15 avril 1938.
Hier matin, messe du jeudi saint à Notre-Dame. Je n’entre dans une église, je ne me rends à la messe qu’avec les sentiments mêlés qui conviennent. Car en dépit de toutes ses erreurs, Luther avait raison de dénoncer la présence de Satan sur le trône de saint Pierre. Toute la hiérarchie est à la solde du Malin et porte effrontément sa livrée à la face du monde. Il faut avoir les yeux crevés par la superstition pour ne pas reconnaître dans le déploiement des fastes ecclésiastiques la pompe grotesque de Satan, ces mitres en forme de bonnets d’âne, ces crosses qui figurent autant de points d’interrogation, symboles de scepticisme et d’ignorance, ces cardinaux attifés dans leur pourpre comme la Putain écarlate de l’Apocalypse, et tout l’attirail romain, chasse-mouche et sedia gestatoria qui culmine dans la basilique de Saint-Pierre avec le monstrueux baldaquin du Cavalier Bernin dont les quatre pattes et le ventre de mammouth couvrent l’autel comme pour le conchier.
Mais rien ne peut cependant tarir tout à fait la faible source qui ruisselle timidement sous cet amas d’immondices, car si Satan s’est jeté sur l’héritage du Nouveau Testament, toute lumière vient du Christ dont les prêtres sont bien obligés de se réclamer tout en bafouant son enseignement. Aussi n’est-il pas rare qu’un rai de lumière filtre à travers toute cette forêt de mensonges et de crimes, et c’est dans l’attente de cette improbable lueur que je hante de loin en loin quelque cérémonie religieuse.
Cette messe se célébrait à l’ombre funèbre du vendredi saint et gagnait en recueillement ce qu’elle perdait en éclat. Après le Gloria, les cloches sonnèrent pour la dernière fois avant le samedi saint. Puis ce fut l’oraison que l’organiste accompagna de variations sur le thème d’un choral de Bach.
Que le bon Dieu me pardonne, mais chaque fois que son instrument de musique officiel, l’orgue, fait entendre sa voix solennelle et dorée, c’est sur les chevaux de bois de la fête foraine de Gournay-en-Bray que je me retrouve. Le manège moud sa rengaine véhémente et endeuillée. Les cuisses nues des petits garçons s’écrasent contre les flancs vernis de leurs montures à demi cabrées qui menacent le ciel de leurs gueules béantes et de leurs yeux fous. L’escadron puéril plane à un mètre du sol, emporté par cette fanfare que souffle en tempête l’orgue limonaire, une vraie usine à musique, avec ses soupapes, ses cylindres, ses tambourins, sa forêt de tubulures, et, marquant la mesure d’un geste sec et précis, une furie aux seins exorbitants et au regard halluciné. Le souvenir qui spiritualise toute chose défunte a transformé cette cavalcade en choral contrapunctique, et c’est dans une lumière de vitrail où montent des volutes d’encens que je vois tourner, tourner les petits garçons des années mortes…
J’étais si absorbé dans ma rêverie que je fus surpris par l’Évangile et le Mandatum qui le suit. Douze enfants de chœur assis dans les stalles font tour à tour émerger des plis de leur aube leurs petits pieds blancs dont la nudité tranche de façon émouvante au milieu de la pompe solennelle. Mgr Verdier s’agenouille successivement devant chacun d’eux. D’une aiguière d’argent, il verse quelques gouttes sur un pied nu, il l’essuie avec un linge, puis, malmenant sa dignité et son embonpoint, il s’incline jusqu’à terre pour le baiser. Enfin pour remercier son jeune garçon, il lui remet un petit pain et une pièce de monnaie – comme le guerrier germain après la nuit de noces offrait la Morgengabe à sa jeune épousée. Les enfants réagissent diversement à l’hommage. Celui-ci jette des regards effarés autour de lui, tel autre baisse les yeux d’un air recueilli, mais mon préféré qui a un visage d’ange serre les lèvres pour contenir son fou rire.
Elle est entrée pour toujours dans mon cœur, l’image de ce vieil homme chargé d’ors et de pourpre, courbé jusqu’au sol pour poser ses lèvres sur le pied nu d’un enfant. Et quelles que soient les turpitudes que l’Église doive étaler à mes yeux, je n’oublierai pas la réponse qu’elle a si profondément et si noblement donnée hier matin à la question que posait Nestor, il y a vingt ans, l’avant-veille de sa mort.
20 avril 1938.
Le bonheur ? Il y a là-dedans du confort, de l’organisation, une stabilité construite qui m’est tout étrangère. Avoir des malheurs, c’est sentir l’échafaudage bonheur ébranlé par les coups du sort. En ce sens, je suis tranquille. Je suis à l’abri du malheur, car je n’ai pas d’échafaudage. Moi, je suis l’homme de la tristesse et de la joie. Alternative tout opposée à l’alternative malheur-bonheur. Je vis nu et solitaire, sans famille, sans amis, exerçant pour survivre un métier qui est tellement au-dessous de moi que j’y satisfais sans plus y songer qu’à ma digestion ou à ma respiration. Mon climat moral habituel est une tristesse d’ébène, opaque et ténébreuse. Mais cette nuit est souvent traversée par des joies fulgurantes inattendues et imméritées, qui s’éteignent aussitôt, mais non sans me laisser les yeux pleins de phosphènes dorés et dansants.
6 mai 1938.
Ce matin, à la une de tous les journaux s’étalent les portraits du nouveau cabinet ministériel. Étonnante et patibulaire galerie ! La bassesse, l’abjection et la bêtise s’incarnent diversement en ces vingt-deux visages – qu’on a déjà eu l’occasion d’admirer vingt fois déjà dans d’autres « combinaisons ». La plupart faisaient partie d’ailleurs du précédent ministère.
Il faut que tu songes à une « Constitution sinistre » dont le préambule comporterait les six propositions suivantes :
1. La sainteté est le fait de l’individu solitaire et sans pouvoir temporel.
2. Inversement le pouvoir politique relève intégralement de Mammon. Ceux qui l’exercent prennent sur eux toute l’iniquité du corps social, tous les crimes qui sont commis chaque jour en son nom. C’est pourquoi l’homme le plus criminel d’une nation est celui qui occupe la position la plus élevée dans la hiérarchie politique : le Président de la République, et, après lui, les ministres, et après eux tous les dignitaires du corps social, magistrats, généraux, prélats, tous serviteurs de Mammon, tous symboles vivants du magma boueux qui s’appelle l’Ordre établi, tous couverts de sang des pieds à la tête.
3. À ces effrayantes fonctions, les organes répondent par un ajustement parfait. Pour satisfaire au plus abject des métiers une sélection à rebours se charge de trier sur le volet des équipes qui constituent le sublimé d’ordure le plus quintessencié que la nation puisse offrir. Il est établi que d’un conseil ministériel, d’un conclave, d’une conférence internationale au sommet se dégage une odeur de charogne qui fait fuir même les vautours les plus blasés. À un niveau plus modeste, un conseil d’administration, un état-major, la réunion d’un corps constitué quelconque sont autant de ramassis crapuleux qu’un homme moyennement honnête ne saurait fréquenter.
4. Dès l’instant qu’un homme fait la loi, il se place hors la loi et échappe du même coup à sa protection. C’est pourquoi la vie d’un homme exerçant un pouvoir quelconque a moins de valeur que celle d’une blatte ou d’un morpion. L’immunité parlementaire doit faire l’objet d’une inversion bénigne qui en fera le droit pour chaque citoyen de tirer à vue et sans permis de chasse sur tout homme politique se présentant au bout de son fusil. Chaque assassinat politique est une œuvre de salubrité morale, et fait sourire de félicité la Sainte Vierge et les anges du paradis.
5. Il conviendrait d’ajouter à la constitution de 1875 un article aux termes duquel tous les membres d’un gouvernement renversé seront passés par les armes sans recours ni délai. Il est inconcevable que des hommes auxquels la nation vient de retirer sa confiance puissent non seulement rentrer chez eux impunis, mais encore poursuivre leur carrière politique auréolés de leur faillite frauduleuse. Cette disposition aurait le triple avantage d’éponger la sanie la plus cadavéreuse de la nation, d’éviter le retour des mêmes têtes dans les gouvernements successifs, et d’apporter à la vie politique ce qui lui manque le plus : le sérieux.
6. Tout homme doit savoir qu’en revêtant volontairement un uniforme quel qu’il soit, il se désigne comme créature de Mammon et encourt la vengeance des honnêtes gens. La loi doit compter au nombre des bêtes puantes qu’on peut chasser en toute saison flics, prêtres, gardiens de square, et même les académiciens.
13 mai 1938.
L’inversion bénigne. Elle consiste à rétablir le sens des valeurs que l’inversion maligne a précédemment retourné. Satan, maître du monde, aidé par ses cohortes de gouvernants, magistrats, prélats, généraux et policiers présente un miroir à la face de Dieu. Et par son opération, la droite devient gauche, la gauche devient droite, le bien est appelé mal et le mal est appelé bien. Sa domination sur les villes se manifeste entre autres signes par les innombrables avenues, rues et places consacrées à des militaires de carrière, c’est-à-dire à des tueurs professionnels, bien entendu tous morts dans leur lit, parce qu’il n’y a rien de satanique sans une touche de grotesque qui est comme la griffe du Prince des ténèbres. Même le nom hideux de Bugeaud, l’un des plus abominables bouchers du siècle dernier, déshonore des rues dans plusieurs villes de France. La guerre, mal absolu, est fatalement l’objet d’un culte satanique. C’est la messe noire célébrée au grand jour par Mammon, et les idoles barbouillées de sang devant lesquelles on fait agenouiller les foules mystifiées s’appellent : Patrie, Sacrifice, Héroïsme, Honneur. Le haut lieu de ce culte est l’hôtel des Invalides qui dresse sur Paris sa grosse bulle d’or gonflée par les émanations de la Charogne impériale et des quelques tueurs secondaires qui y pourrissent. Même le stupide massacre de 14-18 a ses rites, son autel fumant sous l’Arc de triomphe, ses thuriféraires, comme il a eu ses poètes, Maurice Barrès et Charles Péguy qui mirent tout leur talent et toute leur influence au service de l’hystérie collective de 1914, et qui méritent d’être élevés à la dignité de Grands Équarrisseurs de la jeunesse – avec bien d’autres, cela va de soi.
Ce culte du mal, de la souffrance et de la mort s’accompagne logiquement de la haine implacable de la vie. L’amour – prôné in abstracto – est persécuté avec acharnement dès qu’il revêt une forme concrète, prend corps et s’appelle sexualité, érotisme. Cette fontaine de joie et de création, ce bien suprême, cette raison d’être de tout ce qui respire est poursuivi avec une hargne diabolique par toute la racaille bien-pensante, laïque et ecclésiastique.
P.-S. L’une des inversions malignes les plus classiques et les plus meurtrières a donné naissance à l’idée de pureté.
La pureté est l’inversion maligne de l’innocence. L’innocence est amour de l’être, acceptation souriante des nourritures célestes et terrestres, ignorance de l’alternative infernale pureté-impureté. De cette sainteté spontanée et comme native, Satan a fait une singerie qui lui ressemble et qui est tout l’inverse : la pureté. La pureté est horreur de la vie, haine de l’homme, passion morbide du néant. Un corps chimiquement pur a subi un traitement barbare pour parvenir à cet état absolument contre nature. L’homme chevauché par le démon de la pureté sème la ruine et la mort autour de lui. Purification religieuse, épuration politique, sauvegarde de la pureté de la race, nombreuses sont les variations sur ce thème atroce, mais toutes débouchent avec monotonie sur des crimes sans nombre dont l’instrument privilégié est le feu, symbole de pureté et symbole de l’enfer.
20 mai 1938.
Chez Karl F. qui possède un étrange appareil américain grâce auquel on peut enregistrer sur des bandes magnétiques – puis faire entendre à nouveau – tous les bruits recueillis par un microphone auquel un très long fil confère une certaine mobilité. Il me fait entendre toute sorte de cris d’animaux, et singulièrement des brames de cerfs en rut qui seraient d’une puissance d’évocation admirable si je n’y trouvais surtout une allusion à l’un de mes petits rites intimes. Il me raconte qu’ayant fait entendre à un professeur d’ornithologie du Muséum des enregistrements de chants d’oiseaux le brave homme ne parvint à identifier avec assurance que les imitations faites par un siffleur de music-hall. Quant aux chants authentiques, captés à grand-peine dans la nature, il les trouva confus, peu caractéristiques, et, somme toute, complètement ratés.
Karl F. était loin de se douter de l’impression que ferait sur moi une dernière bande qu’il conservait pour la bonne bouche. Il s’agissait simplement de la rumeur crescendo d’une foule impatiente, mécontente, en colère, puis furieuse. Était-il vraiment possible qu’il n’y eût pas sous les fenêtres de F. ce monstre à mille têtes, criant sa rage, hurlant au meurtre, faisant monter vers le ciel une clameur de haine à laquelle se mêlait le clair tintement des premiers carreaux brisés par les pierres ? Était-il possible surtout que ce ne fût pas contre moi seul que déferlât cette marée d’exécration ? Une sueur d’angoisse me glaçait et je devais être blême. F. a fini par s’en apercevoir. Il m’a demandé si je ne me sentais pas mal, puis jusqu’à la fin de ma visite que j’ai écourtée autant que possible, il m’a observé avec une certaine perplexité.
Comment aurais-je pu lui expliquer que je ne survis que grâce à un malentendu par lequel on ne voit en moi qu’un obscur garagiste de la porte des Ternes, mais que si l’on soupçonnait la force ténébreuse dont je suis le porteur, je tomberais aussitôt sous le coup de la loi du lynch ? Moi-même j’ai peine à concevoir ce secret de mon destin : un certain jour de mon enfance, une baguette magique m’a touché dont l’effet est de métamorphoser partiellement les êtres de chair en statues de marbre. Et depuis, je vais par le monde mi-chair, mi-pierre, c’est-à-dire avec un cœur, une main droite et un sourire avenants, mais aussi en moi quelque chose de dur, d’impitoyable et de glacé sur quoi se brisera inexorablement tout l’humain qui s’y heurtera. C’est une manière de consécration dont j’ai été l’ordinant à demi consentant, je veux dire, passionnément soumis et réitérant mon adhésion chaque fois qu’un signe se manifestait.
3 octobre 1938.
J’avais délaissé ce cahier depuis plus de quatre mois et je ne pensais pas l’ouvrir à nouveau, si ce n’est sous le coup d’un événement extraordinaire. Ce qui s’est passé ce matin est d’une si grande portée qu’il faut en faire rapport ici, et le plus exactement possible.
Je me suis levé vers six heures dans un état d’extrême déconfiture. J’ai songé à faire un brame, puis à me donner un shampooing-c, mais mon ennui de vivre me retirait jusqu’à la force de recourir à ces remèdes désespérés. Ce qu’il y a de redoutable dans ces états de dépression, c’est la lucidité – du moins apparente – qui les accompagne et les renforce. Le désespoir se donne irrésistiblement comme seule réponse authentique au non-sens de la vie. Toute autre attitude – passée ou future – paraît relever de l’ébriété. La vie n’est tolérable qu’en état d’ébriété. Ébriété alcoolique, amoureuse, religieuse. Créature de néant, l’homme ne peut affronter l’inconcevable tribulation qui lui advient – ces quelques années d’être – qu’en se saoulant la gueule.
J’ai refusé de me raser. J’ai enfilé ma salopette et je suis descendu au garage sans même passer à la cuisine faire du café. À l’hostilité formidable de toutes choses, il fallait que j’oppose une cuirasse de robot sans défaut humain. Ce matin, je serai donc le patron du garage du Ballon ni plus, ni moins. Le pauvre Ben Ahmed fut le premier à s’en apercevoir. Cet analphabète possède un véritable génie pour tout ce qui est mécanique, mais il procède « au flair » sans méthode, ni précision. S’agissant de rectifier les soupapes d’une Georges Irat – dont le moteur est tout simplement le II CV Citroën léger – il les avait passées à la machine meulante spéciale et il achevait de meuler les sièges. Mais il ne peut se résoudre à vérifier leur assiette en traçant sur le chanfrein des traits de crayon noir dirigés selon les rayons de la tête et espacés d’environ 2 à 3 mm. C’est sans doute l’usage d’un crayon qui le déconcerte. Je l’écartai en rugissant de l’abord de la voiture, et me mis moi-même à la tâche. Plus tard Jeannot eut droit à une algarade parce qu’il arrivait en retard. Je l’envoyai aussitôt à l’établi avec une douzaine de chambres à air dont il y avait lieu de réparer l’empiècement de valve. Puis je m’enfermai dans la cabine vitrée qui me sert de bureau avec une pile de factures à établir. À sept heures et demie, Gaillac déposa sa 402 B pour une vérification de l’allumage, puis le facteur apporta le courrier. La journée démarrait cahin-caha.
Il était neuf heures moins le quart et je parlais avec Mlle Toupie de sa Rosengart, quand Ben Ahmed qui en avait terminé avec la Georges Irat lança le moteur. J’écoutais d’une oreille Mlle Toupie, de l’autre j’auscultais à distance le moteur de la Georges Irat qui paraissait tourner le mieux du monde. L’insistance de Ben Ahmed à donner de grands coups d’accélérateur commençait à m’agacer. Ce moteur ronronnait comme un gros chat, pourquoi l’emballer brutalement à vide ? On aurait dit que Ben Ahmed prenait plaisir aux mugissements et aux gaz d’échappement dont il emplissait tout le garage. Il y eut enfin un silence. Mlle Toupie me parlait de l’institution religieuse Saint-Dominique où elle enseigne la philosophie. Je l’interrogeais avec une curiosité non feinte, car je suis toujours attiré par les internats, et je me demande à quoi peut ressembler la vie d’une pension de jeunes filles. À ce moment la Georges Irat hurla derechef au point de couvrir nos voix. Puis au milieu du crescendo furieux, je perçus distinctement un claquement métallique très sec. Il n’avait pas échappé non plus à Ben Ahmed qui cessa aussitôt de donner des gaz. De ma place, je vis alors Jeannot porter la main à sa tempe, s’incliner en avant sur l’établi, s’agenouiller, puis tomber sur le sol en arrière. Je compris aussitôt qu’une pale du ventilateur avait dû se briser et l’atteindre avec une force redoutable. Je fus sur lui d’un bond, et je soulevai dans mes bras son corps maigre et sans connaissance.
C’est alors que quelque chose a fondu sur moi, d’une intolérable et déchirante douceur. J’étais sidéré par une foudroyante bénédiction tombée du ciel. Mes yeux demeuraient fixés sur ce corps ployé dans mes bras, avec d’un côté ce masque osseux et ensanglanté sous des touffes de cheveux châtains, de l’autre ces genoux minces, serrés, et les lourds godillots qui ballaient gauchement dans le vide. Ben Ahmed me regardait avec ébahissement. Je ne bougeais pas. J’aurais pu demeurer ainsi jusqu’à la fin des temps. Le garage du Ballon avait disparu avec ses poutres voilées de toiles d’araignée et ses verrières encrassées. Les neuf chœurs des anges m’environnaient d’une gloire invisible et radieuse. L’air était plein d’encens et d’accords de harpes. Un fleuve de douceur coulait majestueusement dans mes veines. Ben Ahmed finit par intervenir.
— Regarde ! me dit-il en me montrant une tache sombre qui s’élargissait sur la terre battue, il saigne !
Aussitôt après ces mots, un long silence frémissant de bonheur se reforma sur nous.
— Je n’aurais jamais cru, parvins-je enfin à articuler, que porter un enfant fût une chose si belle !
Et cette simple phrase éveilla dans mon souvenir un long et profond écho.
Ce fut Mlle Toupie qui rompit le charme. Elle m’entraîna d’autorité vers sa Rosengart à l’arrière de laquelle je me logeai tant bien que mal avec mon fardeau. Puis nous partîmes pour la clinique de Neuilly.
Jeannot n’a rien de grave. Une forte coupure du cuir chevelu et un traumatisme crânien. Pas trace de fracture du crâne. Je l’ai reconduit encore à demi assommé chez sa mère qui a pensé s’évanouir à la vue de son énorme pansement en turban. Le plus blessé des deux, c’est encore moi, et je n’ai pas fini de ruminer l’éblouissante découverte dans laquelle m’a précipité cet accident.
6 octobre 1938.
Le premier mot qui se présente sous ma plume est apparemment banal et faible, mais il se révèle d’une grande ressource : l’euphorie. Oui, c’est une manière d’euphorie qui m’a enveloppé des pieds à la tête quand j’eus soulevé dans mes bras le corps inanimé de Jeannot. Je dis bien des pieds à la tête, car, à la différence de la volupté ordinaire étroitement et obscènement localisée, la vague de béatitude dont je parle m’a recouvert tout entier, irriguant mes couches les plus profondes, mes extrémités les plus lointaines. Ce n’était pas une titillation égrillarde et limitée, c’était une hilarité unanime de tout mon être. Et là, je reviens nécessairement à mes méditations bibliques, à l’Adam archaïque d’avant la Chute, porte-femme et porte-enfant, perpétuellement en proie à une transe érotique – possédant-possédé – dont nos amours ordinaires ne sont que l’ombre pâle. Se pourrait-il que ma vocation surhumaine me fît accéder en de certaines circonstances à l’extase du grand ancêtre androgyne ?
Mais il faut m’efforcer de sortir des spéculations et d’approcher le concret. La donnée la plus strictement objective de mon expérience d’hier, c’est le poids de Jeannot, un poids qui peut se définir en kilos avec autant de précision qu’on voudra. Ce poids, je m’en suis chargé, et alors : Euphorie !
Sensation de bien-être, dit platement le dictionnaire. Mais l’étymologie est plus instructive. Il y a eu qui donne l’idée de bien, de bonheur, de joie calme et équilibrée. Et puis phorie qui dérive de φορέω, porter. L’euphorique est celui qui se porte lui-même avec bonheur, qui se porte bien. Mais il serait encore plus littéral de dire qu’il porte simplement avec bonheur. Et là, un trait de lumière illumine soudain mon passé, mon présent et, qui sait, mon avenir peut-être aussi. Car cette idée fondamentale de portage, de phorie, elle se trouve aussi dans le nom même de Christophe, le géant Porte-Christ, de même qu’elle était illustrée par la légende d’Albuquerque, de même encore qu’elle s’incarne à nouveau dans ces automobiles auxquelles je consacre en renâclant le meilleur de moi-même, mais qui n’en sont pas moins dans leur trivialité l’instrument porteur d’homme, anthropophore, phorique par excellence.
Il faut que je m’arrête. Ces révélations successives me brûlent les yeux. Mais je veux encore noter une réflexion. L’euphorie du 3 octobre était provoquée par le poids d’un enfant venu s’ajouter au mien. Jeannot n’est pas gros certes, mais il doit bien peser dans les quarante kilos, lesquels s’ajoutèrent aux quelque cent dix kilos que je pèse moi-même. Or c’est par un sentiment de légèreté, d’allégement, de joie ailée que mon « extase phorique » se définit le mieux. Une manière de lévitation provoquée par une pesanteur aggravée ! Étonnant paradoxe ! Le mot inversion se présente aussitôt sous ma plume. Il y a eu en quelque sorte changement de signe : le plus est devenu moins, et réciproquement. Inversion bénigne, bénéfique, divine…
20 octobre 1938.
Cette nuit, insomnie. Comme le ciel était doux et lumineux, je me suis lancé au hasard des rues au volant de ma vieille Hotchkiss. Les Champs-Élysées, la Concorde, les quais. Je suis bientôt arrêté par les caravanes de charrettes et de camions qui obstruent les abords des Halles. Délaissant ma voiture, je poursuis à pied, et je me perds aussitôt au milieu d’un déluge de légumes et de fruits qui crée au cœur de Paris un super-jardin potager, un super-verger avec leurs odeurs violentes et doucereuses et leurs couleurs crues exaltées par la lumière métallique des lampes à acétylène. On songe d’abord au déjeuner de Gargantua, mais peu à peu, l’abondance même ridiculise toute idée de consommation, décourage la gourmandise. Je contourne des pyramides de choux-fleurs, des montagnes de choux-raves, j’évite de justesse une avalanche de poireaux qu’un tombereau acculé dans le ruisseau déverse sur le trottoir.
Il ne faut pas croire que l’énorme quantité de ces choses les avilit. Au contraire, elle les exalte en les rendant inutilisables, en détruisant d’avance toute idée d’utilisation. Dès lors, ce sont des essences qui s’étalent à mes pieds, essence de la pomme, essence du pois, essence de la carotte…
Sauf une charmante poissonnière d’eau douce, luisante de fraîcheur et scintillante d’écailles comme une ondine, les femmes sont épaisses et criardes. Mais les portefaix, les « forts » de la ville, retiennent toute mon attention en raison de l’affinité que je ressens entre eux et moi. Leur large dos, leurs mains énormes, cette démarche rapide à petits pas qu’ils adoptent quand ils vont, coiffés d’un demi-bœuf ou d’une caque de harengs, tout cela, c’est moi bien sûr, d’un certain côté. Mais c’est une phorie trivialisée, abaissée à des utilités mercantiles et subalternes. Et sans doute est-ce pourquoi on écrit grossièrement forts des Halles, au lieu de phores des Halles. Le fort est la forme vulgaire du phore. Et j’imagine aussitôt un vrai phore des Halles, superbe et généreux, portant triomphalement sur ses épaules formidables une corne d’abondance qui vomit à ses pieds un inépuisable trésor de fleurs, de fruits et de pierres précieuses.
28 octobre 1938.
Je m’avise en feuilletant un dictionnaire qu’Atlas portait sur ses épaules – non pas le monde, ni la terre comme on le représente habituellement – mais le ciel. Au demeurant Atlas est géographiquement une montagne, et si l’assimilation d’une montagne à un pilier du ciel a un sens, appliquée à la terre l’image est absurde. Exemple remarquable d’inversion maligne infligée à l’un des plus glorieux héros phoriques. Il soutenait de ses épaules les étoiles et la lune, les constellations et la Voie lactée, les nébuleuses, les comètes, les soleils en fusion. Et sa tête plongeant dans les espaces sidéraux se confondait avec les astres. On va changer tout cela. Au lieu de l’infini bleu et or qui le couronnait et le bénissait à la fois, on le charge du globe terrestre, bloc de boue opaque qui lui ploie la nuque et lui oblitère la vue. Et voici le héros avili, déchu, le phore est devenu fort, les amours pondérées sont devenues onéreuses.
Mais plus j’y pense, plus il me semble qu’Atlas uranophore, Atlas astrophore est le héros mythologique vers lequel devrait tendre ma vie pour trouver en lui finalement son aboutissement et son apothéose. Quoi que je porte à l’avenir, de quelque fardeau précieux et sacré que mes épaules soient chargées et bénies, ma fin triomphale ce sera, si Dieu le veut, de marcher sur la terre avec posée sur ma nuque une étoile plus radieuse et plus dorée que celle des rois mages…
30 octobre 1938.
Hervé est venu ce matin prendre livraison de son nouveau cabriolet Viva grand sport Renault. Mon aversion pour ce genre de voiture de cinéma était évidemment tempérée par la commission assez dodue que me vaut sa vente. Très excité par sa nouvelle voiture, Hervé n’a jamais été aussi épanoui, sûr de lui, de sa réussite sociale comme de ses vertus, ce qui bien entendu ne fait qu’un dans son esprit. Il vient d’avoir trente-six ans et m’explique que c’est l’âge le plus plein, le plus équilibré, et comme le sommet d’une courbe qui s’élèverait depuis la naissance et redescendrait ensuite vers la mort.
En vérité, ses trente-six ans, il me semble qu’il les a toujours eus, depuis dix ans que je le connais, qu’il les avait sans doute déjà avant que je le connusse, et probablement de naissance. Simplement, il était jusqu’à présent trop jeune pour ses trente-six ans, comme il sera désormais et davantage d’année en année trop vieux pour ses trente-six ans.
Chaque homme doit avoir ainsi toute sa vie un « âge essentiel » auquel il aspire aussi longtemps qu’il ne l’a pas atteint, auquel il s’accroche quand il l’a dépassé. Bertrand a toujours eu essentiellement soixante ans, et Claude sera toute sa vie un petit jeune homme de dix-sept ans. Quant à moi, mon éternité me donne une infranchissable distance en face du drame du vieillissement, et j’observe avec un détachement empreint de mélancolie le flux et le reflux des générations, comme un rocher dans une forêt la ronde des saisons.
Mais il me vient une autre idée en voyant Hervé aussi frais et optimiste : c’est un suradapté. La médecine ferait bien de creuser cette notion nouvelle de suradaptation, et l’école devrait prendre garde qu’à force de craindre que les enfants ne souffrent d’une quelconque inadaptation, elle n’en fasse tout à coup des suradaptés.
Le suradapté est heureux dans son milieu, « comme un poisson dans l’eau ». Et aussi bien le poisson est typiquement suradapté à l’eau. Ce qui veut dire que son bonheur est d’autant plus fragile qu’il est plus complet. Car si l’eau devient trop chaude, ou trop salée, ou si son niveau baisse… Alors, il vaut mieux être simplement et même médiocrement adapté à l’eau, comme le sont les animaux amphibies, lesquels ne sont tout à fait heureux ni dans l’humide, ni dans le sec, mais s’accommodent moyennement de l’un et de l’autre. Je ne souhaite pas de mal à Hervé, mais je pense que si quelque chose venait à craquer dans sa brillante organisation, si le sort lui réservait quelque mauvais coup, il aurait bien du mal à retrouver son bel équilibre. Tandis que nous autres amphibies, toujours en porte à faux avec les choses, rompus au provisoire, à l’à-peu-près, nous savons faire face de naissance à toutes les trahisons du milieu.
4 novembre 1938.
Chaque fois que mes allées et venues me rapprochent du Louvre, je me fais le reproche de ne pas y entrer plus souvent. Habiter Paris et ne jamais aller au Louvre, c’est la plus inexcusable des sottises. Après plus de deux années d’abstention, j’y fus donc cet après-midi. Le plus clair bénéfice de cette visite : m’avoir fait sentir l’importance de l’évolution que je traverse par le seul décalage de mes centres d’intérêt.
Je conçois mal qu’on puisse s’exposer au rayonnement de cette accumulation de chefs-d’œuvre sans en avoir de prime abord les larmes aux yeux. Magie de l’Apollon archaïque de l’île de Paros ! Fascinant contraste entre l’hiératisme du corps, rond comme une colonne, avec ses cuisses soudées l’une à l’autre et ses bras pris dans la masse du torse – et l’énigmatique sourire qui illumine cette face radieuse de douceur, rendue pathétique par les balafres qui sillonnent la pierre.
J’imagine ce que deviendrait ma vie si ce dieu se trouvait chez moi, possédé jour et nuit. Et à dire vrai, non, je suis bien incapable d’imaginer comment je supporterais la présence incandescente de ce météore tombé près de moi après une chute de vingt siècles. Rien n’illustre mieux que cette statue la fonction essentielle de l’art : à nos cœurs rendus malades par le temps – par l’érosion du temps, par la mort partout à l’œuvre, par la promesse inéluctable de l’anéantissement de tout ce que nous aimons – l’œuvre d’art apporte un peu d’éternité. C’est le remède souverain, le havre de paix vers lequel nous soupirons, une goutte d’eau fraîche sur nos lèvres fiévreuses.
Ce qui me retient le plus longuement dans les salles gréco-latines, ce sont les bustes. On ne se lasse pas d’interroger ces visages où éclatent si vivement l’intelligence, l’ambition, la cruauté, la suffisance, le courage, plus rarement la bonté, la noblesse. On ne se lasse pas de leur poser la même question qui restera éternellement sans réponse : de quel spectacle, de quelle vie, de quel univers êtes-vous le chiffre ?
Pour le reste une flânerie assez rapide et inattentive me fait parcourir quelques salles sans m’arrêter, si ce n’est devant certains tableaux – toujours les mêmes depuis quinze ans – auxquels je rends visite en quelque sorte, prenant de leurs nouvelles et scrutant mon image en eux, miroirs incomparables. Je retrouve ici une expérience qui préoccupait Nestor au premier chef et dont il s’efforçait de suivre les variations dans les divers locaux de Saint-Christophe, celle de la saturation atmosphérique. Dans cette atmosphère saturée de beauté, j’éprouve une impression d’ivresse qui n’est pas sans une lointaine affinité avec l’extase phorique. Encore une pièce à ajouter au grand puzzle que je compose patiemment.
En repassant la grille du contrôle, je remarque un enfant en vive discussion avec le préposé de l’entrée. Je comprends bientôt l’enjeu du débat qui m’apparaît sans issue. Il a apporté son appareil de photo, et on lui demande 0,50 franc pour lui permettre de l’introduire dans le musée. Comme il n’a pas cette somme, on lui enjoint de le déposer au vestiaire, conseil dérisoire, puisqu’il lui en coûterait également 0,50 franc. Il renonce, s’éloigne, déçu, et bien sûr j’interviens pour lui offrir – non l’absurde solution des adultes, ces 50 centimes rédimeurs de l’appareil de photo – mais la solution romanesque, aventureuse, contrebandière, et je repasse le portillon avec lui, le flanc ballonné par l’objet litigieux dissimulé sous ma veste.
Étienne a onze ans. Il est petit pour son âge, et d’une ravissante saleté. Son visage irrégulier, fin, osseux, tourmenté contraste exquisement avec un corps pataud, des genoux ronds et gauches. Ses poches crevées par les livres, comme ses mains courtes aux ongles impitoyablement rongés le situent dans la catégorie des enfants d’une surprenante maturité intellectuelle – qui paraissent avoir tout lu et tout compris de naissance – en contradiction avec un retard physique qui donne un air d’ingénuité à tout ce qu’ils disent.
Dès les premières salles, il manifeste une étonnante familiarité avec les œuvres exposées et me mène tout droit au David de Guido Reni qu’il se propose de photographier. Ce gros garçon plein de jactance et de jobardise, la joue vaste, l’œil bel et sans malice, coiffé d’un absurde chapeau à plumes, serré à grand-peine dans une peau de bête, comment a-t-il pu gagner le cœur d’Étienne ? À travers les explications un peu confuses qu’il me donne, je crois comprendre que ce David incarne aux yeux d’Étienne la race très fascinante de ceux qui n’ont jamais douté de rien. Étienne a découvert cela ! Il y a des êtres limités, d’une beauté éclatante mais sans prolongement et, soyons francs, qu’on aurait tout lieu de mépriser s’ils ne nous offraient le spectacle d’une adaptation sans défaut à l’existence, d’une adéquation miraculeuse de leurs désirs et des choses à leur portée, de leurs paroles et des questions qu’on leur pose, de leurs capacités et de la profession qu’ils exercent. Ils naissent, vivent et meurent, comme si le monde avait été fait pour eux et eux-mêmes pour le monde, et les autres – les douteurs, les troublés, les indignés, les curieux, Étienne, moi – les regardent passer et s’émerveillent de leur naturel.
J’avais presque oublié ainsi mes récentes préoccupations quand un moulage d’une statue du Musée du Vatican m’y a vivement ramené. L’inscription portée sur le socle aurait suffi à elle seule à m’alerter : Héraklès Pédéphore. Il s’agit en effet d’une représentation d’Hercule portant assis sur son bras gauche son petit garçon Télèphe. Pédéphore, c’est-à-dire en bon français Portenfant. Hercule Portenfant…
Étienne me regardait sans rien comprendre bien sûr à mon ébahissement. Alors en riant, je me suis accroupi près de lui et j’ai passé mon bras gauche derrière ses genoux. Et il s’est prêté au jeu, il s’est assis sur mon bras arrondi, et je me suis relevé en faisant mine de m’appuyer de la main droite sur une massue, comme notre modèle herculéen. Un peu plus loin, nous aurions pu reprendre la pose avec l’Hermès de Praxitèle portant tout de même l’enfant Bacchus assis sur son bras sinistre. Mais nous avons été plutôt sollicités par deux copies dont les originaux se trouvent au Musée national de Naples. L’une représente un satyre jouant des cymbales, la tête à demi tournée et levée vers un Dionysos enfant qu’il porte à cheval sur sa nuque. L’enfant se retient de la main gauche à la chevelure du satyre, de la droite, il lui présente une grappe de raisins. Il est heureux que nous nous fussions trouvés seuls dans la salle, Étienne et moi, car ayant juché tout là-haut sur mes épaules mon compagnon de hasard, j’ai mimé en rond la danse du satyre rythmée par de furieuses et imaginaires explosions de cymbales, et Dionysos serrait mes joues entre ses cuisses nues et crasseuses. Pourtant, c’est l’autre statue napolitaine qui nous a permis de donner toute notre mesure. Hector emporte son petit frère Troïlus blessé. Mais dans quel équipage ! Il tient par le mollet droit l’enfant qu’il a jeté par-dessus son épaule, comme un sac et qui pend, la tête en bas, battant l’air de sa jambe gauche. J’ai regardé Étienne d’un air d’invitation interrogative, et pour toute réponse il m’a tendu son pied gauche. Je l’ai enlevé en l’air d’un seul coup, par la cheville, assez vivement pour que sa tête ne heurte pas le sol, et, avec une désinvolture apparente, secrètement amortie par mon immense et tendre vocation phorique, je l’ai balancé tout suffoquant de rire derrière mon dos. Que c’était bon ! Quel fleuve de miel coulait majestueusement en moi !
Nous nous sommes quittés à la porte, Étienne et moi, et sans doute ne le reverrai-je jamais. Je l’ai pensé, non sans un petit sanglot silencieux dans la gorge, mais je sais de source sûre, de source infaillible et impérative qu’il ne me sied pas de nouer des relations individuelles avec tel ou tel enfant. Ces relations, quelles seraient-elles au demeurant ? Je pense qu’elles emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la paternité, soit du sexe. Ma vocation est plus haute et plus générale. N’en avoir qu’un seul, c’est n’en avoir aucun. En manquer un seul, c’est les manquer tous.
10 novembre 1938.
Toute la nuit, l’angélique m’a fait suffoquer et m’a obsédé de rêves de noyade et d’ensevelissement sous le sable, sous la terre, dans la boue… Je me lève, la poitrine toujours broyée, mais heureux d’en finir avec ces fantasmes qui grossissent une réalité déjà suffisamment revêche. Café amer au point de n’être pas buvable. Un grand brame. Deux grands brames. Aucun soulagement. La seule consolation de la matinée est d’ordre fécal. Je fais inopinément et sans la moindre bavure un étron superbe, si long qu’il faut qu’il s’incurve à ses extrémités pour tenir dans la cuvette. Je regarde attendri ce beau poupon dodu de limon vivant que je viens d’enfanter, et je reprends goût à la vie.
La constipation est une source majeure de morosité. Comme je comprends le Grand Siècle avec sa manie de clystères et de purges ! Ce dont l’homme prend le plus mal son parti, c’est d’être un sac d’excréments à deux pattes. À cela, seule une défécation heureuse, abondante et régulière pourrait remédier, mais combien chichement cette faveur nous est concédée !
12 novembre 1938.
Rachel et l’acte pur (puissance = 0). Jeannot et l’eu-phorie. Les leçons de la Bible sur l’Adam archaïque. Ces pièces se combinent dans mon esprit pour former un ensemble cohérent où je vois apparaître en filigrane les six lettres d’un nom : Nestor.
L’exigence de domination. Rien ne cerne mieux la personnalité de Nestor que ces deux mots. Pour parvenir à ses fins, pour assurer son emprise sur les autres, il me semble aujourd’hui qu’il disposait de deux voies. L’une ne sortait pas du monde clos du collège de Saint-Christophe, de cette collégialité au centre de laquelle il était tapi comme une araignée dans sa toile, de ces bâtiments dont il possédait toutes les clés, peuplés d’enfants qui l’admiraient aveuglément et d’adultes qui tremblaient devant lui. Monde clos dont il mesurait avec un soin vigilant la densité d’atmosphère variable d’un lieu à l’autre, plus faible dans la cour de récréation que dans la chapelle, plus lourde dans le réfectoire que dans l’aquarium, et qui trouvait sa formule la plus riche dans les dortoirs, au cœur de la nuit.
L’autre voie, il est certain qu’il l’a pressentie, qu’il s’y est même quelque peu engagé, mais tardivement et non profondément. Je veux parler de la voie phorique. Christophe et Albuquerque, le combat des cavaliers, et jusqu’à sa prestigieuse bicyclette – instrument phorique de l’écolier par excellence – tout indique qu’il n’ignorait pas cette voie. Et là, je voudrais formuler une hypothèse assez fragile certes, mais qu’il appartiendra à l’avenir de confirmer. Je me demande si ces deux voies ne sont pas exclusives l’une de l’autre, comme deux chemins ne peuvent être empruntés simultanément, quand même ils aboutiraient au même but. La claustration collégiale – celle de l’« internat », si bien nommé – rendait inutile la phorie, sinon comme un exercice profitable en prévision d’un éventuel avenir de plein air. Ainsi la phorie correspondrait à un milieu ouvert, de densité très faible, semblable en cela au masque à oxygène que les aviateurs doivent chausser pour s’envoler à haute altitude.
Tout cela est bien spéculatif, mais ce n’est en somme qu’un effort de mon esprit pour comprendre des données brutes qui s’imposent à moi d’autorité.
C’est ainsi que cette « densité atmosphérique », bien oubliée depuis l’internat, je l’ai retrouvée par deux fois en peu de jours, d’abord de façon allusive au Louvre, puis ce matin même et avec quelle violence !
C’était rue de Rivoli, au n°119 exactement. Il y a là l’entrée d’un passage qui aboutit rue Charlemagne, non loin du collège du même nom. Je me suis engagé dans ce goulot sombre qui traverse successivement deux petites cours d’immeuble parce que j’avais affaire chez un fournisseur quai des Célestins. Sans doute le collège venait-il d’ouvrir ses portes. Je me suis trouvé soudain à contre-courant d’un flot d’enfants qui se ruaient avec des clameurs dans l’étroit canal, remplissaient les deux cours où ils retrouvaient un peu d’espace, et se bousculaient à nouveau vers la rue de Rivoli. Moi je faisais face, comme un saumon dans un torrent de montagne, secoué, bousculé, délicieusement heureux aussi, du bonheur de la petite fleur qui subit toutes étamines dehors l’assaut d’une bourrasque chargée de grains de pollen. Bonheur ailé, tout semblable à celui qui a fondu sur moi à l’instant où j’ai ramassé Jeannot frappé à la tête par une pale de ventilateur. Mais cette fois c’était une joie nombreuse, tumultueuse, à laquelle il ne manquait pour être supérieure à l’extase phorique qu’un sceau définitif, celui de la totalité.
Car je comprends maintenant pourquoi quelques lignes de Descartes m’avaient paru flamber soudain dans la grisaille d’un cours de philosophie. J’avais la certitude obscure que cette règle du Discours de la Méthode avait un rapport avec la préoccupation majeure de Nestor : « Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. » Le grand mérite d’un monde clos sur lui-même, sans ouverture sur le dehors, obéissant aux seules lois internes qu’il s’est données, c’est de faciliter la satisfaction à cette règle fondamentale.
Mais moi, je vis en milieu ouvert, exilé loin de la citadelle nestorienne et de ses sujets dénombrés. Je tâtonne, conforté par la seule certitude qu’un fil invisible guide mes pas vers un accomplissement mystérieux. « Regarde Christophe et va d’un pas assuré. »
En rentrant au garage, j’ai voulu savoir combien il y a d’enfants actuellement en France. Je me suis arrêté à l’âge de douze ans, âge de l’enfant par excellence, ayant atteint en quelque sorte sa pleine maturité enfantine, parvenu à son bel épanouissement et aussi hélas au seuil de la catastrophe pubertaire. Voici les chiffres que m’a communiqués un ami journaliste spécialisé dans les questions démographiques :
NAISSANCES EN FRANCE