Il parlait et maugréait encore, mais je fis tomber son briquet : nous tâtonnions dans le noir maintenant, trébuchant dans l’escalier de bois, naturellement le vieux n’était pas rentré et pas de canard alors, c’était à prévoir sans doute était-il en train de cuver son genièvre, il persistait comme une faible lueur dans la chambre celle qui s’attarde encore après le crépuscule on pouvait voir luire le bois du lit je me cognai contre la chaise et la fis tomber cela fit un bruit épouvantable dans la maison vide nous restâmes un moment écoutant comme si on avait pu l’entendre de la route puis je tâtonnai de nouveau dans le noir pour la ramasser posai mon fusil m’assis je vis alors qu’il s’était couché tel que sur le lit je dis Merde tu pourrais au moins retirer tes éperons, puis il n’y eut plus rien, c’est-à-dire ne me souvenant de rien, je pense que j’avais dû m’endormir là d’un bloc peut-être avant même d’avoir fini de parler, peut-être n’étais-je même pas arrivé jusqu’à éperons l’avais-je simplement pensé le néant le noir sommeil me tombant dessus comme une cloche m’ensevelissant alors que j’étais assis sur la chaise penché en avant ma main tâtonnant essayant de déboucler la courroie de mes, pensant quelle idée nous avions eue de les remettre puisque nous avions laissé les chevaux à l’écurie quel besoin, leurs mollettes étaient bloquées par les caillots de sang à force de lui avoir labouré les flancs le dimanche quand nous avions fait ces quinze kilomètres presque tout le temps au galop pour repasser le pont avant qu’il saute, une fois il nous raconta qu’un de ces vieux types en pantalon rayé tube gris moustache à la phoque et rosette à la boutonnière l’avait payé pour qu’il le monte (Le monter ? dis-je, Oui le monter quoi Comme un cheval Faut te faire un dessin ? – me regardant de ses gros yeux surpris comme si j’étais un idiot ou à peu près), Iglésia lui passant un filet dans la bouche, la cravache à la main, revêtu de sa casaque de jockey botté et il avait dû mettre des éperons, le type tout nu à quatre pattes sur le tapis de sa chambre il devait le cravacher lui scier la gueule et lui érafler le ventre de ses éperons, racontant cela de sa même voix morose perpétuellement et naturellement scandalisée de sorte qu’il était impossible de savoir s’il s’indignait réellement : tout au plus trouvait-il peut-être la chose simplement un peu incompréhensible mais pas tant que cela après tout, dégoûtante aussi, mais pas tellement non plus, habitué qu’il était aux excentricités des riches ayant pour eux cette complaisance songeuse plus stupéfaite qu’outrée et un peu mais pas tellement méprisante des pauvres, putains maquerelles ou larbins ; cela me tomba dessus comme si on m’avait jeté brusquement sur la tête une couverture m’emprisonnant, tout à coup tout fut complètement noir, peut-être étais-je mort peut-être cette sentinelle avait-elle tiré la première et plus vite, peut-être étais-je toujours couché là-bas dans l’herbe odorante du fossé dans ce sillon de la terre respirant humant sa noire et âcre senteur d’humus lappant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres touffues me léchant le visage mais en tout cas mes mains ma langue pouvant la toucher la connaître m’assurer, mes mains aveugles rassurées la touchant partout courant sur elle son dos son ventre avec un bruit de soie rencontrant cette touffe broussailleuse poussant comme étrangère parasite sur sa nudité lisse, je n’en finissais pas de la parcourir rampant sous elle explorant dans la nuit découvrant son corps immense et ténébreux, comme sous une chèvre nourricière, la chèvre-pied (il disait qu’ils faisaient ça aussi bien avec leurs chèvres qu’avec leurs femmes ou leurs sœurs) suçant le parfum de ses mamelles de bronze atteignant enfin cette touffeur lappant m’enivrant blotti au creux soyeux de ses cuisses je pouvais voir ses fesses au-dessus de moi luisant faiblement phosphorescentes bleuâtres dans la nuit tandis que je buvais sans fin sentant cette tige sortie de moi cet arbre poussant ramifiant ses racines à l’intérieur de mon ventre mes reins m’enserrant lierre griffu se glissant le long de mon dos enveloppant ma nuque comme une main, il me semblait rapetisser à mesure qu’il grandissait se nourrissant de moi devenant moi ou plutôt moi devenant lui et il ne restait plus alors de mon corps qu’un fœtus ratatiné rapetissé couché entre les lèvres du fossé comme si je pouvais m’y fondre y disparaître m’y engloutir accroché comme ces petits singes sous le ventre de leur mère à son ventre à ses seins multiples m’enfouissant dans cette moiteur fauve je dis N’allume pas, j’attrapai son bras au vol elle avait un goût de coquillage salé je ne voulais connaître, savoir rien d’autre, rien que laper sa

et elle : Mais tu ne m’aimes pas vraiment

et moi : Oh bon Dieu

et elle : Pas moi ce n’est pas moi que tu

et moi : Oh bon Dieu pendant cinq ans depuis cinq ans

et elle : Mais pas moi Je le sais pas moi M’aimes-tu pour ce que je suis m’aurais-tu aimée sans je veux dire si

et moi : Oh non écoute qu’est-ce que ça peut faire laisse-moi te Qu’est-ce que ça peut faire à quoi ça rime laisse-moi je veux te

moule humide d’où sortaient où j’avais appris à estamper en pressant l’argile du pouce les soldats fantassins cavaliers et cuirassiers se répandant de la boîte de Pandore (engeance tout armée bottée et casquée) à travers le monde la gent d’armes ils avaient une plaque de métal en forme de croissant suspendue au cou par une chaîne étincelante comme de l’argent des galons des torsades d’argent ça avait quelque chose de funèbre de mortel ; je me rappelle ce pré où ils nous avaient mis ou plutôt parqués ou plutôt stockés : nous gisions couchés par rangées successives les têtes touchant les pieds comme ces soldats de plomb rangés dans un carton, mais en arrivant elle était encore vierge impolluée alors je me jetai par terre mourant de faim pensant Les chevaux en mangent bien pourquoi pas moi j’essayai de m’imaginer me persuader que j’étais un cheval, je gisais mort au fond du fossé dévoré par les fourmis mon corps tout entier se changeant lentement par l’effet d’une myriade de minuscules mutations en une matière insensible et alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi ma chair engraissant la terre et après tout il n’y aurait pas grand-chose de changé, sinon que je serais simplement de l’autre côté de sa surface comme on passe de l’autre côté d’un miroir où (de cet autre côté) les choses continuaient peut-être à se dérouler symétriquement c’est-à-dire que là-haut elle continuerait à croître toujours indifférent et verte comme dit-on les cheveux continuent à pousser sur les crânes des morts la seule différence étant que je boufferais les pissenlits par la racine bouffant là où elle pisse suant nos corps emperlés exhalant cette âcre et forte odeur de racine, de mandragore, j’avais lu que les naufragés les ermites se nourrissaient de racines de glands et à un moment elle le prit d’abord entre ses lèvres puis tout entier dans sa bouche comme un enfant goulu c’était comme si nous nous buvions l’un l’autre nous désaltérant nous gorgeant nous rassasiant affamés, espérant apaiser calmer un peu ma faim j’essayai de la mâcher, pensant C’est pareil à de la salade, le jus vert et âpre faisant mes dents râpeuses un brin effilé me coupa la langue comme un rasoir me brûlant, par la suite l’un d’eux m’apprit à reconnaître celles que l’on pouvait manger par exemple la rhubarbe : ils avaient aussitôt retrouvé leurs instincts de nomades de primitifs s’arrangeant pour faire un feu et y mettre à cuire un chien qu’ils avaient volé je me demande à qui sans doute à un de ces imbéciles un de ces officiers ou sous-offs embusqués dans des bureaux ou des états-majors comme on en voyait parmi nous dans leurs élégants uniformes intacts se croyant bien à l’abri probablement et ramassés un beau matin par un type ouvrant la porte d’un coup de pied et les incitant ironiquement du canon de sa mitraillette à s’aligner dans la cour les bras au-dessus de la tête stupéfaits et ne comprenant rien à ce qui leur arrivait, on disait qu’ils en avaient pris comme ça des états-majors entiers pommadés et tirés à quatre épingles, nous ne nous privions pas de les engueuler mais ceux-là avaient trouvé plus profitable de rafler leur chien et de le mettre à la casserole se le partageant entre eux se tenant bistres ou olivâtres, énigmatiques méprisants avec leurs éblouissantes dents de loup leurs noms gutturaux et râpeux Arhmed ben Abdahalla ou Bouhabda ou Abderhamane leur parler brusque guttural et râpeux leurs corps lisses et glabres comme ceux des filles, et il y avait aussi du pissenlit sauvage mais ils en amenaient sans cesse d’autres par troupeaux entiers exténués et débraillés certains avec des casquettes civiles leurs capotes déboutonnées leur battant les mollets et bientôt le pré tout entier se trouva piétiné et souillé entièrement recouvert par les rangées de corps étendus têtes contre pieds et dans les aubes grises l’herbe aussi était grise couverte de rosée que je buvais la buvant par là tout entière la faisant entrer en moi tout entière comme ces oranges où enfant malgré la défense que l’on m’en faisait disant que c’était sale mal élevé bruyant j’aimais percer un trou et presser, pressant buvant son ventre les boules de ses seins fuyant sous mes doigts comme de l’eau une goutte cristalline rose tremblant sur un brin incliné sous cette légère et frissonnante brise qui précède le lever du soleil reflétant contenant dans sa transparence le ciel teinté par l’aurore je me rappelle ces matins inouïs pendant toute cette période jamais le printemps jamais le ciel n’avait été si pur lavé transparent, les fins de nuits froides nous nous serrions l’un contre l’autre dans l’espoir de conserver un peu de chaleur encastrés l’un dans l’autre en chien de fusil je pensais qu’il l’avait tenue comme cela mes cuisses sous les siennes cette soyeuse et sauvage broussaille contre mon ventre enfermant le lait de ses seins dans mes paumes au centre desquelles leurs bouts rose thé mais humides brillants (quand j’éloignai ma bouche il était d’un rose plus prononcé vif comme irrité enflammé d’une matière grumeleuse meurtrie, un fil étincelant l’unissant encore à mes lèvres, je me rappelle que j’en vis un minuscule sur un brin d’herbe laissant derrière lui une traînée lumineuse et métallique comme de l’argent, si petit qu’il le faisait à peine ployer sous son poids avec sa minuscule coquille en colimaçon chaque volute rayée de fines lignes brunes son cou fait aussi d’une texture grumeleuse en même temps fragile et cartilagineuse s’étirant s’érigeant ses cornes s’érigeant mais rétractiles quand je les touchai pouvant s’ériger et se rétracter, elle qui n’avait jamais allaité désaltéré été bue par d’autres que de rudes lèvres d’homme : au centre il y avait on pouvait deviner comme une minuscule fente horizontale aux bords collés d’où pourrait couler d’où jaillissait invisible le lait de l’oubli) s’érigeant s’appliquant comme deux taches, comme les têtes des clous enfoncés dans mes paumes pensant Ils ont compté tous les os, pouvant semblait-il entendre mon squelette entier s’entrechoquer, guettant la montée de l’aube froide, agités d’un tremblement continu nous attendions le moment où il ferait suffisamment jour pour qu’on ait le droit de se lever alors j’enjambai avec précaution les corps emmêlés (on aurait dit des morts) jusqu’à l’allée centrale où allaient et venaient les sentinelles aux colliers de métal comme des chiens : debout alors j’en avais encore pour un moment à trembler, grelottant, cherchant à me rappeler quelle est cette cérémonie où ils sont tous étendus par terre rang après rang les têtes touchant les pieds sur les dalles froides de la cathédrale, l’ordination je crois ou la prise de voile pour les jeunes filles les vierges étendues de tout leur long de part et d’autre de la travée centrale où passe dans les nuages d’encens le vieil évêque semblable à une momie desséchée et couverte d’or, de dentelles, agitant faiblement sa main gantée d’amarante et baguée chantant d’une voix exténuée à peine audible les mots latins disant qu’ils sont morts pour ce monde et il paraît qu’on étend alors un voile sur eux, l’aube uniformément grisâtre s’étendant sur la prairie et dans le bas un peu de brume stagnait au-dessus du ruisseau mais ils ne nous permettaient de nous lever que lorsque le jour était franchement là et en attendant nous restions à grelotter tremblant de tous nos membres étroitement encastrés enlacés je roulai sur elle l’écrasant de mon poids mais je tremblais trop fébrile tâtonnant à la recherche de sa chair de l’entrée de l’ouverture de sa chair parmi l’emmêlement cette moiteur légère touffue mon doigt maladroit essayant de les diviser aveugle mais trop pressé trop tremblant alors elle le mit elle-même une de ses mains se glissant entre nos deux ventres écartant les lèvres du majeur et de l’annulaire en V tandis que quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d’elle-même comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l’impudique de l’orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d’yeux se balançant oscillant mystérieux) et à la fin contournant passant sous sa fesse repliée m’atteignant le poignet retourné posant sa paume renversée à plat sur moi comme pour me repousser mais à peine contenant mon impatience, puis le prenant l’introduisant l’enfouissant l’engloutissant respirant très fort elle ramena ses deux bras, le droit entourant mon cou le gauche pressant mes reins où se nouaient ses pieds, respirant de plus en plus vite maintenant le souffle coupé chaque fois que je retombais la heurtais l’écrasais sous mon poids m’éloignant et la heurtant elle rebondissait vers moi et à un moment il sortit mais elle le remit très vite cette fois d’une seule main sans lâcher mon cou, maintenant elle haletait gémissait pas très fort mais d’une façon continue sa voix changée tout autre que je ne connaissais pas c’est-à-dire comme si c’était une autre une inconnue enfantine désarmée gémissant se faisant entendre à travers elle quelque chose d’un peu effrayé plaintif égaré je dis Est-ce que je t’aime ? Je la heurtai le cri heurtant sa gorge étranglé elle parvint pourtant à dire :

Non

Je dis de nouveau Tu ne crois pas que je t’aime, la heurtant de nouveau mes reins mon ventre la heurtant la frappant de nouveau tout au fond d’elle sa gorge s’étranglant un moment elle fut incapable de parler mais à la fin elle réussit à dire une seconde fois :

Non

et moi : Tu ne crois pas que je t’aime Vraiment Tu ne crois pas que je t’aime Alors est-ce que je t’aime maintenant Est-ce que je t’aime dis ? la heurtant chaque fois plus fort ne lui laissant pas le temps la force de répondre sa gorge son cou ne laissant plus passer qu’un son inarticulé mais sa tête roulant furieusement à droite et à gauche sur l’oreiller parmi la tache sombre de ses cheveux faisant Non Non Non Non, ils avaient enfermé un fou dans la porcherie de la ferme en haut du pré qui leur servait de corps de garde, devenu fou dans un bombardement parfois il se mettait à crier sans fin sans but semblait-il, paisiblement non pas tempêtant et tambourinant ou frappant contre la porte simplement il criait et quelquefois dans la nuit je me réveillais l’écoutant je dis Qu’est-ce que c’est, et lui C’est le fou, toujours maussade morose il se recroquevilla essayant d’enfouir sa tête sous son manteau, je pouvais les voir, voir leurs ombres noires allant et venant silencieusement dans l’allée centrale engoncés dans leurs lourdes capotes avec leurs colliers métalliques de chien luisant parfois sous la lune, le fusil à la bretelle, battant des bras eux aussi pour se réchauffer comme des cochers de fiacres, sa voix me parvint de sous son manteau étouffée furieuse disant Si j’étais eux j’y foutrais un bon coup de crosse sur la gueule alors il arrêterait peut-être de nous emmerder il est foutu de brailler comme ça sans arrêt toute la nuit, hurlant sans fin sans but dans les ténèbres, hurlant puis brusquement elle cessa dénoués nous gisions comme deux morts essayant sans y parvenir de reprendre notre souffle comme si avec l’air le cœur essayait de nous sortir par la bouche, morts elle et moi assourdis par le vacarme de notre sang se ruant refluant en grondant dans nos membres se précipitant à travers les ramifications compliquées de nos artères comme comment appelle-t-on cela mascaret je crois toutes les rivières se mettant à couler en sens inverse remontant vers leurs sources, comme si nous avions un instant été vidés tout entiers comme si notre vie tout entière s’était précipitée avec un bruit de cataracte vers et hors de nos ventres s’arrachant s’extirpant de nous de moi de ma solitude se libérant s’élançant au-dehors se répandant jaillissant sans fin nous inondant l’un l’autre sans fin comme s’il n’y avait pas de fin comme s’il ne devait plus jamais y avoir de fin (mais ce n’était pas vrai : un instant seulement, ivres croyant que c’était toujours, mais un instant seulement en réalité comme quand on rêve que l’on croit qu’il se passe des tas de choses et quand on rouvre les yeux l’aiguille a à peine changé de place) puis cela reflua se précipitant maintenant en sens inverse comme après avoir buté contre un mur, quelque infranchissable obstacle qu’une petite partie seulement de nous-mêmes aurait réussi à dépasser en quelque sorte par tromperie c’est-à-dire en trompant à la fois ce qui s’opposait à ce qu’elle s’échappe se libère et nous-mêmes, quelque chose de furieux frustré hurlant alors dans notre solitude frustrée, de nouveau emprisonné, heurtant avec fureur les parois les étroites et indépassables limites, tempêtant, puis peu à peu cela s’apaisa et au bout d’un moment elle alluma, je fermai vivement les yeux tout était marron puis marron rouge je les gardai fermés j’entendis l’eau couler argentine emportant dissolvant… (je pouvais l’entendre argentine glacée et noire dans la nuit sur le toit de la grange dégorgeant des chéneaux on aurait dit que dans l’obscurité la nature les arbres la terre entière était en train de se dissoudre noyée diluée liquéfiée grignotée par ce lent déluge alors je décidai d’y aller moi aussi de les rejoindre chez le boiteux qui nous avait invités pour la soirée au lieu de monter m’étendre dans le foin marron ou de m’en retourner boire au café ; Wack n’avait pas cessé de le veiller, ce n’était pas lui le garde d’écurie pour ce soir et pourtant il restait là : il me regarda passer sans rien dire et sortir dans la pluie noire mais pas plus que pendant la journée je ne réussis à la voir les trouvant déjà installés, trois avec le boiteux autour de la table, Iglésia et un autre discutant à mi-voix avec le valet à côté du fourneau ; seulement elle n’était pas là, debout sur le seuil je la cherchai des yeux, mais elle n’était pas là et à la fin je demandai si c’était le soviet des soldats et des paysans, mais ils tournèrent vers moi leurs regards méfiants désapprobateurs je leur dis de ne pas se déranger je leur dis que je n’avais jamais pu apprendre à jouer à autre chose qu’à la bataille et j’allai m’asseoir à côté du fourneau : dessus il y avait une grosse cafetière en fer émaillé et la table sur laquelle ils jouaient était recouverte d’une toile cirée jaune aux dessins rouges représentant des palmiers des minarets des cavaliers à yatagans et des femmes à la fontaine remplissant ou portant sur leurs épaules des urnes aux formes allongées, chaque fois que l’un des joueurs abattait une carte il la tenait d’abord en l’air une ou deux secondes puis la plaquait d’un geste (triomphal, furieux ?) sur la table qu’il heurtait violemment du poing, puis je la vis : non pas elle, cette blancheur, cette espèce de suave et tiède apparition entrevue le matin dans le clair-obscur de l’écurie, mais pour ainsi dire son contraire ou plutôt sa négation ou plutôt sa corruption la corruption même de l’idée de femme de grâce de volupté, son châtiment : une effroyable vieille à profil et barbiche de bouc la tête agitée d’un tremblement continu et qui tourna vers moi quand je m’assis auprès d’elle sur le banc derrière le fourneau deux prunelles bleu pâle presque blanches comme liquéfiées m’observant m’épiant un moment sans cesser de mâchonner, de ruminer, son bouc grisâtre montant et descendant, puis se penchant vers moi approchant de mon visage jusqu’à le toucher son masque jaune et desséché (comme si j’étais là dans cette cuisine de paysans victime de quelque enchantement – et en fait il y avait quelque chose comme cela ici dans ce pays perdu coupé du monde avec ces vallées profondes d’où parvenait seul un faible tintement de cloches ces prés spongieux ces pentes boisées roussies par l’automne couleur rouille ; c’était cela : comme si le pays tout entier enfermé dans une sorte de torpeur de charme noyé sous la nappe silencieuse de la pluie se rouillait se dépiautait rongé pourrissant peu à peu dans cette odeur d’humus de feuilles mortes accumulées s’entassant se putréfiant lentement, et moi le cavalier le conquérant botté venu chercher au fond de la nuit au fond du temps séduire enlever la liliale princesse dont j’avais rêvé depuis des années et au moment où je croyais l’atteindre, la prendre dans mes bras, les refermant, enserrant, me trouvant face à face avec une horrible et goyesque vieille…) disant : Je l’ai bien reconnu. Ouais. ’vec sa barbe !

et l’un d’eux s’arrêtant de parler avec le valet, me regardant me clignant de l’œil par-dessus le fourneau, disant T’as fait une touche

et moi C’est pour ça que je suis venu

et lui Seulement elle n’avait peut-être pas tout à fait le même âge

et moi A peu près dans les deux cents ans de moins. Mais ça ne fait rien. Qu’est-ce que vous avez vu grand-mère ?

elle se pencha encore plus jeta un rapide coup d’œil dans la direction du boiteux, des joueurs toujours occupés à jeter bruyamment leurs cartes sur la table : Le Jésus dit-elle. Le Jésus. Le Christ. Mais c’est un malin.

par-dessus le fourneau je le regardai il me cligna de nouveau de l’œil Je crois bien dis-je C’est le plus malin de tous Où est-il ?

Dans les chemins

Oui ? Comment ça ?

Avec sa barbe dit-elle Et un bâton

Je l’ai vu aussi dis-je

Il a toujours son bâton Il a voulu me battre

Putain de bon Dieu, cria le boiteux en se retournant T’as donc jamais fini de raconter tes bêtises Tu peux pas aller te coucher hein

Merd’ dit la vieille. Les trois soldats assis à la table éclatant de rire, pendant un moment la vieille se tenant coite observant le boiteux attendant qu’il reprenne ses cartes tapie recroquevillée sur son banc ses petits yeux décolorés bordés de rose brillant d’un éclat méchant haineux, Cocu ! dit-elle, (parlant toujours entre ses dents, marmonnant encore :) Ils sont méchants Je suis toute seule, répétant Cocu ! et encore Cocu ! mais ils avaient recommencé à jouer, elle me jeta un regard triomphant se pencha de nouveau vers moi, L’a chassé avec son fusil, dit-elle, L’a pris son fusil mais l’est cocu quand même. Par-dessus le poêle je le regardai de nouveau et de nouveau il me cligna de l’œil

Il peut bien l’enfermer dans sa chambre dit-elle avec un petit rire Elle se pencha davantage me poussa du coude ses petits yeux de morte aux coulées jaunâtres riant silencieusement Mais il y a pas qu’une clef dit-elle

Quoi

Il y a pas qu’une clef

Qu’est-ce que tu racontes encore, cria le boiteux Va donc te coucher ! Elle sursauta s’écarta précipitamment se rencogna silencieusement à l’autre bout du banc sans cesser pourtant de me faire des signes grimaçant les yeux toujours tournés vers moi haussant les sourcils tandis que sa bouche muette dessinait la forme des mots disant sans bruit Méchants, Méchants, tordant sa hideuse face de chèvre)… puis le lit fléchit de nouveau sous son poids je continuai a les garder fermés essayant de retenir de conserver cette obscurité sans limites sous mes paupières elle passait alternativement du marron au rougeâtre puis au pourpre puis un noir violacé des marbrures des taches floues se formaient et se déformaient glissant lentement des sortes de pâles soleils s’allumant et s’éteignant poilus je savais qu’elle avait laissé la lampe allumée et qu’elle me regardait me scrutait avec cette attention aiguisée et perspicace qu’elles peuvent mettre en œuvre j’enfouis mes joues mon front dans son aisselle pouvant maintenant entendre l’air pénétrer en elle, creuse, à chaque inspiration puis s’exhaler son cœur battait encore vite peu à peu il ralentit, les yeux toujours fermés je me laissai glisser le long d’elle longeant son flanc son ventre se soulevait et s’abaissait palpitait comme, une délicate gorge d’oiseau (le paon palpitant tout entier avec le rideau son cou galbé s’infléchissant en forme d’S et surmonté de la petite tête bleue ornée d’un éventail de plumes le rideau continuant à osciller après qu’elle l’eut laissé retomber palpitant comme une chose vivante comme la vie qui se cachait derrière, j’avais levé la tête une fraction de seconde trop tard avais-je vu n’avais-je pas vu seulement cru voir la moitié d’un visage la main qui s’étaient vivement retirés le laissant retomber seule maintenant la longue queue de l’oiseau continuait à se balancer puis elle s’immobilisa elle aussi, et le lendemain non plus nous ne réussîmes pas à l’apercevoir, le cheval était mort pendant la nuit et nous l’enterrâmes au matin dans un coin du verger dont les arbres aux branches noires vernies par la pluie presque complètement dépouillées de leurs feuilles à présent s’égouttaient dans l’air humide : nous hissâmes le corps sur un charreton et le fîmes basculer dans la fosse et tandis que les pelletées de terre l’ensevelissaient peu à peu je le regardai osseux lugubre plus insecte plus mante religieuse que jamais avec ses pattes de devant repliées son énorme tête douloureuse et résignée qui peu à peu disparut emportant sous la lente et sombre montée de la terre que jetaient nos pelles l’amer ricanement de ses longues dents découvertes comme si par-delà la mort il nous narguait prophétique fort d’une connaissance d’une expérience que nous ne possédions pas, du décevant secret qu’est la certitude de l’absence de tout secret et de tout mystère, puis la pluie se remit à tomber et quand l’ordre de départ arriva elle tombait dru interposant entre l’autre versant de la vallée et nous un voile gris presque opaque tandis qu’assis dans la grange tout équipés les chevaux sellés nous attendions le signal du rassemblement regardant dans l’encadrement de la porte le rideau la herse d’argent qui se déversait du toit creusant dans le sol un mince sillon parallèle au seuil et un peu en avant (à la verticale du toit) où les cailloux apparaissaient nus lavés déchaussés, l’air pénétrant humide glacé une épaisse buée bleuâtre s’échappant de nos bouches quand nous parlions, sur le rideau le paon se tenait toujours immobile énigmatique, tout en parlant nous levions parfois furtivement les yeux vers lui, le visage livide de Blum ressemblait à un cachet d’aspirine sous ses cheveux noirs avec seulement les deux taches de ses yeux noirs et fiévreux il tenait son casque à la main sa tête son cou maigre sortaient bizarrement nus du col de son manteau de cet équipement guerrier de drap raide de cuir de courroies à l’intérieur duquel il semblait se tenir fragile et délicat comme à l’intérieur d’une carapace

on partira pas dit Wack Y a déjà une heure qu’on attend je parie qu’on partira pas Ils vont nous faire rester toute la journée comme ça et puis à minuit ils viendront nous dire de desseller et d’aller nous coucher

commence pas à pleurer dit Blum

je pleure pas dit Wack seulement je fais pas le malin c’est tout je

bon Dieu dis-je je donnerais cher pour avoir cette clef

quelle clef dit Wack

Le paon ne bougeait toujours pas

la clef des champs dit Iglésia. Nous regardions toujours au-delà de la herse de pluie la maison silencieuse les fenêtres closes la porte fermée la façade semblable à un impénétrable visage, de temps en temps une feuille du gros noyer se détachait venait mollement s’affaler sur le sol presque noire déjà rongée pourrie

je parie que c’est cet adjoint dit Blum

c’est pas vrai dit Wack Elle l’a chassé Elle a décroché le fusil quand il est rentré dans sa chambre

tiens ? dit Blum Parce qu’il est rentré dans sa chambre ?

j’en sais rien dit Wack Pourquoi tu vas pas i demander

il n’en sait rien dit Iglésia Alors de quoi tu causes

de rien dit Wack

Wack a fait copain avec leur valet dit Iglésia Ce type qui ressemble à un ours

entre ours on se comprend dit Blum

je t’emmerde dit Wack

allons dis-je Te fâche pas Tu l’as aidé à rentrer ses patates alors il t’a aidé à savoir ce qui se passait Raconte-nous ça

il m’a toujours pas aidé à faire crever un cheval dit Wack

ça va dit Iglésia c’est pas toi qui étais obligé de le monter

c’est pas moi non plus qui l’ai fait crever dit Wack

oh ta gueule dis-je

laisse-le dit Blum Si ça l’amuse. Il se tourna vers lui : Alors c’est l’adjoint ?

pourquoi tu vas pas i demander toi-même dit Wack

alors c’est lui ?

c’est un vieil ami de la famille dis-je C’est le meilleur ami de la famille Il les aime beaucoup Il les a toujours beaucoup aimés

mais elle l’a chassé à coups de fusil dit Blum

c’est une famille de chasseurs dis-je

ça c’est ce que raconte l’ours dit Blum Ce n’est pas ce que dit la vieille

c’te vieille folle dit Wack

peut-être qu’elle confond dis-je Peut-être qu’elle croit que c’est encore l’autre

quel autre ? dit Blum

j’croyais que tu savais tout dit Wack

il y en avait un autre ? dit Iglésia

La herse d’eau coulait sans discontinuer, comme des fils d’argent, comme des traits métalliques parallèles barrant l’entrée de la grange, quelque part un chéneau dégorgeait à pleine bouche avec un bruit de lointaine cataracte : C’est pour ça qu’il a pris son fusil dis-je Pour l’empêcher d’entrer

rentrer où dit Wack

oh là là dit Blum Tu ne comprends donc rien ? Dans la maison parce qu’il voulait aussi rentrer dans la maison

puisque tu dis qu’il a une autre clef dit Wack

mais en plein jour au vu et au su de tous de plein droit sous prétexte de montrer les chambres aux margis entrant en maître tu ne comprends décidément rien de rien non ?

c’est un homme d’intérieur dit Blum Il aime rentrer tout partout

je comprends rien à ce que vous racontez dit Wack Vous vous croyez trop malins Moi je vous dis vous vous cr

seulement l’autre doit veiller sur sa famille dis-je

qui

le boiteux c’est une question d’honneur

ouais dit Blum Je ne savais pas que l’honneur était fendu par le milieu avec du poil autour

espèce de con dit Wack

voilà le mot que je cherchais Je l’avais sur le bout de la langue mais je ne le trouvais pas Ces types de la campagne quand même ils n’ont l’air de rien et puis tout à coup

et les youpins de la ville dit Wack de quoi ils ont l’air ?

oh dis-je tu vas la fermer ?

tu crois que tu me fais peur dit Wack

Un lacis de rigoles emmêlées courait sur le sable blond du chemin le bord du talus s’effritait peu à peu se dépiautait glissait en de minuscules et successifs éboulements qui obstruaient un moment un des bras du réseau puis disparaissaient attaqués rongés emportés le monde entier s’en allait avec un murmure continu de source de gouttes se poursuivant le long des branches luisantes se rattrapant se rejoignant se détachant tombant avec les dernières feuilles les derniers vestiges de l’été des jours à jamais abolis qu’on ne retrouve ne retrouve jamais qu’avais-je cherché en elle espéré poursuivi jusque sur son corps dans son corps des mots des sons aussi fou que lui avec ses illusoires feuilles de papier noircies de pattes de mouches des paroles que prononçaient nos lèvres pour nous abuser nous-mêmes vivre une vie de sons sans plus de réalité sans plus de consistance que ce rideau sur lequel nous croyions voir le paon brodé remuer palpiter respirer imaginant rêvant à ce qu’il y avait derrière n’ayant même pas vu sans doute le visage coupé en deux la main qui l’avait laissé retomber épiant passionnément le faible mouvement d’un courant d’air), elle dit A quoi penses-tu ? je dis A toi, elle dit de nouveau Non Dis-moi à quoi tu penses, je dis A toi tu le sais bien, je posai la main sur elle juste au milieu c’était comme du duvet de légères plumes d’oiseau un oiseau dans la main mais aussi un buisson proverbe anglais elle dit Pourquoi fermes-tu les yeux, je les ouvris la lumière était toujours allumée elle était couchée sur le dos une jambe légèrement ouverte l’autre repliée haute comme une montagne au-dessus de moi le pied à plat sur le drap froissé et en arrière un peu plus bas que la cheville la peau plus épaisse à cet endroit faisait trois plis horizontaux au-dessus du talon légèrement teinté d’orangé, ma joue sur la face interne de l’autre cuisse qui dans cette position devenait la face supérieure je pouvais voir à l’endroit où elle s’attachait au corps sous les poils légers qui commençaient là le renflement formé par le tendon qui traverse l’aine en diagonale, la peau très blanche en haut de la cuisse se teintant d’un bistre clair à partir de l’aine, les lèvres de la fente d’un bistre plus prononcé avant l’endroit où commence la muqueuse comme s’il restait persistait là mal effacé quelque chose de nos ancêtres sauvages primitifs sombres s’étreignant s’accouplant roulant nus violents et brefs dans la poussière les fourrés : dans cette posture elle était à peine ouverte, on voyait un peu de mauve pâle comme un ourlet une doublure dépassant légèrement, la couleur bistre allant encore s’accentuant plus prononcée fauve à mesure que le regard descendait vers les replis on aurait dit une étoffe une soie légèrement teintée pincée du dedans par deux doigts le haut dessinant comme une boucle ou plutôt une fronce une boutonnière de chair, elle dit A quoi penses-tu réponds-moi Où es-tu ? de nouveau je posai ma main dessus : Ici, et elle : Non, et moi : Tu trouves que je ne suis pas là ? J’essayai de rire, elle dit Non pas avec moi Tout ce que je suis pour toi c’est une fille à soldats quelque chose comme ce qu’on voit dessiné à la craie ou avec un clou sur les murs des casernes dans le plâtre effrité : un ovale partagé en deux et des rayons tout autour comme un soleil ou un œil vertical fermé entouré de cils et même pas de figure…, je dis Oh arrête veux-tu est-ce que tu peux comprendre est-ce que tu peux imaginer que pendant cinq ans je n’ai rêvé que de toi, et elle : Justement, et moi : Justement ? et elle : Oui Laisse-moi, elle essaya de se dégager je dis Qu’est-ce que tu as Qu’est-ce qui te prend ? elle essayait toujours de se dégager et de se lever, elle pleurait, elle dit encore une fois Des dessins comme en font les soldats, des propos de soldats, je les écoutais continuer à se disputer dans le soir regardant tomber le jour la pluie, Blum dit qu’il boirait bien quelque chose de chaud et Wack lui dit que puisqu’il était si malin pourquoi n’allait-il pas frapper à la maison et demander qu’elle lui fasse un peu de café, et Blum dit qu’il n’aimait pas les fusils qu’il en portait un sur le dos mais qu’il n’avait jamais eu des goûts de chasseur encore moins de gibier et que ce boiteux avait l’air d’avoir une telle envie de se servir du sien, disant « Après tout il a bien le droit de tirer son coup lui aussi quand tout le monde tout partout brandit sa petite pétoire Après tout c’est la guerre » mais à présent je n’entendais plus que sa voix il faisait noir de nouveau et on ne voyait plus rien et toute la connaissance du monde que nous pouvions avoir c’était ce froid cette eau qui maintenant nous pénétraient de toutes parts, ce même ruissellement obstiné multiple omniprésent qui se mélangeait semblait ne faire qu’un avec l’apocalyptique le multiple piétinement des sabots sur la route, et cahotés sur nos montures invisibles nous aurions pu croire que tout cela (le village la grange la laiteuse apparition les cris le boiteux l’adjoint la vieille folle tout cet obscur et aveugle et tragique et banal imbroglio de personnages déclamant s’injuriant se menaçant se maudissant trébuchant dans les ténèbres tâtonnant jusqu’à ce qu’ils finissent par se cogner contre un obstacle une machine cachée là dans l’obscurité (et même pas pour eux, même pas spécialement à leur intention) qui leur exploserait en pleine figure en leur laissant juste le temps d’entrevoir pour la dernière fois (et probablement la première) quelque chose qui ressemble à de la lumière) que tout cela n’avait existé que dans notre esprit : un rêve une illusion alors qu’en réalité nous n’avions peut-être jamais arrêté de chevaucher chevauchant toujours dans cette nuit ruisselante et sans fin continuant à nous répondre sans nous voir… Alors peut-être avait-elle raison après tout peut-être disait-elle vrai peut-être étais-je toujours en train de lui parler, d’échanger avec un petit juif maintenant mort depuis des années des vantardises des blagues des obscénités des mots des sons rien que pour ne pas nous endormir nous donner le change nous encourager l’un l’autre, Blum disant maintenant : Mais peut-être ce fusil n’était-il pas chargé peut-être ne savait-il même pas comment on s’en sert Les gens aiment tellement faire de la tragédie du drame du roman

et moi : Mais peut-être était-il chargé quelquefois ça arrive On en voit tous les matins dans les journaux

Alors il faudra acheter le journal demain il y aura au moins quelque chose d’intéressant à lire

Je croyais que cette guerre t’intéressait Je me figurais même que tu y étais directement intéressé

Pas à quatre heures du matin à cheval sur une carne et sous la pluie

Tu crois qu’il est quatre heures du matin Tu crois qu’il finira tout de même par faire jour ?

Est-ce que ce n’est pas le jour qui se lève Qu’est-ce qu’on voit d’un peu moins noir là-bas à droite

Où ? Où vois-tu quelque chose dans cette espèce de chaudron

De temps en temps on voit une plaque claire

C’est peut-être de l’eau Peut-être que c’est la Meuse

Ou le Rhin

Ou l’Elbe

Non pas l’Elbe on l’aurait su

Bon alors quoi ?

Une rivière qu’est-ce que ça peut faire

Quelle heure crois-tu qu’il peut être

Qu’est-ce que ça peut faire

Il doit bien y avoir trois jours qu’on est dans ce wagon

Alors mettons que ce soit l’Elbe

Les deux voix sans visage alternant se répondant dans le noir sans plus de réalité que leur propre son, disant des choses sans plus de réalité qu’une suite de sons, continuant pourtant à dialoguer : au commencement seulement deux morts en puissance, puis quelque chose comme deux morts vivants, puis l’un d’eux véritablement mort et l’autre toujours vivant (à ce qu’il paraissait, pensa Georges, et à ce qu’il paraissait aussi cela ne valait guère mieux), et tous deux (celui qui était mort et celui qui se demandait s’il ne valait pas mieux être mort pour de bon puisque au moins on ne le savait pas) pris, enserrés par cette chose à la fois immobile et mouvante qui rabotait lentement sous son poids la surface de la terre (et peut-être était-ce cela que Georges continuait toujours à percevoir, comme un glissement, un raclement imperceptible, monstrueux et continu derrière le menu et patient piétinement des sabots : cette olympienne et froide progression, ce lent glacier en marche depuis le commencement des temps, broyant, écrasant tout, et dans lequel il lui semblait les voir, lui et Blum, raides et glacés, juchés avec leurs bottes, leurs éperons, sur leurs carnes exténuées, intacts et morts parmi la foule des fantômes debout eux aussi dans leurs costumes aux couleurs suaves et fanées s’avançant tous à la même imperceptible vitesse comme un cortège figé de mannequins oscillants par saccades sur leurs socles, uniformément englobés dans cette épaisseur glauque à travers laquelle il essayait de les deviner, de les préciser, se répétant à l’infini dans les vertes profondeurs des miroirs), la voix pathétique et bouffonnante de Blum disant : « Mais qu’en sais-tu ? Tu ne sais rien. Tu ne sais même pas si ce fusil était chargé. Tu ne sais même pas si ce coup de pistolet n’est pas parti par hasard. Nous ne savons même pas quel temps il faisait ce jour-là, si c’était de la poussière ou de la boue qui le recouvrait, lui revenant bredouille avec son stock de bons sentiments invendus, et non seulement invendus mais accueillis à coups de pétoires, et trouvant sa femme (c’est-à-dire ton arrière-arrière-arrière-grand-mère qui n’est plus maintenant que quelques ossements friables dans une robe de soie flétrie au fond d’un caveau dans un cercueil lui-même mangé par les vers, de sorte que l’on ne sait pas non plus si la fine poudre jaunâtre qui se trouve dans les plis de taffetas est d’os ou de bois, mais qui alors était jeune, était chair, avait un ventre ombreux, des seins lilas, des lèvres, des joues avivées par le plaisir par-dessus ces os jaunis), trouvant donc sa femme occupée à mettre en pratique ces principes naturistes et effusionnistes dont n’avaient pas voulu les Espagnols… »

Et Georges : « Mais non, il… »

Et Blum : « Non ? Tu as pourtant toi-même reconnu qu’il planait là-dessus dans ta famille une sorte de doute : d’embarras, de pudique silence. Ce n’est tout de même pas moi qui ai parlé de gravure galante, de porte enfoncée d’un coup d’épaule, de confusion, de cris, de désordre, de lumières dans la nuit… »

Et Georges : « Mais… ».

Et Blum : « Et ne m’as-tu pas dit que sur ce second portrait, cette miniature, ce médaillon qui datait d’après sa mort à lui, tu ne l’avais pour ainsi dire pas reconnue, qu’il a fallu que tu lises plusieurs fois le nom et la date écrits au dos pour t’en convaincre, que tu… »

Et Georges : « Oui. Oui. Oui. Mais… » (elle avait un peu grossi entre les deux, c’est-à-dire qu’elle avait pris cette sorte de voluptueux embonpoint, s’était en quelque sorte épanouie, comme il arrive aux jeunes filles après leur mariage, un peu empâtée peut-être, mais toute sa personne exhalant – dans ce costume qui était comme une négation de costume, c’est-à-dire une simple robe, c’est-à-dire une simple chemise, et à demi transparente, et qui la laissait à demi nue, ses tendres seins offerts soulignés par un ruban, et jaillissant presque complètement hors de l’impalpable tissu d’un rose parme – quelque chose d’impudique, de repu et de triomphant, avec cette tranquille opulence des sens et de l’âme tout ensemble apaisés et rassasiés – et même gorgés – et ce sourire indolent, candide, cruel, que l’on peut voir sur certains portraits des femmes de cette époque (mais peut-être était-ce seulement l’effet d’une mode, d’un style, l’habileté, le savoir-faire, le conformisme du peintre habitué à représenter du même pinceau ou du même voluptueux crayon les mères de famille et les lascives odalisques mollement abandonnées sur les coussins des bains turcs ?) aux cous flexibles, aux gorges de colombes, et très certainement ce n’était plus là la même femme que celle, un peu sèche, un peu guindée, apprêtée, corsetée, baleinée et parée de durs et froids bijoux, qui avait posé dans la lourde robe à crevés, Georges pensant : « Oui, comme si elle avait été entre-temps libérée, comme si sa mort à lui l’avait… »), et entendant de nouveau la voix de Blum (s’élevant, ironique, et même sarcastique, mais sans s’adresser semblait-il à qui que ce fût, sinon peut-être au fond de sa gamelle, avec laquelle il semblait parler, dialoguer, s’entretenir avec tendresse, sollicitude, et Georges se demandant jusqu’à quel point un homme pouvait maigrir sans pour cela disparaître, être anéanti par ce qui serait le contraire, en quelque sorte, d’une explosion : une aspiration de la peau, de l’être tout entier, vers l’intérieur, une succion, car Blum était alors d’une maigreur véritablement effrayante, les yeux enfoncés, sa pomme d’Adam pointue, saillant à trouer la peau, sa voix ironique comme décharnée elle aussi disant :) « Mais est-ce que par hasard il n’avait pas traîné, en plus de ses idées genevoises, quelque autre tare, quelque malformation honteuse ? Est-ce qu’il n’était pas aussi boiteux, ou pied-bot ou quelque chose de ce genre : ça se portait pas mal dans ce temps-là chez les nobles marquis, évêques renégats ou ambassadeurs. Après tout tu ne l’as jamais vu qu’en peinture et en buste, avec son fusil de chasse à deux coups sur l’épaule, comme l’autre Othello bancal de village. Peut-être après tout qu’il boitait. Simplement. Que ça lui avait donné un complexe, qu’il… », et Georges : « Peut-être », et Blum : « Ou peut-être encore avait-il simplement des dettes, peut-être l’affreux juif local le tenait-il solidement avec quelque bon billet à ordre. Les nobles seigneurs, tu sais, ça vivait surtout d’emprunts. Ils étaient essentiellement animés de purs et généreux sentiments mais ils ne savaient pas faire grand-chose d’autre que des dettes, et sans la Providence que constituait pour eux l’usurier juif aux doigts crochus ils n’auraient sans doute pas su accomplir grand-chose, sinon peut-être ce genre d’exploits qu’on raconte ensuite orgueilleusement dans les familles, pour la noblesse du geste, pour épater les relations, pour le prestige, la tradition, pour que cent cinquante ans plus tard un de ses petits-fils parte à la guerre en amenant avec lui celui – une sorte de domestique ou faisant fonction – qui avait chevauché, sailli sa femme ni plus ni moins qu’une jument, vivant l’un à côté de l’autre pendant tout un automne, et tout un hiver, et la moitié d’un printemps sans échanger un mot (excepté à l’occasion d’un cheval qui boite ou d’une question de service) jusqu’à ce qu’ils finissent par se trouver tous deux, l’un suivant toujours fidèlement l’autre, ou l’un réussissant à se faire fidèlement suivre par l’autre, sur cette route où c’était non plus la guerre, comme tu l’as dit, mais de l’assassinat, du coupe-gorge, et où n’importe lequel des deux aurait pu descendre l’autre d’un coup de flingue ou de revolver sans jamais avoir de compte à rendre à personne, et même alors, dis-tu, ils ne se parlèrent pas (peut-être tout simplement parce qu’ils n’en éprouvaient le besoin ni l’un ni l’autre : ce n’est sans doute pas plus compliqué que cela), se tenant l’un l’autre à distance comme il convenait à la fois à leurs grades et à leurs conditions sociales respectives, comme deux étrangers, même dans cette arrière-cour d’estaminet de campagne où il vous a payé à boire un demi bien frais à peu près cinq minutes avant de recevoir cette giclée de mitraillette, comme il aurait payé un verre après une monte gagnante à la buvette des jockeys, ce qui fait que par les trous il est peut-être sorti non du sang mais des jets de bière, c’est peut-être ce que tu aurais vu si tu avais bien regardé, la statue équestre du Commandeur pissant des jets de bière, transformée en fontaine de bière flamande sur le piédestal de son… », mais ne finissant pas, uniquement préoccupé maintenant, acharné à racler les dernières traînées de soupe aigre, écœurante, à goût de métal, au fond de sa gamelle, et Georges se taisant, le regardant, c’est-à-dire, maintenant, derrière le crâne baissé, les deux tendons de la nuque comme deux cordes étirées, saillant, sa voix, sa bouche baissée parlant pour ainsi dire à présent dans sa gamelle, disant : « Comme ça devait être chouette d’avoir autant de temps à perdre, comme ça doit être chouette d’avoir tellement de temps à sa disposition que le suicide, le drame, la tragédie deviennent des sortes d’élégants passetemps », disant : « Mais chez moi on avait trop à faire. Dommage. Je n’ai jamais entendu parler d’un de ces distingués et pittoresques épisodes. Je me rends compte que c’est une lacune dans une famille, une déplorable faute de goût, non pas qu’il n’y ait pas eu un ou deux ou peut-être même plusieurs Blum qui aient dû être tentés de le faire un jour ou l’autre, mais sans doute n’ont-ils pas trouvé un moment, la minute nécessaire, pensant sans doute Je le ferai demain, et remettant de jour en jour parce que le lendemain il fallait de nouveau se lever à six heures et se mettre aussitôt à coudre ou tailler ou porter des ballots de tissus enveloppés dans un carré de serge noire : après la guerre il faudra que tu viennes me voir, je te ferai visiter ma rue, il y a d’abord un magasin peint en jaune imitation bois avec écrit en lettres dorées sur fond de verre noir au-dessus des vitrines : Draperie Tissus Maison ZELNICK Gros Détail, et à l’intérieur rien que des rouleaux de tissus, mais pas comme dans ces magasins où un élégant vendeur parfumé sort des rayons une mince planche de bois sur laquelle est enroulée une fine draperie qu’il déploie avec des gestes élégants : des rouleaux à peu près de l’épaisseur d’un vieux tronc d’arbre, et à peu près de quoi, dans un seul, habiller dix familles, et des tissus laids, épais et sombres, et le magasin où il fait nuit en plein jour est éclairé par six ou sept de ces globes dépolis pendant au bout d’un tuyau de plomb dans lequel on s’est seulement contenté de faire passer un fil électrique à la place du gaz mais ce sont toujours les mêmes globes depuis cinquante ou soixante ans, et le magasin suivant est peint d’une couleur rougeâtre cette fois, se différenciant aussi du précédent par un soubassement en imitation marbre, vert à veinules vert clair, la raison sociale s’étalant toutefois sur le même fond de verre noir avec les mêmes lettres dorées, et cette fois c’est : Gros Doublures Lainages Z. DAVID et Cie Draperie Française, et à l’intérieur les mêmes énormes troncs d’arbres aux enroulements concentriques de tissus tristes, utilitaires et laids, et la boutique suivante est de nouveau peinte de ce jaune pisseux imitation bois, et cette fois c’est : Draperies WOLF Doublures, après quoi il y a une large porte cochère au-dessus de laquelle un cartouche allongé porte l’enseigne : Location de voitures à bras Charbons, du bougnat qui est au fond de la cour, et au-dessus de l’enseigne, dans l’étroit demi-cercle que dessine le haut de la porte, il y a une fenêtre à peu près carrée qui doit correspondre à une pièce située au-dessus du porche et dans laquelle je me suis toujours demandé comment un type pouvait se tenir debout et qui est cependant habitée puisqu’il y a des rideaux de tulle et des plantes vertes dans des pots accrochés à la petite balustrade de fer, après quoi le mur lui-même est recouvert d’une peinture brun rougeâtre, et également la boutique qui vient après le porche, portant comme enseigne en caractères gothiques : Vins Fins La Vieille Cave Liqueurs, puis de nouveau une devanture en imitation bois, jaune : Tissus Gros et Demi-Gros SOLINSKI Confection pour Hommes et Jeunes Gens, et après c’est le coin de la rue et en face le bistrot : Café AU VOLTIGEUR Tabac, écrit en rouge sur fond blanc, la devanture rouge sombre avec des panneaux rouge clair, la porte en pan coupé sur l’angle des deux rues, et celle-là ouverte en permanence, sauf quand il fait très froid, de sorte qu’on peut toujours y voir deux ou trois types accoudés devant le zinc (mais pas des gens de la rue : des ouvriers, des encaisseurs, des représentants venus là faire une réparation ou leur tournée) et luire les percos bien astiqués, et la serveuse derrière le zinc, une boîte aux lettres bleue à gauche de la porte, et au-dessus de la boîte, peint verticalement en lettres jaunes sur le fond rouge, de nouveau le mot TABAC, et de l’autre côté, c’est-à-dire à droite de la porte, un panneau étroit et haut, gris, avec un losange vertical rouge dans lequel, encore une fois, est écrit, en jaune, le mot TABAC, et au-dessous PAPIERS, TIMBRES, puis au-dessous deux espèces d’astragales calligraphiés au pinceau, deux doubles boucles, puis encore au-dessous TÉLÉPHONE, puis après le café une boutique, ou plutôt pas une boutique car il n’y a pas à proprement parler de devanture mais simplement une grande fenêtre et une porte, le mur de la maison peint jusqu’au premier étage en marron avec, en lettres blanches : MANUFre d’Ouate, Cotons cardés et Epaulettes en tous genres, Demi-Gros, Spécialités pour Tailleurs, Fourreurs, Casquettiers, Fleuristes, Gainiers, Maroquiniers, Polisseurs, Carrossiers, Bijoutiers, etc., je pourrais continuer, te réciter tout ça par cœur, à l’envers, en prenant par le milieu ou par le bout que tu voudras, j’ai vu ça pendant vingt ans de notre fenêtre du matin au soir, ça et les gens en blouses grises cheminant chargés comme des fourmis de ces énormes rouleaux de tissus comme s’ils passaient leur temps à les porter et à les remporter sans fin d’une boutique à l’autre, d’un arrière-magasin à un autre, et dans toutes les maisons les lumières sont allumées de six heures du matin jusqu’à onze heures ou minuit sans interruption, et si elles s’éteignent c’est qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de passer vingt-quatre heures sur vingt-quatre à tirer sur une aiguille ou manier des ciseaux ou porter des rouleaux de tissus ou fabriquer des rembourrages d’épaulettes ou des molletonnages, alors même en admettant qu’un tas de Blum aient eu je ne sais combien de fois envie de se suicider comme c’est d’ailleurs probable, comment veux-tu qu’ils aient trouvé je ne dis même pas le temps mais seulement l’espace nécessaire pour le faire, même pas la…

– N’empêche que ça arrive, dis-je. Il n’y a qu’à lire les journaux. Il y a tous les jours des choses comme ça dans les journaux ». Il me regardait, la petite pluie fine se déposait en minuscules gouttelettes d’argent, de mercure, sur le drap de sa vareuse, une poussière d’un gris métallique là où l’épaule dépassait de l’abri de l’auvent, tandis que nous parvenaient les discordants échos, les éclats de voix incohérents, fragments de colère de passion détachés de ce comment dire : ce permanent et inépuisable stock ou plutôt réservoir ou plutôt principe de toute violence et de toute passion qui semble errer imbécile désœuvré et sans but à la surface de la terre comme ces vents ces typhons sans autre objet qu’une aveugle et nulle fureur secouant sauvagement et au hasard ce qu’ils rencontrent sur leur chemin ; maintenant peut-être avions-nous appris ce que savait ce cheval en train de mourir son œil allongé velouté pensif doux et vide dans lequel je pouvais pourtant voir se refléter nos minuscules silhouettes, cet œil du portrait ensanglanté lui aussi allongé énigmatique et doux que j’interrogeais : Du théâtre de la tragédie du roman inventé, disait-il, tu t’y complais tu en rajoutes tu, et moi Non, et lui Et au besoin tu inventes, et moi Non ça arrive tous les jours, nous pouvions entendre cette vieille à moitié idiote en train de gémir patiemment interminablement à l’intérieur de la maison l’œil sec, se balançant d’avant en arrière sur sa chaise tandis que le boiteux faisait ses rondes avec ce fusil chargé de chevrotines et prêt à partir tout seul claudiquant pataugeant dans les champs spongieux le verger détrempé où les empreintes de ses pas remontaient lentement avec un léger bruit de succion, et le général lui aussi suivi de son état-major pataugeant s’essoufflant à le suivre vif preste aussi sec et aussi insensible aurait-on dit qu’un vieux bout de bois, se tirant une balle dans la tête ce qui n’avait pas dû faire beaucoup plus de tapage qu’une branche pourrie se brisant, et gisant mort avec sa petite tête ridée de jockey ses étincelantes petites bottes de jockey Est-ce que je l’ai inventé dis-je Est-ce que je l’ai inventé ? Je l’imaginais claudiquant rongé dévoré par ce tourment comme un chien malheureux animal traqueur et traqué par la honte l’insupportable affront enduré dans la femme de son frère lui dont on n’avait pas voulu pour faire la guerre à qui l’on n’avait pas voulu confier un fusil, Allons dit-il lâchez cette arme c’est comme ça que des accidents arrivent, mais il ne voulait rien entendre, apparemment il tenait à cet attirail de chasseur à ce fusil avec lequel il s’était fait représenter symbole ou quoi, longtemps j’ai cru à un accident de chasse je pensais que c’était pour ça qu’elle ne voulait pas m’acheter cette carabine, à force de raconter de ressasser ses sempiternelles histoires de famille, d’ancêtres, comme elle s’était toujours obstinément refusée à me laisser faire de l’escrime sous prétexte que je ne sais lequel encore des membres de sa famille était mort au cours d’un assaut le cou traversé par un fleuret démoucheté à moins qu’elle ne l’ait lu elle aussi dans un journal dans la rubrique des faits divers des accidents des crimes la rubrique mondaine des naissances les passions déchaînées engendrées par la chair délicate de la belle au bois dormant emmurée cachée, derrière, la queue du paon oscillait encore faiblement mais pas de Léda visible de qui donc le paon de quelle divinité est-il l’oiseau vaniteux fat stupide promenant solennel ses plumes multicolores sur les pelouses des châteaux et les coussins de concierges ? Je l’imaginais sous la forme d’une de ces, je pouvais toucher presser palper ses seins son ventre soyeux à peine voilé à peine couverte qu’elle était par cette chemise d’où émergeait son cou semblable dis-je à du lait tu entends dis-je la seule chose dont elle peut donner l’idée c’est de ramper se pencher comme une source et de laper, robes qui ressemblaient à des chemises, mauve pâle et un ruban vert enserrant ses… oui quelle différence avec cet autre portrait cruel et dur sorte de Diane alors elle aurait dû sur celui-là avoir auprès d’elle un lévrier allongé ras aigu tandis que plus tard au contraire un de ces petits chiens poils frisés où l’on passe les doigts frétillant d’aise léchant les doigts de sa langue mouillée se roulant de plaisir en gémissant frétillant comme un poisson dans l’eau, comme ce qu’on voit dessiné sur les murs avait-elle dit les deux hiéroglyphes les deux principes : féminin et masculin, quelquefois celui-ci n’est plus qu’un signe ressemblant à des ciseaux fermés avec en bas deux ronds comme les anneaux dans lesquels on passe le pouce et l’index et la pointe dressée vers le haut les ronds symboliques en bas symboliquement aussi entourés de traits comme des rayons et l’autre aussi ovale avec sa ligne médiane deux astres rayonnants dans le firmament des murs noirâtres dessinés avec la pointe d’un clou, vaincue maintenant, renonçant, elle se contentait de faire entendre ce bruit enfantin qui pouvait aussi bien être des sanglots une plainte ou le contraire, quelquefois je m’écartais le retirais complètement pouvant le voir au-dessous de moi sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau un poisson (on disait qu’ils se reconnaissaient en traçant sur les murs des villes et des catacombes le signe du poisson) avec au bout cette espèce de tête, d’ogive ou plutôt comme une sorte de bonnet avec sa fente en haut à la fois bouche muette et œil furieux et mort aux bords rosis comme ceux de ces animaux poissons qui vivent dans les rivières souterraines les cavernes, devenus aveugles à force d’habiter les ténèbres bouche et œil suppliants et furibonds de carpe ou quoi apoplectique hors de l’eau exigeant suppliant de retourner aux humides et secrètes cachettes, la bouche d’ombre, on dit gland à cause de la peau qui le recouvre à moitié, c’était alors de nouveau l’automne mais en un an nous avions appris à nous dépouiller non seulement de cet uniforme qui n’était plus maintenant qu’un dérisoire et honteux stigmate mais encore pour ainsi dire de notre peau ou plutôt notre peau dépouillée de ce qu’un an plus tôt encore nous nous imaginions qu’elle renfermait, c’est-à-dire même plus des soldats même plus des hommes, ayant peu à peu appris à être quelque chose comme des animaux mangeant n’importe quand et n’importe quoi pourvu qu’on puisse réussir à le mâcher et l’avaler, et il y avait de grands chênes en lisière de la forêt qui longeait le chantier les glands tombant jonchant le chemin sur lequel les Arabes allaient les ramasser, la sentinelle commençant d’abord à crier et à les chasser mais ils revenaient comme des mouches obstinés patients tenaces et à la fin elle dut y renoncer haussa les épaules et prit le parti de les ignorer attentive surtout à surveiller si aucun officier ne s’amenait, je me mêlai à eux courbé vers le sol faisant semblant de chercher et de les mettre dans mes poches le guettant du coin de l’œil et à un moment il tourna le dos alors je fus dans le fourré haletant courant à quatre pattes comme une bête à travers les taillis traversant les buissons me déchirant les mains sans même le sentir toujours courant galopant à quatre pattes j’étais un chien la langue pendante galopant haletant tous deux comme des chiens je pouvais voir sous moi ses reins creusés, râlant, la bouche à moitié étouffée voilant son cri mouillé de salive dans l’oreiller froissé et par-delà son épaule sa joue d’enfant couchée sa bouche d’enfant aux lèvres gonflées meurtries entrouvertes exhalant le râle tandis que je m’enfonçais lentement entrant m’engloutissant il me semblait de nouveau que cela n’aurait pas ne pouvait pas avoir de fin mes mains posées, appuyées sur ses hanches écartant je pouvais le voir brun fauve dans la nuit et sa bouche faisant Aaah aaaaaaaah m’enfonçant tout entier dans cette mousse ces mauves pétales j’étais un chien je galopais à quatre pattes dans les fourrés exactement comme une bête comme seule une bête pouvait le faire insensible à la fatigue à mes mains déchirées j’étais cet âne de la légende grecque raidi comme un âne idole d’or enfoncée dans sa délicate et tendre chair un membre d’âne je pouvais le voir allant et venant luisant oint de ce qui ruisselait d’elle je me penchai glissai ma main mon bras serpent sous son ventre atteignant le nid la toison bouclée que mon doigt démêlait jusqu’à ce que je le trouve rose mouillé comme la langue d’un petit chien frétillant jappant de plaisir sous laquelle l’arbre sortant de moi était enfoncé sa gorge étouffée gémissant maintenant régulièrement à chaque élan de mes reins combien l’avaient combien d’hommes emmanchée seulement je n’étais plus un homme mais un animal un chien plus qu’un homme une bête si je pouvais y atteindre connaître l’âne d’Apulée poussant sans trêve en elle fondant maintenant ouverte comme un fruit une pêche jusqu’à ce que ma nuque éclate le bourgeon éclatant tout au fond d’elle l’inondant encore et encore l’inondant, inondant sa blancheur jaillissant l’inondant, pourpre, la noire fontaine n’en finissant plus de jaillir le cri jaillissant sans fin de sa bouche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sourds tous les deux tombés inanimés sur le côté mes bras l’enserrant toujours se croisant sur son ventre sentant contre moi ses reins couverts de sueur les mêmes coups sourds le même bélier nous ébranlant tous deux comme un animal allant et venant cognant allant et venant violemment dans sa cage puis peu à peu je commençai à voir de nouveau, distinguer le rectangle de la fenêtre ouverte et le ciel plus clair et une étoile puis une autre et une autre encore, diamantines froides immobiles tandis que respirant péniblement j’essayais de dégager une de mes jambes prise sous le poids de nos membres emmêlés nous étions comme une seule bête apocalyptique à plusieurs têtes plusieurs membres gisant dans le noir, je dis Quelle heure peut-il être ? et lui Qu’est-ce que ça peut faire qu’est-ce que tu attends Le jour ? qu’est-ce que ça changera Tu as tellement envie de voir nos sales gueules ? j’essayai de respirer d’écarter ce poids de sur moi de trouver l’air puis je ne sentis plus de poids, seulement dans l’ombre des mouvements furtifs silencieux, des froissements, je me réveillai tout à fait je dis Qu’est-ce que tu fais ? elle ne répondit pas, on commençait à pouvoir vaguement distinguer les choses mais pas beaucoup, peut-être y voyait-elle dans l’obscurité comme les chats je dis Bon Dieu qu’est-ce qui se passe qu’est-ce que tu fais Réponds, et elle Rien, et moi Tu…, je me réveillai tout à fait m’assis sur le lit et allumai elle était déjà habillée tenait un de ses souliers à la main : un instant je la vis son visage trop fragile trop beau tragique deux traînées brillantes sur les joues, en ce moment il avait quelque chose de hagard égaré puis furieux dur sa bouche dure criant Eteins cette lampe je n’ai pas besoin de lumière, et moi Mais qu’est-ce que, et elle Eteins je te dis éteins éteins tu entends éteins, puis le bruit de lampe de la table de chevet se brisant dégringolant pêle-mêle avec le soulier qu’elle avait jeté et pendant un moment je ne vis plus rien disant Mais qu’est-ce qui te prend, et elle Rien, entendant de nouveau les bruits furtifs silencieux dans le noir comprenant qu’elle cherchait son soulier me demandant comment elle faisait dans cette obscurité, disant Mais enfin qu’est-ce qui se passe, et elle cherchant toujours son soulier Il y a un train à huit heures, et moi Un train ? Mais qu’est-ce que… Tu m’as dit que ton mari ne rentrait que demain, et elle ne répondant pas continuant à s’affairer dans le noir elle avait dû trouver son soulier maintenant et le mettre, je pouvais l’entendre la deviner debout allant et venant, et moi Bon Dieu ! Je me levai mais elle me frappa je retombai sur le lit elle me frappa encore, de sa figure tout près de moi sortait comme un gargouillis qu’elle s’efforçait de ravaler je crois qu’elle disait Laisse-moi, disant Espèce de sale salaud, et moi Quoi ? et elle Espèce de salaud Espèce de salaud Tu ne pouvais pas me laisser tranquille jamais encore quelqu’un ne m’a traitée comme, et moi Traitée ? et elle Rien Je ne suis rien pour toi moins que rien moins que, et moi Oh, et elle Moi qui… Moi qui…, et moi Allons, et elle Ne me touche pas, et moi Allons, et elle Ne me… et moi Je vais te raccompagner Tu ne vas pas prendre le train Je vais te raccompagner avec la voiture Je, et elle Laisse-moi laisse-moi laisse-moi, dans la chambre à côté quelqu’un frappa contre le mur, je me levai cherchai mes vêtements disant Bon Dieu ! disant Où est mon… mais elle me frappa de nouveau n’importe comment dans le noir avec quelque chose de dur, son sac je pense, frappant à plusieurs reprises de toutes ses forces une fois elle m’atteignit à la figure je sentis l’espèce de saveur bizarre des coups, violente comme si la chair éclatant sur la pommette répandait à l’intérieur en même temps que la douleur comme un jus vert âpre pas désagréable, s’irradiant, pensant à la peau, à la saveur des prunes des reines-claudes mûres bleuâtres se fendant et leur jus sucré, je la lâchai retombai sur le lit tâtant ma pommette pouvant l’entendre de nouveau aller et venir rapide avec ses mouvements rapides précis qu’ont les femmes pour ranger, se baissant ramassant quelque chose je me demandai comment elle pouvait faire mais sans doute décidément pouvait-elle voir dans le noir, puis j’entendis le fermoir de sa mallette puis le choc des hauts talons traversant vivement la pièce et un moment je la vis à la lumière de l’ampoule du couloir mais pas son visage : ses cheveux, son dos se découpant en noir, puis la porte se referma j’entendis son pas rapide s’éloigner décroître puis plus rien et au bout d’un moment je sentis la fraîcheur de l’aube, ramenant le drap sur moi, pensant que l’automne n’était plus bien loin maintenant, pensant à ce premier jour trois mois plus tôt où j’avais été chez elle et avais posé ma main sur son bras, pensant qu’après tout elle avait peut-être raison et que ce ne serait pas de cette façon c’est-à-dire avec elle ou plutôt à travers elle que j’y arriverais (mais comment savoir ?) peut-être était-ce aussi vain, aussi dépourvu de sens de réalité que d’aligner des pattes de mouche sur des feuilles de papier et de le chercher dans des mots, peut-être avaient-ils raison tous deux, lui qui disait que j’inventais brodais sur rien et pourtant on en voyait aussi dans les journaux, de sorte qu’il faut croire qu’entre les magasins aux devantures en faux bois jaune et aux enseignes noires et or et le café-tabac, ou entre minuit et six heures du matin, ou entre deux rouleaux de drap, ils trouvaient parfois assez de temps et assez de place pour s’occuper de ces choses – mais comment savoir, comment savoir ? Il aurait fallu que je sois aussi celui-là caché derrière la haie le regardant s’avancer tranquillement au-devant de lui, au-devant de sa mort sur cette route, se pavanant comme avait dit Blum, insolent imbécile orgueilleux et vide dédaignant ou peut-être n’ayant pas même l’idée de mettre son cheval au trot n’entendant même pas ceux qui lui criaient de ne pas continuer ne pensant peut-être même pas à la femme de son frère chevauchée ou plutôt à la femme chevauchée par son frère d’armes ou plutôt son frère en chevalerie puisqu’il le considérait en cela comme son égal, ou si l’on préfère le contraire puisque c’était elle qui écartait les cuisses chevauchait, tous deux chevauchant (ou plutôt qui avaient été chevauchés par) la même houri la même haletante hoquetante haquenée, avançant donc dans le paisible et éblouissant après-midi me demandant

quelle heure pouvait-il être ?

en tenant compte que la route se dirigeait à peu près est-ouest et qu’à ce moment je pouvais voir son ombre équestre et raccourcie sur la droite et dirigée en arrière de lui selon un angle d’environ quarante degrés et que nous étions maintenant déjà dans la seconde quinzaine de mai je suppose que le soleil en face de nous et à gauche (ce pourquoi les yeux à demi aveugles et avec en plus cette espèce de gravier, de toile émeri conséquence du manque de sommeil sous nos paupières nous ne pouvions voir que la face ombrée noire des arbres, des toits d’ardoise, des granges, des maisons étincelant comme du métal comme des casques au milieu de cette sombre verdure vert-noir, sans être roussis les champs étaient d’un vert tirant sur le jaune, devant nous l’asphalte de la route étincelait aussi) le soleil se trouvait dans la position sud-ouest donc environ deux heures de l’après-midi mais comment savoir ?

cherchant à nous imaginer nous quatre et nos ombres nous déplaçant à la surface de la terre, minuscules, parcourant en sens inverse un trajet à peu près parallèle à celui que nous avions emprunté dix jours plus tôt en nous portant à la rencontre de l’ennemi l’axe de la bataille s’étant entre-temps légèrement déplacé l’ensemble du dispositif ayant subi de ce fait une translation du sud vers le nord d’environ quinze à vingt kilomètres de sorte que le trajet suivi par chaque unité aurait pu être schématiquement représenté par une de ces lignes fléchées ou vecteur figurant les évolutions des divers corps de troupes (cavalerie, infanterie, voltigeurs) engagés dans les batailles sur la carte desquelles figurent en grosses lettres parce que passés à la postérité les noms d’un simple village ou même hameau ou même une ferme ou un moulin ou une butte ou un pré, lieux-dits

les Quatre Vents

l’Epine

l’Ecrevisse

Trou des Loups

le Fond du Baudet

la Belle Tandinière

Perche du Diable

Perche à l’Oiseau

Trieux du Diable

le Lapin Blanc

Baise Cul

la Croix du Carme

Ferme aux Puces

Ferme de la Folie

Ferme Blanche

Ferme des Fils de Fer

Bois Chuté

Bois du Roy

Long du Bois

les Dix Journels

la Savate

le Chaudron

la Cendrière

les Joncs

le Pré de la Rosière

Champ Martin

Champ Benoît

Champ des Lièvres

les collines figurées sur la carte au moyen de petits traits en éventail bordant la ligne onduleuse d’une crête, de sorte que le champ de bataille semble parcouru de mille-pattes sinueux, chaque corps de troupes étant représenté par un petit rectangle à partir duquel s’élance le vecteur correspondant, chacun d’eux se recourbant en l’occurrence de façon à affecter à peu près la forme d’un hameçon, c’est-à-dire le dard dirigé au rebours de la partie du trait formant pour ainsi dire la hampe, le sommet de la courbe ainsi décrite coïncidant avec le point où le contact avait été pris avec les troupes ennemies l’ensemble de la bataille qui venait de se dérouler pouvant donc être représenté sur la carte d’état-major par une série d’hameçons disposés parallèlement et la pointe retournée vers l’ouest, cette représentation schématique des évolutions des différentes unités ne tenant évidemment compte ni des accidents du terrain ni des obstacles imprévus surgis au cours du combat, les trajets réels ayant en réalité la forme de lignes brisées zigzaguant et quelquefois se recoupant s’embrouillant sur elles-mêmes et qu’il aurait fallu dessiner au départ à l’aide d’un trait épais vigoureux allant ensuite s’amenuisant et (comme les tracés de ces oueds d’abord impétueux et qui peu à peu – au contraire des autres fleuves dont la largeur va constamment croissant depuis la source jusqu’à l’embouchure – disparaissent s’effacent évaporés bus par les sables du désert) se terminant par un pointillé les points s’espaçant s’égrenant puis finissant eux-mêmes par disparaître tout à fait

mais comment appeler cela : non pas la guerre non pas la classique destruction ou extermination d’une des deux armées mais plutôt la disparition l’absorption par le néant ou le tout originel de ce qui une semaine auparavant était encore des régiments des batteries des escadrons des escouades des hommes, ou plus encore : la disparition de l’idée de la notion même de régiment de batterie d’escadron d’escouade d’homme, ou plus encore : la disparition de toute idée de tout concept si bien que pour finir le général ne trouva plus aucune raison qui lui permît de continuer à vivre non seulement en tant que général c’est-à-dire en tant que soldat mais encore simplement en tant que créature pensante et alors se fit sauter la cervelle

luttant pour ne pas céder au sommeil

les quatre cavaliers avançant toujours parmi les pâturages cloisonnés de haies les vergers les archipels de maisons rouges tantôt isolées tantôt se rapprochant s’agglutinant au bord de la route jusqu’à former une rue puis s’espaçant de nouveau les bois épars sur la campagne taches semblables à des nuages verts déchiquetés hérissés de sombres cornes triangulaires

et encore des soldats du fait qu’ils étaient revêtus d’un uniforme et armés c’est-à-dire tous les quatre également munis d’un sabre dit bancal d’environ un mètre de long d’un poids de deux kilos à la lame légèrement courbe soigneusement affûtée dans un fourreau de métal lui-même à l’abri d’un fourreau de tissu marron, sabre et fourreau maintenus par deux courroies dites courroie de pommeau et courroie de sabre sur le côté gauche de la selle entre le quartier et le faux quartier de sorte que le fourreau dessinait un léger renflement sous la cuisse gauche du cavalier la poignée de cuivre du sabre venant se placer à gauche du pommeau et pouvant être facilement saisie en cas de besoin par la main droite du cavalier, les deux officiers étant en outre pourvus chacun d’un revolver d’ordonnance et les deux simples cavaliers d’un mousqueton à canon court porté en bandoulière

et plus tout à fait des soldats du fait qu’ils se trouvaient coupés de toute formation régulière et dans l’ignorance de ce qu’ils devaient faire non seulement parce que le plus élevé en grade des quatre (le capitaine) n’avait reçu aucune directive (sauf peut-être celle de gagner un certain point de repli, ordre datant vraisemblablement de la veille ou de l’avant-veille si bien qu’il était impossible de savoir si ce point de repli n’était pas déjà occupé par l’ennemi (ce que prétendaient les blessés ou les gens rencontrés sur la route) et si par conséquent cet ordre pouvait encore être considéré comme valable et devant être exécuté) mais encore parce qu’il apparaissait qu’il (le capitaine) n’était même plus disposé à en donner (des ordres) ni animé du désir de se faire obéir comme il était apparu un peu plus tôt lorsque deux estafettes cyclistes qui suivaient encore avaient déclaré qu’elles se refusaient à continuer plus longtemps et qu’il n’avait même pas détourné la tête pour les écouter ni ouvert la bouche pour leur interdire de déserter ni fait mine de tirer son revolver pour les en menacer, mais comment savoir ?

les cinq chevaux avançant d’un pas pour ainsi dire somnambulique quatre demi-sang tarbais produits de croisement connu sous l’appellation d’anglo-arabe deux d’entre eux entiers celui du capitaine hongre le quatrième (monté par le simple cavalier) étant en fait une jument, âges s’échelonnant entre six et onze ans, robes : celui du capitaine bai brun c’est-à-dire presque noir avec une pelote en tête, celui du sous-lieutenant alezan doré, la jument montée par le simple cavalier baie avec liste en tête et deux balzanes (antérieur et postérieur droit), celui de l’ordonnance bai clair (acajou) une balzane à l’antérieur gauche, et le cheval de main (un sous-verge d’un attelage de mitrailleuse, les bricoles coupées (à coups de sabre ?) traînant par terre) percheron de réquisition, alezan ou plutôt rouquin ou plutôt rose lie-devin, moucheté de gris la queue d’un gris jaunâtre légèrement ondulée, liste en tête, descendant jusqu’aux naseaux et la lèvre supérieure d’un blanc rosé, le cheval étant alors dit « buvant dans son blanc », les crinières des cinq chevaux réglementairement tondues présentant (sauf celle des alezans) l’aspect de chenilles noires velues et annelées lorsque le cheval porte la tête haute de sorte que la peau sur l’arête supérieure de l’encolure se gonfle en replis superposés, les queues longues jusqu’au jarret, l’une des cinq bêtes – celle du sous-lieutenant – forgeant c’est-à-dire entrechoquant la pince de son postérieur gauche contre le talon de son antérieur droit à l’allure du trot, la monture de l’ordonnance boitant légèrement du postérieur gauche du fait d’une blessure à la sole causée probablement par une des pierres du ballast de la voie de chemin de fer sur laquelle elle a été contrainte de galoper l’avant-veille lorsque le peloton s’est dégagé d’une précédente embuscade les bêtes n’ayant pu être dessellées ni déharnachées depuis six jours et présentant probablement de ce fait de larges blessures à la selle provoquées par le frottement et le manque d’aération

mais comment savoir, comment savoir ? les quatre cavaliers et les cinq chevaux somnambuliques et non pas avançant mais levant et reposant les pieds sur place pratiquement immobiles sur la route, la carte la vaste surface de la terre les prés les bois se déplaçant lentement sous et autour d’eux les positions respectives des haies des bouquets d’arbres des maisons se modifiant insensiblement, les quatre hommes reliés entre eux par un invisible et complexe réseau de forces d’impulsions d’attractions ou de répulsions s’entrecroisant et se combinant pour former pour ainsi dire par leurs résultantes le polygone de sustentation du groupe se déformant lui-même sans cesse du fait des incessantes modifications provoquées par des accidents internes ou externes

par exemple le simple cavalier chevauchant en arrière et à la droite du sous-lieutenant entrevoyant un instant (à un moment où celui-ci tourne la tête pour répondre au capitaine) le profil qui présente un dessin dénotant une nature prétentieuse ou stupide, de sorte que l’indifférence qu’éprouvait ou que croyait éprouver le simple cavalier un moment auparavant pour le sous-lieutenant se mue d’une façon irraisonnée en un sentiment proche de l’hostilité et du mépris tandis qu’au même moment, découvrant au-dessous du casque la nuque juvénile presque enfantine, mince et même maigre et même, apparemment, malingre, le regard descendant encore détaille le buste les épaules les omoplates souffreteuses, si bien que l’hostilité fraîchement née se trouve balancée par une certaine forme de pitié les deux impulsions pitié et hostilité se neutralisant l’indifférence se réinstallant alors

les rapports des deux officiers sans doute assez distants teintés cependant d’une certaine reconnaissance et estime réciproque pour un savoir-vivre qui leur permettait d’entretenir une conversation anodine dépourvue d’intérêt et futile particulièrement précieuse dans ce moment – proche de leur mort – où une commune préoccupation d’élégance et de bonne tenue leur faisait une nécessité d’échanger des propos anodins dépourvus d’intérêt et futiles

le capitaine et l’ordonnance se suivant à une distance d’environ quatre mètres sans que jamais le premier ne se retourne pour adresser la parole au second que, mis à part cet impérieux souci d’élégance, il eût sans doute préféré comme interlocuteur au sous-lieutenant (mais comment savoir ?) en raison des liens plus anciens et plus étroits qui s’étaient formés entre eux conséquence d’un caprice (d’un besoin) du premier qui l’avait amené à épouser une jeune fille d’environ la moitié de son âge dont un caprice l’avait amené à monter une écurie de courses et engager un jockey dont le caprice de la jeune femme ou plutôt un caprice de la chair de la jeune femme… A moins que ce ne fût un caprice de son esprit si l’on tient compte de la personnalité purement physique du jockey qui ne semblait rien présenter de particulièrement séduisant, à moins que sans plus tenir compte de son aspect extérieur que des qualités (comme son habileté à monter les chevaux de course) qui pouvaient faire oublier sa conformation physique peu séduisante elle n’ait vu en lui (mais comment le savoir puisque par la suite – c’est-à-dire la guerre finie – elle se refusa à admettre qu’elle ait pu entretenir avec lui à un moment ou à un autre des rapports personnels, ne s’enquérant même pas de ce qu’il était devenu, ne cherchant pas à le revoir (et lui non plus), de sorte qu’il n’y avait peut-être de réel dans tout ceci que de vagues racontars et médisances et les vantardises auxquelles deux adolescents captifs imaginatifs et sevrés de femmes le poussèrent ou plutôt qu’ils lui extorquèrent) à moins donc qu’elle n’ait vu en lui qu’un instrument (pour ainsi dire phallique ou priapique comme ce comment s’appelle que les épouses japonaises attachent à leur talon pour, s’asseyant dessus dans une position incommode particulière à la science érotique et légèrement acrobatique des Orientaux, s’en pourfendre, introduisant en elles (et se remplissant de) cet orgueilleux et invincible succédané de la virilité) un instrument commode de par sa dépendance servile et les facilités qu’elle avait de le joindre chaque fois qu’elle désirait apaiser d’élémentaires besoins physiques ou peut-être de l’esprit – tels que défi revanche vengeance et non seulement à l’égard de l’homme qui l’avait épousée (achetée) et prétendait la posséder mais encore d’une classe sociale d’une éducation de coutumes de principes et de contraintes qu’elle avait en haine

les rapports entre le capitaine et l’ancien jockey grevés en plus de cette hypothèque pratiquement impossible à lever que constitue entre deux êtres humains une énorme différence de disponibilités monétaires, puis de grades, aggravée par le fait que chacun d’eux usait d’un langage différent ceci élevant entre eux une barrière d’autant plus infranchissable que sauf en ce qui concernait le problème technique et passionnel qui les avait réunis (c’est-à-dire les chevaux) ils employaient non pas des mots différents pour désigner les mêmes choses mais les mêmes mots pour désigner des choses différentes le capitaine nourrissant peut-être un certain ressentiment ou une certaine jalousie pour l’aptitude dont faisait preuve l’ancien jockey à monter chevaux et autres créatures et celui-ci éprouvant de façon toute naturelle et dépourvue d’arrière-pensée (ayant eu la chance de naître dans un milieu social où faute de temps et de loisirs ce sous-produit parasitaire du cerveau (la pensée) n’a pas encore eu la possibilité de faire ses ravages, le viscère enfermé par la cavité cervicale restant par conséquent apte à aider l’homme dans l’accomplissement de ses fonctions naturelles), éprouvant donc le genre de sentiments que peut nourrir un individu originaire d’une classe laborieuse envers la personne dont il dépend matériellement et – par la suite – hiérarchiquement, c’est-à-dire avant tout (quelques impulsions d’estime de sympathie ou de commisération étonnée qui aient pu naître par la suite) déférents, admiratifs (ceci pour l’argent et le pouvoir détenus) et aussi respectueusement que totalement indifférents, le capitaine n’ayant d’existence pour lui que dans la mesure où il le payait (pour monter et entraîner ses chevaux), et plus tard était habilité à lui donner des ordres, toute espèce de liens ou de sentiments étant de ce fait condamnés à disparaître au moment précis où pour une raison quelconque (ruine, liquidation de l’écurie de courses, choix d’un autre jockey ou d’un autre entraîneur) le capitaine cesserait de vouloir ou de pouvoir le rétribuer ou (mutation, blessure, mort) le commander

le simple cavalier et l’ancien jockey libres l’un et l’autre (quoique pour des raisons différentes) de tout souci d’élégance et de distinction, échangeant de loin en loin des propos dont le caractère épisodique bref à la limite de l’incohérence tenait d’une part au tempérament naturellement renfermé et peu communicatif du jockey, de l’autre à l’état d’extrême fatigue dans lequel ils se trouvaient tous deux, le cavalier se contentant donc de continuer à suivre le (ou plutôt à laisser son cheval suivre celui du) capitaine à l’égard duquel il ne nourrissait à présent qu’une vague stupéfaite et impuissante fureur

mais comment savoir, que savoir ? Environ donc deux heures de l’après-midi, le moment où les oiseaux s’arrêtent de chanter où les fleurs se recroquevillent et pendent à demi flétries sous le soleil, où les gens finissent d’habitude de boire leur café où les vendeurs de journaux du soir proposent leur première ration de gros titres mais pas encore Sport-Complet ou La Veine, la cloche de la première course tintant seulement appelant au départ et en passant je vis sur un mur de briques une vieille affiche délavée déchirée annonçant Courses à la Capelle, là-bas dans le Nord ils aiment les paris les combats de coqs les queues multicolores avec leurs plumes à reflets bleus et verts voletant éparpillées, pays de prés de bois d’étangs paisibles pour les pêcheurs du dimanche (mais où étaient les pêcheurs les baigneurs les gamins s’éclaboussant en caleçons rayés les buveurs des guinguettes à tonnelles à balançoires pour les petites filles – mais où étaient-elles, elles et leurs courtes robes blanches leurs maladroites et fraîches jambes nues…), Flamands, Flahutes, visages hauts en couleurs et les maisons sang de bœuf, les réclames jaunes d’Anis Pernod sur les façades de briques, on prétendait que celles pour une marque de chicorée portaient au dos des renseignements pour l’ennemi, des plans, des cartes : peut-être aurions-nous pu nous échapper le lendemain ne pas être pris si nous en avions eu une, si nous étions allés vers le nord au lieu de, mais il aurait fallu savoir, connaître les chemins creux les layons dans la forêt les boqueteaux (nous glissant de nouveau haletants et furtifs de haie en haie guettant haletants avant de franchir les prés les endroits découverts) l’arbre en boule la corne du bois carrière briqueterie combe clôture de barbelés remblai dévers, le sol la terre entière étroitement inventoriée décrite possédée dans ses moindres replis sur les cartes d’état-major les forêts sont figurées au moyen d’un semis de petits ronds de lunules entourées de points comme si elles avaient été récemment coupées, les rejets repartant en taillis pointillistes autour des troncs sciés au pied (il faudrait les colorier de ce jaune fauve du bois fraîchement abattu) les troncs et le piquetis se faisant plus denses se resserrant le long des lisières comme une impénétrable et mystérieuse barrière, nous pouvions la voir s’étendre laineuse et vert sombre sur les collines au sud, c’est sans doute pour ça que nous nous sommes dirigés par là pensant que si nous pouvions l’atteindre mais d’abord il nous fallait retraverser la route rien ne paraissait y bouger cependant nous nous sommes approchés en nous cachant, nous élançant pour la traverser, courant et une dernière fois je le vis j’eus le temps de le reconnaître pensant que maintenant il devait commencer à puer pour de bon oh très bien qu’il pourrisse sur place qu’il infecte qu’il empeste, jusqu’à ce que la terre entière le monde entier soit obligé de se boucher le nez mais il n’y avait plus personne rien qu’une vieille portant un bidon de lait longeant le mur de l’usine et qui s’est arrêtée comme effrayée ou peut-être simplement étonnée pour nous regarder passer semblables à des voleurs

quelque chose comme la scène vide d’un théâtre comme si une équipe de nettoyage était passée des pillards ou les vainqueurs ne laissant que ce qui avait été trouvé trop lourd ou trop encombrant pour être emporté ou vraiment inutilisable maintenant il n’y avait même plus la valise crevée je ne vis pas non plus le chiffon rose et pas non plus les mouches mais certainement elles devaient être de nouveau au travail c’est-à-dire à table bourdonnant entrant et sortant par les naseaux puis toujours courant nous tournâmes au coin du mur et je ne le vis plus, après tout ce n’était qu’un cheval mort une charogne juste bonne pour l’équarrisseur : sans doute passerait-il aussi avec les chiffonniers et les ramasseurs de ferraille d’ordures récupérant les accessoires oubliés ou hors d’usage maintenant que les acteurs et le public étaient partis, le bruit du canon s’éloignant lui aussi, sur la droite à présent, vers l’ouest, on pouvait voir un haut clocher gris à bulbes au-dessus de la campagne mais savoir s’ils avaient pris le patelin comment savoir comment savoir nous pouvions voir leurs noms énigmatiques sur les plaques indicatrices les bornes, coloriés eux aussi et moyenâgeux Liessies comme liesse kermesse Hénin hennin Hirson hérisson hirsute Fourmies tout entier vermillon-brique théorie d’insectes noirs se glissant le long des murs disparaissant on se demandait où dans les renfoncements des portes les fissures le moindre recoin le moindre trou là où un cafard lui-même n’aurait pas réussi à s’introduire s’aplatissant disparaissant s’évanouissant chaque fois qu’un obus arrivait éclatait nuage poussiéreux et sale on ne savait trop pourquoi dans ces plâtras cette ville où il n’y avait plus rien que cette lamentable procession de fourmis et nous quatre sur nos rosses fourbues, mais il faut croire qu’ils en avaient une provision un stock à écouler, peut-être les avaient-ils déchargés pendant la nuit et tiraient-ils maintenant au petit bonheur seulement pour s’éviter la peine de les recharger dans le camion à munitions, femmes protégeant l’enfant sorti de leur ventre le fruit de leurs entrailles serré contre elles transportant des ballots des édredons rouges crevés dont les plumes le duvet se répandait traînant au-dehors les entrailles les tripes blanches des maisons qui se déroulaient comme des bandes des serpentins des guirlandes parfois accrochées aux arbres quel est donc ce saint dont j’avais vu le supplice représenté sur un tableau les bourreaux musculeux enroulant sur un treuil les intestins livides et sanglants sortis de son ventre, une seconde fois je revis la même affiche elles devaient dater d’au moins un an mais c’étaient des courses de trot, des chevaux attelés, pas montés, ce n’était pas le mien que je montais mais celui d’un inconnu mort sans doute cela n’avait pas grande importance pourtant je regrettais ma lampe électrique neuve et ce jambon que j’avais tout de même réussi à trouver hier dans une maison pourtant déjà pillée de fond en comble, sale affaire d’être dans la cavalerie couvrir une retraite passer les derniers quand les autres biffins ou artilleurs ont déjà tout raflé : tout ce que nous avions trouvé pour bouffer depuis huit jours c’étaient des compotes de fruits seules choses à manger qu’ils avaient négligées, buvant avalant à même les bocaux le jus sucré et poisseux dégoulinant des deux côtés de la bouche, toujours à cheval jetant le bocal encore aux trois quarts plein qui se cassait sur le bord de la route impossible à emporter parce que ça aurait coulé partout, je regrettais aussi mes affaires de toilette j’aurais voulu me laver me baigner me rafraîchir sentir l’eau ruisseler sur moi les morts étaient tous d’une saleté répugnante leur sang pareil à d’inconvenantes déjections comme s’ils s’étaient laissés aller sous eux mais allez donc vous laver à la guerre contre la sacoche de gauche bouclé par les courroies il y avait le seau de toile réglementaire aplati replié comme une lanterne vénitienne en principe pour faire boire les chevaux mais ils nous avaient surtout servi pour nous raser chaque fois que je pense à ces seaux je les revois pleins d’une eau recouverte comme d’une taie par une pellicule savonneuse bleuâtre et craquelée et contre les parois rugueuses des grappes de bulles agglutinées, à droite il y avait une pince à couper les barbelés, je me demandais ce que cet idiot de mort pouvait bien transporter dans ses monosacs ils étaient gonflés à craquer sans doute une chemise un caleçon sales peut-être des lettres d’une femme qui lui demandait Est-ce que tu m’aimes, tu parles qu’est-ce qu’elle voulait de plus quand je n’avais fait que penser à elle pendant quatre ans peut-être des chaussettes aussi qu’elle lui avait tricotées en tout cas il devait être petit parce que les étriers étaient trop courts pour moi faisaient remonter mes genoux et les coinçaient contre les sacoches alors que j’avais l’habitude je veux dire j’habitais l’attitude je veux dire j’habitudais de monter long pas comme ces singes de jockeys j’avais bien l’intention de les allonger depuis que j’étais dessus je me répétais qu’il fallait que je les allonge d’un et même de deux trous mais il y avait bien maintenant une heure déjà et je ne le faisais toujours pas pensant espérant d’un instant à l’autre qu’il allait tout de même se décider à prendre le trot pensant Bon Dieu filer d’ici nous sortir ventre à terre de ce coupe-gorge où tout ce qu’on faisait c’était se promener noblement comme des cibles mais probablement que sa dignité le lui interdisait sa race sa caste les traditions à moins que ce ne fût tout bêtement son amour des chevaux parce qu’il avait sans doute dû piquer un fameux galop pour se tirer de cette embuscade et peut-être estimait-il simplement que son cheval avait besoin de repos même si cela devait lui coûter la vie comme un peu plus tôt il avait eu le souci de le faire boire : continuant donc à mener son cheval au pas parce qu’il avait ancestralement appris qu’on doit laisser souffler une bête à laquelle on vient de demander un effort violent voilà pourquoi nous avancions aristocratiquement cavalièrement à une majestueuse allure de tortue lui continuant comme si de rien n’était à parler avec ce petit lieutenant l’entretenant sans doute de ses succès équestres et des mérites de la bride en caoutchouc pour monter en course magnifique cible pour ces Espagnols impénétrables absolument rebelles allergiques il faut croire aux larmoyantes homélies sur la fraternité universelle la déesse Raison la Vertu et qui l’attendaient embusqués derrière les chênes-lièges ou les oliviers je me demande quelle odeur quelle haleine avait alors la mort si comme aujourd’hui elle sentait non pas la poudre et la gloire comme dans les poésies mais ces écœurants nauséeux relents de soufre et d’huile brûlée les armes noires et huileuses grésillant fumant comme une poêle oubliée sur le feu puanteur de graillons de plâtre de poussière

sans doute aurait-il préféré ne pas avoir à le faire lui-même espérait-il que l’un d’eux s’en chargerait pour lui, lui éviterait ce mauvais moment à passer mais peut-être doutait-il encore qu’elle (c’est-à-dire la Raison c’est-à-dire la Vertu c’est-à-dire sa petite pigeonne) lui fût infidèle peut-être fut-ce seulement en arrivant qu’il trouva quelque chose comme une preuve comme par exemple ce palefrenier caché dans le placard, quelque chose qui le décida, lui démontrant de façon irréfutable ce qu’il se refusait à croire ou peut-être ce que son honneur lui interdisait de voir, cela même qui s’étalait devant ses yeux puisque Iglésia lui-même disait qu’il avait toujours fait semblant de ne s’apercevoir de rien racontant la fois où il avait failli les surprendre où frémissante de peur de désir inassouvi elle avait à peine eu le temps de se rajuster dans l’écurie et lui ne lui jetant même pas un coup d’œil allant tout droit vers cette pouliche se baissant pour tâter les jarrets disant seulement Est-ce que tu crois que ce révulsif suffira il me semble que le tendon est encore bien enflé Je pense qu’il faudrait quand même lui faire quelques pointes de feu, feignant toujours de ne rien voir pensif et futile sur ce cheval tandis qu’il s’avançait à la rencontre de sa mort dont le doigt était déjà posé dirigé sur lui sans doute tandis que je suivais son buste osseux et raide cambré sur sa selle tache d’abord pas plus grosse qu’une mouche pour le tireur à l’affût mince silhouette verticale au-dessus du guidon de l’arme pointée grandissant au fur et à mesure qu’il se rapprochait l’œil immobile et attentif de son assassin patient l’index sur la détente voyant pour ainsi dire l’envers de ce que je pouvais voir ou moi l’envers et lui l’endroit c’est-à-dire qu’à nous deux moi le suivant et l’autre le regardant s’avancer, nous possédions la totalité de l’énigme (l’assassin sachant ce qui allait lui arriver et moi sachant ce qui lui était arrivé, c’est-à-dire après et avant, c’est-à-dire comme les deux moitiés d’une orange partagée et qui se raccordent parfaitement) au centre de laquelle il se tenait ignorant ou voulant ignorer ce qui s’était passé comme ce qui allait se passer dans cette espèce de néant (comme on dit qu’au centre d’un typhon il existe une zone parfaitement calme) de la connaissance, de point zéro : il lui aurait fallu une glace à plusieurs faces, alors il aurait pu se voir lui-même, sa silhouette grandissant jusqu’à ce que le tireur distingue peu à peu les galons, les boutons de sa tunique les traits mêmes de son visage, le guidon choisissant maintenant l’endroit le plus favorable sur sa poitrine, le canon se déplaçant insensiblement, le suivant, l’éclat du soleil sur l’acier noir à travers l’odorante et printanière haie d’aubépines. Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour bercé par le martèlement monotone des sabots des cinq chevaux piétinant leurs ombres ne marchant pas exactement à la même cadence de sorte que c’était comme un crépitement alternant se rattrapant se superposant se confondant par moments comme s’il n’y avait plus qu’un seul cheval, puis se dissociant de nouveau se désagrégeant recommençant semblait-il à se courir après et cela ainsi de suite, la guerre pour ainsi dire étale pour ainsi dire paisible autour de nous, le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps.