Tiffauges se laissa glisser dans la captivité sans résistance, avec la foi robuste et optimiste du voyageur qui s’abandonne au repos de l’étape en sachant qu’il va s’éveiller quelques heures plus tard, en même temps que le soleil, lavé des fatigues de la veille, régénéré, prêt à un nouveau départ. Il avait laissé tomber derrière lui comme vêtements souillés, comme chausses éculées, comme peaux craquelées, Paris et la France, avec au premier plan Rachel, le Ballon et les Ambroise, et, au fond de l’horizon, Gournay-en-Bray, Beauvais et le collège Saint-Christophe. Personne n’avait autant que lui la conscience de son destin, un destin rectiligne, imperturbable, inflexible qui ordonnait à ses seules fins les événements mondiaux les plus grandioses. Mais cette conscience impliquait également une lucidité sans indulgence à l’égard de l’accidentel, de l’anecdotique, de toutes ces menues babioles auxquelles le commun des mortels s’attache et laisse des lambeaux de son cœur quand il faut partir. De son enfance piétinée, de son adolescence révoltée, de sa jeunesse ardente – longtemps dissimulée sous l’apparence la plus médiocre, mais ensuite démasquée et bafouée par la canaille – s’élevait comme un cri la condamnation d’un ordre injuste et criminel. Et le ciel avait répondu. La société sous laquelle Tiffauges avait souffert était balayée avec ses magistrats, ses généraux et ses prélats, ses codes, ses lois et ses décrets.
Il roulait maintenant vers le levant. On les avait entassés à raison de soixante hommes par wagon dans un train asthmatique qui s’arrêtait et manœuvrait à tout propos. Quelques obstinés, toujours accrochés à leurs chimères, se pressaient autour d’un sergent du génie qui possédait une boussole, et ils prenaient argument de chaque courbe un peu accentuée de la voie, ou même d’une marche arrière dans une gare, pour se persuader qu’on ne les entraînait pas vers le nord-est, mais vers le sud peut-être, vers l’ouest, qui sait… Tiffauges savait bien, lui, et il n’avait pas besoin de boussole pour cela, qu’on roulait vers la lumière. Ex Oriente Lux. De quelle lumière s’agissait-il ? Il l’ignorait, mais il allait l’apprendre patiemment, jour après jour, avec de longues périodes d’obscurité hivernale et secrètement féconde, et des révélations d’une éblouissante soudaineté.
On les déchargea dans une petite ville industrielle qui s’appelait Schweinfurt. D’abord parqués dans des baraques d’isolement, on les soumit le lendemain aux opérations de désinfection et d’épouillage. D’être ainsi promenés nus, de cour en baraquement, tondus, enduits de savon noir, douchés, puis exposés dans la misère de leur anatomie, des heures durant, au milieu d’un pré cerné de barbelés, certains pleurèrent d’humiliation. Tiffauges ne trouva rien à redire à ce traitement qui prenait à ses yeux valeur de rite purificateur. Il s’amusa même de la supériorité inattendue que lui conférait la nudité, car il écrasait de sa stature et de ses muscles la silhouette chétive et défectueuse de ses camarades, tout en sexe et en poils. Il souhaita seulement pouvoir bientôt jeter aux orties l’uniforme qu’on lui tendit, sortant rétréci et fumant encore de l’autoclave. Le jour où il revêtirait une tenue d’une autre sorte, enfin accordée à sa dignité véritable, alors oui il saurait – et tout le monde avec lui – que les temps obscurs étaient révolus.
Le surlendemain le voyage reprit, toujours en direction du nord-est. Ils traversèrent la Thuringe, la Saxe et le Brandebourg. Ils virent passer devant l’étroite lucarne de leur wagon la Wartbourg d’Eisenach, les tours du château de Gotha, les champs de fleurs d’Erfurt, la résidence de Weimar, les usines Zeiss d’Iéna. À Leipzig ils purent descendre sur les quais, et s’égailler dans une partie de la gare qui avait été bouclée à leur intention. L’arrêt devait durer plusieurs heures. On leur distribua la soupe dans la salle d’attente de troisième classe, puis ils cherchèrent à se regrouper par unités, par provinces, ou simplement par sympathie. Tiffauges serait resté seul, si le chauffeur Ernest n’était pas demeuré obstinément auprès de lui. Cette fidélité ne le gênait pas mais elle le surprit, d’autant plus qu’il crut déceler chez Ernest une attitude déférente que ne justifiait en somme aucune différence de grade entre eux. Il le fit parler. Ernest était valet de chambre dans le civil, une profession devenue rare, qui revêtait aux yeux de Tiffauges un sombre prestige par ce qu’il y supposait de froide duplicité et d’obséquiosité calculée, recouvrant le disparate grinçant entre les milieux huppés où elle s’exerce et les hommes d’origine modeste qui l’exercent. Il avait au demeurant pardonné à Ernest sa responsabilité dans le sacrifice des pigeons auquel il avait reconnu, comme à presque tous les événements de sa vie, un caractère de fatalité qui le douait d’innocence et d’intelligibilité. Il finit par adopter cet homme qui paraissait l’avoir choisi comme maître.
Quand le train repartit au milieu de la nuit, les gardiens verrouillèrent les portes et les lucarnes des wagons. Ceux des hommes qui ne dormaient pas comprirent qu’on traversait Berlin aux arrêts et aux manœuvres qui hachèrent à nouveau la progression du train. Puis l’allure du convoi se régularisa, un rythme égal berça les corps entassés. On devait filer sur une plaine immense, interminable que seule la nuit rendait moins vertigineuse.
Le petit matin parut plus précoce et plus frais qu’à l’accoutumée. Les portes à glissière roulèrent avec des grondements sourds. Il y eut des ordres, des appels. Les hommes sautèrent hébétés hors des wagons, immédiatement saisis par une petite brise froide et coupante. Une assez vaste baraque en planches noircies au goudron dressait une silhouette qui paraissait presque imposante tant le paysage était plat. Des rafales faisaient vibrer un panneau de bois rectangulaire dressé sur deux poteaux où on lisait en lettres gothiques noires sur fond blanc : MOORHO. À perte de vue, c’était tout alentour une succession d’étangs, coupés de prairies qu’on devinait prêtes dès l’automne à se métamorphoser en marécages. De loin en loin un bouquet de sapins donnait l’échelle et rendait sensible l’immensité de l’horizon noyé de fumées innombrables qui couraient au ras des joncs et des hautes herbes. Tiffauges qui ne connaissait en dehors de Paris que des pays de coteaux ou des campagnes bocagères fut saisi par la grandeur de cette terre. Parce que sa vue s’étendait à l’infini de tous côtés, galopant parmi les brumes, planant au-dessus des bruyères et des miroirs d’eau, il eut un sentiment de liberté qu’il n’avait jamais connu auparavant. Il sourit malgré lui de ce paradoxe en prenant la suite d’une file de marcheurs accablés, poussés vers le nord par les coups de gueule d’un Feldwebel.
Ils découvrirent brusquement le camp à quelques centaines de mètres de la route, alors que le village de Moorhof demeurait obstinément invisible. Ils devaient en faire sans cesse l’expérience : dans ce pays plat comme la main, apparemment ouvert et sans secret, les maisons, les granges et même les miradors du camp devenaient invisibles pour peu qu’on s’éloignât, comme bus par l’épaisseur de la terre et du tapis végétal. Il s’agissait d’un camp de dimensions modestes, puisqu’il ne comprenait que quatre doubles baraques de bois, juchées sur de courts pilotis, couvertes de toile goudronnée, pouvant recevoir chacune deux cents hommes. L’effectif plein de huit cents hommes qui ne fut atteint que quelques semaines plus tard grâce à de nouveaux arrivages correspondait aux travaux à effectuer, mais il était défavorable aux prisonniers parce que trop faible pour susciter une organisation complexe, des ressources humaines riches, et la possibilité pour un solitaire de se dissimuler dans la foule. Les quatre baraques étaient cernées par deux clôtures de barbelés dont l’intervalle était rempli par des chevaux de frise entremêlés. L’espace ainsi délimité pouvait couvrir un demi-hectare. Quatre miradors en marquaient les angles.
Les hommes qui pénétraient dans leur nouveau domaine ne voyaient qu’inconfort dans la légèreté des baraques, hostilité dans l’enceinte, et vigilance haineuse dans les miradors. Tiffauges se trouva renforcé dans le sentiment de liberté et de disponibilité qui l’avait saisi en descendant du train. Tout semblait avoir été fait pour que la plaine fût sans cesse immédiatement présente aux habitants du camp. Il se souvenait de certaines grosses fermes picardes dont toutes les façades s’ouvraient à l’intérieur de la cour, et qui n’offraient que des murs aveugles à l’extérieur. Ici, c’était tout l’inverse. Les clôtures de fils de fer étaient des murs transparents. Les miradors semblaient inviter à fouiller l’horizon. À l’intérieur de la baraque qu’on lui assigna, il choisit une couchette supérieure, éloignée du poêle, mais d’où il pouvait en tournant la tête voir par une lucarne tout l’est de la plaine. Il s’y jeta aussitôt, épuisé par les jours désordonnés et les nuits chaotiques qu’il venait de traverser. Pour la première fois depuis que son arrestation à Neuilly l’avait déraciné, il se sentait arrivé quelque part, et une certaine sécurité lui était offerte. L’Europe était rejetée loin derrière lui du côté du couchant, en proie à un châtiment mérité. Mais surtout, il y avait l’appel formidable et doux de cet espace vierge, ce sol gris argenté, rehaussé sombrement par le mauve d’un revers de bruyère, peuplé par la seule silhouette grêle d’un bouleau, ces sables, ces tourbières, cette grande fuite vers l’est qui devait mener jusqu’en Sibérie, et qui l’aspirait comme un gouffre de lumière pâle. Au demeurant, il apprit par ceux qui l’avaient précédé au camp où se situait exactement Moorhof sur la carte de la Prusse-Orientale. Ce village de quatre cents âmes se trouvait à une douzaine de kilomètres d’Insterburg à l’ouest et de Gumbinnen à l’est, au bord d’un cours d’eau, l’Angerapp, qui confluait à Insterburg avec l’Inster pour former la Pregel.
Quant au travail qu’on attendait d’eux, les nouveaux venus, après un repos réglementaire de vingt-quatre heures, comprirent qu’ils allaient consommer jour après jour leurs épousailles avec cette terre noire et gorgée d’eau. Car il s’agissait d’une vaste entreprise de drainage des champs situés en bordure de l’Angerapp, accomplie avec des moyens matériels dont l’insuffisance était compensée par une main-d’œuvre surabondante et peu coûteuse. Chaque soir, on enfermait les prisonniers à sept heures dans les baraques après leur avoir confisqué leur pantalon et leurs chaussures – des galoches de bois plus précisément qu’on leur avait distribuées. Commençait alors pour chacun le long voyage imaginaire de la nuit, animée seulement par cinq lampes-tempête à pétrole. Si grande était leur fatigue qu’ils ne songeaient pas à s’ennuyer. Le matin, on les faisait sortir à six heures, et on leur distribuait un quart de Waldtee, tisane forestière d’une composition mystérieuse où le sapin, le bouleau, l’aulne et la feuille de mûre avaient leur part, plus le viatique de la journée composé d’une tranche de pain et d’une poignée de pommes de terre cuites à l’eau, et bien entendu, froides. Le soir une soupe claire, mais chaude cette fois, les accueillait.
Ils s’acheminaient à pied par groupes de dix, flanqués d’un surveillant allemand, vers la portion du réseau de drainage qui leur avait été assignée. Ils travaillaient à l’assainissement d’un secteur de cinq cents hectares environ dépendant pour la plus grande part d’une grosse ferme sise à quelque distance de Moorhof. Le drainage prévoyait un réseau de tranchées de deux mètres cinquante de profondeur au fond desquelles était ménagée une manière de caniveau formé par trois dalles, deux verticales, la troisième horizontale, recouvrant en toiture les deux autres. Un lit de briques concassées, puis de la terre meuble fermaient la tranchée. Les drains se dirigeaient en pente insensible vers un canal collecteur qui se dégorgeait lui-même dans l’Angerapp. La grande majorité des hommes était employée à creuser les tranchées à la bêche. Lorsque la tranchée était achevée, deux hommes marchant chacun sur un bord, traînaient sur le fond un rabot destiné à l’égaliser. La construction des caniveaux était confiée à des ouvriers allemands, ainsi d’ailleurs que les mesures de niveau et le tracé des futurs canaux.
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La promiscuité forcée de la baraque avait fini par fondre les individus disparates qui y étaient parqués en une manière de petite communauté unie et équilibrée où chacun avait sa place. Pour beaucoup, la nécessité de tout partager avec des camarades d’origines sociales, provinciales ou professionnelles totalement différentes, avait été une surprise, parfois enrichissante, parfois douloureuse. L’arrachement au milieu habituel, familial et géographique plongeait certains dans une hébétude qui traduisait une dangereuse régression morale et intellectuelle. Pour d’autres au contraire, c’était une libération qui permettait à leurs aspirations les plus impérieuses de s’épanouir. Il y en avait qui s’enfermaient dans une rumination silencieuse, mais si c’était souvent simple mutisme animal, ce silence pouvait être aussi gros de révoltes et de calculs. D’autres au contraire palabraient sans cesse, prenant à témoin tour à tour chacun de leurs compagnons de la fringale de projets et d’entreprises qui les enfiévrait. C’est ainsi qu’un petit commerçant en mercerie, Mimile, de Maubeuge, marié trop jeune à une épouse trop sage, exhalait sans désemparer sa double obsession : les femmes et l’argent. Il ne doutait pas que les deux choses fussent liées, et s’il échafaudait des combinaisons commerciales qui d’abord enfermées dans les limites du camp déborderaient ensuite sur toute la région, c’était dans l’idée de trouver une maîtresse allemande qui lui servirait de protectrice, de prête-nom, et par l’intermédiaire de laquelle il achèterait des biens, une maison, des terres peut-être.
— Tous les hommes de ce pays sont mobilisés, raisonnait-il inlassablement. Il n’y a plus ici que des femmes et des biens. Des femmes, des biens et nous ! Il faut tirer les conclusions pratiques de cette situation qui nous est imposée.
Mais le plus jeune de la baraque, Phiphi, de Pantin, qui fatiguait tout le monde de ses calembours et de ses grimaces, objectait que seule la femme française, la Parisienne, méritait qu’on y songe. Comment succomber aux charmes frustes et pesants des Gretchen à nattes et à bas de laine qu’ils avaient entrevues depuis leur entrée en Allemagne ?
Mimile haussait les épaules et prenait à témoin Socrate, un agrégé de grec, qui observait cette société recluse et disparate à travers ses lunettes, en tirant placidement sur sa pipe. Socrate ne sortait de sa réserve que pour émettre des jugements en forme d’oracles qui commençaient souvent par des vérités de bon sens un peu plates pour tourner aussitôt – on ne savait comment – en paradoxes déconcertants.
— Tout dépend de la durée et de l’issue de la guerre, dit-il un jour. Si nous sommes libérés avant Noël, alors Phiphi a raison. Restons fidèles à notre terroir. Mais si, comme il est plus probable, l’Allemagne victorieuse cimente ses conquêtes avec les cadavres de plusieurs générations de jeunes hommes, alors opposons les avantages d’une défaite confortable aux honneurs d’une victoire meurtrière. Pendant que les derniers Allemands valides veilleront sur les confins du grand Reich millénaire, nous fertiliserons sa terre et ses femmes de notre sueur et de notre semence.
Ce genre de propos n’éveillait qu’une lueur de méfiance et de réprobation dans le petit œil paysan de Burgeron, un métayer berrichon à la moustache tombante, mais il déchaînait le rire hennissant de Victor, le Fou comme on l’appelait, qui avait fait merveille pendant la « drôle de guerre », et surtout pendant la débâcle. Caractériel, asocial et cyclothymique, Victor avait traîné dans tous les asiles psychiatriques de l’Île-de-France avec de brèves périodes de liberté qui s’étaient régulièrement achevées par des extravagances justifiant un réinternement. Il était libre justement quand la guerre avait éclaté, et il s’était aussitôt porté volontaire dans l’infanterie. Là les extravagances avaient recommencé, mais comme elles avaient pris la forme d’audacieux coups de main dans les lignes ennemies, et d’actes héroïques pendant la retraite catastrophique de son régiment, Victor s’était couvert de citations et de décorations. Socrate avait commenté son cas en expliquant que, gravement inadapté à un monde paisible et ordonné, il se trouvait de plain-pied avec les désordres de la guerre, surtout quand elle tournait à la déroute.
Tiffauges demeurait à l’écart du petit groupe de sa baraque, malgré le truchement d’Ernest, empressé auprès de tout le monde. Pourtant, il n’était pas totalement étranger à ses camarades et, même, il observait chez les uns et les autres quelque chose qui lui ressemblait. Il voyait en chacun d’eux autant de solutions au problème de la captivité qui toutes s’apparentaient peu ou prou à sa propre solution – qu’il n’aurait pu définir encore clairement certes, mais dont il avait la certitude qu’elle était un absolu en marche. Les rêves d’appropriation charnelle et matérielle de Mimile, par exemple, trouvaient un écho en lui, et plus encore la folie de Victor, écrasé par l’ordre social, mais nageant comme poisson dans les eaux troubles et tumultueuses de la guerre.
Pourtant, on lui faisait grief de l’ardeur qu’il apportait au travail. Il défonçait le sol et creusait jusqu’à l’eau avec une vigueur que n’expliquait pas seulement sa force physique. Comment aurait-il fait comprendre à ses camarades qu’il attendait quelque chose de ce pays – un signe, un présage, il ne savait au juste – et qu’à fouiller ainsi la terre, il lui semblait hâter la délivrance d’un message à lui seul destiné ?
D’ailleurs, il lui plaisait d’entrer ainsi de vive force dans le gras et l’intime d’un pays qu’il commençait à aimer. Il en avait eu la révélation, le jour où, grâce à la complaisance d’un des soldats de garde, il avait pu réaliser le désir qui l’avait pris dès son arrivée de faire l’escalade d’un des miradors du camp. C’était des tours en rondins de six mètres de haut surmontées d’une plate-forme couverte à laquelle on accédait par une échelle. Tiffauges n’accorda qu’un bref coup d’œil au camp dont l’ordonnance rigoureuse et les bâtiments neufs et géométriques contrastaient avec les silhouettes trop humaines et dépenaillées des prisonniers qui y divaguaient. Il se tourna vers la plaine, vers ce nord-est qui paraissait le but de sa grande migration, commencée il allait y avoir bientôt une année. Le pays était si plat que sa vue portait immensément loin malgré la médiocre hauteur de son observatoire. C’était une succession de champs de seigle mûr, presque blancs, coupés par la ligne sombre d’une forêt de sapins, d’étangs brillants comme des plaques d’acier qu’entouraient des plages de sable clair, de tourbières charbonneuses où éclataient les troncs argentés des bouleaux, de marécages où se reflétaient les nuages laiteux, entourés par la sombre toison d’une aulnaie, de champs de blé noir alternant avec des pièces de lin blanc. « Un pays noir et blanc, pensa Tiffauges. Peu de gris, peu de couleurs, une page blanche couverte de signes noirs. »
Tout à coup le soleil bouscula l’édifice nuageux qui encombrait le ciel et incendia les vapeurs qui montaient des marais et les fumées du village de Moorhof. L’une des vitres d’une maison lançait des éclairs avec l’insistance d’un phare émetteur de morse. Tiffauges découvrait enfin ce village avec ses maisons basses aux toits de bardeau groupées autour d’une grosse église, trapue, aux murs chaulés, et dont le clocher court et massif paraissait comporter sous une toiture aplatie une sorte de chemin de ronde. Derrière le village, on devinait un bas-fond aux reflets qui scintillaient à travers les hautes herbes, et plus loin encore, sur un talus morainique, un moulin à vent hollandais dressait sa silhouette délabrée et véhémente. Un vol de hérons traversa le ciel en ramant doucement des ailes, une cloche éparpilla dans le vent sa musique incohérente et endeuillée. Tiffauges avait le sentiment très vif qu’un lien d’appartenance l’unissait à cette terre. Pour commencer – et pour longtemps peut-être – il en était prisonnier, et il se devait de la servir de tout son corps, de tout son cœur. Mais ce ne serait qu’une période probatoire, des fiançailles en somme, et après, par une de ces inversions radicales qui articulaient sa vie, il en deviendrait le maître.
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Toute cette terre noire et grasse qu’il remuait jour après jour y était peut-être pour quelque chose : depuis son arrivée au camp, et malgré la nourriture chiche et médiocre, il vivait dans une grande béatitude fécale. Chaque soir avant le second couvre-feu – définitif celui-là – il se rendait aux feuillées pour un temps aussi prolongé que possible qui était peut-être le meilleur moment de la journée et qui le ramenait fortement à ses années beauvaisiennes. Parenthèse de solitude, de calme et de recueillement dans l’acte défécatoire, accompli généreusement et sans effort excessif, par un glissement régulier de l’étron dans le fourreau lubrifié des muqueuses.
Pourtant les lieux se prêtaient mal au rite méditatif. C’était un simple fossé au bord duquel courait une étroite planche horizontale soutenue tous les deux mètres par un rondin, et qui assurait aux clients un perchoir inconfortable. Tiffauges se souvenait des critiques formulées par Nestor à l’encontre des défécations accomplies à fond perdu. Ici, la vidange opérée tous les dix jours environ apportait un correctif inattendu et non sans intérêt à cet inconvénient. Elle se faisait au moyen de petites bennes roulantes qu’un homme remplissait à l’aide d’un seau fixé au bout d’une perche, sorte de louche géante, tout à fait semblable à celles utilisées dans les cuisines du camp, ce qui donnait lieu à d’inusables plaisanteries. Tiffauges avait été sensible au fait que les wagonnets étaient ensuite vidés dans une douve de drainage qui fécondait indistinctement toute la plaine. Mais le respect humain l’avait retenu de se proposer plus souvent que de raison pour la corvée de vidange, et, plus tard, l’affaire de la Latrinenwache l’avait définitivement dégoûté des feuillées. On avait vite constaté en effet que les prisonniers négligeaient parfois de se rendre jusqu’à la fosse et, s’arrêtant au hasard de leur paresse ou de l’urgence de leur besoin, jalonnaient le chemin qui y menait de sentinelles traîtresses. Les Allemands avaient donc institué un système de garde assuré par un Français relayé toutes les quatre heures, et que signalait une plaque de tôle pendue en sautoir sur sa poitrine sur laquelle était tracé le mot infamant Latrinenwache. C’en était fait de la solitude et du recueillement nécessaires à l’acte fondamental, et Tiffauges en vint bientôt à n’user que de latrines volantes et personnelles, posées sur les lieux de son travail.
Sa réputation de travailleur acharné lui avait valu un fort relâchement de surveillance, et il n’était pas rare qu’il fût laissé à lui-même plusieurs heures durant au bout d’un fossé en creusement. Il avait tout loisir dès lors pour choisir le lieu propice où quelques coups de bêche et la mise en place de deux planchettes qui ne le quittaient pas édifiaient l’autel sur lequel il consommait son union intime et féconde avec la terre prussienne.
Mais une découverte bouleversante devait plus tard donner un sens nouveau à ses heures de liberté. Peu s’en fallut, un jour qu’il participait à des opérations de tracé, qu’il ne fît une chute dans une tranchée de drainage asséchée que les hautes herbes dissimulaient parfaitement à la vue. Le point de départ de cette ruelle souterraine n’était qu’à une centaine de mètres de son chantier. Dès le lendemain, il s’y laissa glisser, et marcha droit devant lui, à la découverte. Le sol était ferme et plan. Au-dessus de sa tête les graminées en fleurs se rejoignaient pour former une toiture légère et mouvante que traversaient des flèches de soleil. Il leva une poule faisane qui désormais le précéda, piétant éperdument dans l’étroit boyau. Bientôt il lui sembla qu’il remontait une pente, et donc il devait se diriger vers un petit bois de sapins qui limitait les terres cultivées de Moorhof. Il marcha longtemps, toujours escorté de sa faisane que précédèrent ensuite deux perdrix et un gros lièvre roux. Puis les graminées se raréfièrent, il y eut quelques mètres sans qu’aucune végétation entamât la bande de ciel bleu que délimitaient les bords du fossé, enfin des lacis de ronces et d’aubépines annoncèrent un changement de terrain. Tout à coup la faisane prit son vol bruyamment. À quelques mètres une muraille de terre vive marquait la fin de la tranchée.
Tiffauges se hissa sur le sol. Le petit bois de sapins qui se réduisait à un assez mince rideau d’arbres était derrière lui. Il se trouvait en fait au seuil d’une forêt de bouleaux doucement vallonnée que parsemaient des taillis de bourdaine. Il lui semblait avoir été transporté dans un autre pays, sur une autre terre, sans doute parce qu’il avait échappé à l’atmosphère du camp, mais aussi grâce à l’étrangeté de la voie à demi souterraine qui l’avait mené jusque-là. Il suivit un sentier sablonneux qui serpentait à travers un tapis de bruyère, il dévala une combe, escalada un talus, et découvrit ce qu’il cherchait : au bord d’une lisière où les premiers colchiques mettaient des touches mauves, une hutte de rondins, posée sur un socle de pierre, porte close, fenêtre close, semblait de toute éternité attendre sa venue.
Il s’arrêta à la lisière du bois, ému, ébloui, et prononça un mot qui plongeait dans son plus lointain passé, et contenait des promesses de bonheur futur : « Le Canada ! » Oui, c’était au Canada qu’il se trouvait, c’était le Canada que ce bois de bouleaux, cette clairière et cette cabane recréaient en pleine Prusse-Orientale. Et il entendait à nouveau la voix sourde de Nestor, le visage enfoui dans un roman de London ou de Curwood, évoquer dans la puanteur chaude de l’étude les purs déserts neigeux et forestiers qui cernent la baie d’Hudson et les Grands Lacs, du Caribou, de l’Esclave et de l’Ours.
Ce jour-là, Tiffauges fit simplement le tour de sa maison. Il constata que la porte était verrouillée par un loquet que bloquait un cadenas de laiton qu’il serait facile de crocheter. Il reprit le chemin de son tunnel d’herbes. Son absence de près de trois heures était passée inaperçue.
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Les premières grandes pluies d’automne avaient commencé lorsque le lieutenant Teschemacher qui dirigeait l’administration s’avisant que Tiffauges était garagiste-mécanicien le promut chauffeur du Magirus-cinq tonnes attaché au camp. Il commença ainsi à sillonner le pays, d’abord flanqué d’un gardien, puis de plus en plus souvent seul ou en compagnie d’Ernest qui le relayait au volant. Il s’agissait généralement d’aller chercher le ravitaillement du camp, c’est-à-dire de charger dans des cours de ferme des sacs de pommes de terre, voire quelques quartiers de lard ou des saucisses longues et sèches bottelées par grosses, comme des fagotins. La pluie transformait les routes en fondrières, creusées d’ornières si profondes qu’il fallait craindre parfois que le camion ne touchât du ventre l’empierrement bombé qui les séparait. À partir de la fin d’octobre, les Français eurent la surprise de voir les routes régulièrement passées à la herse, opération répétée, en prévision des premiers gels, à l’intention des traîneaux. Parfois la pluie était si dense et si régulière que les travaux de drainage devaient être interrompus. Une pesante mélancolie s’abattait sur les hommes consignés au camp en partie inondé. Cependant Tiffauges progressait dans son Magirus, le visage collé au pare-brise que balayait vainement l’essuie-glace, et il lui semblait parfois, lentement balancé dans le lourd véhicule, noyé dans les éclaboussures et les vapeurs, se trouver sur un navire au milieu d’une mer déchaînée.
Les villages des environs lui devinrent familiers, et leurs noms qui sentaient tous la lande, le bois ou le marais – Angermoor, Florhof, Preussenwald, Hasenrode, Vierhufen, Grünheide – chantèrent bientôt en lui un refrain qu’illustraient les enseignes de leurs auberges, floraison pompeuse et dorée, surchargée de boucles et d’arabesques qui célébraient chacune un animal-totem Agneau Doré, Truite, Chevreuil, Bœuf d’Or ou Saumon. Il s’attardait parfois au fond des salles enfumées, hochait la tête sans comprendre quand un client l’entreprenait brusquement ayant reconnu en lui un prisonnier français, et il commençait à prendre goût aux âcres petits cigares à bout de paille qu’on lui offrait. Il eut l’occasion de pousser vers l’est jusqu’à Gumbinnen, gros bourg encore paysan, traversé par une rivière, la Pissa, dont le nom était un sujet de plaisanterie inépuisable. Chaque mercredi à l’ombre de l’Hôtel de Ville, aux pignons découpés en vastes marches d’escalier, se tenait une foire aux chevaux réputée qu’alimentaient les grands haras impériaux de Trakehnen, situés à une quinzaine de kilomètres. Un peu plus au sud commençait la Rominter Heide, immense réserve de futaies et de lacs, gorgée de gibier de poils et de plumes, paradis des plus beaux cerfs d’Europe. De plus en plus souvent mêlé aux civils, Tiffauges découvrait ainsi l’Allemagne, s’essayait à parler l’allemand, s’enfonçait peu à peu dans un monde nouveau dont il soupçonnait la richesse sans en posséder encore la clé.
Avec la mauvaise saison, les effectifs du camp avaient sensiblement fondu, l’Arbeitseinsatz envoyant les hommes isolément ou par petits groupes en commandos lointains qui ne conservaient qu’un lien administratif avec la direction. Les plus nombreux étaient distribués comme bûcherons dans les forêts d’alentour, mais beaucoup s’étaient également répartis selon leurs goûts ou leurs qualifications professionnelles dans des ateliers d’artisans, des carrières, des scieries ou des fermes d’élevage.
Chaque fois qu’il le pouvait Tiffauges se rendait au Canada. Il s’était persuadé que les gardes forestiers ayant été décimés par la mobilisation générale, il courait peu de risques d’être dérangé dans la hutte dont il avait forcé la porte et installé de son mieux la pièce unique. Il allumait un grand feu dans la cheminée, allait sacrifier sur l’autel défécatoire qu’il avait dressé sous un auvent, derrière la maison, et passait des heures en méditations rêveuses bénies par ce luxe inouï : la solitude. Sa seule occupation consista d’abord à rassembler des bûches qu’il empilait pour l’hiver sous la pente du toit. Pour parfaire l’image d’une vie de trappeur, il avait posé quelques lacets à lapins dans les coulées d’une fougeraie prochaine, sans aucun succès crut-il d’abord, mais il comprit ensuite grâce à quelques vestiges ensanglantés qu’un goupil ou un haret faisait la relevée avant lui.
Un jour que la pluie l’avait surpris, il s’attarda au-delà de toute prudence, bercé par les craquements de son feu et la rumeur de l’eau sur les planches du toit. Il s’endormit. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée, et la pluie continuait son grand murmure. Certainement l’appel avait eu lieu au camp, et le couvre-feu était sonné. Peut-être avait-il été porté évadé ? Il décida de s’en remettre à la fatalité et de passer la nuit dans sa maison. Il regagnerait le camp au petit jour. Il bourra la cheminée jusqu’au linteau et se dressa une couche de fortune avec la jubilation d’un écolier en vacances buissonnières. La joie le tint longtemps éveillé, le visage tourné vers l’âtre embrasé, petit théâtre incandescent où se déroulaient les fastes d’un opéra sans musique, plein de sourdes conspirations qui éclataient en lumineux cataclysmes. Il ne fut pas autrement étonné en rentrant au camp le lendemain matin de constater que son absence était passée inaperçue dans le va-et-vient des commandos. C’était une nouvelle étape dans l’étrange évolution libératrice qui se poursuivait au sein de sa captivité.
Il n’en allait pas de même pour ses camarades que la mauvaise saison achevait de démoraliser. Les gémissements des oiseaux migrateurs qui traversaient le ciel délavé, le sanglot ininterrompu de l’aigre bise dans les baraquements, cette terre funèbre où tout leur était hostile, et surtout cet hiver qui leur tombait sur les épaules en engloutissant leurs espoirs de libération, tout conspirait à désespérer cette poignée de petites gens, arrachés à l’heureux traintrain de leur vie quotidienne par une incompréhensible bourrasque. Seuls Socrate qui avait organisé une série de conférences sur l’histoire de la littérature, et Mimile qui prenait des airs mystérieux quand on le plaisantait sur ses relations avec la femme du menuisier chez qui il travaillait chaque jour, apportaient encore un écho de vie dans la baraque. Un soir Phiphi se montra si déchaîné que ses camarades le tarabustèrent pour lui faire avouer qu’il avait trouvé du vin. Il s’en défendit par un feu d’artifice d’à-peu-près où entraient pêle-mêle les noms des uns et des autres, ceux des rues et des bistrots de Pantin et les mots tudesques – grotesquement francisés – qu’il avait glanés depuis le début de sa captivité.
— Toi au moins, lui dit Mimile, l’hiver prussien te réussit ! Ça fait plaisir à voir !
Le lendemain on le retrouva mort, pendu à un poteau de l’enceinte avec sa ceinture. Ce suicide jeta la panique dans le camp. Il parut soudain évident que personne n’en sortirait vivant ou sain d’esprit, que la maladie, le désespoir ou la folie choisiraient leurs victimes au cours des prochains mois. D’ailleurs les baraques – c’était clair ! – n’étaient prévues que pour une année, et ce ne serait pas la libération qui les viderait !
Des projets d’évasion se tramaient. Victor avait chaque jour une idée nouvelle pour quitter clandestinement le camp, dont il entretenait tout le monde, y compris les sentinelles. D’autres faisaient des provisions de bouche, on tâchait de se procurer des marks en échangeant avec les gardiens ou les rares civils qu’on rencontrait des savonnettes ou des paquets de gris. On dessinait des cartes. Un jour, Ernest s’ouvrit à Tiffauges d’une idée qu’il avait avec un autre prisonnier d’utiliser le Magirus et l’Ausweis pour tenter de fuir. Avec un peu de chance, ils passeraient en Pologne où la surveillance devait être plus relâchée et où la population serait disposée en principe à les aider. Tiffauges se contenta de hausser les épaules. Plus tard il dut faire face aux avances de Mimile qui voyait dans les déplacements du camion une occasion inespérée de créer une sorte de réseau commercial hors du camp. Les pourcentages mirobolants qu’il proposa à Tiffauges n’ébranlèrent pas son indifférence, mais il eut un pincement d’angoisse en voyant s’élargir le fossé qui le séparait de ses compatriotes.
Un matin, on constata la disparition du Magirus avec Ernest et Bertet, un chef comptable grenoblois appartenant à la baraque voisine. Le camion fut retrouvé en panne d’essence le surlendemain à cent cinquante kilomètres au sud. Des sanctions frappèrent l’ensemble du camp, et dissipèrent la légère amélioration de traitement qui avait coïncidé quelques semaines auparavant avec la poignée de main de Montoire. On fit des paris sur les chances de réussite des deux fugitifs. Cette première évasion avait une valeur exemplaire. Son succès aurait nourri les espoirs de ceux-là mêmes qui n’auraient jamais le courage de l’imiter.
On ramena Ernest quatre jours plus tard, boueux, en loques, défiguré par les coups. Il convoyait une civière bâchée sur laquelle reposait le corps de Bertet. Après l’abandon de leur camion, les deux fugitifs avaient dû quitter les routes sillonnées par la Feldgendarmerie, et s’aventurer dans la lande. Ils s’étaient perdus dans des marécages où Bertet avait péri noyé. Ernest s’était finalement rendu lui-même à la Kommandantur d’un bourg. On le laissa une semaine au cachot – pour l’exemple – puis il fut envoyé au pénitencier militaire de Graudenz.
Il y eut une accalmie dans les averses et les tempêtes d’automne, et Tiffauges put reprendre le chemin de son tunnel d’herbes que les pluies avaient rendu impraticable. Régulièrement désormais, il s’offrait une nuit de « Canada », et c’était chaque fois une fête de solitude et de rêveries qu’alimentaient tous les bruits secrets de la forêt, frouement d’une dame blanche en chasse, chevrotement d’une hase en rut, tapements de pattes d’un lapin donnant l’alerte au goupil, et même parfois le brame lointain et triste d’une harde. Il avait enfin réussi à piéger des levreaux. Il les dépiautait et les faisait rôtir sur son feu avec la joie enfantine de mener la vraie vie d’un trappeur du Grand Nord. Les peaux tendues sur des petits cadres de branchages séchaient contre le manteau de la cheminée en répandant une odeur de fauve et de vieille couenne.
Une nuit il fut réveillé par des frôlements contre les murs de la maison. Quelqu’un marchait, semblait-il, en s’appuyant aux planches et même contre la porte. Plus effrayé qu’il ne voulut se l’avouer, il se tourna contre la cloison et se rendormit. Les jours suivants, il réfléchit à cette visite nocturne. Il était fatal que sa présence au Canada fût tôt ou tard découverte. La fumée montant de la cheminée de la petite maison signalait sa présence à tout le voisinage. Mais comment renoncer à faire du feu ? Il se reprocha sa lâcheté. S’il devait avoir une nouvelle visite, mieux valait faire face, et tenter de traiter avec l’intrus que de risquer une dénonciation.
Plusieurs semaines passèrent dans le calme. L’automne se prolongeait et le temps hésitait, semblait-il, à basculer dans l’hiver. Une nuit cependant les pas lourds et les frôlements autour de la maison canadienne éveillèrent à nouveau Tiffauges. Il se leva et alla se placer contre la porte. Dehors le silence était revenu. Il fut troublé soudain par une espèce de râle qui glaça Tiffauges jusqu’aux moelles. Puis il y eut un raclement contre la porte. Tiffauges l’ouvrit brusquement, et recula en chancelant devant le monstre qui s’y encadra. L’animal tenait à la fois du cheval, du buffle et du cerf. Il fit un pas en avant, et fut aussitôt arrêté par ses bois énormes, terminés par des palettes dentelées qui heurtèrent les montants de la porte. Levant la tête, il poussa alors vers Tiffauges son gros mufle rond sous lequel l’ouverture triangulaire de la lèvre supérieure s’agitait délicatement, comme le bout d’une trompe d’éléphant. Tiffauges avait entendu parler des troupeaux d’élans qui hantent encore le nord de la Prusse-Orientale, mais il était stupéfait de la masse énorme de poils, de muscles et de bois qui menaçait d’envahir la maisonnette. La sollicitation de cette lèvre qui se tendait vers lui était si éloquente qu’il alla prendre un quignon de pain sur la table, et l’offrit à l’élan. L’animal le renifla bruyamment et l’engloutit. Puis la mâchoire inférieure parut se déboîter sur le côté, et une lente et consciencieuse mastication commença. L’élan devait être satisfait de cette offrande, car il recula et disparut dans la nuit, silhouette gauche et pesante dont la disgrâce et l’esseulement serraient le cœur.
Ainsi la faune de Prusse-Orientale venait de déléguer à Tiffauges son premier représentant, et il s’agissait d’une bête à demi fabuleuse, qui paraissait sortir des grandes forêts hercyniennes de la préhistoire. Il demeura éveillé jusqu’au petit jour, ramené par cette visite à l’étrange conviction qu’il avait toujours eue de posséder des origines immémoriales, une racine en quelque sorte qui plongeait au plus profond de la nuit des temps.
Désormais, chaque fois qu’il prenait le tunnel d’herbes pour gagner le Canada, il emportait quelques tronçons de rutabaga à l’intention de l’élan. Un jour que l’animal s’était présenté plus tardivement à la cabane, il eut le loisir de l’observer à la lumière de l’aube. Il était à la fois imposant et pitoyable, avec son garrot bosselé de deux mètres de haut, dominant la courte encolure, l’énorme tête aux oreilles d’âne et aux bois lourds et grossiers, et la croupe osseuse soutenue par de longues échasses maigres et défectueuses. Il entreprit de brouter des buissons de myrtilles, et dut écarter ridiculement les pattes de devant pour atteindre le sol, en raison de son encolure trop courte. Puis, la bouche tordue par la mastication, il releva son énorme tête. Tiffauges remarqua alors que deux taies blanches recouvraient ses petits yeux. L’élan du Canada était aveugle. Dès lors Tiffauges comprit ce comportement quémandeur, cette allure gauche, cette lenteur somnambulique, et, à cause de sa terrible myopie, il se sentit proche du géant ténébreux.
Un matin, un froid inhabituel le saisit. Par la fenêtre blanchie entrait une lumière d’une insolite crudité. Il éprouva quelques difficultés à ouvrir la porte que retenait un obstacle mouvant. Il recula ébloui. Les ténèbres noires et mouillées de la veille s’étaient métamorphosées en un paysage de neige et de glace qui étincelait au soleil dans un silence ouaté. La joie qui l’envahit ne s’expliquait pas seulement par l’inépuisable émerveillement que la blanche féerie suscitait toujours dans son cœur puéril. Il avait la certitude qu’un changement aussi éclatant de la terre prussienne annonçait nécessairement pour lui une nouvelle étape et des révélations décisives. Dès les premiers pas qu’il fit en enfonçant profondément dans la neige, il en trouva la confirmation – infime certes, mais significative – dans les traces d’oiseaux, de rongeurs et de petits carnassiers qui entrecroisaient leur délicate sténographie sur la grande page blanche ouverte à ses pieds.
Il reprit le volant du Magirus dont on avait enchaîné les pneus, et il s’avança en cliquetant et en patinant dans un paysage dont l’hiver accentuait désormais tous les caractères. Sa simplicité était poussée jusqu’à l’ellipse, ses noirs balafraient à l’encre de Chine la grande plaine immaculée, les maisons se fondaient dans la masse ouatée qu’elles soulevaient à peine, les gens eux-mêmes, encapuchonnés et bottés se confondaient les uns avec les autres.
Un jour qu’il avait fait monter à bord et ramené chez lui un cultivateur qui piétinait dans les congères du bord de la route, il fut invité à prendre un verre à la ferme. C’était la première fois qu’il entrait dans une maison d’habitation allemande, et la gêne qu’il en éprouva – une impression d’étouffement à la fois et d’effraction coupable d’un espace privé – lui fit mesurer à quel degré d’ensauvagement la guerre, la captivité et plus encore sans doute sa pente naturelle l’avaient fait parvenir. Un loup, un ours, fourvoyés dans une chambre à coucher auraient sans doute éprouvé cette angoisse.
On le fit asseoir près de la cheminée dont l’énorme hotte s’adornait d’une coquette dentelle de papier rose et s’égayait d’une débandade de souvenirs, photo de mariage, croix de fer sur lit de velours grenat, bouquet de lavande séché, bretzels enrubannés et couronne d’avent en branches de sapin piquée de quatre chandelles. Il eut droit au lard fleurant l’odeur de vieille suie du feu de tourbe, à l’anguille fumée, au pot de fromage liquide farci de grains d’anis, au Pumpernickel – pain de seigle pur, noir et compact comme une galette de bitume –, et au verre de Pillkaller, un alcool de grain, raide comme du jus de planche. Croyant faire plaisir à son hôte, le bonhomme rappelait ses souvenirs d’occupation à Douai en 1914, et concluait en maudissant la fatalité de la guerre. Puis les fusils rangés au râtelier dans une armoire vitrée furent l’occasion d’évoquer avec exaltation les grandes chasses dans les forêts de Johannisburg et de Rominten peuplées de dix-cors fabuleux, dans l’Elchwald au nord où défilaient lentement des hardes d’élans, gauches et hiératiques, au bord des étangs où s’abattaient des vols de cygnes noirs.
L’alcool accentuait chez Tiffauges cette vision à distance, spéculative et détachée qu’il appelait par-devers lui son « œil fatidique », et qui était la mieux appropriée à la lecture des lignes du destin. Il était assis près d’une fenêtre double à petits carreaux, entre les deux châssis de laquelle rampaient des tiges de misère. L’un des petits carreaux encadrait exactement le bas du village de Wildhorst, ses maisons chaulées jusqu’aux fenêtres de l’étage, lambrissées ensuite jusqu’au toit, la mignonne église au clocher de bois, une boucle de chemin où il vit passer une vieille femme remorquant un bébé sur une luge, une fillette chassant du bout d’une badine un troupeau d’oies indignées, un traîneau de billes de sapins tiré par deux chevaux. Et tout cela, enfermé dans un carré de trente centimètres de côté, était si net, si bien dessiné, posé à une si juste place, qu’il lui semblait avoir vu toutes choses auparavant dans un flou incertain qu’une mise au point plus rigoureuse venait de corriger pour la première fois.
C’est ainsi que lui fut donnée la réponse à la question qu’il se posait depuis son passage du Rhin. Il savait maintenant ce qu’il était venu chercher si loin vers le nord-est : sous la lumière hyperboréenne froide et pénétrante tous les symboles brillaient d’un éclat inégalé. À l’opposé de la France, terre océanique, noyée de brumes, et aux lignes gommées par d’infinis dégradés, l’Allemagne continentale, plus dure et plus rudimentaire, était le pays du dessin appuyé, simplifié, stylisé, facilement lu et retenu. En France, tout se perdait en impressions, en gestes vagues, en totalités inachevées, dans des ciels brouillés, dans des infinis de tendresse. Le Français avait horreur de la fonction, de l’uniforme, de la place étroitement définie dans un organisme ou une hiérarchie. Le facteur français tenait à rappeler toujours par un certain débraillé qu’il était aussi père de famille, électeur, joueur de pétanque. Au lieu que le facteur allemand, engoncé dans son bel uniforme, coïncidait sans bavure avec son personnage. Et de même la ménagère allemande, l’écolier allemand, le ramoneur allemand, l’homme d’affaires allemand étaient plus ménagère, plus écolier, plus ramoneur, plus homme d’affaires que leurs homologues français. Et alors que la mauvaise pente française menait à la misère des teintes passées, des corps invertébrés, des relâchements douteux – à la promiscuité, à la saleté, à la lâcheté –, l’Allemagne était toujours menacée de devenir un théâtre de grimaces et de caricatures, comme le montrait son armée, bel échantillonnage de têtes de jeu de massacre, depuis le Feldwebel au front de bœuf jusqu’à l’officier monoclé et corseté. Mais pour Tiffauges dont le ciel clouté d’allégories et d’hiéroglyphes retentissait sans cesse de voix indistinctes et de cris énigmatiques, l’Allemagne se dévoilait comme une terre promise, comme le pays des essences pures. Il la voyait à travers les récits du fermier et telle que la circonscrivait le petit carreau de la fenêtre avec ses villages vernis comme des jouets, étiquetés d’enseignes totémiques, mis en page dans un paysage noir et blanc, avec ses forêts étagées en tuyaux d’orgue, avec ses hommes et ses femmes astiquant sans relâche les attributs de leurs fonctions, et surtout avec cette faune emblématique – chevaux de Trakehnen, cerfs de Rominten, élans de l’Elchwald, nuées d’oiseaux migrateurs couvrant la plaine de leurs ailes et de leurs appels – une faune héraldique dont la place était inscrite dans les armoiries de tous les Junker prussiens.
Tout cela lui était donné par le destin, comme lui avaient été donnés l’incendie de Saint-Christophe, la drôle de guerre et la débâcle. Mais depuis son passage du Rhin, les offrandes fatidiques avaient cessé de revêtir la forme de coups de boutoir dans les œuvres vives d’un ordre exécré, pour devenir pleines et positives. Déjà les pigeons d’Alsace avaient été un avant-goût – combien modeste et presque dérisoire, mais dont le souvenir lui demeurait doux – de la fortune à laquelle il était promis. Le Canada avait établi que la terre qui allait lui être donnée, pour neuve et vierge qu’elle fût, n’en entretenait pas moins la mémoire profonde et secrète de son enfance. Et voici qu’il avait la révélation que la Prusse-Orientale tout entière était une constellation d’allégories, et qu’il lui appartenait de se glisser en chacune d’elles, non seulement comme une clé dans une serrure, mais comme une flamme dans un lampion. Car il n’avait pas seulement vocation de déchiffrer les essences, mais aussi de les exalter, de porter toutes leurs vertus à incandescence. Il allait livrer cette terre à une interprétation tiffaugéenne, et en même temps, il l’élèverait à une puissance supérieure, encore jamais atteinte.
*
Les jours commencèrent à s’allonger, mais le froid resserra son étreinte. À moins d’entretenir sans relâche un feu d’enfer dans la cheminée de la maison forestière, les nuits canadiennes devenaient une épreuve assez rude, et Tiffauges les espaçait tout en appréciant leur pureté tonique après la moite promiscuité des baraques. Un matin que les étoiles rendues pelucheuses par le gel intense brillaient encore dans le ciel noir, il fut réveillé par un coup frappé à la porte. À moitié endormi encore, il se leva en maugréant, et alla quérir quelques ronds de rutabaga qu’il avait posés sur le bord de la cheminée. Il savait qu’il était inutile de faire la sourde oreille aux invites de l’élan dont l’insistance devenait inlassable dès lors qu’il avait senti une présence dans la maison. Il dut lutter un moment avec la porte que le gel avait bloquée et qui céda tout à coup, s’ouvrit toute grande et découvrit la haute silhouette d’un homme botté et en uniforme. Il y eut un instant de stupeur réciproque, puis l’inconnu entra d’autorité, referma la porte derrière lui, et se dirigea résolument vers la cheminée. Il prit un fagot de bois sec sur le bûcher, le jeta dans l’âtre et se tourna vers Tiffauges.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? lui demanda-t-il.
Tiffauges avait remarqué du premier coup d’œil qu’il ne s’agissait pas d’un officier de la Wehrmacht. Son âge d’abord – il ne devait pas être éloigné de la soixantaine – son uniforme vert sombre aux revers écussonnés de bois de cerf, son fusil de chasse à triple canon, tout indiquait plutôt l’un de ces fonctionnaires des Eaux et Forêts – Förster, Revierforster, Forstmeister, Landforstmeister, etc. – qui, réduits en nombre par la mobilisation, s’efforçaient de protéger et d’entretenir ce paradis de poils et de plumes offert à toutes les dévastations du braconnage et de la guerre.
Il avait retiré sa casquette de skieur à oreillettes, et comme Tiffauges tardait à répondre, il insista.
— Prisonnier évadé ?
Alors le Français lui tendit ses mains ouvertes, et lui montrant les morceaux de rutabaga :
— Je nourris les élans aveugles ! dit-il.
L’inconnu ne parut pas autrement surpris de cette justification, et Tiffauges poursuivit.
— Je suis au camp de prisonniers de Moorhof. J’y retourne tout à l’heure. Sapeur-colombophile Abel Tiffauges, du 18e régiment de génie de Nancy, fait prisonnier le 17 juin dans les bois de Zincourt.
— Colombophile ? releva l’homme en vert avec une nuance d’intérêt. C’était l’arme la plus noble, après la cavalerie bien sûr. Pauvres pigeons !
Il s’assit au coin du feu, et repoussa avec une bûche le fagot qui s’était enflammé brusquement et menaçait de basculer hors de l’âtre. Tiffauges, gêné par la langue allemande, ne pouvait discerner ce qu’il y avait peut-être d’ironique dans cet éloge nostalgique de la colombophilie. Il résolut de n’y voir qu’un lien de sympathie avec l’inconnu.
— D’après ce que vous dites, vous connaîtriez donc l’Unhold ? reprit le forestier, et devant l’air d’incompréhension de Tiffauges, il expliqua. C’est le nom d’un élan aveugle qui craint sans doute la société de ses semblables où il se ferait vite enfourcher par les autres mâles. Tout le monde le connaît dans les bois où il hiverne, car il vient mendier à manger auprès des passants. Malheureusement, dès que le printemps s’annonce, il émigre de quelques kilomètres vers le sud, et il s’expose ainsi aux risques d’une région où il n’est pas encore connu. Un jour ou l’autre, on me l’abattra, conclut-il sombrement. D’autant plus qu’il n’est pas commode, vous l’avez peut-être remarqué. Unhold. Vous comprenez ? Ça veut dire la brute, le malgracieux, mais aussi le sorcier, le diable. C’est qu’il fait peur avec ses yeux blancs et son insistance brutale !
— Le voilà, prononça Tiffauges.
En effet un raclement caractéristique contre le mur de la maison, puis contre la porte s’était mêlé au crépitement du feu. Lorsque Tiffauges ouvrit la porte, l’officier forestier, bien qu’il eût rencontré maintes fois l’Unhold, fut surpris de la masse noire et velue qui l’obstrua aussitôt. Tiffauges avait tendu vers le mufle frémissant quelques rondelles de rutabaga dans ses mains ouvertes et jointes en corbeille. L’élan les glana avec circonspection de ses petites lèvres pincées, aussi précises qu’un pouce et un index. Puis ils se parlèrent. Tiffauges passa ses ongles entre les deux longues oreilles étonnamment vives et expressives en expliquant à l’Unhold qu’il était beau et doux, fort et sans malice, et que le monde était méchant et perfide. Unhold répondait par un brame modulé, si profond qu’on aurait dit le rire d’un géant ventriloque, et les oreilles qui vibraient et battaient l’air manifestaient sans équivoque possible la joie et la confiance. Puis l’élan recula, et Tiffauges le suivit, comme pour lui faire escorte jusqu’au seuil de son domaine, et l’on entendit décroissant le clic-clac caractéristique de la démarche du grand fauve boréal qui s’éloignait. Lorsque Tiffauges revint dans la cabane, l’officier, le dos au feu, le regarda un moment en silence.
— Vous êtes un prisonnier français, peut-être pas évadé, mais pour le moins en rupture de camp, lui dit-il enfin. Vous avez pénétré avec effraction dans un abri forestier dont j’ai la responsabilité. Vous braconnez à en juger par ces peaux qui sèchent au-dessus de ma tête. Ce serait suffisant pour vous envoyer à Graudenz. Mais je crois que vous avez su gagner l’amitié de ce mauvais coucheur d’Unhold. Et puis un colombophile dans une forteresse pénitentiaire ? Non, vraiment… (Il se leva.) Retournez au camp de Moorhof. Nous nous reverrons peut-être. Je suis l’Oberfortsmeister de la Rominter Heide.
Il assura sa casquette dont il rabattit les oreillettes, boutonna sa vareuse et sortit. Avant de s’éloigner, il s’arrêta encore et se tourna vers Tiffauges.
— Par ce froid, n’abusez pas du rutabaga ! Je vais faire monter dans le fenil de la maison quelques balles de foin et un sac d’avoine. Ça retiendra peut-être l’Unhold de filer encore plus au sud.
*
Le printemps fut marqué pour Tiffauges par un incident qu’on oublia au camp dans les vingt-quatre heures, mais qui modifia l’image qu’il se faisait de lui-même et de son destin en Prusse-Orientale.
Les crocus commençaient à percer les dernières croûtes de neige et l’on entendait chaque nuit les appels des oies rieuses qui se rassemblaient dans les lagunes du Haff de Courlande en attendant que les souffles printaniers les poussent plus au nord. Depuis quelques semaines, Tiffauges avait dû échanger son fidèle Magirus contre une vieille Opel à gazogène, les véhicules à essence devant être réservés désormais aux troupes combattantes. Que cette mesure annonçât une prochaine initiative militaire de Hitler, comme le bruit en courait, Tiffauges s’en souciait peu, et il ne voyait dans ce changement qu’un lien de plus entre lui-même et la forêt prussienne dont le bois fournissait maintenant l’énergie de ses randonnées. Il pressentait également dans cette mesure indiscutablement restrictive et rétrograde, un premier pas dans le démantèlement et la régression de l’Allemagne qui mettrait ce pays vainqueur et orgueilleux à son niveau, à sa portée, et – qui sait peut-être un jour – à sa merci.
Les baraques ayant besoin après l’hiver de quelque réfection, on l’avait envoyé assez loin vers le nord chercher un chargement de planches dans les grandes scieries de l’Elchwald. Il y retrouva sans peine le paysage et l’atmosphère dont l’Unhold était l’incarnation la plus pure : sol plus sablonneux et plus mouvant si possible que tous ceux qu’il avait connus depuis son arrivée en Prusse-Orientale, dissolution générale de la terre dans l’eau et du ciel dans des horizons délavés, terrains si généralement inconsistants qu’on équipe les chevaux de sabots de bois à semelles débordantes, les chariots de roues larges comme des rouleaux compresseurs – les Puffraeder – et que chaque ferme possède bachots et chalands pour faire face aux inondations de printemps et d’automne.
Plus haut encore, c’était la ligne des dunes, inlassablement modelées et remodelées par le vent, qu’on s’efforçait de fixer en y semant de l’oyat, et au sommet desquelles on voyait parfois défiler la silhouette massive et archaïque d’une harde d’élans. Puis, c’était le Haff de Courlande, une lagune sans profondeur, de plus de seize cents kilomètres carrés, lentement comblée au cours des millénaires par les alluvions de la Memel, de la Deime, du Russ et de la Gilge. Ce grand lac salé aux eaux mourantes n’était séparé de la Baltique que par la Nehrung, une mince langue sablonneuse de quatre-vingt-dix-huit kilomètres de long et d’une largeur variant de quatre kilomètres à moins de cinq cents mètres. Tiffauges ne devait jamais accéder à ces confins extrêmes du pays hyperboréen. Il ne cessait d’en rêver, et notamment d’un village au nom ailé, Rossitten, situé au centre de la Nehrung, habité exclusivement par des ornithologues qui passaient leur vie à observer et à protéger les immenses nuées d’oiseaux migrateurs qui deux fois l’an les survolaient et se laissaient tomber sur eux, comme de vastes filets vivants de plumes.
Le retour de cette incursion dans les limites septentrionales de son royaume fut semé d’incidents. Le moteur à gazogène menaçait à chaque instant de succomber sous la charge de planches qui s’élevait jusque par-dessus la cabine du camion. Mais ce fut finalement la route qui eut raison de son entêtement essoufflé. À la sortie d’un petit bois, elle était couverte par un miroir d’eau superficiel sur lequel Tiffauges s’élança allègrement en soulevant de part et d’autre du véhicule deux grandes ailes liquides qui inondaient la landèche noircie par l’hiver. Mais il eut tout à coup l’impression que sa direction ne répondait plus, et, obéissant à un réflexe de peur, il donna un coup de frein. Le camion glissa sur une vingtaine de mètres, et s’arrêta en travers de la route. Quand Tiffauges voulut le relancer, les roues patinaient dans la boue et s’enfonçaient un peu plus à chaque effort du moteur. Il gagna à pied Gross-Skaisgirren, le prochain village, et demanda de l’aide à la mairie en exhibant son ordre de mission. La nuit tombait quand il revint au camion accompagné d’un ouvrier agricole menant deux chevaux. Mais les bêtes glissaient dans la boue liquide, et l’une d’elles tomba même sur les genoux au risque de se couronner. Il aurait fallu des cordes pour qu’elles pussent haler le camion en difficulté tout en restant elles-mêmes sur le bon terrain. Tiffauges dut se mettre à la disposition de la gendarmerie qui le fit dormir dans un réduit inconfortable. Le lendemain matin, le camion était tiré de son mauvais pas, mais le moteur refusait tout service. Il dut passer une nouvelle nuit dans le réduit des gendarmes, et repartit le surlendemain pour Moorhof où il arriva avec quarante-huit heures de retard.
Le lieutenant Teschemacher l’accueillit avec soulagement.
— On a sorti hier un cadavre des tourbières de Walkenau, lui dit-il. J’avais peur que ce soit toi, d’autant plus que la description qu’on m’en a donnée par téléphone correspond assez à ton signalement. Ce qui est surprenant, c’est qu’on n’a signalé aucune disparition ni au camp ni dans les villages du voisinage.
Tiffauges était trop attentif aux signes et aux rencontres pour laisser passer l’incident. On lui avait dit que le cadavre non identifié était déposé dans l’école de Walkenau, vidée par les vacances de Pâques. C’était à deux kilomètres du camp. Il s’y rendit à la première occasion.
*
— Vous noterez la délicatesse des mains et des pieds, la finesse du visage, ce profil d’oiseau de proie malgré la largeur du front, cette allure d’aristocrate qui s’accorde d’ailleurs à la richesse de cette chlamyde qu’on dirait tissée de fils d’or et aux objets dont le mort a été entouré pour qu’il s’en serve sans doute dans l’au-delà.
L’arrivée de Tiffauges interrompit l’exposé que le professeur Keil, de l’institut d’anthropologie et d’archéologie de Königsberg, faisait dans la salle de classe devant une demi-douzaine de personnes, dont le maire de Walkenau, un petit homme à lunettes qui devait être l’instituteur – c’était lui qui avait alerté l’institut de Königsberg –, le pasteur et quelques notables locaux. Devant eux, étendu sur une table, un cadavre à demi nu, couleur de tourbe, avec des plis de peau qui le faisaient ressembler à un mannequin de cuir, achevait de donner au tableau l’aspect d’une leçon d’anatomie. Le visage émacié et spiritualisé était barré par un mince bandeau qui lui couvrait les yeux, et qui était si serré qu’il paraissait s’être incrusté à la racine du nez et dans la nuque. Une étoile de métal doré à six branches était fixée sur ce bandeau, entre les deux yeux.
De l’amphi du professeur, Tiffauges retint qu’il s’agissait d’un de ces hommes des tourbières qu’on exhume périodiquement au Danemark et en Allemagne du Nord, et dont l’état de conservation, grâce à l’acidité du milieu, est si étonnant que les villageois croient aussitôt à un accident ou à un crime récents. Or ce sont des anciens Germains dont l’immersion rituelle dans les bas-fonds tourbeux remonte soit au Ier siècle de notre ère, soit au siècle antérieur. Malheureusement on sait fort peu de chose sur ces peuplades, et l’on est toujours obligé de revenir à leur sujet à ces Mœurs des Germains de Tacite, ouvrage de seconde main, très sujet à caution, souligna Keil. Puis il fit observer que la peau était en si bon état, malgré ses deux mille ans d’âge, que les gendarmes de la commune ne s’étaient pas fait faute de relever les empreintes digitales du mort pour tenter de l’identifier. Mieux, il avait lui-même procédé à l’autopsie. Il pouvait prouver par l’examen des poumons que l’homme était mort noyé – et d’ailleurs il ne présentait aucune blessure, ni trace de violence quelconque. Et pour ce qui suivait, le professeur, souriant, triomphant, prenait des airs mystérieux, regardait le mort d’avant notre ère avec des mines complices, comme s’il partageait avec lui un secret infiniment savoureux et impossible à deviner. Puis, après un silence calculé, il reprit solennellement en faisant un sort à chaque mot.
— Mesdames et messieurs (il n’y avait pas de dames parmi l’assistance), j’ai procédé personnellement à l’examen de l’estomac, de l’intestin grêle et du gros intestin de notre grand ancêtre. Ces viscères bien qu’aplatis étaient intacts, et renfermaient encore leur contenu. J’ai pu ainsi reconstituer scientifiquement – il pesa lourdement sur chaque syllabe du mot – le dernier repas de l’homme de Walkenau qui a été pris – je suis en mesure de le prouver – entre douze heures et vingt-quatre heures avant le décès. Ce repas se composait d’une bouillie où entrait essentiellement une variété de renouée, appelée vulgairement poivre d’eau, mêlée en proportions diverses à des ombellifères, des patiences, des liserons et des marguerites. Je ne crois sincèrement pas que ce brouet végétal constituait l’ordinaire des anciens Germains qui étaient chasseurs et pêcheurs. Je songerais plutôt à une collation rituelle, une sorte de communion anthume partagée avant le sacrifice suprême avec quelques fidèles.
« Quant à l’époque à laquelle remonte le mort, il est bien entendu impossible de la définir très précisément. Mais la monnaie d’or trouvée auprès du corps permet déjà de la situer au Ier siècle de notre ère puisqu’elle porte l’effigie de Tibère. Et c’est là qu’apparaît l’aspect le plus émouvant de notre découverte. Il n’est pas interdit de supposer que ce dernier repas d’un homme certainement considérable, d’un roi sans doute, pris avant une mort horrible, mais librement choisie, ait eu lieu en même temps – la même année, qui sait, le même jour, à la même heure ! – que la Cène, cet ultime repas pascal qui réunit avant la Passion Jésus et ses disciples. Ainsi au moment même où la religion judéo-méditerranéenne prenait son essor au Proche-Orient, un rite analogue fondait ici même, peut-être, une religion parallèle, strictement nordique et même germanique. »
Il s’interrompit comme écrasé par l’émotion et l’importance de ses propres paroles. Puis il reprit sur un ton moins solennel.
— Qu’il me soit permis d’ajouter que notre ancêtre a été exhumé près d’ici, dans un petit bois d’aulnes, de la variété noire qui hante les marais. Et là je ne puis manquer de songer à Goethe, le plus grand poète de langue allemande, et à son œuvre la plus illustre et la plus mystérieuse à la fois, cette ballade du Roi des Aulnes. Elle chante à nos oreilles allemandes, elle berce nos cœurs allemands, c’est en vérité la quintessence de l’âme allemande. Alors je vous propose – et je proposerai à l’Académie des sciences de Berlin – que l’homme que voici entre dans les annales de la recherche archéologique sous le nom du Roi des Aulnes.
Puis il récita :
Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant…[2]
À ce moment, il fut interrompu par un ouvrier agricole qui entra en tempête, se précipita vers lui et lui parla à voix basse.
— Messieurs, prononça alors Keil, on m’avertit qu’un second corps vient d’être exhumé de la même tourbière que celui-ci. Je vous suggère de nous y rendre sur-le-champ pour accueillir ce nouveau messager de la nuit des temps.
On avait pris la précaution d’extraire toute la motte de tourbe dont le corps – sans doute recroquevillé sur lui-même – était prisonnier. Seule la tête – ou plus exactement le profil droit – apparaissait comme incrustée dans la masse boueuse et sans plus d’épaisseur qu’une effigie de médaille. Sa couleur se distinguait si peu de la tourbe qu’elle semblait simplement modelée en bas-relief dans la motte elle-même. C’était un petit visage émacié, puéril et triste auquel un bonnet formé de trois pièces de tissu grossièrement cousues donnait un air de prisonnier, de bagnard même. Les tourbiers avaient attendu l’arrivée du professeur pour attaquer le bloc de boue à la truelle. Ils dégagèrent d’abord toute la tête, puis les épaules qui paraissaient couvertes d’une sorte de cape en peau de mouton. Le vêtement entier émergea rapidement, mais il semblait vide. Quand on déposa les restes du « nouveau messager de la nuit des temps » sur l’herbe, et qu’on put déplier sa pèlerine de berger, ce fut pour constater en effet que le corps avait été entièrement résorbé : seule la tête, mystérieusement, avait traversé les millénaires.
— Ainsi, conclut Keil, nous ne saurons jamais s’il s’agit d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. À en juger par les résultats de fouilles analogues, j’incline pour l’hypothèse d’une femme. Il n’est pas rare qu’un haut personnage ne descende dans le royaume des ombres qu’accompagné de son épouse, les anciens Germains étant strictement monogames, comme vous le savez. Ce sera une énigme de plus à mettre au compte du Roi des Aulnes. C’est comme ce bandeau qu’il porte sur les yeux avec cette étoile d’or : impossible d’en déchiffrer la signification dans l’état actuel de nos connaissances. Mais plus nous avançons dans le temps, plus le passé se rapproche de nous. Paradoxalement, nous en savons infiniment plus sur l’Antiquité aujourd’hui qu’il y a cent ans. Bientôt peut-être des lumières nouvelles nous éclaireront sur les rites des anciens Germains. Pourtant une part de mystère enveloppera toujours ce qu’il y a de plus sacré dans l’éternité tourbeuse du Roi des Aulnes.
Avant de regagner Moorhof, Tiffauges regarda longuement la petite tête de bagnard chétif et morose que le soleil caressait pour la première fois après tant de siècles de ténèbres boueuses. On aurait dit qu’il s’efforçait d’imprimer ses traits dans sa mémoire afin de pouvoir le reconnaître s’il venait à le rencontrer encore.
*
Dès l’automne 1940, les habitants de la petite ville de Rastenburg eurent la surprise de se voir interdit désormais l’accès de la forêt de Görlitz où avaient lieu traditionnellement les bals populaires, les concours de tir, les fêtes foraines et plus simplement les promenades familiales le dimanche après-midi. Le café Karlshof où l’on se retrouvait pour goûter avait été réquisitionné, vidé de son personnel, et abritait une section de S.S. Puis on avait vu affluer des équipes de l’Organisation Todt, les entreprises de construction Wayss und Freitag et Dykerhof und Widmann, et même les camions du pépiniériste-paysagiste Seidenspinner de Stuttgart. On avait élargi les routes, construit un aérodrome à proximité, et la voie ferrée Rastenburg-Angerburg avait été fermée au trafic civil. La presse expliqua officiellement qu’on prévoyait l’implantation d’une vaste filiale des Chemische Werke Askania dans l’ancien domaine de Görlitz, mais cette explication était sans proportion avec le luxe et le nombre des aménagements. Malgré le mystère qui entourait la « nouvelle ville », comme on l’appelait, on parlait d’une enceinte de fils de fer barbelés de trois mètres de large et de un mètre cinquante de haut, puis d’une zone de cinquante mètres de profondeur truffée de mines, le long de laquelle des gardes patrouillaient jour et nuit. Des batteries de D.C.A. et de mitrailleuses lourdes hérissaient les abords de deux autres périmètres de défense à l’intérieur desquels les visiteurs ne pénétraient qu’après une série de contrôles. La « ville » comprenait, outre une douzaine de villas individuelles, un centre de transmissions ultramoderne, un parc automobile, un sauna, une chaufferie, un cinéma, des salles de réunion et de conférences, un « kasino » pour les officiers, et, surtout, au nord, un bunker souterrain luxueusement aménagé sous huit mètres de béton auquel menait un ascenseur.
Le 22 juin 1941, le jour même où l’opération Barberousse déchaînait l’enfer sur le territoire soviétique, Hitler s’installait dans sa nouvelle « brèche au loup » (Wolfsschanze) avec Bormann, son état-major et ses principaux collaborateurs. Aussitôt les grosses têtes du régime se fixaient aux alentours les plus proches, Himmler dans le Hegwald de Grossgarten, Ribbentrop à Steinort, Lammers, chef de la chancellerie, à Rosengarten, et Göring, trop heureux de cette occasion inespérée, dans son pavillon de chasse de Rominten.
Ce jour-là, deux cent vingt divisions allemandes appuyées par trois mille deux cents avions et dix mille chars se ruaient sur la frontière russe, soutenues au nord par l’armée finlandaise, au sud par les armées hongroise et roumaine. Dès lors, la terre de la Prusse-Orientale ne cessa plus de trembler sous les chenilles des blindés, ni son ciel de vibrer sous le passage des escadrilles de bombardiers. C’était comme un tropisme situé très loin à l’est qui attirait puissamment à lui un gigantesque maelström d’hommes et d’armes, de chevaux et de véhicules. Un frisson d’espoir réveilla les camps de prisonniers. C’était le signe qu’il se passait quelque chose, et que peut-être leur sort allait changer. Pour Tiffauges au contraire, cette péripétie tout extérieure tomba dans une période d’attente et de maturation après les découvertes et les révélations qui avaient marqué l’hiver et le printemps. Les déplacements qu’il effectuait dans l’Opel gazogène et qui lui faisaient découvrir jour après jour l’Allemagne et les Allemands – et apprendre l’allemand – alternaient avec des séjours au camp qu’agrémentaient ses visites au Canada. Dès les premiers souffles printaniers, l’Unhold avait disparu, poursuivant sans doute sa mystérieuse migration vers le sud dont avait parlé l’Oberforstmeister de Rominten, comme si le temps qu’il devait passer au Canada était écoulé, et accomplie sa mission auprès de Tiffauges. Au demeurant, le message immémorial de l’Unhold n’avait fait que préparer celui, combien plus émouvant, du Roi des Aulnes, et de son petit bagnard, comme l’appelait Tiffauges par-devers lui.
Le 3 octobre Hitler annonça au monde dans un discours au Palais des Sports de Berlin le déclenchement de l’opération Typhon qui devait faire tomber Moscou et anéantir définitivement l’Armée rouge. Et de nouveau, le pays fut sillonné par un afflux d’hommes et de matériel, des hommes de plus en plus jeunes, un matériel de plus en plus perfectionné, jetés pêle-mêle dans l’immense fournaise de la bataille. Aussi quand les premiers oiseaux migrateurs commencèrent à passer très haut contre les nuages gris, en gémissant, Tiffauges pensait, la gorge serrée, à toute cette jeunesse fauchée dans sa fleur, et il lui semblait que c’était les âmes des tués qui fuyaient là-haut, esseulées, effrayées par le mystère de l’au-delà, pleurant cette terre familière et maternelle qu’ils avaient eu si peu le temps d’aimer.
Les premiers gels avaient blanchi la surface des marais quand il fut convoqué au bureau de la main-d’œuvre du camp, l’Arbeitseinsatz. Un homme grand, aux cheveux blancs, en uniforme vert sombre écussonné de bois de cerf, l’y attendait. Tiffauges reconnut l’Oberforstmeister qui l’avait surpris six mois plus tôt au Canada.
— J’ai besoin d’un aide qui sache entretenir les voitures et qui puisse me seconder pour tout à Rominten, lui dit-il. J’ai pensé à vous. La direction de votre camp a préparé votre feuille de route. Mais bien entendu, je ne veux pas d’un esclave. Je ne vous emmène qu’avec votre consentement.
Une heure après, Tiffauges avait fait de rapides adieux à ses camarades et au lieutenant Teschemacher, et prenait place à côté de l’Oberforstmeister dans une lourde Mercedes à essence.
Ils parcoururent une cinquantaine de kilomètres dans la direction du sud-est à travers une campagne figée par la guerre et par un hiver précoce. Il faisait jour encore quand ils parvinrent à la palissade de pieux qui défendait la Réserve de Rominten et qu’interrompait un portail de rondins, au fronton duquel était gravé en lettres gothiques : Naturschutzgebiet Rominter Heide.