Convoqué le 6 septembre au centre mobilisateur de Reuilly, Abel Tiffauges y fut habillé sans difficultés de pied en cap, grâce à ses mensurations hors du commun. Car si les pièces d’uniforme de tailles moyennes, raflées par les premiers venus, faisaient tout à fait défaut, il restait de quoi équiper tous les nains et tous les géants de la terre. Trois jours plus tard, il était acheminé sur Nancy, incorporé au 18e régiment de génie télégraphique et affecté à un peloton d’élèves sapeurs.

Dès son premier contact avec l’alphabet morse, il ressentit distinctement, et pour la première fois depuis de longues années, le déclic intérieur qui avait empoisonné son enfance et son adolescence et qui signalait le verrouillage de son intelligence et de sa mémoire en face d’une matière nouvelle. L’officier polytechnicien qui commandait le peloton avait décidé pour stimuler le zèle de ses hommes qu’il faudrait justifier d’une parfaite connaissance de l’alphabet télégraphique pour avoir la permission de sortir en ville. Tiffauges prit aisément son parti de sa réclusion dans la caserne. Pour lui, la mobilisation qui l’avait fait sortir de prison n’était qu’une poursuite de sa captivité sous une autre forme. En vérité, il s’agissait d’une période d’attente dont la monotonie ne manquerait pas d’être rompue par des bouleversements mémorables, mais qui serait d’autant plus longue et d’autant plus aride que la renaissance qu’elle préparait serait plus triomphale.

Aussi bien les exercices de transmission eurent tôt fait d’abaisser tous les élèves à son niveau. Car les instructeurs, ayant à cœur de fournir chaque soir en rentrant un procès-verbal d’exploitation du matériel qui fût aussi abondant et impeccable que possible, préféraient occuper eux-mêmes le poste de manipulant. Les aspirants chargés de la réception ne pouvaient la plupart du temps faire face à l’avalanche de signaux dont on les accablait que par la formule de détresse RPTML – répétez, manipulez plus lentement. Aussi Tiffauges se contentait-il de tourner la manivelle de la génératrice d’électricité, fonction modeste et monotone dont il s’accommodait d’autant mieux qu’il avait chaque jour le spectacle des camarades fantassins rampant dans la boue, ou s’asphyxiant dans d’interminables pas de course. En janvier 1940, son incapacité à maîtriser des signes conventionnels, abstraits, futiles, sans charge fatale, fut sanctionnée par son échec à l’examen de caporal, et ce fut comme soldat de deuxième classe qu’il fut envoyé à Erstein, à une vingtaine de kilomètres au sud de Strasbourg, entre la nationale 83 et la rive du Rhin.

Il s’agissait pour sa compagnie, composée de vingt téléphonistes et de vingt radios, de transformer la poste de ce gros bourg, dont la plupart des six mille habitants avaient été évacués, en centre nerveux de la division, assumant la liaison du commandement installé à l’hôtel de ville avec les trois régiments d’infanterie garnissant les casemates du Rhin, un groupe de reconnaissance composé de spahis, l’artillerie de campagne, l’artillerie lourde, le génie et les services de l’arrière.

Pendant des semaines, Tiffauges arpenta les routes et les chemins de la région en poussant devant lui la brouette dérouleuse chargée de câbles de campagne ou portant sur la poitrine le plastron-dérouleur garni d’un câble d’assaut, cependant que deux camarades munis d’échelles et de lances à fourche faisaient courir les câbles le long des murs, d’arbre en arbre ou de poteau télégraphique en poteau télégraphique. Il se comparait à une grosse araignée sécrétant inépuisablement un fil derrière elle, et il appréciait les longues marches dans la campagne hivernale qui le tonifiaient en lui laissant l’esprit libre. Bientôt d’ailleurs la poste d’Erstein ressembla en effet au cœur d’une toile d’araignée avec les quarante lignes aériennes qui s’en échappaient dans toutes les directions, cible facilement repérable par un avion mouchard, fit observer le sous-lieutenant Bertold, connu pour ses propos hostiles aux filistes.

Car il existait une sourde rivalité entre les filistes et les sans-filistes, ces derniers estimant relever d’une technique à la fois plus moderne et moins grossièrement matérielle, n’impliquant pas les corvées de pose et de surveillance des réseaux. Peu avant Noël, les événements parurent d’ailleurs leur donner raison. Le haut-parleur allemand d’Ottenheim qui abreuvait les hommes des casemates, par-dessus les eaux boueuses du Rhin, d’informations et de slogans, saluant les unités par leur numéro et leurs officiers par leur nom, pria ironiquement qu’on voulût bien transmettre des félicitations aux sapeurs téléphonistes qui venaient de terminer la pose du réseau d’Erstein. Suivait la description détaillée des installations techniques et de leur capacité de transmission. Les choses en seraient sans doute restées là, si un guetteur français n’avait repéré sur la rive droite du fleuve la corolle du haut-parleur monté sur camion, et n’avait cru bon de la pulvériser d’une balle de lebel à lunette. C’était agir directement à l’encontre des conventions tacites de paisible voisinage qu’on respectait de part et d’autre, et appeler sur soi une opération de représailles.

Elle se produisit le lendemain à l’aube, et prit la forme d’un assaut en piqué mené par un stuka solitaire sur la poste d’Erstein. Dès que les premières balles de mitrailleuses crépitèrent sur les tuiles, Tiffauges et les six autres hommes de service dégringolèrent à la cave étayée par quelques troncs d’arbres. L’appareil se livra à quelques cabrioles et lâcha un chapelet de petites bombes qui se perdirent dans des jardins. Les dégâts auraient été minimes si le poêle, trop chargé et laissé sans surveillance pendant l’alerte, n’avait provoqué un début d’incendie, et en partie carbonisé le standard téléphonique le plus proche.

L’incident prit des proportions considérables dans la vie monotone du secteur. Il y eut d’abord des discussions passionnées concernant le hurlement strident produit par le stuka pendant son attaque en piqué. Les tenants d’une sirène installée à bord de l’appareil pour provoquer un effet psychologique s’opposaient avec acharnement à ceux qui ne voulaient y voir que le sifflement de l’appareil cabrant, en fin de piqué, pour éviter l’écrasement au sol. Ce sifflement plus aigu quand l’avion approche deviendrait de plus en plus grave quand il s’éloigne, d’où proviendrait l’effet de sirène. Ces discussions, auxquelles Tiffauges assistait sans y prendre part, l’ancraient peu à peu dans l’idée que la guerre n’était qu’un affrontement de chiffres et de signes, une pure mêlée audio-visuelle sans autre risque que des obscurités ou des erreurs d’interprétation. Personne n’était mieux préparé apparemment que lui à ces problèmes de réception, de déchiffrement et d’émission. Pourtant ils lui demeuraient étrangers, car, dépourvus de l’élément vivant, chaleureux et sanguin qui était pour lui comme la signature de l’être, ils flottaient dans une sphère abstraite, contemplative et gratuite. Il attendait avec confiance et patience cette union du signe et de la chair qui était pour lui la fin dernière des choses, et singulièrement de cette guerre. Elle devait lui être offerte quelques semaines plus tard, sous une forme certes dérisoire, mais non moins annonciatrice d’accomplissements ultérieurs.

Les alarmes du commandement touchant la vulnérabilité de ses transmissions devaient avoir en effet des suites inattendues pour Tiffauges. Elles eurent pour premier effet un triomphe passager des sans-filistes. Mais l’étendue exagérée du secteur, jointe au manque de personnel et de matériel, éloignait trop les uns des autres les postes de transmission et les mettait hors de portée mutuelle. En outre l’application d’un chiffre rendue nécessaire par l’efficacité du renseignement ennemi – le haut-parleur d’Ottenheim en administrait la preuve quotidiennement – ralentissait le rythme des transmissions et aggravait le problème du personnel. C’est alors que le sous-lieutenant Bertold, colombophile passionné, suggéra l’installation d’un colombier d’aller et retour à proximité du siège de l’état-major. Le commandant Granet était un ancien de Verdun ; il se trouvait aux côtés du commandant Raynal lors de sa défense héroïque du fort de Vaux qui était demeuré en communication avec le général Pétain par pigeons voyageurs. Il se rallia avec enthousiasme à la suggestion de Bertold. Il fallait au sous-lieutenant pour le seconder un homme à tout faire. On lui désigna Tiffauges, disponible parce que personne ne désirait le retenir.

 

*

 

Tout le mois de janvier fut consacré à la construction et à l’aménagement d’un colombier au sommet d’une tour qui flanquait bizarrement l’hôtel de ville, et dont le rez-de-chaussée servait de remise d’outils aux cantonniers municipaux. Une échelle de meunier permettait d’accéder de l’intérieur à une pièce circulaire percée d’ouvertures étroites qui avaient peut-être été des meurtrières. Ces ouvertures furent d’abord garnies de cliquettes auxquelles on pouvait donner quatre positions : fermeture, sortie seule, entrée seule, ouverture. Cependant la pièce fut divisée en deux par une cloison, car il importait, expliqua Bertold, de bien séparer les pigeons aduits, c’est-à-dire attachés au colombier à la fois par l’accoutumance et un conjoint, et les pigeons appartenant à un autre colombier plus ou moins lointain, qu’ils regagneraient avec un message dès qu’ils seraient lâchés. Cette deuxième catégorie de pigeons ne devaient être retenus qu’un temps limité et séparés par sexes, faute de quoi ils adopteraient le présent colombier, et devraient être versés dès lors dans la première catégorie. Avec l’aide d’un menuisier, on construisit un ensemble de soixante-dix cases pouvant recevoir chacune, soit un pigeon célibataire, soit un couple, ce qui portait la capacité du colombier à cent quarante sujets maximum, « un petit début » affirmait Bertold qui rêvait visiblement d’une guerre consistant exclusivement en chassés-croisés d’immenses nuées d’oiseaux. Dans un coin du rez-de-chaussée de la tour, treize petits coffres de bois rassemblaient toute la gamme des graines d’alimentation réglementaire du pigeon militaire, soit orge, avoine, millet, lin, colza, maïs, blé, lentilles, vesces, chanvre, féveroles, riz et pois. On n’avait pas oublié enfin la boîte à terre salée, composée de briques, de plâtras et de coquilles d’huîtres pilées auxquels on avait ajouté des petits silex et de la terre d’argile, le tout lié à l’eau salée.

Le 20 janvier, tout étant prêt pour recevoir les petits soldats ailés, comme les appelait Bertold dans ses accès d’attendrissement, le commandant Puyjalon signa un ordre de réquisition aux termes duquel les propriétaires de pigeons du secteur étaient tenus de se faire connaître par lettre, et de céder contre une somme fixée ceux de leurs sujets que le sapeur-colombophile leur désignerait ultérieurement au cours de ses tournées de recrutement. C’est ainsi qu’à la fin du mois, Tiffauges se lança sur les routes d’Alsace au volant d’une camionnette chargée de paniers d’osier spéciaux – infanterie n°1 – pouvant contenir chacun six pigeons ficelés dans des corselets.

Bertold lui avait fait la leçon, tirée pour l’essentiel du Manuel à l’usage des candidats au brevet colombophile militaire du capitaine Castagnet. Il savait que le pigeon militaire de bonne race, capable de franchir sept cents à neuf cents kilomètres dans la journée, et de transmettre à sa descendance ses brillantes qualités physiques et intellectuelles, doit avoir la tête convexe, le bec robuste, un œil à la clignotante rapide, aux muscles ciliaires vifs et sensibles, au regard franc et dur chez le mâle, plus tendre chez la femelle, un cou bien plumé, une encolure puissante chez le mâle, plus ployante chez la femelle, une poitrine large, saillante à l’avant, des épaules fortes, des reins puissants et bien plumés, un sternum solide, arqué sur le devant et fuyant à l’arrière pour se rapprocher des reins et réduire le ventre au strict minimum, des ailes solidement attachées aux épaules et affectant déployées une forme légèrement incurvée, avec des plumes se recouvrant bien les unes les autres comme les ardoises d’un toit, un dos large et ferme s’achevant par un croupion abondamment fourni sur toutes ses faces de plumes fines et soyeuses, douze plumes caudales plutôt courtes que longues, renforcées à la base par de nombreuses petites plumes et constituant un gouvernail à la fois mobile, souple et fort, des cuisses nerveuses, des pattes sèches, des ongles acérés et bien plantés dans les doigts. Il avait aussi appris que les qualités requises du colombophile sont la douceur, la patience, la prudence, la propreté, la réflexion, l’esprit d’observation, la fermeté et l’esprit de discipline, et Bertold lui faisait citer de mémoire ces lignes célèbres dans tous les colombiers militaires de France : « L’amour passionné du pigeon est un talisman qui confère au sapeur la plupart de ces vertus lorsqu’il pénètre au colombier. Le colombophile le plus turbulent et le plus emporté devient doux et patient en présence de ses pigeons, le plus négligent entoure ses oiseaux de soins de propreté qu’il néglige pour lui-même. »

Dès lors on vit Tiffauges sillonner les champs et les bois, pénétrer dans les cours de ferme, affronter les taureaux et les molosses en liberté, réveiller les hameaux assoupis, frapper aux portes des chaumières, sonner aux grilles des demeures de maîtres, et toujours, une lettre à la main, il demandait à voir et à toucher les pigeons qui lui avaient été signalés. Il s’était habitué à les saisir et à les palper avec une facilité qui ne l’avait pas surpris. Élevant doucement les deux mains au-dessus du pigeon, il les abaissait sur lui progressivement. Puis il le saisissait, la main gauche serrant l’arrière-train de l’oiseau, les pattes allongées sous la queue entre l’index et le majeur, le pouce joint à l’index maintenant les ailes croisées sur la queue, tandis que sa main droite, placée au-dessous de la poitrine, soutenait l’avant du pigeon, la tête face à droite. Quand il voulait se servir de sa main droite, il appuyait le devant du pigeon contre sa poitrine pour qu’il ne se déséquilibrât pas et ne cherchât pas à glisser de la main gauche. Il connaissait par leur nom technique toutes les couleurs possibles, bleu Vendôme à barres noires sur l’aile, bleu plomb, roux brique, écaillé roux, meunier, argenté, mosaïque, et il savait qu’à qualités égales il fallait toujours choisir l’animal au plumage le plus sombre, parce que, moins sensible, il est aussi habituellement le plus résistant. Il savait distinguer les pigeons « ouverts » – dont les os du bassin sont séparés par un intervalle d’un centimètre au moins – des pigeons « soudés » – dont les os du bassin se touchent – et des pigeons « serrés » – dont les os du bassin sont près de se toucher. Les yeux fermés, il pouvait, d’une seule palpation, déterminer l’âge et le sexe, ainsi que la proximité de la dernière mue ou l’imminence de la prochaine.

Lorsqu’il rentrait le soir à Erstein avec ses cages, Bertold commentait longuement la qualité de ses acquisitions en leur passant à la patte gauche une bague métallique comportant un numéro de matricule, suivi d’un nombre formé par les deux derniers chiffres de l’année de la naissance et les initiales accolées A.F. (armée française). Puis les nouveaux venus étaient lotis dans les cages qui leur revenaient et où les attendait un savoureux mélange de graines.

 

*

 

Parce qu’il était d’une taille et d’une force hors du commun, Tiffauges pouvait se montrer avec ses camarades renfermé, peu liant, indifférent à leurs préoccupations quotidiennes. On aurait taxé tout autre de morgue, on se contentait de le considérer comme stupide, ou, dans les cas les plus favorables, comme un ours au fond sans malice. Il n’en avait cure, mesurant la distance infranchissable que sa vocation particulière créait entre ses camarades et lui. Cette guerre, cette « drôle de guerre » comme on disait à l’époque, dans laquelle ils avaient été jetés cul par-dessus tête, et où ils se regardaient les uns les autres avec un ahurissement hilare ou pleurnichard selon les circonstances, elle était sa chose, son affaire personnelle, bien qu’elle lui fît peur et le dépassât infiniment. Et il savait que les tribulations avaient à peine commencé, qu’il y aurait d’autres catastrophes, d’autres séismes historiques dont son destin était gros. Il n’était pas jusqu’à cette affectation à la section colombophile du régiment qui n’entrât, selon lui, dans un plan général le concernant, et ne contînt l’ébauche d’une vocation plus haute.

Car il s’était vite converti à la marotte du sous-lieutenant Bertold, et les pigeons formaient désormais la partie tendre et tiède de son existence. Ses vastes randonnées à travers la campagne alsacienne, qui n’avaient été d’abord que d’heureuses diversions à la monotone promiscuité de la section, étaient devenues rapidement des chasses passionnées, et les pigeons avaient cessé d’être des prétextes bienvenus d’évasion pour devenir des petits êtres chéris et convoités, ayant chacun une irremplaçable personnalité. C’était avec une impatience tremblante qu’il prenait chaque matin connaissance des lettres des propriétaires de pigeons atteints par l’ordre de réquisition et signalant leur colombier à l’autorité militaire, et lorsque, au terme d’une expédition, il était parvenu à une ferme isolée ou dans un domaine retranché derrière ses vieux murs, sa gorge se nouait d’émotion tandis que sa grande main se refermait sur les petits corps palpitants dont il savait qu’il emporterait ceux qui lui plairaient. Il s’était d’ailleurs convaincu que beaucoup de propriétaires de pigeons n’accomplissaient pas leur devoir patriotique, faisaient la sourde oreille, et omettaient d’écrire au P.C. d’Erstein non tant par négligence que par attachement jaloux à leurs oiseaux. Et c’était justement ceux-là qu’il brûlait de voir, de toucher et de posséder, parce qu’étant les plus aimés ils devaient être aussi les plus désirables.

Négligeant de plus en plus les offres spontanées qui lui parvenaient, il en vint bientôt à mener une enquête permanente auprès des commerçants et des gendarmes pour repérer le colombier clandestin, débordant de sujets admirables, mais défendu contre sa convoitise. Il prit également l’habitude d’avoir toujours un œil en l’air pour surprendre le passage d’un pigeon isolé, et tâcher de remonter grâce à lui jusqu’à un élevage secret.

C’est ainsi qu’un beau matin d’avril – le 19 exactement, cette date s’inscrivit dans sa mémoire – alors qu’il avait suivi le cours de l’Ill jusqu’à la sortie de Benfeld, il eut la sensation vague qu’un éclat argenté venait de sillonner le ciel au-dessus de sa tête, en direction d’un maigre rideau de pins. Il s’en approcha et entreprit de les examiner un par un, à l’aide d’une paire de jumelles dont il ne se départait jamais. Il n’eut pas à chercher longtemps, car le plumage argenté de l’oiseau tranchait vivement sur le sombre fouillis des branches. C’était une bête admirable, toute en ailes, avec une tête très petite, orgueilleusement posée sur un jabot de neige gonflé comme la proue d’un navire. Il picorait distraitement des pignes de l’année passée, sans conviction, comme pour meubler une brève halte. Puis il prit son élan, et fila à tire-d’aile par-dessus les toits d’un groupe de maisons. « S’il est en migration, pensa Tiffauges avec un serrement de cœur, je ne le reverrai jamais. »

Il revint immédiatement à Benfeld, et interrogea le vétérinaire que signalait une plaque sur sa porte. Non, il n’y avait pas de colombier digne de ce nom dans les environs. Toutefois, une veuve, Mme Unruh, dont il lui indiqua la maison, élevait quelques sujets assez bizarres dans une médiocre volière.

Mme Unruh – qui n’avait pas répondu à l’ordre de réquisition – fit à Tiffauges un accueil empreint de dédain et de méfiance. Certes elle avait quelques pigeons, mais c’étaient des exemplaires de races pures et rares, soigneusement sélectionnés par son mari. Le professeur Unruh, savant généticien, avait d’abord entretenu un élevage expérimental pour observer sur des générations successives la persistance ou l’effacement de certains caractères héréditaires. Puis il s’était pris au jeu, s’attachant en collectionneur aux sujets exceptionnels par leur beauté, la pureté de leur type ou même leur bizarrerie, et il était difficile de distinguer dans le colombier qu’il avait laissé après sa mort, survenue récemment, la part de la science et celle du plaisir. Sa veuve, également indifférente à l’une et à l’autre, continuait à entretenir ses derniers pigeons qu’elle considérait comme l’héritage vivant de son mari.

Elle parlait d’abondance, froidement, sans manifester d’empressement à faire entrer Tiffauges et à le conduire au colombier, et il fallut qu’il avançât résolument pour qu’elle consentit à le précéder.

C’était une demeure cossue qui aurait été banale si les murs n’avaient pas été peuplés de pigeons naturalisés de toutes tailles et teintes. Il y avait là des ramiers gris cendré, des colombins aux reflets mordorés, des rouquets des Landes, des bisets de roche, des paons trembleurs, des pattus-hirondelles, et même un cravaté chinois et un pigeon-tambour. Et chaque perchoir sur lequel l’oiseau se tenait figé dans l’attitude que lui avait assignée l’imagination du taxidermiste était accompagné d’une fiche généalogique et génétique. Ils traversèrent ainsi deux grandes pièces dont les murs couverts d’ailes déployées et hérissés de becs dardés contrastaient avec la rigueur bourgeoise des meubles, des suspensions et des tentures – deux univers évidemment, celui du professeur et celui de son épouse qui une vie durant s’étaient côtoyés sans se mêler, comme l’eau et l’huile se superposent dans un verre – et ils arrivèrent à une sorte de véranda qui s’ouvrait sur un minuscule jardinet, si petit qu’en le coiffant d’un cône en treillage, on avait pu le transformer tout entier en volière. Là, sur un arbuste squelettique, sur des baguettes de bambou, sur les planches d’entrée d’une rangée de boulins s’ébattait une faune vivante aussi étrange que l’autre, puisqu’on y reconnaissait un tumbler, un culbutant, un nègre, un carrier, un capucin, et même deux exemplaires de ces boulants juchés sur des pattes démesurées et la tête enfouie derrière un jabot monstrueusement enflé.

Tiffauges observait avec un certain malaise cette collection vaguement exotique, vaguement tératologique, lorsqu’il remarqua tassé contre une case un gros œuf de plumes rousses sans pattes ni tête apparentes, parfaitement ovale. Il s’en approcha avec curiosité, et tendit la main. Aussitôt l’œuf se dissocia et fit place à deux beaux pigeons couleur de feuilles mortes, parfaitement semblables. Étroitement soudés, pattes et tête rentrées, ils pouvaient former la masse pelucheuse ovoïde qui avait attiré l’attention de Tiffauges. Il les saisit tous deux à la fois et les examina en connaisseur, cherchant en vain un détail qui pût les distinguer l’un de l’autre. Lorsqu’il leva les yeux, il fut surpris de voir un sourire très doux illuminer le visage sévère de Mme Unruh.

— Je vois, monsieur, lui dit-elle, à la façon dont vous touchez ces oiseaux que vous êtes un vrai colombophile. Il faut de longues années d’intimité avec eux pour en arriver là. Et aussi une vraie vocation. Mon mari ne faisait pas mieux que vous. Quant à moi, qui l’assistais pourtant de mon mieux dans ses expériences, il désespérait de m’initier à cet art aimable et secret…

Tiffauges, un pigeon dans chaque main, les rapprochait et les séparait comme les deux morceaux du même objet simple et harmonieux qu’un choc accidentel aurait déchiqueté. Chaque fois que les frères rouquins entraient en contact, ils s’assemblaient en œuf par un réflexe automatique qui mettait toutes leurs parties en état d’engrenage. On aurait même dit qu’une force magnétique les attirait et les collait l’un à l’autre.

— Ces pigeons qui ont l’air tout ordinaires, expliqua Mme Unruh, sont en réalité les sujets les plus paradoxaux de la collection du professeur. Ce sont des jumeaux artificiels. Mon mari avait eu la curiosité de reproduire les expériences du maître japonais Morita. En introduisant dans l’œuf au contact du disque embryonnaire des menus fragments de tissu de grenouille ou de souris, on provoque une irritation cellulaire qui se manifeste par le développement tantôt de deux ou trois individus séparés, tantôt de monstres doubles. Nous avons eu ainsi des oiseaux à deux têtes. Ils n’ont pas vécu.

Avant de partir avec les deux jumeaux, Tiffauges interrogea Mme Unruh sur le pigeon argenté qu’il recherchait. Elle redevint aussitôt méfiante, s’esquiva dans des formules évasives qui éludaient l’oiseau rare, sans pourtant le nier tout à fait. Tiffauges était à la porte, et il allait prendre congé définitivement, quand un grand bruit d’ailes battantes attira vivement son attention vers un cognassier chétif qui végétait contre le mur de la maison. Le pigeon argenté venait de s’y poser, et, rengorgé, il roucoulait doucement en prenant des airs avantageux. On aurait dit qu’il était pleinement conscient de sa splendeur avec sa tête longue et fine aux grands yeux violets, coiffée de plumes blanches – un « mâcot » selon le jargon colombophilique – son corps fuselé dont on devinait la puissance musculaire aux attaches bosselées des ailes et, surtout, cette robe métallique, platinée qui paraissait ressortir davantage au règne minéral qu’au règne animal.

Tiffauges tendit vers lui la main – cette main qui n’effrayait pas les pigeons, il l’avait constaté sans surprise dès le début – et il saisit l’oiseau qui étala aussitôt sur son poignet les douze rectrices de sa queue en éventail, signe de soumission, hommage d’oiseau à oiseleur. C’est alors qu’il remarqua le visage crayeux et les lèvres tremblantes de Mme Unruh.

— Monsieur, articula-t-elle enfin avec difficulté, je ne peux vous empêcher d’emporter aussi cet oiseau. Mais il faut que vous sachiez qu’en enrichissant simplement d’une unité votre colombier militaire, vous me privez de ce que j’ai de plus cher au monde depuis la mort du professeur. Cet oiseau, mon mari avait voulu en faire la colombe symbolique de notre amour et de notre union. C’est beaucoup plus qu’un simple volatile, c’est…

Elle s’était interrompue en voyant Tiffauges déboucler imperturbablement la courroie retenant le couvercle du panier de voyage qu’il portait en bandoulière. Il y glissa l’oiseau d’argent, et la regarda au visage. Elle comprit alors que si le pigeon platiné était un symbole pour elle, il était bien davantage encore pour Tiffauges, et que toutes ses supplications se briseraient sur un impératif prédateur qui était ce qu’il y avait en lui de plus inflexible et de moins humain.

 

*

 

À mesure que les pigeons envahissaient sa vie, Tiffauges s’enfonçait dans une solitude de plus en plus farouche. Il n’avait jamais été bavard, il devint tout à fait taciturne. Il était toujours resté en marge des palabres et des jeux de ses compagnons, il disparut des journées entières sans qu’on s’inquiétât de lui. Pourtant le recrutement et les soins des pigeons lui auraient donné plus de loisirs que tout autre service s’il avait voulu en profiter. Mais toutes ses heures de liberté, il les passait soit sur les routes, poussé par l’appétit allègre de la proie inespérée, soit, plus heureusement encore, au fond de son colombier, dans une quiétude duveteuse et roucoulante, où il oubliait le monde extérieur et dont il sortait couvert de fientes et de plumes, avec un air de bonheur sur le visage. Sa sollicitude colombophilique trouva d’ailleurs un aliment de choix à la fin du mois d’avril, lorsqu’il ramassa dans la boue du chemin un pigeonneau à demi mort de faim et de froid, rejeton trop précoce et sans doute tombé du nid. Il le glissa gluant de terre mouillée entre sa chemise et sa peau, et entreprit de le sauver avec un dévouement sans défaillance.

Il lui avait fait une sorte de nid dans une case isolée et fermée, et, plusieurs fois par jour, il s’efforçait de le nourrir. Ce n’était pas une mince affaire, car si l’oiselet avalait avidement tout ce qu’on jetait dans le bec démesuré qu’il tendait ouvert à tout venant, il s’en fallait qu’il digérât avec aussi peu de discernement, et plus d’une fois, au début, Tiffauges dut soigner sa constipation au sulfate de soude, puis sa diarrhée en le mettant au riz exclusivement. Averti par un instinct confus mais infaillible, il finit par comprendre qu’il ne devait rien faire manger à son protégé qu’il n’eût lui-même longuement mâché, ensalivé et trituré de la langue, en manière de prédigestion buccale. Ainsi jour et nuit, avec une constance admirable, il réduisait des bolées de féveroles et de vesces – plus tard des boulettes de viande hachée – en une bouillie parfaitement homogène et à la température de la vie qu’il laissait filer de ses lèvres dans le bec du pigeonneau tendu vers lui grand ouvert.

L’oiseau grandit et put prendre sa place dans le colombier. Mais il demeura chétif et son plumage noir ne connut jamais le lustre de celui de ses compagnons. Pourtant Tiffauges le chérissait avec prédilection, croyant lire dans ses yeux le reflet d’une intelligence désabusée, approfondie par l’expérience précoce de la solitude et du malheur.

 

*

 

L’une des principales préoccupations du commandant Granet était l’humeur bouillante du colonel Puyjalon qu’il ne réussissait pas toujours à modérer. En vérité, Granet avait un secret dans sa vie qui ne perça qu’à la fin, et encore seulement aux yeux les plus attentifs. On s’était demandé au début pourquoi, à tout autre logement plus confortable et plus prestigieux, il avait préféré un modeste pavillon de briques situé à la sortie du bourg. Puis on avait oublié cette petite énigme demeurée sans réponse. Or cette réponse, elle se trouvait derrière la maison, sous la forme d’un rectangle de terre de mille mètres carrés environ que le commandant avait d’abord patiemment défriché de ses mains avant de le planter et de l’ensemencer. Granet avait la passion du jardinage, des plantes potagères singulièrement, et les heures les plus heureuses de sa vie, il les passait en fin de journée, la binette ou le sarcloir à la main.

Or le bouillant colonel Puyjalon ne rêvait, lui, que de vastes déplacements de masses manœuvrières. Il ne parlait que de « faire roquer des unités », déclarait à tout venant qu’il avait horreur des « situations stabilisées », et on se répéta avec admiration dans toutes les popotes du secteur la formule qu’il avait lancée à un capitaine avant de l’envoyer en mission à Strasbourg : « Je tiens à ce que les coordonnées de mon P.C. comportent toujours des paramètres variables. » Tous les projets, toutes les idées lancés en l’air par Puyjalon étaient soigneusement étouffés par Granet qui ne craignait rien tant que d’avoir à changer de secteur avant la récolte de ses carottes nouvelles et de ses petits pois.

Les événements qui se précipitèrent à partir du 10 mai exaspérèrent cet antagonisme. Puyjalon, convaincu que le groupe d’armée de l’Est, inutilement massé derrière la ligne Maginot, allait être appelé à voler au secours du général Georges bousculé au nord, entretenait tous ses hommes sur le pied d’un mouvement imminent. Granet laissait entendre au contraire qu’il avait des raisons de croire à une tentative de percée de von Leeb dont les unités stationnaient de l’autre côté du Rhin. La capitulation de l’armée belge le 28 mai, suivie des effondrements successifs qui aboutirent à l’entrée des troupes allemandes à Paris, annonça un encerclement par le sud, et fit craindre au colonel que le Q.G. de Nancy, de plus en plus avare d’instructions, ne se repliât sans avertir Erstein. Il décida d’en avoir le cœur net, et fréta une traction avant pour une brève mission d’information. Il emmenait son fidèle chauffeur, Ernest, et deux officiers d’état-major. Au dernier moment, craignant d’être coupé d’Erstein, il décida de s’assurer une liaison colombophile de secours. C’est ainsi que Tiffauges, portant un panier de quatre pigeons, prit place à l’arrière de la voiture le 17 juin au matin. Il avait choisi selon son cœur, pressentant qu’il ne reverrait jamais le colombier d’Erstein, le petit noiraud, le grand argenté et les deux jumeaux couleur de feuilles mortes.

Le soleil qui brillait dans un ciel sans nuages, les prairies émaillées de fleurs, les arbres vermeils au feuillage murmurant, tout semblait vouloir entourer le naufrage de la France d’un décor triomphal et tendre. Recroquevillé sur son siège, son panier posé sur ses genoux, Tiffauges se demandait, en caressant de la main gauche passée par la porte le ventre de ses oiseaux qu’il reconnaissait sans les regarder, quel visage allait prendre, une année jour pour jour après l’assassinat de Weidmann à Versailles, le châtiment prévu et mérité de la plèbe veule et cruelle. La réponse lui fut donnée à Épinal vers laquelle il avait fallu descendre, la route directe de Nancy étant interdite, pour des raisons incompréhensibles, par des gendarmes que les galons du colonel ne purent fléchir. La petite cité vosgienne, noyée sous une marée humaine qui charriait pêle-mêle piétons, chevaux, cycles et voitures, paraissait en proie à un cauchemar de fin du monde. Les pompes à essence étant à sec et les magasins d’alimentation vides, tous les commerçants avaient résolu de fermer leur boutique, et il était hors de question de se procurer quoi que ce fût. Toute cette foule harassée et hargneuse descendait de Nancy, où on avait annoncé la veille l’arrivée imminente des Allemands, et se dirigeait vers Plombières dans un réflexe de fuite irraisonnée. Un char à bancs s’était arrêté devant un bistrot fermé et plusieurs hommes lassés de tambouriner sur les volets de fer et d’appeler pour avoir de l’eau entreprenaient de défoncer la porte en se servant de guéridons comme massues ou comme béliers. Puyjalon avait fait mine d’intervenir, mais vivement pris à partie par la foule, il avait battu en retraite et ordonné au chauffeur de mettre le cap sur le nord, le long de la Moselle. Tiffauges était partagé entre l’épouvante et la jubilation, mais il avait surtout dans l’oreille le lazzi d’un voyou qui, ayant passé une tête hilare et échevelée par la fenêtre de la voiture, avait aperçu le panier à pigeons et avait crié : « Alors tes pigeons voyageurs ? I’ voyagent ? »

On parcourut neuf kilomètres en deux heures, remontant le courant hétéroclite et dense des réfugiés. À Thaon, ce fut l’arrêt complet. Une femme hurlante luttait sur le sol avec un ennemi invisible, et ceux qui l’entouraient obstruaient le passage. On se murmurait qu’elle avait bu l’eau de la Moselle empoisonnée par la Cinquième Colonne, d’autres prononçaient le mot d’épilepsie, un paysan à moustaches de Gaulois affirmait qu’il s’agissait d’une simulatrice et qu’il n’était que de la corriger. Enfin un soubresaut releva ses jupes, et, entre ses cuisses écartelées, on vit pousser le crâne d’un enfant mort.

Le colonel exaspéré donna l’ordre de tourner à droite et de franchir la Moselle pour échapper à cette glu humaine. Le pont était intact, ce qui prouvait bien, dit-il, que les Allemands étaient encore loin. Après l’affreuse cohue de la nationale 57, la petite route départementale qui serpentait entre des champs de blé et d’orge adolescents plongea les voyageurs dans une atmosphère de calme et bucolique bonheur. On traversa à vive allure le village de Girmont, assoupi dans la touffeur de midi, puis des bois rafraîchissants et pleins de chants d’oiseaux. En haut d’une faible côte, la voiture déboucha au milieu de quelques maisons groupées autour d’une grosse auberge à l’enseigne de La Fontaine cordiale et, en effet, près d’un vaste porche à diligence une fontaine de cuivre jetait gaiement ses eaux dans une vasque de granit en forme de cœur. Le colonel ordonna de stopper et s’engouffra avec décision dans l’auberge. Il en ressortit presque aussitôt accompagné d’un gros homme blême qui devait être l’aubergiste et qui mimait à grands gestes l’impuissance et le dénuement.

— L’auberge est fermée, expliqua le colonel à ses compagnons. Il y a encore à boire, mais rien à manger. Je propose que Tiffauges et Ernest aillent acheter chez l’habitant ce qu’ils trouveront, pendant que je vais essayer de téléphoner à Erstein.

Lorsque Tiffauges revint à l’auberge trois quarts d’heure plus tard après avoir frappé à toutes les portes du village qui s’appelait Zincourt, il rapportait une boîte de petits pois, un kilo de pain et un quart de beurre qu’il avait payés le triple de leur valeur. Le colonel attablé dans la grande salle avec ses officiers devant plusieurs bouteilles de traminer était d’humeur joviale.

— Des petits pois ! s’écria-t-il aussitôt. Tiffauges, vous ne pouviez pas mieux tomber. Avec les pigeons ce sera parfait !

Tiffauges ne comprit pas d’abord, puis il eut un sombre pressentiment en se dirigeant vers la cuisine. Le panier était posé sur la table. Il ne contenait plus qu’un pigeon. Des plumes rousses et argentées jonchaient le carrelage, et dans l’âtre, sur un feu vif de fagotins, trois petits corps nus, embrochés et ruisselants de graisse tournaient tristement.

— Ordre du colonel, expliqua Ernest. Il a voulu qu’on en laisse un à tout hasard. On ne sait jamais, il a dit. J’ai choisi le noir, c’est le plus maigre des quatre. Et comme Tiffauges abasourdi ne soufflait mot, ça ne fait rien, conclut-il, trois pigeons pour cinq personnes, c’est pas l’abondance !

Tiffauges déposa ses provisions en silence, puis, après un dernier regard au panier où le pigeon noir se tassait terrorisé, il regagna la salle commune et alla s’asseoir loin des officiers qui buvaient en vociférant. « Trois pigeons pour cinq ? Certainement pas », pensa-t-il rageusement. Il y avait au moins un convive qui n’y toucherait pas, lui, Tiffauges, qui avait élevé avec amour ses bisets pour en faire des messagers fidèles, des porte-signes vivants et palpitants. Puis il lui vint une autre idée. N’était-il pas au contraire le seul qui devrait manger les petits corps assassinés ? D’abord il mourait de faim, et il lisait dans cette sensation lancinante l’engagement, presque l’ordre, de procéder à ce festin solitaire et surabondant. Ce qui était ignoble, c’était cette ripaille en compagnie de soudards avinés. En revanche, l’ingestion dévote et silencieuse de la dépouille des trois petits soldats égorgés revêtirait un caractère presque religieux, et serait en tout cas le meilleur hommage qui pouvait leur être rendu. Tiffauges sentait grandir en lui une haine violente à l’égard de ce braillard de Puyjalon que les deux officiers d’état-major écoutaient avec une déférence servile. Quant à Ernest, c’était lui bien sûr pour ne pas courir le village en quête de ravitaillement qui avait suggéré au colonel de sacrifier les pigeons. Une fois de plus Tiffauges se retrouvait seul, confronté à des hommes grossiers qui le méprisaient parce qu’il était gauche et taciturne, mais en vérité il était le meilleur, le plus fort, le seul élu et innocent, et grâce au destin, il serait vainqueur de toute cette racaille en ribote.

Il en était là de sa rumination morose quand la porte de l’auberge s’ouvrit à la fois brutalement et silencieusement dans une grande explosion de soleil. L’aubergiste se rua vers la table du colonel.

— Alerte ! Les Allemands ! prononça-t-il à mi-voix, mais avec une telle intensité qu’il sembla avoir hurlé de toutes ses forces.

Les trois hommes se levèrent d’un bond et bouclèrent leur ceinturon. La tête effarée d’Ernest apparut dans la fente de la porte de la cuisine.

— Ils arrivent en motocyclette d’Hadigny, sauvez-vous ! Mais pas en voiture, précisa l’aubergiste, ils vous mitrailleraient à vue. Filez à travers champs et essayez de gagner le bois des Fiefs. Je vais vous montrer.

Et il se glissa à nouveau dans le grand soleil de l’après-midi, suivi par Puyjalon, Ernest et les deux officiers.

Demeuré seul, Tiffauges se leva lentement. Il sourit et fit une aspiration profonde. La terre dont la trépidation n’avait pas cessé depuis le crachat du Quai des Orfèvres allait encore une fois basculer. Il se rappela la phrase célèbre de Puyjalon : « J’ai horreur des situations stabilisées ! » Il était servi, le colonel ! Il traversa la salle obscure et silencieuse en direction de la cuisine. Dans le panier s’agitait l’ombre noire du dernier pigeon. Tiffauges le prit sous son bras. Il allait sortir quand il se ravisa et reposa le panier sur la table. Les trois pigeons dorés à point étaient sagement alignés sur la broche. Il étendit sur l’âtre une feuille de papier de boucherie et y fit glisser les trois rôtis. Puis il enfouit le tout dans sa musette. Il franchissait la porte, tenant le panier sous son bras, quand il se heurta à l’aubergiste.

— Vous êtes encore là ! s’exclama le bonhomme. Et les Allemands qui entrent dans le village ! Je ne veux pas qu’ils trouvent un soldat français chez moi. Il est temps encore de rejoindre vos amis. Je vais vous conduire.

Tiffauges le suivit avec indifférence. Ils traversèrent la route déserte. Le soleil paraissait avoir fait le vide dans tout le village. Seule la fontaine cordiformes jasait intarissablement. Les deux hommes se glissèrent entre des maisons que séparait une venelle caillouteuse, puis s’engagèrent dans un jardin potager. Tiffauges songea à Granet. Pour celui-là au moins la guerre avait eu un sens, concret, indiscutable, mais la débâcle allait le ramener au destin de tous les autres. Tandis que lui, Tiffauges…

Ils étaient arrivés à l’origine d’une sente qui s’enfonçait dans des taillis. L’aubergiste lui fit signe de s’y précipiter, et il le surveilla quelques instants avant de faire demi-tour. « Il va mettre son vin au frais pour accueillir les Allemands, pensa Tiffauges, pour celui-là c’est la débâcle qui a un sens. »

Il marcha deux ou trois kilomètres dans une direction qui lui paraissait être le sud, traversa une route goudronnée, franchit une petite rivière et trouva bientôt les premiers arbres de ce qui devait être le bois des Fiefs. C’est là qu’il vit Ernest surgir tout à coup d’un fossé où il devait faire le guet. Le colonel et les deux officiers étaient cachés à proximité dans une hutte de charbonnier, attendant des nouvelles. Ernest et Tiffauges les rejoignirent. Puyjalon exprima sa satisfaction en constatant que Tiffauges n’avait pas abandonné son panier à pigeons avec son dernier pensionnaire.

— C’est bien, mon petit, lui dit-il, dans les circonstances les plus dramatiques, tu n’as pas jeté ton arme, aussi modeste qu’elle soit. Je songerai à toi pour une citation. Et tiens, puisque nous avons encore la possibilité de communiquer avec Erstein, tu vas prendre en dictée un message que nous leur expédierons, si nous sommes faits prisonniers.

Docilement Tiffauges sortit du panier le crayon encre et le carnet de feuillets spéciaux en papier pelure destinés aux colombogrammes. Et tandis que le colonel arpentant la hutte et fouettant avec une badine ses leggins de cuir lui dictait une adresse pleine d’envolée destinée à tous les hommes de son secteur (« Mes enfants, votre colonel est tombé aux mains de l’ennemi après une résistance acharnée. Vous m’avez assez prouvé, lorsque vous étiez sous mon commandement, que vous aviez le cœur haut placé pour que je puisse vous faire confiance au milieu des malheurs qui accablent la patrie… »), Tiffauges écrivait un tout autre message destiné au sous-lieutenant Bertold : « Mon cher lieutenant. Nous sommes prisonniers. Le blanc et les deux roux ont été assassinés par le colonel. Le noir a fait une longue course par grosse chaleur. Il faut qu’il boive, mais seulement de l’eau tiède, et comme il est un peu faible, donnez-lui deux pilules d’huile de foie de morue par jour. La grosse meunière a encore fait des œufs blancs, c’est qu’elle ne se plaît qu’avec des femelles. Les six bleus Vendôme doivent être purgés. Faites-leur prendre à jabot vide deux pilules d’huile de ricin chacun. Je crois bien que l’écaillé clair va nous faire un callu à l’aile gauche. J’ai remarqué au point d’attache une légère bosse jaunâtre. Essayez d’un badigeon de teinture d’iode… » Il y en avait ainsi deux pages serrées où se donnait libre cours toute la tendre sollicitude de Tiffauges pour ses petits porte-signes. Le colonel avait terminé depuis une grosse minute alors que Tiffauges écrivait encore fiévreusement. Enfin il signa et se hâta de mettre en place dans le tube porte-dépêche le colombogramme replié trois fois sur lui-même et roulé en cylindre avant que le colonel ne lui demandât de le relire. Le noiraud sortit de sa torpeur et manifesta de l’impatience à prendre son vol dès qu’il se sentit la patte gauche alourdie par le tube. Mais Tiffauges le replaça au fond du panier.

Le soleil commençait à décliner lorsque les cinq hommes furent faits prisonniers dans une clairière du bois des Fiefs à l’entrée de Girmont. Une patrouille commandée par un Feldwebel les entoura. Au commandement « Jetez vos armes ! », trois revolvers tombèrent mollement sur la mousse. Tiffauges ouvrit la porte de son panier, en sortit le noiraud avec précaution et le jeta doucement vers les revolvers. L’oiseau donna un coup d’aile, et se posa sur le sol. Son petit œil rond se pencha vers la crosse d’une des armes, ses pattes sèches glissèrent sur l’acier bronzé du canon. Puis il s’accroupit et, prenant son vol, il passa bruyamment au-dessus de la tête des Allemands.

Tiffauges se baissa et posa le panier vide à ses pieds. Il allait se redresser lorsqu’il reçut un furieux coup de botte dans le derrière. La douleur irradia dans toute sa colonne vertébrale. Comme il se tenait les reins à deux mains en grimaçant, le colonel l’aida à reprendre son équilibre.

— C’est bien, mon petit, lui dit-il. Tu les as eus ! Demain au plus tard mon message atteindra les gars d’Erstein. Tu souffres ? Je te proposerai pour la médaille des blessés de guerre.

 

*

 

Dès le lendemain, Tiffauges fut séparé des trois officiers et se retrouva dans une cour d’usine à Strasbourg avec quelques centaines de compagnons de captivité. Il en connaissait au moins un, le chauffeur Ernest, mais il était peu enclin à frayer avec qui que ce fût, moins encore avec Ernest, le colombocide, qu’avec un autre. La première nuit, il avait mangé seul l’un des trois rôtis. Il s’était persuadé qu’il s’agissait du pigeon d’argent. Question de poids sans doute, mais aussi un certain goût non sans affinité avec l’odeur habituelle de l’oiseau vivant. Les deux autres rôtis lui permirent non seulement de ne pas souffrir de la faim qui tenaillait ses camarades, mais aussi de nourrir son âme en la faisant intimement communier avec les seules créatures qu’il eût aimées depuis six mois.

Les prisonniers presque totalement privés d’informations s’accrochaient aux rumeurs les plus incertaines. L’armistice ayant été signé entre la France et l’Allemagne, ils ne doutaient pas de leur prochaine libération. On attendait seulement que les moyens de transport fussent rétablis et que les réfugiés civils eussent regagné leurs lieux d’origine. Tiffauges ne partageait pas ces illusions, non par une lucidité supérieure, mais parce qu’il savait que sa vérité était à l’est, et que son retour à Paris au garage du Ballon aurait été une inconcevable dérision. Son destin personnel était trop solidement structuré depuis toujours pour qu’il pût envisager de pareils fourvoiements. Aussi, lorsque le 24 juin on les fit sortir par groupes de soixante et marcher en direction du pont de bateaux jeté sur le Rhin en remplacement du pont de Kehl, était-il porté par une joie grave et secrète en harmonie avec l’acte capital qu’il accomplissait. Parmi ses compagnons, les uns reconnaissant la fin de leurs rêves de libération prochaine s’enfermaient dans un désespoir silencieux, d’autres continuaient à nourrir leurs chimères de billevesées qu’ils se repassaient de groupe en groupe comme des pièces de fausse monnaie : on les envoyait en Allemagne pour assurer la moisson, après quoi ils seraient rendus à leurs foyers, ou encore on les acheminait vers un port fluviatile provisoire d’où ils seraient rapatriés par voie d’eau.

À la sortie de Strasbourg, le soleil était déjà haut dans le ciel et la soif se faisait sentir. Sortant des maisons riveraines, des jeunes filles offraient à boire aux prisonniers, lorsque les soldats allemands qui les surveillaient voulaient bien fermer les yeux. Pourtant le groupe de Tiffauges fut retardé par une altercation entre un vieil Alsacien qui avait installé sur son trottoir un seau et des verres, et un sous-officier allemand qui jugeait cette sollicitude inconvenante. À la faveur du léger désordre qui en résulta, une femme se jeta hors de chez elle et tira Tiffauges par le bras, l’entraînant dans sa maison et lui offrant, en mots hachés par la hâte, de le cacher et de lui fournir des vêtements civils. Aucun appel n’avait eu lieu au départ, la disparition d’un homme sur soixante se remarque difficilement. La tentative avait toutes les chances de réussir. Tiffauges jugea sévèrement l’ironie du sort qui le choisissait pour lui offrir cette chance unique d’évasion. Il accepta un verre de lait, remercia avec une émotion non feinte, et alla reprendre sa place dans le convoi. Peu après, le piétinement fatigué des hommes résonnait sur les planches du pont provisoire entre lesquelles on voyait les eaux du Rhin se chevaucher en vagues pressées.

— Nous entrons en Allemagne, prononça Tiffauges à l’adresse de son voisin, un petit brun aux sourcils charbonneux.

Malgré son parti pris de mutisme, il n’avait pu retenir ces quatre mots, tant la circonstance lui paraissait solennelle.

— Si je n’étais pas sûr de revenir chez moi avant Noël, je préférerais me ficher à l’eau, lui répondit le petit brun avec une crispation de la mâchoire.

Tiffauges débordait d’une joie d’autant plus brûlante qu’il avait la certitude de ne jamais revenir en France.