1

 

Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.

A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.

Et c’est naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande, car Paris était la plus grande ville de France. Et au sein de la capitale il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c’était le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de l’Hôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaines et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait empli par couches successives charniers et ossuaires. Ce n’est que plus tard, à la veille de la Révolution, quand certaines de ces fosses communes se furent dangereusement effondrées et que la puanteur de ce cimetière débordant déclencha chez les riverains non plus de simples protestations, mais de véritables émeutes, qu’on finit par le fermer et par l’éventrer, et qu’on pelleta des millions d’ossements et de crânes en direction des catacombes de Montmartre, et qu’on édifia sur les lieux une place de marché.

Or c’est là, à l’endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean Baptiste Grenouille. C’était l’une des journées les plus chaudes de l’année. La chaleur pesait comme du plomb sur le cimetière, projetant dans les ruelles avoisinantes son haleine pestilentielle, où se mêlait l’odeur des melons pourris et de la corne brûlée. La mère de Grenouille, quand les douleurs lui vinrent, était debout derrière un étal de poissons dans la rue aux Fers et écaillait des gardons qu’elle venait de vider. Les poissons, prétendument pêchés le matin même dans la Seine, puaient déjà tellement que leur odeur couvrait l’odeur de cadavre. Mais la mère de Grenouille ne sentait pas plus les poissons que les cadavres, car son nez était extrêmement endurci contre les odeurs, et du reste elle avait mal dans tout le milieu du corps, et la douleur tuait toute sensibilité aux sensations extérieures. Elle n’avait qu’une envie, c’était que cette douleur cessât, elle voulait s’acquitter le plus vite possible de ce répugnant enfantement. C’était son cinquième. Tous les autres avaient eu lieu derrière cet étal et, à tous les coups, ç’avait été un enfant mort-né ou à peu près, car cette chair sanguinolente qui sortait là ne se distinguait guère des déchets de poisson qui gisaient sur le sol, et ne vivait d’ailleurs guère davantage, et le soir venu, tout cela était balayé pêle-mêle et partait dans des carrioles vers le cimetière ou vers le fleuve. C’est ce qui allait se passer une fois de plus, et la mère de Grenouille, qui était encore une jeune femme, vingt-cinq ans tout juste, qui était encore tout à fait jolie et qui avait encore presque toutes ses dents et encore des cheveux sur la tête, et qui à part la goutte, la syphilis et un peu de phtisie n’avait aucune maladie grave, qui espérait vivre encore longtemps, peut être cinq ou dix ans, et peut-être même se marier un jour et avoir de vrais enfants en étant la respectable épouse d’un artisan qui aurait perdu sa femme, par exemple..., la mère de Grenouille souhaitait que tout cela finisse. Et quand les douleurs se précisèrent, elle s’accroupit et accoucha sous son étal, tout comme les autres fois, et trancha avec son couteau à poisson le cordon de ce qui venait d’arriver là. Mais voici qu’à cause de la chaleur et de la puanteur (qu’elle ne percevait pas comme telles, mais plutôt seulement comme une chose insupportable et enivrante, un champ de lis ou une chambre close où l’on a mis trop de jonquilles), elle tourna de l’œil, bascula sur le côté, roula sous la table et jusque sur le pavé, restant là en pleine rue, le couteau à la main.

On crie, on accourt, les badauds font cercle, on va chercher la police. La femme est toujours là, couchée par terre, le couteau à la main, et elle revient lentement à elle.

On lui demande ce qui s’est passé.

— Rien.

Et qu’est-ce qu’elle fait avec ce couteau ?

— Rien.

Et qu’est-ce que c’est que ce sang sur ses jupes ?

— C’est les poissons.

Elle se lève, jette le couteau et s’en va, pour aller se laver.

Mais voilà que, contre toute attente, la chose sous l’étal se met à crier. On va y voir et, sous un essaim de mouches, au milieu des entrailles et des têtes de poissons, on découvre le nouveau-né, on le dégage. On le confie d’office à une nourrice, la mère est arrêtée. Et comme elle ne fait aucune difficulté à avouer qu’elle aurait sûrement laissé crever le marmot, comme du reste les quatre précédents, on la traduit en justice, on la condamne pour infanticide réitéré et, quelques semaines plus tard, on lui coupe la tête en place de Grève.

L’enfant avait déjà changé trois fois de nourrice. Aucune n’avait voulu le garder plus de quelques jours. Il était trop goulu disaient-elles, il tétait pour deux, il ôtait le lait de la bouche des autres nourrissons et le pain de la bouche des nourrices, puisqu’on ne pouvait pas vivre en n’en ayant qu’un seul. L’officier de police chargé de cette affaire, un certain La Fosse, commençait à en avoir assez et méditait déjà de faire porter l’enfant au centre de regroupement des enfants trouvés et orphelins, au bout de la rue Saint-Antoine, d’où partaient chaque jour des convois d’enfants à destination du grand orphelinat d’Etat de Rouen. Mais comme ces transports s’effectuaient par porteurs chargés de hottes de raphia où, pour assurer un meilleur rendement, on fourrait ensemble jusqu’à quatre nourrissons ; comme du même coup, le taux de décès en cours de route était extrêmement élevé ; comme pour cette raison les porteurs avaient pour consigne de prendre uniquement en charge des nourrissons qui fussent baptisés et munis d’un billet de transport en bonne et due forme qui devait être visé à l’arrivée à Rouen ; mais comme l’enfant Grenouille n’était ni baptisé, ni d’ailleurs pourvu d’un nom que l’on pût inscrire sur un billet de transport en bonne et due forme ; et comme d’autre part il n’était guère concevable que la police abandonnât anonymement un enfant en l’exposant aux portes mêmes du centre de regroupement, ce qui eût été le seul moyen de couper à toute autre formalité... bref, en raison de toute une série de difficultés, ressortissant à la bureaucratie et au fonctionnement des administrations, que semblait soulever l’expédition du petit enfant, et parce qu’au demeurant le temps pressait, l’officier de police La Fosse préféra renoncer à faire exécuter sa première décision et donna pour instruction qu’on remette ce garçon aux mains de quelque institution religieuse qui en donnerait décharge, veillerait à le baptiser et déciderait de son destin ultérieur. On put s’en défaire au profit du cloître Saint-Merri, dans la rue Saint-Martin. Il y reçut le baptême et le nom de Jean-Baptiste. Et parce que le prieur était ce jour-là d’heureuse humeur et qu’il avait encore quelques fonds pour les bonnes œuvres, l’enfant ne fut pas expédié à Rouen, mais mis à l’engrais aux frais du cloître. A cette fin, on le confia à une nourrice nommée Jeanne Bussie, dans la rue Saint-Denis, et l’on accorda jusqu’à nouvel ordre trois francs par semaine à cette femme pour salaire de ses efforts.

 

 

2

 

Quelques semaines plus tard, Jeanne Bussie se présentait, un panier au bras, à la porte du cloître Saint-Merri et, s’adressant au père Terrier qui lui ouvrait, un moine d’une cinquantaine d’années, chauve et sentant un peu le vinaigre, la nourrice lui dit.

— Tenez !

Et elle posa le panier sur le seuil.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Terrier.

Et il se pencha sur le panier en reniflant, supposant qu’il s’agissait de victuailles.

— Le bâtard de l’infanticide de la rue aux Fers !

Le père farfouilla du doigt dans le panier, jusqu’à dégager le visage du nourrisson endormi.

— Il a bonne mine. Frais et rose, et bien nourri.

— Parce qu’il s’est gavé à mes dépens. Qu’il m’a sucée et vidée jusqu’aux os. Mais maintenant, c’est terminé. Vous pouvez désormais le nourrir à votre tour, de lait de chèvre, de bouillie, de jus de carottes, il bouffe tout, ce bâtard.

Le père Terrier était un père tranquille. Il était responsable de la gestion des bonnes œuvres de son couvent, et de la distribution d’argent aux pauvres et aux nécessiteux. En échange, il entendait qu’on lui dise merci et que, pour le reste, on le laisse en paix. Il avait horreur des détails techniques, car les détails signifiaient toujours des difficultés, et les difficultés signifiaient toujours que sa tranquillité d’esprit était compromise, or c’était une chose qu’il ne supportait pas. Il s’en voulut d’avoir ouvert la porte. Il aurait voulu que cette personne reprenne son panier, rentre chez elle et ne l’importune plus avec ses problèmes de nourrisson. Il se redressa lentement et aspira d’un coup l’odeur de lait et de laine un peu rance qu’exhalait la nourrice. C’était une odeur plaisante.

— Je ne comprends pas ce que tu veux. Je ne comprends pas où tu veux en venir. Mais j’imagine que si ce nourrisson restait encore un bon bout de temps, pendu à tes tétons, ça ne pourrait pas lui faire de mal.

— A lui, non, dit la nourrice d’un ton aigre, mais à moi, si ! J’ai maigri de dix livres, et pourtant je mangeais pour trois. Et tout ça pour trois francs par semaine !

— Ah ! je comprends, dit Terrier presque soulagé. J’y suis : c’est une question d’argent, une fois de plus.

— Non ! dit la nourrice.

— Si ! C’est toujours une question d’argent. Quand on frappe à cette porte, c’est toujours pour une question d’argent. Je rêve d’ouvrir un jour à quelqu’un qui viendrait me parler d’autre chose que d’argent. Quelqu’un, par exemple, qui apporterait en passant un petit quelque chose. Par exemple quelques fruits, ou des noix. Il ne manque pas de choses qu’on puisse apporter comme ça, en automne. Ou peut-être des fleurs. Ou bien, tout simplement, il pourrait venir quelqu’un qui dise gentiment : « Dieu vous bénisse, père Terrier, je vous souhaite le bonjour ! » Mais je mourrai sans avoir vu ça. Quand ce n’est pas un mendiant, c’est un commerçant, et si ce n’est pas un commerçant, alors c’est un artisan, et s’il ne demande pas l’aumône, il présente une facture. Je ne peux plus mettre le pied dehors. Dès que je sors dans la rue, je ne puis faire trois pas sans être assailli d’individus qui veulent de l’argent !

— Ce n’est pas mon cas, dit la nourrice.

— Mais je vais te dire une bonne chose : tu n’es pas la seule nourrice dans la paroisse. Il y a des centaines de mères adoptives qui se battraient pour avoir le droit, à trois francs par semaine, de nourrir au sein ce ravissant nourrisson, ou de le gaver de bouillie, de jus de légumes ou de tout autre aliment...

— Eh bien, donnez-le donc à l’une d’elles !

— ... Mais d’un autre côté, ce n’est pas bon de transbahuter comme ça un enfant. Savoir si, avec un autre lait, il profitera aussi bien qu’avec le tien ? Il est habitué à l’odeur de tes tétons, il faut que tu comprennes cela, et au battement de ton cœur.

Et de nouveau il prit une grande bouffée de cet effluve chaud qui émanait de la nourrice, puis il dit, remarquant que ses paroles ne lui faisaient aucun effet.

— Tu vas remporter cet enfant chez toi. Je vais parler de cette affaire au prieur. Je lui proposerai de te donner désormais quatre francs par semaine.

— Non, dit la nourrice.

— Bon, eh bien, disons cinq !

— Non.

— Mais combien est-ce que tu veux donc ? lui cria Terrier. Cinq francs, c’est un paquet d’argent, pour cette tâche subalterne qui consiste à nourrir un petit enfant !

— Je ne veux pas d’argent du tout, dit la nourrice. Je ne veux plus de ce bâtard chez moi.

— Mais enfin, pourquoi, ma bonne ? dit Terrier en fourrageant encore du bout du doigt dans le panier. C’est pourtant un enfant adorable. Il est tout rose, il ne crie pas, il dort bien, et il est baptisé.

— Il est possédé par le diable.

Terrier retira vite ses doigts du panier.

— Impossible ! C’est absolument impossible qu’un nourrisson soit possédé par le diable. Un nourrisson n’est pas un être humain, cela n’en est que l’ébauche et son âme n’est pas encore formée. Par conséquent il ne présente pas d’intérêt pour le diable. Est-ce que par hasard il parle déjà ? Est-ce qu’il a des mouvements convulsifs ? Est-ce qu’il fait déplacer des objets dans sa chambre ? Est-ce qu’il exhale une mauvaise odeur ?

— Il ne sent absolument rien, dit la nourrice.

— Tiens, tu vois ! C’est un signe qui ne trompe pas. S’il était possédé par le diable, il ne pourrait pas ne pas puer.

Et afin de rassurer la nourrice et de faire la preuve de son propre courage, Terrier souleva le panier et le porta à son nez.

— Je ne sens rien de bizarre, dit-il après avoir reniflé quelques instants, vraiment rien de bizarre. Il me semble tout de même qu’il y a là dans ses couches quelque chose qui sent.

Et il tendit le panier à la femme, pour avoir confirmation.

— Je ne vous parle pas de ça, dit sèchement la nourrice, en repoussant le panier. Je ne vous parle pas de ce qu’il y a dans les couches. Bien sûr que ses excréments sentent. Mais lui-même, ce bâtard, il n’a pas d’odeur.

- C’est parce qu’il est en bonne santé, s’écria Terrier. Il se porte bien, alors il n’a pas d’odeur. Il n‘a que les enfants malades qui ont une odeur, c’est bien connu. Tout le monde sait qu’un enfant qui a la petite vérole sent le crottin de cheval, s’il a la scarlatine, il sentira les pommes blettes, et s’il souffre de  consomption, il sentira les oignons. Celui-ci est en bonne santé, c’est tout ce qu’il a. Tu voudrais qu’il pue ? Est-ce qu’ils puent, tes propres enfants ?

-  Non, dit la nourrice, mes enfants ont l’odeur que doivent avoir des enfants d’homme.

Terrier reposa précautionneusement le panier sur le sol, car il sentait monter en lui les premières bouffées de rage que lui inspirait l’obstination de cette personne. Il n’était pas exclu que la poursuite de ce débat réclame l’usage de ses deux bras pour gesticuler plus à son aise, et il ne voulait pas que le nourrisson ait à en pâtir. Pour l’instant, à vrai dire, il noua ses mains derrière son dos, pointa son ventre replet en direction de la nourrice et lui demanda sévèrement :

— Tu prétends donc savoir quelle odeur doit avoir un enfant d’homme, qui malgré tout est aussi (je te le rappelle, d’autant qu’il est baptisé) un enfant du Bon Dieu ?

— Oui, dit la nourrice.

— Et tu prétends de surcroit que s’il n’a pas l’odeur que tu penses qu’il devrait avoir, toi, la nourrice Jeanne Bussie, de la rue Saint-Denis, c’est qu’alors c’est un enfant du diable ?

Sortant sa main gauche de derrière son dos, il brandit avec un air menaçant sous le nez de la femme son index recourbé comme un point d’interrogation. La nourrice réfléchit. Il ne lui plaisait guère que la conversation tourne tout d’un coup à l’interrogatoire théologique : elle n’aurait jamais le dessus.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-elle en faisant marche arrière. si cette affaire a ou non quelque chose à voir avec le diable, c’est vous qui devez en décider, père Terrier, ce n’est pas dans mes compétences. Je ne sais qu’une chose, c’est que ce nourrisson me fait horreur, parce qu’il n’a pas l’odeur que doivent avoir les enfants.

-  Ah ! Ah ! dit Terrier satisfait en laissant son bras retomber comme un balancier. Sur cette histoire de diable, nous nous rétractons donc. Bien. Mais alors, aurais-tu l’obligeance de me dire quelle odeur a donc un nourrisson quand il a l’odeur que tu crois qu’il doit avoir ? Hein ?

-  Une bonne odeur, dit la nourrice.

-  « Bonne », ça veut dire quoi ? cria Terrier à la figure de la femme. Il y a bien des choses qui sentent bon. Un bouquet de lavande sent bon. Le pot-au-feu sent bon. Les jardins de l’Arabie sentent bon. Comment sent un nourrisson, je voudrais bien le savoir !

La nourrice hésitait. Elle savait bien quelle odeur avaient les nourrissons, elle le savait parfaitement bien, ce n’est pas pour rien que par douzaines elle avait nourri, soigné, bercé, embrassé... Elle était capable, la nuit, de les trouver rien qu’à l’odeur et, à l’instant même, elle avait très précisément cette odeur de nourrisson dans le nez. Mais jamais encore elle ne l’avais désignée par des mots.

— Eh bien ? aboyait Terrier en faisant claquer le bout de ses ongles.

— C’est que, n’est-ce pas, commença la nourrice, ce n’est pas très facile à dire, parce que... ils ne sentent pas partout pareil, quoiqu’ils sentent bon partout, mon Père, vous comprenez... Prenez leurs pieds, par exemple, eh bien, là ils sentent comme un caillou lisse et chaud ; ou bien non, plutôt comme du fromage blanc... ou comme du beurre, comme du beurre frais, oui, c’est ça : ils sentent le beurre frais. Et le reste du corps sent comme... comme une galette qu’on a laissé trempé dans le lait. Et la tête, là, l’arrière de la tête, où les cheveux font un rond, là, regardez, mon père, là où vous n’avez plus rien...

Et comme Terrier, médusé par ce flot de sottises minutieusement détaillées, avait docilement incliné la tête, elle tapotait sa calvitie.

— C’est là, très précisément qu’ils sentent le plus bon. Là, ils sentent le caramel, cela sent si bon, c’est une odeur si merveilleuse, mon Père, vous n’avez pas idée ! Quand on les a sentis à cet endroit là, on les aime, que ce soient les siens ou les enfants des autres. Et c’est comme ça, et pas autrement, que doivent sentir les petits enfants. Et quand ils ne sentent pas comme ça, quand là-haut derrière la tête ils ne sentent rien du tout, encore moins que de l’air froid, comme celui-là, ce bâtard, alors... Vous pouvez expliquer ça comme vous voulez, mon Père, mais moi...

Et elle croisa résolument les bras sous ses seins en jetant sur la panier qui était posé à ses pieds un regard aussi dégouté que s’il avait contenu des crapauds.

— ... moi, Jeanne Bussie, je ne reprendrai pas ça chez moi !

Le père Terrier redressa lentement la tête et passa plusieurs fois son doigt sur son crâne chauve comme s’il avait voulu remettre ses cheveux en ordre, puis se mit comme par hasard le doigt sous le nez et renifla d’un air songeur.

— Comme du caramel ?... demanda-t-il en tentant de retrouver son ton sévère. Du caramel ! Qu’est-ce que tu sais du caramel ! Est-ce que tu en as jamais mangé ?

— Pas vraiment, dit la nourrice. Mais un jour, j’ai été dans un grand hôtel de la rue Saint-Honoré et j’ai regardé en faire, avec du sucre fondu et de la crème. Cela sentait si bon que jamais je ne l’ai oublié.

— Oui, oui, ça va, dit Terrier en éloignant son doigt de son nez. Tais-toi, maintenant, veux-tu ? Il est pour moi extrêmement éprouvant de continuer à m’entretenir ainsi avec toi à ce niveau. Je constate que tu te refuses, quelles que soient les raisons de ce refus, à nourrir désormais l’enfant Jean-Baptiste Grenouille, qui t’avais été confié, et que tu le restitues présentement à son tuteur provisoire, le cloître Saint-Merri. Je trouve cela fâcheux, mais je pense que je n’y peux rien. Tu peux aller.

Là-dessus, il se saisit du panier, aspira encore une bouffée des effluves de laine et de lait chaud qui allaient s’évanouir, et il claqua la porte. Puis il regagna son bureau.

 

 

3

 

Le père Terrier était un homme instruit. Non seulement il avait étudié la théologie, mais il avait lu les philosophes, et il s’occupait accessoirement de botanique et d’alchimie. Il avait quelque confiance dans son esprit critique. Certes, il ne serait pas allé, comme d’aucun, jusqu’à mettre en question les miracles, les oracles ou la vérité des textes de la Sainte Ecriture, même si à strictement parler ils ne pouvaient s’expliquer avec la seule raison ou même la contredisaient carrément plus d’une fois. Ce genre de problèmes, il préférait ne pas s’en mêler, il les trouvait trop inquiétants et n’y aurait gagné que de sombrer dans l’insécurité et l’inquiétude les plus inconfortables, alors que justement pour se servir de sa raison, on avait besoin de sécurité et de quiétude. Mais ce qu’il combattait de la façon la plus résolue, c’étaient les idées superstitieuses du populaire : sorcellerie et divination par les cartes, pratique des amulettes, mauvais œil, formules magiques et cérémonies de la pleine lune, bref, tout ce qui se faisait dans ce genre : c’était bien affligeant de voir que de telles coutumes païennes n’étaient toujours pas extirpées après plus d’un millénaire de ferme établissement de la religion chrétienne ! De même, la plupart des cas de prétendue possession démoniaque et de pacte avec le diable se révélaient, quand on y regardait de plus près, n’être qu’un fatras de superstitions. Certes, nier l’existence même de Satan et mettre en doute sa puissance, Terrier ne serait pas allé si loin, pour trancher de tels problèmes, touchant aux fondements de la théologie, il y avait d’autres instances compétentes qu’un simple petit moine. D’un autre côté, il était bien évident que lorsqu’une personne simple comme cette nourrice prétendait avoir découvert un phénomène démoniaque, le diable ne pouvait certainement pas y être pour quoi que ce soit. Le fait même que cette femme ait cru le découvrir était une preuve certaine qu’il n’y avait là rien de diabolique, car enfin le diable ne pouvait faire la bête au point de se laisser découvrir par la nourrice Jeanne Bussie. Et avec le nez, en plus ! Avec le rudimentaire organe de l’odorat, le moins noble de tous les sens ! Comme si l’enfer sentait le soufre, et le paradis l’encens et la myrrhe ! Superstition détestable, comme aux époques les plus noires du paganisme antique, quand les hommes vivaient encore comme des bêtes, qu’ils n’avaient pas encore des yeux perçants, qu’ils ne connaissaient pas les couleurs, mais croyaient pouvoir sentir le sang, qu’ils s’imaginaient distinguer à l’odeur l’ennemi de l’ami, se sentaient reniflés par des loups-garous et des ogres gigantesques, flairés par des Erinnyes, et qu’ils faisaient griller aux pieds de leurs dieux abominables des victimes puantes et fumantes. Quelle horreur ! Le fou voit avec son nez, dit-on, plus qu’avec ses yeux, et sans doute faudrait-il que la raison qui nous a été donnée par Dieu brille encore pendant un autre millénaire, avant que ne soient chassés les derniers restes des croyances primitives.

— Ah ! et ce pauvre petit enfant ! Cet être innocent ! Il est là couché dans son panier et il sommeille, il n’a aucune idée des répugnants soupçons qu’on nourrit à son égard. Tu ne sentirais pas comme doivent sentir les enfants des hommes, à ce que prétend cette effrontée. Eh bien, que faut-il en penser ? Guiliguili !

Et il balançait doucement le panier sur ses genoux, en caressant du doigt la tête du nourrisson et en disant de temps à autre « guili-guili », expression dont il pensait qu’elle avait sur les petits enfants un effet tendre et apaisant.

— Il paraît que tu devrais sentir le caramel, quelle absurdité ! Guili-guili !

Au bout d’un moment, il retira son doigt, le porta à son nez, renifla, mais ne sentit rien d’autre que la choucroute qu’il avait mangée à midi.

Il hésita un instant, s’assura que personne ne pouvait l’observer, souleva le panier et y plongea son gros nez. Il le promena au ras du petit crâne, à tel point que les maigres cheveux roux de l’enfant lui chatouillaient les narines, et chercha à aspirer quelque odeur. Il ne savait pas trop quelle odeur devait avoir une tête de nourrisson. Certainement pas l’odeur de caramel, bien sûr, car enfin le caramel était du sucre fondu, et comment voudriez-vous qu’un nourrisson qui n’a jamais bu que du lait sente le sucre fondu ? Il aurait pu sentir le lait, le lait de nourrice. Mais il ne sentait pas le lait. Il aurait pu sentir les cheveux, les cheveux et la peau, et peut-être un peu la sueur d’enfant. Et Terrier de renifler, s’apprêtant à sentir une odeur de peau, de cheveux et de sueur d‘enfant. Mais il ne sentait rien. Avec la meilleure volonté du monde, rien. C’est vraisemblablement qu’un nourrisson ne sent rien, pensa-t-il, ça doit être ça. Un nourrisson, pour peu qu’on le tienne propre, n’a pas à sentir, pas plus qu’il n’a à parler, à marcher ou à écrire. Ce sont des choses qui ne viennent qu’avec l’âge. A strictement parler, l’être humain n’exhale une odeur que quand il est pubère. C’est ainsi et pas autrement. Horace déjà n’écrivait-il pas : « L’éphèbe sent le mâle, et la vierge en s’épanouissant dégage le parfume du narcisse blanc .... » ? Et les Romains s’y entendaient ! L’odeur humaine est toujours charnelle, c’est donc toujours une odeur de péché. Comment, par conséquent, voudrait-on qu’un nourrisson ait une odeur, lui qui n’a pas même connu en rêve le péché de la chair ? Comment voudrait-on qu’il sente ? Guili-guili ? Rien du tout !

Il avait reposé le panier sur ses genoux et le berçait doucement. L’enfant dormait toujours profondément. Son poing droit dépassait de la couverture, petit et rouge, et se crispait parfois contre sa joue de façon attendrissante. Terrier sourit et tout d’un coup se sentit tout à son aise. L’espace d’un moment, il s’accorda la permission de rêver qu’il était lui-même le père de l’enfant. Il n’aurait pas été moine, mais un bourgeois normal, un brave artisan, peut-être, il aurait pris femme, une femme toute chaude fleurant le lait et le coton, et avec elle il aurait fait un fils, et il serait en train de le bercer sur ses propres genoux, son propre enfant, guili-guili... Il se sentait bien, à cette idée. C’était une idée qui était tellement dans l’ordre. Un père berce son fils sur ses genoux, guili-guili, c’était une image aussi vieille que le monde, et tant que le monde existerait, ce serait une image neuve et juste, eh oui ! Terrier en avait le cœur tout réchauffé, et l’âme tout émue.

C’est alors que l’enfant s’éveilla. Son réveil débuta par le nez. Son petit bout de nez bougea, se retroussa et renifla. Ce nez aspirait l’air et le rejetait en courtes bouffées qui ressemblaient à des éternuements inachevés. Puis le nez se plissa, et l’enfant ouvrit les yeux. Ces yeux étaient d’une couleur mal définie, à mi-chemin entre un gris d’huître et un blanc crémeux et opalin, et ils semblaient voilés d’une sorte de taie vitreuse, comme si manifestement ils n’étaient pas encore aptes à voir. Terrier eut l’impression que ces yeux ne le percevaient pas du tout. Il en allait tout autrement du nez. Tandis que les yeux sans éclat de l’enfant louchaient dans le vague, le nez paraissait fixer un but précis, et Terrier eut le sentiment très étrange que ce but, c’était lui, sa personne. Terrier lui-même. Les minuscules ailes de ces minuscules narines, au milieu du visage de l’enfant, se dilataient comme une fleur qui éclot Ou plutôt comme les corolles de ces petites plantes carnivores qu’on voyait dans le jardin botanique du roi. Et comme de ces plantes, il en émanait une aspiration inquiétante. Il semblait à Terrier que l’enfant le regardait avec ses narines, l’examinait sans complaisance, plus implacablement qu’on ne saurait le faire avec les yeux, qu’il engloutissait avec son nez quelque chose qui émanait de Terrier sans que celui-ci pût le retenir ni le dissimuler... Cet enfant sans odeur passait impudemment en revue ses odeurs à lui, Terrier, c’était bien cela ! Il le flairait des pieds à la tête ! Et Terrier tout d’un coup se trouva puant, puant la sueur et le vinaigre, la choucroute et les vêtements sales. Il eut le sentiment d’être nu et laid, livré aux regards de quelqu’un qui le fixait sans rien livrer de soi-même. Cette exploration olfactive paraissait même traverser sa peau et le pénétrer en profondeur.

Les sentiments les plus délicats, les pensées les plus sales étaient à nu, devant un petit nez goulu qui n’était pas encore vraiment un nez, mais tout juste une protubérance, un minuscule organe à deux trous qui ne cessait de se froncer, de s’écarquiller et de frémir. Terrier frissonna. Il était saisi de dégoût. C’était à son tour maintenant de tordre le nez comme sur quelque chose de malodorant, avec quoi il ne voulait rien avoir affaire. Plus trace de l’idée séduisante qu’il aurait pu s’agir de sa propre chair et de son sang. Evaporée, l’idylle touchante du papa et de son fils, et d’une mère fleurant bon. Arraché, en somme, ce rideau de pensées douillettes qu’il avait tissé pour s’y blottir avec l’enfant : c’était un être étranger et froid qu’il avait là sur les genoux, un animal hostile , et s’il n’avait été d’un caractère aussi posé et aussi régi par la crainte de Dieu et par les lumières de la raison, il l’eût jeté au loin comme une araignée, dans un accès de dégoût.

Terrier se dressa tout d’un coup et posa le panier sur la table. Il voulait se débarrasser de cette chose, si possible vite, si possible sans tarder, si possible à l’instant.

Et voilà que la chose se mit à crier. Plissant les yeux, l’enfant ouvrit tout grand son gosier rose et se mit à émettre des cris si affreusement perçants que le sang de Terrier se figea dans ses veines. Le bras tendu, il secoua le panier en criant «guili-guili »  pour faire taire l’enfant, mais celui-ci n’en brailla que plus fort encore, et son visage devint tout bleu, comme s’il allait éclater à force de brailler.

Il faut s’en débarrasser, songea Terrier, se débarrasser immédiatement de ce ... Il allait dire « diable », mais se ressaisit et se retint. De ce petit monstre, de cet enfant insupportable ! Mais qu’en faire ? Il connaissait une douzaine de nourrices et d’orphelinats dans le quartier, mais tout cela était trop proche à son goût, trop près de sa peau, il fallait que cette chose file bien plus loin, assez loin pour qu’on ne l’entende plus, pour qu’on ne puisse plus d’un moment à l’autre la remettre devant sa porte, il fallait autant que possible la caser dans une autre paroisse, de préférence sur l’autre rive, et mieux encore extra muros, dans le faubourg Saint-Antoine, mais oui, voilà ! C’est là qu’irait ce petit braillard, bien loin à l’est, de l’autre côté de la Bastille et des portes d’enceinte qu’on fermait a la nuit tombée.

Et, retroussant sa soutane, Terrier empoigna le panier qui hurlait et fila, fila à travers le fouillis des ruelles, gagna la rue du Faubourg Saint-Antoine, la remonta vers l’est jusqu’à sortir de la ville, pour trouver, bien loin de là, la rue de Charonne, qu’il suivit aussi presque jusqu’au bout, et là, près du couvent de Sainte-Madeleine-de-Trenelle, il alla frapper chez une certaine Mme Gaillard, dont il savait qu’elle prenait des petits pensionnaires de tout âge et de toute sorte, pourvu qu’il se trouvât quelqu’un pour payer ; et c’est là qu’il déposa l’enfant qui criait toujours et, ayant payé un an d’avance, il s’enfuit de nouveau vers la ville où, une fois rentré dans son couvent, il s’arracha ses vêtements comme s’ils avaient été souillés, se lava des pieds à la tête et se réfugia dans le lit de sa petite chambre, où il fit maint signe de croix, pria longuement et finit par s’endormir, soulagé.

 

 

4

 

Mme Gaillard, quoiqu’elle n’eût pas encore trente ans, avait déjà sa vie derrière elle. Extérieurement, elle faisait son âge et, en même temps, elle avait l’air deux ou trois ou cent fois plus vieille, comme une momie de jeune fille ; et intérieurement, elle était morte depuis bien longtemps. Lorsqu’elle était encore une enfant, son père lui avait flanqué un coup de pique-feu sur le front, juste au-dessus de la base du nez, et elle en avait perdu l’odorat, mais aussi tout sens de la chaleur humaine et de la froideur humaine, et du reste toute passion. La tendresse, du même coup, lui était devenue tout aussi étrangère que la répulsion, et la joie aussi étrangère que le désespoir. Elle n’éprouva rien, quand plus tard un homme la prit, et rien non plus quand elle eut ses enfants. Elle ne s’affligea pas plus de ceux qui moururent qu’elle ne se réjouit de ceux qui lui restèrent. Lorsque son mari la battait, elle ne bronchait pas, et elle n’éprouva nul soulagement quand il mourut du choléra à l’Hôtel-Dieu. Les deux seules sensations qu’elle connût, c’était que son humeur s’assombrissait très légèrement à l’approche de sa migraine mensuelle et qu’elle s’égayait à nouveau très légèrement quand ladite migraine passait. A part cela, cette femme morte ne ressentait rien.

D’un autre côté... ou peut-être précisément à cause de cette totale absence d’émotions, Mme Gaillard avait un sens implacable de l’ordre et de la justice. Elle n’avantageait aucun des enfants qui lui étaient confiés et elle n’en défavorisait aucun. Elle distribuait trois repas par jour et pas la moindre bouchée de plus. Elle langeait les petits trois fois par jour, et seulement jusqu’à leur deuxième anniversaire. Après, celui qui faisait encore dans sa culotte recevait une gifle, sans aucune remontrance, et un repas de moins. Sur le prix des pensions, elle consacrait exactement la moitié à l’entretien des enfants et gardait exactement l’autre moitié pour elle. Elle ne cherchait pas à augmenter son bénéfice quand les denrées étaient bon marché ; mais, quand les temps étaient durs, elle n’allongeait pas un sol de plus, même si c’était une question de vie ou de mort. L’affaire n’aurait plus été rentable. Elle avait besoin de cet argent Elle avait fait ses comptes avec précision. Pour ses vieux jours, elle voulait s’acheter une rente et, de plus, avoir de quoi mourir chez elle, au lieu de crever à l’Hôtel-Dieu comme son mari. En elle-même, la mort de cet homme ne lui avait fait ni chaud, ni froid. Mais cette agonie publique, partagée avec des centaines d’inconnus, lui faisait horreur. Elle entendait s’offrir une mort privée, et pour ce faire, elle avait besoin de toute la marge que lui laissaient les pensions. Il y avait certes des hivers où, sur deux douzaines de petits pensionnaires, elle en perdait trois ou quatre. C’était tout de même nettement moins encore que chez la plupart des nourrices privées, et infiniment moins que dans les grands orphelinats publics ou religieux, dont le taux de pertes était souvent de neuf sur dix. Au demeurant, les trous étaient vite bouchés. Paris produisait annuellement plus de dix mille enfants trouvés, bâtards et orphelins. De quoi oublier bien des pertes.

Pour le petit Grenouille, l’établissement de Mme Gaillard fut une bénédiction. Il est vraisemblable qu’il n’aurait pu survivre nulle part ailleurs. Mais là, chez cette femme sans âme, il prospéra, il était bâti à chaux et à sable. Quand on avait comme lui survécu à sa propre naissance au milieu des ordures, on ne se laissait pas facilement bousculer et prendre sa place en ce monde. Il était capable de vivre pendant des jours de soupes claires, de se nourrir du lait le plus étendu d’eau, de supporter les légumes les plus pourris et la viande la plus avariée. Au cours de son enfance, il survécut à la rougeole, à la dysenterie, à la petite vérole, au   choléra, à une chute de six mètres dans un puits et à une brûlure à l’eau bouillante de toute sa poitrine. Certes, il en garda des cicatrices, des crevasses et des escarres, ainsi qu’un pied quelque peu estropié qui le faisait boiter, mais il vécut. Il était aussi dur qu’une bactérie résistante et aussi frugal qu’une tique accrochée à un arbre et qui vit d’une minuscule goutte de sang qu’elle a rapinée des années plus tôt. Son corps n’avait besoin que d’un minimum de nourriture et de vêtements. Son âme n’avait besoin de rien. Les sentiments de sécurité, d’affection, de tendresse, d’amour, et toutes ces histoires qu’on prétend indispensables à un enfant, l’enfant Grenouille n’en avait que faire. Au contraire, il nous semble qu’il avait lui-même résolu de n’en avoir rien à faire dès le départ, tout simplement pour pouvoir vivre. Le cri qui avait suivi sa naissance, ce cri qu’il avait poussé sous l’étal, signalant son existence et envoyant du même coup sa mère à l’échafaud, n’avait pas été un cri instinctif réclamant pitié et amour. C’était un cri délibéré, qu’on dirait pour un peu mûrement délibéré et par lequel le nouveau-né avait pris parti contre l’amour et pourtant pour la vie. Il faut dire qu’étant donné les circonstances, celle-ci n’était d’ailleurs possible que sans celui-là, et que si l’enfant avait exigé les deux, il n’aurait certainement pas tardé à périr misérablement. Il est vrai que, sur le moment, il aurait aussi bien pu choisir la seconde possibilité qui s’offrait à lui : se taire et passer de la naissance à la mort sans faire le détour par la vie, épargnant du même coup au monde et à lui-même quantité de malheurs. Mais pour s’esquiver aussi modestement, il eût fallu un minimum de gentillesse innée, et Grenouille ne possédait rien de tel. Il était, dès le départ, abominable. S’il avait choisi la vie, c’avait été par pur défi et par pure méchanceté.

Il va de soi qu’il n’avait pas choisi comme le fait un être adulte, mettant en œuvre son expérience et sa plus ou moins grande raison pour se décider entre deux options distinctes. Mais il avait tout de même choisi, de façon végétative, comme un haricot qu’on jette et qui choisit de germer, ou bien préfère y renoncer.

Ou encore comme la tique sur son arbre, à laquelle pourtant la vie n’a rien d’autre à offrir qu’une perpétuelle hibernation. La petite tique toute laide, qui donne à son corps couleur de plomb la forme d’une boule, afin d’exposer le moins de surface possible au monde extérieur ; qui rend sa peau dure et sans faille, pour ne rien laisser filtrer, pour qu’il ne transpire absolument rien d’elle au-dehors. La tique, qui se fait délibérément petite et terne, pour que personne ne la voie et ne l’écrase. La tique solitaire, concentrée et cachée dans son arbre, aveugle, sourde et muette, tout occupée, pendant des années, à flairer sur des lieues à la ronde le sang des animaux qui passent et qu’elle n’atteindra jamais par ses propres moyens. La tique pourrait se laisser tomber. Elle pourrait se laisser choir sur le sol de la forêt et, sur ses six minuscules petites pattes, se traîner de quelques millimètres dans un sens ou dans l’autre pour se disposer à mourir sous une feuille, ce ne serait pas une perte, Dieu sait ! Mais la tique, butée, bornée et répugnante, reste embusquée, et vit, et attend. Attend jusqu’à ce qu’un hasard extrêmement improbable lui amène le sang juste sous son arbre, sous la forme d’un animal. Et c’est alors seulement qu’elle sort de sa réserve, se laisse tomber, se cramponne, mord et s’enfonce dans cette chair inconnue...

Une tique comme cela, voilà ce qu’était l’enfant Grenouille. Il vivait refermé sur lui-même, attendant des temps meilleurs. Au monde, il ne donnait rien que ses excréments ; pas un sourire, pas un cri, pas un regard brillant, pas même sa propre odeur. Toute autre femme aurait rejeté cet enfant monstrueux. Mme Gaillard, non. Car elle ne sentait pas qu’il ne sentait rien et elle ne s’attendait pas de sa part à quelque émotion, puisqu’elle avait elle-même l’âme hermétiquement scellée.

Les autres enfants, en revanche, sentirent tout de suite ce qu’il en était de Grenouille. Dès le premier jour, le nouveau les mit mal à l’aise. Ils s’écartèrent de la caisse où il était couché et serrèrent leurs lits les uns contre les autres, comme s’il avait fait plus froid dans la chambre. Les plus jeunes criaient parfois, la nuit, ils avaient l’impression qu’un courant d’air traversait la pièce. D’autres rêvaient que quelque chose leur coupait la respiration. Une fois, les plus âgés se mirent d’accord pour l’étouffer. Ils entassèrent sur sa figure des chiffons, des couvertures et de la paille, et coincèrent le tout avec des briques. Lorsque Mme Gaillard le dégagea, le lendemain matin, il était tout fripé, aplati et tout bleu, mais pas mort. Ils s’y reprirent à plusieurs fois, en vain. Quant à l’étrangler carrément, en lui serrant le cou de leurs propres mains, ou à lui obturer la bouche ou le nez, ce qui aurait été une méthode plus sûre, ils n’osaient pas. Ils ne voulaient pas le toucher. Il leur répugnait, comme une grosse araignée qu’on ne veut pas écrabouiller à main nue.

Quand il grandit, ils renoncèrent a leurs desseins meurtriers. Sans doute s’étaient-ils rendus à l’évidence : on ne pouvait l’anéantir. Au lieu de cela, ils l’évitaient, le fuyaient, se gardaient en tous les cas de le toucher. Ils ne le haïssaient pas. Ils n’étaient pas non plus jaloux de lui, ni ne lui enviaient ce qu’il mangeait. De tels sentiments n’avaient pas lieu d’être, dans la maison Gaillard. Simplement, le fait qu’il fût là les dérangeait. Ils ne pouvaient pas le sentir. Ils avaient peur de lui.

 

 

5

 

Pourtant, objectivement, il n’avait rien qui pût faire peur. Le temps passant, il ne devint pas particulièrement grand, ni fort, il était laid, certes, mais pas laid à faire peur inévitablement. Il n’était pas agressif, pas fuyant, pas sournois, il ne provoquait personne. Il se tenait volontiers à l’écart. Son intelligence, elle aussi, ne paraissait rien moins que redoutable. Ce n’est qu’à trois ans qu’il se tint sur ses jambes, à quatre qu’il prononça son premier mot ; ce fut le mot « poisson », qui jaillit de sa bouche en un moment de soudaine excitation, comme un écho, tandis qu’un poissonnier remontait de loin la rue de Charonne en faisant l’article à grands cris. Les mots qu’il lâcha ensuite furent « géranium », « étable aux chèvres », « chou frisé » et « Jacques l’Horreur », ce dernier étant le nom d’un aide-jardinier du couvent voisin des Filles de la Croix, qui accomplissait à l’occasion chez Mme Gaillard les gros travaux et les tâches immondes et qui avait ceci de particulier qu’il ne s’était jamais lavé de sa vie. Les verbes, adjectifs et adverbes n’étaient pas tellement son fort. A part « oui » et « non » (que du reste il ne dit pour la première fois que très tard), il proférait uniquement des substantifs, et même précisément les noms de choses concrètes, de plantes, d’animaux et d’êtres humains, et encore seulement quand ces choses, ces plantes, ces animaux ou ces êtres humains lui faisaient soudain une forte impression olfactive.

C’est par une belle journée de mars, comme il était assis sur un tas de bûches de hêtre qui craquaient au soleil, qu’il prononça pour la première fois le mot « bois ». Il avait déjà cent fois vu du bois, et entendu cent fois le mot. D’ailleurs, il le comprenait, ayant souvent été envoyé en chercher en hiver. Mais jamais l’objet « bois » ne lui avait paru assez intéressant pour qu’il se donne la peine de dire son nom. Cela n’arriva pas avant cette journée de mars où il était assis sur le tas de bûches. Empilé à l’abri d’un toit en surplomb, contre le coté sud de la grange de Mme Gaillard, ce tas faisait comme un banc. Les bûches du dessus dégageaient une odeur sucrée et roussie, du fond du tas montait une senteur de mousse, et les parois de sapin de la grange répandaient à la chaleur une odeur picotante de résine.

Grenouille était assis sur ce tas, jambes allongées, le dos appuyé à la paroi de la grange , il avait fermé les yeux et ne bougeait pas. Il ne voyait rien. Il n’entendait et ne ressentait rien. Il sentait uniquement l’odeur du bois qui montait autour de lui et restait prise sous l’avant-toit comme sous un éteignoir. Il buvait cette odeur, il s’y noyait, s’en imprégnait par tous ses pores et jusqu’au plus profond, devenait bois lui-même, gisait comme une marionnette en bois, comme un Pinocchio sur l’amas de bois, comme mort, jusqu’à ce qu’au bout d’un long moment, une demi-heure peut-être, il éructe enfin le mot « bois ». Comme s’il avait été bourré de bois jusqu’aux yeux, gavé de bois jusqu’à plus soif, rempli de bois du ventre au gosier et au nez, voilà comment il vomit ce mot. Et cela le ramena à lui et le sauva, juste avant que la présence écrasante du bois lui même, son odeur, ne menaçât de l’étouffer. Il se secoua, se laissa glisser en bas du tas de bûches et s’éloigna d’un pas incertain, comme si ses jambes avaient été de bois. Bien des jours plus tard, il était encore si marqué par cette intense expérience olfactive que, lorsque le souvenir en remontait en lui avec force, il bredouillait tout seul « bois, bois » pour la conjurer.

C’est ainsi qu’il apprit à parler. Les mots qui ne désignaient pas d’objets odorants, et par conséquent les notions abstraites, surtout d’ordre éthique et moral, lui posaient de graves problèmes. Il était incapable de les retenir, il les confondait, et, même une fois adulte, il les employait encore à contrecœur et souvent de façon erronée : droit, conscience, Dieu, tout ce qu’on entendait exprimer par là était pour lui un mystère et le demeurait.

Inversement, la langue courante n’aurait bientôt plus suffi pour désigner toutes les choses qu’il avait collectionnées en lui-même comme autant de notions olfactives. Bientôt, il ne se contenta plus de sentir le bois seulement, il sentit les essences de bois, érable, chêne, pin, orme, poirier, il sentit le bois vieux, jeune, moisi, pourrissant, moussu, il sentit même telle bûche, tel copeau, tel grain de sciure  – et les distinguait à l’odeur mieux que d’autres gens n’eussent pu le faire à l’œil. Il en allait de même avec d’autres choses. Que ce breuvage blanc administré chaque matin par Mme Gaillard à ses pensionnaires fût uniformément désigné comme du lait, alors que selon Grenouille il avait chaque matin une autre odeur et un autre goût suivant sa température, la vache dont il provenait, ce que celle-ci avait mangé, la quantité de crème qu’on y avait laissée, etc. ; que la fumée, qu’une composition olfactive comme la fumée du feu, faite de cent éléments qui à chaque seconde se recombinaient pour constituer un nouveau tout, n’eût justement d’autre nom que celui de « fumée »... ; que la terre, le paysage, l’air, qui à chaque pas et à chaque bouffée qu’on aspirait s’emplissaient d’autres odeurs et étaient animés d’identités différentes, ne pussent prétendument se désigner que par ces trois vocables patauds... toutes ces grotesques disproportions entre la richesse du monde perçu par l’odorat et la pauvreté du langage amenaient le garçon à douter que le langage lui-même eût un sens, et il ne s’accommodait de son emploi que lorsque le commerce d’autrui l’exigeait absolument.

A six ans, il avait totalement exploré olfactivement le monde qui l’entourait. Il n’y avait pas un objet dans la maison de Mme Gaillard, et dans la partie nord de la rue de Charonne pas un endroit, pas un être humain, pas un caillou, pas un arbre, un buisson ou une latte de palissade, pas le moindre pouce de terrain qu’il ne connût par l’odeur, ne reconnût de même et ne gardât solidement en mémoire avec ce qu’il avait d’unique. C’était des dizaines, des centaines de milliers d’odeurs spécifiques qu’il avait collectionnées et qu’il avait à sa disposition, avec tant de précision et d’aisance que non seulement il se les rappelait quand il les sentait à nouveau, mais qu’il les sentait effectivement lorsqu’il se les rappelait ; plus encore, il était capable, par la seule imagination, de les combiner entre elles de façons nouvelles, si bien qu’il créait en lui des odeurs qui n’existaient pas du tout dans le monde réel. C’était comme s’il avait appris tout seul et possédait un gigantesque vocabulaire d’odeurs, lui permettant de construire une quasi infinité de phrases olfactives nouvelles  – et ce à un âge où les autres enfants, à l’aide des mots qu’on leur a laborieusement inculqués, bredouillent tout juste leurs premières phrases conventionnelles pour rendre très imparfaitement compte du monde qui les entoure. Son don rappelait peut-être celui du petit musicien prodige qui a su dégager des mélodies et des harmonies l’alphabet des notes simples et qui dès lors compose lui-même des mélodies et des harmonies complètement nouvelles  – à ceci près, toutefois, que l’alphabet des odeurs était incomparablement plus vaste et plus nuancé que celui des notes, et à cette autre différence encore que l’activité de l’enfant prodige Grenouille se déroulait exclusivement en lui et ne pouvait être perçue de personne que de lui-même.

Extérieurement, il était de plus en plus renfermé. Ce qu’il préférait par-dessus tout, c’était de vagabonder seul dans le nord du faubourg Saint-Antoine, à travers les jardins potagers, les vignes et les prés. Parfois, le soir, il ne rentrait pas et il disparaissait pendant des jours. La correction à coups de bâton qui s’ensuivait ne lui arrachait pas le moindre cri de douleur. Consigné à la maison, privé de nourriture, condamné à des tâches punitives, il ne modifiait pas sa conduite pour autant. Pendant un an et demi, il fréquenta épisodiquement l’école paroissiale de Notre-Dame-du-Bon-Secours : cela n’eut pas d’effet notable. Il apprit un peu ses lettres, et à écrire son nom, et rien d’autre. Son maître d’école jugea qu’il était imbécile.

Mme Gaillard, en revanche, remarqua chez lui certaines capacités et particularités très peu communes, pour ne pas dire surnaturelles. Ainsi, la peur qu’ont les enfants du noir et de la nuit semblait lui être tout à fait inconnue. On pouvait à toute heure l’envoyer chercher quelque chose à la cave, où les autres enfants se risquaient à peine avec une lampe, ou bien l’expédier chercher du bois dans la grange par nuit noire. Jamais il ne prenait de quoi s’éclairer, et pourtant il s’orientait parfaitement, rapportant aussitôt ce qu’on avait demandé sans faire un faux mouvement, sans trébucher et sans rien renverser. Mais ce qui, à vrai dire, paraissait plus remarquable encore, c’est qu’il était capable, comme Mme Gaillard crut le constater, de voir à travers le papier, le tissu, et même à travers les cloisons de maçonnerie et les portes fermées. Il savait combien il y avait de pensionnaires dans la chambre et lesquels, sans avoir besoin d’y pénétrer. Il savait qu’il y avait une chenille dans un chou-fleur avant qu’on ait coupé la gamme en deux. Et un jour qu’elle avait si bien caché son argent qu’elle ne savait plus elle-même où il était (elle changeait souvent de cachette), il indiqua sans une seconde d’hésitation un endroit derrière la poutre de la cheminée, et effectivement : c’était là ! Il était même capable de voir dans le futur, annonçant par exemple un visiteur bien avant qu’il se montre, ou prédisant infailliblement l’approche d’un orage avant que le moindre petit nuage n’apparaisse dans le ciel. Que tout cela, il ne le voyait pas, pas avec ses yeux, mais qu’il le subodorait grâce à un flair de plus en plus subtil et précis (la chenille dans le chou, l’argent derrière la poutre, les gens derrière les murs et à plusieurs rues de distance), c’est une idée qui ne serait jamais venue à Mme Gaillard, même si le coup de pique-feu avait laissé intact son nerf olfactif. Elle était convaincue que ce petit garçon ne pouvait qu’avoir (imbécilité ou pas !) le don de seconde vue. Et sachant que la seconde vue attire le malheur et la mort, elle commença à le trouver inquiétant. Ce qui était encore plus inquiétant et carrément insupportable, c’était l’idée de vivre sous le même toit qu’un être capable de voir à travers murs et poutres l’argent soigneusement caché ; et une fois qu’elle eut découvert ce don effroyable chez Grenouille, elle n’eut de cesse que elle ne s’en débarrassât ; et cela tomba fort bien que vers la même époque (Grenouille avait huit ans) le cloître Saint-Merri suspendît ses versements annuels sans aucune explication. Mme Gaillard ne déposa pas de réclamation. Pour la bonne forme, elle attendit une semaine et, l’argent de l’échéance n’étant toujours pas arrivé, elle prit le petit garçon par la main et se rendit en ville avec lui.

Dans la rue de la Mortellerie, près du fleuve, elle connaissait un tanneur nommé Grimal, qui avait notoirement besoin de main-d’œuvre jeune : non pas de vrais apprentis, ni de compagnons, mais de tâcherons à vil prix. Car son industrie comportait des tâches (écharner des peaux en décomposition, mélanger des bains et des teintures toxiques, vider des pelins corrosifs) qui étaient à ce point malsaines et dangereuses qu’un maître tanneur conscient de ses responsabilités évitait autant que possible d’y atteler ses ouvriers et les faisait effectuer par de la racaille en chômage, des vagabonds ou encore, précisément, des enfants n’appartenant à personne et dont personne ne viendrait plus s’enquérir si les choses tournaient mal. Mme Gaillard savait naturellement qu’à vues humaines, dans cette tannerie de Grimal, Grenouille n’avait aucune chance de survivre. Mais elle n’était pas femme à s’en préoccuper outre mesure. N’avait-elle pas fait son devoir ? Il avait été mis fin à sa fonction de nourrice. Le destin ultérieur de son petit pensionnaire ne la concernait pas. S’il s’en tirait, c’était bien ; s’il y restait, c’était aussi bien ; l’essentiel était que les choses se passent légalement. Maître Grimal dut donc lui certifier par écrit qu’elle lui avait remis l’enfant, en échange de quoi elle lui donna quittance des quinze francs de provision qu’il lui versait, et elle regagna sa maison de la rue de Charonne. Elle n’éprouvait pas le moindre soupçon de mauvaise conscience. Au contraire, elle pensait avoir agi de façon non seulement légale, mais aussi de façon juste, car en gardant un enfant pour qui plus personne ne payait, elle aurait nécessairement porté tort aux autres enfants ou se serait même fait tort à elle-même, compromettant leur avenir ou même le sien, c’est à dire sa propre mort, sa mort privée et protégée, qui était tout ce qu’elle désirait encore dans la vie.

Puisqu’à cet endroit de l’histoire nous allons abandonner Mme Gaillard et que nous ne la rencontrerons plus par la suite, nous allons en quelques phrases dépeindre la fin de sa vie. Cette dame, quoiqu’elle fût intérieurement morte depuis l’enfance, eut le malheur de se faire très, très vieille. En l’an de grâce 1782, à près de soixante-dix ans, elle cessa son activité, elle acquit comme prévu une rente, elle se retira dans sa petite maison et attendit la mort. Mais la mort ne vint pas. A sa place survint quelque chose à quoi personne au monde ne pouvait s’attendre et qui ne s’était encore jamais produit dans le pays, à savoir une révolution, autrement dit une transformation formidable de toutes les données sociales, morales et transcendantales. Pour commencer, cette révolution n’eut pas d’effets sur la destinée personnelle de Mme Gaillard. Mais ensuite (elle avait près de quatre-vingts ans), il s’avéra tout d’un coup que son débirentier était contraint d’émigrer, que ses biens étaient confisqués, vendus aux enchères et rachetés par un culottier en gros. Pendant quelque temps encore, cette nouvelle péripétie parut n’avoir pas non plus d’effets fâcheux pour Mme Gaillard, car le culottier continuait à lui verser ponctuellement sa rente. Mais alors vint le jour où elle ne toucha plus son argent en espèces sonnantes et trébuchantes, mais sous la forme de petits bouts de papier imprimé, et ce fut, matériellement, le commencement de sa fin.

Au bout de deux ans, la rente ne suffisait même plus à payer le bois de chauffage. Madame se vit contrainte de vendre sa maison, à un prix dérisoire, car il y avait soudain, en même temps qu’elle, des milliers d’autres gens qui se voyaient également contraints de vendre leur maison. Et là encore, elle ne reçut en contrepartie que ces stupides petits papiers, et au bout de deux ans de plus ils ne valaient à peu près plus rien eux-mêmes ; et en l’an 1797 (elle allait alors sur ses quatre-vingt-dix ans) elle avait totalement perdu tout le bien qu’elle avait péniblement amassé en près d’un siècle et elle logeait dans une minuscule chambre meublée de la rue des Coquilles. Et c’est alors seulement, avec dix ans, avec vingt ans de retards que la mort arriva ; elle arriva sous la forme d’une longue affection tumorale qui prit Madame à la gorge et lui ôta d’abord l’appétit, puis la voix, si bien qu’elle ne put avoir un seul mot de protestation lorsqu’on l’embarqua pour l’Hôtel-Dieu ; on la mit dans la même salle peuplée de centaines d’incurables promis à une mort prochaine que celle où son mari déjà était mort, on la fourra dans un lit commun avec cinq autres vieilles femmes qu’elle n’avait jamais vues, et où elles étaient couchées peau contre peau, et là on la laissa mourir en public trois semaines durant. Puis elle fut cousue dans un sac, jetée à quatre heures du matin sur une charrette avec cinquante autres cadavres et emportée, au son aigre d’une clochette, jusqu’au cimetière qu’on avait récemment ouvert à Clamart, à une lieue de l’enceinte, et où elle trouva sa dernière demeure dans une fosse commune, sous une épaisse couche de chaux vive.

C’était en l’an 1799. Dieu merci, Mme Gaillard ne soupçonnait rien du destin qui l’attendait quand, en ce jour de 1747, elle rentrait chez elle, laissant derrière elle l’enfant Grenouille et notre histoire. Sinon, il aurait pu se faire qu’elle perde sa foi en la justice et du même coup le seul sens qu’elle trouvait à la vie.