Groupés en désordre autour du château dont la masse rougeâtre masquait l’horizon, une quantité de bâtiments formaient comme une petite cité close et dense sur les quatre hectares que cernaient les remparts. L’une des deux tours qui flanquaient le portail servait de remise à outils, l’autre de logement au portier et à sa femme. Puis, distribués pêle-mêle le long d’une sorte de voie qui menait jusqu’à la cour d’honneur, se succédaient un manège couvert avec ses écuries, deux halles de gymnastique, l’infirmerie, un garage et un atelier pour le parc automobile, un hangar à bateaux, le pavillon de l’économat, quatre courts de tennis, deux villas d’habitation ayant chacune un petit jardin, un terrain de football, un terrain de basket-ball, une salle de théâtre et de cinéma où l’on pouvait dresser un ring de boxe, et un quadrilatère aménagé en parcours du combattant. Aux abords directs du château, il y avait enfin un chenil où onze dobermans saluaient par un concert de hurlements tout ce qui passait à proximité de leur cage, un blockhaus pour les armes et les munitions, un groupe électrogène et une prison. Et tous les murs parlaient et criaient en devises et en aphorismes, chantaient en drapeaux et oriflammes, comme si ce fût à eux seuls que fût dévolue la faculté de penser. Loué soit ce qui endurcit proclamait l’une des halles de gymnastique, et l’autre paraissait lui répondre par cette citation de Nietzsche : Ne chasse pas le héros de ton cœur. Goethe et Hitler cohabitaient au-dessus de la porte de la salle des fêtes. Goethe : La honte n’est pas de tomber, mais de rester à terre. Hitler : On ne mendie pas son droit. On l’obtient de haute lutte.

Les yeux assourdis par cette épigraphie péremptoire, Tiffauges fut peu sensible aux premières rencontres humaines que lui réserva la napola. Il fut reçu par un Untersturmführer-gratte-papier qui prit connaissance de son livret militaire et de sa feuille de route, et lui fit remplir un vaste questionnaire où il était autant question de ses grands-parents et de ses parents que de lui-même. Puis il le remit entre les mains d’un Unterscharführer qui lui montra la stalle qu’occuperait Barbe-Bleue, et la chambrette qui lui était destinée. Pour y parvenir, ils traversèrent la salle d’armes du château, et par une suite d’escaliers de plus en plus étroits et de plus en plus raides, ils se hissèrent jusqu’à un couloir éclairé par de minuscules tabatières et sur lequel donnaient les portes des petites chambres réservées aux sous-officiers S.S. affectés au service de la napola.

— Comme vous êtes recommandé par le Reichsmarschall, le Kommandeur est prévenu de votre arrivée. Il vous convoquera. À moins qu’il n’oublie, ajouta-t-il avec un sourire indulgent. De toute façon, l’Alei vous attend.

L’Alei – Anstaltsleiter –, c’était le Sturmbannführer Stefan Raufeisen. Il avait le crâne oblong, le menton fuyant et les yeux rapprochés des Frisons allemands dont les théoriciens racistes contaient merveille. Quand le Français fut introduit dans le bureau directorial qu’il occupait au rez-de-chaussée du château, il s’attarda longuement dans le dossier où il était plongé, et ne consentit à lever vers lui sa tête de lévrier blond qu’après en avoir tourné la dernière page. Il le fixa en silence d’un air rusé, puis il laissa tomber trois phrases.

— Vous vous mettrez à la disposition du Hauptscharführer Jocham, chargé de l’intendance. Vous devez saluer tous les S.S. à partir du grade de Hauptsturmführer. Vous pouvez disposer.

À son propre étonnement, Tiffauges était peu curieux de découvrir les enfants qui étaient somme toute la raison d’être de tout ce déploiement d’édifices bavards peuplés d’hommes laconiques. Il les sentait indiscutablement dans la qualité de l’atmosphère de la citadelle qui paraissait se condenser çà et là sous la forme d’une paire de gants de boxe posée sur une chaise, d’un bonnet de police accroché à un poteau, d’un ballon de cuir oublié dans un caniveau ou d’une quantité de survêtements rouges jetés pêle-mêle sur le gazon verdoyant. C’est qu’il avait la conscience aiguë qu’une barrière s’interposait entre eux et lui, et qu’il faudrait attendre longtemps peut-être avant qu’elle ne tombât. Que cette barrière fût constituée d’abord par le personnel S.S. qui encadrait les élèves et assurait la marche de l’établissement, il le mesura assez péniblement dès les premiers jours en apprenant par cœur les grades du Corps noir, et les signes infimes qui permettaient de les discerner sur les uniformes identiquement macabres.

Il dut se souvenir ainsi que les écussons de col des simples S.S.-Mann ne comportaient aucun ornement, mais s’adornaient d’un galon pour le Sturmmann (soldat de 1re classe), de deux galons pour le Rottenführer (caporal), d’une étoile pour l’Unterscharführer (caporal-chef), d’un galon et une étoile pour le Scharführer (sergent), de deux étoiles pour l’Oberscharführer (sergent-chef), de deux étoiles et un galon pour le Hauptscharführer (adjudant), de trois étoiles pour l’Untersturmführer (sous-lieutenant), de trois étoiles et un galon pour l’Obersturmführer (lieutenant), de trois étoiles et deux galons pour le Hauptsturmführer (capitaine), de quatre étoiles pour le Sturmbannführer (commandant), de quatre étoiles et un galon pour l’Obersturmbannführer (lieutenant-colonel), d’une feuille de chêne pour le Standartenführer (colonel), de deux feuilles de chêne pour l’Oberführer (général), de deux feuilles de chêne et une étoile pour le Brigadeführer (général de brigade), de trois feuilles de chêne pour le Gruppenführer (général de division) et de trois feuilles de chêne et une étoile pour l’Obergruppenführer (général de corps d’armée). Seul le Reichsführer S.S. – Heinrich Himmler – portait des écussons à couronne de chêne entourant une feuille de chêne.

Moins diversifiées, les épaulettes n’en prêtaient que davantage à de regrettables confusions. Jusqu’au grade de Hauptsturmführer, elles étaient ornées d’un fil d’argent à six rangs. De Hauptsturmführer à Standartenführer, ces fils se triplaient et formaient une tresse simple. Enfin cette tresse devenait double à partir du grade de Standartenführer.

Le Hauptscharführer Jocham, responsable de l’intendance, était un gros homme rougeaud qui régnait sur un magasin débordant de sacs de légumes secs, de boîtes de bœuf, de jambons, de fromages de Hollande et de seaux de confiture, sans compter les piles de couvertures, les ballots de vêtements, et même les rouleaux de pansements, tout un bric-à-brac robuste et à l’odeur d’une indéchiffrable complexité qui par ces temps de pénurie paraissait opulent comme la caverne d’Ali Baba. Les deux seules voitures en état de marche étant réservées respectivement au Kommandeur et à l’Alei, Tiffauges se vit attribuer pour ses corvées de ravitaillement un char à quatre roues que tiraient deux chevaux, et auquel on pouvait adapter des ridelles, voire un jeu d’arceaux pour soutenir une bâche.

Il reprit le service qu’il connaissait depuis Moorhof, mais avec des moyens plus rustiques, et surtout en lui conférant un sens plus profond. Il n’oubliait jamais en effet que c’était pour subvenir aux besoins des enfants qu’il travaillait, et il ressentait ce rôle de pourvoyeur d’aliments, de pater nutritor, comme une très savoureuse inversion de sa vocation ogresse. Lorsqu’il déchargeait sa voiture dans les magasins pleins d’odeurs, aux fenêtres étroites et grillagées de l’intendance, il se plaisait à songer que les quartiers de lard, les sacs de farine et les mottes de beurre qu’il serrait dans ses bras ou balançait sur son épaule seraient bientôt métamorphosés par une alchimie secrète en chansons, mouvements, chair et excréments d’enfants. Son travail prenait ainsi le sens d’une phorie d’un genre nouveau, dérivée et indirecte, certes, mais nullement méprisable en attendant mieux.

 

*

 

Les élèves – qu’on appelait des Jungmannen – étaient au nombre de quatre cents répartis en quatre centuries, commandées chacune par un centurion (Hundertschaftführer) assisté d’un éducateur adulte, officier ou sous-officier S.S. Les centuries étaient divisées chacune en trois colonnes (Züge) d’une trentaine de Jungmannen, les colonnes elles-mêmes se subdivisaient en groupes (Gruppen) d’une dizaine d’unités chacun. La colonne était placée sous le commandement d’un Zugführer, le groupe sous celle d’un Gruppenführer. Chaque groupe possédait sa table au réfectoire et son dortoir.

« Désormais, avait dit Hitler dans son discours au Reichsparteitag de 1935, le jeune Allemand s’élèvera progressivement d’école en école. On le prendra en main tout enfant pour ne plus le lâcher jusqu’à l’âge de la retraite. Personne ne pourra dire qu’il y a eu une période de sa vie où il a été laissé à lui-même. »[3] Provisoirement pourtant – par manque de personnel qualifié – l’enfant de moins de dix ans n’était pas encadré. Mais dès cet âge, les petites filles entraient dans le Jungmädelbund, les petits garçons dans le Jungwolk. À quatorze ans, ils étaient incorporés respectivement dans le Bund Deutscher Mädel (B.D.M.) et la Hitler Jugend (H.J.). Ils y restaient jusqu’à dix-huit ans, pour passer ensuite dans le Service du Travail (Arbeitsdienst), puis dans la Wehrmacht.

Les Jungmannen des napolas suivaient une filière plus continue, et donc plus contraignante encore. Incorporés à l’âge de douze ans, ils quittaient l’école à dix-huit ans après avoir acquis d’une part une formation scolaire traditionnelle, d’autre part une formation militaire intense axée, selon leur choix, sur l’armée de terre, la Luftwaffe, la Marine ou les Waffen-S.S. C’est à ces derniers qu’allait la faveur de plus de la moitié des Jungmannen[4]. Le recrutement se faisait selon deux voies, les candidatures spontanées et la prospection des écoles communales. Les candidatures auraient certes suffi à remplir les napolas dont le chiffre ne dépassa pas la quarantaine, mais les enfants auraient été alors issus en grande majorité de milieux bourgeois – fils de militaires de carrière et de fonctionnaires du parti –, et la philosophie populiste du Reich exigeait une plus vaste ouverture aux couches profondes de la société. Il fallait pouvoir produire des statistiques attestant une proportion convenable de fils d’artisans, d’ouvriers et de paysans. À cette fin, les instituteurs ruraux étaient invités à présenter à une commission itinérante les enfants leur paraissant répondre aux normes de candidature. Rassemblés dans des centres, ils étaient alors soumis à une sélection raciale et physique sévère – les porteurs de lunettes étaient a priori exclus –, puis à des tests physiques et intellectuels. En fait, la qualité primordiale sur laquelle revenaient inlassablement les instructions de recrutement, c’était le Draufgängertum : il fallait que l’enfant fût avant tout un fonceur, ou, en d’autres termes, qu’il ne manifestât qu’un instinct de conservation aussi atrophié que possible. À défaut de Draufgängertum, certaines des épreuves auxquelles les candidats avaient à faire face prenaient à leurs yeux une signification franchement suicidaire : se jeter à l’eau d’une hauteur de dix mètres – qu’ils sachent nager ou non –, franchir des obstacles masquant un piège invisible – fossé, cheval de frise, mare, etc. –, se laisser tomber du deuxième étage d’une maison dans une couverture tendue par des aînés, ou encore, accroupis dans un trou individuel creusé en quelques secondes, passer sous une ligne de chars fonçant, chenille contre chenille. La sélection était assez sévère pour que le niveau intellectuel fût lui-même très supérieur à la moyenne, mais la guerre avait considérablement compromis l’enseignement non militaire des napolas. Les appels sous les drapeaux ne cessaient d’éclaircir le corps des enseignants – à l’origine tous officiers S.S. –, et Tiffauges fut témoin peu après son arrivée d’un changement qui consacra la fin de l’enseignement scientifique et littéraire à Kaltenborn, le remplacement de tous les officiers enseignants par des maîtres civils. La bonne volonté et la compétence de ces instituteurs et professeurs retraités, requis d’urgence pour pallier ce départ en masse, ne pouvaient compenser leur manque de prestige aux yeux des élèves dans cette citadelle hérissée d’armes et de devises meurtrières. Ces hommes d’un certain âge, dispensateurs de disciplines que l’urgence de la guerre faisait paraître dérisoires – il y avait parmi eux un professeur de grec et un professeur de latin – disgraciés par leurs vêtements civils, incapables d’adopter le rythme trépidant de la napola, étaient chahutés, hués, découragés. Ils disparurent les uns après les autres, sauf un séminariste de théologie protestante du Stift de Königsberg, l’élève-pasteur Schneiderhan, imperméable aux pires avanies, qui s’acharna et finit par s’assurer une place reconnue dans cette cage d’enfants-fauves.

La journée commençait à six heures quarante-cinq par des sonneries électriques grelottant furieusement dans les couloirs des petits dortoirs. Aussitôt, c’était une galopade de survêtements rouges dans les escaliers et dans la grande cour, où avait lieu une mise en train matinale. Cependant, la salle de douche où les centuries se succédaient de cinq minutes en cinq minutes fumait comme une cuisine de sorcières. À huit heures, tout le monde était réuni en uniforme sur le glacis pour le salut aux couleurs (Flaggenparade). Puis les rangs étaient rompus, et les élèves se ruaient dans le réfectoire où les attendaient un ersatz de café et deux tranches de pain sec. Ensuite commençait le savant carrousel qui distribuait les centuries dans les classes pour des cours ou des heures d’études, sur les terrains de sport, dans les salles de gymnastique, ou aux divers points de la campagne et des lacs environnants où avaient lieu l’entraînement à cheval, à l’aviron ou au maniement d’armes, dans les stands de tir et dans les ateliers d’entretien du matériel.

Tiffauges observait le fonctionnement de la lourde machine. Parce que la discipline était de fer et les élèves triés sur le volet, elle tournait à plein régime, sans grincement, au son des trompettes, des fifres, des tambours et surtout des piétinements de bottes. Mais ce qui frappait le plus Tiffauges, c’était les chants énergiques, proférés par des voix dures et limpides qui éclataient à tout moment et semblaient se répondre d’un point à l’autre de la citadelle ou des alentours immédiats. Il se demandait s’il arriverait jamais à trouver sa place dans ce moulin à enfants où les corps et les cœurs étaient affûtés au service d’une même cause. La perfection même de ses rouages et la terrible énergie qui y passait l’en auraient toujours exclu, mais il savait qu’aucune organisation n’est à l’abri d’un grain de sable, et qu’au demeurant le destin travaillait pour lui.

Aussi longtemps qu’il fut ainsi maintenu par la force des choses en marge de la vie drue et battante de la napola, il trouva un point d’attache auprès de la Heimmutter, Frau Emilie Netta, qui habitait l’une des maisonnettes de la citadelle, et avait la haute main sur l’infirmerie. Veuve de guerre depuis 1940, elle avait trois fils dont les deux aînés se battaient sur le front russe, tandis que le plus jeune était Jungmann à la napola. Une tradition propre à Kaltenborn plus encore que ses fonctions voulait qu’on trouvât toujours accès auprès d’elle, soit à l’infirmerie, soit dans sa maison, sans avoir à justifier d’une permission ou même d’un motif spécial. Elle était là pour tous, et sa porte était toujours ouverte. Tiffauges trouva vite le chemin de sa petite cuisine briquée et surchauffée, fleurant la cire et le chou rouge. Il allait s’asseoir dans son coin et demeurait longtemps, immobile et silencieux, écoutant couler le temps au rythme de l’horloge à poids et du mijotement de la marmite sur la cuisinière. Parfois un enfant entrait en tempête, exposait son problème avec véhémence – une indigestion, un vêtement déchiré, une lettre urgente à rédiger, une punition injuste et malencontreuse – et repartait muni de sa solution. Frau Netta, seule femme de la citadelle, y jouissait d’une autorité qui s’étendait bien au-delà du petit peuple des Jungmannen. Les sous-officiers et les officiers respectaient ses décisions, et tout le monde était convaincu que l’Alei lui-même ne l’aurait pas heurtée de front. Jamais en tout cas l’intendant Jocham ne s’avisa de faire grief au Français du temps qu’il passait chez elle.

Il en vint nécessairement à se demander quelle pouvait être la place d’une femme – et de cette femme singulièrement – dans cette cité tout entière axée sur la guerre, et dont l’esprit, promulgué de toute part, était de nature à faire surir le lait de la tendresse humaine. Comme son mari, Emilie Netta était d’origine slave. Sa petite taille et ses cheveux foncés, qu’elle emprisonnait habituellement dans un foulard aux couleurs vives, qui auraient dû la desservir dans un haut lieu raciste, ne contribuaient qu’à la singulariser, preuve supplémentaire de la place privilégiée qu’elle occupait à Kaltenborn. Jamais ses propos ne permirent à Tiffauges de savoir si elle adhérait à l’idéologie de la napola. Mais toute sa conduite indiquait qu’elle lui appartenait corps et âme. Pourtant par sa connaissance apparemment innée des plantes et des animaux, des lacs et des forêts – qui faisait d’elle la patronne irremplaçable de la cueillette des baies et du ramassage des champignons –, par l’instinct de soigneuse et de guérisseuse qu’elle manifestait à l’infirmerie, elle semblait enracinée au plus concret de la vie. Tiffauges dut attendre, pour commencer à comprendre, le jour où parvint la nouvelle de la disparition d’un fils Netta, lors de la reprise de Kharkov par les armées du général Koniev. La mauvaise fortune voulut qu’il fût auprès d’elle quand elle lut la lettre funèbre, débordante d’espoirs fallacieux et d’honneurs dérisoires. Elle ne manifesta aucune émotion. Simplement ses gestes devinrent un peu plus lents, son regard un peu plus fixe. Et comme elle s’était avisée de l’insistance avec laquelle Tiffauges l’observait, elle finit par murmurer d’une voix sans timbre, comme une prière apprise par cœur :

— La vie et la mort, c’est la même chose. Celui qui hait ou craint la mort, hait ou craint la vie. Parce qu’elle est fontaine inépuisable de vie, la nature n’est qu’un grand cimetière, un égorgeoir de tous les instants. Franzi est sans doute mort à cette heure. Ou bien il va mourir dans un camp de prisonniers. Il ne faut pas être triste. La femme qui porte l’enfant doit aussi porter son deuil.

Elle fut interrompue par la ruée d’un groupe de Jungmannen qui l’entourèrent en parlant tous en même temps, et, sans trahir sa douleur, elle accomplit les gestes et prononça les paroles qu’on attendait d’elle.

 

*

 

Dans l’aile droite du château, au premier étage, trois pièces constituaient le domaine du Sturmbannführer Professor Doktor Otto Blättchen, détaché en mission par la société Ahnenerbe. Avec sa barbiche noire effilée, ses grands yeux de velours au-dessus desquels ses sourcils dessinés à l’encre de Chine se tordaient comme des serpents, son crâne bistre, ce Méphisto en blouse blanche incarnait avec une rare pureté la variété des S.S. de laboratoire. Sa carrière avait connu une soudaine ascension lorsque, un an auparavant, le professeur August Hirt, titulaire de la chaire d’anatomie de la faculté de Strasbourg, lui avait confié, dans le cadre de l’Ahnenerbe, une mission particulièrement délicate. On venait de s’aviser en haut lieu que si les Juifs et les bolcheviks constituaient les sources de tout le mal existant, il serait intéressant de rechercher leur origine commune dans une race judéo-bolchevique dont les caractères restaient à définir. C’est ainsi que Blättchen avait été envoyé en mission dans les camps de prisonniers russes du Reich afin d’y rassembler des sujets qui fussent à la fois israélites et commissaires du peuple, tâche paradoxale, puisque la Wehrmacht avait l’instruction formelle d’abattre sur place tout commissaire du peuple soviétique capturé.

Pendant tout un hiver, on n’avait plus entendu parler d’Otto Blättchen, mais à la veille de Pâques, les dirigeants de l’Ahnenerbe avaient réceptionné avec émerveillement cent cinquante bocaux de verre numérotés de un à cent cinquante et étiquetés Homo Judaeus Bolchevicus. Dans chacun d’eux, une tête humaine en parfait état de conservation flottait dans un bain d’aldéhyde formique.[5]

Ce succès lui avait valu – outre ses étoiles de Sturmbannführer – la réputation d’excellent spécialiste des territoires de l’Est – Prusse-Orientale, Pologne et U.R.S.S. occupée – et l’Ahnenerbe l’avait affecté en mission permanente à Kaltenborn où il présidait – ou croyait présider – à la sélection des candidats. Car Tiffauges avait vite constaté qu’il existait un antagonisme déclaré entre Blättchen et l’Alei. Raufeisen considérait le raciologue comme un diafoirus nébuleux et parasitaire, Blättchen traitait l’Alei en soudard inculte et aviné, mais comme ils possédaient le même grade dans la hiérarchie S.S., force leur était de se tolérer. Toutefois l’Alei avait l’avantage de disposer de tout le personnel de la napola, alors que Blättchen, isolé dans sa tour, en était réduit à quêter l’aide qu’on voulait bien lui accorder à temps perdu. C’est ainsi qu’il découvrit rapidement les ressources qu’il pouvait attendre du prisonnier français, et qu’il chercha à se l’attacher aussi souvent que le permettait le service de l’intendance. Tiffauges devint à la longue familier des trois pièces affectées au Centre raciologique de Kaltenborn, la petite chambre de Blättchen, le bureau, et surtout le grand laboratoire laqué blanc qui donnait sur la terrasse de la tour occidentale, agrémentée, on ne savait au juste pourquoi, d’un bassin de faux marbre où le professeur entretenait avec amour une centaine de poissons rouges.

— Carassius auratus, appelé aussi Cyprinopsis auratus, prononça-t-il le doigt levé, la première fois que Tiffauges s’avança jusque-là. Le chef-d’œuvre de la biologie créatrice chinoise. Voyez-vous, Tiffauges, ces petits êtres sont là pour me rappeler que si les barbares asiatiques ont su par voie de sélection et de croisement produire le poisson d’or, il nous incombe de fabriquer l’homme sans égal qui dominera le monde, Homo Aureus, et tout ce que vous me verrez faire ici reviendra toujours finalement à chercher dans les enfants qu’on m’amène la paillette d’or qui justifie l’acte sélectif et reproductif.

Car le grand moment, pour Blättchen, c’était toujours l’arrivée à Kaltenborn d’une fournée de nouvelles recrues qu’il attendait avec une impatience gourmande. Peu après son inscription, chaque enfant lui était livré pour l’établissement de sa fiche raciologique. Aussitôt le Sturmbannführer Professor Doktor, assisté désormais par Tiffauges, déployait sa panoplie de compas d’épaisseur, de spiromètres, d’échelles chromatiques, de réactifs colorés et de microscopes, et il se mettait en devoir de peser, mesurer, toiser, étalonner, étiqueter et classer le sujet. Aux cent vingt données classiques du Lehrbuch der Anthropologie de R. Martin, il ne s’était pas fait faute d’ajouter une gamme de caractères de son invention dont il était assez faraud.

Tiffauges apprit ainsi que sous l’angle des cheveux, l’humanité est lissotriche, kymotriche ou oulotriche, qu’il existe trois types principaux de dermatoglyphes – ou empreintes digitales – : en tourbillon, en crosse, ou en arc, qu’on peut être brachyskélique ou macroskélique, selon qu’on a des jambes courtes ou longues par rapport au buste, chamæcéphale ou hypsicéphale selon la hauteur plus ou moins grande de la tête, tapeinocéphale ou acrocéphale selon sa largeur variable, leptorhinien ou chamærhinien selon la finesse ou l’épaisseur du nez. Mais c’était en évoquant ce qu’il appelait avec émotion et respect le spectre sanguin de la race que Blättchen accédait au lyrisme. Les quatre groupes sanguins – A, B, AB et O – découverts par Landsteiner, auxquels se superposaient les deux Rhésus – positif et négatif – lui ouvraient les portes d’une combinatoire aux subtilités infinies. Et toutes ces données, ces mesures, ces moyennes ne s’enlisaient pas dans une objectivité amorphe de traîne-savates. Elles étaient dynamisées par un vigoureux manichéisme qui faisait d’elles autant d’expressions du bien ou du mal. C’est ainsi que, mesurant l’indice céphalique horizontal, Blättchen ne se contentait pas de distinguer les têtes rondes, ou brachycéphales, des têtes ovales, ou dolichocéphales. Il expliquait à Tiffauges que l’intelligence, l’énergie, l’intuition sont l’apanage des dolichocéphales, et que tout le malheur de la France, c’était d’avoir été gouvernée par des têtes rondes, comme Édouard Herriot, Albert Lebrun ou Édouard Daladier, encore que le souci de la vérité l’obligeât à reconnaître les exceptions à cette règle que constituaient le bon Pierre Laval – tête on ne peut plus ronde – et le mauvais Léon Blum – dont la dolichocéphalie ne faisait pas de doute.[6]

Il n’était donc pas étonnant que les tables anthropologiques de Blättchen comportassent un certain nombre de caractères maudits qui constituaient autant de tares rédhibitoires. Telle par exemple la « tache mongolique », sorte d’envie bleuâtre, située dans la région sacrée, plus visible chez l’enfant que chez l’adulte. Fréquente dans les races jaune et noire, elle n’apparaît que sporadiquement chez les Blancs, et constituait aux yeux des théoriciens racistes une marque infamante, et comme l’empreinte du diable. De même le nez en six des Sémites, le pied préhensile des Indiens, l’occiput effacé des groupes dinariques et arméniens dont l’arrière de la tête prolonge verticalement la ligne de la nuque, les empreintes digitales en arc – caractéristiques des races pygmées –, l’agglutinogène B du sang, plus fréquent chez les peuples nomades, gitans ou israélites.

Toutes ces données chiffrées, propres à entrer dans des formules algébriques, n’empêchaient pas Blättchen de faire la part de l’intuition immédiate, instinctive, presque toujours infaillible bien qu’impossible à justifier par preuve ou démonstration. Son œil noir scrutait la démarche des enfants, l’expression de leur visage, leur allure générale, et en tirait des conclusions toujours péremptoires. Mais son triomphe, c’était son flair raciologique, car il professait que chaque race a son odeur, et il se faisait fort d’identifier les yeux fermés un Noir, un Jaune, un Sémite ou un Nordique aux crapoates alcalins et aux acides gras volatils que sécrètent leurs glandes sudoripares et sébacées.

Tiffauges l’écoutait en prenant note des chiffres qu’il lui lançait, il l’observait en maniant avec lui le dynamomètre ou le compas de Broca, il enregistrait, il réfléchissait. Certes le S.S. lui inspirait la plus vive répulsion. Mais déjà la napola – dont la discipline, les uniformes et les chants forcenés heurtaient ses goûts et ses convictions d’anarchiste – l’obligeait à toutes les concessions parce qu’elle se révélait bien évidemment comme une machine à soumettre et à exalter tout ensemble la chair fraîche et innocente. Cette soumission, cette exaltation, l’érudition maniaque de Blättchen – toujours à la limite du sadisme et du crime – les portait à leur comble, et la parenté qu’elle avait avec la phallologie du grand veneur ou les théories équestres de Pressmar contribuait également à réduire le Français à la patience et au silence. La cohérence de son évolution, et, surtout, le bond en avant qu’il avait accompli en passant des cerfs et des chevaux aux enfants lui prouvaient assez qu’il marchait dans la voie de sa vocation. Restait à être plus fort que la circonstance et à trouver le moyen de s’approprier le domaine de Blättchen pour le gauchir à sa manière, de même qu’il avait su tirer de Rominten des fruits imprévus et purement tiffaugéens. Car, partageant momentanément les travaux de Blättchen, il était convaincu que le docteur S.S. n’était qu’une figure éphémère, destinée tôt ou tard à s’effacer pour lui céder la place.

C’est dans cet esprit que jouissant pour la première fois depuis le début de la guerre de quelques loisirs et d’un certain confort, il se procura un cahier d’écolier et reprit la rédaction de ses Écrits sinistres.

 

*

 

É. S.

Ce matin à Johannisburg pour une livraison de matelas. Je ne sais pourquoi, grande parade militaire sur l’Adolf-Hitler-strasse. Foule. La moitié de cette foule en uniforme – c’est-à-dire uniformisée, homogénéisée, confondue sous le même drap, le même cuir, le même acier – s’avance « au pas » – c’est-à-dire au même pas, tel un mille-pattes géant déroulant ses anneaux feldgrau sur la chaussée. Cette foule-là est très avancée dans la métamorphose qui fait de plusieurs millions d’Allemands un seul grand être somnambule et irrésistible, la Wehrmacht. Les individus enveloppés dans le grand être – comme un banc de sardines dans l’estomac de la baleine – sont déjà agglutinés, englués, en voie de dissolution.

Le phénomène n’est encore qu’à l’état naissant dans l’autre moitié de la foule, celle des civils dont l’écume irrégulière et multicolore s’accumule en désordre sur les trottoirs et sous les arbres. Pourtant le suc digestif du gros serpent vert parvient en effluves puissants jusqu’aux petits êtres provisoirement libres encore. Cette musique triste et obsédante, le piétinement sourd des légions en marche, les travées régulièrement soulevées par la même houle, les étendards à croix gammées qui se caressent soyeusement sous la brise – tout ce rituel d’envoûtement agit en profondeur sur leur système nerveux, et paralyse leur libre arbitre. Une douceur mortelle les prend aux tripes, mouille leur regard, les immobilise par une fascination exquise et vénéneuse qui s’appelle : le patriotisme. Ein Volk, ein Reich, ein Führer.

Mais le bloc monolithique du Reich est déjà largement fissuré, et la surprise qui m’attendait sur le chemin du retour m’en a fourni une illustration presque comique. C’était à Seegutten, un village de poupée, posé au bord du lac de Spirding. J’avais à y prendre six sacs de pommes de terre chez un cultivateur. Mais voilà le bonhomme qui fait des difficultés et exige que mon bon de réquisition soit visé à la mairie. Bien. La mairie, un petit bâtiment neuf dans le style néoclassique d’aujourd’hui. Je mets mon attelage au licol, et je longe le mur en direction du perron. C’est alors que j’entends par la porte ouverte une voix qui ne m’est pas inconnue et qui jargonne dans un allemand épouvantable avec une autorité tranchante. Je m’arrête pour écouter.

— D’accord, les trains partent quand ils peuvent, il n’y a plus d’essence nulle part, et le car à gazogène est en panne, fulmine la voix. Mais tout ça, c’était facile à prévoir ! Vous autres soldats du front, vous vous imaginez toujours que nous vivons tous comme des coqs en pâte à l’arrière ! Mais nous aussi nous sommes bombardés, désorganisés, affamés ! Alors tu voudrais maintenant que je justifie ton retard ! Autrement dit que je prenne sur moi de mettre une rallonge de vingt-quatre heures à ta permission. Ce n’est pas dans les pouvoirs d’un maire, mon garçon !

À ces éclats rageurs répondaient de loin en loin des défenses timides balbutiées par une voix à l’accent juvénile et paysan, et qui relançaient de plus belle l’indignation du préposé-maire.

En montant les marches du perron, je savais à qui j’allais avoir affaire, et je savourais l’énorme farce que le destin m’avait préparée après la parade de Johannisburg.

— Tiffauges ! Ça par exemple !

Victor, le fou du stalag de Moorhof, m’a serré dans ses bras avec effusion, puis il a congédié d’une tape sur l’épaule le jeune permissionnaire en feldgrau qui s’est hâté de disparaître. Ensuite, il m’a entraîné dans un bureau, vers un fauteuil. À ses questions, j’ai répondu d’abord par un récit un peu circonstancié de mon séjour à Rominten. Mais je l’ai abrégé bientôt en constatant que sous son expression tendue, affûtée par deux yeux vrillants et un sourire figé en rictus, Victor ne prêtait pas la moindre attention à mes propos. Même le nom de Göring – à l’effet habituellement magique – ne parvenait pas à percer la surdité de ce masque faussement attentif. D’ailleurs qu’importe ? C’était son histoire à lui qui m’intéressait.

Victor a été successivement bûcheron dans l’Altheider Forst, pêcheur au bord du Meuer See, valet d’écurie au haras de Frauenfliess, enfin scieur de long à Seegutten. Ici pêcherie et scierie sont inséparables, car un vaste atelier de menuiserie est exclusivement affecté à la fabrique de caisses à poissons à partir de croûtes de troncs. De Seegutten, on expédie chaque jour une moyenne de cinq cents kilos d’anguilles, de perches, de brochets et surtout de harengs d’eau douce à demi fumés. Soudain lyrique, Victor se jette sur moi et me broie les mains.

— Ah le bois, mon vieux, le bois, il n’y a que ça tu vois !

Et il m’apprend que l’entreprise ne possédait pas moins de deux alternatives Kirchner ayant jusqu’à quatorze lames, cinq scies circulaires, une tronçonneuse à balancier, une parqueteuse et un atelier d’affûtage. Puis il me raconte des histoires de pêches fabuleuses, pêches au filet, avec deux, trois, quatre, et jusqu’à cinq bateaux ayant rapporté en une journée treize tonnes de poisson ! Quant à lui, Victor, s’il est devenu un seigneur, le vrai maître de Seegutten, c’est au bois et au poisson qu’il le doit.

Au bois : chaque soir dans la baraque commune, il bravait les rires et les remarques désobligeantes en consacrant tous ses soins à un chef-d’œuvre de marqueterie : la maquette rigoureusement fidèle du mausolée de Hindenburg à Tannenberg. Victor profita-t-il d’un hasard, d’une bonne information ou eut-il une prémonition ? Le général Oskar von Hindenburg, fils du maréchal, retiré à Königsberg, devait passer un jour à Seegutten. Victor obtint l’autorisation de lui offrir sa maquette et, du même coup, il devint un autre homme.

Au poisson : l’hiver précédent, il pêchait sur la glace, une glace rendue peu sûre par un coup de dégel. Il fut ainsi le seul témoin adulte d’un accident qui faillit coûter la vie à la petite Erika – onze ans – la propre fille du patron, venue patiner avec des camarades, contre toute prudence. La glace pourrie avait cédé sous le poids de l’enfant, et Victor, parce qu’il se trouvait là et avait une corde sous la main, avait pu la sauver.

Sa fortune était faite. Le patron en faisait son bras droit, et comme il était maire de Seegutten, Victor devenait secrétaire de la mairie. Dès lors, selon un processus classique, son indépendance et ses pouvoirs ne cessèrent de grandir à mesure que les hommes de la commune partaient au front et que les conditions de vie s’aggravaient. C’était lui maintenant qui distribuait les cartes d’alimentation, enregistrait les naissances, et à l’occasion – je venais d’en être témoin – tançait les permissionnaires en faute. Et il éclatait de son rire de dément en évoquant toutes ces merveilles !

À mesure qu’il parlait, j’étais envahi par un double malaise. Cette réussite insolente, c’est celle précisément que j’ambitionne depuis mon arrivée en Allemagne, et son spectacle m’emplissait d’un sentiment d’amère jalousie. Mais surtout il m’était pénible de constater que c’était à sa folie même que Victor la devait, et je me rappelais une fois de plus le diagnostic que Socrate avait porté sur Victor et qui m’avait si vivement impressionné : un déséquilibré auquel un pays bouleversé par la guerre et par la défaite offre le seul terrain qui convienne à son plein épanouissement. Ne suis-je pas finalement un autre Victor, et mon seul espoir n’est-il pas que les coups du destin placent Kaltenborn au niveau et à la merci de la folie qui m’est propre ?

 

*

 

Que ce fût pour protester contre les uniformes S.S. qu’il jugeait fantaisistes ou contre le rôle effacé auquel on le réduisait dans la napola, le général comte Herbert von Kaltenborn apparaissait le plus souvent enveloppé dans une cape de loden gris et coiffé d’un feutre tyrolien. Il est vrai qu’il n’avait jamais une allure plus militaire que lorsqu’il affectait de se mettre en civil. Il semblait grand, bien qu’il fût en réalité d’une taille inférieure à la moyenne, et son visage carré, simplifié par une moustache à la François-Joseph, avait un air de compréhension affable sans rapport avec les idées dures et limitées sur lesquelles il vivait.

La première fois qu’il l’avait vu, Tiffauges pansait les chevaux contre le mur de l’écurie. Le comte l’avait interpellé dans sa langue et avait échangé quelques phrases avec lui, visiblement heureux de cette occasion d’exhiber sa connaissance du français. Puis il l’avait apparemment oublié, jusqu’à un certain jour de septembre où Tiffauges devait aller avec sa carriole jusqu’à Lötzen prendre livraison d’une demi-génisse chez un boucher.

À Lötzen, il avait trouvé la boutique fermée, mise sous scellés. Le boucher avait été arrêté, lui dit-on, pour une affaire de marché noir. Grâce à ses déplacements, Tiffauges assistait ainsi de semaine en semaine à la dégradation du pays, miné par une guerre désastreuse. Longtemps les bombardements que subissait seule l’Allemagne occidentale avaient fait de la Prusse-Orientale une région privilégiée où l’organisation K.L.V. (Kinderlandverschickung) envoyait par trains entiers les enfants des grandes villes dévastées. Mais depuis le printemps, une menace plus grave que celle des bombardiers se précisait à l’est, et la Prusse-Orientale se sentait devenir, lentement mais inexorablement, la terre maudite du Reich. Malgré l’interdiction promulguée par le Gauleiter de toute évacuation et de tous préparatifs de départ, les gens les plus fortunés, les plus mobiles refluaient vers l’ouest, et comme on ne pouvait tout emporter, un trafic intense avait commencé entre ceux qui jouaient le pire et ceux qui persistaient à espérer. La police réagissait de façon aveugle et désordonnée, au gré des dénonciations, des rumeurs ou des campagnes de presse ; les prisons se remplissaient ; les grands ténors de la N.S.D.A.P. tonnaient en chaire, mais rien ne pouvait contrarier le courant de désarroi qu’alimentaient la chute de Mussolini et la capitulation de l’Italie à l’ouest, le reflux de la Wehrmacht en Ukraine à l’est, et surtout ces mosaïques de petits pavés noirs qui couvraient chaque jour les pages de nécrologie militaire des quotidiens.

Pourtant jamais la campagne mazurique n’avait été aussi radieuse qu’en cet été finissant. Considérant sa mission comme terminée, Tiffauges avait repris le chemin de Kaltenborn en musardant le long des rives des lacs de Löwentin, de Woynowo et de Martinshagen. L’eau était si limpide que les oiseaux pêcheurs qui sillonnaient l’air et les poissons d’argent qui planaient sur les fonds noirs paraissaient brasser le même élément. Les barques amarrées aux pontons étaient suspendues dans le vide, comme des ballons captifs. L’immense bourdonnement des abeilles pillant un champ de colza en fleur, le ronronnement paisible d’une batteuse dans une cour de ferme, le tintement d’une enclume de forgeron, et jusqu’au martèlement d’un pivert sur un tronc de mélèze formaient un cortège allègre et paisible qui le suivait, l’entourait et le précédait. Cette gloire n’était pas en contradiction avec l’atmosphère empoisonnée qu’il avait trouvée à Lötzen. Il lui paraissait logique, alors que se précisait la ruine de l’Allemagne, que la nature lui préparât une apothéose de vainqueur.

C’est dans ces dispositions triomphales qu’il aperçut, à quelques kilomètres de la citadelle, l’antique limousine noire du Kommandeur arrêtée sur le bord de la route. Elle était en panne, et le vieil homme y attendait, plus immobile qu’une souche, le retour de son chauffeur-ordonnance parti chercher du secours. Tiffauges l’invita à prendre place à côté de lui sur le siège de la carriole, et il le ramena au château. Il ne se souvenait pas des quelques mots qu’il avait pu prononcer en réponse aux rares questions du Kommandeur pendant le bref trajet. Aussi fut-il surpris, lorsque, quelques jours plus tard, le général le convoqua à son bureau, et, après avoir réglé une question insignifiante, lui demanda :

— En remontant au château, l’autre jour, je vous ai interrogé sur l’impression générale que vous faisait la Prusse. Vous m’avez répondu : un pays noir et blanc. Qu’est-ce que vous entendiez par là ?

— Les sapins, les bouleaux, les sables, les tourbières, énuméra Tiffauges en hésitant.

Le général le prit par le bras et l’entraîna devant un mur couvert d’armes et d’étendards.

— La terre prussienne est noire et blanche, c’est bien vu, lui dit-il. Aussi les couleurs de la Prusse-Orientale sont-elles le noir et le blanc, allusion évidente aux chevaliers teutoniques et à leur manteau blanc écartelé de noir. Mais n’oubliez pas les Porte-Glaive sans lesquels la Prusse serait demeurée froide et stérile.

— Oui, mon général, acquiesça Tiffauges, ils ont été le sel de cette terre !

Et il avait récité d’une traite la leçon de l’aubergiste, Albert d’Apeldom, Albert de Buxhöwden, l’empire du bout du monde réunissant sous les deux glaives de pourpre la Livonie, la Courlande et l’Estonie, puis Gothard Kettler, la fusion avec les Teutoniques de Hermann von Salza qui devait cimenter la grandeur de la Prusse-Orientale.

Le Kommandeur était ravi.

— C’est pourquoi, avait-il conclu, au noir et au blanc des Teutoniques, il ne faut pas manquer d’ajouter le rouge des Porte-Glaive. Il symbolise tout ce qu’il y a de vivant dans ces sables et ces tourbières dont vous parliez.

Tiffauges se souvint en effet qu’après lui avoir fait subir la terre noire et la neige de Moorhof, la Prusse n’avait cessé de lui déléguer un cortège de créatures palpitantes et chaudes, l’Unhold du Canada, les oiseaux migrateurs, les cerfs de Rominten, Barbe-Bleue qui n’était qu’un autre lui-même, les petites filles de Goldap, et finalement les Jungmannen de Kaltenborn, ce bloc de rangs serrés, vibrant et dru qu’il entendait chanter d’une seule voix pure et métallique, et marteler d’un seul pas la cour fermée située au pied de la tour.

Le Kommandeur lui fit traverser la chapelle par laquelle on accédait à la terrasse, et ils s’arrêtèrent devant les épées de bronze qui coupaient par trois fois de leurs lames formidables l’horizon calme et moutonnant de forêts et de lacs.

— Ces épées portent chacune le nom d’un de mes ancêtres, expliqua-t-il. Voici au centre Hermann von Kaltenborn auquel la Sainte Vierge est apparue, à la veille de la bataille où il devait périr, pour lui annoncer que sa place était prête au paradis des chevaliers. À l’ouest se trouve Wiprecht von Kaltenborn, véritable athlète du Christ, qui baptisa de sa main dix mille Prussiens en un seul jour. À l’est enfin, l’épée Veit von Kaltenborn, mon père qui commanda ici même en août 1914 sous le maréchal von Hindenburg, et libéra ses propres terres de l’envahisseur slave.

Et il caressait de la main avec un respect affectueux le métal verdi des lames surhumaines. De la cour fermée montaient en vagues agressives les voix unanimes des Jungmannen :

 

Qu’ils tremblent, les os vermoulus du vieux monde !

Le combat commence. Nous avons brisé la peur. La victoire nous attend !

Nous marcherons, marcherons, marcherons, et tout volera en éclats sous nos pas !

Aujourd’hui l’Allemagne est à nous, demain le monde entier ![7]

 

*

 

É. S.

Moi si intolérant, si vite enflammé d’indignation quand j’étais en France, toujours maudissant et fulminant, je m’interroge parfois sur ma patience et ma docilité depuis que je foule le sol allemand. C’est que je me trouve ici constamment confronté à une réalité signifiante presque toujours claire et distincte, ou alors quand elle devient difficile à lire, c’est qu’elle s’approfondit et gagne en richesse ce qu’elle perd en évidence. La France me heurtait sans cesse par des manifestations blasphématoires élémentaires qui surgissaient dans un désert inexpressif. Ce n’est pas que tout ce qui se passe ici aille dans le sens du bien et du juste, tant s’en faut ! Mais la matière qui m’est offerte est si fine et si grave à la fois que je n’ai ni le temps ni la force de me fâcher quand elle me heurte un peu rudement.

Ce Blättchen, par exemple, fait tout pour m’échauffer la bile avec la plus odieuse insistance. L’une de ses marottes est la transformation des noms géographiques et patronymiques d’origine étrangère – ici polonaise ou lituanienne – en noms sonnant bien leur pure germanicité. Il détecte avec un flair maniaque la source impure des dénominations géographiques aux apparences les plus bénignes, et il n’a de cesse qu’il n’ait écrit à son Reichsführer pour lui dénoncer le scandale, et lui proposer un choix de noms de remplacement plus euphoniques – à son oreille du moins. Et ne voilà-t-il pas qu’entraîné par cette manie, il s’en prend maintenant à mon propre nom ! Mais là, il ne s’agit plus selon lui de remplacer du polonais ou du lituanien par de l’allemand. Il s’est persuadé que Tiffauges n’est qu’une altération de Tiefauge, et cache par conséquent une origine teutonne lointaine, mais d’autant plus vénérable. Il ne m’appelle donc plus que Herr Tiefauge, ou, dans ses moments d’euphorie, il m’anoblit, et je deviens Herr von Tiefauge.

— Ce qui prouve, me dit-il, la pureté de votre sang, c’est que vous êtes encore porteur au plus haut point du signe particulier qui valut ce nom à votre ancêtre patronymique : Tiefauge, c’est l’œil profond, l’œil enfoncé dans l’orbite. Et quand on vous voit, Herr von Tiefauge, on comprend si bien ce nom qu’on se demande s’il ne s’agirait pas d’un sobriquet !

Mais l’autre jour, il est allé plus loin encore, et peu s’en est fallu que je n’explose. Tout allait mal, le jeune garçon que nous examinions n’avait que des caractères ostisch – petit, et sans doute destiné à le rester à en juger par sa musculature puissante et nouée, hyperbrachycéphale (88,8), chamæprosope, de teint mat, de groupe sanguin AB – et Blättchen s’indignait du manque de discernement des sélecteurs. Je me trompais sans cesse dans mes mesures, et finalement, j’ai cassé un flacon de réactif Rhésus. Alors Blättchen m’a insulté. Oh discrètement ! Il a simplement ajouté une lettre à mon nom.

— Faites donc attention, Herr Triefauge ! a-t-il dit.

Et je connais assez l’allemand pour savoir que Triefauge, ça veut dire œil malade, larmoyant, chassieux exactement ! Ma terrible myopie et mes épaisses lunettes sans lesquelles je ne vois plus rien m’ont rendu susceptible à ce genre d’injure. Je me suis approché du Professor Doktor au point de le toucher, j’ai avancé mon visage vers le sien, et j’ai retiré lentement mes lunettes. Et mes yeux habituellement plissés et réduits à des fentes derrière leurs épais hublots, se sont ouverts tout grands, ils ont rempli leurs orbites au point de saillir au-dehors, et ils ont fixé le Professor Doktor avec une insistance hébétée de basilic.

Je ne sais comment m’est venue l’idée de cette grimace. C’était la première fois que je l’essayais, mais le résultat a été si bon que j’y reviendrai. Blättchen a pâli, reculé, balbutié une excuse, et il n’a plus rien dit jusqu’à la fin de l’examen de l’enfant.

 

*

 

Tiffauges avait toujours pensé que la valeur fatidique de chacune des étapes de son cheminement ne serait pleinement attestée que si, tout en étant dépassée et transcendée, elle se trouvait en même temps conservée dans l’étape suivante. Il était donc anxieux que les acquisitions qu’il avait faites à Rominten trouvassent leur accomplissement à Kaltenborn. Il fut exaucé dès le mois d’octobre quand les difficultés du ravitaillement devinrent telles qu’il fallut songer à des recours extrêmes. L’Alei qui s’était absenté plusieurs jours expliqua à son retour qu’il avait conféré à Königsberg avec le Gauleiter. Erich Koch lui avait promis des armes et des munitions, afin que Kaltenborn pût assurer l’entraînement militaire des Jungmannen, une batterie de D.C.A. pour faire face aux attaques aériennes de plus en plus nombreuses, enfin il lui avait donné l’autorisation avec effet immédiat de capturer du gibier dans tout le Revier de Johannisburg pour améliorer l’ordinaire de la napola. La responsabilité de ces battues incomberait à Abel Tiffauges, décida l’Alei, à son double titre de préposé au ravitaillement et d’ancien valet de chasse du Reichsjägermeister. Toutefois le Gauleiter avait précisé qu’il ne concédait pas un droit de chasse à proprement parler, et que l’usage des armes à feu était exclu. Il faudrait donc forcer le gibier, et le servir à l’arme blanche, ou plus simplement le piéger. C’était donner d’une main et reprendre de l’autre. Tiffauges s’accommoda néanmoins de cette restriction en demandant la disposition d’une centurie avec laquelle il organisa dès lors de fructueux piégeages au lacet dans les garennes et les rabouillères du Sostroszner Bruch. De son côté, Frau Netta – elle aussi accompagnée par une centurie – dirigeait le ramassage des champignons de la forêt de Drosselwald. Le temps sec et frais dominé par des vents d’est de cet automne, s’il défavorisait il est vrai les expéditions de Frau Netta, profitait à celles de Tiffauges. Les gelées matinales furent précoces cette année-là, et la première neige s’installa pour ne plus disparaître dès les premiers jours de novembre.

 

*

 

É. S.

Ce matin, après un grand coup de soleil, la nuit est brusquement tombée sur la plaine. À l’ouest, un gros nuage d’une noirceur insolite, métallique roulait lentement vers nous. Passage de cette angoisse cosmique, de ce frisson atavique qui m’est si familier, mais pour une fois il déborde de moi et gagne les gens, les bêtes, toutes choses. Et tout à coup l’air s’est animé de mille et mille flocons blancs, voltigeant gaiement en tous sens. Inversion spectaculaire du noir au blanc, en accord avec ce paysage sans nuances. Ainsi le nuage de plomb n’était qu’un sac de plumes ! Quel est le cosmologue grec qui a parlé de « la secrète noirceur de la neige » ?

 

*

 

Le soir de Noël fut marqué par une tempête de noroît qui semblait vouloir effacer le souvenir d’une année dans l’ensemble calme et ensoleillée. À midi un couvercle de nuages uniformément cuivré pesait sur le ciel d’un horizon à l’autre. À une altitude immense, on voyait passer, criant de peur, des oiseaux de mer emportés par un souffle panique. La plaine endormie parut soudain s’animer et lutter contre l’étreinte d’un cauchemar. La neige qui s’était déposée en silence dans des nuits calmes et douces se souleva et s’avança sur le pays comme une muraille de blanches ténèbres. Sur la surface des lacs gelés, les bourrasques chassaient des rameaux arrachés, des souches, des troncs et même des rochers. Parce qu’elle couronnait un promontoire, la citadelle devint l’instrument de la tempête, une harpe éolienne géante qui chantait de tous ses vestibules, coursives, lanternes, campaniles et flèches. Les girouettes gémissaient avec des voix humaines, les portes giflaient les murs à toute volée, des meutes de loups invisibles galopaient en hurlant dans les couloirs.

Cependant la cérémonie du Julfest réunissait tous les Jungmannen dans la salle d’armes autour d’un arbre de Noël scintillant de mille feux. Il ne s’agissait pas de célébrer la naissance du Christ, mais celle de l’Enfant Solaire, resurgi de ses cendres en ce solstice d’hiver. Parce que la trajectoire du soleil avait atteint son niveau le plus bas, et le jour sa durée la plus brève, la mort de l’astre-dieu était déplorée comme une fatalité cosmique menaçante. Des chants funèbres accordés à la misère de la terre et à l’inhospitalité du ciel célébraient les vertus du luminaire défunt, et le suppliaient de revenir parmi les hommes. Et cette complainte était exaucée, puisque désormais chaque jour allait regagner sur la nuit un temps d’abord imperceptible, mais bientôt d’une triomphale évidence.

L’Alei lut ensuite à haute voix les vœux envoyés à Kaltenborn par les quarante autres napolas dispersées sur tout le territoire du Reich, Plön, Köslin, Ilfeld, Stuhm, Neuzelle, Putbus, Hegne, Rufach, Annaberg, Ploschkowitz… et à chaque nom cité, un enfant se détachait du demi-cercle de ses camarades, et allait ajouter une bougie au grand sapin. Puis il y eut un silence traversé par les mugissements de la tempête, et l’Alei cria tout à coup, comme saisi par une soudaine inspiration :

— Le paradis repose à l’ombre des épées !

Enfin d’une voix calme, il expliqua que chaque type d’homme se réalise par un outil privilégié qui est aussi un symbole. Il y a ainsi les gens de plume dont l’écriture est la fonction naturelle, les paysans qui se retrouvent dans le soc de leur charrue, les architectes dont l’équerre est l’emblème, les forgerons qui voient dans une enclume l’image de leur vocation. Les Jungmannen de Kaltenborn eux étaient doublement voués à l’épée, comme jeunes guerriers du Reich, d’abord, et par la vertu du blason du château ensuite. Tout ce qui ne relevait pas de l’épée devait leur être étranger. Tout autre recours que celui de l’épée était lâche et traître. Ils devaient avoir sans cesse présent à l’esprit l’épisode du nœud gordien de la vie du grand Alexandre. Sur l’acropole de Gordium, en Phrygie, s’élevait le temple de Jupiter où était conservé le char du premier roi du pays. Selon un oracle vénérable, l’Asie appartiendrait à celui qui saurait dénouer le lien par lequel le joug était assujetti au timon, et dont les deux extrémités paraissaient invisibles. Désireux de s’assurer l’empire de l’Asie et impatienté par la difficulté de l’épreuve, Alexandre avait séparé d’un coup d’épée les deux pièces du char. Ainsi chaque problème pouvait recevoir deux solutions : la solution longue, lente et lâche, et la solution de l’épée, foudroyante et instantanée. Les Jungmannen se devaient à l’exemple d’Alexandre de tirer l’épée chaque fois qu’un nœud s’opposait à leurs desseins.

Pendant qu’il parlait, les coups de bélier de la tempête ne cessaient d’ébranler les murailles et de faire vaciller les petites flammes du sapin. Elles s’éteignirent toutes ensemble, et une obscurité tonnante couvrit les enfants, lorsque la haute fenêtre de la salle d’armes vola en éclats sous la poussée d’une bourrasque de fin du monde. Une seule étoile crevait, comme un œil jaune, l’épaisseur des ténèbres mugissantes du côté de l’Orient.

 

*

 

É. S.

Il m’a fallu du temps pour sauter en marche dans ce grand carrousel pavoisé, criard et bariolé qui entraîne une foule d’enfants et une poignée d’adultes. Maintenant que j’y suis, je comprends mieux à quels ressorts il obéit. Visiblement, la trajectoire du temps est ici – non pas rectiligne – mais circulaire. On vit non dans l’histoire, mais dans le calendrier. C’est donc le règne sans partage de l’éternel retour – en quoi l’image du carrousel est pleinement justifiée. L’hitlérisme est réfractaire à toute idée de progrès, de création, de découverte et d’invention d’un avenir vierge. Sa vertu n’est pas de rupture, mais de restauration : culte de la race, des ancêtres, du sang, des morts, de la terre…

Dans ce calendrier dont les saints et les fêtes relèvent d’un martyrologe particulier, le 24 janvier est pour l’éternité le jour de l’an de disgrâce 1931 où mourut le jeune Herbert Norkus, saint patron, en raison de son âge, de toutes les organisations de jeunes.

Une fois de plus, on projette à l’intention des Jungmannen – qui protestent avec vigueur parce qu’ils l’ont déjà vu – le film Hitlerjunge Quex tiré du roman de Schenzinger qui s’inspira lui-même du destin de Norkus. Je suis surpris du choix de l’interprète. C’est un enfant beaucoup plus jeune que le vrai Norkus, fragile, un peu fille, un peu blanc de poulet, et promis d’entrée de jeu au glaive du sacrificateur. À l’opposé, les jeunes socialistes qui auront sa peau apparaissent comme des petites brutes précoces, habillés en hommes, et dont les attributs sont le tabac, l’alcool et les femmes. Avec cet agneau pascal tendre et pur, nous voici bien loin du garçon « coriace comme du cuir, efflanqué comme un lévrier et dur comme de l’acier Krupp » célébré par Hitler. Je trouve remarquable que le metteur en scène du film soit arrivé dix ans avant moi à cette vision – si contraire à la vérité officielle – d’une enfance allemande, non pas éclatante de vigueur et d’appétit conquérant, mais vouée de tout temps à un massacre d’innocents.

Après le film, c’est la veillée funèbre. Inlassablement les tambours rythment l’appel lugubre du Corps noir : deux coups longs frappés par les majors de droite, trois coups brefs par les majors de gauche, auxquels la masse répond par cinq coups brefs, trois coups brefs, deux coups brefs. Tam-tam funèbre et obsédant qui mime la danse massive du destin en marche. Cette litanie est soudain brisée par le hurlement des trompettes. Silence. Une voix adolescente clame dans la nuit. Une autre voix lui répond. Puis une troisième s’élève.

— Ce soir, nous célébrons la mémoire de notre camarade Herbert Norkus !

— Nous ne veillons pas autour d’un froid sarcophage. Nous nous serrons autour d’un camarade sacrifié en disant :

— Il en fut un qui osa avant nous, ce que nous tentons aujourd’hui. Sa bouche est muette, mais son exemple est vivant !

— Beaucoup tombent autour de nous, mais beaucoup naissent en même temps. Le monde est vaste qui embrasse les vivants et les morts. Mais les hauts faits des aînés revivent dans le combat de ceux qui les imitent.

— Il avait quinze ans. Les socialistes l’ont poignardé le 24 janvier 1931 à Berlin, dans le quartier de Beusselkietz. Herbert Norkus ne faisait que son devoir de Hitlerjunge, mais c’est ce qui lui a valu la haine de nos ennemis. Son cadavre restera éternellement comme une barrière entre les marxistes et nous !

Ils chantent maintenant Un peuple jeune se lève pour monter à l’assaut… Les voix nettes comme des cristaux de glace montent dans l’air froid, tandis que l’oriflamme à svastika se tord autour de son mât, comme une pieuvre brûlée par le faisceau étroit d’un projecteur.

 

*

 

Stefan Raufeisen

Je suis né à Emden, dans l’Ostfriesland, en 1904. C’était une petite ville cossue, de type hollandais, moitié commerçante, moitié portuaire grâce à deux canaux qui la relient, l’un à l’Ems, l’autre à Dortmund. Mon père y tenait une boucherie dans un quartier populaire, et comme les pauvres ne mangent pas de viande, nous étions pauvres nous aussi. Il avait un frère, l’oncle Siegfried, boucher également, mais à Kiel, Schlesvig-Holstein, et dans le quartier de l’amirauté. Siegfried étant mort en 1910, nous avons aussitôt émigré pour lui succéder.

J’étais trop jeune pour percevoir clairement la différence d’atmosphère entre la petite ville assoupie et proprette des rivages de la mer du Nord, et l’air vibrant de révoltes et de luttes du port amiral de la Baltique, mais le fait est que j’ai grandi dans un climat de chaude politique. Parce qu’il avait décidé que l’avenir de l’Allemagne était sur l’eau, le Kaiser avait fait de Kiel sa ville d’élection. Il y venait pour de fréquents séjours, mais sa présence prenait un éclat particulier pendant notre grande semaine, la Kieler Woche, à la fin du mois de juin, lorsqu’il présidait en personne les régates internationales.

En 1914, mon père fut mobilisé à bord d’un croiseur sous-marin. Il disparut avec son U-Boot en 1917. Conformément à une logique cruelle, rarement démentie par l’Histoire, c’est de Kiel que devait venir le coup le plus dur pour le trône du Kaiser. La mutinerie des équipages de la marine de guerre en novembre 1918 sonna le glas du IIe Reich. Juste retour des choses au demeurant : l’armistice et la paix qui supprimaient la flotte de guerre et chassaient le pavillon allemand de toutes les mers du globe, condamnaient à une mort brutale Kiel, ses chantiers et ses docks. La boucherie familiale elle aussi se mourait. Je n’en avais cure. J’avais quinze ans. À défaut de cochons, je faisais mes saucisses avec les chevaux de la défunte cavalerie impériale, mais j’avais la tête ailleurs. La fleur bleue des Oiseaux migrateurs (Wandervögel) m’avait touché le cœur…