Ils abandonnèrent la Mercedes officielle dans une maison de garde, et poursuivirent dans un cabriolet de chasse tiré par un alezan trakehnien. Ainsi évitait-on autant que possible de violer la pureté de la nature en introduisant des engins motorisés dans l’enceinte de Rominten. La nuit était tombée lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la maison de fonction de l’Oberforstmeister, une villa à véranda couverte de vieilles tuiles dont les pignons étaient couronnés par des massacres de cerfs. Tiffauges dut dételer le cheval et le mener à l’écurie, tâche nouvelle pour lui dont il s’acquitta de son mieux, sous l’œil critique d’un vieux domestique qui était accouru en entendant rouler la voiture sur les pavés de la cour. Puis on lui assigna une petite chambre mansardée, et il partagea à la cuisine la soupe, le lard, le chou rouge et le pain noir du domestique et de sa femme.
Les semaines qui suivirent, il accompagna l’Oberforstmeister, à pied et en voiture à cheval, dans ses tournées d’inspection à l’intérieur de la Réserve. C’était le fils des domestiques qui assumait précédemment les fonctions de chauffeur-cocher-factotum, et Tiffauges ne devait ce changement dans sa vie qu’à l’ordre de mobilisation qui venait d’envoyer le jeune homme sur le front russe. Les parents lui firent d’abord mauvaise chère, mais leur hostilité se fatigua vite, et il se sentit glisser peu à peu dans la peau d’une manière de fils adoptif, traité avec d’autant plus de douceur qu’on craignait davantage pour la vie de l’autre.
Lorsque les grandes portes s’étaient refermées derrière lui et qu’il s’était enfoncé pour la première fois sous le dais fauve des frondaisons de Rominten, Tiffauges avait compris qu’il pénétrait à l’intérieur d’un cercle féerique sous la conduite d’un magicien subalterne, reconnu cependant par les esprits du lieu. Le premier qui l’accueillit fut un grand lynx doré, assis sur une souche qui le regarda passer en riant dans ses minces moustaches de prince asiatique et en agitant les pinceaux de poils clairs qui surmontaient ses oreilles. Il fut ensuite escorté par un couple de castors, par un sacre blanc, et par un gros chien gris aux yeux bridés et à l’échine fuyante dont il apprit qu’il s’agissait d’un de ces loups sibériens qui transmigrent par hordes entières à travers la plaine polonaise. Mais c’était la flore – tantôt maléfique, tantôt bénéfique – dont les attaches avec les êtres féeriques étaient les plus évidentes. L’Oberforstmeister lui montra les gros champignons aux chapeaux rouges à pois blancs sous lesquels dorment les elfes et les trolls, l’ellébore noir qui rend fou, mais qui se couvre le 24 décembre de roses de Noël, les trompettes de la mort dont les cornets putrescents quoique comestibles annoncent la proximité d’une charogne, la belladone qui tarit la sueur et dilate les pupilles, les bolets de Satan au pied cramoisi et tuméfié, et surtout ces petites cavernes échevelées de racines et de radicelles qui s’ouvrent au flanc des talus et marquent l’entrée de la demeure d’un de ces gnomes, apparemment chenus et décrépits, mais qui parlent avec une voix de tonnerre et arrêtent n’importe quel cheval en se jetant à sa tête.
Tiffauges attendait de l’Oberforstmeister une initiation fantastique. Il le ferait descendre dans des grottes où des nains arrachent des diamants à la roche, ou bien il le mènerait dans un château enfoui sous les ronces et les saxifrages où dormait une belle jeune fille nue dans un sarcophage de cristal, ou encore il lui apprendrait à broyer certaines plantes pour distiller un philtre de jouvence ou d’amour. En vérité, son âme crédule et puérile fut surprise – mais non pas déçue – par la révélation qui lui fut donnée du seigneur qui régnait sur ces bois et sur ces bêtes. Car s’il ne rencontra ni gnomes, ni princesse endormie, ni roi millénaire trônant dans le tronc creux d’un chêne, il fut bientôt conduit devant l’ogre de Rominten.
L’administration des vingt-cinq mille hectares de la Réserve de Rominten occupait plusieurs Forstmeister dont les villas se dissimulaient dans les sous-bois du Revier qui était placé sous leur garde. Mais les constructions les plus remarquables étaient le Jagdhaus de Guillaume II et le Jägerhof de Hermann Göring, construits au centre de la Réserve, à deux kilomètres l’un de l’autre.
Le Jagdhaus impérial, apporté et monté de toutes pièces en 1891 par un architecte norvégien, était un surprenant petit château de bois, hérissé de clochetons, percé de galeries, uniformément badigeonné en rouge sombre, qui tenait à la fois de la pagode chinoise et du chalet suisse. Four comble de bizarrerie, on avait voulu accentuer son cachet nordique en prolongeant les faîtages de la toiture par des proues de drakkars sculptées en têtes de dragons. Une chapelle Saint-Hubert et un cerf de bronze grandeur nature dû à Richard Friese, peintre et sculpteur animalier du Kaiser, complétaient, avec les communs de même style, la résidence impériale.
En 1936, le Feldmarschall Hermann Göring qui avait la haute main sur Rominten au double titre de président du gouvernement de Prusse et de grand veneur du Reich – Reichsjägermeister – avait fait construire à proximité son propre pavillon de chasse, le Jägerhof, qui sous son apparence de stricte rusticité écrasait par ses raffinements le faste naïf du Jagdhaus impérial. Un quadrilatère de bâtiments bas, couverts en chaume de joncs, entourait une cour intérieure, mi-patio, mi-cloître. Les pignons étaient marqués de l’antique sceau mazurique de la bonne fortune que soulignaient des bois de dix-cors. À l’intérieur, une cheminée monumentale de pierres morainiques polarisait l’espace d’une salle de séjour vaste comme une nef d’église, éclairée de hautes fenêtres à petits carreaux teintés et scellés dans le plomb, avec des luminaires en couronnes, et une charpente apparente qui ressemblait à la coque retournée d’un grand navire. Autour de cette salle de séjour et de veillée se distribuaient les chambres, toutes lambrissées, mais chacune dans une essence différente, de telle sorte qu’on les désignait comme la chambre de frêne, la chambre d’orme, la chambre de chêne, la chambre de mélèze, etc. Dans ce cadre forestier, le grand veneur du Reich avait déployé tout le faste sans lequel il n’était pas lui-même, et qu’on retrouvait dans son hôtel berlinois, à Karinhall dans la Schorfheide, dans son chalet de Berchtesgaden, et jusque dans Asie, son train blindé personnel, véritable palais sur rails. C’était un somptueux amoncellement de tapisseries, de tableaux de maîtres, de fourrures, de bibelots, de vaisselle, d’argenterie, de bijoux, tout le bric-à-brac d’un repaire de grand pirate auquel la guerre avait ouvert les nobles demeures et les musées d’Europe. L’installation de Hitler et de son état-major dans la brèche au loup de Rastenburg à moins de quatre-vingt-dix kilomètres avait été pour Göring une occasion inespérée de concilier ses devoirs à l’égard du maître du IIIe Reich et ses plaisirs de chasseur de cerfs et de mangeur de venaison. Il tenait table ouverte à Rominten, traitant fastueusement les hauts dignitaires du régime et les hommes d’État alliés, auxquels il faisait l’honneur de laisser tirer un cerf. Ce cerf, il l’avait choisi auparavant, avec l’Oberforstmeister, en fonction de l’importance de l’invité, mais toujours dans une catégorie sensiblement inférieure à celle des proies royales qu’il se réservait.
*
L’une des premières tâches qui incombèrent à Tiffauges répondait aux doléances des cultivateurs dont les terres jouxtaient la lisière occidentale de Rominten et que des boutées de sangliers en provenance de la Réserve dévastaient avant la récolte. Aucune enceinte – si ce n’est un mur de pierre – ne résiste à la hure d’un vieux mâle décidé à frayer un passage à sa compagnie, et c’était sans illusion qu’on réparait consciencieusement les brèches ouvertes dans les grillages et les palissades. Il aurait fallu exterminer tous les cochons de la Réserve, solution à laquelle poussaient les forestiers qui craignaient pour leurs pépinières et leurs sentiers d’agrainage. Mais le grand veneur en avait décidé autrement. Il affectionnait trop la grosse bête, courageuse, joviale et gloutonne, absorbant indifféremment céréales, insectes et charognes, et qui le reposait par ses mœurs désordonnées et imprévisibles des habitudes pédantes et minutieuses des cerfs et des chevreuils, attachés à leurs coulées, gagnages et reposées. Il avait ordonné qu’on adoptât la solution inverse, celle qui consistait à rendre le fond oriental de Rominten si délectable aux sangliers qu’ils y demeurassent fixés. On avait imaginé pour cela de les nourrir avec des cadavres de chevaux d’équarrissage qu’on abattait à la place même où les cochons viendraient les dévorer.
Tiffauges ressentit comme une épreuve cruelle, mais sans doute chargée de signification – et donc bénéfique – ces opérations d’abattage où on lui imposait le rôle de tueur. Il fallait prendre livraison du cheval condamné dans un village ou un haras voisin – Trakehnen n’était qu’à une douzaine de kilomètres au nord – et se rendre en carriole, accompagné du propriétaire, sur les lieux du sacrifice. Souvent la pauvre haridelle était si fourbue – et si peu nourrie du jour où on l’avait condamnée – qu’on ne pouvait progresser qu’au petit pas. On avait même donné à Tiffauges une seringue et un flacon de stimulant pour surmonter passagèrement une éventuelle défaillance de la bête.
Il procédait à l’abattage d’un coup de fusil chargé de 7, tiré derrière l’oreille à cinquante centimètres de distance. L’animal s’écroulait, immédiatement foudroyé. Aussitôt le propriétaire lui arrachait ses fers, et le dépouillait quand le cuir en valait la peine. Tiffauges défaillait de dégoût en observant ces opérations grossières qui évoquaient quelque assassinat gigantesque, perpétré au coin d’un bois, d’autant plus qu’il avait vite détecté l’affinité profonde qui le liait au cheval, animal phorique par excellence, et qui conférait un trait suicidaire à ces tueries. Un jour, revenant sur le lieu du crime, il surprit toute une compagnie de cochons en train de se souiller avec une verve sauvage dans la charogne d’une jument qu’ils avaient ouverte et étalée sur toute la surface de la clairière où elle avait été laissée. Mais ce n’était rien encore. Il dut être témoin de l’assaut que donnait un vieux solitaire à un cadavre encore frais. Le sanglier avait attaqué le cheval par l’anus, et n’avait eu de cesse qu’il ne l’eût agrandi aux dimensions de sa hure à force de coups de boutoir et de défenses. Le cheval mort, défoncé, bousculé paraissait se débattre les quatre fers en l’air sous la poussée furieuse du solitaire. Et Tiffauges, blessé, sentait rejaillir sur lui quelque chose de cette indignité grotesque.
*
Le grand veneur, maréchal du Reich et général en chef de la Luftwaffe était annoncé au Jägerhof par un afflux de provisions et un vaste remue-ménage de serviteurs. Quand Asie s’arrêtait en gare de Tollmingkehnen, la Mercedes à fanions était avancée, et elle emportait en tempête le gros homme vers le féerique chalet où un feu d’enfer flambait dans la cheminée monumentale. Des maîtres d’hôtel en gants blancs disposaient des buissons de chandelles sur la longue table de monastère habillée de linge fin et étincelante de vaisselle orfévrée, les valets de chambre bassinaient le grand lit de soie et de fourrures du maître, tandis qu’aux cuisines le traditionnel marcassin fourré, rôti au charbon de bois, suait sa graisse dans la lèchefrite. L’Oberforstmeister était l’un des premiers convoqués par le grand veneur – dont la voix épaissie par une trace d’accent bavarois ne cessait de jordonner dans tout le Jägerhof. Le vieil homme, sanglé dans son meilleur uniforme, quittait ces entrevues la tête farcie et l’air égaré, et il se déchargeait de ses soucis sur Tiffauges qui l’attendait dans l’écurie avec l’alezan du cabriolet.
La première fois que Tiffauges eut l’occasion de voir le Reichsmarschall se situa au cœur de l’hiver, et eut pour prétexte un incident qui réjouit infiniment le maître de Rominten.
Tiffauges revenait de Goldap dans une carriole attelée de deux gros chevaux de labour avec un chargement de betteraves et de maïs destiné au nourrissage des cerfs. Tandis que les chevaux ahanaient bruyamment et faisaient sonner leurs fers cramponnés sur le sol gelé, Tiffauges, emmitouflé dans une pelisse de mouton, regardait défiler lentement au-dessus de sa tête l’entrelacs givré des branches nues. Il songeait que cette longue migration vers le levant, dans laquelle l’avait jeté l’affaire Martine et la guerre qu’elle avait provoquée, s’accompagnait d’un pèlerinage dans le passé, jalonné contemplativement par la survenue de l’Unhold et de l’homme des tourbières, et de façon plus pratique par l’abandon de la voiture à essence, puis à gazogène au profit du cheval. Il soupçonnait avec une angoisse voluptueuse que son voyage le mènerait plus loin, plus profond, dans des ténèbres plus vénérables, et qu’il rejoindrait peut-être finalement la nuit immémoriale du Roi des Aulnes.
C’est alors que se produisit une apparition qui l’ancra dans la conviction que ses pensées avaient le pouvoir redoutable de faire surgir des êtres réels à leur semblance. Sur la droite, trottant à vive allure au milieu des troncs ébranchés des grands sapins, accourait un troupeau de bêtes énormes, noires, velues comme des ours, bossues comme des bisons. Tiffauges reconnut des taureaux, sans doute, mais d’un type évidemment préhistorique, tels que les figurent les gravures rupestres néolithiques, des aurochs en somme, avec leurs cornes courtes comme des dagues et leur garrot bosselé par une crinière épaisse. Malheureusement il n’était pas seul à les avoir vus arriver. Brusquement arrachés à leur pas somnolent, les chevaux avaient pris un galop qui tournait rapidement à la charge furieuse, derrière laquelle la carriole faisait des bonds et chassait sur toute la largeur du chemin. Tiffauges hésitait à retenir ses bêtes dont il partageait l’épouvante, d’autant plus qu’un second troupeau d’aurochs menaçait de leur couper la retraite. Il compta une douzaine de têtes dans le premier groupe, une dizaine dans le second, soit environ vingt-deux au total, mais les plus éloignées, les moins rapides comprenaient visiblement une majorité de femelles et de veaux. Ils échappèrent de justesse au second troupeau qui se joignit au premier, formant une masse impressionnante, tumultueuse, qui écrasait tout sur son passage. Mais le premier tournant qui se présenta fut fatal à l’équipage emballé. La carriole déséquilibrée roula quelques mètres sur deux roues, puis se coucha à l’extérieur du tournant, traînée encore par les chevaux, tandis que Tiffauges boulait dans la neige. L’une des bêtes libérée par l’accident prit la fuite en traînant derrière elle des harnais brisés, l’autre, prisonnière encore de l’attelage, se débattait et ruait contre la caisse de la voiture. Tiffauges se hâta de la dégager et se hissa sur son dos avant qu’elle ne détalât à son tour. Lorsqu’il tourna la tête, il vit le troupeau d’aurochs sagement réunis autour de la carriole renversée qui se gavaient de betteraves et de maïs.
Le père des aurochs de Rominten se trouvait précisément au Jägerhof – dont il était un habitué – au moment où eut lieu cet incident. Il s’agissait du professeur docteur Lutz Heck, directeur du jardin zoologique de Berlin. C’est lui qui avait eu l’idée d’essayer, par un savant dosage de races de taureaux espagnols, camarguais et corses, amélioré par une sélection poursuivie sur plusieurs générations, de recréer l’aurochs primitif dont les derniers représentants s’étaient éteints au Moyen Âge. Il pensait y être assez bien parvenu, et avait obtenu du grand veneur la permission de lâcher dans la Réserve de Rominten Bos Primigenius Redivivus, comme il avait baptisé avec une jubilation pédante sa recréation.
Depuis, le troupeau noir et massif semait la terreur dans la Réserve. On se racontait l’histoire d’une patrouille cycliste, prise à partie par un aurochs, qui avait dû chercher son salut dans les branches des arbres les plus proches. Le fauve avait passé sa rage sur les bicyclettes qui jonchaient la route. Il les avait piétinées, puis rassemblées en écheveau sur ses cornes, et s’en était allé, triomphalement couronné par ce trophée de tubes et de roues enchevêtrés.
Lorsque Göring apprit la mésaventure de Tiffauges, sa joie ne connut pas de bornes, et il le convoqua pour entendre son récit de sa propre bouche. Tiffauges se présenta donc le lendemain soir au Jägerhof, rasé de frais, habillé de vert et botté de noir, grâce aux dépouilles d’un garde forestier qui avait à peu près sa taille. On le fit longuement et magnifiquement dîner à la cuisine en compagnie du personnel qui le considéra avec un respect craintif, le grand veneur ayant jeté les yeux sur lui. Puis il fallut attendre le bon plaisir des maîtres qui confabulaient autour de la cheminée monumentale au milieu des cigares et des liqueurs. Enfin on le fit venir.
Bien qu’ils fussent tous en uniforme, les convives qui entouraient le grand veneur étaient éclipsés par le rayonnement que lui conféraient son volume et l’extravagance de sa mise. Ses cent vingt-sept kilos débordaient d’un vaste fauteuil haute époque dont le dossier chantourné et guilloché formait comme une aura en queue de paon autour de sa tête et de ses épaules. Il était vêtu d’une chemise blanche à jabot de dentelle et à manches flottantes que recouvrait une sorte de chasuble en daim mauve d’où sortait une lourde chaîne d’or au bout de laquelle se balançait une émeraude grosse comme un œuf de pigeon.
Cette exhibition eût été insupportable au Français, si la langue allemande n’avait dressé entre ces hommes et lui un écran translucide, mais non transparent, qui amortissait leur grossièreté et lui permettait de s’adresser au deuxième personnage du Reich dans des termes et sur un ton qu’on n’aurait pas tolérés de la part d’un Allemand.
Il fallut que Tiffauges précisât le lieu et l’heure de la rencontre, le nombre des aurochs, la direction d’où ils paraissaient venir, la réaction des chevaux, sa propre attitude – et à chaque nouveau détail, le grand veneur hurlait de rire en se tapant sur les cuisses. Puis on le plaisanta sur ses lunettes, suggérant qu’à travers ses verres grossissants il avait peut-être pris quelques lapins pour des taureaux géants, et Tiffauges découvrit pour la première fois l’une des marottes des maîtres du IIIe Reich, cette haine de l’homme à lunettes, incarnant pour eux l’intelligence, l’étude, la spéculation, bref le Juif. Ensuite le professeur docteur Lutz Heck, père de Bos Primigenius Redivivus, expliqua que ses bêtes seraient dangereuses paradoxalement aussi longtemps qu’il resterait en elles des traces de domestication. Nées en captivité, il leur faudrait des années pour craindre l’homme et le fuir du plus loin qu’elles le repéreraient. Alors qu’aujourd’hui encore – mais moins toutefois qu’au début de leur nouvelle vie sauvage – elles ne comprenaient pas pourquoi on les avait abandonnées dans une forêt glacée et peu nourrissante, quand la région était truffée de gras pâturages et de fermes cossues. Plus d’une fois d’ailleurs les aurochs avaient défoncé des clôtures, forcé des portes d’étables et de fenils pour se régaler de fourrage, non sans avoir sailli au passage quelque tendre génisse. Il y avait du dépit, de l’amertume d’enfants abandonnés dans leur agressivité à l’égard des hommes, concluait le professeur Heck, l’incident survenu au Français en était la meilleure illustration.
*
Mais l’animal-roi de Rominten, c’était le cerf que l’on chassait à l’affût et au rabat – seuls genres de chasse que permettait la densité du bois – et qui faisait l’objet de la part du grand veneur d’un culte à la fois amoureux, sacrificiel et alimentaire. Ce culte avait d’ailleurs sa théologie dont l’élément ésotérique concernait l’identification et l’interprétation des bois de mue, et surtout l’évaluation des « points » mérités par le massacre, faite par un jury de veneurs officiels, huit jours au moins après la mort du cerf, les bois ayant séché dans une pièce chauffée durant ce laps de temps.
L’hiver tirait à sa fin, et l’essentiel du travail de Tiffauges consistait à glaner, à travers futaies et taillis, les bois de mue mis bas par les cerfs, quête d’autant plus importante en cette période de l’année que les plus vieux sujets muent précisément en février-mars, les plus jeunes attendant parfois jusqu’au seuil de l’été pour perdre leurs dagues. La tâche était rendue délicate par les deux ou trois jours qui séparent habituellement la chute de chacun des bois du même cerf, de telle sorte que toute découverte d’un bois oblige à de longues recherches pour trouver l’autre bois, sans lequel il ne vaut rien. Malgré la conscience, puis la passion grandissante qu’il mettait à cette quête, Tiffauges n’aurait pu la mener à bien sans l’aide de deux griffons spécialisés qui faisaient merveille et qu’on avait amenés d’un district voisin en l’absence de Göring dont l’une des lubies était d’exécrer les chiens et de ne pas supporter leur présence. Plus surprenante encore était la science de l’Oberforstmeister qui identifiait sans hésitation les bois qu’on lui rapportait, comme étant la 4e tête de Théodore, la 7e du Sergent ou la 10e du vieux Poseidon. Les bois de mue allaient prendre place sur le panneau de leur cerf, au-dessus des têtes des années antérieures, selon une disposition pyramidale dont le sommet serait couronné en 11e ou 12e série par le massacre complet de l’animal tué.
L’arrivée du Reichsmarschall était prévue ce jour-là pour la fin de la matinée, et une compagnie de cornistes s’était rassemblée devant le Jägerhof pour lui donner l’aubade à sa descente de voiture. Tiffauges et l’Oberforstmeister avaient réuni sur une table les bois de mue ramassés depuis le dernier séjour du grand veneur. Ces têtes constituaient la chronique la plus rigoureuse et la plus intime de la vie de Rominten, et leur déchiffrement faisait l’objet de discussions passionnées entre les forestiers et le grand veneur. Elles permettaient notamment de suivre les étapes de l’épanouissement de tel ou tel Hochkapitaler, et de déterminer à coup sûr la saison où il faudrait l’abattre parce qu’ayant atteint son apogée, il commencerait fatalement l’année suivante à « ravaler ».
La Mercedes à fanions s’était engagée dans la grande allée qui menait au Jägerhof, et les cornistes, figés au garde-à-vous, avaient embouché leur instrument, quand on vit sauter un aide de camp qui devançant la voiture s’élança vers le groupe en criant :
— Pas de cors ! Le lion déteste !
La stupéfaction fut générale, et l’on se demanda un instant si le « lion » n’était pas un nouveau surnom que l’« Homme de Fer » se serait fait attribuer, mais comment concevoir cette soudaine aversion à l’égard de sa musique préférée ?
L’imposant véhicule stoppa en souplesse, les quatre portes s’ouvrirent en même temps, et l’on vit glisser d’une porte arrière un long corps fauve, un lion, un vrai lion qui remorquait au bout d’une laisse le Reichsmarschall, hilare et empêtré, que son uniforme blanc faisait paraître rond comme une boule.
— Buby, Buby, Buby, chantonnait-il en traversant la cour, toujours entraîné par le grand félin que l’effarouchement écrasait au sol. Et ils disparurent dans la maison, précédés par le reflux épouvanté de tout le personnel.
On chercha fiévreusement une pièce où le lion pourrait trouver un abri provisoire, et ce fut finalement la propre salle de bains de Göring qui fut transformée en fauverie après qu’on eut répandu une brouette de sable dans le bac de la douche pour que Buby pût se soulager dans un terrain meuble, selon l’habitude de tous les félins. Puis le Reichsmarschall ressortit, se plaça face aux musiciens et écouta au garde-à-vous la sonnerie de bienvenue qu’on répétait pour lui depuis plusieurs semaines. Ensuite il remercia en levant son bâton bleu et or, et il s’engouffra dans ses appartements pour changer de tenue. Une heure plus tard, il conférait avec l’Oberfortsmeister en manipulant les bois de mue dont dépendait le programme des chasses de l’été et de l’automne.
Le soir, Tiffauges eut l’occasion d’entrevoir un spectacle qui s’imprima dans son esprit avec les couleurs simples et criardes d’une image d’Épinal. Göring vêtu d’un coquet kimono bleu pâle était attablé devant un demi-sanglier dont il brandissait une cuisse, comme la massue d’Hercule. Le lion assis à ses côtés suivait passionnément l’évolution de la pièce de vénerie au-dessus de sa tête, et donnait des coups de gueule lents et sans conviction dans sa direction quand elle se rapprochait. Finalement, le grand veneur y mordit à pleines dents, et pendant quelques instants sa figure disparut derrière le monstrueux gigot. Puis, la bouche pleine, il le tendit au lion qui y planta ses crocs à son tour. Et ce fut un va-et-vient régulier de la pièce de vénerie entre les deux ogres qui se regardaient affectueusement en mastiquant des paquets de chair noire et musquée.
*
L’attribution des cerfs à abattre aux invités, en fonction de leur rang, constituait la pire des épreuves de l’Oberforstmeister, et provoquait souvent des orages dont il avait à supporter toute la violence. Le Feldmarschall von Brauchitsch fut l’occasion d’un de ces drames qui prenaient leur source dans la jalousie dont le grand veneur entourait les cerfs de la Réserve. Le chef suprême de la Wehrmacht était parti en pleine nuit, accompagné par le Forstmeister d’un district voisin qui avait relevé la voie d’un cerf dont le pied indiquait un dix-cors, très probablement le Raufbold. Le grand veneur sortit un peu plus tard avec l’Oberforstmeister, et prit la direction des remises de deux Hochkapitaler que leurs séries de bois de mue désignaient comme prochaines victimes. La nuit tombait quand il rentra au Jägerhof rapportant à l’arrière de la voiture un vieux dix-cors et son écuyer, un dix-cors jeunement, portant des têtes magnifiquement paumées, celle du vieux dix-cors en chandelier, l’autre plus creuse, semblable à une main à trois doigts. Radieux, le grand veneur se retira dans ses appartements pour se préparer au dîner. Une heure plus tard, on entendait la voiture de Brauchitsch qui rentrait à son tour avec sa chasse.
La coutume voulait qu’en pareille occurrence une « curée froide » fût célébrée à minuit dans la cour intérieure du Jägerhof, éclairée par des braseros de bûchettes résineuses. Après avoir gaiement ripaillé, les chasseurs se réunirent donc devant les corps des trois cerfs rangés selon l’usage par ordre de grandeur. À peine le grand veneur les aperçut-il, qu’il se pencha sur le plus grand, le Raufbold, dont la tête couronnée à vingt-deux pointes pesait au moins neuf kilos. Il caressa de la main les perlures qui couraient le long des bois, les pierrures des meules, les sillons visibles le long des perches. Il éprouva du bout du doigt les pointes acérées des andouillers de massacre et des surandouillers, dont la blancheur ivoirine contrastait avec le brun brûlé des merrains. Quand il se releva, toute bonne humeur s’était effacée de sa face poupine, et une moue chagrine faisait saillir sa lèvre inférieure.
— C’est exactement le type de cerf que j’aime à tirer, prononça-t-il.
Mais les douze cornistes s’étaient rangés en arc de cercle, et, sur un signal de l’Oberforstmeister, ils sonnèrent l’hallali. Ce fut lui qui, tête nue, donna lecture solennelle des noms des chasseurs et des cerfs sacrifiés. Il conclut par quelques mots de remerciement et d’adieu. Les cors reprirent alors leur chant brumeux et rauque pour saluer la fin de cette journée, et Tiffauges, dissimulé dans l’ombre du cloître de bois, cherchait en lui les souvenirs qu’éveillait cette musique sauvage et plaintive. Il se retrouvait dans le préau de Saint-Christophe à l’écoute d’une rumeur de mort profonde et désespérée, puis à Neuilly dans sa vieille Hotchkiss s’acharnant à capter un certain cri qu’il avait entendu par hasard, qu’il n’avait jamais pu retrouver depuis, mais qui l’avait percé comme d’un coup de lance. Il y avait des harmoniques dans la sonnerie de ce soir qui avaient une affinité indiscutable avec lui, mais c’était une parenté indirecte, latérale et comme artificielle. Pourtant il eut ce soir-là la certitude obscure qu’il entendrait plus tard ce chant de mort à l’état pur, et que ce ne serait pas pour des cerfs qu’il monterait de la vieille terre prussienne.
— C’est exactement le type de cerf que j’aime à tirer, répétait Göring avec une insistance menaçante.
Et comme il se trouvait face à face avec l’Oberforstmeister, il le saisit par les revers de sa veste et lui siffla au visage :
— Vous faites tuer les plus beaux sujets aux invités, et moi je dois me contenter des bêtes de deuxième garniture !
— Mais, monsieur le grand veneur, balbutia l’Oberforstmeister d’une voix blanche, le Feldmarschall von Brauchitsch est le chef suprême de la Wehrmacht !
— Imbécile, lui répondit Göring avant de le lâcher et de lui tourner le dos, je vous parle de cerfs ! Or, des cerfs, il y en a de deux sortes : les Reichsjägermeisterhirsche, les miens ! Et les autres ! Tâchez d’apprendre à ne plus les confondre !
*
L’un des plus nobles Reichsjägermeisterhirsche était à coup sûr le Candélabre dont l’Oberforstmeister tenait la chronique presque mois par mois, et qui promettait de devenir le roi des hardes de Rominten. Un soir que Göring, emmitouflé comme un ours, piétinait lourdement dans la neige molle pour relever des traces de loups qu’on lui avait signalées, le Candélabre surgit, comme une apparition, dans un entrelacs de rameaux givrés. Sombre statue d’ébène, il portait haut sur son encolure musculeuse un buisson de vingt-quatre andouillers distribués aussi régulièrement que les nervures d’un cristal de glace. Il était grand et droit comme un arbre, un arbre vivant et respirant, aux oreilles dardées, aux yeux clairs comme des miroirs, qui faisait face aux trois hommes. Les bajoues du grand veneur se mirent à trembler.
— Le plus beau coup de fusil de ma carrière, le plus beau massacre que j’aie jamais vu !
Il avait refermé son fusil qu’il portait cassé sur son avant-bras, et il l’élevait lentement vers son épaule. Alors avec une autorité qui stupéfia Tiffauges, l’Oberforstmeister se mit en travers de ce désir fiévreux.
— Monsieur le grand veneur, lui dit-il d’une voix assez forte pour faire fuir irrémédiablement la bête, le Candélabre est le plus beau reproducteur de Rominten. Laissez-lui encore une saison. Il est l’avenir de notre réserve !
— Mais vous rendez-vous compte des risques que je prendrais ? fulmina Göring. Il pèse au moins quatre cents livres et doit avoir vingt livres de bois sur la tête ! Il peut se faire éventrer par un simple daguet, plus rapide et plus ardent. Et savez-vous comment seront ses bois après la mue ?
— Encore plus beaux, monsieur le maréchal. Encore plus nobles, trente années de conservation forestière me le disent. Quant à sa vie, j’en réponds sur la mienne. Il ne lui arrivera rien !
— Laissez-moi le tirer, insista Göring en l’écartant d’une bourrade.
Mais quand il épaula enfin, le Candélabre avait disparu. Pas un bruit, pas un mouvement de branches ne trahissait sa fuite. On aurait dit que la haute futaie l’avait résorbé, comme son émanation vivante. La colère du grand veneur aurait eu des suites imprévisibles, si l’Oberforstmeister, prévoyant l’orage et connaissant la parade, ne s’était hâté avant la tombée de la nuit de le conduire à quelques kilomètres de là, dans une combe peuplée par de hautes bruyères et un fourré de petits coudriers presque impénétrable. Le grand veneur grogna un peu quand il fallut ramper sur le ventre pour franchir un roncier barbelé d’épines noires sur un terrain en pente qui descendait dans une espèce de cirque. Mais il eut le souffle coupé lorsqu’un ancien chaudron de laie lui permit de s’agenouiller et d’examiner le fond du ravin à la jumelle. Ils étaient une bonne trentaine, remisés flanc à flanc à l’abri du talus abrupt, et leur haleine montait en brume légère dans l’air glacé. L’alerte fut donnée avant le premier coup de fusil par une vieille biche brehaigne qui paraissait mener la harde. Les trois hommes étaient à bon vent, et le coteau avait dû répercuter un bruit, car la bête trompée fonça droit sur eux. La première balle qui stoppa un daguet de deux ans ne ralentit pas la ruée des bêtes qu’on voyait distinctement bondir par-dessus son corps. Le grand veneur épaulait, tirait, la douille s’éjectait et tombait en tournoyant à ses pieds. Il regardait, visait, tirait encore, avec des rires et des gloussements heureux. Frappé en plein poitrail, le dix-cors qui suitait la biche se cabra, puis bondit en avant pour s’écrouler enfin devant toute la harde. Alors seulement les bêtes parurent comprendre que la retraite leur était coupée. Elles s’arrêtèrent, le chef dressé, les oreilles arrondies, puis, comme un nouveau coup de feu fauchait un hère hirsute et dégingandé, elles firent demi-tour, et se ruèrent vers le fond du cirque. La fusillade reprit tandis que le troupeau, dans un grêlement affolé de sabots, se lançait à l’assaut du talus gelé et escarpé. Un grand cerf emporté par le poids de ses bois formidables bascula en arrière en essayant de franchir un abrupt, et retomba sur une biche en lui brisant l’échine. Rendus furieux par la panique, trois jeunes mâles se battaient sauvagement, tantôt cabrés et dansant sur place, tantôt cédant à reculons sous une poussée véhémente avec des bramements qu’on entendait à plusieurs kilomètres. Finalement, ils entrelacèrent leurs bois si durement qu’ils moururent en grappe, sans pouvoir se désunir.
Lorsque la tuerie cessa, onze cerfs et quatre biches brehaignes fumaient dans leur sang. Il était bon que les femelles devenues impropres à la reproduction fussent abattues, car entrant en chaleur les premières, elles épuisaient inutilement les mâles. Mais le grand veneur ne s’intéressait qu’aux cerfs, et c’était merveille de le voir courir pesamment de l’un à l’autre en brandissant son vouge de chasse. Il écartait les cuisses chaudes du grand corps palpitant, et y plongeait les deux mains. La droite sciait vivement, la gauche fouillait les bourses fendues et recueillait les daintiers qui ressemblaient à des œufs de chair vive d’un rose opalescent. C’est que le cerf abattu doit être émasculé sans retard, sinon la viande s’emmusque et devient impropre à la consommation, croit-on communément.
Tiffauges accueillit comme elle le méritait cette explication évidemment incongrue, surtout dans un domaine, la vénerie, où tout est chiffre et rite immémorial. Il se demandait une fois de plus quelle pouvait être la clé du cerf et le secret de sa place apparemment démesurée dans le bestiaire de la Prusse-Orientale, en observant l’énorme croupe blanche que Göring, penché sur l’animal royal qu’il allait déshonorer, dressait vers le ciel. Comme s’il voulait répondre sur-le-champ à cette question muette, le maréchal se redressa et fit signe à ses compagnons de venir le rejoindre. La bête qui gisait à ses pieds était une « tête bizarde » dont les bois présentaient une asymétrie d’une laideur pénible. Tandis que le bois droit était celui d’un dix-cors jeunement avec un merrain qui portait six andouillers, dont trois groupés en trident au sommet formaient une empaumure de belle venue, le gauche atrophié, mince et de matière friable était celui d’un daguet de deux ans, simple tige droite, terminée par une amorce de fourche. Derechef agenouillé auprès du grand corps fauve, Göring faisait constater à l’un de ses invités qu’aux bois asymétriques répondait un état défectueux des daintiers : l’animal possédait un testicule normal, l’autre était atrophié. Or c’était le droit qui fuyait sous les doigts et formait sous le cuir des bourses un renflement à peine visible. Demeuré à l’écart avec Tiffauges, l’Oberforstmeister lui expliqua qu’une blessure quelconque – plomb de fusil, fil de fer barbelé, coup de dague – ou une malformation congénitale d’un testicule se traduit fatalement par quelque faiblesse ou extravagance du bois du côté opposé. Ainsi, non seulement les bois des cerfs n’étaient rien d’autre en somme que la floraison libre et triomphale des testicules, mais, obéissant à l’inversion qui accompagne classiquement les symboles intensément chargés de signification, l’image exaltée qu’ils en donnaient était retournée, et comme reflétée dans un miroir.
Que les bois fussent aussi littéralement d’essence phallique donnait à la chasse et à l’art de la vénerie un sens d’une inquiétante profondeur. Forcer un cerf, le tuer, l’émasculer, manger sa chair, lui voler ses bois pour s’en glorifier comme d’un trophée, telle était donc la geste en cinq actes de l’ogre de Rominten, sacrificateur officiel de l’Ange Phallophore. Il en existait un sixième, plus fondamental encore, que Tiffauges devait découvrir quelques mois plus tard.
*
L’Oberforstmeister l’avait laissé entendre à Tiffauges dans un moment d’exaspération : Göring n’était pas un très grand connaisseur de gibier. Il aurait été facile de trouver en Allemagne une bonne centaine de chasseurs ou de forestiers qui possédaient l’art et l’instinct de la chasse à un degré indiscutablement supérieur. Toutefois, la justice l’obligeait à une concession d’importance. Il y avait un domaine non négligeable où le Reichsmarschall manifestait une science et un don incomparables, c’était dans la lecture des laissées du gibier. S’agissant de déchiffrer tous les messages inscrits dans les déjections des bêtes, le grand veneur faisait preuve d’une pénétration et d’une expérience dont on était en droit de se demander où et quand il avait pu les acquérir, et si elles ne provenaient pas simplement du fond même de sa nature ogresse.
Tiffauges eut l’occasion de voir s’exercer cette vocation coprologique du maître de Rominten, notamment un matin de printemps où il n’y avait rien qu’on pût tirer sans enfreindre grossièrement la déontologie de la chasse, mais où l’état du terrain permettait un relevé particulièrement clair des laissées. Göring qui ne demandait qu’à faire étalage de son savoir ne s’intéressa bientôt plus qu’aux signatures apposées par les bêtes aux pieds des arbres, sous les taillis et dans les coulées les plus fréquentées.
Il montra ainsi que les fumées des cerfs sont à un seul aiguillon, lourdes, semées de distance en distance, alors que celles des biches sont à deux aiguillons, glaireuses, très noires et inégales. Dures et sèches en hiver, les herbes fraîches et les jeunes pousses du printemps les attendrissent jusqu’à leur donner l’aspect de bouses molles et aplaties. Puis l’été augmente leur compacité, les transforme en cylindres dorés dont l’une des bases est concave, l’autre convexe. En septembre, les éléments se nouent en chapelets. Quand les biches mettent bas, leurs fumées sont fréquemment ensanglantées. Enfin il faut savoir que les matières du soir sont plus dures et plus sèches, préparées par les longues ruminations de la journée, que celles du matin. Le Reichsmarschall ne se faisait pas faute d’éprouver entre le pouce et l’index la consistance de ses trouvailles, et même de les approcher de son nez pour en apprécier l’âge, car leur odeur devient aigre avec le temps.
Mais les moquettes des chevreuils – moulées à un seul aiguillon en hiver, en été agglomérées en grappes comme celles des moutons –, les laissées des sangliers – en forme de quilles l’hiver, de bousards inconsistants l’été –, les repaires des lièvres – secs et pointus, épars et noirâtres pour le bouquin, grosses sphères luisantes pour la hase –, les miroirs des bécasses – disques blancs ivoirés avec un point vert olive en leur centre –, les fientes des faisans, accumulées sous les perchers, celles du coq de bruyère, déposées sur les souches des sapins, et même les modestes crottes des lapins lui paraissaient également intéressantes et dignes de commentaires.
Tiffauges ne pouvait s’empêcher de songer à Nestor et à ses séances de défécation nocturnes et glosées, en voyant le gros homme, tout cliquetant de décorations, courir d’arbre en arbre, de buisson en buisson avec des exclamations joyeuses, comme un enfant le matin de Pâques glanant des œufs en chocolat dans son jardin. Et, bien qu’il fût accoutumé de longue date aux ajustements que le destin formait à son intention, il admira que les hasards de la guerre et de la captivité eussent fait de lui le serviteur et le secret élève du deuxième personnage du Reich, expert en phallologie et en coprologie.
*
L’été vit arriver un invité hors série, un civil, petit, nerveux, disert, dont le grand nez supportait des lunettes aux verres épais. C’était le professeur Otto Essig dont la récente thèse de doctorat sur La Mécanique symbolique à travers l’histoire de l’ancienne et de la nouvelle Germanie soutenue à l’université de Göttingen avait été remarquée par Alfred Rosenberg. Le philosophe officiel du régime avait obtenu pour son protégé cette invitation à laquelle Göring qui ne pouvait souffrir les intellectuels n’avait consenti qu’avec répugnance. Tiffauges n’eut qu’une fois l’occasion de le voir durant le bref séjour qu’il fit à Rominten – et de surcroît il ne comprenait pas la moitié de ce qu’il disait car il parlait vite et savamment –, et il le regretta, car ce personnage drolatique et d’une maladresse qui ne connaissait ni trêve, ni relâche, semblait n’aborder que des sujets qui lui tenaient à cœur.
C’est ainsi qu’il l’entendit un soir discuter des différentes formules de mensuration des bois de cerfs – formule Nadler, formule de Prague, formule allemande, formule de Madrid – qu’il appliquait aux bois qu’on lui soumettait et dont il comparait les mérites respectifs avec une agilité d’esprit confondante. Tiffauges nota que la formule Nadler, la plus simple et la plus classique, additionne quatorze notes attribuées successivement à
— la longueur moyenne des deux merrains (coefficient 0,5)
— la longueur moyenne des deux andouillers de massacre (c. 0,25)
— la moyenne de la circonférence des deux meules (c. 1)
— la circonférence du merrain droit à sa base (c. 1)
— la circonférence du merrain droit à son sommet (c. 1)
— la circonférence du merrain gauche à sa base (c. 1)
— la circonférence du merrain gauche à son sommet (c. 1)
— le nombre des andouillers (c. 1)
— le poids des bois (c. 2)
— l’envergure des bois (de 0 à 3 points)
— la couleur des bois (de 0 à 2 points)
— la beauté des perlures (de 0 à 2 points)
— la beauté des empaumures (de 0 à 10 points)
— l’état des pointes (de 0 à 2 points).
La formule de Prague fait intervenir en outre la longueur moyenne des 2 chevillures et la beauté des surandouillers (de 0 à 2 points). Quant à la formule allemande, elle ne tient pas compte de cette dernière note, mais elle ajoute au total une note d’ensemble de 0 à 3.