Ce fut à la fin de sa convalescence, au printemps, qu’il se trouva pour la première fois seul avec donna Lucrezia. Il était allé lui rendre des disques et des livres, ce roman français, La Chartreuse de Parme. Elle lui demanda ses impressions de lecture.
— Moi, dit-elle, j’ai relu dix fois La Chartreuse.
Il répondait peu. Même avec ses camarades d’études, à Naples, il est avare de mots, habitude prise en face de son père dont il se défie toujours. Il écoutait et regardait donna Lucrezia qui se déplaçait imprévisiblement dans le salon, de la bibliothèque au tourne-disques, du bar, « un verre de cognac français ? », à la lampe à pied qu’elle allumait, au commutateur du lustre qu’elle fermait, au fauteuil de cuir qu’elle poussait sous la lampe, tout en parlant de ce roman, tellement à l’aise, belle femme, forte mais pas du tout appesantie comme les belles femmes du Sud, majestueuse et simple, simplement majestueuse.
Il avait soudain pris conscience que c’était sous les traits de donna Lucrezia qu’il avait imaginé la Sanseverina, tout le temps qu’il avait lu le roman français.
— J’aurais cru, dit-elle, que vous aimeriez davantage Stendhal, que ce serait un choc, une révélation…
— Je comprends mal Fabrice, dit-il.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-elle vivement.
— Il me semble… commença-t-il.
Il n’avait pas encore formulé cela, même pour lui-même. Il resta en suspens.
— Il vous semble ? insista-t-elle.
— Il me semble, dit-il, qu’à la place de Fabrice, ce n’est pas Clélia que j’aurais aimée.
Elle le regarda avec curiosité.
— Vous n’aimez pas les jeunes filles ?
— Je ne sais pas, dit-il.
— Je vois, dit-elle, vous auriez préféré la petite Marietta.
— Marietta ?
— Oui, dit-elle, la comédienne dont Fabrice blesse le protecteur d’un coup d’épée.
— J’avais oublié, dit Francesco.
Ses yeux rencontrèrent ceux de Lucrezia.
— Non, insista-t-il, j’aurais aimé la Sanseverina.
Il s’était aussitôt senti rougir.
Arrivé à la pinède, côté Schiavone, il passa en seconde et tourna dans un sentier qu’il suivit, l’espace de trois cents mètres, cahotant aux buttes de terre battue. Puis il cacha la Vespa dans un buisson et poursuivit à pied.
La pinède couvre toute l’étendue du promontoire qui ferme vers l’est la baie de Porto Manacore. La route le coupe à la base. À la pointe, les pêcheurs ont édifié un trabucco. La pinède n’est fréquentée que par les résiniers, n’est traversée que par les pêcheurs qui vont au trabucco. Les estivants restent sur les plages, à proximité de Schiavone et de Porto Manacore. Les pêcheurs prennent toujours le même chemin et, au mois d’août, les pots de résine sont vides, pas de résiniers. L’isthme et la pinède sont les seuls lieux déserts de la région ; pour gagner l’isthme, il faut franchir le déversoir du lac, sur l’unique pont, au pied de la villa de don Cesare, sous le regard de ses gens et toute la ville le sait aussitôt ; voilà pourquoi Francesco Brigante et donna Lucrezia ont choisi la pinède pour leur premier rendez-vous d’amour.
Francesco longea d’abord la pinède, côté Schiavone, en bordure d’un chaume. Il croisa une bande d’ânes en liberté, puis un troupeau de chèvres. Des taons lâchèrent les ânes pour s’attacher à lui. Il coupa une branche de myrte pour écarter les taons. Le soleil montait rapidement vers le zénith.
Ce premier tête-à-tête qu’il avait eu avec donna Lucrezia et au cours duquel il avait dit que s’il avait été Fabrice il aurait préféré la Sanseverina, n’avait duré qu’une demi-heure. Dans le même instant, il s’était dit à soi-même : « J’aime donna Lucrezia. » Trois mois plus tôt, il n’aurait pas pensé possible qu’un garçon comme lui pouvait aimer une femme comme donna Lucrezia. Tel avait été l’effet de la lecture des romans français.
Après quoi, il n’avait plus été capable de répondre un mot aux questions désinvoltes de la femme du juge. Elle le regardait avec curiosité, « une intense curiosité », pensa-t-il ; le regard de donna Lucrezia exprime toujours avec intensité ce qu’elle pense et ce qu’elle sent.
Il s’était levé et avait gardé un instant dans sa main la main qui lui avait été tendue.
— Allez-vous-en, avait-elle dit.
Pendant les trois semaines qui avaient suivi, il l’avait aimée comme aiment les héros des romans du siècle dernier. Il la rencontrait dans les salons de Porto Manacore ; ils ne s’étaient jamais rencontrés si souvent ; il parlait encore moins qu’auparavant, elle tombait dans les mêmes silences que lui, ils restaient assis côte à côte, près des tourne-disques, tandis que les autres dansaient ou jouaient au bridge, prononçant seulement le nom des disques que l’un proposait à l’autre d’entendre. Mais il pensait sans cesse à elle, imaginant des promenades à deux dans les rues de Milan, des serments d’amour sur les rives de l’Arno, à Florence, des baisers au bois de Boulogne, à Paris, jamais rien à Porto Manacore ni même à Naples ; cet amour-là n’était imaginable que dans un autre monde que celui qu’il connaissait, dans un temps et un espace différents, au siècle précédent, ou au nord du Tibre.
À la fin de la troisième semaine, il fallut retourner à Naples, il alla lui dire adieu, il la trouva seule.
Ils restèrent en silence, debout, l’un en face de l’autre. Il n’avait rien prémédité.
— Je vous aime, dit-il.
— Moi aussi, dit-elle.
Elle s’appuya à lui et posa la tête sur son épaule.
Donna Lucrezia et Francesco Brigante se sont donné rendez-vous à l’entrée d’une caverne voisine de la pointe au trabucco. Le promontoire est bombé en son centre ; côté Schiavone la pinède descend par ressauts vers une plaine à blé dont Francesco suit en ce moment la lisière ; côté baie de Manacore, la pinède casse net à la crête d’une haute falaise qui tombe à pic sur la mer. Plusieurs torrents d’hiver ont creusé un lit abrupt dans la pinède et la falaise ; c’est sur une petite plage, à l’issue d’un de ces torrents, que s’ouvre la caverne.
Partant de la colonie de vacances, c’est-à-dire de la base du promontoire, côté Manacore, donna Lucrezia est donc obligée de commencer par escalader la pinède, jusqu’à hauteur de la crête de la falaise.
Elle monte lentement, parce que la pente est raide. Le soleil approche du zénith. Les aiguilles de pins grésillent. Les parfums – le thym, la lavande, les menthes poivrées, l’origan qui colle à la peau comme une huile – sont si denses qu’ils paraissent prendre corps ; ils freinent sa marche comme si elle devait se frayer un chemin dans un sous-bois touffu. Elle monte d’arbre en arbre, s’accrochant parfois à un tronc écailleux, glissant parfois sur les aiguilles de pin, mais se reprenant aussitôt, dans le brasillement à la surface de la peau que provoque la chaleur sous les pins, faisant front à la chaleur, à la pesanteur, aux agrippements des parfums, comme il est dans sa nature de toujours faire front.
La première fois que Francesco s’était trouvé en tête à tête avec elle, quand il lui avait dit qu’à la place de Fabrice il aurait préféré la Sanseverina à Clélia, sa curiosité avait été piquée. N’ayant encore jamais pensé à s’imaginer Sanseverina, elle n’avait pas décelé dans la préférence du garçon un aveu déguisé. Mais ayant pris de son mari le goût des conversations intelligentes, elle avait essayé de l’obliger à expliquer ses raisons.
C’est dans les minutes qui suivirent que quelque chose de nouveau se noua, né de la gaucherie de Francesco. Il ne répondit pas aux questions. Elle n’en fut pas surprise. Le silence constituait l’un des attributs du fils de Brigante, au même titre que ses larges épaules, ses yeux bleus à fleur de visage, son maintien réservé, son air d’assurance grave. Mais brusquement son silence avait changé de nature. Il était devenu angoissé, angoissant, comme le manque d’air dans la baie de Manacore, le vide entre la montagne et les bras repliés du libeccio et du sirocco qui se heurtent du poing au large, comme le silence de la baie, envers de la tempête du large, face au creux de la tempête qui, là-bas, secoue d’invisibles cheveux sur d’invisibles bateaux.
Lucrezia n’avait encore jamais raisonné des humains qu’avec la tête ; mais elle avait senti ce silence-là au creux de la poitrine, lieu des angoisses. Lorsqu’en partant Francesco avait un instant retenu sa main, l’angoisse était brusquement tombée dans le ventre. La voilà devenue femme.
— Allez-vous-en, avait-elle dit.
Elle s’était aussitôt reproché cette sotte phrase comme un provincialisme. Francesco était déjà parti.
Au cours des trois semaines qui avaient suivi elle avait courageusement fait face à la situation nouvelle. Elle était désormais femme, avec un corps de femme susceptible d’être ému, et elle aimait, exactement comme si elle était née non dans un pays où l’on est toujours désoccupé, mais en Italie du Nord, en France, dans la Russie d’Anna Karénine, dans l’Angleterre de Mansfield. Elle en tira aussitôt les conséquences, non pas à la manière de telle ou telle des héroïnes qu’elle admirait mais qui ne servaient qu’à l’éclairer sur son sentiment, mais dans son style à elle. Elle n’envisagea absolument pas de s’organiser pour rencontrer en cachette Francesco Brigante, pour l’avoir pour amant, pour être sa maîtresse, pour s’accommoder d’un amour adultère. Non. Puisqu’elle l’aime, elle vivra avec lui ; puisque l’Italie du Sud est hostile aux amours illégitimes, ils partiront pour le Nord ensemble ; et puisqu’ils n’ont pas d’argent, ils travailleront.
Elle ne se posa pas la question : est-ce qu’il m’aime aussi ? Est-ce qu’il est prêt à partir avec moi ? Puisqu’elle aimait, il était évident qu’elle était aimée. À dix-huit ans, elle n’aurait sans doute pas été si sûre d’elle-même. À vingt-huit ans, elle mit au service de son amour toute son énergie de femme grande, forte et désoccupée.
De déduire froidement les conséquences de son amour ne l’empêcha pas d’aimer avec exaltation. Au contraire. Elle se répétait toute la journée avec exaltation : « J’aime Francesco Brigante, son visage respire la force d’âme, il est beau, il marche avec l’assurance tranquille des hommes véritables, sa discrétion révèle un cœur sensible et délicat, je ferai son bonheur. » Elle se félicita d’être prête à abandonner ses enfants, sans regret, pour faire le bonheur de son amant. Elle fut heureuse pendant ces trois semaines à un degré qu’elle n’atteindra plus jamais.
Elle ne se fit pas scrupule du chagrin qu’éprouvera vraisemblablement le juge Alessandro, son mari. C’étaient les lectures dont il l’avait nourrie et ses conversations qui l’avaient préparée à connaître toutes les nuances de la passion ; c’était à la paix et à la solitude qu’il lui avait organisées, au sortir de l’appartement de Foggia, qu’elle devait le surcroît de forces qui nourrissait son exaltation. Qu’elle y eût réfléchi n’eût d’ailleurs rien changé à sa décision. Sans le savoir, le juge Alessandro l’avait formée à l’amour qu’elle devait éprouver pour un autre ; pendant dix ans, il avait élevé Lucrezia, maintenant qu’elle était majeure, elle éprouvait l’impérieux besoin de le quitter ; elle détestait son tuteur de lui rappeler sa faiblesse dépassée.
Quand elle se trouva de nouveau en tête-à-tête avec Francesco, trois semaines après qu’il lui eut tenu la main un peu plus longtemps que d’habitude et que cette pression légèrement prolongée de la main de Francesco lui eut révélé à elle-même qu’elle était une femme comme les autres, avec les mêmes soudains mouvements du sang qui poussent à s’ouvrir à l’homme, elle trouva absolument naturel qu’il lui dît :
— Je vous aime.
Et elle répondit tranquillement :
— Moi aussi.
Puis elle appuya la tête dans le creux de son épaule. Il est un peu plus grand qu’elle. Tout était en ordre.
Elle a fini d’escalader la pinède et s’est engagée sur un sentier qui suit la crête de la falaise. Maintenant qu’elle a mis de la distance entre elle et les regards des hommes du Sud, elle marche d’un grand pas tranquille, dans le soleil de onze heures du matin en août, le solleone, le soleil-lion.
Toute la baie de Manacore tient dans son regard, fermée et compartimentée.
Quant aux compartiments : à l’ouest, le lac, le marais, les collines à chèvres, les olivaies, toutes les nuances du vert ; l’isthme, droit comme un trait tiré à la règle, les sépare de la mer. Au sud, blanc sur blanc, les terrasses de Porto Manacore, juchées les unes sur les autres, le sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria au sommet de la ville, la jetée rectiligne à la base. Du sud vers l’est, le moutonnement des collines plantées d’orangers et de citronniers, vert sombre, presque noir.
Quant à la fermeture : côté mer, l’horizon est strictement clos par le banc des nuages que pousse le libeccio et que maintient le sirocco, gris, gris-noir, gris-blanc, plomb, cuivre. Côté terre, la montagne se dresse sans faille, derrière les collines à chèvres, les jardins et la pinède, monumentale falaise aux coulées rougeâtres, crêtée, à mille mètres, d’un trait sombre, une antique vétuste forêt aux arbres multicentenaires, la forêt qu’on nomme majestueusement Umbra, de l’Ombre.
Par le ciel non plus on ne s’échappe pas. Le soleil, maintenant presque à l’aplomb de la baie, ferme l’issue d’en haut, enveloppant dans son or brûlant sa fille, donna Lucrezia.
Francesco Brigante s’est jeté dans la pinède et grimpe en haletant vers la crête du promontoire, sous les traits du soleil-lion, sous les piqûres des taons des chèvres et des taons des ânes.
Après qu’il eut dit à donna Lucrezia qu’il l’aimait et qu’elle eut répondu « Moi aussi », ils étaient restés un long moment debout l’un près de l’autre, elle, la tête appuyée sur son épaule, lui, n’osant pas l’étreindre, embarrassé de ses bras. La servante avait fait du bruit dans la pièce voisine, ils s’étaient séparés ; elle était entrée. Le juge Alessandro était arrivé et avait demandé à sa femme de leur offrir un verre de cognac français ; ils avaient parlé jazz, Lucrezia préfère le New Orleans, Francesco le bop et le juge Beethoven. Francesco était rentré chez lui, sans avoir entendu répéter par donna Lucrezia qu’elle l’aimait, et il était reparti le lendemain pour Naples, sans l’avoir revue.
À Naples, il ne remit pas en question une passion qui lui faisait d’autant plus honneur qu’elle était partagée, et qui avait tant de cautions littéraires. Le hasard voulut qu’il tombât, dans le grenier du curé, sur une traduction d’Anna Karénine, qu’il lut d’un trait, découvrant que l’adultère promet aux grandes dames un destin tragique ; il eut du chagrin pour donna Lucrezia, mais sa vanité fut satisfaite.
Tout en préparant son examen de droit, il s’interrogeait sans fin. Pas question d’avoir pour maîtresse, à Porto Manacore, la femme du juge. Il ne trouvera pas dans toute la ville une seule porte qui ferme à clef ; c’est la règle dans toute cité dont le nombre des habitants est plusieurs fois supérieur au nombre des pièces habitées. La plage est sous l’œil de la route, les jardins sous les yeux des autres jardins et les olivaies sous les yeux de tout le monde. Les forestiers qui parcourent à cheval la forêt de l’Ombre, gens de montagne et gens de l’ombre, quand ils découvrent des amants, battent l’homme au nom de Dieu et prennent la femme au nom du diable ; on ne peut pas se plaindre aux carabiniers, l’adultère n’étant pas seulement un péché mais aussi un délit, puni par la loi ; les carabiniers d’ailleurs évitent de contrarier les hommes de la forêt. Les collines sont sous l’œil des gardiens de chèvres, le marais sous l’œil des pêcheurs et les barques qui prennent la mer sous tous les yeux de la côte. Ils pourront se rencontrer dans la pinède, à condition d’y aller séparément, tous les chemins qui y mènent passant sous toutes sortes d’yeux, et une seule fois, car une seconde fois la coïncidence serait remarquée. Francesco, qui n’avait jamais été plus loin que Naples, n’avait jamais vu de campagne sans yeux ; cela l’empêchait de comprendre tout à fait beaucoup de romans français : comment les amants pouvaient-ils trouver la solitude dans des bois, des prairies, des champs ? comment une haie peut-elle ne pas avoir d’yeux ?
Il pensait donc qu’il lui faudrait rencontrer sa maîtresse ailleurs que dans le Sud. Mais il est dans la dépendance de son père pour l’argent, pour le temps, pour les voyages. Il n’en finissait pas de retourner le problème. Il n’y trouvait que des solutions qu’il ne jugeait ni raisonnables, ni réalisables ; par exemple : enlever donna Lucrezia, l’emmener dans le Nord, vivre avec elle à Gênes, à Turin ou à Milan, travailler pour gagner leur vie à tous les deux, il est fort, il peut gâcher le mortier pour les maçons, décharger des wagons, charger des navires, casser des pierres le long des routes.
Il prit prétexte de la Fête-Dieu, jour férié dans la république démochrétienne, pour aller à Porto-Manacore. Il réussit à rester une demi-heure seul avec Lucrezia, chez elle. Ce fut leur troisième tête-à-tête. Au cours du premier, il l’avait comparée à la Sanseverina et avait pressé sa main. Au cours du deuxième ils s’étaient avoué leur amour.
Il lui expliqua qu’il ne pouvait plus vivre sans elle, qu’elle devait le suivre, il ne savait pas où, n’importe où.
Elle l’écouta silencieusement, fixant sur lui des yeux de feu.
Alors il raconta ses rêves insensés, ses projets d’enlèvement, de vie à deux dans le Nord, de travail manuel. Elle déclara le projet parfaitement raisonnable, sauf le choix du métier. Il a deux certificats de droit, il en aura bientôt trois, il lui sera facile pour commencer de gagner un peu d’argent comme clerc d’avoué ou de notaire ou comme conseiller juridique, tout en poursuivant ses études. Elle y avait déjà pensé et elle indiqua la marche à suivre. Le juge Alessandro est fort lié, amitié d’enfance, d’école et de faculté, avec l’agent à Naples d’une grande firme de Turin ; Francesco ira trouver cet homme de la part du juge (on ne vérifie jamais ces choses-là) ; il lui dira qu’il se trouve brusquement dans l’obligation de gagner sa vie, qu’il a une famille émigrée au Piémont, une mère veuve, des sœurs cadettes, n’importe quoi, tout ce qu’il voudra, mais qu’il est obligé de gagner sa vie à Turin. Quelques jours plus tard, donna Lucrezia écrira elle-même à l’homme, toujours de la part du juge, en insistant pour qu’il s’occupe de Francesco ; ensuite elle surveillera le courrier que le facteur monte au quatrième, à l’heure où son mari est au tribunal. Si l’affaire ne réussit pas, elle trouvera autre chose ; elle ne manque pas de solutions de rechange.
Francesco fut tellement étonné qu’il en oublia de serrer dans ses bras celle qu’il appelait déjà sa maîtresse, quoiqu’il ne lui eût pas encore donné un baiser.
Il grimpe, suant et soufflant, entre les pins qui protègent mal du soleil-lion, dans les parfums qui entêtent, poursuivi par les taons. Il a maladroitement choisi la pente la plus raide. Il n’est pas entraîné à courir la pinède en plein midi. C’est un garçon d’étude, à la peau blanche comme sa mère. Il se demande pourquoi donna Lucrezia a choisi pour lui donner rendez-vous, entre toutes les cavernes de la falaise, roche calcaire percée de part en part, la caverne la plus proche de la pointe du promontoire, c’est-à-dire celle qui les oblige l’un et l’autre à faire le plus long chemin à pied. Souffler lui fait perdre son assurance qui tient dans l’habitude prise, par méfiance de son père, de parler lentement, en ménageant le souffle.
Quand il était sorti de son troisième tête-à-tête avec sa maîtresse, sans avoir encore reçu un baiser d’elle, son sort était décidé.
À Naples il alla chez l’ami du juge, qui le reçut avec bienveillance et qui fut favorablement impressionné par son silence et sa placidité, si étrangers aux habitudes napolitaines. Trois semaines plus tard, l’homme le convoqua ; il avait reçu tout à la fois la recommandation pressante de donna Lucrezia, un mot qu’elle avait réussi à obtenir de l’évêque de Foggia par l’intermédiaire d’une parente et une réponse de Turin, favorable en principe, mais demandant des précisions sur les études du jeune homme. Tout se déroulait exactement comme sa maîtresse l’avait annoncé.
Ce fut ce même mois qu’elle commença d’intervenir dans les rêves de son sommeil, – pas encore dans ses rêves éveillés. Depuis sa première enfance, ses rêves du sommeil développaient le même thème : il était poursuivi, – avec toutes sortes de variantes : dans un escalier et les marches se dérobaient sous lui ; sur un plateau et chaque pas le rapprochait d’un vertigineux à-pic ; n’importe où et c’étaient ses jambes qui devenaient molles et refusaient de lui obéir. Il voyait rarement le visage de celui qui le poursuivait, mais il savait obscurément, comme on sait ces choses-là dans les rêves, que c’était son père, Matteo Brigante. Quelquefois il l’entrevoyait, rien que les deux petits yeux au regard dur et la mince moustache noire. Dans le moment même où son persécuteur, son père, visible ou invisible, était sur le point de l’atteindre, l’angoisse qui avait accompagné tout le rêve grandissait démesurément. C’était une angoisse louche, mêlée de plaisir, analogue à ce qu’il ressentait lorsque son père – cela dura jusqu’à treize ans – le punissait en le cinglant avec une lanière de cuir, froidement, en comptant les coups, ou en l’obligeant à les compter, comme il estime qu’on doit châtier un enfant pour l’élever bien et qu’il soit un jour maître de soi-même, capable de défendre son héritage contre les hommes de loi ; il faut lui faire entrer la loi dans la peau. À son sommet insupportable, l’angoisse le réveillait, quelquefois dans le même sursaut que l’amour, douloureux et délicieux.
Or ce mois-là (qui suivit la Fête-Dieu et son troisième tête-à-tête avec celle à qui il accordait le nom de maîtresse) le persécuteur de ses rêves prit un visage ambigu, donna Lucrezia se dessinant désormais dans les traits de Matteo Brigante, comme l’insecte ailé dans la chrysalide en train de muer, l’un et l’autre distincts et consubstantiels, comme il arrive dans les rêves, les yeux froids et impérieux de son père, les yeux brûlants et impérieux de sa maîtresse, les yeux froids-brûlants de son père et de sa maîtresse.
Il a atteint la crête du promontoire. Il marche à grands pas, dans le soleil-lion, sur le sentier de crête. Il est plein de colère contre donna Lucrezia qui a choisi absurdement le lieu de leur rendez-vous. Les taons continuent de le poursuivre, il est plein de colère contre les taons, contre son père qui l’oblige à prendre tant de précautions et contre sa maîtresse qui, en l’obligeant à cette marche exténuante, lui a fait perdre le souffle, son souffle mesuré, cet illusoire contrôle de soi-même.
Dès que Francesco l’eut quittée, à la fin de leur troisième et dernier tête-à-tête, sans l’avoir serrée dans ses bras mais après avoir approuvé tous ses projets, donna Lucrezia s’était écriée :
« Il m’aime, comme je l’aime ! »
Elle marche à grands pas tranquilles vers la caverne où elle lui a donné rendez-vous, le long du sentier qui suit la crête de la falaise et qui tantôt s’abaisse vers de petites plages de galets, qu’elle aperçoit à ses pieds entre les branches des arbousiers, et tantôt remonte vers la pinède. Lui, il marche à grands pas haletants, parallèlement à elle, plus haut sur le sentier de crête du promontoire.
Au début de juillet, quand il était revenu à Porto Manacore pour les vacances universitaires, donna Lucrezia avait cherché un agent de liaison. Impossible de bâtir leur avenir en comptant sur des tête-à-tête de hasard ou en chuchotant près des tourne-disques dans les salons des notables ou sur la plage, autour des parasols des femmes des notables. Même pour organiser un rendez-vous comme celui où ils se rendent à présent, il faut au préalable s’écrire. Et pas question de la poste restante, encore moins pour elle que pour lui, toute la ville aurait su aussitôt que la femme du juge avait une correspondance secrète.
Son premier mouvement, puisque la décision était prise, eût été d’avertir son mari qu’elle allait le quitter et d’exiger, avant son départ, au moins la liberté de la correspondance. Elle ne se laisserait pas ébranler par ses plaintes. Elle l’avait souvent entendu s’indigner que la législation italienne refusât le droit au divorce, honteux exemple de la dictature des prêtres. Elle le lui rappellerait. Elle ne craignait pas le débat, mais elle se méfiait de lui, depuis qu’il avait exigé qu’elle envoyât leurs enfants au catéchisme et depuis qu’il avait condamné les ouvriers agricoles qui avaient occupé les terres. Il était bien capable, estima-t-elle, de se servir de moyens légaux, directs ou indirects, pour l’empêcher de partir ou pour persécuter Francesco ; la loi italienne est pleine de traquenards pour les amants ; et des règlements de police permettent d’empêcher un homme du Sud de travailler dans le Nord. Elle craignait aussi qu’il n’avertît Matteo Brigante, certainement peu disposé à se laisser ravir son fils par une femme adultère. Elle-même, elle se sentait capable de briser tous les obstacles. Mais elle avait craint que Francesco restât pris dans les triples rets du juge, du commissaire et de Matteo Brigante, dans la machinerie équivoque des pouvoirs légaux, illégaux et paralégaux. Donc, garder le secret.
Restait à trouver un agent de liaison pour correspondre avec Francesco. Elle avait passé en revue les femmes qu’elle fréquentait, sans se résoudre à se confier à l’une d’elles ; elle les méprisait sans distinction. Au demeurant, les femmes des autres notables n’étaient pas moins surveillées qu’elle.
Elle avait choisi Giuseppina, la fille du quincaillier, parce qu’elle avait tout de suite trouvé comment l’acheter.
À vingt-cinq ans, Giuseppina ne pouvait plus espérer se marier, surtout sans dot (le quincaillier n’avait pas fini de payer son fonds). Elle devait borner son ambition à devenir la maîtresse en titre, tolérée sinon reçue, d’un veuf, d’un cadet soucieux de ne pas avoir d’enfants légitimes qui disputent un jour l’héritage de la branche aînée (c’est à cette condition que le chef de famille lui fait une pension) ou d’un homme déjà marié mais d’assez de poids pour imposer un double ménage ou d’assez d’astuce pour convaincre sa femme de s’effacer. Qu’Anna Attilio retourne à Lucera, elle cédera au commissaire ; il lui installera une demeure où il se rendra aussi fréquemment qu’il en aura envie, mais elle n’aura plus le droit de venir à la préture ; tel est le code des convenances. Ces perspectives définissaient la situation particulière de Giuseppina dans la société de Porto Manacore ; on n’avait aucun scandale à lui reprocher et, les hommes étant unanimes à l’appeler « allumeuse », « petite garce », on pouvait même légitimement la supposer vierge ; on la recevait donc, au même titre que les autres filles de commerçants, mais déjà un peu en subalterne, par un reflet anticipé de sa future position en marge. On lui demandait de petits services : de garder les enfants, de faire des commissions, de tenir compagnie. En contrepartie de ces servitudes, elle jouissait de plus de liberté que les autres jeunes filles ; on n’était jamais surpris de la voir entrer ou sortir d’une maison ou circuler dans la ville à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Elle veillait aussi des malades. On ne la soupçonnait jamais d’une folie, toute la ville étant persuadée qu’elle ne cédera sa virginité qu’aux meilleures conditions et toutes garanties prises. Cette vierge folle est la créature la plus raisonnable du monde.
Pour ne pas entamer la sorte de respectabilité qui lui est propre, Giuseppina n’accepte de cadeaux que des femmes, en échange de ses menus services. C’est peu de chose. Et le quincaillier, obsédé par les traites de fin de mois, chicane sur les notes de couturières. Elle ne parvient pas à rivaliser d’élégance avec les filles des notables. Comme elle est adroite, la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas. Elle porte trois jupons superposés, comme la fille de don Ottavio, mais à un seul rang de dentelles.
Il était arrivé à donna Lucrezia aussi d’avoir besoin de Giuseppina, par exemple pour garder les enfants, quand la servante allait voir ses parents. Mais elle ne lui avait jamais fait de confidences, – et qu’aurait-elle eu à confier ? – n’écoutant même pas les potins de la jeune fille. Sa hauteur la confirmait donna, mais on ne l’aimait pas. Il lui coûta énormément d’être obligée de demander à Giuseppina de servir de messagère entre elle et un garçon de vingt-deux ans. Ce fut le premier sacrifice que sa fierté consentit à son amour. Voici comment elle s’y prit.
Elle trouva un prétexte pour descendre chez Anna Attilio, la femme du commissaire, sa voisine d’en dessous, à la fin de l’après-midi, à l’heure où Giuseppina s’y trouvait habituellement. Donna Lucrezia et Anna Attilio entretenaient des relations de bon voisinage, sans plus. Après quelques phrases sur les enfants :
— Je vais chez Fidelia…
Fidelia est la marchande de nouveautés, la plus belle vitrine de la rue Garibaldi.
— Tu m’accompagnes ? demande-t-elle à Giuseppina.
Jusque-là tout était normal. Il est dans les fonctions de Giuseppina d’accompagner. Elle ne lui dit pas un mot pendant le trajet de la préture au magasin de Fidelia. Le cœur lui battait plus qu’il ne lui a battu ce matin, quand elle s’est jetée dans le sentier de la pinède, derrière le portique de la Colonie de vacances, pour aller rejoindre son amant. Pour éviter toute complicité qui d’avance lui soulevait le cœur, elle avait décidé d’acheter Giuseppina avant de lui demander service.
Quelques jours plus tôt, elle avait entendu, chez Anna Attilio, Giuseppina se plaindre de ne pouvoir acheter un maillot de bain en lastex. La honte de la jeune fille, contemporaine de Lollobrigida et de Sophia Loren, était d’avoir de petits seins. Or nulle autre matière ne permet mieux que le lastex, pensait-elle, de dissimuler les armatures qui tendent et grossissent les seins. Mais un maillot en lastex coûte de six à douze mille lires, c’est-à-dire de soixante à cent vingt litres de vin, d’un demi-mois à un mois de travail d’ouvrier agricole, beaucoup trop pour la fille du quincaillier.
Chez Fidelia, donna Lucrezia choisit au hasard un maillot de lastex.
— Il te plaît ? demanda-t-elle à Giuseppina.
— Stupendo, répondit Giuseppina. Mais il est certainement un peu petit pour vous.
— C’est ta taille.
Giuseppina fixa sur elle ses grands yeux noirs, un peu égarés, de malarique.
— Tu me feras plaisir d’accepter, dit Lucrezia.
Elle crut surprendre dans sa voix un ton d’humilité et en fut furieuse.
— Décide-toi ! continua-t-elle, sur le ton de la colère.
Giuseppina étudiait son visage.
— Enveloppez-nous ça, dit Lucrezia à Fidelia.
— Non, dit Giuseppina, je préfère le bleu pâle.
Elle fixait toujours donna Lucrezia.
— Je suis plus noire que vous, dit-elle. Le bleu met en valeur le hâle.
Giuseppina prit sur elle la mesure du maillot bleu pâle et l’estima trop grand. Elle en essaya un autre, revint au premier.
Donna Lucrezia attendait, immobile, droite, silencieuse. Giuseppina n’arrivait pas à se décider. Fidelia les observait. Giuseppina bavardait des couleurs et des peaux, et scrutait le visage de Lucrezia. Enfin elle fit son choix. La femme du juge paya huit mille lires. Giuseppina prit le paquet.
Dès qu’elles furent dans la rue :
— Tu connais Francesco Brigante ? demanda Lucrezia.
— Bien sûr.
— Tu peux le voir seul ?
— Je m’arrangerai.
— Tu lui porteras une lettre et tu me rapporteras la réponse.
— Quand vous voudrez.
— Tu monteras demain matin prendre la lettre chez moi.
— Oui, dit Giuseppina. Avant midi. Avant que monsieur le juge monte.
— Oui, dit Lucrezia.
Elle firent le reste du chemin en silence. Quand elles furent devant la préture, Giuseppina :
— Nous dirons à tout le monde que c’est mon père qui m’a offert le maillot.
— Oui, dit Lucrezia. Je te remercie.
Quand le soir même donna Lucrezia raconta rapidement son exploit à Francesco, rencontré par hasard sur la Grande Place, au milieu de dix personnes qui essayaient de saisir ses paroles :
— Un maillot de huit mille lires, chuchota-t-il. C’est beaucoup trop. Vous vous la seriez attachée pour la vie avec un soutien-gorge à trois mille lires. Maintenant, elle va se croire des droits.
« Pauvre enfant, se dit-elle, il n’est pas encore libéré des manières de penser de Porto Manacore. »
Le juge et sa femme dépensent peu. Ils n’ont jamais pensé à changer la Topolino, sortent rarement et mangent n’importe quoi, ni l’un ni l’autre n’y attachant d’importance. Les couturières agacent donna Lucrezia et, sur elle, une robe de confection achetée en cinq minutes à Foggia, prend de l’allure. Les livres, les disques, le cognac français sont offerts par les parents du juge, qui tirent un honnête revenu de quelques terres dans le Tavoliere ; l’huile et le vin sont pris sur les redevances de leurs métayers. Ainsi, malgré la modicité d’un traitement de magistrat de la dernière catégorie, il reste parfois, à la fin du mois, quelques billets, dans le tiroir où Lucrezia jette pêle-mêle l’argent de la maison. Quand arrive l’argent frais, elle met le reliquat du mois précédent, sans le compter, dans une boîte de fer du même type que celles où le juge collectionne les témoignages de l’imbécillité contemporaine. Quand elle a décidé de partir, elle a ouvert la boîte et compté cent quatre-vingt-douze mille lires, – de quoi acheter deux douzaines de maillots en lastex. Elle s’est sentie très à l’aise.
À la pointe du promontoire, non loin de la caverne où donna Lucrezia a donné rendez-vous à Francesco, les pêcheurs ont édifié un trabucco, il y a de cela mille ou deux mille ans.
Un trabucco est une machine à pêcher, composée essentiellement par un ensemble de mâts lancés au-dessus de la mer, déployés en éventail parallèlement au flot et dont les pointes tiennent suspendu, soit dans l’air, au repos, soit dans l’eau, en action, un immense filet polygonal.
La manœuvre du filet est commandée par des câbles coulissant sur des poulies et enroulés sur des cabestans. Le nombre des mâts est égal au nombre de côtés du filet. Un maître câble, noué à chaque angle du filet, coulisse sur une poulie fixée à la pointe de chaque mât, et s’enroule autour d’un cabestan.
Le trabucco de la pointe Manacore est un des plus importants de la côte Adriatique : sept grands mâts, un filet à sept côtés, douze hommes d’équipage.
Lorsque le filet est immergé, – le piège à poissons tendu – un de ses sept côtés du polygone repose au ras du fond rocheux ; deux côtés sont tendus en oblique ; les quatre autres sont maintenus à la surface.
Ainsi, au début de la pêche, le filet est ouvert dans la mer, comme une mâchoire. Quand les cabestans tireront les câbles, la partie immergée remontera vers la surface : la mâchoire se refermera.
Les cabestans sont manœuvrés par les hommes, sans l’aide d’aucun moteur. Les hommes pèsent sur les bras des cabestans, en piétinant le sol, dans une marche circulaire, comme les chevaux aveugles qui faisaient tourner les anciens moulins ; les câbles glissent sur les poulies ; la mâchoire se referme plus ou moins vite, selon que la rotation des hommes est plus ou moins rapide.
Un homme de vigie se tient au milieu du mât central, soit debout et les mains accrochées à un filin, soit à cheval et le buste allongé, comme s’il galopait. Il demeure juché là, à la verticale du centre du filet, vingt mètres au-dessus de la surface de l’eau. La mer est transparente comme il n’arrive que dans le Sud, sur fond rocheux, dans une baie calme ; l’homme de vigie distingue donc clairement chaque détail du fond ; il tient dans son regard tout l’intérieur du filet et toute la profondeur de la mer, au-dedans et au-delà de la gueule béante. Il guette. Quand il verra une bande de poissons se diriger vers le filet, il donnera l’alerte et l’équipage du chalutier terrestre gagnera ses postes, autour des cabestans. En attendant, il a tout le temps de suivre le lent cheminement des méduses et des étoiles de mer et les jeux des rougets, à fleur de roches. La pêche au trabucco est une pêche à vue.
Les sept grands mâts lancés en éventail au-dessus de la mer sont amarrés au fond par des câbles lestés de pierres, et au rivage par d’autres câbles liés à des poteaux. Des filins unissent entre elles les pointes des mâts, pour maintenir constant leur écartement. Des cordes commandent à des dispositifs secondaires et à une épuisette géante dont le maniement exige quatre bras. Câbles, filins et cordes s’enchevêtrent de mille façons et forment comme un second filet, suspendu dans les airs, reflet dans le ciel du filet à poissons, tendu sous les flots, gueule ouverte.
Le trabucco déborde largement sur le rivage : édifices blancs maçonnés en forme de coupoles, abris pour les pêcheurs les jours de mauvais temps et resserres pour les caisses de poissons ; terrassements pour les treuils, poteaux, piquets, bittes de ciment ; et un balcon de bois, suspendu circulairement autour des rochers de pointe, vingt mètres au-dessus de la mer, évoquant par sa forme la poupe des anciens navires.
Les textes grecs et latins mentionnent l’existence sur cette portion du littoral Adriatique de gigantesques machines à pêcher dont la description correspond à celle du trabucco. Certains technologues en font remonter l’origine aux Phrygiens, d’autres aux Pélasges ; elle est probablement contemporaine de l’invention du filet, de la poulie et du cabestan.
Chaque année, le trabucco se renouvelle un peu. Après les grandes tempêtes, les pêcheurs remplacent un mât, changent un câble. Mais ni la technique ni la forme ne changent. Chaque année différent et toujours le même, comme un être vivant qui vieillit et reste identique à lui-même, le trabucco est là depuis des centaines et sans doute des milliers d’années.
Francesco maintenant descend en courant de la crête du promontoire, à travers la pinède.
La caverne où donna Lucrezia lui a donné rendez-vous s’ouvre au fond de l’anse la plus voisine de la pointe ; son entrée, sur une petite plage, est orientée à l’inverse du trabucco, à l’abri du regard des pêcheurs, protégée des yeux de l’homme de vigie par l’amoncellement de rochers dans lequel elle est creusée. On parvient à la petite plage par un creux de la pinède, lit d’un torrent d’hiver.
Francesco descend en courant vers l’anse. Il juge absurde le choix de Lucrezia. De toutes les cavernes de la côte pourquoi a-t-elle choisi la plus proche du trabucco, celle qui exige la plus longue marche à pied sous le soleil, celle où ils ont le plus de chance d’être découverts. À travers les pins, en descendant vers l’anse, il aperçoit les pêcheurs qui ne peuvent pas le voir, parce qu’il est caché par les pins. C’est quand même absurde de s’approcher si près d’eux. Par moments, il suspend son pas ; il a envie de rebrousser chemin. Mais d’avoir déjà fait tant de pas et d’être maintenant sur la descente l’emporte.
D’où est maintenant Francesco le trabucco ressemble aux machines de guerre de l’ancien temps, telles qu’on les voit sur les gravures des académies militaires. Une gigantesque machine de siège posée à la pointe du promontoire, dressée contre le banc de nuages que roule le libeccio et qui ferme l’horizon.
Donna Lucrezia, un peu en retard sur son amant, marche à grands pas tranquilles sur le sentier de crête de la falaise, cachée aux regards par les arbousiers.
Elle a choisi cette caverne-là plutôt qu’une autre parce qu’elle sait son nom. On l’appelle la caverne des Toscans depuis que des archéologues de Pise sont venus y faire des fouilles. Ils supposaient qu’elle avait servi d’abri aux navigateurs grecs, avant la fondation du port d’Uria, et ils espéraient y trouver des vases, des monnaies, des outils. Ils n’ont découvert que des ossements. Lucrezia y est venue avec son mari et don Cesare, du temps que les Toscans faisaient leurs fouilles et ils ont parlé avec eux de Polyphème et d’Ulysse ; c’était tout de suite après leur mariage ; ils s’intéressaient à ces choses.
Les autres cavernes n’ont pas de nom, du moins pour Lucrezia. Il ne fallait pas courir le risque que Francesco l’attende dans une caverne tandis qu’elle attendrait dans une autre. Elle a donc écrit : « La caverne des Toscans, près du trabucco, celle où les archéologues ont fait des fouilles. » Elle a souligné une fois « près du trabucco », deux fois « celle où les archéologues ont fait des fouilles ». Encore une habitude prise de son mari que celle de souligner les mots importants, mais qui correspond à son goût à elle de la précision. Puis elle a fait porter la lettre par Giuseppina.
Francesco est arrivé le premier sur la petite plage, au fond de l’anse. Le lit du torrent s’achève en abrupt ; il faut descendre les cent derniers mètres face à la montagne, en choisissant attentivement où poser les pieds, comme sur les barreaux d’une échelle, en s’accrochant aux saillants des rochers et aux buissons de câpres. Il a grogné : « Je ne suis pas un alpiniste » ; il a eu un mauvais sourire en pensant que donna Lucrezia à son tour devra passer par là ; puis il s’est reproché sa malice, indigne de son amour.
Une petite plage, cinquante pas de long, quinze pas de profondeur. Quand on longe la côte en barque, il faut savoir qu’elle est là pour la distinguer, mince bande de sable blanc, coincée contre la falaise, au fond de l’anse.
L’entrée de la caverne est énorme par rapport à l’étendue de la plage. Elle occupe tout le flanc de la crique, à l’envers du trabucco. C’est comme la bouche de la falaise, une gueule béante.
De la plage, Francesco a l’impression de saisir d’un seul regard tout l’intérieur de la caverne. Il en connaît de bien plus secrètes. Il pense que Lucrezia a manqué de bon sens en choisissant cette gueule ouverte à tous les regards. Une barque pourrait s’approcher de la côte.
C’est seulement quand il a pénétré dans la caverne qu’il distingue de nouvelles profondeurs, des trous d’ombre. Il faut d’abord que ses yeux s’habituent à l’obscurité.
Le sol est inégal, montueux sur la gauche, avec des ressauts, des redents, des pitons, des terrasses vaguement éclairées par une lueur qui semble sourdre du rocher. Vers la droite au contraire le sol s’effondre découvrant une seconde salle, profondément creusée dans les entrailles du promontoire, close vers le haut par une coupole de roches cahotiques dont le sommet se perd dans la nuit ; plus loin, on devine l’ouverture d’une troisième salle, au fond d’une tranchée creusée par les archéologues toscans.
Du fond de la première salle Francesco se retourne vers le jour. Dans l’ouverture dentelée s’inscrit toute la baie, noyée dans une sorte de brume par la réverbération du soleil, l’isthme, les olivaies de don Cesare, les terrasses blanches de Porto Manacore surmontées du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria, la plage, les jardins d’orangers et de citronniers. C’est de cette brume de chaleur que surgira donna Lucrezia.
Il fait froid dans la caverne. Le sol est humide, incertain sous le pied. Une odeur louche suinte des parois.
Francesco est attiré vers la gauche par la lueur qui semble sourdre des rochers. Il grimpe entre dents, redents et pitons jusqu’à une saillie, une minuscule terrasse. Il découvre alors un trou dans la paroi rocheuse ; c’est de là que provient la lumière.
Par cette ouverture, à gauche, au fond de la caverne, un peu au-dessus du niveau de la mer, il voit le trabucco. À deux ou trois cents mètres de lui. Il voit par en dessous l’éventail des mâts lancé au-dessus de la mer et toute la machinerie de câbles, de filins et de cordes. L’homme de vigie se tient debout au milieu du mât central, les bras appuyés en croix sur le filin de soutien, la tête penchée en avant, attentif à tout ce qui se passe dans les profondeurs sous-marines.
Accroupis sur le balcon de planches qui ceinture les rochers de pointe, les deux mousses scrutent aussi le fond de la mer.
Le reste de l’équipage est debout près des treuils, en état d’alerte.
Francesco pourrait croire que l’homme de vigie et les mousses, avec leur visage incliné vers la mer, c’est-à-dire dans sa direction, sont en train de le surveiller. Mais il sait qu’ils ne peuvent pas le voir puisqu’ils sont dans l’éclat du soleil-lion et lui dans la nuit de la caverne.
Sous les pieds de l’homme de vigie un fil soutient quelque chose qui se déplace dans les profondeurs de l’eau. Au gré de ce qui se déplace dans l’eau, le fil s’incline plus ou moins par rapport à la verticale et décrit à la surface de l’eau des cercles, des ovales, des arabesques, revient à l’aplomb de son attache au pied de l’homme de vigie puis s’en écarte à nouveau.
Francesco est allé assez souvent sur le trabucco, pour trouver aussitôt l’explication de ce qu’il voit. On est en train de pêcher le muge au rappel. C’est une des nombreuses pêches pratiquées du haut du chalutier terrestre et sans doute la plus fascinante. Voilà Francesco tout attentif.
Au début de la matinée ou peut-être la veille, les pêcheurs ont eu la chance de ramener dans leur filet un de ces poissons qu’on appelle en italien cefalo et en français, mulet sur la côte Méditerranéenne, muge sur la côte Atlantique.
Les muges l’un l’autre s’attirent. La difficulté n’est que de prendre le premier et qu’il soit gras, robuste, plein de vie, plein d’appel. Ce premier muge, qu’on nomme le richiamo, le rappel, est renvoyé à la mer, lié à un fil assez long pour qu’il se déplace librement à l’intérieur du filet, trop court pour qu’il puisse s’approcher des parois.
Francesco Brigante, comme les autres jeunes gens de Manacore, est allé assez souvent sur le trabucco, pour être capable d’imaginer très précisément ce qui est en train de se passer.
Un second muge va surgir (ou a déjà surgi), rejoindre le premier, celui qui est lié, le rappel, et coller à lui, un peu en retrait, la tête à hauteur des nageoires dorsales, exactement comme, au cours d’une course, un cycliste colle à un autre cycliste, roue avant dans la roue arrière. Le second muge va dessiner les mêmes cercles, ovales, arabesques, zigzags que le rappel, s’enfonçant avec lui vers les rochers, revenant avec lui à l’aplomb de l’homme de vigie, ralentissant puis accélérant comme lui, collé à lui.
Puis surgira un troisième muge qui collera au second, la tête à hauteur de la nageoire dorsale. Puis un quatrième, un cinquième, puis tout un peloton de muges qui courra, roue dans la roue, dans le sillage du rappel, décrivant sans fin les mêmes cercles, ovales, arabesques, zigzags.
À l’homme de vigie de savoir et de décider, rassemblant dans un jugement d’un instant toute l’expérience de sa vie de pêcheur au trabucco, à quel moment il doit crier « hisse ! oh ! hisse ! », pas avant que tous les retardaires aient rejoint le peloton, mais comment deviner quel serait l’effectif du peloton complet ? – pas après que le rappel épuisé par sa course inutile se soit abandonné soudain au bout du fil, inerte au pied de l’homme de vigie, et alors tout le peloton s’égaille, l’homme n’a pas le temps de crier « hisse ! oh ! hisse ! », tous les poissons sont déjà hors du filet.
Du trou creusé par les vagues d’hiver dans la paroi de la caverne, Francesco suit tous les mouvements du fil de rappel. Combien de poissons dans le peloton ? Par les yeux de l’imagination il voit les gros poissons noirs, luisants, à tête plate, à mâchoire large, où un trait blanc dessine comme une babine retroussée. La tête de Francesco oscille de droite à gauche, de gauche à droite, comme la tête de l’homme de vigie, comme les têtes des mousses qui suivent attentivement les mouvements du rappel. L’homme de vigie n’attend-il pas trop longtemps ?
Francesco prend conscience qu’il préférerait être sur le trabucco à suivre les mouvements du peloton de muges, le cœur battant, le souffle suspendu dans l’attente du cri qui fera se refermer la mâchoire du filet et alors les hommes courront autour des cabestans, il les aiderait – plutôt que de rester dans cette caverne à attendre sa maîtresse.
Il repousse aussitôt cette idée comme indigne de la passion dont il s’honore.
Il recule. Il se retourne. Donna Lucrezia marche sur la plage, haute, droite, dans sa robe à col montant, à manches longues, tout enveloppée de l’éclat du soleil-lion. Elle pénètre dans la caverne.
Les voici debout, face à face, à l’entrée de la caverne, dans le soleil réverbéré par la mer et le sable blanc de la petite plage.
Ils se regardent en silence.
Francesco porte un pantalon de toile bleue, étroit du bas, avec de grosses coutures sur la hanche, apparentes, au fil blanc, à la cow-boy ; une chemise à la toute dernière mode d’été, sans bouton pour fermer le col puisqu’on ne porte pas de cravate à la mer, mais fermée cependant, par une sorte de jabot, comme aux grands siècles ; les manches longues, roulées au-dessus du coude, effet de négligé.
Donna Lucrezia pense que quand ils vivront ensemble en Italie du Nord, bientôt, il faudra qu’elle le déshabitue de s’habiller à la dernière mode, surtout la dernière mode de Naples.
Lui, il est pris d’angoisse. Il pense que c’est la première fois qu’il se trouve dans un endroit écarté seul avec sa maîtresse, qu’il devrait la prendre dans ses bras et la couvrir de baisers. Mais elle le regarde, immobile, muette, strictement vêtue. Que doit-il faire ? Où est son devoir ?
— Je regardais le trabucco, dit-il.
— Comment pouviez-vous voir le trabucco ?
— On peut le voir de là-haut.
— Ils ne peuvent pas nous voir ? demanda-t-elle.
— Comment nous verraient-ils ?
— Vous étiez là depuis longtemps ?
— Non, répond-il.
Il est debout devant elle, lui offrant ses grands yeux bleus à fleur de tête.
Elle pense avec satisfaction qu’il n’est pas comme les autres hommes du Sud dont le regard en présence d’une femme s’allume aussitôt ou, si elle s’est mise en situation de ne pouvoir se défendre, devient condescendant, fiérot. Elle l’imagine dans un salon de Turin. Elle est satisfaite qu’il soit réservé, pas du tout méridional (sauf dans ses vêtements), presque anglais.
Pour lui, ce silence prolongé, cette immobilité deviennent insupportables. Il manque à un devoir ; il n’ose pas prendre sa maîtresse.
— Ils pêchent le muge au rappel, dit-il.
— Au rappel ? demande-t-elle.
Il explique comment on pêche au rappel. Sa voix est grave, bien posée, lente. Il parle par courtes phrases, avec des silences.
Elle pense que le juge Alessandro, son mari, ne s’intéresse qu’aux débats de conscience, aux idées générales et aux héros des temps révolus. Francesco parle d’une technique, tranquillement, en connaissance de cause ; c’est un homme véritable. Elle l’imagine adroit de ses mains (il ne l’est pas).
Lui, il pense que son devoir d’homme est de la serrer dans ses bras, de la renverser et de la prendre. Le sol de la caverne est mouillé, avec des traînées de moisissures. Il n’ose pas jeter par terre la grande et belle femme, strictement vêtue. Mais l’idée de la robe maculée le trouble.
L’homme de vigie crie :
— Hisse ! oh ! hisse !
Le cri lancé à pleine poitrine parvient jusque dans la caverne.
— Ils tirent le filet, dit-il.
Elle se tient face à lui, mais hors de portée de sa main. Elle ne bouge pas, comme si elle voulait garder du recul pour mieux le regarder. « Elle ne m’aide pas », pense-t-il.
— Vous voulez les voir ? demande-t-il. C’est très intéressant.
Elle pense : « Comme il est délicat. »
— Mais oui, dit-elle, je veux les regarder. C’est certainement très intéressant.
Il lui prend la main pour l’aider à grimper sur le redent, près du trou creusé par les tempêtes d’hiver dans la paroi rocheuse.
— Vous n’avez jamais vu pêcher au trabucco ? demande-t-il.
— Seulement de loin, répond-elle.
Il s’assoit dans une encoignure du rocher. Elle se tient debout près de lui.
— Une fois, dit-il, je les ai vus prendre cinq cents kilos de poisson d’un seul coup de filet.
— Ils devaient être heureux, dit-elle.
— Mais c’est très rare, dit-il.
Comme ils sont placés, lui assis, elle debout, il est malaisé pour Lucrezia de voir la manœuvre du trabucco ; elle s’approche pour qu’il ne pense pas qu’elle est indifférente aux exploits des pêcheurs ; sa longue cuisse s’appuie contre l’épaule du garçon. Le redent dans le rocher est un peu plus long que large, long comme un corps allongé, large comme deux corps étendus côte à côte ; le sol est meuble, poussière sèche de roches pulvérisées par le travail de la mer, l’hiver. « C’est ici, pense Francesco, que je dois la prendre. » Les conversations d’étudiants sont présentes à sa mémoire, comment il faut s’y prendre pour éveiller une femme, pour la préparer au plaisir, pour la combler ; il craint de faillir à tant d’obligations.
L’homme de vigie répète sur un ton de plus en plus pressant :
— Hisse ! oh ! hisse !
Les pêcheurs tournent en piétinant autour des cabestans, les uns dans le sens des aiguilles d’une montre, les autres dans le sens inverse, selon les treuils.
Francesco passe le bras autour des genoux de Lucrezia, les enserre et les presse.
Lucrezia écarte le bras du garçon.
— Ne bouge pas, dit-elle.
Elle lui prend la tête et l’attire contre son flanc.
— Ne bouge pas, répète-t-elle.
Sur le balcon de planches, deux mousses trépignent.
— Hisse ! oh ! hisse ! crient-ils sur le même rythme que l’homme de vigie.
Les poulies grincent, les câbles crissent, les filins frémissent. Le filet s’élève lentement au-dessus des flots. Tout l’équipage du chalutier terrestre crie :
— Hisse ! oh ! hisse !
Les bords du filet sont déjà haut, mais le fond avec sa charge de poisson n’est pas encore à fleur d’eau.
Lucrezia appuie la tête du garçon contre son flanc.
Francesco hésite à enserrer à nouveau les genoux de sa maîtresse. Il est embarrassé de son bras, qu’elle a éloigné, mais il n’ose pas chercher une position plus commode. « Si je bouge, elle croira que je l’écarte de moi, par représailles. »
Elle caresse sa tempe, son front. Elle l’effleure à peine. Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé les ardeurs de la passion. Mais il cesse de penser à ses devoirs. Il ferme les yeux.
Elle met la main sur les yeux clos et presse la paupière, légèrement.
Il enserre de nouveau ses genoux, mais désormais sans les presser. Il la serre tendrement contre lui. Elle n’écarte pas son bras. Mais, par la grâce de tant de tendresse, il ne se sent pas obligé « de profiter de l’avantage acquis pour gagner du terrain », comme disent ses camarades de la Faculté.
Ils restent ainsi, un long moment.
— Tu n’es pas comme les autres, dit Lucrezia. Ils ne pensent qu’à leurs chienneries. Comme je t’aime d’être si patient et si bon avec moi. Je t’aime, Francesco.
Il laisse aller sa tête contre le flanc de la forte femme, sa tendre maîtresse. Les paroles déliantes qu’elle sait dire. Il abandonne sa tête sous la caresse légère de la main de Lucrezia, contre la chaleur de son ventre. Il sent se dénouer tout le malheur qui est en lui.
Les hommes du trabucco ont bloqué les treuils. Le fond du filet est maintenant à fleur d’eau. Les grands poissons prennent élan sur la dernière vague qui se retire sous eux pour de grands sauts qui les jettent contre le filet relevé ; ils se cabrent dans l’air ; ils retombent les uns contre les autres, dans un frissonnement de peaux luisantes et de nageoires. Les hommes épongent leur sueur, soupèsent de l’œil les prises, supputent le bénéfice. Les mousses mettent en mouvement l’épuisette géante.
Naguère, c’était un des grands plaisirs de Francesco que de voir monter du fond de la mer le filet du trabucco. Enfant, il avait trépigné comme les mousses, criant avec eux « hisse ! oh ! hisse ! ». Adolescent, il avait aidé à la manœuvre des treuils ; il remplaçait l’homme qu’il voyait peiner davantage. Il est fort, il a du poids, il pesait dur sur les bras du treuil.
Aujourd’hui il ferme les yeux et abandonne son front à la chaleur de Lucrezia, grande et belle femme. Il a entendu le saut des gros poissons qui battent en vain les flancs du filet ; il n’a pas entrouvert l’œil. Il est désormais un homme ; il ne fait plus partie de la jeune cohorte des chastes héros des jeux violents ; il abandonne, il s’abandonne.
Lui, le garçon qui avait appris, contre son père Matteo Brigante, à contrôler tous ses gestes, toutes ses paroles, l’expression de son regard, terrible école, il laisse maintenant monter à sa bouche des paroles qui n’obéissent à aucun dessein.
— Sainte Mère de Dieu, murmure-t-il…
Vingt-deux ans de malheur se dénouent.
— Donna Lucrezia, comme je vous aime, je vous aime…
Elle dit à son tour : « Je t’aime Francesco », en serrant la tête du garçon contre son ventre. Elle le répète plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il se laisse aller au déliement du tu.
— Je t’aime Lucrezia.
Les yeux fermés, les muscles dénoués, sans plus penser à aucune sorte de devoir, pour la première fois de sa vie, comme un homme dans les bras de sa maîtresse.
Ainsi restèrent-ils longtemps, sans bouger, se taisant ou répétant les mêmes mots. Quand il rouvrit les yeux, le filet était de nouveau immergé, l’homme de vigie à cheval sur le mât et les autres hommes endormis sur le rivage.
— J’ai reçu, dit-il, la réponse du directeur de la maison de Turin.
Il fit lire à Lucrezia la lettre qu’il s’était fait envoyer poste restante et qui lui avait valu tant de questions de son père. Le directeur acceptait de l’engager aux conditions indiquées par son agent de Naples. Mais il voulait le voir auparavant et il lui demandait de profiter des vacances universitaires pour se présenter à lui. S’ils se convenaient, comme il était probable, le jeune homme pourrait commencer à travailler en octobre et poursuivre en même temps ses études à l’université de Turin.
— Il faut y aller, dit-elle.
— Oui, dit-il. Je peux m’échapper deux jours de chez mon oncle de Bénévent. Mon père n’en saura rien. Mais je n’ai pas d’argent pour le voyage.
Il avait beaucoup appréhendé de lui dire cela. Mais maintenant qu’elle l’avait délié, il en parla tout naturellement.
— Moi, dit-elle, j’ai de l’argent.
C’était le lendemain qu’il devait partir pour Bénévent. Ils convinrent qu’elle lui ferait porter l’argent, dans la soirée, sous enveloppe fermée, par Giuseppina.
À midi, Matteo Brigante et Pizzaccio s’étaient assis à leur place habituelle, devant des coca-cola, sur le plancher en plein air du bar de la Plage. Les planches posées sur des maçonneries fragiles, édifiées sur le sable, sonnent creux ; quand on frappe du pied, une poussière grise sourd d’entre les joints ; impression désagréable ; Matteo Brigante préfère le solide, les céramiques du bar des Sports, les marbres des bars de Foggia. L’hiver, la vie de Porto Manacore se concentre sur la Grande Place ; inutile de quitter le bar des Sports où tout ce qui se passe sur la place, – par exemple un marché conclu d’un signe entre deux hommes qui se séparent aussitôt, sans que personne ne paraisse s’être aperçu qu’ils se sont rencontrés – se répercute aussitôt en échos quasi imperceptibles mais que Brigante saisit et sait interpréter. L’hiver est plus commode. Mais du 15 juillet au 30 août, de midi à deux heures de l’après-midi, c’est sur la plage qu’il y a à contrôler.
Dix cabines de chaque côté du bar. Un haut-parleur juché sur un mât diffuse les chansons de la radio italienne. Sur le plancher, des chaises et des tables de fer, peintes en vert, déjà occupées.
La plage est longue et étroite, en bordure de la route qui descend en lacets de la Grande Place. Près du port, le sable est encombré de barques de pêche et de filets qui sèchent. À l’autre extrémité, en direction du promontoire, la plage bute contre le mur de soutènement d’un grand jardin d’orangers qui appartient à don Ottavio. Largeur : une vingtaine de mètres. Longueur : dans les douze cents mètres. Le bar et les cabines vers le centre. Le haut-parleur est puissant et la radio s’entend d’un bout à l’autre de la plage.
Du plancher du bar, on a l’œil sur toute la mince bande de sable et par delà sur toute la baie, eau plate qui n’intéresse personne, sauf entre la rive et le premier banc de sable, parc marin des nageurs, des esquifs en caoutchouc et des pédalos. On ne lève le regard vers l’horizon que pour s’assurer que le libeccio n’est pas en train de l’emporter sur le sirocco ; on verrait alors le banc de nuages s’avancer jusqu’à la côte et se changer en pluie dans le moment même qu’il toucherait la cime de la montagne ; mais ce n’est encore jamais arrivé cette année. Si l’on regardait vers la pointe Manacore, qui ferme la baie vers l’est, on distinguerait l’armature du trabucco (près duquel Francesco Brigante et Lucrezia sont en train de se dire l’un à l’autre leur amour), semblable à un grand navire en train de doubler la pointe ; mais la plupart des baigneurs ne s’intéressent pas au trabucco.
Une toute petite plage, tirée d’un trait, du môle du port jusqu’à l’orangerie de don Ottavio. Du large, on ne la distingue pas des murs de soutènement des jardins d’orangers et de citronniers qui touchent à la route. Trois sociétés cependant s’y côtoient, avec chacune son territoire précisément délimité, bien que nulle barricade ni ligne d’aucune sorte n’en marquent les frontières.
Depuis le port jusqu’à une cinquantaine de mètres des cabines, le sable appartient au peuple. C’est tout nouveau que le peuple vienne à la plage, conquête entreprise aussitôt après la guerre par une avant-garde de garçons d’entre treize et quinze ans auxquels un instituteur génois déplacé à Manacore, obscure disgrâce, apprenait le crawl, et à plonger du haut du môle. Puis étaient venues quelques jeunes filles, la même vaillante cohorte des jeunes filles qui, dans le désordre de l’après-guerre, avaient osé monter à bicyclette malgré les injures des vieilles et les pierres des guaglioni excités par le curé, qui avaient imposé à Manacore de les voir passer à bicyclette, malgré les obscénités criées par les hommes qui comparaient la selle des vélos à tout ce qui est pointu et les vélos à tout ce qui peut être chevauché, malgré un autre instituteur, un Rouge cependant, mais qui disait qu’il fallait d’abord prendre le pouvoir et ensuite seulement réformer les mœurs, qui soutenait que la prétention des femmes à la bicyclette comme la prétention de Clara Zetkine à l’amour libre faisaient partie des revendications petites-bourgeoises condamnées par Lénine dans une lettre fameuse. Ces mêmes jeunes filles, après avoir conquis la bicyclette, affrontèrent la plage, dans les maillots de bain qu’elles portent encore à présent, montant haut sur les épaules, tombant jusqu’à mi-cuisse, un soutien-gorge sous le maillot, une jupe le doublant sur le ventre et sur les cuisses. Pendant les deux premières saisons, leurs frères les protégeaient, faisant les cent pas sur la route, la main dans la poche, fermée sur le greffoir, tandis qu’elles se baignaient ou s’étendaient au soleil, glorieuses de défi, ivres d’audace.
La liberté depuis lors a progressé à pas de géant. Les mères maintenant viennent avec leurs filles à la plage, descendant de la Vieille Ville avec toute la marmaille accrochée après elles, bavardant par groupes, accroupies sur le sable, allant parfois jusqu’à se baigner elles aussi, les mères, avançant dans la mer jusqu’à mi-cuisse, dans leurs longues chemises de toile blanche, avançant dans la mer à petits pas craintifs, mais affirmant leur liberté, par deux, par trois, riant un peu nerveusement et, pour prendre courage, se donnant l’une l’autre de grandes tapes sur le dos, avec la main mouillée, les mères, serrant de l’autre main leur longue chemise de toile blanche autour des jambes et la faisant bouffer sur les hanches pour qu’on ne voie pas leurs fesses.
Mères, jeunes filles et marmaille, le peuple occupe la plage des abords du port (là où sèchent les filets parmi les barques tirées sur le sable) jusqu’à une cinquantaine de mètres des cabines. Les hommes du peuple ne viennent pas à la plage, soit qu’ils travaillent, soit qu’ils soient désoccupés, à leur poste, le long des murs de la Grande Place ; le dimanche ils préfèrent la pêche, le football ou jouer à La Loi dans les tavernes.
De chaque côté des cabines, le sable appartient aux notables de Porto Manacore et aux émigrés fortunés, revenus passer les vacances au pays.
Par un accord tacite, un espace vide, un no man’s land, sépare le sable des notables du sable du peuple.
Côté notables, les femmes sont étendues sur des chaises longues, sous des parasols, les mères et les épouses en robe de plage, les jeunes filles en maillot de bain. Les hommes prennent l’apéritif sur le plancher du bar ; quelquefois l’un ou l’autre se lève et va parler aux femmes, debout près des chaises longues.
La vie sociale est très intense dans cette zone qui ne s’étend guère qu’à cinquante mètres de chaque côté des cabines mais qui se trouve subdivisée en plusieurs territoires, selon les clans et coteries, avec des enclaves et des divisions dans les subdivisions et quelquefois des irrédentismes dans l’ombre du même parasol, à cause des appartenances politiques, religieuses ou antireligieuses et des idées plus ou moins « avancées » quant aux mœurs et à toutes sortes de choses, interférant avec les nuances innombrables des conditions sociales.
Cinq ou six jeunes femmes de la coterie des idées avancées sont en maillot de bain comme les jeunes filles, nagent et prennent l’apéritif avec leurs maris sur le plancher du bar. Les autres femmes les regardent avec envie ou avec mépris, – cela dépend de leur conception de la morale, des mœurs et du progrès.
La troisième zone, jusqu’au mur de soutènement de l’orangerie de don Ottavio, est abandonnée aux estivants, familles de fonctionnaires, d’employés ou de commerçants de Foggia, femmes et enfants des notaires, des avocats, des pharmaciens des petites villes de la montagne ; ils préféreraient aller sur de vraies plages, qui ont leur nom sur l’annuaire des stations balnéaires et où l’on peut regarder des étrangers en short danser dans des établissements de nuit ; mais c’est trop cher ; ils sont aigris, les jeunes filles surtout ; ils se groupent par familles, par tribus ; ils se déshabillent sous des tentes de toile ou dans leurs voitures, rangées sur le bord de la route ; c’est une horde sans hiérarchie, étrangère à la vie de Porto Manacore, un accident d’été.
Don Ottavio possède une plage privée, un peu de sable blanc, au fond d’une crique, en bas de son orangerie. Il n’y va jamais.
Sur la route, vont et viennent sur leurs scooters les fils de notables en quête d’une estivante qui acceptera de faire une promenade avec eux ; ils ne la trouvent jamais, car les estivantes aussi ont des mères, des frères, des sœurs, des fiancés.
D’un bout à l’autre de la plage, insoucieux des frontières, foulant indifféremment le sable des trois zones, passent en courant les guaglioni à l’affût d’un larcin.
Sur la route, en bordure de la plage, vont et viennent les vigiles urbains, la cravache à la main, l’œil sur les guaglioni.
Sur la route passent les grosses voitures des étrangers. Ils ne s’arrêtent pas sur cette plage grouillante d’Italiens. Ils poursuivent jusqu’au delà de Schiavone, vers les belles calanques qu’ils espèrent solitaires mais où ils trouveront des campements d’Allemands, de Suédois, de Suisses, toutes les peuplades nordiques en quête de ciel bleu et de souvenirs romantiques, quatre heures de bain par jour et les peaux rouquines crevassées de coups de soleil. La solitude est un luxe de plus en plus rare sur la terre des hommes, faiseurs d’enfants.
À midi trente, le commissaire Attilio arrêta sa Mille Cento en face de la plage. Anna, sa femme, était assise à côté de lui, Giuseppina et les trois enfants sur le siège arrière. Les femmes et les enfants descendirent. Le commissaire tourna sur place, deux marches avant, deux marches arrière, nettes, précises, les roues braquées à fond, puis il se rangea au ras exactement du talus ; c’est un homme. Il descendit à son tour.
— Le commissaire vient à la plage, annonça Pizzaccio.
Il est rare de voir le commissaire sur la plage, sauf le dimanche. C’est pourquoi Pizzaccio signala son arrivée.
Anna, Giuseppina et les enfants s’enfermèrent dans la cabine, louée pour toute la saison. Le commissaire s’attarda sur le plancher du bar, bavardant avec les amis, d’une table à l’autre. Brigante le salua de loin, d’un mouvement de tête. Il lui répondit sans le regarder, en levant la main jusqu’à hauteur de l’épaule, pas plus haut. Ils n’affichent pas d’être de bons amis, comme ils sont.
Matteo Brigante réfléchissait au rapport que venait de lui faire Pizzaccio : Pippo, le chef des guaglioni, était allé à l’aube rejoindre la Mariette de don Cesare dans la resserre d’un de ses jardins. Pippo, Balbo et leur bande n’ont pas assez de poids pour lui donner du souci ; ils lui ont volé son greffoir, à la fin du bal ; il veut leur donner une leçon, rien de plus ; c’était pour en trouver l’occasion, et un peu dans la colère du moment, qu’à la fin de la nuit il avait chargé Pizzaccio de contrôler Pippo. Or la filature de Pizzaccio avait révélé un fait nouveau : la Mariette n’avait pas couché dans la maison à colonnades ; elle était cachée dans la resserre du jardin, elle y avait reçu à l’aube la visite de Pippo. Brigante ne croit pas Mariette assez déraisonnable pour avoir choisi Pippo pour amoureux ; c’est une fille avisée ; quand Brigante trouve un prétexte pour aller chez don Cesare, elle le regarde en dessous avec une froideur, une dureté qu’il admire ; s’il avait une fille, il aimerait lui voir ce regard intelligent et fermé, l’intelligence cachée avec une maîtrise surprenante de la part d’une fille de dix-sept ans.
Il essayait de trouver l’interprétation juste du rendez-vous matinal de Mariette avec Pippo. Il sentait qu’il y avait là quelque chose de particulier à déceler. Il tournait autour du fait, en pensée, le quittant, y revenant, l’envisageant sous tous les aspects, patiemment, avec des distractions voulues ; c’est ainsi qu’il a l’habitude de réfléchir, jusqu’à ce qu’il ait trouvé une liaison, une analogie, alors les faits insolites s’éclairent soudainement ; telle est sa méthode nonchalante, en apparence, d’analyse de la réalité, qui lui permet de découvrir bien plus de choses que ne lui en révèlent les rapports de Pizzaccio et de tous ses autres informateurs.
Les enfants du commissaire Attilio sortirent de la cabine, puis Anna et Giuseppina. Cette dernière portait comme les jours précédents le maillot de lastex, cadeau de donna Lucrezia (mais personne n’en connaissait l’origine, sauf Brigante qui l’avait appris de Fidelia et qui l’avait noté, dans sa mémoire, cela peut toujours servir). La femme du commissaire aussi était en maillot ; c’était l’événement du jour ; depuis dix ans qu’elle habite Manacore, depuis dix saisons qu’elle vient sur la plage, on l’avait toujours vue en robe, jamais en maillot, c’était l’événement de la saison ; devait-on comprendre que le commissaire Attilio donnait des gages à la coterie des idées avancées ?
Pour aller des cabines sur la plage, il faut traverser le bar. Anna et Giuseppina s’engagèrent sur le plancher.
Tous les regards convergèrent sur Anna. Même les hommes qui étaient en train de bavarder avec le commissaire ne parvinrent pas à dissimuler leur surprise.
— C’est mon tour de me déshabiller, dit le commissaire. Je ne serai pas long…
Il rit avec son assurance de bel homme, élégant et entraîné aux sports. Il ferma sur lui la porte de la cabine.
Anna sentait le regard de tous les hommes sur elle. Les enfants avaient déjà filé, rien à quoi s’accrocher. Elle hâta le pas pour gagner les trois marches qui mènent du plancher du bar sur la plage. Mais Giuseppina la coinça dans le passage étroit entre les tables.
— Ne rougissez pas, madame Anna, chuchotait Giuseppina. Redressez-vous. Ne leur montrez pas que vous avez honte… Vous n’êtes pas la première femme mariée qui se soit montrée en maillot… Vous êtes belle femme, n’ayez pas peur… Montrez-leur que vous n’avez pas peur d’eux.
Anna est grasse et blanche, Giuseppina mince et brûlée par le soleil, qu’elle prend tous les jours, de midi à deux heures, depuis le début de la saison.
Anna porte le maillot de bain grenat acheté pour sa lune de miel, qu’elle a passée sur une plage de Toscane, il y a dix ans. Elle n’est jamais retournée sur une vraie plage. En Toscane, elle n’était pas la femme d’un notable, mais une estivante ; dans le Nord, d’ailleurs, le problème ne se pose pas. Elle a beaucoup grossi en dix ans et trois maternités, et le maillot fait saillir des bourrelets de chair. Elle n’avait pas du tout pensé à cet aspect de la question, toutes les semaines et les jours précédents, quand elle avait tellement insisté pour que son mari l’autorise à se baigner, à venir sur la plage en maillot, comme le font les cinq ou six femmes de la coterie des idées avancées, oubliant qu’elle n’avait pas fait de sport comme elles, qu’elle mangeait trop, qu’elle était molle et paresseuse, déjà informe à trente ans, comme les femmes d’avant le surgissement timide des nouvelles modes, des nouvelles manières de vivre. Comme toutes les filles de la bonne bourgeoisie du Sud, elle avait apporté en dot un triple trousseau : les lingeries ajustées pour la mince jeune fille qu’elle avait été, sans pinces ni plis pour la robuste mère qu’elle est à présent, démesurées pour la matrone qu’elle sera après le « retour d’âge ». Giuseppina avait tellement soufflé sur son envie de venir sur la plage en maillot, qu’elle n’avait plus pensé qu’à ce désir d’affranchissement que toutes les femmes, même celles du Sud, portent en elles, et pas du tout qu’elle allait se trouver exposée, comme toute nue, à tous les regards de la ville, dans son corps sans formes, difforme.
Le commissaire avait résisté très fermement, tantôt en riant, en badinant, avec sa désinvolture d’homme à femmes, tantôt en tranchant : « Inutile d’insister », avec son autorité d’homme habitué à donner des ordres au nom du gouvernement. Il n’a cédé que la veille au soir, brusquement convaincu par Giuseppina. Anna ne sait pas que l’acquiescement soudain de son mari a été payé d’un baiser et de quelques attouchements dans le couloir de la préture. Elle n’est cependant pas sans soupçonner quelque chose de ce genre. Il y a déjà plusieurs mois qu’Attilio répond aux provocations de Giuseppina par des regards, des inflexions de voix, toute sa mimique de conquérant ; rien n’a échappé à Anna qui ressasse quand elle est seule ses doléances d’épouse d’homme à femmes ; elle n’en invite que davantage Giuseppina, elle craint en l’écartant d’irriter Attilio qui la rencontrera ailleurs ; elle préfère tenir sa rivale sous sa surveillance ; elle n’est pas sans espérer la désarmer à force de gentillesse, de confiance apparente ; au fait, elle la juge moins dangereuse que d’autres, elle la suppose naïvement enorgueillie des hommages du commissaire, donc sans valeur pour lui ; elle ne soupçonne absolument pas que c’est la vierge folle qui fait la loi à don Juan. Et maintenant Giuseppina la coince entre les tables, sur le plancher du bar de la Plage, sous le regard des notables, augmentant encore sa honte en la sommant de ne pas la montrer.
— Laisse-moi passer, chuchota Anna qui rougit de honte et de colère.
Elle s’enflamma tellement, de honte et de colère, qu’elle rougit jusque sur les épaules (où les brides du maillot creusent un sillon).
Elle se fraya lentement un passage entre les tables, Giuseppina accrochée à son bras, la freinant tant qu’elle pouvait et criant à tue-tête :
— Vous noircirez tout de suite, avec le soleil-lion ; en trois jours vous serez aussi noire que moi, madame Anna !
Le commissaire sortit de la cabine, dans un slip noir. C’est un grand bel homme, musclé, si brun de peau naturellement qu’on pourrait le croire hâlé, bien qu’il n’aille à la plage qu’une fois par semaine, le dimanche.
Il vit Anna qui trébuchait sur les marches d’accès à la plage, aidée, poussée, freinée par Giuseppina, rouge jusque sur les épaules. Les regards se déplacèrent vers lui. C’est un fonctionnaire habitué à contrôler son visage et il ne montra pas son mécontentement.
— Cette nuit, dit Pizzaccio, c’était au directeur de la Banque de Naples que Giuseppina en avait…
— Au directeur de la succursale, rectifia Brigante.
Le commissaire avança rapidement et sépara les deux femmes, les prenant chacune sous un bras et les poussant rapidement vers la mer.
— À l’eau, mesdames, dit-il bien haut et avec enjouement, à l’eau tout de suite !
Les regards des femmes et des filles des notables, étendues sur les chaises longues, à l’ombre des parasols, convergeaient sur eux.
— C’est cela, cria Giuseppina, nous allons apprendre à nager à madame Anna !
Elle se détacha et courut en avant. Son corps est joliment dessiné. À Manacore, les femmes sont lourdes ou bien maigres, droites comme un fil. Giuseppina, les fesses rondes, la taille mince, les seins grossis par une armature de laiton invisible sous le maillot de lastex, est réellement formosa, tout en formes, svelte et charnue.
Elle fit quelques pas en courant et se retourna, les bras au ciel, les pointes (artificielles) des seins tendues sous le maillot.
— Venez, madame Anna ! cria-t-elle. Venez, nous allons vous apprendre à nager.
Elle repartit en courant vers la mer, y pénétra d’un pied léger, courut jusqu’à ce que l’eau lui monte à mi-cuisse, s’arrêta net, se souleva sur la pointe des pieds, joignit les mains au-dessus de la tête et, d’un coup de rein, plongea. Son corps s’arqua au-dessus de l’eau, puis on ne vit plus que les jambes nerveuses, tendues, pieds joints, puis plus rien. Elle réapparut quinze brasses plus loin, à hauteur du premier banc de sable, où l’on retrouve pied. Elle surgit de l’eau face au rivage, déployant au-dessus de la mer (debout sur le banc de sable, de l’eau seulement jusqu’à mi-jambe) son long corps svelte, ruisselant, poli par le soleil et par la mer.
Le commissaire, sous le regard des notables, – les hommes attablés au bar, les femmes sous le parasol – poussait fermement sa femme Anna vers la mer. Il serrait si fort Anna que ses doigts dessinaient des sillons, traits blancs bordés de rouge, dans le gras du bras, – exactement comme font les brides du maillot dans le gras des épaules. Les yeux de Manacore, dressés à d’infinies et perspicaces observations, virent cela. Et l’on chuchotait, on ricanait, on se réjouissait.
— Laisse-moi, dit Anna. Je veux d’abord prendre le soleil sous notre parasol.
— On ne prend pas le soleil sous un parasol, gronda Attilio. Avance.
— Doucement, dit-elle. Laisse-moi m’habituer à l’eau. J’ai froid.
— L’eau est chaude, dit-il. Avance.
Ils entrèrent dans la mer jusqu’à mi-jambe.
— J’ai froid jusqu’à l’os, dit-elle. Laisse-moi souffler.
— Tu n’as déjà pas été assez ridicule ? Redresse-toi. Avance.
La mer lui monta jusqu’à l’aine.
— J’aimerais mieux plonger d’un seul coup, dit-elle.
Il s’arrêta, la lâcha, la regarda.
— Plonge, dit-il, plonge ! N’aie pas peur ! La graisse soutient.
Giuseppina revenait, en brasse sur le dos, la pointe des seins à fleur d’eau. Elle reprit pied à deux pas d’eux. Elle cria :
— Enfoncez-vous d’un seul coup, madame Anna ! L’eau est bonne. Sainte Marie de Capoue, comme l’eau est bonne !
Anna les regarda tour à tour l’un et l’autre. Elle s’accroupit brusquement sur le fond de sable et eut de l’eau jusqu’au cou.
— Bravo, madame Anna, cria Giuseppina, bravo ! Vous êtes une vraie sportive.
La tête blanche d’Anna paraissait flotter sur la mer. Le commissaire lui parlait à mi-voix.
— Alors, tu es contente ? Tu voulais te baigner, te voilà dans l’eau, restes-y. Bien du plaisir…
Il s’élança et d’une nage aisée s’éloigna vers le large.
— Monsieur le commissaire, cria Giuseppina, vous n’êtes pas galant. Il ne faut pas laisser madame Anna toute seule…
Elle s’adressa à son tour à la tête blanche d’Anna, flottant sur la mer.
— Ne bougez pas, madame Anna, cria Giuseppina. Je vais lui dire ce que nous pensons de lui.
Elle s’élança d’un crawl rapide dans le sillage du commissaire. Elle nage, quand elle veut, plus vite que lui. Elle a de l’entraînement, crawlant chaque jour, du début jusqu’à la fin de la saison. Elle a déjà calculé que quand il sera fatigué et reviendra vers le rivage, elle prendra le devant et c’est lui qui aura l’air de la poursuivre.
Mme Anna se redressa, ruisselante d’eau et revint lourdement vers la plage, sous les yeux des notables.
— Moi, dit Pizzaccio, si j’étais le commissaire Attilio, la Giuseppina, je lui flanquerais des baffes…
— Moi, dit Matteo Brigante, je lui donnerais le maillot jaune.
— Pourquoi un maillot jaune ?
— Comme au premier du Tour de France.
— Pourquoi comme au premier ?
— Parce qu’elle est champion.
— Elle nage bien, dit Pizzaccio. C’est vrai.
— Idiot, dit Matteo Brigante.
Le commissaire reçoit ses maîtresses dans la tour de Frédéric II de Souabe, que Matteo Brigante loue à la municipalité. On peut y pénétrer de trois manières. Dans un coin de la terrasse de l’Hôtel des Postes, juste en face de la préture, une porte donne accès au deuxième étage, grande salle octogonale, que Brigante autorise le personnel du commissariat à utiliser ; on y range les dossiers des affaires classées, personne n’est donc étonné de voir le commissaire y entrer ou en sortir ; une autre porte dans un pan de la muraille ouvre sur un escalier de pierre qui mène au troisième étage, garçonnière commune du commissaire et de Matteo Brigante. On peut aussi y accéder de l’appartement de Brigante, par un couloir en soupente sous le toit de la partie Renaissance du palais, au-dessus de la mairie. On peut enfin passer par la chapelle du palais. Les clefs des trois accès sont détenues par Brigante auquel le commissaire doit demander les unes ou les autres pour rencontrer ses maîtresses.
Le troisième étage de la tour, comme le deuxième, est formé d’une seule vaste salle octogonale. Les fenêtres en ogive ont été murées, sauf un trou ménagé dans le haut de l’ogive pour l’aération. Un coin a été isolé par des tapisseries achetées chez un brocanteur de Foggia et meublé d’un lit de fer, peint de guirlandes de fleurs, pour imiter les boiseries vénitiennes, d’une table de toilette avec tous les accessoires, derrière un paravent de cretonne. Une glace au mur, derrière le lit, un tapis de style mauresque, comme en rapportaient les sous-officiers de l’armée de Libye, au pied du lit. Une petite lampe à abat-jour garni de perles, sur un guéridon de marqueterie, de même style libyen que le tapis.
Les femmes y viennent généralement en passant par la chapelle, ouverte au culte ; elle s’engagent dans l’escalier à vis, ménagé dans l’intérieur de l’antique muraille, et qui mène au sommet de la tour, lieu fréquenté par les touristes ; au troisième palier, elles trouvent la porte dont le commissaire Attilio leur a donné la clef, empruntée à Brigante.
Quelquefois, elles passent par l’appartement de Brigante. La femme de celui-ci faisait naguère de petits travaux de couture, ce qui donne un prétexte pour aller chez elle. On a confiance en sa discrétion, la sachant terrorisée par Brigante, craignant tellement que son mari puisse l’accuser d’avoir trahi un de ses innombrables secrets qu’elle ne parle jamais à personne.
Les amours du commissaire se trouvent ainsi contrôlées par Matteo Brigante (de même que celui de Lucrezia par Giuseppina). Dans les petites villes à population très dense, les amours illégitimes sont impossibles sans complicité (d’où le rôle des maquerelles et des ruffians dans la littérature italienne).
Seuls les grands propriétaires peuvent se contenter de prétextes si spécieux qu’ils ne trompent personne. Si la fille ou la femme est pauvre, ils l’engagent pour un temps comme servante. Si c’est la femme d’un notable, ils invitent le couple dans une de leurs villas, puis on envoie le mari à la chasse, ou on lui demande d’aller contrôler le pressoir aux olives ou de régler quelque affaire ennuyeuse, où il trouvera son bénéfice.
Il y a autant de distance entre les grands propriétaires terriens comme don Cesare ou don Ottavio et les notables qu’entre les notables et le peuple. Au-delà encore, il est arrivé à Matteo Brigante de rencontrer les administrateurs de la Montecatini, avec lesquels il négocie la vente de ses terrains de Margherita di Savoia, ou ceux de la Société des minerais de bauxite, auxquels il soumissionne des transports ; ces sociétés-là pourraient acheter toutes les terres de don Cesare ou de don Ottavio, sans que leur bilan de fin d’année en soit sensiblement modifié.
Le monde est fait à l’image de la flotte royale, du temps que Matteo Brigante y était quartier-maître. Les matelots : le peuple. Les sous-officiers : lui, les hommes d’affaires de Foggia. Les officiers subalternes : les notables de Porto Manacore ou de Foggia, les hommes d’affaires quand ils sont inscrits au barreau. Les officiers supérieurs : don Cesare, don Ruggero. L’état-major suprême : la Montecatini, la société de bauxite. Et au-dessus le roi dont on ne sait plus le nom depuis qu’on est en République, la Société anonyme du pouvoir d’État. Tout en haut : Dieu.
Matteo Brigante, quoique se trouvant perpétuellement en état de péché mortel, sauf une nuit par an, entre la confession du samedi saint et la communion du dimanche de Pâques, croit fermement en Dieu et en la Sainte Église. La société humaine, telle qu’il la connaît, fortement charpentée et hiérarchisée, constitue à ses yeux une preuve irréfutable de l’existence de Dieu qui la couronne et la clôt, comme le soleil-lion, à midi, couronne et clôt la baie de Manacore.
Si Matteo Brigante est obligé à tant de péchés mortels, c’est parce que Dieu, qui lui a permis de devenir sous-officier, et contrôleur de Porto Manacore, l’empêche d’accéder à la caste supérieure (avocats, notaires, médecins, juges, commissaires, M. le docteur, M. le professeur, les titres universitaires). Cela est réservé à son fils. Comme s’il payait par ses péchés la promotion de son fils. Tout se paie ; c’est la loi.
L’argent ne suffit pas à expliquer la rigidité des classes. Matteo Brigante dispose de beaucoup plus d’argent que le commissaire Attilio. Incomparablement plus. Le commissaire paie par traites sa Mille Cento ; si Brigante achetait une voiture, il n’aurait qu’à signer un chèque sur son compte à la Banque de Naples ; s’il n’achète pas de voiture, c’est pour ne pas perdre les intérêts du capital que représente une voiture et aussi parce qu’il trouve plus plaisant d’utiliser les voitures des gens qu’il contrôle, surtout quand ils en manifestent de l’humeur. Le commissaire est un fonctionnaire, mot que Brigante est déjà assez riche pour prononcer avec mépris. Mais si riche que devienne Brigante, grâce aux intérêts composés d’un capital adroitement géré et quels que soient les services qu’il rende par ailleurs au commissaire, il continuera à dire « monsieur le commissaire » et lei (en italien la troisième personne, en français vous) et le commissaire lui répondra « Brigante » et tu. Pour jouir des privilèges des officiers supérieurs auxquels sa fortune l’apparente désormais, Matteo Brigante devrait quitter Porto Manacore, ce qu’il fera peut-être à l’âge de la retraite, quand son fils sera devenu avocat, propriétaire terrien et aura été dressé par lui à défendre leur fortune. Dans une autre province que celle de Foggia, dans le Nord ou à l’étranger, on lui accordera les privilèges du rang auquel l’argent qu’il dépensera fera croire qu’il appartient. Est-ce sûr ? Il se méfie, lui, des étrangers qui traversent Porto Manacore dans de grosses voitures américaines (ou allemandes ou françaises) et qui déjeunent quelquefois à la trattoria du port ; peut-être ne sont-ils que quartiers-maîtres dans leur pays, parcourant l’Italie dans leurs grosses voitures, visitant les musées, se faisant ouvrir les portes des églises, suant à faire le tour des basiliques en plein midi, sous le soleil-lion, et descendant dans les palaces dont tous les clients ont droit au même respect, peut-être ne font-ils tout cela que pour se donner l’illusion d’être des officiers supérieurs ? Du fond de la trattoria, Matteo Brigante les épie ; il guette le geste, le ton, le manque de désinvolture ou la trop grande désinvolture qui feront la preuve que l’étranger est un tricheur, comme il sera lui-même tricheur s’il s’exile. Le Brigante de l’endroit où il s’exilera découvrira tout de suite qu’il est tricheur. Dans le monde de Dieu, on n’échappe pas aux contrôleurs que Dieu a placés un peu partout et qui, en prélevant leur dîme sur le désordre, contribuent à leur manière au maintien de l’ordre. Voilà à quoi pense Matteo Brigante, nature méditative, que son métier de racket a formé à méditer sur les inégalités sociales, voilà à quoi il pense tout en surveillant du regard le commissaire et Giuseppina qui nagent au large du premier banc de sable.
Giuseppina est plus vive nageuse que le commissaire et quelque louvoiement qu’il imagine, elle s’arrange pour être un peu en avant de lui, de telle manière que les notables et leurs femmes qui les observent depuis la plage puissent croire que c’est le commissaire qui poursuit Giuseppina. Et de temps en temps elle se retourne dans l’eau et rit très fort, pour qu’on l’entende de la plage, – rire d’une jeune fille à un homme qui la provoque, dont elle ne repousse pas tout à fait la provocation, mais dont elle s’amuse, lo fa camminare, elle le fait cheminer, marcher.
Anna est revenue sur la plage et s’est étendue sur la chaise longue, sous son parasol, avec une serviette sur les cuisses pour cacher les bourrelets de chair à la lisière du maillot trop étroit. Elle a contenu tant qu’elle a pu les larmes qui lui montaient aux yeux et que toutes les femmes guettaient. Quand elle a senti qu’elle était sur le point de ne plus les contenir, elle est allée s’enfermer dans sa cabine. Maintenant, derrière la porte close, assise sur un petit banc de bois, les bretelles du maillot rabattues, ses gros seins blancs à l’air, elle pleure silencieusement.
Le commissaire continue de nager au large du premier banc de sable, louvoyant de-ci de-là, suivi de Giuseppina et paraissant la suivre. Il l’injurie peut-être. Il l’a certainement d’abord injuriée. Pour l’heure sans doute il la supplie de venir un jour prochain dans sa garçonnière de la tour de Frédéric II de Souabe ; dans ce cas, Giuseppina répond certainement : « Renvoyez d’abord madame Anna à Lucera, chez ses parents. » De la plage on ne peut pas entendre ce qu’ils se disent, mais seulement le rire aigu, provocant-provocateur de Giuseppina.
Les notables, en train de prendre l’apéritif au bar de la Plage, et leurs femmes, étendues sur les chaises longues, sous les parasols, ne s’y trompent pas. Ils savent que ce n’est pas le commissaire Attilio qui poursuit Giuseppina, qu’il l’injurie peut-être, que c’est la jeune fille qui, profitant d’être plus leste à nager, s’arrange pour paraître poursuivie par le commissaire. Devant un public aussi averti de toutes les nuances de la vie sociale, Giuseppina joue à jeu découvert. Elle le sait aussi bien que son public. Ce qui excite et réjouit les notables de Porto Manacore, c’est que le commissaire Attilio se soit laissé acculer : 1° à autoriser sa femme, la grasse et respectable-respectée Anna à venir sur la plage en maillot de bain ; 2° à s’afficher lui-même sur la plage entre sa femme, la désormais informe Anna (déformée par les maternités et la gourmandise) et la svelte Giuseppina (amaigrie par la malaria), la plus effrontée de toutes les vierges de Manacore ; 3 à se faire, au large du premier banc de sable, le jouet, sous les yeux de toute la plage, de la vive, alerte et provocante Giuseppina. Il retarde le moment de reprendre pied sur la plage, continue de louvoyer, de-ci, de-là, parmi les rires de Giuseppina, parce qu’il ne s’est pas encore décidé à affronter les regards moqueurs des notables (et le regard froid de Matteo Brigante) ; sa désinvolture d’homme habitué à plaire aux femmes ne le sert plus dans cette épreuve, brusquement annulée, parce que précisément il se laisse tourner en ridicule devant toutes les femmes des notables, ses anciennes et, avait-il espéré, ses futures maîtresses, par la plus effrontée des vierges folles de Porto Manacore.
Ce n’est donc pas la curiosité qui anime le regard des spectateurs. Giuseppina n’apprend rien à la plupart d’entre eux ; il y a beau temps qu’on sait que le commissaire essaie d’avoir Giuseppina, la meilleure amie de sa femme et qu’il impose à sa femme de recevoir comme sa meilleure amie. C’est une excitation d’un autre genre qui anime le regard des spectateurs, plus vive, plus cruelle, plus voisine du plaisir provoqué par un procès d’assises ou par une course de taureaux. Ils assistent à l’exécution du commissaire Attilio, par Giuseppina, la fille du quincaillier de la rue Garibaldi.
Pizzaccio a enfin compris.
— La Giuseppina, dit-il, fait la loi au commissaire.
— Ça devait finir ainsi, dit Brigante.
— Pourquoi ? demanda Pizzaccio.
— C’est un faux dur, répondit Brigante.
À cause de leur garçonnière en commun, le commissaire et Matteo Brigante parlent souvent de l’amour, soit enfermés dans le bureau du commissaire, soit même dans la garçonnière, pour l’échange des clefs. Ils en parlent librement, en hommes qui, à cause des circonstances, ne peuvent rien se cacher. Quand ils parlent de l’amour, seul à seul, et seulement dans ces cas-là, Brigante appelle le commissaire par son nom, Attilio, sans faire mention du titre, et le commissaire appelle Brigante caro Matteo. Dans les grandes lignes, les deux hommes se font la même idée de l’amour : ce qui lui donne du prix, c’est de faire la loi à l’autre, femme ou jeune fille.
(Quant au plaisir, les filles de certaines maisons de Foggia, maisons de plaisir précisément, celles à deux et cinq mille lires la demi-heure, à dix mille lires l’heure, sont plus expertes que n’importe quelle amante. Mais c’est un autre genre de plaisir, moins totalement excitant que de faire la loi à une amante. Dans certains cas cependant, la fille de maison peut surpasser toute amante. Le rapport des filles et des amateurs de filles est en effet complexe ; en payant la fille, on lui fait la loi ; en exigeant d’être payée, elle fait la loi ; elle peut donc procurer le double plaisir de faire et de subir la loi dans le même instant ; c’est le comble de la liberté dans l’amour. La réussite dépend de l’habileté de la fille à mettre en évidence, dans chaque geste, cette double dépendance-liberté des deux partenaires à l’égard de la loi qu’ils s’imposent l’un à l’autre. Mais si la fille n’est pas habile à ce jeu-là qui constitue l’essence de sa profession, les deux lois s’annulent l’une l’autre (au lieu de multiplier, de transcender leur effet réciproque) et il ne reste plus que le plaisir de chevaucher, peu importe les instruments et positions réciproques, le plus plat des plaisirs, que d’autres trouvent aussi bien avec une chèvre ou dans la solitude ou avec leur épouse qui a, depuis si longtemps, l’habitude de subir la loi que c’est devenu sans valeur de la lui imposer. Voilà à peu près ce que pense des filles Matteo Brigante, en d’autres termes mais très clairement à cause de sa pratique du jeu de La Loi, et aussi le commissaire, mais plus confusément).
Matteo Brigante et le commissaire conviennent donc que ce qui donne du prix à l’amour, c’est de faire la loi. Mais ils s’adressent à des objets différents.
Le commissaire Attilio fait la cour à la femme d’un notable, l’entoure de prévenances et de pièges, l’enjôle, la dorlote, la cajole, la câline, la persuade de venir dans sa garçonnière, dans la tour octogonale de Frédéric II de Souabe. Il s’épuise dans les travaux d’amour, persuadé de procurer à la femme adultère un plaisir qu’elle ne trouve pas, dit-elle, dans les bras de son mari ; il triomphe : « Tu es à moi » ; les hommes des pays chrétiens se persuadent aisément que quand une femme dit : « Je suis heureuse », elle pense : « Tu m’as marquée, je suis devenue ta propriété » ; métaphysiciens sans le savoir, propriétaires et juristes par essence, ils pensent le plaisir d’amour en termes d’absolu : c’est le fer rouge qui marque à jamais la bête acquise. Quand Attilio s’est enfin persuadé que son amante lui appartient sans réserve, il lui apprend les gestes, les poses, les pratiques des filles de Foggia. « Je la dégrade », dit-il. Puis il rompt et passe à une autre.
Séduction, possession, dépravation, rupture, telles sont les quatre figures du libertinage du commissaire Attilio, exercice beaucoup plus religieux qu’il ne le croit. Et pour finir, il est tombé sous la loi de Giuseppina. Brigante exulte.
Matteo Brigante, lui, préfère violer les vierges.
Les plaisirs de la plage prirent fin, sur les deux heures de l’après-midi. On rentra à Manacore pour déjeuner et faire la sieste. Le commissaire ramena dans sa Mille Cento sa femme Anna, Giuseppina et les trois enfants. À la pointe du promontoire, près du trabucco, donna Lucrezia et Francesco venaient de se séparer et marchaient dans la pinède, lui vers l’endroit où il avait caché la Vespa de don Ruggero, elle vers le portique de la Colonie de vacances, chacun se répétant à soi-même les mots d’amour qu’il venait d’entendre de l’autre.
Matteo Brigante dormit jusqu’à cinq heures, chez lui, dans son appartement du palais de Frédéric II de Souabe. Il prit une douche et fit toilette ; il est toujours impeccable. Il choisit, pour cette seconde partie de la journée qui commence après la sieste, une veste d’alpaga bleu pétrole, une chemise bleu turquoise et un nœud papillon bleu marine. Le nœud papillon ne se porte plus beaucoup en Italie ; Brigante l’avait adopté, quand il débuta dans le racket, après avoir été démobilisé ; il estimait à cette époque que le nœud papillon faisait plus sérieux que la régate ; maintenant, sans nœud papillon, il ne se ressemblerait plus.
— Tu rentreras souper ? demanda Mme Brigante.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Il tourna au coin de la Grande Place et de la rue Garibaldi. Au rez-de-chaussée de la préture, derrière les jalousies entrebâillées vers le ciel, les prisonniers chantaient :
Tourne, ma beauté, tourne…
Mais il ne les entendit pas davantage que le pêcheur n’entend le moteur de son bateau. Puis il se dirigea vers le premier contrefort de la montagne, la zone des jardins d’orangers et de citronniers.
Il prit un chemin différent de celui où s’était engagée Mariette, puis Pippo suivi sans le savoir par Pizzaccio.
Il arriva ainsi dans un jardin voisin de celui de don Cesare (où Mariette s’est cachée) mais d’un autre accès, sur le flanc opposé du val aux trois sources. Le métayer du jardin, un de ses amis, surveillait une dizaine de femmes qui sarclaient les vasques creusées au pied de chaque arbre.
Ils bavardèrent un instant.
— Des feignantes, disait le métayer, si je ferme l’œil elles se croisent les bras.
— Si tu ne t’intéresses pas à ton bien, répondait Brigante, les autres ne s’y intéresseront pas pour toi.
— Elles se nourrissent sur moi, reprenait le métayer…
— La main n’est rien sans l’œil, répondait Brigante…
Etc. Ce sont politesses de sous-officiers.
— Je me repose un instant, dit Brigante.
— Fais comme tu veux.
On ne pose jamais de questions à Brigante. S’il s’arrête dans le jardin, c’est qu’il a quelque chose à contrôler dans le voisinage. Ça le regarde.
Il s’assit à l’ombre d’un figuier et attendit que le métayer et les ouvrières s’en allassent.
Le père de Brigante était ouvrier agricole, payé à la journée (quand il n’était pas désoccupé). Sa mère aussi travaillait à la journée, sarclant les jardins ou tirant l’eau au puits pour les arrosages ; elle était encore plus souvent désoccupée que le père. Ils faisaient aussi toutes sortes de corvées, à titre gratuit, pour le métayer ou le régisseur qui avait eu la gentillesse de leur donner du travail.
Italo Barbone, un des métayers de don Ottavio, avait une faiblesse pour son père et l’occupait souvent. Il habitait dans la zone des jardins, à deux cents mètres de la route par un sentier coupé de marches. Quand il allait à Porto Manacore, le père l’attendait, au coin de la route, une lanterne à la main, de la tombée de la nuit jusqu’à ce qu’il revînt, pour le guider dans le sentier ; il marchait devant lui, un peu de côté, comme un crabe, pour ne pas faire écran entre la lanterne et les pieds de Barbone. Le métayer était grand amateur du jeu de La Loi et ne rentrait souvent que peu avant l’aube. Le père de Matteo attendait toute la nuit, n’ayant jamais osé dire à l’homme qui avait la bonté de le faire travailler : « Je laisserai la lanterne au coin du sentier et j’irai dormir. » Au fait, s’il avait laissé la lanterne, il se serait sûrement trouvé quelqu’un pour la voler ; une lanterne est un objet de prix dans un pays de désoccupés. Et s’il l’avait cachée (ils auraient pu convenir d’une cachette), Barbone, rentrant généralement ivre, n’aurait pas trouvé la cachette ou n’aurait pas été capable d’allumer la lanterne. Il n’y avait donc pas d’autre solution que d’attendre, assis par terre, au coin de la route, jusqu’à ce que le métayer se décide à rentrer.
Barbone aussi attendait. En ce temps-là, don Ottavio habitait la plus grande partie de l’année à Rome. Il arrivait qu’il écrivît à son métayer : « Attends-moi lundi à la gare de Villanuova. » Barbone attelait la voiture à deux chevaux et allait attendre son patron à Villanuova, à vingt kilomètres de Porto Manacore. Souvent don Ottavio ne venait pas le lundi, comme il l’avait annoncé, ni le mardi, ni le mercredi ; il était arrivé au métayer d’attendre toute une semaine, devant la gare, dormant la nuit sur une botte de paille, dans le fond de la voiture. Aujourd’hui don Ottavio ne prend plus le train ; il a plusieurs automobiles. Mais le vieil Italo Barbone continue d’attendre, en maintes occasions, pour toutes sortes de raisons, en beaucoup d’endroits.
Don Ottavio faisait attendre son métayer qui faisait attendre son ouvrier agricole. Le Roi faisait probablement attendre don Ottavio et Dieu le Roi. Telle fut la première idée que le jeune Matteo se fit de la hiérarchie sociale. Chacun attend quelqu’un et fait attendre quelqu’un d’autre. Seul Dieu n’attend personne et seul l’ouvrier agricole n’a personne à faire attendre. Ainsi se définirent pour lui deux absolus aux deux extrémités de la hiérarchie (bien qu’il n’employât pas ces mots) : Dieu et l’ouvrier agricole. L’état d’ouvrier agricole constitua ainsi pour ce fils d’ouvrier agricole le mal-être absolu.
D’autres, comme Mario le maçon (celui auquel le commissaire Attilio a refusé son passeport, parce qu’il a refusé de déchirer la carte de son parti), veulent jeter bas tout l’édifice et en construire un autre où la hiérarchie sera fondée sur des critères différents (sans hiérarchie, exigent les anarchistes encore nombreux dans le Sud). Ces conceptions supposent la lecture de journaux et de livres, ou tout au moins la fréquentation de lecteurs de journaux et de livres, toutes choses qui étaient impossibles au jeune Matteo (de plus, c’était l’époque fasciste). Mais, dès l’âge de dix ans, il avait pris la décision d’échapper à tout prix au mal-être absolu, c’est-à-dire à la condition d’ouvrier agricole. Attendre, soit, puisque c’est inévitable, mais au moins en tirer le pouvoir de faire attendre d’autres. Subir la loi, soit ; mais aussi faire la loi ; ainsi l’enfant conçut-il la dignité humaine.
Malgré de sévères corrections, il refusa donc d’aller même une seule fois sarcler avec les femmes ou tirer l’eau des puits et la monter, deux seaux par deux seaux, sur un balancier, dans les jardins qui ne sont pas irrigués, ainsi que font les enfants d’ouvriers agricoles, quand par bonheur le métayer a besoin d’eux. Il estime aujourd’hui que les coups de son père l’ont trempé. Quand il y pense maintenant, il est également satisfait d’avoir été battu par son père et de n’avoir pas cédé à ses coups, c’est ainsi qu’il est devenu dur comme il se félicite de l’être. Et c’est pourquoi, à son tour, il a battu son fils, Francesco, non pas dans la colère, comme avait fait son père à lui, ce qui diminue l’effet du châtiment, lui conférant l’inexorabilité des catastrophes naturelles, tempêtes, tremblements de terre, malaria, mais froidement à coups de lanière, en comptant les coups ou en obligeant Francesco à les compter, et il s’était réjoui de voir l’enfant serrer les dents sans crier, de sentir que l’enfant le haïssait mais qu’il avait déjà assez de contrôle sur soi-même pour ne pas crier sa haine, pour contenir si bien sa haine qu’elle ne transparaissait même pas dans les yeux, qu’ainsi il durcissait, se trempait, devenait un homme.
Dès qu’il avait été en âge, Matteo Brigante avait travaillé avec les pêcheurs, comme mousse. Le pêcheur aussi est misérable et il a beaucoup de maîtres : le propriétaire du bateau de pêche, le marchand de poissons, le vent, la mer et les migrations des poissons. Mais la multiplicité de ses maîtres lui permet quelque défense ; le propriétaire et le marchand le font attendre, mais il peut arguer du vent, de la mer ou de la migration des poissons, il peut aussi jouer de la concurrence entre les marchands, pour les obliger à attendre. C’est un métier qui exige de l’intelligence et qui l’exerce ; se servir du vent pour aller contre le vent ne définit pas seulement la navigation à voile mais aussi ce pouvoir que l’intelligence donne à l’homme de plier à son service les lois naturelles et sociales, la mesure de sa liberté. Bien qu’il soit souvent aussi pauvre que l’ouvrier agricole, le pêcheur n’est pas comme lui dans un état de mal-être absolu. Le pêcheur vend son poisson, qu’on lui achète ; dès qu’il y a commerce la servitude n’est plus absolue. La relative liberté du patron pêcheur se reflète sur le matelot et même sur le mousse, prix de leur complicité dans la lutte contre la nature et les hommes.
À quinze ans, Matteo Brigante nageait bien et plongeait encore mieux. Les moules que les autres arrachaient avec un grappin, il allait les chercher, les yeux grands ouverts, parmi les écueils sous-marins, il les remontait à pleines brassées. Il recevait de petites primes, en nature ou en argent, mais il était encore plus sensible à la louange. Sur toute la côte de Manacore, on ne l’appelait plus que Matteo Maître de la Mer.
Un garçon de quinze ans qu’on surnommerait Maître de la Mer ne resterait pas aujourd’hui mousse au service d’un patron pêcheur. Il irait aux îles, il guiderait les étrangers qui pratiquent la chasse sous-marine ; il deviendrait maître-nageur, maître-plongeur ; ce serait la porte ouverte à toutes sortes d’aventures, non seulement la gloire des concours nationaux et internationaux de chasse sous-marine, mais aussi la chance qu’un riche étranger s’intéresse à lui et tout ce qui peut en résulter.
Mais Matteo, Maître de la Mer, ne quitta pas Porto Manacore, ces occasions n’existant pas encore. Quand il eut seize ans, un garçon de Schiavone ravit la virginité d’une de ses sœurs et refusa de l’épouser. Matteo lo incoltelló, l’encoutela, le poignarda. La Cour fut indulgente, comme elle l’est généralement pour les crimes d’honneur, et d’autant plus que le garçon de Schiavone, quoique très proprement encoutelé, survécut. Matteo fut condamné à la prison jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; on lui permit alors de s’engager dans la Marine Royale.
Pour l’heure, il est assis sous un figuier, dans le jardin du métayer, son ami. Il a ôté sa veste d’alpaga bleu pétrole et l’a posée près de lui, soigneusement pliée. Il regarde la mer, le soleil qui descend vers les îles, le banc de nuages poussé par le libeccio, repoussé par le sirocco et qui se replie lentement vers l’ouest. Il se sent dispos. Il attend que les métayers et les sarcleuses s’en aillent pour sauter le mur et passer dans le jardin de don Ottavio. Il a décidé de violer Mariette.
À deux heures, un guaglione, mandé par Pippo, avait apporté à Mariette un pichet d’huile, du pain et des tomates. Elle était allée à la source, près de la resserre, renouveler l’eau de la cruche. Voilà pour son repas. Puis elle avait dormi, jusqu’à cinq heures.
Assise sur les sacs, elle est en train d’échafauder des projets. La réflexion lui plisse le front. Elle a joué avec des fétus de paille, les a brisés, dans la tension de sa pensée, et les brins sont tombés sur ses genoux ; elle les manœuvre maintenant comme les pièces d’un échiquier, les déplaçant sur ses genoux, personnages imaginaires, symboles d’obstacles et d’aides. Elle combine un plan à longue échéance, utilisant les brins de paille, comme un comptable son boulier.
Les rais obliques du soleil déclinant pénétrèrent par la lucarne et l’enveloppèrent de lumière blonde.
Le métayer et les sarcleuses quittèrent le jardin voisin et regagnèrent Manacore, par les chemins creux, entre les hautes murailles.
Matteo Brigante sauta le mur, adroitement, sans accrocher sa veste d’alpaga bleu pétrole, aussi agile que lorsqu’il plongeait aux moules et, plus tard, grimpait aux mâts du navire-école.
Il s’approcha de la lucarne de la resserre et observa Mariette qui ne le voyait pas. Il s’attarda ainsi, non pour combiner son plan qui était tout simple et toujours le même dans des cas analogues, ni pour se délecter à l’avance de son plaisir qui est un plaisir de l’instant, absolu, dont on ne peut donc se délecter à l’avance (sauf en le racontant en public, en présence de quelqu’un qui en souffre, comme il fit devant Tonio ; la souffrance de l’autre donne une réalité à l’acte imaginaire). Il s’attarda un moment, avant de pousser la porte et de pénétrer dans la resserre, parce que, dans l’instant qu’il allait foncer sur sa proie, il avait pensé au commissaire Attilio, autre bête de proie, souvent son complice, mais qu’il avait vu quelques heures plus tôt, plié sous le joug, par la Giuseppina. Il fit un bref parallèle de la conduite du commissaire Attilio et de la sienne propre.
Le commissaire Attilio, grand séducteur qui a amené dans leur garçonnière commune les femmes de presque tous les notables de Manacore, a finalement accepté le ridicule, c’est-à-dire l’humiliation, a subi la loi de Giuseppina, devant ses anciennes et, avait-il espéré, ses futures maîtresses. Si Brigante voulait Giuseppina, il l’aurait. Mais les vierges folles ne l’intéressent pas. Il n’aime que les vierges sages, qu’il prend de force. Il s’estime plus viril que le commissaire Attilio.
Quand ils parlent ensemble de l’amour, soit dans le bureau du commissaire, soit dans leur garçonnière commune, ils opposent souvent leurs points de vue.
Brigante feint de croire aux prouesses techniques de son ami.
— Mais, dit-il, je ne vous comprends pas. Vous leur apprenez tout, vous en faites de bonnes petites chattes, bien caressantes, bien cajoleuses, bien amoureuses, puis vous les renvoyez. Ce sont les maris qui profitent de vous.
— J’aurai même donna Lucrezia ! s’écrie le commissaire.
— Elle ne sera pas facile à dégeler…
— Comme les autres, exulte le commissaire.
Puis il rit, pour donner à son outrecuidance l’apparence de la légèreté.
— Les maris de Manacore, dit-il en riant, devraient m’édifier un monument de reconnaissance.
Mais il ne s’explique pas le goût de Brigante. D’autant moins que celui-ci a jadis poignardé le séducteur de sa sœur. Viol et vengeance du viol relèvent, estime-t-il, du même fétichisme.
Quand un crime d’honneur vient d’être commis sur le territoire qui relève de sa juridiction, le commissaire dit à Brigante :
— Encore un imbécile comme toi, qui va aller au bagne, à cause du pucelage de sa sœur.
Dans l’esprit de Brigante, viol ou encoutèlement, pas de contradiction, c’est la même démarche. Il exécute.
Dans la marine, les hommes de la classe du commissaire Attilio (officiers supérieurs ou subalternes) font des plans, donnent des ordres. Les sous-officiers exécutent (en se servant des matelots, comme la main de l’outil). Le bourreau aussi exécute. Ce n’est pas gratuitement qu’on emploie le même mot.
Le commissaire fait trébucher les « interpellés » et les prévenus dans l’entrelacs de ses questions, dans les filets de son argumentation. Il séduit les femmes des notables. Entreprises de tête, démarche d’officier.
Mais les officiers sont gauches quand les circonstances les obligent à exécuter. Brigante est persuadé qu’Attilio n’accomplit pas les prouesses de lit dont il se vante ; et pour finir, il est tombé dans la dépendance d’une vierge folle.
Brigante, lui, viole et encoutèle. Il se vérifie, il se prouve à soi-même, dans l’exécution. C’est pourquoi il s’estime plus viril que le commissaire Attilio.
Même dans son corps, il se glorifie d’être plus viril que le commissaire. Celui-ci est bâti en athlète, jupitérien, haut, les muscles arrondis. Matteo Brigante est petit, trapu, tout en triangles ; le trait noir des sourcils, le point noir de la moustache ; les épaules larges, les hanches étroites ; un couteau.
Mariette lui plaisait, en train de combiner des projets, assise sur les sacs, déplaçant les brins de paille sur ses genoux, l’air concentré, une vierge sage.
Il entra dans la resserre et referma la porte derrière lui, sans prononcer un mot.
Mariette ne posa pas de question. Elle se leva d’un bond et s’accota au mur, les mains dans la poche de sa blouse, le regard aussi dur que celui de Brigante.
Brigante fut ravi de ce regard.
Il retira tranquillement, posément, sa veste d’alpaga bleu pétrole et la posa, les épaules bien en place, sur le dossier de la chaise.
Puis il s’avança à petits pas.
— Couche-toi, dit-il.
Elle ne bougea pas, ne répondit pas. Elle fixait sur lui son regard dur. Aucune peur. Il aima cela.
Il fit encore deux pas et la gifla à toute volée, une fois sur chaque joue. C’est ainsi qu’il procède. On ne peut rien sur une vierge récalcitrante si d’abord on ne l’assomme pas.
Elle ne bougea pas, sauf d’osciller sous chaque gifle, ne baissa pas les yeux. Il répéta :
— Couche-toi !
Mariette avança d’un pas. Il fut surpris. Allait-elle se coucher ? Il n’attendait pas cela d’elle.
Elle avança encore d’un pas et se trouva tout contre lui.
— Ton greffoir, dit-elle.
Brigante n’eut pas le temps de comprendre. Le poing de la jeune fille jaillit de la blouse, armé d’un ergot d’acier, et barra sa joue de deux traits en croix. Elle fit deux pas en arrière et se retrouva accotée au mur.
Il passa sur son visage sa main qu’il retira dégoulinante de sang. Dans le même instant, il entendit un déclic. Mariette venait d’ouvrir le greffoir, qu’elle tenait fermement en main. Il aperçut la lame, aiguisée comme un rasoir, et au dos de la lame l’ergot (qui sert à soulever l’écorce après l’incision) rouge de son sang. Il recula rapidement vers la porte.
Mariette marcha lentement vers lui, le greffoir en main. Elle lui laissa le temps d’ouvrir la porte, allant à petits pas, mais sans cesser de s’avancer vers lui, le front incliné, comme prête à charger, le regard en dessous, le bras replié à l’horizontale, en garde comme un boxeur, avec au bout du poing la lame, tendue à hauteur de gorge.
Brigante tourna le dos et passa la porte en courant. Mariette referma rapidement la porte derrière lui et tourna la clef dans la serrure. Puis elle alla se poster derrière la lucarne. À genoux devant la source, il était en train de laver sa blessure. Il se redressa et elle vit la croix qu’elle venait d’inciser dans sa joue, deux traits bien nets, qui se coupaient à angle droit, juste assez profonds pour durer autant que Matteo Brigante.
Mariette se détourna de la lucarne et alla examiner la porte. Les chambranles étaient vermoulus, les gonds rouillés, on voyait le ciel entre les ais, il aurait suffi d’un levier quelconque, une des fourches qui traînaient dans le jardin, pour les faire sauter. Elle reprit en main le greffoir qu’elle avait posé sur la table. Sur le sol de terre battue, les gouttes de sang tombées de la joue de Matteo Brigante avaient encore le beau rouge vif du sang qui n’a pas séché. Elle aperçut le veston d’alpaga bleu pétrole posé sur le dossier de la chaise.
Elle n’a pas du tout réfléchi. Ha agito con la stessa rapidità che il pensiero. Elle a tiré de dessous les sacs de toile un portefeuille de cuir fauve incrusté d’initiales d’or, elle a tiré de la poche intérieure du veston de Brigante un portefeuille de cuir noir et elle a mis l’un à la place de l’autre, celui de cuir fauve dans la poche du veston, celui de cuir noir sous les sacs. Puis elle est revenue près de la lucarne et elle a attendu.
Brigante revint vers la resserre et s’arrêta devant la lucarne. Mariette se tenait un peu en retrait. Il se regardèrent un moment en silence. La croix sur la joue ne saignait presque plus. Seulement quelques gouttes qui gonflaient lentement entre les lèvres de la plaie, comme des cloques.
— Dio boia, jura Brigante, dieu bourreau ! Tu m’as marqué pour la vie.
Elle eut une petite lueur dans les yeux, comme d’amusement.
— Je te retrouverai, dit-il.
— C’est avec ton greffoir, dit-elle, ton greffoir à la marque des Deux Bœufs…
— Porco Giuda, jura-t-il, cochon de Judas ! je n’ai jamais rencontré pareille garce.
— Je le garde, dit-elle, ça peut resservir.
— Laisse-moi entrer, demanda-t-il, que je reprenne mon veston.
Elle fit passer la lame à hauteur de ses yeux.
— Si tu essaies d’entrer, dit-elle, je t’ouvrirai la gorge.
— Tu en es bien capable, dit-il.
Il la regardait en dessous, comme elle-même avait fait.
— Essaie voir, dit-elle.
— Je te laisserai tranquille, dit-il. Laisse-moi entrer juste le temps que je reprenne mon veston.
— Je te vois venir, dit-elle.
— Qu’est-ce que tu risques ? Je n’ai rien dans les mains…
Il retourna les poches de son pantalon.
— … Rien dans les poches. C’est moi qui devrais avoir peur de toi.
— Tu ferais bien, dit-elle.
Ils s’observèrent en silence.
— Tous les deux, dit-il, il vaudrait mieux qu’on soit amis…
— Essuie plutôt ta joue…
Plusieurs des gouttes-cloques avaient éclaté entre les lèvres des plaies et de minces filets rouges coulaient le long de la joue. Brigante essuya sa joue avec son mouchoir qu’il avait déjà lavé et relavé dans le bassin de la source.
— Écoute…, dit-il.
Sa voix était de nouveau dure.
— … Tu m’as marqué, tu dois payer. Tu n’as qu’une manière de te faire pardonner. Laisse-moi entrer et couche-toi…
Elle rit silencieusement.
— Ouvre la porte !
— Je vais te donner ton veston, dit-elle.
Elle alla prendre le veston sur le dossier de la chaise et se rapprocha de la lucarne. D’une main elle tenait le veston, de l’autre le greffoir ouvert.
— Je vais te le donner, dit-elle. Mais fais bien attention. Si tu passes la main, je coupe.
Elle lui tendit le veston à travers la lucarne et il le prit sans essayer de saisir le bras.
— Tu commences à comprendre, dit-elle.
Il mit le veston.
— Si tu voulais,…, dit-il.
La voix avait molli.
— … Je n’ai jamais rencontré pareille garce…
La voix s’était fait presque tendre.
— … À nous deux… Nous partirions ensemble dans le Nord. Une fille comme toi… Le monde serait à nous. Je suis riche, tu sais… Qu’est-ce que nous ne ferions pas ?…
Elle rit silencieusement. Et puis, tranquillement, ferma la lucarne, un volet de bois, qu’on pousse de l’intérieur.
Brigante frappa à petits coups sur le volet de bois.
— Je suis riche, tu sais, Mariette, riche, très riche.
Pas de réponse. Il s’en alla.
Le matin, don Cesare était allé chasser la poule d’eau dans le marais. Il avait longtemps marché, de son grand pas silencieux, suivi de Tonio qui portait la gibecière, suant.
Quand l’oiseau se lève d’entre les roseaux, il tire au jugé, comme s’il lançait le fusil ; il esquisse le mouvement de lancer, la pointe du canon décrit une courbe, s’immobilise et la volée de plomb, projetée moins par l’explosion de la poudre dans la douille, semble-t-il, que par ce mouvement sec, net et d’une précision et d’une élégance absolues, fuse dans les airs et obéissant, semble-t-il, davantage à la volonté de don Cesare qu’aux lois de la cinétique, frappe de plein fouet le lourd oiseau qui continue un moment de voler, mais en redescendant vers les roseaux, battant encore des ailes, mais d’un vol mal assuré, moins comme s’il avait été atteint de plein fouet par la volée de plomb que comme si la volonté de don Cesare, matérialisée dans ce brusque mouvement du bras redressant le fusil, s’était agrippée à son cou, dans le duvet, sous les grandes ailes ouvertes, et l’étouffait peu à peu, le contraignant à redescendre dans le marais.
En tuant sa quatrième poule d’eau, dans l’instant même qu’il tirait, don Cesare avait eu le bras noué. Cela lui était déjà arrivé plusieurs fois au cours des années précédentes. Il l’attribuait à sa manière de tirer au jugé, nette, sèche, résolue et absolument élégante, dont le style s’était peut-être exagéré à mesure qu’il prenait de l’âge, la netteté devenant rudesse, le muscle se froissant. Le bras, l’épaule, et plusieurs fois la hanche, restaient engourdis pour quelques heures ; Elvire les enveloppait de compresses chaudes. La vieille Julia, persuadée que tout ce qui est noué l’est par un sort et se dénoue par un contre-sort, amenait un bol rempli d’eau et d’huile :
— Regardez l’œil, don Cesare !
Et elle prononçait la conjuration qui oblige le mauvais œil à sortir, sous la forme d’un ou plusieurs yeux à la surface du bol. Don Cesare ne croit ni aux sorts ni aux contre-sorts, bien qu’il estime la sorcellerie, dit-il souvent, relativement moins déraisonnable que la religion et la médecine. Il regardait donc le liquide du bol, jusqu’à ce que l’œil se forme, un peu pour faire plaisir à Julia, un peu par défi à la médecine et à la religion, un peu par hommage à l’antique cité d’Uria où ce rite était déjà pratiqué, un peu parce que, s’il n’avait pas été incrédule par principe, il eût, plutôt qu’aux superstitions de la religion ou de la politique, cédé à ces superstitions-là, dans la tradition de l’antique territoire d’Uria dont il est le dernier seigneur. Le soir ou le lendemain, son bras, son épaule se déliaient, robuste vieillard qu’il est, le plus efficace et élégant chasseur de toute la région.
Il regagna la maison à colonnades vers midi (à l’heure même où Francesco Brigante et donna Lucrezia commençaient à se dire leur amour, dans la caverne de la Pointe Manacore, près du trabucco). La sieste achevée il était descendu dans la grande salle et s’était assis dans le fauteuil napolitain du XVIIIe siècle aux accoudoirs de bois doré tourneboulés en forme de magots, avec des compresses autour de son bras et sur sa hanche, sous une robe de chambre de soie bleu marine (les coins d’un mouchoir de soie blanche sortant de la pochette), entouré de trois femmes de sa maison, la vieille Julia, Maria, femme de Tonio, et Elvire, sœur de Maria, sa maîtresse. L’agronome frappa contre la porte ouverte et entra.
Maria se porta vivement vers lui, pour éviter qu’il ne parlât à don Cesare.
— Je viens voir, dit l’agronome, si vous êtes toujours d’accord pour Mariette.
— C’est toujours d’accord, répondit Maria.
La vieille Julia s’était approchée à son tour.
— C’est pour ma fille ? demanda-t-elle.
Il était là, face aux deux femmes, avec ses joues roses, fragiles, d’homme du Nord et cette fausse désinvolture, cet air contradictoirement gauche et sûr de soi des agronomes qui savent bien plus de choses que les paysans sur les métiers de la terre, mais qui savent aussi que les paysans les épient, prêts à saisir la moindre erreur, le moindre faux pas, pour remettre toute leur science en question. Cela raidit toutes leurs démarches, même celles qui n’ont aucun rapport avec les techniques agricoles.
— Je suis venu voir, dit-il, si nous sommes toujours d’accord.
— Nous sommes d’accord, répondit Julia, aux mêmes conditions.
— Eh bien, dit-il, elle pourra commencer ce soir. J’emmènerai ses affaires dans la voiture.
— C’est qu’aujourd’hui… dit Julia.
— Elle est allée chez sa tante… dit Maria. À Foggia…
— Sa tante de Foggia qui est malade, dit Julia.
— Allons, dit l’agronome, allons, c’est sans importance. Elle commencera demain. Je viendrai la chercher dans l’après-midi.
— Elle ne sera peut-être pas rentrée demain soir… dit Julia.
— Parce que sa tante est malade, continua Maria.
Elvire s’était approchée, elle aussi.
— Il serait peut-être mieux, dit-elle, que Mariette ne commence que la semaine prochaine.
La voix de don Cesare s’éleva, dominant toutes les autres.
— Viens t’asseoir ici, cria-t-il.
Les femmes se turent. L’agronome regarda interrogativement Maria.
— Il veut vous parler, dit-elle.
— Je te dis de venir t’asseoir ici, répéta don Cesare.
— Don Cesare veut vous parler, dit vivement Elvire.
L’agronome s’avança lentement vers le fauteuil. Il n’aime pas les manières des grands seigneurs du Sud qui tutoient les jeunes fonctionnaires comme s’ils étaient des gens de leur maison.
Don Cesare lui montra le banc, en face du fauteuil.
— Assieds-toi là, dit-il.
Le Lombard s’assit. Les femmes l’avaient suivi.
— Vous autres femmes, dit don Cesare, laissez-nous en paix.
Maria et Julia s’éloignèrent vers le fond de la salle, du côté de la cheminée.
— Toi aussi, dit don Cesare à Elvire.
Elvire alla rejoindre les deux autres.
— Quel âge as-tu ? demanda don Cesare.
— Vingt-huit, répondit le Lombard.
— Tu ne comprends pas qu’elles ont monté une machination pour t’obliger à épouser la Mariette ?
— On me l’a déjà dit.
— Tu ne connais pas le Sud, dit don Cesare. Tu ne t’en tireras pas.
— On verra.
— Pourquoi ne te maries-tu pas ?
— Je ne dis pas non.
— Tu as de l’argent ?
— J’ai mon traitement.
— Ce n’est pas le gouvernement qui a payé le palais que tu as fait construire pour tes chèvres.
— J’avais fait un petit héritage. J’ai tout placé dans mes installations.
— Tu y crois ?
— J’aime mon métier.
— Tu pourrais épouser la fille d’un propriétaire.
— Je n’y pense pas.
— Les fils de nos propriétaires ne sont bons qu’à faire des avocats ou des députés. Voilà le Sud. Un agronome peut rendre service à un propriétaire. Je pense que don Ottavio te donnerait une de ses filles, Veux-tu que je lui en parle ?
— Je ne cours pas la dot, dit l’agronome.
Don Cesare le regardait : ce front bombé, ces joues roses d’homme du Nord, cet air têtu et enfantin de garçon qui a fait des études supérieures.
— Ici, dit don Cesare, nous avions déjà des agronomes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Les collines à chèvres de l’autre côté du lac étaient irriguées…
— Je ne vois pas le rapport, dit l’autre.
Don Cesare pensa : « Paysan qui crois que ta science de paysan te suffira pour gagner droit de cité chez nous. Pour être reçu de nous, les plus vieux citadins du monde, il faut savoir vivre. » Mais il pensait aussi : « Notre savoir-vivre s’est enlisé dans le marais et dans la dune en même temps que la noble cité d’Uria ; il n’en reste plus que des superstitions. » Il ne voulut pas humilier le garçon.
— Tu as raison, dit-il.
— Vous ne voulez pas que Mariette entre à mon service ? demanda agressivement l’agronome.
— Elle fera comme elle voudra.
— Si quelqu’un peut s’y opposer, c’est sa mère. Ce n’est pas vous.
— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda don Cesare.
— Le droit de cuissage est périmé !
« Gros benêt de Lombard », pensa don Cesare.
— Alors, tu veux te marier avec elle ? demanda-t-il.
— Cela ne regarde qu’elle et moi, à la rigueur sa mère.
— Je vois, dit don Cesare. Tu préférerais l’avoir sans te marier. Mais si on t’oblige à la mener chez le curé, tu te résigneras à aller chez le curé.
— C’est mon affaire, dit le Lombard.
Il se leva.
— Je crois que notre entretien est terminé.
— Assieds-toi, dit don Cesare.
— Je n’ai plus rien à vous dire, protesta le Lombard.
Mais il s’assit.
Don Cesare pensait que, lorsqu’il lui était arrivé de désirer la virginité d’une fille de sa maison, il l’avait prise, sans que s’élevât la moindre contestation. Que s’il accordait Mariette au Lombard, ses gens l’estimeraient en droit d’exiger qu’elle passât d’abord une nuit avec lui, ou autant de nuits qu’il le voudrait. Ensuite ses femmes referaient à la jeune fille une virginité pour l’étranger (comme il était arrivé à sainte Ursule d’Uria). Mais comme il est uomo di cultura, il pensait simultanément à toutes les explications historiques, sociologiques, biologiques et psychanalytiques que l’on peut donner de la vénération de la virginité et du désir conjoint de la ravir, obsession dans le Sud. Qu’il ne partageait pas ces superstitions. Qu’il n’avait pas exigé pour lui la virginité de toutes les filles de sa maison. Qu’il prenait les filles ou les femmes, selon son goût, sans se soucier, quant à son plaisir, qu’elles fussent ou ne fussent pas vierges. Qu’il serait long et inutile d’expliquer à l’agronome, pénétré de sa double supériorité de technicien et d’homme du Nord, la juridiction non écrite mais formelle du Sud, pays de juristes. Que ce fonctionnaire démochrétien s’indignerait véhémentement que la noble juridiction féodale fût encore reconnue dans le Sud, tacitement mais absolument. Mais que, quoi qu’il en fût de ses goûts à lui don Cesare et de ses opinions sur la virginité, il était décidé, quant à Mariette, d’user de son privilège.
Le Lombard s’impatientait, face au vieillard qui remuait silencieusement toutes ses pensées.
— Qu’est-ce que vous avez à me dire ? demanda-t-il.
Don Cesare pensait que c’était ce matin même, à la chasse, juste avant que son bras se nouât, qu’il avait pris la décision d’exiger pour lui-même la virginité de Mariette. Tout en marchant, aux aguets des lourds oiseaux, il s’était rappelé les événements de la nuit, Mariette assise à ses pieds, sur le petit tabouret de bois, guettant par-dessus ses genoux sa mère et ses sœurs, puis le chant de la jeune fille autour de la maison ; il s’était soudain aperçu que sa décision était prise.
— Je n’ai rien à te dire, répondit-il au Lombard.
— Vous m’avez demandé de m’asseoir.
— Mariette ne veut pas aller travailler chez toi.
— Sa mère vient de me dire le contraire.
— Demande à la petite.
— Où est-elle ?
— Personne n’en sait rien, répondit don Cesare.
L’agronome s’en alla à grands pas, en grommelant sur son malheur d’être obligé de vivre parmi les paysans arriérés du Sud et les grands propriétaires, encore plus arriérés.
— Elvire ! appela don Cesare.
Elvire s’approcha.
— Change mes compresses.
Elvire courut à la cheminée où l’eau chauffait sur un trépied à charbon de bois.
Julia et Maria s’approchèrent du fauteuil. Tonio rentra et veilla à ce que les femmes accomplissent convenablement leur devoir. Les enfants de Maria et Tonio survinrent à leur tour et firent cercle. Don Cesare eut l’impression que les muscles de sa cuisse à leur tour commençaient à se nouer ; mais il n’en parla pas. Les compresses furent changées.
— Elvire, dit don Cesare, à partir de ce soir, tu dormiras dans la chambre de Julia.
C’était ainsi de tous temps dans la maison qu’avaient été prononcées les disgrâces. Elvire pâlit. Cela devait arriver, elle l’avait toujours su. Déchue au rang des servantes comme sa mère, la vieille Julia.
— Il n’y a plus de place dans ma chambre, protesta Julia.
— Elvire dormira dans le lit de Mariette.
— Mariette reviendra.
— Mariette, dit don Cesare, n’est jamais partie. Elle ne se montre pas, parce que vous lui faites peur. Quand vous la verrez, vous lui direz qu’elle vienne me parler.
Il se souleva du siège profond du fauteuil napolitain, s’appuyant aux magots de bois doré. Les muscles de la cuisse se nouaient à leur tour.
— Ma canne, dit-il.
Tonio courut chercher la canne à pommeau d’or. Don Cesare attendit appuyé aux magots, regardant les femmes d’un air qui leur ôtait le courage de parler.
— Je vais travailler, dit-il. Qu’on ne me dérange pas.
Il gagna la porte du fond, appuyé sur la canne. Ils entendirent longuement le bruit des pas et de la canne, dans le couloir, dans les escaliers, puis dans les salles aux antiques.
Matteo Brigante redescendit vers Porto Manacore, par les chemins creux, entre les hautes murailles des jardins d’orangers et de citronniers.
Il était marqué. Il réfléchissait sur ce fait nouveau d’être marqué, tellement improbable auparavant qu’il n’en avait jamais envisagé la possibilité, tellement extraordinaire le concernant qu’il avait été loin d’en mesurer toutes les conséquences, quand cela lui était arrivé, tout à l’heure, de la main de Mariette, avec son propre greffoir à la marque des Deux Bœufs, cette croix indélébile incisée dans sa joue.
Peu d’hommes oseront lui poser des questions, voire même faire quelque allusion qui révélera qu’ils auront vu la marque. Mais certains oseront. Comment se comporteront par exemple ses partenaires de la veille au jeu de La Loi ? Ni Tonio ni l’Américain n’oseront, mais l’Australien interrogera, certes sans vouloir l’offenser, avec de la déférence dans le ton, mais il interrogera. Pizzaccio aussi interrogera, à sa manière, en proposant son aide : « Si tu as des ennuis, je suis là », « S’il y a à frapper et qu’il soit préférable que ce ne soit pas toi, je frapperai à ta place », mais il se réjouira sournoisement. À l’Australien, Brigante répondra : « Celui qui m’a fait cela est mort. » Non, c’est une mauvaise réponse qui ne trompera personne. Oui, c’est une bonne réponse qui ôtera l’envie de poser d’autres questions. Quant à Pizzaccio, il n’aura qu’à le regarder pour lui clouer la langue.
Mais si don Ruggero lui dit en riant : « Tu t’es donc fait égratigner, coq ? » qu’est-ce qu’il lui répondra ? Il aura envie de le tuer, mais un homme qui possède une fortune, comme maintenant Brigante, ne tue pas à la légère. Et s’il répond à don Ruggero que l’homme qui a fait cela est mort, comme il devrait l’être, don Ruggero rira avec encore plus d’insolence :
— Ça se saurait, dira-t-il.
« L’homme qui a fait cela, l’homme qui a marqué Matteo Brigante »… C’est une gamine et elle va s’en vanter. Il s’arrêta net à cette pensée qui ne s’était pas encore présentée à lui sous cette forme. Il a été marqué par une pucelle qui va se glorifier de son exploit devant toute la ville. Il faut retourner au jardin et demander à Mariette qu’elle garde le secret, exiger sous menace de mort qu’elle ne se vante pas de l’avoir marqué, la supplier, émouvoir son cœur, lui offrir de l’argent, ce qu’elle voudra. Mais il vit par l’imagination la réponse de Mariette, un petit rire, un éclair amusé du regard. Elle est comme lui, inflexible.
Donc toute la ville, toute la province va savoir qu’il a été marqué par une pucelle. Et même s’il se décide, tout riche qu’il est, à tuer pour retrouver son honneur, qui donc pourra-t-il tuer ? ni une gamine ni un guaglione, c’est trop mince, sans proportion avec l’honneur de Matteo Brigante.
S’en aller. Quitter Manacore tout de suite ; il veillera par correspondance que son fils défende leur fortune. Avec tout son argent, il sera traité, là où il ira, comme un membre des classes supérieures. Non. Il est marqué. Une croix dans la joue, indélébile, n’est pas une cicatrice quelconque, une honorable cicatrice de duel, comme en portent certains touristes allemands qui viennent dans les ports du Sud en quête de garçons, mais une marque infamante, comme l’oreille fendue aux tricheurs dans un pays dont il a oublié le nom.
Il se remit en marche, tournant et retournant la question. Il est Matteo Brigante, l’homme qui a toujours serré les dents. À la prison, il avait reçu sans broncher les coups des gardiens ; il n’avait pas répondu aux provocations des autres prisonniers ; il avait mis son honneur entre parenthèses tout le temps de la prison, parce qu’il avait décidé d’être libéré avant son temps fini. Dans la marine, où il s’était engagé pour sortir de prison avant la fin de son temps, il avait de nouveau été obligé de mettre son honneur entre parenthèses, jusqu’à ce qu’il fût devenu quartier-maître ; alors seulement il s’était battu à la sciabola, sous un mauvais prétexte, avec un quartier-maître qui lui avait fait injure quand il était matelot. Le motif apparent de son défi était conforme au code militaire de l’honneur, qu’il estimait dérisoire, mais il avait choisi un prétexte de ce genre pour que les officiers fermassent les yeux, indulgents, favorables au sous-officier qui paraissait essayer de se hausser jusqu’à eux, vainement bien sûr, mais avec une bonne volonté sympathique, allant jusqu’à risquer de recevoir et de donner la mort pour se montrer digne de leur conception de l’honneur. Mais la vraie raison (ignorée des officiers) relevait de l’honneur manacoréen, le quartier-maître ayant, deux ans plus tôt, abusé du droit que son grade lui donnait de faire la loi à un simple matelot, pour humilier Brigante dans sa dignité de fils et d’amant en injuriant sa mère et sa maîtresse (qu’il épousera plus tard, quand elle sera enceinte de Francesco), devant tout l’équipage aligné sur le pont. L’homme fut marqué pour la vie de larges estafilades au visage et sur le torse. Brigante fut mis aux arrêts sans perdre ses galons, exactement comme il avait prévu.
Maintenant, c’est lui qui est marqué, et par une pucelle. Voilà la pensée mortifiante qui le taraudait durant qu’il redescendait vers Porto Manacore.
« Mais, se dit-il, comme il venait de se rappeler son duel au sabre, l’injure d’une pucelle est sans proportion avec l’honneur d’un homme comme moi. » Il saurait au surplus faire ravaler sa parole à qui oserait mettre en doute cette disproportion si grande entre l’offensé et l’offense qu’elle annulait l’acte. Il ne devait pas dissimuler son malheur mais au contraire l’afficher, le rendre dérisoire à force de forfanterie.
Il décida d’en faire l’essai sur-le-champ. Au lieu de rentrer chez lui, comme il en avait d’abord fait le projet, il alla droit au bar des Sports.
Il s’arrêta au milieu de l’allée centrale, sortit son mouchoir maculé et essuya lentement les gouttes de sang qui gonflaient entre les lèvres de la double plaie. Il cherchait en même temps les regards des clients ; à mesure que ses yeux se posèrent sur eux, ils détournèrent la tête.
Il s’approcha du comptoir et commanda un cognac français. Il chercha les yeux de Justo, le serveur, puis toucha du doigt la marque pour réclamer une question.
Justo haussa interrogativement les sourcils.
— C’est une vierge, dit Matteo Brigante, qui m’a marqué, pendant que je la violais.
Il dit cela à voix bien haute, pour que tout le monde entendît.
— Sangue per sangue, répondit Justo, sang pour sang, il n’y a pas offense, monsieur Brigante.
— Sang pour sang, répéta Matteo Brigante.
Il se tourna vers la salle, promenant les yeux sur les consommateurs.
— Sang pour sang, reprit-il. C’est ma devise.
— Et peut-on savoir quelle est cette pucelle ? demanda Justo.
— Non, répondit Brigante ; je suis un homme d’honneur.
Il rit, puis il ajouta :
— Mais peut-être bien qu’elle s’en vantera elle-même.
Il sortit son portefeuille pour payer.
Ce n’était pas le portefeuille de cuir noir, bien connu de Justo et des clients du bar des Sports et où chaque Manacoréen avait versé sa dîme ; mais un portefeuille de cuir fauve avec des initiales d’or incrustées dans le cuir.
Malgré cette maîtrise de soi à laquelle il s’était longuement entraîné d’abord au cours des années passées à serrer les dents puis dans la pratique du racket, il tourna et retourna plusieurs fois dans sa main le portefeuille insolite ; il l’entrouvrit ; l’une des poches était vide ; dans l’autre des papiers qu’il ne connaissait pas. Il s’aperçut que Justo avait détourné les yeux, mais l’observait dans la glace. Il replaça lentement le portefeuille dans la poche de son veston d’alpaga bleu pétrole.
— Marque cela sur mon compte, dit-il au serveur.
— Prego, répondit Justo, je vous en prie, monsieur Brigante.
Mariette attendait Pippo, près du bassin de la source. Un peu avant que le soleil disparût derrière les îles, il surgit d’entre les canaux d’écorce où couraient les eaux vives.
— J’ai marqué Matteo Brigante, dit gravement Mariette.
Elle raconta toute l’affaire, sauf l’échange des portefeuilles. Il écoutait, l’œil étincelant sous les boucles noires qui lui retombaient sur le front.
— Bien, disait-il, bien…
Ils entrèrent dans la resserre pour qu’elle lui montrât la topographie de la bataille. Elle lui fit voir les gouttes de sang qui avaient bruni, pour l’heure couleur de rouille.
Beaucoup de questions se posaient qu’ils discutèrent. Par exemple : comment Brigante avait-il découvert la retraite de Mariette ? Pippo se refusait de croire à une trahison des guaglioni chargés de l’entretien des canaux d’écorce. À plusieurs reprises déjà, la jeune fille, après des querelles avec sa mère Julia ou avec ses sœurs Maria et Elvire, était venue se réfugier dans la resserre du jardin de don Cesare ; mais elle aurait pu aussi bien se réfugier dans les resserres des autres jardins de don Cesare, dans les cahutes de pierre de ses collines à chèvres, dans les cabanes de ses olivaies, dans les huttes de paille du marais. Une fois elle avait passé la nuit dans la tour de Charles-Quint, à la pointe de l’isthme, vestige de cette ceinture de tours que l’empereur avait édifiées sur les rivages sud, désormais grenier à fourrage. Si elle était venue dans ce jardin, c’était précisément parce qu’elle en était convenue avec Pippo qui était sûr des guaglioni chargés de l’entretien. Serait-ce le laitier qui aurait trahi ? Impossible, puisque le laitier ne connaissait pas la signification des signes tracés sur la borne (un cercle et une croix dans le cercle), par lesquels il avait été entendu que Mariette préviendrait Pippo si une nouvelle dispute avec sa mère et ses sœurs ou quelque événement imprévu, troublant les plans qu’ils avaient édifiés ensemble, l’obligeait à fuir le maison à colonnades.
Ils discutaient de ces problèmes avec sérieux, avec chaleur aussi, une sorte de transport contenu, un reflet de joie sur tout ce qu’ils disaient, puisqu’ils étaient vainqueurs de Matteo Brigante.
— Il peut revenir, dit Pippo. Tu ne dois pas rester ici.
— Avec le greffoir, je ne risque rien.
— Même avec le greffoir. C’est un rusé. Il trouvera le moyen de te désarmer.
— Reste avec moi, dit Mariette.
Il n’avait pas pensé à cela.
— Bien sûr, dit-il.
Ils se turent. Ils s’assirent sur les sacs de toile, la main dans la main, comme ils avaient été la main dans la main, le matin, sur le bord du bassin de la source, pendant que Pippo racontait les exploits nocturnes de leurs guaglioni. Mais maintenant en silence. Chacun pensait à toute cette nuit qu’ils allaient passer l’un près de l’autre. Elle n’avait pas prémédité de lui demander de rester ; cela s’était articulé sur leur discussion. Et voilà que pour la première fois, ils hésitaient à laisser leurs regards se rencontrer.
Ils s’étaient déjà trouvés souvent seul à seule, de jour et de nuit, dans le marais, sur les collines, dans les dunes, dans les jardins et même dans la forêt de l’Ombre. C’était pour marauder et braconner. Il prenait toujours conseil d’elle avant de se lancer dans une entreprise avec les guaglioni, mais bien que leurs entreprises eussent parfois été sérieuses, tel l’enlèvement de la Vespa du carabinier ou cette autre, de bien plus d’envergure, qui avait eu pour conséquence entre autres (sans que Pippo le sache encore) l’échange du portefeuille de Brigante avec un portefeuille de cuir fauve, le ton sur lequel ils en avaient parlé était resté celui de l’enfance.
Ils s’étaient déjà dit qu’ils s’aimaient. Ils ne se quitteront jamais ; cela allait de soi. Ils se marieront ; c’était une conséquence. Plus récemment, ils avaient décidé de s’enfuir ensemble de Manacore et le hasard aidé d’un peu d’astuce leur en avait fourni le moyen ; Mariette devait fixer la date du départ ; ils n’étaient pas pressés. Mais ils n’avaient encore jamais échangé ni caresses, ni même baisers de bouche. Et ils n’avaient pas eu à en refréner l’envie. Ils n’étaient pas du tout puritains. S’ils avaient eu le désir de s’embrasser de bouche, de se toucher, de faire l’amour, ils l’eussent fait sans aucune sorte de scrupule, chefs qu’ils étaient de la bande des guaglioni, habitués à violer toutes les lois. Mais ils n’en avaient pas encore eu le désir.
Pippo n’ignorait pas les gestes de l’amour qu’il avait pratiqués avec les autres garçons, avec les chèvres, seul et même, à plusieurs reprises, en trichant sur son âge, avec des filles de la maison de Porto Albanese. Il en avait le plus souvent tiré du plaisir, plus ou moins grand, plutôt moins grand avec les filles toujours trop pressées, sauf une fois qu’il avait eu assez d’argent pour la demi-heure et la fille lui avait appris toutes sortes de manières de se servir d’elle et de lui-même. Mais il n’avait encore établi aucun lien entre les plaisirs de l’amour et son amour pour Mariette. Il se plaisait dans sa compagnie, il en faisait la confidente, souvent la directrice de ses jeux et de ses exploits et il était entendu qu’elle sera sa femme, que leur complicité se perpétuera donc, sans fin. Mais il n’associait pas l’idée qu’elle fût sa femme à l’idée d’elle même comme partenaire des plaisirs de l’amour ; il savait qu’elle le deviendra, mais il ne s’attardait pas là-dessus ; il évitait plutôt d’y penser.
Chef des guaglioni, en lutte avec tous les adultes de Manacore, il les avait par nécessité profondément observés. Les riches font des enfants à leurs femmes, mais pour les plaisirs de l’amour ils vont dans les maisons de Foggia ou auprès d’une maîtresse spécialisée dans le plaisir, comme le deviendra Giuseppina pour le commissaire ou pour quelqu’un d’autre. Il n’y a que les pauvres pour ne faire l’amour qu’à leur propre femme, faute de pouvoir payer les autres. Bien qu’il ne se le fût jamais formulé, cela avait été son luxe jusqu’à présent que de ne pas penser aux gestes de l’amour à propos de Mariette, sa présente complice et sa future femme.
Quant à Mariette, formée depuis quatre ans déjà, belle fille, avec les seins pointus sous la blouse de toile, elle était perpétuellement obligée de se défendre des frôlements des hommes, de leurs attouchements, de l’obsession qu’ils ne cachaient pas de sa virginité. Même de don Cesare elle surprenait parfois sur elle le regard lourd, ni égrillard ni enflammé, mais qui l’enveloppait pesamment ; elle ne se révoltait pas à l’idée de devoir lui donner sa virginité s’il l’exigeait, puisque telle était la loi du Sud, qu’elle avait été accoutumée à trouver naturelle ; si elle y pensait, – cela lui arrivait rarement – ce n’était pas comme à une échéance redoutable, plutôt comme à l’un de ces innombrables petits ennuis, qu’il n’est pas toujours possible d’esquiver, on n’y peut rien, on passe tout de suite à autre chose.
Mais voilà que ce soir, dans la resserre du jardin d’orangers et de citronniers, avec la perspective de toute une nuit à passer côte à côte sur les sacs de toile, dans la complicité exaltante du combat victorieux contre Matteo Brigante, ils commencèrent de s’embrasser.
Aussitôt qu’ils eurent commencé de s’embrasser, la loi du Sud, les habitudes du Sud et tout ce que l’un et l’autre avaient préalablement pensé, plus ou moins clairement, de l’amour et des choses de l’amour, furent totalement oubliés. La religion n’ayant jamais été pour eux qu’une superstition parmi les autres, il ne leur vint pas à l’esprit qu’ils commettaient le péché ; les morales qui n’ont pas de base doctrinale se défont d’un seul coup. Ils se retrouvèrent exactement semblables aux pâtres des collines voisines de la prospère cité d’Uria.
Ils ne pensèrent plus qu’à mêler leurs souffles, à se toucher toutes les parties du corps, à se presser l’un contre l’autre, à s’enflammer l’un à l’autre, à chercher dans son excès même l’apaisement de leur embrasement. Mariette perdit sa virginité sans même s’en apercevoir, comme il arrive le plus souvent aux jeunes filles rompues aux services violents.
Ils n’eurent aucune espèce de remords ; c’est le sentiment qui leur est le plus étranger.
Du crépuscule jusqu’à l’aube, ils ne firent que se prendre, se déprendre et se reprendre, avec un plaisir toujours croissant. Ils ne prononcèrent pas un mot, seulement les balbutiements, les exclamations et les soupirs de l’amour. Lorsque l’un était las, l’autre le ranimait ; c’était l’affaire d’un instant. À l’aube, ils s’endormirent sur les sacs de toile, les jambes entrelacées, les mains unies et les cœurs battant du même rythme.
Donna Lucrezia et Francesco Brigante s’étaient séparés au-dessus de la petite plage de sable blanc, près du trabucco, lui montant puis redescendant à travers la pinède jusqu’au buisson où il avait caché la Vespa de don Ruggero, et elle suivant le sentier de crête de la falaise, haute, droite, dans sa robe sage à col montant et à manches longues, marchant lentement de son grand pas tranquille, à l’aise dans l’embrasement du soleil-lion qui n’avait pas encore commencé de décliner vers les îles.
Elle n’avait pas jeté un seul regard sur la baie de Manacore, enserrée entre la haute montagne couronnée par la forêt de l’Ombre et le banc de nuages poussé par le libeccio, maintenu au large par le sirocco ; elle n’aimait plus ces lieux, comme dix ans plus tôt elle les avait aimés, quand elle y était arrivée avec son jeune mari, le juge Alessandro ; elle ne les haïssait pas non plus, comme elle avait ensuite fait ; la décision de partir étant prise, les conditions matérielles, croyait-elle, réalisées, elle se sentait déjà étrangère, comme une Turinoise venue en vacances et qui va bientôt repartir, qui est déjà repartie parce qu’elle sait que, là-bas, l’homme aimé a besoin d’elle.
Elle était ainsi arrivée, ne pensant qu’à l’avenir, jusqu’au portique vide de la Colonie de vacances. Elle avait trouvé rapidement le directeur qui avait cru qu’elle s’était attardée dans le village de tentes, à s’occuper des monitrices et des enfants et lui avait offert de la ramener chez elle en voiture, ce qu’elle avait accepté. Elle avait tiré bon augure de ce que sa ruse, tout enfantine qu’elle fût, eût aussi bien réussi.
À son mari, le juge Alessandro, elle avait dit : « J’ai déjeuné avec les monitrices », et elle s’était aussitôt enfermée dans sa chambre. Étendue sur son lit, la tête droite, les yeux grands ouverts, elle avait réfléchi sans fin comment organiser la vie de Francesco à Turin, pour qu’il soit heureux.
À cinq heures, – quand les prisonniers recommencèrent de chanter ; le chant montait tout droit des jalousies de la prison à ses persiennes entrouvertes, quatre étages plus haut – elle écrivit à Francesco. Elle lui donnait l’adresse et un mot de recommandation pour un ami de sa famille et d’elle-même, dont elle venait de se souvenir, ancien fonctionnaire de la préfecture de Foggia, maintenant en poste à Turin, et qui pourrait éventuellement lui rendre service. Elle lui conseillait de profiter de son voyage pour retenir la chambre ou mieux le petit appartement meublé qu’ils habiteront en octobre. Elle lui rappelait de mettre une chemise blanche et une cravate sombre pour se présenter chez son futur directeur. Elle parlait à peine de leur amour qui lui paraissait aller de soi. Elle terminait : « Merci d’avoir été si bon », pensant aux chienneries qu’il aurait pu exiger d’elle dans la caverne et qu’elle ne se serait pas crue en droit de refuser. Elle mit dans l’enveloppe, comme il avait été convenu, trente mille lires pour le voyage. Puis elle partit à la recherche de Giuseppina pour qu’elle transmît la lettre.
Du bar des Sports, Matteo Brigante était allé faire panser sa blessure chez son ami le pharmacien. Celui-ci n’avait posé aucune question. Les soins achevés, un pansement rectangulaire posé sur la joue, fixé aux ailes du nez et aux pommettes par des bandes de sparadrap :
— Tu ne le sais peut-être pas, avait dit le pharmacien… les récents progrès de la chirurgie… les greffes, les traitements électriques… C’est une question de sous… Je t’accompagnerai à Naples, tu reviendras avec une peau de jeune fille.
— Quand ? avait demandé Brigante.
— Il faut laisser se faire la première cicatrisation.
Brigante se reprocha de n’avoir pas pensé, aussitôt le coup reçu, aux merveilles de la chirurgie esthétique. En redescendant vers Porto Manacore, encore saignant de la blessure infamante inscrite dans sa chair par Mariette, il avait déraisonné comme un enfant ; il avait même failli aller quémander le silence de la jeune fille. Il s’étonna d’avoir perdu si aisément son sang-froid ; ce n’était pas dans sa manière.
Il rentra rapidement chez lui, doublement allégé quant à la marque par le sangue per sangue du serveur du bar et par la promesse du pharmacien. Restait à résoudre le problème posé par l’échange des portefeuilles.
— Tu t’es blessé ? demanda sa femme.
— Une écorchure, dit-il. Laisse-moi. J’ai du travail.
Il s’enferma dans la salle à manger et posa devant lui l’objet de cuir fauve à initiales d’or. L’apparence correspondait à la description donnée par le Suisse, après le vol des cinq cent mille lires. Il le tourna et le retourna prudemment.
Puis il l’ouvrit et examina tout, minutieusement. Les poches étaient vides, sauf une qui contenait des reçus d’assureur et un papier de douane, au nom du Suisse, la photographie d’une femme avec des enfants dans un paysage de neige, deux billets de dix francs. Tout cela étalé devant lui, il réfléchit.
Seule Mariette avait pu faire l’échange.
Donc Mariette était en liaison avec les voleurs, probablement les guaglioni, ou elle-même la voleuse, mais il était surprenant qu’ils (ou elle) se fussent lancés dans une aussi grosse affaire. Elle avait caché l’argent ; elle n’avait encore rien dépensé ; c’était conforme à la maturité d’esprit qu’il lui soupçonnait et qu’il admirait.
Mais pourquoi l’échange des portefeuilles ? Aurait-elle combiné de se venger de lui en l’accusant du vol ? Elle ne pouvait pas ne pas prévoir qu’il se serait débarrassé du portefeuille avant même qu’elle eût eu le temps de l’accuser.
Il fut tenté d’interpréter le geste de la jeune fille comme un clin d’œil, un discret appel à l’aide ; cela aurait signifié : « J’ai volé le Suisse, l’argent est caché, j’ai bien mené l’affaire jusqu’ici mais pour la suite j’ai besoin de l’aide d’un homme d’expérience et de maturité, » Il repoussa cette interprétation parce qu’elle lui parut dictée par le penchant qu’il éprouvait pour Mariette, accru depuis qu’elle s’était si bien défendue et méchamment ; la méchanceté, où il croyait avoir trouvé la source de sa propre force, lui inspirait toujours du respect, chez lui et chez les autres ; le respect s’ajoutant au désir, il se trouvait sur le bord de la passion ; il ne le savait pas encore. Pour l’heure, il en était à se méfier du penchant excessif qu’il éprouvait pour Mariette. Il a l’habitude de résister à ses penchants ; il a toujours serré les dents. Il repoussa donc à plus tard d’éclaircir le mobile de Mariette. Il ne retint pour l’instant que d’avoir établi qu’elle était en possession, directement ou indirectement, du demi-million de lires volées au Suisse ; cela entrait dans ses fonctions de contrôleur ; il lui faudra trouver le moyen de percevoir la dîme.
Il ne craignait pas d’être compromis par la possession du portefeuille, même si Mariette essayait, de faire retomber sur lui la responsabilité du vol commis par elle ou par quelqu’un qu’elle entendait protéger ; il ne croyait d’ailleurs pas qu’elle en vienne à l’accuser ; il l’imaginait difficilement en dénonciatrice et il ne voyait pas quel bénéfice elle pourrait en escompter ; il ne croyait pas non plus qu’elle lui garderait rancune de son attaque, plutôt flatteuse, estimait-il, et dont elle avait déjà tiré vengeance et bien au-delà, en le marquant. Justo, le serveur du bar des Sports, fera certainement un rapport au commissaire Attilio qui a donné une description très précise du portefeuille à tous ses indicateurs (et à Matteo Brigante) ; les initiales d’or sont exceptionnelles à Manacore ; Brigante sera peut-être obligé de laisser entendre au commissaire qu’il est sur une piste, qu’il a déjà retrouvé le portefeuille mais pas encore l’argent, qu’il ne peut pas en dire davantage pour l’instant. Il ne craint pas le commissaire Attilio, qui n’insistera pas. Par prudence de principe toutefois, il décida de ne pas garder le portefeuille chez lui. Il voulait cependant le conserver ; on ne se débarrasse pas d’un gage et c’était bien une espèce de gage sur Mariette qu’il possédait maintenant. Il alla le cacher au troisième étage de la tour de Frédéric II de Souabe, dans la garçonnière qu’il partage avec le commissaire, mais dont il garde les clefs. Il le fixa avec deux bandes de sparadrap, sous le plateau du guéridon de marqueterie. Une ébauche de sourire plissa ses paupières ; il trouvait élégant (sans se prononcer le mot) d’avoir choisi aussi astucieusement la cachette.
Comme il regagnait son appartement par le couloir en soupente, sous le toit de la partie Renaissance du palais, au-dessus de la mairie, il aperçut Giuseppina qui montait chez lui par l’escalier à ciel ouvert de la cour intérieure ; elle portait des disques sous le bras.
L’appartement de Brigante est composé de quatre pièces en enfilade, fragment d’une ancienne suite princière qui faisait tout le tour des bâtiments ; au fond la chambre à coucher, puis la cuisine où les Brigante mangent, la salle à manger dont Matteo a fait son bureau et Francesco sa salle d’études, enfin une antichambre à la vieille mode, où dort Francesco et où il range, sur des planches, le long des murs, ses disques et ses livres. La porte d’entrée (sur un balcon de pierre où aboutit l’escalier à ciel ouvert) et la porte du couloir en soupente, la première à double battant, la seconde faite d’une seule robuste planche avec une serrure de ferronnerie ouvragée (dont seul Matteo possède la clef) s’encastrent côte à côte dans le même pan de mur de l’antichambre.
Mme Brigante venait de sortir, pour les achats du dîner, sans fermer à clef la porte à double battant.
La sonnette tinta, puis Giuseppina tourna le bouton et entra. Elle attendit un moment dans l’antichambre.
— Francesco ! appela-t-elle à plusieurs reprises.
Matteo Brigante, du couloir en soupente où il se trouvait encore, l’entendit appeler « Francesco ! » Il alla à pas feutrés jusque derrière la porte et s’immobilisa, sans ouvrir.
Il entendit Giuseppina qui parcourait les quatre pièces, puis revenait dans l’antichambre. Un fauteuil d’osier, près du tourne-disque, craqua. Puis le silence.
Brigante poussa doucement la porte. Giuseppina était assise dans le fauteuil d’osier, une main sur un paquet de disques, sans doute ceux qu’elle avait sous le bras dans l’escalier, posé maintenant sur la tablette de la machine à musique. Les yeux mi-clos, elle attendait.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Brigante.
Elle sursauta et tira vivement sur ses genoux le paquet de disques.
— J’attends Francesco, dit-elle.
Elle redressa le buste et fixa sur Brigante ses yeux brillants, un peu égarés, de malarique.
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
— Je lui rapporte des disques qu’il m’a prêtés.
— Laisse-les là. Il les trouvera.
— C’est, dit-elle, que je voulais lui en emprunter d’autres.
— Tu reviendras.
Il l’enveloppait tout entière d’un regard attentif. Il voit toujours tout. La pile de disques n’était pas d’aplomb. Celui du dessus n’était pas exactement parallèle à celui du dessous. Le troisième ne collait pas exactement au quatrième. Un corps étranger avait été dissimulé là.
— Oui, dit-elle, je reviendrai.
Elle se leva d’un bond et se dirigea vers la porte, les disques sous le bras.
Au passage, Brigante mit la main sur le paquet.
— Laissez-moi, dit-elle.
Il rit en plissant les yeux, sans desserrer les lèvres.
— Je te laisse, dit-il, je te laisse…
D’un coup sec, il tira à lui le disque qui avait retenu son regard, celui dont une des surfaces n’était pas plane.
— … Mais je prends ça.
Sous la couverture du disque, il découvrit une enveloppe blanche, sans suscription, fermée sur quelque chose de volumineux.
— C’est à moi, dit Giuseppina, je vous défends…
Il eut de nouveau son demi-rire.
— La fille qui défendra quelque chose à Matteo Brigante n’est pas encore née.
Il tourna et retourna plusieurs fois l’enveloppe, l’examinant sous tous ses aspects, comme il est dans sa manière de faire, puis il l’ouvrit, en prenant bien soin de ne pas écorner ce qu’elle contenait. Il en tira plusieurs pages d’écriture serrée et trois billets de dix mille lires.
Giuseppina se dirigea de nouveau vers la porte. Il lui barra la route, s’appuyant contre le double battant.
— Tu n’es pas tellement pressée, dit-il. Tu attendais Francesco…
Il la poussa jusque sur une chaise, à l’autre bout de l’antichambre.
— Laissez-moi partir, dit-elle.
— Reste ici et boucle-la…
Il s’assit dans le fauteuil d’osier, déplia la lettre, regarda d’abord la signature, Lucrezia, puis commença de lire attentivement le long, précis et tendre bavardage de l’amante, semblait-il, de son fils.
Mme Brigante rentra, un panier sous le bras.
Giuseppina se dressa.
— Madame ! commença-t-elle…
— Boucle-la ! répéta Brigante.
Et à sa femme :
— Va dans la cuisine et ferme les portes. J’ai à parler à Giuseppina.
Mme Brigante passa dans la salle à manger, tirant la porte sur elle. On l’entendit fermer les autres portes. Brigante reprit la lecture de la lettre de donna Lucrezia à son fils, puis il réfléchit, relut la lettre, réfléchit de nouveau. Il se leva, passa dans la salle à manger (en laissant la porte ouverte pour surveiller Giuseppina), prit une enveloppe blanche dans le buffet où il range ses papiers, replia la lettre, la mit sous la nouvelle enveloppe, y joignit les trois billets de dix mille lires, cacheta.
Il revint dans l’antichambre et plaça la nouvelle lettre, exactement la même que la précédente à l’exception de l’enveloppe, dans la couverture du disque, et le disque dans la pile.
— Tu vois, dit-il à Giuseppina, il ne s’est rien passé.
Elle le regardait fixement.
— Je n’ai pas trouvé la lettre, je ne l’ai pas lue, j’en ignore tout. Tu m’as compris ?
— Oui, monsieur Brigante.
— Tu vas repartir avec ton paquet. Francesco ne rentrera que pour souper. Tu reviendras à ce moment-là et tu lui remettras la lettre, en cachette de moi. Je ne sais rien et je ne verrai rien.
— Vous ne savez rien, répéta Giuseppina.
Il s’approcha d’elle, qui était toujours assise, et lui prit les pointes des seins entre le pouce et l’index de chaque main. Il tira et l’obligea de se lever. Il n’avait senti sous ses doigts que l’armature du soutien-gorge.
— C’est du toc, dit-il.
Il n’avait pas lâché ; il pinça plus fort et elle gémit.
— On finit quand même par trouver quelque chose…
Elle voyait tout près d’elle les petits yeux, au regard dur, et le pansement sur la joue. Une dissymétrie, bandeau sur l’œil, cicatrice ou pansement, donne à un visage sévère l’air terrible.
Son regard fiévreux (de malarique) s’affola. Elle battit précipitamment des cils, comme bat des ailes une chauve-souris surprise par la lumière.
Il promena la main sur elle. Les jambes de la jeune fille tremblaient. Il la palpa comme un vétérinaire une génisse, attentivement.
— C’est donc vrai, dit-il, tu as réussi à le conserver…
Sa main insista. Elle défaillit. Il la laissa s’asseoir.
Il s’éloigna de quelques pas et la regarda, l’œil plissé par un demi-sourire.
— Je ne veux pas te le voler. Matteo Brigante prend les vierges, pas les vieilles filles… Mais si tu me trahis, si jamais tu avertis Francesco ou la Lucrezia que j’ai lu cette lettre, attention : je te marierai à l’oignon de Carrare. Tu sais ce que c’est que l’oignon de Carrare ?
— Oui, murmura Giuseppina.
— On t’a raconté comment il enflamme ? On t’a dit qu’il n’y a pas de remède contre cette chaleur-là ?
— Oui, souffla-t-elle.
— Tu sais qu’une fille qui a été mariée à l’oignon de Carrare est plus usée, plus ravagée, plus béante qu’une vieille putain ? Réponds-moi !
— Je le sais, monsieur Brigante.
— Alors, va-t’en. Emporte tes disques et fais comme je t’ai dit.
Giuseppina essaya de se lever, mais ses jambes continuaient de trembler et elle retomba sur la chaise.
— Tu as compris, dit Brigante.
Il passa dans la salle à manger et revint avec une bouteille d’eau-de-vie et un verre à liqueur.
— Bois, dit-il.
Elle but et essaya de nouveau de se lever. Mais ses jambes tremblaient encore. Il remplit à nouveau le verre.
— Ça donne du nerf, dit-il, même à une lavette.
Elle but, se leva, prit les disques et se dirigea en chancelant vers la porte. Brigante la laissa passer et, du haut du balcon, l’observa qui descendait l’escalier de pierre, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Elle traversa la cour d’un pied ferme.
Il rentra et se versa à son tour deux verres d’eau-de-vie qu’il vida sec, coup sur coup.
Le soir, à l’heure du souper, Giuseppina vint rendre à Francesco les disques qu’elle lui avait empruntés. Ils bavardèrent un instant dans l’antichambre, puis Francesco revint prendre sa place à table. Vers la fin du repas :
— C’est bien demain, demanda Matteo Brigante, que tu pars pour Bénévent, chez ton oncle ?
— Oui, répondit Francesco.
Il posa sur son père le regard impénétrable de ses grands yeux bleus à fleur de tête.
— À quelle heure t’en vas-tu ?
Francesco réfléchit un moment, sans quitter son père des yeux.
— Par le car de neuf heures, répondit-il.
Je t’accompagnerai jusqu’à Foggia… Je dois aller voir un homme d’affaires. Je t’emmènerai déjeuner à l’hôtel Sarti…
Il continuait d’observer son fils qui ne cillait pas.
— Il est bon, continua-t-il, qu’à ton âge tu saches enfin ce que c’est que manger, véritablement manger, dans un bon restaurant.
— Je te remercie, père, dit Francesco.
— Tu trouveras un car dans l’après-midi, pour continuer sur Bénévent.
— Je le trouverai certainement, répondit Francesco.
À neuf heures moins dix, le lendemain matin quand arriva le car Porto Albanese-Porto Manacore-Foggia, Justo, le serveur du bar des Sports, était dans le bureau du commissaire Attilio. Le commissaire adjoint venait de l’amener chez le patron et participait à l’entretien.
Le car s’arrête au coin de la rue Garibaldi et de la Grande Place, devant la préture. Des paysans descendent, chargés de cageots, de paniers, de sacs. Des Manacoréens attendent, prêts à prendre d’assaut les places ; les derniers montés voyageront debout. Le chauffeur et son assistant, l’un debout sur le toit du car, l’autre sur l’échelle arrière, se passent des valises et des colis.
Les désoccupés ont quitté leur poste le long des murailles de la place et font cercle, par curiosité, et aussi dans l’espoir pour chacun d’être le premier à tomber sous le regard d’un métayer descendu en ville pour chercher un commis (entre Porto Albanese et Manacore, le car dessert les villages de la montagne et la zone des jardins).
Les fils des notables sont groupés à l’entrée du bar des Sports, à l’affût de quelque jeune paysanne descendue faire des achats en ville et qu’ils poursuivront de rue en rue. Peu de chance de la toucher, sinon en s’arrangeant pour la croiser, le bras ballant, et la frôler, comme par mégarde (en faisant baller adroitement le bras, on arrive à effleurer l’entrecuisse, on appelle cela la main morte) ; on s’écarte en disant « pardon mademoiselle » et toute la bande de garçons rit très fort. Mais ce qui est encore plus plaisant, et même un peu troublant, c’est de la suivre en lui chuchotant d’énormes obscénités ; ces rustaudes sont tellement intimidées qu’elles n’osent ni rabrouer leur persécuteur ni se plaindre à un vigile urbain. Elles rougissent et hâtent le pas. On se les repasse de l’un à l’autre.
Les guaglioni rôdent dans la foule, attentifs à profiter de l’ahurissement d’un berger de la montagne venu faire des achats en ville. Les vigiles, la cravache à la main, surveillent les guaglioni. Les prisonniers, derrière les jalousies du rez-de-chaussée de la préture, chantent le dernier refrain de la radio.
Ainsi à chaque passage de car.
De son bureau, juste au-dessus de la prison, le commissaire Attilio peut suivre toutes les phases de ce spectacle, quelquefois plein d’enseignements, toujours plaisant, surtout le soir, quand arrive le car de Foggia, correspondance des trains de Rome et de Naples, qui amène les nouvelles estivantes (il saura le lendemain matin, par ses services, dans quel hôtel ou chez qui elles sont descendues ; c’est merveilleux pour un homme à femmes d’avoir un bureau bien placé et des services bien organisés, on est ainsi toujours le premier à repérer le gibier et à savoir où il gîte ; mais maintenant que Giuseppina lui fait la loi, le commissaire n’a plus le goût de chasser, ou presque plus, juste ce qu’il faut pour se prouver à lui-même qu’il est encore un homme).
— Cuir fauve, précisa Justo, initiales M. B. en lettres d’or incrustées dans le cuir.
— Le portefeuille du Suisse, souligna l’adjoint.
— Absurde, répliqua le commissaire Attilio. Primo, Brigante n’est pas homme à se mouiller dans un coup de ce genre. Secundo, il était à Foggia le jour du vol. Tertio, il ne se serait pas amusé à te mettre le portefeuille sous le nez.
— Je vous dis que je l’ai vu, insista Justo. Je l’ai vu d’un côté à l’autre de mon comptoir, de plus près que je ne vous vois maintenant…
Les paysans étaient tous descendus. Les Manacoréens montaient à l’assaut des places. Matteo Brigante et son fils sortirent de la petite cour du palais de Frédéric II de Souabe et se dirigèrent lentement vers le car.
Francesco dans un costume de toile gris clair, le plus sobre de ses complets, chemise blanche et cravate noire. Sa mère avait manifesté sa surprise de tant d’austérité. « Bénévent, avait-il expliqué, est une ville véritable, où l’on ne peut s’habiller comme pour aller à la plage. » En vérité il avait pensé que Lucrezia, dans l’entrebâillement de ses persiennes, le regarderait partir et il avait voulu la rendre heureuse en se montrant par avance docile à suivre ses conseils. Mais comme il avait prévu qu’après s’être présenté au directeur, son futur patron, il aimerait faire la passeggiata, sous les arcades de Turin, qu’on dit si animées, il avait emmené dans la valise qu’il tenait à la main des costumes et des chemises mieux adaptées à sa conception de l’élégance.
Matteo Brigante marchait à côté de son fils, plus petit, plus ramassé, pantalon de toile blanche au pli impeccable, veston bleu croisé et l’habituel nœud papillon. C’est sa tenue, inspirée de ses souvenirs de la marine, quand il va voir ses hommes d’affaires.
— Vous voyez, dit Justo. Il sait qu’il est fait. Il se tire.
— Faut-il l’appréhender ? demanda l’adjoint.
— Pas de bêtises ! s’écria le commissaire.
— Il semble bien qu’il se tire, insista l’adjoint. Il a même pris une valise qu’il fait porter par son fils.
— Un homme qui a du bien au soleil, dit le commissaire, ne se tire pas pour un portefeuille qui n’est pas à lui.
— Précisément parce que le portefeuille n’est pas à lui ! s’écria l’adjoint. Vous venez de le dire, patron.
Il n’en finit plus de rire.
— Tout ça va me retomber sur le dos, dit Justo. S’il sait jamais que je l’ai dénoncé…
— Suffit, dit le commissaire. Vous pouvez disposer. Motus ! J’interrogerai moi-même Brigante, à son retour.
Les deux hommes passèrent dans la pièce voisine.
— Bien sûr, dit l’adjoint. Si le Brigante avait des ennuis, le patron ne saurait plus où recevoir ses poules.
— Ça va me retomber dessus, gémit Justo.
— Le Brigante doit en savoir long sur le patron.
— Il me marquera, gémit Justo. Il a été marqué, il faut qu’il se venge.
— Laisse-moi faire, dit l’adjoint.
Matteo Brigante et Francesco entrèrent les derniers dans le car.
Le chauffeur fit de la place pour la valise. Deux obligés de Brigante se levèrent pour céder leurs places au père et au fils, qui les acceptèrent. Le car démarra. Les désoccupés allèrent reprendre leur poste, le long des murs de la Grande Place. Les prisonniers chantaient « Parlez-moi d’amour… »
Le commissaire adjoint monta chez le juge Alessandro.
Vers les onze heures le commissaire Attilio monta à son tour au tribunal pour s’entretenir avec le juge Alessandro des affaires en cours d’instruction.
— Et le campeur suisse ? demanda le juge…
— Rien de nouveau.
Le juge en était au troisième jour de son accès de malaria. Les yeux jaunes, brillants de fièvre, le front en sueur, la chemise déboutonnée, grelottant dans sa veste de laine.
— On m’a dit qu’on avait vu le portefeuille.
— Des potins, caro amico…
— On m’a dit, coupa le juge, on m’a dit très précisément que le serveur du bar des Sports avait vu hier soir le portefeuille du Suisse dans les mains de Matteo Brigante.
— Mon adjoint divague, répondit le commissaire. Laissez les chiens aboyer. Cette histoire ne tient pas debout.
Le juge se dressa, s’appuyant des mains sur la table, les bras tremblants.
— Vous méprisez la justice, commissaire…
Le commissaire était assis de l’autre côté de la table, dans un fauteuil, les jambes croisées. Il leva les bras au ciel.
— Doucement, Alessandro, doucement…
— Avant-hier, vous, faites un chantage politique à un honnête ouvrier qui réclame le passeport auquel il a droit. Aujourd’hui vous couvrez le crime d’un repris de justice, d’un racketteur, votre ami, votre…
— Attention, Alessandro…
« Cocu », pensait le commissaire du juge, « hargneux comme tous les cocus. » Il savait déjà que donna Lucrezia, la veille, avait passé quatre heures dans la pinède. Il ne savait pas encore avec qui. Mais il ne tarderait pas à le savoir. Une jeune femme ne reste pas seule, quatre heures, dans la pinède.
« Trousseur de jupes », pensait le juge du commissaire, « et qui se laisse mener en bateau par une petite catin. » On lui avait déjà raconté l’exécution d’Attilio par Giuseppina devant toute la ville rassemblée sur la plage. « Corrompu, pourri, concussionnaire, comme tous les trousseurs de jupes. »
Le juge se rassit.
— Écoutez-moi, Commissaire… En tant que juge commis par le parquet pour instruire la plainte en vol contre X…
Il avait préparé un mandat de perquisition au domicile de Matteo Brigante, pour y rechercher le portefeuille vu la veille dans ses mains.
Le commissaire protesta qu’ils allaient se couvrir de ridicule. Le juge prévint que si le mandat n’était pas immédiatement exécuté, il informerait le parquet de Lucera.
La perquisition fut effectuée au début de l’après-midi par le commissaire, son adjoint et deux policiers. Ils s’excusèrent longuement auprès de Mme Brigante ; qu’elle dise bien à son mari qu’ils ne faisaient qu’exécuter le mandat impératif du juge Alessandro. Ils visitèrent superficiellement l’appartement, prenant soin de ne rien déranger et le faisant bien remarquer. Au fait, ils étaient certains que Matteo Brigante, même s’il eût effectué le vol, ce qu’ils ne croyaient pas, n’eût pas gardé le portefeuille chez lui.
— Il ne me reste plus qu’à m’excuser, dit le commissaire à Mme Brigante.
— Excusez-moi, patron, intervint l’adjoint… Il est précisé que nous devons visiter la tour dont M. Brigante est également locataire.
Le commissaire haussa les épaules. Les policiers échangèrent des clins d’œil. C’étaient eux qui avaient suggéré au juge de mentionner la tour, ils brûlaient de visiter la garçonnière du patron, dont toute la ville soupçonnait l’existence et sur laquelle ils avaient eu quelques précisions arrachées à des femmes, mais que personne n’avait jamais vue.
— Je crois qu’on peut y accéder par ici, dit l’adjoint, en désignant la porte de chêne aux ferronneries ouvragées.
Mme Brigante n’avait pas la clef. Il fallut chercher un serrurier. Le commissaire s’assit dans le fauteuil d’osier et plaça sur le pick-up un prélude de Chopin, manière de marquer la distance entre lui et ses subordonnés qui n’aimaient que l’opéra et la canzonetta. Enfin les quatre hommes s’engagèrent dans le couloir en soupente, l’adjoint en tête, le commissaire en queue, suivi de Mme Brigante et des deux témoins requis.
Ils pénétrèrent ainsi dans la pièce octogonale du troisième étage de la tour de Frédéric de Souabe et derrière les tapisseries achetées chez un brocanteur de Foggia, dans cette sorte de chambre, sommairement installée, où Brigante violait les vierges et où le commissaire Attilio dépravait, croyait-il, les femmes des notables.
Ils tombèrent tout de suite sur un porte-cigarettes oublié par le commissaire et que chacun lui avait vu dans les mains.
— Vous aussi, patron, le Brigante vous a volé ! s’écria l’adjoint.
Façon de parler. Personne ne croyait que le porte-cigarettes eût été volé. Sa présence était la confirmation des débauches secrètes d’Attilio.
Devant cette preuve enfin tenue, l’adjoint et les deux policiers ne purent dissimuler leur joie. Comme s’ils tenaient leur patron lui-même. À lui de subir la loi qu’il leur faisait subir depuis des années. Ils oublièrent la présence de Mme Brigante et les futures vengeances de Matteo. Sous prétexte de se moquer de Brigante, ils pouvaient se moquer de leur patron, en sa présence. Ils touchaient le lit de fer peint de guirlandes vénitiennes :
— Ah ! le brigand, ce qu’il a dû en renverser là-dessus !
Ils nommaient toutes les maîtresses qu’on avait soupçonnées au commissaire, feignant de les attribuer à Brigante :
— Il leur a… Il les a… Elles lui ont…
Ils ne pouvaient plus contenir leur jubilation.
Sous prétexte de chercher le portefeuille, ils tripotaient toutes choses, spécialement les objets de toilette, imaginant à haute voix les utilisations érotiques qui avaient pu en être faites.
Dans son enthousiasme obscène, l’adjoint, grimpé sur le guéridon de marqueterie, manipulait la glace « pour voir ce qu’on pouvait voir du lit ». Il trébucha et tomba, renversant le guéridon.
Ce fut ainsi que le portefeuille du Suisse, dissimulé sous le plateau du guéridon, apparut aux yeux de tous.
Impossible de ne pas le voir. Fixé par deux bandes de sparadrap en croix (comme le pansement sur la joue marquée de Brigante), au centre du plateau renversé. De cuir fauve avec des initiales d’or, M. B., incrustées dans le cuir, exactement comme il était mentionné sur le mandat de perquisition.
Il se fit un grand silence. Maintenant les policiers pensaient à toutes les vengeances que ne manquera pas d’exercer Matteo Brigante. Il n’y avait pas un seul d’entre eux dont la carrière ne pût être brisée par une indiscrétion du racketteur.
Le commissaire Attilio rompit le silence.
— Quand le vin est tiré, dit-il…
Dès qu’il eut le portefeuille entre les mains, le juge Alessandro rédigea un mandat d’arrêt et informa par téléphone la police de Foggia, où se trouvait probablement Brigante, et le parquet de Lucera.
Matteo Brigante et son fils déjeunèrent face à face, à une petite table, dans la salle à manger climatisée de l’hôtel Sarti, à Foggia.
Les autres tables étaient occupées par des étrangers, les hommes en short, la chemise sans manches ouverte sur la poitrine, la plupart des femmes en pantalon. Francesco s’affligea de paraître provincial, avec son col blanc et sa cravate sombre, en compagnie de son père, veston boutonné, nœud papillon noué serré. Puis il pensa que, dans quelques années, s’il lui prend fantaisie de venir en touriste dans le Sud, avec Lucrezia, il leur sera loisible, Turinois tous les deux, de se débrailler aussi insolemment que des étrangers.
Brigante commanda le menu le plus cher et des vins français. Francesco n’aimait pas le vin, mais il en but pour ne pas paraître insensible à la libéralité de son père ou inapte à apprécier la délicatesse de ses manières. Il avait l’estomac serré. Le sentiment de déliement qu’il avait éprouvé la veille auprès de Lucrezia, en laissant s’échapper les mots d’amour qui sourdaient en lui, n’avait pas persisté au-delà du moment où il s’était retrouvé en face de son père. Pendant la nuit, le persécuteur de son cauchemar habituel était venu, visage ambigu comme au cours des précédentes semaines, les yeux de son père et de donna Lucrezia confondus dans le même regard exigeant. Depuis son réveil, l’angoisse ne l’avait pas quitté, et persistait.
Après le repas, Brigante poussa son fils dans un taxi.
— Où allons-nous ? demanda Francesco qui n’avait pas compris l’adresse.
— Il faut que tu connaisses cela aussi, dit Brigante.
Francesco leva vers son père ses grands yeux impénétrables.
— Ce n’est pas exactement une maison publique, dit Brigante. Ce n’est pas ouvert à n’importe qui… Madame est une vieille connaissance à moi.
Brigante fixa ses petits yeux durs dans les grands yeux liquides de son fils.
— Je sais que tu n’as pas d’argent, dit-il. C’est moi qui t’invite. Chez Madame, ce n’est pas tout à fait un bordel. La fille que tu prendras ne te demandera rien ; libre à toi de lui faire un petit cadeau. Dans les maisons de premier ordre, comme celle-ci, on fait conversation avec Madame, on va avec la fille et l’on paie la sous-directrice (ou sous-maîtresse). C’est comme à l’hôtel Sarti ; tu as sans doute remarqué que j’ai payé la note, non pas au garçon qui nous avait servi, mais au maître d’hôtel ; avant de me mettre à table, j’étais allé discuter du menu avec le patron ; en partant j’ai laissé un petit pourboire au garçon. Voilà comment on se tient…
Il ajouta :
— Ne te fais pas de souci. C’est moi qui réglerai à Mademoiselle Cynthia, la sous-maîtresse, le prix du temps que tu passeras avec la fille de ton choix.
— Merci, père, dit Francesco.
Le taxi les laissa devant une villa isolée, dans la banlieue de Foggia. Madame les reçut dans un petit salon, fauteuils de cuir clair, guéridon de citronnier.
— Je te présente mon fils, dit Brigante.
Madame enveloppa Francesco d’un bref regard, puis, se tournant vers le père, esquissant un sourire :
— Comment t’y es-tu pris pour faire un si beau garçon ?
Elle dit cela légèrement, comme une politesse qui va de soi. Une femme dans la quarantaine, grande, svelte, discrète robe de jersey de laine. Francesco lui trouva le même ton que l’infirmière chef d’une élégante clinique de Naples où il était allé voir un camarade malade.
— J’ai pensé à Fulvie pour lui, dit Brigante.
— Fulvie est libre, répondit Madame.
— Mais il en préférera peut-être une autre, reprit Brigante.
— J’en ai sept ou huit en ce moment dans le grand salon, dit Madame.
Elle se tourna vers Francesco :
— Mais vous préférerez sans doute que je vous les présente l’une après l’autre. Vous me ferez connaître ensuite votre choix.
— Tu vois ce que c’est que le style d’une maison, dit Brigante à son fils.
— Je voudrais te parler, dit-il à Madame.
— Allons dans mon bureau, dit-elle.
Elle le précéda vers la porte.
— Attends-nous, dit-il à Francesco.
Sur le seuil :
— Au fait, comment s’appelle-t-il ? demanda Madame.
— Francesco, répondit Brigante.
Elle se retourna.
— À tout à l’heure, Francesco, dit-elle.
Il resta seul. D’une pièce voisine venait le bruit assourdi d’une conversation à plusieurs voix, des voix de femmes, un rire un peu plus haut, puis une rumeur confuse d’exclamations, comme si on saluait un arrivant, « peut-être mon père », pensa Francesco.
Le petit salon avec ses fauteuils de cuir lui rappelait aussi la clinique de Naples. Les gravures au mur, des Fragonard, étaient à peine indécentes ; le pharmacien de Porto Manacore avait les mêmes dans sa chambre à coucher. Mais ici, les cadres étaient plus jolis, en citronnier, comme le guéridon.
L’angoisse persistait, mais, l’effet du vin de l’hôtel Sarti aidant, se changea en torpeur. Francesco sombra dans une somnolence ni moins douloureuse ni plus aisément surmontable que l’angoisse.
La porte s’ouvrit.
Une grande fille brune se tenait sur le seuil, dans une robe de soie noire haut-montante, étroit fourreau qui soulignait la maigreur du corps, prolongé à hauteur du cou par un pan rejeté asymétriquement sur l’épaule.
— Je m’appelle Fulvie, dit-elle.
Elle le regardait sans, estima-t-il, aucune provocation. Il ne s’était pas du tout attendu à cette sorte de distance. Son angoisse en fut plutôt accrue. Elle l’examinait. Il secoua la tête pour chasser la torpeur. Elle eut un sourire amusé. Il pensa qu’elle avait l’air très sûre d’elle-même ; « une fille si maigre », s’étonna-t-il. Elle se tenait dans l’entrebâillement de la porte, les bras le long du corps, sans le provoquer des yeux ni des hanches ni du buste ni des lèvres, l’examinant tranquillement, une lueur de moquerie dans le regard. Il sentit vivement cette moquerie et se leva.
— Suivez-moi, dit-elle.
Elle le précéda dans le couloir ; il la suivit. Quand ils furent dans la chambre (velours gris, tentures grises, un grand lit ouvert sur des draps blancs, aux plis encore raides) :
— Mettez-vous à l’aise, dit-elle.
Elle l’aida à ôter son veston et le suspendit à un cintre. Il était resté debout, immobile, la suivant du regard. Elle revint vers lui et dénoua la cravate qu’elle alla poser sur l’épaule du veston. Elle s’approcha de nouveau. Il porta la main, – ainsi crut-il devoir faire – vers le sein maigre qui saillait sous la robe. Elle repoussa doucement sa main.
— Laissez-moi faire, dit-elle.
La moquerie du regard s’accentua.
— Pour l’instant, dit-elle, c’est moi le patron.
Elle défit les boutons de la chemise et l’aida à ôter les manches. Elle alla placer la chemise sur le cintre, par-dessus le veston. Il resta debout, en pantalon, le buste nu.
— Étendez-vous, dit-elle.
Il se coucha sur le lit.
Elle défit quelque chose sous cette sorte d’écharpe par quoi se terminait sa robe sur le cou, le fourreau se déroula et elle se trouva nue, au-dessus de lui.
Elle était encore plus maigre qu’il n’avait cru, les seins un peu tombants, mais si petits qu’il pointaient pourtant, comme les clous, pensa-t-il, dans la main du grand Christ de bois, à l’entrée du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria. Il voulut de nouveau toucher ; elle l’en empêcha. Elle lui prit les bras, les mit en croix sur le lit et les caressa, du bout des ongles, dans la saignée d’abord, doucement, avec un crissement des ongles sur la peau, mais sans le blesser, d’un lent et régulier mouvement, comme d’un râteau. Il se laissa aller.
La caresse aigre-douce, tendre, coupante, descendit vers les poignets, monta vers les épaules. Il gonfla vers la fille sa poitrine mamelue de grand garçon roux, s’arquant à la rencontre des seins maigres aux pointes dures. Les ongles commencèrent de s’inscrire dans le creux de l’épaule, dans le creux de l’aine. Il se mit à gémir de plaisir et d’angoisse.
Matteo Brigante cependant parlait affaire avec Madame. Une ancienne pensionnaire, maintenant associée à la direction de l’entreprise, Mlle Cynthia, participait à la conversation. Ils s’étaient installés dans le bureau, autour d’une grande table recouverte d’une plaque de verre, près d’un classeur où étaient rangés factures, traites, contrats.
Les affaires ne marchaient pas mal en cette saison, l’afflux des touristes sur la Via Adriatica enrichissait les restaurateurs et les hôteliers, ce qui avait d’heureuses conséquences pour les autres commerçants. Madame songeait à fonder un autre établissement, sur le littoral cette fois, à Siponte, station balnéaire fréquentée par la bourgeoisie de Foggia et par les étrangers. Il faudra intéresser les portiers d’hôtel au rabattage des touristes. Les frais de départ seront importants mais les bénéfices élevés, l’amortissement rapide. Pendant que Madame exposait ses projets, Brigante calculait qu’une fille comme Fulvie rapportait au moins cinquante mille lires par jour, plus qu’un petit hôtel, un garage moyen, une grande olivaie ou trois camions faisant le transport de la bauxite. La difficulté était d’établir le pourcentage des frais généraux ; à combien, par exemple, chiffrer la tolérance de la police ? Désireuse d’appâter son éventuel associé par la perspective d’un gros profit, Madame sous-estimait sans doute ce genre de servitudes. Brigante décida de s’informer personnellement auprès d’amis qu’il a dans la police provinciale.
Madame expliqua que Cynthia dirigera le nouvel établissement. Elle est sérieuse et capable. Mais une femme est une femme. Il lui faut le soutien d’un homme de poids et d’expérience, non seulement pour les frais de lancement mais aussi pour les négociations avec la police, la municipalité, les racketteurs.
On frappa légèrement à la porte. Fulvie entra, dans sa robe de soie noire. Elle tenait à la main un billet de dix mille lires qu’elle tendit à Brigante.
— Et d’un, dit-elle.
Madame sourit. Cynthia fronça le sourcil.
— La suite à tout à l’heure, dit Fulvie.
Elle se dirigea vers la porte.
— Comment as-tu fait ? demanda Brigante.
Fulvie se retourna.
— Ton fils est une gonzesse, dit-elle.
— Ferme-la, dit Brigante.
— Il en veut, dit-elle.
— Boucle-la, dit-il.
— Je l’ai laissé, dit-elle. Il m’a suppliée de revenir. Si j’avais voulu, je lui aurais pris les trois billets d’un coup.
Cynthia pinça les lèvres en signe de désapprobation.
— Je vais te flanquer une paire de baffes, dit Brigante.
Fulvie le regarda moqueusement.
— Ne te frappe pas, dit-elle. Huit hommes sur dix sont comme ton gamin. Ce n’est pas par ce que tu crois qu’on les tient.
Elle sortit, refermant doucement la porte derrière elle.
Brigante tenait du bout des doigts le billet de dix mille lires, plié en deux dans le sens de la longueur.
— Je ne comprends pas, dit sèchement Cynthia, l’entôlage n’est pas dans le style de notre maison.
— C’est un arrangement entre Matteo et Fulvie, avec mon autorisation, dit Madame.
— Il ne faut pas donner le mauvais exemple au personnel, dit Cynthia.
— Tu vois qu’elle a des principes, dit Madame à Brigante.
— Explique-lui, dit Brigante.
— Tu permets ?
— Puisque je te le dis.
— Voilà, expliqua Madame ; le fils de Matteo a combiné de se tirer avec une dame. Nous avons confié le gamin à Fulvie pour qu’elle le guérisse.
— Ça n’explique pas l’argent, dit Cynthia.
— La dame a donné au petit trente mille lires pour qu’il prenne le train, trouve un nid et autres fariboles. Nous avons chargé Fulvie de soulever les trois billets. Le garçon ne pourra pas partir, la bonne femme lui demandera des comptes, il reviendra chez papa, la queue entre les jambes.
— Qu’est-ce que c’est que cette bonne femme ? demanda Cynthia.
— La femme d’un juge, répondit Brigante.
— Pas d’histoire avec les juges, dit Cynthia.
— Nous ramenons sa femme au juge, dit Brigante.
Il eut un demi-sourire, un plissement d’yeux.
— Le juge nous remerciera.
— Tout est correct, dit Madame. Fulvie rend au père l’argent qu’elle a pris au fils.
— Qu’il lui a donné, dit Brigante.
Cynthia pinçait toujours les lèvres.
— Elle est entêtée, dit Madame.
— Non, Brigante. Elle veut me prouver qu’elle sera une directrice consciencieuse. De combien avez-vous besoin pour votre affaire de Siponte ?
— Nous allons étudier cela, dit Madame. Tu n’es pas pressé…
Brigante tendit le billet à Cynthia.
— Champagne, dit-il. Tournée générale.
Cynthia sortit et passa dans le grand salon. Il faisait sombre et frais. Des rais de soleil, filtrant au travers des persiennes, allumaient çà et là les ors des fauteuils. Une fille tricotait. D’autres lisaient les magazines illustrés.
— Monsieur Brigante offre le champagne, dit Cynthia.
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? demanda une voix.
— Il marie sa fille, dit Cynthia.
— Avec qui ? demanda une autre voix.
— Avec un juge, dit Cynthia.
Elle retourna dans le bureau, avec une bouteille de champagne dans un seau de glace. Une femme de chambre apporta des coupes. Madame demanda à Brigante :
— C’est une vieille la femme du juge ?
— Vingt-huit ans, répondit Brigante, et bien roulée. Bien mieux que ta Fulvie.
— Fulvie fait le plus gros chiffre d’affaires de toute la maison.
— Tu me l’as déjà dit. Comment expliques-tu son succès ? On la croiserait dans la rue, on ne se retournerait pas sur elle.
— Elle est intelligente, dit Madame.
— Elle sait, dit Cynthia, deviner du premier coup d’œil quel est le vice d’un homme.
— Moi aussi, dit Brigante, je sais voir cela. Sans doute que je n’avais jamais bien regardé mon fils.
— Pour ce qui est de notre affaire, dit Madame ; voyons les chiffres…
Elle chercha dans le classeur. On frappa légèrement à la porte. Fulvie réapparut et tendit deux billets de dix mille lires à Brigante qui les prit.
— Comment t’y es-tu prise cette fois ?
— Tu le demanderas au gamin.
Il se leva et lui remit les deux billets, qu’il lui mit dans la main, pliés.
— C’est pour toi, dit-il, tu les a bien mérités.
— Merci.
— J’ai offert le champagne. Va boire une coupe avec tes copines.
— Plus tard, dit-elle. Il faut que j’aille finir ton môme. Je suis bonne fille.
— Il t’a laissée partir ?
Elle le regarda dans les yeux, moqueuse.
— Il est très docile, dit-elle. Tu as dû être sévère avec lui. Il a pris de mauvaises habitudes. Ça lui plaît qu’on lui fasse la loi.
Il s’approcha d’elle à la frôler.
— Alors comme ça, dit-il, tu sais tout de tout le monde ?
— De toi aussi, dit-elle.
— Moi, dit-il, on ne m’a jamais fait la loi.
Il se tourna vers Madame et Cynthia.
— Attendez-moi, dit-il. Je vais un moment avec Fulvie.
Fulvie rit.
— Non. Matteo, dit-elle, pas aujourd’hui.
— Pourquoi ?
Elle se pencha vers son oreille.
— Pour te faire attendre. Toi aussi tu ramperas. Elle avait parlé de manière que les autres n’entendissent pas.
— Moi je suis un homme, dit-il.
Il se pressa contre elle, durci.
— Je n’y peux rien, dit-elle. Les mecs et les flics, je les fais ramper. C’est cela qu’ils attendent de moi.
Elle s’éloigna et, du seuil, à voix haute :
— À bientôt, Matteo. Dans cinq minutes, je te renvoie ton fils.
Brigante retourna s’asseoir devant la table couverte d’une plaque de verre.
— Voyons les chiffres, dit-il…
— Qu’est-ce que vous penseriez de Fulvie pour notre maison de Siponte ? demanda Cynthia. Si Madame voulait nous la céder, nous aurions un départ du tonnerre.
— Ne nous perdons pas dans les détails, dit Madame.
Une heure passa à discuter chiffres.
— Et ton fils ? demanda Madame.
— Il doit dormir, dit Brigante. Fulvie l’a épuisé. Cynthia envoya chercher Fulvie. Celle-ci avait laissé Francesco dans la chambre, en train de se rhabiller, après lui avoir montré le chemin du petit salon où attendre son père ; puis elle était allée rejoindre un client qui l’avait fait demander. Cynthia interrogea la femme de chambre ; le garçon avait quitté la chambre quelques instants après Fulvie et était aussitôt sorti de la villa. On fit venir le jardinier qui se rappela avoir vu, trois quarts d’heure plus tôt, le grand jeune homme qu’on lui décrivait sortir de la villa, gagner la route et se diriger à pied vers Foggia.
— Avait-il l’air pressé ? demanda Madame. Ou bien désemparé ? Paraissait-il savoir où il allait ?
— Je ne sais pas, dit le jardinier.
Durant les trois quarts d’heure qui s’étaient écoulés depuis son départ de la villa, Francesco avait eu largement le temps de gagner le centre de la ville. Un car partait bientôt pour Bénévent ; le garçon le prendrait sans doute, pour aller chez son oncle, comme il avait été convenu. Mais Brigante ne se sentit pas la patience d’attendre le soir pour téléphoner chez un voisin de l’oncle, vérifier si son fils était arrivé.
— Appelle-moi un taxi, demanda-t-il à Madame.
Elle téléphona : le taxi fut tout de suite là. Brigante se fit conduire à la gare des autobus. Le dernier car pour Bénévent partait. Francesco n’était pas dedans.
Brigante fit le tour des bars où il était connu. Il donnait le signalement de son fils, demandait si on ne l’avait pas vu. Non. Certainement pas. Aucun client qui lui ressemblât.
Le car pour Porto Manacore partait à six heures et demie. À six heures et quart, Brigante se dirigea de nouveau vers la station. Peut-être Francesco, après avoir erré par la ville, s’était-il tout simplement décidé à rentrer à la maison.
Pas de Francesco à la station.
À six heures vingt-cinq Brigante vit se diriger vers lui deux policiers en civil, qu’il connaissait.
Il s’avança vivement au-devant d’eux.
— Mon fils ? demanda-t-il.
Il était persuadé qu’on venait le prévenir d’un événement fâcheux.
— Il ne s’agit pas de votre fils, dit l’un des policiers.
— Nous avons un mandat d’arrêt vous concernant, dit l’autre.
— Excusez-nous, reprit le premier. Mais nous avons un mandat d’arrêt.
— Montrez, dit Brigante.
Il lut attentivement le papier. La découverte du portefeuille n’y était pas inscrite. Il pensa que le juge Alessandro avait déliré, dans une crise de paludisme. Ou bien on lui avait révélé l’intrigue de donna Lucrezia et de Francesco et il avait voulu se venger, autre délire. Le juge avait fait une sottise ; il faudra réfléchir au moyen d’en tirer parti.
— Nous devons vous emmener à Porto Manacore, dit l’un des policiers.
— Il faudra vous mettre les menottes, dit l’autre.
— Montez avec nous dans le car, reprit le premier. Nous ne vous mettrons les menottes qu’à l’arrivée.
— Je paie un taxi, dit Brigante.
Ce sera comme il voudra.
— Mais j’ai rendez-vous avec mon fils pour prendre le car. Attendons encore un peu.
Les policiers n’étaient pas pressés.
Le car partit sans que Francesco fût apparu. Les trois hommes s’en allèrent ensemble chercher un taxi.
Un peu avant Porto Manacore, le taxi fut doublé par une voiture rouge, une Giulietta, qui amenait au marais un médecin de Foggia, appelé au chevet de don Cesare.
Brigante entra dans la préture, menottes aux mains. Il fut aussitôt conduit dans le bureau du juge. Il répondit peu de chose aux questions qui lui furent posées. Il n’avait jamais vu le portefeuille du Suisse. Il ne comprenait pas par suite de quelles circonstances on avait pu le découvrir dans une dépendance de son appartement. Il ne l’avait jamais eu dans sa poche. Le serveur du bar avait menti.
Le juge lui dit qu’il serait confronté le lendemain matin avec Justo et le fit conduire à la prison, dans l’unique cellule individuelle.
Un quart d’heure plus tard, le commissaire Attilio le faisait amener dans son bureau et s’enfermait seul avec lui.
— Explique-toi…
— Tout à l’heure, répondit Brigante. Nous allons éclaircir cela ensemble… Mon fils Francesco est disparu. J’ai peur qu’il ne fasse une bêtise…
Il raconta toute l’affaire : la lettre surprise, les amours de donna Lucrezia et de Francesco, leur projet de fuite, les trente mille lires données, qu’il avait emmené son fils chez Madame, que Fulvie s’était fait donner l’argent et que le garçon honteux et se croyant peut-être déshonoré pouvait s’abandonner au désespoir.
Le commissaire alerta aussitôt par téléphone la police provinciale.
— La leçon était bonne, dit-il. Mais tu y es peut-être allé un peu fort…
« J’ai appris tout à l’heure, ajouta-t-il, que donna Lucrezia avait rencontré hier ton fils dans la caverne des Toscans, près du trabucco. Un pêcheur les a aperçus ensemble sur la petite plage, au bas de la pinède. La Lucrezia, je ne l’aurais pas cru… J’ai eu tort de ne pas m’occuper d’elle plus tôt ; elle ne doit pas manquer d’agréments et je vous aurais épargné bien des ennuis à ton fils et à toi… Maintenant, parlons de ce portefeuille.
— Parole de Brigante, parole d’homme, je ne suis pour rien ni directement, ni indirectement dans le vol…
— J’ai toujours pensé que tu étais trop intelligent pour te mouiller dans une affaire de ce genre. Mais c’est toi qui as caché le portefeuille dans… ta garçonnière de la tour.
— C’est moi.
— Tu sais où est l’argent ?
— Je ne le sais pas encore.
— Pourquoi as-tu montré hier soir le portefeuille à Justo ?
— Je ne savais pas qu’il était dans ma poche.
— Qui l’a placé dans ta poche ?
— Je ne le sais pas encore.
— Tu couvres quelqu’un.
Brigante réfléchit un instant.
— Je ne peux pas encore vous répondre.
— Si tu connais le voleur, tu pourras difficilement prouver que tu n’es pas complice.
— Je ne crois pas que ce soit le voleur qui ait mis le portefeuille dans ma poche.
— Je t’ai toujours connu prudent. Mais j’ai l’impression qu’en ce moment tu te laisses manœuvrer ! Je me demande par qui…
— Je n’y vois pas encore clair, répondit Brigante.
— Tu ne peux pas m’expliquer l’affaire, entre nous…
— Pas encore.
— Qui est-ce qui t’a griffé la joue ?
— C’est sans rapport.
— Tu t’es battu ?
— Non, dit Brigante. C’est une vierge que je violais.
— Nous n’avons pas de chance avec les vierges, dit le commissaire.
— Prenez Giuseppina dans un coin, dit Brigante. Foutez-lui une trempe et violez-la. Ensuite vous n’y penserez plus.
— Je n’ai pas la manière, dit le commissaire.
— Alors, occupez-vous d’une autre femme.
— J’essaie. La Lucrezia va être défaite quand elle apprendra comment ton fils… »
Le front de Brigante se plissa.
« Il aime son fils », pensa le commissaire. Il eut un mouvement de plaisir, d’avoir découvert une faille à la force de Brigante. Il se demanda si Francesco n’avait pas participé de quelque manière au vol du demi-million de lires ; ainsi s’expliqueraient les réticences du père.
— La Lucrezia… reprit-il.
Brigante porta vivement la main à l’aine ; c’est ainsi qu’on conjure le mauvais œil. Il essayait de se persuader que la femme du juge avait jeté un sort à Francesco. Le commissaire eut du remords de paraître prendre à la légère la douleur qui faisait déraisonner l’homme le plus raisonnable qu’il eût jamais connu.
— Ton gamin a encore de l’argent ? demanda-t-il.
— Dans les cinq mille lires que je lui avais données comme argent de poche…
— Il reviendra quand il les aura dépensées. Nous avons l’habitude de ce genre de fugues.
Le front de Brigante se plissa de nouveau.
— Francesco n’est pas si solide que je croyais, dit-il.
— Qu’est-ce qui te le fait penser ? demanda vivement le commissaire.
— Fulvie l’a eu trop facilement.
Le commissaire fut déçu. Il avait espéré que c’était l’affaire du Suisse qui revenait sur le tapis.
— C’est de son âge, dit-il.
— Je le materai, dit Brigante. Finies les études. Je le mettrai sur un de mes camions, à la mine de bauxite. Douze heures de travail par jour. Mangera à la cantine des mineurs. Dormira sur une paillasse, dans une baraque. Maigrira. Il est trop gras pour son âge. J’aurais dû m’en apercevoir avant.
— Avant quoi ?
— Avant Fulvie.
Le commissaire l’interrogea du regard. Il vit soudain, pour la première fois depuis dix ans qu’ils se rencontraient chaque jour, les yeux de Brigante mollir.
— Je vous en prie, dit Brigante, cherchez-le. Retrouvez-le.
— J’ai téléphoné, dit le commissaire.
— S’il apprend que je suis arrêté… Il se peut qu’il se croie déshonoré encore davantage. J’ai peur…
— Mais non, dit le commissaire. À cette heure-ci, il doit être ivre mort dans une taverne. Les fugueurs, nous connaissons cela ; ils se conduisent tous de la même manière…
Le commissaire se leva.
— Je téléphonerai de nouveau tout à l’heure à Foggia, pour qu’ils activent leurs recherches… Je suis obligé de te faire reconduire dans ta cellule. Nous avons déjà parlé trop longtemps. Mon adjoint va raconter que nous avons mis ta défense au point ensemble.
— Non, dit Brigante. Vous m’avez interrogé. C’est régulier.
Il se leva. Son regard avait retrouvé sa fermeté habituelle.
— Qu’est-ce que tu m’as répondu ?
— La même chose qu’au juge, je n’ai jamais vu le portefeuille. Je ne l’avais pas dans ma poche hier soir. Justo a menti.
— Il a été le seul à le voir ?
— Oui, dit Brigante. Comme j’étais placé, les clients ne pouvaient rien voir. Personne d’ailleurs n’osera témoigner contre moi.
Le commissaire sourit.
— Je vois, dit-il, Justo a monté une machination contre toi.
— Si j’étais la police, c’est ce que je penserais.
— Comment est-il entré dans la tour pour y cacher le portefeuille ?
Brigante réfléchit un court instant.
— Voilà… dit-il. Justo m’a volé la clef de la tour… un soir de la semaine dernière… Elle était dans la poche de mon veston bleu pétrole… que j’avais posé sur le dossier d’une chaise… Je me suis éloigné pour parler avec Pizzaccio… je n’ai pas retrouvé la clef… j’ai cru à un coup des guaglioni… Je n’en ai parlé qu’à Pizzaccio… Je l’avais complètement oublié… Je m’en souviendrai quand la police aura retrouvé la clef et m’interrogera à ce sujet… Pizzaccio aussi s’en souviendra.
— Où la police retrouvera-t-elle la clef ?
— Par terre, dans le bar, répondit Brigante… demain matin vers onze heures… elle tombera de la poche de Justo pendant qu’il servira un verre à Pizzaccio.
— Non, dit le commissaire. Même le juge sait que Pizzaccio est ton second.
— Pendant que Justo servira l’Australien… Les policiers assis à la table voisine ramasseront la clef… Ils seront intrigués par une étiquette accrochée à la clef et sur laquelle ils liront : « Petit portail de la resserre de la tour. »
— Ils me feront un rapport, dit le commissaire, et ils porteront la clef au juge.
— Moi, dit Brigante, j’ai toute la nuit pour réfléchir. J’aimerais vous aider à retrouver le voleur du demi-million de lires. Ce serait une bonne note sur votre dossier. Vous finirez peut-être par recevoir cette mutation…
— Tu en sais plus que tu ne me dis.
— Une piste, dit Brigante, rien qu’une piste…
— Tu ferais un meilleur policier que moi.
— Oui. Parce que je suis plus méchant. C’est que je travaille pour mon compte.
— Je vais te faire porter à dîner dans ta cellule, dit le commissaire. Tu veux du vin ?
— Non, répondit Brigante. Cette nuit il faut que je réfléchisse.
Il eut son demi-sourire, un plissement des yeux.
— Cette nuit, reprit-il, je vais travailler pour vous.
Le commissaire appela son adjoint.
— Faites reconduire l’inculpé, dit-il.
— Suivez-moi, dit l’adjoint à Brigante.
— Monsieur le commissaire, dit Brigante, je vous demande de ne pas oublier…
Les deux hommes se regardèrent.
— … le gamin.
Il se raidit et suivit l’adjoint.
Quand il fut dans sa cellule, seul avec le gardien chef qui est un de ses obligés.
À quelle heure finit ton service ? demanda Brigante.
— Il est fini, répondit le geôlier. Je ne suis resté qu’à cause de vous.
— Il faut que je parle à Pizzaccio.
— Je vais aller le prévenir. Mais il ne pourra venir qu’à minuit. Il y a un gardien dont je ne suis pas sûr ; je vais lui payer à boire ; il faut me laisser le temps de l’endormir.
— Minuit, ça va, dit Brigante.
De la fenêtre de son bureau, le commissaire Attilio vit le juge Alessandro qui sortait de la préture pour faire son habituelle promenade d’après-dîner. Il fit porter un mot à donna Lucrezia, lui demandant, malgré l’heure tardive, de passer dans son bureau. Elle venait d’apprendre l’arrestation de Matteo Brigante et descendit aussitôt.
— Chère amie, lui dit le commissaire, les fonctionnaires de la police tombent par nécessité dans la connaissance de beaucoup de secrets de la vie privée. Leur honneur et quelquefois l’amitié les obligent à feindre de les ignorer. Mais ce soir l’honneur et l’amitié me contraignent à vous parler à cœur ouvert… Vous avez confié de l’argent à un garçon qui ne mérite pas votre confiance…
Il résuma l’affaire à sa manière et sans lui parler de la confession de Matteo Brigante. Cela se ramena à une sorte de rapport de police, auquel il n’ajouta aucun commentaire. Francesco Brigante avait passé l’après-midi dans une maison de plaisir de Foggia, y faisant des dépenses disproportionnées à ses moyens. On avait trouvé sur lui une lettre de donna Lucrezia, d’où l’on pouvait déduire qu’elle était sa maîtresse, qu’ils avaient fait le projet de partir ensemble pour une ville du Nord et qu’il tenait d’elle une trentaine de milliers de lires qu’il venait de donner à une fille de joie.
Donna Lucrezia, assise en face du commissaire Attilio, écoutait en silence, impassible, le buste droit.
Francesco avait disparu, emportant malheureusement la lettre. La police le recherchait. Le commissaire avait déjà pris ses précautions pour que la lettre, si elle est encore en la possession du garçon quand on le retrouvera, soit détruite ou rendue personnellement à donna Lucrezia.
— Pourquoi, demanda-t-elle, la police le recherche-t-elle ?
Le commissaire garda le même ton détaché, « objectif », sur lequel il avait dit son rapport (fallacieux).
— La gêne de reparaître devant vos yeux, l’émotion d’apprendre que son père est arrêté et accusé de vol…
Elle se dressa.
— Il s’est tué ? demanda-t-elle.
— Non.
— Vous n’osez pas me le dire.
— Non, reprit fermement le commissaire, non. Il est disparu et nous le recherchons. C’est tout.
— Vous ne me cachez rien ?
— Je vous en donne ma parole.
— Attilio, dit-elle, il faut le retrouver. Il faut. C’est un enfant.
— Je ne cesse de téléphoner dans toute la province.
— Cette fille sait peut-être où il est.
— Nous ne le pensons pas.
— Vous avez bien une idée de ce qu’il a pu faire.
— Nous cherchons.
Elle insista.
— Prévenez-moi dès que vous saurez où il est. À n’importe quelle heure. Réveillez toute la maison.
— Mais… protesta-t-il.
— Ah ! s’écria-t-elle, je crierai mon amour à toute la ville.
— Carissima amica…
— Retrouvez-le, dit-elle.
Elle sortit. Il l’entendit monter rapidement l’escalier. La porte du quatrième se referma.