|
Total |
Garçons |
Filles |
1926 : |
767 500 |
392 100 |
375 400 |
1927 : |
743 800 |
379 700 |
364 100 |
1928 : |
749 300 |
383 600 |
365 700 |
1929 : |
730 100 |
373 000 |
357 100 |
Nous sommes donc en 1938 dans une année particulièrement faste. L’atmosphère extérieure, c’est-à-dire à l’état de dilution maximum, présente une densité qu’elle ne connaîtra plus de longtemps puisque la classe des douze ans s’effondre en 1939 pour remonter un peu en 1940 et retomber plus bas encore en 1941.
15 novembre 1938.
Hier soir les Hervé ont eu raison de ma résistance et sont parvenus à m’entraîner à l’Opéra où l’on représentait le Don Juan de Mozart.
Je savais que je haïssais l’opéra, mais maintenant je sais aussi pourquoi. C’est parce que dans le monde dont il nous donne le spectacle, les caractères sexuels des personnages sont grossis jusqu’à la caricature. Les hommes sont d’une virilité qui avoisine la bestialité, les femmes d’une féminité exacerbée dont l’hystérie paraît être le climat habituel. Enfin je ne saurais trop dire pourquoi la fraîcheur qui représente pour moi la valeur majeure – en comparaison de laquelle toutes les autres ne sont que chèques sans provision et monnaies de singe – me paraît être ce que l’opéra est le moins propre à exalter. Le courage, la grandeur, la majesté, une certaine forme de beauté – noble, altière, orageuse –, la profondeur, la cruauté, l’amour, oui. La fraîcheur, non. Ni la musique, ni les décors, ni l’action, et les personnages moins encore, ne lui laissent la moindre place. En vérité l’opéra – qu’il s’agisse de la salle ou du plateau – est pour moi l’un de ces lieux suffocants où il est bien évident que les enfants n’ont pas accès. Pouah !
Quant au spectacle d’hier soir, je suis bien obligé de convenir qu’il m’est entré dans le cœur comme une écharde, et cela pour une raison toute simple : parce que Don Juan, c’est moi. Oh certes maquillé, fardé, masqué et travesti, comme il est fatal si l’on veut me transposer dans un univers dont la fraîcheur est exclue, de telle sorte que tout le monde soit dupe et que le personnage demeure indéchiffrable à tout autre qu’à moi. Mais la scène où Leporello exhibe la liste des conquêtes de son maître et en compte cent quarante en Allemagne, deux cent trente en Italie, quatre cent cinquante en France et mille trois en Espagne exprime assez une volonté d’exhaustion que je ne connais que trop. À Don Juan aussi une Rachel aurait pu dire : « Tu n’es pas un amant, tu es un ogre ! » Et comme j’ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, j’ai bien compris l’épilogue terrible, et qu’il n’était autre que ma propre mort adaptée aux prémisses de l’affabulation. Car je ne doute pas qu’une nuit un visiteur sculpté dans de la pierre tombale viendra frapper à ma porte de son poing de marbre, et qu’il prendra la main que je lui tendrai et m’entraînera avec lui dans les ténèbres dont nul ne revient. Mais il n’aura pas les traits d’un père bafoué et assassiné. Il aura mon propre visage.
Je sais maintenant ce que sera ma fin : elle sera la victoire définitive de l’homme de pierre qui est en moi sur ce qui me reste de chair et de sang. Elle s’accomplira la nuit où mon destin ayant pris totalement possession de moi, mon dernier cri, mon dernier soupir viendra mourir sur des lèvres de pierre.
2 décembre 1938.
En assistant tout à l’heure à la sortie de l’école communale boulevard de la Saussaye, j’ai eu la vision d’une grande épuisette qui happerait d’un coup tous les enfants. Elle en raflerait le gros contre le mur de la porte, mais il faudrait aussi qu’elle balaie le trottoir pour rattraper les premiers sortis. Et me livrerait tout un grouillement de tabliers noirs soutachés de rouge, de jambes nues et de visages rieurs.
9 décembre 1938.
Les journaux sont pleins de l’arrestation, à La Celle-Saint-Cloud, dans sa villa « La Voulzie », de Weidmann, un Allemand que l’on soupçonne d’avoir assassiné sept personnes.
12 décembre 1938.
Une mince couche de neige couvrait la ville ce matin. Le fait est assez rare pour justifier une petite promenade photographique. Mon rollei en sautoir, je remontais donc l’avenue du Roule. Arrivé devant la cour de récréation du collège Sainte-Croix, j’ai observé un moment les chassés-croisés des enfants. Il est certain que cet extraordinaire ballet, ces figures sans cesse formées, puis effacées et reconstituées doivent avoir un sens. Lequel ? Groupes, combinaisons, ensembles, compositions, éclatements, tout est signe ici, comme ailleurs, davantage qu’ailleurs. Mais signe de quoi ? C’est mon éternelle question dans ce monde semé d’hiéroglyphes dont je n’ai pas la clé.
Je me suis approché des grilles qui séparent la cour de Sainte-Croix du trottoir, puis à travers les barreaux, j’ai pris une rafale de photos, avec la joie forte et coupable du chasseur qui tirerait les bêtes d’un parc zoologique dans leurs cages. J’étudierai ces images à tête reposée. Je comparerai les états successifs de cette petite société livrée à elle-même et saisie de seconde en seconde. C’est bien le diable si je ne découvre pas quelque chose ! Mettre des enfants en cage… Mon âme ogresse y trouverait son compte. Mais il y a autre chose qui va plus loin qu’un simple jeu de mots. Toute grille est grille de déchiffrement, il n’est que de savoir l’appliquer.
15 décembre 1938.
Pause de midi. Assis en face de moi, sa main gauche enfouie dans sa crinière châtaine, Jeannot lit. Interrompu, il pose son doigt sur la ligne en cours, ou bien, s’il faut décidément abandonner sa lecture, il sort un bout de crayon de sa poche et trace une croix dans la marge au niveau où il la reprendra plus tard.
Ce qu’il lit, c’est Pinocchio de l’Italien Collodi. Je feuillette le livre abandonné, d’avance contracté dans l’attente des atrocités dont les contes pour enfants sont farcis. Comme si les enfants étaient des brutes épaisses, aussi peu intelligentes et sensibles que possible, que seules des histoires abominables – véritables tord-boyaux littéraires – peuvent réussir à émouvoir ! Perrault, Carroll, Busch, des sadiques auxquels le divin marquis n’avait rien à apprendre.
Pinocchio me rassure d’abord. Cette histoire d’une marionnette soudain douée de vie renoue avec une très ancienne et tendre tradition féerique. Mais je ne ressens que plus durement l’horrible épisode au cours duquel Pinocchio et son ami Lumignon parce qu’ils travaillent trop mal à l’école sont métamorphosés en ânes. Épouvantés, ils se jettent à genoux, joignent les mains, implorent leur pardon. Mais on entend leurs cris devenir peu à peu des hi-han grotesques, leurs petites mains jointes se transforment en sabots, leur bouche devient un mufle, les fonds de culotte se gonflent et crèvent avec un bruit ignoble sous la poussée d’une queue noire et velue. Vrai, je ne sache pas qu’on soit jamais allé aussi loin dans l’horrible. Même Peau d’âne s’enlaidissant pour décourager les assiduités d’un père incestueux ne me donne pas un sentiment d’abomination aussi violent que l’agonie de ces deux enfants.
Mais je m’avise que l’affreuse tribulation de Pinocchio et de Lumignon est une vieille connaissance pour moi. La mauvaise fée qui d’un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c’est la fée Puberté. L’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l’univers qui l’entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n’est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c’est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité – cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d’âne démesuré, informe et puant – fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l’œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l’évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l’espèce, contraint d’apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l’humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N’est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d’autres fleurs ?
18 décembre 1938.
L’instruction du procès de Weidmann, l’assassin aux sept cadavres, est en cours. Le bonhomme mesure un mètre quatre-vingt-onze et pèse cent dix kilos. Ce sont exactement mes mensurations.
21 décembre 1938.
Ce matin, avenue du Roule. J’allais dépasser l’extrémité de la cour du collège Sainte-Croix et longer la succession d’ateliers et de stations de pompage qui aboutit à mon propre garage quand j’ai été soudain cloué sur place par un long cri qui domina le brouhaha des jeux de la récréation. C’était une note gutturale, d’une pureté incomparable, longtemps soutenue, comme un appel venu du plus profond du corps, puis s’achevant dans une série de modulations ensemble joyeuses et pathétiques. Étonnante impression de rigueur et de plénitude, d’équilibre et de débordement !
Je suis immédiatement revenu sur mes pas, persuadé que j’allais découvrir dans la cour quelque chose ou quelqu’un d’exceptionnel, d’éclatant. Mais non, il n’y avait rien. J’avais encore dans l’oreille ce cristal enrichi de toutes les harmoniques de la chair, et le va-et-vient des enfants se poursuivait comme par-devant, comme si ce miracle sonore n’avait pas eu lieu. Lequel de ces petits hommes avait tiré de lui-même cette plainte heureuse et pure ? Ils me paraissaient tous aussi quelconques, c’est-à-dire aussi essentiels les uns que les autres.
Je suis resté un long moment bercé par l’écho de plus en plus lointain du « cri » qui faisait lever en moi le souvenir de Saint-Christophe mais que recouvrait et effaçait la musique multiple et tonique des jeux et des combats enfantins. Puis une cloche sonna, des files se formèrent aux portes des classes. Enfin je me suis éloigné d’une cour devenue déserte.
Avant de rentrer au garage, j’ai noté toutefois le jour et l’heure du « cri », aussi apparemment absurde que fût l’idée d’un retour régulier d’un miracle.
23 décembre 1938.
Boulevard de la Saussaye un grand bâtiment austère réunit l’école maternelle et les écoles primaires des filles et des garçons. C’est maintenant une habitude pour moi d’assister à la sortie des enfants à six heures du soir. J’ai d’abord été retenu par la gerbe sonore qui s’épanouissait derrière le haut mur, un jour que je passais là à l’heure de la récréation. Je me suis arrêté, délicieusement enveloppé par ce vaste chœur unanime et nombreux à la fois, traversé irrégulièrement de silences et d’exclamations, de points d’orgue et de reprises mezza voce. J’attendais toujours le « cri » qui m’a si chaudement touché le cœur avant-hier, devant les grilles de Sainte-Croix, car j’ai la conviction qu’il s’agit là non de la manifestation particulière d’un don vocal individuel, mais de l’essence même de l’enfant sous sa forme sonore.
Je n’ai pas entendu le « cri » ce matin, mais à une masse vocale puissante et emportée a succédé soudain un trille délicat, un pizzicato suraigu, fin comme une dentelle, à la fois moqueur et caressant qui me picota les yeux au point d’y faire monter l’eau. J’ai résolu de demander à Karl F. de me prêter sa machine américaine à enregistrer les bruits. Je viendrai ici jour après jour fixer chaque récréation sur des bandes magnétiques. Puis je les écouterai chez moi dans le calme, autant de fois qu’il le faudra pour trouver le fil de la symphonie. Et qui sait ? Peut-être pourrai-je chanter ensuite avec elle, peut-être la saurai-je par cœur et pourrai-je faire renaître en moi de mémoire la récréation de cinq heures du 25 novembre ou celle de dix heures du 20 décembre, comme je peux susciter dans mon imagination un quatuor de Beethoven ou une étude de Chopin.
En attendant d’acquérir cette culture musicale d’un genre nouveau, j’observe avec une surprise d’une inaltérable fraîcheur la ruée au-dehors des enfants, soudain lâchés dans la rue après de longues heures de claustration. Je note que ce sont toujours les mêmes qui sortent les premiers, toujours les mêmes qui s’attardent. Je les connais et je les reconnais mieux que la foule des autres qui s’étrangle dans le goulot de la porte avec des hurlements.
Par l’autre porte s’écoule le troupeau gazouillant des petites filles que j’observe avec une curiosité passionnée. On ne saurait dire le mal que fait en notre enfance la séparation des garçons et des filles ! L’homme et la femme sont si étrangers l’un à l’autre, si difficiles à unir dans une vie commune qu’il est stupide et criminel de ne pas les accoutumer dès le premier âge à tout partager. On sait bien pourtant que chien et chat ne peuvent cohabiter que s’ils ont tété le même biberon !
28 décembre 1938.
Tristesse insondable des écoles et des cours de récréation vidées par les vacances de Noël. Comment vivre sans ces petits îlots de fraîcheur vivifiante, sans ces ballonnets d’oxygène qui font oublier quelques instants la pestilence de l’adultat ? Je m’avise que rien ne m’est plus funeste que la liberté des enfants. Leur dispersion aux quatre vents ne laisse place qu’à une atmosphère raréfiée au point de devenir irrespirable.
C’est dans cette humeur chagrine que j’ai assisté ce matin à la messe dédiée aux Saints-Innocents, massacrés sur l’ordre du roi Hérode. Comment n’aurais-je pas associé cette grande et terrible tuerie aux symphonies de cris d’enfants dont je me repais journellement ? En entendant la lecture de l’Évangile selon saint Matthieu qui relate ce crime, je me suis dissimulé derrière un pilier, et j’ai sangloté de douceur et de pitié.
31 décembre 1938.
Dans quelques instants l’année 1939 va commencer. Coiffés de chapeaux de clowns, les hommes et les femmes se jettent des confettis à la figure. Moi je quitte un lit rendu aride, fade et absolument inhospitalier par l’insomnie, et je côtoie des abîmes de solitude, comme un somnambule divaguant au bord d’une gouttière. La certitude que l’année ne s’achèvera pas sans pluie de feu et de soufre me transit de peur et de tristesse. J’ouvre la Bible, mais ce livre écrit par des nocturnes dans mon genre ne m’apporte que l’écho formidablement amplifié de mes propres plaintes.
Mes yeux sont consumés de chagrin
Et mes membres sont comme une ombre.
La demeure que j’attends, c’est le séjour des morts,
C’est dans les ténèbres que je dresse ma couche.
Je crie au tombeau : tu es mon père !
Et aux vers : vous êtes mes frères !
Les ombres des trépassés tremblent sous les eaux,
Le séjour des morts est à nu devant Dieu,
Et l’abîme est sans voiles.
Il étend le septentrion au-dessus du vide,
Il suspend la terre sur le néant,
Il enferme les eaux dans ses nuages,
Et la nuée n’éclate point sous leur poids.
Il voile la vue de son trône,
Il le couvre de sa nuée,
Il trace un cercle sur les eaux,
À la limite où la lumière confine aux ténèbres.
Dieu a fait tomber la nuit sur mon sentier,
Il m’a arraché mon manteau de pourpre,
Il a ôté la couronne de ma tête et l’a fait éclater sur un rocher,
Il m’a brisé de toutes parts,
Il a déraciné mon espérance comme un arbre.
Pourtant Dieu fait la plaie et il la panse,
Il blesse et ses mains guérissent,
Et moi je sais qu’il rendra un jour le sourire à mes lèvres,
Qu’il mettra des chants d’allégresse dans ma bouche.
Alors la terre tressaillira de joie,
La mer retentira de rires,
Les campagnes frémiront d’amour,
Les arbres des forêts secoueront en hennissant leurs feuillages,
Comme des chevaux fougueux secouent leur crinière.
2 mars 1939.
Je n’ai rien écrit depuis le début de l’année. En vérité, c’est à peine si j’ai vécu ! Enfant, la plongée dans le noir, l’humide et le froid de l’hiver se confondait pour moi avec le malheur d’exister. Il m’a fallu longtemps pour comprendre qu’il ne s’agissait en somme que d’une saison, la mauvaise. D’année en année, à mesure que je vieillis, le temps passe plus vite pour moi, et ainsi des durées de plus en plus longues me deviennent mesurables, maîtrisables. Mais l’hiver n’a pas encore suffisamment rétréci pour que je puisse l’enjamber gaillardement et prendre pied sur l’autre bord du trou. Un jour peut-être. Pour l’heure, je manque encore le pas, et je m’effondre dans la fosse janvier-février avec le sentiment que jamais, jamais on n’en sortira.
En vérité je hais l’hiver, parce que l’hiver hait la chair. Partout où il la trouve dénudée, il la châtie, il la fouaille, comme un prédicateur puritain. Le froid est une leçon de morale, de l’inspiration la plus haineusement janséniste. Et logiquement, parce que les signes ont besoin de la chair pour se manifester, l’hiver impose silence aux voix et éteint les feux qui jalonnent habituellement ma route. Alors moi, je me mets en panne. J’hiverne, la figure contre le mur et les poings sur les oreilles…
Mais ce matin des rafales de vent tiède essuyaient la pluie qui a crépité toute la nuit sur la verrière du garage. Une humeur océanique attendrit le ciel. En sortant de chez moi, je me suis trouvé entouré tout à coup par un pensionnat de fillettes aux jambes nues, blanchies par l’hiver. Nous reverrons bientôt, Mabel, les chemisettes et les socquettes blanches, les robes d’été et les culottes courtes ! Tu peux fourbir ta machine à voler les cris et les sons, et ta boîte à capturer les images.
Mais prends garde aussi, car les prémonitions ne vont pas tarder à te sauter au visage !
4 mars 1939.
Soixante-deux cardinaux assistés chacun d’un conclaviste et d’un garde noble se sont enfermés avant-hier matin dans la partie du Vatican réservée au conclave. Ils chantaient le Veni Creator, mais le ciel irrité a couvert leur voix par un violent orage. Ainsi la fine fleur de la racaille ecclésiastique cosmopolite a été murée dans un espace clos par les soins du prince Chigi, maréchal du conclave, et toutes les issues étaient surveillées par les troupes pontificales et par les auditeurs de la Rote.
On frémit en essayant d’imaginer le sabbat qu’ont mené ces 186 vieillards assurés d’une densité d’atmosphère inconnue à ce jour ! Seules des volutes de fumée noire s’échappant de la cheminée de la chapelle Sixtine témoignèrent des diableries auxquelles cette assemblée ivre d’impunité s’est livrée.
À dix-sept heures trente, le cardinal Caccia Dominioni s’est présenté sur la loggia centrale de Saint-Pierre que les cérémoniaires avaient ouverte, et sous laquelle ils avaient déployé la grande tapisserie aux armes de Pie IX.
— Je vous annonce une grande joie, a-t-il proclamé. Nous avons un pape en la personne du Très Révérend Cardinal Eugenio Pacelli.
La foule a aussitôt entonné le Te Deum.
Je ne sais qui est ce Pacelli. Il se prénomme Eugène, comme Weidmann dont on instruit le procès. Et puis j’ai vu sa photo dans les journaux : c’est la momie de Ramsès II en plus sec, en moins humain. Exactement l’anti-pasteur ravagé par tous les démons de la Pureté que requièrent les temps apocalyptiques qui approchent.
15 mars 1939.
J’ai remarqué sortant avec un groupe de compagnes de l’école communale boulevard de la Saussaye une fillette d’une étonnante beauté, très femme déjà, me semble-t-il, malgré son torse plat et ses genoux écorchés. Je l’ai remarquée, mais il serait plus juste de dire que c’est elle qui m’a remarqué. C’était fatal. Voilà des semaines que je viens ici soit avec mon rollei, soit avec l’appareil à enregistrer de Karl F. dissimulé dans ma vieille Hotchkiss et dont seul émerge le micro au bout d’une sorte d’antenne que j’ai fixée verticalement entre les deux portières, parfois avec l’un et l’autre, puisque j’en use à des moments différents, récréations pour les enregistrements, sorties pour les prises de vue.
Je sais qu’elle s’appelle Martine pour l’avoir entendu interpellée par des camarades. La question que je me pose est celle-ci : quid de la phorie avec une petite fille ? Mon éducation exclusivement garçonnière à Saint-Christophe fait de l’enfant femelle pour moi une terra incognita que je brûle d’explorer.
21 mars 1939.
Ce premier jour du printemps a été marqué pour moi d’une pierre noire et d’une pierre blanche, comme si désormais le faste et le néfaste devaient sans cesse s’équilibrer de part et d’autre de mon chemin.
Pierre noire : j’apprends par la presse que Weidmann, dont je suis journellement l’instruction du procès, est né le 5 février 1908 à Francfort, et qu’il était fils unique. Je suis fils unique. Je suis né le 5 février 1908 à Gournay-en-Bray. Ainsi il ne suffisait pas que l’assassin aux sept cadavres eût mon poids et ma taille, il fallait encore qu’il fût né le même jour que moi. Ce sont des rencontres qui me blessent plus que je ne saurais le dire.
Pierre blanche : la réaction de quatre heures et demie d’hier dont l’enregistrement mérite de devenir un grand classique du genre. Pour la première fois, j’ai assisté à un glissement de la pure symphonie instrumentale vers l’action dramatique, et en somme l’oratorio. Elle est là, lovée sur la bobine de l’appareil d’enregistrement. Je l’ai écoutée vingt fois peut-être, et je ne crois pas que je me lasserai de l’entendre.
Cela prélude par une gerbe sonore triomphale qui fait le silence autour d’elle, absorbant tout autre son. Puis cette masse apparemment homogène se fissure de mille petits cris qui la diversifient et l’affaiblissent en même temps. Et soudain un point d’orgue, formidable, suffocant, qui vous arrête le cœur. Et alors une autre gerbe, mais cette fois les petits cris sont devenus paroles, murmure innombrable dont la dominante est une angoisse mille et mille fois répétée, reflétée selon des facettes différentes. Enfin un mot qui vient s’inscrire en lettres grasses et rutilantes sur ce fond frémissant : SALAUD ! Ah cette insulte, préparée de si longue haleine, si richement rehaussée, je l’attends chaque fois en tremblant, et lorsqu’elle éclate, je suis tout recroquevillé sur mon fauteuil, depuis plusieurs secondes déjà, dans l’anticipation du choc. Ensuite, comme il est fatal, la masse sonore se disloque, des foyers se forment çà et là – et les amateurs de musique descriptive y relèveraient facilement une partie de football, une dispute furieuse entre deux enfants, un jeu des quatre-coins, un petit groupe chantant une comptine – mais il faut mépriser ces interprétations littéraires et lire dans cette dispersion les efforts d’une collégialité qui cherche à se différencier, voire même pour son plus grand péril à enfanter des individus particuliers. Mais tout se résout à nouveau dans une grande fulmination sonore pleine d’éclats et de gémissements, buée argentée où tremblent des visages souriants ou pathétiques. Jusqu’au moment où la cloche attaque à coups précipités le dôme sonore, le sape de toutes parts, le réduit, l’anéantit, et l’on n’entend plus qu’un piétinement de galoches sur la terre battue.
En enroulant ma bande magnétique pour la vingtième fois autour de sa bobine, j’admire que le détail si clair, si évident de ces quinze minutes m’ait totalement échappé au cours de l’enregistrement – je ne percevais alors qu’un tumulte émouvant mais désordonné – et ne se soit révélé que lentement au fur et à mesure des auditions successives.
Pour percer le mur de notre cécité et de notre surdité, il faut que les signes nous frappent à coups redoublés. Pour comprendre que tout est symbole et parabole de par le monde, il ne nous manque qu’une capacité d’attention infinie.
6 avril 1939.
Albert Lebrun est réélu président de la République par cinq cent six voix sur neuf cent dix votants, sénateurs et députés, réunis au palais des Congrès versaillais. Ils ont fait preuve dans leur choix d’un discernement raffiné. Lebrun est le seul qui réussisse ce tour de force : allier l’insignifiance à l’abjection.
14 avril 1939.
Ce soir Martine avait noué sur sa tête un fichu de soie noire qui encadrait assez étroitement son visage triangulaire. Ainsi débarrassé du commentaire volubile et frivole de ses boucles blondes, ramené à ses lignes essentielles, ce visage avait une pureté de madone qu’avivait son air enfantin, malgré sa gravité. Qu’elle était jolie ! Elle m’a regardé avec insistance, mais elle ne m’a pas souri.
1er mai 1939.
Lorsque je divague par les rues dans ma vieille Hotchkiss, ma joie n’est vraiment complète que si mon rollei pendu en sautoir à mon cou est bien calé entre mes cuisses. Je me plais ainsi équipé d’un sexe énorme, gainé de cuir, dont l’œil de Cyclope s’ouvre comme l’éclair quand je lui dis « Regarde ! » et se referme inexorablement sur ce qu’il a vu. Merveilleux organe, voyeur et mémorant, faucon diligent qui se jette sur sa proie pour lui voler et rapporter au maître ce qu’il y a en elle de plus profond et de plus trompeur, son apparence ! Grisante disponibilité du bel objet compact et pourtant mystérieusement creux, balancé à bout de courroie comme l’encensoir de toutes les beautés de la terre ! La pellicule vierge qui le tapisse secrètement est une immense et aveugle rétine qui ne verra qu’une fois – tout éblouie – mais qui n’oubliera plus.
J’ai toujours aimé photographier, développer, tirer, et dès mon installation au Ballon, j’ai transformé en laboratoire une petite pièce facile à obscurcir et pourvue d’eau courante. Je mesure aujourd’hui à quel point cet engouement était providentiel, et comme il sert bien mes préoccupations actuelles. Car il est clair que la photographie est une pratique d’envoûtement qui vise à s’assurer la possession de l’être photographié. Quiconque craint d’être « pris » en photographie fait preuve du plus élémentaire bon sens. C’est un mode de consommation auquel on recourt généralement faute de mieux, et il va de soi que si les beaux paysages pouvaient se manger, on les photographierait moins souvent.
Ici s’impose la comparaison avec le peintre qui travaille au grand jour, par petites touches patientes et patentes pour coucher ses sentiments et sa personnalité sur la toile. À l’opposé, l’acte photographique est instantané et occulte, ressemblant en cela au coup de baguette magique de la fée transformant une citrouille en carrosse, ou une jeune fille éveillée en jeune fille endormie. L’artiste est expansif, généreux, centrifuge. Le photographe est avare, avide, gourmand, centripète. C’est dire que je suis photographe-né. Ne disposant pas des pouvoirs despotiques qui m’assureraient la possession des enfants dont j’ai décidé de me saisir, j’use du piège photographique – et je me hâte de préciser qu’il ne s’agit nullement d’un pis-aller. Quoi que l’avenir me réserve, je conserverai l’amour de ces images brillantes et profondes comme des lacs où je fais certains soirs solitaires des plongées éperdues. La vie est là, souriante, charnue, offerte, emprisonnée par le papier magique, ultime survivance de ce paradis perdu que je n’ai pas fini de pleurer, l’esclavage. L’envoûtement et ses pratiques exploitent déjà la possession mi-amoureuse mi-meurtrière du photographié par le photographe. Pour moi, l’aboutissement de l’acte photographique sans renoncer aux prestiges de l’envoûtement va plus loin et plus haut. Il consiste à élever l’objet réel à une puissance nouvelle, la puissance imaginaire. L’image photographique, cette émanation indiscutable du réel, est en même temps consubstantielle à mes fantasmes, elle est de plain-pied avec mon univers imaginaire. La photographie promeut le réel au niveau du rêve, elle métamorphose un objet réel en son propre mythe. L’objectif est la porte étroite par laquelle les élus appelés à devenir des dieux et des héros possédés font leur entrée secrète dans mon panthéon intérieur.
Dès lors il est clair que je n’ai pas besoin de photographier tous les enfants de France et du monde pour satisfaire ce besoin d’exhaustion qui est mon tourment. Car chaque photo élève son sujet à un degré d’abstraction qui lui confère du même coup une certaine généralité, de telle sorte qu’un enfant photographié, c’est X – mille, dix mille – enfants possédés…
Donc par ce beau 1er mai ensoleillé, ayant petit-déjeuné allègrement sur un coin de table, je me lance à la chasse aux images, mon rollei amoureusement calé à sa place géniteuse. Déjà mes yeux ne sont plus que des viseurs, cueillant des images possibles aux branches des arbres, sur les trottoirs, et même au fond des voitures que je côtoie. Les passants du 1er mai, les chiens du 1er mai marchent d’un pas dominical dans les rues apaisées par la fête du travail. Le monde défile derrière la vitrine de mon pare-brise. Le monde est une vitrine délicieusement agencée par un étalagiste qui a nom 1er-Mai. Les flics qui s’amusent à régler la circulation pendant leur congé du 1er-Mai me font des signes d’amitié avec leur bâton blanc.
Je laisse ma vieille Hotchkiss sur la berge du pont des Champs-Élysées. Mouettes grises, pêcheurs immobiles, yachts abandonnés, quelques petits fonctionnaires qui lavent leur voiture au bord de l’eau – et ce sera peut-être leur meilleur moment de la semaine. Un marinier actionne furieusement la pompe d’une péniche, et à chaque effort une éjaculation jaunâtre fuse au ras de la ligne de flottaison. Je me glisse dans une barque et, au risque de me ficher à l’eau, je rassemble dans mon viseur le jet jaunâtre, la silhouette noire et abrupte de la coque, et, tout en haut, sur un coin de ciel bleu, le petit homme sautant pour peser de tout son poids sur le bras de la pompe. Sur le quai un gamin s’amuse à aveugler les passants avec un éclat de miroir. Je lui demande d’envoyer son rayon dans l’objectif de mon appareil, et j’imagine à l’avance la photo qui sortira de cette rencontre : une explosion blanche surmontée par une tête hirsute et hilare au grand rire ébréché.
Sur l’esplanade du palais de Tokyo, des jeunes garçons tournoient en patins à roulettes, d’autres jouent au ballon. Les patineurs ne quittent jamais leurs patins. Les joueurs ne patinent jamais. Les deux groupes ne se mélangent pas, séparés par une différence presque biologique. On songe aux fourmis : certaines ont des ailes, les autres non.
Je remarque deux patineurs, deux garçons très bruns, deux frères sans doute, semblablement vêtus, de visages et de corps semblables, différents seulement par l’âge et la taille, faune et faunelet. Ils décrivent de rapides arabesques, sautent plusieurs volées de marches d’un seul bond. Je leur demande de se prendre par la main et de tournoyer au pied du haut-relief géant qui figure Terpsychore et une nymphe dansant dans un décor arcadien. Et je photographie le double couple – petit couple de chair, grand couple de pierre – s’ignorant et cependant si bien accordés. Puis j’apprends aux enfants qui est Terpsychore : une Grâce, une déesse grecque, la patronne des patineurs à roulettes. Plus tard l’attention générale est attirée par un jeune cycliste qui progresse après avoir fixé sa roue de devant sur un patin à roulettes. Invention surprenante, combinaison de deux attributs essentiels et en principe incompatibles de l’écolier. La roue de devant de la bicyclette, immobilisée, glisse sur les dalles dans un grand bruit de ferraille.
Les jeux un moment suspendus reprennent. Poursuites, voltes, sauts, farandoles qui ondulent dans un tonnerre ferrugineux. La farandole se disloque pour franchir plusieurs marches d’un bond. L’un des enfants trébuche. Emporté par son élan, il rebondit plusieurs fois sur l’escalier et forme en bas des marches un misérable petit tas de vêtements immobile. J’ai reconnu le plus jeune des deux frères, le faunelet. Il se retourne lentement, s’assoit, puis se penche sur son genou droit. Il ne pleure pas, mais son visage est décomposé par la souffrance. Agenouillé près de lui, je glisse ma main sous son genou, dans cette gorge moite, tendre et frémissante – qui est exactement le jarret – tandis qu’une étrange douceur me prend aux entrailles. Provoquée sans doute par l’arête d’une des marches de marbre, la plaie est d’une netteté magnifique : une fente vermeille d’un ovale impeccable, un œil de Cyclope aux paupières ourlées, aux commissures serrées, œil crevé certes, ne laissant filtrer qu’un regard mort, mais saignant à peine, transsudant, comme son humeur vitrée, un filet de lymphe qui forme une lente coulée albumineuse le long du mollet et jusque sur la chaussette tassée. Deux enfants s’occupent à désangler les patins du blessé, tandis que j’adapte des bonnettes de deux dioptries au viseur et à l’objectif de mon rollei. Il faut maintenant que le blessé se lève et tienne debout au moins quelques secondes. Je le mets sur ses pieds, mais il titube, vert comme un coing. « Il va tomber », prononce l’un des enfants. Il n’en est pas question. Je le gifle à toute volée. Puis je l’adosse contre le mur. Je prends une première photo, mais elle sera plate sous cet éclairage direct. Il me faut une lumière frisante qui révèle la profondeur pourpre de l’orbite. Je fais pivoter l’enfant d’un quart de tour. Sur l’œil de Cyclope crevé, mon rollei braque son œil de robot en cristal, confrontation essentielle de la chair meurtrie, réduite à la passivité, qui ne saurait voir, qui ne peut qu’être vue, dolente, ouverte, avec la vision pure, possessive et définitive de mon arme. Agenouillé devant cette petite statue de la souffrance, j’achève le film dans une sorte d’ivresse heureuse dont je ne suis pas maître. Puis vient enfin l’instant que j’attends en jubilant. Je laisse tomber mon rollei au bout de sa courroie, je passe mon bras droit sous les genoux du blessé, mon bras gauche sous ses aisselles, et je me relève avec mon frêle fardeau.
Je me relève, et mes épaules touchent le ciel, ma tête est environnée d’archanges musiciens qui chantent ma gloire. Les roses mystiques épanchent pour moi leur plus frais parfum. C’est la seconde fois en peu de mois que j’enlève dans mes bras un enfant blessé et que l’extase phorique m’enveloppe. Cela seul suffirait à prouver que je suis d’ores et déjà entré dans une ère nouvelle.
Les enfants qui m’entourent ne comprennent rien à la lumière qui transverbère mon visage. Allons, il faut réintégrer le temps, reprendre le fil des événements quotidiens, faire semblant d’être un numéro quelconque de la grande famille humaine…
Je me dirige vers ma voiture où j’installe le faunelet à côté du faune qui va le surveiller. Je les dépose tous les deux dans une pharmacie de la place de l’Alma, et je m’en vais en chantant et en caressant entre mes cuisses ma boîte à images pleine de trésors nouveaux dont je sais à l’avance que la beauté dépassera mon attente.
4 mai 1939.
Ce matin, je déambule sous les voûtes fraîches, enluminées par un rayon de soleil filtrant à travers un vitrail, de l’église Saint-Pierre de Neuilly. Le vagissement d’un enfançon m’attire dans la chapelle latérale où se dresse le bassin baptismal. Un groupe d’amis et de parents entourent un homme grand, très brun, qui porte gravement dans ses bras un bébé enveloppé, dirait-on, dans des voiles de mariée. Le parrain porte son filleul sur les fonts baptismaux. Je saisis pour la première fois le sens tiffaugéen du sacrement du baptême : un petit mariage phorique entre un adulte et un enfant.
Certes, il ne s’agit là que de l’interprétation dérivée d’une institution dont l’accent se situe ailleurs – et il est bien remarquable au demeurant que je n’aie jamais été choisi comme parrain. Mais je me plais à constater que l’événement pouvait se prêter à ma vocation. J’y vois le signe – sinon la preuve – qu’une conversion des choses, un peu rude sans doute mais non destructrice, suffirait peut-être à tourner vers moi celle de leurs faces où mon empreinte se dessine déjà en creux, manifestant ainsi mon affinité avec la vraie vie.
7 mai 1939.
Le développement des films et la découverte des images négatives comportent une tentation et un regret. Car ces négatifs examinés par transparence sont d’un charme incomparable et il est trop évident que le tirage qui restituera l’image positive a le sens d’une dégradation. La richesse des nuances et des détails, la profondeur des tons, la luminosité nocturne qui éclaire l’image négative, tout cela ne serait rien encore sans l’étrangeté qui naît de l’inversion des valeurs. Le visage aux cheveux blancs et aux dents noires, au front noir et aux sourcils blancs, l’œil dont le blanc est noir, et la pupille un petit trou clair, le paysage dont les arbres se détachent comme des plumets de cygne sur un ciel d’encre, le corps nu dont les régions les plus tendres, les plus laiteuses en réalité sont ici les plus ombrées, les plus plombées, ce perpétuel démenti à nos habitudes visuelles semblent introduire dans un monde inversé, mais un monde d’images et donc sans vraie malignité, toujours redressable à volonté, c’est-à-dire exactement réversible.
C’est dans la nuit rouge du laboratoire que le négatif s’impose souverainement. Hier soir je me suis enfermé dans mon cagibi vers sept heures. Comme chaque fois, j’y ai aussitôt perdu la notion du temps. J’en suis ressorti hagard et tremblant de fatigue au milieu de la suit. Il y a de la messe noire tout de même dans les manipulations auxquelles on soumet impunément cette émanation si personnelle d’autrui, son image, comme il y a du tabernacle dans l’agrandisseur, de l’enfer dans la lumière sanglante où l’on baigne, de l’alchimie dans les bacs de révélateur, d’arrêt et de fixage où l’on jette successivement les épreuves impressionnées. Et il n’est pas jusqu’aux odeurs de bisulfite, d’hydroquinone, d’acide acétique et d’hyposulfite qui contribuent à charger de maléfices une atmosphère déjà confinée.
Mais c’est encore de l’agrandissement de l’image et des possibilités d’inversion qu’il offre que découlent les plus rares pouvoirs du photographe. Car il n’y a pas que la métamorphose du noir en blanc et sa réciproque. Il y a aussi la possibilité en retournant le négatif dans le porte-vue de mettre la gauche à droite et la droite à gauche. Double inversion donc après le développement, à laquelle prélude naïvement, dans les vieux appareils, au moment de la prise de vue, le renversement – la tête en bas – du sujet. Ce qu’il y a de magie – bénéfique et maléfique – dans la photographie est ainsi surabondamment commenté par ces phénomènes mineurs, mais caractéristiques.
J’ai une pleine boîte de négatifs provenant de mes glanes à travers les champs empiriques. Parfaite disponibilité de ces enfants, sages comme des images. Je peux à tout moment glisser l’un d’entre eux dans le porte-vue de mon agrandisseur, et alors il envahit la pièce, il se colle sur les murs, sur la table, sur moi. Je peux reproduire l’une quelconque des parties de son corps ou de son visage à une échelle gigantesque, et cela autant de fois qu’il me plaît. Car si le vaste monde est une réserve de chasse inépuisable – et qui désespère l’exhaustion – mon vivier d’images est lui tout à fait fini – quelle que soit sa richesse –, mon puéril cheptel est compté, dénombré, et j’en connais, comme il se doit, toutes les ressources. Enfin le nombre fini de mes négatifs est justement équilibré par la possibilité que j’ai de tirer de chacun d’eux un nombre infini d’images positives. L’infini empirique ramené d’abord au fini de ma collection redevient un infini possible, mais cette fois il ne se déploie qu’à travers moi seul. Par la photographie, l’infini sauvage devient un infini domestique.
14 mai 1939.
Les Ambroise. Je leur ai loué trois pièces en rez-de-chaussée qui font partie du bâtiment du garage. Ambroise fait fonction de concierge et de gardien quand le garage est fermé. Mme Eugénie, elle, ne fait rien, comme elle n’a sans doute jamais rien fait de toute son existence.
Ambroise m’a raconté son histoire. Il y a quarante ans, ils se sont rencontrés, Eugénie et lui, à la gare du Nord. Il débutait comme artisan-menuisier. Elle débarquait jeune fille, en grand deuil, de sa province brabançonne. Ce devait être une de ces beautés blondes, douces et molles, toujours plaintives dont la seule arme est une force d’inertie inébranlable. Elle avait tout abandonné pour venir régler la succession de son père, mort à Paris dans les bras de son fils – un prêtre. Le père avait du bien, un bien que le frère partagerait équitablement avec sa petite sœur. C’est du moins ce qu’Eugénie expliqua sur le trottoir de la gare au jeune Ambroise, déjà sec et osseux dans son complet de lustrine noire, mais ardent et entreprenant, et ayant flairé la bonne fortune au double sens du mot. Il se chargea donc des deux valises de la jeune fille, et comme elle ne savait où aller, il lui offrit tout de go de la loger chez lui, en tout bien tout honneur, lui promit-il. « Ces deux valises, me dit-il un jour dans un élan d’indignation impuissante, voilà quarante ans que je les porte ! »
Car à peine logée, et facilement séduite, Eugénie s’incrusta inexpugnablement dans le petit logement d’Ambroise, et pesa d’autant plus lourdement sur sa vie que ses espoirs d’héritage s’étaient bien vite dissipés en fumée, soit que le prêtre fût malhonnête – c’était ce qu’affirmait Eugénie – soit que le père fût mort sans un liard. Depuis quarante ans, je pense, Ambroise et Eugénie jouent la pièce à deux personnages qu’ils poursuivent sous mon toit. Lui dur et tordu comme un sarment retrousse sa moustache blanche et fulmine sans cesse contre sa propre sottise et la paresse végétale de sa femme (en réalité, ils ne se sont jamais mariés). Elle, affalée sur une chaise, énorme, blanche, spongieuse, ses cheveux gris encadrant en oreilles d’épagneul sa grosse figure dolente, ne cesse de bénir ce bon M. Ambroise, un vrai saint du Paradis, qui fait le ménage, les courses, la cuisine et la vaisselle outre ses heures d’atelier. Amours onéreuses s’il en fut !
Eugénie parle beaucoup. D’une voix grise, uniformément gémissante, une manière de lamento monotone qui fait et refait inlassablement l’inventaire de la vilenie du temps, des choses et des gens. Longtemps je n’ai prêté aucune attention à ce robinet d’eau amère et tiède dont j’entendais le murmure chaque fois que l’occasion me menait chez Ambroise. Jusqu’au jour où j’ai remarqué que sa voix, généralement en fin de verset, montait souvent d’une octave, s’adornait d’harmoniques argentins, de gazouillements printaniers, de clochettes pastorales. Du coup, je me suis amusé à attendre ce brusque changement de registre, ce passage à ce que j’appelais par-devers moi son « jeu de clarines », et j’ai bien dû m’aviser du sens que revêtaient immanquablement ces clochettes et ces gazouillis. Il s’agissait, sans aucune exception à la règle, d’une calomnie sordide, d’une imputation empoisonnée, d’une insinuation meurtrière sur laquelle débouchait le long et morose bavardage qui précédait. J’appris ainsi que Jeannot volait aux étalages d’Uniprix, que Ben Ahmed « soutenait » une prostituée berbère du quartier, que le pompiste italien que j’engage les jours de presse ne se contentait pas de son pourcentage et des pourboires, et surtout que mes chasses photographiques n’avaient pas échappé à ce témoin vigilant et méchant.
Un jour que je revenais d’une quête particulièrement fructueuse, balançant mon rollei au bout de sa courroie, comme on laisse courir et gambader devant soi un bon chien de chasse qui vient de faire merveille, et que je passais ivre d’amour et de joie sous la fenêtre des Ambroise, j’ai entendu ces mots :
— Voilà M. Tiffauges qui revient du marché avec sa provision de chair fraîche. Il va maintenant s’enfermer dans le noir pour manger tout ça. Il y a des choses qu’on ne fait pas au grand jour, pas vrai ?
C’était Eugénie, et il y avait tout un orchestre de glockenspiel dans sa voix.
18 mai 1939.
J’ai longtemps pris mes photos à la sauvette, je veux dire à l’insu de celui ou de celle que je photographiais. La méthode est fructueuse et commode. En outre, elle flatte la petite lâcheté qui me tenaille toujours un peu au moment de me livrer à un rapt d’image. Mais c’est finalement un pis-aller, et je reconnais maintenant que l’affrontement du photographié, pour effrayant qu’il paraisse, est toujours préférable. Car il est bon que la prise de vue se reflète d’une façon ou d’une autre dans le visage ou l’attitude du photographié : surprise, colère, peur, ou au contraire amusement, satisfaction vaniteuse, voire pitrerie, geste obscène ou provocateur. Il y a cent ans, lorsque l’anesthésie a fait son entrée dans les salles d’opération, certains chirurgiens se sont récriés : « La chirurgie est morte, a dit l’un d’eux. Elle reposait sur l’union dans la souffrance du patient avec le praticien. Avec l’anesthésie, elle est ravalée au niveau de la dissection de cadavre. » Il y a de cela dans la photographie. Les téléobjectifs qui permettent d’opérer de loin, sans aucun contact avec le photographié, tuent ce qu’il y a de plus émouvant dans la prise de vue : la légère souffrance qu’éprouvent, ensemble et à des pôles opposés, celui qui se sait photographié et celui qui sait qu’on sait qu’il se livre à un acte prédateur, à un détournement d’image.
20 mai 1939.
Dans l’inversion noir-blanc, les gris subissent eux aussi une permutation, mais de moindre amplitude, d’une amplitude d’autant plus faible qu’ils se rapprochent d’autant plus d’un gris moyen où les composantes noire et blanche s’équilibrent exactement. Ce gris moyen, c’est le pivot autour duquel tourne l’inversion, pivot lui-même immuable, absolu. A-t-on jamais cherché à définir et à produire ce gris absolu, réfractaire à toute inversion ? Je n’ai jamais entendu parler de cela.
25 mai 1939.
Tous les enfants s’étaient dispersés, et j’attendais, déçu, n’ayant pas vu Martine. Enfin elle est sortie, seule, la dernière. Je me suis approché d’elle en m’efforçant de sourire pour masquer ma timidité mise à rude épreuve. Je lui ai dit bonjour, comme si nous nous connaissions de longue date, et dans un coup d’audace je lui ai proposé de la ramener chez elle dans ma vieille Hotchkiss. Elle n’a rien répondu, mais elle m’a suivi, et en s’asseyant dans la voiture dont je tenais la portière ouverte, elle a tiré sa jupette sur ses jambes dans un geste délicieusement féminin.
J’avais la gorge nouée et je n’ai pas échangé trois phrases avec elle pendant le trajet. Elle n’a pas voulu que je la dépose devant sa porte – comme j’ai aimé la complicité un peu coupable qui se nouait ainsi entre nous ! – et m’a prié de m’arrêter sur l’île de la Grande Jatte, boulevard de Levallois, devant un immeuble en construction dont seul le gros œuvre est terminé. Elle s’est enfuie, légère comme une elfe, et j’ai eu la surprise de la voir entrer dans le chantier désert et disparaître dans l’escalier de la cave de l’immeuble.
28 mai 1939.
Le père de Martine est cheminot. Quand elle m’a dit qu’elle avait trois sœurs, j’ai tressailli de curiosité. Comme je voudrais connaître ces autres versions de Martine – à quatre ans, à neuf ans, à seize ans – comme un thème musical repris par des instruments et à des octaves différents ! Je retrouve là mon étrange incapacité à m’enfermer dans une individualité, mon irrépressible inclination à rechercher, à partir d’une formule unique, des variations, une répétition sans monotonie.
Elle se fait toujours déposer devant l’immeuble en construction. Elle m’a expliqué qu’en passant par la cave, elle rejoint au plus court le domicile de sa famille situé de l’autre côté, boulevard Vital-Bouhot.
30 mai 1939.
C’est étrange, depuis que je m’occupe intensément des enfants, il me semble que j’ai moins d’appétit. Je m’avise que les devantures des crémeries et les étals des boucheries n’excitent plus comme jadis ma voracité. J’en viens à délaisser la viande et le lait crus pour un régime plus ordinaire. Et pourtant je ne maigris pas ! Tout se passe comme si le contact des enfants apaisait ma faim de façon plus subtile et comme spirituelle, une faim qui aurait évolué du même coup vers une forme plus raffinée, plus proche du cœur que de l’estomac…
3 juin 1939.
Je lis chaque jour le compte rendu du procès d’Eugène Weidmann. Non seulement le spectacle du corps social tout entier attaché à la perte de cet homme seul, accablé de crimes, suscite en moi un mouvement de sympathie pour l’accusé, mais on dirait que le destin s’acharne à le rapprocher de moi. C’est ainsi que j’apprends ce matin qu’il est gaucher, qu’il a accompli tous ses assassinats de la main gauche. Crimes sinistres s’il en fut ! Sinistres comme mes écrits.
Heureusement, la seule pensée de Martine suffit à dissiper toutes mes obsessions.
6 juin 1939.
La peau, sa texture, ses réseaux quadrillés, losangés, la grosseur diverse de ses chagrins, ses pores resserrés ou relâchés, ses duvets souples ou horripilés, bref la grille épidermique, voilà un domaine où la photographie donne le meilleur d’elle-même, et qui est tout à fait étranger à la peinture.
10 juin 1939.
L’image que j’évoque avec le plus de douceur, c’est celle de la famille de Martine – ses trois sœurs, sa mère, son père, réunis le soir sous la lampe. Moi qui n’ai jamais eu de famille, comme j’aimerais m’asseoir parmi eux, m’enfermer dans cette cellule close dont l’atmosphère doit être d’une qualité particulière et d’une densité admirable ! Il est remarquable que mes chasses – photographiques ou autres – dont le gibier est forcément un individu particulier débouchent toujours pour moi sur une communauté fermée. Il me vient une comparaison d’une inspiration ogresse trop évidente, mais qui ne manque pas d’éclairer mon cas. Après des siècles de cueillette, l’homme a inventé l’agriculture. Après des siècles de chasse, il a découvert l’élevage. Lassé de courir les steppes glacées, je rêve de vergers clos où les plus beaux fruits s’offriraient d’eux-mêmes à ma main, je rêve de vastes troupeaux dociles et disponibles, enfermés dans des étables tièdes et fumantes où il ferait bon dormir avec eux l’hiver…
16 juin 1939.
L’abject Lebrun vient de repousser le recours en grâce de Weidmann. On ignore le nombre d’assassinats commis par Weidmann, et lui-même n’est peut-être pas fixé sur ce point. Mais quoi qu’il en soit, y a-t-il un crime plus abominable que celui de cet homme chamarré, assis derrière son bureau monumental, libre de toute pression, qui refuse d’accomplir le petit geste qui arrêterait la perpétration de l’assassinat légal ?
17 juin 1939.
Une force obscure contre laquelle j’ai vainement lutté m’a incliné à céder aux supplications de Mme Eugénie qui voulait que je la mène avec des voisines hier soir à Versailles où devait avoir lieu l’exécution de Weidmann. L’ignoble fébrilité dont ces femmes donnaient le spectacle aurait certes suffi à me détourner de cette expédition si par aberration l’idée m’en était venue, mais quelque chose de fatal m’imposait ce rendez-vous avec le géant aux sept crimes à l’instant de sa mort, après avoir fait tomber chaque jour sous mes yeux les articles de presse relatant les progrès de l’instruction et du procès.
Nous savions que l’exécution aurait lieu au petit jour, mais Mme Eugénie et ses amies ont insisté pour partir dès neuf heures du soir afin de s’assurer des places de premier choix. Ambroise avait refusé tout net de participer à cette équipée douteuse, trop heureux, m’a-t-il confié, de passer cette soirée sans sa femme. Dès le départ j’ai été exaspéré par le caquet insignifiant et venimeux des quatre commères qui surchargeaient la voiture. Régulièrement, j’entendais tinter le jeu de clarines de Mme Eugénie, et chaque fois je pouvais déceler le dard empoisonné de ses propos.
Dès les abords de la ville, on sent qu’il se passe quelque chose. Non seulement la foule des grands soirs anime les rues et les trottoirs, mais il flotte dans l’air comme une complicité crapuleuse. Tous ces hommes, toutes ces femmes, ces enfants même sont venus pour la même chose, et ils le savent. J’en suis, je n’ai rien à dire…
Je parviens non sans peine à placer la voiture rue du Maréchal-Joffre, et nous poursuivons à pied. De minute en minute la cohue augmente. Des embouteillages obstruent les rues. La place d’Armes, face au Château, et la place de la Préfecture ont été transformées en parkings. Les deux gares dégorgent des flots de voyageurs au rythme des arrivées des trains. Mais ce sont encore les cyclistes qui dominent, avec une forte proportion de ces tandems qui accouplent l’homme et la femme tout de même habillés du pantalon « golf » et du pull-over à col roulé.
À minuit une longue exclamation salue l’extinction des becs de gaz. L’obscurité, trouée par les phares des voitures, les lampes de poche et les lanternes à acétylène, est pleine de rires, de jurons et de gloussements, dominés par la plaisanterie grasse d’un titi ou recouverts par un concert d’avertisseurs. Je me laisse remorquer en grommelant par mes quatre commères formées en cordée que mène une Mme Eugénie déchaînée. Nous progressons dans ce grotesque équipage vers la place Saint-Louis et ses trois bistrots qui flambent de tous leurs feux. L’habileté et l’acharnement de Mme Eugénie nous valent un guéridon et cinq chaises à l’une des terrasses qui encombrent la totalité des trottoirs. Ce n’est pas assez. Notre cheftaine de cordée n’a de cesse qu’elle n’ait juché son fauteuil sur le guéridon, et que nous ne l’ayons hissée à grand-peine sur cet échafaudage branlant. Cette fois elle trône au-dessus de la mêlée, comme la divinité des Hautes Œuvres qui vont s’accomplir. Ses trois compagnes et moi, nous avons fort à faire pour protéger le guéridon que chaque mouvement de foule menace de balayer, et nous ne voyons vraiment que les chevilles éléphantines et les charentaises de feutre à agrafes de Mme Eugénie. Autour de nous, ce n’est plus qu’un vaste pique-nique. On déballe des victuailles, on saucissonne, des sandwichs et des canettes de limonade circulent par-dessus les têtes dans l’odeur grasse des friteuses. Vers une heure du matin, la bière vient à manquer presque simultanément dans les trois bistrots. Il y a un mouvement de mauvaise humeur, puis on se rabat sur le gros rouge qu’un camion-citerne débite à la tireuse, et derrière lequel on fait la queue avec des récipients. Mme Eugénie extrait de son cabas de ménagère deux bouteilles thermos, une paire de lorgnettes de théâtre et un vaste châle dont elle s’enveloppe. Puis elle nous distribue du café chaud.
À deux heures une poignée de gendarmes s’efforce de faire évacuer l’emplacement devant la prison Saint-Pierre où doivent se dresser les bois de justice. La bousculade est brève mais brutale ; une femme est foulée aux pieds. Les gendarmes abandonnent le terrain, mais des gardes mobiles interviennent à leur tour, et la troupe finit par occuper le quadrilatère sacré. Les remous violents provoqués par ces mouvements de troupes se sont propagés jusqu’à notre terrasse. Des chaises ont été culbutées, deux hommes rendus furieux par l’attente et le vin ont roulé au milieu des tables, cramponnés l’un à l’autre. Il a fallu plusieurs fois faire un rempart de nos corps pour éviter le pire à l’observatoire de Mme Eugénie. Mais toute la bonne humeur s’en est allée. La foule hargneuse ne comprend plus pourquoi on la fait attendre. Elle en veut enfin pour son argent. Soudain trois syllabes scandées d’abord de façon sporadique sont reprises sur un rythme rageur par cent mille gosiers : Co-mmen-cez, co-mmen-cez, co-mmen-cez ! Suis-je vraiment le seul à me sentir écrasé par l’infamie de ces gens ? Pourquoi ces militaires qui entourent le lieu du crime imminent ne tirent-ils pas dans le tas, ou mieux ne nettoient-ils pas toute cette purulence humaine au lance-flammes ? Enfin un Ahhhhhh ! immense et prolongé succède à l’air des lampions. C’est, nous explique Mme Eugénie du haut de son observatoire, qu’un fourgon noir tiré par une haridelle s’approche en cahotant sur les pavés. Une lampe à acétylène accrochée à un poteau et secouée par des rafales fait bondir les ombres de deux hommes qui en extraient des madriers et commencent à assembler les pièces de la Grande Veuve. Le silence est formidable, traversé par les coups de maillets et les grincements des chevilles. Moi, le front appuyé au faux marbre du guéridon, j’entre en agonie. Mais il me faut encore entendre la voix de Mme Eugénie qui laisse tomber par-ci par-là des mots lourds comme des pierres : « Bascule, boîte à son, lunette, couperet », puis c’est l’annonce qu’une lumière tremblote dans la masse noire des bâtiments de la prison, et qu’on va enfin sonner à pleine gorge l’hallali du grand solitaire aux abois. Mais non, il faut encore attendre, et la foule gronde à nouveau, s’étire et se rassemble, menace de tout emporter.
Le ciel commence à blêmir à l’est quand le portail de la prison s’illumine. Un groupe de petits hommes noirs en sortent, poussant devant eux un géant dont la chemise blanche met une tache lumineuse dans la pénombre. Les bras liés derrière le dos, Weidmann ne peut avancer qu’à pas menus, parce que ses jambes sont entravées. Un gros soupir de satisfaction soulève la foule. Les petits hommes noirs sont au pied de la machine à tuer. Weidmann est porté sur l’échafaud par quatre aides, comme un grand gisant du Moyen Âge. Quand on le remet sur ses pieds, la lumière éclaire de plein fouet son visage blanc. C’est alors que la voix de clochette de Mme Eugénie s’élève dans le silence général, comme la sonnette de l’enfant de chœur lors de l’Élévation :
— Mais, monsieur Tiffauges, c’est qu’il vous ressemble ! Ma parole, on dirait votre frère ! Mais c’est vous, monsieur Tiffauges, c’est tout à fait vous !
Sur un geste d’Henri Desfourneaux, les aides font basculer la grande statue blême et la précipitent tête la première vers le carcan. Mais que se passe-t-il ? L’engrenage des gestes de mort paraît troublé. On s’affaire autour du supplicié. La bascule était mal ajustée. Le grand corps a manqué dans sa chute la « lunette » où son cou devait se loger, et il gît sur la bascule à demi recroquevillé. On l’empoigne par les oreilles, on le tire par les cheveux. C’est grotesque, c’est intolérable. Cliquetis du couperet qui s’élève par à-coups entre les montants. Sifflement. Le sang jaillit à flots. Il est quatre heures trente-deux minutes.
Accroupi sous le trône de Mme Eugénie, je vomis de la bile.
20 juin 1939.
Le mélange de cauchemars, d’hallucinations et d’accès de lucidité dévastateurs qui a empli ma nuit a été constamment dominé par la grande et radieuse figure de Raspoutine. Pour moi, il avait été jusqu’ici celui qui, ayant prêché scandaleusement l’innocence du sexe, s’était opposé de tout son poids – qui était considérable à la cour – aux menées bellicistes de l’entourage du tsar. On considère que le 28 juin 1914 est la date de naissance de la Grande Guerre parce que ce jour-là l’archiduc François-Ferdinand fut assassiné à Sarajevo. Mais qui se souvient que ce même 28 juin 1914 – à la même heure peut-être – dans un bourg sibérien Raspoutine était poignardé par une prostituée à la solde des nationalistes russes ? Immobilisé plusieurs semaines, le staretz ne pourra empêcher Nicolas II – malgré les messages suppliants qu’il lui adresse du fond de son lit d’hôpital – de déchaîner le conflit en décrétant la mobilisation générale.
Dans les ténèbres pleines de sanglots de cette nuit, Raspoutine m’est apparu, non plus comme prophète et martyr de l’inversion bénigne, mais revêtu des attributs de sa troisième et suprême dignité, celle du grand héros phorique de notre temps. Car ses mains miraculeuses avaient le pouvoir d’arracher à la maladie le corps souffreteux d’un enfant, et de l’assumer vers la vie et la lumière. Cette nuit, mes angoisses ont trouvé refuge au pied de sa sévère et radieuse silhouette, noir et gigantesque candélabre, portant haut cette flamme blonde, ployée par la souffrance, le tsarevitch Alexis endormi.
23 juin 1939.
Ni tabac ni alcool désormais. Les enfants ne fument, ni ne boivent. Si tu ne peux retrouver la fraîcheur fondamentale que par voie prédatrice, du moins épargne-toi ces médiocres vices qui puent l’adultat.
25 juin 1939.
Depuis quatre jours, constipation opiniâtre. Outre une manière de prurit anal qui me point toujours en pareille occurrence, j’ai tout le bas-ventre lourd et gonflé, de telle sorte que je me vois comme un buste de chair humaine posé sur un socle de matière fécale.
27 juin 1939.
Impossible de recouvrer l’équilibre que m’a fait perdre l’assassinat de Weidmann. L’angélique fait peser un poids de plomb sur ma poitrine. À tout instant, je m’efforce de bâiller pour irriguer mes poumons d’air frais, mais je cherche vainement à déclencher le réflexe sauveur, et des larmes ruissellent derrière mes lunettes.
Cramponné au bord de la fenêtre ouverte, je suffoque comme un poisson jeté sur le sable sec. J’envisage en désespoir de cause de consulter un médecin, malgré la répulsion que m’inspirent les hommes de cette épouvantable profession, laquelle consiste à dénuder et à toucher sans amour les corps qui en auraient le plus grand besoin. Et je ne parle pas des âmes ! Comment songer sans horreur à ces asiles où l’on enferme les possédés du démon que les faux prêtres, enfantés à profusion par Rome, ne veulent ni ne peuvent exorciser, et que l’on qualifie de « malades mentaux » afin de pouvoir les livrer à la discrétion des médecins derrière des murailles capitonnées ?
Si j’allais voir un médecin, il faudrait que ce fût le plus humble, le plus pauvre, le moins « savant ». Je prendrais place dans son antichambre parmi les foules des clochards et des putains, et c’est dans son regard que je trouverais en premier lieu le vulnéraire de mes plaies.
Mais j’ai une meilleure idée. Puisqu’un vétérinaire soigne aussi bien des colibris que des éléphants, pourquoi ne soignerait-il pas un homme ? Je vais faire antichambre chez le plus proche vétérinaire entre une chatte brehaigne et un perroquet chassieux, et quand mon tour sera venu, je le supplierai, à genoux s’il le faut, de ne pas me refuser les soins qu’il prodigue à nos frères inférieurs. Je ferai tant, qu’il faudra bien qu’il me traite tout de même qu’un cochon d’Inde ou un loulou de Poméranie. À défaut de chaleur humaine, du moins trouverai-je chez lui de la chaleur animale, et lui au moins ne cherchera pas à me faire parler.
3 juillet 1939.
Comment ai-je été assez fou pour croire que cette société exécrée laisserait vivre et aimer en paix un innocent caché parmi la foule ? Avant-hier, la racaille s’est acharnée à me souiller et à me désespérer, le grand hallali de la méchanceté et de la bêtise a sonné la mort du juste et de l’amoureux. Mais déjà le salut s’annonce, menaçant pour eux, tendre pour moi.
Du calme, Mabel, retiens ta colère, fais taire tes imprécations. Tu sais bien maintenant que la grande tribulation se prépare, et que ton modeste destin est pris en charge par le Destin !
J’étais allé chercher Martine à la sortie de l’école, comme à l’accoutumée, et je l’avais déposée dans l’île de la Grande Jatte, boulevard de Levallois, en face de l’immeuble en construction. Elle était partie légère et enjouée, en me faisant de la main un petit signe goguenard avant de descendre dans la cave. Moi, je m’attardais, appuyé des deux coudes au volant de ma vieille Hotchkiss, observant le ciel mauve du soir au bout de la rue, et, en moi, le reflux très doux de la vague de tendresse qui me gonflait en présence de Martine.
Je ne saurais dire combien de temps s’écoula ainsi jusqu’au moment où un hurlement déchirant provenant de l’immeuble me glaça la moelle. Ah, ce n’était pas l’appel modulé et riche d’harmoniques de la cour de Sainte-Croix ! C’était un cri de bête blessée, une déchirure de l’air qui me pétrifia avant de me précipiter hors de la voiture, à travers les gravats du chantier et dans l’escalier de la cave. La pénombre noyait tout autour de moi, mais j’étais guidé par de longs sanglots stridents qui montaient du fond de la cave où j’apercevais le rectangle lumineux d’une autre sortie. Bientôt mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je pus distinguer Martine. Elle gisait sur le dos, sa jupe retroussée sur ses cuisses maigres, au milieu des plâtras et des flaques d’eau qui couvraient le sol. Je lui ai parlé, mais elle paraissait sourde, les bras croisés sur le visage, ne reprenant son souffle que pour exhaler sa plainte enfantine. Je lui ai pris d’autorité le poignet et je l’ai obligée à s’asseoir avec toute la douceur dont j’étais capable. C’est alors qu’elle a brusquement découvert son visage souillé et a hurlé : « Au secours ! Lâchez-moi ! Il m’a fait mal, mal, mal ! » en direction de la porte où je vis se profiler une silhouette d’homme.
Il y eut des appels, des bruits de galopades, et tout à coup un faisceau électrique m’a ébloui. Une voix a demandé à Martine « Qui t’a fait mal ? » et le ciel est tombé sur ma tête quand je l’ai entendue crier « Lui, lui, lui ! » en me montrant du doigt. Là j’ai perdu la tête. Je me suis rué vers l’autre sortie, mais un croc-en-jambe a brisé mon élan et m’a plaqué sur la terre battue. Quand je me suis relevé, un cercle d’hommes menaçant m’entourait tandis que deux femmes s’empressaient auprès de Martine. Des mains m’ont immobilisé les bras, des faces noires penchées sur moi ont expectoré des injures ignobles. Puis il a fallu partir, poussé en avant, un bras tordu dans le dos, affronter le boulevard où hululait une borne de police-secours.
J’ai éprouvé un sentiment de soulagement lorsqu’une bourrade m’a précipité dans le panier à salade. Du moins échappais-je à la foule déjà rassemblée autour de moi, et criant sa haine. Je croyais que tout s’éclaircirait au commissariat de police de Neuilly où l’on m’emmenait. Mais dès le premier interrogatoire, j’ai mesuré avec épouvante à quel point mes dénégations étaient dérisoires en face des circonstances accablantes, et surtout de l’accusation formelle de Martine. Cette enfant est-elle devenue folle ? Ou bien croit-elle vraiment que c’est moi qui l’ai assaillie dans la pénombre de la cave ? Ou encore trouve-t-elle plus expéditif de se débarrasser de moi en m’identifiant à son agresseur ? J’ai souvent remarqué que les mensonges des enfants ne sont qu’un effort de simplification pour mettre à la portée des adultes une situation dont la délicatesse les dépasse. En somme je serais victime d’un audacieux raccourci !
J’ai passé la nuit au poste de police de Neuilly, et dès le matin un fourgon m’a mené quai des Orfèvres, à la brigade mondaine dont le ressort englobe les affaires de mœurs. Un commissaire divisionnaire m’a interrogé l’après-midi, ou plus exactement – car la nuance vaut la peine d’être marquée – a pris acte de mes déclarations.
Son accueil correct bien que distant a pu me réconforter après les scènes de la veille et la nuit d’enfer que j’ai passée avec des maquereaux et des pochards. Pour la première fois on me traitait humainement, je veux dire poliment. Mais les coups qu’il m’a assenés froidement n’en ont été que plus meurtriers. Il m’a fait connaître que les témoignages recueillis le matin même établissaient ma présence habituelle et injustifiable aux abords des écoles du boulevard de la Saussaye. Une perquisition effectuée au garage s’est soldée par la confiscation de mes photos et de mes enregistrements. Le peu que j’ai deviné des déclarations de Mme Eugénie m’a fait craindre le pire. Puis, sans transition, le commissaire m’a révélé les conclusions de l’expertise médicale qui ne laissent aucun doute sur la réalité du viol. Enfin il a cerné en deux mots la figure que je fais à la lumière de ce dossier : celle d’un dangereux maniaque. Et tout à coup la porte s’est ouverte, et Martine est entrée. Ah tout avait été soigneusement réglé pour me dévaster ! Ce que j’avais enduré jusque-là n’était rien en regard des accusations forcenées, détaillées et d’une obscène précision que cette diablesse a formulées contre moi. Ma plume se refuse à coucher sur le papier la centième partie des mensonges – faufilés de menus faits vrais – qu’elle a accumulés pour me perdre. À la fin le commissaire m’a averti qu’aux termes de l’article 332 du code pénal, le viol commis sur la personne d’un enfant de moins de quinze ans était puni par une peine de vingt ans de travaux forcés.
— Votre avocat vous suggérera, je pense, de plaider la folie, m’a-t-il dit en se levant. Cela implique que vous fassiez à mes services des aveux sans réticence. On va vous conduire à l’inspecteur qui prendra copie de votre déposition. Aussi longtemps que le juge d’instruction ne vous aura pas inculpé, vous n’êtes dans cette affaire qu’un témoin disons… privilégié.
Et satisfait de son mot, il m’a remis à un agent qui m’a conduit trois étages plus haut, sous les combles. Là, on m’a fait appliquer les dix doigts préalablement souillés d’encre d’imprimerie sur une carte, puis on m’a photographié de face et de profil, moi, le voleur d’images, dérisoire et maligne inversion ! Et c’est alors qu’ont commencé les choses sérieuses.
Ils étaient trois dans une pièce exiguë, surchauffée, laide et banale comme l’enfer. Un petit, un gros et un moyen. Le moyen actionnait une machine à écrire décrépite qui pétaradait comme une mitraillette. Le gros affectait des airs bonasses. Le petit suait la haine. Le gros m’a dit d’abord qu’il ne s’agissait que d’une simple formalité. Puisqu’il y avait flagrant délit et que tous les témoignages concordaient, je n’avais qu’à signer une déposition que nous allions rédiger ensemble. Je lui ai aussitôt objecté que, sur un point essentiel, le témoin privilégié Abel Tiffauges n’était pas d’accord puisqu’il niait être l’auteur du viol. Il s’est alors étalé dans son fauteuil ; un sourire d’une douceur ignoble s’est épanoui sur sa face.
— Je vais vous raconter une histoire, a-t-il commencé. Il était une fois un garagiste qui vivait en célibataire place de la Porte-des-Ternes…
Et d’un air patelin, il a égrené tout mon dossier, accumulant des précisions dont je n’avais pas eu encore connaissance, la scène du palais de Tokyo reconstituée grâce aux photos, l’accident de Jeannot raconté par Mme Eugénie, et de cet agencement compliqué – dont aucune pièce n’était discutable – le viol de Martine découlait avec une rigueur implacable. Mon obstination à nier était déraisonnable et n’aurait pour effet que d’exaspérer les membres du jury quand je passerais en cour d’assise.
J’ai nié six heures d’horloge, inondé de sueur, titubant de fatigue, abreuvé d’injures et de coups. À la fin le petit m’a traîné vers un miroir suspendu au-dessus d’un lavabo. « Regarde, m’a-t-il dit, la tête que tu vas montrer aux jurés ! Une vraie tête d’assassin. » J’ai regardé malgré moi. Pour la première fois il disait vrai. Puis il a ajouté qu’il avait une fille de l’âge de Martine, et que les ordures comme moi, il aurait plaisir à les planter lui-même sur un pal. Comme je le dominais de la tête et des épaules, il m’a fait rasseoir. J’ai cru alors qu’il allait me gifler, et j’ai retiré mes lunettes de peur qu’il ne les brisât et me rendît aveugle. Mais il ne m’a pas giflé. Il m’a craché au visage. Quand j’ai eu bien compris ce qui venait de se passer, quand j’ai senti le chatouillement du crachat qui roulait sur ma joue, alors je me suis levé. Les hommes ont reculé craignant sans doute quelque violence. Comme ils se trompaient, une fois de plus ! Un grand calme presque heureux venait de m’envahir. Parce que je n’avais plus mes lunettes, un brouillard de couleurs douces et amorties m’environnait. Je sentais sous mes pieds comme la trémulation sismique qui annonce aux voyageurs que les machines halètent enfin dans les soutes, que l’ancre est levée, que vient de se nouer, et pour longtemps, la conspiration nombreuse et profonde qui fait le navire naviguer. Le Destin était en marche, et il avait pris en charge ma pauvre petite destinée personnelle. Une image lointaine m’est revenue : le gyroscope de Nestor, son jouet absolu, qui lui fournissait dans sa minuscule trépidation la preuve directe et sensible du mouvement de la terre. Dans chacun de mes os, je ressentais le battement sourd du cœur du monde.
J’ai souri. J’ai dit qu’à mon avis l’interrogatoire était terminé. Avec une docilité qui aurait été stupéfiante en toute autre circonstance, le gros a appelé un flic et m’a fait reconduire dans ma cellule. Cette nuit-là, la joie m’a retiré le sommeil. Je n’ai plus à me soucier de rien. La grande marmite de l’Histoire a commencé à mijoter, et nul ne peut l’arrêter, et nul ne sait ce qui en sortira, ni qui y sera jeté. L’école va brûler, comme il y a vingt ans à Beauvais. Mais cette fois, l’incendie sera à la mesure du géant Tiffauges et de la terrible menace qui pesait sur lui.
12 juillet 1939.
Me Lefèvre, désigné d’office pour assurer ma défense, est venu me voir. Il m’a mis en garde contre un optimisme qu’il juge aberrant. Mon dossier est si mauvais qu’il songe à plaider la débilité mentale. Je lui ai dit qu’il ne perde pas son temps avec moi, car il n’y aura ni procès ni plaidoirie. L’Histoire est en marche. Les trompettes de Jéricho vont bientôt faire tomber les murs de ma prison. À mesure que je parlais, je sentais s’affermir sa décision de plaider la folie. Il m’a demandé si, outre le papier et le crayon qu’on m’a accordés dès le deuxième jour, j’avais besoin de quelque lecture pour passer les semaines de vacances pendant lesquelles tout entrerait en sommeil. J’allais lui demander une bible ; puis je me suis ravisé. C’est un code pénal qu’il me faut, et rien d’autre.
16 juillet 1939.
Je ne dois pas me dissimuler que tous ces hommes qui me haïssent sur un malentendu, s’ils me connaissaient, s’ils savaient, ils me haïraient mille fois plus, et alors à bon escient. Mais il faut ajouter que s’ils me connaissaient parfaitement, ils m’aimeraient infiniment. Comme fait Dieu, Lui qui me connaît parfaitement.
30 juillet 1939.
Le code pénal. Quelle lecture ! La société déculottée exhibe ses parties les plus honteuses, ses obsessions les plus inavouables. Souci numéro 1 : la sauvegarde de la propriété. Aucun crime n’est puni plus sauvagement que le crime de lèse-propriété. Les blessures et coups volontairement donnés ne sont passibles que d’une peine de prison légère. Mais le cambriolage est puni de mort si le coupable possédait une arme quelconque, même si celle-ci est demeurée dans le véhicule avec lequel il s’est rendu sur le lieu du vol. D’ailleurs la stupide férocité de la plupart de ces lois les rend tout à fait inapplicables. On pourrait croire que le législateur, œuvrant in abstracto, dans le calme de son cabinet, va s’efforcer par ses textes de modérer les élans vindicatifs des juges et des jurés obligés de trancher à chaud, le nez sur le crime. C’est l’inverse qui a lieu. Ces lois ont été visiblement conçues par un fou sanglant, et il faut s’en remettre au bon sens des juges et des jurés pour atténuer leur lourdeur imbécile.
Il y a des hommes qui sont a priori coupables aux yeux de la loi quand même ils n’ont rien fait. Article 277 : « Tout mendiant ou vagabond qui aura été saisi porteur d’armes bien qu’il n’en ait ni usé ni menacé, ou muni de limes, crochets ou autres instruments… sera puni de deux à cinq ans d’emprisonnement. » Une femme convaincue d’adultère peut être emprisonnée jusqu’à deux années, son mari restant seul maître de lever sa peine en consentant à reprendre la coupable chez lui (art. 337). Un homme a le droit de tuer sa femme et son complice surpris en flagrant délit d’adultère dans la maison conjugale. Il va de soi que la femme n’a nullement les mêmes droits en pareille occurrence (art. 324). Pas un mot sur l’inceste. Par conséquent un homme peut vivre maritalement avec sa mère ou sa fille, sa grand-mère ou sa petite-fille, avoir d’elle une belle et nombreuse famille à la face du monde sans être inquiété.
Je n’en écris pas plus. Ce pesant magma de bêtise, de haine et de cynique lâcheté décourage l’indignation.
3 août 1939.
Mes nuits carcérales me reportent irrésistiblement aux longues heures de veille du collège Saint-Christophe. L’absence de Nestor n’est même pas un obstacle à la puissance de ces évocations, car d’une certaine façon il revit en moi, je suis Nestor. Ainsi toute ma vie passée s’étale devant mes yeux fermés en panorama comme si j’étais sur le point de mourir.
…
Je cherche à tirer la philosophie de ma mésaventure avec Martine. J’adore toujours les enfants, mais à l’exception désormais des petites filles. Et d’abord, qu’est-ce qu’une petite fille ? Tantôt petit garçon « manqué », comme on dit, plus souvent encore petite femme, la petite fille proprement dite n’est nulle part. C’est d’ailleurs ce qui donne aux écolières un air si gentiment comique : ce sont des femmes naines. Elles trottinent sur leurs courtes jambes en balançant les corolles de leurs jupettes que rien ne distingue – sinon la taille – des vêtements des femmes adultes. C’est vrai aussi de leur comportement. J’ai souvent vu des fillettes très jeunes – trois ou quatre ans – avoir à l’égard des hommes une attitude très typiquement et comiquement féminine, sans équivalent dans la conduite des petits garçons à l’égard des femmes. Alors pourquoi les petites filles puisqu’il n’y a pas de petites filles ?
Je crois que la petite fille n’existe pas en effet. C’est un mirage de symétrie. En vérité la nature ne sait pas résister aux sollicitations de la symétrie. Parce que les adultes sont hommes ou femmes, elle a cru nécessaire que les enfants fussent jeunes garçons ou fillettes. Mais la fillette n’est qu’une fausse fenêtre, du même ordre fallacieux que les tétons des hommes ou la seconde cheminée de certains grands paquebots. J’ai été victime d’un mirage. Ma présence en prison ne s’explique pas autrement.
3 septembre 1939.
J’écris ces lignes chez moi, dans mon bureau du garage du Ballon, fermé depuis deux mois, et pour longtemps encore. J’ai été libéré à la fin de la matinée. J’ai vu vers neuf heures le juge d’instruction. Il m’a tenu à peu près ce discours :
— Tiffauges, votre dossier est lourd, très lourd. En temps ordinaire mon devoir aurait été de vous inculper et de vous traduire en cour d’assises. Mais la France mobilise. La guerre va éclater incessamment. J’ai vu d’après votre fiche que vous serez parmi les premiers appelés. En somme vous n’avez rien avoué, et cette petite Martine est peut-être une mythomane, comme souvent les fillettes de son âge. Je rends donc une ordonnance de non-lieu. Mais n’oubliez pas, je vous prie, que seule la guerre vous a sauvé des assises, et ayez à cœur de racheter vos fautes par votre conduite au champ d’honneur.
En vérité, on ne pouvait en termes mieux choisis me conseiller de me faire trouer la paillasse ! Mais qu’importe ! L’école a brûlé encore une fois. Toute la France s’agite comme une fourmilière et se prépare au combat. Oh sans l’enthousiasme de 1914 ! Des Péguy et des Barrès n’ont pas cette fois répandu par la parole et l’écrit leur vérole patriotique dans les rangs de la jeunesse. Les mobilisés ne paraissent même pas très bien savoir pourquoi ils vont se battre. Et comment le sauraient-ils ? Moi seul, Abel Tiffauges, dit Portenfant, microgénitomorphe et dernier rejeton de la lignée des géants phoriques, moi seul le sais, et pour cause…
Les flics ont tout bouleversé ici, et c’est fort bien ainsi. Ils ont emporté toutes les photos et tous les enregistrements, mais j’ai retrouvé épars sur le plancher mes Écrits sinistres. Sans doute ces analphabètes ont-ils été rebutés par ces feuillets couverts d’une écriture que sa « gaucherie » rend difficile à lire. C’est là pourtant qu’ils auraient tout appris…
4 septembre 1939.
Je peux bien faire le goguenard quand le soleil brille. Au cœur de la nuit, l’attente de la grande tribulation qui se prépare me remplit d’épouvante. Tandis que le sommeil tombe sur mes frères, ma face tendue sonde les ténèbres avec horreur…
Une parole est arrivée furtivement jusqu’à moi, et mon oreille en a saisi le murmure. Tous mes os ont frémi de peur, et le poil de ma chair s’est hérissé. Une ombre est passée près de moi, et mes yeux écarquillés en ont reconnu le contour. Et la terre est ébranlée par chacun de ses pas formidables. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais prié pour une apocalypse ! Je suis un géant doux, inoffensif, assoiffé de tendresse, qui tend ses grandes mains, jointes en forme de berceau. Tu me connais d’ailleurs mieux que je ne me connais moi-même. Avant que ma parole soit sur ma langue, tu la sais déjà tout entière. Alors pourquoi ce ciel lourd de rancune et labouré d’éclairs, pourquoi cette buée sanglante exhalée par la terre, ces charniers dont les fumées obscurcissent les étoiles ? Je ne demandais qu’à pencher mes épaules de bûcheron sur des grands dortoirs tièdes et obscurs, qu’à jucher sur elles des petits cavaliers rieurs et tyranniques. Mais tes trompettes déchirent le doux silence de la nuit, tes visions m’épouvantent, tu secoues mes rêves comme une nuée légère de papillons, tu me traînes par les pieds et par les cheveux dans tes escaliers de lumière !
…
Communié ce matin avec des transports secrets dans une chapelle latérale de l’église Saint-Pierre de Neuilly. Fraîcheur revigorante de la chair pantelante de l’Enfant Jésus sous le voile transparent de la sèche petite hostie de pain azyme. Mais comment qualifier l’infamie des prêtres de Rome qui refusent aux fidèles la communion sous les deux espèces, et se réservent la succulence que doit gagner cette chair à être arrosée de son sang chaud ?