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C’est avec soulagement et presque avec bonne humeur qu’il sauta à bas de son lit, tira le cordon de la sonnette et, quand son valet entra, titubant de sommeil, lui ordonna d’apprêter les bagages et des provisions de route, car il entendait partir pour Grenoble au lever du jour en compagnie de sa fille. Puis il s’habilla et fit lever en fanfare le reste du personnel.

Une grande agitation s’empara donc, en pleine nuit, de la maison de la rue Droite. Les foyers flambaient dans les cuisines, les servantes surexcitées filaient dans les couloirs, le valet grimpait et dévalait les escaliers, dans les caves on entendait tinter le trousseau de clefs du magasinier, dans la cour les flambeaux jetaient leurs lueurs, les palefreniers couraient chercher les chevaux, d’autres tiraient des mulets de leur écurie, on harnachait et on sellait, on courait et on chargeait... On aurait pu croire que les hordes austro-sardes envahissaient le pays, pillant et brûlant tout sur leur passage, comme en l’an 1746, et que le maître de maison s’apprêtait à fuir dans la panique et la précipitation. Mais nullement ! Aussi olympien qu’un maréchal de France, le maître de maison était assis au pupitre de son comptoir, buvait son café au lait et donnait ses consignes aux domestiques qui défilaient au pas de course. Dans le même temps, il rédigeait des lettres à l’adresse du maire et premier consul, de son notaire, de son avocat, de son banquier à Marseille, du baron de Bouyon et de divers fournisseurs et clients.

Vers six heures du matin, il en avait terminé avec cette correspondance et avait pris toutes les dispositions nécessaires à ses plans. Il mit dans ses poches deux petits pistolets de voyage, se ceignit de la ceinture où était son argent et referma à clef son pupitre. Puis il alla éveiller sa fille.

A huit heures, la petite caravane s’ébranla. Richis chevauchait en tête, magnifique à voir dans un habit bordeaux aux lisérés d’or, avec une redingote noire et un feutre noir crânement orné d’un plumet. Venait ensuite sa fille, plus modestement vêtue, mais d’une beauté si radieuse que la foule, dans la rue et aux fenêtres, n’avait d’yeux que pour elle et laissait échapper des cris d’admiration dévote, tandis que les hommes se découvraient : apparemment devant le deuxième consul, mais en réalité devant elle et son allure de reine. Puis venait la femme de chambre, qu’on remarquait à peine, puis le valet de Richis avec deux chevaux de somme (l’emploi d’une voiture étant contre-indiqué, vu l’état notoirement déplorable de la route de Grenoble) ; fermaient enfin la marche une douzaine de mulets chargés de toutes sortes de bagages et conduits par deux palefreniers. A la porte du Cours, les sentinelles présentèrent les armes, et ne les reposèrent que quand le dernier mulet eut fini de passer en trottinant. Des enfants couraient derrière, qui suivirent un bon moment, puis firent adieu de la main à cette troupe qui s’éloigna lentement sur le chemin abrupt et sinueux qui gravissait la montagne.

Le départ d’Antoine Richis et de sa fille fit sur les gens une impression étrangement profonde. Ils eurent le sentiment d’avoir assisté à une cérémonie archaïque de sacrifice. Le bruit s’était répandu que Richis partait pour Grenoble : pour la ville, donc, où sévissait à présent ce monstre qui tuait les jeunes filles. Les gens ne savaient qu’en penser. Était-ce criminelle légèreté, de la part de Richis, ou admirable courage ? Voulait-il défier les dieux, ou les apaiser ? Très vaguement, ils pressentaient qu’ils venaient de voir la belle jeune fille aux cheveux roux pour la dernière fois. Ils pressentaient que Laure Richis était perdue.

Ce pressentiment allait se révéler juste, bien qu’il fût fondé sur des hypothèses complètement fausses. Car Richis n’allait nullement à Grenoble. Ce départ en grande pompe n’était qu’une feinte. A une lieue et demie au nord-ouest de Grasse, à proximité du village de Saint-Vallier, il fit stopper le convoi. Il remit à son valet des pouvoirs et des lettres de recommandation et lui ordonna d’emmener seul jusqu’à Grenoble mulets et palefreniers.

Pour sa part, avec Laure et la femme de chambre, il piqua sur Cabris, où il fit une pause pour midi, puis il prit vers le sud à travers la montagne du Tanneron. Le chemin était extrêmement ardu, mais il permettait de faire un grand détour pour l’ouest autour de Grasse et de son bassin, et d’atteindre la côte dans la soirée, sans être vu... Le Lendemain  – tel était le plan de Richis  – il se ferait conduire avec Laure jusqu’aux îles de Lérins, sur la plus petite desquelles se trouvait le couvent bien fortifié de Saint-Honorat. Il était géré par une poignée de moines âgés, mais qui étaient encore très capables de se défendre et que Richis connaissait bien, car cela faisait des années qu’il achetait et écoulait tout ce que le couvent produisait : liqueur d’eucalyptus, pignons et huile de cyprès. Et c’est précisément là, dans ce couvent de Saint-Honorat, qui était sans doute l’endroit le plus sûr de toute la Provence après Le château d’If et la prison royale de l’île Sainte Marguerite, que Richis voulait d’abord mettre sa fille à l’abri. Lui repasserait immédiatement sur le continent et, évitant cette fois Grasse par l’est via Antibes et Cagnes, il pourrait être à Vence dans la soirée du même jour. Il y avait déjà donné rendez-vous à son notaire, afin d’y passer un accord avec le baron de Bouyon sur le mariage de leurs enfants Laure et Alphonse. Il ferait à Bouyon une offre que celui-ci ne pourrait refuser : prise en charge de ses dettes jusqu’à concurrence de quarante mille livres, dot du même montant, assortie de diverses métairies et d’un moulin à huile près de Maganosc, plus une rente annuelle de trois mille livres pour le jeune couple. L’unique condition posée par Richis, ce serait que les noces soient célébrées dans un délai de dix jours et que le mariage soit immédiatement consommé, et que les jeunes mariés s’installent aussitôt à Vence.

Richis savait qu’en pressant ainsi les choses il faisait monter de façon tout à fait disproportionnée le prix de l’alliance entre sa maison et la maison de Bouyon. S’il avait attendu davantage, il l’aurait eue à meilleur compte. C’est le baron qui aurait mendié la permission d’élever dans l’échelle sociale, par l’intermédiaire de son fils, la fille du gros négociant roturier, car la renommée de la beauté de Laure aurait encore grandi, tout comme la fortune de Richis et la débâcle financière de Bouyon. Mais tant pis ! Ce n’était pas le baron qui était son adversaire dans cette affaire, c’était le célèbre meurtrier. C’est lui qu’il s’agissait de contrer. Une femme mariée, déflorée et éventuellement déjà enceinte, n’avait plus sa place dans sa galerie d’objets rares. La dernière pierre de la mosaïque serait dévalorisée, Laure perdrait tout intérêt pour le meurtrier, son ouvrage serait un échec. Et cette défaite, il faudrait qu’il la sente passer ! Richis allait faire célébrer les noces à Grasse, en grande pompe et publiquement. Il ne connaissait pas son adversaire et ne le connaîtrait jamais, mais il goûterait tout de même le plaisir de savoir que celui-ci assisterait à l’événement et serait obligé de voir de ses propres yeux lui passer sous le nez ce qu’il désirait le plus au monde.

Le plan était astucieusement combiné. Et de nouveau nous sommes obligés d’admirer la perspicacité qui amenait Richis à deux doigts de la vérité. Car effectivement, si le fils du baron de Bouyon prenait pour femme Laure Richis, cela constituait une défaite écrasante pour le meurtrier de Grasse. Mais ce plan n’était pas encore exécuté. Richis n’avait pas encore mis sa fille sous le voile qui la sauverait. Il ne l’avait pas encore amenée jusqu’au couvent bien gardé de Saint-Honorat. Les trois cavaliers en étaient encore à se frayer un chemin à travers la montagne inhospitalière du Tannerons. Parfois, les chemins étaient si mauvais qu’on devait descendre de cheval. Tout cela allait très lentement. Ils espéraient atteindre la mer vers le soir, à La Napoule, une petite localité à l’ouest de Cannes.

 

 

 

 

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Au moment où Laure Richis quittait Grasse avec son père, Grenouille se trouvait à l’autre bout de la ville, dans l’atelier Arnulfi, et macérait des jonquilles. Il était seul, et il était de bonne humeur. Son séjour à Grasse tirait à sa fin. Le jour du triomphe était proche. Là-bas, dans la cabane, étaient rangés dans un coffret doublé d’ouate vingt-quatre minuscules flacons contenant en quelques gouttes les auras de vingt-quatre jeunes filles vierges : précieuses essences que Grenouille avait obtenues au cours de l’année précédente par enfleurage à froid des corps, macération des cheveux et des vêtements, lavage et distillation. Et la vingt-cinquième, la plus exquise et la plus importante, il allait aller la cueillir le jour même. En vue de cette dernière prise, il avait déjà préparé un creuset plein d’une graisse maintes fois épurée, une étoffe du lin le plus fin et une bonbonne d’un alcool extrêmement rectifié. Le terrain avait été sondé de la façon la plus précise. C’était la nouvelle lune.

Il savait que cela n’aurait pas de sens de prétendre s’introduire par effraction dans la demeure bien gardée de la rue Droite. Aussi voulait-il s’y faufiler à la tombée du crépuscule, avant qu’on ferme les portes cochères, et se dissimuler dans quelque recoin de la maison, à l’abri de cette absence d’odeur qui le rendait aussi invisible qu’un bonnet magique, tant pour les hommes que pour les bêtes. Plus tard, quand tout dormirait, il monterait, guidé par la boussole de son nez, jusqu’à la chambre de sa merveille. Il lui appliquerait sur place le linge imprégné de graisse. Il n’emporterait, comme d’habitude, que les cheveux et les vêtements, car ces parties pouvaient se laver directement à l’esprit-de-vin, ce qu’il était plus commode de faire à l’atelier. Pour finir de traiter la pommade et pour obtenir le concentré par distillation, il prévoyait une seconde nuit. Et si tout se passait bien (et il n’avait aucune raison de douter que tout se passerait bien), il serait après-demain en possession de toutes les essences qui donneraient le meilleur parfum du monde, et il quitterait Grasse en étant l’homme de toute la terre qui aurait l’odeur la plus suave.

Vers midi, il en eut terminé avec ses jonquilles. Il éteignit le feu, recouvrit le chaudron plein de graisse, puis alla prendre le frais devant l’atelier. Le vent soufflait de l’ouest.

A la première bouffée d’air qu’il respira, il remarqua que quelque chose n’allait pas. L’atmosphère n’était pas normale. Dans la robe olfactive de la ville, dans son tissu fait de milliers de fils, il manquait le fil d’or. Au cours des dernières semaines, ce fil odorant était devenu si fort que Grenouille l’avait nettement perçu même par-dessus la ville, depuis sa cabane. Voilà qu’il n’était plus là, il avait disparu ; même en reniflant intensément, impossible de le retrouver. Grenouille fut comme paralysé d’effroi.

Elle est morte, pensa-t-il. Puis, plus affreux encore : un autre m’a devancé. Un autre a effeuillé ma fleur et mis la main sur son parfum ! Il ne put pas pousser de cri, il était trop secoué ; mais il put pleurer, des larmes qui gonflèrent les coins de ses yeux et ruisselèrent soudain des deux côtés de son nez.

Puis Druot rentra des Quatre Dauphins pour le repas de midi et raconta, en passant, qu’au petit matin le deuxième consul était parti pour Grenoble avec douze mulets et sa fille. Grenouille ravala ses larmes et partit en courant à travers la ville, jusqu’à la porte du Cours. Il s’arrêta sur la place qui était devant, et renifla. Et dans le vent encore exempt des odeurs de la ville qui arrivait de l’ouest, il retrouva effectivement son fil d’or, ténu et faible, certes, mais reconnaissable entre mille. A vrai dire, pourtant, le parfum adoré ne venait pas du nord-ouest, du côté de la route de Grenoble, mais plutôt de la direction de Cabris, sinon même du sud-ouest.

Grenouille demanda à la sentinelle quelle route avait prise le deuxième consul. L’homme tendit le doigt vers le nord.

— Pas la route de Cabris ? Ou bien l’autre, au sud, vers Auribeau et La Napoule ?

— Sûrement pas, dit la sentinelle, je l’ai vu de mes propres yeux.

Grenouille, toujours courant, retraversa la ville jusqu’à sa cabane, mit dans son sac de voyage l’étoffe et le lin, le pot de pommade, la spatule, les ciseaux et une petite matraque lisse en bois d’olivier, et se mit immédiatement en route : non pas en direction de Grenoble, mais dans la direction que lui indiquait son nez : vers le sud.

Le chemin qu’il prit était le chemin direct vers La Napoule, qui suivait les contreforts du Tanneron, en passant par les vallées de la Frayère et de la Siagne. On y marchait facilement. Grenouille avançait vite. Quand Auribeau apparut sur sa droite, accroché en haut des coteaux, il sentit à l’odeur qu’il avait presque comblé son retard sur les fugitifs. Peu après, il était à leur hauteur. Il les sentait à présent un par un, il sentait même l’écume de leurs chevaux. Ils ne pouvaient être, tout au plus, qu’à une demi lieue à l’ouest, quelque part dans les forêts du Tanneron. Ils marchaient vers le sud, en direction de la mer. Exactement comme lui.

Vers cinq heures de l’après-midi, Grenouille atteignit La Napoule. Il entra dans l’auberge, y mangea et demanda un gîte peu coûteux. Il dit qu’il était un compagnon tanneur, qu’il venait de Nice et se rendait à Marseille. On lui dit qu’il pouvait dormir dans l’écurie. Il s’y coucha dans un coin et se reposa. Il sentit que les trois cavaliers approchaient. Il n’avait plus qu’à attendre.

Deux heures plus tard (le jour était déjà très bas), ils arrivèrent. Pour préserver leur incognito, ils avaient changé de vêtements. Les deux femmes portaient maintenant des robes sombres et des voiles, Richis un habit noir. Il se donna pour un gentilhomme venant de Castellane et dit qu’il voulait se faire emmener le lendemain aux îles de Lérins, l’aubergiste devait lui retenir un bateau qui se tînt prêt au lever du soleil. Il s’enquit s’il y avait d’autres clients, à part lui et ses gens. L’aubergiste répondit que non, à part un compagnon tanneur de Nice, qui couchait à l’écurie.

Richis fit monter les femmes dans leurs chambres. Lui-même alla à l’écurie, sous prétexte qu’il avait laissé quelque chose dans ses fontes. Il ne trouva pas tout de suite le compagnon tanneur, il fallut que le palefrenier lui donnât une lanterne. Alors il le vit, couché dans un coin sur la paille avec une vieille couverture, la tête appuyée contre son sac, dormant profondément. Il payait si peu de mine que Richis eut un instant l’impression qu’il n’existait pas vraiment, que ce n’était qu’une illusion, provoquée par les ombres que faisait danser la lanterne. En tout cas, il fut aussitôt évident pour Richis que cet être inoffensif au point d’en être touchant ne pouvait présenter le moindre danger ; et il s’éloigna sans faire de bruit, pour ne pas troubler son sommeil, et rentra dans l’auberge.

Il prit son souper en compagnie de sa fille, dans sa chambre. Il ne lui avait pas révélé la destination ni le but de cet étrange voyage, quoiqu’elle l’en eût prié. Il lui dit qu’il la mettrait dans la confidence le lendemain et qu’elle pouvait lui faire confiance : tous ces déplacements et ces projets serviraient au mieux ses intérêts et son bonheur.

Après le repas, ils firent quelques parties d’hombre, qu’il perdit toutes, parce qu’au lieu de ses cartes il regardait son visage, pour se délecter de sa beauté. Vers neuf heures, il l’accompagna jusqu’à sa chambre, qui était en face de la sienne, lui souhaita bonne nuit en l’embrassant et ferma sa porte à clef de l’extérieur. Puis il alla lui-même se coucher.

Il se sentit d’un coup très éprouvé par les fatigues de la journée et de la nuit précédente, et en même temps très content de lui, et du déroulement de l’affaire. Sans la moindre pensée soucieuse, sans pressentiment sinistre comme ceux qui jusqu’à hier régulièrement le tourmentaient et le tenaient éveillé dès qu’il éteignait la lampe. Il s’endormit aussitôt et dormit sans faire de rêves, sans gémir, sans s’agiter convulsivement ni se retourner nerveusement dans tous les sens. Pour la première fois depuis bien longtemps, Richis eut un sommeil profond, calme et réparateur.

A la même heure, Grenouille, dans l’écurie, se levait de sa couche. Lui aussi était content de lui et du déroulement de l’affaire, et il se sentait extrêmement frais, bien qu’il n’eût pas dormi une seconde. Quand Richis était venu dans l’écurie pour le voir, il avait fait semblant de dormir, pour rendre plus frappant encore l’air inoffensif que lui conférait déjà en lui-même son parfum de banalité. Si Richis l’avait mal jaugé, lui en revanche avait très précisément jaugé Richis, à savoir avec son nez, et le soulagement de Richis à son égard ne lui avait nullement échappé.

Ainsi, lors de leur brève rencontre, ils s’étaient mutuellement convaincus d’être inoffensifs, à tort ou à raison ; et c’était bien ainsi, trouva Grenouille, car cette allure inoffensive, feinte chez lui et sincère chez Richis, facilitait bien les choses à Grenouille : et c’est une manière de voir que Richis aurait tout à fait partagée, dans le cas inverse.

 

 

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C’est avec l’allure posée du professionnel que Grenouille se mit au travail. Il ouvrit le sac de voyage, en tira le tissu de lin, la pommade et la spatule, déploya le linge sur la couverture où il s’était étendu, et commença à l’enduire de pâte grasse. C’était un travail qui demandait du temps, car il importait que la couche de graisse fût plus épaisse à certains endroits et plus mince à d’autres, selon la partie du corps avec laquelle elle serait en contact. La bouche et les aisselles, les seins, le sexe et les pieds fourniraient plus d’éléments odorants que par exemple les tibias, le dos ou les coudes ; les paumes des mains, plus que leur dos ; les sourcils, plus que les paupières, etc., il fallait donc les doter plus généreusement de graisse. Grenouille modela donc sur le linge une sorte de diagramme olfactif du corps à traiter, et cette partie du travail était en vérité la plus satisfaisante, car il s’agissait d’une technique artistique mettant en jeu à parts égales les sens, l’imagination et les mains, tout en anticipant de surcroît, idéalement, sur la jouissance que procurerait le résultat final.

Lorsqu’il eut épuisé le petit pot de pommade, il apporta encore au tableau quelques retouches éparses, enlevant du gras à tel endroit du linge pour l’ajouter ailleurs, retouchant et vérifiant encore ce paysage modelé dans la graisse  – avec le nez, du reste, et non avec les yeux, car tout ce travail s’effectuait dans l’obscurité totale, ce qui était peut-être une raison de plus pour que Grenouille fût de cette humeur sereinement joyeuse. Dans cette nuit de la nouvelle lune, rien ne venait le distraire. Le monde n’était rien qu’odeur, et un petit bruit de ressac qui venait de la mer. Il était dans son élément. Puis il replia le linge comme une tapisserie, de telle sorte que les parties enduites fussent face à face. C’était pour lui une opération douloureuse, car il savait bien qu’en dépit de toutes ces précautions, certains contours marqués allaient ainsi s’aplatir et se déformer. Mais il n’y avait pas d’autre possibilité pour transporter le linge. Après l’avoir plié assez pour pouvoir le porter posé sur son avant-bras sans trop d’embarras, il mit dans ses poches la spatule, les ciseaux et la petite matraque en olivier, et il se glissa furtivement au-dehors.

Le ciel était couvert. Dans l’auberge, il n’y avait plus une lumière. La seule étincelle, dans cette nuit d’encre, jaillissait à l’est, sur le phare de l’île Sainte Marguerite, à plus d’une lieue : minuscule épingle de lumière dans une étoffe aile de corbeau. De la baie montait une légère brise fleurant le poisson. Les chiens dormaient.

Grenouille alla jusqu’à la dernière lucarne de la grange, contre laquelle une échelle était dressée, qu’il souleva et emporta droite, en équilibre, en coinçant trois barreaux sous son bras droit libre et en la calant contre son épaule ; il traversa ainsi la cour jusque sous la fenêtre de la jeune fille. La fenêtre était entrouverte. En gravissant l’échelle avec autant d’aisance qu’un escalier, il se félicita de pouvoir récolter le parfum de la jeune fille ici, à La Napoule. A Grasse, avec des fenêtres grillagées et une maison jalousement surveillée, tout aurait été beaucoup plus difficile. Ici, elle dormait seule. Il n’aurait même pas à neutraliser la femme de chambre.

Il repoussa le battant de la fenêtre, se glissa dans la chambre et se déchargea du linge. Puis il se tourna vers le lit. C’était le parfum de ses cheveux qui dominait, car elle était couchée sur le ventre et son visage, entouré par son bras, replié, était enfoui dans l’oreiller, si bien que sa nuque s’offrait de manière véritablement idéale à la matraque.

Le bruit du coup fut sourd et accompagné d’un crissement. Grenouille détesta ce bruit. Ne fût-ce que parce que c’était un bruit, un bruit au milieu d’une tâche par ailleurs silencieuse. Il dut serrer les dents pour supporter ce bruit répugnant, et quand ce fut fini, il resta encore un moment raide et contracté, la main crispée sur la matraque, comme s’il craignait que le bruit fût renvoyé par quelque écho. Mais le bruit ne revint pas, c’est le silence qui revint dans la chambre, et même un silence accru, car il y manquait désormais le doux frôlement d’une respiration. Et bientôt Grenouille relâcha sa crispation (qu’on aurait peut-être pu interpréter aussi comme une attitude de respect ou une sorte de minute de silence un peu raide) et son corps retrouva lentement sa souplesse.

Il rangea la matraque et ne fut plus dorénavant habité que par un affairement assidu. En premier lieu, il déploya le linge d’enfleurage et l’étala souplement, l’envers en dessous, sur la table et des chaises, en veillant à ce que le côté gras ne touche rien. Puis il rabattit le dessus-de-lit. Le magnifique parfum de la jeune fille, libéré soudain dans une bouffée chaude et puissante, ne l’émut pas. Car enfin il le connaissait, et il n’en jouirait, n’en jouirait jusqu’à l’ivresse, que plus tard, une fois qu’il le posséderait vraiment. Pour l’instant il s’agissait d’en capter le plus possible, d’en répandre le moins possible à côté : pour l’instant, il fallait se concentrer et faire vite.

A coups de ciseaux rapides, il fendit la chemise de nuit et la lui ôta, saisit le linge enduit de graisse et en recouvrit son corps nu. Puis il la souleva, fit passer le linge sous elle, l’y enroula comme un pâtissier refermant un chausson, replia les extrémités, l’enveloppant depuis les orteils jusqu’au front. Seule la chevelure dépassait encore de cette gangue de momie. Il la coupa au ras du cuir chevelu et l’emballa dans la chemise de nuit, qu’il ficela en un paquet. Enfin il rabattit un coin libre du linge sur le crâne rasé et en lissa l’extrémité, qu’il tapota délicatement du bout des doigts pour qu’elle adhère bien. Il vérifia l’ensemble de cet emballage. Aucune fente, aucun petit trou, aucun petit pli béant ne pouvait laisser échapper le parfum de la jeune fille. Elle était parfaitement enveloppée. Il n’y avait plus rien à faire, qu’à attendre pendant six heures, jusqu’au petit matin.

Il prit le petit fauteuil où elle avait posé ses vêtements, le porta jusqu’au lit et s’assit. La grande robe noire exhalait encore l’effluve délicat de son parfum, mêlé à l’odeur des biscuits à l’anis qu’elle avait mis dans sa poche comme provision de voyage. Il posa ses pieds sur le bord du lit, près des siens, se couvrit avec sa robe et mangea les biscuits à l’anis. Il était fatigué. Mais il ne voulait pas dormir, car cela ne se faisait pas de dormir pendant le travail, même quand ce travail ne consistait qu’à attendre. Il se souvint des nuits qu’il passait à distiller dans l’atelier de Baldini : l’alambic noir de suie, les flammes vacillantes, le petit crachotement avec lequel le condensat tombait du serpentin dans le vase florentin. De temps en temps, il fallait surveiller le feu, remettre de l’eau dans la cucurbite, changer le vase florentin, remettre d’autres plantes, les précédentes étant épuisées. Et pourtant il avait toujours eu le sentiment qu’on ne veillait pas pour se livrer à ces activités épisodiques, mais que cette veille avait son sens en elle-même. Même ici, dans cette chambre où le processus d’enfleurage s’accomplissait tout seul et où même on n’aurait fait que le troubler en vérifiant intempestivement, en retournant ou en tripotant ce paquet parfumé, même ici Grenouille avait l’impression qu’il était important qu’il fût présent et qu’il veillât. Dormir aurait mis en danger l’esprit de la réussite.

Il n’avait du reste aucune peine à rester éveillé et à attendre, en dépit de sa fatigue. Cette attente-là, il l’aimait. Il l’avait aimée aussi auprès des vingt quatre autres jeunes filles, car ce n’était pas une attente vague et morne, pas non plus une attente impatiente et nostalgique, mais une attente qui accompagnait, qui avait un sens et qui en quelque sorte était active. Quelque chose se faisait, pendant cette attente. C’était l’essentiel qui se faisait. Il avait beau ne pas le faire lui-même, cela se faisait tout de même par lui. Il avait fait de son mieux. Il avait mis là toute son habileté d’artiste. Il ne lui avait échappé aucune faute. L’ouvrage était unique en son genre. Il serait couronné de succès... Il n’avait plus qu’à attendre quelques heures. Elle le satisfaisait profondément, cette attente. Jamais de sa vie il ne s’était senti si bien, si calme, si serein, si en accord avec lui-même  – y compris naguère, dans sa montagne  –, que dans ces heures de pause artisanale qu’il passait en pleine nuit près de ses victimes et où il attendait en veillant. C’étaient les seuls moments où, dans son cerveau sinistre, se formaient des pensées presque gaies.

Etrangement, ces pensées ne se tournaient pas vers l’avenir. Il ne songeait pas au parfum qu’il récolterait dans quelques heures, au parfum fait de vingt-cinq auras de jeunes filles, ni à des projets futurs, au bonheur ou au succès. Non, il se remémorait son passé. Il se rappelait les étapes de sa vie, depuis la maison de Mme Gaillard et le tas de bois humide et chaud qui était devant, jusqu’au voyage d’aujourd’hui, qui l’avait mené dans ce petit village de La Napoule, qui fleurait le poisson. Il se souvenait du tanneur Grimal, de Giuseppe Baldini, du marquis de la Taillade-Espinasse. Il se souvenait de la ville de Paris, de son haleine mauvaise, immense et aux mille nuances, il se souvenait de la jeune fille rousse de la rue des Marais, de la pleine campagne, du vent léger, des forêts. Il se rappelait aussi la montagne en Auvergne (il n’évitait nullement ce souvenir), sa caverne, l’air vide d’hommes. Il se rappelait aussi ses rêves. Et il se souvenait de toutes ces choses avec grand plaisir. Il lui semblait même, en se les remémorant ainsi, qu’il était un homme particulièrement favorisé par la chance et que son destin lui avait fait suivre des voies certes tortueuses, mais finalement judicieuses : comment eût-il été possible, autrement, qu’il ait trouvé le chemin aboutissant à cette chambre obscure et au but de ses désirs ? En y réfléchissant bien, il était vraiment un individu protégé par la Fortune !

L’émotion l’envahit, l’humilité et la gratitude.

— Je te remercie, dit-il à mi-voix, je te remercie, Jean-Baptiste Grenouille, d’être tel que tu es !

Tant était grande l’émotion qu’il s’inspirait à lui-même.

Puis il ferma les paupières  – non pour dormir, mais pour s’abandonner tout entier à la paix de cette nuit sainte. La paix emplissait son cœur. Mais elle paraissait aussi régner tout alentour. Il flairait le sommeil paisible de la femme de chambre, à côté, le sommeil profondément satisfait d’Antoine Richis de l’autre côté du couloir ; il sentait dormir paisiblement l’aubergiste et les valets, les chiens, les bêtes à l’écurie, le village entier et la mer. Le vent était tombé. Tout était silencieux. Rien ne troublait la paix.

A un moment, il tourna son pied sur le côté et effleura le pied de Laure. Pas vraiment son pied, mais juste le tissu qui l’enveloppait, avec en dessous une mince couche de graisse, qui s’imprégnait du parfum de la jeune fille, de ce magnifique parfum, de son parfum à lui.

 

 

46

 

Quand les oiseaux commencèrent à crier  – donc un bon moment avant l’aurore  –, il se leva et acheva son travail. Il déplia le linge et le décolla de la morte comme un emplâtre. La graisse se détachait bien de la peau. Il n’y avait que dans les recoins que quelques restes demeuraient accrochés, qu’il dut racler à la spatule. Les autres traces de pommade, il les essuya avec la propre chemise de jour de Laure, avec laquelle il frictionna finalement le corps de la tête aux pieds, si consciencieusement qu’il se formait sur la peau de petits grumeaux de sébum, emportant avec eux les dernières miettes et les dernières poussières de son parfum. Maintenant, seulement, elle était pour lui vraiment morte, fanée, pâle et molle comme des déchets de fleurs.

Il jeta la chemise dans le grand linge d’enfleurage, seul endroit où la jeune fille survivait, y joignit la chemise de nuit avec les cheveux, et roula le tout en un petit paquet serré qu’il se coinça sous le bras. Il ne prit pas la peine de recouvrir le cadavre sur le lit. Et bien que l’obscurité de la nuit fît déjà place au crépuscule gris bleu du matin et que les objets de la chambre prissent déjà des contours, il ne jeta plus un regard sur le lit, pour la voir de ses yeux au moins une fois dans sa vie. Sa forme ne l’intéressait pas. Elle n’existait plus pour lui en tant que corps, mais uniquement comme un parfum immatériel. Et ce parfum, il l’avait sous le bras et l’emportait avec lui.

Sans bruit, il enjamba l’appui de la fenêtre et descendit l’échelle. Dehors, le vent s’était à nouveau levé, et le ciel se dégageait, versant sur le paysage une froide lumière bleu sombre.

Une demi-heure plus tard, la servante allumait le feu de la cuisine. Lorsqu’elle sortit devant la maison pour prendre du bois, elle vit l’échelle dressée, mais elle était encore trop ensommeillée pour réagir. Peu après six heures, le soleil se leva. Enorme et rouge d’or, il surgit de la mer entre les deux îles de Lérins. Il n’y avait pas un nuage. C’était une radieuse journée de printemps qui commençait.

Richis, dont la chambre donnait à l’ouest s’éveilla à sept heures. Pour la première fois depuis des mois, il avait vraiment dormi magnifiquement et, contrairement à son habitude, il resta au lit encore un quart d’heure, s’étirant et soupirant de plaisir, et écoutant l’agréable tumulte qui montait de la cuisine. Quand il se leva enfin, ouvrit largement la fenêtre, vit le beau temps qu’il faisait dehors, aspira l’air frais et épicé du matin et entendit le ressac de la mer, sa bonne humeur ne connut plus de bornes : il avança les lèvres et siffla une mélodie allègre.

Il sifflait encore en s’habillant, et sifflait toujours quand il quitta sa chambre et, d’un pas fringant, traversa le couloir jusqu’à la porte de sa fille. Il frappa. Frappa encore, tout doucement, pour ne pas l’effrayer. Pas de réponse. Il sourit. Il comprenait fort bien qu’elle dormît encore.

Il introduisit la clef dans la serrure et tourna doucement, tout doucement, soucieux de ne pas l’éveiller, désireux presque de la trouver encore endormie, pour la réveiller d’un baiser, encore une fois, la dernière, avant qu’il dût la donner à un autre homme.

La porte céda, il entra, et le. soleil le heurta en plein visage. La chambre était toute pleine d’une lumière argentée, tout y rayonnait et, sous le coup de la douleur, il dut un moment fermer les yeux.

Quand il les ouvrit à nouveau, il vit Laure étendue sur le lit, nue et morte, rasée, et d’une blancheur éclatante. C’était comme dans le cauchemar qu’il avait fait à Grasse, l’avant-dernière nuit, et qu’il avait oublié depuis et dont le contenu maintenant lui revenait en mémoire comme un éclair. Tout était soudain exactement comme dans ce rêve, seulement avec beaucoup plus de lumière.

 

 

47

 

La nouvelle de l’assassinat de Laure Richis se répandit aussi vite à Grasse que si l’on avait annoncé : « Le roi est mort ! », ou : « C’est la guerre ! », ou : « Les pirates ont débarqué sur la côte ! » ; et elle déclencha une terreur analogue, et pire. La peur qu’on avait soigneusement oubliée fut d’un coup là de nouveau, virulente comme à l’automne précédent, avec tous ses symptômes annexes : panique, indignation, fureur, soupçons hystériques, désespoir. Les gens ne sortaient plus la nuit, enfermaient leurs filles, se barricadaient, se méfiaient les uns des autres et ne dormaient plus. Tout le monde pensait qu’il allait maintenant continuer comme l’autre fois, un meurtre par semaine. Le temps semblait être remonté six mois en arrière.

La peur était encore plus paralysante que six mois auparavant, car le retour soudain d’un danger qu’on croyait depuis longtemps surmonté répandit parmi les gens un sentiment d’impuissance et de désarroi. Si même l’excommunication de l’évêque ne faisait rien ! Si Antoine Richis, le grand Richis, le plus riche bourgeois de la ville, le deuxième consul, cet homme puissant et réfléchi qui disposait de tous les moyens possibles, ne pouvait pas protéger sa propre enfant ! Si la main du meurtrier ne reculait même pas devant la beauté sacrée de Laure  – car de fait, elle apparaissait comme une sainte à tous ceux qui l’avaient connue, surtout maintenant, après coup, une fois morte. Que restait-il donc comme espoir d’échapper au meurtrier ? Il était plus cruel que la peste ; car la peste, on pouvait la fuir, mais ce meurtrier non, comme le prouvait l’exemple de Richis. Il possédait manifestement des qualités surnaturelles. Il avait sûrement conclu un pacte avec le diable, s’il n’était pas le diable en personne. Aussi beaucoup, surtout parmi les esprits plus simples, ne voyaient d’autre recours que d’aller à l’église et de prier, chaque métier son patron : les serruriers saint Eloi, les tisserands saint Crispin, les jardiniers saint Antoine, les parfumeurs saint Joseph. Et ils emmenaient leurs femmes et leurs filles, priaient en commun, mangeaient et dormaient dans l’église, ne la quittaient même plus pendant le jour, convaincus de trouver dans la protection de la communauté désespérée et sous le regard de la Sainte Vierge la seule sécurité possible face au monstre, pour autant qu’il y eût encore la moindre sécurité.

D’autres esprits plus retors, constatant que l’Eglise avait déjà échoué une fois, constituèrent des groupes occultes, engagèrent à grands frais une sorcière patentée de Gourdon, allèrent se fourrer dans l’une des nombreuses cavernes calcaires du sous-sol grassois et y tinrent des messes noires, pour tenter de se concilier les faveurs du démon. D’autres encore, surtout des membres de la bonne bourgeoisie et de la noblesse éclairée, misèrent sur les méthodes scientifiques les plus modernes : ils firent magnétiser leurs maisons et hypnotiser leurs filles, formèrent dans leurs salons des cercles silencieux de méditation collective et entèrent ainsi, en émettant de concert le fluide de leurs pensées, d’influencer par télépathie l’esprit de l’assassin. Les corporations organisèrent une procession expiatoire de Grasse à La Napoule et retour. Les moines des cinq couvents de la ville instaurèrent un office propitiatoire ininterrompu, avec chants continuels, si bien que nuit et jour, tantôt dans un coin de la ville, tantôt dans un autre, on entendait un lamento permanent. C’est à peine si l’on travaillait encore.

Ainsi, dans une inactivité fiévreuse, la population de Grasse attendait presque avec impatience le prochain assassinat. Personne ne doutait qu’il fût imminent. Et chacun brûlait en secret d’en apprendre la nouvelle, dans le seul espoir qu’elle concernerait quelqu’un d’autre.

Cette fois, à vrai dire, les pouvoirs publics de la ville, de la région et de la province ne se laissèrent pas gagner par l’hystérie qui régnait dans la population. Pour la première fois depuis que s’était manifesté le tueur de jeunes filles, une collaboration concertée et fructueuse s’instaura entre les bailliages ou vigueries de Grasse, de Draguignan et de Toulon, entre magistrats, police, intendant, parlement et marine royale.

Les raisons de cette coopération effective entre autorités étaient d’une part la crainte d’un soulèvement populaire général, et d’autre part le fait que, depuis l’assassinat de Laure Richis, on disposait enfin d’éléments permettant une recherche systématique du meurtrier. Celui-ci avait été vu. Manifestement, il s’agissait de ce compagnon tanneur plus que suspect qui avait dormi, la nuit du meurtre, dans l’écurie de l’auberge de La Napoule et qui, le lendemain matin, avait disparu sans laisser de traces. D’après les déclarations concordantes de l’aubergiste, du palefrenier et de Richis, c’était un petit bonhomme qui ne payait pas de mine, avec un habit brun et un sac de voyage en grosse toile. Bien qu’à part cela le souvenir des trois témoins restât étrangement vague et que par exemple ils fussent incapables de décrire le visage de l’homme, ni sa couleur de cheveux, ni sa façon de parler, l’aubergiste sut tout de même dire que, s’il ne se trompait pas, il avait remarqué dans l’attitude et la démarche de l’inconnu une gêne, un ligotement, comme s’il avait une blessure à la jambe ou un pied estropié.

Munis de ces indices, dés le jour du crime, vers midi, deux détachements à cheval de la maréchaussée se mirent à la poursuite du meurtrier : l’un suivant la côte, l’autre prenant par l’intérieur des terres. On fit fouiller par des volontaires les environs immédiats de La Napoule. Le tribunal de Grasse envoya deux commissaires à Nice pour y trouver trace de ce compagnon-tanneur. Dans les forts de Fréjus, de Cannes et d’Antibes, on contrôla tous les bateaux en partance, et à la frontière de la Savoie, tous les chemins furent barrés et les voyageurs durent justifier de leur identité. Un avis de recherche assorti d’un signalement du suspect fut affiché, pour ceux qui savaient lire, à toutes les portes des villes de Grasse, de Vence et de Gourdon et sur les portails des églises de villages. Les crieurs publics en lurent le texte trois fois par jour. Cette histoire de pied-bot corroborait à vrai dire l’opinion selon laquelle le meurtrier était le diable en personne, et elle contribuait moins à collecter d’utiles indices qu’à attiser encore la panique dans la population.

Il fallut que le président du tribunal de Grasse, à l’initiative de Richis, annonce une récompense d’un montant considérable (deux cents livres) pour tous indices permettant l’arrestation du coupable, pour que des dénonciations fassent appréhender, à Grasse, à Opio et Gourdon, quelques ouvriers tanneurs, dont l’un avait effectivement le malheur d’être boiteux. On envisageait déjà, en dépit d’un alibi confirmé par plusieurs témoins, de le soumettre à la question, quand, le dixième jour après le meurtre, un membre de la garde municipale se présenta au parquet et fit aux juges la déclaration suivante : il s’appelait Gabriel Tagliasco et était sergent de la garde ; à midi, le jour du crime, il était de service comme à l’habitude, à la porte du Cours, et un individu correspondant assez bien au signalement dont il avait à présent connaissance lui avait adressé la parole et lui avait demandé à plusieurs reprises et de façon insistante par quelle route le deuxième consul avait quitté la ville le matin, avec sa caravane ; il n’avait pas attaché à ce petit fait la moindre importance, ni sur le moment, ni par la suite, et il ne se serait sûrement pas souvenu de lui-même de cet individu (qui n’avait absolument rien de remarquable), s’il ne l’avait pas revu par hasard hier, ici même, à Grasse, dans la rue de la Louve, devant l’atelier de Maître Druot et de Mme Arnulfi, et si à cette occasion il n’avait pas remarqué de surcroît que l’homme, en rentrant dans l’atelier, boitait nettement.

Une heure après, Grenouille était arrêté. L’aubergiste de La Napoule et son palefrenier, venus à Grasse pour identifier les autres suspects, reconnurent aussitôt en lui le compagnon-tanneur qui avait passé la nuit chez eux : c’était bien lui et personne d’autre, le meurtrier qu’on recherchait ne pouvait être que lui.

On fouilla l’atelier, on fouilla la cabane de l’oliveraie, derrière le couvent des franciscains. Dans un coin, à peine cachées, on trouva la chemise de nuit, la chemise de jour et la chevelure rousse de Laure Richis. Et lorsqu’on creusa le sol, on mit peu à peu au jour les vêtements et les chevelures des vingt-quatre autres jeunes filles. On retrouva la matraque de bois qui avait servi à assommer les victimes, et le sac de voyage en toile. Les indices étaient confondants. On fit sonner les cloches des églises. Le président du tribunal fit afficher et proclamer que le sinistre tueur de jeunes filles recherché depuis près d’un an avait enfin pu être appréhendé et mis sous les verrous.

 

 

48

 

Pour commencer, les gens ne crurent pas à cette proclamation. Ils y virent une manœuvre des pouvoirs publics pour masquer leur incompétence et tenter d’apaiser l’exaspération dangereuse de l’opinion. On se rappelait trop bien le moment où prétendument le meurtrier était parti pour Grenoble. Cette fois, la peur était trop ancrée dans l’âme des gens.

Pour que l’opinion publique évolue, il fallut que le lendemain, sur la place de l’église, devant la prévôté, on expose publiquement les pièces à conviction : c’était une vision atroce, cette rangée de vingt-cinq robes, et de vingt-cinq scalps, accrochés à des piquets et alignés au fond de la place, face à la cathédrale...

Les gens défilèrent par centaines le long de cette galerie macabre. Reconnaissant les robes, des parents des victimes s’effondraient en criant. Le reste de la foule, mi par goût du sensationnel, mi pour se convaincre, réclama de voir le meurtrier. Les cris qui l’exigeaient devinrent bientôt si forts, l’agitation si menaçante, sur la petite place noire de monde, que le président se résolut à faire quérir Grenouille au fond de sa cellule et à le présenter à une fenêtre du premier étage de la prévôté.

Quand Grenouille se montra à la fenêtre, les hurlements cessèrent. Il se fit d’un seul coup un silence aussi complet qu’un jour d’été brûlant, à l’heure de midi, quand tout le monde est aux champs ou bien se tapit dans l’ombre des maisons. Personne ne bougeait pied ni patte, ne se raclait la gorge, ne respirait. La foule resta ainsi pendant plusieurs minutes, bouche bée et l’œil rond. Personne n’arrivait à croire que ce petit bonhomme fluet et tassé sur lui-même, là-haut, à la fenêtre, ce vermisseau, ce petit tas de misère, ce rien du tout, fût censé avoir commis plus de deux douzaines de meurtres. Il n’avait tout simplement pas l’air d’un meurtrier. Certes, personne n’aurait su dire comment on avait bien pu imaginer le meurtrier, ce démon, mais tout le monde était d’accord : pas comme ça ! Et pourtant, bien que le meurtrier ne correspondît pas du tout à ce qu’avaient imaginé les gens, et qu’on pût donc craindre que sa présentation n’emporterait guère la conviction, paradoxalement la simple présence physique de cet homme à la fenêtre et le fait que c’était lui et personne d’autre qu’on présentait comme étant le meurtrier avait un effet convaincant. Ils pensaient tous : mais, c’est pas possible !... et savaient en même temps que c’était bien la réalité.

A vrai dire, ce fut seulement quand les gardes eurent tiré en arrière le petit homme dans l’obscurité de la pièce, seulement donc quand il ne fut plus présent et visible, et n’exista plus dans le cerveau des gens que comme un souvenir, si récent fût-il, et presque, dirait-on, comme un concept, le concept d’un abominable assassin, ce fut alors seulement que la stupéfaction de la fouie se dissipa et fit place à une réaction idoine : les mâchoires se refermèrent et ces milliers d’yeux reprirent vie. Et ensuite retentit un seul cri grondant de fureur et de vengeance : « Donnez-le nous ! » Et ils s’apprêtèrent à prendre d’assaut la prévôté, pour l’étrangler de leurs propres mains, le déchirer, le tailler en petits morceaux. Les gardes eurent toutes les peines du monde à mettre les barres au portail et à repousser la populace. Grenouille fut prestement ramené dans son cachot. Le président se montra au balcon et promit que la procédure serait rapide et d’une sévérité exemplaire. Néanmoins, il fallut encore des heures pour que la foule se disperse, et des jours pour que la ville retrouve à peu près le calme.

De fait, le procès de Grenouille fut mené tambour battant, vu que non seulement les preuves étaient écrasantes, mais que l’accusé lui-même, lors de ses auditions, ne fit aucune difficulté pour avouer les meurtres qui lui étaient reprochés.

Il n’y a que sur ses mobiles qu’il ne put donner de réponse satisfaisante. Il ne savait que répéter qu’il avait besoin de ces jeunes filles, et que c’était pour cela qu’il les avait tuées. Il en avait eu besoin pour quoi faire, et d’ailleurs qu’est-ce que ça voulait dire, « en avoir besoin » ? Là, il se taisait. On le livra donc à la question, on le pendit par les pieds pendant des heures, on lui entonna sept pintes d’eau, on lui appliqua les brodequins : sans le moindre résultat. L’homme semblait insensible à la douleur physique, il n’en sortait pas un son et, lorsqu’on l’interrogeait à nouveau, il ne savait dire que : « J’en avais besoin. » Les juges estimèrent que c’était un malade mental. Ils mirent un terme à la question et décidèrent de mener la procédure à bonne fin sans l’entendre davantage.

Le seul atermoiement qui intervint encore fut un conflit de compétence avec le tribunal de Draguignan, La Napoule étant située dans la viguerie correspondante, et avec le parlement d’Aix : tous deux voulaient s’attribuer l’affaire. Mais les juges de Grasse ne s’en laissèrent plus déposséder. C’étaient eux qui avaient appréhendé le coupable, c’était dans leur ressort qu’avaient été commis la plupart des meurtres, et c’étaient eux qui seraient en butte au courroux populaire, s’ils laissaient le meurtrier entre les mains d’une autre cour. C’est à Grasse que son sang devrait couler.

Le verdict fut rendu le 15 avril 1766 et lu à l’accusé dans sa cellule : « Le compagnon parfumeur Jean-Baptiste Grenouille, disait la sentence, sera mené dans les quarante-huit heures sur le Cours aux portes de la ville et là, la face tournée vers le ciel, il y sera lié sur une croix de bois et recevra, vif encore, douze coups d’une barre de fer, qui lui briseront les articulations des bras, des jambes, des hanches et des épaules, ensuite de quoi il restera exposé sur cette croix jusqu’à ce que mort s’ensuive. » La grâce traditionnelle consistant, après avoir rompu les membres du criminel, à l’étrangler avec un lacet, fut expressément interdite à l’exécuteur des hautes œuvres, quand bien même l’agonie devrait se prolonger pendant des jours. Le corps serait ensuite jeté à la voirie et rien ne devrait en indiquer l’emplacement.

Grenouille écouta cette lecture sans broncher. L’huissier du tribunal lui demanda quelle était sa dernière volonté.

— Rien, dit Grenouille. Il avait tout ce qu’il lui fallait.

Un prêtre pénétra dans la cellule pour l’écouter en confession, mais il ressortit au bout d’un quart d’heure sans être arrivé à rien. Le condamné, en l’entendant prononcer le nom de Dieu, l’avait regardé avec un air de totale incompréhension, comme s’il entendait ce nom pour la première fois, puis s’était recouché sur son bat-flanc, où il avait aussitôt sombré dans le sommeil le plus profond. Toute parole supplémentaire eût été dénuée de sens.

Dans les deux jours suivants, beaucoup de gens vinrent, pour voir de près le célèbre meurtrier. Les gardiens les laissaient jeter un coup d’œil par le mouchard et prenaient six sous par coup d’œil. Un graveur sur cuivre, qui voulait faire une esquisse, dut payer deux francs. Mais le sujet était plutôt décevant. Le prisonnier, pieds et poings liés, restait couché tout le temps et dormait. Il gardait le visage tourné vers le mur et ne réagissait ni quand on frappait à la porte, ni quand on l’interpellait. L’accès de la cellule était strictement interdit aux visiteurs et, en dépit d’offres alléchantes, les gardiens n’osaient pas passer outre. Il ne craignait que le prisonnier ne fût prématurément tué par un parent de ses victimes. Pour la même raison, on n’avait pas le droit de lui faire passer de la nourriture. Elle aurait pu être empoisonnée. Pendant toute sa détention, Grenouille reçut ses repas des cuisines du palais épiscopal, et le surveillant en chef de la prison devait les goûter avant lui. Pendant ces deux derniers jours, à vrai dire, il ne mangea presque rien. Il resta couché et dormit. Parfois ses chaînés tintaient et, quand le gardien accourait pour regarder à travers le mouchard, il voyait Grenouille boire une gorgée d’eau à la bouteille, se jeter à nouveau sur son lit et se rendormir aussitôt. Cet homme paraissait être tellement fatigué de sa vie qu’il ne voulait même pas vivre ses dernières heures éveillé.

Pendant ce temps, on préparait le Cours pour l’exécution. Des charpentiers construisaient un échafaud de trois mètres sur trois et deux mètres de haut, avec une balustrade et un solide escalier : on n’en avait jamais eu d’aussi magnifique à Grasse. Et puis une tribune en bois pour les notables, et une palissade pour le petit peuple, qui devait être tenu à une certaine distance, les places aux fenêtres des maisons, à gauche et à droite de la porte du Cours, et dans le bâtiment de la garde, étaient louées depuis longtemps à des prix exorbitants. Même dans l’hospice de la Charité, qui était situé un peu de côté, l’assistant du bourreau avait négocié avec les malades la location de leurs chambres et les avait relouées à des curieux avec un considérable bénéfice. Les limonadiers préparaient de l’eau de réglisse par bidons entiers, pour être parés ; le graveur sur cuivre tirait des centaines de gravures de l’esquisse qu’il avait faite du meurtrier à la prison et que son imagination avait su rendre encore un peu plus saisissante, les marchands ambulants affluaient par douzaines dans la ville, les boulangers faisaient des fournées de macarons-souvenirs.

L’exécuteur des hautes œuvres, M. Papon, n’ayant eu à rompre les membres d’aucun criminel depuis bien des années, se fit forger une lourde barre de fer à section carrée et se rendit à l’abattoir pour s’entraîner sur des cadavres d’animaux. Il n’avait le droit que de porter douze coups, et devait briser à coup sûr les douze articulations, sans endommager les parties nobles du corps, comme le torse ou la tête : tâche difficile, qui exigeait une grande finesse d’exécution.

Les bourgeois se préparaient à l’événement comme à une grande fête carillonnée. On ne travaillerait pas ce jour-là, cela allait de soi. Les femmes repassaient leurs atours les plus fastueux, les hommes époussetaient leurs habits et faisaient cirer leurs bottes à s’y mirer dedans. Si on avait un brevet militaire ou une fonction civile, si l’on était maître de jurande, avocat, notaire, régent d’une confrérie ou quoi que ce fût d’important, on revêtirait son uniforme ou son costume officiel, on ceindrait écharpes et chaînes, on porterait ses décorations pendantes et l’on mettrait une perruque d’un blanc immaculé. Les croyants projetaient de se réunir pour un office post festum, les adeptes du malin comptaient lui rendre grâce par une messe noire qui ne serait pas piquée des vers, et la noblesse éclairée se réunirait pour des séances de magnétisme dans les hôtels des Cabris, des Villeneuve et des Fontmichel. Dans les cuisines, on enfournait et l’on fricassait déjà, on allait chercher le vin dans les caves et les bouquets de fleurs au marché, tandis qu’à la cathédrale répétaient l’organiste et le chœur.

Dans la maison Richis, dans la rue Droite, tout était silencieux. Richis avait défendu qu’on prépare quoi que ce fût pour cette « journée de la libération » : ainsi le peuple avait-il baptisé le jour de l’exécution de l’assassin. Tout cela le dégoûtait. La crainte soudain renaissante chez les gens l’avait dégoûté, et maintenant leur joie fiévreuse le dégoûtait. Eux-mêmes, les gens, tous autant qu’ils étaient, le dégoûtaient. Il n’avait pas assisté à la présentation du coupable et de ses victimes sur la place de la cathédrale, ni au procès ni au répugnant défilé des badauds avides de sensations devant la cellule du condamné. Pour l’identification de la chevelure et des vêtements de sa fille, il avait prié le juge de se déplacer jusqu’à chez lui, il avait fait une déposition brève et digne, puis prié qu’on veuille bien lui laisser ces objets à titre de reliques, ce qui lui avait d’ailleurs été accordé. Il les porta dans la chambre de Laure, posa sur son lit la chemise de nuit lacérée et la combinaison, étala les cheveux roux sur l’oreiller, puis il s’assit face au lit et ne quitta plus cette chambre, ni de jour ni de nuit, comme s’il voulait par cette veille absurde réparer sa négligence de la nuit à La Napoule. Il était si plein de dégoût, dégoût du monde et de lui-même, qu’il était incapable de pleurer.

L’assassin lui aussi ne lui inspirait que dégoût. Il ne voulait plus voir en lui un être humain, mais uniquement désormais une victime qu’on allait égorger. Il ne voulait le voir que lors de l’exécution, quand il serait sur la croix et que les douze coups viendraient le briser ; là il voulait le voir, il voulait le voir de tout près, il s’était fait réserver une place au tout premier rang. Et quand la foule se serait dispersée, au bout de quelques heures, il monterait le voir sur l’échafaud, s’assoirait près de lui et le veillerait, pendant des jours et des nuits s’il le fallait, en le regardant dans les yeux, le meurtrier de sa fille, en lui instillant dans les yeux goutte à goutte tout le dégoût qui était en lui, en déversant tout son dégoût sur son agonie comme un acide brûlant, jusqu’à ce que cette chose ait fini de crever...

Après ? Ce qu’il ferait après ? Il l’ignorait. Peut-être reprendre sa vie habituelle, peut-être se marier, peut-être engendrer un fils, peut-être ne rien faire, peut-être mourir. Cela lui était complètement indifférent. Il lui semblait aussi absurde d’y réfléchir que de réfléchir à ce qu’il serait censé faire après sa propre mort : rien, naturellement. Rien qu’il pût savoir dès à présent.

 

 

49

 

L’exécution était fixée à cinq heures de l’après-midi. Dès le matin, les premiers spectateurs arrivèrent pour s’assurer des places. Ils apportaient des chaises, des petits bancs, des coussins, de quoi manger, du vin, et leurs enfants. Quand, vers midi, la population rurale afflua en masses de tous les coins de l’horizon, le Cours était déjà si plein de monde que les nouveaux arrivants durent s’installer dans les jardins et les champs en terrasses de l’autre côté de la place et le long de la route de Grenoble. Les marchands faisaient déjà de bonnes affaires, on mangeait, on buvait, tout cela bourdonnait et bouillonnait comme une foire. Bientôt, il dut bien y avoir là près de dix mille personnes, plus que pour la fête de la Reine du Jasmin, plus que pour la plus grande procession, plus que jamais auparavant à Grasse. On en voyait debout jusqu’en haut des coteaux. Ils étaient accrochés dans les arbres, perchés sur les murs et les toits, se pressaient à dix ou douze par fenêtre. Il n’y avait qu’au centre du cours, protégé par la palissade et comme découpé dans la pâte humaine, qu’il restait encore un petit emplacement libre pour la tribune et pour l’échafaud, qui paraissait soudain tout petit, comme un jouet ou comme la scène d’un théâtre de marionnettes. Et l’on maintenait libre un passage, du lieu de l’exécution à la rue Droite, en passant par la porte du Cours.

Peu après trois heures apparurent M. Papon et ses assistants. Les applaudissements éclatèrent. Ils portèrent jusque sur l’échafaud la croix de saint André faite de poutres de bois et la hissèrent jusqu’à la hauteur de travail, en la posant sur quatre lourds tréteaux de menuiser. Un compagnon menuisier cloua l’ensemble. Chaque geste des bourreaux et du menuisier récoltait les applaudissements de la foule. Quand ensuite Papon s’approcha avec sa barre de fer, fit le tour de la croix, prit ses marques et, d’un côté, puis d’un autre, porta des coups fictifs, ce fut une véritable ovation.

A quatre heures, la tribune commença de se remplir. Il y avait beaucoup de gens de qualité à admirer, de riches messieurs avec laquais et bonnes manières, de belles dames, de grands chapeaux, des robes chatoyantes. Toute la noblesse de la ville et de la campagne était présente. Ces messieurs du conseil arrivèrent en cortège, menés par les deux consuls. Richis portait des vêtements noirs, des bas noirs, un chapeau noir. Derrière le conseil marchaient les magistrats, conduits par le président du tribunal. Enfin venait l’évêque, en chaise à porteurs ouverte, sa robe était d’un violet lumineux, et son petit chapeau, vert. Ceux qui ne s’étaient pas encore découverts ôtèrent leur bonnet au plus tard à ce moment-là. Les choses devenaient solennelles.

Puis, pendant dix minutes environ, il ne se passa rien. Le beau monde s’était installé, le peuple attendait sans bouger, personne ne mangeait plus, tout le monde était dans l’expectative. Papon et ses assistants avaient l’air vissés en haut de l’échafaud. Le soleil était au-dessus de l’Estérel, gras et jaune. Du bassin de Grasse montait une douce brise, apportant le parfum des fleurs d’oranger. Il régnait une forte chaleur, et un silence proprement invraisemblable.

Enfin, alors qu’on avait le sentiment que cette tension ne pouvait durer plus longtemps sans éclater en un cri poussé par des milliers de gorges, en un tumulte, en une frénésie ou quelque autre phénomène de masse, on entendit dans le silence claquer des sabots de chevaux et grincer des roues.

Descendant la rue Droite, apparut, tirée par quatre chevaux, une voiture ferrée, celle du lieutenant de police. Elle franchit la porte de la ville et s’engagea, visible à présent pour tous, dans l’étroit passage qui menait au lieu de l’exécution. C’est le lieutenant de police qui avait imposé cette façon de faire, faute de quoi il ne pouvait garantir la sécurité du condamné. Ce n’était pas la façon habituelle. La prison n’était pas à cinq minutes et si, pour une raison ou pour une autres le condamné n’était pas en état de parcourir à pied ce court trajet, une charrette à âne découverte aurait bien fait l’affaire. Que quelqu’un arrive en carrosse à sa propre exécution, avec cocher, valets en livrée et escorte de cavaliers, on n’avait encore jamais vu cela.

Pourtant la foule ne manifesta aucune agitation ni irritation, au contraire. On était content qu’il se passe enfin quelque chose, on trouvait que le truc de la voiture était une heureuse idée, un peu comme au théâtre, lorsqu’on apprécie de voir présentée une pièce connue de façon nouvelle et surprenante. Beaucoup trouvèrent même que cette entrée en scène était ce qui convenait. Un criminel aussi exceptionnellement abominable méritait un traitement d’exception. On ne pouvait pas le traîner enchaîné sur cette place et l’y mettre à mort comme un vulgaire bandit de grand chemin. Cela n’aurait rien eu de sensationnel. Le faire ainsi passer des coussins d’un grand équipage à la croix de saint André, c’était d’une cruauté incomparablement plus inventive.

La voiture s’arrêta entre l’échafaud et la tribune. Les laquais bondirent à terre, ouvrirent la portière et déplièrent le petit escalier. Le lieutenant de police descendit, puis un officier de la garde, et enfin Grenouille. Il portait un habit bleu, une chemise blanche, des bas de soie blancs et des escarpins noirs. Il n’était pas enchaîné. Personne ne le tenait par le bras. Il descendait de voiture comme un homme libre.

Et il se produisit alors un miracle. Ou quelque chose qui ressemblait à un miracle : ce fut tellement incompréhensible, inouï et incroyable que tous les témoins auraient ensuite parlé de miracle, si jamais personne en avait reparlé, mais ce ne fut pas le cas, étant donné que tous sans exception eurent ensuite honte d’y avoir été mêlés.

Ce qui se produisit, ce fut que les dix mille personnes massées sur le cours et sur les pentes environnantes furent instantanément pénétrées de la conviction inébranlable que ce petit homme en habit bleu en train de descendre de la voiture, il était impossible qu’il fût un meurtrier. Non qu’ils aient douté de son identité ! C’était bien la même personne que, peu de jours auparavant, sur la place de la cathédrale, ils avaient vite à la fenêtre de la prévôté et qu’alors, si elle leur était tombée entre les mains, ils auraient lynchée avec une haine furieuse. C’était le même homme qui, deux jours plus tôt, avait été condamné en bonne et due forme sur des preuves écrasantes et sur la foi de ses propres aveux. Le même homme dont, une minute avant, ils attendaient goulûment l’exécution par le bourreau. C’était lui, indubitablement !

Et pourtant... en même temps, ce n’était pas lui, ce ne pouvait pas être lui, celui-ci ne pouvait pas être un meurtrier. L’homme qui était là debout, sur le lieu de l’exécution, était l’innocence en personne. Tous le savaient, en ce moment, de l’évêque au limonadier, de la marquise à la petite blanchisseuse, du président du tribunal jusqu’au gamin des rues.

Papon aussi le savait. Et ses grosses mains qui tenaient serrée la barre de fer tremblaient. Il éprouvait tout d’un coup une telle faiblesse dans ses bras robustes, une telle mollesse dans ses genoux, une telle angoisse dans son cœur : comme un enfant. Il ne pourrait pas lever cette barre, jamais, au grand jamais il ne trouverait la force de la lever sur ce petit homme innocent ; ah ! il redoutait l’instant où on allait le faire monter, ses jambes se dérobaient sous lui, il devait s’appuyer sur cette barre meurtrière pour ne pas tomber à genoux, tant il se sentait faible, le grand, le robuste Papon !

Il n’en allait pas autrement des dix mille hommes, femmes, enfants et vieillards qui étaient rassemblés là : ils ressentaient tous une faiblesse de petite fille succombant au charme de son amoureux. Ils étaient envahis d’un sentiment puissant d’affection, de tendresse, d’entichement éperdu et puéril, oui, par Dieu, d’amour pour le petit scélérat ; et ils ne pouvaient, ne voulaient rien faire là contre. C’était comme une envie de pleurer qu’on ne peut réprimer, qu’on a retenue longtemps et qui monte du ventre, faisant fondre comme par miracle toute résistance, inondant et liquéfiant tout. Ces gens fondaient complètement, se dissolvaient d’âme et d’esprit, n’étaient plus qu’un liquide amorphe, ils ne sentaient plus en eux-mêmes que leur cœur comme une masse flottante, que chacun et chacune déposait entre les mains du petit homme en habit bleu, pour le meilleur et pour le pire : ils l’aimaient.

Cela faisait déjà bien plusieurs minutes que Grenouille était debout devant la portière ouverte de la voiture et qu’il ne bougeait pas. Le laquais qui était près de lui était tombé à genoux et continuait encore à s’incliner, jusqu’à prendre cette posture complètement prostrée qui est d’usage en Orient devant le sultan et devant Allah. Et même ainsi prosterné, il tremblait et vacillait encore, voulait descendre plus bas, s’aplatir sur le sol, s’y enfoncer, y disparaître. Il voulait plonger jusqu’à l’autre bout du monde, à force de dévotion. L’officier de la garde et le lieutenant de police, hommes pleins de morgue tous les deux, et dont la tâche eût été maintenant de mener le condamné à l’échafaud et de le remettre au bourreau, n’étaient plus capables de se conduire de façon cohérente. Ils pleuraient et ôtaient leurs chapeaux, s’en recoiffaient, les jetaient sur le sol, se tombaient dans les bras l’un de l’autre, se lâchaient, battaient absurdement l’air de leurs bras, se tordaient les mains, agités de convulsions et de grimaces comme s’ils avaient eu la danse de Saint-Guy.

Les notables assis plus loin s’abandonnaient à leur émotion de manière à peine plus discrète. Chacun laissait libre cours à l’élan de son cœur. Il y avait des dames qui regardaient Grenouille en serrant leurs poings dans leur giron et en gémissant de volupté, et d’autres que leur brûlant désir de ce splendide éphèbe (car c’est ainsi qu’il leur apparaissait) faisait purement et simplement tomber en pâmoison. Il y avait des messieurs qui ne cessaient de bondir de leurs sièges et de s’y rasseoir et d’en bondir à nouveau en soufflant comme des bœufs et en crispant leur poing sur la poignée de leur épée comme s’ils voulaient dégainer, et dès qu’ils commençaient à dégainer, ils rengainaient à nouveau, si bien que dans les fourreaux c’était un cliquetis général et un vrai tintamarre ; et d’autres levaient en silence leurs yeux vers le ciel et crispaient leurs mains pour prier ; et Monseigneur l’évêque, comme s’il avait eu la nausée, basculait son torse en avant et se frappait le front sur les genoux, jusqu’à ce que le petit chapeau vert dégringolât de sa tête ; mais il n’avait nullement la nausée, seulement c’était la première fois de sa vie qu’il connaissait le ravissement mystique, car un miracle s’était produit devant les yeux de tous, le Seigneur Dieu en personne avait arrêté le bras du bourreau en révélant au monde que celui qu’il pensait être un meurtrier était un ange. Ah ! que de pareilles choses arrivent encore au XVIIIe siècle ! Que le Seigneur était grand ! Et qu’on était soi-même petit et inconsistant, d’avoir prononcé une excommunication sans y croire, juste pour apaiser le peuple ! Ah ! quel orgueil, quel manque de foi ! Et voilà que le Seigneur faisait un miracle ! Ah ! quelle magnifique humiliation, quel délectable abaissement, quelle grâce que d’être, en tant qu’évêque, ainsi châtié par Dieu !

Cependant, le peuple, derrière la barricade, s’abandonnait d’une manière de plus en plus éhontée à l’effrayante ivresse affective qu’avait déclenchée l’apparition de Grenouille. Tel à qui sa vue n’avait d’abord inspiré que pitié et attendrissement était désormais plein de concupiscence toute nue ; tel qui d’abord avait admiré et désiré, en était à présent à l’extase. Tous tenaient l’homme en habit pour l’être le plus beau, le plus séduisant et le plus parfait qu’ils pussent imaginer : les nonnes voyaient en lui le Sauveur en personne, les suppôts de Satan, le radieux prince des ténèbres ; les philosophes, l’Etre suprême, les jeunes filles, un prince de conte de fées ; les hommes, un reflet idéal d’eux-mêmes. Et tous se sentaient mis à nu et empoignés par lui à leur endroit le plus sensible, il avait touché au centre même de leur érotisme. C’était comme si cet homme avait eu dix mille mains invisibles et qu’à chacune de ces dix mille personnes qui l’entouraient il avait mis la main sur le sexe et le caressait exactement de la façon que chacune d’entre elles, homme ou femme, désirait le plus dans ses fantasmes les plus secrets.

La conséquence en fut que l’exécution prévue de l’un des criminels les plus abominables de son époque dégénéra en la plus grande bacchanale que le monde eût connue depuis le IIe siècle avant Jésus-Christ : de vertueuses épouses arrachaient leurs corsages, dénudaient leurs seins avec des cris hystériques, se jetaient sur le sol en retroussant leurs jupes ; les hommes, les yeux égarés, parcouraient en titubant ce champ de chair écartelée et lubrique, ils extrayaient de leurs culottes avec des doigts tremblants, des membres raidis par quelque invisible gelée, s’abattaient avec un râle n’importe où, copulaient dans les positions et les configurations les plus impossibles, le vieillard avec la vierge, le journalier avec l’épouse de l’avocat, le petit apprenti avec la nonne, le jésuite avec la franc-maçonne, tout mélangé, comme cela se trouvait. L’air était lourd de la sueur sucrée de la jouissance, et tout plein des cris, des grognements et des gémissements de dix mille bêtes humaines. C’était infernal.

Grenouille était debout et souriait. Ou plutôt il paraissait, aux gens qui le voyaient, sourire du sourire le plus innocent, le plus affable, le plus merveilleux et le plus séduisant du monde. Mais en réalité, ce n’était pas un sourire, c’était un affreux rictus cynique qui flottait sur ses lèvres, reflétant toute l’étendue de son triomphe et de son mépris. Lui, Jean-Baptiste Grenouille, sans odeur à l’endroit le plus puant du monde, issu de l’ordure, de la crotte et de la pourriture, lui qui avait poussé sans amour et vécu sans la chaleur d’une âme humaine, uniquement à force de révolte et de dégoût, petit, bossu, boiteux, laid, tenu à l’écart, abominable à l’intérieur comme à l’extérieur : il était parvenu à se rendre aimable aux yeux du monde. Se rendre aimable était trop peu dire ! Il était aimé ! Vénéré ! Adoré ! Il avait accompli cet exploit prométhéen. L’étincelle divine que les autres hommes reçoivent tout bonnement au berceau et dont il était seul dépourvu, il l’avait conquise de haute lutte avec une infinie subtilité. Plus encore ! Il l’avait fait jaillir lui-même et en lui-même. Il était plus grand encore que Prométhée. Il s’était créé une aura plus radieuse et plus efficace que personne n’en avait possédé avant lui. Et il ne la devait à personne, à aucun père, à aucune mère, et moins encore à quelque dieu bienveillant, il ne la devait à personne qu’à lui-même. Il était de fait son propre dieu, et un dieu plus glorieux que ce dieu puant l’encens qui habitait les églises. A ses pieds était prosterné un évêque en chair et en os, qui vagissait de plaisir. Les riches et les puissants, les dames et les messieurs arrogants mouraient d’admiration, tandis que tout le peuple à la ronde, y compris les pères, les mères, les frères et les sœurs de ses victimes, célébraient des orgies en son honneur et en son nom. Il n’avait qu’un signe à faire, et tous abjureraient leur dieu et l’adoreraient lui, le Grand Grenouille.

Oui, il était le Grand Grenouille ! C’était bien clair à présent. Il l’était maintenant en réalité comme il l’avait été naguère dans les rêves où il s’aimait lui-même. Il vivait en ce moment le plus grand triomphe de sa vie. Et il sentait que ce triomphe devenait effrayant.

Il devenait effrayant, parce qu’il ne pouvait pas en jouir une seule seconde. Dés l’instant où il était descendu de la voiture sur la place inondée de soleil, revêtu du parfum qui vous faisait aimer des hommes, du parfum auquel il avait travaillé deux années durant, du parfum qu’il avait toute sa vie brûlé de posséder... dès ce moment où il avait vu et senti comme il agissait irrésistiblement et, se répandant à la vitesse du vent, captivait les gens autour de lui : dès ce moment tout son dégoût des hommes était remonté en lui, lui gâchant si foncièrement son triomphe qu’il n’éprouvait non seulement aucune joie, mais même pas le moindre sentiment de satisfaction. Ce à quoi il avait toujours aspiré, à savoir que les autres l’aiment, lui devenait insupportable à l’instant du succès, car lui-même ne les aimait pas, il les haïssait. Et soudain il sut que ce ne serait jamais dans l’amour qu’il trouverait sa satisfaction, mais dans la haine, celle qu’il portait aux autres et celle qu’ils lui porteraient.

Mais la haine qu’il éprouvait pour les hommes restait sans écho de leur part. Plus il les haïssait, à cet instant, plus ils l’adoraient comme un dieu, car ils ne percevaient de lui que l’aura qu’il s’était arrogée, son masque odorant, son parfum volé, et celui-ci était effectivement digne d’adoration.

Ce qu’il aurait souhaité plus que tout, maintenant, ç’aurait été de les rayer tous de la surface de la terre, ces êtres humains stupides, puants, érotisés, tout comme naguère il avait rayé les odeurs hostiles, dans le pays de son âme toute noire. Et il aurait voulu qu’ils se rendissent compte à quel point il les haïssait et que pour cette raison, en raison du seul sentiment qu’il ait jamais vraiment éprouvé, ils l’exterminassent en retour, comme d’ailleurs ils en avaient eu tout d’abord l’intention. Il voulait, une fois dans sa vie, s’extérioriser. Il voulait, une fois dans sa vie, être comme tous les autres hommes et extérioriser ce qui était en lui : ils extériorisaient leur amour et leur idiote vénération, lui extérioriserait sa haine. Il voulait une fois, juste une seule fois, qu’on prît en compte son être véritable, et recevoir d’un autre être humain une réponse à son seul sentiment vrai : la haine.

Mais cela ne donnait rien. Cela ne pouvait rien donner. Aujourd’hui moins que jamais. Car enfin il était masqué du meilleur parfum du monde, et sous ce masque il ne portait pas de visage, mais uniquement sa totale absence d’odeur. Alors il eut soudain la nausée, car il sentit que les brouillards montaient à nouveau.

Comme naguère dans sa caverne, en-rêve-dans-son-sommeil-dans-son-cœur-dans-son-imagination, montaient tout d’un coup les brouillards, les épouvantables brouillards de sa propre odeur, qu’il ne pouvait sentir, parce qu’il était sans odeur. Et, comme l’autre fois, il fut pris d’une peur et d’une angoisse infinie et il crut qu’il n’échapperait pas à l’étouffement. Mais à la différence de l’autre fois, ce n’était ni un rêve, ni le sommeil, c’était la réalité pure et simple. Et à la différence de l’autre fois, il n’était pas seul dans sa caverne, il était debout sur une place, en face de dix mille personnes. Et à la différence de l’autre fois, il ne servirait à rien de crier pour se réveiller et se délivrer, ni de retourner se réfugier dans la bonne chaleur du monde. Car ceci, maintenant et ici, c’était le monde, et ceci, maintenant et ici, c’était son rêve réalisé. Et c’était lui-même qui l’avait voulu ainsi.

Les affreux brouillards poisseux continuaient à monter des bas-fonds de son âme, tandis qu’autour de lui le peuple geignait dans les convulsions de l’orgasme et de l’orgie. Un homme accourut vers lui. Il avait bondi du premier rang de la tribune des notables, si brusquement que son chapeau noir était tombé de sa tête, et il volait, son habit noir au vent, à travers la place comme un corbeau ou un ange vengeur. C’était Richis.

Il va me tuer, pensa Grenouille. Il est le seul à ne pas se laisser abuser par mon masque. Il ne peut pas se laisser abuser. Le parfum de sa fille est collé à moi et me trahit aussi clairement que du sang. Il ne peut pas ne pas me reconnaître et ne pas me tuer. Il ne peut pas ne pas le faire.

Et il écarta les bras pour recevoir l’ange qui se précipitait sur lui. Il croyait déjà sentir le coup de poignard ou d’épée heurter sa poitrine avec un picotement magnifique, et la lame traverser toutes les cuirasses de parfum et tous les brouillards poisseux pour pénétrer en plein dans son cœur froid... Enfin, enfin quelque chose dans son cœur, quelque chose d’autre que lui-même ! Il se sentait déjà presque délivré.

Mais voilà que d’un coup Richis était contre sa poitrine, et ce n’était pas un ange vengeur, c’était un Richis bouleversé et sanglotant lamentablement, qui le serrait dans ses bras et s’agrippait littéralement à lui, comme s’il ne trouvait rien d’autre à quoi se raccrocher dans une mer de félicité. Pas de poignard libérateur, pas de coup en plein cœur, pas même une malédiction ou un cri de haine. Au lieu de cela, la joue trempée de larmes de Richis contre la sienne, et une bouche tremblante qui gémissait à son adresse :

— Pardonne-moi, mon fils, mon cher fils, pardonne-moi !

Alors, de l’intérieur, Grenouillé sentit ses yeux qui blanchissaient, et le monde extérieur devint noir comme de l’encre. Les brouillards prisonniers se condensèrent en un liquide bouillonnant, comme du lait qui mousse et qui déborde. Ils l’inondaient, l’écrasaient avec une pression insupportable contre l’écorce intérieure de son corps, sans trouver par où s’échapper. Lui voulait fuir, pour l’amour du Ciel, fuir, mais où ?... Il voulait craquer, voulait exploser, pour ne pas être étouffé par lui-même. Finalement, il s’effondra et perdit conscience.

 

 

50

 

Lorsqu’il revint à lui, il était couché dans le lit de Laure Richis. Ses reliques, chemises et chevelure, avaient été enlevées. Une bougie brûlait sur la table de chevet. Par la fenêtre entrouverte, il entendit au loin la rumeur de joie de la ville en fête. Antoine Richis était assis sur un tabouret près du lit et le veillait. Il avait pris la main de Grenouille dans la sienne et la caressait.

Avant même d’ouvrir les yeux, Grenouille étudia l’atmosphère. Intérieurement, elle était calme. Plus rien ne bouillait ni ne l’écrasait. Il régnait à nouveau dans son âme l’habituelle nuit froide dont il avait besoin pour rendre sa conscience glaciale et limpide, et la tourner vers l’extérieur : là, il sentit son parfum. Il s’était modifié. Les notes extrêmes s’étaient quelque peu affaiblies, si bien que la note centrale constituée par l’odeur de Laure se détachait encore plus magnifiquement, comme un feu doux, sombre et pétillant. Il se sentit en sécurité. Il savait qu’il était inattaquable encore pour des heures, et il ouvrit les yeux.

Le regard de Richis était posé sur lui. Il y avait dans ce regard une infinie bienveillance, de la tendresse, de l’attendrissement, et la profondeur creuse et bêtasse de celui qui aime.

Il sourit, serra plus fort la main de Grenouille et dit :

— Tout va s’arranger, à présent. Les juges ont annulé le verdict. Tous les témoins se sont rétractés. Tu es libre. Tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, je veux que tu restes auprès de moi. J’ai perdu une fille, je veux avec toi gagner un fils. Tu lui ressembles. Tu as sa beauté, ses cheveux, sa bouche, sa main... Je t’ai tenu la main tout le temps, ta main est comme la sienne. Et quand je te regarde dans les yeux, j’ai l’impression qu’elle me regarde. Tu es son frère et je veux que tu deviennes mon fils, ma joie, ma fierté, mon héritier. Tes parents vivent-ils encore ?

 Grenouille secoua la tête et le visage de Richis devint rouge comme la crête d’un dindon, tant il était heureux :

— Alors, tu deviendras mon fils ? bégaya-t-il en bondissant de son tabouret pour venir s’asseoir sur le bord du lit et serrer aussi l’autre main de Grenouille. Tu voudras ? Tu veux ? Tu veux bien m’avoir pour père ? Ne dis rien. Ne parle pas. Tu es encore trop faible pour parler. Fais-moi juste un signe.

Grenouille fit oui de la tête. Alors le bonheur de Richis jaillit comme une sueur rouge par tous les pores de sa peau, il se pencha sur Grenouille et le baisa sur la bouche.

— Maintenant, dors, mon cher fils, dit-il quand il se fut relevé. Je veillerai à ton chevet jusqu’à ce que tu te sois endormi.

Et après l’avoir longuement contemplé dans un ravissement muet, il dit encore :

— Tu me causes un très, très grand bonheur.

Grenouille étira légèrement les coins de sa bouche, comme il avait vu le faire les êtres humains qui sourient. Puis il ferma les yeux. Il attendit un moment avant de respirer plus calmement et plus profondément, comme font les dormeurs. Il sentait le regard plein d’amour que Richis posait sur son visage. A un moment, il devina que Richis se penchait à nouveau sur lui pour l’embrasser, puis y renonçait, de peur de l’éveiller. Enfin la bougie fut soufflée, et Richis se glissa hors de la chambre sur la pointe des pieds.

Grenouille resta couché jusqu’à ce qu’il n’entendît plus de bruit dans la maison et dans la ville. Quand il se leva alors, c’était déjà le crépuscule du matin. Il s’habilla et fila, suivit tout doucement le couloir, descendit l’escalier et traversa le salon pour aboutir sur la terrasse.

De là, on voyait par-dessus les remparts, on dominait le bassin de Grasse et, par temps clair, on devait même apercevoir la mer. Pour le moment, il y avait dans l’air un léger brouillard, une vapeur plutôt, au-dessus des champs, et les odeurs qui venaient de ce côté, d’herbe, de genêts et de roses, étaient comme lavées, pures, toutes simplettes, d’une simplicité réconfortante. Grenouille traversa le jardin et escalada le mur.

Lorsqu’il fut remonté jusqu’au Cours, il lui fallut encore une fois se frayer un chemin à travers les exhalaisons humaines, avant de gagner la rase campagne. Toute la place et les pentes avoisinantes ressemblaient au gigantesque bivouac d’une armée dépenaillée. Des formes gisaient par milliers, ivres et épuisées par les excès de la fête nocturne ; certaines nues, certaines à moitié dénudées et à moitié couvertes des vêtements épars sous lesquels elles s’étaient réfugiées comme sous des couvertures. Cela puait le vin aigre, l’eau-de-vie, la sueur et la pisse, la crotte d’enfant et la viande carbonisée. Ici et là fumaillaient encore les feux des rôtis, près desquels on avait bu et dansé. Par endroits, cela gloussait encore, au milieu de ces milliers de ronflements : parole pâteuse d’un ivrogne ou éclat de rire. Peut-être aussi que quelques-uns veillaient encore, noyant dans l’alcool les dernières bribes de conscience qui surnageaient dans leur cerveau. Mais personne ne vit Grenouille, qui enjambait les corps épars, à pas prudents et rapides à la fois, comme s’il avait traversé un bourbier. Et ceux qui le virent ne le reconnurent pas. Il ne sentait plus bon. Le miracle était terminé.

Parvenu à l’extrémité du Cours, il ne prit pas la route de Grenoble, ni celle de Cabris, il prit plein ouest à travers champs, sans se retourner une seule fois. Lorsque le soleil se leva, gras, jaune et dardant des rayons brûlants, il avait disparu depuis longtemps.

Les Grassois se réveillèrent avec une gueule de bois épouvantable. Même ceux qui n’avaient pas bu avaient la tête comme du plomb, et une nausée atroce dans l’estomac et dans l’âme. Sur le Cours, en plein soleil, de braves paysans cherchaient les vêtements qu’ils s’étaient arrachés dans les excès de l’orgie ; de vertueuses matrones cherchaient leurs époux et leurs enfants ; des gens qui ne s’étaient jamais vus se dégageaient, effarés, des entremêlements les plus intimes, tandis que des amis, des voisins, des époux, se retrouvaient soudain face à face en public et dans la nudité la plus gênante.

Pour beaucoup, ce fut une expérience si cruelle, si complètement inexplicable et inconciliable avec ce qu’étaient en fait leurs idées morales, qu’à l’instant même où ils la firent, ils l’effacèrent littéralement de leur mémoire et que par conséquent, même par la suite, ils furent véritablement incapables de s’en souvenir. D’autres, maîtrisant moins parfaitement leurs mécanismes mentaux, s’efforcèrent de regarder ailleurs, de ne pas écouter et de penser à autre chose  – ce qui n’était pas très facile, la honte était trop publique et trop générale. Ceux qui avaient retrouvé leurs affaires et leur famille s’éclipsaient aussi prestement et discrètement que possible. Vers midi, la place était entièrement vide, comme si on y avait donné un coup de balai.

Les gens de la ville ne ressortirent de leurs maisons  – quand ils en ressortirent  – que vers le soir, pour faire les courses les plus urgentes. On ne se saluait que vaguement, en passant, et on ne parlait que de la pluie et du beau temps. Sur les événements de la veille et de la nuit précédente, pas un mot. Autant on s’était montré hier encore spontané et déchaîné, autant on était pudique à présent. Et tous étaient ainsi, car tous étaient coupables. Le consensus ne parut jamais meilleur entre les bourgeois de Grasse qu’à ce moment-là. On vivait comme dans la ouate.

Certains, à vrai dire, furent bien obligés, ne fût-ce que par leurs fonctions, de s’occuper plus directement de ce qui était arrivé. La continuité de la vie publique, l’inviolabilité de la loi et de l’ordre exigeaient que l’on prît rapidement des mesures. Le conseil municipal tint une séance dès l’après-midi. Ces messieurs, y compris le deuxième consul, se donnèrent l’accolade en silence, comme si ce geste évoquant une conjuration devait redonner un nouveau fondement à leur assemblée. Puis on résolut à l’unanimité et sans que fût fait mention des événements ni, encore moins, du nom de Grenouille, que « la tribune et l’échafaud installés sur le Cours seraient immédiatement démontés, et que la place et les champs voisins qui avaient pu être piétinés seraient remis dans l’état normal antérieur ». On débloqua pour cela cent soixante livres.

Dans le même temps, le tribunal siégeait à la prévôté. Les magistrats s’accordèrent sans débat pour considérer comme close « l’affaire G. » pour refermer le dossier et le classer sans référence, et pour engager une nouvelle procédure contre l’assassin non identifié de vingt-cinq jeunes filles vierges de la région de Grasse. Le lieutenant de police reçut instruction d’engager les recherches sans délai.

Dès le lendemain, il trouva la solution. Sur de fortes présomptions, on arrêta Dominique Druot, maître parfumeur dans la rue de la Louve, dans la cabane duquel on avait après tout découvert les vêtements et les chevelures de toutes les victimes. Ses dénégations premières n’abusèrent point les juges. Soumis à la question pendant vingt-quatre heures, il avoua tout et pria même qu’on l’exécutât rapidement, ce qui lui fut accordé dès le jour suivant. On le pendit à l’aube, sans grand tralala, sans échafaud ni tribune, en présence seulement du bourreau, de quelques magistrats, d’un médecin et d’un prêtre. Quand la mort fut intervenue, qu’elle eut été constatée et qu’on en eut dressé procès-verbal, le cadavre fut immédiatement inhumé. L’affaire était ainsi classée.

La ville l’avait déjà oubliée de toute façon, et même si complètement que les voyageurs qui passèrent les jours suivants et s’enquirent négligemment du célèbre tueur de jeunes filles de Grasse ne trouvèrent pas une seule personne de bon sens qui pût les renseigner. Seuls quelques originaux de la Charité, malades mentaux notoires, jacassaient encore et racontaient qu’il s’était donné une grande fête sur la place du Cours et qu’à cette occasion on les avait chassés de leurs chambres.

Et la vie se normalisa bientôt tout à fait. Les gens travaillaient dur, dormaient bien, vaguaient à leurs affaires et se tenaient dans le droit chemin. L’eau gargouillait toujours d’innombrables sources et fontaines, inondant de boue les ruelles. La ville était de nouveau là, miteuse et fière, accrochée à ses coteaux, au-dessus de son bassin fertile. Le soleil était chaud. C’était bientôt le mois de mai. On récoltait les roses.