3 janvier 1938.
Tu es un ogre, me disait parfois Rachel. Un Ogre ? C’est-à-dire un monstre féerique, émergeant de la nuit des temps ? Je crois, oui, à ma nature féerique, je veux dire à cette connivence secrète qui mêle en profondeur mon aventure personnelle au cours des choses, et lui permet de l’incliner dans son sens.
Je crois aussi que je suis issu de la nuit des temps. J’ai toujours été scandalisé de la légèreté des hommes qui s’inquiètent passionnément de ce qui les attend après leur mort, et se soucient comme d’une guigne de ce qu’il en était d’eux avant leur naissance. L’en deçà vaut bien l’au-delà, d’autant plus qu’il en détient probablement la clé. Or moi, j’étais là déjà, il y a mille ans, il y a cent mille ans. Quand la terre n’était encore qu’une boule de feu tournoyant dans un ciel d’hélium, l’âme qui la faisait flamber, qui la faisait tourner, c’était la mienne. Et d’ailleurs l’antiquité vertigineuse de mes origines suffit à expliquer mon pouvoir surnaturel : l’être et moi, nous cheminons depuis si longtemps côte à côte, nous sommes de si anciens compagnons que, sans nous affectionner particulièrement, mais en vertu d’une accoutumance réciproque aussi vieille que le monde, nous nous comprenons, nous n’avons rien à nous refuser.
Quant à la monstruosité…
Et d’abord qu’est-ce qu’un monstre ? L’étymologie réserve déjà une surprise un peu effrayante : monstre vient de montrer. Le monstre est ce que l’on montre – du doigt, dans les fêtes foraines, etc. Et donc plus un être est monstrueux, plus il doit être exhibé. Voilà qui me fait dresser le poil, à moi qui ne peux vivre que dans l’obscurité et qui suis convaincu que la foule de mes semblables ne me laisse vivre qu’en vertu d’un malentendu, parce qu’elle m’ignore.
Pour n’être pas un monstre, il faut être semblable à ses semblables, être conforme à l’espèce, ou encore être à l’image de ses parents. Ou alors avoir une progéniture qui fait de vous dès lors le premier chaînon d’une espèce nouvelle. Car les monstres ne se reproduisent pas. Les veaux à six pattes ne sont pas viables. Le mulet et le bardot naissent stériles, comme si la nature voulait couper court à une expérience qu’elle juge déraisonnable. Et là je retrouve mon éternité, car elle me tient lieu à la fois de parents et de progéniture. Vieux comme le monde, immortel comme lui, je ne puis avoir qu’un père et une mère putatifs, et des enfants d’adoption.
…
Je relis ces lignes. Je m’appelle Abel Tiffauges, je tiens un garage place de la Porte-des-Ternes, et je ne suis pas fou. Et pourtant ce que je viens d’écrire doit être envisagé avec un sérieux total. Alors ? Alors l’avenir aura pour fonction essentielle de démontrer – ou plus exactement d’illustrer – le sérieux des lignes qui précèdent.
6 janvier 1938.
Dessiné au néon dans le ciel humide et noir, le cheval ailé de Mobilgas jette un reflet sur mes mains, et s’évanouit aussitôt. Cette palpitation rougeâtre et l’odeur de vieille graisse qui imprègne toute chose ici composent une atmosphère que je hais, et dans laquelle pourtant inavouablement je me complais. C’est trop peu dire que j’y suis habitué : elle m’est aussi familière que la chaleur de mon lit ou le visage que chaque matin je retrouve au miroir. Mais si pour la deuxième fois je m’installe un stylo dans la main gauche devant cette page blanche – la troisième de mes Écrits sinistres –, c’est parce que j’ai la certitude que je me trouve, comme on dit, à un tournant de mon existence, et parce que je compte en partie sur ce journal pour échapper à ce garage, aux médiocres préoccupations qui m’y retiennent, et en un certain sens à moi-même.
Tout est signe. Mais il faut une lumière ou un cri éclatants pour percer notre myopie ou notre surdité. Depuis mes années d’initiation au collège Saint-Christophe, je n’ai cessé d’observer des hiéroglyphes tracés sur mon chemin ou d’entendre des paroles confuses murmurées à mes oreilles, sans rien comprendre, sans pouvoir en tirer autre chose qu’un doute supplémentaire sur la conduite de ma vie, mais aussi, il est vrai, la preuve réitérée que le ciel n’est pas vide. Or cette lumière, les circonstances les plus médiocres l’ont fait jaillir hier, et elle n’a pas fini d’éclairer ma route.
Un incident banal me prive pour un temps de l’usage de ma main droite. J’ai voulu en quelques tours de manivelle dégommer les segments d’un moteur que ses batteries ne seraient pas parvenues à ranimer. Un retour de manivelle m’a surpris, mais par chance alors que j’avais le bras mou et l’épaule disponible. C’est mon poignet qui a supporté tout le choc, et je crois bien avoir entendu craquer ses ligaments. Peu s’en est fallu que je vomisse de douleur, et sous le gros pansement caoutchouté posé devant moi, je sens battre encore un pouls lancinant. Incapable d’entreprendre au garage un travail quelconque d’une seule main, je suis venu me réfugier au deuxième étage, dans cette petite pièce où j’entasse mes livres de compte et les vieux journaux. Pour occuper mon esprit, j’ai voulu de ma main valide tracer quelques mots sans suite sur une feuille de bloc.
C’est alors que j’ai eu soudain la révélation que je savais écrire de la main gauche ! Oui, sans exercice préalable, sans hésitation ni lenteur, ma main gauche trace fermement des caractères achevés, d’un graphisme étrange, étranger, un peu grimaçant, dépourvu de toute ressemblance avec mon écriture habituelle, celle de ma main droite. Je reviendrai sur cet événement bouleversant dont je soupçonne l’origine, mais il fallait d’entrée de jeu noter les circonstances qui me font pour la première fois prendre la plume à seule fin de vider mon cœur et de promulguer la vérité.
Faut-il rappeler cette autre circonstance, non moins décisive peut-être, qu’est ma rupture d’avec Rachel ? Mais alors, c’est toute une histoire qu’il va falloir raconter, une histoire d’amour, mon histoire d’amour en somme. Il va sans dire que j’y répugne, mais ce n’est peut-être que manque de routine. Pour un homme aussi naturellement secret que moi, répandre ses viscères sur du papier, c’est bien rebutant au début, mais ma main m’entraîne, et il me semble qu’ayant commencé à me raconter, je ne pourrai plus m’arrêter avant d’être arrivé au bout de mon rouleau. Peut-être aussi les événements de ma vie ne peuvent-ils plus se succéder désormais sans ce reflet verbal qu’on appelle un journal ?
J’ai perdu Rachel. C’était ma femme. Non pas mon épouse devant Dieu et les hommes, mais la femme de ma vie, je veux dire – sans emphase aucune – l’être féminin de mon univers personnel. Je l’avais connue il y a quelques années, comme je connais tout le monde, comme cliente du garage. Elle s’était présentée au volant d’une quadrillette Peugeot délabrée, visiblement flattée de l’étonnement que suscitait, plus encore à l’époque qu’aujourd’hui, une femme-automobiliste. Avec moi elle avait affecté d’emblée une familiarité qui prenant prétexte de la chose automobile qui nous réunissait s’était vite étendue à tout le reste, de telle sorte que je n’avais pas tardé à la retrouver dans mon lit.
J’ai d’abord été retenu par sa nudité qu’elle portait bien, bravement, ni plus ni moins qu’une autre tenue, costume de voyage ou robe de soirée. La pire des disgrâces pour une femme, c’est à coup sûr de ne pas savoir qu’on peut être nu, qu’il y a non seulement une habitude, mais un habitus de la nudité. Et je me fais fort de reconnaître du premier coup d’œil, à une certaine sécheresse, à une étrange adhérence de leurs vêtements à leur peau, les femmes marquées par cette ignorance.
Sous sa petite tête au profil aquilin, coiffée d’un casque de bouclettes noires, Rachel avait un corps puissant et rond, dont la féminité surprenait avec ses hanches généreuses, ses seins aux larges lunules violettes, ses reins profondément creusés, et cette gamme de rotondités d’une fermeté impeccable, toutes trop volumineuses pour la main et composant au total un ensemble imprenable. Au moral, elle relevait sans grande originalité du type « garçonne », très en vogue depuis un certain roman à succès. Elle avait assuré son indépendance en exerçant le métier de comptable volant, se transportant chez les artisans, les commerçants ou les chefs de petites entreprises pour mettre à jour leur comptabilité. Israélite elle-même, j’ai eu l’occasion de m’apercevoir que toute sa clientèle était juive, ce qui s’explique doublement par le caractère confidentiel des documents qu’elle avait à dépouiller.
J’aurais pu être rebuté par son esprit cynique, une certaine vue dissolvante des choses, une manière de prurit cérébral qui la fait toujours vivre dans la crainte de l’ennui, mais son sens de la drôlerie, son adresse à déceler le côté profondément absurde des gens et des situations, une gaieté tonique qu’elle sait faire jaillir de la grisaille de la vie avaient une influence bienfaisante sur mon naturel volontiers atrabilaire.
En écrivant ces lignes, je m’oblige à mesurer ce qu’elle était pour moi, et ma gorge se serre quand je répète que j’ai perdu Rachel. Rachel, je ne saurais dire si nous nous sommes aimés, mais ce qui est certain, c’est que nous avons bien ri ensemble, et cela n’est-ce pas quelque chose ?
C’est d’ailleurs en riant, et sans méchanceté aucune, qu’elle a posé les prémisses dont nous devions partir tous les deux pour aboutir ensemble par des voies différentes à la même conclusion, notre rupture.
Elle arrivait parfois en coup de vent, confiait sa petite auto à mon mécanicien pour une réparation ou une vidange, et nous en profitions pour monter dans mon logement, non sans qu’elle proférât traditionnellement une plaisanterie obscène qui feignait de confondre le sort de l’auto et celui de sa conductrice. Ce jour-là, elle observa négligemment en se rhabillant que je faisais l’amour « comme un serin ». Je crus d’abord qu’elle mettait en cause mon savoir, mon habileté. Elle me détrompa. C’était seulement ma précipitation dont il s’agissait, comparable, selon elle, au coup de tampon expéditif que les petits oiseaux s’administrent en guise de devoir conjugal. Puis elle évoqua rêveusement le souvenir d’un de ses amants précédents, le meilleur qu’elle eût possédé assurément. Il lui avait promis de la prendre dès le coucher, et de ne pas s’en déprendre avant le lever du jour. Et il avait tenu parole, la travaillant jusqu’aux premières lueurs de l’aube. « Il est vrai, ajouta-t-elle honnêtement, que nous nous étions couchés tard et que les nuits en cette saison étaient courtes. »
Cette histoire m’a rappelé celle de la petite chèvre de M. Seguin qui pour imiter la vieille Renaude mit un point d’honneur à se battre avec le loup toute la nuit et à ne se laisser dévorer qu’au premier rayon du soleil.
— Il serait bon en effet, a conclu Rachel, que tu croies que je te dévorerai dès que tu t’arrêteras.
Et aussitôt je lui trouvai en effet un air de loup, avec ses sourcils noirs, son nez aux narines retroussées et sa grande bouche avide. Nous avons ri une fois de plus. La dernière. Car je savais que son cerveau de comptable volant avait supputé mon insuffisance et repéré une autre couche où elle irait se poser.
Comme un serin… Depuis six mois que cette parole fut prononcée, elle a longuement, profondément cheminé en moi. Je savais depuis longtemps qu’une des formes les plus fréquentes de fiasco sexuel est l’ejaculatio precox, en somme l’acte sexuel insuffisamment retenu, différé. L’accusation de Rachel va loin, car elle vise à me placer au seuil de l’impuissance, mieux, elle traduit la grande mésentente du couple humain, l’immense frustration des femmes, sans cesse fécondées, jamais comblées.
— Tu te soucies de mon plaisir comme d’une guigne !
Cela je suis bien obligé d’en convenir. Quand j’enveloppais Rachel de tout mon corps pour me l’approprier, ce qui pouvait se passer derrière ses paupières closes, dans sa petite tête de berger hébreux, c’était bien la dernière de mes préoccupations.
— Tu assouvis ta faim de chair fraîche, puis tu retournes à ta tôlerie.
C’était vrai. Et il est également vrai que l’homme qui mange son pain ne s’inquiète pas de la satisfaction qu’éprouve, ou n’éprouve pas, le pain à être ainsi mangé.
— Tu me ravales au niveau du bifteck.
Peut-être, si l’on adopte sans discuter ce « code de la virilité » qui est l’œuvre des femmes et l’arme de leur faiblesse. Mais d’abord l’assimilation de l’amour à l’acte alimentaire n’a rien d’avilissant, puisque aussi bien c’est à une pareille assimilation que recourent nombre de religions, et la chrétienne au premier chef avec l’eucharistie. Mais c’est cette idée de virilité – notion exclusivement féminine – qu’il faudrait autopsier. Donc la virilité se mesure à la puissance sexuelle, et la puissance sexuelle consiste simplement à différer aussi longtemps que possible l’acte sexuel. Elle est affaire d’abnégation. Ce terme de puissance doit donc s’entendre dans son sens aristotélicien, comme le contraire de l’acte. Puissance sexuelle est tout l’inverse et comme la négation d’acte sexuel. Elle est l’acte promis, jamais tenu, indéfiniment enveloppé, retenu, suspendu. La femme est puissance, l’homme est acte. Et donc l’homme est naturellement impuissant, naturellement désaccordé aux lentes et végétatives maturations féminines. À moins qu’il ne se mette docilement à son école, à son rythme, besognant avec tout l’acharnement requis pour arracher une étincelle de joie à la chair atermoyante qui lui est offerte.
— Tu n’es pas un amant, tu es un ogre.
Ô saisons, ô châteaux ! En prononçant cette simple phrase, Rachel a fait surgir le fantôme d’un enfant monstrueux, d’une précocité effrayante, d’une puérilité déconcertante dont le souvenir prend possession de moi avec une impérieuse souveraineté. Nestor. J’ai toujours pressenti qu’il reviendrait en force dans ma vie. En vérité, il ne l’avait jamais quittée, mais depuis sa mort, il me laissait du mou, se contentant par-ci par-là d’un petit signe sans gravité – amusant même parfois – pour que je n’oublie pas. Ma nouvelle écriture sinistre et le départ de Rachel m’avertissent d’une prochaine restauration de sa puissance.
10 janvier 1938.
Je regardais récemment l’une de ces photos de classe qui sont faites en série au mois de juin peu avant la distribution des prix. Parmi toutes ces faces figées dans des expressions patibulaires, la plus mince, la plus souffreteuse, c’est la mienne. Champdavoine et Lutigneaux sont là, l’un grimaçant sous sa perruque de clown taillée en artichaut, l’autre les yeux fermés dans son visage rusé, comme méditant quelque coup sous le couvert d’une sieste fallacieuse. De Nestor, point, bien que la photo date indiscutablement de son vivant. Mais en somme, c’était bien de lui de se dérober à cette petite cérémonie un rien ridicule, et surtout de ne laisser aucune trace banale de sa vie avant de disparaître.
Je pouvais avoir onze ans et je n’étais plus un novice à Saint-Christophe où je commençais ma seconde année. Mais si mon malheur n’était plus celui, éperdu, du déracinement et de la divagation dans l’inconnu, il n’en était que plus profond sous sa forme calme, réfléchie et comme définitive. À ce moment-là, je me souviens, j’avais fait le recensement de mes misères et je n’attendais de lueur d’espoir de nul horizon. J’avais tiré un trait sur les maîtres et sur le monde de l’esprit auquel ils étaient censés nous initier. J’en étais arrivé au point – mais me suis-je jamais départi de cette attitude ? – de considérer comme nul et radicalement disqualifié tout auteur, tout personnage historique, toute œuvre, toute matière d’enseignement quelconque, dès l’instant que les adultes paraissaient se l’être approprié et nous l’octroyaient en nourriture spirituelle. Par bribes, en feuilletant les dictionnaires, en glanant ce que je pouvais dans des ouvrages de compilation scolaire, en guettant dans un cours d’histoire ou de français l’allusion fugitive à ce qui m’importait au premier chef, je commençai à me constituer une culture en marge, un panthéon personnel où voisinaient Alcibiade et Ponce Pilate, Caligula et Hadrien, Frédéric-Guillaume Ier et Barras, Talleyrand et Raspoutine. Il y avait une certaine façon de parler d’un homme politique ou d’un écrivain – en le condamnant certes, mais cela ne suffisait pas, il y fallait autre chose encore – qui me faisait dresser l’oreille et soupçonner qu’il s’agissait peut-être de quelqu’un des miens. Aussitôt j’entreprenais une enquête, une manière de procès en béatification, avec tous les moyens du bord, au terme duquel les portes de mon panthéon s’ouvraient, ou demeuraient fermées selon le cas.
J’étais chétif et laid avec mes cheveux plats et noirs qui encadraient un visage bistre où il y avait de l’arabe et du gitan, mon corps gauche et osseux, mes mouvements fuyants et sans grâce. Mais surtout je devais avoir quelque trait fatal qui me désignait aux attaques même des plus lâches, aux coups même des plus faibles. J’étais la preuve inespérée qu’eux aussi pouvaient dominer et humilier. À peine la cloche de la récréation sonnait, j’étais par terre, et il était rare que je pusse me relever avant le retour dans les classes.
Pelsenaire était nouveau venu au collège, mais sa force physique et la simplicité de sa personnalité lui avaient valu d’emblée une place de choix dans la hiérarchie de la classe. Une bonne part de son prestige tenait à un ceinturon de cuir d’une largeur inouïe – j’ai appris plus tard qu’il avait été taillé dans une sous-ventrière de cheval – qu’il portait sur son tablier noir et dont la boucle d’acier ne comptait pas moins de trois ardillons. Il avait une tête carrée, surmontée d’un épi de cheveux blonds, un visage régulier et inexpressif, des yeux clairs au regard bien droit, et lorsqu’il s’avançait entre les groupes, les pouces passés dans son ceinturon, il faisait sonner d’admirables godillots cloutés qui pouvaient dans les grandes occasions arracher des gerbes d’étincelles aux pavés de granit de la cour. C’était un être pur et sans malice, mais aussi sans défense contre le mal, et, comme ces primitifs du Pacifique qui succombent dès leur premier contact avec les germes que transportent impunément les blancs, il contracta d’un coup la méchanceté, la cruauté et la haine le jour où je lui découvris la complexité de mon cœur.
La mode des « tatouages » s’était brusquement répandue dans le collège. L’un des externes faisait commerce d’encre de Chine et de plumes épointées qui permettaient de tracer profondément des signes sur la peau sans l’écorcher. Nous passions de longues heures à nous « tatouer » ainsi des lettres, des mots et des dessins sur la paume des mains, sur les poignets ou sur les genoux, et il s’agissait toujours de niaiseries et de symboles vagues dont nous trouvions le modèle parmi les graffiti des murs et des urinoirs.
Pelsenaire n’était certes pas insensible au charme de notre nouveau passe-temps, mais il était évidemment dépourvu de l’imagination et de la dextérité qu’exigeait une décoration en rapport avec sa dignité. Aussi se montra-t-il tout de suite intéressé, le jour où j’exhibai, comme négligemment, une feuille de papier sur laquelle j’avais dessiné de mon mieux un cœur percé d’une flèche – des gouttes de sang coulaient de la blessure – entouré de ces mots : À toi pour la vie. J’achevai de l’éblouir en prétendant avoir copié cette merveille sur la poitrine d’un sous-officier de la Légion étrangère de mes amis. Puis je me proposai comme tatoueur, s’il voulait porter ces prestigieuses inscriptions sur la face interne de la cuisse gauche, un emplacement discret, mais qui pouvait se découvrir à tout moment.
L’opération ne demanda pas moins de toute une étude du soir. J’étais assis par terre, sous le pupitre de Pelsenaire, et je travaillais avec un soin jaloux, grâce à la complicité des voisins qui faisaient rempart de leurs corps, de leurs livres et de leurs cartables contre l’indiscrétion du surveillant. Mon travail était rendu malaisé par l’écrasement de la cuisse sur le banc qui l’exorbitait et lui donnait une surface convexe.
Pelsenaire se montra fort satisfait du résultat, mais quelque peu surpris cependant parce que la formule entourant le cœur percé et sanglant était devenue A T pour la vie. Avec un front inaltérable, je prétendis que les légionnaires utilisaient ces initiales comme abréviations, soit pour À toi, soit pour manifester leur révolte contre Dieu (Athée pour la vie), soit de façon équivoque pour signifier l’un et l’autre à la fois. Pelsenaire qui n’avait visiblement rien compris à mes explications embrouillées parut s’en contenter sur le moment.
Le lendemain soir cependant, il me prit à part pendant la récréation de six heures avec une mine qui ne présageait rien de bon. Quelqu’un avait dû lui faire la leçon entre-temps, car il m’attaqua d’emblée sur ces énigmatiques initiales.
— A T, me dit-il, ce sont tes initiales. Abel Tiffauges pour la vie. Tu vas immédiatement effacer cette idiotie !
J’étais démasqué et jouant le tout pour le tout, j’accomplis le geste dont je rêvais ardemment depuis des semaines. Je m’approchai de lui, je posai mes mains sur le fameux ceinturon, au niveau des hanches, et m’approchant de plus en plus avec une lenteur émerveillée, je les fis glisser sur le cuir jusqu’à ce qu’elles se rejoignissent dans son dos. Alors je posai ma tête sur sa poitrine à l’endroit du cœur.
Pelsenaire devait se demander ce qui se passait, car sur le moment il ne bougea pas. Mais ensuite sa main droite s’éleva lentement – selon le même tempo que j’avais adopté moi-même –, elle vint s’appliquer à plat sur mon visage, et une poussée brutale, une ruade irrésistible m’arracha à lui et me projeta sur le dos à plusieurs mètres de là. Puis il fit demi-tour, et s’éloigna en faisant jaillir des gerbes d’étincelles sous les clous de ses chaussures.
Dès lors, ayant découvert les charmes de l’esclavage, il m’abreuva d’humiliations et de mauvais traitements que j’acceptai avec une soumission imbécile. Bien volontiers, je lui abandonnai la moitié de mes portions au réfectoire car je n’avais aucun appétit, et c’est même avec un bonheur dissimulé que j’acceptai de décrotter et de cirer chaque matin ses merveilleux brodequins, car j’ai toujours aimé toucher des chaussures.
Mais ces exigences, somme toute raisonnables, ne suffisaient pas, il fallait à son âme infectée des satisfactions plus âpres. C’est ainsi qu’il avait décidé que je mangerais de l’herbe tous les jours. Dès le début de la récréation de midi, il me jetait dans la maigre prairie qui entourait la statue de notre saint patron, et, à califourchon sur moi, le menton projeté par un réflexe de brute, il me poussait dans la bouche des poignées de chiendent que je mâchais consciencieusement pour qu’elles ne m’étouffassent pas. Un cercle de curieux assistaient à l’opération, et ce n’est pas sans un retour de haine et d’indignation que je songe aujourd’hui que pas une fois l’un de ces surveillants – si prompts pourtant à me prendre en faute et à me châtier – n’est intervenu pour mettre fin à cette scène.
Ma servitude ne devait prendre fin qu’en atteignant son paroxysme. C’était au début de l’automne après des jours et des nuits de pluie qui avaient transformé la cour de récréation en cloaque. Les cailloux et le mâchefer disparaissaient sous une couche de boue et de feuilles mortes d’une trompeuse douceur. L’humidité où baignait notre misère d’orphelins, mal chauffés, mal nourris, jamais lavés, faisait coller nos vêtements à nos corps, et achevait de les assimiler à des membranes naturelles, à des écailles, à des carapaces dont il était affreux de se désolidariser, soit en se déshabillant le soir, soit à tout instant par un recroquevillement intérieur, peau horripilée, muscles noués, sexe rabougri. Ce jour-là nos jeux revêtaient une violence inhabituelle, presque désespérée, comme si pour répondre à la noirceur et à la dureté de notre condition, nous eussions voulu nous affirmer comme des guerriers ou comme des fauves. Des poings s’écrasaient avec un bruit mat sur des visages, des croche-pieds s’achevaient en chutes paraboliques dans la boue, des lutteurs noués l’un à l’autre roulaient en haletant sur le sol. Il y avait peu de cris, jamais d’insultes, mais celui qui était tombé seul manquait rarement de ramasser de la fange à pleines mains et de la lancer contre son adversaire afin qu’il fût souillé lui aussi. Moi, je me dissimulais entre les piliers du préau, cherchant à éviter toutes les rencontres – et elles étaient nombreuses – qui risquaient de m’être fatales. Je ne pensais pas pour une fois devoir craindre Pelsenaire, car il n’aurait cure dans cette grandiose mêlée d’un si chétif adversaire. Aussi fut-ce sans excès de panique que je me heurtai soudain à lui en évitant un ballon lancé comme un boulet de canon. Il avait dû faire une chute bizarre, sur un seul genou, car il était maculé à mi-jambe d’un côté seulement, et au demeurant presque intact. Comme je tentais de m’esquiver, il me rattrapa par le bras et avançant son genou « Essuie-moi ! », m’ordonna-t-il. Aussitôt accroupi à ses pieds, je me mis au travail à l’aide d’un mouchoir douteux. Pelsenaire s’impatienta.
— Tu n’as rien d’autre ? Alors avec ta langue !
La cuisse, le genou et le haut du mollet étaient uniformément sculptés dans un limon noir, vernissé qui eût été impeccable sans la plaie centrale, complexe et pourpre, ouverte au-dessous de la rotule. Il en suintait une coulée vermeille qui tournait à l’ocre, puis à un brun de plus en plus sombre en se mêlant à la boue. Ma langue fit le tour de la blessure qu’elle entoura d’une auréole grise. Je crachai à plusieurs reprises de la terre et des résidus de mâchefer. La plaie d’où le sang continuait à sourdre étalait tout près de mes yeux sa géographie capricieuse avec sa pulpe gonflée, ses élevures blanchâtres de peau excoriée et ses lèvres roulées en dedans. J’y passai la langue rapidement une première fois, pas assez légèrement cependant pour ne pas provoquer un tressaillement qui souleva en rictus le bourrelet de muscle arrondi coiffant la rotule. Puis une seconde fois plus longuement. Enfin mes lèvres se posèrent sur les lèvres de la blessure et y demeurèrent un temps que je ne mesurai pas.
Je ne saurais dire exactement ce qui se passa ensuite. Je crois que je fus pris de frissons, de convulsions même, et qu’on dut m’emporter à l’infirmerie. Il me semble que j’y fus malade plusieurs jours. Mes souvenirs sur cet épisode de ma vie à Saint-Christophe sont assez confus. Ce dont je suis sûr en revanche, c’est que mes maîtres crurent bon d’avertir mon père de cette indisposition et qu’alléguant n’importe quoi, ils firent allusion, avec une ironie dont l’énormité leur échappa, à une indigestion due à un excès de friandises.
13 janvier 1938.
Je disais à Rachel : « Il y a deux sortes de femmes. La femme-bibelot que l’on peut manier, manipuler, embrasser du regard, et qui est l’ornement d’une vie d’homme. Et la femme-paysage. Celle-là, on la visite, on s’y engage, on risque de s’y perdre. La première est verticale, la seconde horizontale. La première est volubile, capricieuse, revendicative, coquette. L’autre est taciturne, obstinée, possessive, mémorante, rêveuse. »
Elle m’écoutait le sourcil froncé, cherchant dans mes paroles ce qui pouvait être désobligeant pour elle. Alors pour la faire rire, je feignais de reprendre mon exposé en d’autres termes : « Il y a deux sortes de femmes, répétai-je. Celles qui ont le bassin parisien, et celles qui ont le bassin méditerranéen » et j’indiquais des mains une petite et une grande largeur. Elle souriait, tout en se demandant avec un reste d’inquiétude si je ne la classais pas dans le genre large – auquel elle appartient d’ailleurs sans l’ombre d’un doute.
Car cette garçonne, cette débrouillarde est indiscutablement une femme-paysage ; un bassin méditerranéen (d’ailleurs sa famille est originaire de Salonique). Elle a un corps ample, accueillant, maternel. Je me gardai de le lui dire de peur de l’irriter – car pour elle la parole est toujours caresse ou agression, jamais miroir de vérité – et je lui taisais plus encore les réflexions qui me venaient par exemple en posant ma main sur l’os de sa hanche, très développé, en forme de promontoire, dominant tout le reste du paysage. Entre les massifs des cuisses, le ventre fuit, combe frileuse et creusée d’anxiété… Je m’interrogeais sur cette notion mystérieuse : le sexe de la femme. Ce n’est certes pas ce ventre décapité qui peut prétendre à ce titre, sinon en vertu de la symétrie que présentent grossièrement le corps de la femme et celui de l’homme. Le sexe de la femme. On serait sans doute mieux inspiré en le cherchant au niveau de la poitrine qui porte triomphalement ses deux cornes d’abondance…
La Bible jette sur cette question une étrange lumière. Quand on lit le début de la Genèse, on est alerté par une contradiction flagrante qui défigure ce texte vénérable. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit, et il leur dit : « Soyez féconds, croissez, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la… » Ce soudain passage du singulier au pluriel est proprement inintelligible, d’autant plus que la création de la femme à partir d’une côte d’Adam n’intervient que beaucoup plus tard, au chapitre II de la Genèse. Tout s’éclaire au contraire si l’on maintient le singulier dans la phrase que je cite. Dieu créa l’homme à son image, c’est-à-dire mâle et femelle à la fois. Il lui dit : « Crois, multiplie », etc. Plus tard, il constate que la solitude impliquée par l’hermaphrodisme n’est pas bonne. Il plonge Adam dans le sommeil, et il lui retire, non une côte, mais son « côté », son flanc, c’est-à-dire ses parties sexuelles féminines dont il fait un être indépendant.
Dès lors on comprend pourquoi la femme n’a pas à proprement parler de parties sexuelles, c’est qu’elle est elle-même partie sexuelle : partie sexuelle de l’homme trop encombrante pour un port permanent, et donc déposée la plupart du temps, puis au besoin reprise. C’est d’ailleurs le propre de l’homme – à l’opposé de l’animal – de pouvoir à tout moment s’ajuster un instrument, un outil, une arme dont il a besoin justement, mais dont il peut aussitôt se débarrasser, au lieu que le homard est condamné à traîner toujours ses deux pinces avec lui. Et de même que la main est l’organe d’accrochage qui permet à l’homme de s’ajuster selon ses besoins un marteau, une épée ou un stylo, de même son sexe est organe d’accrochage des parties sexuelles, plutôt que partie sexuelle lui-même.
Si telle est la vérité, il faut juger sévèrement la prétention du mariage qui est de ressouder aussi étroitement et indissolublement que possible ce qui fut dissocié. Ne réunissez pas ce que Dieu a séparé ! Vaine adjuration ! On n’échappe pas à la fascination plus ou moins consciente de l’Adam archaïque, bardé de tout son attirail reproductif, vivant couché, incapable de marcher peut-être, de travailler à coup sûr, perpétuellement en proie à des transports amoureux d’une perfection inouïe – possédant-possédé d’un même élan –, si ce n’est sans doute – et encore qui sait ! – pendant les périodes où il se trouvait enceint de ses propres œuvres. Alors quel ne devait pas être l’équipage de l’ancêtre fabuleux, homme porte-femme devenu de surcroît porte-enfant, chargé et surchargé, comme ces poupées gigognes emboîtées les unes dans les autres !
L’image peut sembler risible. Moi – si lucide pourtant en face de l’aberration conjugale – elle me touche, elle m’éveille à je ne sais quelle nostalgie atavique d’une vie surhumaine, placée par sa plénitude même au-dessus des vicissitudes du temps et du vieillissement. Car s’il y a dans la Genèse une chute de l’homme, ce n’est pas dans l’épisode de la pomme – qui marque une promotion au contraire, l’accession à la connaissance du bien et du mal – mais dans cette dislocation qui brisa en trois l’Adam originel, faisant choir de l’homme la femme, puis l’enfant, créant d’un coup ces trois malheureux, l’enfant éternel orphelin, la femme esseulée, apeurée, toujours à la recherche d’un protecteur, l’homme léger, alerte, mais comme un roi qu’on a dépouillé de tous ses attributs pour le soumettre à des travaux serviles.
Remonter la pente, restaurer l’Adam originel, le mariage n’a pas d’autre sens. Mais n’y a-t-il que cette solution dérisoire ?
16 janvier 1938.
Lorsque je quittai Saint-Christophe, l’âme de la vieille maison l’avait désertée depuis quatre ans déjà, et tout cet univers scolaire, religieux et carcéral à la fois n’était plus peuplé que par des ombres d’enfants et de prêtres. Nestor est mort asphyxié dans la cave du collège, mort pour les autres, mais pour moi plus vivant que jamais.
Nestor était le fils unique du concierge de l’établissement. Quiconque a connu ce genre d’institution mesurera aussitôt le pouvoir que lui conférait cette circonstance. Habitant à la fois chez ses parents et dans le collège, il cumulait les avantages des internes et ceux des externes. Souvent chargé par son père de menues tâches domestiques, il circulait à sa guise dans tous les bâtiments, et possédait les clés de presque toutes les portes, cependant qu’il était libre de sortir « en ville », en dehors des heures de cours et d’études.
Mais tout cela n’aurait rien été encore, s’il n’avait pas été justement Nestor. Avec le recul des années, je me pose à son sujet des questions qui ne m’effleuraient pas quand j’étais son ami. Être monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d’un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? Je ne saurais le dire. Ceux de ses propos que ma mémoire reconstitue – plus ou moins fidèlement peut-être – témoigneraient d’une stupéfiante précocité, s’il était prouvé que Nestor eût l’âge de ses condisciples. Mais rien n’est moins certain, et il n’est pas exclu qu’il fût au contraire un attardé, un demeuré, un installé à demeure dans l’enfance, né au collège et condamné à y rester. Au milieu de ces incertitudes, un mot s’impose que je ne retiendrai pas davantage dans ma plume : intemporel. J’ai parlé d’éternité à mon propre sujet. Rien d’étonnant dès lors que Nestor – dont je procède indiscutablement – échappât comme moi-même à la mesure du temps…
Il était très gros, obèse à vrai dire, ce qui donnait à tous ses gestes, à sa démarche même une lenteur majestueuse, et le rendait redoutable par sa masse dans les échauffourées. Il ne tolérait pas la chaleur, se couvrait à peine par grand froid et transpirait sans cesse le reste de l’année. Comme encombré par son intelligence et sa mémoire anormales il parlait lentement, avec une componction doctorale, étudiée, fabriquée, sans l’ombre de naturel, levant volontiers l’index lorsqu’il proférait une formule que nous nous accordions à trouver admirable, sans y comprendre goutte. J’ai d’abord cru qu’il ne s’exprimait que par des citations glanées dans ses lectures, puis je suis entré dans son orbite, et j’ai compris mon erreur. Son autorité sur tous les élèves était indiscutée, et les maîtres eux-mêmes paraissaient le craindre, et lui concédaient des privilèges qui m’avaient paru exorbitants au début, alors que j’ignorais qui il était.
La première manifestation de cette situation privilégiée dont j’avais été témoin m’avait paru, il est vrai, d’une irrésistible drôlerie, parce que je n’étais pas encore sensible à l’aura redoutable qui entourait tout ce qui le concernait. Dans chaque classe, une caisse peinte en noir, posée au pied de la chaire du maître, servait de corbeille à papier. Lorsqu’un élève voulait se rendre aux latrines, il en demandait la permission en levant deux doigts en V. Sur un signe de tête affirmatif du surveillant ou du maître, il se dirigeait vers la caisse, y opérait un rapide plongeon et gagnait la porte, une poignée de papiers à la main.
Que Nestor se dispensât du signe en V convenu, c’est ce qui m’échappa au début parce qu’il occupait une place au fond de la classe. Mais je fus d’emblée saisi de respect par la nonchalance avec laquelle il s’approcha de la caisse et par la scène qui suivit. Avec une attention maniaque, il entreprit d’examiner les divers échantillons de papier qui s’offraient en surface, puis apparemment peu satisfait de ce choix, il fourragea bruyamment dans la caisse pour mettre au jour des boules ou des déchirures plus anciennes qu’il éprouvait longuement, allant jusqu’à lire, semblait-il, ce qui y était écrit. L’attention de tous les élèves était irrésistiblement attirée par ce manège, et le professeur lui-même ne poursuivait son cours de géographie que d’une voix lente, mécanique, semée de silences de plus en plus longs. J’aurais dû être frappé du mutisme angoissé qui pesait sur toute la classe, alors qu’un chahut monstre eût salué tout autre élève se livrant au même manège. Mais encore une fois, j’étais novice à Saint-Christophe, et je pleurais de rire, cramponné à mon pupitre, lorsque enfin mon voisin me bourra les côtes à coups de coude avec une hargne que je ne compris pas, pas plus que le commentaire qu’il murmura ensuite entre ses dents, comme Nestor arrêtait son choix sur un cahier de brouillon couvert de croquis : « Ce qui compte pour lui, dit-il, ce n’est pas le papier lui-même, c’est ce qu’il y a écrit dessus, et qui l’a écrit. » Cette phrase – et bien d’autres dont j’essaierai de me souvenir – cerne le mystère Nestor sans l’éclaircir.
Il avait un appétit hors du commun et j’en étais chaque jour témoin, car s’il dînait le soir dans sa famille, il déjeunait à midi au réfectoire. Chaque table comprenait huit couverts et était placée sous la responsabilité d’un « chef de table » qui devait veiller à la juste distribution des parts. Par l’un de ces paradoxes qui ne cessèrent de me surprendre qu’au bout de plusieurs mois d’initiation, Nestor n’était pas chef de table. Mais il n’en profitait que mieux de la situation, car l’élève qui occupait cette fonction – aussi bien d’ailleurs que le reste de la tablée – non seulement le laissait sans sourciller faire basculer un bon quart de chaque plat dans son assiette, mais l’entourait d’offrandes alimentaires, comme un dieu antique.
Nestor mangeait vite, sérieusement, laborieusement, s’interrompant seulement pour essuyer la sueur qui coulait de son front sur ses lunettes. Il y avait du Silène en lui, avec ses bajoues, son ventre rond et sa large croupe. La trilogie ingestion-digestion-défécation rythmait sa vie, et ces trois opérations étaient entourées du respect général. Mais ce n’était encore que la face manifeste de Nestor. Sa face cachée, que je fus seul à soupçonner, c’était les signes, le déchiffrement des signes. C’était là la grande affaire de sa vie, avec le despotisme absolu qu’il faisait peser sur tout Saint-Christophe.
Les signes, le déchiffrement des signes… De quels signes s’agissait-il ? Que révélait leur déchiffrement ? Si je pouvais répondre à cette question, toute ma vie serait changée, et non seulement ma vie mais – j’ose l’écrire assuré que personne ne lira jamais ces lignes – le cours même de l’histoire. Sans doute Nestor n’avait-il fait que quelques pas dans ce sens, mais ma seule ambition est précisément de mettre mes pieds dans sa trace, et peut-être de progresser un peu plus avant qu’il n’avait fait, grâce au temps plus long qui m’est accordé et aussi à l’inspiration qui émane de son ombre.
20 janvier 1938.
Le moi visqueux. Une bonne, une très bonne nouvelle m’est apportée et me soulève de joie. Peu après, elle est démentie. Il n’en reste rien, absolument rien. Pourtant si ! Par un étrange phénomène de rémanence la joie qui m’a envahi et qui s’est retirée a laissé derrière elle une nappe heureuse, comme la mer en refluant abandonne des flaques limpides où le ciel se reflète. Il y a quelqu’un en moi qui n’a pas encore compris que la bonne nouvelle était fausse, et qui continue absurdement à jubiler.
Quand Rachel m’a quitté, j’ai pris la chose d’un cœur léger. Je continue d’ailleurs à juger cette rupture sans gravité, et même bénéfique d’un certain point de vue, parce que j’ai la conviction qu’elle ouvre la voie à de grands changements, à de grandes choses. Mais il y a un autre moi, le moi visqueux. Celui-là n’avait rien compris d’abord à cette histoire de rupture. Il ne comprend d’ailleurs jamais rien du premier coup. C’est un moi pesant, rancunier, humoral, toujours baigné de larmes et de semence, lourdement attaché à ses habitudes, à son passé. Il lui a fallu des semaines pour comprendre que Rachel ne reviendrait plus. Maintenant il a compris. Et il pleure. Je le porte au fond de moi comme une blessure, cet être naïf et tendre, un peu sourd, un peu myope, si facilement abusé, si lent à se rassembler devant le malheur. C’est lui à coup sûr qui me fait chercher la trace dans les couloirs glacés du collège Saint-Christophe d’un petit fantôme inconsolable, écrasé par l’hostilité de tous et plus encore par l’amitié d’un seul. Comme si je pouvais vingt années plus tard prendre son malheur sur mes épaules d’homme, et le faire rire, rire !
25 janvier 1938.
Le collège Saint-Christophe occupe à Beauvais les anciens bâtiments de l’abbaye cistercienne du même nom, fondée en 1152 et supprimée en 1785. Il ne reste du Moyen Âge que les voûtes de l’église abbatiale restaurée, et l’essentiel du collège est installé dans l’immense bâtiment abbatial construit par Jean Aubert au XVIIIe siècle. Ces détails ont leur importance, car l’atmosphère de rigueur et d’austérité à laquelle nous étions soumis devait quelque chose sans doute aux origines et à l’histoire de ces murs. Nulle part cette atmosphère n’était plus sensible que dans le cloître dont l’architecture médiocre ne remontait qu’au XVIIe siècle, et qui servait de lieu de récréation aux pensionnaires le matin avant l’arrivée des externes, et le soir après leur départ. Nous n’avions droit qu’aux galeries, et nous ne pouvions qu’admirer par-dessus la balustrade le petit jardin qu’elle entourait, soigneusement entretenu par le père Nestor, planté de sycomores qui diffusaient en été une lumière glauque, orné en son centre d’une vasque ébréchée où végétait un massif de fougères. La tristesse qui émanait de ce lieu était rendue plus pesante, et comme respirable, par les hauts murs qui s’élevaient de tous côtés.
En l’absence des externes qui constituaient notre lien vivant avec le dehors, nous nous retrouvions donc deux fois par jour dans cette prison verte que nous appelions entre nous l’aquarium. Les jeux bruyants et les poursuites y étaient proscrits, et d’ailleurs l’esprit du lieu aurait suffi à en étouffer toute velléité, mais nous n’en avions pas moins la faculté d’y aller et venir, et de nous parler, de telle sorte que l’aquarium – plus encore que la chapelle, le réfectoire ou les dortoirs – constituait le lieu de réunion normal de l’internat, le point de concentration de ces cent cinquante enfants soumis à une vie collégiale, repliée, recluse. Nestor n’y paraissait que rarement, de même, comme je l’ai mentionné, qu’il n’était pas des nôtres le soir au réfectoire. Pourtant il n’en était pas absent – loin de là – et ses deux factotums, Champdavoine et Lutigneaux, se chargeaient de transmettre ses messages et ses ordres. Il s’agissait habituellement d’une manière de trafic d’influence auquel donnait lieu d’une part le système assez subtil des punitions et des exemptions de punitions en vigueur à Saint-Christophe, d’autre part le pouvoir occulte qu’exerçait Nestor dans ce domaine majeur.
La gamme des punitions de Saint-Christophe, je ne la connaissais que trop pour la parcourir sans cesse d’un bout à l’autre. Il y avait le « peloton », longue file d’élèves condamnés pour un quart d’heure, une demi-heure, une heure ou plus, à tourner en silence sous le préau, le « séquestre » qui interdisait au puni d’adresser la parole à qui que ce fût, si ce n’était pour répondre à une question d’un maître ou d’un surveillant, l’« erectum » qui l’obligeait à manger au réfectoire seul, à une petite table, et debout. Mais j’aurais supporté mille fois n’importe laquelle de ces brimades pour ne jamais entendre accolé à mon nom l’horrible formule qui annonçait pour moi angoisse et humiliation : « Tiffauges ad colaphum ! » Car il fallait alors quitter la classe, monter deux étages et enfiler un couloir désert pour pousser enfin la porte de l’antichambre du préfet de discipline. Là, on s’agenouillait sur un prie-Dieu, curieusement placé au centre de la pièce face à la porte du bureau, et l’on devait agiter une sonnette posée par terre à portée de la main. Un prie-Dieu, l’agenouillement, une sonnette qui tinte grêlement, je ne puis m’empêcher aujourd’hui de voir dans ce rite punitif une parodie satanique de l’Élévation. Car ce n’était certes pas pour accomplir un acte d’adoration qu’on allait ad colaphum ! La sonnette ayant tinté, l’attente pouvait varier de quelques secondes à une heure, et elle constituait le raffinement le plus insupportable du châtiment. Enfin tôt ou tard la porte du bureau s’ouvrait en tempête, le préfet surgissait dans un froissement furieux de soutane tenant dans sa main gauche un billet de relaxe. Il se ruait sur le prie-Dieu, giflait à toute volée le coupable, lui mettait en main la preuve qu’il avait purgé sa peine, et disparaissait dans le même mouvement.
Un système d’exemptions permettait d’échapper à ces divers châtiments selon un barème calculé avec des finesses de casuistique. Les exemptions étaient des petits rectangles de carton blancs, bleus, roses ou verts – selon leur valeur – qui récompensaient les très bonnes notes ou les premières places aux compositions. Nous savions ainsi que dans l’esprit des bons pères six heures de peloton avaient la même valeur qu’une journée de séquestre, que deux jours d’erectum ou qu’un colaphus, étaient rachetés par une place de premier à une composition, deux places de second, trois places de troisième ou par quatre notes au-dessus de 16. Mais l’élève puni préférait souvent souffrir et garder ses exemptions, car celles-ci permettaient également d’acheter une « petite sortie » (le dimanche après-midi) ou une « grande sortie » (le dimanche toute la journée).
Toutefois le système demeurait presque toujours théorique et comme frappé de paralysie, car au mépris de l’esprit de la communion des saints et de la réversibilité des mérites, les bons pères avaient décidé que les exemptions seraient obligatoirement personnelles – le numéro du bénéficiaire figurait sur le rectangle de carton – et ne pourraient profiter qu’à ceux qui les avaient méritées. Or c’était justement ceux qui en récoltaient le plus – les bons élèves, les forts en thème, les préférés des maîtres et des surveillants – qui en avaient le moins besoin, car du même coup une étrange protection paraissait écarter de leur tête peloton, séquestre, erectum et colaphus. Il ne fallait pas moins que tout le génie de Nestor pour remédier à cette imperfection.
2 février 1938.
Toute la journée, je n’ai cessé de nouer et de dénouer un élastique à mes doigts. Je vais être obligé demain de lutter pour me passer de cette fausse et étrange présence, assez semblable, bien que plus agaçante et moins symbolique, à celle d’un anneau de mariage. Cet élastique, c’était comme une petite main cramponnée à la mienne, et qui se crispait et pinçait faiblement quand on tentait de l’arracher.
8 février 1938.
Il faut parfois atteindre le fond de la nuit pour voir enfin une lueur d’espoir percer le ciel noir. C’est le colaphus qui devait pour la première fois me révéler l’étonnante protection dont j’allais devenir le bénéficiaire, et qui n’a pas fini de s’étendre sur moi.
Un certain tumulte s’était produit dans le coin de la classe où j’étais tapi, et je ne saurais plus dire la part réelle que j’y avais. Cependant la sentence horrible était tombée du haut de l’estrade sur ma tête : « Tiffauges ad colaphum ! » et le frisson de joie sadique qui accompagnait toujours ce genre de punition avait parcouru les travées. Je me levai dans un cauchemar, et me dirigeai vers la porte au milieu du silence impur formé de quarante respirations retenues. On était en décembre, au seuil d’un hiver qui semblait définitif ; je sortais mal ressuyé de mes démêlés avec Pelsenaire qui paraissait depuis ma sortie de l’infirmerie ne plus me voir. Un crépuscule mouillé noyait la cour où l’on distinguait, au-delà du grillage noir des marronniers, le préau désert à gauche et, au fond, l’urinoir qui se dressait sans discrétion, comme l’autel fumant de la garçonnie. Je donnai un vague coup de pied dans un ballon abandonné contre le trottoir du préau. Des tabliers noirs suspendus à des patères ébréchées ressemblaient dans l’ombre à une famille de chauves-souris. Le refus d’exister montait en moi comme une clameur silencieuse. C’était un cri secret, un hurlement étouffé qui sortait de mon cœur pour se confondre avec la vibration des choses immobiles. Un élan impétueux nous traînait – elles et moi – vers le néant, nous précipitait vers la mort, d’une bourrade furieuse qui me faisait ployer les épaules. Je m’assis, les pieds dans le caniveau. Je pris mes genoux dans mes bras. La solitude me laissait toujours au moins ces deux poupées jumelles aux crânes carrés, chauves et bosselés – qui étaient moi. Je passai mes lèvres sur une croûte noire qui s’élevait au milieu du réseau losangé de la peau, crasseuse par endroits, poudreuse et sèche ailleurs. Je retrouvai avec soulagement l’odeur de silex frotté qui m’était familière. Je compris que je venais de toucher assez rudement le fond de la nuit, si rudement que j’en étais encore abasourdi quand je montai l’escalier du supplice. L’antichambre du préfet de discipline était plongée dans la pénombre. Je me gardai bien d’allumer. Du prie-Dieu, on ne voyait distinctement sur le mur blanc qu’un tableau violemment colorié, un Christ aux outrages, couronné d’épines que giflait un soudard. J’étais encore si étranger à la lecture des signes – la grande affaire de ma vie – que je ne songeai pas au rapprochement qui s’imposait. Je sais aujourd’hui qu’un visage humain, aussi vil soit-il, souffleté, devient aussitôt la face de Jésus.
Une cloche tinta dans le lointain. Le plancher craqua. Un rai de lumière menaçant filtrait sous la porte du préfet. Je me tassais sur le prie-Dieu en retenant mon souffle. Les minutes passaient sans que je pusse me décider à agiter la sonnette ad colaphum. Mais où était-elle cette sonnette ? Je tâtonnai dans l’ombre vers le sol. Bientôt mes doigts effleurèrent le manche de bois chantourné qui coiffait la jupe de cuivre du petit objet pesant et traître. Je l’élevai lentement vers moi avec autant de précaution que s’il se fût agi d’un serpent endormi. Je me sentis plus rassuré lorsque mes doigts emprisonnèrent le battant. Il était en plomb, et sa surface était martelée, lisse comme chair, avec en haut et en bas un bourrelet éversé vers le dedans. Cela trahissait de longues années de services, et je rêvais des innombrables colaphi que cette sonnette avait fait pleuvoir sur des visages d’enfants, quand elle m’échappa soudain, rebondit sur l’accoudoir matelassé du prie-Dieu et roula sur le plancher avec un bruit de tonnerre. Aussitôt la porte du bureau s’ouvrit et la lumière inonda la pièce. Pétrifié, je fermai les yeux dans l’attente du coup.
Il n’y eut pas de coup. Une caresse au contraire, quelque chose de doux et de soyeux qui effleura ma joue avec un bruit de froissement. J’osai enfin regarder. Champdavoine était là, ricanant et se contorsionnant à son habitude, et il me tendait un petit papier avec lequel il venait de me caresser la joue. Puis il recula, esquissa une révérence clownesque et s’effaça dans l’entrebâillement de la porte du bureau. Aussitôt sa tête reparut le temps d’une dernière grimace, et la porte se referma.