Un coup de téléphone m’a averti que les jumeaux étaient définitivement acquis. Une voiture de la Kommandantur de Johannisburg les amène à Kaltenborn. Ils seront là dans une heure.

Aussitôt une fébrilité que je connais bien s’est emparée de moi. Il s’agit d’un tremblement tétanique dont toute ma carcasse retentit, et dont ma mâchoire est le moteur principal. Je lutte autant que je peux contre cette trémulation trismique qui fait mes dents s’entrechoquer et des petits jets de salive fuser à l’intérieur de ma bouche. Je lutte par instinct, mais bientôt je m’abandonne à ce qui n’est qu’un trop grand bonheur anticipé. Je me demande même si cette attente d’une proie encore totalement absente, mais promise sans déception possible, n’est pas ce que la vie m’apportera jamais de meilleur.

Les voici. La pesante Mercedes du Kreisleiter tourne dans la cour et s’arrête devant la porte. Les bessons sortent l’un après l’autre, si semblables qu’on dirait que le même enfant par deux fois se courbe et saute sur les pavés. Mais ils sont bien tous deux là, côte à côte, semblablement sanglés dans la culotte de velours noir et la chemise brune barrée d’un baudrier de l’uniforme H.J. qui souligne lourdement leur rousseur et leur blancheur.

Je m’interroge depuis plusieurs semaines sur l’attrait qu’exerce si puissamment sur moi, non tant ces deux enfants particuliers que le phénomène de la gémellité en général. Ce n’est sans doute qu’une application privilégiée de la règle en vertu de laquelle les quelque quatre cents petits hommes de Kaltenborn forment ensemble une masse collégiale d’une densité incomparablement supérieure à celle qui résulte de la simple somme de leurs personnalités. C’est que justement ces personnalités multiples et contradictoires s’annulent en grande partie, et il ne reste que la foule nue et massive. La personnalité qui est esprit pénètre la chair, la rend poreuse, légère, respirante, comme le levain spiritualise la pâte. Qu’elle s’efface, et aussitôt le lingot charnel retrouve sa pureté native et son poids brut.

Les jumeaux vont plus loin dans ce processus de déspiritualisation de la chair. Il ne s’agit plus d’un tumulte contradictoire où les âmes se neutraliseraient. En vérité, ces deux corps n’ont qu’un seul concept pour s’habiller intelligemment, pour se pénétrer d’esprit. Ils s’épanouissent donc avec une tranquille indécence, étalant leur carnation crémeuse, leur duvet rose, leur pulpe musculaire ou adipeuse dans une nudité animale insurpassable. Car la nudité n’est pas un état, mais une quantité, et comme telle infinie en droit, limitée en fait.

L’examen des jumeaux entrepris immédiatement au laboratoire a confirmé ces vues. Haïo et Haro sont du type lymphatique, respiratoire, lent, assez gras. Crânes brachycéphales (90,5), faces larges aux pommettes saillantes, oreilles de faune, nez épatés, dents écartées, yeux verts un peu bridés. En somme visages un peu mufles, à la fois assoupis et rusés, exprimant une intelligence modeste, dominée par une vie instinctive intense. Corps puissamment posés dont l’équilibre paraît imperturbable. Épaules arrondies, pectoraux trop mollement dessinés, visiblement plus adipeux que musculaires. L’échancrure thoracique largement ouverte forme un plein cintre auquel répond l’ogive des aines et du sillon sus-pubien, scellé à son sommet inférieur d’une fleur de lys renversée, le sexe. Entre ces deux arcs symétriques, les trois plans des abdominaux sont étonnamment bien écrits pour un corps par ailleurs si enveloppé. Sous la nuque large, un dos charnu, modelé en pleine pâte, blanc et ovale comme une miche, est divisé en deux par la vallée vertébrale qui se perd dans le resserrement des lombes. Les reins fortement ensellés préparent la saillie exorbitante des fesses. Mains aux doigts courts, carrés, aux paumes musclées. Jambes lourdes, aux chevilles épaisses, dont les genoux aux rotules larges et plates se placent volontiers en hyperextension, attitude qui exalte la masse charnue de la cuisse, déséquilibrée, posée en surplomb au-dessus du pied.

Sur la peau très blanche, les taches de rousseur forment des semis, des traînées, des coulées, et même au niveau des bras et de la nuque des plaques déchiquetées comme des cartes géographiques. Un réseau de veinules violacées, régulier comme les mailles d’un filet, habille la face interne des cuisses.

É. S.

L’examen hâtif des jumeaux effectué au moment de leur arrivée avec l’impatience de la prise de possession ne m’avait pas révélé le fin du fin, la merveille des merveilles qui m’a sauté aux yeux ce matin dans un éblouissement de bonheur.

Je m’attardais à un jeu assez vain qui consistait à rechercher avec acharnement la différence – fût-elle infime – permettant de ne plus les confondre. À dire vrai, cette différence existe, et au bout de quelques jours de vie commune, je distinguais du premier coup d’œil Haro de Haïo. Mais cette reconnaissance se fonde moins sur quelque signe distinctif précis que sur l’allure générale de l’enfant, ses gestes, sa manière d’être. Il y a chez Haro un allant, un élan, une netteté dans ses mouvements qu’on ne retrouve pas dans le tempo plus alenti, et comme méditatif de Haïo. On devine que dans le couple, c’est Haro qui prend les initiatives, et au besoin le commandement, mais Haïo sait toujours opposer à ce frère trop proche et trop vif les défenses du rêve et de l’atermoiement.

Quant au signe distinctif précis, anthropométrique, définissable en peu de mots, je l’ai trouvé, mais à un niveau incomparablement plus fin, plus abstrait, plus spirituel que celui auquel je m’égarais. J’avais noté depuis longtemps que si l’on divise un enfant en deux moitiés selon un plan vertical passant notamment par l’arête du nez, la moitié gauche et la moitié droite, pour semblables qu’elles soient en gros, n’en présentent pas moins d’innombrables petites divergences. On dirait que l’enfant est formé de deux moitiés conçues sur le même modèle, mais répondant à des inspirations différentes – la gauche tournée vers le passé, la réflexion, l’émotion ; la droite vers l’avenir, l’action, l’agression – et accolées au dernier stade de la création. Au pôle opposé du corps, le raphé, cette petite saillie de la peau, ambrée et chagrinée, qui court sur la crête du périnée et le mitan des bourses depuis le bord antérieur de l’anus jusqu’au bout du prépuce, suggère lui aussi, à sa façon fruste et brutale, que le garçon est formé de deux valves tardivement soudées, comme un coquillage ou comme un baigneur de celluloïd.

Or voici la merveille qui marquera ce jour d’une pierre blanche : il est indiscutable que la moitié gauche de Haro correspond à la moitié droite de Haïo, de même que sa moitié droite reproduit exactement la moitié gauche de son frère. Ce sont des jumeaux-miroirs superposables face à face, et non face à dos comme les autres. J’ai toujours porté le plus grand intérêt aux opérations d’inversion, de permutation, de superposition, dont la photographie notamment m’avait fourni une illustration privilégiée, mais dans le domaine de l’imaginaire. Voici que je retrouve inscrit en pleine chair d’enfant ce thème qui n’a cessé de me hanter !

Je les avais fait asseoir côte à côte, et je les observais avec le sentiment d’un secret à percer que me donne toujours, il est vrai, la présence d’un visage ou d’un corps, mais cette fois sans la certitude désolante que le masque ne répondrait que par un durcissement à mon insistance, avec le soupçon au contraire que j’allais trouver. C’est alors que j’ai remarqué qu’une boucle de cheveux qui se tordait dans le sens des aiguilles d’une montre sur le front de Haïo tournait en sens inverse sur le front de Haro. Cette première et faible lueur m’a presque aussitôt fait voir qu’une cicatrice – qui était en vérité une manière de grain de beauté – se retrouvait identiquement sur la joue droite de Haro, sur la joue gauche de Haïo. Mais parmi les découvertes qui ont afflué dès lors en faisceau, c’était évidemment le dessin de leurs taches de rousseur qui devait être le plus révélateur.

J’ai téléphoné à l’institut d’anthropologie de Königsberg auquel j’avais eu recours précédemment sous Blättchen. Je leur ai fait part de ma trouvaille. On m’a confirmé aussitôt l’existence de jumeaux-miroirs, phénomène assez rare, dû, pense-t-on, à une séparation qui aurait lieu, non pas ab initio, mais à un stade assez tardif, alors que l’embryon a commencé à se différencier. On viendra voir mes bessons à l’occasion d’une tournée dans notre région.

 

*

 

C’est dans le courant du mois de juillet que les Jungmannen reçurent en cadeau le joujou magnifique qu’on leur promettait depuis de longs mois : une batterie de D.C.A. comprenant quatre mitrailleuses lourdes jumelées, quatre pièces légères de 2 centimètres à tir rapide – deux cents à trois cents coups à la minute –, une pièce de 3,7, et surtout trois canons de 10,5 pour le tir à longue portée. On leur livra en outre un détecteur d’écoute (Horchgerät), mais il faudrait attendre encore pour toucher la batterie de projecteurs qui compléterait cette panoplie antiaérienne. La Flak fut camouflée dans un bois de pins, sur une éminence dominant le village de Drosselwalde, à 2 kilomètres de la citadelle, d’où elle pouvait en cas de besoin prendre sous son feu la route d’Arys qu’emprunterait un éventuel envahisseur venant de l’est. Elle était servie à tour de rôle sous la direction de deux officiers instructeurs par quatre colonnes prises dans des centuries différentes.

Dès lors, les tirs d’entraînement se succédèrent, peuplant le ciel de flocons blancs, rappelant sans cesse par leur fracas triomphal la proximité de la guerre, et l’on entendait parfois des éclats d’obus crépiter sur les toitures du château. Tiffauges montait régulièrement leur ravitaillement aux colonnes en service. Il trouvait les garçons éparpillés sous les pins, se dorant au soleil en culottes de sport, ou au contraire casqués, assourdis par des oreillettes de feutre, affairés autour des pièces d’artillerie hurlantes et tonnantes. Jamais on ne s’était autant amusé, mais on déplorait que pas un avion ennemi n’apparût dans le ciel pour jouer le rôle de cible vivante.

 

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É. S.

Pour scandaleuse qu’elle puisse paraître au premier abord, l’affinité profonde qui unit la guerre et l’enfant ne peut être niée. Le spectacle des Jungmannen servant et nourrissant dans une ivresse heureuse les monstrueuses idoles d’acier et de feu qui érigent leurs gueules monumentales au milieu des arbres est la preuve irréfutable de cette affinité. Au demeurant, l’enfant exige impérieusement des jouets qui sont fusils, épées, canons et chars, ou soldats de plomb et panoplies de tueurs. On dira qu’il ne fait qu’imiter ses aînés, mais je me demande justement si ce n’est pas l’inverse qui est vrai, car en somme l’adulte fait moins souvent la guerre qu’il ne va à l’atelier ou au bureau. Je me demande si la guerre n’éclate pas dans le seul but de permettre à l’adulte de faire l’enfant, de régresser avec soulagement jusqu’à l’âge des panoplies et des soldats de plomb. Lassé de ses charges de chef de bureau, d’époux et de père de famille, l’adulte mobilisé se démet de toutes ses fonctions et qualités, et, libre et insouciant désormais, il s’amuse avec des camarades de son âge à manœuvrer des canons, des chars et des avions qui ne sont que la copie agrandie des joujoux de son enfance.

Le drame, c’est que cette régression est manquée. L’adulte reprend les jouets de l’enfant, mais il n’a plus l’instinct de jeu et d’affabulation qui leur donnait leur sens originel. Entre ses mains grossières, ils prennent les proportions monstrueuses d’autant de tumeurs malignes, dévoreuses de chair et de sang. Le sérieux meurtrier de l’adulte a pris la place de la gravité ludique de l’enfant dont il est le singe, c’est-à-dire l’image inversée.

Si maintenant on donne à l’enfant ces jouets hypertrophiés conçus par une imagination morbide et réalisés par une activité déréglée, que va-t-il se passer ? Il se passe, ce dont les hauts de Drosselwalde – et avec eux la napola de Kaltenborn, et tout le Reich – nous donnent le spectacle : la phorie qui définit l’idéal de la relation entre adulte et enfant s’instaure monstrueusement entre l’enfant et le jouet adulte. Le jouet n’est plus porté par l’enfant – traîné, poussé, culbuté, roulé, comme le veut sa vocation d’objet fictif, livré aux petites mains destructrices de l’enfant. C’est l’enfant qui est porté par le jouet – englouti dans le char, enfermé dans l’habitacle de l’avion, prisonnier de la tourelle pivotante des mitrailleuses couplées.

Je touche ici pour la première fois à un phénomène sans doute capital, et qui est le bouleversement de la phorie par l’inversion maligne. Il était logique en somme que ces deux figures de ma mécanique symbolique viennent tôt ou tard à interférer. La nouvelle figure qui résulte de cette conjonction est donc une sorte de paraphorie, je dis bien une sorte de paraphorie, car il est clair qu’il doit y avoir d’autres variétés de ce phénomène de déviation.

Une nouvelle pièce vient de s’ajouter à mon système. Je n’en saisis pas encore tous les aspects. Il faut que je la voie fonctionner et se révéler dans des contextes différents pour en mesurer l’importance.

 

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La deuxième semaine de juillet fut marquée par un orage d’une rare violence qui creva sur la région et faillit avoir des suites tragiques pour Kaltenborn. Ce jour-là en effet la chaleur lourde d’un été chargé d’électricité avait amené l’Alei à organiser un jeu naval sur le lac de Spirding. Cent petits voiliers occupés chacun par quatre Jungmannen croisaient d’une rive à l’autre à la recherche des messages dispersés dans des bouteilles numérotées qui flottaient sur plusieurs kilomètres carrés. Il fallait glaner le plus de bouteilles possible, puis reconstituer le texte chiffré du message à travers les fragments qu’elles contenaient. C’était merveille de voir les esquifs blancs, poussés à vive allure par les rafales brûlantes qui balayaient le plan d’eau avec une violence croissante, s’éviter adroitement, cependant qu’un enfant se penchait à mi-corps hors de la coque pour cueillir au passage une bouteille porte-signe. Vers cinq heures pourtant le ciel noircit tout à coup, et une bourrasque creusa les eaux du lac. L’Alei donna aussitôt le signal du retour au ponton. À part quatre voiliers qui chavirèrent sans dommage, les bateaux se pressèrent à l’amarrage, cependant qu’une averse diluvienne chassait tout le monde dans les hangars. C’est alors qu’on s’aperçut qu’un voilier de la 3e centurie manquait à l’appel. La visibilité était presque nulle dans ce crépuscule plombé où des rideaux de pluie s’entrecroisaient rageusement. L’Alei fit téléphoner aux principaux villages riverains et entreprit de ratisser le lac méthodiquement avec la vedette. Ce fut en vain, et le jour se leva le lendemain sur un lac rendu à son calme habituel, mais désert.

Tiffauges eut alors l’idée de fouiller les rives inhabitées avec les onze dobermans. Les molosses, habitués à la présence et à l’odeur des enfants, se mirent en quête dans un concert d’abois joyeux et discordants, suivis à grand-peine par Tiffauges sur Barbe-Bleue. Ce furent les chiens qui retrouvèrent finalement les quatre garçons, saufs mais transis, dans l’embouchure rocheuse d’un ruisseau où leur voilier s’était écrasé.

Tiffauges profita des fruits de cette expérience. Puisque les chiens connaissaient et pouvaient retrouver des Jungmannen, peut-être leur instinct s’étendait-il à tout jeune garçon ayant l’âge et les qualités requises pour entrer dans la napola. Il s’en assura en emmenant la meute dans ses tournées de recrutement. À l’entrée d’un village les chiens se dispersaient parmi les maisons et les jardinets, et lorsqu’ils tombaient en arrêt, donnant de la voix, devant une porte, en face d’une grille ou sous un arbre, il était bien rare que quelqu’un d’intéressant ne fût pas signalé ainsi à l’attention du recruteur. D’ailleurs Tiffauges emportait son long fouet de chasse et garnissait ses poches de lambeaux de viande fraîche, et il affinait le dressage des bêtes en punissant leurs bévues et en récompensant leurs bonnes trouvailles. Cet apport imprévu était d’autant plus précieux que la belle saison et les rappels des instituteurs sous les drapeaux avaient vidé les écoles et dispersé les enfants, et qu’un homme seul ne pouvait avoir l’œil et le nez partout. Le danger, c’était le spectacle brutal et coloré qu’offraient aux populations ces molosses noirs et hurlants, et ce cavalier au visage basané sur son grand cheval couleur de nuit. L’effet d’intimidation pouvait être parfois bénéfique, mais il y avait lieu de redouter des réactions meurtrières, comme le prouva l’attentat du 20 juillet.

La semaine avait été exceptionnellement fructueuse, et Tiffauges s’en revenait du village d’Erlenau où il avait obtenu que tous les garçons de la commune nés en 1931 fussent présentés à l’Alei. Il traversait au petit pas un semis de baliveaux, quand un sifflement retentit à deux doigts de son oreille, tandis que le tronc d’un jeune bouleau devant lequel il passait bascula, tranché net par une invisible faux. Une seconde après lui parvenait la détonation de départ, Barbe-Bleue avait fait un écart qui avait failli jeter son cavalier à terre. Il songea d’abord à se lancer avec ses chiens dans la direction d’où était parti le coup de feu, mais c’était s’exposer à une seconde balle, tirée cette fois de plus près, et d’ailleurs que ferait-il s’il se trouvait face à face avec le coupable ? Il piqua des deux, et rentra à Kaltenborn, en se promettant de ne pas souffler mot de l’attentat dont il avait été l’objet.

Il mettait pied à terre dans la cour, quand l’Alei lui fit signe par la fenêtre de son bureau. Il lui tendit une feuille de papier de mauvaise qualité sur laquelle un texte était reproduit grossièrement à la machine à polycopier.

 

Cet avertissement s’adresse à toutes les mères habitant les régions de Gelhenburg, Sensburg, Lötzen et Lyck !

 

PRENEZ GARDE À L’OGRE DE KALTENBORN !

 

Il convoite vos enfants. Il parcourt nos régions et vole les enfants. Si vous avez des enfants, pensez toujours à l’Ogre, car lui pense toujours à eux ! Ne les laissez pas s’éloigner seuls. Apprenez-leur à fuir et à se cacher s’ils voient un géant monté sur un cheval bleu, accompagné d’une meute noire. S’il vient à vous, résistez à ses menaces, soyez sourdes à ses promesses. Une seule certitude doit guider votre conduite de mères : si l’Ogre emporte votre enfant, vous ne le reverrez JAMAIS !

 

*

 

Peu avant son départ, Blättchen avait dit presque distraitement à Tiffauges : « On m’a parlé d’un fils de charbonniers de la forêt de Nikolaïken. Il a les cheveux blancs comme neige, les yeux violets et un indice céphalique horizontal qui doit avoisiner les 70. Vous devriez aller y faire un tour. Il s’appelle Lothar Wüstenroth. Ses parents n’ont jamais répondu à mes convocations. » Tiffauges se trouvait pour la première fois dans cette région, la plus déshéritée du canton et de surcroît d’un accès difficile. Il avait fallu franchir un bras lacustre sur un radeau de fortune que manœuvrait un goitreux hilare et apparemment sourd. Après mille dérobades, Barbe-Bleue avait fini par s’y jeter d’un bond désespéré qui avait failli l’emporter au-delà du frêle assemblage de rondins. Puis le goitreux avait lancé un petit moteur pétaradant dont les salves se répercutaient sur les rives du lac. Le cheval, roulant des yeux exorbités, ne cessa pendant la brève traversée de marteler frénétiquement les rondins de ses sabots antérieurs. Tiffauges se souvint des paroles de Blättchen en voyant des hommes tout noirs s’affairer dans les clairières autour de meules à charbon de bois si nombreuses qu’elles faisaient songer à une sorte de village nain. Il en aborda plusieurs en prononçant le nom de Wüstenroth. Les hommes mimèrent l’ignorance et l’impuissance jusqu’à ce que l’un d’eux lui indiquât un lieu-dit Bärenwinkel à cinq ou six kilomètres à l’est.

Tiffauges poussa son cheval dans de vastes coupes semées de rares baliveaux qui débouchaient sur des landes violettes et des sablières, où Barbe-Bleue, enfonçant jusqu’aux paturons, piochait à grands coups de reins. Puis ce fut de nouveau la forêt charbonnière avec ses meules, ses essarts et ses vastes clairières où la lumière blessait les yeux habitués à l’ombre verte des halliers et des taillis. Il s’approcha d’un groupe d’hommes réunis par le moussage d’une meule. Le premier qui prit garde à sa survenue était un enfant, à en juger du moins par sa taille, car il était vêtu des mêmes toiles de sacs nouées en sayon sur le pantalon. Tiffauges allait l’interroger, mais il retint sa question devenue tout à coup inutile. L’enfant avait levé vers lui son visage barbouillé de suie : deux yeux couleur d’anémone trouaient de lumière mauve son masque noir.

— Lothar Wüstenroth, prononça Tiffauges sur un ton où se mêlait l’interrogation et la constatation.

L’enfant ne manifesta pas de surprise, sinon peut-être que les anémones gagnèrent encore sur le masque noir. Mais il arracha lentement le bonnet de laine qui le coiffait, découvrant un casque de cheveux plats, d’une blancheur platinée.

Tiffauges s’attendait à des négociations laborieuses et incertaines. Son expérience lui avait appris que le recrutement des Jungmannen était d’autant plus difficile que le milieu social choisi était plus modeste. Alors que la grande bourgeoisie se pressait aux portes des napolas pour y faire admettre ses rejetons, la prospection des familles ouvrières et paysannes – les plus prisées par la Direction de la jeunesse – se heurtait à une méfiance peureuse et hostile. Or à sa grande surprise, le couple Wüstenroth se montra immédiatement d’accord pour tout ce qu’il leur proposa. Leur consentement était si précipité qu’il finit par se demander s’ils avaient bien compris ce dont il s’agissait. Pour éviter tout malentendu, il les emmena à la mairie de Warnold – la commune la plus proche – où le secrétaire leur traduisit l’exposé de Tiffauges, et en consigna l’essentiel noir sur blanc.

En revenant à Bärenwinkel, Tiffauges était soulevé par des légions de chérubins entonnant un hymne d’action de grâces, car il avait été convenu, au dernier moment, qu’il emporterait Lothar le soir même à Kaltenborn, et il se voyait déjà galopant dans la lumière triomphale du couchant, en serrant sous son grand manteau l’enfant aux yeux mauves et aux cheveux blancs. Il dut cependant renoncer à ce tableau, car Lothar avait quitté le village charbonnier pendant son absence. Les hommes l’avaient vu s’éloigner en direction de Warnold, et avaient cru qu’il partait rejoindre ses parents et l’étranger après avoir fait un brin de toilette. Il demeura introuvable jusqu’à l’heure tardive où Tiffauges se résigna à reprendre le chemin de Kaltenborn, les bras vides et le cœur pantelant de tristesse et de colère.

Il avait été convenu que la mairie de Warnold demeurerait en contact avec les Wüstenroth, et avertirait Kaltenborn du retour de Lothar. Tiffauges lui fit donc sa place à la napola, prévoyant la centurie où il serait incorporé, sa table au réfectoire, son lit au dortoir, commençant à rassembler son trousseau, ses couverts et même la dague qui lui serait remise solennellement. Mais les jours passèrent, et aux appels téléphoniques lancés à Warnold ne répondaient que des promesses vagues, des silences évasifs. Au lieu de se désespérer ou d’oublier, Tiffauges se fortifia dans une attente confiante. Moins qu’aucun autre événement de sa vie, la disparition de Lothar ne pouvait être le fait du hasard. La déception avait été aussi vive et aussi fatidique que si, sous ses yeux, une main géante eût crevé le plafond des nuages et fût venue cueillir à sa barbe l’enfant aux yeux mauves. Si Lothar lui avait échappé ce jour-là, c’était que son entrée à Kaltenborn revêtait trop d’importance pour que le destin ne l’entourât pas de circonstances fabuleuses.

Ces circonstances, il fallut attendre la fin du mois d’août pour qu’elles fussent réunies. Ce jour-là une centurie avait traversé le lac pour mener dans la forêt de Johannisburg une manière de chasse à courre qui s’achevait par un retour triomphal des petits voiliers alourdis de cerfs et de chevreuils dont les encolures ployées par-dessus bord laissaient les bois frôler la surface de l’eau. Flanqués à l’est par Tiffauges, Barbe-Bleue et les chiens, les enfants battaient les taillis et les ronciers pour pousser vers la rive du lac tout gibier de plume ou de poil qui voudrait bien lever. Ils n’avaient pas d’armes à feu, mais seulement leurs dagues et des gourdins, plus tout un attirail de lassos et de filets. Le nombre et l’agilité des participants suppléaient la méthode et l’expérience, et l’abondance extraordinaire du gibier qui n’était plus chassé depuis des années expliquait que ces battues joyeusement improvisées ne fussent presque jamais infructueuses. Pourtant, ce matin-là, les sous-bois étaient calmes et silencieux, et l’absence de petit gibier semblait trahir la proximité de quelque grosse bête remisée dans les fourrés ou les gaulis. La battue se prolongea une heure sans rien qui l’égayât, puis elle s’anima enfin par l’envol bruyant et saccadé d’un grand coq de bruyère branché sur un hêtre. Démonté par un coup de bûche qui l’avait atteint de plein fouet il piéta à toute vitesse vers un roncier où il allait se couler quand l’un des dobermans l’acheva d’un coup de gueule. C’était une bête superbe, grosse comme un dindon, que l’on accrocha à une perche portée par deux enfants.

On approchait de la rive du lac où la battue devait normalement s’achever quand tout le monde fut immobilisé par un crépitement précipité de petits sabots sur les cailloux d’une sente. Tiffauges imposa silence aux chiens et fut un instant distrait par l’attitude de Barbe-Bleue qui paraissait figé dans un arrêt passionné, les oreilles pointées en avant, le souffle court, le muscle frémissant. Puis ce fut le déboulé, rapide comme un éclair fauve, d’un dix-cors suité de deux biches. Les lassos sifflèrent, et quelques enfants se lancèrent vainement à la poursuite des trois bêtes. Très rapidement, ils furent distancés par Tiffauges, et leurs appels se perdirent dans le lointain. Courbé sur l’encolure de Barbe-Bleue, il fonçait en avant, guidé par la bahulée des chiens qu’il avait déjà perdus de vue.

Les premières heures eurent la beauté gratuite d’un jeu. La harde filait droit devant elle, franchissant en souplesse les talus et les layons, suivie de près par les chiens, groupés comme les doigts de la main, qui sonnaient la fanfare de leurs onze gorges chaudes. Tiffauges laissait les rênes molles à Barbe-Bleue qui de toute sa masse défonçait les épiniers, broussait dans les oseraies, broyait les fougeraies et les bruyères, bourrait furieusement des quatre fers quand se présentait l’obstacle d’un fossé, d’un tronc mort ou d’une haie. Parfois le cavalier baissait la tête en fermant les yeux pour n’être pas giflé par les aiguilles d’un sapin ou assommé par la branche basse d’un chêne. Du grand corps brûlant et écumant dont il épousait le rythme rayonnait une vie si ardente et si proche qu’elle emportait irrésistiblement son adhésion confiante et aveugle.

Il rejoignit la meute au bord d’un bras lacustre que le dix-cors traversait à la nage, portant haut ses bois, comme un chandelier flottant. Les deux biches avaient disparu, et Tiffauges admira que la meute ne se fût pas laissé distraire par les voies divergentes de ces bêtes secondaires. Le cerf se hissait ruisselant sur l’autre rive quand les chiens se ruèrent à leur tour d’un seul élan dans les eaux basses, suivis par Barbe-Bleue qui put traverser à gué. Et la traque reprit, signalée par la hurlée des forceurs noirs aux yeux sanglants qui filaient flanc à flanc dans la futaie de plus en plus clairsemée. Tiffauges les perdit de vue à nouveau lorsqu’ils s’enfoncèrent dans un taillis de noisetiers après avoir traversé une succession de labours. Il y eut encore des boqueteaux et des genêtières que les chiens battirent à grand récri, des landes violettes, des régions sablonneuses trouées de garennes, et tout à coup Tiffauges comprit que la courre avait cessé, et que l’animal forcé faisait face, car s’il entendait toujours les voix de la meute, elles avaient, semblait-il, changé de registre et de timbre, plus sonores sans doute, mais aussi plus graves et plus discordantes. Ce n’était plus la fanfare unanime accompagnant l’effort de la poursuite, c’était le chant de mort qui prélude à la curée.

Il pressa Barbe-Bleue qui avait pris le trot, comme s’il avait compris que les chiens s’étaient arrêtés. Au détour de la corne d’un bois, il découvrit une vaste étendue de jachères à l’horizon desquelles se dressait la silhouette tourmentée d’un hêtre pourpre. Il rejoignit au petit galop la meute qui entourait le pied de l’arbre, et aboyait inexplicablement en direction de ses grosses branches. Un enfant aux yeux mauves était accroupi dans la fourche de l’arbre, et se tenait des deux mains aux rameaux.

— J’ai peur des chiens, cria-t-il à Tiffauges du plus loin qu’il put se faire entendre. Rappelez-les !

L’aurait-il voulu que Tiffauges n’aurait pu éloigner les onze molosses qui menaient un train d’enfer à ses pieds. Il poussa Barbe-Bleue contre le tronc de l’arbre, et entreprit de se mettre debout sur sa croupe. Le hongre, comme s’il eût mesuré la valeur du rite phorique qui allait s’accomplir, se figea dans une immobilité de statue, malgré le harcèlement des chiens qui jaillissaient autour de lui comme des flots noirs. Lothar toujours rencogné dans l’arbre s’efforçait de repousser à coups de pieds l’approche de Tiffauges. Enfin le chasseur parvint à le saisir par une jambe, et l’attira à lui. Au moment où l’enfant bascula dans ses bras, sa joie était si véhémente qu’il ne sentit pas les dents de sa jeune proie s’enfoncer dans sa main jusqu’au sang.

 

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É. S.

Le cheval n’est pas seulement l’animal-totem de la Défécation, et la bête phorique par excellence. L’Ange Anal peut devenir en outre instrument d’enlèvement, de rapt, et – le cavalier portant phoriquement sa proie dans ses bras – s’élever au niveau d’une superphorie. Mieux encore : le rapt peut intervenir alors même que la superphorie est d’ores et déjà acquise, par exemple si un être surhumain arrache au cavalier l’enfant qu’il emporte, comme dans le poème Le Roi des Aulnes. Cette ballade de Goethe, où l’on voit un père fuyant à cheval dans la lande en serrant sous son manteau son enfant que le Roi des Aulnes s’efforce de séduire, et finalement enlève de vive force, c’est la charte même de la phorie qu’elle élève à la troisième puissance. C’est le mythe latin de Christophe-Albuquerque porté à un paroxysme d’incandescence par la magie hyperboréenne. À la chasse à courre – par laquelle l’Ange Anal traque et réduit aux abois l’Ange Phallophore – mon génie particulier ajoute la métamorphose du cerf en enfant, et le rite superphorique qui s’ensuit. Ce rebondissement ouvre une page nouvelle aux jeux des essences, et il trouvera son achèvement à Kaltenborn.

 

*

 

Raufeisen se demanda longtemps ce que le Kommandeur voulait de Tiffauges lorsqu’il le convoquait d’urgence et le retenait au château, parfois des heures durant. Sa dignité lui interdisait d’interroger le Français, son sens de la hiérarchie ne lui permettait pas de demander des explications au général. La vérité, c’est que depuis leur rencontre au bord de la route et leur retour dans la carriole, le vieil aristocrate avait découvert, dans l’univers surchargé de signes et de figures symboliques de Tiffauges, un champ d’investigation assez proche de ses propres préoccupations, et assez nouveau en même temps pour l’intéresser. Sévèrement isolé dans ses appartements, tenu à l’écart des jours, des travaux et des fêtes de la napola, il appréciait sa présence déférente et attentive, et la résonance de certains de ses propos qui faisait oublier qu’il fût français, sans grade et roturier. Car Tiffauges, pour la première fois de sa vie, s’était départi du secret absolu qu’il avait toujours fait sur ses angoisses, ses joies et ses découvertes. Sans doute mesurait-il les confidences qu’il faisait au Kommandeur – il ne lui avait rien révélé de sa race ogresse, ni de la complicité qui l’unissait au destin – mais, dans l’espoir d’en apprendre davantage, il lui avait parlé de l’inversion – maligne et bénigne –, de la saturation, de la phorie et des héros qui l’incarnaient.

Au cours de ces entretiens, le Kommandeur évoquait ses souvenirs, son enfance et sa jeunesse au prytanée militaire de Plön où il avait été élevé en même temps que les fils du Kaiser, la vie de garnison à Königsberg, étouffante même pour un Junker grandi dans le sérail, au point qu’il avait saisi avec empressement l’occasion de s’évader que lui avait donnée la guerre des Boxers. Lieutenant frais émoulu de Potsdam, il avait fait partie du corps expéditionnaire international commandé par le Feldmarschall von Waldersee qui avait vengé l’assassinat du ministre d’Allemagne Ketteler, et délivré les légations étrangères prisonnières à Pékin. Il s’était jeté dans la guerre de 1914 avec une fougue que son âge n’expliquait plus, mais que les premiers succès de l’offensive allemande parurent justifier. Mais lorsqu’on en vint à démonter les régiments de cavalerie et à mêler les cuirassiers aux fantassins dans la boue des tranchées, il comprit que quelque chose d’essentiel venait de se briser dans l’ordre des choses, son ressort le plus souple, le plus subtil, le plus brillant. Les déceptions, puis la défaite qui suivirent, avaient été les suites fatales de cette faute initiale.

Plus tard, il avait assisté à l’abdication du Kaiser et à l’agitation socialiste avec le détachement d’un homme vieilli prématurément par la disparition d’un monde dont il se sentait solidaire. Depuis, la science héraldique s’interposait comme un écran translucide entre la réalité et lui.

— Tout est dans les symboles, affirmait-il, et j’ai compris qu’on enterrait définitivement la grandeur de mon pays lorsqu’en 1919 l’assemblée nationale, réunie au théâtre municipal de Weimar – Weimar ! Dans un théâtre ! La chienlit intégrale ! – écarta le glorieux étendard impérial noir-blanc-rouge directement issu de l’Ordre des chevaliers teutoniques, pour faire du drapeau noir-rouge et or à bandes horizontales, qu’on avait vu s’épanouir comme une fleur vénéneuse sur les barricades de 1848, le nouvel emblème de la nation. C’était ouvrir officiellement une ère de honte et de décadence. Qui pèche par les symboles sera puni par eux ! Tiffauges, vous êtes un lecteur de signes, je l’ai bien vu, et d’ailleurs vous me l’avez prouvé. Vous avez cru découvrir dans l’Allemagne le pays des essences pures où tout ce qui passe est symbole, tout ce qui se passe parabole. Et vous avez raison. D’ailleurs, un homme marqué par le destin est voué fatalement à finir en Allemagne, comme le papillon qui tournoie dans la nuit finit toujours par trouver la source de lumière qui l’enivre et le tue. Mais il vous reste beaucoup à apprendre. Jusqu’ici vous avez découvert des signes sur les choses, comme les lettres et les chiffres qu’on lit sur une borne. Ce n’est que la forme faible de l’existence symbolique. Mais n’allez pas croire que les signes soient toujours d’inoffensives et faibles abstractions. Les signes sont forts, Tiffauges, ce sont eux qui vous ont amené ici. Les signes sont irritables. Le symbole bafoué devient diabole. Centre de lumière et de concorde, il se fait puissance de ténèbres et de déchirement. Votre vocation vous a fait découvrir la phorie, l’inversion maligne et la saturation. Il vous reste à connaître le comble de cette mécanique des symboles, l’union de ces trois figures en une seule qui est synonyme d’apocalypse. Car il y a un moment effrayant où le signe n’accepte plus d’être porté par une créature, comme un étendard est porté par un soldat. Il acquiert son autonomie, il échappe à la chose symbolisée, et, ce qui est redoutable, il la prend lui-même en charge. Alors malheur à elle ! Rappelez-vous la Passion de Jésus. De longues heures, Jésus a porté sa croix. Puis c’est sa croix qui l’a porté. Alors le voile du temple s’est déchiré et le soleil s’est éteint. Lorsque le symbole dévore la chose symbolisée, lorsque le crucifère devient crucifié, lorsqu’une inversion maligne bouleverse la phorie, la fin des temps est proche. Parce qu’alors, le symbole n’étant plus lesté par rien devient maître du ciel. Il prolifère, envahit tout, se brise en mille significations qui ne signifient plus rien du tout. Avez-vous lu l’Apocalypse de saint Jean ? On y voit des scènes terribles et grandioses qui embrasent le ciel, des animaux fantastiques, des étoiles, des glaives, des couronnes, des constellations, un formidable désordre d’archanges, de sceptres, de trônes et de soleils. Et tout cela est symbole, tout cela est chiffre, indiscutablement. Mais ne cherchez pas à comprendre, c’est-à-dire à trouver pour chaque signe la chose à laquelle il renvoie. Car ces symboles sont diaboles : ils ne symbolisent plus rien. Et de leur saturation naît la fin du monde.

Il se tut et fit quelques pas vers la fenêtre où l’on apercevait la hampe d’un drapeau que le vent nocturne caressait avec un bruissement soyeux.

— Vous me voyez ici dans mon propre château hérissé de bannières et d’oriflammes à croix gammées, reprit-il. En 1933, j’ai eu, je l’avoue, un moment d’espoir quand le nouveau chancelier a jeté aux orties les trois couleurs de Weimar pour restaurer celles de l’empire bismarckien. Mais quand j’ai vu ce qu’il en faisait – ce drapeau rouge centré d’un grand disque blanc où s’inscrit en noir la croix gammée, j’ai soupçonné le pire. Car cette araignée en perte d’équilibre, tournoyant sur elle-même et menaçant de ses pattes crochues tout ce qui fait obstacle à son mouvement, c’était bien l’antithèse flagrante de la croix de Malte rayonnante de sérénité et d’apaisement ! Le comble a été atteint lorsque le IIIe Reich poursuivant la restauration des insignes traditionnels voulut rétablir dans sa gloire l’aigle des armes de Prusse. Vous savez, bien entendu, qu’en termes de blason la droite s’appelle gauche, et la gauche droite ?

Tiffauges acquiesça. Il entendait cette règle héraldique pour la première fois, mais elle était si conforme à l’interversion droite-gauche qu’il retrouvait régulièrement quand les symboles menaient le jeu qu’elle lui parut aussitôt familière.

— On donne de ce renversement une explication pratique, sans doute inventée après coup. C’est, dit-on, qu’un écu doit se lire, non du point de vue d’un spectateur qui lui fait face, mais du point de vue du chevalier qui le porte à son bras gauche. Toujours est-il que l’aigle prussienne a la tête tournée à dextre, comme il se doit en saine tradition héraldique. Eh bien, regardez l’aigle du IIIe Reich qui porte dans ses serres une couronne de feuilles de chêne où s’inscrit la croix gammée : elle a la tête tournée à senestre. C’est une aigle contournée, véritable aberration, réservée aux branches bâtardes ou déchues des familles nobles. Bien entendu, aucun dignitaire du Parti ne peut justifier cette monstruosité. On fait discrètement allusion à une simple bévue du dessinateur du ministère de la Propagande. Aujourd’hui, Goebbels a trouvé enfin une explication : l’aigle du IIIe Reich regarde vers l’est, du côté de l’U.R.S.S. qu’elle menace et attaque. La vérité est autre, monsieur Tiffauges.

Et il s’approcha tout près du Français pour lui apprendre d’une voix basse et sifflante le secret effrayant qu’il partagerait désormais avec lui.

— La vérité, c’est que dès son origine, le IIIe Reich est le produit des symboles eux-mêmes qui mènent souverainement le jeu. Personne n’a compris l’avertissement pourtant éloquent de l’inflation de 1923, cette nuée de billets de banque démonétisés, de symboles monétaires ne symbolisant plus rien qui s’abattit sur tout le pays avec la rage destructrice d’un nuage de sauterelles. Or notez que c’est précisément cette même année où le dollar vaut 4,2 billions de marks que Hitler et Ludendorff, escortés par une poignée de partisans, marchent sur la place de l’Odéon à Munich pour renverser le gouvernement de la Bavière. Vous connaissez la suite : la fusillade qui fauche seize membres de l’escorte hitlérienne, Göring grièvement blessé, Hitler lui-même, entraîné dans sa chute par Scheubner-Richter mortellement atteint, qui se démet l’épaule. Et ensuite les treize mois de captivité du Führer dans la forteresse de Landsberg où il écrit Mein Kampf. Mais tout cela est accessoire. Dans tout ce qui touche désormais à l’Allemagne, l’homme est accessoire. Ce qui compte seul dans cette journée du 9 novembre 1923 à Munich, c’est un drapeau, c’est le drapeau à croix gammée des comploteurs tombé au milieu des seize cadavres dans une mare de sang qui le souille et qui le consacre. Désormais ce drapeau de sang – die Blutfahne – va devenir la relique la plus sacrée du parti nazi. Depuis 1933, il est exhibé chaque année par deux fois. D’abord le 9 novembre lorsque la marche sur la Feldherrnhalle de Munich est reconstituée, comme le jeu de la Passion au Moyen Âge, mais surtout en septembre, lors du Reichsparteitag de Nuremberg qui marque le sommet du rituel nazi. Alors la Blutfahne, tel un géniteur fécondant une suite indéfinie de femelles, est mise en contact avec les nouveaux étendards qui aspirent à cet ensemencement. J’ai vu cette scène, monsieur Tiffauges, j’affirme que le geste du Führer accomplissant le rite nuptial des emblèmes est celui-là même du reproducteur guidant de sa main la verge du taureau dans les voies vaginales de la vache. Et l’on voit défiler des armées entières, dont chaque homme est un porte-drapeau, et qui ne sont que des armées de drapeaux, une vaste mer, houleuse et creusée par le vent, d’étendards, d’enseignes, de bannières, d’emblèmes et d’oriflammes. La nuit, les torchères achèvent cette apothéose, car leur lumière embrase les hampes, les étamines et les figures de bronze qui les couronnent, et noient dans les ténèbres de la terre la masse humaine, vouée à une fin obscure. Enfin lorsque le Führer s’avance sur l’autel monumental pour officier, cent cinquante projecteurs de D.C.A. flambent d’un seul coup, et édifient au-dessus de la Zeppelinwiese une cathédrale de lumière dont les piliers de huit mille mètres de haut attestent la portée sidérale du mystère célébré.

« Vous aimez la Prusse, monsieur Tiffauges, parce que sous la lumière hyperboréenne, dites-vous, les signes brillent d’un éclat incomparable. Mais vous ne voyez pas encore où mène cette prolifération redoutable de symboles. Dans le ciel saturé de figures se prépare un orage qui aura la violence d’une apocalypse, et qui nous engloutira tous ! »

 

*

 

É. S.

Cette nuit vers trois heures, alerte générale. J’assiste pour la première fois à ce que les enfants appellent une « mascarade », et qui est l’une des brimades les plus révoltantes accouchées par une cervelle de sous-officier prussien. En réalité, Raufeisen se rend compte que la discipline tombe en floches à Kaltenborn et que le contrôle de la napola lui échappe. Et il réagit rageusement par des coups violents assenés de loin en loin.

Les enfants ont l’ordre de se rassembler en formations dans la cour, en tenue de campagne, dans un délai de trois minutes. Les punitions pleuvent sur les retardataires. Puis, après l’inspection, pleuvent à nouveau sur ceux dont la tenue laisse à désirer. Ils sont au garde-à-vous depuis un quart d’heure quand un nouveau commandement retentit. Dans deux minutes, tout le monde doit se retrouver à la même place, cette fois en uniforme de Jungvolk. Galopade dans les escaliers. Ruée dans les dortoirs. Bousculade autour des armoires. Pluie de punitions sur ceux qui ouvrent la bouche, puis sur les retardataires, puis sur ceux qu’un détail non réglementaire signale à l’attention de l’Alei. Nouveau quart d’heure d’immobilité. Rompez. Dans deux minutes, tout le monde ici en tenue de sortie. Puis en survêtement de gymnastique. Puis en uniforme de parade. Les dents serrées, ils s’acharnent tous à n’être que des petits robots, mais j’en vois qui pleurent d’exaspération.

J’aurais pu rester dans mon lit. En vérité, je ne pouvais pas manquer cette parade vestimentaire. J’observe passionnément comment leur personnalité s’accommode de cette succession de tenues différentes dont ils me donnent le spectacle malgré eux. Leur personnalité ne transparaît pas à travers les vêtements, comme une voix traverse un mur plus ou moins distinctement selon son épaisseur. Non, c’est chaque fois une nouvelle version de leur personnalité qui est proposée, tout à fait nouvelle et d’un effet imprévisible, mais aussi complète que la précédente, et que la nudité. C’est comme un poème qui traduit dans telle langue, puis dans telle autre, ne perdrait rien de sa magie, mais se parerait chaque fois de charmes nouveaux et surprenants.

Les vêtements sont autant de clés du corps humain, au niveau le plus trivial. À ce degré d’indistinction, clé et grille se confondent plus ou moins. Clés parce que portés par le corps, les vêtements s’apparentent en vérité à la grille parce qu’ils couvrent le corps parfois entièrement, comme une traduction in extenso, voire comme un commentaire prolixe plus vaste que le texte commenté. Mais il s’agit justement d’un commentaire prosaïque, bavard et frivole, sans portée emblématique.

Le vêtement plus encore que clé ou grille est instrument de cadrage du corps. Le visage est cadré – et donc commenté, interprété – par le couvre-chef en haut, par le col en bas. Les bras deviennent autres selon que la manche est plus ou moins longue, plus ou moins collante ou flottante, ou tout à fait absente. Collante, la manche courte épouse le contour du bras, fait ressortir le modelé du biceps, la saillie pulpeuse du triceps, accuse la rondeur charnue de l’épaule, mais sans complaisance, sans invitation au contact. Flottante, elle efface la rondeur du bras, le fait paraître plus grêle, mais elle appelle dans son ampleur accueillante l’étreinte qui en prendra possession et remontera au besoin jusqu’à l’épaule. La culotte courte et la chaussette cadrent le genou et l’interprètent différemment selon que la première descend plus bas, que la seconde monte plus haut. Un genou étroitement cadré par une culotte un peu longue et une chaussette un peu haute se trouve réduit à sa dure et sèche fonction de tête de bielle. Il exprime la rigueur, l’efficacité et l’indifférence à la chair. En l’absence de chaussette haute, ou si celle-ci tire-bouchonne sur la chaussure, la tendresse du mollet prend toute sa valeur et vient contrarier la prétention du genou à l’austérité. L’image évoque nettement l’échec d’une discipline imposée du dehors à un être insouciant et charmant qui s’en défend, sans même y songer, par l’usage que son corps fait spontanément des vêtements qu’on lui donne. Plus harmonieuse est la composition d’une chaussette très haute, s’arrêtant au ras du genou, ou même le couvrant en partie, et d’une culotte très courte, découvrant largement la cuisse. Alors c’est la cuisse qui est cadrée et exaltée, et le genou n’apparaît plus que comme son appui effacé. C’est la formule royale, celle qui unit la rigueur du vêtement et la célébration lyrique de la chair, l’ordre respecté et l’éloge de la partie de la jambe la plus pleine, la plus douce, et la plus invitante. Avec un instinct très sûr, c’est la formule qu’on a le plus souvent appliquée dans les diverses tenues des petits hommes, et notamment dans l’uniforme du Jungvolk et dans la tenue de sport. Mais la chaussette haute faut trop souvent à sa fonction. Trop courte, mal tirée ou roulée, elle dénude excessivement la jambe et la prive de toute interprétation. Il n’y a plus alors d’espoir que dans la chaussure qui doit être assez cabocharde pour rattraper in extremis tout l’édifice en débandade, assez têtue et goguenarde pour lui fournir le socle puissant qui lui manque.

 

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É. S.

Lothar Wüstenroth. Né le 19 décembre 1932, au lieu dit Bärenwinkel. Taille : 148 cm. Poids : 35 kg. Périmètre thoracique : 77 cm. Indice céphalique horizontal : 72.

Fin et vibrant comme un arc, sa minceur donne une valeur extraordinaire à son modelé musculaire dont la plénitude surprend. Échancrure thoracique en forme d’ogive largement ouverte. Voilà un caractère auquel Blättchen n’avait pas songé, et pourtant toute l’architecture du torse en dépend. Chez les sujets les moins favorisés, on dirait que le thorax est fermé par le rapprochement des côtes qui se rejoindraient sur le devant. Dans la banalité des cas, l’échancrure est triangulaire, et forme un V renversé. Les branches du V peuvent s’incurver, mais le profil est d’autant plus harmonieux qu’on se rapproche davantage du plein cintre. Plus encore que de la hauteur du front ou du dessin de la bouche, c’est de cette ouverture du thorax que dépend le degré d’inspiration de tout l’être. Ici, je ne joue pas sur les mots. Il est logique qu’à ce niveau, le sens propre et le sens figuré se confondent, tout de même qu’on ne doit jamais perdre de vue qu’esprit vient de spiritus dont le premier sens est souffle, vent.

Visage bref, comme stylisé, masque osseux que trouent la bouche mince, le nez à peine ébauché et les flaques mauves des yeux, et qu’amenuise le lourd casque de cheveux de platine, arrondi par le Topfschnitt (coupe au bol) en usage ici. Nul besoin de l’attirail anthropométrique de Blättchen pour dégager, grâce à ce chef exemplaire, la règle d’or de la beauté humaine. Cette beauté tient dans l’importance du crâne par rapport au visage. Toute la supériorité esthétique de l’enfant sur l’adulte est là. Le crâne a atteint chez l’enfant sa grosseur définitive ; il ne grandira presque plus. Au contraire, le visage doublera au moins de surface, et ainsi s’évanouira la beauté. Car dans cette importance grandissante du visage par rapport au crâne, la tête se rapproche du type animal. En effet, la proportion crâne-visage est inversée chez l’animal : une tête de chien, de cheval est tout visage – je veux dire tout front, orbites, nez, bouche – le crâne étant réduit à presque rien. Je note également que les hommes et les femmes dont on admire communément la beauté ont conservé quelque chose de cette proportion – ou disproportion – enfantine entre le crâne et la face. Sur la ligne qui va de l’animal à l’homme, l’enfant se situe ainsi au-delà de l’adulte et doit être considéré comme suprahumain, surhumain. Et d’ailleurs n’est-ce pas la même conclusion qui s’impose touchant l’intelligence ? Si on définit l’intelligence comme la faculté d’apprendre des choses nouvelles, de trouver des solutions à des problèmes se présentant pour la première fois, qui donc est plus intelligent que l’enfant ? Quel adulte serait capable, s’il ne l’avait pas fait dans son enfance, d’apprendre à écrire, et plus encore d’apprendre à parler ex nihilo, sans partir d’une langue déjà acquise ?

Cependant que j’achève ces notes, il attend docilement, en station hanchée, posé sur sa jambe gauche, vivante et fragile colonne, la cuisse droite, molle et inerte, faisant opposition. Sexe piriforme : le gland et les testicules sont réunis en trois masses à peu près égales par un réseau de plis qui convergent vers l’étroit pédoncule soudé au pubis.

Je lève la tête, et il me sourit.

 

*

 

Les enfants sont réunis dans la salle des chevaliers du château, transformée ce soir en un vaste et obscur amphithéâtre, bruissant de murmures et de rires étouffés. Un podium bas est éclairé par quatre torchères qui font bouger les voûtes dont les nervures retombent en faisceau sur les piliers. Comme à l’accoutumée, si tout a été réglé à l’avance, le secret a été bien gardé, et c’est dans un silence ébahi qu’on voit soudain le Kommandeur apparaître en grand uniforme de général sur le podium. Sa vie en retrait dans l’ombre de la napola, ses vêtements civils sans apparence, le mystère qui enveloppe cet homme dont personne cependant – même les enfants les plus jeunes – n’ignore que son prestige et ses titres éclipsent la gloriole macabre des S.S., tout contribue à donner à son intervention de ce soir un relief extraordinaire. Il parle, et le silence se fige plus encore, parce que sa voix est sourde, à peine perceptible. On dirait que la foule des enfants, noyés dans la pénombre, se penche vers lui pour l’entendre. Mais peu à peu le ton monte, le timbre s’affermit, les hautes figures qu’il invoque envahissent les lieux.

— Jungmannen, dit-il, on va procéder cette nuit à une cérémonie qui est le point culminant de votre jeune carrière. Trois d’entre vous vont se voir conférer le Seitengewehr. Haïo, Haro et Lothar vous porterez désormais au côté gauche le glaive dont la double invocation Sang et Honneur dominera votre vie et votre mort. Nulle part ailleurs cette cérémonie ne trouve un écho aussi grave que sous ces voûtes qui furent édifiées par mon ancêtre Hermann, comte von Kaltenborn, chevalier du Christ des Deux Épées en Livonie, prieur de l’ordre des Porte-Glaive, électeur de Pomérellie et archiatre de Riga. Il est votre patron et votre maître pour autant que vous êtes ou deviendrez ce soir des petits Porte-Glaive. Aussi faut-il que vous sachiez qui il était et comment il vivait, afin que vous puissiez en toute situation répondre à cette question : que ferait le grand Hermann à ma place ?

« Comme tous les chevaliers de son temps, Hermann von Kaltenborn a d’abord forgé son cœur au terrible soleil de l’Orient. Il a connu toutes les souffrances et aussi toutes les joies des grandes croisades. Mais il ne se contentait pas – comme la plupart de ses compagnons – de pourfendre les infidèles. Moine hospitalier, il savait soigner les malades et les blessés, et il rapporta dans nos régions des vulnéraires et des électuaires secrets que lui avaient communiqués des mages du Levant et qui le rendirent célèbre à la cour épiscopale de Riga. Au début du XIIIe siècle, il prend part à toutes les batailles qui assurent aux Porte-Glaive la maîtrise des confins hyperboréens, depuis les rivages de la Baltique jusqu’aux bords de la Narva et du lac Peipus. Les Porte-Glaive n’étaient qu’une poignée, quelques centaines, ni plus ni moins que vous, Jungmannen, réunis dans cette salle. Mais c’était des géants ! Ils ne possédaient rien, ni richesse, ni femme, ni même une volonté propre ayant prononcé les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils dormaient en armes, leur épée posée près d’eux, qui était leur seule épouse en somme, car telle était la rigueur de la règle qu’ils ne pouvaient embrasser leur mère, ni leur sœur. Deux jours de la semaine, ils se nourrissaient de lait et d’œufs, et ils jeûnaient le vendredi. Ils ne pouvaient avoir de secret pour leurs chefs, ni recevoir aucun message qui ne leur fût communiqué. Lorsqu’ils partaient en guerre sur des chevaux gros comme des éléphants, leurs cuirasses et leurs armes étaient si formidables que chacun d’eux ressemblait à une forteresse ambulante. Mais sous la cotte de mailles, leurs épaules et leur dos saignaient secrètement, parce qu’ils s’appliquaient mutuellement la discipline avant de combattre…

« À leur tête marchait le plus grand d’entre eux, Hermann von Kaltenborn, et le rayonnement de sa sainteté était si puissant que les chênes millénaires de la forêt païenne s’agenouillaient sur son passage. Hermann préférait l’hiver à toute autre saison plus aimable, parce que la rigueur du froid symbolise celle de la morale, parce que le dépouillement des forêts rappelle celui d’une vie sainte, parce que la pureté du ciel nettoyé par la bise évoque celle de l’âme décharnée par la foi. Et aussi pour les terres durcies, les marais solidifiés et les lacs gelés qui favorisaient la progression de ses charrois et de son artillerie.

« De tous les arbres, il préférait le sapin, parce qu’il est dru et droit, vert et vernissé, étagé régulièrement comme un édifice de justice, parce qu’il est en un mot le plus allemand des arbres. »

Le Kommandeur parle longtemps ainsi, brassant le passé, le présent et l’avenir, comparant le glaive enfantin que les Jungmannen portent sur la hanche gauche aux épées titanesques qui menacent le ciel sur le garde-corps de la grande terrasse, la guerre menée par les Panzerdivisionen contre l’U.R.S.S., aux luttes des chevaliers allemands contre les Slaves, les deux batailles de Tannenberg, celle de 1410 qui marqua la fin des Teutoniques et des Porte-Glaive succombant sous le nombre des Polonais et des Lituaniens, et la glorieuse revanche de 1914 qui consacra l’écrasement des Russes de Samsonov par les Allemands de Hindenburg. Il évoque enfin, pour les opposer, l’attitude de la France et celle de l’Allemagne à l’égard de leurs moines-chevaliers respectifs, retour de Terre sainte : au moment même où les Teutoniques édifiaient Marienburg, symbole de leurs droits sur la province que leur empereur et leur pape leur avaient donnée, les Templiers français, accablés de calomnies, montaient sur les bûchers de Philippe le Bel. Aussi, tandis que l’esprit des chevaliers allemands continuait à vivre sur cette terre et dans ces murs, la France n’avait pas fini d’expier le crime du Roi faussaire. Mais pas une fois, note Tiffauges, le Kommandeur ne fait allusion à l’Atlante enseveli qui porte la forteresse sur ses épaules.

Après cette allocution, tous les Jungmannen se lèvent et chantent le poème de K. Hofmann :

 

Déployez les étendards gorgés de sang

Faites jaillir la flamme jusqu’au ciel[13]


et les vieilles voûtes vibrent sous l’assaut des voix métalliques. Puis la centurie à laquelle appartiennent les trois novices se rassemble sur le glacis pour la veillée solennelle.

Ce n’est pas une petite affaire, car il s’agit de demeurer éveillé jusqu’au lever du soleil, rangés en un demi-cercle ouvert du côté de l’Orient. Au moment où le globe de feu surgirait derrière les hauts de Nickelsberg, les Jungmannen entonneraient un hymne héliophanique. Puis le centurion rappellerait aux trois catéchumènes la fidélité absolue à laquelle ils s’engagent envers le Führer en devenant ses Porte-Glaive, et il les adjurerait de sortir du rang et de s’éloigner s’ils ne se sentent pas la force de mourir, sans poser de questions, pour le IIIe Reich. Enfin, il leur remettrait solennellement leur arme dans la gloire des premiers rayons.

 

*

 

Peut-être cette cérémonie qui les avait réunis y était-elle pour quelque chose : Haïo et Haro devinrent inséparables de Lothar. Où qu’il allât, quoi qu’il fît, Lothar le nerveux, le démonstratif, l’infatigable était flanqué des deux jumeaux, calmes, taciturnes et volontiers musards. Au début, les Jungmannen avaient réagi contre ce triangle qui allait à l’encontre des règles de conduite implicites de toute communauté. Mais les trois nouveaux avaient opposé aux allusions et aux moqueries un front d’indifférence si imperturbable que les attaques s’étaient découragées, et le trio était devenu un fait indiscuté.

Tiffauges qui les observait avec prédilection avait facilement relevé que les jumeaux servaient l’enfant aux cheveux blancs avec un dévouement tacite et instinctif. Sans hâte, mais sans hésitation, avec une sorte de prescience infaillible, ils formaient toujours et partout, à eux deux, le cadre idéal où Lothar venait s’inscrire et se conforter. Lors des rassemblements, pour le salut aux couleurs ou l’appel, pendant les exercices de voltige à cheval, d’athlétisme aux agrès, ou de tir au Mauser-HJ réduit à six millimètres, Haïo et Haro étaient toujours là les premiers, et Lothar, léger, bouillant et hâtif, trouvait sa place entre eux.

Un matin gris et brumeux, l’Alei faisait évoluer les enfants sur le quadrilatère du combattant. Les survêtements rouges se détachaient vivement dans la lumière pâle sur le sable blanc. Tiffauges s’arrêta devant le trio qui faisait la pyramide, Lothar dressé sur les mains, soutenu à droite par Haïo, à gauche par Haro. Tous les Jungmannen formaient ainsi des groupes de trois, mais ils paraissaient défectueux et hétéroclites en comparaison de la figure composée par l’enfant aux cheveux blancs flanqué des jumeaux-miroirs, si bien équilibrée, si justement posée, si rigoureusement symétrique.

— Ah, ces trois-là, je les avais déjà repérés ! Quoi qu’ils fassent, ils sont toujours unis, comme les épées de Kaltenborn.

Tiffauges n’avait pas entendu le Kommandeur qui s’approchait en s’appuyant sur sa canne ferrée. Il se retourna pour le saluer.

— Oui, poursuivit le Kommandeur, ils sont si bien ajustés qu’on les dirait échappés à quelque bonne et antique armoirie !

Au signal de l’Alei, le garçon du centre de chaque groupe sauta sur ses pieds, et se figea avec les autres au garde-à-vous.

— Ce fond blanc, ces silhouettes rouges, ça ne vous rappelle rien, Tiffauges ? reprit le vieil homme, suivant son idée. Que diriez-vous si je vous faisais chevalier attaché à ma maison avec un blason rappelant le mien, selon l’usage, par exemple d’argent à trois pages de gueule dressés en pal ? Ah, ah, ah ! D’ailleurs, c’est bien vous, je crois, qui avez recruté ces garçons ?

La plaisanterie allait si loin dans le sens même des préoccupations du Français qu’il s’approcha lentement du Kommandeur d’un air interrogatif, sans songer que son attitude pouvait être interprétée comme une menace.

— Vous noterez, poursuivit le vieil homme imperturbable, que si l’héraldique fait appel aux plantes et surtout aux animaux, elle use rarement de la figure humaine. Pourquoi ? Je me suis posé la question. Certes les armoiries de Prusse comportent un écu soutenu par deux sauvages, leur massue posée à terre. On rencontre aussi parfois une tête de Maure, ou bien ce sont des êtres fantastiques, mi-humains, mi-animaux, centaures, sphinx, sirènes ou harpies. Mais d’homme, de femme, d’enfant, point que je sache, ou bien rarement.

Il avait fait demi-tour et marchait lentement vers le château en choisissant les endroits où il posait le pied. Il s’arrêta soudain.

— Tenez, il me vient une idée. Ne pensez-vous pas que l’inscription d’un être vivant dans un blason soit implicitement associée à une idée de sacrifice ? En somme, si nous remontons aux origines, l’animal-totem est un animal possédé, tué, mangé, et c’est ainsi d’ailleurs qu’il communique ses vertus au porteur de l’emblème. Au demeurant, l’emblème humain le plus connu, le plus sacré, qu’est-ce que c’est, je vous prie ? Le Christ en croix ! Symbole par excellence de l’holocauste suprême ! Alors, évoquer dans ses armes le sacrifice rituel d’un aigle ou d’un lion, ou le meurtre d’un monstre comme le dragon ou le minotaure, ou encore la maîtrise d’un esclave noir ou d’un sauvage, c’est dans l’ordre. Mais un guerrier, une femme, un enfant surtout ! Voyez un peu, mon pauvre Tiffauges, avec mes trois pages de gueule dressés en pal j’allais vous donner les armes d’un ogre ! Ah, ah, ah !

 

*

 

É. S.

Revenant d’Ebenrode avec Barbe-Bleue, je rejoins un enfant à bicyclette. Je retiens Barbe-Bleue, et je reste au petit trot pour ne pas le doubler. Que se passe-t-il ? La bicyclette est un objet qui a hauteur et longueur, mais pas d’épaisseur. Le corps qui s’y inscrit est réduit du même coup à un profilé où toutes ses lignes sont exaltées. Il est clarifié, épuré, ramené à une épure. C’est un bas-relief, c’est une médaille. Il n’y a qu’une jambe dont un miroir nous donne à voir la face interne. Le pied ne touche pas le sol. Il est entraîné dans un mouvement circulaire parfait auquel participent le mollet, le genou, la cuisse longue, et qui vient mourir dans les émouvantes oscillations de la petite croupe sur la selle. Les muscles jouent visiblement, et selon un cycle monotone, comme ils le feraient sur une planche anatomique animée. Le buste d’une immobilité totale évoque par ses épaules remontées jusqu’aux oreilles une attitude de mépris ou de peur.