CHAPITRE X
Creusée très profond dans le sol et entourée par d’épais murs de pierre, la cave de la maison Höss où couchait Sophie était un des rares endroits du camp où ne s’infiltrait jamais l’odeur de chair brûlée. Pour cette raison entre autres, elle y cherchait refuge le plus souvent possible, quoique le coin de la cave réservé à sa paillasse fût humide, mal éclairé, et puât la pourriture et le moisi. Quelque part derrière les murs, l’eau s’écoulait sans arrêt dans les tuyaux des W. C. et les canalisations des étages, et la nuit, elle était parfois dérangée par le frôlement furtif et velu d’un rat. Mais l’un dans l’autre, ce purgatoire obscur était beaucoup plus hospitalier que les baraquements du camp – y compris celui que durant les six mois précédents elle avait partagé avec des douzaines d’autres détenues, tout comme elle relativement privilégiées et affectées aux bureaux du camp. Bien que dans cette geôle elle eût échappé à la plupart des sévices et souffrances qui étaient le lot du commun des prisonniers, elle avait souffert du bruit et de la promiscuité constants et, surtout, d’un manque presque chronique de sommeil. En outre, jamais elle n’avait réussi à rester propre. Ici, cependant, elle ne partageait son cantonnement qu’avec une poignée de détenues. Et entre autres luxes divins offerts par la cave, il y avait la proximité d’une buanderie, dont Sophie utilisait avec gratitude les ressources ; en vérité, elle aurait de toute manière été contrainte d’en faire usage, car la maîtresse de céans, Hedwig Höss, nourrissait une phobie de vraie ménagère westphalienne à l’encontre de la crasse, et exigeait de tous les détenus hébergés sous son toit qu’ils veillent non seulement à la propreté, mais encore à l’hygiène absolue de leurs vêtements et de leurs personnes : de puissants antiseptiques étaient obligatoirement ajoutés à l’eau des lessives et les détenus cantonnés dans la maison Höss traînaient partout dans leur sillage une odeur de désinfectant. Tout ceci s’expliquait en outre par une autre raison : Frau Kommandant avait une peur bleue des microbes.
Autre précieux agrément de la cave et dont Sophie profitait amplement, le sommeil, ou du moins la possibilité du sommeil. Avec l’absence de nourriture et d’intimité, le manque de sommeil était l’une des pires calamités qui sévissaient dans le camp ; recherché par tous avec une avidité qui frisait la concupiscence, le sommeil était le seul moyen d’échapper avec certitude à un tourment constant et, chose plutôt étrange (mais peut-être pas tellement étrange), apportait en général des rêves agréables car, comme me le fit un jour remarquer Sophie, à force de côtoyer la folie, ces gens seraient devenus complètement déments si, échappant à un cauchemar, ils avaient encore dû en affronter d’autres dans leur sommeil. Donc grâce au calme et à l’isolement qui régnaient dans la cave des Höss, Sophie avait pu, pour la première fois depuis des mois, trouver le sommeil et se plonger dans le flux et le reflux du rêve.
La cave avait été scindée en deux par une cloison, édifiée plus ou moins au milieu. Sept ou huit hommes couchaient de l’autre côté du panneau de bois ; presque tous polonais, ils assuraient les menus travaux de bricolage dans la maison, ainsi que la plonge à la cuisine, et deux d’entre eux travaillaient au jardin. Sauf pendant de brefs instants, il était rare que les hommes et les femmes se trouvent réunis. Trois autres femmes étaient hébergées du même côté que Sophie. Deux d’entre elles étaient des couturières juives, deux sœurs d’un certain âge, originaires de Liège. Témoignages vivants de l’opportunisme que se permettaient volontiers les Allemands, les deux sœurs ne devaient d’avoir échappé à la chambre à gaz qu’à leur habileté aussi énergique que délicate pour manier le fil et l’aiguille. Toutes deux étaient les grandes favorites de Frau Höss qui, avec ses trois filles, était l’unique bénéficiaire de leurs dons ; à longueur de journée, elles cousaient, ourlaient, raccourcissaient, et retouchaient bon nombre de vêtements, parmi les plus luxueux arrachés aux Juifs expédiés aux chambres à gaz. Depuis des mois qu’elles faisaient partie de la maison, elles étaient devenues vaniteuses et replètes, dotées d’un embonpoint qu’elles devaient à leur travail sédentaire et qui jurait bizarrement dans cet entourage de corps émaciés. Sous l’aile tutélaire de Hedwig, on aurait dit qu’elles avaient perdu toute crainte de l’avenir et elles paraissaient à Sophie parfaitement sereines et satisfaites de leur sort tandis qu’installées dans une chambre ensoleillée du premier, elles cousaient avec ardeur, débarrassant de leurs étiquettes et de leurs griffes signées Cohen, Lowenstein et Adamovitz, des fourrures et étoffes de luxe nettoyées de frais et arrachées depuis quelques heures à peine aux wagons. Elles parlaient peu, avec un accent belge que Sophie trouvait rude et bizarre à l’oreille.
L’autre occupante du cachot de Sophie était une femme asthmatique du nom de Lotte, elle aussi d’un certain âge, un Témoin de Jéhovah, venue de Coblence. Tout comme les deux couturières juives, c’était une enfant chérie de la chance qui s’était vu épargner la mort par piqûre ou les lentes tortures qui l’attendaient à « l’hôpital », pour servir de gouvernante aux deux des plus jeunes enfants Höss. C’était une créature décharnée, plate comme une planche, à la mâchoire prognathe et aux mains énormes, qui ressemblait par son physique à certaines des brutales gardiennes transférées du KL Ravensbrück, dont l’une avait sauvagement agressé Sophie peu de temps après son arrivée au camp. Mais Lotte était dotée d’une nature bonne et généreuse qui démentait son air redoutable. Elle s’était comportée comme une sœur aînée à l’égard de Sophie, la gratifiant de conseils indispensables sur le travail exigé d’elle, en même temps que de précieux renseignements sur le Commandant et son ménage. Il convenait en particulier, avait-elle dit, de se méfier de la gouvernante, Wilhelmine. Une vraie garce, Wilhelmine était elle aussi une détenue, une Allemande condamnée comme faussaire. Elle occupait deux chambres à l’étage. Baise-lui le cul, avait conseillé Lotte à Sophie, lèche-lui bien le cul et tu n’auras pas d’ennuis. Quant à Höss, lui aussi aimait qu’on le flatte, mais mieux valait se montrer moins direct ; il n’était pas du genre à se laisser rouler.
Une âme simple, d’une piété fervente, pratiquement illettrée, on eût dit que pareille à un robuste et grossier navire, et sereine dans sa foi redoutable. Lotte résistait aux vents maléfiques d’Auschwitz. Elle s’abstenait de tout prosélytisme, se bornant à laisser entendre à Sophie que dans le Royaume de Jéhovah, elle trouverait d’amples récompenses aux souffrances de sa captivité. Les autres, y compris Sophie, iraient sans nul doute en enfer. Mais cette prédiction n’avait rien de vindicatif, pas plus que les commentaires que faisait parfois Lotte – un matin, par exemple, que Sophie et elle grimpaient ensemble l’escalier pour aller prendre leur travail et que, le souffle court, elle s’était arrêtée pantelante sur le palier du premier – quand, humant l’odeur caractéristique du bûcher funéraire de Birkenau, elle murmurait que les Juifs l’avaient bien mérité. Ils se trouvaient dans le pétrin, mais l’avaient bien cherché. Après tout, n’étaient-ce pas les Juifs qui les premiers avaient trahi Jéhovah ? « La source de tout le mal, die Hebraer », haleta-t-elle.
Sur le point de s’éveiller le matin du jour que j’ai commencé à évoquer, le dixième jour depuis qu’elle travaillait au service du Commandant dans le grenier, et le jour qu’elle avait choisi pour essayer de le séduire – sinon précisément de le séduire (pensée ambiguë), du moins de le plier par d’autres moyens à sa volonté et à ses desseins –, juste avant que ses yeux ne s’ouvrent en papillonnant sur la pénombre tendue de toiles d’araignée de la cave, elle prit conscience du halètement rauque et asthmatique de Lotte endormie sur son grabat au pied de l’autre mur. Puis Sophie se réveilla en sursaut et, les paupières lourdes, aperçut à un mètre d’elle l’énorme masse d’un corps, affalé sous une couverture de laine mangée aux mites. Sophie faillit tendre le bras pour lui donner un petit coup dans les côtes, comme elle l’avait fait maintes fois ; mais malgré les raclements de pieds qui sur le plancher de la cuisine au-dessus de sa tête annonçaient le matin, c’est-à-dire pour tous quasiment l’heure de se lever pour se mettre au travail, elle se dit : Laissons-la dormir. Puis comme une nageuse qui se laisse couler vers des profondeurs bienveillantes et amniotiques, Sophie essaya de retomber dans le rêve où elle était plongée juste avant son réveil.
Elle s’était retrouvée petite fille, une douzaine d’années plus tôt, en train d’escalader les pentes des Dolomites, en compagnie de sa cousine Krystyna ; elles bavardaient en français tout en cherchant des edelweiss. Tout autour d’elles s’élançaient des pics sombres et empanachés de brume. Déroutante comme le sont toujours les rêves, marquée par l’ombre d’un danger imminent, la vision était en outre d’une douceur intolérable. Là-haut, accrochée aux rochers, la fleur d’un blanc de lait semblait leur faire signe d’approcher et Krystyna, qui ouvrait la marche sur le sentier abrupt, avait lancé par-dessus son épaule : « Zosia, je vais la chercher ! » Soudain Krystyna parut glisser et, dans une pluie de cailloux, être sur le point de tomber : la terreur obscurcit le rêve. Sophie se mit à prier pour Krystyna comme elle l’eût fait pour elle-même : Ange de Dieu, ange gardien, demeurez à ses côtés… Sans relâche elle récitait la prière. Bon Ange faites qu’elle ne tombe pas ! Tout à coup le rêve fut inondé par le soleil alpin et Sophie leva les yeux. Sereine et triomphante, encadrée par une auréole de lumière dorée, l’enfant contemplait Sophie en souriant, perchée saine et sauve sur un promontoire moussu, la main crispée sur le brin d’edelweiss. « Zosia, je l’ai trouvée* ! » lança Krystyna. Et dans son rêve, la sensation de malheur évité, de sécurité, de prière exaucée, de résurrection joyeuse, tout cela lui revint avec une intensité douloureuse si lancinante que lorsqu’elle reprit conscience, réveillée par le bruit que faisait Lotte, des larmes salées lui brûlèrent les yeux. Ses paupières s’étaient déjà refermées et sa tête était retombée dans une vaine tentative pour retrouver sa joie irréelle, quand Bronek la secoua rudement par l’épaule.
— J’ai de la bonne bouffe pour vous mesdames, ce matin, annonça Bronek.
Respectueux de la ponctualité toute germanique qui était la règle dans la maison, il était arrivé à l’heure pile. Il transportait la nourriture dans une casserole de cuivre toute cabossée, comme presque toujours des restes du dîner préparé la veille pour les Höss. Elle était toujours froide, cette pitance du matin (comme pour nourrir des chats ou des chiens, la cuisinière déposait tous les soirs la casserole devant la porte de la cuisine, où Bronek venait la prendre à l’aube), et consistait d’ordinaire en un ragoût graisseux fait d’os auxquels s’accrochaient encore des bouts de viande et de tendons, des croûtes de pain (barbouillées les jours fastes d’un peu de margarine), de restes de légumes et parfois même d’une pomme ou d’une poire à demi grignotées. Comparé à la nourriture octroyée à la plupart des détenus du camp, c’était un repas somptueux ; en fait, du point de vue quantité, c’était un vrai banquet et dans la mesure où le petit déjeuner se trouvait parfois étoffé, de façon inexplicable, par de menues friandises, des sardines en boîte ou encore un morceau de saucisse polonaise, on était en droit de supposer que le Commandant tenait à ce que sa domesticité ne meure pas de faim. En outre, bien que Sophie fût censée partager le contenu de sa casserole avec Lotte, et que les deux sœurs juives s’alimentassent de la même façon, face à face comme deux chiennes devant leur auge, chacune d’elles avait droit à une cuillère d’aluminium – un raffinement quasiment inconcevable pour les autres détenus parqués derrière leurs barbelés.
Lotte se réveillait, Sophie l’entendit pousser un grognement, marmonner des syllabes incohérentes, peut-être quelque invocation matinale à Jéhovah, marquée par un accent rhénan sépulcral. Bronek poussa brutalement la casserole entre elles :
— Regardez un peu, dit-il, le reste d’un jambon, avec des bouts de viande dessus encore. Et plein de pain. Et aussi de jolis petits morceaux de chou. Je le savais bien, les filles, dès l’instant où hier j’ai appris que Schmauser allait venir dîner, j’ai compris qu’aujourd’hui vous auriez de la bonne bouffe.
Le factotum, blême et chauve dans la lumière argentée qui filtrait dans la cave, un vrai sac d’os qui ressemblait à une mante religieuse, abandonna soudain son polonais pour son grotesque allemand écorché – ceci au bénéfice de Lotte qu’en même temps il poussait du coude.
— Aufwecken, Lotte ! chuchota-t-il d’une voix rauque. Aufwecken, mein schöne Blume, mein kleine Engel !
Si Sophie avait encore eu le goût du rire, ce badinage entre Bronek et l’éléphantine gouvernante, visiblement ravie des attentions qu’il lui prodiguait, n’aurait sans doute pas manqué de la plonger dans l’hilarité.
— Allez réveille-toi, mon petit rat de Bible, s’obstinait Bronek et, au même instant, Lotte se secoua et se mit sur son séant. Brouillé par le sommeil, son visage massif paraissait monstrueux, mais pourtant toujours empreint d’une placidité et d’une bonté irréelles, comme ceux des statues de l’île de Pâques. Puis, sans hésiter, elle se mit à avaler goulûment sa nourriture.
Sophie se retint quelques instants. Elle savait que Lotte, bonne âme, ne prendrait pas plus que sa part, et s’offrait le luxe de retarder encore un peu le moment de manger sa portion. Elle salivait de plaisir à la vue de la bouillie visqueuse contenue dans la casserole et bénit le nom de Schmauser. Schmauser était un Obergruppenführer SS, l’homologue d’un général de corps d’armée et le supérieur hiérarchique de Höss, en poste à Wroclaw ; il y avait plusieurs jours que le bruit de sa visite courait dans la maison. Ainsi la théorie de Bronek s’était-elle révélée juste : attendez que débarque un vrai gros bonnet, avait-il dit, Höss donnera un festin à tout casser et il y aura tellement de restes que même les cafards en auront mal au ventre.
— Comment c’est dehors, aujourd’hui, Bronek ? demanda Lotte entre deux bouchées.
Comme Sophie, elle savait que pour prédire le temps, il avait un flair de vrai paysan.
— Frais. Un petit vent d’ouest. Un peu de soleil de temps en temps. Mais beaucoup de nuages bas. Ils rabattent l’air au sol. Pour le moment, l’air pue mais ça va peut-être s’arranger. Y a un tas de Juifs qui grimpent la cheminée aujourd’hui. Ma petite Sophie chérie, s’il te plaît, mange.
Il avait dit ces derniers mots en polonais, grimaçant un sourire qui révélait des gencives roses où trois ou quatre chicots saillaient comme des échardes d’un blanc cru :
Toute la carrière de Bronek à Auschwitz coïncidait avec l’histoire du camp. Le hasard voulait qu’il eût été un des pionniers, et il avait commencé peu après son incarcération à travailler dans la maison Höss. Il avait autrefois été fermier dans la région de Miastko, très loin dans le nord. Il avait été choisi pour participer à une expérience sur les carences de vitamines et en conséquence avait perdu toutes ses dents ; comme un vulgaire rat ou un cobaye, il avait été systématiquement privé d’acide ascorbique et autres substances de base, jusqu’au jour où, comme prévu, sa bouche avait été ravagée ; peut-être aussi était-il devenu un peu fou. Quoi qu’il en soit, il avait été frappé par cette chance surnaturelle qui sans la moindre raison s’abattait parfois sur certains détenus, comme un coup de foudre. Normalement, après une telle épreuve, il aurait dû être supprimé, une coque inutile expédiée dans les ténèbres par une piqûre en plein cœur. Mais il était doué du ressort d’un paysan et d’une vigueur proprement extraordinaire. Mis à part sa mâchoire saccagée, il n’avait pratiquement manifesté aucun des symptômes classiques du scorbut – lassitude, faiblesse, perte de poids, et ainsi de suite – auxquels dans les circonstances tout le monde s’attendait. Il était resté aussi robuste qu’un bouc, ce qui lui avait valu de susciter la curiosité médusée des médecins SS et, de façon indirecte, d’attirer l’attention de Höss. Invité à jeter un coup d’œil au phénomène, Höss avait accepté, et au cours de leur bref face-à-face, quelque chose en Bronek – peut-être tout simplement la langue qu’il parlait, le grotesque allemand tronqué d’un analphabète polonais de Poméranie – avait séduit le Commandant. Il fit transférer Bronek pour le placer sous la protection de son toit, où il avait toujours été employé depuis, jouissant de menus privilèges, la permission de circuler dans la maison en glanant des ragots, et cette vague exemption d’une surveillance constante accordée d’ordinaire aux favoris ou aux animaux domestiques – ces favoris qui existent dans toutes les sociétés esclavagistes. Extraordinaire pique-assiette, il ramenait parfois les surprises les plus stupéfiantes en matière de nourriture, en général de sources mystérieuses. Plus important encore, comme l’apprit Sophie, Bronek, en dépit de son air demeuré, était quotidiennement en contact avec le camp lui-même et servait d’informateur à l’un des plus puissants groupes de la Résistance polonaise.
Les deux couturières s’agitèrent dans l’ombre au fond de la pièce.
— Bonjour, mesdames*, lança Bronek d’un ton enjoué. Voici votre petit déjeuner.
Il se tourna de nouveau vers Sophie.
« Je t’ai aussi trouvé des figues, dit-il, de vraies figues, tu te rends compte !
— Des figues, mais où les as-tu trouvées ? s’exclama Sophie.
Stupéfaite et ravie, elle vit Bronek lui tendre ce trésor inouï ; bien que sèches et enveloppées de cellophane, elles avaient sur sa paume une tiédeur et un poids merveilleux, et approchant le petit paquet de son visage, elle distingua les filets de jus délectable figés sur la peau vert grisâtre, huma l’arôme lointain et voluptueux, assoupi mais toujours sucré, parfum fantôme du fruit moelleux. Un jour en Italie, il y avait bien des années, elle avait goûté de vraies figues. Son estomac réagit avec un bruit joyeux. Jamais depuis des mois – non, des années – elle n’aurait osé rêver, même vaguement, d’un pareil luxe.
— Des figues ! Bronek, je n’arrive pas à y croire ! s’exclama-t-elle.
— Gardez-les pour plus tard, dit-il, en donnant un autre paquet à Lotte, ne les mangez pas toutes à la fois. Mangez d’abord cette merde qui vient de là-haut. C’est de la pâtée, mais la meilleure pâtée que vous ayez eue depuis longtemps. Tout juste bonne pour les cochons que j’élevais autrefois à Pomorze.
Bronek était un bavard intarissable. Sophie prêta l’oreille au flot de ses papotages, tout en rongeant avec avidité le moignon de porc, froid et filandreux. La viande était brûlée, pleine de tendons et infecte au goût. Pourtant ses papilles gustatives réagissaient, comme abreuvées d’ambroisie, au contact des petites cloques et boules de graisse que son corps réclamait à grands cris. Elle se serait empiffrée de graisse. Par jeu, son imagination faisait revivre le festin de la veille que Bronek s’était échiné à servir ; le magnifique cochon de lait, les boulettes de farce, les pommes de terre fumantes, les choux aux marrons, les confitures, gelées et sauces, et pour dessert, une crème onctueuse, tout cela englouti par les gosiers des SS et arrosé de nobles bouteilles de vin de Hongrie, du Sang de Taureau, et servi (comme chaque fois que l’on accueillait un dignitaire de l’importance d’un Obergruppenführer) dans un superbe service en argent de l’époque du Tsar récupéré dans un musée pillé sur le front de l’Est. À ce propos, Sophie s’en rendit soudain compte, Bronek discourait maintenant du ton avantageux de quelqu’un qui se sait porteur de redoutables nouvelles.
— Ils essaient encore d’avoir l’air heureux, disait-il, et pendant un petit moment on peut croire qu’ils le sont. Mais quand ils se mettent à parler de la guerre, c’est la catastrophe. Par exemple, hier soir, Schmauser a annoncé que les Russes sont à la veille de reprendre Kiev. Et puis un tas d’autres mauvaises nouvelles du front russe. Et encore d’autres nouvelles dégueulasses d’Italie, à en croire Schmauser. Il paraît que là-bas, les Anglais et les Américains avancent, et que les gens meurent comme des mouches.
Bronek, qui parlait accroupi sur ses talons, se leva soudain et se dirigea avec son autre casserole vers les deux sœurs.
« Mais la grande nouvelle, mesdames, c’est quelque chose que peut-être vous aurez du mal à croire, mais pourtant c’est la vérité – Rudi va partir ! Rudi est sur le point d’être de nouveau transféré à Berlin !
Sophie, qui s’empiffrait de viande graisseuse, faillit avaler de travers. Partir ? Höss quittait le camp ! Impossible ! Se redressant sur son séant, elle agrippa Bronek par la manche :
— Tu en es sûr ? demanda-t-elle vivement. Bronek, tu es sûr de ça ?
— Je raconte seulement ce que j’ai entendu Schmauser dire à Rudi après le départ des autres. Il lui a dit qu’il avait fait du bon boulot, mais qu’on avait besoin de lui à Berlin au Bureau Central. Ce qui fait qu’il pouvait se préparer pour un transfert immédiat.
— Comment ça, immédiat ? s’obstina-t-elle. Aujourd’hui, le mois prochain, quand ?
— Je n’en sais rien, avoua Bronek, il voulait simplement dire bientôt.
Une note d’appréhension s’était glissée dans sa voix.
« Moi, c’est loin de me faire plaisir, crois-moi.
Il se tut, l’air sombre.
« Je veux dire, qui sait qui va prendre sa place ? Un sadique, peut-être, qui sait. Un gorille ! Alors, peut-être que Bronek, lui aussi… ?
Il roula des yeux et passa son index sur sa gorge.
« Il aurait pu me faire éliminer, il aurait pu m’envoyer à la chambre à gaz, comme les Juifs – tu sais bien, c’était comme ça dans ce temps-là –, mais il m’a amené ici et il m’a traité comme un être humain. Faut pas croire que moi, je vais pas regretter de voir Rudi s’en aller.
Mais Sophie, soucieuse, ne prêtait plus attention aux propos de Bronek. La nouvelle du prochain départ de Höss la plongeait dans une véritable panique. Elle comprenait soudain qu’il lui fallait passer de toute urgence à l’action, et avec énergie, si elle voulait l’amener à remarquer son existence et du même coup tenter de l’utiliser pour atteindre l’objectif qu’elle s’était fixé. Pendant l’heure qui suivit, que Lotte et elle passèrent à trimer dans la buanderie pour faire la lessive des Höss (les détenus employés dans la maison se voyaient épargner les sinistres appels, interminables et meurtriers, qui étaient la règle dans le camp ; par chance, Sophie était seulement contrainte de laver les monceaux de linge sale de la maison – d’une profusion anormale en raison de la peur maniaque de la crasse et des microbes qu’éprouvait Frau Höss), elle imagina toute une gamme de petites situations et scènes où le Commandant et elle-même se retrouvaient enfin dans une relation d’intimité qu’elle mettait à profit pour lui débiter l’histoire qui devait entraîner son salut. Mais déjà le temps travaillait contre elle. À moins Qu’elle ne passât sur-le-champ à l’action et peut-être au risque d’une certaine témérité il se pouvait qu’il parte sous peu et tout ce qu’elle avait projeté de faire n’aboutirait à rien. L’angoisse la torturait et, de façon totalement irrationnelle se mêlait à la faim qui la tenaillait.
L’ourlet de sa camisole à rayures était lâche et, à l’intérieur, elle avait caché le paquet de figues. Un peu avant huit heures, c’est-à-dire à peu près à l’heure où il lui fallait gravir les quatre étages pour gagner le bureau installé dans le grenier, elle ne put résister davantage à l’envie de goûter aux figues. Elle se faufila à l’intérieur d’un vaste réduit ménagé sous l’escalier, où elle était sûre de ne pas être vue par les autres détenues. Là, avec frénésie, elle déchira l’enveloppe de cellophane. Ses yeux s’embuèrent de larmes tandis que les tendres petits globes (légèrement moites et délicieusement grenus sous la dent, leur onctuosité parsemée d’archipels de grains minuscules) glissaient somptueusement dans sa gorge, un par un ; éperdue de ravissement, nullement honteuse de sa goinfrerie et des filets de salive sucrée qui dégoulinaient sur ses doigts et son menton, elle les avala tous. Ses yeux étaient encore embués et elle constata qu’elle haletait de plaisir. Puis, après s’être attardée un moment dans le noir pour laisser aux figues le temps de descendre et pour se composer un visage, elle s’engagea lentement dans l’escalier qui menait aux étages. Il fallait quelques minutes à peine pour atteindre le haut de l’escalier, mais son ascension fut interrompue par deux incidents bizarrement mémorables qui, avec un sinistre à-propos, parurent s’insérer dans la trame hallucinatoire des matinées, après-midi et nuits qu’elle venait de passer sous le toit des Höss.
Sur deux des paliers – l’un au rez-de-chaussée, juste au-dessus de la cave, et l’autre juste en dessous du grenier – s’ouvraient des lucarnes orientées vers l’est, dont d’habitude Sophie s’appliquait à détourner ses regards, sans toutefois toujours y parvenir. De ces lucarnes, la vue englobait un certain nombre de choses plutôt banales – au premier plan un champ de manœuvre au sol dénudé et brun, une petite guérite en bois, les clôtures électrifiées qui emprisonnaient un bouquet incongru de gracieux peupliers – mais elle incluait également une portion de la voie ferrée et du quai où se déroulaient les sélections. Invariablement s’y alignaient de longues files de wagons à bestiaux, toile de fond couleur fauve où s’inscrivaient, en images floues et brouillées, des scènes de cruauté, de destruction et de folie. Le quai se trouvait au centre du tableau, trop près pour ne pas attirer l’attention, trop loin pour qu’il fût possible de distinguer clairement ce qui s’y passait Peut-être, me dit-elle par la suite, était-ce son arrivée sur ce même quai de béton et les souvenirs qu’elle en gardait, qui la poussaient à fuir la scène, à détourner les yeux, à chasser de son esprit les apparitions fragmentaires et vacillantes qui de sa position stratégique paraissaient toujours floues et imprécises, comme ces ombres grenues dans les vieilles bandes d’actualité du cinéma muet : une crosse de fusil brandie vers le ciel, des cadavres que l’on extirpait des wagons, une créature humaine en carton-pâte précipitée à terre sous les coups.
Parfois il lui semblait qu’il n’y avait en fait aucune violence, et elle n’éprouvait rien d’autre qu’une horrible impression d’ordre, de foules dociles qui en long cortège avançaient en traînant les pieds pour bientôt disparaître. Le quai était trop éloigné pour que l’on pût distinguer les bruits ; la musique démente de l’orchestre du camp qui venait accueillir chaque train, les hurlements des gardes, les aboiements des chiens, tout cela restait muet même si parfois il était impossible de ne pas entendre la détonation sèche d’un coup de pistolet. Ainsi la tragédie semblait se dérouler dans un néant miséricordieux, d’où étaient bannis les gémissements de chagrin, les cris de terreur et autres bruits de cette initiation infernale. C’était pour cette raison peut-être, se disait Sophie en grimpant l’escalier, qu’elle succombait de temps à autre à l’irrésistible tentation de risquer un coup d’œil – ce qu’elle fit maintenant, sans rien voir d’autre que la file de wagons récemment arrivés et qui n’étaient pas encore déchargés. Des sentinelles SS cernaient le train, enveloppées par des tourbillons de vapeur. D’après les documents reçus la veille par Höss, Sophie savait qu’il s’agissait du second des deux convois renfermant les 2 100 Juifs expédiés de Grèce
Puis, sa curiosité satisfaite, elle se détourna et ouvrit la porte du salon qu’elle devait traverser pour rejoindre l’escalier qui menait au grenier. Jaillie du phonographe Stromberg Carlson, une voix de contralto inondait la pièce d’une frénétique mélopée d’amour, que Wilhelmine, la gouvernante, écoutait en fredonnant à voix haute, tout en fouillant dans une pile de sous-vêtements en soie. Elle était seule. La pièce était baignée de soleil.
Wilhelmine (remarqua Sophie qui hâta le pas) portait un vieux peignoir dont lui avait fait cadeau sa maîtresse, des pantoufles roses ornées d’énormes pompons roses, et ses cheveux passés au henné étaient hérissés de bigoudis. Son visage, barbouillé de fond de teint, paraissait en feu. Elle fredonnait incroyablement faux. Elle tourna la tête au passage de Sophie, fixant sur elle un regard qui n’avait rien de désagréable, performance difficile, le visage lui-même étant l’un des plus désagréables que Sophie eût jamais contemplés. (Même si la chose peut paraître ici importune, et peut-être dénuée de pittoresque, je ne peux m’empêcher de répéter le commentaire manichéen que me fit Sophie en évoquant ce lointain été et m’en tenir là : « Si jamais tu parles de ça dans un livre, Stingo, dis simplement que de toutes les jolies femmes que j’ai vues dans ma vie, cette Wilhelmine – non, elle n’était pas vraiment jolie mais disons assez belle avec ce genre de beauté dure qu’ont certaines prostituées –, cette Wilhelmine était la seule femme dont la beauté avait été changée en laideur absolue par le mal qui l’habitait. Je ne peux pas mieux la décrire. Une espèce de laideur absolue. Je la regarde et mon sang se change en glace dans mes veines.)
— Guten Morgen, murmura Sophie, en hâtant le pas.
Mais Wilhelmine l’arrêta net d’une voix sèche :
— Attends !
Certes l’allemand est une langue sonore, mais la voix avait retenti comme un cri.
Sophie se retourna pour affronter la gouvernante ; elles s’étaient souvent croisées, mais, chose étrange, c’était la première fois qu’elle s’adressaient la parole. Malgré son air pour une fois inoffensif, la femme inspirait la crainte ; Sophie sentit son pouls se précipiter dans ses poignets et, sur-le-champ, sa bouche devint sèche. « Nur nicht aus Liebe weinen », se lamentait la voix plaintive et pleurnicharde, tandis que les crissements du disque, amplifiés, ricochaient entre les murs. Une étincelante galaxie de minuscules poussières voguait dans les rayons obliques du soleil matinal, chatoyant du sol au plafond à travers l’immense pièce encombrée de ses armoires et bureaux, de ses canapés, secrétaires et fauteuils dorés. Ce n’est même pas un musée, songea Sophie, rien d’autre qu’un monstrueux entrepôt. Sophie se rendit soudain compte que le salon empestait le désinfectant, comme sa propre blouse. La gouvernante était d’une brusquerie bizarre :
« Je veux te donner quelque chose, roucoula-t-elle en fouillant dans la pile de sous-vêtements. Le monceau vaporeux de culottes de soie, visiblement lavées de frais, était posé sur le marbre d’une commode incrustée de bois peint et ornée de filets et volutes de bronze ; un meuble gigantesque et massif, qui eût été démesuré même à Versailles, où de fait il avait peut-être été volé.
« Bronek a apporté tout ça hier soir, directement de la blanchisserie, poursuivit-elle de sa voix stridente et modulée. Frau Höss aime bien faire des cadeaux aux détenues. Je sais qu’on ne vous donne pas de sous-vêtements, et j’ai entendu Lotte se plaindre que les uniformes grattent horriblement les fesses.
Sophie relâcha son souffle. Sans la moindre pitié, sans la moindre indignation, sans même la moindre surprise, la pensée voleta à travers son esprit comme un moineau : Tout ça, ça vient des Juifs morts.
« Tout ça est très, très propre. Certains même sont en soie pure, une soie merveilleuse. Je n’ai jamais rien vu de pareil depuis le début de la guerre. Quelle taille est-ce qu’il te faut ? Je parie que tu n’en sais même rien.
Les yeux eurent un éclair lubrique.
Tout cela était arrivé trop vite, cette aumône inattendue et gratuite, pour que Sophie en saisisse immédiatement le sens, mais elle ne tarda pas à avoir des soupçons et se sentit alors franchement inquiète – inquiète autant à cause de la façon dont Wilhelmine avait littéralement fondu sur elle (elle le comprenait, c’était exactement ce qui s’était passé), tapie comme une tarentule dans l’attente du moment où elle émergerait de la cave, que de l’offre fébrile de cette largesse en soi plutôt ridicule.
« Cette étoffe ne te gratte donc pas autour des fesses ? entendit-elle alors Wilhelmine demander, mezza voce, avec un léger frémissement qui donnait à toute la chose un ton encore plus équivoque et provocant que les regards suggestifs ou les mots qui tout d’abord l’avaient mise sur ses gardes : Je parie que tu n’en sais même rien.
— Oui… dit Sophie, atrocement mal à l’aise. Non ! je n’en sais rien.
— Approche, murmura-t-elle, l’attirant d’un geste vers une sorte d’alcôve, un recoin d’ombre à l’abri d’un piano à queue, un grand Pleyel de concert. Viens, on va en essayer une paire.
Sophie s’avança sans résistance, et sentit Wilhelmine effleurer du bout des doigts l’ourlet de sa blouse.
« Il y a si longtemps que je m’intéresse à toi. Je t’ai entendue parler au Commandant. Tu parles un allemand merveilleux, à croire que c’est ta langue maternelle. Le Commandant dit que tu es polonaise, mais franchement, je n’en crois rien, ha ! Tu es bien trop belle pour être Polonaise.
Les mots cascadaient, vaguement fiévreux, tandis qu’elle manœuvrait adroitement pour pousser Sophie vers l’encoignure plongée dans une ombre menaçante.
« Ici toutes les Polonaises sont tellement quelconques, banales, tellement lumpig, tellement vulgaires. Mais toi, je parie que tu es suédoise, pas vrai ? D’ascendance suédoise ? En tout cas, tu as l’air d’une Suédoise, et on m’a dit que dans le nord de la Pologne, il y a beaucoup de gens d’origine suédoise. C’est bon, personne ne peut nous voir ici, on va essayer une paire de ces jolies culottes. Pour que ton joli petit derrière reste bien blanc et bien doux.
Jusqu’à cet instant, espérant en dépit de tout espoir, Sophie s’était dit qu’il subsistait une petite chance pour que les avances de la femme fussent parfaitement innocentes, mais cette fois, de si près, les symptômes de sa concupiscence vorace – son souffle précipité, puis la roseur chaude qui envahissait comme une éruption tout le visage d’une beauté bestiale, mi-Walkyrie, mi-putain de bas étage – ne laissaient plus aucun doute sur ses intentions. Quant à l’appât, ces dessous en soie, il était plutôt grossier. Et dans un spasme de joie étrange, l’idée effleura Sophie que dans ce foyer soumis à la psychose de l’ordre et de la programmation, cette malheureuse femme était condamnée à ne faire l’amour qu’à la sauvette, pour ainsi dire, et en position verticale, au fond d’une alcôve cachée derrière un monumental piano à queue, en exploitant les rares minutes, fugaces, précieuses et hors programme, entre le moment qui suivait le petit déjeuner, où les enfants partaient pour l’école de la garnison, et celui où débutait la routine quotidienne. Toutes les autres heures de la journée, jusqu’à l’ultime tic-tac de l’horloge, étaient hypothéquées : et voilà ce qu’il en est sous un toit SS féru de discipline, des élans désespérés de l’amour saphique !
« Schnell, schnell, meine Süsse ! chuchotait Wilhelmine, avec plus d’insistance maintenant. Soulève un peu ta robe, chérie… non, plus haut ! »
L’ogresse plongea en avant et Sophie se sentit submergée comme par une avalanche, flanelle rose, joues barbouillées de fard, cheveux passés au henné – miasmes rougeâtres qui empestaient le parfum français. La gouvernante se démenait avec une frénésie de folle. Une seconde ou deux à peine, sa langue de louve, dure et poisseuse, s’activa autour de l’oreille de Sophie, elle lui caressa les seins sans douceur, lui pétrit vigoureusement les fesses, s’écarta un instant avec une expression de concupiscence si intense qu’elle évoquait les affres de l’agonie, puis passant aux choses plus sérieuses, s’affala comme en génuflexion sur le sol en étreignant à deux bras les hanches de Sophie. « Nur nicht aus Liebe weinen… Petit chaton suédois… petite merveille, marmonnait-elle. Ah, bitte… plus haut ! » Sa décision prise quelques instants plus tôt, Sophie n’avait pas la moindre intention de résister ni de protester – en proie à une sorte d’auto-hypnose éperdue, elle s’était placée au-delà du dégoût, convaincue que de toute façon elle était aussi impuissante qu’un papillon blessé – et laissa ses cuisses, docilement, s’écarter toutes grandes tandis que le mufle bestial et la langue dure comme une balle de fusil s’enfouissaient en elle, fouillaient ce qui n’était en fait, elle s’en rendait compte avec une vague et lointaine satisfaction, que sa chair obstinément sèche, aussi parcheminée et déshydratée que le sable du désert. Elle se balançait sur les talons, bras paresseusement levés et poings mollement posés sur les hanches consciente surtout maintenant des gestes de la femme qui se masturbait avec frénésie, la toison écarlate hérissée de bigoudis tressautant sous ses yeux comme un énorme coquelicot en lambeaux Soudain une détonation claqua à l’autre bout de l’immense pièce, une porte s’ouvrit brutalement et la voix de Höss retentit :
— Wilhelmine ! Où êtes-vous ? Frau Höss vous demande dans sa chambre.
Le Commandant, qui aurait déjà dû se trouver dans son bureau du grenier, avait fait une brève entorse à son horaire habituel, et la panique que sa présence inopinée provoqua au ras du plancher fut sur-le-champ transmise à Sophie, qui redouta que l’étreinte de Wilhelmine autour de ses hanches, brusquement resserrée par un spasme affolé, ne les fasse toutes les deux basculer. La langue dérapa et la tête s’écarta. Son adoratrice se figea et demeura quelques instants comme paralysée, le visage froid de terreur. Enfin et à leur grand soulagement, le danger s’écarta. Höss appela une nouvelle fois, attendit quelques secondes, jura sous cape et sortit aussitôt, traversant à pas lourds le palier pour rejoindre l’escalier qui menait au grenier. La gouvernante s’écarta brusquement, molle, s’écroula dans la pénombre comme une poupée de chiffon.
Ce ne fut que quelques instants plus tard, dans l’escalier, que Sophie accusa le coup, les jambes brusquement en coton et si faibles qu’elle fut obligée de s’asseoir. Ce n’était pas uniquement l’agression dont elle venait d’être l’objet qui lui laissait les nerfs à vif – pour elle, il n’y avait là rien de nouveau : des mois auparavant, elle avait failli se faire violer par une gardienne, peu après son arrivée au camp – pas plus que la réaction de Wilhelmine au moment de sa fuite éperdue, après le départ de Höss. (« Tu ne dois rien dire au Commandant, avait-elle grondé, avant de réitérer son injonction sur un ton de prière, en proie, semblait-il, à une peur abjecte, puis de se ruer hors de la pièce. Il nous tuerait toutes les deux ! ») Un bref instant, Sophie eut l’impression que cette situation scabreuse lui donnait d’une certaine façon barre sur la gouvernante. À moins – à moins que (cette seconde pensée l’arrêta court et la contraignit de nouveau à s’asseoir toute tremblante sur les marches), que cette fieffée hypocrite investie de si grands pouvoirs dans la maison ne tirât prétexte de cet épisode de lubricité contrariée pour se venger de Sophie, purger sa frustration en transformant l’amour en représailles, et ne se précipitât trouver le Commandant pour lui faire ses doléances (en accusant de façon très précise l’autre, la prisonnière, de lui avoir fait des avances), fracassant du même coup le cadre déjà bien trop fragile de l’avenir dont rêvait Sophie. Elle devinait, sachant quelle horreur l’homosexualité inspirait à Höss, ce qui l’attendait si un scandale de ce genre venait à lui être imputé, et sentit tout à coup – comme avant elle tous ses compagnons d’infortune luttant contre l’angoisse dans les limbes trempées de peur du sommeil – l’aiguille fantôme injecter la mort au centre de son cœur.
Accroupie sur les marches, elle se pencha et enfouit sa tête entre ses mains. Les pensées tourbillonnaient dans son esprit, dans une telle confusion qu’une angoisse intolérable la saisit. Se trouvait-elle en position de force, maintenant, après l’épisode avec Wilhelmine, ou bien les dangers qui la menaçaient étaient-ils plus grands ? Elle n’en savait rien. La sonnerie du clairon du camp – aiguë, harmonieuse, plus ou moins en si mineur et qui toujours lui rappelait vaguement certain accord échevelé, lourd de Tristesse, de Tannhäuser – fracassa le matin, annonçant huit heures. Jamais elle ne s’était présentée en retard au grenier, mais cette fois elle allait être en retard, et à la pensée de son manque de ponctualité et de Höss qui l’attendait là-haut – Höss qui minutait ses journées à la milliseconde – elle sentit la panique l’envahir. Se levant, elle reprit son ascension, fébrile et les nerfs à vif. Accablée par trop de choses à la fois. Trop de pensées à trier, trop de chocs et de peurs coup sur coup. Si elle ne parvenait pas à se reprendre, ne s’évertuait à garder son sang-froid, elle savait qu’aujourd’hui elle risquait simplement de s’effondrer comme une marionnette qui vient d’exécuter ses cabrioles saccadées au bout de ses ficelles, puis, abandonnée par son maître, s’affale en un tas inerte. Une petite douleur lancinante la mordit au pubis, lui rappelant la tête vorace de la gouvernante.
Hors d’haleine, elle atteignit le palier au-dessous du grenier, où, du côté ouest, une fenêtre entrouverte donnait là encore sur le champ de manœuvre au sol pelé qui descendait en pente douce vers le bosquet de peupliers mélancoliques, avec, à l’arrière-plan, les innombrables wagons alignés en files sinistres, aux flancs souillés par la poussière des plaines serbes ou hongroises. Pendant sa rencontre avec Wilhelmine, les gardes avaient ouvert toutes grandes les portes, et c’était maintenant par centaines que les voyageurs condamnés venus de Grèce tourbillonnaient sur le quai. Malgré sa hâte, Sophie ne put s’empêcher de s’arrêter pour regarder un instant, attirée tout autant par la morbidité que par la crainte. Les peupliers et la horde des sentinelles SS masquaient la plus grande partie de la scène. Elle ne parvenait pas à distinguer nettement les visages des Juifs grecs Pas plus qu’elle ne distinguait les vêtements qu’ils portaient : du gris elle ne voyait guère qu’un gris terne. Mais du quai fusaient des lueurs et des éclats d’étoffes multicolores, verts, bleus, rouges, ici et là un tourbillon de vives couleurs méditerranéennes qui la transpercèrent d’une poignante nostalgie pour cette terre qu’elle n’avait jamais vue que dans les livres et en imagination, et firent jaillir d’un coup comme par magie dans sa mémoire le petit poème d’enfant qu’elle avait appris à l’école des sœurs – sœur Barbara toute maigre, qui psalmodiait dans son français slave comique et rocailleux :
Ô que les îles de la Grèce sont belles !
Ô contempler la mer à l’ombre d’un haut figuier
et écouter tout autour les cris des hirondelles
voltigeant dans l’azur parmi les oliviers* !
Elle croyait s’être depuis longtemps habituée à l’odeur, ou du moins résignée. Mais pour la première fois ce jour-là la pestilence douceâtre de la chair consumée assaillit ses narines avec la brutalité d’une puanteur d’abattoir, submergeant ses sens avec tant de violence que ses yeux se brouillèrent et que, là-bas sur le quai, la foule – qui vue de loin ressemblait un ultime instant à une kermesse campagnarde – dansa devant ses yeux. Et malgré elle, submergée d’horreur et de dégoût, elle porta le bout de ses doigts à ses lèvres.
… la mer à l’ombre d’un haut figuier*…
Alors, à l’instant même où avec un haut-le-cœur elle comprenait enfin où Bronek s’était procuré les fruits, les figues elles-mêmes lui remontèrent à la gorge en un jet âcre, qui jaillit et éclaboussa le plancher entre ses pieds. Poussant un gémissement, elle plaqua sa tête contre le mur. Pantelante, secouée de nausées, elle demeura de longs instants près de la fenêtre. Puis, épuisée, les jambes molles, elle s’écarta de ses déjections et s’écroula à quatre pattes sur le carrelage, tordue par l’angoisse, et déchirée par un sentiment d’irréel et de désespoir comme jamais encore elle n’en avait connu.
Jamais je n’oublierai ce qu’elle me raconta de cet instant : elle constata soudain qu’elle ne parvenait pas à se souvenir de son nom. « Oh Seigneur, aidez-moi ! lança-t-elle tout haut. Je ne sais plus qui je suis ! » Elle resta un long moment accroupie sur le sol, tremblant de tous ses membres comme saisie par un froid polaire.
De façon démente, à quelques pas de là à peine, dans la chambre d’Emmi, la petite fille au visage lunaire, une pendule ponctua l’heure par huit cris de coucou. Ils avaient au moins huit minutes de retard, se dit Sophie avec le plus grand sérieux et une satisfaction étrange. Alors, lentement, elle se remit sur pied et entreprit de gravir les dernières marches, traversa le palier aux murs simplement ornés de photographies encadrées de Goebbels et de Himmler, pour enfin, quelques pas plus haut, s’arrêter devant la porte du grenier, entrouverte, avec, gravée sur le linteau, la devise sacrée de la confrérie : Mon Honneur est ma Fidélité – derrière laquelle Höss attendait dans son aire sous le portrait de son seigneur et sauveur, attendait dans cette chaste retraite d’une pureté calcique tellement immaculée que, comme Sophie s’en rapprochait, d’un pas incertain, les murs eux-mêmes, semblait-il, étaient par ce radieux matin d’automne inondés d’une lueur à l’incandescence aveuglante, presque sacramentelle.
— Guten Morgen, Herr Kommandant. dit-elle.
Au cours des heures qui suivirent, Sophie ne parvint pas à chasser de son esprit ce que lui avait dit Bronek, l’affligeante nouvelle de la prochaine mutation de Höss et de son retour à Berlin. Ce qui signifiait qu’elle allait devoir se hâter de passer à l’action si elle voulait parvenir à ses fins. Aussi dans l’après-midi, décida-t-elle de prendre l’initiative et elle pria le ciel en silence de lui donner l’assurance nécessaire – l’indispensable sang-froid – pour bien jouer sa partie. À un certain moment – dans le grenier, en attendant le retour de Höss, comme son trouble se calmait peu à peu après l’émoi provoqué en elle par ce bref passage de la Création de Haydn – elle avait interprété comme encourageants certains changements curieux survenus dans l’attitude du Commandant. Ses manières détendues, tout d’abord, puis ses efforts passablement gauches, mais sincères, pour lui faire la conversation, suivis par le contact de sa main, ce contact équivoque dont son épaule gardait le souvenir (mais peut-être y attachait-elle trop d’importance ?) lorsqu’ils avaient côte à côte contemplé l’étalon arabe : tout ceci lui paraissait trahir la présence de failles dans ce masque invulnérable.
Et puis, il y avait aussi la lettre destinée à Himmler qu’il lui avait dictée, concernant la condition physique des Juifs grecs. Jamais encore elle n’avait transcrit de correspondance qui ne fût plus ou moins en rapport avec des problèmes spécifiquement polonais ou la langue polonaise – les lettres officielles destinées à Berlin étant en général du ressort d’un Scharführer secrétaire au visage impassible installé à l’étage en dessous et qui, à intervalles réguliers, grimpait à pas lourds l’escalier pour taper avec énergie les messages que Höss expédiait aux divers ingénieurs et proconsuls SS. Elle repensait maintenant à la lettre destinée à Himmler et, avec le recul, non sans un léger étonnement. Le simple fait qu’il n’eût pas hésité à la mettre au courant d’un problème aussi délicat ne signifiait-il pas… quoi ? En tout cas au minimum qu’il lui témoignait pour une raison quelconque, une confiance dont peu de détenus – même ceux qui jouissaient comme elle d’un statut indiscutablement privilégié – eussent osé rêver, et elle sentit croître un peu plus sa certitude de parvenir à l’émouvoir avant la fin de la journée. Peut-être ne serait-elle même pas obligée, espérait-elle, de se réclamer du pamphlet (tel père telle fille) soigneusement dissimulé dans une de ses bottes depuis le jour où elle avait quitté Varsovie.
Il ne remarqua pas ce qu’elle avait craint qu’il trouve anormal – ses yeux, rougis par les larmes –, lorsqu’il fit irruption dans la pièce. Le martèlement rythmé de The Beer Barrel Polka filtrait à travers le plancher. Il tenait à la main une lettre, que venait manifestement de lui remettre son aide de camp. Le visage du Commandant était cramoisi de fureur, une veine palpitait comme un ver au ras de son crâne tondu.
— Ils savent pourtant bien que toute correspondance doit obligatoirement être rédigée en allemand, ces imbéciles. Mais ils n’arrêtent pas d’enfreindre les règlements ! Au diable tous ces idiots de Polonais !
Il lui tendit la lettre.
« Qu’est-ce que ça veut dire ?
— ‘Honoré Commandant… ’, commença-t-elle.
Traduisant rapidement, Sophie lui dit que le message (typique par sa flagornerie) provenait d’un petit sous-traitant de la localité, chargé d’approvisionner en gravier les ouvriers allemands de la cimenterie du camp, qu’il annonçait qu’il ne serait pas à même de fournir la quantité de gravier requise dans les délais requis ; qu’il implorait l’indulgence du Commandant, compte tenu de l’état détrempé du terrain autour de la carrière, qui non seulement avait provoqué une série d’éboulements, mais en outre avait entravé et ralenti le fonctionnement de ses machines. En conséquence de quoi, si l’Honoré Commandant voulait bien avoir l’indulgence de se montrer compréhensif (Sophie continuait à lire), les modalités de livraison devraient par nécessité être revues de la façon suivante – mais Höss la coupa brusquement avec une impatience féroce, allumant une nouvelle cigarette au mégot qui lui brûlait encore les doigts, secoué par son habituelle toux poussive tandis qu’il lançait un rauque : « Assez ! » Il était clair que la lettre avait mis le Commandant hors de lui. Il eut une moue qui, étirant et plissant ses lèvres, transforma sa bouche en une caricature de l’exaspération, marmonna « Verwünscht ! », puis commanda à Sophie de traduire la lettre à l’intention du SS-Hauptsturmführer, Weitzmann, chef des services de construction du camp, et d’y adjoindre cette note tapée à la machine :
« Entrepreneur Weitzmann : Foutez le feu sous les fesses de ce bon à rien, et que ça saute. »
À cet instant précis – comme il dictait ces derniers mots – Sophie vit l’affreuse migraine s’abattre sur Höss avec une vitesse prodigieuse, pareille à un éclair qui empruntant le canal de la lettre du marchand de gravier se serait faufilée jusqu’au fond de cette crypte ou de ce labyrinthe, là où dans la boîte crânienne, les migraines déchaînent leurs féroces toxines. La sueur jaillit, il porta la main à sa tempe en un pathétique petit ballet de doigts aux articulations blanchies, et ses lèvres se retroussèrent aux commissures, révélant une phalange de dents dont la souffrance tirait une fugue de grincements éperdus. Sophie avait déjà été témoin de la chose, quelques jours plus tôt, une crise moins sévère ; voilà que la migraine l’assaillait de nouveau et cette fois, l’assaut était de première grandeur. Torturé par la douleur, Höss émit un petit sifflement aigu. « Mes pilules, dit-il. Bonté divine, où sont mes pilules ! » Sophie s’approcha vivement de la chaise placée près du bat-flanc de Höss, sur laquelle il gardait en permanence un flacon d’ergotamine destiné à soulager ses crises. Prenant une carafe d’eau, elle remplit un verre qu’elle tendit, ainsi que deux pilules, au Commandant ; avalant d’un trait le médicament, il la contempla en roulant des yeux avec un regard à demi dément, comme s’il avait voulu exprimer à l’aide de ses seuls yeux les dimensions de son angoisse… Puis, poussant un grognement et la main plaquée sur le front, il se laissa choir sur le bat-flanc où il resta vautré, les yeux rivés au plafond blanc.
— Voulez-vous que j’appelle le docteur ? dit Sophie. Je me souviens que la dernière fois il vous a dit…
— Non, surtout, ne bougez pas, répliqua-t-il vivement. Je ne peux rien supporter pour l’instant.
Une note craintive et geignarde s’était glissée dans la voix, pareille à celle d’un chiot blessé.
Lors de la précédente crise, cinq ou six jours plus tôt, il lui avait commandé de regagner aussitôt la cave, comme s’il avait tenu à ce que personne, pas même une détenue, ne fût témoin de son malaise. Cette fois, cependant, il roula sur le flanc et resta là, raide et immobile, à l’exception de la houle qui sous la chemise soulevait sa poitrine. Voyant qu’il n’avait plus besoin d’elle, elle se mit au travail : elle commença à taper une traduction approximative de la lettre de l’entrepreneur sur sa machine à clavier allemand, et l’idée l’effleura une nouvelle fois, sans provoquer en elle ni surprise ni même grand intérêt, que les doléances du marchand de gravier (se pouvait-il que cette simple contrariété, songea-t-elle machinalement, eût suffi à provoquer chez le Commandant cette migraine catastrophique ?) entraîneraient une fois de plus un retard sérieux dans la construction du nouveau crématoire de Birkenau. L’arrêt des travaux, ou leur ralentissement – c’est-à-dire l’apparente impuissance de Höss à orchestrer à son gré tous les éléments, fournitures, équipement, problèmes de conception et de main-d’œuvre qu’impliquait ce nouveau complexe de fours et de chambres à gaz, dont l’achèvement avait deux mois de retard – était en permanence une épine dans sa chair, et de toute évidence, désormais, la raison principale de l’irritation et de l’angoisse qu’elle avait constatées chez lui depuis quelque temps. Et si, comme elle le soupçonnait, c’était là en outre la cause de sa migraine, se pouvait-il aussi que son impuissance à mener à bien la construction du crématoire dans les délais prévus eût un rapport quelconque avec son brusque renvoi en Allemagne ? Elle achevait de taper la dernière ligne de la lettre, en même temps qu’elle retournait sans trêve ces questions dans son esprit, lorsque soudain la voix du Commandant retentit, la faisant sursauter. Et quand elle tourna les yeux vers lui, elle constata avec un étrange mélange d’espoir et de crainte qu’il y avait sans doute un bon moment qu’il l’observait de son bat-flanc. Il lui fit signe d’approcher, elle se leva, et le rejoignit, mais voyant qu’il ne l’invitait pas à s’asseoir, elle demeura debout.
— Ça va mieux, dit-il d’une voix éteinte. Un vrai miracle, cette ergotamine. Non seulement ça calme la douleur, mais ça coupe la nausée.
— Je suis bien contente, mein Kommandant, répondit Sophie.
Elle sentait ses genoux trembler et quelque chose l’empêchait de le regarder en face. Au contraire, elle fixa son regard sur le premier objet qui lui tomba sous les yeux : le Führer héroïque vêtu de son armure de métal étincelant, le regard confiant et serein sous la mèche qui lui retombait sur le front, perdu dans la contemplation du Walhalla et d’un millénaire de certitudes absolues. Il paraissait d’une bienveillance et d’une douceur à toute épreuve. Soudain, au souvenir des figues que quelques heures plus tôt elle avait vomies dans l’escalier, un spasme de faim lui noua l’estomac tandis qu’augmentaient sa faiblesse et le tremblement de ses jambes. Höss demeura de longs instants sans rien dire. Elle n’arrivait toujours pas à le regarder. Se pouvait-il qu’enfermé là dans son silence, il fût en train de la jauger, de la juger ? We’ll have a barrel of funfunfun, clamaient à l’unisson les voix à l’étage au-dessous, l’horrible ersatz de polka coincé maintenant dans un des sillons du disque, ressassant inlassablement l’accord stupide et étouffé d’un accordéon.
— Pour quelle raison vous trouvez-vous ici ? finit par demander Höss.
Les mots jaillirent de sa bouche :
— C’est à cause d’une lapanka, ou, comme nous disons nous autres qui parlons l’allemand, ein Zusammentreiben – une rafle dans les rues de Varsovie. L’an dernier, au début du printemps. J’étais dans un train et la Gestapo a monté une rafle en gare de Varsovie. On a trouvé sur moi de la viande que je transportais en fraude, un morceau de jambon…
— Non, non, coupa-t-il, pas la raison qui vous a valu d’être envoyée au camp. Mais la raison qui vous a valu de sortir des baraquements des femmes. Bref, ce qui vous a valu d’être transférée au pool des dactylos. La plupart des dactylos sont des civils. Des civils polonais. Rares sont les détenus qui ont la chance d’être affectés comme dactylos. Vous pouvez vous asseoir.
— Oui, j’ai eu beaucoup de chance, dit-elle en s’asseyant.
Au son de sa propre voix, elle sentit qu’elle se détendait, et elle le contempla enfin. Elle constata qu’il suait toujours de façon affreuse. Couché maintenant sur le dos, les yeux mi-clos, trempé de sueur, il demeurait allongé tout raide dans une flaque de soleil. Le spectacle du Commandant dégoulinant de sueur avait quelque chose de bizarrement pathétique. Sa chemise kaki était à tordre, une multitude de minuscules cloques de transpiration piquetaient son visage. Mais en fait, ses douleurs semblaient s’être un peu calmées, quand bien même la souffrance le laissait trempé de la tête aux pieds – jusqu’aux spirales blondes des poils de son ventre dont les boucles passaient entre les boutons de sa chemise – son cou, le duvet blond qui couvrait ses poignets.
« C’est vrai que j’ai eu beaucoup de chance. Je pense qu’il faut y voir la volonté du destin.
— Comment cela, la volonté du destin ? fit Höss, après un silence.
Elle décida sur-le-champ de tenter sa chance, de saisir la perche qu’il venait de lui tendre, sans se demander si ses paroles ne risquaient pas de paraître d’une témérité et d’une flagornerie absurdes. Après tant de mois et la bonne fortune qui provisoirement lui avait été accordée, il serait plus désastreux pour elle de se cantonner dans le rôle d’esclave muette et léthargique que de se montrer présomptueuse, même au risque supplémentaire de passer pour une insolente. Bon, allons-y, se dit-elle. Alors, elle parla, en s’appliquant à éviter toute emphase, mais sans se départir de cette intonation plaintive de quelqu’un qui se sait victime d’une grande injustice.
— Le destin m’a poussée vers vous, reprit-elle, nullement inconsciente du côté mélodramatique de sa formule, parce que je savais qu’il n’y avait que vous qui pourriez comprendre.
De nouveau il demeura sans rien dire. En bas, The Beer Barrel Polka avait fait place à un Liederkranz de tyroliennes. Son silence la mettait mal à l’aise, et elle eut soudain le sentiment qu’elle était l’objet d’un examen particulièrement soupçonneux. Peut-être était-elle en train de commettre une abominable erreur. Son malaise empira. Grâce à Bronek (et à ses propres observations), elle n’ignorait pas la haine que Höss vouait aux Polonais. Pourquoi diable était-elle allée s’imaginer qu’elle pourrait faire exception à la règle ? Il faisait chaud dans la pièce, protégée de la puanteur sournoise qui montait de Birkenau par les fenêtres closes imprégnée d’une odeur de grenier, une odeur de plâtre, de poussière de briques et de poutres imbibées d’eau. C’était la première fois qu’elle remarquait vraiment l’odeur qui lui chatouillait les narines comme une moisissure. Dans le silence lourd d’embarras qui les séparait elle perçut les crissements et les bourdonnements des grosses mouches bleues prisonnières de la pièce, le petit choc mat quand elles se cognaient au plafond. Le bruit des wagons sur les aiguillages était étouffé, flou, presque inaudible.
— Comprendre quoi ? dit-il enfin d’une voix distante, lui offrant pourtant de nouveau une minuscule ouverture par laquelle elle pouvait tenter de le harponner.
— Comprendre qu’une erreur a été faite. Que je ne suis coupable de rien. Du moins, disons, que je ne suis coupable de rien de très grave. Et que je devrais être libérée sur-le-champ.
Voilà, c’était fait, c’était dit, d’une traite et sans accrocs ; avec une ferveur farouche dont elle était la première surprise, elle avait articulé les mots que pendant des jours et des jours elle n’avait cessé de ressasser, se demandant si elle trouverait jamais le courage de les arracher à ses lèvres. Maintenant son cœur battait la chamade, avec tant de violence qu’elle en avait mal aux côtes, mais, pensant à la façon dont elle avait réussi à maîtriser sa voix, elle rayonnait d’orgueil. Elle se sentait en outre protégée par la fluidité onctueuse de son accent, au charme très viennois. Enhardie par sa petite victoire, elle poursuivit :
— Je sais, vous trouverez peut-être ça stupide, mein Kommandant. Je dois reconnaître qu’à première vue mon histoire semble peu plausible. Mais je pense que vous admettrez que dans un endroit tel que celui-ci – tellement vaste, où sont rassemblées tant de multitudes de gens – il peut se produire certaines erreurs, certaines fautes graves.
Elle se tut, attentive aux battements de son cœur, se demandant si lui aussi pouvait les entendre, mais consciente que sa voix ne s’était pas brisée.
— Monsieur le Commandant, continua-t-elle, en accentuant un peu la note de prière, j’espère, oui j’espère que vous voudrez bien me croire quand j’affirme que mon incarcération constitue une affreuse erreur judiciaire. Comme vous pouvez le voir, je suis polonaise et, c’est vrai, coupable du crime dont j’ai été accusée à Varsovie – passer de la nourriture en fraude. Mais c’était un délit mineur, ne le voyez-vous pas, j’essayais seulement de trouver quelque chose à manger pour ma mère, qui était très malade. Je vous en supplie, essayez de comprendre que ce n’était rien, compte tenu du milieu d’où je sors, et de mon éducation.
Elle hésita, en proie à un grand tumulte intérieur. N’y allait-elle pas un peu fort ? Ne devrait-elle pas s’arrêter maintenant et lui laisser le soin de reprendre l’initiative, ou ferait-elle mieux de poursuivre ? Elle se décida aussitôt : Va droit au fait, sois brève, mais continue.
« Vous comprenez, monsieur le Commandant, voilà la vérité. Je suis originaire de Cracovie, et dans ma famille, nous étions tous d’ardents partisans de l’Allemagne, depuis de nombreuses années à l’avant-garde de ces innombrables fervents du Troisième Reich qui admirent le National-Socialisme et les principes du Führer. Jusqu’au tréfonds de son âme mon père était Judenfeindlich.
Höss la coupa net d’un petit grognement.
— Judenfeindlich, murmura-t-il d’une voix endormie. Jundenfeindlich. Quand cesserai-je donc d’entendre ce mot ‘antisémite’? Mon Dieu, ce que j’en ai assez !
Il laissa échapper un soupir rauque.
« Les Juifs ! Serai-je donc jamais débarrassé des Juifs !
Sophie battit en retraite devant son irritation, consciente que sa manœuvre venait de faire long feu ; cette fois elle était allée trop loin. La démarche mentale de Höss, certes loin d’être inepte, était pourtant aussi minutieuse et prosaïquement bornée que le groin d’un tapir, et ne supportait guère les digressions. Quand quelques instants plus tôt il avait demandé « Pour quelle raison vous trouvez-vous ici ? », pour lui spécifier aussitôt de se borner à expliquer comment, il voulait dire précisément cela et rien d’autre, et maintenant ne voulait pas entendre parler de destin, ni d’erreurs judiciaires ou de problèmes Judenfeindlich.
Refroidie par ses paroles comme par une brusque rafale de vent du nord, elle changea de cap, et se dit : Dans ce cas, fais ce qu’il veut, raconte-lui toute la vérité. Sois brève, mais dis la vérité. De toute manière, il lui serait facile de la découvrir, s’il en prenait la peine.
— Dans ce cas, monsieur le Commandant, je vais vous expliquer comment j’ai été versée au pool des dactylos. C’est à la suite d’une altercation que j’ai eue en avril dernier avec une Vertreterin dans les baraques des femmes, peu après mon arrivée. Cette femme était l’adjointe du chef de bloc. Si j’ai eu tellement peur, c’est en toute honnêteté que…
Elle hésita, redoutant un peu d’expliciter une hypothèse dont l’intonation de sa voix, elle le savait, avait déjà suggéré la nature sexuelle. Mais Höss, les yeux maintenant grands ouverts et rivés sur ceux de Sophie, devança ce qu’elle tentait de dire.
— C’était une lesbienne, certainement, coupa-t-il. Sa voix était lasse, mais acide et exaspérée.
« Encore une putain – une de ces sales truies des bas-fonds de Hambourg qu’on avait fourrées à Ravensbrück et que le Quartier Général en a extirpées pour les envoyer ici dans l’espoir erroné qu’elles sauraient vous apprendre la discipline – à vous autres, les détenues. Grotesque !
Il se tut quelques instants.
« C’était une lesbienne, pas vrai ? Et elle vous a fait des avances, c’est ça ? Il fallait s’y attendre. Vous êtes une très belle jeune femme.
De nouveau il s’interrompit, tandis qu’elle digérait cette dernière remarque. (Fallait-il y voir un sens particulier ?)
« Je méprise les homosexuels, reprit-il. Imaginer des gens en train de se livrer à ces actes – ces pratiques bestiales –, ça me dégoûte. Je ne me sens même pas capable de supporter leur présence, homme ou femme. Mais quand les gens sont en détention, il faut bien se résigner à ce genre de choses.
Sophie cligna les yeux. Comme une séquence de film projetée par à-coups grotesques, elle revit la folle comédie de cette matinée, revit se détacher de son ventre la crinière flamboyante de Wilhelmine, les lèvres voraces et moites écartées en un O parfait brusquement pétrifié, les yeux étincelants de terreur ; à la vue du dégoût peint sur le visage de Höss, et au souvenir de la gouvernante, elle se sentit sur le point de réprimer ce qui aurait pu être aussi bien un hurlement qu’un éclat de rire.
« Ignoble ! ajouta le Commandant, retroussant les lèvres comme pour retenir quelque chose d’immonde.
— Il ne s’agissait pas simplement d’avances, monsieur le Commandant.
Elle sentit son visage s’empourprer.
« Elle a essayé de me violer.
Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais employé le mot « violer » en présence d’un homme, et son fard s’accentua, pour bientôt refluer.
« C’est un souvenir très pénible. Je ne me serais jamais doutée qu’une femme – elle hésita –, qu’une femme était capable d’éprouver pour une autre femme un désir si – si violent. Maintenant, je sais.
— En détention, les gens se comportent de façon différente, étrange. Racontez-moi ça.
Mais avant qu’elle ait eu le temps de s’exécuter, il avait plongé la main dans la poche de sa veste, drapée sur le dossier de l’autre chaise placée au pied du bat-flanc, et en sortit une barre de chocolat enveloppée de papier d’aluminium.
— Bizarres, dit-il, d’une voix clinique, abstraite, bizarres, ces migraines. C’est toujours pareil, elles commencent par me donner d’affreuses nausées. Puis, sitôt que le médicament commence à faire son effet, je me sens une faim terrible.
Arrachant le papier, il tendit la barre à Sophie. D’abord hésitante, surprise – jamais encore il n’avait eu ce genre d’attention –, elle en rompit avec nervosité un morceau qu’elle fourra aussitôt dans sa bouche, certaine de trahir une avidité bestiale en dépit de ses efforts pour paraître nonchalante. Tant pis.
Elle reprit son récit, d’une voix rapide, tout en observant Höss qui dévorait le reste du chocolat, consciente que l’agression perpétrée le matin même sur son con par la fidèle gouvernante de l’homme à qui elle racontait son histoire parait sa voix d’une certaine hardiesse et même de vivacité.
— Oui, cette femme était une prostituée, et une lesbienne. Je ne sais pas de quelle région d’Allemagne elle venait – du nord, je crois, elle parlait le bas-allemand – mais elle était énorme et elle a essayé de me violer. Il y avait des jours qu’elle me guettait. Une nuit elle m’a accostée, dans les latrines. D’abord elle ne s’est pas du tout montrée violente. Elle m’a promis tout ce que je voudrais, de la nourriture, du savon, des vêtements, de l’argent, n’importe quoi.
Sophie s’interrompit un instant, le regard maintenant rivé sur les yeux bleu-violet de Höss, attentifs, fascinés.
« J’avais une faim terrible, mais – je suis comme vous monsieur le Commandant, les homosexuels me répugnent – je n’ai eu aucun mérite à résister, à dire non. J’ai essayé de la repousser. Et alors, cette Vertreterin est devenue folle de rage et elle m’a sauté dessus. Je me suis mise à hurler et j’ai essayé de la supplier – elle m’avait coincée contre le mur et me faisait des choses avec ses mains – et à ce moment-là, le chef de bloc est entré.
« Et le chef de bloc a coupé court à tout ça, poursuivit Sophie. Elle a chassé la Vertreterin, puis elle m’a dit de l’accompagner dans sa chambre à l’autre bout de la baraque. Ce n’était pas une mauvaise femme – encore une prostituée, comme vous dites, monsieur le Commandant, mais pas une mauvaise femme. À dire vrai, elle était plutôt bonne pour… pour une personne de ce genre. Elle m’avait entendue hurler pour repousser la Vertreterin, m’a-t-elle expliqué, et elle avait été surprise, parce que dans la nouvelle fournée affectée à cette baraque, il n’y avait que des Polonaises et elle voulait savoir où j’avais appris à parler aussi bien allemand. Nous avons bavardé un bon moment et j’ai bien senti que je lui plaisais. Je ne crois pas qu’elle était lesbienne. Elle venait de Dortmund. Elle était ravie par ma façon de parler l’allemand. Elle m’a laissé entendre qu’elle pourrait peut-être m’aider. Elle m’a offert une tasse de café, et après, elle m’a renvoyée. Je l’ai revue plusieurs fois par la suite et je voyais bien qu’elle m’avait prise en amitié. Un ou deux jours plus tard, elle m’a dit de la rejoindre une fois de plus dans sa chambre, et là, monsieur le Commandant, il y avait un de vos sous-officiers, le Hauptscharführer Günther, qui travaille aux services administratifs du camp. Il m’a interrogée pendant un bon moment, m’a posé un tas de questions au sujet de mes études et de mes capacités et quand je lui ai dit que j’étais capable de taper à la machine et de prendre la sténo aussi bien en polonais qu’en allemand, il m’a déclaré que je pourrais peut-être rendre des services au pool des dactylos. Il avait entendu dire qu’il y avait pénurie de secrétaires qualifiées – en particulier d’experts en langues. Au bout de quelques jours, il est revenu et m’a annoncé que j’allais être transférée. Et c’est de cette façon que je me suis retrouvée…
Höss avait terminé son morceau de chocolat, il s’agita, et se redressant sur un coude, entreprit d’allumer une cigarette.
— Je veux dire, conclut-elle, j’ai travaillé au pool de dactylos jusqu’à il y a environ dix jours et puis on m’a dit que ma présence était requise ici pour un travail spécial. Et ici…
— Et ici, la coupa-t-il, eh bien, vous voilà ici.
Il eut un soupir.
« Vous avez eu beaucoup de chance.
Ce qu’il fit alors la galvanisa de surprise. Levant sa main libre, il cueillit avec une infinie délicatesse une miette accrochée à la lèvre supérieure de Sophie ; c’était, constata-t-elle, une miette du chocolat qu’elle avait mangé, et qu’il tenait maintenant entre le pouce et l’index, et elle le vit avec stupéfaction et gravité porter lentement à ses lèvres ses doigts tachés de nicotine pour déposer le minuscule flocon brun à l’intérieur de sa bouche. Elle ferma les yeux, tellement troublée par l’étrange et grotesque communion du geste, que son cœur s’emballa de nouveau et que, pris d’un soudain vertige, son esprit vacilla.
— Que se passe-t-il ? l’entendit-elle dire. Vous êtes toute blanche.
— Rien, mein Kommandant, répondit-elle. Je me sens seulement un peu faible. Ça va passer.
Elle gardait les yeux clos.
— Mais qu’est-ce que j’ai donc fait de mal !
La voix était pareille à un cri, si farouche qu’elle en fut terrorisée, et à peine avait-elle rouvert les yeux qu’elle le vit rouler sur le bat-flanc, se lever d’un bond et en quelques pas gagner la fenêtre. Le dos de sa chemise était imbibé de sueur et, bien qu’il fût immobile, elle crut le voir trembler de tout son corps. Sophie, qui avait espéré un instant que le petit épisode muet du chocolat serait le prélude à quelque chose de plus intime, l’observait, plongée dans la perplexité Pourtant, peut-être ne s’était-elle pas trompée ? maintenant, il lui exposait ses malheurs, comme s’il la connaissait depuis des années. Il abattit son poing sur sa paume.
— Je ne vois pas ce qu’ils peuvent avoir à me reprocher. Ils sont impossibles, ces gens de Berlin. Ils demandent des choses surhumaines à un simple être humain qui depuis trois ans s’évertue à faire de son mieux. Ils ne sont pas raisonnables ! Ils ne savent pas ce que c’est que d’avoir à supporter des entrepreneurs qui ne respectent pas leurs engagements, des fainéants d’intermédiaires, des fournisseurs qui font traîner les choses en longueur ou même ne livrent jamais la marchandise. Ils n’ont jamais eu affaire à ces imbéciles de Polonais ! Moi, j’ai travaillé de tout mon cœur, et voici comment on me remercie. Quelle hypocrisie – d’aller prétendre qu’il s’agit d’une promotion ! Je me trouve expédié à coups de pied dans le cul à Orianenbourg et il faut que je supporte la honte intolérable de les voir mettre Liebehenschel à ma place, Liebehenschel, cet odieux égotiste avec sa réputation surfaite d’efficacité. Écœurante, cette histoire. Plus de trace nulle part de la moindre gratitude.
C’était étrange : il y avait dans sa voix davantage de dépit que de véritable colère ou rancune.
Sophie se leva et s’approcha de lui. Son intuition lui soufflait que, de nouveau, une minuscule ouverture s’entrebâillait.
— Excusez-moi, monsieur le Commandant, dit-elle, et si je me trompe, pardonnez-moi cette suggestion. Mais peut-être au contraire veut-on vous rendre hommage. Peut-être qu’ils comprennent très bien vos difficultés, vos malheurs, et savent à quel point votre travail vous a épuisé. Pardonnez-moi, mais au cours de ces quelques jours que je viens de passer ici, dans votre bureau, je n’ai pu m’empêcher d’être frappée par l’extraordinaire tension à laquelle vous êtes en permanence soumis, la contrainte stupéfiante…
Quelle prudence dans sa sollicitude obséquieuse. Gardant les yeux braqués sur sa nuque, elle enchaîna, mais sentit que sa voix faiblissait.
« Peut-être s’agit-il en réalité d’une espèce de récompense pour tout… tout votre dévouement.
Elle se tut et suivit le regard de Höss qui plongeait dans le pré en contrebas. Au hasard des sautes de vent, la fumée de Birkenau s’était dissipée, provisoirement du moins, et dans la claire lumière du soleil, le grand étalon blanc caracolait de nouveau le long de la clôture du paddock, queue et crinière au vent, dans une petite tempête de poussière. Malgré les fenêtres fermées, ils parvenaient à entendre le choc sourd des sabots lancés au galop. Le Commandant retint son souffle et l’air siffla dans sa gorge : il fouilla dans sa poche pour prendre une nouvelle cigarette.
— Je voudrais bien que vous disiez vrai, fit-il, mais j’en doute. Si seulement ils avaient idée de la magnitude, de la complexité ! On dirait qu’ils ignorent tout du nombre incroyable de gens impliqués dans les Actions Spéciales. Ces foules innombrables ! Ces Juifs, il ne cesse d’en arriver de tous les pays d’Europe, par milliers, par millions innombrables, comme les harengs qui envahissent au printemps la baie de Mecklembourg. Jamais je n’aurais pu croire que la terre contenait tant d’Erwählte Volk.
Le Peuple Élu. L’expression qu’il venait d’employer fournissait à Sophie l’occasion de pousser un peu plus loin sa tentative d’élargir l’ouverture où, elle l’aurait maintenant juré, elle était parvenue à s’assurer une prise précaire mais réelle. Das Erwählte Volk.
— Das Erwählte Volk – c’était d’une voix teintée de mépris qu’elle faisait écho au Commandant –, peut-être que le Peuple Élu, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, monsieur le Commandant, se trouve enfin simplement devoir payer le juste prix de l’arrogance qui l’a poussé à se placer en marge du reste de la race humaine – à se prétendre le seul peuple digne d’être sauvé. En toute sincérité, je ne vois pas comment ils peuvent nourrir l’espoir d’échapper au châtiment alors que sous les yeux des Chrétiens et pendant tant d’années ils ont persévéré dans ce blasphème.
(Soudain l’image de son père surgit devant elle, monstrueuse.) La gorge nouée d’angoisse, elle hésita, puis reprit, débitant une fois de plus une fable, poussée en avant comme un fétu ballotté par un torrent d’inventions et de mensonges.
— Je ne suis plus chrétienne. Comme vous, monsieur le Commandant, j’ai abandonné cette foi pathétique avec tous ses alibis et ses faux-fuyants. Pourtant, il est facile de comprendre pourquoi les Juifs ont inspiré tant de haine non seulement aux Chrétiens, mais à des hommes tels que vous – Gottgläubiger, comme vous me le disiez pas plus tard que ce matin –, des gens vertueux et idéalistes dont la seule ambition est de lutter pour instaurer un ordre nouveau dans un monde nouveau. Cet ordre nouveau, les Juifs l’ont menacé, et ce n’est que maintenant enfin qu’ils commencent à en subir les conséquences. Bon débarras, à mon avis.
Il était toujours debout à la fenêtre, et le dos tourné, quand, d’une voix posée, il répondit :
— Vous parlez de ces choses avec une grande ferveur. Pour une femme, vous paraissez relativement bien informée des crimes dont sont capables les Juifs. Rares sont pourtant les femmes suffisamment informées ou intelligentes pour comprendre quoi que ce soit.
— C’est vrai, mais moi si, monsieur le Commandant ! dit-elle, tandis qu’avec un léger mouvement des épaules, il se tournait pour la regarder – pour la première fois – avec visiblement un intérêt soutenu. Je sais de quoi je parle et aussi, de plus, je parle d’expérience…
— Comment cela ?
Alors, d’un mouvement impétueux – elle le savait, c’était là un risque, un pari – elle se pencha et fébrilement extirpa de la petite fente ménagée dans sa botte le pamphlet usé et défraîchi.
— Regardez ! dit-elle, en le lui brandissant sous le nez, et en dépliant la page de garde. Je le sais, c’est défendu par le règlement, mais j’ai gardé ceci, j’ai pris un risque. Mais ces quelques pages représentent tout ce qui compte à mes yeux, et je veux que vous le sachiez. Parce que je travaille avec vous, je sais que la « solution finale » a longtemps été un secret. Mais ceci est l’un des premiers documents polonais à avoir suggéré une « solution finale » pour le problème juif. J’ai collaboré avec mon père – dont je vous ai déjà parlé – pour le mettre au point. Bien entendu, accablé comme vous l’êtes par tant de problèmes et de nouveaux soucis, je n’espère pas que vous ayez le temps de le lire en détail. Mais je vous en supplie instamment, acceptez au moins d’y réfléchir… Je sais que mes problèmes sont sans importance pour vous… mais si vous pouviez au moins y jeter un coup d’œil… peut-être cela vous permettrait-il de voir que ma présence dans ce camp est une injustice absolue… ; je pourrais aussi vous raconter bien d’autres choses sur les services que j’ai accomplis à Varsovie pour la cause du Reich, lorsque j’ai révélé les cachettes d’un certain nombre de Juifs, des intellectuels juifs recherchés depuis longtemps…
Elle s’était mise à bafouiller un peu : ses propos avaient quelque chose de décousu et elle comprit qu’elle devait s’arrêter, ce qu’elle fit. Elle pria le ciel de lui donner la force de ne pas s’effondrer. En proie à un mélange d’espoir et de frénésie, elle suait à grosses gouttes et étouffait sous sa blouse, consciente qu’enfin elle était parvenue à entamer son indifférence et retenir son attention, s’était implantée comme une réalité faite de chair et de sang dans le champ de sa perception. De façon certes bien imparfaite et précaire, elle avait établi un contact ; elle en vit la preuve dans le regard chargé d’une intensité et d’une concentration absolue dont il la gratifia en lui prenant le pamphlet des mains. Embarrassée, coquette, elle détourna les yeux. Et, inepte réminiscence, un dicton paysan de Galicie lui revint : Je suis en train de me faufiler dans son oreille.
— Ainsi, vous affirmez donc, dit-il, que vous êtes innocente.
Sa voix était empreinte d’une amabilité distante, et subitement elle se sentit encouragée.
— Monsieur le Commandant, au risque de me répéter, se hâta-t-elle de répondre, je reconnais sans réserve que je suis coupable du délit mineur qui m’a valu d’être envoyée ici – l’histoire du petit morceau de viande. Tout ce que je demande, c’est que cette infraction soit mise en balance avec mes antécédents, non seulement mes antécédents de sympathisante polonaise à la cause du National-Socialisme, mais aussi de militante active dans la guerre sacrée contre les Juifs et la Juiverie. Ce pamphlet que vous tenez à la main, mein Kommandant, pourra être authentifié sans peine et prouvera mes dires. Je vous implore – vous qui disposez du pouvoir d’accorder la clémence et la liberté – de reconsidérer le bien-fondé de ma détention à la lumière de mes services passés, et de me rendre à mon existence antérieure en me renvoyant à Varsovie. C’est vous demander une si petite chose, à vous, un homme noble et juste qui détient le pouvoir du pardon.
Lotte avait averti Sophie que Höss était sensible à la flatterie, mais elle commençait à se demander si elle n’avait pas un peu forcé la note – surtout quand elle vit ses yeux s’étrécir et qu’il dit :
— Ce qui m’intrigue, c’est votre passion. Votre colère. Qu’est-ce donc qui vous pousse à haïr les Juifs avec… tant d’intensité ?
Cette histoire, également, elle l’avait gardée en réserve précisément en prévision d’une occasion de ce genre, tablant sur cette théorie que si un esprit pragmatique comme Höss pouvait vraisemblablement apprécier dans l’abstrait le venin de son Antisemitismus, le côté plus primitif de ce même esprit goûterait très probablement une touche de mélodrame.
— Le document que vous voyez là, monsieur le Commandant, reflète mes raisons philosophiques – celles que j’ai aidé mon père à développer à l’université de Cracovie. Je tiens à souligner que nous aurions exprimé notre aversion pour les Juifs même si notre famille n’avait pas été frappée par une terrible catastrophe.
Höss fumait, impassible, attendant qu’elle poursuive.
« La propension des Juifs à la débauche est bien connue, c’est un de leurs traits les plus répugnants. C’est précisément pour cette raison que mon père, avant d’être victime d’un malencontreux accident… mon père était un grand admirateur de Julius Streicher – il applaudissait à la façon dont Herr Streicher avait, de façon tellement édifiante, cloué au pilori ce côté dégénéré du caractère juif. Et si notre famille était capable de voir la vérité des intuitions de Herr Streicher, il y avait à cela une raison cruelle.
Elle s’interrompit et baissa vivement les yeux, comme accablée par le poids d’un souvenir atroce.
— J’avais une sœur cadette qui était élève chez les sœurs, à Cracovie, juste une classe en dessous de la mienne. Un soir d’hiver, il y a environ dix ans de cela, elle longeait le ghetto quand elle fut l’objet d’une agression sexuelle perpétrée par un Juif – un boucher, apprit-on par la suite – qui l’entraîna au fond d’une ruelle et la viola à plusieurs reprises. Physiquement, ma sœur survécut aux sévices du Juif, mais mentalement, elle était détruite. Deux ans plus tard elle se suicida en se jetant à l’eau, la malheureuse enfant. Il est sûr que pour nous cet affreux forfait validait une fois pour toutes la lucidité des théories de Julius Streicher sur les atrocités dont sont capables les Juifs.
— Kompletter Unsinn ! (On eût dit que Höss crachait les mots.) Pour moi, tout ça, c’est un ramassis de foutaises ! Des balivernes !
Sophie se sentit comme quelqu’un qui, avançant le long d’un paisible sentier forestier, sent tout à coup ses jambes se dérober et plonge dans un trou ténébreux. Qu’avait-elle dit de mal ? Par mégarde, elle laissa échapper un petit gémissement.
— Ce que je veux dire… commença-t-elle.
— Foutaises ! répéta Höss. Les théories de Streicher ne sont rien d’autre qu’un tissu de balivernes. Toutes ces saloperies pornographiques me dégoûtent. Personne n’a rendu un plus mauvais service au Parti et au Reich, et à l’opinion mondiale, à force de vitupérer comme lui les Juifs et leurs débordements sexuels. Il ne connaît rien à ce genre de problèmes. Quiconque a un tant soit peu l’habitude des Juifs pourra témoigner que, du moins dans le domaine du sexe, ils sont humbles et inhibés, totalement dénués d’agressivité, et pathologiquement refoulés. Ce qui est arrivé à votre sœur était sans doute le fait d’un détraqué.
— Mais c’est arrivé ! mentit-elle, décontenancée par ce petit problème imprévu. Je jure…
Il la coupa net :
— Je ne doute nullement que cela soit arrivé, mais c’était un hasard, le geste d’un détraqué, un acte fortuit. Les Juifs sont coupables de toute une gamme d’horribles méfaits, mais ce ne sont pas des violeurs. Ce que fait Streicher dans son journal depuis tant d’années a eu pour unique résultat de susciter la dérision générale. S’il avait dit la vérité avec obstination en dépeignant les Juifs tels qu’ils sont vraiment, acharnés à monopoliser et à dominer l’économie mondiale, à empoisonner les mœurs et la culture, à tenter, par le truchement du Bolchevisme et par tant d’autres moyens, de provoquer la chute des gouvernements civilisés, il aurait accompli une tâche indispensable. Mais ce portrait du Youpin sous les traits d’un corrupteur diabolique doté d’une énorme bitte… – il avait eu recours au mot d’argot Schwanz, ce qui provoqua chez Sophie une certaine surprise, de même que le geste qu’esquissèrent ses mains pour mesurer un organe d’un bon mètre de long – constitue un hommage totalement immérité à la virilité des Juifs. La plupart des Juifs mâles que j’ai pu observer sont de méprisables neutres. Sans sexe. Mous. Weichlich. Ce qui les rend d’autant plus immondes.
Elle avait commis une erreur tactique idiote en mentionnant Streicher (elle se savait ignare en matière de National-Socialisme, mais comment aurait-on pu exiger qu’elle fût capable de jauger l’étendue des jalousies et des rancunes, des chamailleries, querelles intestines et discordes qui faisaient rage à tous les échelons parmi les membres du Parti de tous grades ?), pourtant, il semblait que déjà cela fût sans importance. Höss, enseveli dans les volutes bleu lavande de sa quarantième cigarette Ibar de la journée, interrompit soudain sa tirade contre le Gauleiter de Nuremberg, gratifia le pamphlet d’une petite tape du bout des doigts et laissa tomber quelques mots, qui transformèrent le cœur de Sophie en une boule de plomb fondu.
— Pour moi, ce document ne signifie rien. Même si vous parveniez à apporter la preuve convaincante que vous avez participé à sa rédaction, vous ne prouveriez que peu de chose. Simplement que vous méprisez les Juifs. Ce qui ne m’impressionne pas, dans la mesure où il m’apparaît que c’est là un sentiment très largement répandu.
Son regard se fit glacial et lointain, comme s’il contemplait un point situé des mètres au-delà du crâne crépu de Sophie dissimulé sous son écharpe.
« En outre, on dirait que vous oubliez que vous êtes polonaise, et du même coup une ennemie du Reich, qui demeurerait une ennemie même si par ailleurs elle n’avait pas été jugée coupable d’un acte criminel. À dire vrai, certains de nos responsables suprêmes – le Reichsführer entre autres – estiment que les gens de votre espèce et de votre nation sont à mettre sur le même pied que les Juifs, des Menschentiere, pareillement abjects, pareillement pollués au sens racial, et qu’ils méritent pareillement une haine vertueuse. Les Polonais qui résident sur le territoire de la mère patrie commencent déjà à être tenus de porter un P – un symptôme lourd de menaces pour votre peuple.
Il hésita quelques secondes.
« Pour ma part, je ne partage pas sans réserves ce point de vue spécifique ; cependant, et pour être honnête, certains des rapports que j’ai eus avec vos compatriotes ont été pour moi une telle source d’amertume et de frustrations, que j’ai souvent eu le sentiment que cette haine impitoyable n’allait pas sans fondement. Surtout en ce qui concerne les hommes. Il y a en eux une crapulerie congénitale. Quant aux femmes, la plupart sont franchement laides.
Sophie fondit en larmes, sans pourtant que cette diatribe en fût le moins du monde responsable. Elle n’avait pas eu l’intention de verser des larmes – la dernière idée qui lui serait venue à l’esprit, une exhibition d’écœurante sentimentalité –, mais elle ne put se retenir. Ses larmes jaillirent et elle enfouit son visage entre ses mains. Tout – tout ! – tout était un échec ; sa prise précaire s’était effritée, et elle eut l’impression d’avoir été soudain précipitée en bas d’une montagne. Elle n’avait marqué aucun point, n’avait ouvert aucune brèche. Incapable de maîtriser ses sanglots, elle demeura là, les larmes poisseuses suintant entre ses doigts, croyant sentir l’approche du coup de grâce. Le regard fixé dans le puits noir de ses paumes trempées de larmes, elle entendait monter du salon les tyroliennes stridentes des minnesingers, une cacophonie de basse-cour catapultée vers les étages par un chœur de tubas, de trombones, d’harmonicas aux pesantes syncopes.
Und der Adam hat Liebe erfunden,
Und der Noah den Wein, ja !
Rarement close, la porte du grenier se referma soudain avec un grincement de gonds, lentement, insensiblement, comme poussée par une main hésitante. Elle savait que seul Höss avait pu fermer la porte et elle perçut le bruit de ses pas qui se rapprochaient, puis sentit ses doigts l’agripper fermement par l’épaule avant même qu’elle se risque à écarter les mains et relever la tête. Elle se força à ravaler ses larmes. La clameur filtrait étouffée par l’écran de la porte.
Und der David hat Zither erschall…
— Vous vous êtes montrée d’une coquetterie éhontée avec moi, l’entendit-elle dire d’une voix incertaine.
Elle ouvrit les yeux ; lui la regardait avec des yeux égarés, et la façon dont ils roulaient dans leurs orbites – comme sous l’emprise de la folie, du moins pendant ce bref instant – la remplit de terreur, surtout parce qu’elle eut l’impression qu’il se préparait à lever le poing pour la frapper. Mais soudain, au prix d’un immense effort de tout son être, il parut reprendre ses esprits, son regard redevint à peu près normal, et quand il se remit à parler, son élocution avait retrouvé sa fermeté militaire coutumière. Pourtant, le rythme de sa respiration – rapide mais profonde – et un certain frémissement des lèvres trahissaient son trouble intérieur aux yeux de Sophie qui, malgré elle, avec une terreur accrue, ne put s’empêcher d’y voir un prolongement de la colère qui le soulevait contre elle. Une colère qui la visait, mais dont les raisons profondes lui échappaient : son ridicule pamphlet, la coquetterie qu’il lui attribuait, l’éloge qu’elle avait fait de Streicher, le fait qu’elle fût une sale Polonaise, peut-être tout cela à la fois. Puis soudain, et à sa grande stupéfaction, elle comprit que si dans sa détresse il s’abandonnait manifestement à une fureur confuse, ce n’était pas elle que visait cette fureur, mais au contraire quelqu’un ou quelque chose d’autre.
Desserrant alors sa prise, il lâcha précipitamment quelques mots qui, sous leur vernis d’anxiété raciale, parurent à Sophie une réplique grotesque de la répugnance que ce même matin avait manifestée Wilhelmine.
« Difficile de croire que vous êtes polonaise, avec votre magnifique accent allemand et votre physique – votre teint clair et les traits de votre visage, si typiquement aryens. Peu de femmes slaves ont un visage aussi beau. Pourtant vous êtes bien ce que vous prétendez être – une Polonaise.
Sophie constata alors qu’une note à la fois incohérente et décousue marquait maintenant son discours, comme si son esprit rôdait en cercles apeurés autour du péril tapi au cœur de la chose qu’il s’efforçait d’exprimer.
« Je n’aime pas les coquettes, voyez-vous, à mes yeux la coquetterie n’est qu’une manœuvre pour s’insinuer dans mes bonnes grâces, pour tenter de m’arracher des faveurs. J’ai toujours eu horreur de ce côté chez les femmes, de cette exploitation grossière du sexe – tellement malhonnête, tellement transparente. Vous m’avez rendu les choses très difficiles, en faisant naître en moi des pensées ridicules, en me détournant des devoirs de ma charge. J’ai trouvé votre coquetterie sacrement exaspérante, et pourtant – pourtant il est impossible que tout soit de votre faute, vous êtes une femme extrêmement séduisante.
« Il y a un certain nombre d’années, je sortais de temps en temps de ma ferme pour me rendre à Lübeck – j’étais très jeune à l’époque – et un jour, j’ai vu Faust au cinéma, dans la version muette, et la femme qui tenait le rôle de Gretchen était d’une beauté incroyable, et elle m’a fait une impression profonde. Si belle, un visage au teint clair tellement parfait, une silhouette si charmante – j’ai pensé à elle pendant des jours, des semaines. Elle me hantait dans mes rêves, elle m’obsédait. Elle s’appelait Margarete quelque chose, cette actrice, son nom de famille m’échappe maintenant. Je pensais toujours à elle comme à Margarete. Et sa voix : j’aurais juré que si je l’avais entendue parler, son allemand aurait lui aussi été d’une pureté parfaite. Tout à fait comme le vôtre. J’ai dû voir le film une douzaine de fois. Plus tard j’ai appris qu’elle était morte très jeune – de tuberculose, je crois – et j’ai éprouvé un chagrin affreux. Le temps a passé et finalement je l’ai oubliée – ou du moins, elle a cessé de me hanter. Mais jamais je n’ai pu l’oublier tout à fait.
Höss s’interrompit et de nouveau lui serra l’épaule, fort, à lui faire mal, et elle se dit avec surprise : Bizarre, il me fait mal, mais en fait, il essaie de me manifester une forme de tendresse… En bas, les tyroliennes s’étaient tues. Involontairement, elle ferma les yeux, s’efforçant de ne pas broncher sous la douleur et maintenant sensible – dans le puits sombre de sa conscience – à la symphonie de mort qui montait du camp : fracas de métal, chocs lointains des wagons se percutant sur les rails, le hululement étouffé d’un sifflet de locomotive, déchirant et lugubre.
« Je sais parfaitement que de multiples façons je ne ressemble pas à la majorité des hommes de ma profession – des hommes qui tous ont passé leur vie dans un milieu militaire. Je n’ai jamais fait partie de la bande. Je suis toujours demeuré à l’écart. Solitaire. Je n’ai jamais traîné avec les prostituées. Je ne suis entré dans un bordel qu’une seule fois dans ma vie, quand j’étais très jeune, à Constantinople. Une expérience qui ne m’a laissé que du dégoût ; la lubricité des putains me donne la nausée. Il y a quelque chose dans la beauté pure et radieuse d’un certain type de femme – des femmes au teint et aux cheveux clairs, et parfois même, bien sûr, à condition qu’elles soient de pure race aryenne, des femmes un peu plus brunes – qui me pousse à idolâtrer ce type de beauté, à l’idolâtrer au point d’avoir envie de l’adorer. Cette actrice, Margarete, était une de ces femmes – et puis il y a eu une autre femme que j’ai connue à Munich pendant quelques années, une personne splendide avec laquelle j’ai eu une relation passionnée et un enfant illégitime. Fondamentalement, je crois en la monogamie. Je n’ai été que très rarement infidèle à ma femme. Mais cette femme, elle… c’était l’illustration la plus glorieuse de ce type de beauté – des traits exquis, une pure ascendance nordique. L’attrait qu’elle avait à mes yeux était d’une intensité sans rien de commun avec la vulgarité du désir sexuel et ses pseudo-plaisirs. Quelque chose en rapport avec le dessein plus noble de procréation. La perspective de déposer ma semence dans un réceptacle aussi beau me transportait d’exaltation. Et vous, c’est un désir très analogue que vous m’inspirez.
Sophie garda les yeux clos tandis que le flot de l’étrange syntaxe nazie, surchargée d’images curieusement enfiévrées et de paquets de savoureuse emphase teutonne, s’infiltrait dans les affluents de son esprit, menaçant de noyer sa raison. Soudain il fut contre elle, la buée que dégageait son torse en sueur lui piqua les narines comme une odeur de viande faisandée, et elle s’entendit lâcher un hoquet à l’instant, où, d’une brusque secousse, il la plaquait contre lui. Elle sentit des coudes, des genoux, et le grattement d’une barbe râpeuse. Aussi avide dans son ardeur que sa gouvernante, il était incomparablement plus gauche et ses bras autour d’elle lui parurent innombrables, comme les pattes d’une énorme mouche mécanique. Elle retint son souffle tandis que dans son dos, les mains se livraient à une espèce de massage. Et son cœur – son cœur emporté par une galopade effrénée !… Jamais elle n’aurait cru qu’un simple cœur était capable de ces battements déchaînés et romantiques qui, à travers la chemise trempée du Commandant, martelaient son flanc comme un roulement de tambour. Tremblant comme un homme à l’agonie, il ne tenta même pas de risquer un baiser, quand bien même, elle l’aurait juré, elle crut sentir une vague protubérance – langue ou nez – frôler fébrilement le pourtour de son oreille cachée sous le foulard. Soudain un coup rude retentit à la porte et il se dégagea vivement en étouffant un pathétique Scheiss !
C’était de nouveau son aide de camp. Scheffler. Que le Commandant veuille bien l’excuser, dit Scheffler, debout sur le seuil, mais Frau Höss – restée sur le palier à l’étage en dessous – était montée pour poser une question au Commandant. Elle se proposait d’aller voir un film au foyer de la garnison et voulait savoir s’il était sage d’emmener Iphigénie. Iphigénie, l’aînée des enfants Höss, était restée toute une semaine clouée au lit par une attaque de Die Grippe et Madame voulait s’assurer que, selon le Commandant, la jeune fille était suffisamment rétablie pour l’accompagner au cinéma. Ou peut-être ferait-elle mieux de consulter le Dr Schmidt ? En guise de réponse, Höss grommela quelque chose qui échappa à Sophie. Mais ce fut pendant ce bref échange que lui vint en un éclair une intuition tragique, la certitude que cette interruption à la saveur platement domestique ne pouvait qu’effacer à jamais l’instant magique où le Commandant, à l’instar d’un Tristan à l’âme tourmentée, avait eu la faiblesse de se laisser prendre au piège de la séduction. Et lorsque, se retournant, il lui fit de nouveau face, elle sut aussitôt que son pressentiment ne l’avait pas trompée, et que sa cause se trouvait plus que jamais menacée d’échec.
— Quand il est revenu vers moi, dit Sophie, son visage était encore plus tourmenté et dévoré de tics. Et alors une fois de plus, j’ai ce sentiment étrange qu’il va me frapper. Mais non. Au contraire, voilà qu’il s’approche tout près et qu’il dit : ‘J’ai très envie d’avoir des rapports sexuels avec vous’ – il avait employé le mot Verkehr, qui en allemand a la même connotation stupide et formelle que « rapports » ; il a dit : ‘Avoir des rapports sexuels avec vous me permettrait de me perdre, peut-être que je trouverais l’oubli.’ Et puis tout à coup son visage a changé. On aurait dit qu’en un seul instant, Frau Höss avait tout changé. Son visage est devenu très calme et comme impersonnel, tu vois, et il a dit : ‘Mais je ne peux pas et je ne veux pas, le risque est trop grand. Tout ça finirait par une catastrophe.’ Et puis il s’est détourné, il m’a tourné le dos et s’est approché de la fenêtre. Je l’ai entendu dire : ‘D’ailleurs, ici une grossesse serait hors de question.’ Stingo, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Je me sentais très faible après tant d’émotions et de tension ; et aussi, je suppose à cause de la faim parce que je n’avais rien mangé depuis les figues que j’avais vomies le matin, rien d’autre que le petit morceau de chocolat qu’il m’avait donné. Il s’est de nouveau retourné vers moi. Il m’a dit : ‘Si je n’étais pas sur le point de partir, je prendrais le risque. En dépit de vos origines et de votre passé, j’ai le sentiment que d’un point de vue spirituel nous pourrions nous retrouver sur un terrai commun. Je serais prêt à prendre de grands risques pour avoir une relation avec vous.’ J’ai cru que de nouveau il allait me caresser ou m’empoigner, mais non. ‘Mais voilà, ils se dont débarrassé de moi, a-t-il dit, et je dois partir. Et vous aussi il faut que vous partiez. Je vous renvoie d’où vous venez au Bloc Deux. Vous partirez demain.’ Sur quoi, il m’a tourné de nouveau le dos.
« J’étais terrifiée, poursuivit Sophie. Tu comprends, j’avais voulu me rapprocher de lui et j’avais échoué, et maintenant il me chassait et tous mes espoirs s’écroulaient. J’ai essayé de lui parler, mais il y avait ce nœud dans ma gorge et les mots ne voulaient pas sortir. C’était comme s’il se préparait à me rejeter dans les ténèbres, et moi je ne pouvais rien faire – rien. J’étais là, je le regardais et j’essayais de lui parler. Le cheval, le beau cheval arabe était toujours dans le pré en contrebas et Höss le contemplait, appuyé contre la fenêtre. La fumée de Birkenau s’était dissipée. De nouveau il a murmuré quelque chose au sujet de Berlin et de sa mutation. Sa voix était pleine d’amertume. Je me souviens des mots ‘échec’ et ‘ingratitude’, et tout à coup, il a dit distinctement : ‘Moi je le sais, j’ai fait tout mon devoir.’ Puis il est resté un long moment sans rien dire, sans rien faire d’autre que de contempler le cheval, et enfin je l’ai entendu dire ceci, je suis presque certaine des mots exacts : ‘Échapper à son enveloppe charnelle et pourtant vivre encore au sein de la Nature. Être ce cheval, vivre dans le corps de cet animal. Ce serait la liberté.’
Elle s’interrompit un instant.
« Jamais je n’ai oublié ces mots. Ils étaient tellement…
Et Sophie se tut pour de bon, les yeux vitrifiés par le souvenir, le regard fixé comme en transe sur les fantasmes du passé.
(« Ils étaient tellement… ») Quoi ?
Quand elle m’eut raconté tout cela, Sophie resta un long moment sans parler. Elle dissimula ses yeux derrière ses doigts et courba la tête, ensevelie dans une sombre méditation. Pendant tout l’interminable récit, son empire sur elle-même ne s’était pas démenti, mais les gouttes luisantes qui filtraient entre ses doigts trahissaient maintenant qu’elle s’abandonnait à des larmes amères. Je la laissai pleurer en silence. Nous étions en août, l’après-midi était pluvieux, et nous étions assis là tous les deux depuis des heures, les coudes appuyés sur l’une des tables en formica du Maple Court. Trois jours s’étaient écoulés depuis la rupture cataclysmique entre Sophie et Nathan que j’ai décrite bien des pages plus haut. Peut-être se souviendra-t-on que lorsqu’ils avaient disparu tous les deux, je me préparais à aller accueillir mon père qui venait passer quelques jours à Manhattan (il s’agissait pour moi d’une rencontre importante – en fait j’avais décidé de rentrer avec lui en Virginie – que je me propose de décrire ultérieurement plus en détail). Après ces retrouvailles, j’étais rentré le cœur lourd au Palais Rose, m’attendant à y trouver la même désolation et les mêmes ravages que lors d’une autre soirée dont j’avais gardé le souvenir – et certes loin de m’attendre à la présence de Sophie, que je découvris, miraculeusement, dans sa chambre en désordre, occupée à fourrer ses dernières bricoles dans une valise avachie. Par ailleurs, il n’y avait nulle part trace de Nathan – une vraie bénédiction à mes yeux – et après cette triste et douce rencontre, Sophie et moi nous précipitâmes au Maple Court sous un abominable orage. Inutile de le dire, je croulai de joie en constatant que Sophie paraissait tout aussi heureuse de me voir que je l’étais moi d’être simplement là et de respirer son visage et son corps. À ma connaissance, j’étais, jusqu’à présent, à part Nathan et peut-être Blackstock, la seule personne au monde qui pût se targuer d’une réelle intimité avec Sophie, et j’eus l’intuition qu’elle se cramponnait à ma présence comme à une bouée de sauvetage.
Elle avait encore les nerfs à vif, comme plongée dans un traumatisme par la fuite et la désertion de Nathan (elle me dit, non sans une touche d’humour noir, qu’elle avait plusieurs fois songé à se jeter par la fenêtre du minable hôtel de l’Upper West Side où elle avait passé les trois derniers jours à se languir), mais si le chagrin qu’elle éprouvait de son départ avait manifestement rongé son courage, c’était ce même chagrin, je le sentais, qui lui permettait d’ouvrir toujours plus grandes les vannes de sa mémoire pour libérer une puissante cataracte cathartique. Mais une petite réminiscence me tracasse. N’aurais-je pas dû m’inquiéter en constatant quelque chose que je n’avais jamais encore remarqué chez Sophie ? Elle s’était mise à boire, non pas avec outrance – mais les trois ou quatre légers whiskies coupés d’eau qu’elle avala au cours de cet après-midi gris et pluvieux, dénotaient un changement d’habitude chez quelqu’un qui, à l’exemple de Nathan, s’était toujours montré plutôt sobre. Peut-être aurais-je dû m’inquiéter ou me soucier davantage de ces petits verres de Schenley’s qui s’alignaient devant elle. Pour ma part, je m’en tins à ma bière habituelle et me contentai de noter sans y attacher d’importance les nouveaux goûts de Sophie. De toute façon, sans doute n’aurais-je prêté aucune attention à ce qu’elle buvait, car lorsque Sophie se remit à parler – (s’essuyant les yeux et – d’un ton aussi direct et impassible qu’il eût été possible à quiconque d’avoir en la circonstance – se préparant à conclure la chronique de cette journée en compagnie de Rudolf Franz Höss) elle me confia une chose qui me secoua d’une stupéfaction telle que je sentis la surface de mon visage tout entier se couvrir aussitôt de picotements glacés. Je retins mon souffle, les membres soudain aussi faibles que des roseaux. Et, cher lecteur, enfin, du moins, je sus qu’elle ne mentait pas.
— Stingo, mon enfant était là-bas à Auschwitz. Oui, j’avais un enfant. Jan, mon petit garçon, on me l’a arraché le jour de mon arrivée. Ils l’avaient mis dans un endroit spécial appelé le Camp des Enfants, il n’avait que dix ans. Je sais que tu vas trouver bizarre que depuis tout ce temps que tu me connais, jamais je ne t’ai parlé de mon enfant, mais c’est une chose dont jamais je n’ai pu parler à personne. C’est trop difficile – tellement difficile que je préfère même ne jamais y penser. Oui, c’est vrai, cette chose, j’en ai parlé à Nathan une fois, il y a bien des mois. Je lui en ai parlé très vite et aussitôt après, je lui ai dit qu’il ne faudrait jamais en reparler. Ni en parler à personne. C’est pourquoi si maintenant je t’en parle, c’est seulement parce que tu ne pourrais pas comprendre, au sujet de Höss et de moi, si tu ne comprenais pas au sujet de Jan. Et après jamais plus je ne parlerai de lui et il ne faudra jamais que tu me poses de questions. Non jamais plus…
« Bref, cet après-midi-là pendant que Höss regardait par la fenêtre, je lui ai parlé. Je le savais, il fallait que j’abatte ma dernière carte, que je lui révèle ce que au jour le jour* j’avais enfoui en moi pour me cacher à moi-même – de peur d’en mourir de chagrin –, que je fasse m’importe quoi, supplie, crie, hurle pour implorer pitié, dans le seul espoir de parvenir d’une façon ou d’une autre à émouvoir suffisamment cet homme pour qu’il me manifeste un brin de pitié – sinon pour moi-même, du moins pour la seule chose qui me restait, ma dernière raison de vivre. Aussi, en m’efforçant de contrôler ma voix, je lui ai dit : ‘Herr Kommandant, je sais que je ne peux pas demander grand-chose pour moi et que vous devez respecter le règlement. Mais je vous supplie de me faire une dernière faveur avant de me renvoyer. J’ai un fils, un enfant, au Camp D, là où sont détenus les garçons. Il s’appelle Jan Zawistowski, il a dix ans. J’ai appris son numéro par cœur, je peux vous le donner. Il était avec moi quand je suis arrivée mais je ne l’ai pas vu depuis six mois. Je meurs d’envie de le voir. L’hiver arrive et je crains pour sa santé. Je vous en supplie, essayez de trouver un moyen pour le faire libérer. Sa santé est fragile et il est si jeune, si jeune.’ Höss n’a rien répondu, il est resté là à me contempler fixement sans broncher. Je sentais que je n’allais pas tarder à me laisser aller. J’ai tendu la main, j’ai effleuré sa chemise, puis je l’ai agrippé et j’ai dit : ‘Je vous en prie, si ma présence, mon existence ont fait naître en vous la moindre émotion, je vous en conjure, faites cela pour moi. Ne me relâchez pas, moi, mais relâchez simplement mon petit garçon. Il y a un moyen qui vous permettrait de le faire, je peux vous dire lequel… Je vous en prie, faites cela pour moi. Je vous en prie. Je vous en prie !’
« Alors, j’ai compris de nouveau que je n’étais rien d’autre qu’un simple ver de terre dans sa vie, un morceau de sale dreck polonaise. M’agrippant le poignet, il a détaché brutalement ma main et a dit. ‘Ça suffit !’ Et jamais je n’oublierai la frénésie de sa voix quand il a dit : ‘Ich kann es unmöglich tun !’ Ce qui signifie : ‘Pas question que je fasse une chose pareille.’ Il a ajouté : ‘Relâcher un détenu, quel qu’il soit, sans être dûment mandaté pour le faire, serait illégal de ma part.’ J’ai compris soudain qu’en osant simplement évoquer cette éventualité, j’avais touché en lui un point affreusement sensible. Il a dit : ‘C’est odieux, votre suggestion est odieuse ! Pour qui me prenez-vous donc, une espèce de Dümmling que vous espérez pouvoir manipuler ? Pour la seule raison que j’ai exprimé à votre égard un sentiment particulier ? Vous pensez que vous pourriez me pousser à enfreindre le règlement sous prétexte que je vous ai manifesté un peu d’affection ?’ Et puis il a dit : ‘Je trouve ça répugnant !’
« Est-ce que tu pourrais me comprendre, Stingo, si je te disais qu’alors je n’ai pas pu me retenir et que je me suis jetée contre lui, que j’ai passé mes bras autour de sa taille et que j’ai recommencé à le supplier, en répétant sans arrêt : ‘Je vous en prie, je vous en prie’ Mais ses muscles étaient devenus tout raides et un tremblement secouait tout son corps, et je voyais bien que, pour lui, je n’existais déjà plus. Pourtant je ne pouvais pas m’arrêter. Je lui ai dit : ‘Dans ce cas laissez-moi au moins voir mon petit garçon, laissez-moi le rencontrer, laissez-moi le voir ne serait-ce qu’une seule fois, je vous en prie, accordez-moi au moins cette chose. Ne pouvez-vous donc pas comprendre ? Vous aussi, vous avez des enfants. Accordez-moi seulement de le voir, de le serrer une fois dans mes bras avant de retourner au camp.’ Et alors, Stingo, en disant ces mots, je n’ai pas pu me retenir et je me suis effondrée à genoux devant lui. Je me suis jetée à genoux et j’ai appuyé mon visage contre ses bottes.
Sophie se tut, et resta de longs instants le regard tourné vers ce passé qui semblait la retenir irrésistiblement prisonnière ; elle avala coup sur coup plusieurs gorgées de whisky et, machinalement, déglutit une ou deux fois, perdue dans un brouillard de souvenirs. Et je me rendis compte que, comme avide de quelque illusion de réalité concrète que je représentais peut-être, sa main avait saisi la mienne et la serrait à l’engourdir.
« On a raconté tant de choses sur Auschwitz et sur la façon dont les gens se comportaient là-bas. En Suède dans le camp de réfugiés où j’ai passé quelque temps, nous étions tout un groupe qui revenions de là-bas – d’Auschwitz ou de Birkenau, où j’ai été envoyée par la suite – et il nous arrivait souvent de parler de la façon dont se comportaient tous ces gens différents. Ce qui pouvait pousser un homme à devenir un terrible Kapo qui se mettait à traiter ses codétenus avec cruauté et causait la mort de beaucoup d’entre eux. Ou ce qui pouvait pousser un homme ou une femme à tel ou tel acte de courage, et quelquefois à donner sa vie pour sauver celle d’autrui. À donner son pain ou une petite pomme de terre ou un peu de soupe claire à quelqu’un qui mourait de faim, alors que de leur côté eux aussi mouraient de faim. Ou encore il y avait des gens – des hommes, des femmes – qui n’hésitaient pas à tuer ou à dénoncer pour se procurer un peu de nourriture. Au camp, les gens se comportaient de manières très différentes, certains de façon lâche ou égoïste, d’autres avec beaucoup de bravoure et de noblesse. Il n’y avait pas de règle. Non. Mais c’était un endroit tellement abominable, Auschwitz, Stingo, tellement abominable qu’on a peine à y croire, qu’à dire vrai on n’avait pas le droit de dire que telle ou telle personne aurait dû faire preuve de plus de générosité ou de noblesse, comme dans l’autre monde. Si un homme ou une femme venait à faire quelque chose de noble, alors on pouvait les admirer comme on les aurait admirés n’importe où, mais les Nazis étaient des assassins et quand ils cessaient d’assassiner les gens c’était pour les transformer en animaux malades, si bien que si les gens faisaient des choses qui n’étaient pas très nobles et même s’ils se transformaient en animaux, eh bien, il fallait le comprendre, avec horreur peut-être mais aussi avec pitié, parce que chacun savait qu’il suffisait d’un rien pour qu’il se comporte lui aussi comme un animal.
Sophie garda quelques instants le silence, les paupières closes, comme perdue dans une méditation farouche ; puis de nouveau son regard se perdit dans des lointains mystérieux.
« Ce qui fait qu’il y a encore une autre chose qui pour moi demeure un mystère. Et c’est pourquoi, dans la mesure où je sais tout ça et que je sais aussi que les Nazis m’ont transformée comme les autres en animal malade, pourquoi est-ce que je continue à me sentir tellement coupable quand je pense à toutes les choses que j’ai faites là-bas. Et coupable surtout d’être encore en vie. Ce remords, je n’arrive pas à m’en débarrasser et je crois que je n’y arriverai jamais.
Elle se tut de nouveau, puis reprit.
« Je suppose que c’est parce que…
Mais elle hésita, impuissante à rassembler ses pensées, et je perçus un tremblement dans sa voix – provoqué peut-être davantage par la lassitude que par autre chose – quand elle dit :
« Je le sais, jamais je ne pourrai m’en débarrasser. Jamais. Et parce que jamais je ne m’en débarrasserai, peut-être est-ce la pire des choses que les Allemands m’ont laissée.
Elle relâcha enfin sa prise sur ma main, et se tourna vers moi, me regardant dans les yeux :
« J’ai passé mes deux bras autour des bottes de Höss. J’ai plaqué ma joue contre le cuir froid de ces bottes comme si elles étaient faites de fourrure ou de quelque chose de chaud et de rassurant. Et tu veux savoir ? Je crois bien que je suis allée jusqu’à les lécher avec ma langue, ces bottes de Nazi, ma langue les a léchées. Et tu veux que je te dise autre chose ? Si Höss m’avait tendu un couteau ou un revolver et commandé d’aller tuer quelqu’un, un Juif, un Polonais, n’importe qui, je l’aurais fait sans réfléchir, et même avec joie, si cela m’avait permis de voir mon petit garçon ne serait-ce qu’une seule minute et de le serrer dans mes bras.
« Et puis j’ai entendu la voix de Höss : ‘Allons, debout ! Des scènes de ce genre sont insultantes. Debout !’ Mais quand j’ai commencé à me relever, sa voix s’est adoucie et il a dit : ‘Bien sûr que vous pourrez voir votre fils, Sophie.’ Et je me suis rendu compte que c’était la première fois qu’il prononçait mon nom. Et puis – oh Seigneur Dieu, Stingo, voilà que de nouveau il m’a serrée dans ses bras et je l’ai entendu dire : ‘Sophie, Sophie, bien sûr que vous pouvez aller voir votre petit garçon !’ Et il a dit : ‘Vous croyez vraiment que je pourrais vous refuser ça ? Glaubst du, dass ich ein Ungeheuer bin ? Me prendriez-vous donc pour une sorte de monstre ?’ »