Le mouvement des Wandervögel, c’était d’abord l’acte par lequel la jeune génération se désolidarisait de ses aînés. Cette guerre perdue, cette misère, ce chômage, cette agitation politique, nous n’en voulions pas. Nous jetions à la figure de nos pères l’héritage sordide qu’ils tentaient de nous faire assumer. Nous refusions pêle-mêle leur morale d’expiation, leurs épouses corsetées, leurs appartements étouffants, capitonnés de tentures, de portières et de poufs à glands, leurs usines fumantes, leur argent. Par petits groupes chantants et enlacés, dépenaillés, coiffés de feutres défoncés mais fleuris, ayant pour tout bagage une guitare sur l’épaule, nous avions découvert la grande et pure forêt allemande avec ses sources et ses nymphes. Efflanqués, crasseux et lyriques, nous couchions dans les fenils et les crèches, et nous vivions d’amour et d’eau claire. Ce qui nous unissait par-dessus tout, c’était notre appartenance à une même génération. Nous entretenions comme une franc-maçonnerie de la jeunesse. Certes nous avions des maîtres. Ils s’appelaient Karl Fischer, Hermann Hoffmann, Hans Blüher, Tusk. Ils écrivaient pour nous des récits et des chansons dans des petites revues. Mais nous nous entendions trop bien à demi-mot pour avoir besoin d’une doctrine. Nous ne les avons jamais vus à Kiel.

C’est alors que se produisit le miracle des gueux. Nous, écoliers errants, nous avions la soudaine révélation avec cette Ligue des gueux (Bund der Geusen) qui nous ressemblaient comme des frères, mais qui relevaient de l’idéologie nazie, que nos idéaux et notre manière de vivre n’étaient pas forcément voués à demeurer en marge d’une société forte de son organisation et de son inertie. Les gueux, c’était des Wandervögel doués d’une force révolutionnaire qui menaçait directement l’édifice social.

Les rêves étaient finis. Commençait la lutte dans la rue. Du coup, ma boucherie prenait un sens : je devins le responsable politique de la corporation. On collait des affiches, on souillait les maisons des mal-pensants, on empêcha la projection à Kiel du film antimilitariste À l’Ouest rien de nouveau. La municipalité réagissait en frappant indistinctement nazis et sozis[8]. Un jour le port de l’uniforme de la Jeunesse hitlérienne fut interdit. Alors tous les garçons bouchers de mon groupe défilèrent dans les rues en tenue de travail, et les bourgeois se montraient épouvantés les grands couteaux passés dans la ceinture des grossiers tabliers blancs maculés de sang. Les sozis avaient une formation de fifres qui leur tenait lieu de signal de ralliement. Nous avons eu les nôtres, et après nombre d’affrontements, le fifre est devenu nazi.

Mais rien jamais ne surpassa la journée du 1er octobre 1932. Baldur von Schirach avait décidé que ce jour-là serait tenu à Potsdam le premier congrès de la jeunesse nazie (Reichsjugendtag der N.S.D.A.P.). Le parti avait loué trente-huit tentes géantes pouvant abriter au total mille participants. Ils furent plus de cent mille filles et garçons qui affluèrent de toutes les provinces du Reich. Ils arrivaient par trains entiers, à pied, à bicyclette, sur des camions où des grappes de corps se hérissaient de drapeaux déployés. Désordre inouï ! Grandiose mêlée de l’amitié ! Le ravitaillement était nul. La fatigue, surhumaine. Nous vivions tous sur nos nerfs, ivres de chants, de cris, de marches et de contremarches. Oui, la marche ! Elle était devenue notre mythe, notre opium ! Marschieren, marschieren, marschieren ! Symbole de progrès, de conquête et aussi de rassemblements, de congrès, elle faisait de nos jambes devenues dures, sèches et poussiéreuses comme des roues, comme des bielles, l’organe politique principal de nos personnes !

Soixante mille garçons étaient parqués sur la Schützenwiese, cinquante mille filles dans le stade. Sept heures durant, nous avons défilé devant la tribune officielle. Mais nous, les jeunes de Kiel, nous étions les plus beaux, les plus sauvages. Nous avions retroussé nos manches et rabattu nos chaussettes, car nous étions fiers de nos muscles de bronze. Nous avions dépassé la tribune dans un tonnerre acidulé de fifres, quand un aide de camp du Führer courut nous rejoindre.

— Le Führer m’envoie vous demander qui vous êtes !

— Dis-lui que nous sommes pour le servir et pour mourir les Hitler-Jungen de Kiel ![9]

Quelle joie, quel appétit de sacrifice dans cette réponse !

Quatre mois plus tard, Adolf Hitler devenait chancelier du Reich.

 

*

 

É. S.

Ce matin Blättchen m’a tendu une lettre circulaire provenant de l’inspection générale des napolas et concernant le choix des Jungmannen parmi les candidats. « Lors des sélections, y était-il dit notamment, il sera tenu compte du retard dans leur évolution que présentent normalement les enfants de races daliques (fälisch) ou nordiques, du point de vue aussi bien physique que psychologique. Les sélecteurs ne doivent pas se laisser abuser par l’aspect assoupi et l’intelligence peu éveillée qui paraîtra désavantager ces sujets en comparaison des jeunes est-baltiques et alpins (westisch) du même âge. En réalité, une intelligence rapide et un sens de la repartie qui fait mouche (« en voilà un qui n’a pas sa langue dans sa poche ! ») sont souvent les stigmates d’une précocité incompatible avec la pureté de la race allemande. Presque toujours un examen approfondi mettra en évidence des caractéristiques anthropologiques allant dans le même sens. »[10]

 Voyez-vous, Herr von Tiefauge, enchaîna-t-il, on ne saurait trop louer l’auteur de cette note pour sa pénétration et son courage. Avez-vous remarqué que chaque peuple se réclame au premier chef de la vertu dont il est en fait le plus dépourvu ? La courtoisie bien française, par exemple, que recouvre-t-elle dans la réalité, sinon une goujaterie invétérée qui se manifeste en toute occasion, et singulièrement à l’endroit des femmes ? Le sens de l’honneur que revendiquent si ombrageusement les Espagnols est démenti par la propension irrésistible des races ibériques à la trahison et à la corruption. Quant à l’honnêteté suisse – les consuls helvétiques consacrent le plus clair de leur temps à essayer de tirer de prison leurs compatriotes frauduleux –, le flegme des Anglais – ah ! la haine rageuse et aveugle de ces gens ! –, la propreté hollandaise – ô puanteur des cantonnements néerlandais ! –, la gaieté italienne… allez voir sur place, vous en jugerez par vous-même ! L’Allemagne n’échappe pas à cette règle. Depuis que vous êtes ici, on a dû vous rebattre les oreilles avec notre rationalité, notre sens de l’organisation et de l’efficacité. La vérité, Herr von Tiefauge, c’est que l’âme allemande est un chaos ténébreux ! Ce n’est pas le manque de précocité qui fait l’enfant nordique éteint et obtus. Aucune maturité ne le fera jamais accéder à la luminosité méditerranéenne. La raison est l’invention des Grecs anciens, peuple mille fois abâtardi d’alpins dinariques fortement balkanisés, avec des apports levantins et égyptiens, bref un mélange indéchiffrable de toute la lie eurafricaine. La pureté est opaque, Herr von Tiefauge, voilà la vérité qu’il faut avoir le courage de regarder en face ! L’enfant nordique a toutes les apparences de la nigauderie, mais c’est parce qu’il est en prise directe sur le jaillissement profond des énergies vitales. Il sommeille à l’écoute de la rumeur viscérale qui monte de l’Urgrund de son être, et qui lui dicte sa conduite. Personne n’a comme l’Allemand le sens des sources noires qui élaborent secrètement le suc radical des choses. Cet Urinstinkt fait de lui la plupart du temps une brute assoupie, capable des pires aberrations, mais parfois aussi il en émane des créations incomparables !

 

*

 

É. S.

Malgré les grands progrès que je fais en allemand, il est clair que j’y suis venu trop tard, et que je ne parlerai jamais cette langue comme le français. Je ne le regrette pas trop. La distance – même devenue infime – entre ma pensée et ma parole, quand je pense, parle ou rêve en allemand, présente des avantages indiscutables. D’abord, la langue, ainsi légèrement opaque, crée une sorte de mur entre mes interlocuteurs et moi, et me donne une assurance inattendue et fort bénéfique. Il y a des choses que je n’arriverais pas à dire en français – des duretés, des aveux –, et qui s’échappent de mes lèvres sans difficulté, travesties dans l’âpre parler germain. Cela s’ajoutant à la simplification qu’impose forcément à tout ce que je dis ma connaissance imparfaite de l’allemand fait de moi un homme beaucoup plus fruste, direct et brutal que le Tiffauges francophone. Métamorphose infiniment appréciable… pour moi du moins.

L’allemand ignore les liaisons. Les mots et même les syllabes se juxtaposent comme des cailloux, sans mêler leurs limites. Au lieu qu’une certaine fluidité noie la phrase française dans une continuité plaisante, mais qui menace de tourner à l’inconsistance. Parce que l’allemand se compose de pièces solides, comme celles d’un jeu de construction, il se prête à la construction indéfinie de mots composés qui demeurent parfaitement déchiffrables, alors qu’en français les mêmes créations se résoudraient vite en une bouillie informe. Il en résulte que précipitée et impérieuse, la phrase allemande devient aussitôt rocailleuse et aboyante. Des statues ou des robots s’en accommoderaient. Nous autres, créatures muqueuses et tièdes, nous préférons le doux parler d’Île-de-France.

Ce qui est tout à fait aberrant, c’est le sexe attribué par les mots allemands aux choses, et même aux gens. L’introduction d’un genre neutre était un perfectionnement intéressant, à condition d’en user avec discernement. Au lieu de quoi, on voit se déchaîner une volonté maligne de travestissement général. La lune devient un être masculin, et le soleil un être féminin. La mort devient mâle, la vie neutre. La chaise est elle aussi masculinisée, ce qui est fou ; en revanche le chat est féminisé, ce qui répond à l’évidence même. Mais le paradoxe est à son comble avec la neutralisation de la femme elle-même à laquelle la langue allemande se livre avec acharnement (Weib, Mädel, Mädchen, Fräulein, Frauenzimmer).

 

*

 

Les Jungmannen les plus âgés avaient dix-sept et dix-huit ans. La présence à côté d’authentiques enfants de ces adolescents et de ces jeunes hommes choquait Tiffauges dans son exigence catégorique de fraîcheur. Elle répandait dans le réfectoire, les dortoirs et tout l’établissement un fumet de virilité et de soldatesque qui le dégoûtait et dressait une barrière déplorable entre Kaltenborn et lui. Un obstacle s’opposant aussi précisément à sa vocation était condamné à tomber à plus ou moins brève échéance. Les armes promises par le Gauleiter auraient permis l’instruction sur place des classes appelées sous les drapeaux. C’était l’espoir de l’Alei qui rêvait de disposer à Kaltenborn même d’un corps de jeunes soldats armés et entraînés. Mais leur livraison tardait malgré ses démarches répétées. Le 1er mars, l’inévitable se produisit. Les deux centuries supérieures – de seize et dix-sept ans – étaient supprimées par un ordre d’incorporation immédiate. Les aînés entraient dans la Wehrmacht, les plus jeunes dans un camp de formation accélérée (Wehrertüchtigungslager). Dix sous-officiers S.S. désignés pour les encadrer quitteraient également la napola.

 

*

 

É. S.

Les grands qu’on envoie la semaine prochaine à l’égorgeoir font leur mise en train sur le glacis. Ils sont bottés, culottés, mais torses nus dans l’air piquant du petit matin. Stefan qui veut allier l’exercice de force au mouvement d’ensemble a imaginé de les faire jongler avec des poutres. Chaque poutre longue d’une dizaine de mètres est portée à bout de bras par une section de douze hommes. Chaque section lève et abaisse sa poutre, la fait passer d’une épaule sur l’autre, la lance en l’air, d’abord verticalement, ensuite vers la droite, et c’est la section voisine de droite qui doit la recevoir. En cas de fausse manœuvre, il y aurait sans doute çà et là un crâne défoncé, une oreille fauchée ou une épaule fracturée, mais ce risque n’est certainement pas fait pour déplaire à notre direction.

Tous ces gaillards ont entre quinze et dix-huit ans, et la trace du rasoir se voit sur la plupart des mentons et des joues. Mais il faut reconnaître honnêtement que ces torses sont tous d’une émouvante tendresse que souligne la grossièreté de la ceinture, du pantalon et des bottes. Pas un poil sur ces poitrines blanches, et même la plupart des aisselles sont également glabres. Quelques chaînes avec une médaille ajoutent une note enfantine autour de ces cous laiteux, qui appellent davantage les baisers de maman que les coups de sabre du cosaque.

Un bras de vingt ans peut être l’équivalent charnel d’une jambe de douze ans, mais il ne faut pas s’y laisser prendre. Au-dessous de la ceinture, finie la pureté enfantine, il n’y a plus que noirceur et virilité cynique…

 

*

 

Peu après cette saignée qui restituait à Kaltenborn sa « pureté enfantine », mais diminuait de la moitié ses effectifs et désorganisait son encadrement, Stefan réunit un conseil de guerre auquel assista Tiffauges, caché derrière Blättchen, les S.S. et les enseignants civils subsistants. Le départ des sous-officiers serait pallié par une plus grande participation des élèves à la vie matérielle de l’établissement, expliqua-t-il. Des équipes se relaieraient aux cuisines, à la buanderie, aux écuries et on établirait un roulement pour assurer les corvées de bois et de ravitaillement. Plus grave était le problème du recrutement de nouveaux élèves. Kaltenborn devait conserver sa place de napola de première catégorie par le nombre de ses pensionnaires, et ne devait pas se laisser détourner de sa mission par les difficultés issues de la guerre. Certes le principe voulait qu’il y eût dans chaque napola des enfants provenant de toutes les provinces du Reich et qu’on évitât un recrutement par trop local. Mais la situation dictait des solutions d’urgence. L’Alei demandai donc à tous les responsables présents de prospecter eux-mêmes la région afin de trouver des jeunes garçons dignes de combler les vides creusés par l’envoi sous les drapeaux de deux centuries. Il se chargerait avec le Professor Doktor Blättchen de faire subir un examen aux candidats ainsi recrutés.

Tiffauges se souciait peu de la catégorie et de la mission de la napola. Mais s’il avait salué l’élimination des éléments les plus âgés, les moins frais et donc les moins propres à exciter sa tendresse, il était sensible à une indiscutable détente de l’atmosphère de Kaltenborn qui avait perdu sa belle richesse sonnante et dense. Il souhaitait donc ardemment que l’établissement refît le plein de ses effectifs, tout en n’attendant rien de bon de l’appel de l’Alei. En vérité, il avait compris que cet appel s’adressait à lui par-dessus la tête de ces hommes profanes et inconscients – seul peut-être Blättchen était-il quelque peu initié, mais combien vicieusement et de façon perverse ! – et que le temps viendrait à coup sûr où le destin ayant balayé la canaille remettrait entre ses mains les clés du royaume pour lequel il était né.

 

*

 

É. S.

Il fallait s’y attendre : le départ des dix sous-officiers et la participation des enfants au fonctionnement matériel de la napola a jeté un trouble irrémédiable dans la belle mécanique dont nous étions tous prisonniers. À part quelques points de repère qui surnagent – les appels, saluts aux couleurs et autres cérémonies – l’emploi du temps si bien coordonné de la napola est disloqué et la discipline battue en brèche. Pour moi cette libération est inséparable du printemps que les fauvettes saluent à gorge folle et qui fait glousser d’invisibles ruisseaux sous la neige croûteuse. L’année ne commence pas le 1er janvier, elle commence le 21 mars. Par quelle aberration a-t-on pu détacher ainsi le calendrier humain de la grande horloge cosmique qui règle la ronde des saisons ?

Je ne sais bien sûr pas où va me mener l’année qui commence. Mais ce Blättchen – qui sent le crime à plein nez – me fait entrevoir l’éventualité d’une immense et déchirante révélation : qui sait si tout, absolument tout ce qui ici répond – ou paraît répondre – à mes faims et à mes aspirations, n’est pas en vérité leur inversion maligne ?

Ce matin il a écrit au tableau noir :

 

vivant = hérédité + milieu.

 

Puis il a posé cette autre équation sous la première :

 

être = temps + espace.

 

Enfin il a entouré milieu et espace d’un cercle qu’il a intitulé bolchevisme. Hérédité et temps à leur tour isolés ont été placés sous la rubrique hitlérisme.

— Voilà, a-t-il commenté, les termes du grand débat du XXe siècle. Les communistes nient le patrimoine héréditaire de l’être vivant. Tout, selon eux, doit être mis sur le compte de l’éducation. Si un cochon n’est pas un lévrier, c’est une injustice sociale, c’est la faute à l’éleveur. Ah, ah, ah ! Et d’invoquer la parole de saint Pavlov ! Le Juif Freud, selon lequel tout est déterminé dans notre vie par les heurs et malheurs de nos toutes premières années, va dans le même sens avec davantage de subtilité. C’est une philosophie de bâtards, de nomades, sans tradition ni race, de citadins cosmopolites sans racines. L’hitlérisme âprement enraciné dans la vieille terre allemande, doctrine d’agriculteurs et de sédentaires, renverse les termes de cette thèse. Pour nous, tout est dans le bagage héréditaire, transmis de génération en génération selon des lois connues et inflexibles. Le mauvais sang n’est ni améliorable ni éducable, le seul traitement dont il est justiciable est une destruction pure et simple.

« Notez que la philosophie aristocratique de l’Ancien Régime préformait nos idées. Pour l’aristocrate, on est “né”, ou on n’est pas “né”, et aucun mérite ne fera jamais oublier la roture du roturier. Et plus la lignée est ancienne, plus elle a de valeur. Je reconnais volontiers dans des hommes comme le général comte von Kaltenborn les précurseurs de notre racisme. Mais ils n’ont pas su évoluer. La biologie doit prendre la relève du Gotha. Les titres nobiliaires doivent céder la place aux chromosomes. Le spectre sanguin, Tiefauge, le spectre sanguin, voilà le dieu qui nous hante ! Aux vieilles armoiries de l’ancienne noblesse, nous avons substitué les viscères gorgés de sang, pulpeux et palpitants qui sont ce que nous avons de plus intime et de plus vital ! C’est aussi pourquoi nous ne devons pas craindre de verser le sang. Comprenez-vous : Blut und Boden. Les deux se tiennent. Le sang vient de la terre, et y retourne. La terre doit être arrosée de sang, elle l’appelle, elle le veut. Il la bénit et la féconde ! »

Mais moi, en entendant ce discours insensé, je me souvenais que j’étais de la race d’Abel, le nomade, le sans-racine, et que Jéhovah avait dit à Caïn : « Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Maintenant tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. »

 

*

 

Dès la tombée de la nuit, tous les Jungmannen se rassemblent sur le glacis en formation serrée, laissant place à un carré ouvert du côté de la forteresse. Là, un podium bas, flanqué de torchères et d’oriflammes sert d’autel au rite invocatoire qui va être célébré. D’un côté, les jeunes tambours, la haute caisse des lansquenets, flammée noir et blanc, posée sur la jambe gauche, de l’autre les jeunes trompettes, la corolle de cuivre de leur instrument appuyé sur la hanche, attendent en silence.

Brusque et stridente clameur des trompettes. Grondement des tambours montant dans la nuit par vagues successives, menaçantes et orageuses, puis s’évanouissant, comme perdues dans le lointain.

Une histoire de trahison et de mort est évoquée en versets accusateurs par des voix solitaires et véhémentes.

— Et voici que les fanfares font silence, et les hommes en colonnes infinies se recueillent pieusement, et les drapeaux s’abaissent lentement pour saluer les ombres de ceux qui moururent pour la patrie.

— À cette heure, nous évoquons la mémoire du premier soldat du Reich, Albert Leo Schlageter.

— Schlageter était issu d’une longue lignée de paysans de Schönau, au sud de la Forêt-Noire. C’est là que repose sa dépouille. Engagé volontaire et plusieurs fois blessé pendant la guerre, il fait partie des corps francs de la Baltique et des gardes-frontières de haute Silésie après le Diktat de Versailles.

— Mais à l’ouest, l’orage éclate et la foudre frappe ce combattant exemplaire. Violant le droit et la paix, les troupes françaises envahissent la Ruhr. La résistance flambe de tous côtés. Schlageter se bat en première ligne. Avec ses compagnons, il paralyse par des actions hardies les lignes de communication et de renfort de l’ennemi.

— Par traîtrise, il tombe aux mains des Français !

— Nous les jeunes qui aimons l’Allemagne, nous avons inscrit un mot sur notre drapeau, Combat ! Et il faudra que brûle tout ce qui est lâche et veule ! Du sang et de la terre émane notre droit. La flamme claire consumera les tièdes ! Brisons tout ce qui est pourri et vermoulu ! Libérons la patrie de l’esclavage ! Forgeons la nation allemande ! Nous les jeunes qui aimons l’Allemagne, nous avons inscrit un mot sur notre drapeau, Combat !

— Schlageter n’eut pas un instant d’hésitation quand retentit l’appel de son peuple en détresse. Lieutenant sur le front, chef de batterie des provinces baltes, champion de la cause nationale-socialiste, chef de la résistance dans la Ruhr – toujours prêt au sacrifice suprême.

 

Vois-tu à l’est l’aurore rougeoyer ?

C’est le soleil de la liberté qui se lève.

Nous serrons les coudes, à la vie et à la mort.

Pourquoi douter encore ? Cessons nos disputes,

C’est du sang allemand qui coule dans nos veines.

Peuple aux armes, peuple aux armes ![11]

 

— Schlageter comparut devant un tribunal militaire pour avoir tenté de faire sauter le pont de l’Haarbach, à Kalkum, entre Düsseldorf et Duisbourg. Après l’occupation de la Ruhr, le 11 janvier, les envahisseurs avaient réquisitionné tous les trains, principalement pour assurer le transport du charbon volé. Schlageter résolut d’empêcher ce pillage en s’attaquant aux voies ferrées. Le 26 février, le général de l’armée française de la Ruhr avait décrété la peine de mort contre les saboteurs. Schlageter fut condamné à être fusillé.

— Une escorte puissante l’entraîne à l’aube du 26 mai 1923 dans une carrière de la lande de Golzheim où se dresse aujourd’hui la croix qui porte son nom. On lui lie les mains derrière le dos. On le frappe pour l’obliger à s’agenouiller. Mais quand il reste seul face aux gueules des fusils, le Jamais d’un Andreas Hofer retentit dans son esprit. Il veut mourir debout, comme il a combattu. Il se redresse. La salve de mort éclate dans le silence de l’aube. Une dernière fois le corps se cabre avec violence, puis il tombe face contre terre.

— Ci-gît foudroyé sur les pierres celui qui fut semblable à nous. Le soleil s’est éteint, et le chagrin nous brise devant la dépouille de tous nos espoirs. Seigneur, tes voies sont obscures ! Celui-là était un brave. Nos drapeaux s’enveloppent de crêpe, mais lui, couvert de hauts faits, a rejoint ses aïeux. Nous sommes solidaires de ce mort. Sa volonté est la nôtre, et nôtre son destin. Si nous l’avons perdu, il demeure immortel pour la patrie, et du fond de sa tombe, sa voix dit : je suis !

 

*

 

Le racolage des enfants par les cadres de Kaltenborn n’aboutit qu’à des résultats misérables. Ces hommes surmenés, décimés par les rappels sous les drapeaux qui les faisaient vivre dans le provisoire, dépourvus de toute vocation phorique, se souciaient peu d’acquérir de nouvelles recrues pour une institution qu’ils quitteraient à plus ou moins brève échéance, et dont ils s’annonçaient entre eux la prochaine dissolution. Raufeisen, soutenu par une foi fanatique, maudissait cette carence, tandis que Blättchen déplorait la médiocrité anthropologique des rares sujets qu’on lui amenait.

Ce jour-là, Tiffauges revenait de Nikolaïken où il était allé faire ferrer de neuf Barbe-Bleue. Le printemps un peu tardif de cette année éclatait avec une si tendre allégresse qu’il ne doutait pas que quelque événement heureux se préparât pour lui. Le hongre, fier de ses ferrures étincelantes, les faisait claquer sur les silex du chemin, et Tiffauges songeait, avec cette nostalgie qui nimbait de charme morbide les épisodes les plus tristes et les plus cruels de sa vie passée, aux brodequins ferrés et fulminants de Pelsenaire. Il songeait également par association à la belle bicyclette Alcyon de Nestor qu’il ne pouvait encore évoquer sans une bouffée d’orgueil, quand, parvenu au bord du lac de Lucknain, à une heure de Kaltenborn, il aperçut justement six bicyclettes appuyées sous les arbres de la rive. C’était de ces lourdes machines allemandes aux guidons relevés en cornes de vache, avec un frein sur pédale et, fixée au cadre, une antique pompe à poignée de bois. À travers les branches des arbres lui parvenaient des scintillements de miroir d’eau avec des appels, des rires, des clapotis.

Il mit pied à terre, lâcha Barbe-Bleue dans un petit pré fleuri, et, deux minutes plus tard, il s’incorporait d’un bond aux eaux limpides et fraîches traversées d’éclairs et de remous vivants. Il avait calculé son élan pour émerger au milieu des enfants. On le salua avec des cris et des rires. Ils venaient de Marienburg, à trois cents kilomètres de là, et profitaient des vacances de la Pentecôte pour sillonner à bicyclette les forêts et les lacs de Mazurie. Tiffauges leur parla de Kaltenborn, de la citadelle avec ses salles de gymnastique, ses stands de tir, ses chevaux, ses bateaux, ses armes, de la vie exaltante que les Jungmannen y menaient, et il les invita à dîner et à passer la nuit avec des centaines de camarades de leur âge.

Lorsque Raufeisen entendit le nom de Marienburg, il tressaillit de joie et de fierté. C’était la capitale historique et spirituelle des chevaliers teutoniques, et son château admirablement conservé était à coup sûr le plus orgueilleux chef-d’œuvre architectural de la Prusse-Orientale. C’était là, dans la grande salle des chevaliers que chaque année, le 19 avril, Baldur von Schirach prononçait au micro à l’intention de tous les jeunes Allemands de dix ans la formule qui les liait à tout jamais au Führer. Blättchen ne pouvait retenir des exclamations d’enthousiasme en examinant les nouveaux venus. Jamais il ne lui avait été donné de voir de près des échantillons aussi purs de la variété Borreby-est-baltique dont Hindenburg demeurait le spécimen le plus illustre. Il y eut un échange de coups de téléphone et de lettres avec les familles des jeunes garçons et les autorités de leur ville. Ils ne devaient jamais revoir Marienburg.

À la suite de ce coup de filet magistral, l’Alei convoqua Tiffauges. Il admit qu’il avait jusque-là sous-estimé les mérites du Français. Tiffauges venait de prouver qu’il était capable de rapporter à Kaltenborn mieux que des fromages et des sacs de fèves. L’Alei ne pouvait certes lui donner aucun pouvoir officiel, mais il le chargeait de battre toute la région à la recherche de jeunes recrues dignes de la napola. Il avertirait par circulaire les Kreisleitungen de Johannisburg, Lyck, Lötzen, Sensburg et Ortelsburg, d’autres plus lointaines s’il le fallait. Tiffauges n’aurait de comptes à rendre qu’à l’Alei qui le jugerait sur les résultats.

Blättchen n’eut pas le temps de féliciter son assistant de cette promotion. Depuis peu, on parlait d’une vaste entreprise connue sous le nom de code d’Opération Fenaison[12] et due à l’initiative du Reichsführer S.S. en personne. Il s’agissait de sélectionner et de déporter en Allemagne, dans des villages spéciaux aménagés à cet effet, quarante mille à cinquante mille enfants blancs-ruthéniens ayant entre dix et quatorze ans, et provenant des régions occupées par le Groupe d’Armée du Centre. Une fois de plus, Alfred Rosenberg, ministre des Territoires occupés de l’Est, opposait la plus obtuse incompréhension aux promoteurs de cette opération purement S.S., objectant que des enfants aussi jeunes seraient pour le Reich plus une charge qu’un apport positif de main-d’œuvre, et suggérant qu’on s’en tînt à des garçons ayant entre quinze et dix-sept ans. En vain, les émissaires de Himmler lui avaient-ils patiemment expliqué qu’il s’agissait non d’un grossier transfert de travailleurs manuels, mais d’une transfusion accomplie dans les profondeurs biologiques des deux communautés et destinée à affaiblir de façon décisive les forces vives du voisin slave. Il avait fallu se résoudre à agir en dehors de l’Ostministerium.

On s’était alors souvenu d’Otto Blättchen et de ses brillants états de service dans l’affaire des cent cinquante têtes judéo-bolcheviques. Nul doute que sa connaissance des confins russo-polonais ne fasse merveille en la circonstance.

Le 16 juin, il faisait ses adieux au Kommandeur et à l’Alei, et, ayant rassemblé ses poissons rouges – Cyprinopsis auratus – dans des bidons scellés, il disparaissait en pestant contre la faible quantité de bagages que la médiocre Opel qu’on lui avait envoyée lui permettait d’emporter. Le surlendemain, Tiffauges s’installait avec l’assentiment de l’Alei dans les trois pièces du Centre raciologique.

Lorsqu’il se retrouva maître des lieux, seul dans le « laboratoire » au milieu du bric-à-brac anthropométrique abandonné par le professeur docteur Sturmbannführer, il fut pris d’un fou rire nerveux, où se mêlaient un sentiment de triomphe et un pincement d’angoisse en face de ce nouveau tour du destin.

 

*

 

É. S.

Ce soir les colonnes se sont dispersées en silence dans l’obscurité tiède et parfumée pour allumer les feux de solstice sur la Seehöhe, sur les rives du lac de Spirding, de l’autre côté du lac Tirklo, tous lieux d’où l’on pouvait voir les feux des autres colonnes, et être vu par elles.

Secrète tristesse de cette fête du soleil. Le jeune été, à peine son avènement est-il célébré que déjà il décroît, non certes visiblement et de façon patente, mais par un grignotement quotidien d’une ou deux minutes. Ainsi l’enfant, au zénith de sa plus belle santé, est-il déjà porteur de tous les germes de la décrépitude. Et à l’inverse, Noël, aux antipodes de l’année, célèbre le joyeux mystère de la renaissance d’Adonis au plus noir et au plus humide de l’hiver.

Les Jungmannen entourent le bûcher selon un carré ouvert du côté où le vent chassera fumées et flammèches. Le plus petit se détache et marche vers le bûcher. Il a à la main une bluette palpitante et légère comme un papillon de lumière, si fantasque que nous craignons tous qu’elle ne s’éteigne avant que le petit boutefeu n’ait accompli son office. Elle disparaît en effet lorsque l’enfant s’agenouille au pied de l’édifice de troncs résineux dont débordent des fagots de ramée. Il recule d’un bond quand la flamme s’élance avec un crépitement rageur. Les voix limpides montent dans les ténèbres bousculées par de brusques reflets :

 

Le peuple va au peuple, comme la flamme va à la flamme !

Monte jusqu’au ciel, embrasement sacré,

Bondis d’arbre en arbre en mugissant !

 

Les rangs se défont et chacun s’approche du foyer pour y allumer la torche qu’il porte. Puis le carré se reforme, composé désormais de flammes dansantes.

On voit s’allumer dans le lointain ténébreux les feux des autres colonnes que salue un fragile récitant :

 

Regardez briller le seuil qui nous délivrera de la nuit. Au-delà pointe déjà l’aurore d’un temps radieux. Les portes de l’avenir sont ouvertes à ceux dont le cœur brûle d’amour pour la patrie. Regardez ces points lumineux qui font vivre la terre encore obscure. L’antique et tragique Mazurie répond à notre appel et brûle de mille feux fraternels. Ils anticipent et suscitent le jour le plus lumineux de l’année.

 

Trois Jungmannen portant chacun une couronne de chêne s’avancent vers le foyer :

 

— Je sacrifie cette couronne à la mémoire des morts de la guerre.

— Je dépose cette couronne sur le front de la révolution nationale-socialiste.

— Je dédie cette couronne aux sacrifices futurs que la jeunesse allemande consentira dans l’enthousiasme à la patrie.

 

Le chœur unanime de tous les autres leur répond :

 

— Nous sommes le feu et le bûcher. Nous sommes la flamme et l’étincelle. Nous sommes la lumière et la chaleur qui font reculer l’obscur, le froid et l’humide.

 

Tandis que l’édifice des troncs embrasés s’effondre dans un torrent de flammèches, le carré s’anime. Les Jungmannen défilent en cercle, et chacun à tour de rôle s’élance et saute à travers les flammes.

Cette fois, nul besoin d’interprétation, ni d’aucune grille de déchiffrement. Cette cérémonie qui mêle si obstinément l’avenir et la mort, et qui précipite l’un après l’autre les enfants dans un brasier, c’est bien l’évocation en clair et l’invocation diabolique du massacre des innocents vers lequel nous marchons en chantant.

Je serais surpris que Kaltenborn eût le temps de célébrer un autre solstice d’été.

 

*

 

Dès lors, on vit Tiffauges sur son grand cheval noir parcourir la Mazurie depuis les hauts de Königshöhe à l’ouest jusqu’aux marais de Lyck à l’est, poussant des pointes au sud jusqu’à la frontière polonaise. Muni de lettres d’introduction aux armes de Kaltenborn, il s’annonçait dans les mairies, prospectait les écoles communales, s’entretenait avec les instituteurs, examinait les enfants, et sa tournée s’achevait par une visite aux parents qu’un mélange de promesses éclatantes et de menaces voilées manquait rarement de convertir à l’idée d’une incorporation de leur fils dans la napola. Puis il rentrait à bride abattue à Kaltenborn, et faisait son rapport à Raufeisen qui entérinait ses décisions et les rendait exécutoires. Mais il lui arrivait de se heurter à des résistances plus ou moins déclarées, toujours difficiles à vaincre dans ce pays assombri par la défaite – et bien entendu, c’était souvent les enfants auxquels pour une raison ou pour une autre il attachait le plus de prix qui s’avéraient le gibier le plus farouche.

C’est ainsi qu’il avait repéré au bout du lac Beldahn qui s’avance comme une longue, étroite et tortueuse langue verte à l’intérieur des sables de Johannisburg, un couple de jumeaux dont les parents vivaient misérablement dans une cabane de pêcheurs. Il avait toujours été fasciné par la gémellité qui lui paraissait recéler un pouvoir vital à une profondeur où la chair dicte sa loi à l’âme et l’asservit à ses caprices. Caprice de la nature qui livrait de gré ou de force à un être tous les secrets de l’intimité d’un autre être en faisant de lui son alter ego. À cela s’ajoutait que Haïo et Haro étaient roux comme des renardeaux, blancs comme du lait et piolés comme s’ils avaient été roulés dans le son. Il avait aussitôt songé en les voyant un jour cueillir des roseaux au bord du lac à la troublante théorie dont l’avait entretenu Blättchen – pour la réfuter avec un mépris rageur – selon laquelle il n’y a que deux races humaines, la rousse qui se singularise en profondeur jusqu’au niveau de la cellule, et l’ensemble blond-brun qui n’est qu’un dosage infiniment nuancé du même pigment.

Contre toute attente, l’acquisition des jumeaux s’était heurtée à une résistance passive presque insurmontable de la part des parents. Après avoir longtemps feint de ne pas comprendre l’allemand – ils parlaient entre eux un dialecte slave –, ils avaient opposé aux explications de Tiffauges une incompréhension de débiles mentaux, répétant inlassablement qu’à douze ans les enfants étaient trop jeunes pour être soldats. Vainement Tiffauges avait fait le tour des villages des environs. Dans toutes les mairies, peu soucieux de s’embarquer dans cette affaire peu claire, on avait nié que cette région du lac fût du ressort de la commune. Il fallut que Raufeisen, éperonné par le Français, fît intervenir la Kreisleitung de Johannisburg, et ce fut finalement le maire en personne qui amena les deux enfants à Kaltenborn.

 

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É. S.