CHAPITRE III

— Stingo ! Oh, Stingo !

Tard ce matin-là – un dimanche ensoleillé de juin – leurs voix retentirent derrière la porte, me tirant de mon sommeil. La voix de Nathan, puis celle de Sophie :

— Stingo, réveillez-vous. Réveillez-vous, Stingo ! La porte n’était pas fermée à clef, mais retenue par une simple chaîne, et accoté contre mon oreiller, j’apercevais de mon lit par l’entrebâillement le visage hilare de Nathan qui me contemplait.

— Debout là-dedans, et que ça saute, disait la voix. Tout le monde sur le pont, mon gars. Debout et que ça saute, mon pote. On file tous à Coney Island !

Et à l’arrière-plan, la voix de Sophie, claire et aiguë, en écho à celle de Nathan :

— Debout, et que ça saute ! Debout, et que ça saute !

Un petit rire argentin ponctua la sommation, sur quoi Nathan se mit à secouer la porte et la chaîne.

— Debout, P’tit Blanc, tout le monde sur le pont ! Pas question de passer toute la journée à roupiller comme un bon vieux corniaud, on est pas dans le Sud ici.

Sa voix avait pris les intonations sirupeuses et affectées du fin fond de Dixieland – un accent qui pourtant, à mes oreilles encore hébétées de sommeil mais alertes, parut dénoter un extraordinaire don de mimétisme.

— Secoue-moi un peu c’te carcasse de fainéant, mon doux cœur, grasseya-t-il en exagérant son nasillement. Et passe donc ton costume* de bain. On va dire à c’t’ vieux Pompey d’atteler c’te bonne vieille carriole histoire de s’offrir une p’tite balade et un p’tit pique-nique au bord de la mer !

J’étais – pour présenter la chose avec mesure – loin de me sentir enthousiasmé par cette perspective. Ses odieuses insultes de la veille, et la manière dont il avait maltraité Sophie, n’avaient cessé toute la nuit de hanter mes rêves sous divers déguisements et masques lourds de menace, et me réveiller maintenant pour contempler ce même visage d’une urbanité très moderne, en train de psalmodier ses niaiseries de péquenaud d’avant la guerre de Sécession, était simplement plus que je ne pouvais en supporter. Jaillissant de mes draps, je me ruai vers la porte.

— Foutez le camp d’ici ! glapis-je. Fichez-moi la paix !

Je tentai de claquer la porte au nez de Nathan, mais il avait réussi à coincer solidement un de ses pieds dans l’entrebâillement.

— Foutez le camp ! hurlai-je de nouveau. Je trouve que vous avez un sacré culot, mon salaud. Tirez votre foutu pied de cette porte et foutez-moi la paix, bordel !

— Stingo, Stingo, continuait la voix sur un rythme lénifiant, revenue cette fois au style Brooklyn. Stingo, calme-toi. J’voulais pas te vexer, p’tit. Allons, ouvre. Allons boire un café tous ensemble, histoire de passer l’éponge et d’être tous copains.

— Je n’ai pas envie d’être copain avec vous ! hurlai-je à Nathan, sur quoi je fus saisi d’une violente quinte de toux.

À moitié étouffé par les glaires et le mucus que je devais à mes trente Camels quotidiennes, je fus surpris de constater que je m’exprimais encore avec cohérence. Tandis que je me raclais les bronches, bizarrement honteux du bruit de vieux soufflet qui sortait de ma gorge, je commençais à me sentir peu à peu envahi par une surprise supplémentaire – et une réelle consternation – en constatant que l’abominable Nathan s’était, tel un mauvais génie, matérialisé aux côtés de Sophie et paraissait une fois de plus tenir la situation bien en main. Pendant une minute au moins, plus peut-être, je frissonnai et pantelai dans les affres d’un spasme pulmonaire, après avoir dû entre-temps subir l’humiliation de laisser Nathan jouer les sommités médicales.

— C’est un vrai catarrhe de fumeur que t’as là, P’tit Blanc. D’ailleurs, t’as les traits tirés et le visage hagard de quelqu’un qui est complètement intoxiqué par la nicotine. Regarde-moi une seconde, P’tit Blanc, regarde-moi bien dans les yeux.

Plissant nonchalamment les yeux, je braquai sur lui des pupilles embrumées de colère et de dégoût.

— Je vous défends de m’appeler…, commençai-je, mais un nouvel accès de toux coupa court à ma protestation.

— Hagard, c’est bien le mot, continuait Nathan. Dommage, pour un mec tellement sympa. L’expression hagarde est provoquée par le manque progressif d’oxygène. Tu devrais laisser tomber le tabac, P’tit Blanc. Ça donne le cancer du poumon. En plus, c’est dégueulasse pour le cœur. (En 1947, on s’en souviendra peut-être, personne, pas même les médecins, ne soupçonnait encore l’effet indubitablement nocif de la fumée de cigarette sur la santé et toute allusion à son pouvoir potentiellement corrosif, à supposer que quelqu’un s’y risquât, provoquait parmi les gens blasés un scepticisme amusé. C’était là, pour beaucoup, une fable de bonne femme du même acabit que celles qui imputent à la masturbation des calamités telles que l’acné, les verrues ou la folie. C’est pourquoi, et bien que sur le moment la remarque de Nathan qui alliait à mes yeux l’absurdité à une malveillance flagrante, eût le don de me mettre en fureur, je me rends maintenant compte qu’elle était marquée d’une étrange prescience caractéristique de cette intelligence fantasque, démente, torturée, mais tellement magistrale et aiguë, que le hasard allait peu à peu me faire découvrir et trop souvent affronter. Quinze ans plus tard, plongé dans les affres d’un combat victorieux pour me désaccoutumer des cigarettes, je devais me rappeler le sermon de Nathan – entre autres, je ne sais pourquoi, le mot hagard – comme une voix sortie d’outre-tombe.) Pour le moment, cependant, ses paroles étaient une provocation au meurtre.

— Arrêtez de m’appeler P’tit Blanc ! lançai-je en retrouvant ma voix. Je suis un Phi Bêta Kappa de Duke University. Aucune raison que je supporte vos insultes vaseuses. Allons, ôtez votre pied de cette porte, et foutez-moi la paix !

Je luttai en vain pour déloger son pied coincé entre le panneau et le chambranle.

— Quant aux cigarettes, je n’ai que faire de vos conseils à la noix, grinçai-je à travers les conduits engorgés de mon larynx à vif.

Ce fut alors que Nathan subit une transformation extraordinaire. Il se mit tout à coup à se confondre en excuses, courtoises, presque penaudes.

— D’accord, Stingo, je m’excuse, dit-il. Je suis désolé, vrai. Je n’avais pas l’intention de te vexer. Pardonne-moi, tu veux ? Je ne t’appellerai plus jamais ainsi. Sophie et moi avions seulement envie de profiter d’une belle journée d’été pour faire une petite fête en l’honneur de ton arrivée.

C’était littéralement à vous couper le souffle, ce brusque changement, et si mon instinct ne m’avait dit qu’il était sincère, j’aurais pu le soupçonner de vouloir tout simplement se payer grossièrement ma tête. En fait, j’eus l’intuition qu’il en rajoutait maintenant un peu trop dans l’autre sens, comme le font parfois ceux qui sans penser à mal viennent de taquiner un enfant et se rendent compte qu’ils lui ont vraiment fait de la peine. Mais il était hors de question que je me laisse émouvoir.

— Foutez le camp, laissai-je tomber fermement. Je veux être seul.

— Je suis désolé, mon vieux, vraiment désolé. Le coup du P’tit Blanc, c’était seulement histoire de rigoler un peu. Je n’avais vraiment pas l’intention de te vexer.

— Non, Nathan n’avait vraiment pas l’intention de vous vexer, renchérit Sophie.

Elle était postée derrière Nathan et se déplaça de telle façon que je pus mieux la voir. Et de nouveau, quelque chose en elle me serra le cœur. Loin de ressembler au portrait misérable qu’elle offrait la nuit précédente, elle était maintenant visiblement transportée d’enthousiasme et de joie par le retour miraculeux de Nathan. Son bonheur était si grand que pour un peu on aurait pu le sentir : il ruisselait de tout son être, en petites lueurs et tressaillements parfaitement visibles – dans le pétillement de ses yeux, l’animation de ses lèvres, et dans l’éclat rose et triomphal qui comme un fard colorait ses joues. Ce bonheur, allié à l’expression implorante de ce visage radieux, était tel que malgré mon humeur matinale plutôt rogue, je le trouvais infiniment charmant – que dis-je irrésistible.

— Je vous en prie, Stingo, suppliait-elle. Nathan n’avait pas l’intention de vous vexer, ni de vous faire de la peine. On voulait seulement être tous amis et vous emmener passer avec nous cette belle journée d’été. Je vous en prie. Je vous en prie, venez !

Nathan se détendit – je sentis son pied s’éloigner de la porte – et je me détendis moi aussi, non sans un cruel coup au cœur, cependant, quand empoignant soudain Sophie par la taille, il se mit à lui renifler la joue. Avec l’appétit nonchalant d’un veau en train de lécher un morceau de sel, il lui passait de façon répugnante son gros nez sur la joue, ce qui lui arracha un petit gazouillis ravi, pareil à une bribe de chant de Noël, et lorsqu’il lui chatouilla l’oreille du bout de sa langue rose, elle émit la plus fidèle imitation d’un ronronnement électrique qu’il m’eût jamais été donné d’entendre. C’était une scène stupéfiante. À peine quelques heures plus tôt, il était prêt à lui trancher la gorge.

Sophie gagna la partie. Je me sentais impuissant en face de ses prières, et marmonnai un « Bon d’accord » plein de réticences. Puis, comme j’étais sur le point de défaire la chaîne pour les laisser entrer, je me ravisai.

— Allez vous faire voir, dis-je à Nathan, vous me devez des excuses.

— Je me suis excusé, répliqua-t-il, d’une voix pleine de déférence. J’ai dit que je ne t’appellerai plus jamais P’tit Blanc.

— Y a pas que ça, contrai-je. Y a aussi ce que vous avez dit à propos du lynch, et toutes ces conneries. À propos du Sud. C’est une insulte. Supposez que moi je sois allé vous dire que quand on s’appelle Landau, on ne peut être rien d’autre qu’un gros avare d’usurier au nez crochu acharné à rouler de pauvres Gentils pleins de naïveté. C’est vous qui seriez fou de rage. Les insultes, c’est à double tranchant. Vous me devez encore une excuse.

Je me rendais compte que je devenais un peu pompeux, mais ne voulus pas en démordre.

— D’accord, pour ça aussi je m’excuse, dit-il d’un ton véhément et chaleureux. J’ai déconné, je sais. Oublions ça, d’accord ? Je te demande pardon, sincèrement. Mais pour ce qui est de t’emmener en balade aujourd’hui, c’est sérieux. Écoute, si on laissait tomber cette histoire maintenant ? Il est encore tôt ? Tu pourrais t’habiller tranquillement et puis monter nous rejoindre dans la chambre de Sophie. On pourrait prendre une bière ou un café tous ensemble, ou autre chose. Et puis on filerait à Coney Island. Je connais là-bas un restaurant de fruits de mer formidable, on pourrait déjeuner et après, descendre sur la plage. J’ai un bon copain qui se fait un peu d’argent de poche le dimanche en travaillant comme surveillant de plage. Il nous laisse nous installer dans un coin réservé où y a pas trop de gens pour vous envoyer du sable dans la figure. Viens donc.

— Je vais y réfléchir, dis-je, plutôt maussade.

— Ah, sois beau joueur, allons, viens !

— Entendu, dis-je. Je viens. Et merci, ajoutai-je de façon plutôt tiède.

Pendant que je me rasais et me bichonnais, je réfléchis avec perplexité à la tournure bizarre prise par les événements. Quelles motivations louches, me demandais-je, avaient bien pu provoquer ce geste de bonne volonté ? Se pouvait-il que Sophie eût poussé Nathan à cette initiative cordiale, pour le forcer peut-être à racheter sa muflerie de la veille ? ou plus simplement, avait-il en tête de me soutirer quelque chose ? Je connaissais désormais assez bien les mœurs de New York pour ne pas écarter d’emblée comme absurde l’idée que Nathan pourrait fort bien être un genre d’arnaqueur, résolu à m’extorquer tout simplement de l’argent. (Ce qui me poussa à jeter un coup d’œil sur les quatre cents dollars et poussières que j’avais dissimulés dans le fond de mon armoire de toilette, dans une boîte destinée aux compresses Johnson & Johnson. Le magot, en billets de dix et de vingt, était intact, ce qui m’incita comme de coutume à chuchoter un tendre petit thrène à la mémoire du fantôme d’Artiste, mon mécène, depuis tant d’années retourné à la poussière, là-bas en Géorgie.) Mais l’hypothèse pourtant était peu vraisemblable, après ce que m’avait confié Morris Fink de la surprenante aisance financière dont jouissait Nathan. Néanmoins, toutes ces éventualités me trottaient par la tête tandis que, non sans appréhension, je me préparais à rejoindre Sophie et Nathan. Il me semblait vraiment que j’aurais mieux fait de rester pour tenter de travailler, tenter d’aligner quelques mots sur la page jaune et béante, fût-ce des gribouillages ineptes et incohérents. Mais déjà Sophie et Nathan obsédaient tout simplement mon imagination. Ce qui m’intriguait le plus, c’était de voir qu’ils avaient fait la paix et se bécotaient de plus belle, quelques heures à peine après une querelle d’amoureux d’une extrême cruauté digne en tout point selon moi d’un mauvais mélodrame italien. J’envisageais alors une autre éventualité, peut-être étaient-ils tout bonnement fous, tous les deux, ou des parias, comme Paolo et Francesca, emportés de concert par un destin étrange et funeste.

Morris Fink se montra selon son habitude un puits de renseignements, sinon particulièrement instructif, lorsque je le rencontrai par hasard dans le couloir au moment où je quittais ma chambre. Tandis que nous échangions des banalités, je pris pour la première fois conscience d’un carillon d’église, lointain mais distinct, du côté de Flatbush Avenue. À la fois poignant et évocateur des dimanches du Sud, il eut en outre pour résultat de m’agacer un peu, car j’aurais juré que les synagogues ne possédaient pas de beffroi. Un bref instant, je fermai les yeux tandis que le carillon égrenait ses notes dans l’air paisible, et m’abandonnai au souvenir d’une banale église de briques d’une ville du Tidewater, piété et paix du Sabbat, les petits agneaux chrétiens ingénus aux jambes grêles comme des tiges de fleurs, qui affluaient vers le tabernacle presbytérien chargés de leurs livres d’histoire hébraïque et de leurs catéchismes judaïques. Lorsque j’ouvris les yeux, Morris était en train de m’expliquer :

— Non, ce n’est pas une synagogue. Ça vient de l’église réformée hollandaise, à l’angle de Flatbush et de Church Avenue. Ils ne sonnent les cloches que le dimanche. Il m’arrive parfois d’y aller les jours où il y a un office. Ou pour l’école du dimanche. Ils chantent à s’en faire péter les cordes vocales, ces salauds. ‘Jésus m’aime.’ Ce genre de conneries. C’est quelqu’un, les bonnes femmes, dans c’t’église hollandaise. Y en a un tas qu’ont l’air d’avoir grand besoin d’une transfusion… Ou d’une ration d’autre chose, quelque chose de raide et de bien chaud. (Il lâcha un petit grognement lubrique.) Mais leur cimetière est chouette. L’été il y fait frais. Et ces dingues de mômes juives elles se gênent pas pour aller s’y faire baiser la nuit

— Eh bien, on dirait qu’à Brooklyn, il y a un petit peu de tout, pas vrai ? dis-je.

— Ouais ? Toutes les religions. De tout, Juifs, Irlandais, Italiens, Protestants hollandais, Noirs, de tout. Maintenant y a de plus en plus de Noirs, depuis la guerre. Williamsburg. Bedbord-Stuyvesant, c’est là qu’ils vont s’installer. Salopards de singes, que je les appelle, moi. Ça alors, je peux pas les blairer ces Noirs. De vrais singes ! Aaaa-gh !

Il simula un grand frisson et, montrant les dents, me gratifia de ce que je supposai vouloir être une grimace simiesque. Au même instant, les accents royaux, solennels de Water Music de Haendel jaillirent de la chambre de Sophie et se mirent à cascader et miroiter dans l’escalier. Très léger au-dessus de ma tête, je perçus le rire de Nathan.

« Je suppose que vous allez retrouver Sophie et Nathan, fit Morris.

J’admis que je les avais, en un sens, déjà trouvés.

« Qu’est-ce que vous en pensez, de Nathan ? Il vous casse pas les couilles ?

Une brusque lueur embrasa ses yeux mornes, sa voix se fit conspiratrice.

— Voulez-vous que je vous dise ce qu’il est, à mon avis ? Un ‘golem’ voilà. Une espèce de ‘golem’.

— Un ‘golem’? fis-je. Mais bon sang, qu’est-ce que c’est qu’un ‘golem’?

— Ma foi, je peux pas expliquer au juste. Disons que chez les Juifs, c’est… comment dit-on ? – pas exactement quelque chose de religieux, mais, disons, un genre de robot, un monstre. Un monstre inventé, voilà, c’est ça, comme Frankenstein, vous m’suivez, à cette différence qu’il a été inventé par un rabbin. C’est ça que je veux dire à propos de Nathan. Il se conduit comme un salaud de golem.

Je fis un vague signe d’intelligence et priai Morris d’élaborer sa théorie.

— Eh bien, de bonne heure ce matin, par exemple, sans doute que vous, vous dormiez encore, voilà-t-il pas que je vois Sophie entrer dans la chambre de Nathan. Ma chambre à moi, elle est juste en face, de l’autre côté du couloir, ce qui fait que je vois tout. Il est environ sept heures et demie, huit heures. Je sais que Nathan est parti. Et là-dessus, devinez un peu ce que je vois. Je vois Sophie, elle est en train de pleurer, sans bruit, mais n’empêche qu’elle pleure à fendre l’âme. Quand elle entre dans la chambre de Nathan, elle laisse la porte ouverte et elle se couche. Sur le lit ? Que non ! Sur c’te saloperie de plancher ! Elle se couche à même le plancher et en chemise de nuit, toute recroquevillée comme un bébé. Moi, je reste là sans bouger à la regarder un moment, dix minutes, quinze peut-être, comprenez, en me disant que tout de même, c’est dingue qu’elle soit là dans la chambre de Nathan couchée comme ça à même le plancher – et puis, voilà que j’entends une voiture s’arrêter et je regarde par la fenêtre et qu’est-ce que je vois, Nathan. Dites, vous l’avez entendu rentrer ? Il a fait un boucan du diable, y tapait des pieds, y se cognait partout, et en plus, y marmonnait tout seul.

— Non, je dormais comme une souche, répondis-je. Pour ce qui est du bruit là-bas – dans le cratère, comme vous dites – on dirait que mon problème à moi, il est surtout vertical. Juste au-dessus de ma tête. Quant au reste de la maison. Dieu merci, je n’entends rien.

— En tout cas, Nathan monte au premier et il va tout droit à sa chambre. Il entre, et Sophie elle est là, toute pelotonnée, couchée à même le plancher. Il s’approche et se plante devant elle – elle dort pas – et écoutez ce qu’il lui dit. Il lui dit : ‘Foutez le camp, espèce de sale putain !’ Sophie, elle dit rien, elle reste couchée là par terre et elle pleure, je suppose, et Nathan il dit : ‘Allez, tire ton cul d’ici, sale pute, moi je fous le camp !’ Sophie, elle dit toujours rien, mais cette fois, je l’entends qui se met à sangloter, mais à sangloter, et là-dessus, Nathan il lui dit : ‘Je vais compter jusqu’à trois, sale pute, et si à trois je te vois encore là vautrée par terre, je te botte le cul à t’arracher la peau des fesses…’ Alors il compte jusqu’à trois et comme elle ne bouge pas, y se met à genoux et commence à lui flanquer des gifles comme s’il voulait la mettre en bouillie.

— Elle était couchée par terre ? glissai-je.

Je commençai à regretter que Morris eût jugé bon de me raconter cette histoire. Une vague nausée me soulevait l’estomac. J’ai beau être un non-violent convaincu, je faillis céder à l’envie de me précipiter là-haut, pour, aux accents allègres de « Water Music », tenter d’exorciser le golem en l’assommant à coups de chaise.

« Vous voulez dire que cette fille, il l’a frappée pour de bon alors qu’elle était couchée par terre ?

— Ouais, il arrêtait pas de la frapper. Fort, en plus. En plein dans la gueule, qu’il lui flanquait des gifles, ce fumier.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas fait quelque chose ? demandai-je.

Il hésita, s’éclaircit la gorge, et dit enfin :

— Eh bien, si vous tenez à le savoir, physiquement je suis un lâche. Je fais 1,68 m et le Nathan, lui – il est costaud c’t enfant de putain. Mais je vais vous dire, j’ai pensé, oui, j’ai pensé à appeler la police. Sophie s’était mise à gémir, ces gnons en pleine figure, ça devait lui faire vachement mal. Ce qui fait que j’ai décidé de redescendre pour téléphoner à la police. J’étais complètement à poil, je porte jamais rien pour dormir. Alors je suis allé ouvrir mon placard pour passer un peignoir et des pantoufles – je voulais faire vite, comprenez ? Qui sait, j’avais peur qu’il finisse par la tuer. Je dirais que l’un dans l’autre, tout ça a dû me prendre une bonne minute, d’abord j’arrivais pas à dégoter mes foutues pantoufles. Et puis, quand je me suis retrouvé devant la porte. Devinez voir un peu ?

— Aucune idée.

— Cette fois c’était l’inverse. Comme qui dirait le contraire, m’suivez ? Cette fois, Sophie, elle est assise en tailleur sur le plancher, et Nathan, on dirait qu’il est accroupi et sa tête, sa tête elle est fourrée en plein entre les cuisses de Sophie. Je veux pas dire qu’il est en train de lui bouffer la chatte. Il pleure ! Il a fourré son visage là tout en bas et il pleure comme un bébé. Et pendant ce temps-là elle, Sophie, elle lui caresse ses cheveux noirs et elle chuchote : Tout va bien, tout va bien !’ Et Nathan je l’entends qui dit : ‘Oh Seigneur comment est-ce que j’ai pu te faire ça ? Comment est-ce que j’ai pu te faire du mal ?’ Ce genre de trucs. Et puis aussi : ‘Je t’aime, Sophie, je t’aime.’ Et elle qui répète toujours : ‘Tout va bien’, et qui pousse des petits gloussements, et lui, le nez toujours fourré entre les cuisses de Sophie et qu’arrête pas de répéter : ‘Oh, Sophie je t’aime tant.’ Ach, j’ai failli en dégueuler mon petit déjeuner.

— Et ensuite ?

— J’ai pas pu en supporter davantage. Quand ils en ont eu fini avec toutes leurs conneries et qu’ils se sont relevés, je suis sorti pour m’acheter un journal du dimanche, j’ai filé jusqu’au parc et suis resté une bonne heure à lire. Ces deux-là, j’en avais ma claque, et comment. Mais voyez ce que je veux dire. Je veux dire que…

Il s’interrompit et ses yeux scrutèrent avec morosité mon visage, en quête d’une explication pour cette sinistre comédie. Je n’en avais aucune à offrir. Morris conclut alors, et d’un ton sans réplique :

« Un golem, si vous voulez mon avis. Un salopard de golem.

Ce fut ballotté par une sombre tornade d’émotions contradictoires que je gravis l’escalier. Je ne cessais de me le répéter, ces gens étaient des détraqués, et je ne pouvais me permettre de les fréquenter. Malgré l’impression profonde que Sophie avait faite sur mon imagination, et malgré ma solitude, j’avais la certitude qu’il serait dangereux pour moi de rechercher leur amitié. Ce n’était pas uniquement par peur de me voir aspiré vers l’épicentre d’une relation éminemment destructrice et explosive que je réagissais ainsi, mais aussi parce que j’étais contraint de regarder en face cette vérité que moi, Stingo, j’avais d’autres chats à fouetter. J’étais venu m’installer à Brooklyn dans le but avoué « d’écrire avec mes tripes », comme l’avait dit le bon vieux Farrell, non pour jouer le rôle de misérable figurant dans un mélodrame torturé. Je décidai de les informer que réflexion faite je renonçais à les accompagner à Coney Island ; ceci fait, je les écarterais, poliment mais fermement, de ma vie, en expliquant de façon claire que j’étais un esprit solitaire qu’il convenait de ne jamais déranger.

Je frappai à la porte et entrai au moment où le dernier disque s’arrêtait, l’immense péniche et ses trompettes allègres disparaissant à un coude de la Tamise. Sur-le-champ la chambre de Sophie me plongea dans le ravissement. Bien que fort capable de reconnaître à l’occasion ce qui est moche, j’ai un sens très limité du « goût », du décor ; pourtant je voyais d’emblée que Sophie avait remporté une sorte de victoire sur l’inépuisable rose. Plutôt que de se résigner à la tyrannie du rose, elle était passée à la contre-offensive, éclaboussant la chambre de teintes complémentaires, orange, vert et rouge – ici une bibliothèque incarnat, là un dessus-de-lit abricot – parvenant ainsi à vaincre le puéril et omniprésent barbouillage. Elle était parvenue à parer de joie et de chaleur l’absurde camouflage de la Marine, et j’eus envie d’éclater de rire. Et il y avait des fleurs. Il y avait des fleurs partout – des jonquilles, des tulipes, des glaïeuls ; des fleurs qui jaillissaient de petits vases posés sur les tables et des appliques accrochées au mur. La chambre embaumait les fleurs fraîches, et malgré l’abondance des bouquets, pas un seul instant on n’avait l’impression de se trouver dans une chambre de malade ; au contraire ils donnaient un air de fête, en parfaite harmonie avec la gaieté qui imprégnait le reste de la chambre.

Mais je me rendis soudain compte qu’il n’y avait aucune trace de Sophie ni de Nathan. Je réfléchissais à ce petit mystère quand j’entendis un petit rire étouffé et vis frémir légèrement un paravent japonais qui masquait un des angles de la pièce. Puis de derrière le paravent, main dans la main, arborant de classiques sourires de vaudeville, émergèrent Sophie et Nathan, esquissant un petit pas de deux et vêtus d’habits d’une coupe à ce point merveilleuse que j’en restai médusé. À vrai dire il s’agissait davantage de déguisements, car ils étaient résolument démodés – lui en costume croisé de flanelle grise à petites rayures blanc craie du style lancé plus de quinze ans auparavant par le prince de Galles ; elle, en jupe plissée de satin prune de la même époque, veste de yachting en flanelle blanche, et béret lie-de-vin rabattu sur le front. Pourtant ces deux reliques n’avaient rien d’oripeaux, elles étaient visiblement trop luxueuses et leur allaient trop bien pour ne pas avoir été faites sur mesure. Avec ma chemise Arrow blanche dont j’avais remonté les manches, et mon pantalon de toile avachi d’une navrante banalité, je me sentis misérable.

— Te fais pas de bile, dit Nathan quelques instants plus tard en sortant une grande bouteille de bière du réfrigérateur, tandis que Sophie nous servait du fromage et des biscuits. Ne te fais pas de bile pour tes frusques. Ce n’est pas parce que nous avons fait toilette qu’il faut te sentir gêné. Pour nous, c’est une petite marotte, rien d’autre.

Je m’étais laissé tomber avec volupté dans un fauteuil, ma résolution de couper court à notre brève relation envolée comme par miracle. Il est quasi vain de vouloir expliquer ce qui avait provoqué ce brusque revirement. J’ai dans l’idée que c’était en fait affaire de conjoncture. Le charme de la chambre, ces déguisements inattendus et grotesques, la bière, l’empressement et l’exubérance chaleureuse que mettait Nathan à se faire pardonner, les ravages que causait Sophie dans mon cœur – tout cela avait contribué à anéantir ma volonté. Ainsi me retrouvais-je une fois de plus un jouet entre leurs mains.

— C’est un de nos petits violons d’Ingres, une de nos petites manies, reprit-il, avec en fond sonore ou plutôt en contrepoint les harmonies limpides de Vivaldi, tandis que Sophie s’affairait dans la minuscule cuisine. Aujourd’hui, nous avons opté pour le style des années trente. Mais nous avons aussi des frusques des années vingt, de l’époque de la Première Guerre mondiale, des années folles de la fin du siècle, et même d’autres, encore plus anciennes. Naturellement, on ne s’habille comme ça que le dimanche ou les jours de fête, quand on est ensemble.

— Et les gens ne vous regardent pas trop ? demandai-je. Et ce n’est pas un peu du luxe ?

— Bien sûr qu’ils nous regardent, dit-il. C’est ça qui est marrant. Quelquefois – par exemple avec nos défroques des années folles de la fin du siècle – nous faisons bougrement sensation. Quant à l’argent, ça ne revient pas tellement plus cher que de s’habiller comme tout le monde. Je connais un tailleur dans Fulton Street, il suffit que je lui apporte les modèles adéquats, et il me fabrique tout ce que je veux.

Je hochai la tête d’un air approbateur. Cette façon de se distraire, certes entachée d’un brin d’exhibitionnisme, paraissait somme toute inoffensive. Aucun doute qu’avec leur extraordinaire beauté, rehaussée encore par le contraste entre le côté ténébreux du visage levantin de Nathan et la pâleur radieuse de Sophie, tous deux auraient pu s’accoutrer presque n’importe comment sans pour autant cesser d’être un régal pour l’œil.

— L’idée vient de Sophie, expliquait maintenant Nathan, et elle a raison. Les gens ont l’air sinistre dans la rue. Ils se ressemblent tous, ils ont tous l’air de déambuler en uniforme. Des frusques comme celles-ci ont de la personnalité. Du style. C’est pourquoi, quand les gens nous dévisagent, nous, on trouve ça marrant.

Il s’interrompit pour me remplir mon verre.

« Ce que l’on porte a une grande importance. C’est un des privilèges de l’être humain. Autant que ce soit quelque chose de beau, quelque chose qui procure un véritable plaisir. Et qui peut-être, du même coup, procurera du plaisir aux autres. Mais ça, c’est secondaire.

Ma foi, il faut de tout pour faire un monde, comme j’avais entendu répéter depuis l’enfance. Toilettes. Beauté. Privilège de l’être humain. Quels propos dans la bouche d’un homme qui si peu de temps auparavant vomissait des paroles barbares et qui, à en croire Morris, avait infligé d’odieux sévices à cette douce créature qui papillonnait maintenant dans la chambre pour poser devant nous des cendriers, des assiettes et du fromage, vêtue comme Ginger Rogers dans un de ses vieux films. Nathan débordait maintenant de courtoisie et de charme. Et tandis que je me détendais pleinement, et que la bière commençait à bouillonner dans mes membres, je m’avouai que ses arguments n’allaient pas sans mérites. Après la hideuse uniformité vestimentaire des années d’après-guerre, surtout dans un piège du genre McGraw-Hill, que pouvait-il y avoir en vérité de plus rafraîchissant pour l’œil qu’un brin de bizarrerie, une touche d’excentricité ? Une fois encore (je parle maintenant avec cette sagesse privilégiée que donne le recul) Nathan dispensait des petits présages sur le monde à venir.

— Regarde-la, disait-il, quelle allure, non ? As-tu jamais vu pareille poupée ? Hé, poupée, approche un peu.

— Je suis occupée, tu ne vois donc pas ? dit Sophie sans cesser de s’affairer. À préparer le fromage*.

— Hé ! – Il poussa un coup de sifflet à déchirer les tympans – Hé, approche un peu ! Faut toujours que je pose les pattes sur elle, me confia-t-il avec un clin d’œil.

Sophie s’approcha et se laissa choir sur ses genoux.

— Donne-moi un baiser, fit-il.

— Un baiser, rien qu’un, répondit-elle, en lui plaquant un baiser sonore au coin des lèvres. Voilà ! Un baiser, tu ne mérites pas plus.

Il lui mordillait l’oreille et lui pinçait la taille tandis qu’elle se tortillait sur ses genoux, son visage éperdu d’adoration rayonnant d’un bonheur si éloquent que j’aurais juré pour un peu qu’il venait de presser un bouton.

« Peux pas m’empêcher de poser les pattes sur toi-oi-oi. » fredonna-t-il.

Comme beaucoup de gens, j’ai horreur des démonstrations de tendresse en public – d’hostilité aussi d’ailleurs – surtout quand je me trouve en être l’unique témoin. J’avalai une grande rasade de bière et détournai les yeux ; eux, bien entendu, atterrirent sur le lit géant à l’appétissant couvre-pieds abricot qui avait été le théâtre de la plupart des ébats de mes nouveaux amis et par là même, le monstrueux agent de bon nombre de mes désagréments de ces dernières heures. Je fus pris d’une nouvelle quinte de toux ; peut-être me trahit-elle, à moins que Sophie n’eût deviné mon embarras ; en tout cas, elle quitta d’un bond les genoux de Nathan :

— Assez ! Ça suffit, Nathan Landau. Fini les baisers.

— Allons, implora-t-il. Encore un.

— Fini, dit-elle, doucement mais fermement. Nous allons goûter cette bière avec un peu de fromage, et puis, on prendra tous le métro pour aller déjeuner à Coney Island.

— Tu es une tricheuse, fit-il d’une voix taquine. Une allumeuse. La pire de toutes les petites yenta à être jamais sorties de Brooklyn.

Il se tourna vers moi et me considéra avec une feinte gravité.

« Que dis-tu de ça, Stingo ? Moi qui vais sur mes trente ans. Je tombe amoureux fou d’une shiksa{5} polonaise et elle, elle garde son joli petit trésor sous clef aussi farouchement que la petite Shirley Mirmelstein que pendant cinq ans de suite j’ai essayé de m’envoyer. Qu’est-ce que tu dis de ça ? De nouveau, le clin d’œil sournois.

— Dommage, improvisai-je d’un ton badin. C’est une forme de sadisme.

Encore que, j’en jurerais, je parvinsse à contrôler mes réactions, cette révélation me causa bel et bien une immense surprise : Sophie n’était pas juive ! À vrai dire, qu’elle le fût ou non me laissait parfaitement froid, mais j’étais néanmoins surpris, et ma réaction avait quelque chose de vaguement négatif et d’angoissé. Tel Gulliver parmi les Houyhnhnms, j’avais eu tendance à me croire seul de mon espèce dans cette immense enclave sémite, et l’annonce que la demeure de Yetta donnait asile à un autre Gentil me laissait tout simplement pantois. Donc Sophie était une shiksa. Eh bien, tiens ta langue, me dis-je, non sans un brin de stupéfaction.

Sophie déposa devant nous une petite assiette contenant des petits carrés de toast recouverts de petits soleils de fromage fondu, un fromage genre Cheddar. Arrosés de bière, ils avaient un goût remarquablement délicieux. Je commençais à me mettre à l’unisson de l’euphorie gentiment ivre de notre petit groupe, comme un chien qui fuyant une ombre glacée et hostile se faufile dans la chaleur de midi.

— Celle-là, quand je l’ai rencontrée, dit Nathan lorsqu’elle s’assit sur la carpette près de sa chaise, en s’appuyant avec ravissement contre sa jambe, c’était une vraie souillon, maigre comme un clou, avec une tignasse horrible. Et ça, au moins un an et demi après la libération par les Russes du camp où elle se trouvait. Combien est-ce que tu pesais déjà, mon petit cœur ?

— Trente-huit ? Trente-huit kilos.

— Ouais, disons en gros quatre-vingt-cinq livres. Tu te rends compte ? Une vraie loque.

— Combien est-ce que vous pesez maintenant, Sophie ? demandai-je.

— Tout juste cinquante.

— Cent dix livres, traduisit Nathan, ce qui, vu sa taille et son gabarit, n’est toujours pas suffisant. Elle devrait peser à peu près cent dix-sept, mais ça vient petit à petit – ça vient. En un rien de temps, on en fera une belle fille américaine nourrie au bon lait.

Machinalement, tendrement, il jouait avec les boucles jaune paille qui s’échappaient du béret.

— Mais, ça alors, quand je l’ai prise en main, quelle épave ! Tiens, bois un peu de bière, mon cœur. Ça t’aidera à engraisser.

— C’est vrai que j’étais une épave, renchérit Sophie, d’un ton délibérément léger. J’avais tout d’une vieille sorcière – vous savez bien, ce genre de truc qui fait peur aux oiseaux. L’épouvantail ? J’avais perdu presque tous mes cheveux et j’avais des douleurs atroces aux jambes. J’avais… l’avitaminose…

— Le scorbut, glissa Nathan, elle veut dire qu’elle était atteinte du scorbut, mais sitôt que les Russes ont pris les choses en main, on l’a guérie…

— L’avitaminose, je veux dire le scorbut – oui c’est ça. Et je perds mes dents, toutes ! Et le typhus. Et la scarlatine. Et l’anémie. Tout ça, j’ai eu. J’étais une vraie épave.

Elle débita cette litanie de maux sans le moindre misérabilisme, mais avec pourtant une certaine gravité enfantine, comme si elle récitait la liste de ses animaux favoris.

— Et puis, j’ai rencontré Nathan et il a pris soin de moi.

— Théoriquement parlant, elle a été sauvée du jour où le camp a été libéré. Je veux dire, elle ne risquait plus de mourir. Mais ensuite, elle est restée très longtemps dans un camp pour personnes déplacées. Et dans ce camp, il y avait des milliers de gens, des dizaines de milliers, et les moyens manquaient pour soigner tous ces corps auxquels les Nazis avaient infligé tant de ravages. Ce qui explique que l’an dernier, quand elle est arrivée ici, en Amérique, elle souffrait encore d’une grave anémie, je veux dire, d’une très grave anémie. Je l’ai tout de suite vu.

— Comment avez-vous pu deviner ? demandai-je, sincèrement intrigué par sa perspicacité.

Nathan s’expliqua, brièvement, clairement, et avec une modestie naturelle qui me parut charmante. Non qu’il fût médecin, dit-il. Il était, en fait, diplômé ès sciences d’Harvard, avec une maîtrise en biologie cellulaire et évolutive. Ses succès dans ce domaine lui avaient valu d’être recruté comme chercheur par Pfizer, une firme de Brooklyn qui était également l’un des plus grands laboratoires pharmaceutiques du pays. Il ne prétendait pas à des connaissances étendues ni complexes en médecine, pas plus qu’il ne se permettait, comme si souvent les profanes, de risquer des diagnostics amateurs ; pourtant, ses études lui valaient de posséder davantage de lumières que la moyenne des gens sur les caprices et misères du corps humain, et dès l’instant où il avait posé les yeux sur Sophie, « ce petit cœur », murmura-t-il avec une inquiétude et une douleur infinies en tortillant la mèche de cheveux, il avait deviné avec une exactitude parfaite, s’avéra-t-il, que son air ravagé était provoqué par une anémie déficiente.

— Je l’ai emmenée chez un docteur, un ami de mon frère, qui enseigne à Columbia, au Presbyterian. Il travaille sur les maladies de la nutrition.

Une note de fierté, nullement antipathique dans la mesure où elle témoignait d’une assurance sereine, s’était glissée dans la voix de Nathan.

« Il m’a dit que j’étais tombé pile. Une grave carence de fer. Ce gentil petit cœur, nous lui avons collé des doses massives de sulfate de fer, et elle n’a pas tardé à s’épanouir comme une rose.

Il se tut un instant et la contempla :

« Une rose. Une rose. Et, bordel, une rose magnifique.

Il effleura ses lèvres du bout de ses doigts, qu’il posa alors doucement sur le front de Sophie, comme pour l’oindre d’un baiser.

« Mon Dieu, t’es quelqu’un, toi, chuchota-t-il. Tu es la plus grande.

Elle leva les yeux vers lui. Elle était d’une beauté incroyable, mais en même temps lasse et crispée. Je repensai à l’orgie de chagrin de la nuit précédente. Elle caressa doucement la surface veinée de bleu de son poignet.

— Merci, Monsieur le Premier Chercheur de la Firme Charles Pfizer, dit-elle.

Je ne sais pourquoi, mais je ne pus m’empêcher de penser : Seigneur Dieu, Sophie ma chérie, il faut absolument que nous te trouvions quelqu’un pour t’apprendre l’art des répliques.

« Et merci d’avoir aidé à moi à s’épanouir comme une rose, ajouta-t-elle au bout de quelques instants.

Tout à coup, je pris conscience de cette façon qu’avait Sophie de faire si souvent écho aux propos de Nathan. À dire vrai, son maître de diction, c’était lui, un fait dont l’évidence m’apparut alors plus nettement quand je l’entendis se mettre à la corriger en détail, avec l’infinie patience et la méticulosité exagérée d’un instructeur de chez Berlitz.

— Pas avoir aidé à moi à s’épanouir, expliqua-t-il, mais, m’avoir aidée à m’épanouir. Tu parles si bien qu’il serait temps que tu parles parfaitement. Il faut que tu commences à apprendre quand et où tu dois mettre la préposition ‘à’ devant l’infinitif et quand tu dois l’omettre. Et c’est difficile, tu comprends, parce qu’en fait, il n’y a pas de règle systématique ni simple. Il faut se fier à son instinct.

— Instinct ? fit-elle.

— Tu dois te servir de ton oreille, pour que ça finisse par devenir de l’instinct. Tu pourrais dire ‘m’a permis de m’épanouir comme une rose, mais pas aidé à moi à s’épanouir comme une rose’. Il n’y a pas de règles pour ces choses, tu comprends. Il s’agit tout simplement de petites bizarreries de langage qu’avec le temps tu finiras par apprendre.

Il lui caressa le lobe de l’oreille.

« Avec cette jolie petite oreille que voilà.

— Quelle langue ! gémit-elle, en s’agrippant le front à deux mains avec une douleur feinte. Trop de mots. Tiens par exemple tous les mots anglais pour dire véloce*. Par exemple ‘fast’. ‘Rapid’. ‘Quick’. Tout ça c’est pareil ! Un scandale !

– ‘Swift’, ajoutai-je.

— Et pourquoi pas ‘speedy’, dit Nathan.

– ‘Hasty’, poursuivis-je.

— Et ‘fleet’, dit Nathan, bien que celui-là soit un peu recherché.

– ‘Snappy’! suggérai-je.

— Assez ! s’esclaffa Sophie. C’est trop ! Trop de mots, en anglais. En français, c’est si simple, il suffit de dire ‘vite’.

— Encore un peu de bière ? me proposa Nathan. On va finir l’autre bouteille, et puis filer à Coney Island, et foncer sur la plage.

Je remarquai que pour sa part Nathan ne buvait presque rien, mais se montrait d’une libéralité quelque peu gênante avec la bière, ne cessant de remplir mon verre avec un empressement inlassable. Quant à moi, il m’avait suffi de ces quelques brefs instants pour que déjà commence à bouillonner en moi une aimable griserie d’une intensité tellement surprenante que ce ne fut pas sans un brin d’inquiétude que j’entrepris de contrôler mon euphorie. J’étais en proie à une véritable exaltation, qui me soulevait aussi haut que le soleil au zénith ; je me sentais soutenu par des bras fraternels qui m’enserraient dans une étreinte douillette, affectueuse, compatissante. Le trouble qui me travaillait n’était qu’en partie dû, j’en suis sûr, à l’effet grossier de l’alcool. Le reste découlait de tous ces éléments composites qui englobaient ce que, dans ce domaine si lourdement surchargé de jargon psychanalytique, j’en étais venu à voir comme la gestalt : la douceur divine de cette radieuse journée de juin, le faste exotique de Mr. Haendel et de son petit concert au fil de l’eau, et l’atmosphère de fête de cette petite chambre dont les fenêtres ouvertes laissaient entrer un parfum de fleurs et de printemps qui me transperçait d’un sentiment d’optimisme et de certitude ineffables, tel que je ne me souviens pas d’en avoir ressenti de pareil plus d’une ou deux fois dans ma vie passé l’âge de vingt-deux ans – disons vingt-cinq – lorsque l’ambitieuse carrière dont l’avais rêvé jadis me parut bien souvent relever d’une pathétique illusion.

Par-dessus tout, cependant, ma joie jaillissait d’une certaine source à laquelle je n’avais plus goûté depuis mon arrivée à New York, des mois auparavant, et que je croyais pour moi à jamais perdue – camaraderie, intimité, doux moments entre bons amis. Cette réserve fragile dans laquelle je m’étais barricadé avec tant d’orgueil, je la sentais s’effriter complètement. Quelle chance merveilleuse, me disais-je, d’être tombé sur Sophie et Nathan – ces nouveaux amis si brillants, chaleureux, pleins de vie –, et le désir qui me poussait à leur ouvrir les bras pour les serrer tous deux contre ma poitrine était (pour le moment du moins, malgré la passion forcenée que m’inspirait Sophie) empreint du plus tendre des sentiments fraternels, pratiquement dénué de tout relent charnel. Pauvre vieux Stingo, me murmurai-je en contemplant Sophie avec un sourire idiot, sans pour autant cesser de m’imbiber de bière mousseuse, enfin, tu as enfin réintégré le monde des vivants.

— Salut, Stingo ! disait Sophie, en levant en retour le verre que Nathan lui avait fourré dans la main, et le sourire grave et délectable dont elle me gratifia, dents étincelantes luisant dans un visage heureux et récuré de frais encore meurtri par l’ombre des privations, me remua d’une émotion si profonde qu’involontairement je laissai échapper un hoquet de satisfaction. Je me sentais à deux doigts du salut absolu.

Pourtant, sous la surface de ma sublime exaltation, je demeurais capable de deviner que quelque chose clochait. L’odieuse scène de la veille entre Sophie et Nathan aurait dû suffire à m’avertir que notre petite réunion si fraternelle, malgré ses rires, son atmosphère bon enfant et sa douce intimité, était loin d’être le reflet fidèle de la situation qui existait entre eux. Mais je suis un faible, qui se laisse trop souvent abuser par les apparences extérieures, prompt à s’illusionner, au point de croire que l’affreuse scène dont j’avais été témoin, était un moment d’aberration certes lamentable, mais exceptionnel dans une relation amoureuse dont la tonalité dominante était une félicité et une harmonie sans nuages. Sans doute la réalité est-elle que tout au fond de moi-même, j’avais une telle faim d’amitié – étais tellement amoureux de Sophie, et envoûté par la fascination perverse qu’exerçait sur moi ce jeune homme dynamique, vaguement exotique, diaboliquement impérieux qui était son amant – que je n’osais considérer leur relation que sous un jour des plus roses. Malgré tout, je le répète, je sentais clairement que quelque chose sonnait faux. Tapie sous toute cette allégresse, cette tendresse, cette sollicitude, il me semblait sentir une inquiétante tension dans la chambre. Je ne prétends pas qu’en cet instant précis ladite tension impliquait les deux amants. Mais il existait bel et bien une tension, une tension exaspérante, qui semblait surtout émaner de Nathan. Il était devenu distrait, agité, se leva pour fouiller dans ses disques, remplaça le Haendel par un nouveau Vivaldi, en proie à un émoi manifeste avala d’un trait un verre d’eau, se rassit, et se mit à pianoter contre la jambe de son pantalon au rythme des cors déchaînés.

Soudain, se retournant vivement vers moi, il me scruta d’un air perplexe avec ses yeux inquiets et sombres :

— Un bon vieux coureur des bois, hein, pas vrai ? dit-il.

Après un instant de silence et avec une touche de cet accent bidon qu’il avait déjà pris pour me provoquer, il ajouta :

« Tu sais, vous m’intéressez, vous autres Confédérés. Vous autres – et ici il insista lourdement sur le « autres » –, vous m’intéressez beaucoup, beaucoup, vous autres.

Je commençais à sentir couver ou bouillonner ou monter en moi ce qu’on appelle je crois une colère froide. Ce Nathan était incroyable ! Comment pouvait-il être aussi lourd, aussi cruel – aussi salaud ? Le brouillard de mon euphorie s’évapora tout à coup comme un nuage fait de milliers de minuscules bulles de savon. Quel salaud ! pensai-je. Il m’avait bel et bien eu ! Comment expliquer autrement cet insidieux changement d’humeur, sinon qu’il visait à m’acculer à la défensive. Si ce n’était pas de la muflerie, c’était du machiavélisme : comment interpréter autrement ses paroles, alors que si peu de temps auparavant et avec tant d’insistance, j’avais mis comme condition à notre amitié – mais s’agissait-il vraiment d’amitié – qu’il m’épargnerait ses énormités à propos du Sud. Une fois de plus et malgré un ultime effort pour préserver mon calme, une bouffée d’indignation me remonta à la gorge, comme un os mal digéré. J’en rajoutai délibérément et exagérai mon accent du Tidewater. Je dis :

— Ben à dire vrai, Nathan, vieille bourrique, vous autres les gens de Brooklyn, vous aussi vous nous intéressez là-bas au pays, v’s savez.

Ceci eut sur Nathan un effet clairement inverse à celui recherché. Non seulement il ne trouva pas la chose drôle, mais ses yeux lancèrent des éclairs belliqueux ; il me foudroyait maintenant du regard avec une méfiance implacable, et le temps d’un instant j’aurais juré voir dans ces pupilles brillantes l’image du monstre, du péquenot, de l’étranger que j’étais à ses yeux.

— Oh, et puis merde, dis-je, en esquissant le geste de me lever. Ça suffit, je vais…

Mais sans me laisser le temps de poser mon verre ni de me lever, il m’avait saisi le poignet. La prise n’était ni brutale ni douloureuse, mais néanmoins, de toute sa force, impérieusement, il me contraignit à me rasseoir, et sa poigne me plaqua dans le fond du fauteuil. Il y avait dans cette étreinte quelque chose d’épouvantablement tyrannique qui me glaça.

— Y a guère de quoi plaisanter, dit-il.

Sa voix, bien que contrôlée, était, je le sentis, chargée d’émotions tumultueuses. Les paroles qu’il prononça alors, avec une lenteur délibérée, presque comique, ressemblaient à une incantation :

— Bobby… Weed… Bobby Weed ! Tu ne crois pas que Bobby Weed mérite un peu mieux que ta tentative pour… faire… de l’humour ?

— Ce n’est pas moi qui me suis mis à singer cet accent de cueilleur de coton, répliquai-je.

En même temps je pensais : Bobby Weed ! Oh merde, merde alors ! Voilà qu’il va me casser les oreilles avec Bobby Weed. Que je fiche le camp et vite.

Ce fut alors que Sophie, à croire qu’elle avait deviné le sinistre changement d’humeur survenu chez Nathan, s’approcha vivement et, d’une main hésitante, inquiète, lui effleura l’épaule pour l’amadouer.

— Nathan, dit-elle, assez avec cette histoire de Bobby Weed. Je t’en prie Nathan ! Nous étions tous si heureux, tu vas seulement réussir à te rendre malheureux.

Elle me lança un regard de détresse.

« Toute la semaine, il n’a pas arrêté de parler de Bobby Weed. Je n’arrive pas à l’en empêcher. Je t’en supplie, implora-t-elle de nouveau, Nathan, chéri, on était tous si heureux !

Mais Nathan n’était pas du genre à se laisser détourner :

— Et alors, Bobby Weed ? me somma-t-il.

— Et alors, quoi, Bobby Weed, bonté divine ? grognai-je en me redressant pour échapper à sa prise. Je m’étais mis à lorgner vers la porte et les meubles qui m’en séparaient, et décidai soudain de la meilleure façon de leur fausser sur-le-champ compagnie.

— Merci pour la bière, marmonnai-je.

— Je vais te dire, moi, ce qu’il en est de Bobby Weed, s’obstina Nathan.

Il n’avait pas l’intention de me laisser décrocher, et d’un geste brutal, versa une nouvelle giclée de bière mousseuse dans le verre qu’il me fourrait dans la main. En apparence, son expression demeurait relativement calme, mais l’index velu et didactique qu’il m’agitait sous le nez trahissait son bouleversement intérieur.

« Stingo, mon ami, moi je vais te dire quelque chose à propos de Bobby Weed. Voilà ! Vous autres. Blancs du Sud, quand les choses en arrivent à ce degré de bestialité, vous avez un tas de comptes à rendre. Tu le nies ? Eh bien, écoute. Si je dis ça, c’est que je suis un de ceux dont les proches ont souffert dans les camps de la mort. Si je dis ça, c’est que je suis un homme qui se trouve par hasard profondément amoureux d’une femme qui en a réchappé.

Avançant la main, il enserra le poignet de Sophie, tandis que l’index de son autre main continuait à se tortiller comme un ver au-dessus de ma pommette.

« Mais si je parle ainsi, c’est avant tout parce que je suis Nathan Landau, un citoyen comme les autres, un chercheur, un biologiste, un être humain, témoin de la cruauté que l’homme inflige à l’homme. Je dis qu’abandonner le sort de Bobby Weed aux mains des Américains blancs du Sud est un acte d’une barbarie aussi absolue que tous les forfaits accomplis par les Nazis sous le joug d’Adolf Hitler ! Tu es d’accord ?

Dans un effort pour garder mon calme, je me mordis l’intérieur de la joue.

— Nathan, ce qui est arrivé à Bobby Weed, répliquai-je, était horrible. Innommable ! Mais je ne vois pas à quoi rime de vouloir mettre en équation un mal et un autre mal, ni de leur attribuer je ne sais quelle stupide échelle de valeur. Les deux choses sont horribles ! Ça vous ennuierait d’éloigner votre doigt de ma figure ?

Je sentais mon front se couvrir d’une moiteur fiévreuse.

« Et puis, je trouve bougrement idiot ce gros filet que vous essayez de lancer pour ramasser tous ceux que vous baptisez vous autres Blancs du Sud. Nom de Dieu, pas question de me faire avaler ce genre de conneries ! Je suis du Sud et j’en suis fier, mais je ne suis pas un de ces salauds – un de ces troglodytes qui ont fait subir ce que l’on sait à Bobby Weed. « Je suis né en Virginie, dans le Tidewater, et si vous voulez bien excuser l’expression, je me considère comme un gentleman ! Aussi, sans vouloir vous vexer, vos absurdités simplistes, tant d’ignorance chez quelqu’un d’aussi manifestement intelligent que vous l’êtes, ça me donne littéralement la nausée !

J’entendis ma voix grimper, vaciller, puis se fêler et échapper à mon contrôle, et je redoutai de céder à une nouvelle et désastreuse quinte de toux, tandis que devant moi Nathan se levait calmement et se redressait de toute sa taille, si bien qu’en fait nous étions face à face. En dépit de la nature maintenant plutôt menaçante et agressive de son attitude et du fait que par la masse et la taille il me dépassait largement, j’éprouvai un besoin impérieux de lui envoyer mon poing dans la figure.

— Nathan, laissez-moi à mon tour vous dire une bonne chose, à vous. Ce que vous nous servez en ce moment, c’est ce qu’on fait de plus minable comme baratin hypocrite de libéral new-yorkais ! D’où tirez-vous le droit de juger des millions de gens, dont la plupart préféreraient mourir plutôt que de faire du mal à un Nègre !

— Ha ! répliqua-t-il. Voyez donc, regardez – ça se sent même dans ta façon de parler. Nè-ègre ! Je trouve ça tellement insultant.

. – C’est notre façon de dire, à nous, là-bas. Bon, d’accord – Né-gro. En tout cas, poursuivis-je excédé, qu’est-ce qui vous donne le droit de vous ériger en juge ? Je trouve ça insultant.

— En tant que Juif, je me considère comme une autorité en matière d’angoisse et de souffrance.

Il se tut, et tandis qu’il me contemplait, il me sembla pour la première fois lire du mépris dans ses yeux, et un dégoût croissant.

« Quant au coup du ‘libéral new-yorkais’ et de son ‘baratin hypocrite’ – c’est une diversion facile à mes yeux, une réplique sans consistance à une accusation honnête, et d’une faiblesse risible. Es-tu donc incapable de percevoir la vérité toute simple ? Es-tu incapable de discerner la vérité sous ses traits les plus horribles ? En d’autres termes, que ton refus d’admettre une part de responsabilité dans la mort de Bobby Weed est du même ordre que celui des Allemands qui, tout en désavouant le parti nazi, regardaient sans s’émouvoir ni protester les voyous saccager les synagogues et perpétrer la Kristallnacht. N’es-tu pas capable de te regarder en face et de voir la vérité à propos de toi-même. Et du Sud ? Après tout, ce ne sont pas les citoyens de New York qui ont massacré Bobby Weed.

La plus grande partie de ses arguments – entre autres quant à ma « responsabilité » – étaient spécieux, irrationnels, snobinards et ignoblement faux, pourtant en cet instant et à ma consternation quasi absolue, je m’aperçus que je ne pouvais y répondre. J’étais provisoirement démoralisé. J’émis un bizarre gargouillis tout au fond de mon gosier et, genoux flageolants, me dirigeai en titubant gauchement vers la fenêtre. Épuisé, frappé d’impuissance bien qu’intérieurement révulsé de colère, je cherchais des mots qui refusaient de sortir. J’avalai d’une rasade la plus grande partie de ma bière, contemplant avec des yeux embués de vaine fureur les pelouses pastorales et ensoleillées de Flatbush, les sycomores et les érables aux feuillages frissonnants, les rues coquettes qu’animait l’activité paresseuse du dimanche matin ; joueurs de ballon en manches de chemise, cyclistes qui pédalaient de bon cœur, promeneurs mouchetés de soleil dans les allées du parc. L’odeur d’herbe fraîchement tondue montait forte et sucrée, chaudement tonique, et me rappelait des paysages et des décors champêtres – des prés et des sentiers pas tellement différents peut-être de ceux que sillonnait jadis le jeune Bobby Weed, que Nathan avait implanté dans mon cerveau comme une tumeur maligne. Et plus je songeais à Bobby Weed, plus je me sentais submergé par un désespoir amer et paralysant. Comment cet infernal Nathan pouvait-il évoquer le spectre de Bobby Weed par une journée aussi merveilleuse ?

J’écoutais la voix de Nathan derrière moi, aiguë maintenant, didactique et pompeuse, qui me rappela celle d’un jeune militant communiste trapu et à demi hystérique, la bouche pareille à une poche béante, que j’avais un jour entendu invectiver l’empyrée désert qui coiffait Union Square.

— Aujourd’hui le Sud a abdiqué tous droits à de quelconques liens avec la race humaine, me haranguait Nathan. Tous les Blancs du Sud sont personnellement responsables de la tragédie de Bobby Weed. Aucun Sudiste ne peut échapper à cette responsabilité !

Je fus secoué d’un grand frisson, ma main tressauta, et je regardai ma bière clapoter lourdement dans le fond de mon verre. Mille neuf cent quarante-sept. Un, neuf, quatre, sept. Cet été-là, presque vingt ans mois pour mois avant que la ville de Neward ne soit réduite en cendres, et que le sang des Noirs coule incarnat dans les caniveaux de Détroit, il était possible – à condition d’être né dans les États du Sud, d’être de nature sensible, évolué, et conscient de son patrimoine terrifiant et impie –, il était possible de se cabrer sous ce genre d’invectives, même sachant qu’entachées d’un regain de bonne conscience et de moralisme abolitionniste, elles s’attribuaient une supériorité morale à ce point hygiénique qu’elles provoquaient immanquablement une réaction d’indulgence amusée, encore que sans joie. Sous une forme moins violente, à coups de pointes subtiles et de condescendantes petites calomnies de salon, les gens du Sud qui s’aventuraient dans le Nord s’exposaient à subir des agressions de ce genre, spéculant sur leur culpabilité latente et ce, tout au long d’une ère d’implacable malaise qui prit officiellement fin un matin d’août 1963, lorsque, à Adgartown, Massachusetts, dans North Water Street, une toute jeune femme aux cheveux couleur paille et aux genoux marqués de fossettes, l’épouse du commodore du yacht-club local, un banquier d’affaires brahmanes très en vue, se mit à brandir en public un exemplaire du livre de James Baldwin, La Prochaine Fois, le feu, tandis que, mâchoires crispées par la consternation et d’une voix tendre, elle interpellait une de ses amies :

— Ma chère, mais ça va vous arriver à tous !

Mais comment alors, en 1947, aurais-je pu trouver cette litote à ce point omnisciente. À cette époque, le noir Béhémoth assoupi, malgré ses premiers tressaillements, n’était pas encore considéré comme un problème dans le Nord. Peut-être précisément pour cette raison – bien que j’aurais eu honnêtement des raisons de me rebeller contre les sarcasmes injustes des Yankees que j’avais parfois été contraint d’essuyer (même le bon vieux Farrell m’avait refilé quelques coups de langue plus ou moins caustiques) – c’était vrai, tout au tréfonds de moi-même j’éprouvais un authentique fardeau de honte à l’idée de cette parenté qu’il me fallait bien admettre avec ces primates solidement anglo-saxons qui s’étaient fait les bourreaux de Bobby Weed. Ces bûcherons de Géorgie – qui habitaient, comme par hasard, cette même côte plantée de pinèdes de la région de Brunswick où Artiste, mon sauveur, avait sué sang et eau, avait souffert et était mort – avaient fait de Bobby Weed, l’adolescent de seize ans, l’une des dernières victimes de la loi du lynch dans le Sud et sans conteste l’une des plus odieusement massacrées. Le crime qu’on lui imputait, qui ressemblait beaucoup à celui d’Artiste, était tellement classique qu’il avait toutes les caractéristiques d’un grotesque cliché : il avait lorgné (on ne put jamais établir le délit spécifique, à part celui du viol) une fillette simple d’esprit, du nom de Lula – encore un cliché ! mais authentique : le visage abattu et demeuré de Lula s’était étalé à la une dans au moins six journaux de la capitale – Lula, la fille d’un boutiquier de cambrousse qui avait provoqué une réaction immédiate en lançant à la canaille locale l’appel d’un père outragé.

J’avais lu le récit de la vengeance médiévale de ces paysans il y avait une semaine tout au plus, debout dans un wagon de métro de la ligne de Lexington Avenue, coincé entre une énorme bonne femme chargée d’un sac à provisions de chez S. Klein et un petit Portoricain vêtu d’une veste d’aide-serveur qui suçait un eskimo, aux cheveux enduits de brillantine dont l’odeur de gardénia mûr montait douceâtre jusqu’à mes narines, tandis qu’il parcourait sans vergogne mon Mirror, partageant avec moi les photographies diaboliques. Alors que Bobby Weed était encore vivant, on lui avait tranché la bitte et les couilles pour les lui fourrer dans la bouche (ce cliché-là n’avait pas été publié), et lorsqu’il était à l’agonie, mais, d’après le récit, encore parfaitement conscient, on lui avait au moyen d’une lampe à souder gravé sur la poitrine un « L » serpentin – qui représentait quoi ? « Lynch ? » « Lula ? » « Loi et Ordre ? » « Love ? » Nathan continuait à vitupérer et je me souvins alors comment à demi titubant j’avais quitté le train pour émerger dans la radieuse lumière d’été qui inondait la Quatre-vingtième Rue dans l’odeur de saucisses grillées, de glaces aux fruits et de métal surchauffé qui filtrait des grilles du métro, et, marchant comme un fou, avais longé sans m’arrêter le cinéma où passait le film de Rossellini que j’étais venu de si loin pour voir. Je m’étais retrouvé à Gracie Square, sur la promenade en bordure du fleuve, contemplant comme en extase les îles au milieu du fleuve et la hideur administrative de leurs bâtiments, incapable d’effacer de mon esprit l’image mutilée de Bobby Weed, tandis que je murmurais – interminablement me semblait-il – ces lignes tirées de la Révélation que j’avais apprises par cœur dans mon enfance : Et Dieu essuiera toutes les larmes dans leurs yeux. Et il n’y aura plus ni mort, ni chagrin, ni pleurs, de même qu’il n’y aura plus de douleur…

Peut-être ma réaction avait-elle été outrée, mais – ah Seigneur, même alors, moi, je n’avais pas réussi à pleurer.

La voix de Nathan, obstinée à me fouailler, me parvint de nouveau, comme à travers un brouillard :

— Tiens, même dans les camps de concentration, les brutes qui gardaient les détenus n’auraient pas été capables de s’abaisser à une bestialité pareille !

En auraient-ils été capables ? Incapables ? Le point me paraissait plutôt académique, et j’étais écœuré de la discussion, écœuré de ce fanatisme que j’étais impuissant à contrer et dont je ne pouvais me protéger, écœuré par la vision de Bobby Weed – et quand bien même je ne me sentais nullement complice de l’abomination perpétrée en Géorgie – brusquement écœuré d’un passé, d’un pays et d’un héritage en lesquels je ne pouvais croire et que je ne pouvais comprendre. J’éprouvais maintenant l’envie dérisoire – au risque de me retrouver avec le nez cassé – de lancer le fond de mon verre à la figure de Nathan. Je me contins, et crispant les épaules, dis d’une voix glacée par le mépris :

— En tant que représentant d’une race injustement persécutée pendant des siècles pour avoir soi-disant crucifié le Christ, vous, oui, vous, bordel de Dieu, devriez pourtant savoir à quel point il est inexcusable de condamner isolément un peuple, et pour n’importe quel acte !

Sur quoi, emporté par une fureur folle, je lâchai quelque chose qui pour des Juifs, en cette année lointaine et torturée que quelques mois à peine séparaient des fours crématoires, avait un côté tellement provocant et incendiaire que je regrettai mes paroles sitôt qu’elles eurent échappé à mes lèvres. Mais je ne m’en excusai pas.

— Et ceci vaut pour n’importe quel peuple, dis-je, bonté divine, même pour les Allemands !

Nathan tressaillit, puis s’empourpra encore davantage, et je crus le moment de l’explosion enfin arrivé. À cet instant précis, pourtant, Sophie sauva comme par miracle la situation pourtant bien sombre, en se précipitant pour s’interposer entre nous, vêtue de son costume style campus.

— Cessez, et, tout de suite, somma-t-elle. Assez ! C’est un sujet trop grave pour un dimanche !

Elle affectait un enjouement délibéré, mais je voyais bien qu’elle ne plaisantait pas.

— Oubliez Bobby Weed. Il faut que nous parlions de choses heureuses. Il faut que nous allions à Coney Island pour nager, et manger, et passer une bonne journée !

Elle pivota soudain pour faire face au golem débordant de fureur et, à ma surprise et à mon immense soulagement, je constatai avec quelle spontanéité elle pouvait se dépouiller de son rôle de victime soumise pour bel et bien affronter Nathan avec fougue, et bientôt le manipuler par la simple vertu de son charme, de sa beauté et de son brio*.

— Qu’est-ce que tu sais des camps de concentration, Nathan Landau ? Rien du tout. Alors cesse d’en parler. Et cesse de t’en prendre à Stingo. Cesse d’engueuler Stingo à propos de Bobby Weed. Ça suffit ! Stingo n’a rien à voir avec cette histoire de Bobby Weed. Stingo est gentil. Et toi aussi tu es gentil, Nathan Laudau, et vraiment je t’adore*.

J’eus l’occasion de constater cet été-là que dans certaines circonstances toujours en rapport avec les fluctuations et les sautes d’humeur de Nathan, Sophie pouvait le soumettre à une alchimie telle qu’il se trouvait presque instantanément transformé – l’ogre se muait en Prince Charmant. Les femmes européennes mènent souvent elles aussi leurs hommes à la baguette, mais avec une ruse et une subtilité inconnues de la plupart des Américaines. Elle lui posa alors un petit baiser sur la joue, et, lui écartant les bras, soutenant du bout des doigts ses mains tendues, elle le contempla d’un air approbateur tandis que le nuage pourpre de la fureur qu’il avait déchaînée contre moi commençait à s’effacer de son visage.

— Vraiment, je t’adore, chéri*, dit-elle d’une voix douce, puis lui tiraillant les poignets, entonna de la voix la plus enthousiaste :

« À la plage ! À la plage ! Nous allons bâtir des châteaux de sable* !

Et c’en fut fini de la tempête, les nuées d’orage s’étaient enfuies, et bientôt la bonne humeur la plus radieuse illumina la chambre éclaboussée de couleur où, gonflés par un brusque coup de vent venu du parc, les rideaux palpitaient doucement. Tandis que nous nous dirigions vers la porte, tous les trois, Nathan – avec son costume sorti tout droit d’un vieux journal de mode, il avait quelque chose d’un joueur à la mode – lova son long bras sur mon épaule et m’offrit des excuses tellement spontanées et honorables que je ne pus m’empêcher de lui pardonner ses sinistres insultes, ses sarcasmes sectaires et autres incongruités délirantes

— Mon vieux Stingo, je suis un con, voilà tout. Un vrai shmuck{6} ! me rugit-il à l’oreille, avec une vigueur insupportable. C’est pas que je veux être shmuck, mais chez moi c’est une mauvaise habitude de dire des choses aux gens sans me soucier de savoir si ça les vexe ou non. Je sais bien que tout n’est pas si mauvais dans le Sud. Hé, je vais te faire une promesse. Je te promets de ne plus jamais t’agresser à propos du Sud ! D’accord ? Sophie, tu es témoin !

Me serrant contre lui, m’ébouriffant les cheveux avec des doigts qui couraient sur mon crâne comme pour pétrir une pâte, et pareil à un schnauzer géant et ridiculement affectueux obstiné à fourrer le noble cimeterre de son grand nez dans les recoins corail de mon oreille, il bascula alors dans ce que je commençais à identifier comme son style comique.

Débordants de gaieté, nous gagnâmes à pied la station de métro – Sophie en sandwich entre nous, ses bras enlacés aux nôtres – et il en revint à cet accent péquenot qu’il pouvait simuler avec cette précision fantastique ; mais cette fois sans le moindre sarcasme, ni la moindre intention de me provoquer, et son intonation, suffisamment fidèle pour tromper un natif de Memphis ou de Mobile, faillit me faire étrangler de rire. Mais le mime n’était pas son unique talent ; ce qui émanait de lui de façon si cocasse était le fruit d’une imagination étincelante. Avec cet accent canaille, outré, à peine compréhensible, que là-bas au pays j’avais souvent entendu jaillir du gosier de tant de gens de la campagne, il se lança dans une improvisation d’une drôlerie délirante, d’une précision et d’une obscénité tellement parfaites qu’emporté par mon hilarité j’oubliai tout à fait qu’elle visait ces mêmes cibles qu’à peine quelques instants plus tôt il s’était acharné à fustiger avec une fureur implacable et totalement dénuée d’humour. Je jurerais que bien des nuances de ce numéro échappèrent à Sophie, mais cédant à la contagion générale, elle fit chorus avec moi pour éclabousser Flatbush Avenue d’éclats de rire bruyants et déchaînés. Tout cela, je commençais à m’en rendre vaguement compte, était une purge miraculeuse capable de dissiper les émotions sordides et lourdes de menaces qui, telle une tempête maléfique, avaient bouillonné entre les murs de la chambre de Sophie.

Sur cent cinquante mètres environ dans la rue grouillante de la foule dominicale et bon enfant, il créa un petit scénario cent pour cent sudiste et appalache, évoquant une sorte de Triffouillis-les-Oies sinistre et concupiscent dans lequel Pappy Yokum se métamorphosait en un vieux fermier incestueux acharné à s’ébattre avec une de ses filles que Nathan – comme toujours médicalement averti – avait baptisé Œil rose.

— V’ êtes donc jamais fait sucer la bitte par un bec-de-lièvre ? caquetait Nathan, trop fort, au grand émoi de deux grosses quêteuses Hadassah occupées à lécher les vitrines et qui s’éloignèrent avec une expression de souffrance indicible, tandis que Nathan, l’air ravi, passait son chemin, en imitant une grosse nourrice noire.

— Vlà encore que t’auras engrossé mon gentil petit trésor ! hulula-t-il en simulant un lamento féminin, sa voix, un divin fac-similé – jusqu’au dégradé parfait du falsetto – de celle d’une pauvre épouse martyre simple d’esprit et oubliée de Dieu, écrasée par le mariage, l’histoire, et des gènes rétrogrades. Tout aussi impossible à reproduire que la tonalité exacte d’un morceau de musique, l’exhibition truculente et obscène de Nathan – et son pouvoir, que je ne peux qu’à grand-peine suggérer – tirait sa source de je ne sais quel désespoir transcendant, dont alors je commençais seulement à soupçonner l’existence. Ce que je soupçonnais par contre, tandis que jaillissait mon rire déchaîné, c’était qu’elle témoignait d’une forme de génie – et c’était là une chose qu’il me faudrait attendre vingt ans de plus pour voir se reproduire, dans le numéro éblouissant de Lenny Bruce.

Il était bien plus de midi, aussi Nathan, Sophie et moi, nous décidâmes d’un commun accord de remettre jusqu’au soir notre festin « gourmet » de fruits de mer. Pour combler le creux, nous nous arrêtâmes à un petit stand pour acheter de superbes et longues saucisses de Francfort casher accompagnées de choucroute et de Coca-Cola, que nous emportâmes avec nous dans le métro. Dans le train, bondé de New-Yorkais affamés de plage et chargés d’énormes bouées déjà gonflées et d’enfants braillards, nous réussîmes à trouver un siège où, assis tous les trois côte à côte, nous dodelinâmes de concert tout en mâchant notre modeste mais délicieux repas. Sophie entreprit de manger son hot-dog avec une application des plus sérieuses, tandis que Nathan, redescendu sur terre, s’employait à faire plus ample connaissance avec moi en dépit du vacarme du train. De nouveau, il débordait de charme, curieux sans être indiscret, et je répondis tout naturellement à ses questions. Qu’est-ce donc qui m’avait amené à Brooklyn ? Qu’est-ce que je faisais ? Comment gagnais-je ma vie ? Il parut titillé et impressionné d’apprendre que j’étais écrivain, et quant à mes moyens de subsistance, je faillis retomber dans mon accent le plus soyeux de planteur et lui lâcher quelque chose dans le genre de : « Ma foi, savez, tout ça c’est grâce à ce nègre – le Né-gro –, c’t esclave qui m’appartenait, et qui a été vendu… » Mais cela risquait de provoquer Nathan et de lui faire croire que je me payais sa tête ; il risquait alors de se lancer de nouveau dans son monologue, ce qui aurait été quelque peu épuisant, aussi me contentai-je d’un petit sourire, et me drapant dans une énigme, répondis :

— J’ai des ressources personnelles.

— Tu es écrivain ? fit-il de nouveau, sérieusement, et avec un enthousiasme évident.

Secouant la tête d’avant en arrière comme sous le poids de ce petit miracle, il se laissa aller en travers des genoux de Sophie et m’agrippa le coude. Et je n’éprouvai pas la moindre gêne ni la moindre émotion lorsque ses petits yeux noirs et mélancoliques transpercèrent les miens, et qu’il me lança, de toutes ses forces :

— Tu sais, je crois que nous allons devenir de grands amis !

— Oh oui, nous allons tous devenir de grands amis ! fit Sophie en écho.

Une phosphorescence adorable baignait son visage tandis que le train s’élançait en plein soleil, émergeant du tunnel claustrophobique pour traverser les étendues marécageuses en bordure de la mer au sud de Brooklyn. Très proche de la mienne, sa joue était rose de bonheur, et lorsque de nouveau elle passa ses bras sous le mien et celui de Nathan, je me sentis sur un pied d’intimité suffisant pour enlever, en le coinçant délicatement entre pouce et index, un minuscule brin de choucroute accroché à la commissure de ses lèvres.

— Oh, nous allons devenir les meilleurs amis du monde ! gazouillait-elle par-dessus le vacarme saccadé du train, et elle gratifia mon bras d’une pression qui certes n’avait rien d’une invite, mais témoignait de quelque chose qui n’était pas, disons, simplement banal. Disons que c’était là le geste rassurant d’une femme qui, bien à l’abri dans son amour pour un autre, souhaitait donner à un compagnon de fraîche date accès aux privilèges de sa confiance et de son affection.

Voilà un sacré compromis, songeai-je, en réfléchissant à la dure injustice que constituait à mes yeux la tutelle de Nathan sur ce précieux trésor, mais mieux valait cette savoureuse petite croûte que pas de pain du tout. Je répondis à la pression de Sophie avec la gaucherie de l’amour malheureux et constatai ce faisant que je bandais si fort que déjà j’en avais mal aux couilles. Un peu plus tôt, Nathan avait laissé entendre qu’il me trouverait une fille à Coney Island, une « jolie minette » de sa connaissance, qui s’appelait Leslie ; une perspective consolante, me disais-je avec le stoïcisme du perpétuel second, dissimulant sous une main languissamment posée sur mes genoux la bosse qui gonflait la gabardine de mon pantalon. Malgré ces frustrations, je commençais à essayer de me convaincre, et avec un succès relatif, que j’étais heureux ; plus heureux en tout cas que je me souvenais l’avoir jamais été. Ainsi me sentais-je prêt à attendre mon heure pour découvrir ce que la chance pourrait me réserver, pour voir ce que des dimanches tels que celui-ci – entrelacés aux autres journées prometteuses de cet été fugace – pourraient m’apporter. Je m’assoupis. La proximité de Sophie, le contact moite de son bras nu contre le mien, le parfum qui émanait d’elle – une senteur tonique et troublante, vaguement végétale, comme un parfum de thym, sans doute quelque mystérieuse herbe polonaise, tout cela m’embrasait doucement. Emporté par un pur raz de marée de désir, je glissai dans une rêverie traversée par de brèves et vagues réminiscences de la scène que j’avais par hasard surprise la veille. Sophie et Nathan, vautrés sur ce couvre-lit abricot. Je ne pouvais chasser cette image de mon esprit. Et leurs paroles, leurs paroles d’amour passionnées qui pleuvaient comme une avalanche.

Puis la lueur érotique qui baignait ma rêverie s’estompa, disparut, et l’écho d’autres paroles retentit à mes oreilles, des paroles qui me firent me redresser en sursaut. À un moment quelconque, hier, dans cette avalanche d’admonitions forcenées et de sommations assourdissantes, parmi les cris, les murmures étouffés et les exhortations lubriques, avais-je vraiment entendu tomber de la bouche de Nathan ces paroles que je me rappelais maintenant avec un frisson glacé ? Non, c’était plus tard, je m’en rendis compte, lors d’une phase ultérieure dans ce qui me paraissait être maintenant leur sempiternel conflit, que sa voix avait percé le plafond, tonitruante, avec le rythme lourd et mesuré de pieds chaussés de grosses bottes, et d’un ton qui aurait pu passer pour une parodie d’angoisse existentielle s’il n’avait été empreint des accents d’une terreur absolue et authentique, lancé ces mots ! « Ne… vois-tu… pas… Sophie… que… nous… sommes… tous… en train… de… mourir ! Mourir ! »

Un violent frisson me secoua, comme si en plein hiver quelqu’un avait soudain ouvert dans mon dos un portail donnant sur les étendues désolées de l’Arctique. Il n’avait rien de suffisamment impressionnant pour que je puisse y voir une prémonition – ce sentiment visqueux qui me submergea, qui fit qu’un instant le jour s’assombrit tout à coup, en même temps que ma joie –, mais un brusque malaise m’envahit et se prolongea au point que j’éprouvai le désir désespéré de fuir, de sauter du train. Si, dans mon angoisse, j’avais obéi à mon impulsion, étais descendu à l’arrêt suivant, étais retourné en toute hâte chez Yetta pour faire mes bagages et m’enfuir, ce qui suit serait une toute autre histoire, ou plutôt, il n’y aurait pas la moindre histoire à conter. Mais je me laissai emporter vers Coney Island, contribuant ainsi irrémédiablement à ce que s’accomplisse la prédiction de Sophie au sujet de notre trio : à savoir que nous allions devenir « les meilleurs amis du monde ».