Arrivé à l’entrée du village d’Ohldorf, mon petit cycliste s’arrête, hisse sa machine sur sa béquille et s’éloigne. Le charme est rompu. La troisième dimension a repris possession de lui. Les mouvements irréguliers de la marche brouillent ses lignes. Cet enfant qui m’avait paru admirable au point que je forgeais déjà des desseins à son endroit, en descendant de bicyclette est tombé au niveau de l’ordinaire. Non méprisable, certes, mais sans mériter d’entreprise particulière.
Que s’est-il passé ? La bicyclette qui n’a aucune vertu sur la personne des adultes agit sur le corps d’un enfant comme une grille de déchiffrement : elle isole son essence et amorce son élucidation. Cela illustre doublement certains propos assez obscurs du Kommandeur. D’abord parce que l’expérience de la bicyclette met en évidence la vocation héraldique de l’enfant, vocation redoutable si elle implique un achèvement sacrificiel. Ensuite parce que je comprends mieux maintenant la différence entre la clé qui ne nous livre qu’un sens particulier de l’essence, et la grille qui en prend totalement possession, et l’offre illuminée à notre intuition. Différence d’ordre phorique, puisque la clé est portée par son essence – comme la serrure porte sa clé –, tandis que c’est la grille qui porte son essence, comme les barreaux de fer incandescents portent le corps du martyr. Reste à comprendre maintenant le passage de la clé à la grille que le Kommandeur a défini comme l’inversion maligne opérant le passage du crucifère au crucifié.
Le bonhomme en sait à coup sûr beaucoup plus qu’il ne m’en a dit. Il ne tient qu’à moi de profiter de la familiarité qu’il m’autorise pour lui faire vider son sac à la première occasion.
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Tiffauges n’eut pas le loisir d’interroger le Kommandeur. Depuis l’attentat du 20 juillet, une vague d’arrestations et d’exécutions sans précédent déferlait sur toute l’Allemagne et singulièrement sur la Prusse-Orientale où il avait eu lieu. La terreur policière frappait avec une rage aveugle non seulement les conjurés, mais leur famille, leurs amis et jusqu’à leurs relations les plus lointaines. Dans les rapports de la Gestapo revenaient sans cesse les plus grands noms de l’aristocratie prussienne, Yorck, Moltke, Witzleben, Schulenburg, Schwerin, Stülpnagel, Dohna, Lehndorff…
Un matin une voiture au pavillon masqué s’arrêta devant la porte du château. Deux hommes en civil en descendirent. Ils eurent une entrevue secrète avec le général comte von Kaltenborn. Puis ils repartirent, mais seulement pour quitter la citadelle, et attendre sur le glacis. Une heure plus tard, il pouvait être onze heures, les enfants qui se trouvaient là eurent la surprise de voir leur Kommandeur sortir en grand uniforme. Il marchait d’un pas rapide, mécanique, les yeux fixés devant lui. Il parcourut toute l’allée centrale sans répondre aux saluts, et s’engouffra dans la voiture aux rideaux tirés qui l’attendait, et qui disparut dans la direction de Schlangenfliess.
Le départ du seul homme à qui il eût accordé sa confiance atteignit profondément Tiffauges. Les spéculations du Kommandeur, l’atmosphère de grandeur surannée qu’il répandait autour de lui, l’effort de lucidité et de réflexion auquel il conviait le Français avaient contribué à l’élever au-dessus de ses appétits. Le vieil homme disparu, Tiffauges s’abandonna à son instinct de puissance avec parfois des raffinements extravagants dont ses Écrits sinistres portent témoignage. Au demeurant, la dégradation de la situation lui assurait une liberté croissante. Le 26 septembre, la proclamation par Hitler de la levée en masse (Volkssturm) mobilisant les femmes, les enfants et les vieillards pour tenter de conjurer la défaite, marqua une nouvelle étape de son ascension. Raufeisen, qui avait pris son parti du départ du Kommandeur, se voyait retirer ses officiers, ses sous-officiers, ses hommes et ses collaborateurs civils les uns après les autres. Il enrageait de n’avoir sous ses ordres que ce qu’il appelait un « jardin d’enfants ». Du moins voulait-il que les Jungmannen fussent entraînés et armés pour l’ultime épreuve. Il faisait de fréquents voyages à Königsberg et parlait d’une démarche à Possessern, siège de l’état-major de Himmler, laissant alors carte blanche au Français pour assurer tant bien que mal la vie quotidienne de la napola.
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É. S.
Depuis trois jours, dans une salle du sous-sol, le coiffeur d’Ebenrode et son apprenti dévastent les crinières des petits hommes à l’aide de tondeuses électriques géantes que j’aurais crues réservées au seul usage des chevaux. Il faut dire qu’on ne les avait pas vus depuis cinq mois, et les enfants devaient écarter de la main un rideau de cheveux pour voir et même pour manger. J’étais certes pour quelque chose dans cette négligence, car je n’envisageais pas sans serrement de cœur la brutalité de cette tonte générale. Et puis, je me suis résigné à l’inéluctable, et voici que je découvre tout le parti que j’en puis tirer.
Je note d’abord que la chevelure peut certes être belle par elle-même, mais que dans sa relation avec le visage elle a toujours un rôle négatif : elle affaiblit l’expression, amortit les traits, donne un coup de gomme à toute la face. Par suite, elle est bénéfique aux visages laids, moins laids assurément surmontés d’une abondante chevelure que livrés nus aux regards. Et comme la laideur est la règle générale, la chevelure est généralement préférable à la calvitie. Mais un très beau visage a tout à gagner à ne pas subir l’étouffement chevelu. Les enfants qui remontent du sous-sol en s’amusant à se donner des claques sur leurs nuques rasées m’ont stupéfié par l’évidence presque violente de la beauté de leur visage. Beauté nue, dépouillée, sans flou, sculpturale où il y a de l’épée et du masque de marbre. Et quand le rire le réchauffe et l’anime, comme il parle bien, comme il est communicatif !
Ce que voyant, je suis descendu assister à la métamorphose. J’ai longtemps observé la tondeuse ouvrant des tranchées blêmes dans la masse des cheveux depuis la nuque jusqu’au front. Le cuir chevelu dévoile alors ses secrets, ses irrégularités, ses cicatrices, et surtout l’ordre d’implantation des cheveux. Ceux-ci croulant en paquets soyeux sur les épaules de l’enfant couvraient le sol d’une moisson odorante que le coiffeur, l’opération terminée, repoussait sans égard à coups de balai dans le fond de la pièce. J’ai aussitôt donné des ordres pour que tout cet or fauve soit conservé. On en emplira autant de sacs qu’il en faudra. J’ignore encore ce que j’en ferai.
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É. S.
Observant la tonte des enfants, j’ai remarqué que, la plupart du temps, les cheveux semblent disposés en spirale à partir d’un centre situé exactement au sommet de l’occiput. Partant de ce point, ils décrivent un tourbillon centrifuge qui gagne l’ensemble du crâne. L’« épi » est formé par les cheveux du centre de la spirale, les seuls qui ne sont pas entraînés dans la révolution.
Je me suis souvenu alors du pelage du cerf rapporté la semaine dernière par les Jungmannen, et exposé sur une table du réfectoire. On voyait nettement dans la lumière frisante diverses zones de poils orientées dans des sens différents. Il y avait ce même phénomène de tourbillons, soit centrifuges, soit centripètes, selon que les poils divergeaient à partir du centre ou convergeaient vers lui. Ailleurs, on observait de grandes nappes qui se délimitaient, tantôt en se heurtant le long d’une crête où les poils s’affrontaient, tantôt en se fuyant, séparées alors par une raie dénudée. Je me suis souvenu également de certains propos du Docteur Blättchen, selon lesquels l’homme a autant de poils que l’ours ou le chien, mais – sauf en certaines régions du corps – petits, incolores, tellement qu’on ne les voit qu’à la loupe. Il m’a paru dès lors intéressant d’étudier la carte pileuse des enfants, et de comparer plusieurs formules entre elles.
J’ai donc choisi les trois sujets qui m’ont paru les plus duveteux, les plus pailletés d’or et d’argent sous un rayon de soleil tombant à contre-jour. À tour de rôle, je les ai convoqués au laboratoire et je les ai examinés à la loupe, centimètre par centimètre en les plaçant entre la fenêtre et moi.
Résultats intéressants, mais qui ne diffèrent pas d’un individu à l’autre. Une fois de plus, le Jungmann s’est révélé une espèce beaucoup plus homogène et indifférenciée qu’on ne pourrait le croire.
Les poils de tout le corps sont disposés en nappes spiralées qui se répartissent en deux catégories selon leur orientation : tourbillons divergents à l’angle interne de l’œil, au creux de l’aisselle, au pli de l’aine, à l’angle interne de la fesse, au dos du pied et de la main, et bien entendu à l’occiput ; tourbillons convergents au contraire sous l’angle de la mâchoire, sur l’olécrâne, à l’ombilic, à la racine du sexe. Sur les flancs court une raie qui joint le tourbillon de l’aisselle à celui de l’aine, et le long de laquelle les poils divergent. Au contraire, en avant et en arrière du torse, le long de la colonne vertébrale et du sternum, on voit les poils converger et se heurter pour former un épi médian allongé.
Dans la plupart des cas, cette géographie ne se détecte que lentement et à la loupe, sous un éclairage approprié. Mais on peut en avoir une connaissance immédiate – et combien plus touchante ! – en passant rapidement les lèvres sur la peau. La nappe duveteuse révèle son orientation en répondant à l’effleurement par une caresse plus drue ou plus soyeuse.
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É. S.
J’ai assez pleuré sur mes mains énormes et gauches pour leur rendre justice quand elles le méritent. C’est à tort sans doute que je rêvais de doigts déliés et furtifs comme ceux d’un prestidigitateur, habiles à se glisser dans l’échancrure d’une chemisette ou d’une culotte courte. Mes grosses mains, si elles sont absolument impropres à ce genre de frôlement n’en ont pas moins leur habileté à elles. Déjà en un rien de temps, elles avaient appris à manipuler les pigeons du Rhin avec une prestesse consommée. Si évidente était leur vocation oiselière que le pigeon – même inconnu – n’avait pas un réflexe de fuite quand elles se tendaient vers lui.
Quant aux enfants, c’est tout simplement admirable comme je sais les prendre ! Quiconque me verrait manier un petit homme n’y trouverait que brutalité et désinvolture. Lui ne s’y trompe pas. Dès le premier contact, il comprend que sous cette apparente rudesse se cache un énorme et tendre savoir-faire. Avec eux, mes gestes les plus bourrus sont secrètement capitonnés de douceur. Ma destinée surnaturelle m’a doué d’une connaissance infuse du poids de l’enfant, de l’équilibre de son corps, de ses centres de gravité, de toutes ses articulations et flexions, frémissements de muscles et dureté mouvante d’os. La chatte emporte sans précaution le chaton par la peau du cou. Comme un paquet. Mais le petit chat ronronne de plaisir, car ces apparentes bourrades recouvrent une entente intime et maternelle.
Mon premier geste avec un enfant inconnu, c’est de lui poser la main sur la nuque, un peu plus bas que la nuque. Frêle ou musculeuse, frisée ou rase, cambrée ou ployante, cette racine essentielle est la clé à la fois de la tête et du corps. Elle me dit incontinent quelle résistance ou quels abandons je peux attendre. Le geste n’engage à rien et peut être rétracté sans bavures. Mais il peut aussi s’épanouir tout naturellement, prendre possession du dos, gagner les épaules, descendre jusqu’aux lombes, point d’équilibre pour le soulèvement de terre, l’enlèvement, le port.
Mes mains sont faites pour porter, justement, pour soulever, pour emporter. Des deux positions classiques – supination et pronation – seule la supination leur convient. C’est même leur position habituelle, paumes ouvertes vers le ciel, doigts joints et tendus à plat. La pronation me donne un malaise qui se précise en crampe musculaire. Des mains phoriques, quoi ! Et pas seulement des mains, mais tout un corps, à commencer par ma taille démesurée, mon dos de portefaix, ma force herculéenne, toutes choses auxquelles répond le corps léger et petit des enfants. Ma grandeur et leur petitesse, ce sont deux pièces parfaitement ajustées par la nature. Tout cela prévu, voulu, agencé de toute éternité, et donc vénérable, adorable.
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É. S.
Il fallait que quelque rituel manifestât le dénombrement entier, l’exhaustion du genre dont la citadelle doit être le haut lieu. C’est le seul but des appels auxquels je préside lorsque l’Alei est absent, et qui ont lieu le soir dans la cour fermée. Je les ai ordonnés selon ma double exigence de rigueur et d’aléa.
Les enfants jouent librement dans la cour que domine la terrasse aux trois épées. Moi, j’attends, recueilli, dans la chapelle dont les vitraux font chatoyer les derniers rayons du couchant. Je me laisse bercer par cette symphonie de cris, d’appels et d’exclamations qui monte vers moi comme un encens sonore, et qui, par-delà mes expériences de Neuilly, me transporte jusqu’au collège Saint-Christophe. Il est vrai que les voix est-prussiennes ont une raucité, un tranchant que n’avaient pas les françaises, mais j’y retrouve justement cette pureté d’essence qui est ce que l’Allemagne me réservait, et ma raison d’être ici.
Le moment venu, je m’avance à travers la terrasse, saisi par l’engrenage du cérémonial. Lorsque ma silhouette apparaît entre Hermann et Wiprecht, le tumulte tombe d’un seul coup, et les rangs se forment quand je pose ma main à la pointe d’Hermann. Les quatre cents enfants se disposent en quarante files de dix, formant une masse rectangulaire, tout juste contenue dans les limites de la cour et d’une extrême compacité. Il faut les mois de « drill » impitoyable auquel ils ont été soumis pour qu’ils sachent se former ainsi en un clin d’œil, selon un ordre si impeccable que je soupçonnerais volontiers qu’ils prennent repère sur les dalles de la cour, si je ne voyais les quatre cents visages tournés vers moi sans défaillance, et refléter quatre cents fois le regard dont je les embrasse tous. Alors, d’un geste de la main, je brise le silence édifié magistralement par la discipline de mes petits soldats, et je fais éclater l’hymne de Prusse-Orientale :
Le poing serré sur la lance, les rênes de nos étalons dans l’autre main, nous chevauchons vers l’est, enfants d’Occident, pour achever l’œuvre teutonique.
La tempête hurle, la pluie nous fouette, les chevaux ruisselants bronchent. Nous chevauchons toujours, comme jadis chevaliers et paysans, vers la terre où est notre foi.
Nous galopons dans la poussière, nous passons comme l’éclair, le regard fixé vers l’est, vers les tours de Kaltenborn qui veillent sans défaillance sur l’horizon.
Nous avons forgé à neuf le soc et l’épée que la rouille avait mordus. L’épée dans la main, le soc dans la terre, demain le soleil se lève pour nous[14].
Les voix impubères jaillissent vers moi, métalliques et coupantes. Elles me percent d’une joie douloureuse, et mon cœur se serre, car il y a du sang et de la mort dans cet élan irrésistible. Ensuite, c’est la belle et longue litanie de l’appel. Dans ce rite qui ne fait retentir que des prénoms et des lieux d’origine, j’ai voulu introduire un élément de nouveauté chaque fois renouvelée, en laissant au hasard le mariage de l’appel et de la réponse. Car les places de la formation rectangulaire ne sont pas fixées à l’avance, et chacune est occupée chaque soir par un Jungmann différent. Or l’appel est ainsi réglé : le premier à gauche du dernier rang appelle le prénom et le lieu d’origine de son voisin de droite. Celui-ci répond Présent ! et énonce le prénom et le lieu d’origine de son voisin de droite, et ainsi de suite jusqu’au dernier à droite du premier rang – dont la réponse marque la fin de l’opération.
Il va de soi qu’un appel ainsi réglé ne remplit pas la fonction habituelle de ce genre d’exercice qui est de faire ressortir les absences. Mais précisément, c’est l’inverse que j’en attends, c’est la démonstration pleine, entière, circulaire, de quatre cents individualités enfermées entre des murs étroits et absolument disponibles. Il n’est pas de plus douce musique pour moi que ces prénoms évocateurs, criés par des voix toujours nouvelles et sur lesquelles se posera à son tour le prénom qui lui revient. Ottmar aus Johannisburg, Ulrich aus Dirntal, Armin aus Königsberg, Iring aus Marienburg, Wolfram aus Preussisch Eylau, Jürgen aus Tilsit, Gero aus Labiau, Lothar aus Bärenwinkel, Gerhard aus Hohensalzburg, Adalbert aus Heimfelden, Holger aus Nordenburg, Ortwin aus Hohenstein… Je dois me faire violence pour interrompre ce recensement de mes richesses, qui associe le poids d’un corps et l’odeur d’un coin de terre prussienne.
L’appel est suivi d’une minute de silence. Puis d’un seul mouvement, les quatre cents enfants font demi-tour pour faire face, comme moi, au levant, et je ne vois plus d’eux qu’un champ d’épis et d’éteules dorés, ces cheveux dont j’ai d’ores et déjà pris possession, et dont il faudra bien que j’invente le mode de célébration idoine. Et à nouveau, le chœur unanime édifie sa pyramide sonore, dure et brillante. Ils chantent la grande plaine orientale qui aspire leurs âmes :
Dressez les étendards dans le vent d’est,
Car le vent d’est les gonfle et les enlève.
Et que le départ soit sonné, et que notre sang en entende le signal,
La terre nous répondra qui a visage allemand. Parce que beaucoup l’ont fécondée de leur sang, elle ne peut rester muette.
Dressez les étendards dans le vent d’est et qu’ils claquent pour de nouveaux départs !
Soyons forts, à qui bâtit à l’est, aucune épreuve n’est épargnée.
Dressez les étendards dans le vent d’est, car le vent d’est les fait plus vastes…[15]
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É. S.
Je me suis arrêté ce matin à Birkenmühle où l’on m’avait signalé une certaine Frau Dorn, cardeuse de sa profession, mais qui posséderait un métier à tisser sur lequel elle confectionne des pièces d’étoffe pour peu qu’on lui apporte la laine. La guerre ravale la vie économique à un niveau si primitif que désormais seul celui qui élève des moutons pourra prétendre se vêtir ! À défaut de moutons, j’ai mes petits hommes. L’idée m’est venue de me faire faire une cape ou une manière de vareuse de leurs cheveux. Ce serait en somme ma toison d’or, une chlamyde d’amour et d’apparat à la fois, satisfaisant ma passion en dedans et manifestant mon pouvoir au-dehors. Je ris de pitié en pensant aux amoureux transis qui portent sur leur cœur dans un médaillon une mèche de cheveux de leur bien-aimée !
Frau Dorn, un grand cheval de femme, toute en jambes, en bras et en nez a manifesté la plus grande méfiance en voyant s’arrêter devant chez elle un cavalier à l’uniforme indéfinissable. Elle s’est enfermée dans un silence hostile pendant que je lui parlais de son activité de tisserande. Sans doute est-ce en effet une activité répréhensible, puisqu’il y a beau temps ici que tout ce qui n’est pas obligatoire est interdit ! Pour lui faire entendre sur quel plan j’entendais placer l’entretien, j’ai alors sorti de dessous ma capote un paquet en étoffe. Dans sa cuisine, j’en ai tiré un cuissot de chevreuil. Elle a paru quelque peu rassurée. Puis j’ai fait bâiller le sac que je traînais derrière moi depuis le début, et je lui ai montré des cheveux des enfants. Je lui ai expliqué que je disposais de cheveux en grande quantité, et que j’entendais qu’elle les tissât. Sa réaction a été violente et incompréhensible. Elle a été prise d’un tremblement soudain, et elle a fui à reculons, en répétant « Non, non, non », avec des gestes des mains pour repousser à la fois le cuissot, le sac de cheveux et moi-même. Finalement elle s’est éclipsée par une petite porte de derrière, et j’ai entendu le bruit décroissant d’une galopade dans les jardins potagers.
Je me demande pourquoi elle a été effrayée à ce point en voyant mon sac de cheveux. Je suis ressorti bredouille, avec mon cuissot et ma toison d’or en puissance, dont j’ai bien peur qu’elle demeure longtemps encore en cet état !
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É. S.
J’ai fait bourrer un matelas, un édredon et un oreiller avec tous les cheveux de la grande tonte. Cette sotte de Frau Netta qui parlait de les lessiver auparavant !
Nuit extraordinaire passée au creux de cette laine plus tendre, mais non moins musquée que de l’agneline brute ! Bien entendu, je n’ai pas dormi une seconde. L’odeur de suint d’enfants m’est vite montée à la tête, et m’a jeté dans une ébriété heureuse. Joie, pleurs, pleurs de joie ! Vers deux heures de la nuit, je n’ai plus supporté ces absurdes enveloppes d’étoffe. J’ai éventré matelas, édredon et oreiller, et je les ai vidés dans le bassin à poissons de Blättchen, à sec depuis son départ, qui a du même coup trouvé sa raison d’être. Puis je me suis enfoui au cœur de ce nid d’un genre nouveau, comme jadis dans mon pigeonnier plein de duvets. Ils étaient tous là, mes adulés, et je les reconnaissais l’un après l’autre en serrant contre mon visage des poignées de cheveux. J’ai reconnu Hinnerk à son odeur de foin coupé, et Armin aux reflets bleutés de ses mèches, et Ortwil à un blond cendré qui n’est qu’à lui, et Iring parce que ses boucles sont d’une finesse impalpable – des boucles d’angelot, oui – et Haro à l’odeur ferrugineuse de son crin doré et dur comme du cuivre, et Baldur, et Lothar, et tous les autres. Puis je les ai mêlés, brassés, pétris pour les serrer massivement dans mes bras. Alors j’ai été secoué de sanglots convulsifs, et je me suis demandé – et je me demande encore – si ma raison n’a pas commencé à craquer dans cet excès d’émotion.
Je suis semblable à un alcoolique profond, invétéré, atavique, qui n’aurait jamais connu d’autre boisson qu’un petit cidre doux et baptisé, et auquel on ferait boire tout à coup, sans limite, un tord-boyaux de 70°.
Après cette nuit blanche, je me suis levé ce matin avec des rugissements.
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É. S.
Ils emplissaient la cour fermée de leurs chassés-croisés vigoureux et de leurs cris. Brève et brutale bousculade : un petit est projeté sur moi, et je le cueille au vol par un réflexe phorique. Mes deux grandes mains enserrent cette tête ronde et drue où seuls deux yeux noisette s’agitent, jetant à droite et à gauche des regards de fuite. Je me penche sur ce miroir d’âme clair et profond comme un lac. Je suis un busard planant immensément haut, mais qui se sent, pris de vertige, basculer au-dessus d’un miroir d’eau. La bouche s’entrouvre, fraîche comme un coquillage.
C’est alors que je remarque sur les lèvres ourlées des coupures linéaires au fond rouge vif que séparent des îlots bosselés de peau sèche.
— Tu as mal aux lèvres ?
— Oui, monsieur.
— Tes camarades aussi ?
— Je ne sais pas.
— Va voir !
Libre, mais éberlué par mon ordre bizarre, il disparaît dans la foule, comme un poisson lâché dans un vivier. Mais une minute plus tard, il revient, remorquant un Jungmann si semblable à lui que ce doit être son frère. Celui-là, sa bouche n’est qu’une plaie crevée, crevassée, et certaines gerçures sécrètent même un suintement séreux.
Le soir même, je me suis procuré chez l’apothicaire d’Arys un petit pot d’huile d’amande douce et de beurre de cacao mêlés. Après le dîner, le grand réfectoire devient le théâtre d’une étrange et émouvante liturgie. Les enfants font procession devant moi, et je les oins… Chacun d’eux s’arrête et me tend sa bouche. Ma main gauche s’élève, l’index et le majeur unis, dans un geste bénisseur et royal. Bientôt d’ailleurs, elle ne bouge même plus, ma Sinistre, ma Géniale, mon Épiscopale, ma Consignataire de vérités apocalyptiques : ce sont eux qui s’inclinent vers elle, cueillant au passage un peu de saint chrême, en viatique nocturne, comme des suppliants baisent la statue miraculeuse d’un saint patron. Et il ne manque même pas – oh rares ! juste ce qu’il en faut ! – quelques hérésiarques qui rejettent la tête en arrière ou la détournent dans un mouvement de refus.
Admirable ambiguïté de la phorie qui veut qu’on possède et maîtrise dans la mesure où l’on sert et s’abnie !
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É. S.
Je me suis avisé que la salle de douche pouvait être une occasion privilégiée de créer cette densité d’atmosphère qui m’est toujours apparue comme le pôle opposé et complémentaire de la phorie. C’est une grande pièce d’environ douze mètres sur vingt que précède un vestiaire. Le sol dallé est creusé de rigoles d’évacuation, le plafond se hérisse d’une floraison de soixante pommes dont le débit est commandé du vestiaire et qu’alimente un réservoir de cinq mille litres à chaudière incorporée. Un mélangeur permet d’alterner l’eau froide et l’eau chaude, ou de les doser dans le même flux.
Les enfants étaient envoyés à la douche par centurie. Afin d’économiser l’eau chaude, ils iront désormais tous en bloc. Dans un esprit de camaraderie virile, un officier ou un sous-officier partageait leurs ablutions. Moi seul les accompagnerai dorénavant.
Le bois ayant remplacé le charbon, il faut alimenter le feu toute la nuit pour porter l’eau à 400. Je suis descendu par cinq fois pour recharger la chaudière, obsédé par le souvenir de Nestor dont la mort par asphyxie dans la chaufferie de Saint-Christophe hantait cette veillée ardente. Il était convenu qu’à huit heures, avant le Frühstück, les enfants seraient envoyés à la douche. J’étais couché nu sous un jet brûlant, suffocant et aveuglé déjà, quand la musique de leurs voix claires mêlée aux tapotements de leurs pieds nus sur la pierre a empli l’escalier. Brouhaha heureux, bousculades de corps et rires sous la bruine furieuse crachée par les pommes, remous de vapeur ardente qui noie toutes choses dans des ténèbres laiteuses. Les corps s’y dissolvent et en émergent brusquement, comme un rêve fugitif, pour s’y fondre de nouveau. Tous ces enfants bouillent dans un chaudron géant avant d’être mangés, mais je m’y suis jeté par amour, et je cuis avec eux. Mainte et mainte fois piétiné, broyé par le poids des corps mouillés croulant sur moi, j’ai retrouvé une vieille connaissance dont j’avais perdu le souvenir depuis des années, depuis la déclaration de la guerre exactement, l’angélique. Mais une angélique cuite à l’étuvée, et affectée du coup d’un changement de signe : ce n’est plus l’oppression qui me précipitait dans un abîme d’angoisse, c’est une assomption glorieuse sur des tourbillons de nuées immaculées qui serait d’une inspiration fade, vaguement sulpicienne, n’étaient les chocs sourds et véhéments de mon cœur dilaté contre mes côtes, ce tam-tam dramatique qui rythme les fastes de mon apothéose. Je songe à la résurrection de la chair que nous promet la religion, mais d’une chair transfigurée, au plus haut degré de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Et je déploie toute ma peau brune et souillée d’adulte, je tends mon visage bistre et buriné à ces jets de vapeur bouillants, j’enfouis ma figure noire et ravinée dans cette fleur de farine, je l’offre à ces houppettes de chair vive pour la guérir de sa disgrâce !
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É. S.
Les nuits commençant à fraîchir, et le manque de charbon ne permettant plus de faire fonctionner le chauffage central, il a fallu renoncer aux petits dortoirs de huit lits, et installer en dortoir général, chauffé par des poêles de fonte, la grande salle des chevaliers. Les enfants ont accueilli avec enthousiasme un changement dont ils attendent la possibilité de vastes chahuts. Quant à moi, j’y vois l’occasion de confronter ma solitude attentive et angoissée à cette grande communion nocturne, pleine de soupirs, de rêves, de terreurs et d’abandons.
Les enfants ont pris sur eux de serrer les petits lits les uns contre les autres, formant ainsi comme un plancher surélevé, une chaussée blanche et matelassée que je me suis plu à parcourir pieds nus dans tous les sens. C’est plus en somme un hypnodrome qu’un dortoir au sens traditionnel du terme.
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L’hypnodrome a fait merveille. Le grandiose chahut espéré par les enfants a déroulé ses fastes. C’était superbe ! Une chevauchée éperdue à tort et à travers la grande plaine élastique, pavée de petits lits blancs. Tournoiements d’édredons et d’oreillers fauchant des grappes de combattants qui croulaient en hurlant de joie, poursuites sauvages qui s’achevaient sous les sommiers, assauts furieux menés contre une forteresse molle de matelas entassés, et tout cela dans une touffeur de serre, saturée de chaleur animale, derrière les épais rideaux qui oblitéraient toutes les fenêtres.
Moi, je suivais les opérations, tassé dans une encoignure où j’avais réussi à me faire oublier. Je savais que les enfants avaient creusé tout le jour des fossés anti-chars et qu’ils brûlaient leurs dernières forces. Déjà quelques-uns s’étaient endormis à l’endroit même où ils s’étaient tapis en embuscade. Le tonus commençait à baisser quand j’ai mis fin au sabbat en éteignant d’un seul coup les soixante-quinze projecteurs qui éclairaient la salle. Aussitôt soixante-quinze veilleuses ont créé cette atmosphère bleutée et tremblante des dortoirs, plus anesthésiante que la nuit. Le tumulte est tombé très vite, malgré quelques enragés qui poursuivaient des combats d’arrière-garde. C’est alors que j’ai senti mes paupières qui s’alourdissaient. Je n’avais certes pas prévu, moi le nocturne, l’insomniaque, le noctambule, que je serais l’un des premiers endormis, accroupi au bord d’un lit, le dos calé par un coin de mur, et c’est peut-être la surprise la meilleure et la plus instructive de la soirée. Si je dors habituellement si mal, c’est peut-être parce que je suis fait pour coucher toujours avec quatre cents enfants.
Mais il devait sans doute y avoir quelqu’un en moi qui pensait que je n’étais pas là seulement pour dormir, car je me suis réveillé tout à coup au cœur de la nuit, et, il faut le préciser, frais comme l’œil. Tous ces corps jonchant dans toutes les positions le grand plateau lunaire étaient d’une étrangeté saisissante. Il y avait des groupes serrés, comme par la peur, des étreintes fraternelles, des rangs entiers qu’on aurait dit couchés par la même décharge de mitraille, mais les plus pathétiques étaient les isolés, ceux qui avaient rampé dans un coin pour y mourir seuls, comme des bêtes, ou au contraire dont le dernier souffle avait suspendu un inutile effort pour se joindre à des compagnons.
Après le joyeux tumulte de la soirée, ce spectacle de massacre m’a cruellement rappelé un certain tour de mon destin, toujours menaçant, et qui s’appelle : l’inversion maligne. Les avertissements que m’a prodigués le Kommandeur étaient toujours indirects et emblématiques. La leçon de ce soir est d’une évidence effrayante. Toutes les essences que j’ai dévoilées et portées à incandescence peuvent demain, ce soir même, changer de signe et brûler d’un feu d’autant plus infernal que je les aurai plus magnifiquement exaltées.
Mais la tristesse que me donnaient ces pressentiments était si haute et si majestueuse qu’elle se mariait sans peine à la joie grave que j’éprouvais en me penchant sur mes dormeurs. J’allais de l’un à l’autre, ailé de tendresse et foulant à peine l’hypnodrome ; je notais l’attitude particulière de chacun, parfois je retournais un dormeur pour voir son visage, comme on retourne un galet sur une plage pour découvrir sa face humide et secrète. Plus loin, je soulevai sans le désunir le couple des jumeaux enlacés dont les têtes roulèrent doucement en gémissant sur mes épaules. Mes grandes poupées moites et souples, je n’oublierai pas la qualité particulière de leur poids mort ! Mes mains, mes bras, mes reins, chacun de mes muscles en ont appris à jamais la gravité spécifique à nulle autre comparable…
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É. S.
Réfléchissant plus tard sur les enseignements de cette nuit mémorable, j’ai constaté que les innombrables positions des enfants dans leur sommeil pouvaient se ramener à trois grands types.
Il y a d’abord la position dorsale qui fait de l’enfant un petit gisant, pieusement disposé, la face vers le ciel, les pieds joints et qui, il faut en convenir, évoque plutôt la mort que le repos. À cette position dorsale s’oppose la position latérale, les genoux remontés vers le ventre, tout le corps ramassé en forme d’œuf. C’est la posture fœtale, la plus fréquente des trois, et elle comporte comme telle un rappel des temps antérieurs à la naissance. À l’inverse de ces postures qui miment l’une l’au-delà, l’autre l’en deçà de la vie, la position ventrale est seule pleinement consacrée au présent terrestre. Elle seule confère de l’importance – mais alors primordiale – au fond sur lequel repose le dormeur. Ce fond – qui est idéalement notre sol tellurique – le dormeur s’y écrase à la fois pour le posséder et pour lui demander sa protection. C’est la posture de l’amant tellurique qui féconde la terre de sa semence de chair, et c’est elle aussi qu’on enseigne aux jeunes recrues pour éviter les balles et les éclats d’obus. Dans le sommeil ventral, la tête est posée latéralement, sur une joue ou sur l’autre, ou plutôt sur une oreille ou sur l’autre, comme pour ausculter le sol. Notons enfin à l’intention de Blättchen que cette position est, semble-t-il, la mieux appropriée au repos des crânes longs, et l’on peut même se demander si l’habitude de coucher les bébés sur le ventre en leur plaçant ainsi la tête sur la tempe ne contribue pas – compte tenu de la malléabilité de leurs os crâniens – à fabriquer des dolichocéphales.
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É. S.
Hier, je regardais mon Barbe-Bleue, sans bride ni selle, retenu par un simple licol à un anneau du mur. Ainsi dépouillé de tout harnachement, l’animal se laisse aller, la tête basse, l’oreille muletière, l’échine creuse, relâché, avachi, efflanqué, fourbu. Mais il suffira qu’on le coiffe d’une têtière, qu’on lui passe la muserolle, qu’on lui jette une selle sur le râble pour qu’il se rassemble, piaffant et fringant, dresse la tête, l’œil fixe et l’oreille dardée… Ainsi moi, triste et emprunté, encombré de ma taille et de ma force, les jambes flaches et les bras ballants, je ne suis moi-même, regonflé et flambard que harnaché par le corps d’un enfant, sanglé par ses jambes, sellé par son torse, colleté par ses bras, couronné par son rire.
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É. S.
À l’opposé des fesses des adultes, paquets de viande morte, réserves adipeuses, tristes comme les bosses du chameau, les fesses des enfants vivantes, frémissantes, toujours en éveil, parfois hâves et creusées, l’instant d’après souriantes et naïvement optimistes, expressives comme des visages.
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É. S.
Il est six heures, et déjà les premiers rayons du soleil enflamment les tuiles vernies des tours orientales. Sous sa caresse, les quatre cents pénis de l’hypnodrome s’émeuvent, dressent leur petite tête aveugle, rêvant d’une floraison possible, d’un avènement à la lumière, à la couleur, au parfum, au buisson capital de l’ange phallophore. Mais cet émoi matinal passé, ils retomberont dans leur torpeur, voués à l’ombre, à l’abnégation, condamnés à être jetés dans les oubliettes génitales, et à ne s’animer qu’au service obscur de la perpétuation de l’espèce. À moins que… la phorie peut-être ? Qui sait si tel n’est pas le sens de la grande récompense de saint Christophe : pour avoir porté sur ses épaules l’enfant-Dieu, sa perche soudain fleurie et chargée de fruits ?
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É. S.
Le miel que sécrète le fond de leurs oreilles, aussi doré que celui des abeilles, est au goût d’une amertume quintessenciée qui rebuterait tout autre que moi.