CHAPITRE XII
Aux petites heures de ce matin-là, après son long monologue, je fus obligé de mettre Sophie au lit – de la fourrer au lit, comme on disait à l’époque. Je n’en revenais pas qu’après avoir tant picolé pendant toute la soirée, elle fût parvenue à rester cohérente ; mais lorsque, à quatre heures, le bar ferma enfin, je constatai qu’elle était passablement bourrée. Je fis une folie et nous prîmes un taxi pour rentrer au Palais Rose, tout au plus à quinze cents mètres de là pourtant ; elle somnola lourdement sur mon épaule pendant tout le trajet. Je parvins à lui faire grimper l’escalier en la poussant par la taille, mais ses jambes flageolaient de façon redoutable. Quand doucement je la déposai et la mis dans son lit, sans la dévêtir, elle laissa simplement fuser un soupir imperceptible, et je la regardai glisser sur-le-champ dans l’inconscience, le visage exsangue. J’étais ivre moi aussi et complètement vanné. Je jetai un couvre-pieds sur Sophie. Puis je redescendis dans ma chambre et sitôt déshabillé, me glissai entre les draps et sombrai aussitôt comme une brute dans un sommeil de plomb.
Je m’éveillai en fin de matinée, le visage inondé par un soleil flamboyant, les oreilles pleines du piaillement des oiseaux qui se chamaillaient dans les érables et les sycomores, et du croassement lointain de voix d’adolescents – tout cela réfracté à travers un crâne en compote et la conscience lancinante de la pire gueule de bois que je me fusse offerte depuis un ou deux ans. Inutile de le dire, ingurgitée en quantité suffisante, la bière peut elle aussi miner le corps et l’âme. Je succombai soudain à une brutale et terrifiante amplification de toutes mes sensations : la trame du drap sous mon dos nu me paraissait rugueuse comme du chaume, le gazouillis d’un moineau au-dehors ressemblait au grincement d’un ptérodactyle, le claquement d’une roue de camion dans un nid de poule lançait une clameur pareille au choc sourd des portes de l’enfer. Tous mes ganglions vibraient. Autre chose : j’étouffais de désir, paralysé par les affres d’une concupiscence provoquée par l’alcool et connue, du moins à l’époque, sous le nom de « feu au cul des lendemains de cuite ». En proie par nature à une lubricité à jamais inassouvie – comme le lecteur doit maintenant le savoir – je devenais, lors de ces crises par bonheur peu fréquentes d’engorgement des lendemains de cuite, un misérable organisme irrémédiablement esclave de ses pulsions génitales, capable de souiller un enfant de cinq ans quel que fût son sexe, pratiquement prêt à me livrer au coït avec tout vertébré doté d’un pouls et de sang chaud. Inutile par ailleurs de songer à étancher ce désir impérieux, fiévreux, en pratiquant un onanisme grossier. Ce genre de désir était trop tyrannique, jaillissait de sources trop despotiquement génitrices pour se satisfaire d’un banal expédient. Je ne pense pas qu’il soit hyperbolique de qualifier de viscéral ce type de démence (car en réalité, c’était de la démence) : « J’aurais enfilé un paquet de boue », comme on disait dans les Marines pour décrire ce genre de folie. Mais soudain et avec un zèle viril qui me ravit, je me secouai et sautai du lit, tiré de ma torpeur par la pensée de Jones Beach et de Sophie qui m’attendait là-haut dans la chambre.
Passant ma tête dans le couloir, je l’appelai. Une mélodie assourdie me parvint, du Bach. La réponse de Sophie filtrée par la porte, bien qu’indistincte, me parut plutôt pleine d’entrain, et je rentrai chez moi pour me livrer à mes ablutions matinales. C’était un samedi. La veille, cédant à une bouffée d’affection (ivre peut-être) à mon égard, Sophie avait promis d’attendre la fin du week-end pour déménager et s’installer dans son nouveau logement près de Fort Greene Park. Elle avait également accepté avec enthousiasme ma proposition de passer la journée à Jones Beach. Je n’y étais jamais allé, mais savais que la plage était beaucoup moins surpeuplée que celle de Coney Island. Et tout en me savonnant avec ardeur sous le filet d’eau tiédasse dans le cercueil vertical de métal rongé de rouille qui me servait de cabine de douche, je me mis sérieusement à tirer des plans au sujet de Sophie et de l’avenir immédiat. Plus que jamais, je mesurais la nature tragi-comique de la passion que je vouais à Sophie. En un sens, j’étais doté d’assez d’humour pour mesurer le ridicule des contorsions et convulsions que m’infligeait le simple fait de son existence. J’avais suffisamment ingurgité de littérature romantique pour ne pas ignorer que mes misérables rêvasseries frustrées pouvaient, par la somme de leur désespoir, parfaitement prétendre illustrer et de façon presque risible l’expression « mal d’amour ».
Pourtant, à vrai dire, ce n’était qu’à demi une plaisanterie. Car l’angoisse et la souffrance que m’infligeait cet amour à sens unique étaient aussi cruelles que l’eût été la nouvelle que j’avais contracté quelque maladie fatale. La seule cure concevable pour cette maladie ne pouvait être que de gagner son amour – et cet amour sincère paraissait aussi problématique qu’un traitement contre le cancer. Par moments (entre autres en ce moment) j’étais tout à fait capable de l’accabler de malédictions – « Salope, Sophie ! » – car pour un peu j’aurais préféré son mépris et sa haine à cet ersatz d’amour que l’on pouvait baptiser affection ou tendresse, mais qui, en soi, ne serait jamais de l’amour. Mon esprit retentissait encore des échos des confidences qu’elle avait déversées sur moi la veille, avec leur terrible évocation de Nathan, leur brutalité, leur tendresse pathétique, leur érotisme pervers et leur puanteur de mort. « Que Dieu te maudisse, Sophie ! » lançai-je à mi-voix, articulant lentement les mots tout en me savonnant l’entrecuisse. « Cette fois Nathan est sorti de ta vie, disparu pour de bon. Cette force de mort est disparue, finie, kaput ! Alors, aime-moi maintenant. Sophie. Aime-moi. Aime-moi ! Aime la vie ! »
Tout en me séchant, j’envisageais avec réalisme toutes les objections pratiques qui risquaient d’empêcher Sophie de m’accepter comme soupirant, à condition bien sûr que je parvinsse à percer les murailles de ses sentiments et réussisse à gagner son amour. Elles étaient passablement perturbantes, ces objections potentielles. J’étais, bien sûr, de plusieurs années son cadet (fait que soulignait, aperçu à cet instant précis dans la glace, un bouton post-pubescent qui s’épanouissait sur l’aile de mon nez), mais c’était là un problème mineur que pouvaient résoudre ou du moins minimiser de nombreux précédents historiques. De plus, financièrement, j’étais loin d’avoir autant de répondant que Nathan. Bien que Sophie n’eût rien de cupide, elle adorait mener la bonne vie ; l’abnégation ne figurait pas au nombre de ses vertus cardinales et, avec un gémissement étouffé mais parfaitement audible, je me demandai comment je pourrais jamais parvenir à subvenir à nos besoins à tous les deux. Et ce fut à cet instant que, comme poussé par je ne sais quelle réaction instinctive, je plongeai la main dans mon armoire de toilette pour en sortir ma tirelire Johnson & Johnson. Et à mon horreur absolue, je constatai que jusqu’au dernier dollar mon magot avait disparu. Jetais lessivé !
Dans la tornade d’émotions sinistres qui déferle sur la victime d’un vol – chagrin, désespoir, rage, haine –, celle qui d’ordinaire se manifeste en dernier est aussi l’une des plus perfides : le soupçon. Je ne pus me retenir de pointer en mon for intérieur un doigt accusateur sur Morris Fink, qui rôdait par toute la maison et avait accès à ma chambre, et le fait que le fouinard eût fini par m’inspirer une vague sympathie ne fit en un sens qu’aggraver la vague honte que m’inspira mon soupçon dénué de preuves. Fink m’avait rendu un ou deux menus services, ce qui ne faisait que compliquer la méfiance que je lui vouais soudain. Et bien entendu, je ne pouvais confier mes soupçons à personne, pas même à Sophie, qui accueillit la nouvelle du malheur qui me frappait avec une sympathie teintée de compassion.
— Oh, Stingo, non ! Pauvre Stingo ! Pourquoi ? Elle s’extirpa de son lit, où, accotée contre ses oreillers, elle lisait une traduction française de Le soleil se lève aussi.
— Stingo ! Mais qui aurait pu te faire une chose pareille ?
Drapée dans son peignoir à fleurs, elle se jeta impulsivement à mon cou. Si intense était mon désarroi que même au contact délectable de ses seins, je demeurai sans réaction.
— Stingo ! Volé ? Quelle horreur !
Je sentais mes lèvres trembler, j’étais, à ma grande honte, sur le point de fondre en larmes.
— Disparu ! dis-je. Tout a disparu ! Trois cents et quelques dollars, tout ce qui me séparait de l’asile ! Comment bonté divine, pourrai-je jamais maintenant terminer mon livre ? Jusqu’au dernier sou que je possédais, à l’exception…
Comme mû par une arrière-pensée, je me saisis de mon portefeuille et l’ouvris.
« À l’exception de quarante dollars – quarante dollars que par chance j’ai emportés quand nous sommes sortis hier soir. Oh, Sophie, c’est une catastrophe absolue !
Et à demi conscient, je m’entendis imiter Nathan :
« Oy, c’est vrai que je l’ai, la tsuris{39} !
Sophie possédait ce don mystérieux de pouvoir calmer les passions les plus déchaînées, y compris celles de Nathan quand il n’avait pas irrémédiablement perdu l’esprit. Un étrange pouvoir de magie que jamais je ne parvins à m’expliquer tout à fait, et qui tenait à la fois à sa nature européenne et à quelque chose d’obscurément, d’irrésistiblement maternel. « Chut ! » disait-elle, en feignant le ton du reproche, sur quoi un homme se sentait aussitôt fondre et se mettait à sourire. Bien qu’en l’occurrence mon désespoir exclût tout sourire, Sophie n’eut aucune peine à calmer ma frénésie.
— Stingo, dit-elle, en jouant avec les épaulettes de ma chemise, d’accord, c’est une chose terrible ! Mais tu ne dois pas réagir comme si une bombe atomique venait de te dégringoler sur la tête. Quel grand bébé, on dirait que tu es au bord des larmes. Qu’est-ce que c’est, trois cents dollars ? Tu seras bientôt un grand écrivain, et alors tu te feras trois cents dollars par semaine ! Bien sûr, c’est moche, cette perte, mais, chéri, ce n’est pas tragique*, et tu n’y peux rien, ce qui fait que pour le moment mieux vaut ne plus y penser, vite, filons à Jones Beach comme prévu ! Allons-y !*
Ses paroles me furent un grand réconfort et je ne tardai pas à reprendre mes esprits. Toute catastrophique que fût ma perte, je me rendis moi aussi à cette évidence, qu’en réalité, je ne pouvais pratiquement rien faire pour changer le cours des choses, aussi pris-je la résolution de me détendre et de profiter pleinement, en compagnie de Sophie, du reste de ce week-end. Lundi venu, il serait bien temps d’affronter le monstrueux avenir. Je me mis à anticiper notre excursion avec la soif de liberté d’un fraudeur qui, poursuivi par le fisc, rêve d’aller oublier son passé à Rio de Janeiro.
Plutôt surpris du pharisaïsme de mes objections, j’essayai de dissuader Sophie de fourrer dans son sac de plage la flasque de whisky encore à demi pleine. Mais elle s’obstina gaiement, « un petit verre pour soigner la gueule de bois », encore quelque chose que, je l’aurais juré, elle avait emprunté à Nathan.
— Tu n’es pas le seul à avoir la gueule de bois, Stingo, ajouta-t-elle.
Fut-ce à ce moment-là que pour la première fois je m’inquiétai sérieusement de sa façon de boire ? Je crois bien que, jusqu’alors, j’avais considéré cette inextinguible soif comme une aberration temporaire, une retraite dans un réconfort provisoire provoquée avant tout par la brusque disparition de Nathan. J’étais loin cette fois d’en être aussi certain ; au milieu du vacarme de la voiture où nous brimbalions de concert, je me sentis assailli par le doute et l’angoisse. Nous descendîmes bientôt. L’autobus qui desservait Jones Beach partait d’un terminus miteux de Nostrand Avenue, un lieu grouillant de Brooklyniens frondeurs et avides de soleil qui se bousculaient dans la file d’attente. Sophie et moi fûmes les derniers à monter ; garé dans un tunnel sépulcral, le véhicule était malodorant, et bien que bourré d’un magma confus et remuant de corps humains, il restait plongé dans un noir d’encre et un silence absolu. Le silence me parut sinistre, déroutant – pourtant, me dis-je tandis que nous nous glissions vers l’arrière, une telle foule devrait émettre un vague murmure, un soupir, un signe de vie quelconque – jusqu’au moment où nous parvînmes à nos sièges défoncés et en lambeaux.
Au même instant, l’autobus démarra avec une secousse et émergea dans la lumière, et je distinguai enfin nos compagnons de route. Tous étaient des enfants, des petits Juifs au seuil de l’adolescence, et tous étaient sourds-muets. Du moins supposai-je qu’ils étaient juifs, car l’un des gosses brandissait une pancarte calligraphiée en grosses lettres qui annonçaient : ÉCOLE BETH ISRAËL POUR LES SOURDS. Deux femmes à l’allure maternelle et à la poitrine généreuse patrouillaient dans la travée centrale en arborant des sourires enjoués, claquant des doigts pour communiquer par signes comme si elles dirigeaient un chœur sans voix. Çà et là un enfant, le visage rayonnant, agitait en retour comme des ailes ses mains frémissantes. Enfermé dans l’égout sans fond de ma gueule de bois, je me sentis frissonner. Une horrible sensation de catastrophe m’étreignit. Mes nerfs à vif, le spectacle de ces petits anges infirmes, l’odeur de gaz d’échappement mal brûlés qui filtrait du moteur – tout cela se fondait dans un fantasme lourd d’angoisse. Et ce ne fut pas la voix de Sophie, assise à côté de moi, ni la saveur amère de ce qu’elle avait à me dire, qui contribuèrent en rien à atténuer ma panique. Elle s’était mise à téter sa bouteille à petits coups et était devenue d’une loquacité incroyable. Mais je fus sincèrement stupéfait par les propos qu’elle me tint sur Nathan, la rancœur brutale de sa voix. Le ton était nouveau, j’eus peine à en croire mes oreilles, et l’attribuai au whisky. Au milieu du rugissement du moteur et dans une brume bleuâtre d’hydrocarbures, je l’écoutai engourdi par une gêne grandissante, appelant de tous mes vœux la pureté de la plage.
— Hier soir, dit-elle, hier soir, Stingo, après t’avoir raconté ce qui s’était passé dans le Connecticut, j’ai compris une chose, pour la première fois. J’ai compris que j’étais heureuse que Nathan m’ait quittée de cette façon. Oui, vraiment et sincèrement heureuse. J’avais fini par devenir si totalement dépendante de lui, tu comprends, et ça, c’était malsain. Je ne pouvais pas faire un geste sans lui. Je n’étais pas capable de prendre la plus petite, la plus simple décision sans d’abord penser à Nathan. Oh, je sais, il y a cette dette que j’ai envers lui, lui qui a fait tant de choses pour moi – ça je le sais –, mais il fallait que je sois malade pour me contenter d’être le petit chaton qu’il pouvait caresser à sa guise. Caresser et baiser…
— Mais, tu m’as dit qu’il se droguait, coupai-je, poussé par un besoin étrange de dire quelque chose pour le défendre. Après tout c’était seulement quand il prenait de la drogue et perdait les pédales qu’il te traitait de cette façon affreuse, n’est-ce pas ?
— La drogue ! me coupa-t-elle vivement. Oui, il prenait de la drogue, mais est-ce que vraiment il faut y voir une excuse, bonté divine ? Toujours une excuse ? J’en ai tellement assez des gens qui n’arrêtent pas de dire que si un homme est sous l’influence de la drogue, il faut le prendre en pitié parce que ça excuse sa conduite. J’en ai plein le cul de cette rengaine, Stingo ! s’exclama-t-elle avec un nathanisme parfait. Il a failli me tuer. Il m’a battue ! Il me faisait mal ! Pourquoi faudrait-il que je continue à aimer un homme pareil ? Tu te rends compte, il a fait une chose dont je ne t’ai même pas parlé hier soir ! En me donnant des coups de pied, il m’a cassé une côte. Une côte ! Il a été obligé de m’emmener chez un médecin – pas Larry, Dieu merci –, il a été obligé de m’emmener chez un médecin et on m’a fait des radios et il a fallu que je porte cette bande pendant six semaines. Et pour le médecin, il a fallu que nous inventions une histoire – que j’avais glissé sur le trottoir et que je m’étais fracturé une côte en tombant. Oh, Stingo, je suis contente d’être débarrassée d’un homme pareil ! Un être si cruel si… si malhonnête*. Je suis heureuse de le quitter, proclama-t-elle en essuyant une minuscule goutte de salive accrochée à sa lèvre, je suis véritablement en extase, si tu veux tout savoir ! Je n’ai plus besoin de Nathan. Je suis encore jeune, j’ai un emploi agréable, je suis sexy, je n’aurai pas de peine à trouver un autre homme. Ha ! Peut-être que je vais épouser Seymour Katz ! Quelle surprise pour Nathan, si j’épousais le chiropracteur avec lequel il m’a accusé d’avoir une liaison, non ? Et ses amis ! Les amis de Nathan !
Je me tournai pour la regarder. Une lueur de fureur flambait dans ses yeux ; sa voix s’était faite stridente et j’eus envie de la faire taire, jusqu’au moment où je me rendis compte qu’à part moi, personne ne risquait de l’écouter.
« À vrai dire, je ne pouvais pas supporter ses amis. Oh, j’aimais beaucoup son frère, Larry. Larry me manquera et aussi Morty Haber, je l’aimais beaucoup. Mais tous ses amis, les autres. Ces Juifs, avec leur psychanalyse, toujours à gratter leurs petites croûtes, à se tracasser au sujet de leurs brillants petits cerveaux, et de leurs analystes, et tout. Tu les as entendus, Stingo. Tu comprends ce que je veux dire. As-tu jamais entendu rien d’aussi ridicule ? ‘Mon analyste par-ci, mon analyste par-là…’ C’est tellement répugnant, on croirait qu’ils savent ce que c’est que la souffrance, ces douillets petits Juifs américains avec leurs petites vies confortables, et leur Docteur Untel qu’ils paient beaucoup de dollars de l’heure pour sonder leurs misérables petites âmes juives ! Aaa-h !
Un grand frisson secoua tout son corps et elle se détourna.
Quelque chose dans la fureur et l’amertume de Sophie, allié à sa façon de boire – tout cela si nouveau pour moi –, aggrava ma sensation de panique au point qu’elle finit par devenir quasi insupportable. Tandis qu’elle blablablatait de plus belle, je me rendis vaguement compte que mon corps était la proie de malencontreuses perturbations : des crampes me nouaient l’estomac, je suais comme un soutier, et sous l’empire d’une tumescence rebelle et neurasthénique, ma bitte, la pauvre malheureuse, se tendait raide comme un os contre la jambe de mon pantalon. Quant à notre véhicule, il avait été loué par les soins du diable en personne. Traversant à grand renfort de secousses et de hoquets les déserts de bungalows de Queens et de Nassau, grinçant de toutes ses vitesses, et vomissant une nuée de gaz d’échappement, l’autobus délabré paraissait vouloir nous retenir à jamais prisonniers. Comme en transe, j’entendais la voix de Sophie monter pareille à une aria pour planer au-dessus des mimiques et singeries muettes des enfants. Et je regrette encore de ne pas avoir été émotionnellement mieux préparé à accepter le fardeau de son message.
— Les Juifs ! s’exclama-t-elle. C’est tout à fait vrai, en fin de compte, sous la peau*, ils sont tous exactement pareils, en dedans, tu comprends. Mon père avait tout à fait raison quand il disait que jamais il n’avait rencontré un seul Juif capable de donner quelque chose pour rien, sans rien demander en échange. Un quid pro quo, comme il disait. Et oh, Nathan, Nathan, quel exemple de tout ça, Nathan ! D’accord, il m’a beaucoup aidée, m’a guérie, et alors ? Tu crois qu’il faisait tout ça par amour, par générosité ? Non Stingo, c’était uniquement pour pouvoir se servir de moi, m’avoir, me baiser, me battre, avoir un objet à posséder ! Rien de plus, un objet. Oh, tout ça, c’était tellement juif de la part de Nathan – il ne me donnait pas son amour, il m’achetait, comme tous les Juifs. Pas étonnant que les Juifs aient été tellement haïs en Europe, à force de penser qu’il leur suffisait de payer un petit peu d’argent, un petit peu de geld pour se procurer tout ce qu’ils voulaient Même l’amour, ils s’imaginent pouvoir l’acheter !
Elle m’agrippa par la manche et à travers les vapeurs des gaz d’échappement, je humai l’odeur du rye.
— Les Juifs ! Dieu, comme je les hais ! Oh, les mensonges que je t’ai racontés, Stingo ! Tout ce que je t’ai raconté à propos de Cracovie était un mensonge. Toute mon enfance, toute ma vie, j’ai vraiment haï les Juifs. Ils la méritaient, cette haine. Je les hais, sales cochons de Juifs !
— Oh, je t’en prie, Sophie, je t’en supplie, répliquai-je.
Je savais qu’elle était hors d’elle, savais qu’en réalité il était impossible qu’elle pense ce qu’elle disait, savais également que la judaïté de Nathan lui offrait une cible plus facile que la personne de Nathan lui-même, dont il était évident qu’elle était toujours follement amoureuse. Cette explosion de malveillance m’offusquait, même si je croyais en comprendre la source. Néanmoins, si impérieux est le pouvoir de suggestion, que sa rancœur farouche fit vibrer en moi je ne sais quelle fibre atavique et, tandis que l’autobus s’engageait en cahotant sur l’aire goudronnée du parking de Jones Beach, je me surpris à ruminer de sombres pensées à l’idée du vol dont je venais d’être victime. Et Morris Fink. Fink ! Salaud de petit youpin, me dis-je, en m’efforçant en vain de roter.
Les petits sourds-muets descendirent en même temps que nous, grouillant de tous côtés, nous cernant, nous écrasant les orteils, remplissant l’air de leurs gesticulations de papillons. Je crus que nous ne parviendrions jamais à les déloger ; leur cortège irréel et muet nous escorta tandis que nous traversions la plage. Le ciel, tout à l’heure si limpide à Brooklyn, s’était couvert : l’horizon était plombé, de lourdes vagues huileuses gonflaient le ressac. Seuls quelques rares baigneurs piquetaient la grève ; l’air était moite, étouffant. Je me sentais accablé d’une angoisse et d’une déprime presque intolérables, pourtant mes nerfs vacillaient comme une flamme. Dans mes oreilles retentissait l’écho d’un passage délirant, inconsolable, de la Passion selon saint Matthieu dont plus tôt ce matin-là les sanglots avaient jailli de la radio de Sophie et, sans raison particulière, mais avec une pertinence parfaite, me revinrent certains vers du XVIIe siècle que j’avais lus peu de temps auparavant : « … puisque la Mort ne peut être que la Lucina de la vie et que les païens eux-mêmes connaissaient jadis le doute, qui sait si vivre ainsi n’était pas mourir… » Je transpirais dans le cocon moite et chaud de mon angst, tourmenté par ce vol qui me laissait pratiquement dépourvu de ressources, tourmenté par mon roman que je craignais de ne jamais avoir les moyens de finir, tourmenté par mon impuissance à décider si oui ou non je devais porter plainte contre Morris Fink. Comme en réponse à quelque signal inaudible, les petits sourds-muets se dispersèrent soudain, s’égaillant comme des petits oiseaux des grèves, disparurent. Sophie et moi poursuivîmes à pas lourds notre promenade à la lisière des vagues, sous un ciel gris comme de la moleskine. Seuls tous les deux.
— Nathan avait en lui tout ce qu’il y a de mauvais chez les Juifs, dit Sophie, et rien du tout petit peu qu’ils ont de bon.
— Est-ce qu’il y a quelque chose de bon chez les Juifs ? m’entendis-je dire à voix haute, d’un ton belliqueux. C’est ce sale Juif de Morris Fink qui a volé l’argent dans mon armoire. J’en suis certain ! Fous d’argent, avides d’argent, salauds de Juifs !
Deux antisémites, en train de se promener par un beau jour d’été.
Une heure plus tard, Sophie avait à mon avis ingurgité peut-être une demi-pinte de whisky, à quelques centilitres près. Elle descendait l’alcool comme une ouvrière d’usine dans un bar polonais de Gary, Indiana. Pourtant, ni sa coordination ni sa locomotion ne trahissaient la moindre défaillance. Seule sa langue avait rompu ses freins (ce qui rendait son discours non point pâteux, mais simplement débridé, parfois même emballé) et comme la nuit précédente, je l’écoutai et l’observai avec stupéfaction, tandis que sous l’empire du puissant alcool de grain, ses inhibitions fondaient peu à peu. Entre autres choses, on eût dit que la perte de Nathan avait sur elle un effet perversement érotique, qui l’incitait à ruminer sur ses amours passés.
— Avant d’être envoyée au camp, dit-elle, j’avais un amant à Varsovie. Il avait quelques années de moins que moi. Il n’avait même pas vingt ans. Il s’appelait Jozef. Jamais je n’ai parlé de lui à Nathan, je ne sais pas pourquoi.
Elle s’interrompit un instant, se mordit la lèvre, puis reprit :
« Si, je sais. Parce que je connaissais la jalousie de Nathan, une jalousie tellement démente qu’il aurait eu envie de me haïr et de me punir pour, même dans le passé, avoir eu un amant. Nathan était capable d’être jaloux à ce point, ce qui fait que jamais je ne lui ai dit un seul mot de Jozef. Tu te rends compte, haïr quelqu’un sous prétexte que c’était un ancien amant ! Et quelqu’un qui était mort.
— Mort ? dis-je. Comment est-ce qu’il est mort ? Mais elle ne parut pas entendre. Elle roula sur notre couverture. Dans son sac de plage en toile, elle avait – à ma grande surprise et, surtout, à ma grande délectation – fourré quatre boîtes de bière. Quelle n’eût pas songé à me les donner plus tôt ne m’agaça même pas. Elles étaient, bien entendu, irrémédiablement chaudes maintenant, mais je m’en moquais éperdument (moi aussi, j’avais drôlement besoin de ce petit remontant) ; elle ouvrit la troisième, qui vomit sa mousse, et me la tendit. Elle avait aussi apporté quelques sandwiches d’aspect indéfinissable, auxquels nous ne touchâmes pas. Délicieusement isolés, nous étions nichés dans une sorte de cul-de-sac caché entre deux hautes dunes parsemées d’une herbe rêche et clairsemée. La mer – qui clapotait nonchalamment sur la grève, et d’un bizarre gris-vert plutôt laid, couleur huile de moteur – était nettement visible, mais nous, personne ne pouvait nous voir sinon les mouettes qui oscillaient au-dessus de nos têtes dans l’air immobile. Tout autour, l’humidité planait comme une brume presque palpable, le disque pâle du soleil était accroché derrière des nuages gris qui dérivaient et bouillonnaient comme au ralenti. D’une certaine façon, il était infiniment mélancolique, ce paysage marin, et j’aurais souhaité que nous ne nous attardions pas trop longtemps, mais la divine bière avait, momentanément du moins, calmé ma panique. Seule persistait mon envie de baiser, exaspérée par la présence de Sophie là tout près de moi, gainée dans son maillot de lastex blanc, et l’isolement total de notre petit coin de sable, dont la clandestinité me rendait quelque peu fébrile. J’étais en outre toujours en proie à un priapisme tellement affolant – ma première crise de ce genre depuis cette fatale nuit en compagnie de Leslie Lapidus – que l’image d’autocastration qu’un fugitif instant caressa mon esprit ne fut pas totalement frivole. Par souci de pudeur, je restai résolument plaqué sur le ventre, godiche à souhait avec mon slip de bain vert bille hérité des Marines, jouant selon mon habitude mon rôle de confesseur inlassable. Et une fois de plus, tandis que sortaient mes antennes, elles me ramenèrent la certitude qu’il n’y avait ni duplicité, ni la moindre équivoque dans ce qu’elle tentait de me dire.
— Mais il y avait une autre raison pour que je ne parle pas de Jozef à Nathan, poursuivit-elle. Même s’il n’avait pas risqué d’être jaloux, je ne lui aurais rien dit.
— Comment cela ? dis-je.
— Eh bien, il n’aurait pas cru ce que je lui aurais raconté à propos de Jozef – rien du tout. Une fois de plus, c’était une histoire de Juifs.
— Sophie, je ne comprends pas.
— Oh, c’est tellement compliqué.
— Essaye d’expliquer.
— Et puis, c’était aussi à cause des mensonges que j’avais déjà racontés à Nathan à propos de mon père, dit-elle. Je commençais à être – comment dit-on déjà –, à être complètement dépassée.
Je respirai un bon coup.
— Écoute, Sophie, je n’y comprends plus rien. Éclaire-moi un peu. Je t’en prie.
— D’accord. Écoute, Stingo. Quand il s’agit de Juifs, Nathan refuse toujours de croire que les Polonais peuvent avoir de bons côtés. Jamais je n’ai pu le convaincre qu’il existait des Polonais honnêtes et braves qui avaient risqué leurs vies pour sauver des Juifs. Mon père…
Elle se tut un instant ; quelque chose lui nouait la gorge, puis, après une longue hésitation, elle poursuivit :
« Mon père. Oh, et puis bon Dieu je m’en fous, je te l’ai déjà dit – à propos de mon père j’ai menti à Nathan comme je t’ai menti à toi. Mais finalement à toi, je t’ai dit la vérité, tu comprends, mais voilà, je n’aurais pas pu dire la vérité à Nathan parce que… je n’aurais pas pu lui dire parce que… parce que j’étais lâche. J’avais fini par comprendre que mon père était un monstre si affreux que j’étais obligée de cacher la vérité, même si ce qu’il était et ce qu’il avait fait n’étaient nullement de ma faute. Nullement quelque chose dont j’aurais pu me sentir coupable.
Une nouvelle hésitation.
« C’était tellement frustrant. J’ai menti au sujet de mon père et Nathan a refusé de me croire. Après, j’ai compris que jamais je ne serais capable de tout lui dire sur Jozef. Qui, lui, était bon et courageux. Et pourtant, j’aurais dit la vérité. Je me souviens de ce proverbe que Nathan citait toujours et qui me paraissait toujours tellement américain : ‘Un jour on perd, le lendemain on gagne.’ Mais moi, jamais je ne pouvais rien gagner.
— Alors, et Jozef ? m’obstinai-je, non sans une pointe d’impatience.
— Eh bien, c’était à Varsovie, nous habitions dans cet immeuble qui avait été détruit par les bombes mais ensuite réparé. On pouvait y habiter. Mais tout juste. C’était un endroit affreux. Tu n’as pas idée de ce que la vie pouvait être horrible à Varsovie pendant l’occupation. Si peu de nourriture, souvent un tout petit peu d’eau, et l’hiver il faisait si froid. Je travaillais dans une fabrique de papier goudronné. Je travaillais dix, onze heures par jour. À cause du papier goudronné, j’avais les mains en sang. Elles n’arrêtaient pas de saigner. Je ne travaillais pas pour l’argent à dire vrai, mais pour continuer à avoir une carte de travail. Une carte de travail pour m’éviter d’être envoyée dans un camp de travail forcé en Allemagne. Je vivais dans un petit logement minuscule au troisième étage de l’immeuble ; et Jozef habitait avec sa demi-sœur au rez-de-chaussée. Sa demi-sœur s’appelait Wanda, elle était un tout petit peu plus vieille que moi. Tous les deux faisaient partie de la Résistance, des Forces de l’Intérieur, comme on dit en anglais. Je voudrais tant pouvoir bien décrire Jozef mais je ne peux pas, je n’ai pas les mots. Je l’aimais tellement. En fait ce n’était pas vraiment de l’amour. Il était petit, musclé, très tendu et nerveux. Il était plutôt brun pour un Polonais. Bizarre, on ne faisait pas très souvent l’amour ensemble. Et pourtant on dormait dans le même lit. Il disait qu’il devait garder son énergie pour continuer à se battre. Il n’avait pas beaucoup d’instruction, tu sais, dans le sens habituel. Il était comme moi – la guerre avait détruit nos chances de faire des études. Mais il avait beaucoup lu, il était très intelligent. Il n’était même pas communiste, c’était un anarchiste. Il vénérait la mémoire de Bakounine et était totalement athée, ça aussi, c’était un peu bizarre, parce qu’à cette époque-là, moi, j’étais encore une petite Catholique très pieuse et je me demandais souvent comment j’avais pu tomber amoureuse de ce jeune homme qui ne croyait pas en Dieu. Mais on avait fait un pacte, tu comprends, le pacte de ne jamais parler de religion, et on n’en parlait jamais.
« Jozef était leur meurtr…
Elle s’interrompit, puis reformula sa pensée :
« Tueur ? C’était un tueur. C’était ça son rôle dans la Résistance. Il tuait les Polonais qui dénonçaient les Juifs, dénonçaient les endroits où tes Juifs se cachaient. Partout dans Varsovie, il y avait des Juifs qui se cachaient, pas des Juifs du ghetto, naturellement*, mais des Juifs d’une classe supérieure – des assimilés*, beaucoup d’intellectuels. Il y avait beaucoup de Polonais qui n’hésitaient pas à trahir les Juifs. Quelquefois pour rien. Jozef était un de ceux que la Résistance chargeait de tuer les traîtres. Il les étranglait avec une corde de piano. Il s’arrangeait d’abord pour faire leur connaissance, puis il les étranglait. Chaque fois qu’il tuait quelqu’un, il vomissait. Il a tué au moins six ou sept personnes. Jozef, Wanda et moi nous avions une amie dans l’immeuble voisin, quelqu’un que tous les trois nous aimions beaucoup – une très jolie fille, qui s’appelait Irena, d’environ trente-cinq ans, très belle. Elle était professeur avant la guerre. C’est bizarre, elle enseignait la littérature américaine, et je me souviens qu’elle était spécialiste d’un poète du nom de Hart Crane. Tu le connais Stingo ? Elle aussi travaillait pour la Résistance ; ou plutôt c’est ce que nous croyions tous – parce que un peu plus tard nous avons appris secrètement qu’en fait c’était un agent double, et qu’elle aussi dénonçait souvent les Juifs. Ce qui fait que Jozef a été obligé de la tuer. Et pourtant il l’aimait tellement. Il l’a étranglée en pleine nuit avec sa corde de piano et le lendemain, il est resté toute la journée sans rien faire, simplement enfermé dans sa chambre à regarder dans le vide par la fenêtre, sans prononcer un mot.
Sophie s’enferma dans le silence. Doucement, je tournai la tête, plaquant mon visage contre le sable, et songeant à Hart Crane, me sentis frissonner au cri d’une mouette, au flux et reflux rythmé des vagues mornes. Et toi tout près de moi, bénie maintenant tandis que les sirènes nous bercent de leur chant, nous tissent insensiblement dans la trame du jour…
— Comment est-ce qu’il est mort ? répétai-je.
— Quand il a tué Irena, les Nazis ont découvert qui il était. À peu près une semaine plus tard. Les Nazis utilisaient d’énormes Ukrainiens pour faire leurs exécutions. Ils sont venus un après-midi que j’étais sortie et ils ont tranché la gorge à Jozef. Quand je suis arrivée, Wanda l’avait déjà trouvé. Il se vidait de son sang dans l’escalier…
Nous restâmes plusieurs minutes sans rien dire. Chacun des mots qu’elle venait de prononcer était, je le savais, l’exacte vérité, et je me sentis submergé par une tristesse infinie. C’était en l’occurrence un sentiment profondément ancré dans une mauvaise conscience, et bien qu’une partie logique de mon esprit raisonnât que je n’avais aucune raison de me blâmer à cause d’événements d’ordre cosmique qui nous avaient, à Jozef et à moi, réservé des sorts différents, je ne pouvais m’empêcher de considérer mon passé récent avec répugnance. À quoi ce vieux Stingo passait-il son temps tandis que Jozef (et Sophie et Wanda) se tordaient dans l’indicible géhenne de Varsovie ? Il écoutait du Glenn Miller, sirotait de la bière, paradait dans les bars, se branlait. Seigneur, quel monde inique ! Soudain, après ce silence quasi interminable, le visage toujours enfoui dans le sable, je sentis les doigts de Sophie s’insinuer sous mon slip et doucement caresser cette zone d’épiderme extraordinairement sensible, là tout au fond du repli où cuisses et fesses se recoupent, à un centimètre tout au plus de mes couilles. La sensation était à la fois stupéfiante et franchement érotique ; j’entendis un gargouillis involontaire fuser du fond de ma gorge. Les doigts se retirèrent.
— Stingo, et si on enlevait nos vêtements, crus-je l’entendre dire.
— Qu’est-ce que tu dis ? fis-je d’une voix morne.
— Enlevons nos affaires. Mettons-nous tout nus.
Lecteur, essayez un instant d’imaginer. Imaginez que pendant une période de temps indéterminée mais relativement longue, vous ayez nourri le soupçon fondé que vous étiez atteint d’une maladie mortelle. Un matin le téléphone sonne, et le médecin vous dit ceci : « Vous n’avez aucune raison de vous faire du souci. Ce n’était qu’une fausse alerte. » Ou bien imaginez encore ceci : Vous venez d’essuyer une série de graves revers de fortune, qui vous ont laissé si près de l’indigence et de la ruine que, pour vous sortir d’affaire, vous avez songé à mettre fin à vos jours. De nouveau c’est le téléphone béni, qui vous apprend que vous venez de gagner un demi million de dollars à la loterie. Je n’exagère nullement (on se souviendra peut-être que j’ai déjà dit, une fois au moins, que jamais je n’avais vraiment contemplé une femme dans le plus simple appareil) quand je prétends que ce genre de nouvelles n’auraient su provoquer en moi le mélange de stupéfaction et de pure joie animale que me causa l’aimable invite de Sophie. Combiné au frôlement de ses doigts d’une lubricité dépourvue d’équivoque, elle eut pour résultat de me faire aspirer avec une rapidité incroyable de grandes goulées d’air. Je crois bien que je connus alors cet état que les médecins qualifient d’hyperventilation et je craignis un instant de tourner de l’œil.
Et quand je levai les yeux, elle s’extirpait déjà en se tortillant de son maillot lastex, si bien qu’à quelques centimètres de distance, je contemplai ce que j’avais fini par croire que jamais je ne contemplerais avant d’atteindre la quarantaine : un jeune corps de femme, nu et crémeux, avec des seins dodus aux insolents petits bouts bruns, un ventre lisse légèrement rebondi doté d’un nombril pareil à un clin d’œil coquin, et (sois sage, mon cœur, me souviens-je d’avoir alors pensé) un triangle de toison pubienne couleur miel d’une adorable symétrie. Mon conditionnement culturel – dix années de filles vaporeuses signées Petty et une censure universelle sur le corps humain – expliquait que j’avais quasiment oublié que les femmes étaient pourvues de ce dernier accessoire, que je contemplais, toujours médusé et ravi, quand Sophie pivota soudain pour détaler vers la plage.
— Viens, Stingo, lança-t-elle, déshabille-toi et mettons-nous à l’eau !
Je me levai et la regardai s’éloigner, en extase : je suis sérieux quand je dis que jamais chaste chevalier affamé de désir et hanté par le Graal ne contempla l’objet de sa quête avec cette admiration sans bornes qui s’empara de moi à ma première vision de la croupe tressautante de Sophie – un délectable cœur renversé. Puis, dans une gerbe d’éclaboussures, elle se jeta dans l’océan sombre.
Sans doute fut-ce par pure consternation que je ne pus me résoudre à la suivre. Tant de choses venaient de se produire et si vite, que tous mes sens tournoyaient et que je demeurai enraciné dans le sable. Ce changement d’humeur – la sinistre chronique de Varsovie, suivie en un éclair par ce badinage impudique. Que diable cela signifiait-il ? Je me sentais soulevé par une excitation folle, mais en même temps désespérément perplexe, faute de précédent pour me guider dans cette conjoncture. Avec une pudibonderie outrée – en dépit du total isolement de l’endroit – je m’extirpai de mon maillot et restai planté là sous l’étrange ciel d’été gris et tourmenté, exhibant pathétiquement aux séraphins mes avantages virils. J’avalai la dernière bière, étourdi par un mélange d’appréhension et de joie. Sophie nageait et je la suivis des yeux. Elle nageait bien, et me sembla-t-il, avec un plaisir détendu ; j’espérai qu’elle n’était pas trop détendue, et une brève angoisse m’étreignit à l’idée qu’elle s’était mise à l’eau l’estomac plein de whisky. L’air était moite et étouffant, mais je tremblais et frissonnais comme en proie à une fièvre malsaine.
— Oh, Stingo, pouffa-t-elle en me rejoignant, tu bandes*.
— Tu*… quoi ?
— Tu as une érection.
Elle l’avait remarqué sur-le-champ. Sans savoir quoi en faire, mais en m’évertuant à éviter une gaucherie exagérée, je nous avais mon érection et moi installés sur la couverture dans une posture nonchalante – aussi nonchalante que possible du moins vu la fièvre qui me secouait –, mon indiscrète protubérance camouflée sous mon avant-bras ; la tentative avait été vaine, elle sortit de sa cachette une fraction de seconde avant que Sophie s’affale à côté de moi, sur quoi nous roulâmes comme deux dauphins dans les bras l’un de l’autre. J’ai complètement perdu l’espoir de jamais ressusciter l’excitation torturante de cette étreinte. Je m’entendis pousser de petits hennissements chevalins tandis que je l’embrassais goulûment, mais à part l’embrasser je ne pouvais rien faire d’autre ; je l’agrippai par la taille avec une brutalité folle, terrifié à l’idée de caresser son corps de peur qu’il ne se désintègre au contact de mes doigts grossiers. Sa cage thoracique avait quelque chose de fragile. Je repensai au coup de pied de Nathan, mais aussi à la famine dont elle avait souffert. Mes frissons et mes tremblements persistaient ; je ne sentais plus rien que la douceur de sa bouche parfumée au whisky et la caresse chaude de nos langues mêlées.
— Stingo, comme tu trembles, murmura-t-elle tout à coup, en s’écartant pour échapper à ma langue vorace. Laisse-toi donc aller !
Je me rendis compte alors que je salivais stupidement – une humiliation supplémentaire qui accabla mon esprit tandis que nos lèvres demeuraient engluées. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi ma bouche suintait de la sorte, et cette angoisse nouvelle eut pour résultat de m’empêcher plus fermement encore d’explorer ses seins, ses fesses ou, que Dieu m’aide, ce recoin intime et mystérieux qui depuis si longtemps et de façon si affolante hantait mes rêves. Une indicible et diabolique paralysie m’étreignait. À croire que dix mille professeurs presbytériens de l’École du Dimanche planaient en un nuage menaçant au-dessus de Long Island, inhibant irrémédiablement mes doigts par leur présence. Les secondes s’écoulaient comme des minutes, les minutes comme des heures, et je ne parvenais toujours pas à passer sérieusement à l’action. Ce fut alors que comme pour abréger mes souffrances, ou peut-être simplement par désir de débloquer la situation, Sophie elle-même se chargea de prendre l’initiative.
— Tu as un beau schlong, Stingo, dit-elle, en m’agrippant d’une main délicate, mais avec une fermeté subtile et experte.
— Merci, m’entendis-je marmonner.
Une vague d’incrédulité me submergea (pas de doute elle vient de te l’empoigner, me dis-je), mais j’essayai de feindre un savoir-faire convaincant.
« Pourquoi appelles-tu ça un schlong ? Nous, dans le Sud, on appelle ça autrement.
Ma voix chevrotait affreusement.
— C’est comme ça que l’appelle Nathan, répondit-elle. Comment est-ce que vous dites dans le Sud ?
— Parfois on dit une bitte, chuchotai-je. Plus au nord, dans certains coins, ils disent une trique, ou un engin. Ou une pine.
— J’ai entendu Nathan dire son zob. Et aussi son putz.
— Il te plaît, le mien ?
C’était à peine si je m’entendais parler.
— Il est mignon.
J’ai oublié ce qui – à supposer que ce fût une chose précise – mena cet abominable dialogue à son terme. Bien entendu, elle était censée me complimenter de façon plus hyperbolique – « gigantesque », « une merveille », et même « gros » auraient fait l’affaire, n’importe quoi en fait, sauf « mignon » – et peut-être fut-ce uniquement mon lugubre silence qui l’incita alors à me caresser et à me branler avec une ardeur qui alliait le tour de main d’une courtisane à celui d’une trayeuse de vache. Ce fut exquis ; je l’écoutais soupirer à petits coups rapides, je soupirais moi aussi, et quand elle murmura : « Mets-toi sur le dos, Stingo chéri », me traversèrent l’esprit en un éclair les images des insatiables fellations qu’elle administrait à Nathan et qu’elle m’avait décrites avec tant de franchise. Mais c’était trop, trop et plus que je ne pouvais en supporter – toutes ces frictions divines et expertes (mon Dieu, songeai-je, elle m’a appelé « chéri ») et la brusque sommation de la rejoindre au Paradis : poussant un bêlement de détresse pareil à celui d’un bélier sous le couteau, je sentis mes paupières se crisper brusquement et, ouvrant toutes grandes les vannes, libérai un torrent palpitant. Puis je mourus. Il va sans dire qu’en cet instant de détresse, elle n’aurait pas dû pouffer de rire, ce que pourtant elle fit.
Quelques minutes plus tard, cependant, elle devina mon désespoir et dit :
— Il ne faut pas que ça te rende triste, Stingo. Ça arrive quelquefois, je le sais.
Je restai prostré là, chiffonné comme un sac en papier détrempé, les yeux hermétiquement clos, tout à fait incapable d’affronter l’abîme de mon échec. Ejaculatio praecox (Duke University – cours de Psychologie 4 B). Une escouade de lutins diaboliques ressassaient d’un ton railleur la formule au fond du puits sombre de mon désespoir. J’avais l’impression que jamais je ne pourrais rouvrir les yeux pour affronter le monde – un mollusque englué dans la vase, la plus humble des créatures de la mer.
Je l’entendis pouffer de nouveau, risquai un coup d’œil.
— Regarde, Stingo, disait-elle sous mon regard incrédule, c’est bon pour le teint.
Et ce fut alors que je vis cette folle de Polonaise empoigner la bouteille de whisky, avaler une gorgée à même le goulot et de l’autre main – la main qui m’avait gratifié de cet extraordinaire mélange de mortification et de plaisir – masser doucement son visage pour imprégner sa peau avec mon malencontreux exsudat.
— Comme disait toujours Nathan, le foutre c’est plein de merveilleuses vitamines, dit-elle.
Pour une raison mystérieuse, mes yeux se rivèrent sur son tatouage ; et en cet instant il me parut d’une incongruité profonde.
— Pas la peine d’avoir l’air si tragique*, Stingo. Ce n’est quand même pas la fin du monde, ça peut arriver à tous les hommes, surtout quand ils sont jeunes. Par exemple*, à Varsovie, le jour où Jozef et moi, on a essayé de faire l’amour pour la première fois, il lui est arrivé la même chose, exactement la même chose. Lui aussi était puceau.
— Comment savais-tu que j’étais puceau ? dis-je avec un soupir à fendre l’âme.
— Oh, j’y vois clair, Stingo. Je savais que tu n’étais arrivé à rien avec l’autre fille, Leslie, que tu ne faisais que raconter des histoires quand tu prétendais avoir couché avec elle. Pauvre Stingo, oh, pour être tout à fait franche, Stingo, je ne le savais pas vraiment. Disons que je le sentais. Mais, j’avais raison, non ?
— Oui, gémis-je. Pur comme de la neige vierge.
— Jozef avait tellement de points communs avec toi – honnête, franc, et puis quelque chose qui d’une certaine façon faisait de lui un petit garçon. C’est difficile à décrire. Peut-être que c’est pour ça que je t’aime tant, Stingo, parce que par bien des côtés tu me rappelles Jozef. Peut-être que j’aurais fini par l’épouser si les Nazis ne l’avaient pas assassiné. Tu sais, personne parmi nous n’a jamais pu découvrir qui l’avait dénoncé après l’exécution d’Irena. Un mystère complet, mais il fallait forcément que quelqu’un ait parlé. Tous les deux nous allions souvent faire des pique-niques comme celui-ci. C’était très difficile pendant la guerre – si peu de choses à manger – mais une ou deux fois en été, on est allés à la campagne et on a étalé une couverture par terre, comme nous ici…
Je n’en revenais pas. Après la flambée de désir qui nous avait emportés à peine quelques instants plus tôt, après cette rencontre – en soi et malgré les tâtonnements et l’échec, l’événement le plus bouleversant et le plus cataclysmique de ma vie – elle continuait à égrener ses souvenirs comme dans un rêve éveillé, de toute évidence pas davantage émue par notre prodigieuse intimité que si nous eussions en toute innocence exécuté de concert un petit pas de deux sur un parquet de bal. Fallait-il attribuer en partie ce comportement à quelque effet pervers de l’alcool ? Son regard était maintenant légèrement vitreux et elle jacassait avec la volubilité d’un commissaire-priseur. Quelle qu’en fût la cause, sa brusque insouciance me plongeait dans une cruelle détresse. Là devant moi, tout en étalant avec indifférence mes spermatozoïdes affolés sur ses joues comme si elle se barbouillait de crème de jour, elle parlait non de moi (qu’elle avait appelé « chéri » !), non pas même de nous, mais d’un amant mort et enterré depuis des années. Avait-elle oublié qu’à peine quelques minutes plus tôt elle avait été à deux doigts de m’initier aux mystères du pompier, un sacrement que depuis l’âge de quatorze ans j’attendais avec une joie mêlée d’anxiété ? Les femmes étaient-elles donc capables, ainsi, sur-le-champ, de débrancher leur désir comme on débranche une lampe ? Et Jozef ! Cette obsession pour son ancien amant était exaspérante, et j’avais peine à supporter l’idée – la refoulais à l’arrière-plan de mon esprit – que cette passion fébrile qu’elle m’avait prodiguée le temps de quelques instants enflammés, était le résultat d’un transfert d’identité : que je n’étais rien d’autre qu’un docile substitut de Jozef, une chair chargée de combler un vide dans un fantasme éphémère. Je constatai par ailleurs qu’elle devenait un peu incohérente ; sa voix avait pris une intonation à la fois guindée et pâteuse et ses lèvres se mouvaient de façon artificielle et étrange, comme engourdies par la Novocaïne. Elle me parut fort inquiétante, cette expression d’hypnose. Je lui pris la bouteille, où stagnaient encore quelques doigts de liquide.
— Ça me rend malade, Stingo, tellement malade de penser à ce qui aurait pu être. Si Jozef n’était pas mort. J’avais une grande tendresse pour lui. Beaucoup plus que pour Nathan, en fait. Jozef ne m’a jamais fait de mal comme Nathan. Qui sait ? Peut-être qu’on se serait mariés, et si on avait été mariés, la vie aurait été tellement différente. Tiens, une chose, par exemple* – sa demi-sœur Wanda. J’aurais arraché Jozef à sa mauvaise influence et ç’aurait été une chose excellente. Où est passée la bouteille, Stingo ?
Tout en la laissant parler, je vidais dans le sable – derrière mon dos et en cachette – ce qui restait d’alcool.
« La bouteille ? Bref, cette kvetch{40} de Wanda, une sacrée kvetch, que c’était !
(J’adorais kvetch. Nathan, encore Nathan !)
« C’est de sa faute si Jozef a été tué. D’accord, je veux bien le reconnaître – il fallait que*… bien sûr il était indispensable que quelqu’un se venge de ceux qui dénonçaient les Juifs, mais pourquoi désigner chaque fois Jozef comme le tueur ? Pourquoi ? Et ça, c’était le pouvoir de Wanda, cette sale kvetch. D’accord. Je sais, elle était un des chefs de la Résistance, mais était-ce juste de toujours désigner son frère pour tuer les traîtres dans notre partie de la ville ? Je te le demande, est-ce que c’était juste ? Et, Stingo, chaque fois qu’il tuait, ça le faisait vomir. Vomir ! Ça le rendait à moitié fou.
Je retins mon souffle tandis que son visage semblait se fondre dans une pâleur de cendres et soudain, avec un geste d’une avidité affreuse, elle chercha à tâtons la bouteille, en marmonnant des mots indistincts.
— Sophie, dis-je, Sophie, il ne reste plus de whisky.
L’air absent, perdue dans ses souvenirs, elle parut ne pas entendre, et de plus, elle était de toute évidence au bord des larmes. Tout à coup et pour la première fois, je pris conscience de ce que signifiait l’expression : « mélancolie slave » : le chagrin avait submergé son visage comme l’ombre d’une nuée noire courant sur un champ de neige.
— Cette foutue conne, Wanda ! Tout, tout a été de sa faute à elle. Tout ! La mort de Jozef, mon arrestation, Auschwitz, tout !
Elle éclata en sanglots, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues, brouillaient son visage. Je m’agitai misérablement, sans trop savoir quoi faire. Et bien qu’Éros se fût enfui, je me penchai vers elle et, la prenant dans mes bras, l’attirai contre moi. Son visage reposait sur ma poitrine.
« Oh, bon Dieu, Stingo, je suis tellement, si affreusement malheureuse ! se lamenta-t-elle. Où est Nathan ? Où est Jozef ? Où sont-ils tous ? Oh, Stingo, je veux mourir !
— Chut, Sophie, fis-je doucement, en caressant son épaule nue, tout finira par s’arranger. (Tu parles !)
— Serre-moi fort, Stingo, chuchota-t-elle avec désespoir, serre-moi fort. Je me sens tellement perdue. Oh Seigneur, je me sens tellement perdue ! Qu’est-ce que je vais faire ? Je suis tellement seule !
L’alcool, l’épuisement, te chagrin, le ciel limpide et la chaleur lourde – tout cela sans doute fit qu’elle s’endormit dans mes bras. Gonflé de bière et vidé de mes forces, je m’endormis moi aussi, cramponné à son corps comme à une bouée. Je fis des rêves décousus et torturés, le genre de rêves qui toute ma vie n’ont cessé dirait-on de me harceler – des rêves de poursuites absurdes, d’une quête de je ne sais quel mystérieux trophée qui me conduisait en des lieux inconnus : au sommet d’escaliers raides et anguleux, en barque au fil de canaux paresseux, dans les couloirs de bowlings tortueux et les labyrinthes de gares de triage (où je vis mon bien-aimé professeur d’anglais de Duke, affublé de son costume de tweed, debout aux commandes d’une locomotive de manœuvre lancée à toute vitesse), à travers des hectares béants de premiers sous-sols, deuxièmes sous-sols et tunnels inondés d’une lumière crue. Et aussi un égout horrible et irréel. Mon objectif demeurait comme toujours une énigme, bien qu’il parût être vaguement en rapport avec un chien perdu. Et quand je me réveillai, en sursaut, la première chose dont je me rendis compte fut que Sophie avait je ne sais comment échappé à mon étreinte, elle avait disparu. Je m’entendis articuler un cri. Je m’entendis former un cri, qui, cependant, resta coincé dans le fond de mon gosier et se mua en gémissement étranglé. Je sentis que mon cœur se lançait dans un galop éperdu. Tout en renfilant gauchement mon slip, j’escaladai le flanc de la dune jusqu’à l’endroit d’où l’on pouvait apercevoir toute la plage – ne vis rien, rien que la morne et sinistre grève, rien d’autre. Elle s’était évanouie.
J’allai jeter un coup d’œil derrière les dunes – un désert envahi d’herbes flétries. Personne. Et personne non plus sur la plage toute proche, hormis une vague silhouette humaine courtaude, trapue, qui s’avançait dans ma direction. Je me précipitai vers cette silhouette, qui peu à peu se matérialisa sous l’aspect d’un gros homme basané en maillot de bain, occupé à grignoter un hot dog. Ses cheveux noirs étaient lissés, partagés par une raie au milieu du crâne – il me gratifia d’un sourire idiot.
— Avez-vous vu quelqu’un… une blonde, une fille drôlement bien roulée, très blonde… bafouillai-je.
Il eut un hochement de tête affirmatif, sans cesser de sourire.
— Où ça ? fis-je, soulagé.
— No hablo inglés, fut la réponse.
Il demeure toujours gravé dans ma mémoire, ce bref échange – peut-être d’autant plus fidèlement qu’à l’instant précis où je perçus sa réponse par-dessus son épaule velue, je repérai Sophie, sa tête à peine plus grosse qu’un point doré là-bas très loin au large sur les vagues vert pétrole. Sans réfléchir plus d’une fraction de seconde, je plongeai à sa poursuite. Je suis assez bon nageur, mais ce jour-là, je me retrouvai doté d’une ardeur littéralement olympique, conscient tout en fonçant frénétiquement à travers la houle paresseuse, que c’étaient la terreur et le désespoir qui animaient les muscles de mes jambes et de mes bras, me propulsant toujours plus loin avec une énergie farouche que jamais je n’aurais cru posséder en moi. J’avançai à vive allure à travers une houle légère ; néanmoins, je fus stupéfait de voir combien déjà elle s’était éloignée, et quand je m’arrêtai quelques instants pour me repérer et la localiser, je constatai avec un désespoir affreux qu’elle continuait à foncer droit devant elle, le cap sur le Venezuela. Je la hélai, une fois, deux fois, mais elle continua à nager.
— Sophie, reviens ! lançai-je, mais j’eusse tout aussi bien pu implorer le vent.
J’avalai une grande goulée d’air, adressai une petite prière régressive au dieu des Chrétiens – la première depuis bien des années – et repris mon crawl héroïque vers le sud à la poursuite de cette crinière jaune qui s’éloignait rapidement. Puis subitement, je compris que je la remontais, et à une vitesse spectaculaire ; à travers le flou salé qui m’embuait les yeux, je vis la tête grossir, se rapprocher. Je devinai qu’elle avait cessé de nager et, en quelques secondes, je l’eus rejointe. Submergée presque jusqu’aux yeux, elle n’était pas encore tout à fait au bord de la noyade ; mais elle avait le regard fou d’un chat acculé, elle buvait la tasse et se trouvait visiblement au seuil de l’épuisement.
— Non ! Non ! hoqueta-t-elle, en me repoussant à coups de petits gestes débiles.
Mais je me jetai sur elle, l’empoignai fermement de derrière par la taille et la gratifiai d’un « Ta gueule ! » empreint d’une indispensable hystérie. Je faillis pleurer de soulagement quand, sitôt que je l’eus agrippée, loin de se débattre farouchement comme je l’avais redouté, elle s’abandonna contre moi et me laissa la remorquer lentement vers le rivage, secouée de petits sanglots pathétiques qui crevaient comme des bulles contre ma joue et mon oreille.
À peine l’eus-je hissée sur la grève, qu’elle s’écroula à quatre pattes et régurgita deux bons litres d’eau. Puis, crachotant et toussant, elle resta vautrée le visage contre le sable à la lisière des vagues et, comme en proie à une crise d’épilepsie, se mit à frissonner éperdument, secouée par les affres d’un désespoir échevelé comme jamais je n’en avais vu de ma vie.
— Oh, Dieu, gémit-elle, pourquoi ne pas m’avoir laissée mourir ? Pourquoi ne m’as-tu pas laissée me noyer ? J’ai été si mauvaise – j’ai été si affreusement mauvaise ! Pourquoi ne pas m’avoir laissée me noyer ?
Impuissant, je restai planté là devant sa silhouette nue. Le promeneur solitaire que j’avais accosté sur la place s’était approché, et nous contemplait sans rien dire. Je remarquai une petite tache de ketchup sur ses lèvres ; puis d’une voix lugubre à peine audible, il nous gratifia de conseils en espagnol. Soudain, je m’effondrai tout contre Sophie, conscient d’être cette fois à bout de forces, et laissai courir ma main sur son dos nu. De cet instant, je conserve encore un souvenir tactile ; l’arête squelettique de son épine dorsale, le contour discret de chaque vertèbre, la longue ligne serpentine qui s’abaissait et se soulevait au rythme de sa respiration torturée. Il s’était mis à pleuvoir, un petit crachin chaud, qui se rassemblait en minuscules gouttelettes sur mon visage. J’appuyai ma tête contre son épaule. Et alors, je l’entendis dire :
— Tu aurais dû me laisser me noyer. Stingo. Il y a en moi tant de choses mauvaises. Personne ! Personne n’a en soi tellement de choses mauvaises.
Mais je parvins en fin de compte à la rhabiller et nous primes un autobus pour regagner Brooklyn et le Palais Rose. Je préparai du café qui l’aida à se dessoûler et elle passa toute la fin de l’après-midi et le début de la soirée à dormir. Quand elle se réveilla, elle avait encore les nerfs en piteux état – le souvenir de ce bain solitaire droit sur le néant la laissait manifestement bouleversée –, néanmoins, pour quelqu’un qui avait frôlé d’aussi près le désastre, elle paraissait avoir raisonnablement retrouvé ses esprits. Physiquement, elle ne paraissait pas trop éprouvée, quand bien même, encore toute gonflée d’eau salée, elle continua pendant des heures à être secouée de hoquets et à lâcher d’énormes rots fort peu distingués.
Et ensuite – eh bien Dieu sait qu’elle m’avait déjà entraîné dans certains des abîmes les plus secrets de son passé. Mais elle m’avait également laissé avec des questions demeurées sans réponses. Peut-être éprouvait-elle le sentiment qu’elle n’avait en réalité aucune chance de réintégrer le présent, à moins de parvenir, enfin, à passer aux aveux, comme on dit, et ce faisant à éclairer ce qu’elle avait jusqu’alors persisté à dissimuler non seulement à moi, mais aussi (qui sait ?) à elle-même. Ce fut ainsi que pendant le reste de ce week-end trempé de pluie, elle me raconta encore beaucoup de choses au sujet de sa saison en enfer. (Beaucoup de choses, mais pas tout. Une certaine chose en particulier demeura ensevelie en elle, dans le royaume de l’indicible.) Et je parvins enfin à discerner les contours de cette « force mauvaise » qui de manière tellement implacable l’avait traquée de Varsovie à Auschwitz et de là jusque dans ces aimables rues bourgeoises de Brooklyn, avec l’acharnement d’un démon.
Sophie avait été arrêtée en 1943 vers le milieu du mois de mars, quelques jours après l’assassinat de Jozef par les gardes ukrainiens. Une journée grise avec un grand vent qui soufflait en rafales et des nuages bas encore marqués par la crudité de l’hiver. Elle se souvenait que la chose s’était passée en fin d’après-midi. Lorsque les trois wagons du petit tramway qui la ramenait en ville s’arrêtèrent dans un hurlement de freins quelque part à la périphérie de Varsovie, une violente émotion l’étreignit, beaucoup plus violente qu’un simple pressentiment. Une certitude – la certitude qu’elle allait être envoyée dans un camp. Cette intuition fulgurante la frappa avant même que les agents de la Gestapo – une demi-douzaine au moins – grimpent dans le wagon et intiment à tous les voyageurs l’ordre de descendre dans la rue. Elle savait ce dont il s’agissait, la lapanka – la rafle – qu’elle avait redoutée et prévue dès l’instant où le tramway s’était arrêté sur une ultime secousse ; quelque chose dans la brusque décélération et la brutalité de l’arrêt présageait une catastrophe. Tout comme il y avait un présage de catastrophe dans l’âcre puanteur métallique des roues bloquées contre les rails, et la façon dont, dans le train bondé, tous les voyageurs assis aussi bien que debout, avaient été précipités tous ensemble en avant, cherchant frénétiquement quelque chose à quoi se raccrocher. Ce n’est pas un accident se dit-elle c’est la police allemande. Et alors lui parvint l’ordre beuglé à pleine voix : « Raus ! »
Ils découvrirent presque aussitôt le jambon de douze kilos. Son stratagème – elle avait ficelé le paquet enveloppé d’un journal sous sa robe et à même son ventre, de manière à simuler une grossesse avancée – était tellement éculé qu’il avait beaucoup plus de chances d’attirer l’attention que de réussir ; elle avait néanmoins pris le risque, sur l’insistance de la fermière qui lui avait vendu la précieuse viande « Tu peux au moins essayer, avait dit la femme. S’ils te voient le transporter à découvert tu es sûre de te faire prendre. En plus tu as l’air d’une intellectuelle et tu t’habilles comme une intellectuelle, pas comme une de nos babas de la campagne. Ça peut t’aider » Mais Sophie n’avait pas prévu ni la lapanka ni la minutie de la fouille. Aussi le voyou de la Gestapo, plaquant Sophie contre un mur de briques humide, ne fit-il pas le moindre effort pour dissimuler le mépris que lui inspirait la ruse de cette gourde de Polack et, tirant un canif de la poche de sa veste, il en glissa d’un geste nonchalant et avec une délicatesse presque amicale la lame dans la boursouflure de ce placenta bidon, tout en grimaçant un sourire railleur. Sophie se souvenait de l’haleine du Nazi qui puait le fromage, et de son commentaire sarcastique quand la lame s’enfonça dans la croupe de ce qui avait été, il n’y avait pas si longtemps, un bienheureux cochon. « Tu ne peux pas dire ‘aïe’, Liebchen ? » Elle resta incapable, si grande était sa terreur, d’articuler autre chose que quelques platitudes désespérées, mais, pour sa peine, se vit gratifiée d’un compliment sur la parfaite élégance de son allemand.
Elle eut la certitude qu’on allait la soumettre à la torture, mais pour une raison quelconque, elle y échappa. Ce jour-là, les Allemands semblaient ne plus savoir où donner de la tête ; dans toutes les rues, des Polonais par centaines étaient rassemblés comme du bétail et emmenés en captivité, aussi le délit dont elle était coupable (un délit grave, transporter de la viande en fraude), et qui à tout autre moment lui eût sans doute valu d’être soumise à une fouille des plus minutieuses, passa inaperçu et fut bientôt oublié dans la confusion générale. Ce qui ne signifie nullement qu’elle-même passa inaperçue, et pas davantage son jambon. À l’abominable quartier général de la Gestapo – cette terrible réplique à Varsovie de l’antichambre de Satan – le jambon, débarrassé de son papier et luisant de toute sa chair rose, demeura exposé sur le bureau entre d’une part elle-même, menottes aux poignets, et un inquisiteur hyperactif au nez chaussé d’un monocle, le portrait vivant d’Otto Kruger, qui la somma de lui avouer où elle s’était procuré cette denrée interdite. Son interprète, une jeune Polonaise, fut prise d’une brusque quinte de toux « Vous faites de la contrebande ! » lança-t-il dans son polonais bâtard, et quand Sophie répondit en allemand, elle s’attira son deuxième compliment de la journée. Un grand sourire mielleux et dentu de Nazi, sorti tout droit d’un film de Hollywood style 1938. Pourtant, il n’y avait guère là matière à plaisanterie. Ignorait-elle la gravité de son acte, ignorait-elle que toutes les viandes mais particulièrement les viandes de cette qualité étaient expressément réservées au Reich ? D’un ongle effilé, il détacha une petite lamelle de gras qu’il porta à sa bouche. Il grignota. Hochqualitätsfleisch. Tout à coup sa voix se fit rogue, un grondement hargneux. Cette viande, où se l’était-elle procurée ? Qui la lui avait fournie ? Sophie songea à la pauvre fermière, imagina les représailles qui l’attendaient elle aussi et, cherchant à gagner du temps, répondit : « Elle n’était pas pour moi, monsieur, cette viande. Elle était pour ma mère qui habite à l’autre bout de la ville. Elle est gravement malade, la tuberculose. » Comme si ce genre de sentiment altruiste pouvait avoir le moindre effet sur cette caricature de Nazi, harcelé qu’il était en outre par les coups qui martelaient la porte et la sonnerie agressive du téléphone. Quelle folle journée pour les Allemands et leur lapanka. « Je me fous totalement de votre mère ! rugit-il. Je veux savoir où vous avez pris cette viande ! Vous me le dites tout de suite, sinon je vous promets qu’on va vous le faire cracher ! » Mais les coups tambourinaient de plus belle sur la porte, un deuxième téléphone se mit à sonner ; le petit bureau devint une vraie cellule de fou. L’officier de la Gestapo hurla à l’un de ses sbires de le débarrasser de cette chienne polonaise – et jamais plus Sophie n’entendit parler de lui ni du jambon.
Tout autre jour, peut-être n’eût-elle même pas été arrêtée. L’ironie de la chose ne cessa de la torturer tandis qu’enfermée dans une cellule où régnait une obscurité presque complète, elle attendait en compagnie d’une douzaine d’autres habitants de Varsovie des deux sexes, qui tous lui étaient inconnus. La plupart – pas tous cependant – étaient jeunes, dans les vingt ou trente ans. Quelque chose dans leur comportement – peut-être uniquement la communion stoïque et impassible de leur silence – lui apprit qu’ils appartenaient tous à la Résistance. L’AK – Armia Krajowa. L’Armée de l’Intérieur. L’idée lui traversa alors soudain l’esprit que si seulement elle avait attendu une journée de plus (comme elle en avait eu l’intention) pour se rendre à Nowy Dwor où elle s’était procuré la viande, elle ne se serait pas trouvée dans le train, auquel, elle s’en rendait compte maintenant, les Allemands avaient sans doute tendu une embuscade dans l’espoir de piéger certains membres de l’AK qui voyageaient à bord. En lançant un grand filet dans l’espoir de capturer le plus possible de grosses prises, les Nazis ramenaient souvent de petits poissons, du menu fretin, pourtant fort intéressant, parmi lesquels ce jour-là Sophie. Assise à même le sol de pierre (il était maintenant minuit), elle étouffait de désespoir en pensant à Jan et Eva qui l’attendaient à la maison sans personne pour s’occuper d’eux Dehors montaient en permanence des couloirs une rumeur et un jacassement de voix, un bruit de pas traînants et de bousculades à mesure que les victimes de la rafle continuaient à affluer dans la prison. À un certain moment, jetant un coup d’œil par le judas grillagé, elle entrevit un instant un visage familier, et son cœur se changea en plomb. Le visage ruisselait de sang. C’était celui d’un jeune homme qu’elle ne connaissait que par son prénom, Wladyslaw ; rédacteur en chef d’un journal clandestin, il avait à plusieurs reprises échangé quelques mots avec elle dans l’appartement de Wanda et Jozef, à l’étage au-dessous. Elle ne sut dire pourquoi, mais ce fut à cet instant précis qu’elle eut la certitude que Wanda avait été elle aussi arrêtée. Puis une autre idée lui traversa l’esprit. Sainte Mère de Dieu, souffla-t-elle en une prière instinctive, vidée de toutes forces et les jambes brusquement coupées par cette évidence : à savoir que le jambon (outre le fait qu’il avait été dévoré par les types de la Gestapo) avait très probablement été oublié, et que son propre destin – quel qu’il fût en définitive – était désormais lié au destin de ces résistants. Et la conscience de ce destin fondit sur elle comme un sombre présage, un présage tellement chargé de menaces que le mot « terreur » lui en parut soudain édulcoré.
Sophie passa la nuit sans fermer l’œil. La cellule était glaciale et noire comme un tombeau, et tout ce qu’elle parvint à distinguer fut que la silhouette humaine – jetée comme un sac à côté d’elle aux petites heures du matin – était celle d’une femme. Et tandis que l’aube filtrait à travers le judas, ce fut avec horreur mais sans véritable surprise qu’elle reconnut Wanda dans la femme assoupie à côté d’elle sur le sol. Dans le petit jour blême, elle distingua peu à peu l’énorme bleu qui marquait la joue de Wanda ; un bleu répugnant, qui rappela à Sophie une grappe de raisins rouges écrasée. Elle esquissa un geste pour la réveiller, se ravisa, hésita, retira sa main : au même instant, Wanda se réveilla avec un grognement, cligna les yeux et plongea son regard droit dans les yeux de Sophie. Jamais elle n’oublierait l’expression de stupéfaction qui se peignit sur le visage meurtri de Wanda. « Zosia ! s’exclama-t-elle. Zosia ! toi, mais bonté divine, qu’est-ce que tu fais ici ? »
Sophie fondit en larmes et s’effondra sur l’épaule de Wanda, sanglotant avec tant de désespoir et de détresse qu’elle resta de longues minutes sans pouvoir marmonner un seul mot. Comme toujours, la patience et la fermeté de Wanda firent merveille ; à la fois sœur, mère et infirmière, elle lui prodigua murmures apaisants, petites tapes entre les omoplates et menues attentions ; pour un peu Sophie se serait endormie dans ses bras. Mais une angoisse trop forte la torturait et, après avoir repris ses esprits, elle raconta d’une traite comment elle avait été arrêtée dans le train. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes. Elle sentit que les mots se bousculaient pour franchir ses lèvres, consciente de la hâte et des lacunes de son récit et de son désir forcené d’obtenir une réponse à la question qui depuis douze heures lui tordait littéralement les entrailles :
— Les enfants, Wanda ! Jan et Eva. Sont-ils sains et saufs ?
— Oui, ils sont sains et saufs. Ils sont quelque part ici, ici même. Les Nazis ne leur ont fait aucun mal. Ils ont arrêté tout le monde dans l’immeuble – tout le monde, y compris tes enfants. Le grand nettoyage.
Une expression de souffrance se peignit sur son large visage aux traits accusés, maintenant défiguré par l’horrible meurtrissure.
« Oh mon Dieu, ils ont ramassé tellement de gens du réseau aujourd’hui. Quand ils ont tué Jozef, j’ai compris qu’on ne tiendrait plus longtemps. C’est un désastre.
Du moins rien de mal n’était arrivé aux enfants. Elle bénit Wanda, submergée par un exquis sentiment de soulagement. Soudain, elle n’y tint plus : elle avança les doigts, les tint en suspens au-dessus de la joue défigurée, la chair saccagée et boursouflée comme une éponge pourpre, mais elle n’osa y toucher et retira finalement sa main. Au même instant, elle se rendit compte qu’elle s’était remise à pleurer.
— Et toi, Wanda chérie, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? chuchota-t-elle.
— Un gorille de la Gestapo m’a jetée en bas de l’escalier, et puis il m’a bourrée de coups de pied. Oh, ces…
Elle souleva sa main, mais l’imprécation que visiblement elle se préparait à lancer mourut sur ses lèvres. Il y avait si longtemps que sans trêve tant de malédictions pleuvaient sur les Allemands que l’anathème le plus grossier, même le plus inédit, risquait de paraître insipide ; mieux valait rester bouche cousue.
« Ce n’est pas si terrible, je crois que je n’ai rien de cassé. Je suis sûre que c’est moins terrible que ça n’en a l’air.
De nouveau, elle entoura Zosia de ses bras, en poussant de petits sons rassurants.
« Pauvre Zosia, toi, tu te rends compte, toi, aller tomber dans leur saloperie de piège.
Wanda ! Comment Sophie pourrait-elle jamais sonder ou définir ses sentiments profonds à l’égard de Wanda – si complexe était ce mélange d’amour, d’envie, de méfiance, de dépendance, d’hostilité et d’admiration ? Par certains côtés, elles se ressemblaient tellement, et pourtant en même temps étaient si différentes. Au début de leur relation, c’était leur mutuelle fascination pour la musique qui les avait rapprochées. Wanda était venue à Varsovie pour étudier le chant au Conservatoire, mais la guerre avait réduit à néant ses aspirations, comme celles de Sophie. Lorsque le hasard avait voulu que Sophie s’installe dans le même immeuble que Wanda et Josef, c’étaient Bach et Buxtehude, Mozart et Rameau qui avaient cimenté leur amitié. Wanda était une grande jeune femme à la carrure athlétique, avec des membres gracieux de garçon et une flamboyante crinière rousse. Ses yeux étaient d’un bleu saphir d’une limpidité saisissante, comme jamais Sophie n’en avait encore vu. Un menton un rien trop saillant gâchait l’impression de réelle beauté, mais elle possédait une vivacité, une ferveur éclatante qui, à certains moments, la transformaient de façon spectaculaire ; elle rayonnait se mettait à pétiller comme une gerbe d’étincelles (fougueuse* était le mot qui venait souvent à l’esprit de Sophie) comme ses cheveux.
Il existait au moins une similarité nettement marquée entre le milieu d’où sortait Sophie et celui d’où sortait Wanda : toutes les deux avaient été élevées dans une atmosphère de germanophilie enthousiaste. En vérité, Wanda portait un patronyme on ne peut plus allemand, Muck-Horch von Kretschmann – ce quelle devait au fait d’être née d’un père allemand et d’une mère polonaise, à Lodz, où l’influence allemande dans le commerce et l’industrie, principalement textile, avait toujours été profonde, pour ne pas dire prédominante. Son père, un fabricant de lainages de qualité inférieure, lui avait fait très tôt apprendre l’allemand ; comme Sophie, elle parlait la langue couramment et sans accent, mais d’âme et de cœur, elle était polonaise. Jamais Sophie n’aurait imaginé qu’un cœur humain pût nourrir un patriotisme aussi farouche, même dans un pays d’ardents patriotes. Wanda était la réincarnation de la jeune Rosa Luxemburg, dont elle vénérait la mémoire. Elle ne parlait que rarement de son père, de même qu’elle ne tenta jamais d’expliquer pourquoi elle avait rejeté de façon si radicale la partie allemande de son patrimoine héréditaire Sophie ne savait qu’une chose, de tout son être, de toute son âme, de tous ses vœux, Wanda aspirait à une Pologne libre – et avec plus de ferveur encore, au rêve d’un prolétariat polonais enfin émancipé après la guerre – et cette passion avait fait d’elle une résistante parmi les plus ardentes et les plus inébranlables. Elle était infatigable, intrépide, habile – un brandon. Outre son zèle et ses diverses compétences, sa parfaite connaissance de la langue de l’envahisseur honni l’avait rendue, bien sûr, extrêmement précieuse dans la clandestinité. Sachant que Sophie, elle aussi, connaissait depuis toujours parfaitement l’allemand, mais refusait d’utiliser ses dons pour aider la Résistance, Wanda commença par s’indigner de ce refus qui finit par mettre les deux amies au bord d’une brouille désastreuse. Car, à l’idée de se laisser entraîner dans le combat clandestin, Sophie était prise d’une peur atroce, torturante, mortelle, tandis qu’aux yeux de Wanda, sa neutralité était non seulement une attitude antipatriotique, mais encore une preuve de lâcheté.
Quelques semaines avant la mort de Jozef et la rafle, un groupe de résistants avaient intercepté un camion de la Gestapo dans la ville de Pruszków, non loin de Varsovie. Le camion contenait une vraie mine de documents et de plans, et Wanda avait compris au premier coup d’œil que les énormes dossiers renfermaient des renseignements d’une nature hautement confidentielle. Mais il y en avait beaucoup, et il était indispensable de les traduire de toute urgence. Quand Wanda s’adressa à Sophie pour lui demander de l’aider, Sophie se retrouva une fois de plus incapable de dire oui, et leur vieille et douloureuse querelle reprit de plus belle.
— Je suis socialiste, avait dit Wanda, toi, tu n’as pas la moindre idéologie. De plus, tu as un petit côté bigot. Moi je m’en fiche. Dans le temps, je n’aurais rien éprouvé pour toi que du mépris, Zosia, du mépris et de l’antipathie. Il y a encore certains de mes amis qui refuseraient d’avoir le moindre rapport avec des gens comme toi. Moi, je suppose que j’ai dépassé ce stade. Je hais le rigorisme absurde de certains camarades. De plus, j’ai tout simplement de l’affection pour toi, comme tu t’en rends sans doute compte. Ce qui fait que je n’essaie pas de te convaincre en invoquant des arguments politiques ni même idéologiques. De toute façon, tu ne voudrais rien avoir à faire avec la plupart des camarades. Je ne suis pas typique, mais eux, ils ne sont pas du tout ton type – tu le sais déjà. De toute façon dans le mouvement, il n’y a pas que des politiques. Je fais appel à toi au nom de l’humanité. J’essaie de faire appel à ton sens du respect de toi-même, au sentiment que tu as d’être un être humain et une Polonaise.
À ce stade Sophie avait, comme toujours après chacun des sermons fervents de Wanda, tourné les talons, sans mot dire. Debout devant la fenêtre, elle avait contemplé le paysage désolé de Varsovie figé par l’hiver, les immeubles éventrés par les bombes et les morceaux de débris ensevelis sous le suaire (il n’y avait pas d’autre mot) de la neige jaunâtre et souillée de suie – un paysage qui jadis lui arrachait des larmes de détresse mais ne suscitait plus en elle qu’une apathie dégoûtée, sa dégradation lui paraissant désormais inséparable de la misère et de la monotonie quotidiennes d’une cité pillée, terrifiée, affamée et agonisante. Si l’enfer avait eu des faubourgs, ils eussent ressemblé à ce paysage désolé. Elle suçait les extrémités de ses doigts à vif. Elle ne pouvait même pas se payer de mauvais gants. À force de s’échiner mains nues à l’usine de papier goudronné, elle s’était abîmé la peau ; un de ses pouces était gravement infecté et lui faisait mal. Elle se décida enfin à répondre à Wanda :
— Je te l’ai déjà dit et je te le répète, ma chère, je ne peux pas. Je ne veux pas. C’est tout.
— Et toujours pour la même raison, je suppose ?
— Oui.
Pourquoi Wanda refusait-elle de se résigner à sa décision, pourquoi ne laissait-elle pas tomber, ne la laissait-elle pas en paix ? Son obstination était exaspérante.
— Wanda, dit-elle doucement, je ne veux pas insister sur ce point plus qu’il n’est nécessaire. Je trouve très gênant de devoir répéter quelque chose qui devrait te paraître évident, parce que je sais que, fondamentalement, tu es quelqu’un de très sensible. Mais dans ma situation – je le répète – je ne peux pas prendre ce risque, à cause des enfants…
— Il y a dans la Résistance d’autres femmes qui elles aussi ont des enfants, coupa rudement Wanda. Pourquoi refuses-tu de te fourrer ça dans la tête ?
— Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas « les autres femmes » et je ne fais pas partie de la Résistance, répliqua Sophie, cette fois à bout de patience. Je suis moi ! Je dois agir selon ma conscience. Tu n’as pas d’enfants, toi. Il t’est facile de parler comme tu le fais. Je ne veux pas mettre l’existence de mes enfants en danger. Ils ont déjà la vie assez dure.
— Je crains bien de trouver parfaitement odieuse, Zosia, cette façon de te placer au-dessus des autres. Incapable de sacrifier…
— J’ai sacrifié, dit Sophie avec amertume. J’ai déjà perdu un mari et un père, et ma mère est en train de mourir de tuberculose. Pour l’amour de Dieu, quoi d’autre encore faudra-t-il que je sacrifie ?
Comment Wanda aurait-elle pu soupçonner l’antipathie – disons l’indifférence – que Sophie nourrissait à l’égard de son père et de son mari, enfouis maintenant depuis trois ans dans leurs tombes de Sachsenhausen ; néanmoins, ce que Sophie venait de dire n’allait pas sans pertinence, ce qui explique qu’elle détecta dans le ton de Wanda une certaine modération. Une note presque câline se faufila dans sa voix.
— Tu ne serais pas nécessairement exposée au danger, tu sais, Zosia. On ne te demanderait pas de prendre vraiment de grands risques – rien de comparable, même de loin, avec ce que certains de nos camarades ont fait, ou même moi. C’est ta cervelle qui nous intéresse, ta tête. Il y a tellement de choses que tu pourrais faire et qui, avec ta connaissance de la langue, seraient inestimables. Surveiller leurs émissions en ondes courtes, traduire. Ces documents volés hier à Pruszków dans le camion de la Gestapo. Autant s’expliquer franchement sur ce point tout de suite. Ils représentent une vraie mine d’or, j’en suis sûre ! Bien sûr, moi aussi je pourrais m’en occuper, mais il y en a tant et j’ai mille autres choses en tête. Ne vois-tu pas, Zosia, quels services inestimables tu pourrais rendre si seulement nous pouvions te confier ici certains de ces documents, en toute sécurité – personne n’aurait de soupçons ?
Elle se tut quelques instants, puis d’une voix pressante :
« Il faut que tu réfléchisses, Zosia. Ça devient indécent de ta part. Réfléchis aux services que tu pourrais nous rendre. Pense à ton pays ! Pense à la Pologne !
Le crépuscule tombait. Une minuscule ampoule palpitait tristement au plafond – une vraie chance ce soir, souvent il n’y avait pas de lumière. Depuis l’aube, Sophie n’avait pas arrêté de transporter des piles de papier goudronné, et elle constatait maintenant que son dos la faisait souffrir encore davantage que son pouce gonflé et infecté. Comme toujours, elle se sentait sale, souillée. Les yeux las et pleins de poussière, elle contemplait d’un regard morne le paysage désolé, sur lequel on eût dit que jamais le soleil ne jetait la moindre lueur. Elle eut un bâillement épuisé ; elle avait cessé d’écouter la voix de Wanda, ou plutôt, ne distinguait plus désormais le sens de ses paroles, qui s’étaient faites stridentes, modulées, pontifiantes, inspirées. Elle se demandait où était Jozef, se demandait s’il était en sûreté. Elle savait uniquement qu’il traquait quelqu’un dans un autre quartier de la ville, sa corde de piano lovée sous sa veste comme un serpent mortel – un garçon de dix-neuf ans obnubilé par sa mission de mort et de châtiment. Elle n’était pas amoureuse de lui, mais, disons – elle tenait infiniment à lui ; elle aimait sa chaleur dans le lit à côté d’elle, et resterait angoissée jusqu’à son retour. Sainte Marie Mère de Dieu, songeait elle, quelle vie ! En bas dans la rue laide – grise et âpre, anonyme comme une semelle usée – une escouade de soldats allemands avançaient à pas lourds en luttant contre les rafales, cols de vestes battant dans le vent, fusil à l’épaule ; elle les suivit d’un regard machinal jusqu’au coin de la rue, les vit tourner, disparaître, s’engouffrer dans une autre rue où elle savait que, sans l’écran que formait un immeuble éventré par les bombes, elle aurait aperçu la carcasse de fer et d’acier de la potence dressée sur le trottoir : aussi fonctionnelle qu’un chevalet de fripier couvert de vêtements usagés, et à ses bras horizontaux, d’innombrables habitants de Varsovie s’étaient tordus et balancés. Et se balançaient et se tordaient encore. Seigneur, cela finirait-il jamais ?
Elle était trop lasse pour s’arracher une plaisanterie, même de mauvais goût, mais la tentation l’effleura, presque, de river son clou à Wanda, de répondre en lui avouant une chose monstrueuse ancrée tout au fond de son cœur ; la seule et unique chose qui pourrait m’attirer dans votre monde, ce serait cette radio. Ce serait de pouvoir écouter Londres. Non pas les nouvelles de la guerre. Non pas les nouvelles des victoires des Alliés, non pas les comptes rendus des combats de l’armée polonaise, non pas les consignes du gouvernement polonais en exil. Rien de tout cela. Non, je crois tout simplement que comme vous je serais prête à risquer ma vie et même à donner un bras ou une jambe, pour pouvoir une seule fois écouter Sir Thomas Beecham diriger Cosi fan tutte. Quelle idée choquante, quelle idée égoïste – elle en mesura pleinement l’ignominie sans bornes à l’instant même où elle lui traversait l’esprit – mais elle n’y pouvait rien, c’était ce qu’elle ressentait.
Quelques instants, elle se sentit envahie de honte, honte d’avoir eu cette idée, honte d’avoir caressé ce rêve sous le toit qu’elle partageait avec Wanda et Jozef, ces deux êtres pleins d’abnégation et de bravoure dont la fidélité à la cause de l’humanité et de leurs concitoyens, et le dévouement envers les Juifs persécutés, étaient un désaveu de tout ce qu’avait jadis prôné son père. Bien que pour sa part au-dessus de tout reproche, elle s’était sentie salie, souillée par le souvenir de son père et de son atroce pamphlet, et de l’aide qu’il avait exigée d’elle pendant la dernière année de son activité fanatique, et du même coup sa brève relation avec la sœur et le frère, ces deux êtres dévoués, lui avait apporté un sentiment de salut et de rédemption. Elle eut un petit frisson et un regain de honte la brûla comme une fièvre. Qu’iraient-ils penser si jamais ils découvraient la vérité au sujet du professeur Bieganski, ou apprenaient que pendant trois ans elle avait caché sur elle un exemplaire du pamphlet ? Et pour quelle raison ? Pour quelle innommable raison ? Pour pouvoir s’en servir comme d’un petit levier, d’un instrument de marchandage éventuel avec les Nazis, au cas où l’ignoble occasion viendrait à se présenter. Oui, se dit-elle, oui – il n’y avait pas moyen d’échapper à cette réalité immonde et dégradante. Et tandis que Wanda discourait de plus belle à propos de devoir et de sacrifice, son secret l’emplit d’un tel trouble que, pour préserver son calme, elle le chassa de son esprit comme quelque ignoble excrément. Elle se remit à écouter.
« Il arrive toujours un moment dans la vie où tout être humain doit se dresser et choisir son camp, disait Wanda. Tu sais combien je te trouve merveilleuse. Et Jozef est prêt à donner sa vie pour toi !
Sa voix se fit plus aiguë, et Sophie commença à se sentir les nerfs à vif.
« Mais tu ne peux plus continuer à te conduire ainsi avec nous. Tu dois prendre tes responsabilités, Zosia. Tu en es arrivée à un point où tu ne peux plus continuer à rester les bras croisés, il faut que tu fasses un choix !
Ce fut à cet instant que dans la rue en contrebas, elle aperçut ses enfants. Ils avançaient lentement sur le trottoir, absorbés dans une grande conversation, tout en baguenaudant à la manière des enfants. Quelques rares piétons les croisèrent, pressés de regagner leur logis dans le crépuscule ; l’un d’eux, un vieil homme arc-bouté contre le vent, heurta gauchement au passage Jan, qui le gratifia d’un geste insolent de la main, puis poursuivit tranquillement son chemin en compagnie de sa sœur, plongée dans son bavardage, expliquant, expliquant, expliquant. Il était allé attendre Eva à la sortie de sa leçon de flûte – des leçons irrégulières, parfois décidées brusquement et de façon impromptue (au gré des impératifs du jour) qui avaient lieu dans une cave éventrée à une douzaine de rues de là. Le professeur, un certain Stefan Zaorski, avait jadis été flûtiste dans l’Orchestre symphonique de Varsovie, et Sophie avait dû cajoler, flatter et supplier pour le convaincre d’accepter Eva comme élève ; sans parler du peu d’argent dont Sophie disposait, une somme pitoyable, la perspective de donner des leçons dans cette ville nue et lugubre n’avait rien de très stimulant pour un musicien déchu ; il existait de meilleures façons, certes pour la plupart illégales, de gagner son pain. Il souffrait d’arthrite et était pratiquement paralysé des deux genoux, ce qui n’arrangeait rien. Mais Zaorski, encore jeune et célibataire, avait le béguin pour Sophie (comme tant d’autres hommes qui à sa vue étaient frappés du coup de foudre) et sans doute avait-il accepté uniquement pour pouvoir de temps à autre se délecter de la présence de sa belle. De plus, Sophie avait fait preuve d’une obstination tranquille mais implacable, d’une force de persuasion inlassable, et était parvenue à convaincre Zaorski qu’elle trouvait inconcevable l’idée d’élever Eva sans lui donner une culture musicale. Autant dire non à la vie elle-même.
La flûte. La flûte enchantée. Dans une ville de pianos muets ou désaccordés, ne serait-ce pas un bel instrument pour encourager une enfant à se plonger dans la musique. Eva était folle de la flûte, et après quatre mois environ, Zaorski, stupéfait de son talent instinctif, ne jurait plus que par la petite fille, ne cessait de la cajoler et de la traiter comme un petit prodige (ce qu’elle aurait pu devenir) : une nouvelle Landowska, une nouvelle Paderewski, une nouvelle offrande de la Pologne au panthéon de la musique – et en fin de compte, il en vint à refuser la somme ridicule que Sophie était à même de lui verser pour prix de ses leçons. Soudain Zaorski apparut un peu plus bas dans la rue, comme surgi du néant, de façon stupéfiante, pareil à un génie blond – un homme aux cheveux raides comme un balai, au visage rougeaud, l’air à demi famélique, aux yeux pâles remplis de frayeur et d’angoisse, qui avançait en traînant la patte. Le pull-over de laine qu’il portait, d’un vert noirâtre, était une vraie mosaïque de trous de mites. Sophie, surprise, plaqua son visage contre la vitre. Cet homme généreux, à demi névrosé, avait de toute évidence suivi Eva, ou plutôt, s’était lancé de son mieux à la poursuite des enfants, se hâtant à travers les rues, poussé par une inquiétude ou une raison dont Sophie ne pouvait avoir la moindre idée. Puis tout à coup la chose devint claire. Emporté comme toujours par son zèle de pédagogue, il s’était lancé en claudiquant sur les traces d’Eva pour rectifier, ou expliquer, ou développer quelque chose qu’il lui avait appris lors de sa dernière leçon – un point de doigté ou de mélodie – quoi ? Sophie n’en avait aucune idée, mais se sentit à la fois émue et amusée.
Elle entrebâilla la fenêtre pour héler le petit groupe, maintenant blotti sur le seuil de l’immeuble voisin. Les cheveux paille d’Eva étaient coiffés en petites nattes. Elle avait perdu ses dents de devant. Comment, se demanda Sophie, arrivait-elle à jouer de la flûte ? Zaorski avait demandé à Eva d’ouvrir son étui de cuir pour en sortir la flûte : il la brandissait au-dessus de la tête de l’enfant, sans souffler dedans mais simplement pour démontrer en silence quelque arpège au moyen de ses doigts. Puis, portant l’instrument à ses lèvres, il en tira quelques notes. De longs instants, Sophie ne put rien entendre. D’énormes ombres balayaient le ciel hivernal. Dans un vrombissement assourdissant, une escadrille de bombardiers de la Luftwaffe traversait le ciel, en route vers l’Est et la lointaine Russie, volant très bas – cinq, dix, puis vingt appareils monstrueux dont les silhouettes de rapaces se découpaient contre le ciel. Ils surgissaient chaque jour en fin d’après-midi comme à heure fixe, et le tintamarre de leurs vibrations ébranlait la maison. La voix de Wanda fut noyée dans le rugissement.
Une fois les avions passés, Sophie regarda de nouveau par la fenêtre et parvint à entendre Eva jouer, mais seulement quelques brefs instants. La mélodie lui était familière, pourtant le nom lui échappait – Haendel, Pergolèse, Gluck ? –, un trille doux et complexe, d’une nostalgie lancinante, et d’une miraculeuse symétrie. Une douzaine de notes en tout, pas plus, qui faisaient surgir des antiennes aux tréfonds de l’âme de Sophie. Elles lui parlaient de tout ce qu’elle avait été, de tout ce qu’elle se languissait d’être – et de tout ce dont elle rêvait pour ses enfants, quel que fût l’avenir que Dieu leur destinait. Au fond de cet abîme, son cœur défaillait ; soudain elle se sentit faible, chancelante, et étreinte par le sentiment d’un amour lancinant, dévorant. En même temps, une joie immense – une joie à la fois délicieuse et désespérée – déferlait sur sa peau comme une flamme fraîche.
Mais la petite mélodie, parfaite – à peine commencée – s’était évaporée. « Merveilleux, Eva ! » lança la voix de Zaorski, « Tout à fait ça ! » Elle vit alors le professeur gratifier tour à tour Eva, puis Jan, d’une petite tape affectueuse sur la tête ; sur quoi, tournant les talons, il remonta la rue de sa démarche claudicante pour regagner sa cave. Tout à coup, Jan tira une des nattes d’Eva qui poussa un cri. « Arrête, Jan ! » Puis les enfants s’engouffrèrent dans l’entrée. La voix de Wanda lui parvint, pressante :
— Il faut que tu te décides !
Sophie demeura un moment silencieuse. Enfin, avec les oreilles pleines du pas lourd des enfants qui grimpaient l’escalier, elle répondit d’une voix douce :
— Je te l’ai dit, mon choix est déjà fait. Je refuse de m’en mêler. Et je parle sérieusement ! Schluss !
Sa voix monta sur ce dernier mot, et elle se surprit à se demander pourquoi elle s’était exprimée en allemand.
« Schluss – aus ! C’est mon dernier mot !
Durant les cinq mois environ qui précédèrent l’arrestation de Sophie, les Nazis avaient redoublé d’efforts pour que le nord de la Pologne fût enfin Judenrein – purifié de ses Juifs. C’est alors que fut appliqué un programme de déportations massives qui, débutant en novembre 1942, se prolongea jusqu’en janvier suivant, et eut pour résultat que les innombrables milliers de Juifs que comptait le district nord-est de Bialystock furent entassés dans des trains et expédiés dans divers camps de concentration aux quatre coins du pays. Obligatoirement canalisés par le nœud ferroviaire de Varsovie, la majorité de ces Juifs du Nord échouèrent en fin de compte à Auschwitz. Entre-temps, à Varsovie même, la répression contre les Juifs connaissait une trêve – du moins en matière de déportations de masse. Que les Juifs de Varsovie eussent déjà été l’objet de déportations massives ressort clairement de certaines statistiques par ailleurs nébuleuses. Avant l’invasion de la Pologne par les Allemands en 1939, la population juive de Varsovie avoisinait 450 000 âmes – après New York, la plus grande concentration urbaine de Juifs dans le monde entier. Trois ans plus tard seulement, on ne comptait plus que 70 000 Juifs résidant à Varsovie ; la plupart des autres avaient péri, non seulement à Auschwitz, mais aussi à Sobibor, Belzec, Chelmno, Maidanek et, surtout, Treblinka. Ce dernier camp était situé dans une région sauvage, située fort opportunément à une courte distance de Varsovie, et, à l’inverse d’Auschwitz qui fonctionnait sur une grande échelle comme un bagne, il devint très vite un centre voué exclusivement à l’extermination. Il va sans dire que ce ne fut nullement un hasard si les énormes « transferts » de population du ghetto de Varsovie organisés en juillet et août 1942, et qui transformèrent ce quartier en une coquille vide, coïncidèrent avec la mise en place du repaire bucolique de Treblinka et de ses chambres à gaz.
En tout état de cause, des 70 000 Juifs demeurés dans la cité, la moitié environ résidaient « légalement » dans le ghetto en ruine (au moment même où Sophie se languissait dans la prison de la Gestapo, bon nombre d’entre eux se préparaient à mourir en martyrs au cours du soulèvement qui éclata quelques semaines plus tard à peine, en avril). La plupart des 35 000 rescapés – habitants clandestins du pseudo « interghetto » – végétaient dans le désespoir au milieu des ruines, comme des bêtes traquées. Il ne suffisait pas qu’ils fussent pourchassés par les Nazis ; ils vivaient dans la peur constante d’être trahis par des voyous spécialistes de « la chasse aux juifs » – les proies de Jozef – et autres Polonais vénaux comme son ex-professeur de littérature américaine ; il arrivait même (et ce plus d’une fois) que les dénonciations fussent provoquées par les manœuvres tortueuses d’autres Juifs. Le plus affreux, comme le répétait inlassablement Wanda à Sophie, fut que la dénonciation et l’assassinat de Jozef lui-même constituaient la percée sur laquelle tablaient depuis longtemps les Nazis et entraînaient le démantèlement d’une fraction de l’Armée de l’Intérieur – Seigneur, quelle catastrophe ! Mais après tout, ajoutait-elle, il eût été naïf de ne pas s’y attendre. Ce fut donc somme toute à cause des Juifs qu’ils se retrouvèrent tous pris dans la même énorme nasse. Il est important de noter qu’un certain nombre de Juifs consacrés figuraient parmi les résistants. Et il faut ajouter ceci : bien que l’Armée de l’Intérieur, comme tous les mouvements de Résistance partout ailleurs en Europe, eût de multiples objectifs outre la protection et la défense des Juifs (d’autant plus qu’une ou deux organisations des partisans polonais firent preuve jusqu’au bout d’un antisémitisme virulent), cette aide aux Juifs, en règle générale, figurait encore en bonne place sur la liste de ses objectifs prioritaires ; aussi peut-on dire et soutenir sans risque d’erreur que ce fut en partie du moins à cause de leurs efforts en faveur de certains de ces Juifs traqués sans merci et constamment menacés d’un péril mortel, que des résistants ne tardèrent pas à être ramassés par douzaines et que Sophie elle aussi – Sophie l’immaculée, l’irréprochable l’inaccessible la neutre – se fit par pur hasard prendre au piège.
Pendant la plus grande partie du mois de mars, la période de deux semaines que Sophie passa sous les verrous dans la prison de la Gestapo, les transferts de Juifs du district de Bialystock à Auschwitz via Varsovie avaient été provisoirement interrompus. Ce fait pourrait sans doute expliquer pourquoi Sophie et les membres de la Résistance – au nombre de 250 environ – ne furent pas eux-mêmes expédiés sur-le-champ au camp ; les Allemands, comme toujours soucieux d’efficacité, attendaient de pouvoir intégrer leurs nouveaux captifs à une cargaison plus importante de chair humaine, et les déportations de Juifs en provenance de Varsovie ayant été interrompues, ils avaient sans doute estimé ce répit opportun. Un autre point crucial — la suspension des déportations de Juifs en provenance du Nord-Ouest – mérite un commentaire ; il est très probable que cette suspension fut en rapport avec la construction des crématoires d’Auschwitz-Birkenau. Depuis les débuts du camp, le premier crématoire d’Auschwitz ainsi que sa chambre à gaz avaient constitué le principal instrument d’extermination au service du camp tout entier. Ses premières victimes avaient été des prisonniers de guerre russes. Les installations étaient d’origine polonaise : jusqu’à leur confiscation par les Allemands, les casernements et bâtiments d’Auschwitz avaient constitué la cellule centrale d’un dépôt de cavalerie. À une certaine époque, ce vaste ensemble de bâtiments aux murs bas et aux toits d’ardoise en pente avait servi d’entrepôt de légumes et les Allemands avaient de toute évidence jugé que son architecture convenait parfaitement à leur objectif ; la grande caverne souterraine où s’entassaient jadis des monceaux de navets et de pommes de terre était parfaitement adaptée à l’asphyxie massive d’êtres humains, de même que les locaux contigus se prêtaient si naturellement à l’installation de fours crématoires qu’ils paraissaient presque avoir été conçus tout exprès. Il suffisait d’y adjoindre une cheminée, et les bouchers pourraient commencer leur besogne.
Mais les capacités d’accueil étaient trop limitées pour absorber les hordes de condamnés qui commençaient déjà à affluer. Bien que plusieurs bunkers d’extermination, provisoires et de taille modeste, eussent été édifiés à la hâte en 1942, il s’ensuivit une crise provoquée par l’insuffisance des installations d’extermination et d’élimination des cadavres, dont la solution ne pouvait qu’être l’achèvement des immenses nouveaux crématoires de Birkenau. Les Allemands – ou plutôt, leurs esclaves juifs et non juifs, avaient travaillé dur tout l’hiver. Le premier de ces quatre gigantesques fours crématoires fut mis en service une semaine après la capture de Sophie par la Gestapo, le deuxième huit jours plus tard seulement – quelques heures à peine avant son arrivée à Auschwitz, le premier avril. Elle quitta Varsovie le trente mars. Ce jour-là, elle-même, Jan, Eva et les résistants au nombre de 250 environ, parmi lesquels Wanda, furent entassés à bord d’un train contenant 1 800 Juifs transférés définitivement de Malkinia, un camp de transit situé au nord-est de Varsovie, et où avaient été rassemblés les rescapés de la population juive du district de Bialystock. Outre les Juifs et les combattants de l’Armée de l’Intérieur, le train transportait aussi un contingent de Polonais – des Varsoviens des deux sexes, au nombre de deux cents environ –, tous ramassés par les agents de la Gestapo à la faveur d’une de leurs imprévisibles mais impitoyables lapankas, les victimes n’étant en l’occurrence coupables d’autre crime que de s’être trouvées par une malchance insigne dans la mauvaise rue à la mauvaise heure Disons que tout au plus la culpabilité de ces gens était de nature technique, sinon totalement illusoire.
Parmi ces malheureux se trouvait Stefan Zaorski, qui ne possédait pas de permis de travail et avait depuis longtemps confié à Sophie son pressentiment que de graves ennuis le menaçaient. La nouvelle de son arrestation frappa Sophie de stupeur. Elle l’aperçut de loin dans la prison et l’entrevit une fois dans le train, mais perdue dans la buée, la bousculade et le vacarme, elle ne parvint jamais à lui adresser la parole. De tous les convois acheminés sur Auschwitz depuis un certain temps, c’était l’un des plus bondés. Peut-être faut-il voir dans l’importance même du chargement l’indice de l’impatience qu’éprouvaient les Allemands d’étrenner leurs nouvelles installations de Birkenau. Aucune sélection ne fut opérée parmi ces Juifs pour trier ceux qui devaient être affectés aux travaux forcés, et quand bien même le fait qu’un convoi tout entier fût voué à l’extermination n’eût en soi rien d’exceptionnel, il convient de souligner que dans ce cas précis, le massacre illustrait peut-être l’impatience des Allemands à mettre en service, pour satisfaire leur orgueil, le plus récent, le plus grand, et le plus raffiné des outils dont disposait leur panoplie du meurtre technologique : pour l’inauguration du Crématoire II, les 1 800 Juifs furent jusqu’au dernier envoyés à la mort. Pas une seule âme n’échappa au gazage immédiat.
Bien que Sophie se montrât avec moi d’une extrême franchise en ce qui concernait sa vie à Varsovie, son arrestation et son séjour en prison, elle se mit à faire preuve de curieuses réticences à propos de sa déportation proprement dite et de son arrivée au camp. J’attribuai tout d’abord cela à l’excès de l’horreur, et ne me trompais pas, mais je ne devais apprendre que plus tard la véritable raison de ce silence et de ces faux-fuyants – et sur le moment à vrai dire je n’y prêtai guère attention. Si par l’accumulation de leurs statistiques les paragraphes qui précèdent peuvent paraître avoir un côté abstrait ou statique, la raison en est que j’ai dû essayer de replacer, et après tant d’années, dans un contexte plus large les événements auxquels Sophie et les autres avaient été mêlés à leur corps défendant, en utilisant des faits qui, en cette année lointaine au lendemain même de la guerre, n’eussent guère été accessibles qu’aux seuls spécialistes.
J’ai depuis beaucoup réfléchi. Je me suis souvent demandé à quelles conclusions aurait pu en arriver le Professeur Bieganski s’il avait vécu assez longtemps pour apprendre que le sort réservé à sa fille et, surtout, à ses petits-enfants, était une conséquence accessoire, et pourtant un inéluctable corollaire de la réalisation du rêve qu’il avait partagé avec ses idoles national-socialistes : la liquidation des Juifs. En dépit du culte qu’il vouait au Reich, il était fier d’être polonais. Sans doute était-il aussi exceptionnellement averti de tous les problèmes touchant l’exercice du pouvoir. Aussi est-il difficile de comprendre comment il avait pu s’aveugler au point de ne pas voir que l’immense holocauste, perpétré par les Nazis sur les Juifs d’Europe, finirait par s’abattre comme un brouillard étouffant sur son propre peuple – un peuple objet d’une haine si féroce que seule la priorité d’une haine plus impérieuse encore à l’encontre des Juifs constituait un rempart contre son extermination potentielle. Ce fut cette exécration des Nazis pour les Polonais qui, bien entendu, scella le destin du Professeur lui-même. Mais sans doute le fanatisme du Professeur l’avait-il aveuglé envers bien d’autres choses, et il est d’une ironie sans nom que – même si les Polonais et autres Slaves ne figuraient pas en tête de la liste des peuples promis à l’extermination – il se soit montré incapable de prévoir qu’une haine à ce point transcendante finirait par attirer dans son noyau destructeur, tels des éclats de métal aspirés par un irrésistible aimant, d’innombrables milliers de victimes qui pourtant n’arboraient pas l’étoile jaune Sophie me dit un jour – à mesure qu’elle continuait à me révéler bribe par bribe des aspects de sa vie qu’elle m’avait jusqu’alors cachés – qu’en dépit de la sévérité et du mépris tyranniques que lui manifestait le Professeur, il avait toujours voué à ses deux petits-enfants une adoration touchante, authentique, et absolue. Il est vain de vouloir spéculer sur la façon dont aurait réagi cet homme tourmenté s’il avait vécu assez longtemps pour voir Jan et Eva engloutis par cette fosse noire que son imagination avait conçue à l’usage des Juifs.
Toujours je me souviendrai du tatouage de Sophie. Cette sinistre petite excroissance, fixée à son avant-bras comme une crête faite de minuscules morsures, était le seul, l’unique détail de toute sa personne qui – la nuit de notre première rencontre au Palais Rose – avait sur-le-champ suggéré à mon esprit l’idée fausse qu’elle était juive. Dans la mythologie confuse et tissée d’ignorance de l’époque, les Juifs rescapés du massacre et ce pathétique stigmate étaient indissolublement liés. Mais si j’avais alors été au courant de la métamorphose qu’avait subie le camp au cours de cette terrible quinzaine que j’ai si longuement évoquée, j’aurais compris que le tatouage avait un rapport important et direct avec le fait que Sophie, bien que non juive, avait été marquée comme telle. Voici ce qui s’était passé… Elle et les autres non-Juifs de son convoi avaient été l’objet d’une classification qui paradoxalement leur avait épargné la filière de la mort immédiate. Une pratique bureaucratique très révélatrice se trouve ici en cause. Le tatouage des prisonniers « aryens » ne fut instauré qu’à la fin du mois de mars, et Sophie se trouva sans doute dans l’une des premières fournées de non-Juifs à se voir ainsi dotés de la marque infamante. Si de prime abord la chose peut paraître étrange, cette nouvelle politique est facile à expliquer : elle découlait du coup d’accélérateur donné à la machine de mort. La « solution finale » désormais en voie d’achèvement et les multitudes de Juifs alimentant de façon adéquate les nouvelles chambres à gaz, il devenait inutile de s’obstiner à les dénombrer. Sur l’ordre exprès de Himmler, tous les Juifs sans exception devaient mourir. Dans le camp désormais Judenrein, viendraient les remplacer des Aryens, dûment tatoués aux fins d’identification – esclaves eux-mêmes voués par degrés insensibles à une autre forme de mort. D’où le tatouage de Sophie. (Du moins, tel était dans ses grandes lignes le plan initial. Mais comme il arrivait si souvent, le plan fut une fois de plus modifié ; les ordres furent annulés. Il y avait conflit entre la soif de meurtre et les exigences du travail. Lors de l’arrivée au camp des Juifs allemands, à la fin de ce même hiver, il fut décrété que tous les détenus en bonne condition physique – hommes et femmes – se verraient assignés aux travaux forcés. Ce fut ainsi que dans cet univers de morts ambulants auquel Sophie se vit intégrée, Juifs et non-Juifs se retrouvèrent mêlés.)
Ce fut alors qu’arriva le 1er avril. Blagues douteuses. Poisson d’avril. En polonais, comme en latin : Prima Aprilis. Chaque fois que la roue du temps ramène cette date, égrenant les années au fil de ces décennies familiales, c’est toujours à mon association de cette date à la personne de Sophie que je dois cette bouffée d’authentique angoisse quand mes enfants m’infligent leurs gentils petits tours innocents « Poisson d’avril, Papa ! » ; et chaque fois le bon pater familias, d’ordinaire si indulgent, se mue immanquablement en ours mal léché. Je hais le 1er avril et je hais le Dieu judéo-chrétien. C’est cette date qui marqua la fin du voyage de Sophie, et il se trouve qu’à mes yeux la mauvaise plaisanterie tient moins à cette coïncidence plutôt prosaïque, qu’au fait que quatre jours plus tard seulement, un ordre de Rudolf Höss arrivait de Berlin, stipulant que les captifs non juifs ne seraient plus désormais envoyés à la chambre à gaz.
Longtemps Sophie refusa de me révéler le moindre détail sur son arrivée, ou peut-être son équilibre ne le lui permettait-il tout simplement pas – et peut-être cela est-il tout aussi bien. Mais avant même le jour où j’appris toute la vérité sur ce qui lui était arrivé, j’étais parvenu à me former une idée confuse des événements de cette journée – une journée que tous les témoignages décrivent comme prématurément chaude et printanière, avec partout la verdure des premiers bourgeons, les premières crosses des fougères, l’éclosion des premiers forsythias, l’air limpide et brillant de soleil. Les 1 800 Juifs furent promptement embarqués dans des camions et conduits à Birkenau, une opération qui débuta peu après midi et se prolongea pendant deux heures environ. Il n’y eut, je l’ai dit, aucune sélection : hommes, femmes et enfants, même valides et bien portants – tous moururent. Peu après, comme galvanisés par le même désir de liquider jusqu’à la dernière toutes les victimes qu’ils avaient sous la main, les officiers SS de service sur le quai envoyèrent aux chambres à gaz un plein wagon de résistants – c’est-à-dire deux cents. Ceux-ci furent également emmenés en camions, laissant derrière eux peut-être une cinquantaine de leurs camarades, parmi lesquels Wanda.
Survint alors une curieuse pause dans le déroulement de l’opération, et une attente qui se prolongea fort avant dans l’après-midi. Dans les deux wagons encore occupés, outre les survivants du groupe de résistants, il y avait encore Sophie, Jan et Eva, et le ramassis disparate de Polonais capturés à Varsovie lors de la dernière rafle. Le délai se prolongea encore plusieurs heures, presque jusqu’au crépuscule. Sur le quai les SS – les officiers, les doctes médecins, les gardes – paraissaient tourner en rond et suer à grosses gouttes, en proie aux affres de l’indécision. Ordres de Berlin ? Contrordres ? On ne peut que spéculer sur les raisons de leur anxiété. C’est sans importance. Il devint finalement clair que les SS avaient décidé de parachever leur œuvre, mais cette fois selon des critères sélectifs. Les sous-officiers chargés de la tâche lancèrent l’ordre de sortir, descendre, former les rangs. Puis les médecins prirent le relais. La sélection proprement dite dura un peu plus d’une heure. Sophie, Jan et Wanda furent envoyés au camp. La moitié des prisonniers environ eurent droit à ce sort. Parmi ceux envoyés à la mort au crématoire II de Birkenau, figuraient le professeur de musique Stefan Zaorski et son élève, la flûtiste Eva Maria Zawistowska qui, à peine une semaine plus tard, aurait eu huit ans.