Je regardai le papier qu’il venait de me donner : c’était un billet de relaxe dûment signé par le préfet.
En regagnant la classe, la tête me sonnait plus que si j’avais subi un double colaphus. Mais bien entendu, je n’avais rien compris, et j’étais loin de soupçonner que je venais d’assister à la formation d’une première fissure dans le bloc monolithique du destin qui m’écrasait. Dès ce jour mémorable, j’aurais pu cesser de le considérer comme un enchaînement inéluctable et a priori hostile, et reconnaître – comme j’y ai été contraint depuis – qu’il pouvait entretenir une certaine complicité avec ma petite histoire personnelle, et en somme qu’il pouvait entrer du Tiffauges dans le cours des choses.
Mais l’affaire du colaphus n’était qu’un signe avant-coureur. Il fallut attendre longtemps encore pour que se produisît l’événement qui devait changer radicalement ma position à Saint-Christophe et ouvrir une ère nouvelle dans ma vie.
Le dimanche des Rameaux les internes étaient traditionnellement embarqués dans une « partie de campagne » agrémentée d’un pique-nique qui devait marquer la fin de la saison d’hiver. J’exécrais toute obligation de sortir des murs de Saint-Christophe à l’intérieur desquels ma misère pouvait du moins se lover sur elle-même dans un semblant de chaleur, mais cette randonnée m’était entre toutes odieuse. En effet nous étions pour l’occasion répartis en deux groupes. Les possesseurs de bicyclette formaient – comme les cavaliers dans l’armée jadis – une élite enviée, promise à un but de promenade plus lointain, sous la direction d’un jeune lévite chevauchant un vélomoteur. Je faisais partie de la piétaille obscure, pesamment chaussée qui couvrirait des kilomètres, harcelée par une meute de surveillants hargneux.
Le coup de sifflet du départ allait retentir quand eut lieu un événement qui fit sensation dans toute l’école. Lutigneaux parut, menant à la main une rutilante bicyclette, la bicyclette de Nestor. C’était une bicyclette de marque Alcyon, de couleur grenat fileté jonquille, avec un guidon de course en acier chromé agrémenté à gauche d’un mignon rétroviseur et à droite d’un gros timbre à deux sons, des pneus semi-ballon à flancs blancs, et à l’arrière un porte-bagages sur lequel était fixé un catadioptre ; enfin, chose peu connue à l’époque, elle était équipée d’un dérailleur à trois vitesses.
Nous nous attendions tous à voir Lutigneaux s’incorporer au groupe des cyclistes : il n’en fut rien. Il traversa toute la cour sur les pavés de laquelle la bicyclette sautillait comme un cheval piaffant, et c’est vers moi, perdu dans la piétaille, qu’il se dirigea. Il me remit la bicyclette avec ces simples mots :
— De la part de Nestor, pour la promenade.
Ma surprise ne fut pas moindre que celle de toute l’école qui me taxa pourtant sur-le-champ d’une faculté de dissimulation peu commune, car il semblait évident qu’une longue intimité amicale avait dû précéder et préparer une faveur aussi exorbitante. Cette scène semblera peut-être bien anodine, et sans doute aurait-elle échappé à un témoin étranger à la vie profonde de Saint-Christophe. Pour moi, près d’un quart de siècle plus tard, je ne puis l’évoquer sans tressaillir encore de joie et de fierté.
Toute la semaine qui suivit, Nestor parut m’ignorer. Au demeurant je connaissais assez l’étiquette pour savoir qu’il n’y avait pas lieu de le remercier. Mais le samedi d’après, Lutigneaux vint me trouver pendant la grande récréation de dix-sept heures qui suivait le départ des externes pour m’apprendre que je changeais de place et pour m’aider à déménager.
Il va de soi que les places des élèves étaient déterminées souverainement par le préfet de discipline qui s’appliquait à contrarier leurs vœux autant que possible, soit en séparant les amis, soit en imposant les premiers rangs aux cancres et aux rêveurs qui n’auraient aspiré qu’à vivre heureux et cachés au fond de la classe. Seul Nestor pouvait impunément bouleverser cet ordre, et substituer sa volonté à la sienne. Il occupait lui-même le coin gauche le plus reculé de la classe près d’une fenêtre. Pour pouvoir sans cesse surveiller la cour, il avait même surélevé son pupitre avec des petites cales de bois et remplacé par un verre ordinaire l’un des petits carreaux de verre dépoli dont toutes les fenêtres des classes étaient garnies. Désormais par un décret qui ne pouvait émaner que de lui, je prendrais place dans ce même coin de gauche, à côté de lui, à sa droite précisément. Après le coup d’éclat de la bicyclette, ce déménagement n’étonna personne, mieux, tout le monde l’attendait, les maîtres et les surveillants aussi bien que les élèves.
Dès lors, je vécus à Saint-Christophe entouré d’une protection aussi discrète qu’efficace. Il ne se passait pas de semaine sans que je trouvasse quelque gâterie dans mon casier de pensionnaire ; la pluie des punitions parut se détourner de ma tête ; les grands qui m’avaient rudoyé reparaissaient le lendemain mystérieusement amochés. Mais tout cela était peu de chose en regard du rayonnement de Nestor auquel j’étais exposé pendant toutes les heures de classe et d’étude. Sa masse formidable semblait faire basculer toute la pièce du côté de ce coin, au fond, à gauche, où elle se tassait. Pour moi, c’était bien là en effet le foyer central de toute la classe, bien plus en tout cas que l’estrade où se succédaient de dérisoires et éphémères orateurs.
12 février 1938.
Une cliente vient me voir accompagnée d’une petite fille de cinq à six ans. Au moment de partir, l’enfant se fait rabrouer parce qu’elle me tend la main gauche. Je m’avise soudain qu’en effet la plupart des enfants de moins de sept ans – l’âge de raison ! – nous invitent spontanément à leur tendre la main gauche. Sancta simplicitas ! Ils savent dans leur innocence que la main droite est souillée par les contacts les plus dégoûtants, qu’elle se glisse journellement dans la main des assassins, des prêtres, des flics, des hommes de pouvoir comme une putain dans le lit des riches, alors que la sinistre, l’obscure, l’effacée, demeure dans l’ombre, comme une vestale, réservée aux seules étreintes sororales. Ne pas oublier la leçon. Toujours tendre désormais la main gauche aux enfants de moins de sept ans.
16 février 1938.
Nestor écrivait et dessinait sans cesse. Mon regret est de n’avoir ni possédé ni conservé l’un ou l’autre de ses cahiers. Tout ce qu’il me disait me paraissait merveilleux, bien que je n’y comprisse à peu près rien, de telle sorte que j’en suis réduit à quelque vingt ans de distance à interpréter et à exprimer par des mots qui ne sont à coup sûr pas les siens, ce que ma mémoire veut bien me restituer de ses propos. Il est vrai que cette période – somme toute assez brève – que j’ai passée auprès de lui s’est inscrite si profondément en moi, les tribulations que j’ai traversées dans la suite s’y rattachent si manifestement qu’il est à peine nécessaire de distinguer dans mon bagage ce qui lui revient en propre et ce qui doit m’être imputé.
Au demeurant, s’il me fallait la preuve irréfutable qui fait de moi le légataire de Nestor, il me suffirait de regarder ma main courir sur le papier, ma main gauche tracer les lettres successives de cet écrit « sinistre ». Car cette main, Nestor l’a longuement tenue dans la sienne, il a couvé dans sa grande main pesante et moite mon faible poing, ce petit œuf osseux et translucide qui s’abandonnait à cette chaude étreinte sans savoir de quelles énergies il se chargeait alors. Toute la force de Nestor, tout son esprit dominateur et dissolvant sont passés dans cette main, celle dont procèdent jour après jour ces écrits sinistres qui sont ainsi notre œuvre commune. Et le petit œuf est éclos. Il est devenu cette main sinistre aux doigts velus et rectangulaires, à la paume large comme un plateau, plus faite assurément pour manier la barre à mine que le stylo.
Tenant ma main gauche dans sa main droite, Nestor écrivait et dessinait de la main gauche. Peut-être avait-il toujours été gaucher. Je préfère supposer orgueilleusement qu’il s’est astreint à écrire de la main gauche pour moi seul, à seule fin de pouvoir tenir ma main sans cesser d’écrire. Ce qui est certain, c’est que je ne me suis jamais senti aussi près de lui que ce jour mémorable – il y a quelques mois – où j’ai constaté avec un frisson sacré que je savais écrire de la main gauche, que ma main gauche, lâchée sur le papier, sans essai, sans apprentissage, sans hésitation, le couvrait d’une écriture nouvelle qui ne ressemblait pas à l’autre, celle de ma main droite, mon écriture adroite.
Je suis ainsi pourvu de deux écritures, l’une adroite, aimable, sociale, commerciale, reflétant le personnage masqué que je feins d’être aux yeux de la société, l’autre sinistre, déformée par toutes les gaucheries du génie, pleine d’éclairs et de cris, habitée en un mot par l’esprit de Nestor.
18 février 1938.
Chaque fois que dans une voiture qui m’est confiée, j’aperçois vissé au tableau de bord le médaillon de saint Christophe, je songe au collège de Beauvais, et j’admire l’une de ces constances qui courent tout au long de mon existence. Certaines sont fortuites et comme risibles. Celle-là est fondamentale. Le collège Saint-Christophe, Nestor, puis ce métier de garagiste qui me replace sous le patronage du géant Porte-Christ… Il y a davantage. Ce teint bistre et ces cheveux plats et noirs, c’est de ma mère que je les tiens, car elle ressemblait à une gitane. Je n’ai jamais eu la curiosité de fouiller ses origines familiales, ma vie est bien assez encombrée déjà de prémonitions, mais je ne serais pas surpris qu’il y eût dans sa famille de la roulotte et du cheval.
C’est comme ce prénom d’Abel qui me semblait fortuit jusqu’à ce jour où les lignes de la Bible relatant le premier assassinat de l’histoire humaine me sont tombées sous les yeux. Abel était berger, Caïn laboureur. Berger, c’est-à-dire nomade, laboureur, c’est-à-dire sédentaire. La querelle d’Abel et de Caïn se poursuit de génération en génération depuis l’origine des temps jusqu’à nos jours, comme l’opposition atavique des nomades et des sédentaires, ou plus précisément comme la persécution acharnée dont les nomades sont victimes de la part des sédentaires. Et cette haine n’est pas éteinte, bien loin de là, elle se retrouve dans la réglementation infâme et infamante à laquelle les gitans sont soumis – on les traite comme des repris de justice – et elle s’affiche à l’entrée des villages par les panneaux « Stationnement interdit aux nomades ».
Il est vrai que Caïn est maudit et son châtiment, comme sa haine pour Abel, se perpétue également de génération en génération. Maintenant, lui a dit l’Éternel, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus ses fruits, tu seras errant et fugitif sur la terre. Voilà donc Caïn condamné à la pire des peines à ses propres yeux : il doit devenir nomade comme l’était Abel. Il a des paroles de révolte contre ce verdict, et d’ailleurs il n’obéit pas. Il se retire loin de la face de l’Éternel, et là, il construit une ville, la première ville, qu’il appelle Hénoc.
Eh bien, j’affirme que cette malédiction des agriculteurs – toujours aussi endurcis contre leurs frères nomades – nous la voyons s’exercer de nos jours. Parce que la terre ne les nourrit plus, les culs-terreux sont obligés de plier bagage et de partir. Par milliers, ils errent d’une région à l’autre – et on savait au siècle dernier qu’en faisant d’une certaine sédentarité l’une des conditions de l’exercice du droit de vote, on excluait du corps électoral une masse fluctuante importante, et en principe mal-pensante, parce que déracinée. Puis ils se fixent dans des villes où ils forment la population prolétarienne des grandes cités industrielles.
Et moi, caché parmi les assis, faux sédentaire, faux bien-pensant, je ne bouge pas certes, mais j’entretiens et je répare cet instrument par excellence de la migration, l’automobile. Et je prends patience parce que je sais qu’un jour viendra où le ciel, lassé des crimes des sédentaires, fera pleuvoir le feu sur leurs têtes. Ils seront alors, comme Caïn, jetés pêle-mêle sur les routes, fuyant éperdument leurs villes maudites et la terre qui se refuse à les nourrir. Et moi, Abel, seul souriant et comblé, je déploierai les grandes ailes que je tenais cachées sous ma défroque de garagiste, et frappant du pied leurs crânes enténébrés, je m’envolerai dans les étoiles.
25 février 1938.
Un jour Nestor sortit de son pupitre une petite boîte carrée en carton, et il l’approcha de mon oreille. J’entendis un ronflement flûté et modulé, comme le vrombissement d’un avion volant à très haute altitude. Les yeux plissés de mon ami m’observaient ironiquement à travers les verres de ses lunettes épais comme des loupes. Il posa la boîte sur la table. Aussitôt elle se dressa sur l’un de ses angles et, s’inclinant, elle se mit à danser avec une grâce que sa lenteur rendait majestueuse. Le ronflement s’accentuait, devenait plus grave à mesure que la boîte s’inclinait plus profondément dans ses évolutions. Enfin elle se coucha sur l’une de ses faces, et après avoir fait quelques tours sur elle-même elle ne bougea plus. Je m’approchai curieusement pour lire le texte que je voyais imprimé sur la boîte : Inventé en 1832 par le célèbre physicien français Léon Foucault pour mettre en évidence la rotation de la terre… À ce moment Nestor prit la boîte et l’ouvrit en m’expliquant gravement : « C’est un gyroscope, c’est la clé de l’absolu. » L’objet était formé de deux anneaux d’acier concentriques et soudés dans des plans perpendiculaires. Un disque de cuivre rouge assez pesant était inscrit dans l’un des anneaux et traversé par un axe dont les extrémités pointues s’enfonçaient en deux trous, diamétralement opposés, de l’autre anneau de telle sorte qu’il pût tourner avec le disque. Nestor glissa dans une perforation de l’axe le bout d’une ficelle qu’il enroula ensuite sur l’axe. Puis il tira violemment sur l’autre bout de la ficelle qui se déroula en claquant. Le disque se mit à ronfler. Nestor fit alors tomber de la boîte un petit support de fonte figurant la tour Eiffel, et il plaça le gyroscope en équilibre sur son sommet. Aussitôt la danse gracieuse commença. Le petit appareil aux formes si simples, rigoureuses, géométriques tournoyait autour de son point fixe, décrivant une orbe de plus en plus vaste, et la lenteur pompeuse de cette révolution contrastait avec la giration furieuse du disque qui l’habitait, comme ces oiseaux-mouches qui paraissent voler d’autant plus lentement, et même demeurer sur place d’autant plus longtemps, que leurs petites ailes sont agitées d’un frémissement plus rapide.
La tour Eiffel vibrant sur le bois du pupitre faisait un grondement sourd qui attira bientôt l’attention des élèves et du surveillant. Nestor n’en avait cure. Appuyé sur un coude, à demi tourné vers moi, il était absorbé dans la contemplation du gyroscope qui poursuivait sa danse. « Un jouet cosmique, murmurait-il, la petite image parfaitement fidèle de la gravitation terrestre… Car vois-tu, Mabel, ce mouvement que tu suis des yeux, eh bien il n’existe pas ! C’est toi, c’est Saint-Christophe, c’est la France entière qui dansent ! Le gyroscope a le don d’échapper au mouvement terrestre, et c’est pourquoi il paraît tourner. En vérité, c’est nous qui tournons autour de lui. Tiens, serre-le bien dans ta main. » Et il le cueillit à la pointe de son support, et me le tendit. Je refermai mon poing sur la vivante petite mécanique. Aussitôt je ressentis dans ma main, dans mon poignet et jusque dans mon bras, une poussée formidable, un effort irrésistible de torsion.
— On dirait un crapaud ! m’écriai-je.
— Le crapaud, c’est toi, petit Fauges, me dit Nestor. Tu t’accroches à un point fixe, mais la terre veut tourner, et tu ne l’empêcheras pas de tourner. Ce que tu sens dans ta main, c’est l’immobilité du gyroscope contrariée par la rotation de la terre qui t’emporte. Rends-moi ça. C’est mon point d’appui quand les choses tournent trop mal. C’est mon absolu de poche…
28 février 1938.
Est-ce l’effet de cette replongée dans mon enfance à laquelle je me livre depuis deux mois ? Voici que m’obsède l’absurde mélopée que la vieille Marie me chantait en me berçant les jours de pluie, et qui faisait se recroqueviller mon âme transie de chagrin au fond de sa grotte la plus sombre :
Quand j’y songe
Mon cœur s’allonge
Comme une éponge
Que l’on plonge
Dans un gouffre
Plein de soufre
Où l’on souffre des tourments si grands, si grands, si grands
Que quand j’y songe
Mon cœur s’allonge…
2 mars 1938.
Il avait pris l’habitude de parler sans remuer les lèvres, plus sans doute par goût de la dissimulation que par nécessité, car l’immunité dont il jouissait auprès des maîtres et des surveillants l’autorisait à bien d’autres libertés. Parfois ses yeux plissés de malice me regardaient longuement, et il prononçait des paroles dont l’obscurité me plongeait dans un vertige heureux.
— Un jour, ils s’en iront tous, disait-il par exemple, mais toi tu me resteras, alors même que j’aurai disparu. Tu n’es ni beau ni intelligent, mais tu m’appartiens comme jamais un élève de Saint-Christophe ne m’a appartenu. À la fin, tu me rendras inutile, et ce sera très bien ainsi.
Ou encore, en me tenant par les épaules :
— J’ai planté toutes mes graines dans ce petit corps. Il faudra que tu cherches un climat favorable à leur floraison. Tu reconnaîtras la réussite de ta vie à des germinations et à des épanouissements qui te feront peur.
Mais je comprends parfaitement aujourd’hui la prédiction qu’il formula un jour en me saisissant le menton et en m’obligeant à ouvrir la bouche :
— Bientôt, dit-il, ces petites dents grandiront. Mabel aura des crocs formidables, et ses claquements de mâchoire retentiront à toutes les oreilles comme une menace redoutable.
Peut-être saurai-je plus tard, à la lumière des événements qui se préparent, ce qu’il entendait lorsqu’il disait :
— À force de frapper à coups redoublés sur la même porte, elle finit toujours par s’ouvrir. Ou alors c’est une porte voisine, qu’on n’avait pas vue, qui s’entrebâille, et c’est encore plus beau.
Ou encore :
— Il faudrait réunir d’un trait alpha et oméga.
Je ne lui ai jamais vu lire qu’un seul roman, mais il en connaissait par cœur des pages entières qu’il récitait tout à coup, sans remuer les lèvres, quand un cours devenait par trop ennuyeux. C’était Le Piège d’or de James Oliver Curwood. Nestor se penchait vers moi d’un air mystérieux, et il murmurait à mon oreille, comme un enivrant secret : Si l’on met une pirogue sur le lac Athabasca, et si, par la rivière de la Paix, naviguant vers le nord, on atteint le grand lac de l’Esclave, puis descendant le courant du fleuve Mackensie, si l’on remonte jusqu’au Cercle arctique… Le héros du récit, c’était Bram, un colosse sauvage, un métis d’Anglais, d’Indien et d’Eskimo qui parcourait seul les effroyables déserts glacés avec un équipage de loups. Pour Bram, hurler avec les loups n’était pas une figure de style : Il avait soudain rejeté sa grosse tête en arrière pour une clameur caverneuse qu’il fit jaillir vers le ciel de sa gorge et de sa poitrine, récitait Nestor. Ce fut d’abord un roulement de tonnerre, puis cela s’acheva en un gémissement plaintif et aigu qui dut porter à plusieurs milles sur la plaine rase. C’était l’appel du maître à sa meute ; celui de l’homme-bête à ses frères… À ce cri sauvage répondent les hurlements du vent du nord, mais aussi parfois la musique des cieux, cette étrange et fantastique harmonie que l’aurore boréale fait entendre dans l’air pour annoncer son lever. C’était tantôt un sifflement strident, tantôt un murmure assez doux, assez semblable au ronron d’un chat, et, par moments aussi, quelque chose comme le métallique bourdonnement d’une abeille.
Le cri de Bram, les hurlements des loups et du vent, la musique métallique de l’aurore boréale, c’était l’irruption dans la vie confinée, recluse, vouée à toutes les promiscuités que nous menions à Saint-Christophe d’un monde vierge et inhumain, blanc et pur comme le néant. Pour moi, cet appel se confondait avec la clameur silencieuse que j’avais entendue ce soir de décembre, assis sur le trottoir du préau, alors que j’allais – ou croyais aller – ad colaphum. Mais il l’enrichissait, il l’élargissait, il la douait de séductions âpres que les récits de Nestor évoquaient. Mon ami me parlait avec exaltation du blizzard hurlant dans les sapins noirs, des abîmes glauques sur lesquels on court en traversant un lac gelé, du zip, zip, zip monotone des raquettes de neige, des hordes de loups menant une chasse infernale dans la nuit glacée, et aussi de la cabane en rondins, bossue et à demi enfouie sous les névés où le trappeur se réfugie le soir, et où il allume un grand feu pour se réchauffer la peau et le cœur.
Les années ont passé, mais je ne me suis pas encore évadé, en vérité, de cette atmosphère pleine de miasmes et de remugles où mon enfance agonisait. Le Canada reste toujours, pour moi, cet au-delà qui frappe de nullité les dérisoires misères qui m’emprisonnent. Oserai-je écrire que je n’ai pas renoncé ? Un jour, Mabel, un jour, tu verras !
6 mars 1938.
À la préfecture de Police pour un changement de carte grise. Files d’attente mornes et résignées devant des guichets où aboient des femmes laides et hargneuses. On rêve d’un bon tyran qui supprimerait d’un trait de plume état civil, carte d’identité, passeport, livrets de toutes sortes, casier judiciaire, bref tout ce cauchemar de papier dont l’utilité – à supposer qu’elle existe – est sans rapport avec le travail et les vexations qu’elle coûte.
Il est vrai pourtant que rarement une institution subsiste sans le consentement et même la volonté positive du grand nombre. Ainsi la peine de mort n’est pas une sanglante survivance des temps barbares ; toutes les enquêtes d’opinion publique ont prouvé que la grande majorité des gens y demeure aveuglément attachée. Quant à la paperasserie administrative, elle doit répondre à une exigence du grand nombre, ou plutôt à une peur élémentaire : la peur d’être une bête. Car vivre sans papiers, c’est vivre comme une bête. Les apatrides, les enfants adultérins ou naturels souffrent d’une situation qui n’a de réalité que de papier. Ces réflexions me donnent l’idée d’un petit apologue que je me fais.
Il était une fois un homme qui avait eu une escarmouche avec la police. L’affaire terminée, il reste un dossier qui risque de resurgir à la première occasion. Notre homme décide donc de le détruire et s’introduit à cette fin dans les locaux du Quai des Orfèvres. Naturellement, il n’a ni le temps ni le moyen de retrouver son dossier. Il faut donc qu’il supprime tout le « sommier », ce qu’il fait en incendiant les locaux à l’aide d’un bidon d’essence.
Ce premier exploit couronné de succès et sa conviction que les papiers sont un mal absolu dont il convient de délivrer l’humanité l’encouragent à persévérer dans cette voie. Ayant converti sa fortune en bidons d’essence, il entreprend la tournée méthodique des préfectures, mairies, commissariats, etc., incendiant tous les dossiers, tous les registres, toutes les archives, et comme il travaillait en solitaire, il était imprenable.
Or voici qu’il constate un phénomène extraordinaire : dans les quartiers où il a accompli son œuvre, les gens marchent courbés vers le sol, de leurs bouches s’échappent des sons inarticulés, bref ils sont en train de se métamorphoser en bêtes. Il finit par comprendre qu’en voulant libérer l’humanité, il la ravale à un niveau bestial, parce que l’âme humaine est en papier.
8 mars 1938.
Le soir au réfectoire, nous avions la liberté de parole. Bien que nous ne fussions que cent cinquante, le bruit croissait régulièrement proprio motu, selon une loi constante puisque chacun était obligé d’élever la voix de plus en plus pour se faire entendre. Lorsque le vacarme ayant atteint son plein épanouissement formait comme un édifice sonore qui remplissait exactement la vaste pièce, un surveillant le détruisait d’un seul coup de sifflet à roulette. Le silence qui succédait avait quelque chose de vertigineux. Puis un murmure courait de table en table, une fourchette tintait sur une assiette, un rire fusait, le réseau des sons et des bruits retissait sa toile, et le cycle recommençait.
À midi, les demi-pensionnaires s’ajoutant aux pensionnaires, nous étions près de deux cent cinquante, et le silence nous était imposé. Les heures de peloton pleuvaient sur les bavards, renforcées en cas de récidive par l’erectum. Debout devant un pupitre placé sur une estrade, un élève faisait à haute voix la lecture de pages édifiantes, tirées généralement d’une vie de saint. Pour se faire entendre dans cette vaste salle au milieu des bruits de vaisselle et des conversations étouffées, il lui fallait crier son texte recto tono, c’est-à-dire sur une seule note, sans aucune intonation parlée, étrange psalmodie qui rabotait impitoyablement toutes les nuances – interrogatives, ironiques, comminatoires ou amusées – et conférait à chaque phrase un ton uniformément pathétique, plaintif, d’une agressive véhémence.
La fonction de recitator était hautement prisée parmi les élèves, et elle récompensait les premiers prix d’excellence dans la mesure où ils étaient capables de la remplir. Car ce n’était pas chose simple pour un enfant de déclamer quarante-cinq minutes, sans reprise ni défaillance, un texte que rien ne destinait à ce traitement barbare. Aussi le recitator du moment était-il entouré d’un certain prestige, auquel s’ajoutait l’avantage du repas qu’il prenait seul avant les autres, et qui était traditionnellement plus fin et plus copieux que l’ordinaire.
Bien entendu rien ne me destinait à devenir recitator, et c’est avec stupeur et non sans trembler que j’appris un matin que je remplacerais dès le repas de midi l’actuel titulaire devenu indigne de cet honneur par suite d’un colaphus qui venait de lui être infligé à la surprise générale. En même temps, on me remit le texte que j’aurais à lire : c’était la vie de saint Christophe extraite de la Légende dorée de Jacques de Voragine.
Je ne doutais pas que Nestor fût à l’origine de cet excès d’honneur qui m’accablait. Aujourd’hui, sachant ce que je sais, et ayant relu les pages que j’eus alors à clamer à la face de tout le collège réuni, je reconnais sa signature dans le filigrane de ce texte surprenant. Mais aurais-je assez de toute ma vie pour élucider la relation profonde qui unit la légende de saint Christophe au destin de Nestor, ce destin dont je suis le dépositaire et l’exécuteur ?
Christophe, rapporte Jacques de Voragine, était chananéen. Il avait une taille gigantesque et un aspect terrible. Il voulait bien servir, mais seulement le plus grand prince du monde. Il se présenta donc chez un roi très puissant qui avait la réputation de n’avoir point d’égal en grandeur. Ce roi en le voyant l’accueillit avec bonté, et le fit rester à sa cour. Pourtant Christophe le surprit un jour faisant le signe de croix sur sa figure après que quelqu’un eut invoqué le diable en sa présence. Christophe lui ayant demandé raison de son geste : « Je me munis de ce signe, répondit-il, quelque diable que j’entende nommer, dans la crainte qu’il ne prenne pouvoir sur moi et ne me nuise. » Christophe comprit dès lors que le prince qu’il servait n’était ni le plus grand ni le plus puissant, puisqu’il redoutait le diable. Il lui fit donc ses adieux, et se mit en quête du diable. Or comme il marchait au milieu d’un désert, il vit une grande multitude de soldats dont l’un à l’aspect féroce et terrible vint vers lui et lui demanda où il allait. Christophe lui répondit : « Je cherche le seigneur diable afin de le prendre pour maître. » Celui-ci lui dit : « Je suis celui que tu cherches. » Christophe tout réjoui s’engagea pour être son serviteur à toujours, et le prit pour son seigneur. Or comme ils marchaient ensemble, ils rencontrèrent une croix dressée au bord du chemin. Aussitôt le diable fut effrayé, prit la fuite et quittant le chemin, il conduisit Christophe à travers un terrain raboteux. Ensuite il le ramena sur la route. Christophe émerveillé de voir cela lui demanda pourquoi il avait manifesté tant de crainte. « Un homme qui s’appelle Christ, lui répondit-il, fut attaché à la croix ; dès que je vois l’image de sa croix, j’entre dans une grande peur et je m’enfuis effrayé. » Christophe lui dit : « J’ai donc travaillé en vain et n’ai pas encore trouvé le plus grand prince du monde. Adieu maintenant, je te quitte pour chercher ce Christ qui est plus grand et plus puissant que toi. »
Il chercha longtemps quelqu’un qui lui donnât des renseignements sur le Christ. Enfin il rencontra un ermite qui lui prêcha Jésus-Christ et qui l’instruisit dans la foi. L’ermite dit à Christophe : « Ce roi que tu désires servir réclame cette soumission : il te faudra jeûner souvent. » Christophe lui répondit : « Je suis un géant et ma faim est impérieuse. Qu’il me demande autre chose parce qu’il m’est absolument impossible de jeûner. » L’ermite lui dit : « Connais-tu tel fleuve où bien des passants sont en péril de perdre la vie ? – Oui, dit Christophe. » L’ermite reprit : « Comme tu as une haute stature et que tu es fort robuste, si tu restais auprès de ce fleuve et si tu passais tous ceux qui surviennent, tu ferais quelque chose de très agréable au roi Jésus-Christ que tu désires servir. » Christophe lui dit : « Oui, je puis bien remplir cet office, et je promets que je m’en acquitterai pour lui. »
Il alla donc au fleuve dont il était question et construisit une petite cabane sur sa berge. Il portait à la main au lieu de bâton une perche avec laquelle il se maintenait dans l’eau, et il passait sans relâche tous les voyageurs. Bien des jours s’étaient écoulés, quand, une fois qu’il se reposait dans sa petite maison, il entendit la voix d’un enfant qui l’appelait en disant : « Christophe viens dehors et passe-moi. » Christophe se leva tout de suite et ne trouva personne. Rentré chez lui, il entendit la même voix qui l’appelait. Il courut dehors de nouveau, mais ne trouva personne. Une troisième fois, il fut appelé comme par-devant, sortit et trouva sur la rive du fleuve un jeune garçon qui le pria de le passer. Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit sa perche et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant pesait sur lui comme une masse de plomb ; il avançait et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus ses épaules d’un poids intolérable, de sorte que Christophe se trouvait dans de grandes angoisses et craignait de périr…
Il échappa à grand-peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa le jeune garçon sur la rive et lui dit : « Tu m’as exposé à un grand danger. Tu m’as tant pesé que si j’avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j’aurais eu plus lourd à porter. » Le jeune garçon lui répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe, tu n’as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur tes épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton Roi, auquel tu as en cela rendu service ; et pour te prouver que je dis la vérité, quand tu seras repassé, enfonce ton bâton en terre vis-à-vis de ta maison, et le matin tu verras qu’il a fleuri et porté des fruits. » À l’instant, il disparut. En arrivant, Christophe ficha donc son bâton en terre, et quand il se leva le matin il trouva que sa perche avait poussé des feuilles et des dattes, comme un palmier…
Je n’étais pas peu fier d’avoir psalmodié toute cette histoire sans broncher une seule fois, et j’attendais des félicitations de Nestor quand je m’assis à côté de lui à l’étude de deux heures. Il était absorbé dans l’un de ces dessins surchargés de couleurs et de fioritures qu’il enrichissait parfois des heures durant, le visage presque collé à la feuille de papier. Lorsqu’il se redressa, je vis qu’il avait dessiné un saint Christophe. Mais sur ses épaules, le géant portait l’ensemble des bâtiments du collège aux fenêtres desquels se penchaient la foule des élèves. Nestor passa son mouchoir sur son front dans un geste familier en murmurant : « Christophe à la recherche du maître absolu le trouva dans la personne d’un jeune garçon. Mais ce qu’il importerait de savoir, c’est l’exacte relation qui existe entre le poids du jeune garçon sur ses épaules et la floraison de la perche. »
Je vis alors en me penchant qu’il avait prêté ses propres traits au visage du géant Porte-Christ.
11 mars 1938.
Cette manière de journal-souvenir que je tiens sinistrement depuis plus de deux mois a l’étrange pouvoir de situer les faits et gestes qu’il relate – mes faits et mes gestes – dans une perspective qui les éclaire et leur donne une dimension nouvelle. Mon prénom Abel, par exemple, m’apparaît sous un jour nouveau depuis ma note du 18 février. De même des petites habitudes intimes, vaguement honteuses, d’une absurdité apparente indéfendable, je me crois en mesure de les racheter en leur consacrant quelques lignes ici.
Par exemple le brame auquel je me serais adonné ce matin encore à coup sûr si mon poignet droit ne se rappelait encore à moi par une douleur fulgurante quand je lui demande un effort. C’est à la fois une mimique de désespoir et une sorte de rite pour surmonter le désespoir. Je me mets à plat ventre par terre, les pieds tournés vers le dehors, et je m’appuie des deux mains sur mes bras tendus, le buste dressé, la tête renversée en arrière vers le plafond. Là, je brame. C’est comme un rot profond et prolongé qui semble monter de mes entrailles et qui fait longuement vibrer mon cou. En lui s’exhale tout l’ennui de vivre et toute l’angoisse de mourir.
Ce matin, à défaut de brame, j’ai inventé un nouveau rite que j’appellerai le shampooing-chiottes ou le shampooing-caca, je ne sais encore. Il faut dire que l’impossibilité de continuer à exister pesait assez lourdement sur ma carcasse au petit jour, quand je travaillai à l’arracher à ses toiles. Et ce n’était rien encore : comme chaque jour, il y a eu – mais plus amère qu’à l’accoutumée – la déception du miroir. Car je n’ai jamais pu renoncer au secret espoir qu’à la faveur de la nuit un visage de chair neuve pourrait remplacer mon masque habituel. Par exemple, un matin, ce serait le visage naïf et grave d’un chevreuil qui m’observerait de ses longs yeux d’amande verte dans le tain étoilé de ma glace. Et je m’amuserais de mes oreilles mobiles et expressives dont la vivacité compenserait l’insolite durcissement de la face.
Mais c’était toujours moi, plus jaune, plus ténébreux encore qu’à l’ordinaire, avec mes yeux profondément enfoncés dans les orbites, mes gros sourcils charbonneux, mon front bas, buté, sans inspiration et ces deux grandes rides qui sillonnent mes joues et qui paraissent avoir été creusées par un ruisseau de larmes corrosives et intarissables. J’avais mal dormi, le poil de mon menton râpeux grattait douloureusement sous ma paume, un dépôt verdâtre encrassait mes dents. Non, vraiment, c’en était trop pour une fois ! J’ai crié : « Quelle gueule ! Mais quelle gueule ! Allez, aux chiottes ! » tandis que mes deux mains enserraient mon cou et faisaient le geste de dévisser ma tête. Et puis, emporté par ma colère, je suis allé effectivement aux cabinets. Là, je me suis agenouillé devant la cuvette comme pour vomir, mais j’y ai enfoncé ma tête tout entière, tandis que ma main levée cherchait en tâtonnant le bout de la chaîne. La chasse d’eau s’est déclenchée dans un tonnerre de cataracte, et une douche froide et dure comme un couperet de guillotine m’est tombée sur la nuque. Ensuite, je me suis relevé, ruisselant, calmé et un peu confus. Ça m’a fait du bien, tout de même ! Je serais surpris si je ne recommençais pas.
14 mars 1938.
La grande récréation, celle de quatre heures, battait son plein. Une clameur unanime montait de la cour où tourbillonnaient des centaines d’enfants sanglés dans leurs tabliers noirs soutachés de rouge. Assis sur le rebord d’une fenêtre auquel Nestor s’appuyait, j’observais un jeu nouveau d’une fascinante brutalité. Les garçons les plus légers se juchaient sur les épaules des plus forts, et les couples ainsi formés – cavaliers et montures – s’affrontaient sans autre but que de se désarçonner les uns les autres. Les bras tendus des cavaliers formaient des lances qui visaient l’adversaire au visage et qui dans un second temps se transformaient en harpons, crochaient le cavalier au col et le tiraient sur le côté ou en arrière. Il y avait des chutes brutales dans le mâchefer, mais parfois le cavalier, renversé en arrière, serrait entre ses genoux le cou de son cheval et luttait la tête au ras du sol, agrippant des deux mains les jambes des montures adverses.
Nestor avait d’abord embrassé toute la cour du regard, jouissant de la supériorité que lui donnait son immobilité contemplative face à la mêlée. Il prononça quelques mots qui ne s’adressaient selon son habitude à personne : « Une cour de récréation, dit-il, c’est un espace clos qui laisse assez de jeu pour autoriser les jeux. Ce jeu est la page blanche où les jeux viennent s’inscrire comme autant de signes qui restent à déchiffrer. Mais la densité de l’atmosphère est inversement proportionnelle à l’espace qui l’enferme. Il faudrait voir ce qui se passerait si les murs se rapprochaient. Alors l’écriture se resserrerait. En serait-elle plus lisible ? À la limite on assisterait à des phénomènes de condensation. Quelle condensation ? Peut-être l’aquarium, et mieux encore les dortoirs, pourraient-ils fournir une réponse. »
À ce moment une grappe de cavaliers inextricablement enchevêtrés bascula avec les montures et se disloqua sur le sol raboteux. Nestor eut un tressaillement d’enthousiasme. « Allons viens, Mabel, me dit-il, nous allons leur montrer qui nous sommes ! » Puis il passa derrière moi, glissa sa grosse tête entre mes maigres cuisses, et me souleva comme une plume. Ses mains serraient mes poignets et tiraient sur mes bras pour renforcer mon assiette, de telle sorte que nous n’avions les mains libres ni l’un ni l’autre. Il ne s’en souciait pas, car il ne comptait pour vaincre que sur sa masse. Et le fait est qu’il traversa l’aire des combats en renversant tout sur son passage, comme un taureau furieux. Il fit demi-tour et revint à la charge, mais l’effet de surprise était épuisé, et les cavaliers qui restaient firent front courageusement. Le choc fut terrible. Les lunettes de Nestor volèrent en éclats. « Je n’y vois plus rien, me dit-il en lâchant mes mains, guide-moi ! » Je lui pris les oreilles et tentai de le diriger en tirant du côté où je voulais qu’il allât, comme on fait le mors d’un cheval. Mais il adopta bien vite une autre tactique. Pour échapper aux cavaliers qui le harcelaient, il se mit à tourner sur lui-même avec une vélocité que sa corpulence rendait surprenante. De mon côté, j’empoignais tout ce qui passait à ma portée entraînant avec moi les assaillants qui culbutaient comme des quilles. Bientôt nous fûmes seuls debout, au milieu des vaincus qui se désunissaient péniblement sur le sol. Un cercle d’admirateurs nous entourait. Un petit s’en détacha et me remit respectueusement les lunettes disloquées de Nestor qu’il avait ramassées.
Nestor s’agenouilla pour me déposer à terre, dans un geste qui me rappela furtivement celui de l’éléphant déposant son cornac. Puis il resta un instant immobile, vaguement souriant, rêveur, avec une expression de bonheur que je ne lui avais jamais vue, oubliant même de passer à son habitude son mouchoir sur son visage qui ruisselait de sueur. Toujours aveugle, il posa la main sur mon épaule, sans songer à essayer de rechausser ses lunettes. Nous regagnâmes l’encoignure de fenêtre dont nous étions partis, sans que cet air d’extase un peu niaise quittât son visage. Il demeura longtemps silencieux jusqu’à ce qu’il prononçât enfin : « Je ne savais pas, petit Fauges, que porter un enfant fût une chose si belle. »
14 mars 1938.
Une de mes menues consolations, c’est de cirer mes chaussures. J’ai sous mon armoire une petite caisse pleine de brosses de duretés variables, de chiffons de vraie laine et surtout de boîtes de cirage de teintes diverses, du noir pur au blanc incolore en passant par toute la gamme des fauves. J’aime faire varier de jour en jour la couleur d’une paire de chaussures en la traitant avec des crèmes aux teintes savamment dosées. Je dépoussière et je cire le soir, pour lustrer et peaufiner le lendemain matin. C’est ainsi qu’il faut faire. Mais ce que j’affectionne surtout, c’est de palper une chaussure, et aussi de glisser ma main à l’intérieur. J’ai des mains énormes, des pinces d’étrangleur, des pelles d’égoutier qui souffrent de leur ridicule lorsqu’elles se posent sur une nappe blanche ou une feuille de papier, et qu’il leur faut manipuler une petite cuiller en argent ou un crayon qui risquent à chaque instant de se briser entre leurs doigts comme une allumette. Mais avec les chaussures, tout change.
L’autre semaine, j’ai repéré sur le dessus d’une poubelle une paire de brodequins crevés, déchirés, brûlés par la sueur, humiliés de surcroît parce qu’avant de les jeter on avait récupéré leurs lacets, et ils bâillaient en tirant la languette et en écarquillant leurs œillets vides. Mes mains les ont cueillis avec amitié, mes pouces cornés ont fait ployer les semelles – caresse rude, mais affectueuse –, mes doigts se sont enfoncés dans l’intimité de l’empeigne. Ils semblaient revivre, les pauvres croquenots, sous un toucher aussi compréhensif, et ce n’est pas sans un pincement au cœur que je les ai replacés sur le tas d’immondices.
Dans un tiroir de mon bureau, j’ai un petit nécessaire à cirer. Une boîte de crème incolore, une brosse dure à décrotter, une brosse douce à reluire, une laine. Quand un client s’incruste et m’excède, je n’hésite pas. Sous ses yeux ahuris, je déballe mes outils et j’entreprends un cirage méthodique de mes chaussures. Au besoin, je les enlève de mes pieds, et je les pose sur la table. Le grand avantage de la crème incolore, c’est qu’on peut – on doit même – se passer de brosse pour l’étaler. Quel plaisir de s’enduire les doigts de cette matière blanchâtre, translucide, au fort parfum de térébinthe, et d’en masser longuement le cuir, d’en nourrir tous ses pores, d’en assouplir ses pliures, d’en combler ses coutures ! Mon visiteur aurait bien tort de prendre ombrage de cette liberté. J’y retrouve bonne humeur, patience, indulgence.
Mes mains aiment les chaussures. C’est en vérité qu’elles se consolent mal de n’être pas des pieds, comme ces filles trop grandes qui regrettent toute leur vie de n’être pas nées garçons.