Les derniers combats de l’année 1944 eurent pour enjeu en Prusse-Orientale la ville de Goldap, à une centaine de kilomètres au nord-est de Kaltenborn. Conquise maison par maison, le 22 octobre, par les troupes du 3e Front de Russie blanche commandées par le général Tcherniakovski, elle devait être reprise le 3 novembre par une contre-offensive du 29e Panzerkorps du général Decker. Jusqu’à la nouvelle offensive soviétique qui devait être déclenchée le 13 janvier 1945, une accalmie permit à la population de mesurer le danger qui la menaçait et d’apprécier la valeur des assurances prodiguées par le gouvernement nazi. Envisager l’éventualité d’une invasion de la Prusse-Orientale par l’armée rouge, c’était se rendre coupable d’un acte criminel de défaitisme et de trahison. Le long cortège des réfugiés de l’Est que les Soviétiques poussaient devant eux – paysans blancs-russiens d’abord, puis lituaniens, population du territoire de Memel, et enfin les premiers Allemands de Prusse-Orientale – ne devait en aucun cas être considéré par les civils allemands comme un avertissement. Sur les places des villages et dans les jardins publics des villes, on voyait se balancer au bout d’une corde des citoyens convaincus d’avoir fait des préparatifs de départ. Aussi l’armée rouge surprit-elle en plein ahurissement la population civile des régions abandonnées par la Wehrmacht. Des soldats soviétiques rapportèrent qu’en entrant dans des fermes, ils avaient trouvé toutes les bêtes à l’écurie ou à l’étable, le feu ronflant dans la cheminée, une soupe en train de mijoter sur la cuisinière. Sur les routes étroites et rares du pays, dans le froid polaire du cœur de l’hiver, une cohue sauvage mêlait les réfugiés de toutes nationalités fuyant vers l’ouest aux convois de la Wehrmacht montant vers le front ou regagnant ses arrières.

Bien qu’il demeurât en grande part étranger aux événements extérieurs, Tiffauges eut deux fois l’occasion d’être témoin de ce lamentable exode. Ce fut d’abord peu avant la Noël 1944 sur la route d’Arys à Lyck. Alors qu’une colonne militaire poursuivait son lent cheminement vers Lyck, le convoi des réfugiés allant en sens inverse semblait paralysé par le froid. Un bouchon avait dû se former du côté d’Arys, et l’on aurait dit que les charrois se dissolvaient sous l’effet de l’immobilité, parce que les hommes profitaient de la halte pour vérifier les harnais des chevaux et l’arrimage des ballots, tandis que les enfants s’égaillaient sur les talus et dans les boqueteaux avoisinant la route. Tiffauges remonta les files au petit galop en direction d’Arys, et rencontra au bout de quinze cents mètres l’origine du barrage, que lui signala d’assez loin un groupe de civils et de militaires affairés autour de deux voitures enchevêtrées. Un attelage militaire dérapant sur une courte pente glacée avait heurté si malencontreusement un chariot de paysan que le timon du chariot s’était enfoncé comme un épieu dans le poitrail d’un des chevaux militaires. La bête qui agonisait était tombée sur les genoux, soutenue à droite par le cheval voisin, à gauche par celui du chariot – et tous deux ruaient et se cabraient pour sortir de l’imbroglio.

Tiffauges avait été profondément impressionné par le spectacle de l’exode. Il pensait à celui des Français en juin 1940 qui paraissait en comparaison un embarquement pour Cythère – et il se répétait la prière de l’Écriture sainte : Priez pour que votre fuite n’ait pas lieu en hiver. L’image du cheval empalé par le poitrail s’imprima ineffaçablement en lui, car il ne manqua pas d’y soupçonner un symbole – hélas indéchiffrable – ou, mieux encore, une figure héraldique inconnue, mais non sans affinité avec les armes de Kaltenborn. Ce qu’il vit en revanche, lorsque la colonne des réfugiés put de nouveau s’ébranler, était dépourvu de toute aura symbolique et ressortissait à l’horreur la plus nue : un cadavre humain incorporé à la chaussée gelée, mille et mille fois écrasé, aplati, broyé par les chenilles des chars, les pneus des camions, les roues des charrettes ou simplement le martèlement des bottes, tellement qu’il n’avait pas plus d’épaisseur qu’un tapis, un tapis qu’on aurait grossièrement découpé selon une silhouette humaine, et où l’on distinguait vaguement un profil, un œil et des mèches de cheveux.

Quelques jours plus tard, il devait faire sur la route de Lötzen à Rhein une rencontre qui le bouleversa plus intimement encore. Il les avait vus venir de loin, tous ces prisonniers, la tête enveloppée dans un cache-col et coiffée d’un calot militaire, les pieds emmaillotés dans des chiffons de laine ou du papier journal ficelés en bottes, traînant derrière eux au bout d’une corde leurs valises de tôle ou de carton-pâte, transformées en luges par l’adjonction de petits patins de bois. Ils étaient des centaines, un millier peut-être, nullement absorbés et muets comme les autres réfugiés, mais bavardant et plaisantant au contraire, et balançant sur leur hanche des musettes gonflées de provisions. Dès leur survenue, Tiffauges sut à quoi s’en tenir, mais la première phrase en français qu’il entendit ne le blessa pas moins comme une écharde. Il ouvrit la bouche pour les saluer, les interroger, mais une oppression qui ressemblait à de la honte lui nouait la gorge. Il se souvenait tout à coup, avec une nostalgie qui le surprenait, du chauffeur Ernest, de Mimile le Maubeugeois, de Phiphi de Pantin, de Socrate, et surtout du fou Victor. Rien ne l’empêchait en somme de se joindre à ces hommes qui marchaient gaiement en direction de la France et qui s’apprêtaient à couvrir près de deux mille kilomètres de terres labourées par la guerre, en plein hiver, avec des bottes de chiffons et de papier… Il baissa les yeux sur ses propres bottes, ses belles bottes noires et souples de seigneur de Kaltenborn, qu’il avait le matin même cirées et lustrées de ses mains. Les prisonniers défilaient devant lui maintenant, et ils baissaient la voix, le prenant pour un Allemand, sauf un petit noiraud qui ressemblait à Phiphi, et qui lui lança au passage :

— Fritz kaput ! Sovietski partout, überall !

Cette gouaille parisienne surgissant déjà dans ce fugitif contact avec les siens rappela soudain à Tiffauges la distance infranchissable qui l’avait toujours séparé – lourd, taciturne et mélancolique – du gentil peuple de ses camarades. Il fit faire demi-tour à Barbe-Bleue qui manifestait son impatience en encensant bruyamment, et reprit la route de Kaltenborn. Il eut bientôt oublié cette rencontre, car il appartenait désormais à cette Prusse qui croulait autour de lui, mais il fut hanté jusqu’à son arrivée au château par l’image du Roi des Aulnes, immergé dans les marécages, protégé, par une lourde nappe de limon, de toutes les atteintes, celle des hommes et celles du temps.

 

*

 

É. S.

Ce matin à Gumbinnen. Devant l’échoppe du cordonnier, une file d’attente de femmes et de vieillards, chacun avec un morceau de vieux pneu à la main. Dans l’atelier, on se déchausse et on attend que le cordonnier ait cloué le caoutchouc usé en guise de semelle neuve aux chaussures agonisantes…

À mesure que croît ma puissance, j’assiste dans l’angoisse et le ravissement au démantèlement concomitant de la nation allemande. Les petits enfants ont été évacués vers l’arrière. Les grands sont appelés à devenir auxiliaires de D.C.A. (Flakhelfer), par suite les écoles ferment les unes après les autres. Seuls les bureaux de poste des chefs-lieux de canton (Kreisorte) fonctionnent encore, et l’envoi d’une lettre ou d’un paquet oblige à parcourir des kilomètres. Dans les mairies un vieillard tient lieu de maire, d’adjoint et de secrétaire, et il n’effectue plus que les opérations les plus indispensables parmi lesquelles – à côté des distributions de cartes d’alimentation et de l’annonce aux familles de la mort d’un des leurs au champ d’honneur – le Gauleiter a exigé qu’on comprenne les mariages. Le grand Reich croulant veut cependant assurer sa descendance dans la légalité. Il n’y a plus un seul médecin à cent kilomètres à la ronde.

On entend parfois les gens se plaindre que la vie se complique. La vérité, c’est qu’elle se simplifie, mais, plus simple, elle devient d’autant plus dure, plus âpre. Les circuits – administratifs, commerciaux et autres – de la vie moderne étaient autant de petits ressorts qui amortissaient les frottements entre les hommes et les choses. De plus en plus la population est confrontée à la réalité brute.

Parce qu’il s’effondre, ce pays me touche de plus en plus près. Je le vois tomber nu à mes pieds, faible, rendu, réduit à la plus extrême indigence. On dirait que, basculant, il exhibe ses fondements, toujours enfouis auparavant, mais soudain déchaussés, étalés au jour. C’est comme un insecte culbuté qui rame dans l’air de ses six pattes autour de son ventre blanc et mou, tourné vers le ciel, soudain dépossédé de la proximité obscure et protectrice du sol. On croit sentir l’odeur de terre humide et de pourriture vivante qui imprègne le ventre blême de la nation bouleversée. Ci-gît le grand corps sans défense de la Prusse, toujours vivant et chaud, mais étalant ses parties molles et vulnérables sous mes bottes. Il n’en fallait pas moins pour soumettre ce pays et ses enfants aux exigences de mon impérieuse tendresse.

 

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Raufeisein disparut huit jours. Il revint un soir à la tête d’un convoi de camions de la Werhmacht qui déchargèrent dans la cour du château trois mille Panzerfaust, et mille deux cents mines antichars. Les Panzerfaust, petits lance-roquettes individuels extraordinairement efficaces, malgré leur légèreté et leur simplicité, avaient fait leur apparition à point nommé, comme l’arme idéale des francs-tireurs isolés contre les blindés de l’envahisseur. Le projectile à charge creuse, lorsqu’il explosait sur un blindage, projetait un jet de gaz brûlant et un noyau de métal en fusion à la vitesse de plusieurs milliers de mètres à la seconde et à la température de plusieurs milliers de degrés. Par le trou du blindage percé, du métal liquide fusait à l’intérieur du char, blessait où tuait l’équipage, et enflammait les vapeurs de graisse et d’essence en suspension dans l’habitacle. Mais le Panzerfaust n’avait qu’une portée limitée à quatre-vingts mètres, et les instructeurs insistaient sur la nécessité de laisser approcher la cible aussi près que le courage du tireur le permettait. Quinze mètres, telle était la distance idéale, répétaient-ils, mais c’était aussi la distance héroïque, follement téméraire qui exigeait face au char lourd un sang-froid proche de l’inconscience.

Aussi Raufeisen s’employait-il, au cours des séances théoriques qui avaient lieu dans une salle du château où l’on avait dressé un tableau noir, à apprivoiser le monstre blindé dans l’esprit des enfants.

— Le char est sourd et à moitié aveugle, affirmait-il en martelant ses mots. Vous l’entendez, il n’entend rien. Le bruit du moteur empêche même l’équipage enfermé de distinguer la nature et l’origine des coups : armes automatiques, artillerie, aviation.

« Il voit mal. Les organes de visée sont limités par des angles morts considérables, qui englobent notamment son voisinage immédiat. Les secousses de la progression rendent l’observation encore plus précaire. De nuit, il est forcé de marcher tourelleau et volets ouverts.

« Le char ne peut pas tirer partout en même temps, ni dans son voisinage immédiat. Les angles morts s’ajoutant aux trente secondes au moins que demande la tourelle pour accomplir un tour complet doivent permettre à un fantassin résolu d’agir sans risque. L’angle mort du canon varie entre sept et vingt mètres, et celui des armes automatiques entre cinq et neuf mètres selon le type du char. Enfin il est impossible au char d’effectuer des tirs précis en plein mouvement. Pour tirer au canon avec précision, il faut qu’il s’arrête, donnant ainsi l’alerte au voltigeur. »

Puis il énumérait les six points vulnérables du char sur lesquels le tireur doit concentrer ses coups, et qui sont le train de roulement, le plancher, le système d’aération, le moteur, la gorge de la tourelle et les organes de visée.

À mesure qu’il parlait, les enfants voyaient s’animer une bête fabuleuse, d’une force redoutable, mais lente, bruyante, maladroite, myope et sourde, et ils la comparaient au gibier rouge et noir qu’ils avaient l’habitude de chasser. Gibier certes plus dangereux que les cerfs, mais plus facile à approcher et à abattre, une sorte de sanglier supérieur, en somme, rien de plus. Et ils riaient de plaisir en imaginant les bonnes parties de chasse qui se préparaient.

Le tir réel au Panzerfaust qui se déroulait dans la lande d’Eichendorf, sur des cibles constituées par des murettes de briques affectant grossièrement la forme de chars, les rappela à une réalité plus rude. L’explosion de départ, le jet de flammes qui fusait dans la nuque du tireur, le hululement de la roquette ricochant dans la neige lorsqu’elle n’explosait pas parce qu’elle avait percuté le sol sous un angle trop fermé, le coup d’arrivée, ce dard de feu qui éparpillait les briques des murettes comme des confettis – les enfants comprirent vite qu’on venait de leur donner un jouet infernal et qu’un âge nouveau commençait pour eux. Le premier accident eut lieu d’ailleurs le surlendemain, et coûta la vie à l’un des Jungmannen, Hellmut von Bibersee.

Selon le principe du canon sans recul, la charge de départ se répartit en deux pressions égales, l’une vers l’avant, lançant le projectile, l’autre vers l’arrière qui doit se perdre dans l’atmosphère. Le danger principal pour le tireur et les servants réside dans cette langue de feu, vomie par le tube, du côté où l’on pense n’avoir rien à redouter. Si elle rencontre un obstacle trop proche, elle rejaillit en éclaboussures meurtrières sur le tireur. Mais c’est surtout un servant se trouvant placé derrière le tireur qui est exposé aux plus grands risques, car la flamme est mortelle jusqu’à une distance de trois mètres.

Lorsque Tiffauges apprit que Hellmut avait été totalement décapité par la flamme arrière d’un Panzerfaust, et que sa dépouille reposait sur un brancard dans la chapelle du château, il se rendit immédiatement à son chevet, où il demeura seul une partie de la nuit.

 

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É. S.

Je n’ai pu me détacher avant les premières lueurs du jour de l’observation de ce corps maigre et comme dessiné à l’encre de Chine sur le drap blanc où il était posé, structure osseuse chargée çà et là de masses musculaires qui saillaient en ronde bosse, comme des boules de gui dans les branches dénudées d’un arbre. Cette image bizarre fait-elle assez sentir qu’il n’y avait plus rien d’humain dans cette dépouille décapitée ? Plus rien d’humain, je veux dire plus rien qui la rattache aux affairements des adultes. Hellmut von Bibersee n’était plus Hellmut, et ne venait de nulle part. C’était l’essence de l’être tombée du ciel comme un aérolithe, et appelée à se fondre dans la terre. La mort donnait à sa chair une plénitude qu’elle n’avait jamais connue à l’état vif. Les tendons, les nerfs, les viscères, les vaisseaux, toute cette machinerie secrète qui la réchauffe et qui l’irrigue avait fondu en une masse homogène et dure qui n’était plus que forme et poids. Même la cage thoracique soulevée comme par une inspiration profonde, et le tendre vallonnement de la tunique abdominale sonnaient le plein et excluaient absolument toute suggestion de pantèlement. C’était bien entendu autour de la notion de poids – de poids mort – que devait cheminer ma méditation, et l’acte phorique devait en être le couronnement.

J’ai toujours soupçonné la tête de n’être qu’un petit ballon gonflé d’esprit (spiritus, vent) qui soulève le corps, le tient en position verticale, et lui retire du même coup la plus grande partie de son poids. Par la tête, le corps est spiritualisé, désincarné, éludé. Décapité au contraire, il tombe sur le sol, soudain rendu à une incarnation formidable, doué d’une pesanteur inouïe. La gémellité, qui s’accompagne d’une partition de l’esprit et d’un alourdissement proportionné de la chair, m’avait fourni une version relative de ce phénomène que la mort restitue dans son absolu. De là ces volumes qui paraissent avoir gagné un surcroît de plénitude, malgré l’inertie de ce corps flaccide privé de tous ses ressorts.

J’ai soulevé le petit gisant dans mes bras, en fixant les yeux sur l’horrible plaie qui couvre l’emplacement du cou. Aussitôt malgré ma force, et bien que je m’y attendisse, j’ai chancelé sous la charge. J’affirme solennellement que ce corps sans tête pesait le triple ou le quadruple de son poids vif.

Quant à l’extase phorique, elle m’a emporté dans un ciel noir qu’ébranlait de seconde en seconde la pulsation des canons de l’Apocalypse.

 

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É. S.

Au cœur de la nuit. Ils sont tous là, rassemblés sur l’hypnodrome, réduits à la plus totale soumission. Que faire ? Gros papillon de nuit, pelucheux et gauche, je volette lourdement de l’un à l’autre, ne sachant pas comment épancher mon désir, cette soif plaintive qui concerne aussi le cœur. Le phalène nocturne vole, ailé d’amour, vers l’ampoule électrique. Et, parvenu tout contre, au comble de la proximité de la chose irrésistiblement attirante, il ne sait que faire. Il ne sait qu’en faire. En effet que ferait donc un papillon d’une ampoule électrique ?

En vérité, je ne cesse de repousser un soupçon qui m’obsède avec tant d’insistance que je vais le laisser s’inscrire sur ce feuillet dans le secret de cette nuit. Se pourrait-il que ma veillée auprès de la dépouille de Hellmut m’eût donné à tout jamais le goût d’une chair plus grave, plus marmoréenne que celle qui ronflote et s’ébroue gentiment sur l’hypnodrome ?

 

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É. S.

L’une des plus lourdes fatalités qui pèsent sur moi – mais ne faudrait-il pas dire plutôt : l’une des plus lumineuses bénédictions qui planent sur ma tête ? – c’est que je ne puis formuler une question ou un vœu sans que tôt ou tard le destin ne se charge de lui donner une réponse. Et cette réponse me surprend presque toujours par sa force, bien que je sois rompu de longue date à ce genre de coup.

Que faire de ces enfants enfermés par moi dans le vase clos de Kaltenborn ? Je sais maintenant pourquoi le pouvoir absolu du tyran finit toujours par le rendre absolument fou. C’est parce qu’il ne sait qu’en faire. Rien de plus cruel que ce déséquilibre entre un pouvoir-faire infini et un savoir-faire limité. À moins que le destin ne fasse éclater les limites d’une imagination indigente, et ne viole une volonté vacillante.

Je connais depuis hier le mode d’emploi atroce et magnifique de mes enfants.

Raufeisen ne relâche pas son effort pour que Kaltenborn réponde aux instructions de résistance à outrance réitérées par le Führer. La mort de Hellmut n’a pas ralenti les exercices de tir au Panzerfaust. Une centurie sur deux travaille également par roulement à l’établissement de barrages de mines antichars. Il s’agit de Tellerminen à plateau, relativement peu dangereuses à manipuler, car elles n’explosent que sous un poids de quarante kilos minimum. En revanche, elles pèsent chacune quinze kilos, et mettent à rude épreuve la force et l’endurance des Jungmannen qui les transportent des camions aux emplacements choisis, les « passages obligés » d’une éventuelle percée des chars ennemis. On y dispose les mines en quinconce sur une profondeur de deux cents à trois cents mètres, de telle sorte que trois mines barrent deux mètres de front.

J’avais conduit sans inquiétude l’un des camions militaires, que la Wehrmacht nous prête pour quelques jours encore, chargé de cinq cents mines lourdes, de quoi faire sauter toute une ville. Deux chargements avaient été précédemment dispersés, et seuls une vingtaine de garçons m’attendaient. Le règlement veut que chaque homme emporte une mine – et une seule – et qu’il progresse seul à une distance de quarante mètres au moins des porteurs les plus proches. Je présidai à la distribution, après quoi, j’emboîtai le pas au dernier porteur, à la fois par désœuvrement, curiosité et amitié.

C’était Arnim, d’Ulm, dans le Wurtemberg. Un de ces petits paysans souabes, courts et râblés, à la tête ronde et au crâne dur que rachètent dans l’esprit des sélecteurs S.S. des yeux vert clair et un poil doré. Des Auvergnats blonds, en somme, d’autant plus que le Souabe a dans le reste de l’Allemagne la réputation d’être avare, rancunier, terre à terre et sale. Mais j’aimais bien cet Arnim pour sa force, accumulée principalement dans ses jambes, visiblement trop robustes pour son poids et qui – contre leur apparence de lourdeur – lui donnaient une démarche légère, presque bondissante, comme si elles s’amusaient à chaque pas d’être si faiblement lestées.

Pourtant, cette fois, il n’avait plus sa démarche élastique, Arnim d’Ulm, car il traînait au bout de son bras droit le lourd disque de mort, cette galette de tôle blindée qui déséquilibrait sa silhouette, déportée vers la gauche, cependant que son bras libre était tendu en balancier à l’horizontale. Il progressait à petits pas rapides, et je me rapprochai de lui en songeant vaguement à l’aider malgré les instructions. Ayant parcouru une centaine de mètres, il s’arrêta et changea de main après avoir remis en place le tampon de chiffon enroulé autour de la poignée trop fine et trop coupante. Il repartit à petits pas plus pressés encore, tendant cette fois le bras droit dans le vide. Puis il s’arrêta à nouveau, et, m’apercevant, il sourit et gonfla ses joues pour exprimer sa fatigue. Il adopta enfin une technique sans doute moins éprouvante, mais tout à fait étrangère au règlement du minage et du déminage qu’on nous avait enseignée. Soutenant la mine des deux mains par le bas, il la porta appuyée sur son ventre, le buste légèrement rejeté en arrière. Ses deux arrêts m’avaient considérablement rapproché de lui, et je n’étais qu’à une dizaine de mètres environ quand l’explosion s’est produite.

Je n’ai rien entendu. J’ai vu une lueur blanche flamber tout à coup à la place de l’enfant, et, aussitôt après, une bourrasque rutilante, une rafale de sang gazeux m’a enveloppé et m’a précipité sur le sol. J’ai dû perdre conscience quelque temps, car j’ai le souvenir d’avoir été entouré et emporté presque aussitôt, ce qui n’est guère concevable. À l’infirmerie, on s’est trouvé fort surpris de me trouver intact : du sang qui me couvrait uniformément des pieds à la tête, pas une goutte n’était mienne. Arnim pulvérisé en un brouillard de globules rouges m’a seul ensanglanté.

Venant après ma veillée auprès de Hellmut, ce farouche baptême a fait de moi un autre homme.

Un grand soleil rouge s’est levé tout à coup devant ma face. Et ce soleil était un enfant.

Un ouragan vermeil m’a jeté dans la poussière, comme Saul sur le chemin de Damas, foudroyé par la lumière. Et cet ouragan était un jeune garçon.

Un cyclone écarlate a enfoncé ma figure dans la terre, comme la majesté de la grâce ordinante cloue au sol le jeune lévite. Et ce cyclone était un petit homme de Kaltenborn.

Un manteau de pourpre a pesé d’un poids intolérable sur mes épaules, attestant ma dignité de Roi des Aulnes. Et ce manteau était Arnim le Souabe.

 

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É. S.

Frais et dispos depuis belle lurette, je me suis attardé entre les mains lénifiantes de Frau Netta sans raison avouable. À la réflexion, il est surprenant que je ne me sois pas aventuré plus tôt dans cette partie des sous-sols, convertis en infirmerie, dont l’odeur sucrée et agressive d’éther me jette dans d’étranges transports. La chair ouverte, blessée est plus chair que la chair intacte, et elle a ses vêtements propres, les pansements, qui sont grilles de déchiffrement plus éloquentes que les vêtements ordinaires. Cette atmosphère mêlée d’angoisse et d’extase m’a reporté d’un seul coup à l’infirmerie de Saint-Christophe où j’ai dû faire un séjour après que Pelsenaire m’eut fait laver de ma propre bouche son genou blessé.

Je suis aujourd’hui grâce à Dieu assez fort et assez lucide pour supporter que toute la lumière soit faite sur cet épisode malheureux, mais de si vaste portée. Il ne m’aura pas fallu moins que toutes ces années pour pouvoir arracher l’aveu de la vérité à ce qu’il y a en moi de plus réticent et de plus pudique. Mais soyons justes et gardons-nous de tout anachronisme : lorsque la fièvre et les convulsions me terrassèrent aux pieds de Pelsenaire, je ne songeais évidemment pas à analyser ce qui m’arrivait. Je vivais trop immédiatement les événements de ma vie pour tenter de gloser sur eux. Et au demeurant, l’eussé-je fait, que l’excès des malheurs qui m’accablaient eût été une explication suffisante à mon effondrement nerveux. Mais il y eut ensuite un assez long repos à l’infirmerie – une quinzaine de jours peut-être – qui aurait dû m’ouvrir les yeux, si la peur obscure d’en apprendre trop sur moi-même ne les avait tenus obstinément fermés.

Aujourd’hui donc, aujourd’hui seulement, je suis en mesure d’écrire la vérité sur cette crise, et je le fais avec le minimum de mots : ce qui m’a dévasté au moment où mes lèvres ont rencontré les lèvres de la blessure de Pelsenaire, ce n’est rien d’autre qu’un excès de joie, une joie d’une insupportable violence, une brûlure plus cruelle et plus profonde que toutes celles que j’avais subies précédemment et que j’ai endurées depuis, mais une brûlure de plaisir. Il était tout à fait exclu que mon organisme vierge, et tout clos encore sur sa propre tendresse, supportât une pareille fulguration.

Quant aux jours d’infirmerie qui suivirent, ils ne furent en somme que la reprise adoucie, diluée, et comme attendrie de cette épreuve intolérable. L’odeur d’éther douceâtre et pleine d’équivoque, qui poissait tout et imprégnait jusqu’aux aliments, me faisait vivre dans une ivresse légère, à la fois heureuse et inquiète. Mais c’était surtout l’attrait qu’exerçaient sur moi les pansements, et la curiosité avide avec laquelle je suivais l’enlèvement successif de la bande, du tampon d’ouate et de la gaze, pour surprendre, au centre de la peau blanchie et gaufrée, le visage de la plaie qui chauffèrent et illuminèrent ces heures fiévreuses. Un rectangle de taffetas maintenu en place par un croisillon de sparadrap me troublait davantage que les plus capiteux des falbalas. Quant à la plaie elle-même, son dessin, sa profondeur, et même les étapes de sa cicatrisation fournissaient à mon désir un aliment combien plus riche et plus inattendu que la simple nudité d’un corps, aussi appétissant fût-il ! Ces étapes, c’étaient les croûtes qui les jalonnaient, tantôt arrachées et rouvrant une blessure nouvelle d’où sourdait le sang, tantôt tombant d’elles-mêmes et découvrant un peu d’épiderme nouveau-né, rose et translucide. Il n’était pas jusqu’aux désinfectants qui ajoutaient à la plaie un air de sophistication provocante. Sur les traînées laiteuses de l’eau oxygénée, la teinture d’iode dessinait, comme au henné, un maquillage fantastique. Mais rien n’égalait le vermillon criard d’un produit nouveau – suspecté d’inefficacité parce que indolore – le mercurochrome. Sans doute certaines plaies avaient la rectitude sobre et rigoureuse des bouches véraces aux lèvres minces, mais elles étaient l’exception. La plupart étaient hilares, grimaçantes et fardées comme des gueules de putain.

 

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É. S.

Ce matin, les quatre cents enfants étaient rassemblés en formation serrée sur le glacis. Ils venaient de faire leur mise en train, et malgré le froid ils n’étaient vêtus que de la culotte de sport noire, torses nus, jambes nues. Raufeisen, parce qu’il devait être à onze heures à la Kommandantur de Johannisburg, était casqué, sanglé, botté, monoclé, et il marchait nerveusement en ployant son stick sous son bras. Ah, j’ai bien deviné, rien qu’à le voir caparaçonné comme un hanneton devant toute cette innocence désarmée, le sentiment ignoble qui a envahi son âme ! Il a donné un ordre bref, et les rangs ont croulé en avant, comme des dominos, et il n’y a plus eu qu’une immense jonchée de corps aussi régulièrement étalés que les andains de blé ou d’herbe après le passage du faucheur. Alors, il s’est avancé au milieu des corps, non pas entre les corps, mais sur eux. Ses bottes ont osé fouler ce tapis humain, écrasant au hasard une main, une fesse, une nuque. Il s’est même arrêté au milieu de ce champ d’enfants fauchés, et il a allumé un cigare, jambes écartées, stick coincé sous le bras…

Avec un instinct diabolique, tu as trouvé très précisément la formule de l’acte antiphorique par excellence, et pour cela, Stefan de Kiel, je t’annonce une mort cruelle et imminente !

 

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Ils venaient de Reval et de Pernau en Estonie, de Riga et de Libau en Lettonie, de Memel et de Kowno en Lituanie, et ils attiraient moins l’attention que les autres réfugiés parce qu’ils voyageaient principalement de nuit, sous une escorte de S.S. qui faisait le vide autour d’eux. Une vieille paysanne qui les avait vus passer au clair de lune dans un silence fantomatique raconta que les morts des cimetières de l’Est s’étaient levés de leurs tombes, et fuyaient devant l’ennemi, violeur de sépultures. D’autres témoins confirmèrent que leur crâne rasé surplombait une face de tête de mort, mais ils ajoutaient qu’ils flottaient comme des mannequins de bâtons articulés dans des pyjamas rayés et qu’ils étaient parfois enchaînés les uns aux autres. Lorsque l’un d’eux tombait d’épuisement, l’escorteur le plus proche l’achevait d’une balle de revolver dans la nuque, et ainsi cet exode secret laissait derrière lui des vestiges.

Tiffauges ne rencontra jamais l’une de ces colonnes provenant des usines de mort, des mines et des carrières, des ghettos ou des camps de concentration de l’Est qu’il fallait évacuer en catastrophe devant l’armée rouge. Un jour pourtant qu’une affaire l’avait fait remonter au nord jusqu’à Angerburg, il arrêta Barbe-Bleue pour découvrir un corps caché dans le fossé bordier sous une vieille cape de berger. C’était le cadavre d’un être sans sexe et sans âge, impossible à identifier, sinon par un numéro tatoué sur le poignet gauche, et par un J jaune se détachant sur une étoile de David rougeâtre cousue au côté gauche. Il remonta à cheval, mais ce fut pour s’arrêter encore, deux kilomètres plus loin, devant un paquet de toiles de sacs appuyé à une borne. Il s’agissait cette fois d’un enfant, coiffé d’un bonnet formé de trois pièces de feutre cousues ensemble. Il respirait, il vivait encore. Tiffauges le secoua doucement, voulut en tirer des réponses. Vainement. Il était plongé dans une torpeur qui paraissait proche de la mort. Lorsque Tiffauges le souleva dans ses bras, il eut le cœur serré de le trouver si incroyablement léger, comme s’il n’y avait rien dans le ballot de tissus grossiers d’où sortait sa tête. Il reprit au pas le chemin de Kaltenborn. La citadelle était encore à une bonne vingtaine de kilomètres ; il y arriverait, comme il le souhaitait, avant le lever du jour.

Une heure plus tard en effet, la claire nuit hyperboréenne l’environnait de ses scintillements et de ses mystères. Barbe-Bleue avançait d’un pas paisible et régulier, et la glace du chemin éclatait en étoiles sous le martèlement tranquille de ses fers. Ce n’était plus la chevauchée tumultueuse qui ramenait Tiffauges à Kaltenborn après une chasse fructueuse, serrant dans ses mains une proie blonde et fraîche. Il n’était pas porté par l’ivresse phorique habituelle qui lui arrachait des rugissements et des rires hagards. Sur sa tête, le grand bestiaire sidéral tournait lentement dans le cirque du ciel autour de l’étoile polaire. La Grande Ourse et son Chariot, la Girafe et le Lynx, le Bélier et le Dauphin, l’Aigle et le Taureau se mêlaient à des créatures sacrées et fantastiques, la Licorne et la Vierge, Pégase et les Gémeaux. Tiffauges cheminait avec une lenteur solennelle, sentant confusément qu’il inaugurait une ère absolument nouvelle en accomplissant sa première astrophorie. Sous son grand manteau, l’enfant Porte-Étoile remuait parfois les lèvres, prononçant des mots dans une langue inconnue.

La plus grande partie des combles du château n’était couverte que par la toiture en tuiles disjointes qui laissaient le passage à toute une population d’oiseaux nocturnes. Mais il existait cependant dans l’encoignure d’un grenier un petit galetas clos, point de convergence des tuyaux de chauffage et de purge, où il était possible, à l’aide d’un primus à pétrole d’appoint, d’entretenir une chaleur de serre. C’est là que Tiffauges installa son protégé, sur un lit de camp qu’il prit au hasard parmi le matériel accumulé dans les débarras. Puis il descendit aux cuisines, et en remonta un bol de bouillie de semoule au lait qu’il s’efforça vainement de lui faire avaler.

Dès lors sa vie se partagea entre ses occupations habituelles à l’intérieur et à l’extérieur de la citadelle, et cette cellule matelassée, surchauffée où il tentait avec acharnement de rendre la vie au corps délabré d’Éphraïm. Impossible de donner un âge à cet enfant qui pouvait avoir indifféremment entre huit et quinze ans, et dont la débilité physique contrastait avec la précocité mentale. Tiffauges avait trouvé à l’infirmerie un savon de pyrèthre avec lequel il lavait doucement le crâne d’Éphraïm couvert d’une calotte nauséabonde formée de cheveux agglutinés à des lentes et à des croûtes. Mais c’était surtout sa dysenterie qui l’inquiétait avec ses coliques torturantes qui tordaient le corps squelettique, rejetant des selles blanchâtres striées de sang dans le plat que Tiffauges glissait sous lui. Ensuite il demandait à boire, beaucoup, inlassablement, et lorsque Tiffauges était absent, il se traînait seul vers le gros robinet de cuivre du grenier qu’entouraient les tuyaux, haches, lances et seaux de la panoplie anti-incendie. Puis il tombait dans des sommeils coupés de cauchemars et de luttes contre des adversaires invisibles. Tiffauges avait installé dans son logement une petite cuisine qui lui permettait de préparer, sans attirer l’attention, les jus de viande et les bouillons de légumes dont il nourrissait le malade.

Il fallut attendre deux jours pour que l’enfant commençât à lui parler. Il s’exprimait dans un yiddish mêlé de mots hébreux, lituaniens et polonais dont Tiffauges ne comprenait que les éléments d’origine allemande. Mais ils disposaient pour se comprendre d’un temps indéterminé et d’une inépuisable patience, et lorsque l’enfant tournait vers lui son mince visage poudré de dartres et dévoré par ses grands yeux noirs, Tiffauges l’écoutait de toutes ses oreilles, de tout son être, car il voyait s’édifier un univers qui reflétait le sien avec une fidélité effrayante et qui en inversait tous les signes.

Il découvrait que sous cette Allemagne, tout entière exaltée et polarisée par la guerre, le réseau des camps de concentration formait un monde souterrain sans rapports – autres qu’accidentels – avec le monde superficiel des vivants. Dans toute l’Europe occupée par la Wehrmacht – mais principalement en Allemagne, en Autriche et en Pologne – près d’un millier de villages, de hameaux, de lieux-dits formaient une carte géographique infernale qui sous-tendait le pays et qui avait ses hauts lieux, ses capitales, mais aussi ses sous-préfectures, ses nœuds de communication, ses centres de triage. Schirmeck, Natzviller, Dachau, Neuengamme, Bergen-Belsen, Buchenwald, Oranienburg, Theresienstadt, Mauthausen, Stutthof, Lodz, Ravensbrück… Ces noms avaient dans la bouche d’Éphraïm la valeur de points de repère familiers sur cette terre des ombres qui était la seule qu’il connût. Mais aucun ne brillait d’un éclat aussi noir que celui d’Oswiecim, à trente kilomètres au sud-est de Katowice, en Pologne, que les Allemands appelaient Auschwitz. C’était l’Anus Mundi, la grande métropole de l’abjection, de la souffrance et de la mort vers laquelle convergeaient de tous les points de l’Europe des convois de victimes. Éphraïm y était arrivé si jeune qu’il lui semblait y être né, et il paraissait presque fier d’avoir grandi dans cet abîme qui se parait d’un prestige funèbre aux yeux du peuple concentrationnaire. Arrêtés par les Services spéciaux en juillet 1941, peu après l’invasion de l’Estonie par la Wehrmacht, ses parents et lui avaient été envoyés directement à Auschwitz. De leur arrivée en wagons à bestiaux, il ne se souvenait précisément que des ballons captifs qui formaient un chapelet de saucisses dans le ciel sombre. Des S.S. réglaient l’évolution de l’immense troupeau à coups de grands bâtons. Puis il y avait eu la douche, la tonte, la désinfection, et on leur avait enjoint pour se rhabiller de puiser dans un monceau de guenilles disparates, à la grande joie des enfants.

— On jouait à mettre des robes de femme, certains couraient en boitillant parce qu’ils n’avaient que deux chaussures droites ou deux chaussures gauches. On aurait cru que c’était Pourim[16] !

Et Éphraïm ne pouvait retenir un petit rire de crécelle en évoquant cette arrivée burlesque. Ensuite il avait été séparé de ses parents qu’il ne devait jamais revoir, et affecté aux blocs où étaient parqués les enfants de moins de seize ans et où se trouvaient même quelques bébés. Un ancien professeur venait leur faire la classe, et il n’oublierait jamais le sujet d’un devoir qu’on leur avait donné une fois : que vous arriverait-il si l’attraction universelle venait à cesser ? Réponse : nous nous envolerions tous dans la lune. Éphraïm ne pouvait s’empêcher de pouffer à cette idée ! Souvent les S.S. étaient gentils avec eux. Les enfants pouvaient garder leurs cheveux. On leur avait donné une table de ping-pong, et même un ballot de vêtements provenant du Canada.

Lorsque Éphraïm prononça pour la première fois le mot Canada, Tiffauges comprit que la promulgation de la grande inversion maligne venait de retentir. Le Canada, c’était une province de son rêve personnel, c’était le refuge de son enfance nestorienne et de ses premiers mois de captivité prussienne. Il exigea des précisions.

— Le Canada ? répondit Éphraïm surpris de tant d’ignorance. C’était le trésor d’Auschwitz. Tu comprends, les détenus portaient sur eux ce qui leur restait de plus précieux, des pierres fines, des pièces d’or, des bijoux, des montres. Quand on les avait gazés, leurs vêtements étaient rangés avec tout ce qu’on avait trouvé dans leurs poches et les doublures dans un baraquement spécial qu’on appelait justement le Canada.

Tiffauges ne pouvait se résigner sans discussion à cette horrible métamorphose de ce qu’il possédait de plus secret et de plus heureux.

— Mais pourquoi, pourquoi appeliez-vous ces baraquements le Canada ?

— Ah, parce que pour nous, le Canada, c’est la richesse, c’est le bonheur, c’est la liberté ! Tu comprends, moi, on m’a toujours dit : « Si tu veux être heureux, émigre au Canada. Ton grand-oncle Jehuda possède une fabrique de vêtements à Toronto. Il est riche, il a de nombreux enfants. » Moi je rêvais d’aller aussi au Canada. Je l’ai trouvé à Oswiecim.

— Et qu’est-ce qu’il y avait encore au Canada ?

— Des pièces pleines de vêtements, d’autres où il n’y avait que des lunettes, des lorgnons, et même des monocles. Ah, et puis aussi une baraque pleine de cheveux. Des cheveux de femmes qui devaient avoir vingt centimètres de long au moins pour pouvoir être utilisés. Alors pour pouvoir reconnaître, malgré leurs cheveux longs, les femmes qui s’évaderaient, on leur tondait une mince tranchée au milieu de la tête. On emportait les cheveux par wagons entiers. Il paraît qu’on en faisait du feutre pour les surbottes des soldats allemands en Russie.

Tiffauges ne pouvait entendre ce récit sans se revoir traînant un sac de cheveux d’une main, offrant de l’autre un cuissot de chevreuil à Frau Dorn, et il se souvenait de l’épouvante de la grande femme, fuyant à reculons en faisant non, non, non de la tête, de ses mains, de tout son corps. Elle avait dû entendre parler des cheveux d’Auschwitz, elle, et croire qu’on voulait la faire travailler dans cette vaste et funèbre entreprise.

Puis Éphraïm raconta le supplice des appels qui pouvaient durer jusqu’à six heures, et pendant lesquels les détenus devaient demeurer debout, immobiles quelle que fût la température. Et Tiffauges reconnut aussitôt l’inversion diabolique de son rite d’exhaustion totale qui s’accomplissait dans le dénombrement amoureux de tous ses enfants. Dès lors, le rôle des dobermans concentrationnaires, dressés à pourchasser et à déchiqueter à mort les détenus, ne lui sembla plus qu’une touche presque légère, destinée à parfaire la monstrueuse analogie, cette contresemblance qui était son enfer personnel. En revanche la révélation des chambres à gaz maquillées en salles de douche acheva de le désespérer.

— À la fin, poursuivait Éphraïm, nous avons formé avec vingt autres enfants un Rollkommando grâce à une voiture à cheval. Le cheval, c’était nous ! Nous poussions et tirions la voiture dans tout le camp, en faisant des vraies galopades dans les grandes allées. C’était toujours moi qui courais devant et qui dirigeais la voiture en poussant le timon à droite ou à gauche. Nous transportions du linge, des couvertures, du bois. Comme ça, nous circulions dans tout le camp, nous pouvions tout voir. J’ai assisté à des sélections. Une fois, j’ai donné du rouge à une femme pour qu’elle s’en mette sur les joues et paraisse moins malade. Un jour en hiver, un kapo nous a permis d’entrer dans les chambres à gaz pour nous réchauffer. C’était des fausses salles de douche. On faisait déshabiller les condamnés en leur recommandant de bien noter où étaient leurs vêtements pour pouvoir les retrouver. On distribuait même des serviettes. Ensuite, on entassait le plus possible d’hommes et de femmes dans la pièce. À la fin, les kapos poussaient à coups d’épaule pour pouvoir fermer les portes, et ils jetaient les petits enfants par-dessus la tête des autres. Les pommes de douche étaient fausses. J’ai bien vu qu’elles étaient piquetées, mais pas vraiment percées. Quand on ouvrait les portes après le gazage, on voyait que les plus forts avaient piétiné les autres pour échapper aux vapeurs mortelles qui montaient du sol. Ça formait un tas jusqu’au plafond avec en bas les enfants et les femmes, en haut les hommes les moins faibles.

Malgré les facilités que lui donnaient son âge et son Roll kommando, Éphraïm n’avait certes pas vu par lui-même tout ce qui se passait dans l’immense métropole de la mort. Mais il avait des oreilles pour entendre, et les bruits se propageaient rapidement dans le camp. Éphraïm connaissait l’existence du quartier B, où le Dr Mengele se livrait à ses expériences médicales sur les détenus. Mengele, rapporta-t-il à Tiffauges, s’intéressait passionnément à la gémellité, et il surveillait le débarquement des convois nouveaux pour prélever à son usage les couples de frères ou de sœurs qui pouvaient s’y trouver. C’est qu’il est d’un intérêt majeur de pouvoir faire l’autopsie comparée de deux jumeaux morts simultanément, et il va de soi que le hasard à lui seul n’offre pratiquement jamais une pareille occasion. Ce hasard, la main du Dr Mengele y suppléait. Enfin on parlait à Auschwitz d’expériences de mort sous vide, pratiquées sur des détenus, pour apprendre à remédier aux suites physiologiques de la dépressurisation accidentelle des avions volant à haute altitude. Le cobaye humain était enfermé dans un caisson à l’intérieur duquel on pouvait faire le vide instantanément. Par le hublot vitré de l’appareil, on voyait le sang jaillir du nez et des oreilles de la victime, cependant que ses ongles s’enfonçaient dans la peau de son front, et d’un mouvement lent et irrésistible dépouillaient sa face de tout son masque de chair.

Abreuvé d’horreur, Tiffauges voyait ainsi s’édifier impitoyablement, à travers les longues confessions d’Éphraïm, une Cité infernale qui répondait pierre par pierre à la Cité phorique dont il avait rêvé à Kaltenborn. Le Canada, le tissage des cheveux, les appels, les chiens dobermans, les recherches sur la gémellité et les densités atmosphériques, et surtout, surtout les fausses salles de douche, toutes ses inventions, toutes ses découvertes se reflétaient dans l’horrible miroir, inversées et portées à une incandescence d’enfer. Il lui restait encore à apprendre que les deux peuples sur lesquels s’acharnaient les S.S., et dont ils poursuivaient l’extinction, étaient les peuples juif et gitan. Ainsi, il retrouvait ici poussée à son paroxysme la haine millénaire des races sédentaires contre les races nomades. Juifs et gitans, peuples errants, fils d’Abel, ces frères dont il se sentait solidaire par le cœur et par l’âme, tombaient en masse à Auschwitz sous les coups d’un Caïn botté, casqué et scientifiquement organisé. La déduction tiffaugéenne des camps de la mort était achevée.

Si Auschwitz fut le terminus de la mort pour la plupart des détenus qui franchirent son portail orné de la devise lourdement ironique Le travail, c’est la liberté (Arbeit macht frei), c’était aussi pour certains une plaque tournante d’où ils étaient expédiés vers d’autres camps, ou vers des chantiers et des usines, au gré d’une administration qui voulait à la fois et contradictoirement les anéantir et en tirer le maximum de travail. Au printemps de l’année 1944, Éphraïm partait avec un faible convoi en direction de sa Lituanie natale où il devait échouer au camp de Kaunas. Pour peu de temps, au demeurant, car dès le mois d’août, l’approche des troupes soviétiques provoquait l’évacuation du camp et un nouvel exode vers le sud-ouest, à pied cette fois. Le lamentable troupeau devait errer de camp provisoire en camp provisoire pour traverser finalement la province d’Angerburg où Tiffauges avait recueilli Éphraïm.

 

*

 

Les autorités nazies s’efforcèrent de retarder autant que possible une mesure qui devait revêtir en Prusse-Orientale une valeur symbolique funeste : le transfert en Allemagne occidentale des cendres du maréchal Hindenburg qui reposaient dans le mausolée de Tannenberg au milieu des étendards des régiments prussiens qu’il avait commandés. Ce fut chose faite en janvier 1945, au moment même où, après une accalmie de deux mois et demi, les Soviétiques lançaient une vaste offensive contre les lignes allemandes. Le 13 janvier, une vague de froid ayant rendu les lacs et les marais accessibles aux blindés, deux brigades de chars lourds appuyées par trois cent cinquante batteries d’artillerie enfoncèrent les défenses allemandes entre Gumbinnen et Ebenrode, suivis par treize divisions d’infanterie. La forêt de Rominten fut investie et les pavillons de chasse incendiés. Lorsque l’on vit, dans les champs enneigés et sur les lacs gelés, galoper librement des troupeaux de chevaux à l’œil fou et à la crinière échevelée, portant sur la cuisse droite un fer en forme de bois d’élan stylisé, on comprit dans toute la région que les haras impériaux de Trakehnen avaient cessé d’exister. Le 27, les Soviétiques se trouvant aux portes de Königsberg, des unités du génie allemand firent sauter les bunkers et les installations de la Wolfsschanze de Hitler à Rastenburg. On racontait qu’à Varzin, la vieille baronne von Bismarck, belle-fille du chancelier de fer, avait obstinément refusé de quitter le château et les terres dont le roi avait doté en 1866 le vainqueur de Sadowa. Elle était restée seule avec un vieux serviteur, après avoir seulement exigé de ses gens qu’ils lui creusassent une tombe avant de fuir, et elle attendait, frêle et intrépide, avec ses bandeaux de cheveux blancs et son face-à-main, la marée rouge à laquelle elle savait qu’elle ne survivrait pas.

Pourtant l’avance soviétique se déroulait plus selon des percées exploitées au maximum et étirées parfois sur des centaines de kilomètres que selon une ligne continue balayant tout le pays. D’innombrables îlots de résistance demeuraient sur les arrières des vainqueurs et devaient subsister d’autant plus longtemps que Hitler persistait dans ses consignes de résistance à outrance, et de refus de toute capitulation. C’est ainsi que le groupe d’armée nord, stationné en Lettonie et coupé de la Prusse-Orientale depuis le début d’octobre 1944, ravitaillé par mer grâce au port de Libau, devait tenir jusqu’à l’armistice. La forteresse de Königsberg elle-même ne se rendit que le 10 avril, et, lors de la capitulation générale de la Wehrmacht le 8 mai, plusieurs poches importantes subsistaient notamment dans la presqu’île d’Hela et sur la côte orientale de Dantzig.

Le rôle qui incombait aux napolas dans ces jours d’apocalypse avait été fixé par leur chef, le S.S.-Obergruppenführer Heissmeyer, qui avait écrit, dans une circulaire du 2 octobre 1944, qu’au cas où l’ennemi parviendrait jusqu’à elles, les napolas, presque toujours isolées en rase campagne, ne devraient pas compter sur la protection de l’armée, et qu’en conséquence toutes mesures devraient être prises pour en faire des nids de résistance autonomes[17]. Rien ne paraissait plus naturel au moment où le commandant de Königsberg mettait en ligne une unité d’enfants, gênés par la taille des casques qui leur basculaient sur les yeux à chaque coup de feu qu’ils tiraient, et pour lesquels l’alcool et les cigarettes distribuées avant les assauts avaient été remplacées par des bonbons et du chocolat[18].

Dans la nuit du 22 au 23 janvier, une grande lueur embrasa l’horizon visible de la terrasse orientale de Kaltenborn. C’était la ville de Lyck qui brûlait. Ensuite des troupes débandées défilèrent deux jours et deux nuits durant sous les murs de Kaltenborn. Des vieux chars M-2 du début de la guerre remorquaient quatre ou cinq camions surchargés de blessés qui s’aidaient de leur moteur à bout de souffle, et dérapaient en cahotant dans les ornières gelées. Des side-cars B.M.W. qui avaient fait la campagne de France, des autocars déshabillés de leur carrosserie, des trecks bâchés dont les chevaux poilus comme des ours hochaient la tête à chaque pas en soufflant un double jet de vapeur, enfin des fantassins isolés qui poussaient leur barda dans des voitures d’enfants se succédèrent, selon une progression inexorable dans le délabrement. Raufeisen crut devoir consigner les Jungmannen dans la citadelle pour leur épargner ce spectacle du naufrage de la Wehrmacht.

Puis ce fut le vide et le silence. Enfin des informations permirent le 1er février d’inscrire sur la carte le nouveau tracé du front, selon une ligne allant de Kulm à Dantzig, en passant par Graudenz, Marienwerder et Marienburg, situés à deux cents kilomètres à l’ouest de Kaltenborn. Dès lors, il était clair que la citadelle était isolée de l’arrière dans une poche où les combats avaient provisoirement cessé.

 

*

 

Tiffauges ne prêtait qu’une attention distraite à ces péripéties. Le meilleur de son temps, il le passait auprès d’Éphraïm qui avait repris un peu de vie, une petite flamme de vie curieusement sautillante, parfois même gaie. Un jour, il l’avait juché sur ses épaules, et l’avait promené dans les combles du château, décor immense, chaotique, bizarrement éclairé par des œils-de-bœuf, devant lesquels il avait arrêté l’enfant pour lui montrer les vastes étendues de forêts, de lacs et de marais qui entouraient Kaltenborn. Éphraïm y avait pris goût, et depuis, il réclamait chaque fois qu’il voyait Tiffauges sa promenade à dos d’homme.

— Cheval d’Israël, emporte-moi, lui disait-il, montre-moi les arbres, il faut que je surveille le dégel qui annoncera la nuit du 15 de Nissan.

Le jeu n’était pas sans danger, et Tiffauges ne se dissimulait pas les risques que courait l’enfant porte-étoile au milieu de cette couvée de blondes bêtes de proie. Mais l’enfer qu’avait traversé Éphraïm faisait pâlir les menaces qui continuaient à peser sur lui.

Un soir pourtant que le Cheval d’Israël venait de faire une cavalcade jusque dans l’aile nord du château, il se trouva nez à nez avec le S.S.-mann Rinderknecht venu monter quelques matelas dans les débarras. Il y eut une seconde d’hésitation mutuelle, puis, sans prendre le temps de poser Éphraïm à terre, Tiffauges saisit le S.S. par les revers de sa veste de treillis, le souleva, l’appuya contre le mur, et lui enferma la poitrine dans cet étau de chanvre qui lui fit craquer les côtes. Les débats du S.S. commençaient à faiblir, et sa face révulsée devenait bleue, quand Éphraïm poussa un cri aigu, et se mit à frapper des deux poings sur la tête de sa monture et à trépigner de toutes ses forces sur ses épaules. Tiffauges, aveuglé par la peur et la colère, l’aurait laissé faire, mais l’enfant se démena au point de tomber en arrière et de rouler sur le plancher où il se blottit avec des petits sanglots nerveux. Cette fois Tiffauges lâcha sa proie qui demeura appuyée au mur en soufflant comme un phoque, et il s’agenouilla près de l’enfant.

— Béhémoth, ne le tue pas ! répétait-il entre ses sanglots. Les soldats de l’Éternel vont venir délivrer le peuple d’Israël, mais toi, ne tue pas, non, ne tue pas ! Je te jure qu’il ne dira rien !

Tiffauges l’emporta dans son galetas sans plus se soucier du S.S. : Éphraïm avait peut-être raison, mais le risque n’en restait pas moins considérable. C’était la première fois que sur un point important il imposait sa volonté au Français. Tiffauges ne doutait pas qu’il abdiquerait désormais de plus en plus devant son protégé. Il s’y résignait le sentant plus habité encore que lui-même par la force du destin. Il voulut savoir pourtant qui était Béhémoth, et pourquoi l’enfant lui avait donné ce nom. Il le lui demanda dès le lendemain.

— C’est à cause de ta force, Cheval d’Israël, lui répondit-il. Un jour l’Éternel parla à Job du sein de la tempête, et il lui dit :

 

Vois Béhémoth que j’ai créé comme toi :

Il se nourrit de l’herbe comme le bœuf.

Vois donc, sa force est dans ses reins,

Et sa vigueur dans les muscles de ses flancs !

Il dresse sa queue comme un cèdre ;

Les nerfs de ses cuisses forment un solide faisceau.

Ses os sont des tubes d’airain,

Ses côtes sont des barres de fer.

C’est le chef-d’œuvre de l’Éternel ;

Son créateur l’a pourvu d’un glaive.

Les montagnes produisent pour lui du fourrage,

Autour de lui se jouent toutes les bêtes des champs.

Il se couche sous les lotus,

Dans le secret des roseaux et des marécages.

Les lotus le couvrent de leur ombre,

Les saules du torrent l’environnent…

 

Éphraïm avait psalmodié ces versets du Livre de Job dans le sing-sang des récitants talmudiques. Il conclut sa récitation par son rire de farfadet.

Tiffauges – auquel l’image du Roi des Aulnes couché dans le secret des roseaux et des marécages s’était immédiatement imposée – admirait sa certitude dans le triomphe final de son dieu, et il se rapprochait de lui, comme d’un foyer ardent, pour profiter du rayonnement de sa foi prophétique. Un jour l’eau vint à manquer, les vannes du bassin collecteur du district ayant été détruites par les bombes. Puis elle se remit à couler petitement dans les robinets, mais teintée de rouge, et elle laissait une traînée de rouille sur les éviers et les lavabos. Éphraïm n’en fut pas surpris : la première plaie d’Égypte, n’était-ce pas les eaux de tout le pays changées en sang ? Les temps étaient mûrs, répétait-il, et la délivrance approchait.

 

*

 

À la fin du mois de mars, le froid céda brusquement. Une tempête de vent et de pluie balaya tout le pays, charriant pêle-mêle des nuées d’étourneaux, de pluviers et de vanneaux, soulevant en vagues furieuses les eaux des lacs dégelés, noyant sous des inondations les rues des villages situés dans les bas-fonds. Puis le vent baissa, et l’on vit passer à haute altitude les formations en V des oies sauvages. Les enfants servant la batterie de D.C.A. ne purent se retenir d’ouvrir le feu sur ces cibles vivantes qui traversaient leur champ. Lorsqu’un obus explosait au milieu d’un vol serré, l’ensemble des oiseaux se désintégrait dans un nuage de plumes que les tireurs saluaient en hurlant.

Raufeisen se félicita de ce dégel précoce qui ne pourrait que retarder une éventuelle attaque soviétique. Le soir même, dans le calme revenu d’une nuit pleine de bourgeonnements et d’odeurs, on entendit pour la première fois, dans le lointain, le cliquetis précis, sec, terrifiant des chenilles russes. S’il y avait eu le moindre doute, il aurait été dissipé par l’arrivée d’un jeune paysan qui montait à cru un petit alezan trakehnien, ses pieds nus bizarrement chaussés d’éperons. Il arrivait d’Arys, gros bourg situé à une quinzaine de kilomètres, presque complètement évacué, où il était resté avec quelques vieillards et des bêtes. Les Soviétiques y étaient depuis trois heures, et ils devaient le talonner de près. Aussitôt Raufeisen fit occuper tous les emplacements de combat qu’il avait prévus, et auxquels les Jungmannen étaient affectés par groupes et par colonnes.

L’attente eût été longue, si la musiquette nombreuse et insistante des trains de chenilles avait laissé quelque répit à l’esprit. Enfin deux chars apparurent sur le glacis dans la pénombre du crépuscule et s’avancèrent tous feux éteints vers le rempart. C’étaient des T-34, ces pachydermes fabriqués par les paysans sibériens, incroyablement rustiques, avec leurs plaques de blindage mal ajustées, pleines de bavures grosses comme le pouce, leurs chenilles larges comme des tapis roulants, leurs lignes basses et fuyantes, mais insensibles au froid et à la boue, et qui roulaient pesamment depuis les confins de l’Asie, en écrasant sous eux les Panzerdivisionen de Hitler.

Ils stoppèrent, leurs phares s’allumèrent et balayèrent la muraille qui paraissait aveugle. Ils étaient suivis par un de ces petits caissons automobiles amphibies, d’origine américaine, très appréciés dans ces régions de lacs et de fondrières. Un officier en descendit, et alla se placer devant les tanks, de telle sorte que sa silhouette se détachait violemment dans les faisceaux des phares. Il avait à la main un mégaphone. C’était le lieutenant Nicolas Dimitriev, vétéran de Stalingrad, décoré sur le front de Minsk, légendaire parmi ses soldats et ses camarades pour sa témérité et sa chance. Il approcha l’entonnoir électrique de son visage, et lança quelques mots en allemand avec l’accent chantant des Ukrainiens.

— Je ne suis pas armé ! Nous savons qu’il n’y a que des enfants ici. Rendez-vous ! Aucun mal ne vous sera fait. Ouvrez les portes…

Sa phrase fut interrompue par une rafale de mitrailleuse partie d’une des tours de flanquement. Le mégaphone roula dans la neige, et le lieutenant Dimitriev porta les mains à sa poitrine. Mais les phares des chars s’éteignirent, et on ne le vit pas tomber. L’obscurité fut aussitôt trouée à nouveau par les éclairs de départ d’un feu nourri de roquettes qui convergeaient sur les chars. Les moteurs Diesel hurlèrent, et les deux monstres amorcèrent un mouvement de retraite précipitée. Mais l’un des deux avait été déchenillé déjà, il fit une embardée et heurta l’autre char avec un bruit d’enclume. Ils s’immobilisèrent, comme deux taureaux affrontés, sous une grêle de projectiles qui les dépouillaient de toutes leurs pièces en relief. Un torrent de fumée noire s’échappait de leurs flancs. Il y eut une demi-heure d’accalmie, puis le tonnerre d’une pièce de 155 faisant du tir direct sur les remparts ébranla l’atmosphère, prolongé par la musique cristalline de toutes les vitres des bâtiments qui volaient en éclats. L’instant d’après, on entendait le grondement plus lointain de la batterie de Flak qui devait prendre en enfilade la route de Schlangenfliess, sans doute encombrée de colonnes soviétiques.

Il n’entrait pas dans les intentions de Raufeisen de défendre les remparts à outrance. Il avait prévu de les évacuer après le premier engagement, et de concentrer ses tirs sur l’entrée ou sur la brèche dans laquelle se jetteraient les blindés soviétiques. Mais à ces calculs manquait un élément essentiel : l’évaluation de la puissance de feu de l’assaillant. Il fut surpris par l’importance de l’artillerie qui prit les vieux murs à partie. Au lieu d’ouvrir une brèche limitée, facile à encadrer, elle se livra à un démantèlement en règle de la citadelle, faisant basculer les remparts par pans entiers sur les édifices construits à leur pied. Une heure plus tard, deux mitrailleuses lourdes quadruplées, montées sur des camions à plate-forme, se mettaient en position à l’abri des hangars et prenaient sous leur feu toutes les ouvertures de la façade du château, tandis que des sections d’obusiers – cibles médiocres pour les Panzerfaust – se dispersaient autour des bâtiments. Les positions de la défense allaient devenir intenables. Il ne restait plus aux assiégés qu’à tenter de rejoindre les commandos de voltigeurs dispersés hors de l’enceinte avec mission de harceler les blindés et l’artillerie autoportée de l’assaillant, à partir de points variables et imprévisibles.

Tiffauges achevait de troquer ses beaux habits de maître de Kaltenborn contre sa vieille défroque de prisonnier français marquée des deux lettres énormes K.G. lorsque les premiers obus de mortier commencèrent à pleuvoir sur la toiture. Il se hâta de monter dans les combles, éperonné par la vision fugitive qu’il eut en passant devant une pièce d’angle, dont la porte était fracassée, des corps de trois Jungmannen gisant pêle-mêle sur l’affût d’un F.M. pointé vers le rectangle noir de la fenêtre. Dans l’un des greniers, un stock de matelas dégageait une fumée grasse et suffocante qui traînait sur le sol, malgré les grandes brèches de ciel étoilé ouvertes dans la toiture. Tiffauges se rua dans la cambuse d’Éphraïm.

L’enfant juif était assis devant la petite table branlante de sa chambre qu’il avait recouverte d’un rectangle de tissu blanc. Il y avait disposé des tranches de pain, un os de mouton, des herbes, un verre contenant de l’eau rougie de vin.

— Éphraïm, il faut partir, lui cria-t-il en entrant. Les Soviétiques détruisent le château !

— En quoi cette nuit du 15 de Nissan est-elle différente de toutes les autres nuits ? lui demanda Éphraïm gravement.

— Viens, il n’y a pas une minute à perdre !

— Béhémoth, chef-d’œuvre de l’Éternel, réponds-moi : « Cette nuit-là, nous sommes sortis d’Égypte ». En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ?

— Cette nuit-là nous sommes sortis d’Égypte, répéta Tiffauges subjugué.

Mais un tremblement de terre secoua le plancher sous ses pieds, et une grêle de plâtras tomba du plafond.

— Viens avec moi, Éphraïm, il faut partir !

— Oui, nous allons partir, dit l’enfant en écartant la table. Les soldats de l’Éternel frappent de mort les aînés des Égyptiens, mais ils protégeront notre fuite. Mais si tu ne veux pas t’asseoir avec moi à la table du Seder, laisse-moi au moins réciter les premiers versets de la Haggada.

Il se recueillit, et ses lèvres se mirent à remuer. Il y eut encore quelques explosions de grenades, auxquelles succéda un silence plus angoissant encore que la cannonade. Tiffauges s’impatienta.

— Ta Haggada, tu la finiras sur mes épaules. Allons, en selle sur le cheval d’Israël ! ordonna-t-il en s’agenouillant près de l’enfant.

Quand il quitta le galetas en se baissant pour faire passer la porte à Éphraïm juché sur ses épaules, le crépitement des mitraillettes qui retentissait de toutes parts, et le silence persistant de l’artillerie, semblaient indiquer que l’assaut avait été donné au château. Il dut faire demi-tour, car l’aile gauche des combles n’était plus qu’un brasier. Il fallait descendre par l’escalier central, et se risquer dans le corps principal des bâtiments d’où venait le bruit des combats. À chaque pas, Tiffauges rencontrait des Jungmannen tués, les uns intacts et comme endormis, isolément ou par grappes – et il songeait avec un déchirement à l’hypnodrome –, d’autres mutilés, déchiquetés, méconnaissables. Des ordres criés en russe et des coups de revolver l’obligèrent à remonter d’un étage. Une porte était ouverte : le bureau du Kommandeur. Il s’y précipita. La grande fenêtre dominant la terrasse des épées béait comme une brèche dans le fond. Tiffauges s’appuya contre une tapisserie pour reprendre force. C’est alors que le cri s’éleva. Tiffauges le reconnut aussitôt, et il sut qu’il l’entendait pour la première fois dans son absolue pureté. Cette longue plainte gutturale et modulée, pleine d’harmoniques, certains d’une étrange allégresse, d’autres exhalant la plus intolérable douleur, elle n’avait cessé de retentir depuis son enfance souffreteuse dans les couloirs glacés de Saint-Christophe jusqu’au fond de la forêt de Rominten où elle saluait la mort des grands cerfs. Mais ces échos plus ou moins lointains n’avaient été qu’une suite d’approches tâtonnantes de ce chant transcendant qui venait de monter avec une insoutenable clarté de la terrasse des épées. Il savait qu’il entendait pour la première fois à l’état originel la clameur suspendue entre la vie et la mort qui était le son fondamental de son destin. Et une fois encore – comme le jour de sa rencontre avec les prisonniers français en retraite, mais avec une force de persuasion incomparable – ce fut le visage apaisé et désincarné du Roi des Aulnes, enseveli sous son linceul de tourbe, qui se présenta à son esprit, comme l’ultime recours, l’ultime retraite.

— Tu as entendu ? dit-il. Je crois que quelqu’un agonise sur la terrasse. Tu vois quelque chose ?

Et parce qu’il pouvait en se penchant découvrir le garde-corps de la terrasse, Éphraïm dit ce qu’il voyait dans l’obscurité étoilée que des explosions faisaient sans cesse palpiter. Les trois épées, oui, mais elles paraissaient porter des formes sombres et épaisses, comme si elles étaient devenues les hampes de trois étendards de lourd brocart, aux plis pesants et noirs.

Il reprit le chemin du grand escalier. Il allait arriver sur le palier du premier étage quand des détonations toutes proches l’obligèrent à s’enfoncer dans une encoignure. Des soldats soviétiques – les premiers qu’il voyait – poussaient devant eux un homme qui chancelait, tombait, se relevait sous les coups de bottes. Une bourrade le rapprocha, et Tiffauges vit, un instant tendu vers lui, un visage tuméfié dont l’un des yeux, crevé, coulait sur la joue en liquide sanglant et vitreux. Il reconnut Raufeisen. Le S.S. tomba une fois encore, et tenta de se relever en s’agrippant des deux mains à la rambarde de l’escalier. Il était agenouillé quand un soldat lui appuya le canon de son revolver sur la nuque. Il y eut une détonation sourde, et la tête de Raufeisen, violemment projetée en avant, rebondit contre le mur de la rampe. Puis le corps sans vie glissa sur les marches. Alors Tiffauges prit dans ses mains les maigres genoux d’Éphraïm, et, les tirant en avant, il enfonça plus profondément sa nuque entre ses cuisses, comme pour mieux l’assurer de leur protection. Cependant une phrase venue de son enfance retentissait dans son esprit… pour cette seule fin qu’en la société de leur fortune, son innocence lui servist de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre à sauveté.

L’escalier était actuellement infranchissable. Il fallait remonter encore une fois, gagner la chapelle peut-être, se cacher sur la grande terrasse. Tiffauges ne réfléchissait guère. Il agissait sous l’impulsion des urgences du moment. Une partie du plafond de la chapelle était effondrée, mais la porte de la grande terrasse demeurait béante. Tiffauges s’y précipita. Il fit quelques pas et demeura figé sur place par ce qu’il vit.

Un tapis de neige immaculée, que le dégel n’avait pas entamé, couvrait les dalles de la terrasse. La balustrade était également blanche, sauf au pied des trois épées où elle était largement tachée de rouge, comme si on avait jeté un manteau de pourpre sous chacune d’elles. Ils étaient là tous les trois, Haïo, Haro et Lothar, les deux jumeaux roux encadrant en compagnons fidèles l’enfant aux cheveux blancs, percés d’oméga en alpha, les yeux grands ouverts sur le néant, et la pointe des épées faisait à chacun d’eux une blessure différente. Pour Haïo, elle sortait au-dessus de l’omoplate gauche, de telle sorte que, posé de biais, il semblait relever un genou et pencher la tête de l’autre côté, comme pour rétablir un équilibre compromis. Un filet de sang caillé qui tremblait dans les souffles nocturnes unissait au garde-corps l’un de ses orteils figé dans une contracture tétanique. Haro inclinait la tête à droite, vers Lothar, aurait-on pu croire, mais c’était sous l’effet de la lame qui émergeait à gauche de sa gorge, et remontait jusqu’à l’oreille. Il avait les poings serrés, les genoux légèrement fléchis, l’attitude d’un sauteur en plein essor, montant vers le ciel. Lothar avait la tête renversée en arrière. Il ouvrait la bouche et serrait les dents sur la pointe de l’épée qui les disjoignait. Il était empalé tout droit, les jambes unies, les bras collés au corps, comme le parfait fourreau de la lame vénérable qui le traversait. Les étoiles s’étaient éteintes, et le puéril golgotha se dressait sur un ciel noir. D’argent à trois pages de gueule dressés en pal, au chef de sable, murmura Tiffauges.

Une explosion qui fit vaciller la terrasse pulvérisa la chapelle, et une grêle de pierrailles et de tuiles mitrailla Tiffauges et Éphraïm.

— Éphraïm, dit Tiffauges, je n’ai plus mes lunettes. Je ne vois presque plus rien. Guide-moi !

— Ce n’est rien, Cheval d’Israël, je vais te prendre par les oreilles, et te guider !

Un chapelet de balles traçantes s’égrena en larmes de feu au-dessus des arbres.

— Éphraïm, je vois un poing fermé dans le ciel noir. Il se serre, et il en sourd des gouttes de sang.

— Allons-nous-en, Béhémoth, je crois que tu deviens meschugge !

— Éphraïm, est-ce qu’il n’est pas dit dans les livres saints que sa tête et ses cheveux étaient blancs comme neige, ses yeux comme une flamme de feu, ses pieds semblables à de l’airain rougi dans une fournaise, et qu’une épée à deux tranchants sortait de sa bouche ?

— Béhémoth, si tu ne fais pas demi-tour, je t’arrache les oreilles !

Tiffauges obéit docilement, et ne fut plus dès lors qu’un petit enfant entre les pieds et les mains du Porte-étoile. Ils n’avaient pas fait dix mètres qu’ils étaient arrêtés par un groupe de soldats soviétiques qui braquaient sur eux leurs mitraillettes. Et ce fut la voix de fausset d’Éphraïm criant Voïna prani ! Franzouski prani ! qui les fit reculer, et ouvrir le passage au Porte-enfant.

Les combats avaient cessé dans le château dont seule l’aile droite avec la tour de l’Atlante était apparemment intacte. Mais des détachements soviétiques devaient s’employer à réduire un à un les commandos de Jungmannen dispersés dans les bois et les landes, et des fusillades éclataient de loin en loin. Tiffauges longea les bâtiments incendiés, il se glissa contre les grilles du chenil où les onze dobermans massacrés à la mitraillette composaient le dernier tableau de chasse de Kaltenborn, et il s’engagea sur la route de Schlangenfliess, vaguement orientée en direction de l’ouest sauveur. Comme un naufragé en plein océan qui nage d’instinct sans espoir de salut, il accomplissait tous les gestes qui auraient pu le mener à sauveté, sans croire un instant qu’il en réchapperait. Il traversa Schlangenfliess éclairé a giorno par les maisons qui brûlaient comme des torches, en lançant haut dans le ciel des colonnes de fumée enluminées de flammèches. Puis l’obscurité se referma sur lui. Il avança encore quelques minutes, doublement aveugle, quand Éphraïm lui tira brusquement les deux oreilles.

— Arrête, Béhémoth ! Écoute !

Il s’arrêta. Il écouta. Dans le silence nocturne, le cliquetis multiple et argentin des chenilles d’une colonne de chars en déplacement leur parvenait avec une précision menaçante. Une fusée rouge, partie à un kilomètre à peine devant eux, inscrivit en chuintant sa courbe dans l’obscurité. Et presque aussitôt les premiers obus sifflèrent et fusèrent sur la route. La batterie de Flak n’était donc pas encore réduite, et elle répondait au signal des voltigeurs.

— Il faut quitter la route, décida Éphraïm. Tu vas prendre à gauche par la lande, nous contournerons la colonne de chars.

Sans discuter, Tiffauges obliqua vers le talus de gauche, s’enfonça dans les congères boueuses qui le bordaient, et sentit sous ses pieds le sol mou et traître de la brande. Un arbuste lui griffa le visage, et il avança, dès lors, les bras tendus en avant, comme un aveugle. Il marcha longtemps ainsi, au point que le pilonnage de la route ne fut plus à ses oreilles qu’une vague et orageuse rumeur. Peu à peu, le sol devenait spongieux sous ses pieds, et il devait faire effort à chaque pas pour les arracher à sa succion. Puis ses mains rencontrèrent les branches et les troncs d’un petit bois, et il reconnut l’aulne noir des marécages. Il voulut s’arrêter, faire demi-tour, mais une force irrésistible le poussait aux épaules. Et à mesure que ses pieds s’enfonçaient davantage dans la landèche gorgée d’eau, il sentait l’enfant – si mince, si diaphane pourtant – peser sur lui comme une masse de plomb. Il avançait, et la vase montait toujours le long de ses jambes, et la charge qui l’écrasait s’aggravait à chaque pas. Il devait maintenant faire un effort surhumain pour vaincre la résistance gluante qui lui broyait le ventre, la poitrine, mais il persévérait, sachant que tout était bien ainsi. Quand il leva pour la dernière fois la tête vers Éphraïm, il ne vit qu’une étoile d’or à six branches qui tournait lentement dans le ciel noir.

 

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