16 mars 1938.

Affalé dans son coin, Nestor tient mon poing gauche prisonnier de sa main droite, et il m’observe en souriant à travers ses lunettes rendues plus monstrueuses encore par les rubans de sparadrap qui en retiennent grossièrement les morceaux.

— Tu connais le baron des Adrets ? me demande-t-il.

Bien sûr que non, comment connaîtrais-je le baron des Adrets ? D’ailleurs Nestor n’attend pas de réponse.

— Je vais te raconter son histoire, me dit-il sans remuer les lèvres. Il s’appelait François de Beaumont et possédait un château dans le Dauphiné, à La Frette. C’était au XVIe siècle, alors que les Guerres de religion ensanglantaient le royaume, et permettaient aux fortes natures de s’épanouir impunément.

« À la chasse, un jour, Adrets et ses officiers forcent un ours dont la retraite est coupée par un précipice. Acculé, l’animal charge l’un des hommes, lequel tire, blesse l’ours et roule bientôt dans la neige avec lui. Le baron a vu la scène. Il s’élance pour secourir son homme. Mais il s’arrête soudain, paralysé par une ineffable volupté. Il s’est aperçu que l’homme et l’ours enlacés glissent lentement vers l’abîme, et il regarde figé, hypnotisé par cette chute au ralenti. Puis la masse noire bascule dans le vide, et la blancheur du sol n’est plus troublée que par une traînée grise, tandis qu’Adrets râle de bonheur.

« Quelques heures plus tard, l’officier reparaît, sanglant, blessé, mais sauf cependant, car l’ours a amorti sa chute. Il s’étonne respectueusement auprès du baron du peu d’empressement que celui-ci a mis à le secourir. Et le baron, souriant rêveusement comme à un souvenir exquis, lui répond par cette phrase mystérieuse et grosse de menaces : “Je ne savais pas qu’un homme qui tombe fût une chose si belle.”

« Dès lors il donne libre cours à sa nouvelle passion. Profitant des désordres des guerres religieuses, il emprisonne les catholiques en pays protestant et réciproquement, et il les fait tomber. Il met au point un cérémonial de chute raffiné : les prisonniers sont contraints de danser les yeux bandés au son d’une viole sur le sommet d’une tour sans parapet. Et le baron suffoquant de volupté les regarde s’approcher du vide, s’en éloigner, s’en approcher encore, et tout à coup l’un d’eux perd pied et glisse dans le vide en hurlant pour venir s’empaler sur des lances fichées dans le sol au pied de la tour… »

Je n’ai jamais eu la curiosité de vérifier l’exactitude historique du récit de Nestor. Et d’ailleurs qu’importe ? Il y a une vérité humaine – j’allais écrire nestorienne – qui passe infiniment celle des faits. Après m’avoir raconté la vie ténébreuse du baron des Adrets, Nestor n’ajouta aucun commentaire. Mais je ne puis m’empêcher aujourd’hui de rapprocher de ce récit une réflexion qu’il exprima plus tard et que je ne compris pas sur le moment. Il avait dit : « Il n’y a sans doute rien de plus émouvant dans une vie d’homme que la découverte fortuite de la perversion à laquelle il est voué. » Je me souviens aussi qu’il usait avec prédilection d’un mot qui me paraissait alors savant : l’euphorie. « Adrets, disait-il, avait découvert l’euphorie cadente. » Et il rêvait longuement sur cet étrange assemblage de mots, cherchant peut-être d’autres formules, d’autres clés à des voluptés inconnues.

 

20 mars 1938.

La presse de ce matin donne le chiffre de 2 783 personnes disparues sans traces en France l’année écoulée. Il est certain que dans nombre de cas, il s’agit de fugues et d’évasions délibérées pour échapper à une famille ou à une épouse odieuses. Mais pour le reste, on a affaire à des crimes parfaits ayant abouti à la destruction totale du « corps du délit » par le feu, la terre ou l’eau. Si l’on ajoute à cela que les assassinats les plus accomplis sont ceux qu’on a pu maquiller en décès normaux, on a une vision vague de la société effrayante où nous vivons. Nul doute que dans l’immense majorité des cas, le crime paie, l’assassinat réussit. Chaque jour nous serrons des mains qui ont étranglé ou versé l’arsenic. Les affaires dont s’occupe la justice sont par définition déjà des échecs puisqu’elles n’ont pas su demeurer inaperçues. Mais leur nombre infime – une douzaine par an – trahit leur caractère purement symbolique, allusif, juste ce qu’il faut pour donner à croire qu’on se conforme à un principe, celui du respect de la vie.

En vérité notre société a la justice qu’elle mérite. Celle qui correspond au culte des assassins qui fleurit à la lettre à chaque coin de rue, sur les plaques bleues où sont proposés à l’admiration publique les noms des hommes de guerre les plus illustres, c’est-à-dire des tueurs professionnels les plus sanguinaires de notre histoire.

 

22 mars 1938.

Bien que les ruines de l’église abbatiale eussent été relevées, c’était dans une chapelle récente, dessinée et décorée dans un style d’un modernisme byzantinisant que nous réunissaient les offices et les prières. On nous y conduisait deux fois les jours ordinaires – prière du matin, prière du soir –, mais les dimanches et fêtes carillonnées nous étions tenus d’y retourner sept fois – prière du matin, messe de communion, grand-messe, vêpres, complies, salut, prière du soir. C’est dire que nous y étions installés chacun chez soi en quelque sorte, habitué à son banc, à son casier et à tous les repères visuels que lui offrait sa place. La société y était tout aussi organisée et hiérarchisée qu’en classe, bien que différemment. Il y avait d’abord les membres de la chorale, assez enviés pour les répétitions qui les requéraient parfois au milieu d’un cours et qui pouvaient couvrir certains manquements. Mais leur situation pendant les offices – dans la tribune, sous la grande rosace de style pseudo-flamboyant, groupés autour de l’harmonium sur lequel s’affairait l’abbé Pigeard – offrait finalement plus d’inconfort que de liberté, si ce n’était l’avantage de pouvoir observer tout le collège réuni d’un point de vue élevé et surtout par-derrière. C’était Nestor qui avait attiré mon attention sur ce dernier point, et il s’était demandé s’il ne ferait pas bien de se ménager sous un prétexte quelconque un poste d’observation dans cette galerie, projet dont il parut ensuite se désintéresser. Touchant cette chorale, je regrette de n’avoir pas retenu les propos qu’il émit certain jour en ma présence et où il comparait l’unanimité ordonnée et comme architecturale qu’elle réalise avec l’unanimité sauvage et dionysiaque qui monte d’une cour de récréation.

La cohorte des enfants de chœur avait été l’occasion pour moi d’un petit scandale – au sens le plus spirituel du mot – dont Nestor s’était bien moqué et qui avait commencé un déniaisement dont j’avais grand besoin. Il m’avait semblé aller de soi dans un établissement religieux que l’honneur insigne d’assister l’officiant du saint sacrifice de la messe n’aurait dû aller qu’à la fine fleur du collège, aux seuls premiers prix d’excellence et de diligence, parangons de vertu et graines de sainteté. Or il m’était apparu bien vite que ce critère, s’il jouait un rôle non négligeable dans le choix des élus à aubes immaculées, n’en était pas moins subordonné à des considérations d’un tout autre ordre puisqu’elles ne concernaient pas, elles, la beauté de l’âme. La vérité honteuse et inavouable que les bons pères n’auraient concédée que sur le pal ou sur le gril, c’est qu’on n’était pas enfant de chœur si l’on n’avait pas une jolie figure. Et il ne s’agissait pas d’une grossière sélection visant simplement à écarter les forts en thème à faciès de gorille, mais bien d’un fin dosage, disposant sur les degrés de l’autel des blonds et des bruns, des minces et des râblés, l’angelot joufflu et rubicond, et le visage osseux de Mater Dolorosa, l’innocence joyeusement animale et la pureté macérée.

Nestor avait balayé mes scrupules. De tout ce qu’il m’avait dit ce jour-là et en d’autres occasions, je me souviens surtout qu’il reprochait aux bons pères – pasteurs de jeunes garçons par profession pourtant – d’ignorer qu’un enfant n’est beau que dans la mesure où il est possédé, et qu’il n’est possédé que dans la mesure où il est servi. L’Enfant Jésus sur les épaules de Christophe est à la fois porté et emporté. C’est là tout son rayonnement. Il est enlevé de vive force, et très humblement et péniblement soutenu au-dessus des flots grondants. Et toute la gloire de Christophe est d’être à la fois bête de somme et ostensoir. Dans la traversée du fleuve, il y a du rapt et de la corvée. Certes je mets dans ses propos plus de force et plus de clarté qu’ils n’en pouvaient contenir, obéissant en cela à ma vocation fondamentale. Mais je crois me souvenir que Nestor aurait voulu retrouver cette ambiguïté dans l’enfant de chœur, et voir s’agenouiller un prélat devant son petit thuriféraire.

C’est dans cette chapelle byzantine que le destin devait frapper un premier coup, et nous offrir ainsi la répétition générale de ce qui allait être cette année la tragédie de Saint-Christophe.

J’occupais, comme à l’accoutumée, l’avant-dernière place d’une travée. À ma gauche, Nestor était assis au bord de l’allée latérale, rendue plus étroite à ce niveau par un confessionnal. Ce qu’il y avait de nouveau, c’était mon voisin de droite, Benoît Clément, un jeune Parisien que sa famille avait « bouclé » à Beauvais, désespérant d’en venir à bout dans la capitale. Ce Clément s’était acquis un facile prestige aux yeux des petits culs-terreux que nous étions en exhibant l’un après l’autre des objets violents ou poétiques – revolver à barillet, boussole, couteau à cran d’arrêt, ludion, balle de golf – et je me demande à la réflexion si ce n’était pas de lui que Nestor tenait son gyroscope, son « jouet absolu » comme il l’appelait. Il était certain en tout cas qu’entre les deux garçons s’était nouée une sorte de complicité – sinon d’amitié – dont s’autorisait Clément pour affecter à l’égard de Nestor une familiarité qui me faisait mal, à la fois par jalousie et comme une concession dégradante de la part de mon ami. On les voyait souvent ensemble débattre des affaires et discuter de trocs et d’échanges – et je ne parvenais à en prendre mon parti qu’en me persuadant que Nestor devait exploiter à fond toutes les ressources du nouveau venu et le remettrait à la place modeste qui lui revenait lorsqu’il n’aurait plus rien à en attendre.

Au demeurant, la présence de Clément à ma droite n’était pas étrangère à ce trafic, car à peine la messe avait-elle commencé que mes deux voisins entraient en pourparlers par-dessus ma tête, sans plus se soucier de moi que si je n’avais pas existé. Bien entendu, je n’en perdais pas un mot, d’autant plus que l’affaire n’était pas nouvelle et se débattait en ma présence depuis plusieurs jours. L’objet en était une grenade-citron de la guerre 14-18 transformée en briquet. Je crois me souvenir que le prix de dix exemptions blanches qu’en demandait Clément paraissait excessif à Nestor qui exigeait pour le moins une démonstration de son bon fonctionnement. « Je sais ce que c’est, m’avait-il dit après une discussion, les briquets ça ne marche jamais. » Seulement une démonstration exigeait une certaine quantité d’essence, et cela, seul Nestor pouvait en trouver.

Les choses en étaient là ce dimanche matin, et dès l’Offertoire les accords étaient assez mûrs pour que j’eusse à transmettre à Clément de la part de Nestor une petite bouteille d’essence. Aussitôt Clément se mit en devoir de garnir sa grenade dont l’intérieur avait été bourré de coton, opération délicate, constamment interrompue par le va-et-vient d’un séminariste de garde dans l’allée centrale. Nestor surveillait attentivement toutes les phases d’une opération qui engageait sa responsabilité, et sans doute aurait-il prévenu un accident, si le père supérieur du collège montant alors en chaire n’avait prononcé un sermon qui par extraordinaire parut l’intéresser au point qu’il sembla avoir bientôt oublié Clément, sa grenade-citron et son flacon d’essence. Ces premiers mots du sermon du père supérieur, je viens de les retrouver non sans mal dans les Essais de Montaigne dont ils étaient extraits. Il s’agit d’une anecdote concernant le conquistador portugais du XVe siècle Alphonse d’Albuquerque. « Albuquerque, récita le prédicateur avec onction, en un extrême péril de fortune de mer prit sur ses épaules un jeune garçon, pour cette seule fin qu’en la société de leur fortune son innocence lui servît de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre à sauveté. »

Après cet exorde, le bon père enchaîna sans difficulté sur notre saint patron, son aventure merveilleuse de porteur de Christ, sa récompense, cette perche feuillue et fruitée. Rien ne permet de supposer, ajouta-t-il, qu’Albuquerque se soit souvenu de l’histoire de saint Christophe et qu’il ait voulu l’imiter dans un péril extrême, encore que Christophe fût, comme chacun sait, le protecteur des voyageurs et des navigateurs. Non, ce qui est à la fois plus probable et plus exaltant, c’est que le conquistador, comme le saint ont puisé leur destin à la même source, c’est, qu’indépendamment l’un de l’autre, ils ont accompli le même geste : se mettre sous la protection de l’enfant qu’ils protégeaient en même temps, se sauver en sauvant, assumer un poids, charger leurs épaules, mais un poids de lumière, une charge d’innocence !

— Tu récites, murmura à ce moment Nestor. Tu as écrit tout cela noir sur blanc, et tu l’as appris par cœur ! Voilà un grimoire qui ferait assez bien dans ma collection !

Le bon père nous associait maintenant à l’aventure de Christophe-Albuquerque.

— Parce que vous êtes tous placés ici sous le signe de Christophe, il faut que désormais et toute votre vie vous sachiez traverser le mal en vous abritant sous un manteau d’innocence. Que vous vous appeliez Pierre, Paul ou Jacques, souvenez-vous toujours que vous vous appelez aussi Portenfant : Pierre Portenfant, Paul Portenfant, Jacques Portenfant. Et alors lestés de cette charge sacrée, vous traverserez les fleuves et les tempêtes, comme aussi bien les flammes du péché.

C’est alors qu’une traînée de flammes courut sous les travées et s’éleva en rideau mouvant au milieu de la nef. Clément ne s’était pas aperçu qu’en garnissant sa grenade, il avait répandu une partie du contenu de la bouteille sur les dalles. Ayant battu la pierre à feu du briquet, il avait dû lâcher la grenade inondée d’essence qui brûlait comme une torche. Tous les assistants se levèrent en désordre, tandis que les séminaristes croyant voir une apparition tombaient au contraire à genoux. Une panique balaya tout le monde vers la porte qui devint aussitôt infranchissable. Clément me mit la bouteille vide dans les mains pour lutter plus commodément avec sa grenade qui continuait à cracher des jets d’essence enflammée en roulant sous les bancs. Je me tournai vers Nestor : il avait disparu inexplicablement. La voix tonnante du prédicateur s’éleva enfin, nous ordonnant de rester calmes et de regagner nos places. Il y avait en effet plus de peur que de mal. Les flammes étaient d’autant plus éphémères qu’elles étaient plus vives, et les dégâts se limiteraient à quelques missels roussis. Restaient les coupables. L’index accusateur de l’orateur menaça notre coin. Clément et Tiffauges, au séquestre jusqu’à nouvel ordre, devaient sortir des travées et s’agenouiller dans l’allée centrale. Nous nous exposâmes en effet aux yeux de tous sous un murmure d’horreur, car nous tenions à la main les instruments du crime, Clément sa grenade, moi le flacon dont était sorti tout le mal. Puis le père supérieur pour bien marquer que l’incident était clos entonna le credo à pleine voix, suivi par un chœur d’abord hésitant et clairsemé, mais de plus en plus fourni.

Au moment de la communion, je vis remuer les rideaux du confessionnal, et une ombre facilement reconnaissable en glissa pour se mêler aux groupes qui, nous contournant, Clément et moi, se dirigeaient vers la grille du chœur. Nestor, marchant vers la sainte Table, me frôla, les bras croisés, le triple menton enfoncé dans la poitrine, muré dans son recueillement.

 

25 mars 1938.

Chaque nuit je m’efforçais de me rendre à moi-même en volant au sommeil ce que je pouvais d’heures de rêverie et de rumination, unique parenthèse de solitude qui me fût concédée dans cette vie communautaire où le tumulte des récréations et du réfectoire ne cessait que pour faire place aux remuements sournois de l’étude et de la chapelle. Il n’était pas interdit de se lever pour se rendre aux cabinets, et ainsi pouvais-je m’accorder quand le cœur m’en disait quelque déambulation nocturne, faculté dont j’usais modérément dans la peur de me trouver nez à nez avec le somnambule du dortoir, car chaque dortoir avait le sien, comme chaque château écossais son fantôme.

L’incident de la grenade et une menace de conseil de discipline aggravée par l’isolement où me plaçait le séquestre m’ôtaient cette nuit-là le sommeil. Je me levai et m’engageai dans les allées formées par les rangées des lits. Le fantôme du dortoir, je crus bien l’avoir rencontré en entendant le glissement d’un pas mou tandis qu’une ombre massive s’avançait par lentes étapes, inspectant les dormeurs, se penchant sur tel ou tel autre, reprenant sa progression capricieuse. Je n’eus pas besoin de l’observer longtemps pour reconnaître Nestor, enveloppé dans un survêtement de coton épais qui faisait paraître sa silhouette plus pesante encore. Il m’avait lui-même reconnu sans doute, car ma survenue évidemment inattendue ne troubla pas le moins du monde son manège. Il ne parut pas davantage se soucier de moi quand je fus à ses côtés, si ce n’est peut-être qu’il exprima à mi-voix des réflexions qu’il pouvait vouloir me faire partager, mais il se parlait volontiers à lui-même.

— Ici, disait-il, la concentration est extrême. Le jeu est réduit autant qu’il se peut. Le mouvement s’est figé en des attitudes qui varient certes, mais avec une lenteur infinie. N’importe, ce sont là autant de figures qu’il faudrait lire. Il doit y avoir un signe absolu alpha-oméga. Mais où le trouver ? Et puis le sommeil est une fausse victoire. Ils sont tous là, bien sûr, nus et inconscients. Mais en vérité toute une partie d’eux-mêmes m’échappe. Ils sont là, mais ils sont absents en même temps. À preuve leur regard éteint. Pourtant ces corps moites et livrés, n’est-ce pas cela la condensation idéale ?

Les veilleuses bleutées jetaient une lueur blafarde sur les petits lits alignés comme des tombes au clair de lune, et la respiration de certains enfants sifflait comme la bise dans les cyprès. L’atmosphère était épaisse et confinée comme celle d’une étable, car les paysans picards et brayons qui nous gouvernaient redoutaient les courants d’air comme la source de tous les maux. Nous clopinâmes vers les cabinets où Nestor m’entraîna avec lui à ma grande surprise. Il verrouilla la porte et ouvrit toute grande la fenêtre. Les toits et les clochers de la ville se détachaient comme dessinés à l’encre de Chine sur le ciel phosphorescent. Le carillon de Saint-Étienne sonna plaintivement trois heures. Contrastant avec les remugles de chambrée dont nous sortions, l’air pur de la nuit nous paraissait glacé. Nestor eut une profonde inspiration : « La condensation, dit-il, est pleine de mystères troublants parce qu’elle est vie, mais tout de même la pureté a du bon. Pureté égale néant. Elle a pour nous une séduction irrésistible parce que nous sommes tous fils du néant. » Puis il se tourna vers moi avec une soudaine exaltation : « N’est-ce pas admirable, s’écria-t-il, cette pauvre porte de sapin que retient un verrou de quatre sous sépare l’être du néant ! »

Le siège de bois sombre était bizarrement juché sur une manière de podium à deux marches, véritable « trône » qui se dressait pompeusement dans le fond de la pièce. Nestor me tourna le dos et gravit ces degrés lentement, comme accomplissant déjà un acte rituel. Parvenu au pied de son trône, il fit glisser son pantalon qui tomba en tire-bouchon sur ses pieds. Il inspecta l’intérieur de la cuvette, décrocha un petit balai de paille de riz suspendu dans une sorte de guérite en fer-blanc et entreprit de l’astiquer en actionnant plusieurs fois le levier qui déclenchait la chasse d’eau. Je ne voyais de lui que ses fesses exorbitées par l’effort. C’était moins leur énormité qui me frappait d’étonnement – elle répondait à mon attente – que leur expression en quelque sorte morale. Comment dire ? Il y avait une grande naïveté dans cette double demi-lune déformée par des bourrelets de graisse venus de toutes parts, mieux, quelque chose qui paraissait à première vue tout étranger au personnage de Nestor : de la bonté. Jusqu’alors j’avais été écrasé par le prestige de Nestor et par son pouvoir, sensible à sa protection, touché par les attentions dont il me comblait. C’est en voyant ses fesses que je me mis pour la première fois à l’aimer, parce qu’elles me révélaient ce qu’il y avait en lui de désarmé, de gauchement vulnérable.

Il se redressa et fit demi-tour. La partie supérieure de son survêtement lui descendait jusqu’au nombril. Au-dessous, le ventre proéminent et les cuisses formaient trois masses de chair blanche et savonneuse qui noyaient un sexe minuscule enfoncé en leurs confins. Il se posa sur le trône et ressembla aussitôt à un sage hindou, à un bouddha méditatif et bienveillant. Son monologue interrompu reprit.

— Je n’ai rien contre les cuvettes turques de la cour, dit-il. Elles répondent exactement à la défécation quotidienne du grand nombre, qui n’est peut-être pas profane tout de même, mais à coup sûr laïque. Tu saisis la nuance. L’accroupissement qu’elles imposent est dans son inconfort plein d’une vertu d’humilité. C’est une manière d’agenouillement à rebours, les genoux pointant vers le ciel au lieu de piquer vers le sol. Ce qui pique vers le sol, c’est oméga qui semble rechercher le contact direct de la terre, comme si elle pouvait aider à l’acte en attirant par une sorte de magnétisme ce qui dans le corps lui ressemble le plus.

Il leva un doigt.

— Ce n’est pas ainsi qu’il faut dire : ce qui dans le corps est une image exaltée de la terre, une terre pétrie de germes vivants et longtemps couvée au creux de notre chaleur animale. Le fumier n’est rien d’autre qu’une terre à laquelle l’animalité a prêté le dynamisme qui lui est propre. Mais la cuvette turque de par son sens même consomme sans délai l’administration à la terre minérale de cette terre animale que nous enfantons. Elle ne connaît que la matière. Or les âmes raffinées trouvent un charme particulier dans la contemplation des formes qu’édifie oméga, lequel sait être parfois sculpteur et même architecte. Plaisir royal qui implique le trône avec le calme et la lenteur nocturnes qui l’entourent normalement.

Il y eut un long silence. Un coup de vent s’engouffra par la fenêtre faisant vaciller l’abat-jour en tôle émaillée de la lampe, et nous apportant le halètement lointain d’un chemin de fer. Puis le silence retomba jusqu’à ce que la porte fût agitée violemment de l’extérieur par quelqu’un qui voulait entrer. J’étais terrorisé et je regardais éperdument Nestor qui ne bougeait pas plus qu’un roc. Longtemps après, il s’anima enfin, se leva et plongea derechef le nez dans la cuvette.

— Cette nuit, commenta-t-il, oméga s’est montré d’humeur médiévale. Regarde, petit Fauges, il y a là donjons et tours d’angles cernés par une double épaisseur de murailles. Médiévale et même féodale, ma parole ! La semaine dernière nous faisions dans le gothique flamboyant, conclut-il rêveusement en repoussant le rouleau de papier hygiénique que je lui proposais.

« Non, vois-tu, ce serait dommage de ne pas célébrer cette nuit comme elle le mérite. J’ai mis de côté un papier rare, couvert par les signes d’un esprit supérieur que je réservais pour une occasion exceptionnelle. En vérité je ne pensais pas en user aussi tôt, mais il est clair qu’il ne trouvera pas un meilleur emploi que cette nuit. »

Il dégagea la poche arrière de son pantalon et en tira trois feuillets qu’il déploya sous mes yeux. Je lus avec épouvante les premières lignes : « Albuquerque en un extrême péril de fortune de mer prit sur ses épaules un jeune garçon pour cette seule fin qu’en la société de leur fortune son innocence lui servît de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre à sauveté. » C’était le sermon du père supérieur rédigé de sa propre main ! Les grosses pattes de Nestor se refermèrent sur le manuscrit et le pétrirent longuement pour en attendrir le glacé. Puis il me le remit et, les mains appuyées sur la lunette du trône, il attendit que j’accomplisse mon office.

 

Nestor ne devait pas me lâcher encore. Il m’entraîna ensuite dans un dédale d’escaliers de service et de couloirs que j’empruntais pour la première fois. Parvenu au rez-de-chaussée, il s’arrêta devant une petite armoire encastrée dans le mur, l’ouvrit, faisant apparaître une multitude de clés pendues à des rangées de crochets. Sans hésitation, il en décrocha trois, et m’entraîna de nouveau, vers le sous-sol cette fois. Ici plus de veilleuses. C’était la nuit noire. Jusqu’à ce que mon compagnon avec une audace qui me suffoqua fît la lumière dans le fond d’une des cuisines. Puis il fit pivoter l’une des lourdes portes de la glacière, et disposa sur une table des pâtés, un gigot de mouton, un bloc de gruyère et un seau de confiture d’abricots. Il fit un geste d’invite à mon intention, et sans plus se soucier de moi il commença à dévorer, sans pain, ni boisson.

J’avais peur, j’avais froid, ces nourritures m’écœuraient, et j’étais tenaillé par la peur du châtiment qui me menaçait. Mais la présence de Nestor donnait à toutes choses un air de magie d’une irrésistible emprise. Je ne crois pas que les enfants aient un sens esthétique très développé. On ferait d’étranges découvertes, je pense, si l’on s’avisait d’enquêter parmi eux pour savoir ce qu’ils entendent par beau et laid. Mais la plupart sont sensibles au prestige de la force, et plus encore à celui d’une force secrète, magique, celle qui sait peser sur les points faibles de la grise réalité pour la faire céder par pans entiers et l’obliger à livrer les trésors qu’elle cache. Nestor avait ce don au plus haut point et il me tenait sous un charme si puissant que je n’osai même pas l’interroger sur sa conduite à la chapelle et sur les suites qu’aurait pour moi l’affaire de la grenade.

Lorsque je regagnai enfin mon petit lit, la nuit était encore d’ébène, mais déjà la diane chantait dans la cour de la caserne voisine. Je savais qu’il me restait encore une heure avant l’horreur sans nom des sonneries et des lumières qui déchireraient brutalement mes douces ténèbres à six heures et demie.

 

J’avais bien compris que Nestor n’aurait pu m’aider utilement s’il avait été impliqué avec Clément et moi dans l’affaire de la grenade. En demeurant hors de cause, il conservait toute sa liberté de mouvement et d’intervention. Il n’importe, sa disparition soudaine au moment où l’essence avait flambé et son silence depuis avaient détruit le sentiment de sécurité dans lequel je vivais depuis qu’il m’avait pris sous sa protection. Et puis comment oublier que mon rôle avait été à peu près nul dans toute cette affaire qui ne concernait que Clément et lui, et que c’était en somme en ses lieu et place que je pâtissais ? Sans doute notre rencontre nocturne et le spectacle de sa force et de sa souveraineté m’avaient-ils quelque peu réconforté. Mais je sentis tout s’effondrer en moi lorsque le préfet de discipline me notifia le matin même que le conseil des professeurs se réunirait le lendemain et qu’il statuerait sur nos cas après nous avoir fait comparaître séparément. L’isolement où me confinait le séquestre achevant de me désespérer, je perdis tout à fait la tête et cédai à un mouvement de fuite panique.

Les fugues de pensionnaires étaient inconcevables aux bons pères, et la surveillance de la sortie au moment du départ des externes à peu près nulle. Je me glissai dehors sans grande peine, et, contournant l’église Saint-Étienne, je traversai la rue Malherbe et m’élançai dans la rue de la Tapisserie en direction de la gare. À Beauvais, je ne connaissais rien d’autre. La chance me servit, car le dernier train pour Dieppe partait deux minutes plus tard. Je ne serais pas rattrapé. Je pris un billet pour Gournay et m’acagnardai dans un compartiment de troisième, persuadé que tous les voyageurs lisaient sur mon visage ma double indignité de séquestré et de fugueur. Le train s’arrêtait partout, reculait à toute occasion, et il fallait plus d’une heure pour couvrir les trente kilomètres qui séparent Gournay de Beauvais.

Je m’étais demandé avec angoisse, pendant tout ce temps, ce que je dirais à mon père pour expliquer ma survenue. Je n’eus pas cette peine. Alerté par un coup de téléphone de Saint-Christophe, il m’attendait à la gare. Pour une fois l’inébranlable indifférence qu’il m’avait toujours opposée fut la bienvenue. Il posa machinalement sa moustache sur mes deux joues, puis il m’expliqua que s’il y avait eu encore un train pour Beauvais, j’y serais retourné le soir même, mais qu’en prenant celui de sept heures quinze le lendemain matin, j’arriverais encore à temps pour mon conseil de discipline. Tout cela avec froideur, sans l’ombre de colère, ni d’impatience. En arrivant à la maison, je fus quelque peu rasséréné par l’odeur familière de l’atelier, mais le logis au premier étage reflétait si fortement les habitudes d’un solitaire vieillissant – mélange de soins maniaques et de négligences sordides – que je m’y sentis aussi étranger qu’à Saint-Christophe bien que j’y fusse né et que j’y eusse grandi. La nuit fut affreuse, traversée de cauchemars et de longues heures d’insomnie. Une image s’imposait à moi avec une insistance obsédante, celle des flammes qui s’élevaient soudain autour de moi dans la chapelle. Flammes de l’enfer certes, mais aussi flammes libératrices, car si Saint-Christophe brûlait, si le monde entier brûlait, mon malheur serait lui aussi englouti.

J’étais enfin parvenu à m’endormir au petit jour lorsque mon père vint me secouer, et mon idée fixe – Saint-Christophe en flammes – n’attendait que mon réveil pour reprendre possession de moi. J’y trouvai une satisfaction morose, envisageant sans crainte ma propre disparition dans la catastrophe. Quant à l’improbabilité de l’incendie, elle était curieusement compensée dans mon esprit par la simple considération qu’il n’y avait pas d’autre solution pour me tirer d’affaire.

Mon père m’avait averti qu’un séminariste m’attendrait à la gare de Beauvais. Il n’y avait personne. J’en augurai bien, estimant que pour un temps au moins les choses se devaient de sortir de leur cours prévu. Je refis sans me presser le trajet de la veille, guettant quelque signe sur le visage des passants.

La rue du collège était encombrée d’une foule murmurante que les pompiers refoulaient en déroulant des tuyaux sur la chaussée. La voiture rouge de la grande échelle avait été amenée par précaution, mais elle n’avait pas servi, parce que, me dit-on, le sinistre s’était déclaré dans les sous-sols. Je vis en effet d’âcres nuages de fumée noire sortir paresseusement des soupiraux de la chaufferie. Les vitres des petites classes situées juste au-dessus étaient brisées, et on distinguait à l’intérieur un indescriptible désordre de bancs, de pupitres et de tableaux noirs à demi calcinés. L’eau répandue à profusion par les pompiers achevait de donner un air de désolation à ce capharnaüm. On se montrait surtout une sorte de cratère charbonneux ouvert dans le plancher à l’opposé de l’emplacement de l’estrade. C’était là que le feu après avoir longtemps couvé dans la cave avait fait éruption comme un volcan. Heureusement l’incendie s’était déclaré très tôt – à six heures et quart précisa quelqu’un – à une heure où les classes étaient vides. On affirmait qu’il n’y avait pas de victimes. Pourtant le portail s’ouvrit tout à coup et une ambulance se fraya la voie dans la foule. Quand elle passa près de moi, je reconnus le visage hagard et bouffi de la mère de Nestor, assise à l’intérieur.

Je me glissai dans la cour du collège avant que les portes ne se refermassent. Tous les internes étaient là, rassemblés en petits groupes, immobiles, échangeant des propos à mi-voix. On avait prié les externes qui le pouvaient de rentrer chez eux. Personne ne fit attention à moi, et je devais faire ainsi ce jour-là la première expérience de l’incroyable cécité des autres au signe fatidique qui me distingue entre tous. Il était donc possible d’ignorer la relation évidente, éclatante qui unissait cet incendie et mon destin personnel ! Ces hommes stupides qui s’apprêtaient à m’écraser pour une peccadille – dont j’étais de surcroît innocent – ne reconnaîtraient jamais, quand même je leur hurlerais la vérité en pleine face, la part que j’avais dans le châtiment qui venait de frapper Saint-Christophe !

Je cherchai Nestor. Pourquoi sa mère se trouvait-elle dans l’ambulance ? Ce que j’appris alors m’accabla. Ce matin-là, le père Nestor avait demandé à son fils de descendre à cinq heures recharger la chaudière à sa place. Ce n’était pas la première fois que Nestor s’acquittait de cette tâche. On n’a jamais su ce qui s’était exactement passé. Un peu plus d’une heure plus tard, les flammes jaillissaient dans les petites classes. Les premiers pompiers qui purent pénétrer dans la chaufferie en remontèrent le cadavre de Nestor asphyxié.

 

28 mars 1938.

Ce matin étrange sursaut avec le sentiment qu’il est temps de me lever. Mon réveil dit deux heures moins le quart, mais il est arrêté. Je me lève pour atteindre mon bracelet-montre sur la table. Il est également arrêté, et les aiguilles marquent deux heures dix. Il fallut donc téléphoner à l’horloge parlante pour apprendre qu’il était sept heures.

Dans la rue brouillard intense. J’ai laissé au bord du trottoir ma vieille Hotchkiss pour pouvoir filer à Meaux, chez un client, avant l’ouverture du garage. Quand j’actionne la tirette du démarreur, rien ne bouge : les accus sont à plat, sans doute vidés par le brouillard. Or donc la montre du tableau de bord alimentée par la batterie est arrêtée, et elle marque : deux heures quinze.

Ce genre de coïncidences en chaîne m’impressionnerait si je n’étais pas accoutumé au phénomène. Mais ma vie fourmille de coïncidences inexplicables dont j’ai pris mon parti comme d’autant de petits rappels à l’ordre. Ce n’est rien, c’est le destin qui veille et qui entend que je n’oublie pas sa présence invisible mais inéluctable.

L’été dernier, je dormais, fenêtre grande ouverte. En m’éveillant je branche la radio pour bercer de musique les premières minutes de la journée. Et la musique monte en effet, pétillante, vive, fraîche, endiablée. Puis je suis distrait par un vaste raffut qui éclate sur le toit au-dessus de ma tête. Des oiseaux, de taille sans doute respectable, se battent et s’insultent avec passion. Le bruit augmente, et je devine les adversaires aux prises glissant sur la tôle en pente. Finalement, un paquet de plumes hérissées rebondit sur le bord de ma fenêtre et choit dans la pièce. Deux pies effarées se séparent et d’un commun élan reprennent par la fenêtre le chemin de la liberté. À ce moment les derniers accords de la musique s’éteignent et la speakerine annonce : « Vous venez d’entendre l’ouverture de La Pie voleuse de Rossini. » J’ai souri sous mes draps. J’ai murmuré : « Bonjour, Nestor ! »

Parfois aussi, c’est une réponse – généralement ironique – à une sollicitation indiscrète qui m’a échappé. Parce qu’enfin, environné de signes et d’éclairs comme je suis, je pourrais sans doute prétendre avoir de la chance, il me semble ?

Il y a six mois, ayant des échéances difficiles, j’ai acheté un billet entier de la Loterie nationale en prononçant cette courte prière : « Nestor, pour une fois ? » Oh, je ne peux pas dire qu’on ne m’a pas entendu ! On m’a même répondu. Par une manière de pied de nez. Mon numéro était le B 953 716. Le numéro qui a rapporté un million à son propriétaire était le B 617 359. Mon numéro à l’envers. C’était pour m’apprendre à vouloir tirer un profit trivial de ma relation privilégiée avec le ressort de l’univers. Je me suis fâché, puis j’ai ri.

 

4 avril 1938.

Le Völkischer Beobachter, organe officiel du parti gouvernemental allemand, lance la formule : plutôt des canons que du beurre. C’est sous sa forme la plus basse l’expression de la grande inversion maligne partout en œuvre. Des canons plutôt que du beurre, cela veut dire en termes nobles, en termes ordinaires : plutôt la mort que la vie, plutôt la haine que l’amour !

 

6 avril 1938.

Renault lance une gamme de véhicules à gazogène. Des camions de mille à cinq mille kilos et des cars de dix-huit à trente et une places qui partent directement sur le bois après cinq à six minutes de combustion. Un système breveté assure la production du gaz pendant les descentes prolongées et permet des reprises énergiques. L’appareil est équipé d’un filtre simple, sans tissu, qui ne risque ni de se colmater, ni de se déchirer.

Il est bien caractéristique de notre temps que le progrès se fasse désormais à rebours. Il y a seulement quelques années, l’apparition d’automobiles marchant au bois aurait suscité le rire. Bientôt on va nous présenter comme dernier cri de la technique un moteur consommant exclusivement du foin, et on finira par découvrir avec ravissement la voiture à cheval.

 

8 avril 1938.

Je suis resté à Saint-Christophe jusqu’à l’âge de seize ans. Ma conduite était irréprochable, mes notes désastreuses. J’avais posé sur ma face le masque d’innocence dont je ne me suis pas départi depuis, mais que la rupture de Rachel, la découverte de l’écriture sinistre et quelques autres signes font curieusement trembler. J’étais résolu à me faire oublier d’une société dont je n’attendais que du mal. En revanche, mon âme n’a jamais su se maquiller. Elle vomissait tout ce que mes maîtres essayaient de lui faire ingurgiter dans l’ordre de la culture. Parvenu à la fin de mes études secondaires, j’ignorais superbement Corneille et Racine, mais je me récitais en secret Lautréamont et Rimbaud, je ne connaissais de Napoléon que sa chute à Waterloo – en m’indignant que les Anglais n’eussent pas pendu le parjure –, mais je savais tout sur les rose-croix, Cagliostro et Raspoutine, et si je scrutais autour de moi tous les signes qui pouvaient apparaître, j’avais tiré un trait sur toutes les sciences quelles qu’elles fussent. À la fin de ma seconde, il était clair que je ne passerais pas le baccalauréat. Les bons pères me rangèrent sans regret dans le lot des collégiens que l’on expulse chaque année de ces sortes d’établissements, à seule fin d’améliorer la moyenne des succès aux examens. Je me retrouvai donc à Gournay-en-Bray où mon père entreprit de m’initier à son métier de mécanicien. La présence de cet homme taciturne et froid a toujours eu pour effet de me brouiller les idées et les mains. Il convient d’ajouter que si j’étais un bien piètre apprenti, il ne valait guère mieux comme maître, ayant toujours travaillé seul et répugnant à ouvrir la bouche pour donner une explication. Bientôt d’ailleurs j’émigrai chez son concurrent, dans le seul atelier de réparation automobile que possédât Gournay. Le service militaire me fournit l’occasion de « monter » à Paris et d’y découvrir un oncle, propriétaire d’un garage près du Ballon des Ternes. Il m’accueillit avec un empressement où se mêlait l’intention de désobliger mon père qu’il ne voyait plus depuis que la liquidation de l’héritage de mon grand-père les avait dressés l’un contre l’autre. Je devins son premier compagnon après le service militaire, et il me légua le garage du Ballon à sa mort, cinq années plus tard. Le hasard avait ainsi voulu que j’exerce un métier analogue à celui de mon père, mais à un niveau plus élevé, comme si j’avais eu l’ambition de gravir quelques échelons sociaux sans trahir la tradition familiale. Dérisoire apparence ! En vérité je m’acquitte de mes fonctions – comme j’ai été soldat, comme j’ai eu des femmes, comme je paie mes impôts – en homme éteint, en somnambule, rêvant sans cesse d’un éveil, d’une rupture qui me libérera et me permettra d’être enfin moi-même. Cette rupture, ce n’est plus assez dire que j’en rêve. Je l’ai dit, le masque tremble sur ma face. Et il y a surtout cette main gauche, première émergence du nouveau Tiffauges, qui écrit, depuis maintenant trois mois, des choses neuves avec des mots que n’aurait pas trouvés à coup sûr mon écriture adroite. Il y a du printemps dans l’air. Du printemps, du dégel, de la débâcle…

 

11 avril 1938.

99,06 % des électeurs autrichiens se sont prononcés hier en faveur d’un rattachement de leur pays à l’Allemagne. Cette ruée presque unanime à l’abîme n’est pas l’effet d’une force extérieure qui balaierait toutes les résistances. Non, le mal est enraciné en chacun, et la foule placée devant l’alternative vie-mort crie « La mort ! La mort ! », comme les Juifs répondaient à Ponce Pilate « Barabbas ! Barabbas ! ».

 

13 avril 1938.

J’ai été petit et chétif jusqu’à douze ans. Puis je me suis mis à grandir démesurément, presque sans prendre de poids, de telle sorte que ma maigreur d’abord simplement laide, puis ridicule devint bientôt alarmante. À vingt ans, je mesurais un mètre quatre-vingt-onze et je pesais soixante-huit kilos. J’ajoute qu’une myopie galopante m’obligeait à porter des verres de plus en plus épais qui avaient déjà l’aspect de presse-papiers quand je me présentai au conseil de révision. Par un acte de cruauté sans doute involontaire, le garde-champêtre qui dirigeait les opérations me les fit retirer avant de me pousser nu et aveugle dans la « salle d’honneur » de la mairie. Ma survenue souleva des rires de hobereaux parmi les notables de Gournay qui siégeaient en brochette derrière le bureau. Ce qui les amusait le plus, c’était que mon sexe n’était rien moins que proportionné à ma taille, un sexe d’enfant impubère. Le médecin du cru prononça un mot savant qui relança l’hilarité générale parce que tout le monde y entendit une obscénité particulièrement corsée : microgénitomorphe. Mon cas fut longuement débattu. Enfin je manquai la réforme de peu, et fus versé dans les transmissions, arme peu exigeante à l’endroit des performances physiques des recrues.

Une fois de plus j’avais été jugé stupidement, car à peine mon service terminé tant bien que mal, mes dents, comme l’avait prophétisé Nestor, se sont mises à grandir, je veux dire, un appétit d’une exigence peu commune a commencé à me tenailler quotidiennement l’estomac.

Au commencement, c’était toujours entre les repas que la fringale m’assaillait. Brusquement en plein atelier ou dans mon bureau, une sensation de vide me creusait le ventre, un tremblement me désemparait les mains et les genoux, une poussée de sueur me mouillait les tempes, la salive me giclait sous la langue. Il fallait que je mange, immédiatement, n’importe quoi, sans aucun délai. Les premières attaques de ce genre me précipitèrent chez le boulanger le plus proche qui me voyait avec perplexité me bourrer la bouche de brioches et de croissants. Plus tard, l’hiver étant venu, j’avisai des bourriches d’huîtres qui formaient un étalage sentant le varech mouillé sur le trottoir d’un marchand de vin. C’était une innovation qui se justifiait par le vin blanc sec dont on accompagne les coquillages, et qui s’est généralisée depuis. Je me fis ouvrir deux douzaines de portugaises n°0 qu’on me servit avec un verre de pouilly-fuissé. La volupté gloutonne avec laquelle j’enfonçai mes dents dans la mucosité glauque, salée, iodée, d’une fraîcheur d’embrun de ces petits corps qui s’abandonnent mous et amorphes à la possession orale dès qu’on les a détachés de leur habitacle nacré, fut l’une des révélations de ma vocation ogresse. Je compris que j’obéirais d’autant mieux à mes aspirations alimentaires que j’approcherais davantage l’idéal de la crudité absolue. Je fis un grand pas en avant le jour où j’appris que les sardines fraîches, que l’on mange habituellement frites ou sautées, peuvent aussi se consommer crues et froides pour peu qu’on ait aux cuisines la patience d’en gratter les écailles, car la peau se détache difficilement. Mais ma découverte majeure dans ce domaine fut celle du « bifteck tartare », viande de cheval hachée que l’on mange crue avec un jaune d’œuf et un assaisonnement robuste associant le sel, le poivre et le vinaigre à l’ail, l’oignon, l’échalote et les câpres. Mais là aussi il y avait des progrès à accomplir dans la satisfaction d’une passion aussi rare. À force de discussions avec les serveurs du seul restaurant de Neuilly où l’on offrît ce plat cynique et brutal, j’obtins qu’on supprimât l’un après l’autre tous les épices et condiments qui n’ont d’autre fonction que de voiler la franche nudité de la chair. Et comme je trouvais également à redire touchant la quantité, j’en suis vite venu à passer moi-même dans le moulin à viande des quartiers de filet que j’achetais dans une boucherie chevaline. J’ai compris ainsi l’attirance qu’ont toujours exercée sur moi ces étals et ces crochets qui exposent aux regards la farouche et colossale nudité des bêtes écorchées, les blocs de chair rutilante, les foies visqueux et métalliques, les poumons rosâtres et spongieux, l’intimité vermeille que révèlent les cuisses énormes des génisses obscènement écartelées, et surtout cette odeur de graisse froide et de sang caillé qui flotte sur ce carnage.

Cet aspect de mon âme que j’ai ainsi découvert ne m’inquiète pas le moins du monde. Quand je dis « j’aime la viande, j’aime le sang, j’aime la chair », c’est le verbe aimer qui importe seul. Je suis tout amour. J’aime manger de la viande parce que j’aime les bêtes. Je crois même que je pourrais égorger de mes mains, et manger avec un affectueux appétit, un animal que j’aurais élevé et qui aurait partagé ma vie. Je le mangerais même avec un goût plus éclairé, plus approfondi que je ne fais d’une viande anonyme, impersonnelle. C’est ce que j’ai tenté vainement de faire comprendre à cette sotte de Mlle Toupie qui est végétarienne par horreur des abattoirs. Comment ne comprend-elle pas que si tout le monde faisait comme elle, la plupart des animaux domestiques disparaîtraient de nos paysages, ce qui serait bien triste ? Ils disparaîtraient comme est en train de disparaître le cheval à mesure que l’automobile le libère de son esclavage.

Au demeurant la qualité de mon cœur serait attestée – s’il en était besoin – par un autre goût que j’ai, celui du lait. Ma gustation rendue à sa finesse originelle par la viande non cuite et non épicée, et qui sait découvrir des mondes de nuances sous la fadeur apparente des crudités, a trouvé matière à s’exercer dans le lait qui est devenu assez vite mon unique boisson. Il faut aller loin dans Paris pour trouver une crémerie dont le lait n’ait pas été tué par les pratiques infâmes de pasteurisation et d’homogénéisation ! En vérité, il faudrait aller à la ferme, à la vache, à la source même de ce liquide synonyme de vie, de tendresse, d’enfance, et sur lequel s’acharnent les hygiénistes, puritains, flics et autres pisse-vinaigre ! Moi, je veux un lait sur lequel flottent avec des remugles d’étable un poil et un fétu, signes d’authenticité.

Mes deux kilos de viande crue et mes cinq litres de lait quotidiens n’ont pas manqué à la longue de modifier ma silhouette, et aussi mes relations avec mon corps. Aujourd’hui, si j’ai mon visage en grande aversion, je vis en bonne intelligence avec mon corps. Bien que mon poids évolue autour des cent dix kilos, j’ai toujours des jambes proportionnellement longues et sèches. C’est que toute ma force s’est amassée dans mes hanches larges et mon dos bosselé. Mes muscles dorsaux forment autour de mes omoplates une double besace qui semble d’un poids accablant. Dans mes postures et allures habituelles j’ai toujours l’air de plier sous le seul poids de mon échine. En vérité je soulève comme une plume quand il le faut l’avant ou l’arrière d’une Rosengart ou d’une Simca-V.

Rachel qui m’avait observé à la loupe connaissait toutes mes particularités physiques – y compris et au premier chef bien sûr mon microgénitomorphisme – et ne manquait jamais une occasion de s’en amuser. « Au fond, me disait-elle, tu as une anatomie de portefaix, voire de bête de somme. Un gros percheron, qu’en dis-tu ? Ou plutôt un mulet, puisqu’on dit que les mulets sont stériles. »

Elle me tarabustait aussi avec prédilection sur une dépression que j’ai au milieu de la poitrine et que les Trissotins de la Faculté appellent un « entonnoir sternal ». Excédé, je finis un jour par lui faire un conte qu’elle écouta les yeux écarquillés d’admiration.

— C’est mon ange gardien, ai-je commencé. Je voulais faire quelque chose de défendu. Il prétendait m’en empêcher. Nous nous sommes disputés. J’ai tenté de le gifler. Il m’a contré d’un coup de poing en pleine poitrine. Un coup de poing d’ange. Un poing plus dur et plus lourd que le marbre. Un poing de bronze. Je suis tombé à la renverse suffocant. Si le coup avait été purement matériel, il m’aurait tué. Mais c’était un coup angélique, tout enveloppé des plumes blanches de l’esprit, comme d’un gant de boxe en duvet spirituel. Je me suis relevé. Mais depuis, j’ai cette marque, ce défoncement de ma poitrine de part et d’autre duquel mes muscles pectoraux saillent comme des boules dures et noueuses, comme des petits seins arides et désespérés. Et puis parfois, j’ai du mal à respirer ; il me semble que le poing de marbre ne m’a pas lâché et pèse encore de tout son poids sur ma poitrine. Par-devers moi, j’appelle cette angoisse respiratoire l’oppression angélique, ou plus brièvement l’angélique.

— Mais es-tu sûr qu’il s’agisse de ton ange gardien ? avait-elle insisté avec un sérieux qui m’avait surpris de sa part.

— Parfois j’en doute, en effet, avais-je répondu, et je me demande s’il ne s’agissait pas de l’ange gardien de quelqu’un d’autre qui aurait eu sur moi des vues abusives. Le tien peut-être ? Ou encore celui d’un camarade que j’avais en pension et qui est mort.

— Mais au juste, avait-elle demandé encore, c’était quoi la chose défendue que l’ange voulait t’empêcher de faire ?

Quant à l’angélique, c’est la seule maladie que je me connaisse. Et encore s’agit-il bien d’une maladie ? Les quelques médecins que j’ai consultés m’ont examiné sans rien me trouver d’anormal, et se sont perdus en conjectures saugrenues. Comme je demandais à l’un d’eux s’il ne pouvait y avoir de relation entre mon oppression et mon entonnoir sternal, il a nié absolument.

— Peut-être pas une relation de cause à effet, ai-je précisé, mais que diriez-vous d’une relation de symbole à chose symbolisée ?

Quoi qu’il en soit, je dois à l’angélique d’avoir chargé ma vie respiratoire d’une signification fondamentale. Grâce à elle, mes poumons sont passés de la nuit glandulaire à la pénombre viscérale, voire, dans les cas extrêmes, à la grande lumière de la conscience. Ces cas extrêmes, ce sont la grande angoisse dyspnéique qui me fait lutter sur le sol contre une étreinte invisible et meurtrière, mais aussi la profonde et bienheureuse aspiration par laquelle le ciel tout entier plein de vols d’hirondelles et d’accords de harpe plonge directement dans mes poumons sa racine bifurquée.

 

14 avril 1938.

Est-il besoin de préciser à qui je dois cette force redoutable et inutile accumulée dans mes épaules et mes reins ? C’est évidemment l’héritage de Nestor. Si j’avais le moindre doute à ce sujet, cette terrible myopie qu’il m’a léguée de surcroît, comme pour authentifier son héritage, suffirait à me convaincre. C’est sa force qui gonfle mes muscles, de même que son esprit guide ma main sinistre. C’est lui également qui détient le secret de l’obscure complicité unissant mon destin et le cours général des choses, cette complicité qui s’est manifestée pour la première fois dans l’incendie du collège Saint-Christophe, et qui depuis se rappelle à moi par des affleurements presque toujours futiles. Ce sont autant d’avertissements qui réveillent le secret le plus intime et le plus noir de ma vie en attendant la Grande Tribulation qui le fera éclater au grand jour.