vieille plantation, alors que la dame de mon cœur – là devant moi avec son visage épuisé et crispé par le chagrin – traînait partout avec elle la robe de noces destinée au plaisir de l’homme qu’elle avait aimé à vouloir en mourir. Seigneur, quelle stupidité ! Ma langue pesait dans ma bouche comme un morceau de plomb, je cherchai en vain mes mots. Par-dessus l’épaule de Sophie, j’apercevais le cénotaphe de George Washington, stylet flamboyant dressé dans le ciel nocturne, baigné par la brume d’octobre et les silhouettes minuscules qui grouillaient autour de sa base. Je me sentais faible et impuissant, en proie tout au fond de moi-même à un affreux chaos. Il me semblait qu’à chaque fraction de seconde Sophie s’éloignait davantage et à la vitesse de l’éclair.
Ce fut alors pourtant qu’elle murmura quelque chose dont le sens m’échappa. Elle laissa fuser un léger sifflement, presque inaudible, et là, en plein milieu de Constitution Avenue, se précipita dans mes bras.
— Oh, Stingo chéri, chuchota-t-elle, je t’en prie, pardonne-moi. Je n’ai pas voulu me fâcher. J’ai toujours envie de t’accompagner en Virginie. C’est vrai. Et demain, nous irons ensemble, n’est-ce pas ? Seulement, quand je t’entends parler de mariage, je me sens prise d’un tel… d’un tel trouble. Tellement incertaine. Tu ne comprends pas ?
— Si, répondis-je.
Bien sûr je comprenais, bien qu’à retardement, comme un parfait idiot. « Bien sûr que je comprends, Sophie. »
— Oh, demain nous partirons pour la ferme, reprit-elle, en resserrant son étreinte, nous partirons, c’est vrai. Seulement, ne parle plus de mariage. Je t’en prie.
Je compris également à cet instant que quelque chose de pas très authentique avait accompagné mon petit spasme d’euphorie. Il y avait eu une bonne dose de désir d’évasion dans mon obstination à parer des charmes du paradis terrestre ce coin perdu du Dismal Swamp, un paradis à m’en croire exempt de mouches à viande, où jamais les pompes ne tombaient en panne, où jamais ne périclitaient les récoltes, où les pauvres nègres exploités ne se traînaient pas maussades dans les champs de coton, où la merde de cochon n’empestait pas l’atmosphère ; qui sait si malgré la confiance que j’avais dans l’opinion de mon père, ces bons vieux « Cinq Ormes » ne seraient pas finalement un domaine sordide et une masure délabrée, et risquer d’y piéger Sophie, si l’on peut dire, en la fourvoyant dans une minable aventure digne de la Route au Tabac, serait une honte impardonnable. Pourtant je chassai ces idées noires, des idées auxquelles je n’avais même pas le courage de réfléchir. J’avais en outre une autre cause de souci. Une chose m’apparaissait désormais comme une effroyable évidence, la mousse de notre brève euphorie était bel et bien retombée, disparue, morte. Quand nous reprîmes notre promenade, la mélancolie qui pesait sur Sophie me parut presque visible, tangible, un brouillard d’où celui qui chercherait à l’atteindre ne pourrait que retirer une main trempée de désespoir.
« Oh, Stingo, j’ai tellement besoin d’un verre, dit-elle.
Nous continuâmes notre promenade dans un silence absolu. Je m’abstins de lui signaler au passage les hauts lieux de la capitale, renonçant à jouer les guides comme je m’étais obstiné à le faire dans l’espoir de lui remonter le moral au début de notre vagabondage. Malgré tous ses efforts, je voyais bien qu’elle ne parvenait pas à secouer l’horreur qu’elle s’était sentie contrainte de me révéler dans notre petite chambre d’hôtel. Pas plus que moi d’ailleurs. Là, dans la Quatorzième Rue, dans le froid aigre et piquant de cette nuit d’automne, au milieu des gracieuses perspectives oblongues et débordantes de lumière dessinées par L’Enfant, il était évident que ni Sophie ni moi n’étions à même de goûter la symétrie de la ville ni son atmosphère salubre de paix et de douceur. Washington paraissait soudain un paradigme de l’Amérique, un lieu stérile, géométrique, irréel. Si absolue était mon identification à Sophie, que je me sentais polonais, mes veines et mes artères charriaient le sang putride de l’Europe. Auschwitz traquait toujours mon âme comme il traquait la sienne. N’y aurait-il donc jamais de fin à tout cela ? Aucune fin ?
Plus tard, assis à une table qui surplombait les eaux étincelantes du Potomac moucheté de lune, je questionnai Sophie sur son petit garçon. Elle avala une gorgée de whisky, avant de me répondre :
— Je suis heureuse que tu me poses cette question, Stingo. Je m’y attendais et je la souhaitais, parce que, je ne sais pourquoi, je ne pouvais me résoudre à l’aborder moi-même. Oui, tu as raison. Je me le suis souvent répété : Si seulement je savais ce qu’il est advenu de Jan, si seulement je pouvais le retrouver, peut-être cela pourrait-il m’arracher pour de bon à cette tristesse qui m’accable. Si je retrouvais Jan, je serais peut-être – oh, guérie de tous ces sentiments horribles qui m’assaillent encore, de ce désir que j’ai depuis toujours de… d’en finir avec la vie. De dire adieu* à ce lieu, ce lieu si mystérieux, si étrange… et si mauvais. Si seulement je parvenais à trouver mon petit garçon, je crois que cela me guérirait.
« Peut-être cela me guérirait-il des remords qui m’accablent toujours quand je pense à Eva. En un sens, je sais que je ne devrais pas me sentir coupable d’une chose que j’ai faite de cette façon. Je comprends que tout ça, c’était – oh, disons – indépendant de ma volonté, c’est toujours tellement affreux de se réveiller matin après matin, avec le souvenir de cette chose, de devoir vivre avec. Si l’on y ajoute toutes les autres choses viles que j’ai faites, tout devient intolérable. Tout simplement intolérable.
« Souvent, bien souvent, je me suis demandé s’il subsiste des chances pour que Jan soit encore vivant. Si Höss a tenu sa promesse, peut-être est-il encore vivant, quelque part en Allemagne. Mais je ne pense pas que je réussirai jamais à le retrouver, après tant d’années. Ils supprimaient toujours l’identité des enfants qu’ils intégraient au Lebensborn, se dépêchaient de changer leurs noms, se hâtaient de les transformer en Allemands – je ne saurais pas comment m’y prendre pour me mettre à sa recherche. À supposer bien sûr qu’il soit vraiment là-bas. En Suède, au centre de réfugiés, je ne pensais qu’à ça jour et nuit – à guérir et retrouver mes forces pour me rendre en Allemagne, et chercher mon petit garçon. Et puis j’ai rencontré une femme, une Polonaise – elle était de Kielce, je me souviens –, une femme au visage tragique, un visage hanté comme jamais je n’en avais vu. Elle avait été à Ravensbrück. Elle aussi avait perdu son enfant, à cause du Lebensborn, une petite fille, et pendant des mois après la fin de la guerre, elle avait erré dans toute l’Allemagne, pour chercher, chercher. Mais elle n’avait jamais retrouvé la petite fille. D’après elle, personne ne retrouvait jamais ses enfants. C’était une chose terrible, me disait-elle, de ne pas retrouver son enfant, mais le pire, c’était les recherches, la torture des recherches. N’y va pas, me disait-elle, n’y va pas. Parce que si tu y vas, tu finiras par voir ton enfant partout, dans toutes ces villes en ruine, à tous les cons de rue ; dans tous les groupes d’écoliers, dans les bus, dans les voitures, au milieu des cours de récréation, t’appelant avec de grands gestes, partout – et tu l’appelleras par son nom et tu te précipiteras vers l’enfant, seulement ce ne sera pas ton enfant. Alors cent fois par jour, ton âme se brisera en mille morceaux, et en fin de compte, c’est presque pire que de savoir que son enfant est mort…
« Mais pour être tout à fait franche, Stingo, je te l’ai déjà dit, je ne crois pas que Höss ait jamais rien fait pour moi, et je crois que Jan est resté au camp, et dans ce cas, je suis certaine qu’il n’a pas survécu. Pendant que j’étais moi-même si malade à Birkenau cet hiver-là, juste avant la fin de la guerre – je ne savais rien de tout ça, alors j’en ai entendu parler plus tard, j’étais si malade que j’ai failli mourir – les SS ont voulu se débarrasser des enfants demeurés au camp, il y en avait encore plusieurs centaines là-bas, dans le Camp des Enfants. Les Russes approchaient et les SS tenaient à ce que tous les enfants soient exterminés. La plupart étaient des Polonais ; les enfants juifs étaient déjà morts. Ils ont pensé à les brûler vivants dans une fosse, ou à les fusiller, mais en fin de compte ils ont choisi une solution qui ne laisserait pas trop de traces ni de preuves. Ce qui fait que dans le froid glacial, ils ont emmené les enfants en rangs jusqu’à la rivière, ils les ont obligés à retirer leurs vêtements et à les tremper dans l’eau, comme pour les laver, et puis ils les ont forcés à remettre leurs vêtements tout mouillés. Et puis ils les ont ramenés sur l’aire devant les baraques où ils avaient été jusqu’alors cantonnés, et ils ont fait un appel. Ils ont fait un appel. Ils ont dû rester là debout avec leurs habits trempés. L’appel a duré des heures et des heures, les enfants étaient là tout trempés et grelottant de froid, et puis la nuit est tombée. Tous les enfants sont morts de froid cette nuit-là. Ils sont morts de froid et de pneumonie, très vite. Je suis sûre que Jan était parmi eux…
« Mais je ne sais pas, finit par dire Sophie, qui me contemplait les yeux secs, mais retombait maintenant dans cette diction pâteuse que ses innombrables verres donnaient à sa langue en même temps qu’ils donnaient à sa mémoire ravagée le bienheureux analgésique qui émoussait son chagrin. Je ne sais pas. Qu’est-ce qui vaut mieux, savoir que son enfant est mort, même d’une mort horrible, ou savoir que son enfant vit, mais que jamais jamais on ne le reverra ? Je ne saurais le dire. Supposons que j’aie choisi Jan pour… pour partir à la place d’Eva. Est-ce que cela aurait changé quelque chose ?
Elle se tut pour contempler à travers les ténèbres les rivages sombres de cette Virginie qui était notre destination, séparée par des dimensions stupéfiantes de temps et d’espace de sa propre histoire ténébreuse, maudite et – pour moi, en cet instant encore – quasiment incompréhensible.
« Rien n’aurait changé rien à rien, conclut-elle.
Sophie n’était pas portée aux gestes dramatiques, mais pour la première fois depuis des mois que je la connaissais, elle fit alors cette chose étrange : elle pointa le doigt droit sur le centre de sa poitrine, puis ses doigts arrachèrent un voile invisible comme pour exposer aux regards un cœur atteint d’une blessure inconcevable pour l’esprit.
« Seul ceci a changé, je crois. Il a trop souffert, il s’est changé en pierre.
Je le savais, il fallait à tout prix que nous nous reposions avant de poursuivre notre voyage. Je me remis à bavarder et, grâce à divers stratagèmes, y compris un regain de sagesse agricole assaisonnée par toutes les bonnes blagues sudistes que je parvins à extirper de ma mémoire, je réussis à insuffler à Sophie assez de gaieté pour tenir jusqu’à la fin du dîner. Nous bûmes, mangeâmes nos beignets de crabe et réussîmes à oublier Auschwitz. Lorsque arriva dix heures, elle était de nouveau éméchée et tenait à grand-peine sur ses jambes – comme moi-même d’ailleurs, qui m’étais imbibé d’une quantité déraisonnable de bière – si bien que nous prîmes un taxi pour regagner l’hôtel. Elle somnolait déjà sur mon épaule quand nous atteignîmes le perron maculé de taches et le foyer qui embaumait le tabac, et ce fut lourde de fatigue et cramponnée à ma taille qu’elle me suivit dans l’ascenseur qui nous emporta vers notre chambre. Sans un mot elle se jeta sur le lit qui rebondit sous son poids, et, sans même retirer ses vêtements, sombra aussitôt dans le sommeil. Je jetai une couverture sur elle, puis, ne gardant que mes sous-vêtements, m’étendis à mon tour et, comme assommé, sombrai dans l’inconscience. Du moins pour un temps.
Puis surgirent les rêves. La cloche d’église qui par intermittence retentissait dans mon sommeil n’était pas totalement dépourvue d’harmonie, mais elle avait un écho métallique, creux, un écho de cloche protestante, comme faite d’alliages de pacotille ; démoniaque, au milieu de la turbulence de mes visions érotiques, elle sonnait avec la voix du péché. Le Pasteur Entwistle, abruti de bière et couché à côté d’une femme qui n’était pas son épouse, se sentait foncièrement mal à l’aise dans cette atmosphère adultère, même pendant son sommeil, destin maudit ! DESTIN MAUDIT ! CARILLONNAIT la lugubre cloche.
En vérité, je jurerais que ce furent à la fois mes relents de calvinisme et mon déguisement ecclésiastique – et aussi cette damnée cloche – qui contribuèrent à me faire si cruellement faillir lorsque Sophie me réveilla. Il devait être dans les deux heures du matin. C’est en cet instant que, littéralement parlant, et comme dit le proverbe, j’aurais dû voir tous mes rêves se muer en réalité, car dans la pénombre, je constatai à la fois par le témoignage de tout mon corps et de mes yeux brouillés de sommeil, que Sophie était nue, qu’elle léchait à petits coups les replis de mon oreille, et que sa main cherchait ma bitte à tâtons. Dormais-je ou étais-je éveillé ? Comme si tout ceci n’eût pas été d’une douceur suffisamment troublante – un simulacre de rêve – le rêve s’évanouit instantanément au son de sa voix qui murmurait : « Oh… viens, Stingo chéri, j’ai envie de baiser. » Puis elle se mit à tirer sur mon slip pour me l’arracher.
Je me mis à embrasser Sophie comme un homme mourant de soif tandis que, gémissante, elle me rendait mes baisers, mais nous en restâmes là (disons que j’en restai là, en dépit de ses caresses expertes et de ses manipulations excitantes) pendant de longues minutes. Il serait erroné d’exagérer mon impotence, aussi bien sa durée que l’effet qu’elle provoqua en moi, pourtant si complète était-elle que, je m’en souviens encore, je résolus de me suicider si elle ne se corrigeait pas bientôt. Pourtant la chose demeurait là entre ses doigts, un ver inerte. Sophie se laissa glisser le long de mon ventre et entreprit de me sucer. Je me souviens du jour où, emportée par ses confidences au sujet de Nathan, elle m’avait dit avec une tendre nostalgie qu’il l’avait baptisée « la reine des tailleuses de pipes ». Il avait sans doute raison ; jamais je n’oublierai avec quelle avidité, avec quel naturel elle s’activa pour me prouver son appétit et sa dévotion, plantant fermement ses genoux entre mes jambes d’un geste expert, puis se penchant pour prendre dans sa bouche mon vaillant petit compère déjà moins rabougri, qui ne tarda pas à se gonfler et tressauter sous l’effet combiné de mouvements de lèvres et de langue d’une habileté si joyeuse et d’une insouciance si bruyante que je sentis bouche et bitte roide se fondre en un trait doux et onctueux qui courut comme une décharge électrique de mon scalp jusqu’au bout de mes orteils.
— Oh, Stingo, hoqueta-t-elle, en s’arrêtant un instant pour reprendre haleine, ne jouis pas encore, chéri.
Quelle idée. J’étais prêt à rester là et à me laisser sucer jusqu’à ce que mes cheveux blanchissent et tombent.
La gamme complète des ébats sexuels est d’une telle variété qu’il serait exagéré de dire que cette nuit-là Sophie et moi en épuisâmes toutes les ressources. Mais je le jure, nous n’en fûmes pas loin, et l’une des choses qui demeure à jamais gravée dans mon souvenir, c’est notre mutuelle infatigabilité. J’étais, moi, infatigable parce que j’avais vingt-deux ans, et que j’étais puceau, et étreignais enfin dans mes bras la déesse de mes sempiternels fantasmes. Quant au désir de Sophie, il était tout comme le mien inlassable, j’en jurerais, mais pour des raisons plus complexes ; il y avait bien sûr la sensualité très animale de son tempérament fougueux, mais c’était en même temps à la fois un plongeon dans l’oubli charnel et une fuite pour échapper au souvenir et au chagrin. En outre, je le vois maintenant, c’était une tentative frénétique et orgiaque pour repousser l’assaut de la mort. Mais j’étais alors incapable de le comprendre, soulevé que j’étais par une fièvre brûlante comme l’acier d’un tank Sherman surchauffé, à demi fou d’excitation, et rempli toute la nuit durant d’un émerveillement muet devant notre mutuelle frénésie. Pour moi ce fut moins une initiation qu’un apprentissage complet et approfondi, ou davantage encore, et Sophie, mon tendre professeur, n’arrêta pas un instant de me chuchoter des encouragements à l’oreille. Ce fut comme si, dans un tableau vivant où moi-même je tenais un rôle, se jouaient sous mes yeux toutes les réponses aux questions qui n’avaient cessé de me torturer depuis que j’avais commencé en secret à lire des manuels conjugaux et sué comme un perdu sur les pages de Havelock Ellis et autres spécialistes du sexe. Oui, les tétons dardaient sous les doigts comme petites boules de gomme roses à demi dures, et Sophie me provoqua à des plaisirs plus suaves encore en m’encourageant à les exciter avec ma langue. Oui, le clitoris était bien là, petit bourgeon chéri ; Sophie posa mes doigts dessus. Et oh, c’était vrai, le con était chaud et mouillé, mouillé par un liquide onctueux comme de la salive et dont la chaleur me laissa stupéfait ; la bitte roide s’insinuait dans ce tunnel incandescent et en ressortait avec plus de facilité que je l’avais imaginé dans mes rêves, et quand pour la première fois et dans une explosion prodigieuse je jaillis quelque part dans l’abîme noir et sans fond de son ventre, j’entendis Sophie hurler tout contre mon oreille, me hurler qu’elle sentait le jet. Et puis, le con avait un goût agréable, découvris-je par la suite, tandis que la cloche de l’église – non plus sévère cette fois – égrenait quatre coups dans la nuit ; le con était à la fois âcre et salé et j’entendis Sophie soupirer en me guidant doucement par les deux oreilles tandis que tout en bas je la léchais avec avidité.
Et puis il y eut les célèbres positions. Non pas les vingt-huit ou trente-deux décrites par les manuels, mais en tout cas, outre la posture classique, trois ou quatre ou cinq. À un certain moment Sophie, en revenant de la salle de bains où elle cachait son whisky, alluma la lampe, et nous baisâmes dans une douce lumière cuivrée ; je découvris avec ravissement que la position « femme à croupetons » était en tous points aussi délicieuse que l’affirmait le Dr. Ellis, non point tellement en raison de ses avantages anatomiques (pourtant extraordinaires, me dis-je, tandis qu’allongé sous Sophie je nichais ses seins dans le creux de mes mains ou, alternativement, pinçais et caressais ses fesses) que de la vision de ce visage slave à la large ossature qui semblait planer au-dessus de moi, avec ses yeux clos et son expression tendre, noyée, abandonnée, si belle dans sa passion que je dus détourner mes regards.
— Je ne peux pas m’arrêter de jouir, l’entendis-je murmurer, et je la crus sans peine. Nous restâmes paisiblement allongés un moment, flanc contre flanc, mais bientôt et sans un mot, Sophie s’offrit d’une façon qui, comme une apothéose, combla tous mes fantasmes passés. La prenant par-derrière à genoux devant moi, plongeant dans la faille entre les deux globes blancs et lisses, je crispai soudain étroitement les paupières et en proie à une bizarre soif de connaissance, pensai – je m’en souviens – à la nécessité de redéfinir des mots tels que « joie », « épanouissement », « extase » et même « Dieu ». Nous fîmes plusieurs pauses, le temps pour Sophie de remplir son verre, et aussi de me verser dans le gosier du whisky coupé d’eau. L’alcool, loin de m’engourdir, exacerbait les images et les sensations, et tout s’épanouit alors en une extraordinaire fantasmagorie… Sa voix contre mon oreille, les mots polonais incompréhensibles et néanmoins compris, qui me poussaient en avant comme dans une course éperdue, me poussaient vers une ligne d’arrivée qui toujours reculait. Pour je ne sais quelle raison nous baisâmes sur le parquet dur et rugueux comme de l’os, une raison confuse, obscure, débile – pourquoi ? Grand Dieu ? –, puis soudain une illumination : pour voir, comme sur l’écran d’un cinéma porno, l’image de nos corps blêmes et entrelacés ricocher sur le miroir terne de la porte de la salle de bains. Et enfin une sorte de mutité obsédée et furieuse – ni polonais ni anglais ni langage, seul le souffle. Soixante-neuf* (recommandé par le docteur), où après avoir d’interminables minutes suffoqué dans le marécage sinueux de son con moite et moussu, je finis par jouir dans la bouche de Sophie, jaillis dans un spasme d’une intensité si longtemps retardée, prolongée, exquise, que je faillis laisser fuser un cri, ou une prière, et que ma vision s’obscurcit, et que comblé j’expirai. Puis le sommeil – un sommeil bien au-delà du simple sommeil. Châtré. Anesthésié. Mort.
Je m’éveillai le visage inondé par une flaque de soleil et, d’un geste instinctif, cherchai le bras de Sophie, ses cheveux, son sein, quelque chose. Le Pasteur Entwistle se sentait, pour être précis, prêt à se remettre à baiser. Ce tâtonnement matinal, cette quête aveugle et somnolente était un genre de réflexe de Pavlov que je devais souvent connaître bien des années plus tard. Mais Sophie avait disparu. Disparue ! Son absence, après cette communion charnelle, la plus complète de ma vie (peut-être même la seule), était irréelle, étrange, et effrayante, presque tangible, et je compris dans mon demi-sommeil que cela tenait en partie à son odeur, qui persistait comme une buée dans l’air : une odeur musquée de sexe, encore provocante, encore lascive. Dans ma transe éveillée, je parcourus des yeux le paysage des draps saccagés, incapable de croire qu’au terme de son labeur heureux et exténuant, mon membre fût encore capable de se redresser vaillamment, soulevant comme un piquet de tente le drap usé et poisseux. Puis une vague d’horrible panique me submergea, quand je me rendis compte à l’angle que faisait le miroir que Sophie n’était pas dans la salle de bains et donc nulle part dans la chambre. À l’instant précis où je jaillis du lit, la migraine de ma gueule de bois me frappa le crâne comme un coup de maillet, et tandis que je luttais pour enfiler mon pantalon un regain de panique, ou devrais-je dire de crainte, déferla sur moi : la cloche se mit à tinter et je comptai les coups – il était midi ! Mes hurlements dans le téléphone vétuste demeurèrent sans réponse. À demi vêtu, m’accablant sous cape d’injures et de reproches, rempli de pressentiments de mauvaises nouvelles, je sortis en trombe et, dévalant quatre à quatre l’escalier de secours, fis irruption dans le hall immuable avec ses palmiers en pot, ses fauteuils aux ressorts gondolés, ses crachoirs débordants et son chasseur noir qui solitaire poussait son balai. Le drôle de vieux bonhomme qui m’avait accueilli somnolait derrière son bureau, contemplant d’un œil rêveur le salon plongé dans la langueur de midi. À ma vue, il secoua sa torpeur et se mit en devoir de m’annoncer des nouvelles qui étaient en fait les pires que j’eusse entendues de ma vie.
— Elle est descendue vraiment de très bonne heure, monsieur le Pasteur, dit-il, de si bonne heure qu’elle a été obligée de me réveiller – il consulta le chasseur du regard –, quelle heure était-il à ton avis, Jackson ?
— Y devait être pas loin de six heures.
— Oui, il était environ six heures, juste à l’aube. Elle avait l’air dans tous ses états, monsieur le Pasteur – il hésita comme pour s’excuser –, je veux dire, eh bien, on aurait dit qu’elle avait bu quelques bières. Ses cheveux étaient tout en désordre. Bref, elle a demandé à téléphoner, et elle a passé un coup de fil à New York, à Brooklyn. Je l’ai pas fait exprès, mais j’ai tout entendu. Elle parlait à quelqu’un – un homme, je crois. Et puis elle s’est mise à pleurer, beaucoup, et elle lui a dit qu’elle partait tout de suite. Elle n’arrêtait pas de l’appeler par son nom – elle était dans tous ses états, monsieur le Pasteur. Mason. Jason. Un nom dans ce genre-là.
— Nathan, fis-je, conscient de mon hoquet de surprise. Nathan ! Oh, Seigneur Dieu…
Une expression de sympathie et d’inquiétude – un amalgame d’émotions qui soudain me parut d’une désuétude bien sudiste – envahit le regard du vieil homme.
— Oui, Nathan. Je ne savais pas quoi faire, monsieur le Pasteur, expliqua-t-il. Elle est remontée et puis elle est redescendue avec son sac, et alors, Jackson l’a emmenée à Union Station. Elle paraissait tellement bouleversée que j’ai pensé à vous et que je me suis demandé… J’ai eu envie de vous appeler au téléphone, mais il était tellement tôt. Et puis, je voulais pas me mêler de ce qui me regardait pas. Après tout, ce n’était pas mes affaires.
— Oh, Seigneur Dieu, Seigneur Dieu, m’entendis-je murmurer sans arrêt, à demi conscient de l’expression de surprise peinte sur le visage du vieux qui, en bon paroissien de la Seconde Église Baptiste de Washington, n’était sans doute guère préparé à tant d’impiété dans la bouche d’un prêcheur.
Jackson me ramena à l’étage et, dans le vénérable ascenseur je me laissai aller les yeux clos contre l’hostile paroi de fonte tarabiscotée, en proie à un état de stupeur, incapable de croire ce que je venais d’entendre ni, dans mon intransigeance, de m’y résigner. Voyons, me disais-je, j’allais à mon retour retrouver Sophie couchée dans le lit, les cheveux d’or brillant dans un rectangle de soleil, les mains ardentes et agiles déjà ouvertes, m’invitant à plonger dans de nouveaux délices…
Au lieu de quoi, coincé contre le miroir au-dessus du lavabo de la salle de bains, il y avait un billet. Griffonné au crayon, c’était indubitablement un témoignage de cette maîtrise imparfaite de l’anglais écrit dont peu de temps auparavant s’était lamentée Sophie, mais aussi de l’influence de l’allemand, que bien des années plus tôt à Cracovie, elle avait appris de son père et qui, sans que je soupçonne jamais avec quelle obstination, s’était incrusté dans l’architecture de son esprit, comme les corniches et les moulures dans la pierre des sculptures gothiques.
Mon très cher Stingo, tu fais un amant tellement formitable que j’ai horreur de te quitter ainsi et bartonne-moi de ne pas te dire au revoir mais il faut que je retourne à Nathan. Crois-moi tu finiras par trouver une formitable Matemoiselle pour te rendre heureux à la Ferme. Je t’aime tellement – tu ne tois pas croire à cause de tout ceci que je suis cruelle. Mais quand je me suis réveillée je me suis sentie tellement malheureuse et remblie de Tésespoir à cause de Nathan je veux dire tellement remblie de Remords et d’idées de Mort qu’on aurait dit que de la Glace coulait dans mon Sang. Ce qui fait qu’il faut que je retourne encore une fois vers Nathan quoi qu’il puisse arriver. Peut-être ne te reverrai-je jamais mais il faut me croire quand je tis combien te connaître a été important pour moi. Tu es un amant merveilleux Stingo. Je me sens tellement moche, il faut que je barte maintenant. Bardonne mon pauvre anglais. J’aime Nathan et j’éprouve aussi cette haine pour la Vie et pour Dieu. MERDE pour Dieu et toutes ses Œuvres. Et Merde aussi pour la Vie. Et même pour ce qui reste de l’Amour.
Sophie.
Personne ne sut jamais avec précision ce qui se passa entre Sophie et Nathan lorsqu’elle regagna Brooklyn ce samedi-là. Parce qu’elle m’avait raconté avec tant de détails leur horrible week-end dans le Connecticut l’automne précédent, peut-être suis-je le seul parmi ceux qui les connaissaient tous les deux à avoir eu une vague idée de ce qui se passa dans leur chambre lors de leur dernière rencontre. Mais je ne pus moi aussi que deviner ; ils ne laissèrent aucun ultime message qui aurait pu fournir une clef. Comme la plupart des événements inexplicables, celui-ci soulevait certains « si » troublants qui, rétrospectivement, faisaient paraître plus cruelles encore les hypothèses sur ce qu’il eût convenu de faire pour empêcher le drame. (Non que je pense d’ailleurs qu’il eût été vraiment possible de l’empêcher, en dernier ressort.) La plus importante de ces suppositions impliquait Morris Fink, qui, compte tenu de ses limitations, avait déjà fait preuve de plus d’intelligence qu’on eût été en droit d’attendre de lui. Personne ne parvint jamais à établir avec exactitude à quel moment Nathan réintégra la maison au cours des trente-six heures environ qui séparaient le moment où Sophie et moi avions pris ensemble la fuite, du retour ultérieur de Sophie. Il paraît étrange que Fink – qui depuis si longtemps et avec tant de vigilance surveillait les allées et venues de tous – n’ait pas remarqué qu’à un certain moment Nathan était revenu pour aussitôt s’enfermer dans la chambre de Sophie. Mais il affirma par la suite qu’il n’avait pas vu Nathan, et je n’ai jamais cru devoir mettre en doute ses dires, pas plus que je ne mis en doute son affirmation selon laquelle il n’avait pas vu Sophie lorsque, à son tour, elle avait regagné la maison. D’après les horaires de train et de métro, et en l’absence supposée de mésaventures et de retards, elle était probablement arrivée au Palais Rose le jour même où elle m’avait abandonné à Washington, sur le coup de midi.
Si par rapport à ces allées et venues j’accorde à Fink une importance cruciale, c’est simplement que Larry – qui dès son retour de Toronto s’était précipité à Flatbush pour s’entretenir avec Morris et Yetta Zimmerman – avait chargé le portier de lui téléphoner aussitôt au cas où par hasard Nathan se manifesterait. J’avais laissé à Fink les mêmes consignes, et en outre, pour plus de sûreté, Larry avait gratifié Morris d’un généreux pourboire. Mais il ne fait aucun doute que Nathan (dans quel état d’esprit et dans quelles intentions, nul ne saurait le dire) se faufila dans la maison à un moment où Morris s’était endormi ou bien encore avait le dos tourné, tandis que l’arrivée ultérieure de Sophie échappa sans doute tout simplement à son attention. En outre, j’ai dans l’idée que Morris était couché quand Sophie téléphona à Nathan. Fink eût-il réussi à joindre Larry plus, tôt, le docteur serait arrivé quelques minutes plus tard ; c’était la seule personne au monde capable de maîtriser la folie de son frère, et j’ai la certitude que s’il avait été prévenu, cette histoire aurait eu un dénouement différent. Non moins lamentable peut-être, mais différent.
Ce samedi-là, l’été de la Saint-Martin avait fait son apparition sur la côte atlantique, ramenant une chaleur estivale, les mouches, un regain de bonne humeur, et pour la plupart des gens, cette impression absurdement trompeuse que l’assaut de l’hiver n’est qu’une misérable illusion. J’avais ressenti cette impression le même après-midi à Washington (à dire vrai, j’avais pourtant autre chose en tête que le temps), tout comme je le jurerais, Morris Fink avait dû au Palais Rose être effleuré par ce même sentiment. Il me confia plus tard qu’il ne s’était aperçu, avec une surprise croissante, du retour de Sophie dans sa chambre, qu’en entendant la musique emplir l’escalier. Il était alors environ deux heures du matin. Il ne connaissait rien à la musique que Nathan et elle écoutaient pratiquement en permanence, se bornant à l’identifier comme « classique », et m’avouant même un jour que trop « profonde » pour qu’il puisse y comprendre quelque chose, il la trouvait cependant plus à son goût que les niaiseries à la mode que vomissaient les radios et les tourne-disques des autres locataires.
Quoi qu’il en soit, il fut surpris – que dis-je, abasourdi – en constatant que Sophie était de retour ; son esprit établit sur-le-champ le lien avec Nathan, et il se demanda si ce n’était pas le moment de passer un coup de fil à Larry. Mais il n’avait aucune preuve de la présence de Nathan, et il hésita à prévenir Larry alors qu’il ne s’agissait peut-être que d’une fausse alerte. Nathan lui inspirait maintenant une peur horrible (il se trouvait assez près de moi l’avant-veille pour m’avoir vu sursauter quand le téléphone m’avait transmis le coup de feu tiré par Nathan) et il mourait d’envie d’avoir un prétexte pour appeler la police – au moins par précaution, sinon pour autre chose. Depuis la dernière crise de Nathan, il flairait quelque chose d’effrayant et l’histoire entre Nathan et Sophie le rendait désormais nerveux, le plongeait dans un tel état de frousse et d’angoisse, qu’il était à deux doigts de renoncer à la chambre qu’il occupait en échange de ses fonctions de portier pour prix d’un demi-loyer, et d’annoncer à Mrs. Zimmerman qu’il était résolu à partir s’installer chez sa sœur à Far Rockaway. La chose ne faisait plus pour lui aucun doute, Nathan était le plus sinistre des golems. Un danger public. Mais Larry l’avait averti, en aucun cas ni lui ni personne ne devaient faire appel à la police. Morris resta donc à attendre en bas près de la porte du couloir, poisseux de sueur comme en plein été et l’oreille tendue vers la musique compliquée et mystérieuse qui pleuvait du premier.
Ce fut alors qu’à sa stupéfaction grandissante, il vit, sur le palier, la porte s’ouvrir lentement et que Sophie émergea en partie de sa chambre. Son aspect n’avait rien d’anormal, se rappela-t-il par la suite ; peut-être avait-elle l’air, disons, ma foi, un peu lasse, avec des plaques d’ombre sous les yeux, mais rien ou presque dans son expression ne trahissait la tension, le chagrin, la détresse, ou toute autre émotion « négative » qu’en toute logique on aurait pu s’attendre à la voir trahir après les épreuves des derniers jours. Au contraire, tandis qu’elle s’attardait là quelques instants, une de ses mains caressant la poignée de la porte, une lueur étrange et vaguement amusée effleura son visage, comme si elle riait doucement ; ses lèvres s’entrouvrirent, ses dents luisantes brillèrent dans la vive lumière de l’après-midi, et il vit alors sa langue effleurer sa lèvre supérieure, coupant court aux mots qu’elle avait été sur le point de prononcer. Morris devina qu’elle l’avait aperçu, et une crispation lui mordit les entrailles. Il y avait des mois qu’il en pinçait pour elle ; sa beauté continuait à le torturer, comme elle le torturait sans trêve depuis tant de jours, désespérément, gonflant en lui un flot de chagrin mêlé de concupiscence. Elle méritait pourtant mieux que ce meshuggener de Nathan.
Puis tout à coup, il fut frappé par ce qu’elle portait – une tenue qui même à ses yeux profanes parut démodée et vieillotte, mais n’en rehaussait pas moins son extraordinaire beauté : une veste blanche portée sur une jupe en satin plissé couleur vin, une écharpe de soie enroulée autour du cou, et rabattu sur le front, un béret rouge. Elle avait tout d’une vedette de cinéma d’antan. Clara Bow, Fay Wray, Gloria Swanson, quelqu’un de ce genre. Ne l’avait-il jamais vue habillée ainsi auparavant ? Avec Nathan ? Il ne s’en souvenait plus. Non seulement sa défroque, mais aussi le simple fait qu’elle fût là, tout cela emplissait Morris Fink d’une perplexité intense. Deux nuits plus tôt seulement elle était partie, emportant ses bagages, en proie à une telle panique et en compagnie de… Cela aussi était un autre mystère. « Où est Stingo ? » fut-il sur le point de demander d’un ton amical. Mais il n’avait pas encore ouvert la bouche qu’elle s’approchait vivement de la rampe – « Morris, dit-elle en se penchant, cela vous ennuierait-il d’aller me chercher une bouteille de whisky ? » Sur quoi elle laissa tomber un billet de cinq dollars qui descendit en voletant et qu’il happa au passage entre ses doigts.
Il descendit sans se presser jusqu’à Flatbush Avenue, à cinq cents mètres de là, et acheta une demi-bouteille de Carstairs. Sur le chemin du retour et accablé de chaleur, il s’attarda à flâner quelques instants à la lisière du parc, contemplant les terrains de sport des Parade Grounds où une bande de gosses et d’adolescents s’entraînaient au football, shootant et dribblant, se plaquant sans merci, se bombardant d’obscénités réjouies dans le jargon familier, sonore et plat de Brooklyn ; il n’était pas tombé une goutte de pluie depuis des jours, et la poussière s’élevait en petits cyclones coniques, blanchissant l’herbe et les feuilles desséchées à l’orée du parc. Morris se laissait facilement distraire. Il lui revint plus tard que pendant une bonne vingtaine de minutes, il lui sortit complètement de la tête qu’il était parti faire une course, quand tout à coup une bouffée de musique « classique » l’arracha à sa distraction, jaillie de la fenêtre de Sophie, à plusieurs centaines de mètres de là. Une musique tapageuse où, lui sembla-t-il, dominaient les trompettes. Se souvenant alors de la mission dont il était chargé, et de Sophie qui devait l’attendre, il reprit en hâte le chemin du Palais Rose, au petit trot cette fois, et faillit se faire écraser dans Caton Avenue (il s’en souvenait très bien, comme de tant d’autres détails de cet après-midi-là) par un camion jaune de la Con Edison. La musique s’amplifia à mesure qu’il approchait et il songea qu’il serait peut-être sage de demander à Sophie, aussi délicatement que possible, de baisser le son mais il se ravisa ; après tout on était en plein jour un samedi qui plus est, et les autres locataires étaient absents. La musique inondait tout le quartier sans faire de mal à personne. Tant pis, merde, il en avait rien à foutre.
Il frappa à la porte de Sophie, mais n’obtint pas de réponse ; il tambourina de plus belle, sans plus de succès. Il posa la bouteille de Carstairs sur le plancher contre le montant de la porte, puis redescendit dans sa chambre où il resta une demi-heure environ à rêvasser en feuilletant ses albums de pochettes d’allumettes. Morris était collectionneur ; sa chambre regorgeait aussi de capsules de boissons gazeuses. Il décida alors de faire sa sieste coutumière. Quand il se réveilla, tard dans l’après-midi, la musique s’était tue. Il m’avoua avoir ressenti alors une moiteur de mauvais augure ; il attribua ses appréhensions à la chaleur oppressante pour la saison, étouffante comme l’atmosphère d’une chaufferie, qui même à l’approche du crépuscule stagnait dans l’air immobile, l’inondant de sueur. Tout paraissait soudain si calme dans la maison, avait-il songé. Très loin sur l’horizon de l’autre côté du parc, un éclair de chaleur zébra le ciel, et vers l’ouest, il lui sembla entendre gronder sourdement le tonnerre. Dans la maison silencieuse peu à peu envahie par la pénombre, il gravit à pas lourds l’escalier. La bouteille de whisky attendait toujours contre la porte. Morris frappa de nouveau. La porte était vieille et avait un peu de jeu, ou de mou, ce qui laissait un interstice entre le panneau et le chambranle, et si la porte pouvait se refermer automatiquement, elle était pourvue d’un autre verrou qui se tirait de l’intérieur ; à travers l’interstice, Morris constata que la targette intérieure était poussée à fond, et comprit du même coup qu’il était exclu que Sophie fût sortie de la pièce. À deux remises, puis trois, il l’appela par son nom, mais seul le silence lui répondit et sa perplexité se mua bientôt en inquiétude quand, glissant un coup d’œil par la fente, il s’aperçut qu’aucune lumière n’était allumée dans la chambre, bien qu’il fît de plus en plus sombre. Ce fut alors qu’il conclut qu’il ferait peut-être bien d’appeler Larry. Le docteur arriva moins d’une heure après, et conjuguant leurs efforts, ils enfoncèrent la porte…
Pendant ce temps, suffoquant moi aussi dans une petite chambre de Washington, j’avais pris une décision qui eut pour effet de m’empêcher moi d’influer en rien sur le cours des événements. Sophie avait six heures d’avance sur moi, pourtant, si je m’étais lancé sans tarder à ses trousses, peut-être serais-je arrivé à Brooklyn à temps pour détourner le coup qui déjà menaçait de s’abattre. Mais voilà, je continuais à me ronger et me torturer, et pour des raisons que je ne parviens toujours pas à élucider tout à fait, je décidai de continuer sans elle jusqu’à Southampton. Sans doute un élément de rancune entrait-il dans ma décision : mauvaise humeur et colère devant son abandon, une pointe d’authentique jalousie, tout cela débouchant sur la conclusion amère et déprimante que la salope pouvait désormais aller se faire foutre. Nathan, ce shmuck ! J’avais fait tout mon possible. Qu’elle coure donc se jeter dans les bras de son cinglé de joli cœur juif, ce salaud de youpin. Aussi, vérifiant les ressources en baisse de mon portefeuille (ironie, je subsistais encore grâce au cadeau de Nathan), je décampai de l’hôtel en proie à une vague fièvre antisémite, me traînai dans une chaleur de jungle le long de rues interminables jusqu’à la gare routière, et là, pris un billet pour Franklin, en Virginie, dont un long voyage me séparait encore.
Il était alors une heure de l’après-midi. Je ne le soupçonnais guère, mais je traversais une crise profonde. Cette cruelle, cette monstrueuse déception – cette trahison ! – m’avait en fait plongé dans une souffrance si intense, qu’une sorte de danse de Saint-Guy avait commencé à s’emparer de moi et que je tremblais de tous mes membres. En outre, j’avais les nerfs à vif et le malaise physique que je devais à ma gueule de bois s’était mué en torture, je souffrais d’une soif inextinguible, et quand enfin l’autocar s’engagea dans les embouteillages de la ville d’Arlington, je souffrais d’une crise d’angoisse que toutes mes antennes psychiques interprétaient maintenant comme grave, et qui déclenchait des signaux d’alarme dans tout mon corps. Tout ceci était en grande partie dû au whisky que Sophie avait déversé dans mon gosier. Jamais encore je n’avais vu mes doigts secoués de ce tremblement incontrôlable, pas plus que je ne me souvenais avoir jamais eu du mal à allumer une cigarette. En outre, le paysage inondé de lune que nous traversions avait quelque chose de fantastique et de cauchemardesque qui exacerbait ma déprime et ma crainte. Les sinistres faubourgs, les hautes tours des pénitenciers, l’immensité du Potomac aux eaux visqueuses de pollution. Lorsque j’étais enfant, il n’y avait pas si longtemps, la périphérie sud du District, une chaîne de carrefours bucoliques, était encore assoupie dans un charme poussiéreux. Mon Dieu, quel spectacle maintenant. J’avais oublié la maladie qui si vite avait gangrené l’État où jetais né ; démesurément gonflée par les bénéfices de la guerre, cette lèpre urbaine d’une fécondité obscène déferlait sous mes yeux comme une réédition hallucinée de Fort Lee, dans le New Jersey, et du gigantesque fléau de béton que seulement la veille j’avais cru laisser à jamais derrière moi. Cela n’était-il pas toujours le cancer yankee, qui poussait ses métastases au cœur du Vieux Dominion cher à mon cœur ? Mais bien sûr plus au sud, tout irait mieux-néanmoins, je ne pus m’empêcher de plaquer mon crâne meurtri contre le dossier, et ce faisant, me tordis sous l’empire conjugué d’une panique et d’une lassitude comme jamais je n’en avais connues.
— Alexandra, lança le chauffeur.
Ici, je le savais, je devais fuir l’autocar. Qu’irait penser, je me le demandais bien, quelque interne de l’hôpital de la ville à la vue de ce spectre maigre et hagard vêtu de son costume de crépon froissé, suppliant qu’on le fourre dans une camisole ? (Fut-ce alors que me vint la certitude que plus jamais je ne vivrais dans le Sud ? Je le crois, même si aujourd’hui encore, je n’en jurerais pas.)
Pourtant, repoussant l’assaut des diablotins de la neurasthénie, je parvins enfin à reprendre raisonnablement mes esprits. Empruntant toute une série de moyens de transports interurbains (y compris un taxi, ce qui me laissa quasiment sans le sou), je regagnai Union Station à temps pour attraper le train de trois heures pour New York. Jusqu’au moment où je m’installai dans le wagon à l’atmosphère confinée, je n’avais pas eu le courage de m’abandonner à des images, à des souvenirs de Sophie. Dieu compatissant, ma Polonaise adorée, en train de plonger tête baissée vers la mort ! Je compris, dans un éclair de lucidité étourdissante, que si je l’avais bannie de mes pensées durant cette incursion avortée en Virginie, c’était pour la simple raison que mon subconscient m’avait interdit de prévoir ni d’accepter ce que, dans son impitoyable lucidité, mon esprit me proclamait avec insistance : quelque chose de terrible allait lui arriver, à elle et aussi à Nathan, et mon retour en catastrophe à Brooklyn ne pouvait en rien modifier le cours du destin qu’ils avaient embrassé. Je compris cela non parce que j’étais intuitif, mais parce que je m’étais montré délibérément aveugle ou obtus, ou les deux à la fois. Son billet d’adieu ne l’avait-il pas annoncé sans ambages, si clairement qu’un innocent enfant de six ans aurait pu en deviner le sens, et n’avais-je pas péché par négligence, une négligence criminelle, en m’abstenant de me lancer sur-le-champ à sa poursuite pour entreprendre cet absurde voyage en car sur l’autre rive du Potomac ? L’angoisse me submergeait. Au remords qui l’assassinait, aussi sûrement que ses enfants avaient été assassinés, fallait-il maintenant ajouter mon propre remords d’avoir commis le péché d’omission aveugle qui menaçait, aussi irrémédiablement que les propres mains de Nathan, de sceller son fatal destin ? Je me dis : Doux Jésus où puis-je trouver un téléphone ? Il faut que je prévienne Morris Fink ou Larry, avant qu’il ne soit trop tard. Mais comme cette pensée me venait, le train s’ébranla en frémissant, et je sus que je n’aurais plus aucun moyen d’établir le contact jusqu’à ce que…
Je sombrai alors dans une étrange crise mystique, brève mais intense. La Sainte Bible – que j’emportais avec moi enveloppée dans Time et le Post de Washington – était depuis des années la compagne fidèle de mes vagabondages. Elle avait aussi, bien sûr, servi d’accessoire au déguisement du Pasteur Entwistle. Jamais je n’avais rien eu d’un être dévot, et les Saintes Écritures m’étaient toujours en grande partie apparues comme une commodité littéraire, une source de références et de répliques pour les personnages de mon roman, dont un ou deux s’étaient mués en pieux crétins. Je me voyais comme un agnostique, suffisamment affranchi du carcan de la foi et en outre assez courageux pour repousser la tentation d’invoquer un obscur vertébré aussi discutable que la Déité, même en des périodes de labeur et de souffrance. Mais là, sur mon siège – désespéré, accablé d’une indicible faiblesse, terrifié, totalement perdu –, je compris que tous mes points d’appui m’avaient échappé, et que ni Time ni le Post ne semblaient offrir de remède à mon tourment. Une dame au teint caramel, à la taille et au poids majestueux, se faufila dans le siège voisin du mien, emplissant l’atmosphère d’un arôme d’héliotrope. Le train fonçait maintenant vers le nord, et nous quittions déjà le District de Columbia. Sentant son regard peser sur moi, je tournai la tête pour lui jeter un coup d’œil. Elle me scrutait de ses grands yeux bruns, humides et pleins de bonté, de la taille de boules de sycomores. Elle sourit, poussa un gros soupir, et son regard m’enveloppa, empreint de toute la compassion maternelle à laquelle en cet instant de désespoir mon cœur aspirait.
— Mon petit gars, dit-elle, avec une ferveur et un optimisme d’une ampleur incroyable, il n’y a qu’un seul Bon Livre. Et c’est justement celui que tu tiens dans la main.
Références établies, ma compagne de pèlerinage tira d’un sac à provisions sa propre Bible et s’installa commodément pour lire en poussant un gros soupir de satisfaction et en claquant bruyamment des lèvres.
« C’ois en Sa Parole, me rappela-t-elle, et tu se’a racheté – v’là ce que dit la Sainte Bible et c’est la vé’ité du Seigneu’? Amen.
— Amen, répondis-je, en ouvrant ma Bible très précisément aux pages du milieu où, je m’en souvenais depuis mes idiotes leçons de l’école du dimanche, je trouverais les Psaumes de David.
« Amen, dis-je de nouveau. Comme le cœur se languit des ruisseaux d’eau fraîche, mon âme se languit de toi, O Dieu… L’abîme appelle l’abîme au bruit de tes trombes d’eau : tes vagues et tes lames ont toutes déferlé sur moi.
Je sentis soudain qu’il fallait que je me dérobe aux regards. Je gagnai en titubant les toilettes, m’enfermai à clef et m’assis sur la cuvette, griffonnant dans mon calepin des messages apocalyptiques destinés à moi-même dont ce fut à peine si je compris le sens alors même qu’ils ruisselaient de mon esprit en pleine confusion : ultimes messages d’un condamné, ou divagations de quelqu’un qui, agonisant sur la plus lointaine et la plus croupissante des grèves de la planète, enferme ses gribouillis déments dans des bouteilles qu’il lance à la mer, les abandonnant au sein noir et indifférent de l’éternité.
— Pou’quoi est-ce que tu pleu’es, petit ? demanda plus tard la femme quand je m’affalai près d’elle. Je pa’ie que quelqu’un se’a allé te fai’e beaucoup de mal ?
Je ne trouvai rien à répondre, mais elle me fit alors une suggestion, et au bout d’un moment, je rassemblai assez mes esprits pour me mettre à lire à l’unisson avec elle, si bien que nos voix s’élevèrent en une harmonieuse et fervente mélopée qui couvrit le vacarme du train. I
— Psaume quatre-vingt-huit, suggérai-je par exempte.
— Ça, c’est un beau Psaume, me répondit-elle. O Seigneur Dieu de mon salut, j’ai pleuré jour et nuit devant Toi : Laisse ma prière monter jusqu’à Toi ; prête l’oreille à mon cri ; Car mon âme est accablée de tourments.
De Wilmington à Chester et jusqu’au-delà de Trenton, nous lûmes à haute voix, puisant de temps à autre dans l’Ecclésiaste et Isaïe. Un peu plus tard, nous essayâmes le Sermon sur la Montagne, mais je ne sais pourquoi il n’eut aucun effet sur moi ; la noble et vénérable lamentation hébraïque semblait plus cathartique, aussi en revînmes-nous à Job. Quand enfin levant les yeux je regardai au-dehors, la nuit était tombée et vers l’ouest la foudre se convulsait en nappes vertes au-dessus de l’horizon. La prêtresse noire, pour laquelle j’avais conçu de l’affection, sinon de la tendresse, descendit à Newark.
— Tout fin’a par s’a’’anger. prédit-elle.
De l’extérieur cette nuit-là, le Palais Rose ressemblait au décor d’un de ces films policiers pleins de violence et de couleurs que j’avais vus plus de cent fois. Aujourd’hui encore, je me souviens nettement de mon sentiment de résignation quand j’escaladai le trottoir – ma volonté de ne pas être surpris. Tous les symboles de la mort étaient là, tels que je les avais imaginés : ambulances, fourgons d’incendie, voitures de premier secours, voitures de police palpitant de lueurs rouges – tout ceci disproportionné aux besoins, à croire que la pauvre maison décrépite avait abrité quelque horrible massacre et non deux êtres qui librement avaient choisi une fin presque solennelle, s’étaient lancés en silence dans le sommeil. Un projecteur enveloppait toute la scène dans sa lueur crue, il y avait aussi une sinistre barricade avec sa pancarte – PASSAGE INTERDIT – et partout de petits groupes d’agents à l’air de gangsters qui mâchaient leur chewing-gum et assenaient des tapes négligentes sur leurs grosses fesses. J’entamai une discussion avec un des flics – un gros Irlandais laid et coléreux – en revendiquant le droit d’entrer, et sans Larry je serais sans doute resté des heures dehors. Il m’aperçut, adressa quelques paroles bien senties au gros flic rougeaud, sur quoi on me laissa pénétrer dans le couloir du rez-de-chaussée. Dans ma propre chambre, dont la porte était entrebâillée, Yetta Zimmerman gisait, mi-assise mi-allongée dans un fauteuil, marmonnant des propos incohérents en yiddish. De toute évidence, elle venait seulement d’apprendre ce qui était arrivé ; son large visage dépourvu de charme, d’ordinaire l’image même de la bonne humeur, était exsangue et comme vidé de toute expression par le choc. Un ambulancier se tenait à proximité, prêt à lui administrer une piqûre. Sans un mot, Larry me conduisit en haut et dans l’escalier nous croisâmes un groupe de reporters policiers à l’air sournois et deux ou trois photographes qui semblaient réagir au moindre geste en faisant exploser leurs flashes. Au-dessus du palier, planait un nuage de fumée de cigarettes si épais que je me demandai un instant s’il n’y avait pas eu le feu. Près de la porte de la chambre de Sophie, Morris Fink, encore plus blême et exsangue que Yetta, et l’air sincèrement désespéré, répondait d’une voix tremblante aux questions d’un inspecteur. Je pris le temps d’échanger quelques paroles avec Morris. Il me parla en deux mots de l’après-midi, de la musique. Enfin ce fut la chambre dont la douce lumière corail luisait derrière la porte enfoncée.
Je clignai les yeux dans la pénombre, puis peu à peu distinguai Sophie et Nathan encore étendus sur le couvre-lit abricot. Ils étaient vêtus comme lors de ce lointain dimanche où pour la première fois je les avais vus ensemble, elle avec ses fringues sport d’une époque disparue, lui avec ce costume de flanelle grise à larges raies, canaille et anachronique, qui lui donnait l’air d’un joueur à la coule. Ainsi vêtus, mais allongés et enlacés l’un à l’autre, ils paraissaient, de l’endroit où je m’étais arrêté, aussi paisibles que deux amants qui un après-midi auraient gaiement fait toilette pour aller se promener, mais changeant d’avis, auraient ensuite décidé de s’étendre pour faire la sieste, ou s’embrasser et faire l’amour, ou simplement se chuchoter des douceurs à l’oreille, et eussent été pétrifiés à jamais dans cette grave et tendre étreinte.
— À votre place, j’éviterais de regarder leurs visages, dit Larry, qui un instant plus tard ajouta : mais ils n’ont pas souffert. C’était du cyanure. Tout a été fini en quelques secondes.
À ma grande honte et à mon grand chagrin, je sentis les jambes me manquer et je faillis tomber, mais Larry m’empoigna fermement et me soutint. Puis je me repris et franchis le seuil.
— Qui est-ce, docteur ? demanda un agent, en s’avançant pour me bloquer le passage.
— Quelqu’un de la famille, dit Larry, ce qui était la vérité. Laissez-le entrer.
Il n’y avait pas grand-chose dans la pièce pour confirmer ou infirmer les conjectures, ni pour expliquer les deux morts sur le lit. Je ne pus supporter de les regarder plus longtemps. Quelque chose me poussa vers le tourne-disque, qui s’était arrêté de lui-même, et je jetai un coup d’œil à la pile de disques que Sophie et Nathan avaient passés cet après-midi-là. Trumpet Voluntary de Purcell, le concerto pour violoncelle de Haydn, un passage de la Symphonie pastorale, la complainte pour Eurydice de l’Orfeo de Gluck – tout cela figurait parmi la douzaine de disques que je retirai de la broche. Il y avait aussi deux morceaux dont les titres avaient pour moi un sens particulier, ne serait-ce qu’en raison du sens qu’ils avaient eu, je le savais, pour Sophie et Nathan. L’un était le larghetto du concerto pour piano de Mozart en si bémol majeur – le dernier qu’il avait écrit – et je m’étais souvent trouvé en compagnie de Sophie quand elle l’écoutait, allongée sur le lit, un bras rabattu sur les yeux, tandis que les accents tragiques, lents et doux, inondaient la chambre. Lorsque Mozart l’avait composé, il approchait du terme de sa vie ; était-ce pour cette raison (j’entends encore Sophie se le demander à voix haute) que la mélodie était empreinte d’une résignation presque pareille à de la joie ? Si la chance lui avait permis de devenir pianiste, avait-elle poursuivi, ce morceau aurait été l’un des premiers qu’elle eût souhaité graver dans sa mémoire, maîtrisant toutes les nuances de ce qui pour elle était la résonance même de « l’immortalité ». Je ne savais presque rien alors de l’histoire de Sophie, de même que je ne pus saisir pleinement le sens de ce que, après un silence, elle me dit au sujet du morceau : que jamais elle ne l’écoutait sans songer à des enfants en train de jouer dans le crépuscule, se hélant de leurs petites voix flûtées et lointaines, tandis que les ombres de la nuit tombante s’abattaient comme une aile sur quelque pelouse verte et paisible.
Deux employés de la morgue en blouse blanche pénétrèrent dans la pièce, dans un bruissement de sacs en plastique. L’autre morceau, Sophie et Nathan n’avaient cessé de l’écouter tout l’été. Je ne veux pas lui accorder plus de sens qu’il n’en mérite, car Sophie et Nathan avaient l’un comme l’autre perdu la foi. Mais le disque se trouvait sur le sommet de la pile et, en le reposant, je ne pus me retenir de faire cette supposition instinctive, en présumant que dans leur ultime angoisse – ou extase, ou toute autre forme de révélation suprême qui peut-être les avait unis l’un à l’autre juste avant les ténèbres – la musique qu’ils avaient écoutée était Que ma joie demeure.
Ces dernières notations devraient, je suppose, être intitulées par exemple : « Comment vaincre le Chagrin. »
Nous inhumâmes Sophie et Nathan côte à côte dans un cimetière du canton de Nassau. L’organisation des obsèques fut moins difficile qu’on aurait pu s’y attendre. Car il y avait eu des problèmes. Après tout, un Juif et une catholique liés par un « pacte de suicide » (comme le Daily News baptisa la chose, dans un article assorti d’horribles clichés en page trois), des amants célibataires vivant dans le péché, deux êtres bien faits et d’une beauté suggestive, l’instigateur de la tragédie un jeune homme au lourd bilan psychotique, et ainsi de suite – il y avait là en l’an 1947 matière à un super-scandale. On pouvait prévoir une foule d’objections à des doubles funérailles. Pourtant la cérémonie fut relativement facile à organiser (Larry se chargea de tout) dans la mesure où du point de vue religieux, il n’y avait pas de règles strictes à respecter. Larry et Nathan avaient eu des parents juifs orthodoxes, mais la mère était morte et le père, à quatre-vingts ans passés, était d’une santé précaire et même pratiquement sénile. En outre – et pourquoi ne pas voir les choses en face ? conclûmes-nous –, Sophie n’ayant pas de famille, Nathan était son plus proche parent. Considérations de bon sens qui poussèrent Larry à opter pour les rites qui se déroulèrent le lundi suivant. Ni Larry ni Nathan n’avaient mis les pieds dans une synagogue depuis des années. Et je déclarai à Larry, quand il sollicita mon avis, que j’étais convaincu que Sophie n’aurait pas voulu d’un prêtre ni du rituel de sa propre Église – une supposition blasphématoire, peut-être, et qui risquait de vouer Sophie à l’enfer, mais j’avais la conviction (et l’ai toujours) de ne pas me tromper. Dans l’au-delà, Sophie serait capable d’endurer n’importe quel enfer.
Ce fut ainsi que dans un des avant-postes de Walter B. Cooke, au centre de la ville, se déroulèrent des obsèques aussi civilisées et dignes que possible vu les circonstances, malgré leur relent de passion coupable et fatale (du moins, pour les badauds qui de loin lorgnaient la scène). Nous devions avoir quelques ennuis avec le théologien chargé du service ; il fut au-dessous de tout, mais par bonheur je ne m’en rendis pas compte pendant que cet après-midi-là, Larry et moi recevions côte à côte les condoléances. Peu de gens avaient accompagné le cortège. L’aînée des sœurs Landau, l’épouse d’un chirurgien, arriva la première. Elle était venue en avion de Saint Louis, accompagnée par son fils de dix ans. Les deux chiropracteurs, Blackstock et Katz, survinrent vêtus comme des princes, en compagnie de deux jeunes femmes de leur cabinet, qui avaient été les collègues de Sophie ; elles fondirent en larmes, le visage tiré et le nez rouge. Yetta Zimmerman, au bord de la prostration, arriva escortée par Morris Fink et le gros Moishe Muskatblit, le futur rabbin, qui faisait de son mieux pour soutenir Yetta, mais à en juger par son visage hagard et livide et sa démarche incertaine, paraissait avoir lui-même grand besoin d’être soutenu.
Il y eut aussi un petit groupe d’amis de Sophie et Nathan – six ou sept jeunes médecins et avocats, et des enseignants de Brooklyn Collège, qui tous appartenaient à ce que j’appelais la « bande de Morty Haber », y compris Morty lui-même, un universitaire doux et à la voix onctueuse. Je l’avais rencontré quelquefois et je l’aimais bien, et ce jour-là m’attardai un peu en sa compagnie. Une atmosphère de solennité lourde, écrasante même, plana sur la cérémonie, sans même ce souffle de gaieté fugitive qu’autorisent parfois certaines morts : le silence, les masques tendus par le malheur trahissaient un sentiment d’authentique choc, d’authentique tragédie. Personne ne s’était soucié du choix de la musique, ce qui était à la fois une ironie et une honte. Tandis qu’au milieu des explosions des flashes, le cortège s’entassait dans le hall, me parvint le son poussif d’un orgue Hammond qui jouait l’« Ave Maria. » de Gounod. Songeant à l’amour et à la noble passion que Sophie vouait à la musique – comme d’ailleurs Nathan – cette œuvre maussade et vulgaire me souleva le cœur.
Mon cœur était de toute façon assez mal en point, comme d’ailleurs toute ma personne et mon équilibre même. Après le voyage en train pour rentrer de Washington, c’était à peine si j’avais eu un moment de sobriété ou de sommeil. Les récents événements avaient fait de moi un insomniaque aux yeux rougis, incapable de rester en place ; le sommeil me fuyant, j’avais tué les heures impies – passées à rôder par les rues et dans les bars de Flatbush, en murmurant « Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » – en m’imbibant comme un forcené, surtout de bière, qui m’avait sinon complètement enivré du moins tenu au seuil de l’ivresse. Ce fut donc à demi saoul et en proie à la plus extraordinaire sensation de bouleversement et de lassitude que j’eusse jamais ressentie (prélude à ce qui aurait pu dégénérer en une authentique hallucination alcoolique, je le compris par la suite) que je m’affalai dans une des stalles de la firme Walter B. Cooke pour écouter le « sermon » que débita le Pasteur De Witt devant les cercueils de Sophie et de Nathan. On ne pouvait guère blâmer Larry pour le choix du Pasteur De Witt. Il avait eu le sentiment que la présence d’un ecclésiastique s’imposait mais, semblait-il, un rabbin ne convenait pas, un prêtre était hors de question – aussi un de ses amis ou l’ami d’un ami avait-il suggéré le Pasteur De Witt. C’était un universaliste, un homme de la quarantaine environ, au visage empreint d’une sérénité artificielle, aux cheveux blonds et ondulés soigneusement coiffés et aux lèvres roses et mobiles plutôt poupines. Il portait un complet fauve et un petit gilet fauve qui sanglait sa bedaine naissante, sur laquelle scintillait la clef dorée d’Omicron Delta Kappa, la grande fraternité de son université.
Ce fut alors que je laissai fuser mon premier gloussement, clairement audible et à demi dément, qui provoqua un léger émoi parmi les voisins immédiats. Je n’avais jamais vu cette clef portée par quelqu’un qui était comme lui de beaucoup mon aîné, surtout en dehors d’un campus, ce qui parait d’une touche supplémentaire de ridicule un individu qui de plus m’inspirait une antipathie instinctive. J’imaginais les cris horrifiés de Nathan à la vue de ce triton goy ! Affalé sur mon banc dans la pénombre, à côté de Morty Haber, je décidai que le Pasteur De Witt, de tous les êtres que j’avais rencontrés, exacerbait mes envies homicides. Il continuait à bourdonner outrageusement, invoquant Lincoln, Ralph Waldo Emerson, Dale Carnegie, Spinoza, Thomas Edison, Sigmund Freud. Il ne mentionna le Christ qu’une seule fois, en termes plutôt vagues – non que je m’en souciasse. Je m’enfonçai toujours plus profond dans ma stalle et me mis à couper sa voix comme quand on ferme le son en tournant le bouton d’une radio, ne permettant à mon esprit que de capter nonchalamment les plus grosses et les plus molles de ses platitudes. Des enfants perdus. Victimes d’une époque de matérialisme déchaîné Perte des valeurs universelles. Échec des principes démodés d’indépendance de l’individu. Impuissance à communiquer avec autrui.
Quelles foutues conneries ! me dis-je, puis me rendis compte que je venais de parler tout haut, car je sentis la main de Morty Haber me tapoter la cuisse et perçus son discret « Chut-Chut ! » qui se conjugua à un petit rire étouffé visant à me signaler qu’il était d’accord avec moi. Sans doute glissai-je alors dans l’inconscience – non dans le sommeil, mais dans un de ces royaumes cataleptiques où les pensées fuient le cerveau comme pour faire l’école buissonnière – car quand je revins à moi, ce fut pour affronter l’horrible spectacle des deux cercueils de métal gris qui passaient près de moi sur leurs chariots étincelants et s’éloignaient dans la travée.
— Je crois que je vais vomir, dis-je trop fort.
— Chut-chut, fit Morty.
Avant d’embarquer dans la limousine pour gagner le cimetière, je me glissai dans un bar voisin et fis emplette d’une grosse caissette de bière. Dans ce temps-là, un litre de bière coûtait trente-cinq cents. J’avais pleinement conscience que ma conduite frisait la muflerie, mais personne ne parut s’en formaliser, et j’étais passablement bourré quand nous parvînmes au cimetière, un peu au-delà d’Hampstead. Chose étrange, Sophie et Nathan étaient parmi les premiers à prendre place dans cette nécropole toute neuve. Sous le chaud soleil d’octobre, l’immense nappe de gazon encore vierge s’étendait jusqu’à l’horizon. Tandis que notre cortège se faufilait jusqu’à l’emplacement choisi pour les tombes, je redoutai un instant que ces deux êtres chers à mon cœur ne fussent inhumés dans un terrain de golf. Et le temps d’un instant cette idée me parut très réelle. J’avais sombré dans un de ces états de fantasme inversé ou de prestidigitation psychique qui parfois s’emparent des ivrognes : je voyais, génération après génération, des golfeurs commencer leur parcours sur la tombe de Nathan et Sophie, s’écrier « En avant ! », et s’affairer avec leurs fers et leurs drivers tandis que sous le gazon vibrant les âmes défuntes s’agitaient misérablement.
Dans une des Cadillac, assis à côté de Morty, je feuilletai l’anthologie de poésie américaine d’Untermeyer que j’avais apportée avec moi, ainsi que mon calepin. J’avais proposé à Larry de me laisser lire quelque chose, et l’idée lui avait plu. Je tenais à ce qu’avant notre ultime adieu, Sophie et Nathan entendent le son de ma voix ; que le Pasteur De Witt eût le dernier mot était un outrage que je ne pouvais tolérer, aussi feuilletai-je avec ardeur les pages généreusement allouées à Emily Dickinson, en quête du plus beau passage que je puisse trouver. Il me revint comment, à la bibliothèque de Brooklyn Collège, c’était Emily qui avait mis en présence Nathan et Sophie ; il me semblait approprié que ce fût encore elle qui leur souhaitât adieu. Une allégresse ivre et euphorique surgit irrésistible en moi quand je tombai sur le poème idoine, ou, devrais-je dire, parfait ; au moment où la limousine fit halte près de la tombe, je gloussai doucement de joie et, en m’extirpant de la voiture, je faillis m’étaler sur l’herbe.
Au cimetière, le requiem du Pasteur De Witt fut une version concentrée de ce qu’il nous avait infligé au dépôt mortuaire. J’eus l’impression que Larry lui avait glissé un mot pour lui conseiller d’être bref. L’homme de Dieu agrémenta la cérémonie d’une désuète touche liturgique, sous la forme d’un flacon rempli de poussière qu’à la fin de son discours il tira de sa poche et vida sur les deux cercueils, moitié sur celui de Sophie, moitié sur celui de Nathan, que deux mètres séparaient. Mais il ne s’agissait pas de la banale, de l’humble poussière de la mortalité. Comme il l’annonça à l’assistance éplorée, la poussière provenait des six continents de notre monde et aussi de l’Antarctique, symbolisait le besoin que nous avions tous de ne pas oublier que la mort est universelle, qu’elle frappe les êtres de toutes croyances, de toutes couleurs, de toutes nationalités. De nouveau un souvenir me tordit le cœur ; combien dans ses moments de lucidité Nathan montrait peu de patience à l’égard des imbéciles tels que De Witt. Avec quelle joie il aurait singé et raillé, grâce à son génie du mimétisme, ce pompeux charlatan ! Mais Larry m’adressait un signe de tête, et je fis un pas en avant. Dans la paix de cet après-midi chaud et radieux, l’unique son était un doux bourdonnement d’abeilles, attirées par les fleurs entassées au bord des deux tombes. Les jambes molles, passablement engourdi maintenant, je songeai à Emily, et aux abeilles, à l’immensité de leur chant, leur bourdonnement symbole d’éternité.
Ample fais ce lit.
Fais ce lit avec crainte ;
Et là attends qu’éclate le jugement
Excellent et juste.
J’hésitai quelques instants avant de poursuivre. Je n’avais eu aucun mal à formuler mes paroles, mais un nouvel accès d’hilarité m’interrompit, mêlée cette fois de chagrin. Ne fallait-il pas voir quelque mystérieuse signification dans le fait que toute mon expérience de Sophie et de Nathan pût se ramener au cadre d’un lit – depuis l’instant – des siècles des siècles m’en séparaient, me semblait-il – où pour la première fois je les avais entendus au-dessus de ma tête lancés dans le glorieux cirque de leurs ébats amoureux, jusqu’au tableau final sur le même lit, dont l’image m’accompagnerait jusqu’au jour où la sénilité ou encore ma propre mort l’effacerait enfin de mon esprit ? Je crois bien que ce fut alors que je commençai à me sentir hésiter et faiblir, et peu à peu à m’effondrer.
Que son matelas soit droit,
Que l’oreiller soit rond ;
Que jamais le bruit jaune de l’aube
Ne vienne troubler ce champ.
Bien des pages plus haut, j’ai évoqué la relation faite d’amour et de haine qui me lie encore au journal que je tenais en ces jours de ma lointaine jeunesse. Les passages les plus valables et les plus vivants – ceux qu’en général je me suis retenu de détruire – me parurent plus tard être ceux qui avaient un rapport avec mes émasculations, ma virilité frustrée et mes passions avortées. Ils englobaient mes nuits de noir désespoir en compagnie de Leslie Lapidus et de Mary Alice Grimball, et eux aussi avaient une place légitime dans ce récit. Quant au reste, tant de choses se composaient de rêveries creuses, de prétentieuses notes, d’incursions débiles dans des séminaires philosophiques où je n’avais nulle raison d’aller fouiner, que je coupai irrémédiablement court à tout risque de les voir me survivre, en les vouant, il y a de cela quelques années, à un spectaculaire autodafé dans mon arrière-cour. Quelques pages disparates ont échappé aux flammes, mais même celles-ci, je les ai conservées moins en raison de leur valeur intrinsèque que pour ce qu’elles pouvaient ajouter au bilan historique – le bilan, veux-je dire, de moi-même. De la demi-douzaine de pages rescapées de ces ultimes journées, par exemple – le laps de temps entre mes gribouillages frénétiques dans les toilettes du train qui me ramenait de Washington et le lendemain des funérailles –, j’ai jugé dignes d’être préservées très exactement trois courtes lignes. Et si celles-ci présentent quelque intérêt, ce n’est pas qu’elles offrent quoi que ce soit d’impérissable, mais parce que, si ingénues qu’elles puissent paraître maintenant, elles furent du moins arrachées comme une sève vitale à un être dont la survie même se trouva un temps menacée.
Un jour je finirai par comprendre Auschwitz. Propos optimiste mais d’une absurdité débile. Personne ne comprendra jamais Auschwitz. Peut-être avec plus d’exactitude aurais-je pu écrire ceci : Un jour j’écrirai à propos de la vie et de la mort de Sophie, et ce faisant, aiderai à établir la preuve que le mal absolu n’est jamais extirpé de ce monde. Quant à Auschwitz lui-même, il demeure inexplicable. La déclaration la plus pertinente faite jusqu’à ce jour sur Auschwitz n’était en fait pas une déclaration, mais une réponse :
La question : À Auschwitz, dis-moi, où était Dieu ?
Et la réponse : Où était l’homme ?
La deuxième ligne que j’ai ressuscitée du néant est peut-être un peu trop facile, mais je l’ai conservée. Laisse ton amour ruisseler sur tout ce qui vit. À un certain niveau, ces mots ont la qualité d’une robuste homélie. Néanmoins ils sont d’une extraordinaire beauté, reliés par le fil de leurs honnêtes et lourdes syllabes anglaises, et les revoyant maintenant sur la page du registre, la page elle-même teinte jonquille sèche et peu à peu oxydée par le temps à en devenir quasi transparente, mon œil accroche le trait furieux qui les souligne – criss criss criss, de vraies lacérations – comme si le pauvre Stingo torturé que j’habitais jadis, et qui jadis m’habitait, apprenant de première main et pour la première fois de sa vie d’adulte la vérité de la mort, de la souffrance, du deuil, de la terrifiante énigme de l’existence humaine, essayait physiquement d’arracher à ce papier la seule survivante – et peut-être la seule supportable – de toutes les vérités. Laisse ton amour ruisseler sur tout ce qui vit.
Mais ce mien précepte ne va pas sans poser un ou deux problèmes. Le premier est, bien entendu, qu’il n’est pas de moi. Il jaillit de l’univers et il est la propriété de Dieu, et les mots ont été interceptés – au vol, pour ainsi dire – par des intermédiaires tels que Lao-Tseu, Jésus, Bouddha et des milliers et des milliers d’autres prophètes de moindre envergure, au nombre desquels votre narrateur, qui perçut la terrible vérité de leur bourdonnement quelque part entre Baltimore et Wilmington et les transcrivit avec la fureur d’un dément sculptant en plein roc. À trente ans d’intervalle, ils flottent encore dans l’éther ; je les ai entendu célébrer tels que je les ai transcrits, par une chanson merveilleusement nasillarde dans un programme de musique folklorique une nuit que je traversais la Nouvelle-Angleterre au volant de ma voiture. Ce qui nous amène au second problème : la vérité des mots – ou, sinon leur vérité, leur impossibilité. Car en fait Auschwitz ne vint-il pas bloquer le flot de cet amour titanesque, comme une fatale embolie bloque le flot sanguin de l’humanité ? Ou encore altérer totalement la nature de l’amour, au point de réduire à une absurdité l’idée qu’il est concevable d’aimer une fourmi, ou une salamandre, une vipère, un crapaud, une tarentule, un virus de la rage – ou même des choses belles et bénies – dans un monde qui a toléré que soit érigé le noir édifice d’Auschwitz ? Je ne sais. Peut-être est-il trop tôt encore pour pouvoir le dire. En tout cas ces mots je les ai préservés comme un témoignage d’espoir fragile mais pourtant obstiné…
Les derniers mots que j’ai conservés de mon journal englobent un vers, qui est de moi. J’espère qu’ils sont excusables si l’on considère le contexte d’où ils ont jailli. Car après les funérailles, je faillis bien tirer le rideau, comme on disait à l’époque en parlant de la forme la plus amnésique de l’ivresse. Je pris le métro pour Coney Island, dans l’espoir de parvenir à détruire mon chagrin. Je ne compris pas tout d’abord ce qui m’attirait de nouveau dans ces rues braillardes, qui n’avaient jamais compté à mes yeux parmi les plus sympathiques attraits de la ville. Mais en cette fin d’après-midi, le temps se maintint chaud et beau, je me sentais infiniment seul, et pour me perdre, l’endroit me parut bien en valoir un autre. Steeple Chase Park était fermé, comme tous les autres parcs d’attractions, et l’eau était trop froide pour les nageurs, mais la température clémente avait attiré des hordes de New-Yorkais. Au crépuscule et dans la lumière crue des néons, des centaines de voitures de sport et de badauds bloquaient les rues. Devant chez Victor, le miteux petit café où mes gonades avaient été si chimériquement perturbées par Leslie Lapidus et sa trompeuse lubricité, je m’arrêtai, repartis, puis rebroussai chemin ; avec ses souvenirs de défaite, pour me laisser couler, l’endroit me paraissait bien en valoir un autre. Qu’est-ce donc qui pousse les êtres humains à s’infliger ces stupides petits coups de ciseau des souvenirs malheureux ? Mais j’oubliai bientôt Leslie. Je commandai un pichet de bière, puis un autre, et bus jusqu’à sombrer dans un enfer d’hallucinations.
Plus tard aux heures étoilées de la nuit, rafraîchie maintenant par l’haleine de l’automne et le vent humide venu de l’Atlantique, je me tins solitaire sur la plage. Là tout était silencieux et, à l’exception des étoiles flamboyantes, enveloppé de ténèbres ; d’étranges flèches et minarets, des toits gothiques, des tours baroques se profilaient en silhouettes graciles sur la lueur qui montait de la ville. La plus haute de ces tours, un portique au faîte ruisselant de câbles, pareil à une araignée, n’était autre que la tour du saut en parachute, et c’était du parapet le plus élevé de cette vertigineuse structure que j’avais entendu cascader le rire de Sophie plongeant vers la terre en compagnie de Nathan – tombant toute joyeuse en ce début de l’été, dont des siècles semblaient me séparer.
Ce fut alors qu’enfin les larmes jaillirent de mes yeux – non des larmes sentimentales et ivres, mais des larmes que, les sentant perler dans le train qui me ramenait à Washington, j’avais virilement essayé de retenir et ne pouvais plus retenir, les ayant refoulées avec tant de vigueur que tout à coup, de façon presque alarmante, elles se mirent à ruisseler en filets chauds entre mes doigts. Ce fut, naturellement, le souvenir du lointain plongeon de Sophie et de Nathan qui libéra ce flot, mais c’était aussi une explosion de fureur et de chagrin à la pensée de tous ceux si nombreux qui durant ces derniers mois avaient martelé mon esprit et exigeaient maintenant que je les pleure : Sophie et Nathan, oui, mais aussi Jan et Eva – Eva et son mis borgne – et Eddie Farrell, et Bobby Weed, et Artiste, mon jeune sauveur noir, et Maria Hunt, et Nat Turner, et Wanda Muck-Horch von Kretschmann, quelques-uns seulement de tous les enfants battus, massacrés, trahis et martyrisés de la terre. Je ne pleurais pas les six millions de Juifs, ni les deux millions de Polonais, ni le million de Serbes, ni les cinq millions de Russes – je n’étais pas préparé à pleurer l’humanité entière – mais, oui, je pleurais les autres, ces quelques-uns qui à un titre ou à un autre m’étaient devenus chers, et mes sanglots fracassèrent sans honte la paix de la plage déserte ; puis je n’eus plus de larmes à verser et, les jambes soudain bizarrement fragiles et flageolantes pour un homme de vingt-deux ans, je me laissai tomber sur le sable.
Et dormis. Je fis des rêves abominables – qui semblaient être un condensé de tous les contes d’Edgar Allan Poe : moi-même écartelé en deux par de monstrueux engins ; noyé dans un tourbillon de boue, emmuré vivant dans la pierre, et plus effrayant encore, enterré vivant. Toute la nuit je luttai contre une sensation d’impuissance, de mutisme, une incapacité à bouger ou hurler pour repousser le poids inexorable de la terre rejetée en une morne cadence sur mon corps inerte, roide et paralysé, cadavre vivant promis aux obsèques dans les sables d’Égypte. Le désert était âprement froid.
Lorsque je me réveillai, le jour pointait. Je demeurai étendu là, les yeux fixés sur le ciel bleu-vert sous le châle transparent de la brume ; pareille à une minuscule sphère de cristal, solitaire et sereine, Vénus brillait à travers la brume au-dessus de l’océan paisible. Tout près, des voix d’enfants jacassaient. Je m’agitai. « Izzy, il est réveillé ! » « G’wan, y a une moustache sur ta bouche ! » « Espèce d’enculé ! » Bénissant ma résurrection, je constatai que, pour m’abriter, les enfants m’avaient recouvert de sable et que je gisais aussi bien protégé qu’une momie sous le superbe pardessus qui m’enveloppait de la tête aux pieds. Ce fut alors que dans mon esprit je gravai les mots : Sous le sable froid j’ai rêvé de la mort/mais me suis réveillé pour contempler/dans sa gloire, l’étoile brillante, l’étoile du matin.
Ce n’était pas le jour du Jugement – seulement le matin. Le matin : excellent et juste.