Au moins une : que tu m’assommes

Bon A ton avis qu’est-ce qui vaut le plus cher la peau d’un cheval ou la peau d’un soldat

Tu sais ce que c’est que la Bourse C’est une question de circonstances

Il y a quand même des indices

J’ai l’impression qu’en ce moment le kilo de cheval vaut plus cher que le kilo de soldat

C’est ce que je pensais aussi

Rien de tel pour vous apprendre à penser que ces paysans : ils pensent au poids

Juste Un kilo de plomb pèse plus lourd qu’un kilo de plumes c’est bien connu

Je croyais que tu étais malade

C’est vrai Laisse-moi dormir Fous-moi la paix

puis descendant (Georges) l’échelle, pénétrant de nouveau peu à peu, par les pieds, dans la lumière jaunâtre de la lanterne qui lui monte par degrés le long des jambes, de la poitrine, dans laquelle il se tient à la fin debout, clignant légèrement des yeux, sentant leurs regards sur lui (ils ne sont plus maintenant que deux : Iglésia et Wack), et au bout d’un moment Iglésia disant : « Qu’est-ce qu’il a Il est malade ? » leurs deux têtes levées vers lui, leurs yeux interrogateurs et mornes, les deux visages dans l’éclairage théâtral de la lanterne posée par terre faisant penser à des épouvantails, celui d’Iglésia à peu près pareil à une pince de homard (nez, menton, peau cartonneuse) si toutefois une pince de homard avait des yeux, et cet air d’incurable et permanente désolation d’autant plus incurable qu’il n’a probablement jamais su ce que c’est que d’être désolé ou gai, Wack avec sa face allongée, stupide, sa carcasse figée dans sa pose de singe accroupi, ses deux mains démesurées, craquelées, incrustées de terre, semblables à du bois fendillé, à de l’écorce, semblables à des outils usés, pendant inertes entre ses genoux, et Georges haussant les épaules, et à la fin Wack disant de sa voix d’idiot : « Cette saleté de guerre !… » sans qu’il soit possible de savoir s’il pense à Blum malade, ou aux récoltes, aux moissons perdues, ou au boiteux bafoué brandissant son fusil, ou au cheval, ou à la fille sans mari, ou peut-être simplement à eux trois là, dans la nuit, autour de cette lanterne, de la bête agonisante au regard terriblement fixe, empli d’une terrifiante patience, et dont le cou semble s’être encore allongé, tirant sur les muscles, les tendons, comme si le poids de l’énorme tête l’entraînait hors de la litière dans le noir domaine où galopent infatigablement les chevaux morts, l’immense et noir troupeau des vieilles carnes lancées dans une charge aveugle, luttant de vitesse pour se dépasser, projetant en avant leurs crânes aux orbites vides, dans un tonnerre d’ossements et de sabots heurtés : quelque fantomatique cavalcade de rosses exsangues et défuntes chevauchées par leurs cavaliers eux-mêmes exsangues et défunts aux tibias décharnés brinquebalant dans leurs bottes trop grandes, aux éperons rouillés et inutiles, et laissant derrière eux un sillage de squelettes blanchissants qu’Iglésia semble maintenant contempler, retombé dans son éternel silence, son gros œil de poisson empreint de cette expression consternée, patiente et outragée, la seule apparemment à sa disposition, ou tout au moins la seule que la vie lui ait apprise, sans doute au temps où il allait d’une réunion de province à l’autre, montant pour l’un ou pour l’autre des chevaux vicieux ou des toquards dans des « réclamer », sur des champs de courses qui étaient le plus souvent des champs tout court avec des symboles de tribunes en bois à demi pourri, et quelquefois pas de tribune du tout, une simple butte de terre, ou encore le flanc de la colline sur laquelle les gens grimpaient, et seulement trois ou quatre baraques en planches à peu près semblables à des cabines de bains avec un guichet découpé à la scie pour recevoir les paris, et un piquet de gendarmes chargés d’empêcher les marchands de bestiaux, les bouchers aux poches pleines de liasses de billets et les fermiers qui composaient le public de lyncher les jockeys battus, et courant le plus souvent sous la pluie, descendant de cheval trempé, crotté jusqu’aux yeux et s’estimant tout à fait satisfait s’il s’en tirait simplement avec sa culotte souillée mais intacte qu’il lavait lui-même le soir dans le lavabo d’une chambre d’hôtel, à moins que ce ne soit dans l’abreuvoir d’une écurie où on voulait bien lui laisser une stalle vide avec une botte de paille pour dormir (ce qui économisait l’hôtel) – ou quelquefois simplement le coffre à avoine –, et s’il n’avait qu’un poignet ou qu’une cheville foulés, et seulement les injures des parieurs et non les coups, se rhabillant dans une des cabines de bois pourries ou quand il n’y avait pas de cabines dans un simple van, enroulant autour de son poignet une vieille bande velpeau à peu près aussi noire qu’un mur d’usine et à peu près aussi élastique, un filet de sang dégoulinant sans qu’il y prit autrement garde du coin de sa bouche, pas plus qu’il n’avait pris garde au (ni peut-être même senti le) poing qui avait réussi à passer par-dessus ou entre les épaules des gendarmes sans même que lui (Iglésia) ou eux (les gendarmes) et probablement encore moins le type auquel appartenait le poing se fussent souciés des raisons, ou plutôt de la validité des raisons que pouvait avoir l’agresseur, la seule réelle et toujours valable étant qu’Iglésia avait monté un cheval perdant, et rien d’autre :

« Parce que, dit-il, ils se foutaient pas mal de tout le reste… » (il se tenait lui aussi assis sur le bord de la couchette, les jambes pendantes, la tête baissée, tout entier absorbé par une de ces mystérieuses et minutieuses besognes qui apparemment semblaient aussi nécessaires à ses mains que de la nourriture à un estomac, les suscitant au besoin lorsqu’il n’avait pas, comme à ce moment, quelque bride à graisser ou quelque étrier à fourbir (Georges cherchant en vain à se rappeler une seule occasion où il l’aurait vu inoccupé, c’est-à-dire sans triturer un de ces accessoires de harnachement, ou une botte, ou quoi que ce soit du même genre), et maintenant c’était du fil, et une aiguille, et un bouton qu’il était en train de recoudre consciencieusement à sa vareuse, au milieu de ce troupeau débraillé et dépenaillé où le dernier des soucis de chacun et de tous était bien un bouton manquant ou une couture décousue, et disant, toujours penché sur son travail :) « … Parce qu’on a jamais vu un type qui joue aux courses penser qu’il a simplement paumé son fric par manque de pot ou parce qu’il a choisi un toquard, au lieu de croire qu’on le lui a volé dans une combine… » (Georges se rendant compte alors qu’il est toujours en train de contempler le même centimètre et demi de mégot, ou plutôt de papier jauni et tortillé, et secouant alors la tête, comme quelqu’un qui vient de dormir, en même temps que d’un seul coup ses oreilles s’emplissent de nouveau (comme s’il avait brusquement décollé ses mains posées dessus) du boueux et cacophonique brouhaha de la baraque, et se résignant à jeter enfin ce qui, décidément, ne peut même plus donner l’illusion d’un mégot, et disant : « Une chance pour toi qu’elle ait aussi eu envie de faire courir des chevaux. Sans quoi un de ces garçons bouchers aurait bien fini un jour ou l’autre par réussir à taper aussi fort qu’il en avait envie, non ? » Iglésia tournant alors son visage vers lui, mais sans relever la tête, le dévisageant, le cou tordu, le regard en coin, avec toujours cette même expression de perplexité ahurie, outragée (pas soupçonneuse, ni hostile : simplement perplexe, morose), puis cessant de le regarder, reniflant, examinant le bouton recousu, tirant dessus, puis tapotant sa vareuse à petits coups du plat de la main tout en la repliant, disant : « Ouais. Probable. Une plus grande chance encore si elle s’était contentée de les regarder courir… », puis, achevant de plier sa vareuse en quatre, la roulant avec soin, la posant en guise d’oreiller, enlevant l’une après l’autre ses chaussures, les rangeant contre le bord de sa couchette, pivotant sur ses fesses et s’étendant, disant en ramenant sur lui sa capote : « Si ces corniauds arrêtaient seulement un peu leur bastringue on pourrait peut-être arriver à roupiller ! », se tournant alors sur le côté, remontant les genoux, et fermant les yeux, son visage tavelé et jaune, privé de regard, parfaitement inexpressif alors, comme s’il était fait de carton, d’une matière insensible, morte, sans doute en vertu de cette faculté qu’il possédait de ne pas penser (de même que de ne pas parler) plus qu’il n’était strictement indispensable, et quand il avait décidé de dormir (estimant sans doute que le mieux à faire quand on a le ventre vide et une fois accomplies les menues besognes d’entretien – boutons, reprises, nettoyage – est de dormir) ne pensant plus du tout ; son visage de spadassin, donc, maintenant parfaitement neutre, absent, semblable à un de ces masques mortuaires aztèques ou incas, posé, immobile, impénétrable et vide sur la surface du temps, c’est-à-dire de cette espèce de formol, de grisaille sans dimensions dans laquelle ils dormaient, se réveillaient, se traînaient, s’endormaient et se réveillaient de nouveau sans que, d’un jour à l’autre, quelque modification que ce soit se produisît leur donnant à penser qu’ils étaient le lendemain, et non pas la veille, ou encore le même jour, de sorte que ce n’était pas jour après jour mais pour ainsi dire de place en place (comme la surface d’un tableau obscurci par les vernis et la crasse et qu’un restaurateur révélerait par plaques – essayant, expérimentant çà et là sur de petits morceaux différentes formules de nettoyants) que Georges et Blum reconstituaient peu à peu, bribe par bribe ou pour mieux dire onomatopée par onomatopée arrachées une à une par ruse et traîtrise (la tactique consistant à lui forcer en quelque sorte la langue, c’est-à-dire à avancer toutes sortes de sous-entendus ou de suppositions jusqu’à ce qu’il se décidât à émettre un grognement maussade, négatif ou résigné) l’histoire entière, depuis ce jour où dans un de ces vestiaires de fortune à l’abri duquel, un œil poché ou une lèvre fendue, il était en train de se rhabiller quand cet entraîneur engagé par de Reixach lui avait proposé quelques montes (car apparemment ce n’était pas un mauvais jockey : sans doute avait-il seulement jusque-là manqué de chance, et l’entraîneur le savait-il) jusqu’à celui où il se trouva avoir remplacé celui qui l’avait embauché, et tout cela parce qu’une femme ou plutôt une enfant avait un beau matin décidé de posséder elle aussi une écurie de course, l’idée lui en étant sans doute venue à la lecture d’une de ces revues, un de ces magazines où les femmes en papier glacé ont l’air d’espèces d’oiseaux, de longilignes échassiers, non pas parées mais simplement détruites en tant que femmes, conversion ou réduction par l’homme à un simple métrage de soie : une anguleuse silhouette découpée, hérissée d’ongles, de talons, de gestes aigus, pourvue au reste de cet estomac précisément d’échassier, d’autruche, qui lui permet non seulement de digérer mais de faire siennes les misogyniques et haineuses inventions d’un modéliste, mais encore de les reconvertir, en quelque sorte, en sens inverse : non plus sophistiquée, plate et glacée, mais cette assimilation de la soie, du cuir, des bijoux, à la tendre et duveteuse chair, de sorte que le cuir, la froide soie, les durs bijoux semblent devenir eux-mêmes quelque chose de tiède, de tendre, de vivant… – ayant lu donc quelque part que les gens vraiment chic se devaient de posséder une écurie de courses, car, de toute évidence, elle n’avait auparavant jamais vu un cheval de sa vie, Iglésia racontant qu’à un moment elle s’était en plus mis en tête d’apprendre à monter elle aussi : de Reixach lui avait acheté un demi-sang tout exprès, et Iglésia les vit venir cinq ou six matins de suite, elle dans une (ou plutôt plusieurs – chaque fois une différente) de ces tenues qui, dit-il, devait sans doute valoir à elle seule autant que la bête sur laquelle elle essayait de se tenir, et lui qui aurait pu être son père s’efforçant avec ce même air impénétrable, patient et neutre de lui expliquer qu’un cheval n’était pas exactement une décapotable sport ou un domestique et ne se conduisait (ni n’obéissait) pas tout à fait de la même façon ; mais cela ne dura pas (sans doute, dit Iglésia, parce que ça n’a jamais plu à un animal de monter sur le dos d’un autre animal, ni non plus à un animal de sentir un autre animal sur son dos, sauf dans les cirques, car après qu’il l’eut vidée une ou deux fois, elle n’insista pas), pas plus d’ailleurs que n’avait duré l’engouement pour la voiture italienne, et le demi-sang resta dès lors à l’écurie, ce qui fit seulement un cheval de plus à soigner et à promener, et si elle réapparut par la suite dans ces culottes de cheval et ces bottes qui valaient aussi cher que le cheval sur lequel elles étaient censées lui permettre de monter, ce fut sans doute pour le seul plaisir de s’exhiber dedans, le demi-sang tout sellé attendant une ou deux heures (c’était en général le délai moyen après le coup de téléphone avertissant de le tenir prêt) avant qu’elle arrivât, traînaillant un moment dans les écuries et repartant (le plus souvent non pas dans la voiture sport qui ne l’amusait déjà plus beaucoup, mais dans cette espèce de corbillard grand comme un salon, conduit par le chauffeur, et sur la banquette arrière de quoi elle avait à peu près l’air et la taille d’une hostie (c’est-à-dire quelque chose d’irréel, de fondant, qui ne peut être goûté, connu et possédé que par la langue, la bouche, la déglutition) au centre d’un de ces énormes et riches ostensoirs) après avoir distribué deux ou trois morceaux de sucre et exigé de voir galoper, avec en main ce chronomètre en or massif dont elle ne savait heureusement pas trop bien se servir, le cheval qui devait courir le dimanche suivant.

Et Iglésia raconta que la première fois qu’il l’avait vue il l’avait prise de loin pour une enfant, pour une fille que de Reixach aurait sortie le dimanche du collège et habillée par faiblesse paternelle comme une femme (ce qui aurait expliqué cette indéfinissable sensation de malaise qu’on éprouvait d’abord, expliqua-t-il à sa façon, comme à la vue de quelque chose de vaguement, d’indéfinissablement monstrueux, gênant, comme ces gosses travestis, affublés de vêtements copiés sur ceux des grandes personnes, semblables à de sacrilèges et troublantes parodies d’adultes, attentatoires en même temps à l’enfance et à la condition d’humain), et il dit que c’était ce qui l’avait d’abord le plus frappé : cet aspect enfantin, innocent, frais, prévirginal en quelque sorte, à tel point qu’il avait mis un moment à s’apercevoir, se rendre compte – envahi alors par une autre sorte de stupeur, sentant monter une bouffée de quelque chose d’à la fois furieux, scandalisé, sauvage – qu’elle était non seulement une femme mais la femme la plus femme qu’il eût encore jamais vue, même en imagination : « Même au cinoche, dit-il. Mince ! » (parlant d’elle non comme un homme parle d’une femme qu’il a possédée, pénétrée, serrée dans ses bras gémissante et affolée, mais comme d’une espèce de créature étrangère, et étrangère non pas tant à lui-même, Iglésia (c’est-à-dire – quoiqu’il l’eût renversée, culbutée, tenue sous lui – au-dessus de lui par la condition, l’argent, la position sociale) qu’à l’espèce humaine tout entière (y compris les autres femmes), employant donc pour parler d’elle à peu près les mêmes mots, les mêmes intonations que s’il s’était agi d’un de ces objets parmi lesquels il rangeait sans doute les vedettes de cinéma (privées de toute réalité, sauf féerique), les chevaux, ou encore ces choses (montagnes, bateaux, avions) auxquelles l’homme qui perçoit par leur intermédiaire les manifestations des forces naturelles contre lesquelles il lutte, attribue des réactions (colère, méchanceté, traîtrise) humaines : êtres (les chevaux, les déesses sur celluloïd, les autos) d’une nature hybride, ambiguë, pas tout à fait humains, pas tout à fait objets, inspirant à la fois le respect et l’irrespect par la rencontre, la réunion en eux d’éléments composants (réels ou supposés) disparates – humains et inhumains –, ce pourquoi sans doute il parlait d’elle à la façon des maquignons de leurs bêtes ou des alpinistes de la montagne, en même temps grossier et déférent, cru et délicat, sa voix lorsqu’il l’évoquait exprimant une sorte de stupéfaction légèrement scandalisée, mais légèrement admirative et réprobative en même temps, exactement comme la fois où à cette arrivée d’étape il était venu examiner le cheval de Blum sans parvenir à découvrir sur son dos les gonfles qu’aurait dû normalement provoquer la façon abominable dont Blum sellait et montait, ses gros yeux ronds, incrédules, pensifs, un peu ahuris, fixant le vide tandis qu’il parlait, regardant, revoyant sans doute avec le même incrédule émerveillement, la même réprobation désarmée avec laquelle il regardait le dos du cheval sans y découvrir les plaies qui auraient dû s’y trouver, celle qu’il évoquait, ou plutôt dont il se laissait arracher le souvenir, l’image, ce que sa pudeur naturelle aux gens du peuple, jointe au respect (non pas servile, puisqu’il n’avait même pas été effleuré par l’idée de retourner voir à l’endroit où était tombé de Reixach, mais tout simplement craintif) de ses patrons, lui eût interdit s’il n’avait de toute évidence été persuadé de ce caractère inhumain, ou hors de l’humain de Corinne, disant :) « Il a fallu que j’aie le nez dessus. Mince ! Seulement alors, j’ai compris pourquoi il se fichait pas mal de ce que les gens pouvaient ou ne pouvaient pas penser ou dire, et d’avoir l’air d’être son père, et de la laisser s’amuser à faire crever des chevaux rien que pour le plaisir d’appuyer sur le bouton de ce chronomètre et promener ses fesses dans ces culottes ou ces jodhpurs qu’il ne pouvait jamais payer qu’avec de l’argent alors qu’il aurait sans doute aimé les lui faire fabriquer en or si on avait connu le moyen de faire des culottes en… » Et Blum : « Ouais, et je suppose, s’il avait pu trouver un couturier capable de lui enfermer ça comme dans un coffre-fort, et avec un cadenas, une de ces serrures de sûreté, de ces trucs chiffrés dont il aurait été le seul à connaître la combinaison, les numéros, alors que le premier venu, le premier numéro venu, la première clef venue faisait aussi bien l’af… », et Georges : « Oh ta gueule, ça va ! », et à Iglésia : « Et alors ç’a été après cette histoire avec la pouliche, je parie, c’est ce qui l’a décidée, c’est après ça qu’elle… », et Iglésia : « Non, avant. Elle… C’est-à-dire nous… C’est-à-dire je crois que c’est pour ça qu’il a tellement tenu à la monter en course. Parce que je crois qu’il s’était douté de quelque chose. Nous ne l’avions fait qu’une fois et personne n’avait pu nous voir, mais je crois qu’il avait flairé du louche. Ou peut-être même qu’elle s’était arrangée pour qu’il le devine à moitié, quitte à ce qu’il me flanque à la porte, parce qu’à ce moment-là je ne pense pas que ça lui aurait fait grand-chose. Ou peut-être qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de laisser échapper un mot, une remarque. Et alors il a voulu la monter… » Et sans transition il se mit à leur parler de la pouliche, l’alezane, avec les mêmes mots dont il s’était servi pour parler de la femme, disant : « C’con-là (et quoiqu’il désignât ainsi de Reixach il n’y avait rien là d’injurieux, au contraire : comme une promotion en quelque sorte, l’élevant, lui faisant l’honneur de l’élever au rang de jockey, c’est-à-dire lui reconnaissant les qualités d’un jockey et par conséquent pouvant alors oublier qu’il était son patron, employant à son égard un mot non péjoratif mais familier, à peine teinté d’une légère mais affectueuse nuance de blâme, qu’il eût employée pour l’un de ces semblables, c’est-à-dire pour l’un de ses égaux, disant donc – de cette voix de tête, plaintive, et presque geignarde, et presque enfantine, qui contrastait avec son dur et caricatural visage de spadassin, ce nez en lame de couteau, sa peau ou plutôt son cuir jauni, grêlé de petite vérole :) C’con-là, je lui avais pourtant bien répété qu’il fallait pas essayer de la forcer, de lui en faire accroire, qu’il y avait qu’à la laisser faire en lui laissant oublier autant que possible qu’on était sur son dos, et qu’alors elle y allait toute seule. Je lui ai dit : C’est pas à moi de vous apprendre à monter, mais vous la tenez trop serrée. Un steeple c’est pas un concours hippique : dans le paquet ça passe tout seul des obstacles que quelquefois ils voudraient jamais sauter autrement. Alors c’est pas la peine de la tenir aussi dur. Pour les autres ça n’a pas tellement d’importance, mais elle, elle peut pas le supporter. Seulement elle lui avait dérobé à l’entraînement, alors… »

Et cette fois Georges put les voir, exactement comme si lui-même avait été là : tous les trois (à cette époque il y avait déjà longtemps que l’entraîneur – l’ancien adjudant – était parti, sans qu’on pût au juste savoir d’après les quelques mots qu’il avait pu soutirer à Iglésia si c’était lui, l’entraîneur, qui à force de voir Corinne lui esquinter ses chevaux avait refusé de continuer à s’en occuper, ou si c’était elle, Corinne, qui avait fait en sorte de le faire renvoyer, car après son départ, d’après ce que dit Iglésia, et quand ce fut lui qui eut pris en main l’entraînement, elle cessa de venir les faire galoper à tort et à travers pour le simple plaisir d’appuyer sur le déclencheur de ce chronomètre), les voyant donc tous les trois dans ou plutôt devant cette stalle où le petit lad à tête d’hydrocéphale, aux membres de poupée, au visage précocement flétri (bouffi, avec des poches sous les yeux, le regard lui-même comme quelque chose de sale, de purulent, c’est-à-dire enfermant, empli, à quatorze ans, l’expérience d’un homme de soixante, ou à peu près, ou peut-être même pire), s’efforçait de faire tenir en place cette pouliche pendant qu’Iglésia accroupi lui ajustait les guêtres, elle et de Reixach debout, le regardant faire, et elle disant sans presque desserrer les lèvres, sans cesser de regarder Iglésia, parlant d’une voix imperceptible, furieuse : « Tu es toujours décidé à cette idiotie, tu vas réellement la monter ? » et de Reixach : « Oui », la sueur (non pas la peur, l’appréhension : simplement l’atmosphère suffocante, lourde, de l’étouffant après-midi de juin, orageux, qui faisait aussi danser sur place l’alezane) perlant en fines gouttelettes brillantes sur son front, répondant aussi sans détourner la tête, sans hausser le ton, non pas désinvolte ou provocant, ni même simplement buté, disant seulement oui, surveillant les gestes d’Iglésia au-dessous de lui, disant sans transition, mais à haute voix maintenant : « Ne les serre pas trop », et elle frappant rageusement du pied par terre, répétant : « A quoi ça rime ? A quoi ça t’avance ? » et lui : « Mais à rien, j’ai simplement envie de… », et elle : « Ecoute : laisse-le la monter, il… », et lui : « Pourquoi ? », et elle : « A quoi ça rime ? » et lui : « Pourquoi ? » et elle : « Pour rien. Parce que c’est son métier d’être jockey, je suppose, non ? Est-ce que ce n’est pas pour ça que tu le payes ? », et lui : « Mais ce n’est pas une question d’argent », et elle : « Mais c’est son métier, non ? » et lui tout haut : « Si tu la rafraîchissais un peu ? Elle… », et Iglésia se relevant : « Ça ira tout seul, Monsieur. Faites comme je vous ai dit, et ça ira tout seul. Elle est un peu énervée par ce temps, mais ça ira très bien », et elle parlant maintenant à Iglésia, mais, pour ainsi dire, plus avec ses yeux qu’avec sa bouche, le regard dur, furieux, fixé dans celui d’Iglésia, ou plutôt planté dedans comme un clou, tandis qu’au-dessous ses lèvres remuaient, sans que ni l’un ni l’autre n’eût besoin d’entendre, n’écoutât ce qu’elles disaient : « Vous ne croyez pas qu’avec cet orage qui se prépare elle va être, enfin qu’il vaudrait mieux que vous… » et de Reixach : « Là : presse-lui l’éponge sur… Là, oui, comme ça, oui, ça va, là… », et elle : « Ooohh !… » et Iglésia : « Vous en faites pas : ça ira tout seul. Y a qu’à la laisser faire et elle ira toute seule, elle demande qu’à… », et elle ouvrant tout à coup son sac (un geste brusque, imprévisible, avec cette foudroyante rapidité des mouvements d’animaux, l’exécution non pas suivant mais, semble-t-il, précédant l’intention ou, si l’on peut dire, la pensée, fouillant rageusement dedans, la main ressortant aussitôt, les deux hommes ayant juste le temps de percevoir l’éclat – l’éclair – diamantin d’un bracelet, le bruit sec du fermoir revenant en place), la main aux ongles polis, aux fragiles doigts de porcelaine, tenant maintenant une liasse froissée de billets en vrac, les tendant, ou plutôt les fourrant sous le nez d’Iglésia, la voix coléreuse disant : « Tenez. Allez jouer pour moi. Pour nous. Moitié-moitié. Allez-y vous-même. A votre idée. Je ne vous demande pas de me montrer les tickets. Vous n’avez même pas besoin de les prendre si vous estimez que ce n’est pas la peine, qu’il ne saura pas la… », et de Reixach : « Allons ! Qu’est-ce que… », et elle : « Je ne demande pas à voir les tickets, Iglésia, je… », et de Reixach (un peu pâle à présent, les muscles de sa mâchoire saillant, allant et venant sous la peau, la sueur maintenant ruisselant franchement sur ses tempes, disant, toujours sans hausser la voix – toujours impersonnelle, calme, mais à ce moment peut-être un peu plus sèche, brève) : « Allons. Voyons. Cessez », la vouvoyant tout à coup, ou s’adressant peut-être aussi à Iglésia, ou peut-être au lad, à l’apprenti à tête de crapaud en train de presser l’éponge sur la tête de la jument, car il s’avança, lui prit l’éponge des mains, l’essora, se mit à la passer, à peine humide, plusieurs fois sur l’encolure sans se retourner, parlant doucement au lad – au crapaud –, celui-ci disant : « Oui M’sieu – Non M’sieu – Oui M’sieu… » tandis que derrière eux Iglésia et Corinne continuaient à se faire face, Corinne parlant très vite, de cette voix qu’elle s’efforçait maintenant de dominer, d’étouffer, mais néanmoins toujours trop haute d’un demi-ton, sans que l’on pût savoir au juste si c’était la colère, l’inquiétude ou quoi, comme si c’était simplement la transparence de la capeline cerise qui rosissait son visage, sa gorge, le haut de ses bras dénudés jusqu’aux aisselles (laissant voir, à la jonction de l’épaule et des seins ces deux plis en éventail, délicats, de la chair impétueuse, dure, gonflée) par une de ces espèces de robes violentes, non pas agressives mais en quelque sorte agressées, c’est-à-dire dont la fragilité, l’inconsistance, les dimensions exiguës donnaient l’impression qu’on en avait déjà arraché la moitié et que le peu qui restait encore ne tenait guère que par quelque chose comme un fil, et plus indécente qu’une chemise de nuit (ou plutôt qui sur toute autre femme eût été indécente mais qui, sur elle, était quelque chose d’au-delà de l’indécence, c’est-à-dire supprimant, privant de sens toute idée de décence ou d’indécence), Corinne disant : « Moitié-moitié, Iglésia. Sur elle. Gagnante. Vous avez le choix : la jouer, le persuader de vous laisser la monter, et toucher à peu près six mois de votre salaire. Ou si vous pensez qu’il peut la faire gagner, c’est pareil. Ou si vous pensez qu’il ne peut pas la faire gagner, garder l’argent. Je ne demanderai pas à voir les tickets. Maintenant est-ce que vous allez continuer à lui dire que ça ira tout seul ? », et Iglésia : « J’ai pas le temps d’aller jouer, il faut que je m’occ… », et elle : « Il ne faut pas plus de deux minutes pour aller jusqu’à ces guichets et en revenir. Vous avez parfaitement le temps », et à ce moment-là Iglésia raconta que ç’avait été comme l’inverse de ce qu’il avait éprouvé ce jour où il l’avait vue pour la première fois, s’avançant au côté de de Reixach, c’est-à-dire qu’il lui sembla qu’il avait devant lui non pas une enfant, ou une jeune femme, ou une vieille femme, mais une femme sans âge, comme une addition de toutes les femmes, vieilles ou jeunes, quelque chose qui avait aussi bien quinze, trente ou soixante ans que des milliers d’années, animé par ou exhalant une fureur, un ressentiment, une hostilité, une rouerie, qui n’étaient pas les résultantes d’une certaine expérience ou d’une certaine accumulation de temps, mais de quelque chose d’autre, pensant (racontant plus tard qu’il avait pensé) : « Espèce de vieille salope ! Vieille garce ! », et en relevant les yeux ne découvrant que le visage d’ange, la transparente auréole des cheveux blonds, la jeune chair impétueuse, impolluée, impolluable, et alors les rabaissant précipitamment, regardant la liasse de billets dans sa main, en train de calculer qu’il y en avait à peu près l’équivalent de ce qu’il mettait deux mois à gagner, et combien de mois de salaire cela ferait s’il jouait comme il aurait dû jouer, puis regardant Corinne de nouveau, pensant : « Mais qu’est-ce qu’elle veut Est-ce qu’elle le sait seulement ça n’a pas de sens ça ne tient même pas debout », et à la fin baissant définitivement les yeux, disant : « Oui Madame », et Corinne : « Oui quoi ? », et de Reixach leur tournant toujours le dos, accroupi maintenant, vérifiant les boucles des guêtres, appelant : « Iglésia ! », et elle : « Oui quoi ? », et de Reixach toujours sans se retourner : « Ecoute : nous avons autre chose à faire que… », et elle frappant du pied : « Alors vous allez le laisser monter ? Est-ce que… Vous… », et Iglésia : « Vous en faites pas, Madame. Ça ira tout seul, je vous dis. Vous verrez », et elle : « Ce qui veut dire que vous allez la jouer quand même ou que vous garderez l’argent ? », et avant qu’il ait ouvert la bouche pour répondre : « Mais je ne veux pas le savoir. Faites ce que vous voudrez. Allez donc l’aider à faire l’idiot. Il vous paie aussi pour ça après tout… » Puis elle et Iglésia debout l’un à côté de l’autre dans la tribune, Iglésia (il avait monté un cheval dans la première course) un veston effrangé passé par-dessus sa casaque étincelante, le visage ruisselant maintenant, et un peu essoufflé d’avoir couru pour la rejoindre – ayant trottiné pendant tout le défilé à côté de la pouliche, portant ce seau plein d’eau (qu’il aurait pu faire porter par le lad, mais qu’il lui avait pris, ou plutôt arraché des mains), courant donc, comme écrasé par le poids du seau, sur ses courtes et torses jambes de jockey, la tête levée vers de Reixach, lui tendant de temps à autre l’éponge qu’il plongeait dans le seau, essorait, laissait se regonfler, sans pour cela cesser un instant de trottiner ni s’arrêter de parler, interrompre le flot volubile – recommandations, conseils, objurgations ? – de mots qui sortaient de sa bouche, passionné, haletant, de Reixach se contentant d’opiner de temps à autre de la tête, s’efforçant de faire marcher droit la pouliche qui chassait de l’arrière-train, avançait de côté, en diagonale, dansant sans arrêt, prenant (de Reixach) d’une main l’éponge tendue, la pressant sur la tête de la pouliche, entre les deux oreilles, et la jetant à Iglésia qui l’attrapait au vol. Puis ils furent à la barrière, il jeta une dernière fois l’éponge derrière lui, sans regarder, et l’alezane se détendit comme un ressort, partit au galop, tirant à toute force sur la bride, l’encolure légèrement tournée sur le côté, une épaule en avant, sa longue queue fouettant violemment l’air, rebondissant comme si elle avait été une balle de caoutchouc, de Reixach ne faisant qu’un avec elle, presque debout sur ses étriers, le buste à peine incliné en avant, la tache rose de la casaque diminuant rapidement, de bond en bond, silencieusement, Iglésia planté là, contre la barrière blanche, à les regarder s’éloigner, décroître, franchir dans sa foulée, s’enlevant à peine, la petite haie précédant le tournant, après quoi il ne vit plus que la toque noire et la casaque cessant de décroître, se déplaçant maintenant – montant et retombant souplement – au-dessus de la haie et vers la droite, et disparaissant derrière le petit bois : alors, laissant là seau et éponge il se retourna et aussi vite que le lui permettaient ses jambes (c’est-à-dire comme un jockey peut courir c’est-à-dire à peu près comme un cheval dont on aurait rogné les membres à mi-longueur) s’élança vers la tribune, se cognant aux gens, la tête levée, cherchant Corinne des yeux, dépassant l’endroit, la découvrant enfin, revenant sur ses pas, escaladant quatre à quatre les escaliers et, aussitôt près d’elle, s’immobilisant tout à coup, tourné vers le petit bois, la paire d’énormes jumelles (celles dont se servait habituellement de Reixach) déjà braquées, comme si, à la façon d’un prestidigitateur, il les avait tenues toutes prêtes au creux de sa main – quoiqu’elles mesurassent environ trente centimètres de long – ou dans sa manche : surgies, extraites, aurait-on dit, du néant et non de l’étui, parce qu’il était impossible qu’il ait eu le temps de l’ouvrir, puis de les en dégager en si peu de temps, c’est-à-dire entre le moment où il avait surgi, à bout de souffle, auprès de Corinne, et celui où il les eut, les tenant à deux mains, collées à ses yeux au-dessus de ce nez d’aigle (ou de Polichinelle) comme, semblait-il, une partie naturelle de sa personne, une sorte d’organe fonctionnel (à la façon de ces petits tubes noirs vissés dans l’œil des horlogers), protubérant, anormalement développé, subitement apparu, mis en batterie – semblables, énormes, brillantes, et recouvertes d’un cuir noir et granuleux, à ces yeux saillants, charbonneux et à facettes que l’on peut voir en avant de la tête des mouches ou de certains insectes sur les micro-photographies.

Et alors plus immobile qu’une statue. Et alors Corinne elle aussi plus immobile qu’une statue, essayant elle aussi avec avidité de voir ce qui se passait derrière le petit bois, disant sans desserrer les dents ni détourner la tête, ni hausser la voix, exactement comme lorsqu’un peu plus tôt elle s’était disputée avec de Reixach : « Espèce de sale larbin ». Et lui pour ainsi dire enfoncé tout entier dans ces énormes jumelles, et ne l’entendant sans doute même pas, ou se rendant peut-être compte qu’elle lui parlait mais ne prenant même pas la peine d’écouter, de chercher à comprendre, disant : « Oui, elle a fait un bon canter, oui, comme ça, c’est ça, il faut la… Oui : elle est, elle va… », et autour d’eux le brouhaha tranquille des gens, les derniers parieurs refluant vers la barrière ou prenant d’assaut les tribunes comme une marée noire et lente, quoique la plupart courussent, mais déjà sans regarder devant eux, toutes les têtes tournées vers le petit bois, celles de ceux qui couraient comme celles de ceux déjà casés dans les tribunes ou debout sur les chaises traînées çà et là sur le terre-plein : les têtes en porcelaine peinte des mannequins entourés de photographes, les têtes ridées et parcheminées des vieux colonels sous leurs melons gris, celles des millionnaires aux allures de maquignons, marchands de quelque chose ou distillateurs, ou trafiquants d’argent de père en fils, usuriers, propriétaires de chevaux, de femmes, de mines, de quartiers entiers d’habitations, de taudis, de villas à piscines, de châteaux, de yachts, de nègres ou d’Indiens squelettiques, de machines à sous grandes ou petites (depuis celle de six étages en pierre de taille, béton et blindages d’acier jusqu’aux camelotes en tôles peintes et clignotants couleur de berlingots) : espèce, ou classe, ou race dont les pères, ou les grands-pères, ou les arrière-grands-pères, ou les arrière-arrière-grands-pères avaient un jour trouvé moyen par violence, ruse ou contrainte exercées de façon plus ou moins légale (et sans doute plus que moins, si l’on tient compte que le droit, la loi, ne sont jamais que la consécration, la sacralisation d’un état de force) d’amasser les fortunes qu’ils dépensaient maintenant mais qui, par une sorte de conséquence, de malédiction attachée à la violence et à la ruse, les condamnaient à ne voir évoluer autour d’eux que cette faune qui cherche elle aussi à acquérir (ou à profiter de) ces mêmes fortunes (ou tout simplement la fortune) par violence ou ruse, et que les premiers réussissaient le tour de force de coudoyer (respirant le même air, piétinant le même gravier poussiéreux, comme s’ils avaient été réunis dans un même salon) sans seulement paraître s’apercevoir de leur présence, ni même – peut-être – les voir : les têtes des parieurs aux métiers douteux, aux cols douteux, aux visages douteux, aux yeux de faucon, aux visages durcis, impitoyables, frustrés, rongés, corrodés par la passion : les manœuvres nord-africains qui ont payé presque l’équivalent d’une demi-journée de leur travail pour le seul privilège amoureux de voir de près le cheval sur lequel ils avaient misé leur paye de la semaine, les souteneurs, les trafiquants, les marchands de tuyaux de la pelouse, les apprentis, les chauffeurs de cars, les commissaires, les vieilles baronnes, et ceux venus là seulement parce qu’il fait beau, et ceux qui y seraient quand même, piétinant dans la boue et grelottant dans les courants d’air, s’il était tombé des lances, tous entassés maintenant dans les tribunes aux pâtisseries sculptées flottant dans le ciel avec les nuages en crème fouettée, immobiles, semblables à des meringues, c’est-à-dire gonflés, boursouflés en haut et aplatis au-dessous comme s’ils avaient été posés sur une invisible plaque de verre, alignés au cordeau par rangées successives que la perspective rapprochait dans le lointain (comme les troncs d’arbres le long d’une route) pour former, tout là-bas, vers l’horizon vaporeux, au-dessus de la cime des arbres et des grêles cheminées d’usine, un plafond suspendu, immobile, jusqu’à ce qu’en regardant mieux on s’aperçût qu’il glissait tout entier, insensiblement, archipel à la dérive, voguant au-dessus des maisons, des pelouses au vert incroyable, du petit bois à la droite duquel les chevaux apparurent enfin se dirigeant maintenant au pas vers le départ : non plus un, trois ou dix mais, avec les taches bariolées et mélangées des casaques, les queues ondoyantes, la démarche hautaine des bêtes sur leurs pattes pas plus grosses que de minces brindilles, apparition, groupe médiéval, chatoyant au loin (et non pas seulement là-bas, au bout du tournant, mais comme s’avançant pour ainsi dire du fond des âges, sur les prairies des batailles éclatantes où, dans l’espace d’un étincelant après-midi, d’une charge, d’une galopade, se perdaient ou se gagnaient des royaumes et la main des princesses) ; puis Iglésia le vit, raconta-t-il plus tard, extrait, dissocié par la lorgnette de l’anonyme bariolage des couleurs, sur cette pouliche semblable à une coulée de bronze clair, et accoutré de la toque noire et de cette casaque rose vif, tirant sur le mauve, qu’elle leur avait en quelque sorte imposée à tous deux (Iglésia et de Reixach) comme une sorte de voluptueux et lascif symbole (comme les couleurs d’un ordre ou plutôt les insignes de fonctions pour ainsi dire séminales et turgescentes), pouvant distinguer entre les deux (entre la casaque et la toque) ce visage parfaitement inexpressif, vide, semblait-il, d’émotions et de pensées, même pas concentré, ou attentif : simplement impassible (Iglésia pensant, disant plus tard : « Mais alors bon sang il avait qu’à me la laisser monter. Si c’était pour faire cette démonstration, mince ! Qu’est-ce qu’il espérait ? Qu’après ça elle ne coucherait plus qu’avec lui, qu’elle allait se priver de se faire enfiler par le premier venu simplement parce qu’elle l’aurait vu sur son dos ? Mais si ç’avait pas été moi, ça aurait été pareil. Parce qu’elle était en chaleur. Et avec ce temps lourd qui n’arrangeait rien. Alors avant même de prendre le départ elle était déjà toute trempée !… »), pouvant voir comme s’il n’en avait été qu’à quelques mètres l’encolure de la pouliche couverte d’une écume grise à l’endroit où frottait la rêne, le groupe, le cortège hiératique et médiéval se dirigeant toujours vers le mur de pierre, ayant maintenant traversé l’embranchement du huit, les chevaux de nouveau cachés jusqu’au ventre par les haies de bordure disparaissant à demi de sorte qu’ils avaient l’air coupés à mi-corps le haut seulement dépassant semblant glisser sur le champ de blé vert comme des canards sur l’immobile surface d’une mare je pouvais les voir au fur et à mesure qu’ils tournaient à droite s’engageaient dans le chemin creux lui en tête de la colonne comme si ç’avait été le quatorze juillet un puis deux puis trois puis le premier peloton tout entier puis le deuxième les chevaux se suivant tranquillement au pas on aurait dit ces chevaux-jupons avec lesquels jouaient autrefois les enfants des sortes d’animaux aquatiques flottant sur le ventre propulsés par d’invisibles pieds palmés glissant lentement l’un après l’autre avec leurs identiques encolures arrondies de pièces d’échecs leurs identiques cavaliers exténués aux identiques bustes voûtés dodelinant la moitié en train de dormir sans doute quoiqu’il fit jour depuis un bon moment le ciel tout rose de l’aurore la campagne comme molle encore à moitié endormie aussi, il y avait comme une sorte de vaporeuse moiteur il devait y avoir de la rosée des gouttes de cristal accrochées aux brins d’herbe que le soleil allait faire s’évaporer je pouvais facilement le reconnaître tout là-bas en tête à la façon qu’il avait de se tenir très droit sur sa selle contrastant avec les autres silhouettes avachies comme si pour lui la fatigue n’existait pas, la moitié à peu près de l’escadron se trouvant engagée lorsqu’ils refluèrent vers le carrefour c’est-à-dire comme un accordéon comme sous la pression d’un invisible piston les repoussant, les derniers continuant toujours à avancer alors que la tête de la colonne semblait pour ainsi dire se rétracter le bruit ne parvenant qu’ensuite de sorte qu’il se passa un moment (peut-être une fraction de seconde mais apparemment plus) pendant lequel dans le silence total il y eut seulement ceci : les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne le bruit lorsqu’il arriva avec ce léger décalage dans le temps sur l’image lui-même exactement semblable au son creux des pièces d’ivoire tambourinant tombant les unes après les autres sur le plateau de l’échiquier comme ceci : tac-tac-tac-tac-tac les rafales pressées se superposant s’entassant aurait-on dit puis au-dessus de nous les invisibles cordes de guitare pincées tissant l’invisible chaîne d’air froissé soyeux mortel aussi n’entendis-je pas crier l’ordre voyant seulement les bustes devant moi basculer de proche en proche en avant tandis que les jambes droites passaient l’une après l’autre par-dessus les croupes comme les pages d’un livre feuilleté à l’envers et une fois par terre je cherchai Wack des yeux pour lui tendre la bride en même temps que ma main droite se battait derrière mon dos avec ce fichu crochet de mousqueton puis cela arriva sur nous par-derrière le tonnerre des sabots la galopade des chevaux fous démontés la pupille agrandie les oreilles couchées en arrière les étriers vides et les rênes fouettant l’air se tordant comme des serpents et tintant, et deux ou trois couverts de sang et un avec encore son cavalier criant Il y en a aussi derrière ils nous ont laissé passer et puis ils, le reste de ses paroles emporté avec lui penché sur l’encolure la bouche grande ouverte comme un trou et maintenant ce n’était plus contre le crochet de mousqueton que j’étais en train de me battre mais contre cette carne en train de renauder à présent la tête haute le cou raide comme un mât la pupille complètement retournée comme si elle essayait de regarder derrière ses oreilles reculant irrésistiblement non par à-coups mais pour ainsi dire méthodiquement une patte après l’autre et moi lui flanquant de ces coups de sonnette à lui arracher la mâchoire répétant Allons Allons comme si seulement elle pouvait m’entendre dans cette pagaille raccourcissant peu à peu les rênes jusqu’à ce que je puisse atteindre d’une main l’encolure la tapotant répétant Allons Allons làààà… jusqu’à ce qu’elle s’arrête reste immobile mais crispée tendue tremblant de tous ses membres ses quatre pattes écartées raides comme des étais et sans doute avait-on crié l’autre ordre pendant que j’étais occupé avec elle car je me rendis compte (non pas voyant car j’étais trop occupé à la surveiller, mais sentant, devinant) dans ce désordre cette pagaille qu’ils étaient tous en train de remonter à cheval m’approchant d’elle alors (toujours aussi figée aussi tendue que si elle avait été en bois) le plus doucement possible me méfiant du coup qu’elle pique une crise se cabre ou parte ventre à terre au galop juste au moment où j’aurais le pied dans l’étrier mais elle ne bougeait toujours pas se contentait de trembler sur place d’une façon continue comme un moteur tournant au ralenti et elle me laissa mettre le pied dans l’étrier sans rien faire, seulement quand j’attrapai le pommeau et le troussequin pour m’enlever la selle tourna sens dessus dessous, ce coup-là je l’attendais aussi il y avait trois jours que j’essayais d’en trouver un avec qui échanger cette sangle trop longue pour elle après que j’avais dû abandonner Edgar mais va te faire foutre avec ces paysans on aurait dit que leur proposer un échange de sangle c’était essayer de les rouler et celle de Blum était aussi trop longue alors c’était vraiment le moment pour qu’un truc pareil m’arrive quand ça tirait et arrivait de tous les côtés à la fois mais je n’avais même pas le temps de jurer même pas assez de souffle même pas assez de temps pour formuler un juron tout juste assez pour y penser tandis que j’essayais de lui remettre cette foutue selle sur le dos au milieu de tous les types qui me passaient maintenant autour lancés au grand galop et alors je m’aperçus que mes mains tremblaient mais je ne pouvais pas les en empêcher pas plus qu’elle ne pouvait s’empêcher elle non plus de trembler toujours de tout son corps et à la fin j’y renonçai me mis à courir à côté d’elle en la tenant par la bride elle se mettant au petit galop avec la selle maintenant à peu près sous le ventre parmi les chevaux montés ou démontés qui nous dépassaient le mortel réseau des cordes de guitare tendu comme un plafond au-dessus de nous mais ce ne fut que quand j’en vis tomber deux ou trois que je compris que j’étais dans l’angle mort du talus tandis qu’à cheval ils dépassaient largement de sorte qu’ils les descendaient comme des quilles puis je vis Wack (les choses se déroulant paradoxalement dans une sorte de silence de vide c’est-à-dire que le bruit des balles et des explosions – ils devaient aussi tirer au mortier maintenant ou avec ces petits canons des chars – une fois accepté admis et pour ainsi dire oublié se neutralisant en quelque sorte on n’entendait absolument rien pas de cris aucune voix sans doute parce que personne n’avait le temps de crier de sorte que ça me rappelait quand je courais le 1500 : seulement le bruit sifflant des respirations les jurons eux-mêmes étouffés avant de sortir quand il se produisait une bousculade comme si les poumons accaparaient tout l’air disponible pour le répartir dans le corps et l’employer aux seules choses utiles : regarder décider courir, les choses par conséquent se passant un peu comme dans un film privé de sa bande de son), je vis Wack qui venait de me dépasser penché sur l’encolure le visage tourné vers moi la bouche ouverte lui aussi essayant sans doute de me crier quelque chose qu’il n’avait pas assez d’air pour faire entendre et tout à coup soulevé de sa selle comme si un crochet une main invisible l’avait attrapé par le col de son manteau et s’élevant lentement c’est-à-dire à peu près immobile par rapport à (c’est-à-dire animé à peu près de la même vitesse que) son cheval qui continuait à galoper et moi courant toujours quoiqu’un peu moins vite de sorte que Wack son cheval et moi-même formions un groupe d’objets entre lesquels les distances ne se modifiaient que lentement lui se trouvant à présent exactement au-dessus du cheval dont il venait d’être enlevé arraché s’élevant lentement dans les airs les jambes toujours écartées en arc de cercle comme s’il continuait à chevaucher quelque Pégase invisible qui d’une ruade l’eût fait basculer en avant exécutant donc au ralenti et pour ainsi dire sur place une sorte de double saut périlleux me le montrant bientôt la tête en bas la bouche toujours ouverte sur le même cri (ou conseil qu’il avait essayé de me faire entendre) silencieux puis couché dans les airs sur le dos comme un type étendu dans un hamac et qui laisse pendre ses jambes à droite et à gauche puis de nouveau la tête en haut le corps vertical les jambes commençant à abandonner la position de celles d’un cavalier pour se rassembler pendre parallèlement puis sur le ventre les bras tendus en avant les mains ouvertes dans le geste de saisir d’attraper quelque chose plus loin comme un de ces acrobates de cirque dans l’instant où il se tient rattaché à rien et délivré de toute pesanteur entre les deux trapèzes puis à la fin la tête de nouveau en bas les jambes désunies et les bras en croix comme pour me barrer le chemin mais immobile maintenant plaqué contre le revers du talus et ne bougeant plus me regardant le visage empreint d’une expression surprise et imbécile je pensais Pauvre Wack il a toujours eu l’air d’un idiot mais maintenant plus que jamais il, puis je ne pensai plus quelque chose comme une montagne ou un cheval s’abattant sur moi me jetant à terre me piétinant tandis que je sentais les rênes s’échapper de mes mains puis tout fut noir tandis que des milliers de chevaux galopants continuaient à me passer sur le corps puis je ne sentis même plus les chevaux seulement comme une odeur d’éther et le noir les oreilles bourdonnantes et quand j’ouvris de nouveau les yeux j’étais étendu sur le chemin et plus un cheval et seulement Wack toujours sur le talus la tête en bas en train de me regarder les yeux grands ouverts avec cet air d’abruti mais je me gardai bien de bouger attendant le moment où j’allais commencer à souffrir ayant entendu dire que les grosses blessures provoquaient d’abord comme une sorte d’anesthésie mais ne sentant toujours rien et au bout d’un moment j’essayai de remuer mais rien ne se produisit réussissant à me mettre à quatre pattes la tête dans le prolongement du corps le visage dirigé vers la terre je pouvais voir le sol du chemin empierré les pierres apparaissant triangles ou polygones irréguliers d’un blanc légèrement bleuté dans leur gangue de terre d’un ocre pâle il y avait comme un tapis d’herbe au centre du chemin puis à droite et à gauche là où passaient habituellement les roues des charrettes et des voitures deux couloirs nus puis de nouveau l’herbe reprenait sur les bas-côtés et en relevant la tête je vis mon ombre encore très pâle et fantastiquement étirée pensant Alors le soleil est donc levé, et à ce moment je pris conscience du silence et vis qu’un peu plus loin que Wack il y avait un type assis sur le revers du talus : il se tenait le bras un peu au-dessus du coude sa main pendant toute rouge entre ses jambes écartées mais ce n’était pas un type de l’escadron, quand il vit que je le regardais il dit On est foutus, je ne répondis pas il cessa de s’occuper de moi et se remit à contempler sa main, très loin il y eut encore quelques rafales je regardai le chemin derrière nous du côté du carrefour je vis des tas bruns jaunâtres par terre qui ne bougeaient pas et des chevaux et près de nous un cheval étendu sur le flanc dans une mare de sang envoyant de faibles et spasmodiques ruades des quatre membres alors je m’assis sur le revers du talus à côté du type pensant Mais c’était à peine l’aurore, je dis Quelle heure est-il, mais il ne répondit pas puis une rafale passa tirée de très près cette fois je me jetai dans le fossé j’entendis le type dire encore On est foutus, mais je ne me retournai pas rampai dans le fossé jusqu’à l’endroit où le talus cessait et après je me mis à courir courbé en deux jusqu’à un bouquet d’arbres mais personne ne tira, on ne tira pas non plus quand je courus du bouquet d’arbres à une haie je franchis la haie sur le ventre me recevant de l’autre côté sur mes mains restant étendu jusqu’à ce que j’aie réussi à retrouver mon souffle on ne tirait plus du tout maintenant j’entendis un oiseau chanter les ombres des arbres s’allongeaient devant moi sur le pré je longeai la haie à quatre pattes perpendiculairement aux ombres des arbres jusqu’au coin du pré puis je me mis à remonter la colline de l’autre côté du pré toujours à quatre pattes contre la haie mon ombre devant moi maintenant de nouveau et quand je fus dans la forêt marchant parmi les lamelles de soleil je fis attention de la garder devant moi calculant au fur et à mesure que le temps passait qu’il me fallait l’avoir d’abord devant moi et légèrement à droite puis plus tard à droite mais toujours en avant de moi, il y avait des coucous dans la forêt d’autres oiseaux aussi dont je ne savais pas le nom mais surtout des coucous ou peut-être c’était parce que je savais le nom que je les remarquai peut-être aussi à cause de leur cri plus caractéristique, le soleil déchiqueté passait entre les feuilles dessinait mon ombre déchiquetée que je poussais devant moi puis un peu à droite, marchant longtemps sans rien entendre d’autre que les coucous et ces oiseaux dont je ne savais pas le nom, à la fin je me fatiguai de marcher complètement à travers bois et suivis un layon mais mon ombre était alors sur ma gauche, au bout d’un moment je trouvai un autre layon qui le croisait perpendiculairement je le pris et mon ombre fut de nouveau en avant et à droite mais je calculai que je devrais le suivre plus longtemps que le premier de façon à corriger l’écart qu’il m’avait forcé à faire et à un moment j’eus faim et je me rappelai ce bout de saucisson que je trimballais dans la poche de mon manteau je le mangeai sans cesser de marcher je mangeai la peau aussi jusqu’au moignon noué par la ficelle que je jetai puis la forêt cessa buta pour ainsi dire sur le vide du ciel s’ouvrit sur un étang et quand je m’allongeai pour boire les petites grenouilles plongèrent cela ne faisait pas plus de bruit que de grosses gouttes de pluie : près du bord à l’endroit où elles avaient sauté il restait dans l’eau un petit nuage de poussière de vase soulevée grise qui se dissolvait entre les joncs elles étaient vertes et guère plus grosses que le petit doigt la surface de l’eau était toute couverte de petites feuilles rondes et vert pâle de la dimension d’un confetti c’est pourquoi je ne m’aperçus qu’au bout d’un moment qu’elles reparaissaient j’en vis une puis deux puis trois crevant les confettis vert clair laissant juste dépasser le bout de leur tête avec leurs petits yeux gros comme des têtes d’épingle qui me regardaient il y avait un léger courant et j’en vis une dériver lentement se laissant entraîner entre les archipels de confettis agglutinés de la même couleur qu’elles on aurait dit un noyé écartelé la tête à demi hors de l’eau ses délicates petites pattes palmées ouvertes puis elle bougea et je ne la vis plus c’est-à-dire que je ne la vis même pas bouger, simplement elle ne fut plus là sauf le petit nuage de vase qu’elle avait soulevé, l’eau était visqueuse avait un goût visqueux d’anguille je bus en écartant les petits confettis faisant attention de ne pas aspirer la vase qui se soulevait pour un rien le visage parmi les joncs et les larges feuilles en forme de fers de lance puis je restai là assis à la lisière du bois derrière les fourrés écoutant les coucous se répondre parmi les troncs silencieux dans l’air printanier et vert regardant la route qui contournait l’étang et longeait ensuite les arbres de temps en temps un poisson sautait avec un plouf je ne réussis pas à en voir un, seulement les cercles concentriques allant s’élargissant autour de l’endroit où il avait mouché à un moment des avions passèrent mais très haut dans le ciel j’en vis un ou plutôt quelque chose un point argenté suspendu immobile étincelant une fraction de seconde dans un trou de bleu entre les branches puis disparaissant leur bruit semblait comme suspendu lui aussi vibrant dans l’air léger puis il décrut peu à peu et de nouveau je perçus le froissement délicat des feuilles et de nouveau le chant d’un coucou et peu après au tournant de la route débouchèrent deux officiers promenant leurs chevaux mais peut-être ici ne savait-on pas que c’était la guerre ils marchaient tranquillement au pas en devisant quand je vis qu’ils étaient bien en kaki et pas en vert je me levai pensant à la tête qu’ils allaient faire en me voyant et quand je leur dirais que les panzers se baladaient sur la route à six ou sept kilomètres de là sans doute avait-on oublié de les prévenir je me tins debout bien en vue au milieu de la route dans la sylvestre paix où je pouvais toujours entendre les coucous et de temps en temps le rapide invisible et paresseux saut d’un poisson hors de l’inaltérable miroir de l’eau puis je pensai Bon Dieu bon Dieu bon Dieu bon Dieu, le reconnaissant reconnaissant la voix qui me parvenait maintenant ou plutôt me tombait dessus hautaine distante paisible avec quelque chose d’enjoué presque de gai disant Alors vous avez aussi réussi à vous en tirer ? disant en se tournant vers le petit sous-lieutenant Vous voyez qu’ils ne sont pas tous morts il y en a tout de même quelques-uns qui s’en sont sortis, disant de nouveau dans ma direction Iglésia suit derrière avec deux chevaux de main Vous n’aurez qu’à en prendre un, je pouvais entendre le murmure de l’eau là où l’étang se déversait par une petite cascade le bruissement des feuilles remuées par l’imperceptible brise, à la hauteur de mes yeux je vis les genoux se serrer imperceptiblement le cheval se remettant en marche passant devant moi les bottes étincelantes les flancs aux poils acajou collés de sueur séchée la croupe la queue puis de nouveau le paisible étang sur lequel la brise agitait avec un froissement de papier les larges feuilles en forme de fer de lance, sa voix tandis qu’il s’éloignait me parvenant encore une fois (mais ce n’était plus à moi qu’il parlait il avait repris avec le petit sous-lieutenant sa bienséante conversation et je pus l’entendre légèrement ennuyée distinguée nonchalante) disant : … vilaine affaire. Apparemment ils se servent de ces chars comme…, puis il fut trop loin j’avais oublié que ce genre de choses s’appelait simplement une « affaire » comme on dit « avoir une affaire » pour « se battre en duel » délicat euphémisme formule plus discrète plus élégante allons tant mieux rien n’était encore perdu puisqu’on était toujours entre gens de bonne compagnie dites ne dites pas, exemple ne dites pas « l’escadron s’est fait massacrer dans une embuscade », mais « nous avons eu une chaude affaire à l’entrée du village de » puis la voix d’Iglésia et son visage de Polichinelle en train de me regarder de son œil rond avec son air offusqué impatient et vaguement réprobateur disant Alors tu montes oui ou non ? Depuis le temps que je traîne ces deux carnes c’est pas une rigolade je te jure mince ! je me mis en selle et les suivis je dus trotter pour rattraper Iglésia puis je remis le cheval au pas je pouvais maintenant le voir de dos avec ce petit sous-lieutenant à côté de lui marchant tranquillement les chevaux avançant avec cette formidable lenteur, cette totale absence de hâte que l’on rencontre seulement chez les êtres ou les choses (boxeurs, serpents, avions) capables de frapper, d’agir ou de se déplacer à une foudroyante vitesse, le ciel, les paisibles nuages cotonneux continuant à glisser, dériver à une vitesse elle aussi à peine perceptible en sens inverse (de sorte qu’entre les graciles, médiévales et élégantes silhouettes qui n’en finissaient plus de s’acheminer vers l’endroit où, chambrière en main, le starter les attendait, et les nuages, semblait se dérouler une de ces irritantes courses de lenteur, démonstration où chacun aurait fait assaut de majesté, insoucieux de cette fébrile et futile impatience qui faisait bouillonner la foule : les pur-sang guindés, délicats et fats, capables non pas d’atteindre mais de se muer dans l’espace d’un clin d’œil en quelque chose non pas lancé à une formidable vitesse mais qui serait la vitesse elle-même, les lents nuages semblables à ces orgueilleuses armadas apparemment posées immobiles sur la mer et qui paraissent se déplacer comme par bonds à une vitesse fantastique, l’œil lassé de leur apparente immobilité les abandonnant, les retrouvant un moment plus tard, toujours apparemment immobiles, à l’autre extrémité de l’horizon, parcourant ainsi de fabuleuses distances tandis que défilent sous eux, minuscules et dérisoires, villes, collines, bois, et sous lesquelles, sans qu’ils parussent jamais avoir bougé, toujours majestueux, boursouflés et impondérables, défileraient encore d’autres villes, d’autres bois, d’autres dérisoires collines, bien après que les chevaux, le public, auraient abandonné le champ de courses, les tribunes, les vertes pelouses parsemées, souillées par les myriades de tickets des paris perdus comme autant de minuscules cadavres mort-nés de rêves et d’espoirs (soir de noces non pas de la terre et du ciel mais de la terre et des hommes, la laissant souillée par la persistance de ce résidu, de cette espèce de pollution géante et fœtale de petits bouts de papiers rageusement déchirés), bien après que le dernier cheval aurait fait voler derrière lui la dernière motte arrachée au gazon, serait reparti, plus entouré de domestiques, de soins, de précautions et d’égards pour ses nerfs qu’une vedette de cinéma, et que l’écho des dernières et furieuses clameurs serait retombé sur les gradins silencieux, livrés aux équipes de nettoyage, ne retentissant plus que du crissement léger et prosaïque des coups de balais), Corinne cessant de guigner ce qui se passait au bout du tournant, frappant de nouveau rageusement du pied, disant : « Vous ne pourriez pas arrêter une seconde de regarder dans ce truc, non ? Vous m’entendez ? Il n’y a rien à voir pour le moment. Ils vont au départ. Ils… Est-ce que vous m’entendez, oui ? », et lui éloignant à regret les lorgnettes de son visage, tournant vers elle ses gros yeux de poisson, les paupières clignotant, les pupilles troubles, un peu floues, dans l’effort qu’il faisait pour accommoder à cette distance rapprochée, disant de sa voix grêle, craintive, geignarde : « Vous… Vous n’auriez pas dû. Il… », sa voix ne finissant pas, mourant, engloutie, submergée (au-dessus du tintement brutal et lancinant de la cloche) par l’espèce de long soupir s’exhalant de la foule délivrée, pâmée et vorace (non pas à proprement parler un orgasme, mais en quelque sorte, un pré-orgasme, quelque chose comme au moment où l’homme pénètre la femme), tandis que, tout là-bas, on pouvait voir maintenant une sorte de tache allongée et bariolée se déplaçant très vite dans la verdure, à ras du sol, les chevaux passés sans transition de leur nonchalante semi-immobilité au mouvement, le peloton filant rapidement sur une ligne horizontale, sans à-coups, comme s’il était monté sur fil de fer ou sur roulettes, comme ces jeux d’enfants, tous les chevaux soudés ensemble en un seul bloc découpé dans un morceau de carton ou de tôle coloriée que l’on aurait fait glisser rapidement le long de la fente ménagée à cet effet dans un paysage peint en trompe l’œil et verni, les bustes des jockeys identiquement penchés en avant, les chevaux cachés jusqu’au ventre par les haies de bordure : puis ils débouchèrent au raccord des pistes et, un moment, on put voir les pattes des bêtes allant et venant rapidement, comme des compas s’ouvrant et se refermant, mais toujours sur ce même rythme mécanique, régulier et abstrait de jouet à ressort ; puis de nouveau, on ne vit plus, derrière le petit bois, que le passage haché par les troncs et les branches des casaques soyeuses pareilles à une poignée de confettis et qui semblaient – peut-être à cause de leur matière, de leurs éclatantes couleurs – rassembler, concentrer sur elles toute l’étincelante lumière de l’éclatant après-midi, la minuscule tache rose (et sous laquelle il y avait pourtant un buste d’homme, la chair, les muscles bandés, le tumultueux afflux du sang, les organes malmenés et forcés) en quatrième position :

« Parce qu’il savait tout de même monter. Faut dire ce qui est : il en connaissait un bout. Parce qu’il avait drôlement bien pris son départ », raconta plus tard Iglésia ; à présent ils se tenaient tous trois (Georges, Blum et lui : les deux jeunes gens et cet Italien (ou Espagnol) à la peau tannée et qui avait à lui seul presque autant d’années derrière lui que les deux premiers réunis, et sans doute aussi quelque chose comme dix fois leur expérience, ce qui devait faire à peu près trente fois celle de Georges parce que, en dépit du fait que lui et Blum fussent, eux, sensiblement du même âge, Blum possédait héréditairement une connaissance (l’intelligence avait dit Georges, mais ce n’était pas seulement cela : plus encore : l’expérience intime, atavique, passée au stade du réflexe, de la stupidité et de la méchanceté humaines) des choses qui valait bien trois fois celle qu’un jeune homme de bonne famille avait pu retirer de l’étude des auteurs classiques français, latins et grecs, plus dix jours de combat, ou plutôt de retraite, ou plutôt de chasse à courre où il – le jeune homme de bonne famille – avait au pied levé et d’une façon tout à fait improvisée tenu le rôle de gibier), tous les trois donc, aussi différents par l’âge que par l’origine amenés là pour ainsi dire des quatre points cardinaux (« Il ne nous manque que le nègre, dit Georges. Comment est-ce déjà ? Sem, Cham, Japhet, mais il aurait fallu un quatrième ; on aurait dû l’inviter : après tout c’était plus difficile de dégoter cette farine et de l’amener jusqu’ici que de se défaire d’une montre-bracelet ! ») accroupis dans ce coin du camp pas encore construit, derrière des piles de briques et Iglésia en train de faire cuire sur un feu quelque chose qu’ils avaient volé ou troqué (cette fois une partie du contenu d’un sac de farine que Georges avait obtenu en échange de sa montre – celle que lui avaient offerte ses deux vieilles tantes Marie et Eugénie quand il avait été reçu à son premier bachot – précisément à un Noir – un Sénégalais de la Coloniale – qui lui-même l’avait raflé Dieu sait où (comme avait été raflé Dieu sait où et apporté jusque dans le camp Dieu sait pourquoi – dans quel but ? probablement à tout hasard, pour le superstitieux plaisir de rafler, posséder et conserver – tout ce qu’on pouvait y trouver à vendre, à acheter ou à échanger, c’est-à-dire à peu près n’importe quoi, l’assortiment entier – et même plus – d’un grand magasin, rayons frivolités, antiquités et alimentation compris : non seulement des choses – comme le sac de farine – utiles ou à manger, mais encore sans utilité et même encombrantes, et même incongrues, comme des bas ou des culottes de femme, des livres de philosophie, des faux bijoux, des guides touristiques, des photos obscènes, des ombrelles, des raquettes de tennis, des traités d’agriculture, des magnétos, des oignons de fleurs, des accordéons, des cages à oiseaux – quelquefois avec l’oiseau dedans –, des tours Eiffel en bronze, des pendules, des préservatifs, sans parler bien entendu des milliers de montres, chronomètres, portefeuilles en veau, crocodile ou vulgaire cuir de vache qui constituaient la monnaie courante de cet univers, objets, reliques, butins péniblement coltinés pendant des kilomètres par des hordes d’hommes épuisés et affamés, et cachés, soustraits aux fouilles, conservés malgré interdits et menaces, resurgissant, réapparaissant incoerciblement pour des marchés furtifs, clandestins, fiévreux et âpres dont la raison n’était le plus souvent pas tant d’acquérir que d’avoir quelque chose à vendre ou à acheter), ce qui, étant donné la valeur de la montre, mettait la galette (car c’était cela qu’Iglésia confectionnait, versant sur un bout de tôle rouillée la pâte faite d’eau, de farine et d’un peu de cette margarine de charbon que les prisonniers se voyaient distribuer en minces lamelles), ce qui mettait donc la portion de galette à un prix qu’aucun tenancier de restaurant de luxe n’aurait osé demander pour une portion de caviar) donc tous les trois là (l’un accroupi, les deux autres faisant le guet), semblables à trois vagabonds faméliques dans un de ces terrains vagues que l’on trouve aux approches des villes, et plus rien de soldats (ou plutôt revêtus de ces dérisoires défroques qui sont le lot des guerriers défaits, et pas même les leurs mais, comme si le vainqueur facétieux avait encore voulu s’amuser à leurs dépens, les enfoncer plus avant dans leur condition de vaincus, d’épaves, de rebuts (mais sans doute n’était-ce pas même cela : seulement le logique aboutissement d’ordres, de dispositions peut-être rationnelles à l’origine, et démentielles au stade de l’exécution, comme chaque fois qu’un mécanisme d’exécution suffisamment rigide, comme l’armée, ou rapide, comme les révolutions, renvoie à l’homme sans ces retouches, cet assouplissement qu’apportent soit une application infidèle, soit le temps, le reflet exact de sa pensée nue), revêtus tous trois donc, à la place de leurs manteaux de cavaliers qu’on leur avait retirés, de capotes de soldats tchèques ou polonais reçues en échange (soldats peut-être morts, ou peut-être – les capotes – butin de guerre, saisies en stocks, intouchées, dans les magasins d’intendance de Varsovie ou de Prague), et naturellement hors mesures, celle de Georges avec des manches qui lui arrivaient tout juste au-dessous du coude et Iglésia, plus épouvantail à moineaux, plus Polichinelle que jamais, nageant (son léger squelette de jockey disparaissant) dans une immense capote dont le nez de carnaval et l’extrémité des doigts émergeaient seuls :) trois fantômes, trois ombres grotesques et irréelles, avec leurs visages décharnés, leurs yeux brûlant de faim, leurs crânes ras, leurs vêtements dérisoires, penchés au-dessus d’un maigre feu clandestin dans ce fantomatique décor que dessinaient les baraques alignées sur la plaine sablonneuse, avec çà et là, à l’horizon, des bouquets de pins et un soleil rougeâtre immobile, et d’autres exsangues silhouettes errant, s’approchant, tournant haineusement (honteusement) autour d’eux avec des regards envieux, affamés et fiévreux de loups (et eux aussi uniformément revêtus de ces défroques, couleur de bile, de boue, comme une sorte de moisissure, comme si une espèce de pourriture les recouvrait, les rongeait, les attaquait encore debout, d’abord par leurs vêtements, gagnant insidieusement : comme la couleur même de la guerre, de la terre, s’emparant d’eux peu à peu, eux, leurs visages terreux, leurs loques terreuses, leurs yeux terreux aussi, de cette teinte sale, indistincte qui semblait les assimiler déjà à cette argile, cette boue, cette poussière d’où ils étaient sortis et à laquelle, errants, honteux, hébétés et tristes, ils retournaient chaque jour un peu plus), et même pas des loups, c’est-à-dire affamés, et efflanqués, et hargneux, menaçants, mais affligés de cette faiblesse que ne connaissent pas les loups mais seulement les hommes, c’est-à-dire la raison, c’est-à-dire, au contraire de ce qui se fût passé s’ils eussent été de véritables loups, empêchés d’attaquer par la conscience de ce qui eût encouragé des loups à attaquer (leur nombre), découragés à l’avance par le calcul de ce qu’eussent représenté les quelques maigres galettes qu’ils convoitaient une fois partagées entre mille, restant donc là, se contentant de rôder, avec ces lueurs de meurtre dans leurs yeux, – et à un moment une brique vola, heurta l’épaule d’Iglésia et renversa la tôle, et la pâte à demi cuite se répandit sur le feu, et Georges lança la brique qu’il tenait lui aussi toute prête dans la direction du type qui s’enfuyait (et sans doute n’était-ce même pas velléité de meurtre ou d’agression, mais désespoir, et cet insupportable rat de la faim rongeant, installé dans le ventre, et le geste alors – la brique lancée – incontrôlé, incontrôlable, et aussitôt la misérable fuite, et non pas devant la riposte, la peur, mais devant sa propre honte, sa propre déchéance), Iglésia recueillant tant bien que mal la pâte, replaçant la plaque de tôle, et remettant la galette à cuire, et dedans il y avait maintenant des fragments noirs et charbonneux qu’ils essayèrent ensuite de retirer, mais il en resta encore, et quand ils la mangèrent cela craquait sous leurs dents avec un goût indéfinissable et les faisait cracher, mais ils mangèrent tout quand même, jusqu’à la dernière miette, assis comme des singes sur leurs talons, se brûlant les doigts pour détacher les galettes de la poêle – ou plutôt du morceau de tôle rouillée et déchiquetée qui en tenait lieu –, Iglésia (maintenant il était lancé, parlait sans s’arrêter, lentement, mais d’une façon continue, patiente, et, semblait-il, comme pour lui-même, non pour eux, ses gros yeux fixés sur le vide, droit devant lui, emplis de cette même expression, à la fois étonnée, grave et admirative) disant entre deux bouchées : « Et avec les deux ou trois macaques qui montaient dans cette course et qui l’avaient repéré ça n’avait pas dû être facile, je te le dis, parce qu’un type qui monte en gentleman dans une course avec des jockeys il peut s’attendre à ce qu’ils lui fassent pas de cadeau. Seulement il s’était drôlement bien démerdé : il était maintenant en quatrième position, et tout ce qu’il avait à faire pour le moment c’était de la tenir là, et il devait en avoir plein les bras, je te le dis, parce que cette bête-là, qu’est-ce qu’elle pouvait tirer, la garce… »

Ils apparurent enfin après le dernier arbre, toujours dans le même ordre, la tache, la pastille rose toujours en même position tandis qu’ils entamaient la dernière partie du tournant, le peloton se muant peu à peu en une masse confuse (les derniers semblant rattraper les premiers) qui, tout au fond de la ligne droite, ne fut plus qu’une houle, un moutonnement de têtes montant et descendant sur place, les chevaux agglomérés en paquet paraissant un moment ne plus avancer (simplement les toques des jockeys montant et descendant) jusqu’à ce que soudain le premier cheval non pas franchît mais crevât la haie, c’est-à-dire que brusquement il fut là, les deux pattes de devant projetées devant lui, raides, jointes ou plutôt l’une d’elles légèrement en avant de l’autre, les deux sabots pas tout à fait à la même hauteur, le cheval engagé jusqu’à mi-corps entre les fagots bruns qui surmontaient la barrière, reposant apparemment sur le ventre comme en équilibre, une fraction de seconde immobile, aurait-on dit, jusqu’à ce qu’il basculât en avant tandis qu’un second, puis un troisième, puis plusieurs ensemble, tous figés successivement en équilibre, dans cette position de cheval à bascule, apparaissent, s’immobilisent, s’inclinent en avant, retrouvant le mouvement en même temps que le contact avec la terre, le peloton galopant maintenant, de nouveau soudé, vers les tribunes, grossissant, franchissant l’obstacle suivant, puis ce fut là : l’espèce de tonnerre silencieux, la sourde trépidation du sol sous les sabots, les mottes de gazon volant loin derrière, les soyeuses casaques froissées claquant dans le vent de la course et les bustes des jockeys penchés sur l’encolure, non pas immobiles comme ils paraissaient dans la ligne opposée, mais oscillant légèrement d’avant en arrière au rythme des foulées, avec leurs identiques bouches ouvertes cherchant l’air, leur identique aspect de poissons hors de l’eau, à demi asphyxiés, passant devant les tribunes entourés ou plutôt enveloppés par cette attentive chape de vertigineux silence qui semblait les isoler (les quelques cris fusant de la foule paraissant – et non pas aux oreilles des jockeys mais à celles des spectateurs eux-mêmes – parvenir de très loin, futiles, vains, incongrus et aussi faibles que des bégaiements inarticulés de petits enfants), les accompagner, laissant derrière eux, bien après leur passage, comme un persistant sillage de silence à l’intérieur duquel le martèlement des sabots allait diminuant, s’amenuisant, seulement crevé, sporadiquement, par le claquement sec (comme le bruit d’une branche cassée) d’un coup de cravache, de minuscules détonations s’éloignant elles aussi, décroissant, le dernier cheval franchissant la haie vive couronnant la légère montée, exactement comme un lapin, l’image de son arrière-train en position de ruade restant un moment sur la rétine, immobilisée, et disparaissant enfin, jockeys et bêtes maintenant invisibles, redescendant la pente de l’autre côté de la haie, comme si tout cela n’avait pas existé, comme si la fulgurante apparition de la douzaine de bêtes et de leurs cavaliers s’était brusquement escamotée, laissant seulement derrière elle, à la façon de ces nuages de fumée dans lesquels s’évanouissent lutins et enchanteurs, une sorte de banc de brume roussâtre, de poussière en suspension stagnant immédiatement devant la haie, à l’endroit où les chevaux avaient pris leur battue, s’éclaircissant, se diluant, s’affalant lentement dans la lumière de l’après-midi déclinant, et Iglésia tournant vers Corinne ce masque de carnaval, à la fois terrible et pitoyable, mais, pour le moment empreint d’une sorte de puérile excitation, d’enfantin ravissement, disant : « Vous avez vu ? Il… J’avais bien dit qu’elle… que ça irait tout seul, qu’il n’y avait qu’à… », Corinne le regardant sans répondre avec toujours cette espèce de fureur, de rage silencieuse, glacée, Iglésia bégayant, s’embrouillant, disant : « Il va, elle va… Vous… », puis finissant par se taire, Corinne continuant un moment encore à le dévisager, toujours sans rien dire, avec ce même implacable mépris, et à la fin haussant brusquement les épaules, ses deux seins bougeants, frémissants, sous le léger tissu de la robe, toute sa jeune, dure et insolente chair exhalant quelque chose d’impitoyable, de violent et aussi d’enfantin, c’est-à-dire cette totale absence de sens moral ou de charité dont sont seulement capables les enfants, cette candide cruauté inhérente à la nature même de l’enfance (l’orgueilleux, l’impétueux et irrépressible bouillonnement de la vie), disant froidement : « S’il est aussi capable de la faire gagner que vous, je me demande pourquoi on vous paie ? », tous les deux se dévisageant (elle dans ce symbole de robe qui la laissait aux trois quarts nue, lui dans cette vieille veste maculée qui s’accordait à peu près aussi bien à l’étincelante casaque de soie qu’elle laissait voir que le visage souffreteux et tavelé de petite vérole qui la surmontait, l’air (interdit, ahuri) à peu près comme si elle lui avait envoyé son poing, ou son sac, ou les jumelles dans l’estomac) pendant un temps peut-être de l’ordre de la fraction de seconde, et non pas interminable comme il le crut, le raconta plus tard, racontant que ce qui les réveilla, les arracha tous deux à leur mutuelle fascination, ce furieux et muet affrontement, ce ne fut pas un cri – ou mille cris –, ou une exclamation – ou mille –, mais comme une rumeur, un soupir, un bruissement, quelque chose d’insolite courant, s’élevant pour ainsi dire de la surface de la foule, et quand ils regardèrent, ils virent la tache rose non plus en troisième mais en septième position à peu près, le peloton qui venait de franchir la butte non plus soudé mais s’étirant maintenant sur une vingtaine de mètres s’engageant sur la diagonale de la piste, Corinne disant : « Je l’avais dit. J’en étais sûre. L’idiot. L’espèce de crétin d’idiot. Et vous… », mais Iglésia n’écoutant plus, en train de regarder dans ses jumelles l’impassible visage ruisselant de de Reixach seulement agité de brefs soubresauts chaque fois que le bras qui tenait la cravache se détendait, la pouliche allongeant sa foulée, remontant un à un, à longs coups de rein, les chevaux qui l’avaient dépassée, si bien qu’elle se trouva de nouveau à peu près en troisième position lorsqu’ils abordèrent la rivière, l’alezane, la longue et claire coulée de bronze, semblant alors s’allonger encore, s’étirer, aérienne, s’arrachant, aurait-on dit, non du sol mais à la pesanteur elle-même car elle ne parut pas retomber mais simplement continuer, légèrement au-dessus de terre, en deuxième position maintenant, tandis qu’ils traversaient le croisement, sa tache claire ondoyant horizontalement, de Reixach cessant de cravacher, Corinne répétant : « L’idiot, l’idiot, l’idiot… », jusqu’à ce que sans quitter ses jumelles Iglésia dise brutalement : « Mais taisez-vous donc, bon sang ! Est-ce que vous allez vous taire, oui ? », Corinne restant la bouche ouverte, stupide, tandis que sur leur gauche le peloton s’éloignait maintenant dans le poudroiement doré du contre-jour sous l’immuable archipel des nuages suspendus, ou peut-être tout simplement peints, dans le ciel, les chevaux à présent nettement scindés en deux groupes : d’abord quatre, puis un espace d’une quinzaine de mètres, puis le second groupe composé d’une masse assez compacte tirant derrière elle comme une traîne, les attardés s’égrenant, de plus en plus espacés jusqu’au dernier, très loin, que son jockey cravachait à chaque foulée, le groupe de tête obliquant à droite, disparaissant de nouveau derrière le petit bois, les casaques multicolores apparaissant et disparaissant entre les arbres comme un moment plus tôt, mais en sens inverse, c’est-à-dire de gauche à droite, en même temps que sur la pelouse la foule se détachait (d’abord un point noir, puis deux, puis trois, puis dix, puis par grappes entières) de la barrière le long de laquelle le peloton venait de passer, courant (les taches semblables à des mouches, à une poignée de billes) dans le même sens que les chevaux, pour aller s’agglutiner le long de la piste transversale, la casaque rose réapparaissant cette fois la première, mais à peu près collée à celle du jockey suivant, de Reixach faisant l’extérieur, débordant, déporté sur sa gauche au moment où les deux chevaux, presque de front, se rabattaient, abordaient la ligne droite, de sorte qu’il se trouva à peu près au milieu de la piste et seul, devançant légèrement le second cheval, les deux autres à environ cinq mètres derrière, tous les quatre se dirigeant vers le bull-finch d’un galop maintenant moins coulé, plus saccadé, si bien que tout d’abord il sembla que l’alezane cédait seulement à la fatigue, raccourcissant seulement un peu sa foulée, Iglésia ne s’y trompant pas, serrant désespérément les énormes jumelles collées sur ses yeux, tandis qu’elle continuait à galoper non plus droit sur l’obstacle, mais en diagonale, de Reixach accroché de toutes ses forces à la rêne opposée et cravachant, réussissant à la ramener sur la gauche, la pouliche ralentissant encore, semblant, pour ainsi dire, se recroqueviller sous lui et sautant l’énorme obstacle (car il y parvint, réussit à lui imposer sa volonté), non pas comme elle avait franchi la rivière, mais pratiquement arrêtée, s’enlevant des quatre membres à la fois, en chandelle, et retombant si durement que de Reixach s’affaissa presque sur l’encolure en même temps qu’il la cinglait d’un terrible coup de cravache et qu’elle bondissait de nouveau, à deux mètres maintenant derrière les deux chevaux qui la suivaient avant d’aborder le bull-finch, Corinne et Iglésia pouvant voir le bras armé de la cravache s’abattre inlassablement, leurs oreilles bourdonnantes, emplies par la clameur déçue, sauvage, de la foule, et encore une fois les quatre chevaux sautèrent, franchirent la dernière haie, de Reixach talonnant maintenant le troisième cheval, puis il n’y eut plus rien devant eux que l’immense et luxuriant tapis vert sur lequel ils semblaient (jockeys et chevaux) minuscules et dérisoires, comme disloqués, s’agitant frénétiquement, désunis, oscillant au ralenti d’avant en arrière d’une façon saccadée, pathétiques, risibles, les quatre chevaux exténués, creusant les reins, les quatre cavaliers aux visages de poissons noyés, la bouche ouverte cherchant l’air, aux trois quarts asphyxiés maintenant, les cris de la foule les entourant comme d’une matière solide, épaisse, à travers laquelle ils auraient en vain essayé de progresser (l’impression de surplace qu’ils donnaient encore accentuée par l’effet des jumelles écrasant la perspective) comme à travers une invisible et hostile nappe de passion aussi dense que de l’eau – ou du vide –, puis le cri cessa, mourut, et, laissant retomber ses jumelles, Iglésia se rendit compte qu’elle n’était plus là, découvrant l’agressive robe rouge bien au-dessous de lui déjà en bas des gradins, dégringolant alors quatre à quatre les marches, courant, la rattrapant, elle tournant alors la tête sans cesser de marcher (Iglésia pensant très vite : « Mais où va-t-elle, qu’est-ce qu’elle veut ? »), le regardant, à peu près comme s’il eût été une mouche, ou même rien du tout, puis cessant de le regarder et lui : « Il a tout de même fait second, il a tout de même trouvé moyen de remonter les deux… », et elle ne répondant pas, ne paraissant même pas l’entendre, et lui trottinant toujours à côté d’elle sur ses courtes pattes, disant : « Elle a fini très fort, vous avez vu, elle… », et elle marchant toujours : « Second ! Très bien. Bravo. Second ! Quand il aurait dû gagner de dix longueurs. Vous trouvez que c’est… », puis s’arrêtant brusquement, se retournant vers lui d’un mouvement si soudain, si imprévisible qu’il faillit se cogner à elle, criant maintenant (quoiqu’elle n’élevât pas la voix, mais, dit-il, c’était bien pire que si elle avait hurlé à tue-tête) : « Est-ce que vous l’avez jouée placée ou gagnante, dites-le-moi ? Mais est-ce que vous l’avez seulement jouée ? », puis, avant même qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, criant encore, sur ce registre à peine audible qui était pire que les pires éclats de voix : « Non, je ne vous demande pas à les voir ! Je vous ai dit que je ne vous demanderais même pas de me les montrer, que si vous préfériez vous pouviez garder l’argent pour vous… Comme pourboire, comme… », et à ce moment, dit-il, il s’aperçut avec une espèce de stupeur qu’elle pleurait, « Peut-être tout simplement de rage, raconta-t-il plus tard, peut-être seulement de rogne, peut-être d’autre chose. Est-ce qu’on peut jamais savoir avec les gonzesses ? Mais en tout cas elle pleurait, elle ne pouvait même pas s’en empêcher. Au milieu de tous ces gens… », et il raconta qu’ils se tenaient là tous les deux l’un en face de l’autre, immobiles, parmi la foule refluant lentement, elle répétant Non je vous dis que non vous entendez non je ne veux pas je ne veux pas les voir je veux seulement que vous me le disiez rien que pour vous l’entendre dire je… puis disant : « Mon Dieu, Oh mon Dieu, vous l’avez quand même, vous… vous avez… », regardant stupidement la poignée de tickets qu’il sortait sans hâte de sa poche, lui tendait, elle se gardant bien de les prendre, comme si ç’avait été du feu ou quelque chose comme ça, Iglésia se tenant un moment ainsi, le bras tendu, puis, toujours sans hâte, sans cesser de la regarder, ramenant son bras, ses deux mains se rejoignant, les doigts déchirant paisiblement la liasse de tickets et non pas les jetant rageusement par terre, mais les laissant simplement tomber entre eux, entre les vieilles bottes craquelées et aussi minces, semblait-il, à force d’avoir été cirées, que du papier à cigarettes et les tendres pieds couleur d’abricot, aux ongles sanglants et ces incroyables chaussures qui avaient l’air d’une gageure, d’un pari né dans l’esprit d’un bottier fou qui aurait juré de réussir à faire se tenir debout et marcher une femme (c’est-à-dire, tout de même, un être humain, un plantigrade) en équilibre sur (car on ne pouvait tout de même pas dire dans) quelque chose d’aussi fait pour la marche que des accessoires d’acrobate : un défi, non seulement à l’équilibre, au bon sens, mais encore aux simples lois économiques, une marchandise dont la valeur serait inversement proportionnelle à la quantité de matière employée, comme si la règle du jeu avait été de vendre à un prix maximum un minimum de cuir, et…

Et Blum : « Parce que tu veux dire que tu l’avais jouée gagnante ? Bon sang ! Que tu avais mis tout cet argent gagnant ou rien sur un type qui… »

Et Iglésia, toujours de cette même voix douce, réfléchie, obstinée : « Pas sur lui. Sur elle. C’te bête-là… Et puis il montait pas si mal. Seulement il était trop nerveux, et elle l’a senti. Les gailles c’est des drôles d’outils. Ça devine les choses. S’il avait pas été nerveux comme ça il aurait fait gagnant sans même avoir besoin de se servir de son bâton. »

Et Blum : « Et alors c’est pour ça qu’ensuite elle n’a plus voulu que du tien ? Zut alors. Tu n’as pourtant pas tout à fait une tête de jeune premier ! » Et Iglésia ne répondant pas, en train maintenant d’écraser avec soin les dernières braises du feu et les recouvrant de terre, plus que jamais l’air (dans cette burlesque défroque, cette capote démesurée couleur de terre, de bile, d’où sortaient ses mains minuscules et son bilieux, terreux visage aquilin) de quelque personnage guignolesque, disant : « Ces putains de Frisés, s’ils s’aperçoivent qu’on fait notre tambouille ici, ça va encore chier… Et demain, au départ, il faudra tâcher de se mettre en tête et de faire vinaigre quand on arrivera à la baraque aux outils, parce que les premiers ils s’arrangent pour prendre toutes les pelles et quand toi tu t’amènes il reste plus que les pioches et alors t’en as pour la journée à te casser les bras tandis qu’avec une pelle t’es drôlement peinard parce que t’as juste qu’à faire semblant de te remuer sans même avoir besoin de rien prendre avec parce que tout ce qu’il faut c’est que tu bouges alors si tu es chaque fois obligé de soulever une de ces pioches au lieu de… »

Et Blum : « Et alors… » (mais cette fois Iglésia n’était plus là : tout l’été ils le passèrent, une pioche (ou, quand ils avaient de la chance, une pelle) en main, à des travaux de terrassement, puis, au début de l’automne, ils furent envoyés dans une ferme arracher les pommes de terre et les betteraves, puis Georges essaya de s’évader, fut repris (par hasard, et non par des soldats ou des gendarmes envoyés à sa recherche mais – c’était un dimanche matin – dans un bois où il avait dormi, par de paisibles chasseurs), puis il fut ramené au camp et mis en cellule, puis Blum se fit porter malade et rentra lui aussi au camp, et ils y restèrent tous les deux, travaillant pendant les mois d’hiver à décharger des wagons de charbon, maniant les larges fourches, se relevant lorsque la sentinelle s’éloignait, minables et grotesques silhouettes, avec leur calot rabattu sur leurs oreilles, le col de leur capote relevé, tournant le dos au vent de pluie ou de neige et soufflant dans leurs doigts tandis qu’ils essayaient de se transporter par procuration (c’est-à-dire au moyen de leur imagination, c’est-à-dire en rassemblant et combinant tout ce qu’ils pouvaient trouver dans leur mémoire en fait de connaissances vues, entendues ou lues, de façon – là, au milieu des rails mouillés et luisants, des wagons noirs, des pins détrempés et noirs, dans la froide et blafarde journée d’un hiver saxon – à faire surgir les images chatoyantes et lumineuses au moyen de l’éphémère, l’incantatoire magie du langage, des mots inventés dans l’espoir de rendre comestible – comme ces pâtes vaguement sucrées sous lesquelles on dissimule aux enfants les médicaments amers – l’innommable réalité) dans cet univers futile, mystérieux et violent dans lequel, à défaut de leur corps, se mouvait leur esprit : quelque chose peut-être sans plus de réalité qu’un songe, que les paroles sorties de leurs lèvres : des sons, du bruit pour conjurer le froid, les rails, le ciel livide, les sombres pins :) « Et alors il – je veux dire de Reixach… (et Georges : « Reichac », et Blum : « Quoi ? Ah oui… »)… a voulu lui aussi monter cette alezane, c’est-à-dire la mater, sans doute parce qu’à force de voir un vulgaire jockey la faire gagner il pensait que la monter c’était la mater, parce que sans doute pensait-il aussi qu’elle… (cette fois je parle de l’alezane-femme, la blonde femelle qu’il n’avait pu ou qu’il n’avait su, et qui n’avait d’yeux – et vraisemblablement autre chose aussi que les yeux – que pour ce…) Bref : peut-être a-t-il pensé qu’il ferait alors, si l’on peut dire, d’une pierre deux coups, et que s’il parvenait à monter l’une il materait l’autre, ou vice versa, c’est-à-dire que s’il matait l’une il monterait l’autre aussi victorieusement, c’est-à-dire qu’il l’amènerait elle aussi au poteau, c’est-à-dire que son poteau à lui l’amènerait victorieusement là où il n’avait sans doute jamais réussi à la conduire, lui ferait passer le goût ou l’envie d’un autre poteau (est-ce que je m’exprime bien ?) ou si tu préfères d’un autre bâton, c’est-à-dire que s’il réussissait à se servir de son bâton aussi bien que ce jockey qui… », et Georges : « Mais arrête ! Arrête ! Est-ce que tu vas continuer comme ça jusqu’à… », et Blum : « Très bien, excuse-moi. Je croyais que ça t’amusait : tu es là à ressasser, à supposer, à broder, à inventer des histoires, des contes de fées là où je parie que personne excepté toi n’a jamais vu qu’une vulgaire histoire de cul entre une putain et deux imbéciles, et encore quand je dis… », et Georges : « Une putain et deux imbéciles, et nous ici à peu près semblables à des macchabées, et à peu près aussi dépourvus de tout que des macchabées, et peut-être demain tout à fait des macchabées pour peu qu’un seul de ces poux qui nous grouillent dessus trimballe le typhus ou qu’il prenne l’envie à un général d’envoyer bombarder cette gare, et alors que puis-je, que pouvons-nous faire, que puis-je avoir d’autre que… », et Blum : « Très bien, très bien, très beau discours. Bravo. Donc continuons. Donc il – je parle toujours de de Reixach – a… », et Georges : « Reichac : x comme ch, ch comme k. Bon Dieu, depuis le temps tu… », et Blum : « Bon, bon : de Reichac. Très bien. Si tu tiens à être aussi assommant qu’Iglésia… », et Georges : « Je ne… », et Blum : « Mais tu ne portais pourtant pas sa livrée ? Tu n’étais pas à son service, toi ? Il ne t’a jamais payé pour rappeler à l’ordre les gens qui écorchaient son nom ? A moins que tu t’estimes aussi lésé, offensé ? Que par déférence pour vos communs géniteurs, pour le souvenir de cet autre cocu qui… », et Georges : « Cocu ? », et Blum : « … s’est théâtralement tiré une balle de revolver dans… », et Georges : « Pas revolver : pistolet. On n’avait pas encore inventé le revolver à cette époque. Mais cocu ?… », et Blum : « Bon : pistolet. Ce qui n’enlève d’ailleurs rien au théâtral, au pittoresque de la mise en scène : car n’as-tu pas dit qu’il avait convoqué un peintre pour la circonstance ? Afin de perpétuer à l’usage de sa postérité, et en particulier alimenter la conversation de madame ta mère quand elle recev… », et Georges : « Un peintre ? Quel peintre ? Je t’ai dit que le seul portrait qui existe de lui avait été fait bien avant que… », et Blum : « Je sais. Et complété, ensanglanté plus tard par le temps, la dégradation, l’érosion des jours, comme si la balle qui a traversé sa tête et dont tu as passé ton enfance à chercher la trace sur les murs avait été ensuite frapper le visage peint et éternellement serein, je sais : et puis il y a aussi cette gravure… », et Georges : « Mais… », et Blum : « … représentant la scène et que tu interprètes à la façon de ta mère c’est-à-dire selon la version la plus flatteuse pour votre amour-propre familial, sans doute en vertu de cette loi qui veut que l’Histoire… », et Georges (à moins que ce ne fût toujours Blum, s’interrompant lui-même, bouffonnant, à moins qu’il (Georges) ne fût pas en train de dialoguer sous la froide pluie saxonne avec un petit juif souffreteux – ou l’ombre d’un petit juif, et qui n’allait bientôt plus être qu’un cadavre – un de plus – de petit juif – mais avec lui-même, c’est-à-dire son double, tout seul sous la pluie grise, parmi les rails, les wagons de charbon, ou peut-être des années plus tard, toujours seul (quoiqu’il fût maintenant couché à côté d’une tiède chair de femme), toujours en tête à tête avec ce double, ou avec Blum, ou avec personne) : « Nous y voilà : l’Histoire. Ça fait un moment que je pensais que ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu’il ne fasse pas son apparition à un moment ou un autre. Comme la Providence dans le sermon d’un père dominicain. Comme l’Immaculée Conception : scintillante et exaltante vision traditionnellement réservée aux cœurs simples et aux esprits forts, bonne conscience du dénonciateur et du philosophe, l’inusable fable – ou farce – grâce à quoi le bourreau se sent une vocation de sœur de charité et le supplicié la joyeuse, gamine et boy-scoutesque allégresse des premiers chrétiens, tortionnaires et martyrs réconciliés se vautrant de concert dans une débauche larmoyante que l’on pourrait appeler le vacuum cleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence alimentant sans trêve ce formidable amoncellement d’ordures, cette décharge publique où figurent en bonne place, au même titre que les képis à feuilles de chêne et les menottes des policiers, les robes de chambre, les pipes et les pantoufles de nos penseurs mais sur le faîte duquel le gorillus sapiens espère néanmoins atteindre un jour une altitude qui interdira à son âme de le suivre, de sorte qu’il pourra enfin savourer un bonheur garanti imputrescible, grâce à la production en grande série de frigidaires, d’automobiles et de postes radio. Mais continue : après tout il n’est pas défendu de se figurer que l’air expulsé par les boyaux remplis de bonne bière allemande qui fermente à l’intérieur de cette sentinelle fait entendre dans le concert général un menuet de Mozart… », et Blum (ou Georges) : « C’est fini ? », et Georges (ou Blum) : « Je pourrais continuer », et Blum (ou Georges) : « Alors continue », et Georges (ou Blum) : « Mais je dois également apporter ma contribution, participer, ajouter au tas, l’augmenter de quelques-unes de ces briquettes de charbon… », et Blum : « Bien. Donc cette loi qui veut que l’Histoire… », et Georges : « Mange ! », et Blum : « … que l’Histoire (ou si tu préfères : la sottise, le courage, l’orgueil, la souffrance) ne laisse derrière elle qu’un résidu abusivement confisqué, désinfecté et enfin comestible, à l’usage des manuels scolaires agréés et des familles à pedigree… Mais en réalité que sais-tu ? Quoi d’autre que le caquetage d’une femme peut-être plus soucieuse de protéger la réputation d’une de ses semblables que de fourbir – c’est un travail en général réservé aux domestiques comme Iglésia – un blason et un nom quelque peu ternis et que… », et Georges : « Oh ! Est-ce que tu crois que ce tas de charbon va se mettre à marcher tout seul si on ne fait pas au moins semblant de faire semblant de l’aider pour que ce paquet de tripes mozartiennes qui là-bas commence à nous regarder de travers ne se mette pas… », et Blum : « … de sorte que ce pathétique et noble suicide pourrait bien ne… Oui : Voilà, voilà ! » (la malingre et bouffonnante silhouette se mettant en mouvement, se démenant, s’arc-boutant, agitée de brèves secousses, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à charger la fourche de quatre ou cinq briquettes détrempées, puis la fourche décrivant un rapide arc de cercle, les briquettes un moment en l’air, sans pesanteur, tournoyant lentement sur elles-mêmes puis retombant avec un bruit sourd sur le plateau du camion, puis la fourche de nouveau verticale, les dents en bas, les deux mains de Blum réunies en haut du manche et son menton appuyé dessus de sorte que quand il parle de nouveau ce n’est pas sa mâchoire inférieure – fixe – mais toute sa tête qui s’élève et s’abaisse légèrement dans un mouvement de sentencieuse approbation à chaque parole :) « … Parce que tu prétends que cette femme à moitié nue entrevue dans l’entrebâillement de la porte, le sein et le visage éclairés d’en dessous par une bougie, si bien qu’elle ressemble à une de ces Marianne de plâtre des salles d’école ou de mairie où la poussière que nul plumeau ne vient jamais déranger s’accumule en couches grises sur toutes les saillies, inversant ainsi le relief ou plutôt la lumière et même l’expression puisque, les globes des yeux se trouvant ainsi ombrés, noircis dans leur partie supérieure, elles semblent éternellement diriger leur regard aveugle vers le ciel, – tu prétends donc que cette femme serait une servante accourue derrière celui que tu baptises le valet ou le domestique réveillé par le coup de feu, et qui n’est peut-être que son amant, – non de la servante car ce n’en est pas une mais bien la femme, l’épouse, c’est-à-dire votre commune arrière-arrière-arrière-grand-mère, l’homme – l’amant – appartenant d’ailleurs peut-être en effet à l’espèce domestique comme tu le prétends, pour peu qu’elle ait aussi partagé en matière sexuelle ces goûts plébéiens ou plutôt chevalins, je veux dire les mêmes dispositions pour l’équitation, je veux dire la même tendance à choisir ses amants du côté des écuries… », et Georges : « Mais… », et Blum : « Ne m’as-tu d’ailleurs pas raconté qu’il existait, en pendant à l’autre portrait ensanglanté, une peinture exécutée à la même époque et la représentant dans une tenue non de chasseresse en accord avec celle de son mari mais empreinte (la robe, la pose, l’allure, la façon de dévisager hardiment le peintre qui reproduit ses traits et, plus tard, celui qui les interroge) d’une sorte d’insolence, de défi, de violence réfrénée (d’autant qu’elle tient à la main quelque chose de bien plus redoutable qu’une arme, qu’un simple fusil de chasse : un masque, une de ces figures de carnaval vénitien à la fois grotesques et terrifiantes, pourvues d’un loup noir et d’un nez démesuré qui donnait aux gens l’aspect de monstrueux oiseaux encore accentué par ces capes dont les pans battaient autour d’eux ou, au repos, les enveloppaient comme des ailes repliées), et dépassant dans l’ouverture du corsage quelque chose d’impalpable, une mousse, les replis d’une dentelle délicate et compliquée s’échappant comme si c’était le parfum même de sa chair, de sa gorge cachée plus bas dans la soyeuse obscurité, s’exhalant, la secrète haleine de fleur de sa chair se… », et tout à coup la voix changée, discordante, deux tons plus haut, éclatant, disant : « Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges : « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue – ou plutôt dévêtue – d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter – comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin – cette bouche cachée, secrète – : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins – parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles – mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque tintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Et Blum : « Et toi, occupé à chercher rêveusement sur les murs la trace d’une balle sinon glorieuse tout au moins honorable, romantique, n’y as-tu jamais vu cela : projetée par la bougie posée près du lit l’ombre bossue, compliquée et bondissante d’un dos musculeux sur les reins duquel se nouent – comme celles d’un naufragé cramponné à un mât – les jambes laiteuses, les pieds aux talons couleur d’abricot, s’enflant (l’ombre) comme une montagne, monstrueuse, s’élevant jusqu’au plafond et agitée de tempétueux soubresauts par cette houle furieuse qui secoue au-dessous d’elle l’espèce de bête qui possède deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux troncs soudés par le ventre au moyen de cet organe commun (ou si l’on préfère également étranger, car le membre de l’homme ne semble-t-il pas s’enfoncer à l’intérieur du corps de celui-ci comme il s’enfonce dans celui de la femme, s’y prolonger jusqu’au plus profond des entrailles par un membre égal et symétrique ?), ce muscle, cette alène, ce pilon rouge sombre, luisant et furieux, apparaissant et disparaissant entre deux broussailleuses et fauves toisons, et lui (de Reixach, ou plutôt Reixach tout court) survenant… »

Et Georges : « Mais non ! »

Et Blum : « … rentrant à l’improviste (car, veux-tu me le dire, pourquoi serait-il revenu là sinon pour elle ? Parce qu’il me semble que pour se dépêcher soi-même dans l’autre monde cela peut aussi bien se faire n’importe où, comme on dépose une ordure derrière le premier buisson venu, parce que je ne pense pas qu’il soit très nécessaire dans ces moments-là de disposer d’un confort spécial…), donc lui laissant là ses troupes défaites, la piétaille, les fuyards gueulant sans doute eux aussi à pleins poumons à la trahison, en proie à cette panique, cette espèce de diarrhée morale (as-tu remarqué qu’on appelle cela aussi la courante ?) impossible à contenir, irraisonnée – mais est-ce que tout ce qu’on demande à un soldat, est-ce que tout le dressage qu’il subit n’a pas précisément pour but de lui faire accomplir comme dans un état second des actes d’une façon ou d’une autre contraires à la raison, de sorte qu’en fuyant il ne fait sans doute que s’abandonner à la même force ou si tu préfères au même désespoir qui dans d’autres circonstances l’a poussé ou le poussera à un acte que sa raison ne peut que désavouer, comme par exemple de se précipiter en hurlant au-devant d’une mitrailleuse en train de tirer sur lui : d’où sans doute la facilité avec laquelle une troupe peut se muer en quelques instants en un troupeau détalant et affolé… Et lui deux fois traître, – d’abord à cette caste d’où il était issu et qu’il avait reniée, désavouée, se détruisant, se suicidant en quelque sorte une première fois, pour les beaux yeux (si l’on peut dire) d’une morale larmoyante et suisse dont il n’aurait jamais pu avoir connaissance si sa fortune, son rang, ne lui en avait donné les moyens, c’est-à-dire le loisir et le pouvoir de lire, – traître ensuite à la cause qu’il avait embrassée, mais cette fois par incapacité, c’est-à-dire coupable (lui, le noble de naissance et dont la guerre – c’est-à-dire, en une certaine façon, l’oubli de soi, c’est-à-dire une certaine désinvolture, ou futilité, c’est-à-dire, en une certaine façon, le vide intérieur – était la spécialité) d’avoir voulu mélanger – ou concilier – courage et pensée, méconnu cet irréductible antagonisme qui oppose toute réflexion à toute action, de sorte qu’à présent il ne lui restait plus qu’à regarder ou plutôt éviter de regarder (en ravalant j’imagine quelque chose comme une fameuse nausée) se débander de tous côtés cette racaille (quoi d’autre, quel autre mot, puisqu’ils en savaient maintenant trop – ou pas assez – pour continuer à vivre comme des savetiers ou des boulangers, et d’un autre côté pas assez – ou trop – pour être capables de se comporter en soldats) que dans son imagination ou ses rêves il voyait sans doute déjà promue à cet état supérieur auquel, croyait-il, on pouvait accéder par la lecture indigeste de vingt-cinq tomes… », et Georges : « Vingt-trois », et Blum : « Vingt-trois bouquins imprimés par un libraire de La Haye à titre d’article d’exportation et reliés plein veau aux armes… Tu as dit, je crois, trois canards sans têtes ?… », et Georges : « Colombes, pas cana… », et Blum : « Les trois pigeons donc, symboliquement décapités… », et Georges : « Mais non ! », et Blum : « … qui constituaient le blason en quelque sorte prophétique de sa famille : parce qu’il avait simplement oublié de se servir de sa cervelle, si tant est qu’il en ait jamais possédé une à l’intérieur de son aimable tête de pur-sang… », et Georges : « Ouais. Malheureusement ce tas de charbon, cet historique tas de charbon… », et Blum saisi tout à coup d’une frénétique agitation, sautillant dans les flaques noirâtres, se démenant, disant : « Bien, bien : travaillons nous aussi à l’Histoire, écrivons nous aussi notre quotidienne petite page d’Histoire ! Après tout je suppose qu’il n’y a rien de plus déshonorant ou stupide à pelleter une montagne de charbon qu’à mourir gratis pour le roi de Prusse, alors donnons-en pour son argent à ce Mozart brandebourgeois… », la fourche allant et venant plusieurs fois à toute vitesse, faisant bien voler au total trois briquettes et la moitié d’une, dont deux tombèrent à côté du camion, puis s’arrêtant, essoufflé, disant : « Mais je n’avais pas fini ! Je ne t’avais pas tout raconté. Où en étais-je, ah oui, voilà : il revint donc à l’improviste, il laissa là ses savetiers en déroute, ses illusions, ses rêves idylliques, pour courir se réfugier auprès de ce qui lui restait encore – du moins le croyait-il – c’est-à-dire ce qu’il pouvait encore considérer comme une certitude : non pas peut-être le cœur (car sans doute avait-il tout de même fini par perdre un peu de sa naïveté) mais en tout cas la chair, le corps tiède et palpable de cette Agnès… (car ne m’as-tu pas dit qu’elle avait vingt ans de moins que lui de sorte que… », et Georges : « Mais non. Tu mélanges tout. Tu confonds avec… » et Blum : « … son arrière-petit-fils. C’est vrai. Mais je pense qu’on peut néanmoins l’imaginer : on mariait alors les filles de treize ans avec des vieillards, et même si sur ces deux portraits ils ont l’air sensiblement du même âge c’est sans doute que le savoir-faire de l’artiste (c’est-à-dire son savoir-vivre, c’est-à-dire son savoir-flatter) a quelque peu rajeuni l’épouse. Non, je ne me trompe pas, je dis bien : elle, c’est-à-dire atténuer, tempérer ce qui transparaissait de son expérience réelle, soit, dans le mensonge et la duplicité, environ mille ans de plus que lui)… Donc cet Arnolphe philanthrope, jacobin et guerroyeur renonçant définitivement à perfectionner l’espèce humaine (ce qui explique sans doute que, fort de ce souvenir et plus sage, son lointain descendant se soit, lui, exclusivement consacré à l’amélioration de la race chevaline), couvrant ainsi à bride abattue les deux cents kilomètres qui le séparaient d’elle… », et Georges : « Trois cents », et Blum : « Trois cents kilomètres, ce qui, en mesure de l’époque fait à peu près quatre-vingts lieues, ce qui en crevant un cheval représente au bas mot quatre jours (disons plutôt cinq), arrivant enfin, tard dans la cinquième nuit, fourbu et couvert de boue… », et Georges : « Pas de boue : de poussière. C’est un pays où il ne pleut presque jamais », et Blum : « Bon sang ! Mais qu’est-ce qu’il y a alors ? », et Georges : « Du vent. Enfin, si l’on peut dire. Parce que ça ressemble à peu près autant à du vent qu’un coup de canon à une décharge de pistolet à bouchon. Mais qu’est-ce que tu… », et Blum : « Tout poudreux, donc, comme s’il avait apporté sur lui une impalpable et tenace poussière de décombres, les restes pulvérisés de ses espoirs déçus : blanchi avant l’âge par les cendres du bûcher où sans doute, pendant quatre jours et cinq nuits, sur les chemins de la défaite, il avait médité, passé en revue et brûlé tout ce qu’il avait adoré, n’adorant plus maintenant que celle qu’il brûlait de retrouver, et ceci : dans le silence nocturne, des bruits, un piétinement de sabots, car sans doute n’était-il pas seul, avait-il lui aussi auprès de lui, s’était-il fait suivre d’un fidèle valet, comme l’autre a amené avec lui à la guerre pour panser son cheval et fourbir ses bottes le fidèle jockey ou plutôt étalon dont l’infidèle Agnès avait fourbi, ou plutôt qui avait, comme on dit, fait reluire la jeune… », et Georges : « Oh bon Dieu !… », et Blum : « Mais on peut imaginer ça : le piétinement confus des fers sur le pavé de la cour, les bêtes fourbues, renâclant, la nuit – ou peut-être l’annonce de l’aube – bleuâtre, la lanterne que tient le portier accouru sculptant les muscles en ronde-bosse sur le poitrail rouge et fumant des chevaux, et un envol de manteaux tandis qu’ils mettent pied à terre, et lui jetant les rênes au jockey, donnant un ordre bref, ou même pas, pas d’ordres, même pas un bruit de voix, rien que son pas, le tintement des éperons, tandis qu’il gagne rapidement le perron, l’escalade : tout cela elle l’entendit, réveillée en sursaut, encore dans cette molle langueur du sommeil et du plaisir mais réfléchissant déjà – peut-être pas son esprit puisqu’elle dormait encore à demi, titubait, mais quelque chose en elle que ni le sommeil ni la volupté ne pouvaient émousser, et qui n’avait pas besoin d’attendre qu’elle fût complètement réveillée pour se mettre à fonctionner à toute vitesse et infailliblement : l’instinct, la ruse qui n’a pas besoin d’avoir été apprise, de sorte que la tête, le cerveau lui-même encore absent, endormi, le corps agile sursaute (repoussant le drap, les jambes un instant entrevues pédalant pour se libérer laissant entrevoir dans un éclair entre les cuisses rapides cette ombre, cette flamme – mais n’as-tu pas parlé d’une lourde chevelure blonde ? donc : – ce miel, cette toison d’or déjà disparue tandis qu’elle s’assied, pivote, la chemise retroussée découvrant maintenant la coulée des jambes jointes et parallèles, l’éblouissante traînée nacrée, les pieds teintés de rose tâtonnant à la recherche des mules) sans cesser de penser (le corps), de calculer, d’organiser, de combiner avec une foudroyante rapidité en même temps qu’il suit le bruit des bottes en train de monter quatre à quatre l’escalier, traversant le palier, puis une pièce, se rapprochant (les jambes disparues maintenant, la chemise retombée), et elle – la virginale Agnès – debout, poussant par les épaules l’amant – le cocher, le palefrenier, le rustre ahuri – vers l’inévitable et providentiel placard ou cabinet des vaudevilles et des tragédies qui se trouve chaque fois là à point nommé comme ces énigmatiques boîtes des farces et attrapes dont l’ouverture pourra provoquer tout à l’heure aussi bien une explosion de rire qu’un frisson d’horreur parce que le vaudeville n’est jamais que de la tragédie avortée et la tragédie une farce sans humour, les mains (toujours le corps, les muscles, pas le cerveau qui à ce moment se dégage à peine de la poisseuse brume du sommeil, les mains donc seules, voyant) ramassant au passage les pièces d’habit masculin éparpillées çà et là qu’elles jettent pêle-mêle aussi dans le placard, le bruit des bottes ayant cessé, se tenant (les bottes, ou plutôt l’absence, l’arrêt soudain et alarmant du bruit) immédiatement derrière la porte, la poignée secouée en tous sens, puis le poing frappant, et elle criant : « Voilà ! », refermant le placard, s’éloignant, se dirigeant vers la porte, apercevant encore alors un gilet, ou un soulier d’homme, le ramassant, criant de nouveau à l’adresse de la porte : « Voilà ! » tandis qu’elle revient en courant au placard, le rouvre, lance sauvagement à l’intérieur, sans regarder, ce qu’elle vient de ramasser, le panneau de la porte résonnant maintenant sous les terribles coups d’épaule (la porte que tu as entendue voler en éclats sous les furieux assauts d’un homme – mais ce n’était pas le valet !), puis elle, là, puérile, innocente, désarmante, se frottant les yeux, souriant, lui tendant les bras, lui expliquant qu’elle s’enferme à clef par crainte des voleurs tandis qu’elle se presse contre lui, l’enlace, l’enveloppe, la chemise glissant comme par hasard sur son épaule, dénudant ses seins dont elle presse, froisse des tendres bouts meurtris sur la tunique poussiéreuse qu’elle commence déjà à dégrafer de ses mains fébriles, lui parlant maintenant bouche à bouche pour qu’il ne puisse voir ses lèvres gonflées sous les baisers d’un autre, et lui se tenant là, dans ce désordre de l’esprit, ce désarroi, ce désespoir : défait, désorienté, désarçonné, dépossédé de tout et peut-être déjà détaché, et peut-être déjà à demi détruit… Est-ce que ce n’est pas comme ça ? », et Georges : « Non ! », et Blum : « Non ? Mais qu’en sais-tu ? », et Georges : « Non ! », et Blum : « Lui qui avait voulu jouer au naturel la fable des deux pigeons, seulement c’était lui le pigeon, c’est-à-dire que de retour au pigeonnier avec son aile cassée, ses rêves boiteux, il s’aperçut qu’il s’était fait pigeonner, et pas seulement parce qu’il avait eu la malencontreuse idée d’aller, lui, le gentilhomme-farmer, forniquer dans le quartier réservé, les bourbiéreux bousbirs de la pensée, mais encore celle de laisser seule derrière lui sa petite poulette ou plutôt sa petite pigeonne adorée qui en avait profité pour forniquer, elle, de la façon la plus naturelle, c’est-à-dire comme cela se fait depuis le commencement du monde, avec simplement pour partenaire non de chlorotiques rêveries mais un garçon pourvu de reins solides, et quand il s’en rendit compte il était trop tard ; il se vit sans doute là, tout nu – probablement était-elle parvenue à le déshabiller en profitant de cette espèce d’hébétude, de paralysie – avec cette pigeonne de vingt ans en train de roucouler et de se frotter contre lui, et lui (peut-être prit-il alors conscience du voluptueux désordre du lit bouleversé, ou entendit-il un bruit, ou l’instinct) la repoussant, et marchant d’un pas décidé – quoiqu’elle s’accrochât maintenant à lui, le suppliant, niant, s’efforçant de le retenir, mais sans doute en aurait-il fallu plus que cela, aurait-il pu en traîner plusieurs comme elle, lui qui traînait déjà depuis quatre jours avec lui le cadavre pesant, décomposé et puant de ses désillusions – jusqu’au placard, ouvrant la porte, et prenant alors en pleine poire ce coup de pistolet tiré à bout portant, de sorte que le sort miséricordieux lui épargna au moins cela, c’est-à-dire de savoir ce qu’il y avait dans le placard, connaître cette seconde et suprême disgrâce, la boîte des farces et attrapes fonctionnant à point nommé, le pétard faisant son office, c’est-à-dire mettant fin à ce pénible et insupportable “suspense”, amenant l’heureuse détente, le salubre soulagement par, si l’on peut dire, décervelage… »

Et Georges : « Non ! »

Et Blum : « Non ? Non ? Non ? Mais comment le sais-tu à la fin ? Comment sais-tu qu’ils ne le disposèrent pas là, lui fourrant dans la main le pistolet encore fumant, pendant les quelques minutes dont ils disposaient avant que les autres domestiques n’accourent, ne prenant même pas (l’urgence, la précipitation, chaque seconde qui compte, et elle maintenant complètement réveillée, agissant avec toute sa tête et aidée par cet infaillible instinct qui permet à une femme de voir, d’un seul coup d’œil, si tout est bien en place pour l’arrivée des invités, ayant assez d’esprit pour poster ce palefrenier dans le couloir en lui commandant de cogner contre ce panneau de porte déjà enfoncé quand il entendrait arriver les autres), ne prenant donc même pas la peine (n’ayant d’ailleurs pas le temps) d’essayer de le revêtir de nouveau de ce poussiéreux costume dont elle l’avait dépouillé un peu plus tôt dans l’espoir de… »

Et Georges : « Non. »

Et Blum : « Mais n’as-tu pas dit toi-même qu’ils l’avaient trouvé complètement nu ? Comment l’expliquer, alors ? A moins que ce ne fût l’effet de ses convictions naturistes ? De ses émouvantes lectures genevoises ? Est-ce qu’il – je veux dire ce Suisse mélomane, effusionniste et philosophe dont il avait appris par cœur l’œuvre complète – est-ce qu’il n’était pas aussi un petit peu exhibitionniste ? Est-ce que ce n’était pas lui qui avait la douce manie de montrer son derrière aux jeunes f… » et Georges : « Oh arrête ! Bon Dieu arrête, arrête ! Ce que tu peux être fatigant ! Arrête donc un peu qu’on… », puis sa voix cessant (ou peut-être lui cessant de l’entendre) tandis qu’il regardait maintenant sans le reconnaître, c’est-à-dire sans l’identifier comme étant celui de Blum mais seulement de la misère, de la souffrance, de l’absolu dénuement, le masque aux traits émaciés, tiré, affamé qui était comme un démenti tragique à l’enjouement, la bouffonnerie de la voix, tandis qu’il lui semblait une fois de plus vivre cela : cette lente agonie solitaire, ces heures de la nuit, le silence (peut-être seulement, dans le vieil hôtel endormi, l’écho sourd d’un cheval piaffant dans l’écurie, et peut-être aussi le vent noir, soyeux, inquiet, errant, s’engouffrant en sporadiques rafales dans la cour), et Reixach, debout, là, dans ce décor de gravure galante, se dépouillant, arrachant de lui, rejetant, répudiant ces vêtements, cet ambitieux et tapageur costume qui sans doute était maintenant devenu pour lui le symbole de quelque chose en quoi il avait cru et à quoi maintenant il ne voyait même plus de sens (la redingote bleue au col montant, aux revers brodés d’or, le bicorne, les plumes d’autruche : pitoyable et grotesque défroque gisant à présent, mausolée fripé de ce que (non pas le pouvoir, les honneurs, la gloire, mais les idylliques ombrages, l’idyllique et larmoyant règne de la Raison et de la Vertu) ses lectures lui avaient fait entrevoir) ; et quelque chose à l’intérieur de lui-même achevant de se désagréger, secoué par une sorte de terrifiante diarrhée qui le vidait sauvagement de son contenu comme de son sang même, et non pas morale, comme disait Blum, mais, pour ainsi dire mentale, c’est-à-dire non plus une interrogation, un doute, mais plus aucune matière à interrogation, à doute, disant tout haut (Georges) : « Mais le général aussi s’est tué : non pas seulement lui, cherchant et trouvant sur cette route un suicide décent et maquillé, mais l’autre aussi dans sa villa, son jardin aux allées de gravier ratissé… Te rappelles-tu cette revue, cette prise d’armes, ce champ détrempé, ce matin d’hiver dans les Ardennes, et lui – c’est la seule fois où nous l’ayons vu – avec sa petite tête de jockey, cette espèce de petite pomme ridée, bridée et recuite, ses petites jambes de jockey dans les étincelantes et minuscules bottes qui pataugeaient avec indifférence dans la boue tandis qu’il passait devant nous sans nous regarder : petit vieillard ou plutôt petit fœtus qu’on aurait tout juste sorti de son bocal d’alcool pour venir là, merveilleusement conservé, inaltérable, sautillant, expéditif et sec, longer à toute vitesse les escadrons alignés en traînant derrière lui ce groupe d’officiers galonnés, gantés, la coquille de leur sabre au creux du coude, et qui s’essoufflaient à le suivre dans la prairie spongieuse tandis qu’il fonçait sans se retourner, s’entretenant sans doute avec l’officier vétérinaire – le seul à qui il eût adressé la parole – de l’état des chevaux et de ce tracassant crapaud de la sole que leur donnait la terre – ou le climat – de ce pays) ; et alors quand il a appris, c’est-à-dire s’est rendu compte, a fini par comprendre que sa brigade n’existait plus, avait été non pas anéantie, détruite selon les lois – ou du moins ce qu’il pensait être les lois – de la guerre : normalement, correctement, comme, par exemple en montant à l’assaut d’une position imprenable, ou encore par un pilonnage d’artillerie, ou même encore – cela il l’eût peut-être, à la rigueur, admis – submergée par une attaque ennemie : mais pour ainsi dire absorbée, diluée, dissoute, bue, effacée de la carte d’état-major sans qu’il sût où, ni comment, ni à quel moment : seulement les estafettes revenant l’une après l’autre sans avoir rien vu à l’endroit – le village, le petit bois, la colline, le pont – où était censé se trouver un escadron ou un groupe de combat, et cela encore résultant selon toute apparence non d’une panique, d’une fuite, d’une débandade – mésaventure qu’il eût aussi peut-être encore admise, tout au moins reconnue comme étant du domaine des choses désastreuses mais somme toute normales, faisant partie du déjà-vu, des inévitables aléas de toute bataille et auxquels on peut remédier par des moyens également connus comme par exemple un barrage de gendarmes aux carrefours et quelques exécutions sommaires –, non pas une débandade donc, puisque l’ordre que portait, que devait remettre l’estafette était invariablement un ordre de repli et que la position sur laquelle était censée se trouver l’unité à laquelle il était destiné était elle-même une position de repli mais que, apparemment, personne n’avait jamais atteinte, les estafettes continuant alors plus avant, c’est-à-dire vers la précédente position de repli, sans jamais voir, à droite et à gauche du chemin autre chose que cet inextricable, monotone et énigmatique sillage des désastres, c’est-à-dire même plus des camions, ou des charrettes brûlées, ou des hommes, ou des enfants, ou des soldats, ou des femmes, ou des chevaux morts, mais simplement des détritus, quelque chose comme une vaste décharge publique répandue sur des kilomètres, et exhalant non pas la traditionnelle et héroïque odeur de charnier, de cadavre en décomposition, mais seulement d’ordures, simplement puant, comme peut puer un tas de vieilles boîtes de conserve, d’épluchures de légumes et de chiffons brûlés, et pas plus émouvant ou tragique qu’un tas d’ordures, et tout juste utilisable peut-être pour des ferrailleurs ou des chiffonniers, et rien de plus, jusqu’à ce que, allant toujours de l’avant, elles (les estafettes) essuient à un tournant du chemin une rafale, ce qui faisait alors un mort de plus au revers du fossé, la moto renversée continuant à pétarader dans le vide, ou prenant feu, ce qui faisait alors un de plus de ces cadavres carbonisés et noirs continuant à chevaucher une de ces carcasses de fer tordues et rouillées (as-tu remarqué comme tout cela va vite, cette espèce d’accélération du temps, d’extraordinaire rapidité avec laquelle la guerre produit des phénomènes – rouille, souillures, ruines, corrosion des corps – qui demandent en temps ordinaire des mois ou des années pour s’accomplir ?) semblables à quelques macabres caricatures de coureurs motocyclistes continuant à foncer, toujours penchés sur leurs guidons, à une formidable vitesse, se décomposant ainsi (répandant sous eux dans l’herbe verte comme une bitumineuse et excrémentielle tache brunâtre faite – huile, cambouis, chair brûlée ? – d’un liquide gluant et sombre) à une formidable vitesse –, les estafettes, donc, revenant l’une après l’autre sans avoir rien trouvé, et même, ensuite, ne revenant plus du tout, sa brigade comme volatilisée, escamotée, gommée, épongée sans laisser de traces sinon quelques types hébétés, errants, cachés dans les bois, ou ivres, et à la fin il me restait juste un minimum de conscience, me tenant devant ce petit cône de genièvre qu’à présent je n’avais même plus la force de vider tandis qu’écrasé sur la banquette par mon propre poids j’essayais avec cette conscience obstinée des ivrognes de me lever et de m’en aller, me rendant compte qu’ils (Iglésia et ce vieux type que nous avions d’abord cambriolé, puis manqué tuer et qui s’était ensuite fait fort de nous faire passer les lignes la nuit venue) étaient tout aussi saouls que moi, recommençant donc sans me décourager à incliner le buste en avant de façon que son poids m’entraîne, m’aide à me lever de cette banquette où j’étais comme cloué, en même temps que mes mains s’efforçaient de repousser la table, me rendant compte au même moment que ces divers mouvements restaient à l’état de velléités et que j’étais toujours absolument immobile, une sorte de double fantomatique et transparent de moi-même et sans la moindre efficacité répétant sans cesse les mêmes gestes inclinaison du buste effort simultané des cuisses et poussée des bras jusqu’au moment où il s’apercevait que rien n’avait suivi revenant alors en arrière se confondant de nouveau avec mon corps toujours assis qu’il essayait d’entraîner une nouvelle fois mais sans plus de résultat c’est pourquoi j’essayai de mettre de l’ordre dans ma tête pensant que si j’arrivais à fixer classer mes perceptions j’arriverais aussi à ordonner et diriger mes mouvements et alors successivement :

d’abord cette porte qu’il me fallait en premier lieu réussir à gagner et franchir ensuite, la voyant reflétée dans la glace surmontant le comptoir une de ces glaces rectangulaires comme celles que l’on peut voir ou plutôt dans lesquelles on peut se voir chez le coiffeur les angles supérieurs arrondis le cadre commençant au bord de la glace par un léger décrochement et un étroit à-plat puis une rangée de perles puis se renflant non pas ripoliné en blanc comme dans les salons de coiffure mais couvert d’un badigeon marron, de légers et filiformes reliefs comme des vermicelles décorant la moulure comme des astragales des astérisques à partir d’un motif central genre palmette au milieu de chaque côté, et comme la glace était inclinée les verticales qui s’y reflétaient inclinées elles aussi, à commencer par au premier plan et en bas la rangée de cols et de goulots des bouteilles alignées sur l’étagère située immédiatement au-dessous puis le plancher de bois brut non ciré qui semblait se relever suivant un angle d’environ vingt degrés, gris dans l’ombre, jaune dans le rectangle de soleil étiré en biais qui s’étendait à partir du seuil de la porte ouverte sur la rue, les deux montants verticaux du chambranle inclinés eux aussi comme si le mur tombait en avant le seuil de la porte formé d’une dalle de pierre puis le trottoir puis les longues pierres rectangulaires bordant le trottoir puis les premières rangées des pavés de la rue à laquelle je tournais le dos

et sans doute à cause de l’ivresse, impossible d’avoir visuellement conscience d’autre chose que cela cette glace et ce qui s’y reflétait à quoi mon regard se cramponnait pour ainsi dire comme un ivrogne se cramponne à un réverbère comme au seul point fixe dans un univers vague invisible et incolore d’où me parvenaient seulement des voix sans doute celle de la femme (de la tenancière) et des deux ou trois types indéterminés qui étaient là, et à un moment l’un d’eux disant Le front est crevé, mais moi entendant Le chien est crevé, pouvant en même temps le voir crevé descendant au fil de l’eau le ventre blanc rose gonflé les poils collés comme un rat puant déjà

puis le rectangle de soleil sur le plancher disparaissant puis reparaissant puis disparaissant de nouveau mais pas complètement : cette fois je pouvais voir grâce à la glace dans l’encadrement de la porte le bas de la jupe de la femme ses deux mollets et ses deux pieds chaussés de pantoufles le tout incliné comme si elle tombait tout d’une pièce en arrière

sa voix arrivant alors du dehors revenant à l’intérieur du café par-dessus son épaule parlant sans doute la tête à moitié tournée c’est-à-dire que si la glace avait été assez haute je l’aurais vue de profil ; de cette façon elle pouvait à la fois suivre des yeux ce qu’elle venait de voir et se faire quand même entendre de l’intérieur du café disant Tiens des soldats

et moi réussissant cette fois à me lever accrochant la table dans mon mouvement entendant un des verres coniques se renverser rouler sur la table décrivant sans doute un cercle autour de son pied jusqu’à ce qu’il rencontre le bord de la table bascule et tombe l’entendant se briser en même temps qu’arrivé derrière la femme et regardant par-dessus son épaule je vis disparaître la voiture grise curieusement carrossée comme une espèce de cercueil toute en pans coupés et quatre dos et quatre casques ronds et moi Bon Dieu mais ce sont… Bon Dieu mais vous

et elle Oh vous savez moi les uniformes je n’y connais rien

et moi Bon Dieu

et elle J’en ai déjà rencontré un ce matin en allant chercher le lait, il parlait français ça devait être sûrement un officier parce qu’il regardait une carte assis dans un side, il m’a demandé si c’était le chemin je lui ai dit Oui vous y êtes C’est seulement ensuite que j’ai trouvé qu’il avait un drôle d’air

retraversant alors le café secouant Iglésia qui dormait les coudes écartés sur la table la joue sur son bras disant Réveille-toi bon Dieu réveille-toi il faut filer d’ici bon Dieu filons

la femme toujours sur le pas de la porte disant un moment après Tiens en voilà d’autres

cette fois je fus tout de suite derrière elle regardant du côté où elle regardait c’est-à-dire dans la direction opposée à celle où avait disparu l’auto de sorte que les deux cyclistes qui s’avançaient avaient l’air de poursuivre l’auto mais ceux-là étaient en kaki

un instant me traversa l’idée la vision des soldats des deux armées se poursuivant en tournant en rond autour du pâté de maisons comme à l’Opéra ou dans les films comiques les gens lancés dans ces poursuites parodiques et burlesques l’amant le mari brandissant un revolver la bonne de l’hôtel la femme adultère le valet de chambre le petit pâtissier les agents puis de nouveau l’amant en caleçon et fixe-chaussettes courant le buste droit les coudes au corps levant haut les genoux le mari au revolver la femme en culottes bouffantes bas noirs et cache-corset et ainsi de suite dans le soleil tout tournait je ne vis pas la marche que faisait le trottoir et faillis m’étaler la tête la première je fis quelques enjambées le buste presque horizontal à la limite du déséquilibre au-dessus de mon ombre puis j’attrapai son guidon

le visage du type sous le casque, gras rouge pas rasé et ruisselant de sueur furieux ses yeux furieux et affolés sa bouche furieuse criant Qu’est-ce que c’est qu’est-ce que Fous le camp laisse-moi, puis je vis la camionnette une voiture de livraison vaguement camouflée à la hâte barbouillée de peinture jaune marron et vert déséquilibrée penchant sur le côté dans le virage puis se redressant je fis de grands signes avec les bras planté au milieu de la rue

je vis à ses écussons qu’il était du génie il devait être du cadre de réserve employé de voirie ou des ponts et chaussées il avait l’air d’un fonctionnaire et des lunettes à montures de métal, s’avançant vers moi dès qu’il fut descendu de la cabine agité fébrile criant déjà ne m’écoutant pas répétant lui aussi Qu’est-ce que vous voulez qu’est-ce que c’est qu’est-ce que vous voulez, j’essayai de lui expliquer mais il était toujours agité fébrile jetant sans cesse de brefs regards par-dessus son épaule dans la direction d’où ils venaient tenant son revolver à la main d’abord tourné vers moi puis il l’oublia l’agitant en faisant des gestes me tenant par un bouton de ma veste, le bleu de travail que m’avait donné le type, criant Qu’est-ce que cette tenue, de nouveau j’essayai de lui expliquer mais il n’écoutait pas se retournait sans cesse pour regarder le tournant de la rue, agité, je sortis mon livret ma plaque que j’avais gardés avec moi mais il ne cessait pas de regarder par-dessus son épaule alors je dis Par là, montrant l’endroit où avait disparu la petite auto grise et lui Quoi ? et moi Ils viennent de passer il y a cinq minutes quatre dans une petite auto, et lui criant Et si je vous faisais fusiller ? j’essayai de recommencer à lui expliquer mais il me lâcha reculant vers la camionnette jetant toujours de rapides regards dans la direction d’où ils venaient (je regardai aussi m’attendant presque à voir paraître la petite voiture grise en forme de cercueil qui depuis le temps devait bientôt avoir fini de faire le tour du pâté de maisons) puis il rentra dedans le dos d’abord s’assit referma la portière par la glace baissée il tenait maintenant le revolver le canon dirigé vers moi son visage maigre grisâtre et suant se penchant regardant encore en arrière ses yeux de myope derrière les lunettes, la camionnette démarra

courant derrière : ils étaient une dizaine environ sous la bâche assis sur les deux banquettes de chaque côté, j’accrochai le panneau arrière courant essayant de monter mais ils me repoussèrent ils avaient l’air ivres eux aussi je réussis à passer une jambe l’un d’eux essaya de me donner un coup de crosse mais sans doute était-il trop saoul la plaque de fer de la crosse tapant à côté de ma main alors je lâchai tout ayant encore le temps d’en voir un la tête renversée en arrière buvant avidement au goulot d’une bouteille puis il me visa un œil fermé et me la lança mais ils étaient déjà trop loin et elle tomba un bon mètre au moins devant mes pieds éclata il y avait encore du vin dedans cela fit sur les pavés une tache sombre avec des tentacules les éclats de verre vert-noir brillaient éparpillés puis j’entendis un coup de feu mais même pas la balle passer, saouls comme ils étaient et secoués brinquebalés dans cette camionnette ce n’était pas étonnant, puis elle disparut

il avait réussi à se réveiller et se tenait debout devant la porte du bistrot en avant de la femme ses gros yeux globuleux me regardant d’un air offusqué, je criai Il faut foutre le camp Il faut aller remettre nos frusques Il a voulu me faire fusiller un des types m’a tiré un coup de flingue

mais il ne bougea pas continua à me regarder de ce même air de blâme réprobateur morose puis il leva le bras dans la direction du bistrot derrière lui, disant Il a dit que ce soir il nous ferait cuire un canard

et moi Un canard ?

et lui Il va nous faire à bouffer Il a dit que

puis je cessai d’écouter, je pris à travers champs remontant la colline le soleil avait cette insistante obsédante présence des fins d’après-midi des trop longues journées de printemps où il s’attarde n’en finissant plus de traîner encore haut dans le ciel des journées n’en finissant plus comme s’il était immobilisé sur le point de redescendre mais ne s’y décidant pas arrêté par quel Josué il devait bien y avoir deux ou trois jours au moins qu’il avait oublié de se coucher depuis qu’il s’était levé rosissant teintant d’abord doucement le ciel lilas l’aurore aux doigts de pétales mais je n’avais pas vu le moment où il était apparu seulement mon ombre allongée et diaphane de quadrupède sur le chemin où il n’y avait plus que ces tas immobiles comme des chiffons et le visage idiot de Wack renversé me regardant, maintenant je l’avais en plein dans les yeux immobilisé dans le ciel blanc.

me retournant je l’aperçus qui me suivait ; ainsi il avait fini par se décider, il était encore au bas de la colline avait à peine dépassé les dernières maisons montant le pré en titubant un peu une fois il trébucha tomba mais se releva alors je m’arrêtai et je l’attendis arrivé près de moi il s’embrouilla de nouveau les jambes et tomba encore restant cette fois un moment à quatre pattes vomissant puis il se releva essuyant sa bouche de sa manche et se remettant en marche.

Peut-être était-ce à cette même heure que le général s’était tué ? Il avait pourtant une voiture, un chauffeur, de l’essence. Il n’avait qu’à coiffer son casque, enfiler ses gants et sortir, descendre le perron de cette villa (je suppose que ce devait être une villa : c’est l’endroit habituel où l’on installe un P.C. de général de brigade, les châteaux étant réservés traditionnellement à ceux de division et au-dessus, et les fermes aux simples colonels) : une villa donc, avec sans doute un prunus en fleurs sur le gazon, un portail peint en blanc, une allée tournante de gravier entre les haies d’aucubas aux feuilles tachetées, et un salon bourgeois décoré de l’inévitable bouquet de branches de houx ou de plumeaux naturalisés et teints – argent ou rouge automnal – sur le coin de la cheminée ou le piano à queue, le vase repoussé pour faire place aux cartes étalées, et d’où (la villa) étaient partis pendant huit jours des ordres et des directives à peu près aussi utiles que ceux ou celles donnés pendant la même période par les stratèges d’un café de province commentant le communiqué quotidien : il n’avait donc qu’à descendre ce perron, s’asseoir tranquillement dans son auto à fanion, et filer tout droit sans s’arrêter jusqu’au quartier général de sa division ou de son corps d’armée, et là faire antichambre suffisamment longtemps pour qu’on lui donne un nouveau commandement, comme aux autres. Et au lieu de cela, quand ses officiers ont été installés dans la seconde voiture, les moteurs tournant déjà, les motos des trois ou quatre estafettes restantes pétaradant, l’auto à fanion attendant portière ouverte, il s’est fait sauter la cervelle. Et dans le potin des moteurs et des voitures on ne l’a même pas entendu. Et peut-être n’était-ce même pas le déshonneur, la brusque révélation de son incapacité (après tout peut-être n’était-il pas absolument imbécile – comment le savoir ? – peut-être n’est-il pas interdit d’imaginer que ses ordres étaient non pas stupides mais les meilleurs, les plus pertinents, inspirés même – mais encore une fois comment le savoir puisque aucun ne parvint jamais à son destinataire ?) : autre chose probablement : une sorte de vide de trou. Sans fond. Absolu. Où plus rien n’avait de sens, de raison d’être – sinon pourquoi enlever ses vêtements, se tenir ainsi, nu, insensible au froid, effroyablement calme sans doute, effroyablement lucide, disposant soigneusement sur une chaise (les touchant, les maniant avec une espèce de dégoût et des précautions infinies comme si ç’avait été des ordures ou des explosifs) la redingote, la culotte, posant les bottes devant, couronnant le tout par ce chapeau, cette extravagante coiffure semblable à un bouquet de feu d’artifice, tout comme s’ils avaient revêtu, chaussé, coiffé quelque imaginaire et inexistant personnage, les regardant de ce même œil sec, glacé, effrayant, tandis qu’il continuait toujours à grelotter, impassible, et se reculant pour juger de l’effet, et à la fin renversant sans doute la chaise d’un revers de main, puisque sur la gravure elle gisait par terre et les vêtements… »

Et Blum : « La gravure ? Alors il y en a bien une ! Tu m’avais dit que… »

Et Georges : « Mais non. Il n’y en a pas. Où as-tu pris ça ? » Il n’y avait pas non plus – du moins il n’en avait jamais vu – d’image représentant cette bataille, cette défaite, cette déroute, sans doute parce que les nations vaincues n’aiment pas perpétuer le souvenir des désastres ; il n’existait de cette guerre qu’une peinture décorant la grande salle de l’Hôtel de Ville, et illustrant la phase victorieuse de la campagne : mais cette victoire n’était arrivée qu’un an plus tard, et c’était environ cent ans plus tard encore qu’un peintre officiel avait été chargé de la représenter, plaçant à la tête de soldats dépenaillés qui avaient l’air de figurants de cinéma un personnage allégorique, une femme vêtue d’une robe blanche qui dénudait un de ses seins, coiffée d’un bonnet phrygien, brandissant une épée et la bouche grande ouverte, debout dans la lumière jaune d’une journée ensoleillée, au milieu des écharpes d’une fumée glorieuse et bleuâtre, les gabions renversés et, au premier plan, le visage grimaçant et stupide d’un mort représenté en perspective, couché sur le dos, une jambe à demi repliée, les bras en croix et la tête en bas, regardant de ses yeux exorbités, les traits tordus dans une éternelle grimace, les successives générations d’électeurs écoutant discourir les successives générations de politiciens auxquels cette victoire avait conféré le droit de discourir – et aux auditeurs celui de les écouter discourir – sur l’estrade drapée de tricolore.

« Mais ils avaient d’abord commencé par la défaite, dit Georges, et les Espagnols les avaient rossés à cette bataille où Reixach commandait, et alors ils durent battre en retraite par toutes les routes qui descendaient des Pyrénées, c’est-à-dire, je suppose, de vagues chemins. Mais, routes ou chemins c’est toujours la même chose : des fossés bordés de morts, des chevaux crevés, des camions brûlés et des canons abandonnés… » (C’était un dimanche cette fois et ils étaient assis tous deux, lui et Blum tentant de se chauffer au pâle soleil saxon, toujours affublés de leurs grotesques capotes de soldats polonais ou tchèques, le dos contre la paroi de planches de leur baraque et tirant chacun à tour de rôle une bouffée de la même cigarette qu’ils se repassaient, gardant le plus longtemps possible la fumée au fond des poumons, la rejetant lentement par les narines pour mieux s’en pénétrer, sentant avec indifférence grouiller sur leur corps la vermine dont ils étaient couverts, les dizaines de minuscules poux grisâtres dont ils avaient un jour découvert avec terreur le premier, pourchassé désespérément ensuite les suivants, et qu’ils avaient fini par renoncer à tuer, les laissant maintenant courir sur eux avec un sentiment de permanent dégoût, de permanente impuissance et de permanente décomposition, les éclats de voix des Oranais en train de se disputer leur parvenant par la fenêtre ouverte, Georges tirant une dernière fois tout ce qu’il pouvait du dernier demi-centimètre de mégot qui lui brûlait le bout des doigts, le rejetant ou plutôt (car il n’en restait après cela même plus assez pour le saisir) le chassant d’un coup d’index entre ses lèvres puis se levant, dégourdissant ses jambes, tournant le dos au soleil, posant ses bras repliés sur l’appui de la fenêtre, le menton sur ses avant-bras et restant là à les regarder, autour de la table graisseuse, leurs cartes graisseuses dans les mains, leurs impassibles et durs visages de joueurs tendus, implacables, rongés par cette passion froide, patiente et attentive qui les isolait dans une sorte de cage à l’intérieur de laquelle ils se seraient tenus, à l’abri dans le monde violent et dur (de même qu’un nageur est à l’abri de la pluie) de cette cloche, d’une aura individuelle de risque et de violence qu’ils sécrétaient à la manière de cette encre projetée par les seiches : le chef de jeu, le tenancier en quelque sorte du tripot où se gagnaient et se perdaient, changeaient de main d’heure en heure les fortunes en misérables marks de camp (et pour ceux qui n’avaient plus de marks, en tabac, et pour ceux qui n’avaient plus de tabac, en rations de pain, et pour ceux qui n’avaient plus leur ration de pain, celle du jour suivant et quelquefois du surlendemain – et il y eut ainsi un Bônois (un Italien) qui joua et perdit quatre jours de rations, et, à partir du lendemain il vint chaque soir remettre ponctuellement au banquier son morceau de pain noir et sa margarine de charbon, et pas un mot entre eux, simplement un acquiescement, un imperceptible mouvement de tête de celui qui prenait le pain, l’ajoutait à sa propre ration sans même paraître voir l’autre, et le troisième jour l’Italien s’évanouit, et quand il put de nouveau voir et comprendre l’autre prit – toujours sans le regarder – la ration de pain et de margarine qu’il venait de recevoir et la lui tendit, disant : « Tu le veux ? », et l’autre : « Non », et, toujours sans un regard, l’autre remit pain et margarine dans sa musette, et le lendemain il (le perdant) les apporta encore (c’était la quatrième et dernière fois, et dans la journée, au travail, il s’était évanoui encore une fois), et l’autre ne le regarda pas plus que les fois précédentes, prit la ration et, sans mot dire, la mit dans sa musette, et un de ceux qui assistaient à la scène dit quelque chose comme « Espèce de salaud », et il (le banquier) ne bougea pas, continua de manger, son œil froid, mort, se posant un instant sur le visage de celui qui venait de parler, parfaitement inexpressif, parfaitement froid, puis se détournant, ses mâchoires mastiquant toujours, pendant que deux ou trois types aidaient l’Italien à regagner sa couchette en titubant), le chef de jeu, donc, le tenancier – ou banquier – un Maltais (ou Valencien, ou Sicilien : un mélange, un de ces produits bâtards et synthétiques de ports, de bas quartiers et d’îles de cette mer, cette vieille mare, cette antique matrice, creuset originel de tout négoce, de toute pensée et de toute ruse) avec une tête de rapace, de petits yeux morts de reptile, un visage maigre, sec, noir, sans expression, sans âge et, bien sûr, vêtu comme les autres d’une vague défroque militaire mais dont on se demandait ce qu’il était venu faire là (c’est-à-dire dans cette guerre, c’est-à-dire dans une armée, c’est-à-dire pourquoi on avait enrôlé, mobilisé, un type avec une gueule (et probablement aussi un casier judiciaire) comme celle-là (ou celui-là) et qui manifestement ne pouvait être utilisé à rien d’autre qu’à tirer à la première occasion dans le dos de l’officier ou du sous-officier trésorier du bataillon ou du régiment et s’enfuir avec la caisse – à moins qu’il n’ait été naturalisé, appelé sous les armes, revêtu d’un uniforme et muni non pas d’un fusil – ce qui eût tout de même été de l’inconscience – mais d’un livret militaire dans la seule et unique prévision de cette éventualité – puisqu’il faut de tout pour faire une armée –, ce rôle futur à remplir de tenancier de tripot dans une baraque de prisonniers) ; et en face de lui un juif paisible, majestueux, gras (non pas adipeux : simplement gras, auguste, et sans doute le seul prisonnier de tout le camp – mais comment ? car, pendant ses deux premiers mois il n’avait, comme tous les autres, pas reçu le moindre colis – à n’avoir pas perdu depuis qu’il était là une seule once de graisse), qui était quelque chose comme maquereau à Alger et sur lequel la dérisoire tenue de guerrier, la dérisoire capote jaune, l’informe calot, ressemblaient à une robe et une tiare d’or, et qui avait perpétuellement l’air d’être assis sur un trône, royal, biblique et impavide entouré d’une cour de petites gouapes exsangues qui se disputaient pour lui allumer ses cigarettes et qu’il semblait ne même pas voir, quoiqu’il fût pourtant capable de prendre sa gamelle à peine entamée – Georges l’avait vu – et de la tendre au plus cadavérique d’entre eux, disant simplement : « Je n’ai pas faim. Tiens ! », interrompant les protestations de l’autre, disant : « Mange ! », du ton sur lequel on donne un ordre, un commandement, et rien de plus, tirant une cigarette, l’allumant – ou laissant une des larves l’allumer – et restant là, placide, grave, pesant, peut-être seulement un peu pâle, à tirer de lentes bouffées de fumée tandis qu’autour de lui les autres engloutissaient fébrilement l’écœurante soupe aux aigres relents dont il ne semblait même pas se priver, lui qui, pas plus qu’il n’avait maigri, n’avait jamais été vu par quiconque en train de faire non pas même le moindre travail mais le moindre simulacre de travail, traînant jusqu’au chantier la pelle qu’on lui fourrait dans les mains et, arrivé là, la plantant devant lui, passant les huit heures appuyé dessus, les bras croisés, à fumer (car, de même qu’il semblait, par un reste de prérogative royale, pouvoir se passer de manger, il avait, sans doute en vertu de la même prérogative, toujours de quoi fumer) ou à regarder d’un œil même pas méprisant les prisonniers en train de s’agiter autour de lui, et cela sans que jamais une sentinelle ou le contremaître lui fassent une observation, et, le jour du Yom Kippour, lui qui n’avait jamais de sa vie mis les pieds dans une synagogue, ni observé, ni sans doute même jamais su ce qu’était le Sabbat, et encore moins la Thora, et qui ne savait même pas lire (cela, Georges le savait parce que – soit qu’il n’ait pas voulu laisser connaître cette faiblesse à une de ces petites frappes qui gravitaient autour de lui, soit qu’il ait préféré avoir recours pour cette besogne à des étrangers – c’était à Blum ou à lui (Georges) qu’il demandait d’écrire les lettres qu’il dictait pour sa mère (pas ses femmes : sa mère) et de lui lire les réponses), le jour du Yom Kippour, donc, en plein milieu d’un pays où on massacrait et brûlait les juifs par centaines de mille, se fit porter malade pour ne pas travailler, et non seulement resta toute la journée sans rien faire, rasé de près, sans manger ni toucher une allumette, mais encore fut assez fort pour obliger ses semblables (ceux de ce peuple où il eût autrefois été – était encore – roi) à l’imiter ; tous les deux, donc, le Sicilien et le roi venu tout droit de la Bible assis face à face, et autour d’eux (ou au-dedans d’eux, c’est-à-dire au-dedans de ce qui émanait d’eux, de cette invisible cage qu’ils édifiaient ou plutôt qui s’édifiait d’elle-même dès qu’ils s’asseyaient et sortaient les cartes et sur les parois de laquelle il semblait qu’une main invisible avait écrit « Privé », comme sur la porte des salles réservées des casinos ou des cercles) l’habituelle rangée de têtes des joueurs, faisans et pigeons, de marlous, ou de calicots, ou de garçons coiffeurs aux airs affranchis et venant là se faire plumer, les visages fiévreux et impassibles, les lèvres remuant à peine, les mains remuant à peine pour faire glisser chacune des cartes juste assez pour qu’apparaisse le coin droit, et à la fin de chaque coup cette espèce de silencieux soupir, de plainte, d’orgasme s’exhalant non des joueurs, aux visages toujours parfaitement dépourvus d’expression, mais du public, et pendant un de ces temps morts Georges se fouillant, extrayant de sa poche, comptant en vitesse sa maigre fortune, son maigre trésor de petits bouts de papier (salaire qu’un vainqueur qui, quelque part à côté tuait avec bonne conscience des petits enfants, se croyait tenu, et non pas ironiquement, non par facétie, mais en vertu d’un principe, d’une loi, d’une espèce de morale acquise ou plutôt apprise, ou plutôt implantée, irraisonnée et apparemment intransgressible, empreinte par l’usage d’une sorte de caractère sacré (quoique quelque cent ans auparavant encore parfaitement inconnue) : à savoir que tout travail doit être payé, si peu que ce soit, mais payé, – salaire donc qu’un vainqueur qui eût pu les faire trimer pour rien, le faisait d’ailleurs, mais, par une sorte d’hommage en quelque sorte superstitieux quoique symbolique rendu à un principe, se croyait tenu de leur verser), en détacha à peu près les deux tiers, fit signe à l’un des spectateurs qui se leva, prit les bouts de papier, s’approcha du Sicilien, lui parla, revint vers la fenêtre et tendit deux cigarettes que Georges alluma, puis, se retournant, il se laissa glisser, appuyé du dos de la paroi de planches jusqu’à ce que ses fesses touchent ses tétons, tendant alors une des cigarettes toute allumée à Blum, et Blum disant : « Tu n’es pas fou ? », et Georges : « Oh zut ! Après tout c’est dimanche, non ? », et s’asseyant alors complètement, tirant cette fois une interminable bouffée de fumée jusqu’à ce qu’il la sentît arriver tout à fait en bas, tout au fond de ses poumons, la rejetant le plus lentement possible, disant :) « Alors, il était là, sur cette route, battant piteusement en retraite, avec ce chapeau, ce bicorne emplumé de guignol, le pan de son manteau drapé à la romaine sur son épaule, ses bottes crottés – ou plutôt poussiéreuses – et perdu dans ses pensées, ou plutôt sans doute dans son absence de pensées, dans l’impossibilité de penser, de rassembler, de mettre bout à bout deux idées cohérentes, face à face avec ce qu’il croyait sans doute être l’effondrement de ses rêves, sans se douter que c’était probablement le contraire – mais heureusement pour lui il ne vécut pas assez longtemps pour s’en rendre compte –, c’est-à-dire que les révolutions se renforcent et s’affermissent dans les désastres pour se corrompre à la fin, se pervertir et s’écrouler dans une apothéose de triomphes militaires… »

Et Blum : « Mais tu parles comme un livre !… »

Et Georges relevant la tête, le regardant un moment, perplexe, interdit, et à la fin haussant les épaules disant : « C’est vrai. Excuse-moi. Une habitude, une tare héréditaire. Mon père a absolument tenu à ce que je me fasse recaler à Normale. Il tenait absolument à ce que je profite au moins un peu de cette merveilleuse culture que des siècles de pensée nous ont léguée. Il voulait à toute force que son enfant jouisse des incomparables privilèges de la civilisation occidentale. Etant le fils de paysans analphabètes, il est tellement fier d’avoir pu apprendre à lire qu’il est intimement persuadé qu’il n’y a pas de problème, et en particulier celui du bonheur de l’humanité, qui ne puisse être résolu par la lecture des bons auteurs. Il a même trouvé l’autre jour le moyen de se réserver (et je t’assure que si tu connaissais ma mère tu te rendrais compte de l’exploit, de la volonté, et par conséquent du degré d’émotion, de désarroi, que cela représente) cinq lignes sur les insipides lamentations qu’elle répand tout au long de ces lettres aux lignes heureusement limitées que nous sommes autorisés à recevoir, pour ajouter au concert ses propres lamentations en me faisant part de son désespoir à la nouvelle du bombardement de Leipzig et de sa paraît-il irremplaçable bibliothèque… » (s’interrompant, se taisant, pouvant voir sans avoir besoin de la sortir de son portefeuille la lettre – la seule qu’il ait gardée de toutes celles écrites par Sabine et au bas desquelles son père se contentait habituellement de tracer au-dessous du fatidique « Nous t’embrassons bien fort » les minuscules pattes de mouches dans lesquelles Georges était le seul à savoir qu’il fallait lire « Papa » –, revoyant donc (encore plus pattes de mouches, encore plus serrée, compressée par le manque de place et le désir d’en dire le plus possible dans le moins d’espace possible) la fine et délicate écriture d’universitaire, le maladroit style télégraphique : « … laissé à ta mère le soin de te donner de nos nouvelles qui sont bonnes comme tu le vois… dans la mesure où quelque chose peut être bon aujourd’hui te sachant pensant sans cesse à toi là-bas et à ce monde où l’homme s’acharne à se détruire lui-même non seulement dans la chair de ses enfants mais encore dans ce qu’il a pu faire, laisser, léguer de meilleur : l’Histoire dira plus tard ce que l’humanité a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’héritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui était la plus précieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse, ton vieux père », pouvant le voir assis, pachydermique, massif, presque difforme, dans la pénombre du kiosque où ils s’étaient tenus tous les deux ce dernier soir avant son départ tandis que leur parvenait du dehors le bourdonnement tantôt rageur tantôt assourdi du tracteur sur lequel le métayer achevait de faucher la grande prairie, le pénétrant et vert parfum de l’herbe coupée flottant dans le tiède crépuscule, les entourant, l’entêtante exhalaison de l’été, l’obscure silhouette du métayer juché sur le tracteur avec son chapeau de paille aux bords ébréchés et déchiquetés comme une noire auréole reflétée deux fois par les lunettes, parcourant lentement la surface courbe et brillante des verres devant le visage obscur et triste de son père, et tous les deux face à face, ne trouvant rien à se dire, tous deux murés dans cette pathétique incompréhension, cette impossibilité de communiquer qui s’était établie entre eux et qu’il (son père) venait d’essayer encore une fois de briser, Georges entendant sa bouche qui continuait (n’avait sans doute pas arrêté) de parler, sa voix lui parvenir, disant :) « … à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal… »

Et Blum : « Ça va. Bon. Ça va. Bon. Nous connaissons. Bon. Merde pour la bibliothèque de Liepzig. Bon. D’accord. Mais, encore une fois, ton bonhomme, ton type du portrait, la gloire et la honte de ta famille, ce n’était pas le premier général, ou missionnaire, ou commissaire, ou ce que tu voudras qui… »

Et Georges : « Oui. Sans doute. Je sais bien. Oui. Peut-être que ce ne fut pas seulement le fait de cette bataille, d’une simple défaite : non pas uniquement ce qu’il vit là, la panique, la lâcheté, les fuyards jetant leurs armes, criant comme toujours à la trahison et maudissant leurs chefs pour justifier leur panique, et peu à peu les coups de feu s’espaçant, puis isolés, sans suite, sans conviction, le combat en train de s’épuiser, de mourir de lui-même dans la langueur de la fin du jour. Nous avons vu, connu cela : ce ralentissement, cette progressive immobilisation. Comme la roue de la loterie foraine, le crépitement serré de la languette de métal (ou baleine) sur l’étincelante couronne des butoirs se décomposant pour ainsi dire, les claquements qui ne faisaient qu’un seul bruit continu de crécelle se séparant, se dissociant, se raréfiant, ces dernières heures où la bataille semble ne plus continuer qu’en vertu de la vitesse acquise, ralentir, reprendre, s’éteindre, se rallumer en d’absurdes et incohérents sursauts pour s’affaler de nouveau tandis que l’on recommence à entendre chanter les oiseaux, se rendant compte tout à coup qu’ils n’ont jamais arrêté de chanter, pas plus que le vent n’a cessé de balancer les branches des arbres, les nuages de cheminer dans le ciel, – quelques coups de feu, donc, encore, insolites maintenant, absurdes, çà et là dans la paix du soir, quelques accrochages tardifs d’arrière-gardes et de poursuivants, et non sans doute les troupes espagnoles proprement dites (c’est-à-dire régulières, royales, c’est-à-dire très probablement composées non pas d’Espagnols mais de mercenaires, de soudards irlandais ou suisses et commandées par quelque prince enfant ou quelque vieux général à tête de pharaon momifié, aux mains parcheminées, constellées de taches de son, également (l’enfant ou la vieille momie) couverts d’or, de plaques, d’ordres de diamants, semblables à des châsses, des madones, avec leurs immaculés uniformes blancs, leurs larges rubans de moire bleu ciel en sautoir, leurs mains baguées, le prince enfant à califourchon sur son rouan au sommet d’une colline, s’amusant à chercher dans la plaine à travers une lunette qu’il ne sait pas manier les dernières troupes de l’ennemi battant en retraite, la vieille momie parcheminée assise dans sa berline et à ce moment s’inquiétant déjà du cantonnement, de la ferme, du dîner, du lit – et peut-être de la fillette – que lui trouveront ses officiers), mais tirés (les sporadiques coups de feu) par ces occultes et mystérieux alliés que toute armée victorieuse semble susciter spontanément autour, en avant et en arrière d’elle, sans doute des paysans, ou des contrebandiers, ou les voleurs de grand chemin de l’endroit ou des environs armés de vieux tromblons et de pistolets rafistolés, un chapelet de médailles et d’ex-voto autour du cou, et à peu près la tête, le bec et les serres de cet honorable gentleman aux ascendances calabraises ou siciliennes qui tient la table de poker là-derrière, déguisé en soldat, et fait commerce de cigarettes à raison de deux unités pour le prix d’environ quatre jours de notre travail, et embrassant (les paysans et les contrebandiers) une vieille croix crasseuse sortie de sous leur chemise avant de décharger à bout portant de derrière un chêne-liège ou un fourré leur vieux tromblon sur un blessé ou un traînard avec cette sorte de rage sacrée, de sainte et meurtrière fureur, criant en même temps que part le coup quelque chose comme : « Tiens, salaud, mange ça ! », et lui (de Reixach) apparemment sourd et aveugle (aux coups de feu, aux chants d’oiseaux, au soleil déclinant), morne, absent, se laissant conduire par son cheval, les rênes abandonnées, déjà parvenu ou entré dans un autre état, un autre degré, soit de connaissance, soit de sensibilité – ou d’insensibilité – et à un moment donné un type – un soldat tête nue, sans écussons ni armes – sortant de quelque part (du coin d’une maison, de derrière une haie, du fossé où il s’était tapi) et se mettant à courir près de lui en criant : « Emmenez-moi, mon capitaine, emmenez-moi, laissez-moi aller avec vous ! », et lui ne le regardant même pas, ou peut-être si, mais comme on regarde un caillou, une chose, et détournant aussitôt la tête, et disant seulement un peu plus haut que le ton de la conversation : « Fichez-moi le camp », et le soldat continuant à courir à hauteur de sa botte – ou plutôt à trottiner, et sans doute n’en aurait-il pas eu besoin, n’aurait-il eu qu’à allonger le pas pour marcher à la même vitesse que le cheval, mais probablement l’idée de courir était-elle la chose qui répondait spontanément chez lui à son désir de fuir, d’échapper –, haletant, psalmodiant : « Emmenez-moi j’ai perdu mon régiment emmenez-moi mon capitaine je n’ai plus de régiment emmenez-moi laissez-moi aller avec vous… », et lui ne répondant maintenant même plus, ne l’entendant, ne le voyant sans doute même plus, retourné, emmuré dans ce silence hautain où lui parlaient peut-être maintenant déjà d’égal à égal tous ses barons d’ancêtres morts, tous ces Reixach qui… »

Et Blum : « Mais qu’est-ce que tu… »

Et Georges : « Non, écoute : alors le type a cessé de courir et il est venu vers nous, ou plutôt il s’est simplement arrêté de courir comme un petit chien, la tête levée, à peu près à la hauteur du genou de de Reixach, s’est planté au milieu de la route et a attendu qu’on soit arrivé à sa hauteur, disant à ce moment : « Laissez-moi monter sur le cheval », et Iglésia qui tenait la bride de ce sous-verge de la mitraille aux harnais coupés ne lui répondant pas plus que de Reixach, ne semblant pas plus le voir, et alors j’ai dit : « Tu vois bien qu’il n’a pas de selle, tu ne pourras pas tenir si on trotte », mais maintenant c’était à côté de nous qu’il s’était mis à courir ou plutôt à trottiner de nouveau, avançant de cette allure saccadée, sautillante, sa tête ballottant comme s’il allait s’effondrer chaque fois au pas suivant, ses yeux me regardant, répétant sans arrêt sur le même ton monotone, morne, suppliant : « Laissez-moi monter laissez-moi monter oh dites laissez-moi monter », et moi, à la fin, j’ai dit : « Hé, monte si tu veux ! », et en réalité, prêt à s’effondrer comme il était, je n’aurais jamais cru qu’il en serait capable, mais je n’avais pas plutôt parlé qu’il était là à se hisser, accroché aux harnais, avec une espèce de frénésie, de furieux coups de reins, et enfin il y parvint, fut dessus, se redressa, de Reixach se retournant alors, comme s’il avait eu des yeux dans le dos, lui qui à ce moment ne semblait même plus voir ce qu’il avait devant lui, criant : « Qu’est-ce que vous fichez là ? Je vous ai dit de ficher le camp ! Qui est-ce qui vous a permis de monter sur ce cheval et de me suivre ? » et le type recommençant à geindre, recommençant sa litanie, disant : « Laissez-moi aller avec vous J’ai perdu mon régiment et ils vont me prendre laissez-moi… », et lui : « Descendez tout de suite et fichez-moi le camp ! », puis je ne vis plus le type sur le cheval : encore plus vite qu’il n’était monté il s’était glissé à terre et en me retournant je le vis, planté droit au bord de la route, misérable, seul, désemparé, qui nous regardait nous éloigner, et au bout d’un moment Iglésia dit : « C’était un espion ! », et moi : « Qui ? », et Iglésia : « Le type. T’as pas vu ? C’était un Frisé », et moi : « Un Frisé ? Tu n’es pas fou. Pourquoi un Frisé ? », et lui haussant les épaules sans me répondre comme si j’étais idiot, et toujours le cliquetis régulier des pas des chevaux, et ce dos raide de de Reixach droit sur sa selle, oscillant à peine, et ce soleil, et cette couche de fatigue, de sommeil, de sueur et de poussière que j’avais comme collée à la figure comme un masque, m’isolant, et au bout d’un moment la voix d’Iglésia m’arrivant d’au-delà de cette pellicule, de très loin, quelque part dans le poudroiement de soleil, l’air épais, disant : « C’était un Frisé que j’te dis. Il parlait trop bien le français. Et puis t’as pas vu sa tête ? Ses cheveux ? Tout rouquin qu’il était ! », et moi : « Rouquin ? », et Iglésia : « Oh merde, t’es complètement abruti ou quoi ? T’es même plus capable de… »

« Et c’est alors que cette rafale de mitraillette est partie », dit-il (se tenant là, devant elle, tandis qu’elle continuait à l’examiner avec cette espèce de curiosité ennuyée, patiente, polie, et parfois quelque chose (non pas de l’effroi, mais comme une discrète et insolente méfiance aux aguets, comme ce qui aiguise, insaisissable, le regard indifférent des chats) quelque chose de furtif, aigu, foudroyant passant dans ses yeux, et aussitôt éteint, le visage inaltérable, ce masque régulier, serein, magnifique et vide, « Comme ces statues, pensa-t-il. Mais peut-être n’est-elle rien d’autre, ne faut-il rien lui demander de plus que ce que l’on demande à du marbre, à la pierre, au bronze : seulement de se laisser regarder et toucher, qu’elle se laisse seulement regarder et toucher… », mais il ne bougeait pas, pensant : « Mais elle pleurait. Il a dit qu’elle pleurait… »), puis il lui sembla les voir tous deux, elle et Iglésia, debout parmi le piétinement multiple de la foule, l’incessant crissement du gravier parsemé ou plutôt souillé de tickets perdants, et les minuscules mains de singe d’Iglésia en train de déchirer les petits bouts de papier maintenant sans valeur, tous les deux droits, raides l’un en face de l’autre : lui avec ce visage couleur de cuir, ahuri, terrifiant et triste, sa culotte blanche, ses bottes de poupée et ce triangle de soie brillante et rose de la casaque apparaissant entre les revers élimés du veston, et elle maintenant non plus inventée (comme disait Blum – ou plutôt fabriquée pendant les longs mois de guerre, de captivité, de continence forcée, à partir d’une brève et unique vision un jour de concours hippique, des racontars de Sabine ou des bribes de phrases (elles-mêmes représentant des bribes de réalité), de confidences ou plutôt de grognements à peu près monosyllabiques arrachés à force de patience et de ruse à Iglésia, ou à partir d’encore moins : d’une gravure qui n’existait même pas, d’un portrait peint cent cinquante ans plus tôt…), mais telle qu’il pouvait la voir maintenant, réellement devant lui, pour de vrai, puisqu’il pouvait (puisqu’il allait) la toucher, pensant : « Je vais le faire. Elle va me frapper, me faire mettre à la porte, mais je vais le faire… », et elle continuant toujours à le dévisager comme si elle le regardait à travers une plaque de verre, comme si elle se trouvait de l’autre côté d’une paroi transparente mais aussi dure, aussi impossible à traverser que du verre quoique apparemment aussi invisible et derrière laquelle, depuis qu’il était là, elle se serait tenue à l’abri ou plutôt hors d’atteinte tandis qu’elle laissait à ses lèvres (seulement ses lèvres, pas elle, – c’est-à-dire cette chose aiguë ou plutôt affûtée, subtile et foudroyante – et peut-être même inconnue d’elle – qui se mouvait à toute vitesse, traversait par éclairs le regard serein et indifférent) le soin d’élever comme une barrière supplémentaire la suite de mots indifférents, des formules indifférentes (disant : « Ainsi vous étiez… je veux dire : vous faisiez partie du même régiment, je veux dire du même escadron que… », ne finissant pas, ne prononçant pas (comme par une sorte de gêne, de pudeur – ou simplement de paresse) le nom (ou les deux noms) que lui-même n’avait pu se résoudre à écrire dans sa lettre, se contentant de mentionner seulement le numéro du régiment et de l’escadron, comme si lui aussi avait éprouvé cette même gêne, cette même impossibilité), et à un moment il l’entendit rire, disant : « Mais je crois que nous sommes vaguement parents, quelque chose comme cousins par alliance, non ?… », l’entendant prononcer six ans après et presque mot pour mot les paroles qu’il (de Reixach) avait lui-même dites dans un petit matin glacé d’hiver tandis que derrière lui passaient et repassaient les taches floues et rougeâtres des chevaux revenant de l’abreuvoir où il fallait casser la glace pour qu’ils puissent boire, et maintenant c’était l’été, – non le premier mais le deuxième après que tout avait pris fin, c’est-à-dire s’était refermé, cicatrisé, ou plutôt (pas cicatrisé, car aucune trace de ce qui s’était passé n’était déjà plus visible) rajusté, recollé, et si parfaitement qu’on ne pouvait plus discerner la moindre faille, comme la surface de l’eau se referme sur un caillou, le paysage reflété un moment brisé, fracassé, dissocié en une multitude incohérente d’éclats, de débris enchevêtrés de ciel et d’arbres (c’est-à-dire non plus le ciel, les arbres, mais des flaques brouillées de bleu, de vert, de noir), se reformant, le bleu, le vert, le noir se regroupant, se coagulant pour ainsi dire, s’ordonnant, ondulant encore un peu comme de dangereux serpents, puis s’immobilisant, et plus rien alors que la surface vernie, perfide, sereine et mystérieuse où s’ordonne la paisible opulence des branches, du ciel, des nuages paisibles et lents, plus rien maintenant que cette surface laquée et impénétrable, pensant (Georges) : « Alors il peut sans doute recommencer à y croire, à les aligner, les ordonner élégamment les uns après les autres, insignifiants, sonores et creux, dans d’élégantes phrases insignifiantes, sonores, bienséantes et infiniment rassurantes, aussi lisses, aussi polies, aussi glacées et aussi peu solides que la surface miroitante de l’eau recouvrant, cachant pudiquement… »

Mais Georges n’allait même plus jusqu’au kiosque à présent, se contentant de le défier, de l’épier sans même le regarder (car il n’en avait pas besoin, il n’avait pas besoin de se servir de ses yeux pour cela, pouvant voir sans avoir besoin que l’image s’en imprime sur sa rétine la masse du corps à présent de plus en plus envahie par la graisse, monstrueuse, de plus en plus accablée par son propre poids, le visage aux traits de plus en plus affaissés par l’effet de quelque chose qui n’était pas seulement la graisse et qui prenait peu à peu possession de lui, l’envahissait, l’emprisonnait, le murait dans une sorte de muette solitude, d’orgueilleuse et pesante tristesse), comme il l’avait défié, épié à son retour, la scène se déroulant ainsi : Georges déclarant qu’il avait décidé de s’occuper des terres, et soutenu (quoiqu’il fit semblant de ne pas l’entendre, quoique affectant de leur parler à tous deux également, et tourné cependant ostensiblement vers elle seule et se détournant ostensiblement de son père, et cependant s’adressant à lui, et ne tenant ostensiblement aucun compte d’elle ou de ce qu’elle pouvait dire), soutenu, donc, par la bruyante, obscène et utérine approbation de Sabine ; et pas plus, c’est-à-dire pas un mot, pas une observation, pas un regret, la pesante montagne de chair toujours immobile, silencieuse, la lourde et pathétique masse d’organes distendus et usés à l’intérieur de laquelle ou plutôt sous laquelle se tenait quelque chose qui était comme une partie de Georges, au point que malgré sa totale immobilité, malgré sa totale absence de réaction apparente Georges perçut parfaitement et plus fort que l’assourdissant caquetage de Sabine comme une sorte de craquement, comme le bruit imperceptible de quelque organe secret et délicat en train de se briser, et rien de plus après cela, rien d’autre, sinon cette carapace de silence, lorsque Georges venait s’asseoir à table dans sa salopette souillée, avec ses mains non pas souillées mais pour ainsi dire incrustées de terre et de cambouis au soir des lentes et vides journées tout au long desquelles il conduisait le tracteur, suivant les lents sillons, regardant à chaque aller et retour son ombre d’abord distendue, étirée, changer lentement de forme en même temps qu’elle tournait lentement autour de lui comme les aiguilles d’une montre, raccourcissant, se tassant, s’aplatissant, puis croissant, s’allongeant de nouveau, démesurée, gigantesque à la fin, à mesure que le soleil déclinait, sur la terre oublieuse et indifférente, le monde perfide de nouveau inoffensif, familier, trompeur, tandis que passaient parfois confusément les images, le visage décharné de Blum, Iglésia, et quand ils faisaient cuire les galettes, et l’obscure silhouette équestre, levant le bras, brandissant le sabre, s’écroulant lentement sur le côté, disparaissant, et elle, telle qu’il, ou plutôt ils (mais il n’avait plus personne avec qui en parler maintenant, et Sabine avait dit qu’on lui avait dit qu’elle s’était conduite d’une façon telle qu’on – c’est-à-dire sans doute ceux et celles qui appartenaient ou que Sabine jugeait dignes d’appartenir à ce milieu ou cette caste dans laquelle elle se rangeait elle-même – ne la recevait plus), telle donc qu’ils (c’est-à-dire lui, Blum – ou plutôt leur imagination, ou plutôt leur corps, c’est-à-dire leur peau, leurs organes, leur chair d’adolescents sevrés de femmes) l’avaient matérialisée : debout dans le contre-jour ensoleillé d’une fin d’après-midi, dans cette robe rouge couleur de bonbon anglais (mais peut-être cela aussi l’avait-il inventé, c’est-à-dire la couleur, ce rouge acide, peut-être simplement parce qu’elle était quelque chose à quoi pensait non son esprit, mais ses lèvres, sa bouche, peut-être à cause de son nom, parce que « Corinne » faisait penser à « corail » ?…) se détachant sur le vert pomme de l’herbe où galopent des chevaux ; et souvent il lui arrivait de la voir sous la forme d’une de ces reines dessinées sur les cartes à jouer qu’il faisait maintenant lui aussi glisser lentement dans sa main en se composant un visage indifférent (pensant : « En tout cas j’aurai au moins appris quelque chose à la guerre. Comme ça je ne l’aurai pas faite pour rien. J’aurai au moins appris à jouer au poker… » Car il jouait maintenant, retrouvait le soir, dans l’arrière-salle d’un bar situé près du marché aux bestiaux (s’y rendant comme il était, comme il avait dîné à la table de son père, c’est-à-dire en salopette et ses mains indécrassables, imprégnées de terre et de cambouis mêlés), trois ou quatre types aux identiques visages inexpressifs, aux identiques gestes brefs, économes, et qui jouaient gros, vidaient (avec les mêmes gestes qu’ils avaient pour jouer, de la même façon, silencieuse, rapide, et apparemment sans plaisir) des bouteilles du champagne le plus cher tandis que deux ou trois filles avec lesquelles chacun avait couché à tour de rôle attendaient en bâillant et se montrant leurs bagues sur les banquettes râpées) : rien qu’un simple bout de carton, donc, une de ces reines vêtues d’écarlate, énigmatiques, et symétriquement dédoublées, comme si elles se reflétaient dans un miroir, vêtues d’une de ces robes mi-partie rouge et verte aux lourds et rituels ornements, aux rituels et symboliques attributs (rose, sceptre, hermine) : quelque chose sans plus d’épaisseur, sans plus de réalité ni d’existence qu’un visage dessiné au trait sur le fond blanc du papier, impénétrable, inexpressif et fatal, comme le visage même du hasard ; puis – par un des joueurs – il apprit qu’elle s’était remariée et habitait Toulouse, et alors maintenant tout ce qui le séparait d’elle c’était cette vitre de derrière laquelle elle semblait à présent le regarder, lui parler, prononcer des mots, des paroles qu’il (et probablement elle non plus) n’écoutait pas, exactement comme s’il s’était tenu de l’autre côté de la glace d’aquarium, lui la regardant, pensant toujours : « Je vais le faire. Elle va me frapper, appeler quelqu’un et me faire mettre à la porte, mais je vais le faire… », et elle – c’est-à-dire sa chair – bougeant imperceptiblement, c’est-à-dire respirant, c’est-à-dire se dilatant et se contractant tour à tour comme si l’air pénétrait en elle non par sa bouche, ses poumons, mais par toute sa peau, comme si elle était faite d’une matière semblable à celle des éponges, mais d’un grain invisible, se dilatant et se contractant, semblable à ces fleurs, ces choses marines à mi-chemin entre le végétal et l’animal, ces madrépores, palpitant délicatement dans l’eau transparente, respirant, et lui n’écoutant toujours pas, ne se donnant même pas la peine de faire semblant d’écouter, la regardant, tandis qu’elle essayait de nouveau de rire, l’observait derrière son rire avec cette sorte de circonspection, ce mélange de curiosité, de méfiance, peut-être de crainte, comme s’il eût été un peu quelque chose comme un fantôme, un revenant, lui-même pouvant se voir dans l’épaisseur glauque de la glace derrière elle, avec son visage brûlé, son air de chien maigre, affamé, pensant : « Ouais ! C’est à peu près de ça que je dois avoir l’air ! D’avoir envie de mordre… », et elle disant toujours n’importe quoi : Comme vous êtes brun Vous revenez de la mer ? et lui : Quoi ? et elle : Vous êtes tout hâlé par le soleil, et lui : La mer ? Pourqu… Oh ! Non je m’occupe des terres vous savez Je suis toute la journée sur le tract…, puis sa propre main lui apparaissant, entrant dans son champ de vision, c’est-à-dire comme s’il l’avait plongée dans l’eau, la regardant s’avancer, s’éloigner de lui, avec une sorte d’étonnement, de stupeur (comme si elle se séparait de lui, se détachait du bras, par l’effet de cette légère déviation du rayon visuel quand il traverse la surface d’un liquide) : la main maigre, brune, aux doigts longs et fins, dont il n’avait pas réussi, en huit ans, malgré les manches de fourches, de pelles, de pioches, la terre, le cambouis, à faire une main de paysan et qui restait désespérément déliée, faisant dire amoureusement et orgueilleusement à Sabine qu’il avait une main de pianiste, qu’il aurait dû faire de la musique, qu’il avait certainement gâché, gaspillé là un don, une chance unique (mais il ne se donnait même plus la peine maintenant de hausser les épaules), chassant l’image, la voix de Sabine tandis qu’il regardait toujours, comme fasciné, sa propre main devenue maintenant pour ainsi dire étrangère à lui-même, c’est-à-dire faisant partie au même titre que les arbres, le ciel, le bleu, le vert, de ce monde étranger, étincelant et incroyable où elle (Corinne) se tenait, irréelle, incroyable elle aussi malgré son lourd parfum, sa voix, respirant de plus en plus vite maintenant, sa poitrine, ses seins s’élevant et s’abaissant comme ces gorges d’oiseaux, palpitant, l’air (ou le sang) affluant en pulsations rapides tandis que sa voix se faisait plus pressée, montait d’un demi-ton peut-être, disant : Eh bien j’ai été heureuse de vous voir Je dois maintenant sortir Je crois qu’il doit être assez tard Il faut…, mais ne bougeant pourtant pas, la main maintenant très loin de lui (comme, au cinéma, les gens du balcon, près de la cabine de projection, agitent le bras, leurs mains, les cinq doigts ouverts s’interposant dans le rayon lumineux, projetant leurs ombres immenses et mouvantes sur l’écran comme pour posséder, atteindre, l’inaccessible rêve scintillant), complètement détachée à présent, si bien que lorsqu’il la toucha (le haut du bras nu un peu au-dessous de l’épaule) il éprouva d’abord la bizarre sensation de ne pas la toucher vraiment, comme lorsqu’on prend un oiseau dans la main : cette surprise, cet étonnement provoqué par la différence entre le volume apparent et le poids réel, l’incroyable légèreté, l’incroyable délicatesse, la tragique fragilité des plumes, du duvet, et elle disant : Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que vous…, et incapable semblait-il tant de finir sa phrase que de bouger, respirant seulement de plus en plus vite, haletant presque, tandis qu’elle continuait à le fixer avec cette expression d’effroi, d’impuissance, et entre sa paume et la peau soyeuse du bras, encore quelque chose, pas plus épais qu’une feuille de papier à cigarette, mais quelque chose s’interposant, c’est-à-dire la sensation du toucher éprouvée comme légèrement en retrait, comme lorsque les doigts engourdis par le froid se posent sur un objet et ne le perçoivent, semble-t-il, qu’à travers une pellicule, une sorte de corne d’insensibilité, et tous les deux (Corinne et lui) parfaitement immobiles, se dévisageant, puis la main se fermant sur le bras, serrant, et alors il pouvait maintenant fermer les yeux, respirant seulement son odeur de fleur, l’entendant haleter, l’air entrant et ressortant très vite à travers ses lèvres, puis elle fit entendre quelque chose comme un soupir, un gémissement, disant : Vous me faites mal, disant : Lâchez-moi vous me Mais lâchez-moi…, jusqu’à ce qu’il se rendît compte que sa main serrait maintenant de toutes ses forces, mais il ne la retira pas, relâchant seulement un peu ses muscles, se rendant compte en même temps qu’à présent il tremblait, d’une façon continue, imperceptible, incontrôlable, et elle disant : Je vous en prie Mon mari peut rentrer Je vous en prie lâchez-moi Cessez, mais ne bougeant toujours pas, haletant un peu, répétant d’une voix monotone, mécanique, effrayée : Je vous en prie Voyons Je vous en prie Je vous en prie…, Georges se contentant maintenant de laisser sa main où elle était, sans plus, et absolument immobile lui aussi, comme si non pas entre eux maintenant mais autour d’eux, les enserrant, l’air avait partout cette fallacieuse consistance du verre, invisible et cassant, d’une terrifiante fragilité, et alors restant là (Georges) sans faire un mouvement, sans oser bouger, essayant de retenir sa respiration, de calmer la bruyante rumeur de son sang, le vert et transparent crépuscule de mai tout entier semblable à du verre, et dans la gorge cette espèce de nausée qu’il s’efforçait de contenir, déglutissant, pensant entre deux assourdissantes ruées de l’air : C’est d’avoir trop couru, pensant : Mais c’est peut-être tout cet alcool ? pensant qu’il aurait dû essayer de vomir comme tout à l’heure Iglésia dans le champ, pensant : Mais vomir quoi ? cherchant à se rappeler la dernière fois qu’il avait mangé ah oui ce bout de saucisson ce matin dans la forêt (mais était-ce le matin ou quand ?), son estomac empli par le genièvre qu’il lui semblait sentir à l’intérieur de lui comme un corps étranger, inassimilable, une boule solidifiée ou plutôt à demi solidifiée et lourde, quelque chose comme du mercure, alors tout à l’heure il aurait dû se mettre les doigts dans la gorge et vomir, au moins il aurait été soulagé, quand ils étaient dans la maison en train d’enfiler de nouveau leurs uniformes, et ensuite se tenant (de nouveau lourd, roide, exténué, dans sa gangue roide et lourde de drap et de cuir) seul dans la chambre, toujours en train de se demander s’il allait vomir ou pas et où Iglésia avait bien pu passer, tandis que par la fenêtre il regardait filer rapidement là-bas sur la route les camionnettes du génie battant en retraite, pas plus grosses que des jouets, se succédant sans interruption dans une fuite précipitée, puis Iglésia de nouveau là sans qu’il eût pu dire (pas plus que lorsqu’il avait disparu) quand et comment il était revenu, Georges sursautant, se retournant, le regardant de ce même œil exténué, incrédule, et Iglésia : « Ces pauv’ carnes faut quand même qu’elles bouffent », et lui pensant : « Bon Dieu. Il a encore trouvé moyen d’y penser. Presque ivre mort. Comme l’autre ce matin pour les faire boire. Comme si… », puis s’arrêtant de penser, ne finissant pas, cessant de s’intéresser à lui pour regarder lui aussi ce que contemplaient maintenant les deux yeux globuleux et jaunes, ahuris, incrédules eux aussi, tous les deux se tenant un instant immobiles tandis que là-bas, par-delà les prés en pente, les petites voitures jouets continuaient à filer à la queue leu leu : puis dégringolant ensemble l’escalier, traversant en courant la cour déserte de la ferme et reprenant en sens inverse le chemin qu’ils avaient suivi le matin, – et tout ce qu’il pouvait voir maintenant (couché de tout son long sur le ventre dans l’herbe du fossé, haletant, essayant toujours sans y parvenir de contenir le formidable bruit de forge dans sa poitrine) c’était l’étroite bande horizontale à quoi, pour lui, se réduisait à présent le monde, limitée en haut par la visière de son casque, en bas par l’entrecroisement des brins d’herbe du fossé juste devant ses yeux, flous, puis plus nets, puis non plus des brins d’herbe : une tache verte dans le vert crépuscule, allant se rétrécissant puis cessant à l’endroit où le chemin empierré débouchait sur la route, puis les pavés de la route et les deux bottes noires, soigneusement cirées, de la sentinelle, avec leurs brillants replis d’accordéon au niveau de la cheville, l’axe des bottes dessinant la base d’un V renversé dans l’ouverture duquel, de l’autre côté de la route, le cheval mort apparaissait et disparaissait entre les roues des camions sautant sur les pavés, toujours là, à la même place que le matin mais, semblait-il, comme aplati, comme s’il avait peu à peu fondu au cours de la journée à la façon de ces personnages de neige qui au fur et à mesure du dégel semblent s’enfoncer insensiblement dans la terre, comme attaqués par leur base, se déformant lentement, de sorte que subsistent seules à la fin les masses les plus importantes et les supports – manches à balai, bâtons, – qui ont servi d’armature : ici le ventre, maintenant énorme, gonflé, distendu, et les os, comme si le milieu du corps avait aspiré à son profit toute la substance de l’interminable carcasse, les os avec leur tête ronde semblables maintenant à des piquets plantés de traviole et soutenant tant bien que mal comme une tente la croûte de boue écaillée qui lui servait d’enveloppe : mais plus de mouches maintenant, comme si elles-mêmes l’avaient abandonné, comme s’il n’y avait plus rien à en tirer, comme s’il était déjà – mais ce n’était pas possible, pensa Georges, pas en un jour –, non plus viande boucanée et puante mais transmuée, assimilée par la terre profonde qui cache en elle sous sa chevelure d’herbe et de feuilles les ossements des défuntes Rossinantes et des défunts Bucéphales (et des défunts chevaliers, des défunts cochers de fiacre et des défunts Alexandres) retournés à l’état de chaux friable ou de… (mais il s’était trompé : il en jaillit brusquement une – cette fois de l’intérieur des naseaux – et quoiqu’il se trouvât à plus de quinze mètres il la vit (grâce sans doute à cette nauséeuse et minutieuse acuité visuelle que donne l’ivresse) aussi distinctement (velue, bleu-noir, étincelante, et quoiqu’il eût les oreilles fracassées par l’incessant tapage des camions lancés à toute vitesse, il l’entendit aussi : son bourdonnement impétueux, vorace, furibond) que les têtes des clous dans les quatre fers du cheval posés de chant sur la surface de la route et maintenant, par rapport à Georges, au premier plan)… retournés, donc, à l’état de chaux friable, de fossiles, ce qu’il était sans doute lui-même en passe de devenir à force d’immobilité, assistant impuissant à une lente transmutation de la matière dont il était fait en train de se produire à partir de son bras replié et qu’il pouvait sentir mourir peu à peu, devenir insensible, dévoré non par les vers mais par un fourmillement gagnant lentement et qui était peut-être le secret remue-ménage d’atomes en train de permuter pour s’organiser selon une structure différente, minérale ou cristalline dans le cristallin crépuscule dont le séparait toujours l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, à moins que ce ne fût pas une feuille de papier à cigarette mais le contact du crépuscule lui-même sur sa peau car telle est, pensa-t-il, l’exquise délicatesse de la chair des femmes qu’on hésite à croire qu’on les touche réellement, la chair tout entière comme des plumes, de l’herbe, des feuilles, de l’air transparent, aussi fragile que du cristal, et où il pouvait toujours l’entendre haleter faiblement, à moins que ce ne fût son propre souffle, à moins qu’il ne fût maintenant aussi mort que le cheval et déjà à demi englouti, repris par la terre, sa chair se mélangeant à l’humide argile, ses os se mélangeant aux pierres, car peut-être était-ce une pure question d’immobilité et alors on redevenait simplement un peu de craie, de sable et de boue, pensant que c’était cela qu’il aurait dû lui dire, pouvant le voir, tel qu’il était sans doute à cette même heure, dans la pénombre du kiosque crépusculaire où à travers les carreaux de verres de couleur le monde apparaissait unifié, fait d’une seule et même matière, verte, mauve ou bleue, enfin réconcilié, à moins qu’il ne fît là-bas une de ces soirées de mai trop chaudes pour rester dans le kiosque, auquel cas ils devaient alors se trouver elle et lui encore sous le grand marronnier où ils ont pris le thé, le marronnier en fleurs à cette époque, ses multiples grappes blanches comme des candélabres doucement phosphorescentes dans le crépuscule, l’ombre épaisse s’enténébrant de bleu, tombant sur eux maintenant, les recouvrant comme une couche opaque et uniforme de peinture, lui et ses éternelles feuilles de papier étalées devant lui sur la table à côté du plateau qu’il a écarté, une soucoupe posée dessus pour empêcher que l’haleine du soir ne les disperse car il ne peut sans doute même plus distinguer à présent la fine écriture qui les couvre, se contentant sans doute à présent ou du moins essayant de se contenter de savoir que ces caractères, ces signes sont là, comme dans sa nuit un aveugle sait – connaît – l’existence des murs protecteurs, de la chaise, du lit, encore qu’il puisse au besoin les toucher pour éprouver la certitude de leur présence, – alors que le jour, ou la lumière (pensait Georges, toujours couché dans le fossé, attentif, raide, maintenant complètement insensible et paralysé de crampes, et aussi immobile que la carne morte, le visage parmi l’herbe nombreuse, la terre velue, son corps tout entier aplati, comme s’il s’efforçait de disparaître entre les lèvres du fossé, se fondre, se glisser, se faufiler tout entier par cette étroite fissure pour réintégrer la paisible matière (matrice) originelle, pensant aux soirs où on dînait dehors et où, à cette heure, Julien apportait la lampe à pétrole et, tandis qu’on disposait la table, son père se remettait au travail, enfermé – lui et ces feuillets aux coins retournés, raturés et qui étaient en quelque sorte devenus comme une partie de lui-même, un organe supplémentaire et aussi inséparable de lui que son cerveau ou son cœur, ou sa pesante vieille chair – dans cette espèce de cocon protecteur, d’œuf, de sphère huileuse, jaunâtre et close que délimitait dans la nuit du parc et le zézaiement des moustiques la lueur de la lampe), alors, donc, que la lumière n’apporterait d’autre certitude que la décevante réapparition de griffonnages sans autre existence réelle que celle attribuée à eux par un esprit lui non plus sans existence réelle pour représenter des choses imaginées par lui et peut-être aussi dépourvues d’existence, et alors mieux valait à tout prendre son jacassement de volatile, ses colliers entrechoqués, son perpétuel et insensé verbiage qui avaient au moins la vertu d’exister, quand ce ne serait que par le bruit et le mouvement, en admettant que le bruit et le mouvement ne fussent pas encore des formes futiles et illusoires du contraire de l’existence : voilà ce qu’il aurait fallu savoir, ce qu’il aurait fallu pouvoir demander au cheval, et peut-être était-ce un problème que Georges aurait pu résoudre s’il avait été moins ivre ou moins las, et, peut-être du reste la question se résoudrait-elle toute seule d’un instant à l’autre et cela par le simple effet d’un coup de fusil, c’est-à-dire par le fait que l’inertie naturelle de la matière serait pour un instant rompue (une combustion, une dilatation, un projectile violemment chassé à l’intérieur d’un tube), le transformant pour de bon en un simple amas de matière chevaline que seule sa forme distinguerait de celle de cette rosse, pour peu qu’il vienne à l’idée de cette sentinelle qui maintenant allait et venait d’un côté à l’autre du chemin parallèlement au bord de la route d’avancer au contraire perpendiculairement à celle-ci d’une dizaine de mètres dans le chemin, et naturellement il (Georges) pourrait toujours essayer de tirer le premier ce qui, en admettant qu’il réussisse à le faire suffisamment vite et sauter ensuite suffisamment vite par-dessus la clôture, lui donnerait bien le temps de goûter une dernière fois à cette forme futile et illusoire de la vie qu’est le mouvement (le temps de parcourir à son tour une dizaine ou une quinzaine de mètres) avant de savoir ce que ne savaient pas encore les mouches, ce qu’elles sauraient à leur tour un jour, ce que tout le monde finissait à la fin par savoir mais que jamais ni cheval, ni mouche, ni l’homme n’était jamais revenu raconter à ceux qui l’ignoraient encore, et alors il serait mort pour de bon, et si la sentinelle était la plus rapide il n’aurait même pas le temps de se lever, de sorte qu’il serait à cette même place, et qu’est-ce qu’il y aurait de changé sinon qu’il ne serait plus tout à fait dans la même position puisqu’il aurait essayé d’épauler et viser, et c’était tout, car en définitive ce serait toujours la même paisible et tiède soirée de mai avec sa verte senteur d’herbe et la légère humidité bleuâtre qui commençait à tomber sur les vergers et les jardins : il y aurait seulement eu un ou deux coups de feu comme on peut en entendre en septembre après l’ouverture de la chasse le soir, quand après le travail un paysan ou un gamin a pris à tout hasard un fusil et décidé de faire un petit tour du côté où il a levé ce lièvre l’autre jour et cette fois le lièvre était au rendez-vous et il l’a tiré, avec cette différence que personne ne le ramasserait pour le porter par les oreilles mais qu’il serait toujours là, au même endroit, complètement et définitivement immobile alors avec sans doute comme Wack cette expression de surprise stupide des morts, la bouche bêtement ouverte, les yeux ouverts aussi regardant sans la voir cette étroite bande d’univers qui s’étendait devant lui, ce même mur aux briques rouge foncé (les briques trapues, courtes et épaisses, d’une matière grenue, les plus claires tachetées de sombre sur un fond couleur rouille, les plus foncées couleur de sang séché, d’un pourpre brunâtre allant parfois jusqu’au mauve sombre, presque bleu, comme si la matière dont elles étaient faites avait contenu des scories ferrugineuses, du mâchefer, comme si le feu qui les avait cuites avait pour ainsi dire solidifié quelque chose comme, sanglante, minérale et violente, de la viande à l’étal d’un boucher (mêmes nuances allant de l’orange au violacé), le cœur même, la dure et pourpre chair de cette terre à laquelle il était collé pour ainsi dire ventre à ventre), les joints plus clairs faits d’un mortier grisâtre dans lequel il pouvait voir, enchâssés, les grains de sable, une herbe sauvage, d’un vert délicat, poussant irrégulièrement tout contre la base du mur (comme pour dissimuler la ligne de jonction, la charnière, l’arête du dièdre formé par le mur et le sol), et, un peu en avant, le départ des fortes tiges dont la visière de son casque l’empêchait de voir le haut, la fleur (ou les bourgeons : peut-être des roses trémières ou de jeunes tournesols ?) : à peu près de l’épaisseur du pouce, rayées de stries ou plutôt de cannelures longitudinales d’un vert plus clair, presque blanc, et couvertes d’un léger duvet, non pas couché, mais poussant perpendiculairement à la tige, les premières feuilles du bas déjà flétries et desséchées, pendant, flasques, comme des feuilles de salade rongées, leurs bords jaunis, mais celles du dessus encore fermes, fraîches, avec leurs nervures claires et ramifiées comme un réseau symétrique de veinules, de fleuves, d’affluents, la matière même des feuilles moelleuse, veloutée, quelque chose (se détachant sur les briques rugueuses, minérales et sanglantes) d’incroyablement tendre, immatériel, les brins d’herbe à peu près immobiles seulement agités parfois d’un faible frisson, les tiges vigoureuses des hautes plantes absolument immobiles elles, les larges feuilles palpitant mollement de temps à autre dans l’air calme, tandis que, de la route, continuait toujours à parvenir ce gigantesque vacarme : pas le canon (on ne l’entendait plus maintenant que lointain, sporadique, dans la paisible et pure fin du jour, comme les derniers soubresauts, sans conviction, attardés et conventionnels de la bataille – comme ces gestes, ce simulacre de travail, cette activité de façade que des employés ou des ouvriers entretiennent paresseusement en attendant l’heure de la fermeture des bureaux ou des ateliers), mais la guerre elle-même se ruant avec un fracas semblable – en démesuré – à celui que l’on peut entendre dans les gares, fait d’échos de tampons entrechoqués, de ferraille secouée, insolite, métallique et désastreux ; puis, plus à gauche, jaillissant juste de l’arête du dièdre comme d’une fissure entre la terre et le mur, il y avait une de ces plantes sauvages : une touffe, ou plutôt une corolle de feuilles réparties en couronne (comme un jet d’eau retombant), déchiquetées, dentelées et hérissées (comme ces anciennes armes ou ces harpons), vert foncé, râpeuses, puis, après cela, encore la tige – celle-ci légèrement inclinée vers la droite – d’une de ces mêmes hautes plantes, puis fixé au mur par un (sans doute y en avait-il encore un autre plus haut, mais il ne pouvait pas non plus le voir) tenon de fer, le montant ou plutôt le chevron de bois sur lequel était articulée une porte de poulailler : le tenon complètement rouillé, scellé dans le mur de briques, le ciment autour de l’épaisse lame de fer formant une collerette crémeuse dans laquelle on pouvait encore voir les traces de la truelle qui en lissant le mortier y avait laissé des empreintes dessinées par une bavure (léger bourgeonnement grumeleux de la matière pressée) en relief, le chevron – le montant de la porte, comme d’ailleurs son châssis lui-même – décoloré par la pluie, grisâtre, et, pour ainsi dire feuilleté, comme de la cendre de cigare, le châssis, lui, à moitié déglingué, une des deux chevilles de bois qui tenaient l’angle inférieur presque sortie de son logement, le tout ayant pris du jeu, la traverse inférieure faisant donc avec le montant vertical un angle non pas droit mais légèrement obtus de sorte qu’elle devait racler le sol quand on ouvrait la porte, l’herbe qui entourait en touffes serrées et drues le pied du chevron fixé au mur diminuant de hauteur à partir de là jusqu’à n’être plus qu’une plaque rase aux brins couchés sur le sol, aplatis et courts, puis cessant, la terre nue rayée de courbes concentriques correspondant aux saillies de la traverse inférieure lorsqu’elle pivotait en frottant le sol autour du montant, le grillage de fil de fer galvanisé pas en bien meilleur état, quoiqu’il ait apparemment été remplacé à une date assez récente (plus récente en tout cas que la construction du poulailler et de la porte) car il n’était pas encore rouillé (mais les petits clous en forme de fer à cheval qui le maintenaient au châssis, oui), par contre enfoncé et distendu (le grillage), dessinant une surface bosselée, une grande poche (peut-être conséquence des coups de pied nécessaires à la fermeture de la porte) s’étant formée dans le bas, distendant, ou plutôt étirant irrégulièrement les mailles hexagonales, l’herbe poussant de nouveau au pied du second montant de bois contre lequel venait buter le châssis, de nouveau en touffes serrées, et continuant tout le long du grillage qui reprenait au-delà, le champ de vision de Georges s’arrêtant là, c’est-à-dire pas d’une façon nette : par cette sorte de frange qui s’étend à droite et à gauche de notre vue et à l’intérieur de laquelle les objets sont moins vus que perçus sous forme de taches, de vagues contours, trop épuisé (Georges) ou trop ivre pour seulement tourner la tête : il ne vit pas de poules derrière le grillage, ou peut-être étaient-elles déjà couchées puisqu’on dit qu’elles le font avec le soleil, et quand il entendit chuchoter Iglésia il ne comprit d’abord pas, répétant : Quoi ? Iglésia lui touchant cette fois la cuisse, disant : … les poules. J’parie qu’ils vont venir les chercher. Fait assez noir, non ?… Ils commencèrent alors à ramper à reculons, la tête toujours fixe, le champ de leur vision s’agrandissant au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, la maison apparaissant peu à peu tout entière, rouge sombre et trapue avec, sur sa gauche, le poulailler et au-dessus de l’endroit où ils étaient couchés l’instant d’avant une fenêtre avec un pot à lait en émail bleu, presque plus discernable dans le crépuscule, posé sur le rebord, mais la fenêtre, quoique ouverte, vide, morte, noire, et les deux autres, au premier étage, vides et noires elles aussi, sans vie, eux rampant toujours à reculons dans le fossé, puis quand ils atteignirent le tournant se redressant, s’élançant, basculant par-dessus la clôture et retombant de l’autre côté, et se tenant encore là, immobiles, tapis, écoutant leurs deux respirations de nouveau déréglées, et pendant un moment incapables de rien percevoir d’autre, puis – rien ne se produisant – traversant courbés en deux le jardinet, franchissant une deuxième clôture, et après (c’était un verger) de nouveau accroupis l’un derrière l’autre, tout contre la haie, et de nouveau leur souffle, leur sang tumultueux, mais ne bougeant pas encore, la lente obscurité s’épaississant peu à peu, et dans son dos la voix d’Iglésia chuchotant de nouveau, enrouée, furieuse, empreinte de cette espèce de puérile indignation (et pas besoin de se retourner pour voir ses gros yeux de poisson emplis eux aussi de cette même stupéfaction, moroses, outragés) : « Des camionnettes du génie ! Tu parles… », Georges ne répondant pas, ne se détournant même pas, le chuchotement indigné, réprobateur et plaintif s’élevant de nouveau : « Merde. Un peu plus on lui tombait dans les bras. Où est-ce que tu regardais ? », Georges ne répondant toujours pas, commençant à reculer le long de la haie sans quitter un seul instant des yeux le coin de la maison de briques là-bas, obscure entre les ténébreuses branches des pommiers : mais il ne passait plus de camions maintenant et tout ce qu’il pouvait voir c’était la tache claire que faisait le chiffon rose accroché à la haie non loin du cheval, mais pas le cheval, et pas la sentinelle non plus, seulement la tache rose luisant faiblement dans la pénombre, puis même plus le chiffon parce qu’ils avaient franchi encore une autre haie, toujours à reculons, la tête toujours tournée du côté de la route, se heurtant du dos à la haie, la main tâtonnant derrière eux, levant la jambe, un moment à cheval sur la haie, le buste couché dessus, et retombant de l’autre côté sans qu’un seul instant ils aient cessé de surveiller l’angle de la maison, leurs têtes et leurs corps absorbés pour ainsi dire par des problèmes différents, agissant chacun pour leur compte ou, si l’on préfère, se répartissant les tâches, leurs membres accomplissant spontanément et sous leur propre autorité et contrôle la suite des mouvements auxquels leurs cerveaux ne semblaient pas prêter attention, la nuit presque complète à présent, la cacophonique explosion de piaillements effrayés s’élevant soudain du poulailler dans un concert de battement d’ailes et d’air froissé, la dérisoire et déchirante protestation emplissant un moment le crépuscule, discordante, terrifiée et furibonde, comme un parodique appendice à la bataille : quelque chose avec des jurons, des mains, des bras maladroits fauchant l’air parmi les indistinctes boules rousses et hérissées voletant maladroitement, se heurtant, s’égosillant, jusqu’à ce que l’inégal combat s’apaise aussi peu à peu, prenant fin sur un dernier cri terrifié, étranglé, pitoyable, puis plus rien, seulement sans doute dans le poulailler vide la lente et silencieuse retombée des plumes éparpillées descendant en se balançant, et la voix d’Iglésia disant : « Ben merde », et un moment plus tard disant encore : « Mince, c’est au moins toute une division qui nous a défilé sous le nez, j’aurais jamais cru qu’il y en avait tant ! J’aurais jamais cru qu’ils pouvaient aller aussi vite. S’ils font la guerre assis sur des banquettes, qu’est-ce qu’on foutait là, nous, avec nos cagneux. Mince alors ! On avait bonne mine… »