Connaissant désormais le sens phallophorique des bois de cerf, Tiffauges s’émerveillait de cette arithmétique qui apportait précision et subtilité dans un domaine aussi secret. Les chasseurs, ayant tiré chacun de leur gousset un mètre à ruban dont ils ne paraissaient pas se départir, échangeaient des bois de mue et des massacres en se lançant des chiffres à la tête, rappelaient les mensurations fantastiques de tel ou tel cerf fameux qui avait fait sensation au cours de l’exposition internationale annuelle de Budapest, le Flambeau par exemple qui totalisait deux cent dix points Nadler, ou Osiris qui avec ses deux cent quarante-trois points Nadler n’était dépassé que de peu – et d’ailleurs sur des données discutables – par les deux cent quarante-huit points cinquante-cinq d’un cerf tué en Slavonie, la tête la plus imposante jamais vue de mémoire de veneur.
Le professeur Essig profita d’un silence pendant lequel chacun reprenait son souffle pour tenter d’esquisser une philosophie du bois de cerf. Il souligna d’abord que dans les trois formules de mensuration en présence intervenaient des éléments d’appréciation purement qualitatifs, concernant notamment la couleur, la beauté des perlures ou celle de l’empaumure, et, dans la formule de Prague, la beauté des surandouillers (et non pas leur longueur). C’est, affirmait-il, la part de l’être irréductible aux chiffres, celle de la réalité concrète qu’aucune mensuration ne saurait appréhender. En se plaçant du point de vue même des bêtes, maintenant, on constate que la signification des bois dépasse leur usage comme armes de combat. En effet la ramure d’un Hochkapitaler jugée sous un point de vue purement pratique ne peut être que condamnée, comme encombrante et malaisée. Mais si son poids et son volume en font une arme peu efficace dans la pratique, il n’en reste pas moins vrai qu’un vieux dix-cors mis à mal par un daguet est rarissime. C’est bien plutôt des chevreuils que vient le danger, car la fougue d’un jeune brocard ne recule pas devant la masse d’un grand cerf, et ses broches peuvent lui infliger des blessures irréparables. Il en va tout autrement pour les jeunes cerfs, et là on touche à la fonction essentielle des ramures les plus nobles : on dirait qu’elles inspirent une sorte de respect aux daguets. Ainsi ce qu’elles font perdre au vieux cerf en efficacité offensive, elles le lui rendent au centuple en rayonnement spirituel. Et s’inclinant dans la direction de Göring, il esquissa un parallèle entre les bois d’un cerf et le bâton d’un maréchal qui serait une bien médiocre arme de combat, mais qui le rend physiquement intouchable par la dignité qu’il lui confère. Ainsi, conclut-il, alors que la virilité génitale honteusement tapie au creux le plus bas et le plus reculé du corps, tire la bête vers la terre, la ramure, son expression sublimée et érigée en plein ciel, l’enveloppe d’un rayonnement qui en impose même à l’ardeur aveugle des plus jeunes.
Le petit professeur avait mis lui-même de l’ardeur dans son exposé, et il n’avait pas été sensible à la froideur qui l’avait accueilli. Il ne connaissait pas encore la haine qu’excitait dans cette société toute manière de penser et de dire qui s’écartait du rase-mottes. On parla du poids des bêtes, et singulièrement du rapport existant entre le poids vivant d’une bête et son poids net, ou de boucherie, c’est-à-dire celui des morceaux vendus à l’étal. Essig avait son idée sur le sujet, et il s’empressa d’exposer une formule qu’il avait mise au point. Pour avoir le poids net en partant du poids vif, il suffisait, expliqua-t-il, de prendre les 4/7 du poids vif, d’y ajouter la moitié de ce même poids et de diviser cette somme par deux. Le quotient est le poids net. Göring se fit répéter la formule, puis sortit un stylomine en or et fit un rapide calcul sur une boîte de cigarettes.
— Ainsi, monsieur le professeur, conclut-il, moi qui pèse cent vingt-sept kilos vif, je ferais tout au plus soixante-huit kilos à l’étal. Je ne sais pas si je dois trouver cela humiliant ou réconfortant !
Et il éclata d’un rire bon enfant en se tapant sur les cuisses. Les invités l’imitèrent, mais il y avait dans leur rire une nuance de scandale et donc de réprobation à l’égard du petit professeur. Celui-ci en eut conscience, et voulut faire front de toute sa verve. On parlait « élans », et il crut à propos de rapporter une anecdote qui se situait en Suède où chaque année le roi Gustave V continuait à présider la grande chasse à l’élan, malgré ses quatre-vingt-deux ans. On avertissait discrètement les invités que Sa Majesté ayant la vue basse, il était prudent, si l’on se trouvait à sa proximité au cours de la battue, de crier du plus loin qu’on l’apercevait : « Je ne suis pas l’élan ! » C’est bien ce que fit un invité de marque à la fin de la chasse, mais à sa grande horreur, il vit aussitôt le vieux monarque épauler et tirer dans sa direction. Blessé légèrement, emporté sur une civière, il eut la possibilité après l’hallali de s’en expliquer avec le roi. Celui-ci lui fit ses excuses. « Mais, sire, s’étonna le blessé, quand j’ai vu Votre Majesté, j’ai crié pourtant Je ne suis pas l’élan ! Et il m’a semblé que c’est en m’entendant que Votre Majesté a tiré dans ma direction ! » Le roi réfléchit un moment. Puis il lui expliqua : « Voyez-vous, mon ami, il faut m’excuser. Je n’ai plus l’oreille bien fine. Oui, je vous ai entendu crier. Mais j’ai compris Je suis l’élan. Alors naturellement, j’ai tiré ! »
L’impair était catastrophique. Göring entretenait le culte de sa première femme, la Suédoise Karin, morte en 1931 et enterrée sous sa somptueuse demeure de Karinhall qui n’était en somme qu’un mausolée. Dès lors, tout ce qui touchait la Suède était sacré, et l’anecdote du petit professeur qui tournait en dérision Gustave V tomba dans un silence consterné. Le grand veneur se leva et gagna ses appartements sans un mot à Essig. Il ne devait pas le revoir, car il avait une conférence le lendemain à Rastenburg, et lorsqu’il prit la route, le professeur était depuis deux heures dans les taillis d’Erbershagen, à la limite orientale de la Réserve, avec un Forstmeister qui devait lui faire tirer un cerf, le plus vieux, le plus malade, la tête la plus bizarde de tout Rominten, avait recommandé Göring.
On ne put jamais éclaircir tout à fait les circonstances d’un incident qui fit ce matin-là l’effet d’un tremblement de terre sur la petite colonie forestière. La « tête bizarde » destinée au petit professeur, dont le Forstmeister avait fait le pied la veille, se trouva bien au rendez-vous où se rendirent les deux hommes en voiture de chasse, alors que l’aube commençait à peine à faire rosir le sommet des sapins. Elle se présenta même avec une bonne volonté touchante en bordure d’une petite clairière, dans la ligne de mire des chasseurs juchés à une trentaine de mètres à peine sur un mirador, construit à la lisière des arbres. Le Forstmeister, assez fier de lui et soulagé de voir sa mission si vite et si heureusement terminée, fit signe à son « client » qu’il pouvait tirer. Le professeur épaula et visa si longtemps que le Forstmeister commençait à craindre que la bête ne disparût dans le gaulis. Enfin le coup partit. Le cerf chuta avec violence, comme projeté au sol, mais il se releva avec une vivacité qui excluait toute atteinte grave. En effet les deux hommes purent constater que la charge de chevrotines n’avait eu pour effet que de pulvériser l’unique bois – au demeurant défectueux et fluet – que possédait l’animal. Déboisé, sans plus de dignité qu’un âne maigre, de surcroît à demi assommé encore par le choc, il demeurait sur place, ahuri, la tête tournée dans la direction du mirador.
— Vite monsieur le professeur, tirez-le avant qu’il ne s’enfuie ! suppliait le Fortsmeister accablé de honte pour son client.
Ce fut alors une fusillade ininterrompue qui révolutionna tout le district. Des gerbes d’humus mêlées de feuilles mortes volaient, des branches sectionnées s’écroulaient, des troncs étalaient soudain des plaies écuissées. Seul le cerf-mulet paraissait échapper à la mitraille. Il s’engagea au petit trot sous les premiers arbustes de la lisière, et il avait disparu depuis plusieurs secondes que la fusillade continuait à faire rage. Le Forstmeister s’était levé et se secouait pour se réchauffer.
— Après tout ce bruit, dit-il lugubrement, c’est bien fini pour ce matin. Il n’y a plus qu’à rentrer bredouille. Ce soir, nous aurons droit au Rubbeljack, ajouta-t-il en souriant laborieusement pour tenter de masquer sa mauvaise humeur.
C’était une brimade de chasseurs très en faveur en Prusse-Orientale, qui consistait à faire boire à la victime, par le bout du canon d’un fusil – qui ne devait pas avoir été nettoyé – un mélange de schnaps et de poivre blanc versé à l’aide d’un entonnoir par la culasse.
Le Forstmeister piétinait avec impatience dans l’herbe mouillée en attendant le professeur qui s’attardait inexplicablement au sommet du mirador. Il se contenta de hausser les épaules quand il l’entendit s’écrier : « Je revois le cerf ! Là-bas dans la trouée des hêtres ! Il est au moins à cinq cents mètres ! Je le tire à balle ! »
Il y eut un dernier coup de feu. Puis un silence, et à nouveau la voix du professeur qui avait troqué son fusil contre une paire de jumelles.
— Venez donc voir, Forstmeister, je crois bien que je l’ai eu.
C’était de l’extravagance, mais le Forstmeister soupira et rejoignit poliment son invité sur le mirador. Effectivement, on distinguait à la jumelle le corps d’une bête couchée dans le couloir qui s’ouvrait à travers une hêtraie jusqu’à l’horizon. La distance était énorme et aurait dû mettre la bête hors de portée du plus fin tireur. Pourtant il y avait une tache, plus sombre à vrai dire que la robe fauve du cerf sur lequel le professeur avait vidé sa cartouchière.
Ils se rendirent à pied dans le bois de hêtres. Le cerf paraissait dormir, la tête sagement posée sur les pattes de devant, la ramure dressée en magnifique buisson d’ivoire sombre. Le corps puissant et ramassé semblait sculpté dans l’ébène. Il était encore tiède. La balle l’avait frappé en plein corsage.
Le Forstmeister se sentit défaillir. Du premier coup d’œil, il avait reconnu le Candélabre, le Hochkapitaler n°1 de Rominten que tous les forestiers avaient mission impérative d’entourer de leurs soins et de leur protection. Et cet imbécile de Essig qui oubliait toute dignité et mimait autour de la dépouille vénérable une danse du scalp accompagnée de hululements ! Pourtant la consigne était formelle : les invités du grand veneur étaient sacrés pour tout le personnel de la Réserve. Quel que fût son démérite, Essig ne devait pas soupçonner la gravité de son crime. On lui fit donc fête lorsqu’il rentra au Jägerhof exultant de fierté, une fête de sourires crispés et de Weidmannsheil ! criés par des gorges étranglées que des flots de champagne ne parvinrent pas à desserrer.
— Voyez-vous, répétait-il à tout venant, la chevrotine n’est pas mon affaire. Je suis un tireur à balles !
Et il se désolait que le grand veneur fût justement absent, et ne pût se réjouir avec lui. Göring devait rentrer le lendemain soir, tard dans la nuit sans doute, mais tout le monde jura au petit professeur qu’on ne le reverrait pas avant une semaine. Toute la nuit, on travailla à lui préparer son trophée, et on l’expédia le lendemain matin, un peu surpris tout de même par tant de hâte, mais radieux, entourant de précautions amoureuses le massacre le plus lourd et le plus harmonieux – il faisait deux cent quarante points Nadler – de la chronique de Rominten.
Göring n’arriva qu’au milieu de la nuit. Le lendemain matin à dix heures, il était attablé devant un petit déjeuner où les terrines de lièvre, les confits d’oie sauvage, le marcassin mariné et la croustade de chevreuil équilibraient harmonieusement le saumon fumé, le hareng de la Baltique et la truite en gelée, quand l’Oberforstmeister se présenta en grand uniforme, le visage figé dans un chagrin virilement maîtrisé. Le spectacle du gros homme drapé dans une robe de chambre de brocart, ses petits pieds cambrés dans des pantoufles de loutre, trônant au milieu de cette débandade de victuailles, lui fit perdre un instant sa contenance.
— J’ai appris une bonne nouvelle ce matin, l’attaqua immédiatement Göring. Le petit professeur est parti hier. Vous l’avez joliment expédié. Il a tiré un cerf ?
— Oui, monsieur le grand veneur.
— Une tête bizarde, un mulet fourbu, une vieille bique malade, comme je l’ai ordonné ?
— Non, monsieur le grand veneur. Le professeur Otto Essig, de l’université de Göttingen, a tué le Candélabre.
Le bruit de la vaisselle, des plats et des verres balayés avec la nappe et les couverts, croulant et éclatant sur les dalles, fit accourir le maître d’hôtel. Göring, les yeux fermés, tenait tendues devant lui, comme un aveugle, ses deux mains boudinées, surchargées de gourmettes et de bagues.
— Joachim, murmura-t-il d’une voix blanche, vite, le cratère !
Le maître d’hôtel disparut en hâte, et revint en portant une vaste coupe d’onyx qu’il posa devant le Reichsmarschall. Elle était pleine de pierres précieuses et fines, et Göring y plongea avidement les mains. Puis, sans rouvrir les yeux, il pétrit lentement le mélange de grenats, d’opales, d’aigues-marines, de tourmalines, de jade et d’ambre dont on l’avait convaincu qu’il avait le pouvoir, en déchargeant l’électricité accumulée dans son corps, de calmer ses nerfs et de lui rendre sa sérénité. Toujours en proie à ses tentations de morphinomane, il affectionnait ce remède à ses angoisses qui avait l’avantage d’être inoffensif, et s’accordait à son amour du faste.
— Apportez-moi le massacre, ordonna-t-il.
— Le professeur l’a emporté hier. Il n’a pas voulu s’en séparer, balbutia l’Oberforstmeister.
Göring rouvrit les yeux, et l’observa avec une lueur de ruse dans le regard.
— Vous avez bien fait. Il valait mieux pour vous tous ici que je ne le voie pas. Le Candélabre ! Le Roi des hardes de Rominten ! Mais comment a-t-il pu, ce déchet d’humanité ! explosa-t-il.
Alors l’Oberforstmeister dut raconter l’incroyable chasse du professeur Essig, la mitraillade du vieux cerf honteusement déboisé, le découragement du Forstmeister, et cette dernière balle, tirée au jugé, à une distance démesurée, et la présence inexplicable du Candélabre dans ce district oriental de la Réserve. Un pareil concours de circonstances, toutes improbables, ressemblait tant à un décret du destin que Göring se tut, accablé, sourdement inquiet, comme confronté soudain au mystère des choses.
*
Dès la fin de l’été 1942, il ne fut plus question parmi les gens de Rominten que de la grande chasse que projetait Erich Koch, le Gauleiter de Prusse-Orientale, sur les trois districts des lacs mazuriques que le grand veneur lui avait concédés à titre de chasse privée. Il s’agissait d’une battue au lièvre de très vaste envergure, puisqu’on prévoyait trois mille rabatteurs dont cinq cents à cheval. Tout l’état-major de Rastenburg et les grosses têtes locales seraient de la fête que terminerait le couronnement d’un roi de la chasse.
Un soir, l’Oberforstmeister revint de Trakehnen en menant au cul de sa charrette anglaise un hongre noir gigantesque, bosselé de muscles, chevelu et fessu comme une femme.
— C’est pour vous, expliqua-t-il à Tiffauges. Il y a longtemps que je voulais vous mettre en selle. La grande battue du Gauleiter est une bonne occasion. Mais quelle peine j’ai eue à vous trouver une bête à votre poids ! C’est un demi-sang de quatre ans épaissi par un apport ardennais, mais dont le chanfrein busqué et la robe d’ébène moirée se souviennent de ses origines barbes, malgré sa taille. Il doit peser ses mille deux cents livres et fait au moins un mètre quatre-vingts au garrot. Au fond, c’est le type du carrossier de la grande époque. Il ne risque pas de s’envoler, mais il pourrait en porter trois comme vous. Je l’ai essayé. Il ne dérobe pas sur l’obstacle, et ne craint ni les rivières ni les ronciers. Il est un peu dur de la bouche, mais au galop, c’est un char d’assaut.
Tiffauges prit possession de son cheval avec une émotion où les élans de son cœur solitaire se mêlaient au pressentiment des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Chaque matin, il se rendait désormais à un kilomètre de là, chez le vieux Pressmar, un ancien maître d’équipage impérial, dont la propriété comprenait une assez vaste écurie, une forge et un manège couvert. C’était là qu’on avait installé son grand cheval. Sous la direction de Pressmar, heureux d’exercer la vocation pédagogique propre à tout homme de cheval, il apprenait à soigner sa bête et à la monter. La joie qu’il trouvait dans la proximité de ce grand corps naïf et chaud qu’il bouchonnait, étrillait et brossait, lui rappela d’abord les pigeons du Rhin et les heures de bonheur douillet qu’il avait passées dans le pigeonnier. Mais il comprit bientôt que cette réminiscence était superficielle, et reposait sur un malentendu. En vérité, frottant et lustrant la robe de sa monture, c’était les modestes satisfactions du cirage de ses brodequins et de ses bottes qu’il retrouvait, mais élevées à une puissance incomparable. Car si les pigeons du Rhin avaient été ses conquêtes, puis ses enfants chéris, c’était lui-même au fond qu’il pansait en consacrant tous ses soins à son cheval. Et ce fut pour lui une révélation que cette réconciliation avec lui-même, ce goût pour son propre corps, cette tendresse encore vague pour un homme appelé Abel Tiffauges qui lui venait à travers le hongre géant de Trakehnen. Un matin que le cheval était touché par un rayon de soleil tombant à contre-jour, il s’avisa que son poil d’un noir de jais présentait des moires bleutées en forme d’auréoles concentriques. Ce barbe était ainsi un barbe bleu, et le nom qu’il convenait de lui donner s’imposait de lui-même.
Les leçons d’équitation de Pressmar furent d’abord aussi simples qu’éprouvantes. Le cheval était sellé, mais privé d’étriers. Tiffauges devait se hisser en selle d’un coup de rein, et ensuite commençait dans le manège une séance de tape-cul à petit trot, seule capable, à condition qu’elle fût suffisamment prolongée, d’assurer une assiette correcte au cavalier novice, affirmait le maître d’équipage, mais dont le cavalier sortait courbatu, brisé et le périnée à vif.
Au début, Pressmar observait son élève sans désemparer, avec un air de blâme, et les rares observations qu’il émettait étaient dépourvues d’aménité. Le cavalier se penchait en avant, contracté, les pieds en arrière. Il allait chuter, et il ne l’aurait pas volé ! Il fallait au contraire s’asseoir en arrière, les fesses rentrées, les pieds en avant, et corriger cette attitude par une voussure du dos et des épaules. Sans se laisser rebuter par ce traitement revêche, Tiffauges n’en considérait pas moins Pressmar comme un redoutable crustacé, muré à tout jamais dans un univers étroit et moribond dont il était de surcroît incapable d’exploiter les ressources. Il changea d’avis le jour où, enfermé avec lui dans la sellerie, il l’entendit exposer la vérité du cheval, et vit ce survivant d’un autre temps devenir soudain intelligent, s’animer, trouver pour s’exprimer des paroles justes et colorées. Posé sur un haut tabouret, ses maigres cuisses croisées l’une sur l’autre, la botte battant l’air, le monocle vissé dans l’œil, le maître d’équipage de Guillaume II commença par poser en principe que le cheval et le cavalier étant des êtres vivants, aucune logique, aucune méthode ne peuvent remplacer la secrète sympathie qui doit les unir, et qui suppose chez le cavalier cette vertu cardinale, le tact équestre.
Puis, après un silence destiné à donner toute leur valeur à ces deux mots, il enchaîna par des considérations sur le dressage, que Tiffauges écouta passionnément, parce qu’elles tournaient autour du poids du cavalier et de sa répercussion sur l’équilibre du cheval, et avaient ainsi une portée phorique évidente.
— Le dressage, commença Pressmar, est une entreprise incomparablement plus belle et plus subtile qu’on ne croit communément. Le dressage consiste pour l’essentiel à restituer à l’animal son allure et son équilibre naturels, compromis par le poids du cavalier.
« Comparez en effet la dynamique du cheval et celle du cerf par exemple. Vous verrez que toute la force du cerf est dans ses épaules et dans son encolure. Au contraire, toute la force du cheval est dans sa croupe. Et les épaules du cheval sont fines et effacées, tandis que la croupe du cerf est maigre et fuyante. Il est vrai d’ailleurs que l’arme du cheval est la ruade qui part de la croupe, alors que celle du cerf est le coup d’andouiller qui part de l’encolure. Lorsqu’il se déplace, le cerf se tire en avant. C’est une traction avant. Le cheval à l’inverse se pousse de derrière avec sa croupe. En vérité, le cheval est une croupe avec des organes par-devant qui la complètent.
« Or que se passe-t-il quand un cavalier enfourche sa monture ? Regardez bien sa position : il est assis beaucoup plus près des épaules du cheval que de sa croupe. En fait les deux tiers de son poids sont portés par les épaules du cheval qui sont justement, comme je l’ai dit, faibles et légères. Les épaules ainsi surchargées se contractent, et leur raidissement gagne l’encolure, la tête, la bouche, cette bouche dont la douceur, la souplesse, la sensibilité font toute la valeur du cheval de selle. Le cavalier a entre les mains un animal déséquilibré et contracté qui n’obéit plus que grossièrement à ses aides.
« C’est alors qu’intervient le dressage. Il consiste à amener progressivement le cheval à reporter autant que possible le poids du cavalier sur sa croupe, afin de soulager les épaules. Et pour cela à s’asseoir davantage sur ses membres postérieurs, à les engager sous lui aussi loin que possible en avant, bref, pour employer une comparaison dont il ne faudrait pas abuser, à prendre modèle sur le kangourou dont tout le poids repose sur les membres inférieurs, tandis que les pattes de devant demeurent libres. Par divers exercices, le dressage s’efforce de faire oublier au cheval le poids parasitaire du cavalier, et de lui rendre son naturel en poussant l’artifice jusqu’à son point de perfection. Il justifie une anomalie en instaurant une organisation nouvelle où elle trouve sa place.
« Ainsi l’équitation qui est l’art de régir les forces musculaires du cheval consiste principalement à s’assurer la maîtrise de sa croupe où elles sont rassemblées. Les hanches doivent dévier sous la plus légère pression du talon, les masses fessières doivent avoir cette flexibilité moelleuse qui leur donne la diligence dont dépend tout le reste. »
Et le grand maître d’équipage, debout, cambré, le regard torve dirigé sur sa propre croupe – combien osseuse et effacée ! –, ses jambes arquées serrant les flancs d’un cheval imaginaire, virevoltait dans la pièce, en fouettant le vide avec sa cravache.
Pour abstraites et subtiles qu’elles fussent, les considérations de Pressmar sur l’opposition du cerf et du cheval trouvaient une illustration dans les quêtes et les rabats que Tiffauges effectuait désormais avec Barbe-Bleue. En l’absence de chiens – toujours proscrits par Göring – il semblait même que le cheval, ayant compris à la longue ce qu’on attendait de lui, flairait les voies et repérait les abattures des cerfs avec une ardeur de limier, comme si ces deux natures antagonistes devaient fatalement se combattre.
Un soir qu’il s’attardait dans l’ombre dorée de l’écurie où flottait l’odeur sucrée du purin, en regardant les croupes luisantes onduler de stalle en stalle, il vit la queue de Barbe-Bleue se dresser, légèrement de biais, en sa racine, découvrant l’anus, bien maronné, petit, saillant, dur, hermétiquement fermé et plissé en son centre, comme une bourse à coulants. Et aussitôt la bourse s’extériorisa, avec la vitesse d’un bouton de rose filmé en accéléré, se retourna comme un gant, déployant au-dehors une corolle rose et humide, du centre de laquelle il vit éclore des balles de crottin toutes neuves, admirablement moulées et vernissées, qui roulèrent une à une dans la paille sans se briser. Un tel degré de perfection dans l’acte défécatoire parut à Tiffauges la suprême justification des théories de Pressmar. Tout le cheval est dans sa croupe, certes, et celle-ci fait de lui le Génie de la Défécation, l’Ange Anal, et d’Oméga, la clé de son essence.
Il s’expliquait du même coup l’ancestrale fascination exercée par le cheval sur l’homme, et la prégnance du couple que forment le cavalier et sa monture. À la croupe géante et généreuse du cheval, le cavalier superpose, avec une insistance têtue, sa petite croupe stérile et flasque. Il espère vaguement que par une sorte de contagion quelque chose du rayonnement de l’Ange Anal viendra bénir ses propres déjections. Mais son espérance est déçue : elles demeurent irrégulières, capricieuses, tantôt arides, tantôt incontinentes et limoneuses, mais toujours nauséabondes. Seule une identification complète de l’arrière-main du cheval et de celle de l’homme permettrait à ce dernier de s’approprier les organes mêmes qui assurent la défécation chevaline. C’est le sens du Centaure qui nous montre l’homme charnellement fondu dans l’Ange Anal, la croupe du cavalier ne faisant plus qu’une avec celle de la bête, et moulant dans la joie ses pommes d’or parfumées.
Quant au rôle primordial du cheval dans la chasse au cerf, son sens devenait bien évident. C’était la persécution de l’Ange Phallophore par l’Ange Anal, le pourchas et la mise à mort d’Alpha par Oméga. Et Tiffauges s’émerveillait de retrouver une fois de plus à l’œuvre l’étonnante inversion qui dans ce jeu meurtrier faisait de la bête fuyarde et fessue un principe agressif et exterminateur, et dans le roi des forêts, à la virilité épanouie en buisson capital, une proie forcée, pleurant vainement sa merci.
*
Au mois de septembre, la grande offensive qui promettait d’investir et de faire tomber Stalingrad obligea Erich Koch à remettre sa chasse. Puis des gelées précoces mirent fin à un automne trop doux, et, avec les premières neiges, chacun put croire que la vie allait une fois encore s’assoupir dans le calme hivernal. C’est alors que la chasse fut fixée au début de décembre et que les préparatifs en furent repris. On dut les interrompre cependant, car Göring, principal invité de la fête, fut envoyé à cette date en Italie pour tenter d’insuffler une ardeur nouvelle à l’alliée chancelante. Finalement, la grande chasse au lièvre du Gauleiter Erich Koch eut lieu le 30 janvier.
Dès le 25, Tiffauges prit la route avec les premiers contingents des cinq cents rabatteurs montés. Le centre de ralliement était la petite ville d’Arys à une centaine de kilomètres au sud, au milieu des lacs mazuriques. Ils y arrivèrent en trois jours. On les avait munis de billets de logement chez les habitants ayant des écuries pour les chevaux. Tiffauges, habillé et chaussé de neuf, goûta la circonstance qui lui faisait réquisitionner une chambre chez le civil, comme en pays conquis. L’Allemand était-il toujours vainqueur, le Français était-il encore prisonnier ? Il en doutait lorsqu’il faisait sonner ses bottes sur les trottoirs où des files de ménagères emmitouflées de hardes informes s’étiraient devant des magasins aux vitrines vides. On le servait à table avec respect, et il pérorait, entourant ses origines de mystères que son accent welsch et ses relations indiscutables avec l’Homme de Fer rendaient impénétrables.
Mais la véritable source de la force nouvelle et de la jeunesse conquérante qui bouillaient en lui, c’était Barbe-Bleue, ce frère géant qu’il sentait vivre entre ses cuisses, et qui le haussait au-dessus de la terre et des hommes. Parfois, au cours de la longue chevauchée qui l’avait amené jusqu’en Mazurie, pour reposer ses reins, il se laissait aller en arrière sur la croupe du cheval, et il regardait le ciel pur et pâle se balancer au-dessus de son visage, en sentant sous ses omoplates la houle musculeuse des fesses en travail. Ou au contraire, il se penchait en avant, entourant de ses bras l’encolure de Barbe-Bleue, et posait sa joue sur la crinière luisante et moirée. Alors qu’il traversait la place d’un village encombré par un marché, le cheval s’arrêta soudain au plus épais de la foule. Tiffauges se sentit soulevé par un arc-boutement de l’échine, et il entendit une cataracte crépiter sur le macadam. Éclaboussés par le purin, les gens s’écartaient précipitamment en riant ou en grommelant, et le Français, impassible, enveloppé par les vapeurs mielleuses qui montaient sous lui, avait l’impression enivrante que c’était lui – et personne d’autre – qui se soulageait superbement, à la face des manants de son royaume.
Le rôle qu’on lui assigna dans le déroulement de la chasse fut moins glorieux. Les rabatteurs à pied ratissaient les sous-bois et le terrain accidenté. On avait logiquement confié aux cavaliers la plaine et les guérets. Le territoire ainsi battu couvrait près de quatre cents hectares, et englobait plusieurs lacs. Il ne s’agissait pas d’un fermé – on n’utilisait ni panneaux, ni banderoles, ni filets – mais d’un « rond de lièvres », les rabatteurs et les chasseurs partant par deux – l’un à droite, l’autre à gauche, toutes les trois minutes, pour rallier un même point par deux voies différentes. Les hommes formaient ainsi un immense demi-cercle dont les extrémités se rapprochaient pour se refermer finalement en un anneau de plus en plus réduit. Sur un signal donné, les chasseurs – trop proches les uns des autres – cessèrent de tirer à l’intérieur du cercle, et ne tirèrent plus qu’au-dehors.
De toutes les tueries auxquelles Tiffauges avait assisté, ce fut la plus cruelle et la plus monotone. Les lièvres débusqués partaient comme des flèches, mais leur élan se brisait lorsqu’ils croisaient d’autres bêtes fuyant en sens inverse. Déconcertés, ils crochetaient en désordre, et la beauté de leur trajectoire naturelle avec ses gammes de hourvaris, de forlongés, de changes et de doubles voies se noyait dans une panique qu’augmentait la fusillade. La dernière image que Tiffauges emporta de cette journée fut celle d’un immense tapis de fourrure fauve et blanc, formé par les corps juxtaposés des douze cents lièvres du tableau de chasse. Seul au milieu de ce tendre cimetière, Göring – couronné roi de la chasse avec deux cents lièvres à son actif – prenait la pose devant son photographe officiel, le ventre bombé, le bâton de maréchal levé dans la main droite.
Le lendemain matin, toute la presse allemande, encadrée de noir, annonçait la capitulation à Stalingrad du maréchal von Paulus avec vingt-quatre généraux et les cent mille survivants de la VIe armée.
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Fort de sa feuille de route qui lui laissait une certaine latitude pour regagner Rominten, Tiffauges évita la voie directe par Lyck et Treuburg, et s’enfonça au nord à travers cette Mazurie qui est la région la plus austère et la plus chargée d’histoire de toute la Prusse-Orientale. Il semblait que sur cette lande désolée, crevée de fondrières où végétaient de maigres bouquets d’aulnes, soulevée çà et là par des blocs erratiques sous lesquels les Sudaviens – les derniers Slaves qui luttèrent contre la pénétration allemande – enterraient leurs morts, continuait à peser la malédiction des luttes qui la gorgèrent de sang pendant mille ans. Depuis l’ultime résistance du vieux Stardo contre les chevaliers teutoniques jusqu’aux victoires remportées par Hindenburg sur les soldats de Rennenkampf, en passant par la bataille de Tannenberg où Jagellon écrasa les Blancs-Manteaux et les Porte-Glaive, cette terre n’était qu’un vaste ossuaire hérissé de fortifications en ruine et d’étendards hachés par la mitraille.
Franchissant l’étroite langue de terre qui sépare le lac de Spirding du lac de Tirklo, il poursuivit jusqu’au village de Drosselwalde. Il était porté en avant par un pressentiment grave et joyeux qui lui donnait l’assurance qu’un but inconnu, mais d’une importance décisive pour lui, se trouvait au bout de ses pas. Depuis Stalingrad, le halètement sourd de la grande machine à faire l’histoire ébranlait à nouveau les profondeurs du sol. Tiffauges se sentait pris en main, orienté, commandé, et il obéissait avec un sombre bonheur. Il traversa un hameau au nom magnifiquement étrange – Schlangenfliess, Toison de Serpent –, et ce fut le choc.
Sur un tertre de blocaille morainique qui semblait gigantesque dans ce pays plat, Kaltenborn dressait sa silhouette massive et tabulaire. Venant de Schlangenfliess, Tiffauges ne voyait que la face sud de la forteresse, celle qui couronnait le promontoire bordé d’abrupts. L’enceinte épousait le profil du tertre, et s’achevait en proue de navire sur une énorme tour, haute construction de pierres rouillées, couronnée de mâchicoulis, qui offrait au vide l’arête d’un éperon de renforcement. Mais il distinguait derrière la muraille, flanquée à intervalles réguliers de lourds contreforts et cantonnée de tours en forte saillie, tout un fouillis de clochetons, guettes, cheminées, pignons, campaniles, terrasses, girouettes et faîtages, auquel une profusion d’étendards et d’oriflammes prêtait un air vif et triomphal. Il avait la certitude amère et exaltante que, tassée derrière ces hauts murs, se cachait une vie organisée d’autant plus intense qu’elle était plus recluse.
Il poussa son cheval dans le chemin qui montait en lacets vers le château. La façade nord qui lui apparut au sommet était précédée d’une vaste esplanade formant glacis où un vieil homme en casquette à pont balayait la neige. Les étroites embrasures qui perçaient régulièrement l’enceinte n’en égayaient pas la monotonie rébarbative, pas davantage que les deux tours rondes aux toits pointus et obtus qui écrasaient de leur masse l’entrée étranglée défendue par des assommoirs. C’était une citadelle rude, sans grâce, aux teintes rougeâtres et noires, arme de guerre, conçue et construite par des hommes indifférents à la joie et à la beauté. Contrastant avec cet abord brutal et triste, l’intérieur confirmait cette vigueur juvénile et allègre que Tiffauges avait cru sentir palpiter derrière les vieilles murailles. Des toitures aux tuiles vernissées multicolores s’inclinaient sur des terrasses où luisaient des armes modernes ; des faisceaux d’étendards rouges à croix gammées claquaient dans le vent du nord, où l’oreille cueillait par moments l’éclat d’une trompette ou l’écho d’une chanson.
Tiffauges échangea quelques mots avec le balayeur, puis il lui demanda de bien vouloir surveiller Barbe-Bleue qu’il attacha à un arbre, et, faute de pouvoir entrer, il entreprit de longer le pied des murailles, au moins jusqu’à l’éperon de la plus grosse tour qu’il avait vu d’en bas. Ce n’était pas une promenade facile, car si un étroit sentier serpentait le long de l’enceinte, il était fréquemment coupé par des avancées de roche ou de maçonnerie, et il fallait descendre à flanc de montagne et remonter, lorsque l’obstacle était contourné. Il n’aurait pu préciser ce qu’il voulait, si ce n’était qu’il attendait une approbation, une confirmation, une sanction, quelque chose enfin qui ressemblât à la signature du destin, et comme un poinçon authentiquant la vocation tiffaugéenne de Kaltenborn. Il trouva ce qu’il cherchait à la base même de l’éperon de la grosse tour, mais il dut pour y parvenir se couler dans un fourré de ronces, de sureau, de viorne et de saxifrage que des lianes de lierre tombant de la paroi de pierre rendaient plus impénétrable encore. Ce n’était pas assez. Parvenu au pied de l’arête vive de l’éperon, il fallut encore qu’il enlevât à pleines mains la neige molle qui s’y était accumulée. Mais peu à peu, la réponse de Kaltenborn émergea à ses yeux : en cet endroit, l’éperon était creusé comme par une niche, et la maçonnerie en surplomb prenait appui sur les épaules d’un Atlante de bronze. Tordu et grimaçant sous le poids qui l’accablait, le noir colosse était accroupi, les genoux remontés jusqu’à la barbe, la nuque ployée à angle droit, les bras levés et scellés dans la pierre. La facture était médiocre et sentait l’académisme grandiloquent du dernier Kaiser allemand. Nul doute que cette figure ait été ajoutée récemment sous la grosse tour qu’elle paraissait porter, et toute la forteresse avec elle. Mais son ensevelissement sous la végétation et sous la neige, et son exhumation par Tiffauges prouvaient assez aux yeux du Français que le titan n’avait été incrusté dans le flanc de Kaltenborn qu’à son intention.
Redescendu à Schlangenfliess, il s’attabla dans l’auberge du village, à l’enseigne des Trois Épées, où devant une cruche de bière il compléta, grâce à l’aubergiste, ce qu’il voulait savoir du château et de son propriétaire.
La fierté des grandes familles est-prussiennes, c’était de trouver leurs origines parmi les chevaliers teutoniques qui avaient reçu des mains de l’empereur Frédéric II et du pape Grégoire IX cette lointaine province païenne afin qu’ils la convertissent. L’entreprise généalogique à laquelle se consacrait pieusement chaque famille de Junker trouvait son piment dans le fait que les chevaliers teutoniques étant moines, et soumis comme tels au vœu de chasteté, ne pouvaient logiquement avoir de descendance. Mais les ambitions des comtes de Kaltenborn étaient plus hautes encore, puisqu’ils prétendaient remonter jusqu’aux chevaliers Porte-Glaive, plus anciens et plus audacieux conquérants que les Teutoniques. Communauté religieuse fondée en 1197 par Albert d’Apeldom, membre de l’université de Brême, les Porte-Glaive devinrent un ordre militaire par la volonté d’Albert de Buxhöwden, évêque de Riga, qui leur donna pour insignes deux épées de drap rouge posées sur le côté gauche de leur habit blanc. Les chevaliers du Christ des Deux Épées en Livonie – telle était leur appellation complète – conquirent, trente ans avant l’arrivée des Teutoniques en Prusse, la Livonie, la Courlande et l’Estonie. Mais affaiblis par une lutte sans relâche contre les Lituaniens et les Russes, ils députèrent vers les Teutoniques pour demander la fusion. Celle-ci fut ratifiée par le pape en 1236, et consacrée à Viterbe en présence du Grand Maître teutonique, Hermann von Salza. Bien qu’ils fussent demeurés un ordre militaire autonome et qu’ils eussent conservé un Landmeister pour la Livonie, les Porte-Glaive mêlèrent désormais leur destin à celui des Teutoniques, tout en entretenant en eux-mêmes la conscience secrète mais vigilante d’origines plus vénérables et plus glorieuses encore que les leurs. Les armoiries du château de Kaltenborn rappelaient dans leur simplicité classique cette histoire des deux ordres frères. Les comtes von Kaltenborn portaient en effet d’argent à trois épées de gueule dressées en pal au chef de sable. Les trois épées rouges sur fond blanc rappelaient les deux épées des Porte-Glaive auxquelles se joignait celle des Teutoniques. La bande noire qui barrait le haut du blason ajoutait au blanc et au rouge la troisième couleur du drapeau prussien. Quant aux trois épées – outre qu’elles fournissaient l’enseigne de la maison – fit observer l’aubergiste avantageusement, on les retrouvait plus grandes que nature, scellées, la pointe dressée vers le ciel, dans le garde-corps de la plus grande terrasse du château, celle qui sommait la tour de l’Atlante et qui s’ouvrait vers le levant.
Le château lui-même – l’un des plus fiers de toute la Prusse-Orientale – paraissait au début du siècle voué à la démolition, malgré les efforts des comtes qui persistaient à l’habiter, et colmataient de leur mieux les brèches qu’ouvrait le temps dans les flancs du vieux vaisseau. Le salut vint de Guillaume II qui affectionnait cette région de grande chasse. Le Kaiser qui avait ordonné en 1900 la restauration du château du Haut-Königsbourg, près de Sélestat, comme un défi à l’ennemi héréditaire occidental, jugea qu’une autre forteresse digne de son règne devait constituer la borne orientale de son empire, face à l’envahisseur slave. Les travaux de restauration qui ne s’achevèrent que peu avant la guerre de 1914 furent jugés par les archéologues aussi excessifs que ceux qui avaient fait du Haut-Königsbourg une maquette géante, pimpante et flambant neuve, à cela près toutefois que l’architecture teutonique souffre moins des fantaisies des restaurateurs modernes, parce que les chevaliers errants qui la créèrent y fondirent leurs souvenirs de voyage et leurs rêves mystiques, et il n’est pas rare de voir coexister dans le même édifice des éléments sarrasins, vénitiens et allemands.
La forteresse toute neuve de Kaltenborn devait attirer l’attention d’un chef S.A., Joachim Haupt, qui s’était attaché dès 1933 à la création d’écoles paramilitaires, conçues sur le modèle du célèbre prytanée impérial de Plön, d’où sortirait l’élite du futur IIIe Reich. Les « Napola » – nationalpolitische Erziehungsanstalten – installées en général dans des châteaux ou des monastères réquisitionnés se multiplièrent d’année en année, malgré la disgrâce qu’entraîna pour Haupt la « nuit des longs couteaux » du 30 juin 1934, et la mise en sommeil des S.A. L’œuvre de Haupt fut reprise et poursuivie par un haut dignitaire S.S., l’Obergruppenführer August Heissmeyer, qui consacra la mainmise des hommes de Himmler sur les quarante napolas existantes. La napola de Kaltenborn était placée théoriquement sous l’autorité du général comte von Kaltenborn, dernier représentant de la lignée, dont les appartements occupaient une aile du château. En réalité, c’était un vieil homme que son attachement à la tradition prussienne rendait peu réceptif aux séductions de l’ordre nouveau créé par le IIIe Reich – il persistait à douter que quoi que ce fût de bon pour la Prusse pût venir de la Bavière et de l’Autriche –, et que ses préoccupations orientées vers les recherches historiques et héraldiques détournaient d’exercer la direction effective de l’école. Au demeurant, si on avait concédé au général le titre de Kommandeur de la napola par déférence pour son passé et pour lui conserver une place dans son propre château, toute l’autorité revenait pratiquement au Sturmbannführer S.S. Stefan Raufeisen qui faisait peser sur les trente enseignants militaires, les cinquante hommes et sous-officiers, et les quatre cents enfants de Kaltenborn une discipline sans nuance.
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De retour à Rominten, Tiffauges parla incidemment en présence de l’Oberforstmeister de la forteresse de Kaltenborn qui l’avait si profondément impressionné. Il apprit ainsi que le général comte von Kaltenborn se trouvait présent à la grande chasse du Gauleiter Koch, mais il ne put le retrouver dans ses souvenirs, malgré toutes les précisions que lui fournit l’Oberforstmeister. Il en fut affecté comme d’un malheur, et désormais, s’il accomplissait consciencieusement les tâches qui lui incombaient, son esprit et son cœur étaient ailleurs, ils flottaient du côté de la Mazurie, autour de ces hautes murailles dans lesquelles la vie prisonnière débordait et chantait.
Un printemps précoce d’une douceur enivrante attendrissait toute chose quand il se rendit en avril, comme chaque mois, à l’hôtel de ville de Goldap pour faire renouveler son Ausweis. Il se sentait bon et faible, comme l’herbe jeunette constellée de pâquerettes, comme les souffles tièdes qui caressaient les chatons des bouleaux et des noisetiers, et faisaient s’envoler des branches des sapins une poudre séminale couleur de safran. Il faillit pleurer d’attendrissement en voyant un moineau faire poudrette dans la poussière chaude de la route, et deux petits écoliers se bousculer avec des rires en entrechoquant leurs cartables fixés sur leur dos, comme des coquilles d’escargot. Le pépiement qui remplissait le ciel semblait se poursuivre dans le sévère édifice de la mairie, inhabituellement animé ce matin-là. Dès l’entrée, les patères de bronze du vestiaire tiraient l’œil par l’étalage de capelines, de mantelets, de fichus et de moufles aux couleurs vives qui les coiffaient, et que soulignait par terre une débandade de sabots, de galoches et de bottes de taille enfantine, comme si tous les petits Chaperons rouges des forêts de Prusse-Orientale s’étaient réunis en congrès à la mairie. Tiffauges monta le large escalier menant à la salle des mariages, tiré en avant par une odeur d’une exquise fraîcheur printanière où il y avait du poivre et de la semence. Il s’arrêta devant la porte pompeuse de chêne sculpté : c’était là. Il entendait comme un gazouillis de volière, et les tendres effluves l’enveloppaient avec insistance. Il appuya sur la lourde poignée de cuivre et entra.
Ce qu’il vit le fit chanceler de surprise, et l’obligea à s’appuyer de l’épaule au chambranle de la porte : tout un grouillis de petites filles entièrement nues égayait le chêne sombre dont l’immense salle était lambrissée. Certaines étaient efflanquées comme des chats écorchés, d’autres roses et dodues, comme des cochons de lait, il y en avait des grandes, montées en graine, des boulottes, rondes comme des poupons, et les chevelures tressées, nattées, roulées en macarons, ou au contraire libres et flottantes entre les fragiles omoplates, étaient tout ce qui habillait ces petits corps, impubères, lisses comme des savonnettes. Sa survenue était passée inaperçue, et il repoussa doucement la porte derrière lui, afin de restituer à l’atmosphère la densité que seule une claustration hermétique totale lui assurait. Il ferma à demi les yeux en gonflant ses poumons avidement de ce fumet savoureux qu’il suivait depuis le début de la matinée, mais qu’il captait ici dans sa pureté naissante, et, malgré lui, ses grandes mains ouvertes se tendaient en avant, comme pour cueillir, pour recueillir toute cette provende tiède et follette, le dernier don de la Prusse-Orientale.
— Vous n’avez rien à faire ici. Sortez immédiatement !
Serrée dans une blouse d’infirmière immaculée, une déesse Germania au visage sévère et régulier le fusillait du regard. Il recula, ouvrit la porte et amorça à regret un mouvement de retraite.
— Mais enfin, qui vous a fait entrer ?
— C’est l’odeur, balbutia-t-il. Je ne savais pas que la chair de petite fille sent le muguet…
Le fonctionnaire qui tamponna son Ausweis lui donna l’explication de ce charmant rassemblement. Chaque année, le 19 avril, tous les enfants de dix ans passaient un conseil de révision avant d’être incorporés dans la Jeunesse hitlérienne.
— Les petits garçons, ajouta-t-il, c’est de l’autre côté de la place, au théâtre municipal.
— Mais pourquoi cette date du 19 avril ? insista Tiffauges.
Le bonhomme le regarda avec incrédulité.
— Vous ne savez pas que le 20 c’est l’anniversaire de notre Führer ? Chaque année la nation allemande lui offre en cadeau d’anniversaire toute une génération d’enfants ! conclut-il avec exaltation en levant l’index vers le grand portrait polychromé d’Adolf Hitler qui fronçait le sourcil au-dessus de sa tête.
Lorsque Tiffauges reprit le chemin de Rominten, le grand veneur avec ses chasses et ses massacres, ses festins de venaison et sa science coprologique et phallologique était tombé à ses yeux au rang de petit ogre folklorique et fictif, échappé à quelque conte de grand-mère. Il était éclipsé par l’autre, l’ogre de Rastenburg, qui exigeait de ses sujets, pour son anniversaire, ce don exhaustif, cinq cent mille petites filles et cinq cent mille petits garçons de dix ans, en tenue sacrificielle, c’est-à-dire tout nus, avec lesquels il pétrissait sa chair à canon.
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Depuis Stalingrad et le discours de Goebbels au Sportpalast invitant toute la population à s’engager fanatiquement dans la guerre totale, l’atmosphère s’était alourdie à Rominten. Les nouveaux appels sous les drapeaux avaient creusé des vides. On pensait de moins en moins aux plaisirs de la chasse et de la table, de plus en plus à cette grande mêlée qui rougeoyait à l’est, et dont on n’était plus sûr de demeurer à l’écart. Les bombardements aériens commençaient à inquiéter, et, le train blindé offrant une meilleure protection que le pavillon de chasse, dépourvu d’abri antiaérien, Göring espaçait ses visites à la Réserve.
Un jour l’Oberforstmeister fit savoir à Tiffauges que le personnel devant être réduit au strict minimum, il allait devoir le remettre à la disposition de l’Arbeitseinsatz de son Stammlager de Moorhof. Toutefois, s’il avait un souhait à formuler, la proximité du deuxième personnage du Reich pourrait sans doute aider à l’exaucer. Alors Tiffauges rappela la chasse de janvier à laquelle avait été convié le général comte von Kaltenborn, sa courte visite à la forteresse sur le chemin du retour, et il demanda s’il ne pourrait être affecté à la napola, comme chauffeur ou palefrenier. L’Oberforstmeister fut surpris d’entendre son factotum, toujours si taciturne et si docile, formuler des vœux aussi précis.
— Compte tenu des dernières réquisitions, lui dit-il, je serais surpris que la direction de la napola ne profite pas de cette occasion d’acquérir un travailleur recommandé par le Maréchal du Reich, et de surcroît non mobilisable ! Je vais régler ça par téléphone.
Quinze jours plus tard, Tiffauges avait sa feuille de route pour Kaltenborn, et il quittait Rominten avec Barbe-Bleue, affecté lui aussi à la napola.