Il se reprocha d’avoir passé tant d’années dans la proximité de donna Lucrezia, la rencontrant presque quotidiennement, sans avoir soupçonné la fougue dont elle est capable. Tant de violence et tant de naturel dans la passion la plaçaient bien au-dessus de toutes les maîtresses qu’il avait eues. Il dressa aussitôt un plan d’action. Rester le lendemain et les jours suivants dans le même ton que ce soir, discret, haut fonctionnaire pensait-il, mais laisser deviner la profondeur de son sentiment par de petits détails, l’empressement à donner des nouvelles, l’attention à écarter les importuns, la chaleur d’une poignée de main, la discrétion scrupuleuse. Gagner méthodiquement sa confiance, le droit à ses confidences. Francesco sera probablement retrouvé, rentrera penaud à Manacore ; ne pas l’accabler, plutôt le défendre, attendre que donna Lucrezia soit convaincue par sa propre expérience de la mollesse, de la lâcheté de son amant. Où viendra-t-elle alors chercher refuge, sinon auprès de son seul ami, du seul homme véritable qu’elle connaisse, lui ? Alors, passer à l’attaque, conquérir.
Il se leva de son siège, gagna le milieu de son bureau et fit quelques mouvements de gymnastique : la main droite à la pointe du pied gauche sans plier le genou ; flexion sur les genoux sans plier le torse. « Je suis en pleine forme. Le Sud possède un trésor, je l’aurai. J’ai faim. »
Il quitta son bureau, monta chez lui, deux étages plus haut. Anna tricotait en compagnie de Giuseppina.
— Bonsoir, monsieur le commissaire, dit Giuseppina.
— Bonsoir, répondit-il sans la regarder.
Il pensa que celle-ci aussi il l’aura, après trois mois de froideur. L’autre lui permettra d’attendre.
— On passe à table ? demanda-t-il.
— Alors je m’en vais, dit Giuseppina.
— Bonsoir chez toi, dit le commissaire.
Et à sa femme :
— J’ai faim, carissima. Je crève de faim.
Vers les onze heures du matin, Mariette et Pippo s’étaient réveillés, dans la resserre du jardin d’orangers et de citronniers, couchés sur les sacs de toile, les jambes entrelacées et les mains unies, comme ils s’étaient endormis à l’aube.
Pippo avait envoyé les deux guaglioni chargés de l’entretien des canaux d’écorce acheter à Manacore du pain et de la mortadelle. Lui, il avait grimpé dans un figuier et cueilli les premiers fruits mûrs de la saison. Mariette avait puisé un pichet d’eau dans le bassin de la source.
Pendant la nuit, le sirocco l’avait emporté sur le libeccio et le banc des nuages s’était éloigné vers le large, bien au-delà des îles ; il se confondait à l’horizon avec la mer, simple trait pour l’heure, cerne qui soulignait la séparation du ciel d’avec la mer. Mais sous les orangers, les citronniers et les figuiers, dans le bruissement des trois sources du jardin, il faisait presque frais.
Mariette et Pippo avaient mangé du meilleur appétit du monde. Puis ils étaient rentrés dans la resserre, s’y étaient enfermés et ils avaient recommencé de se mordiller, de se toucher, de se prendre, de se déprendre, n’en finissant pas de s’émerveiller que des gestes aussi simples pussent leur procurer tant de plaisir.
Pippo n’était redescendu à Porto Manacore qu’à la nuit tombée. Il y avait aussitôt appris, par des guaglioni du marais, que don Cesare avait depuis la veille au soir la jambe et le bras paralysés, qu’un médecin de Foggia venait d’arriver à son chevet, un illustre médecin qui ne se déplaçait que pour des milliers de lires, venu dans une Alfa-Romeo, une Giulietta rouge conduite par un tout jeune homme ; ce garçon avait bien de la chance.
Les guaglioni du marais lui dirent aussi que don Cesare ne cessait de réclamer Mariette ; que c’était par elle qu’il voulait être soigné.
Pippo apprit enfin qu’on avait vu Matteo Brigante descendre d’un taxi, menottes aux mains, entre deux policiers en civil. Qu’il avait été dénoncé par Justo, le serveur du bar des Sports. Qu’une perquisition avait été effectuée dans l’après-midi à son domicile et qu’on y avait découvert le portefeuille volé au campeur suisse, mais pas les cinq cent mille lires.
Pippo remonta au jardin et rapporta à Mariette tous ces événements. Il conclut :
— Quelqu’un a monté une machination contre Brigante. Pourquoi raconte-t-on qu’on a trouvé le portefeuille chez lui ?
— Parce qu’il y était, dit Mariette.
Pippo courut aux sacs, les souleva, chercha. Pas de portefeuille.
— Explique, demanda-t-il.
Mariette lui raconta comment elle avait procédé à l’échange des portefeuilles, avant de rendre à Brigante marqué son veston d’alpaga bleu pétrole.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
— J’avais mon idée.
— Tu as toujours ton idée, protesta Pippo. Moi, je ne vois qu’une chose, c’est que Brigante sait maintenant que c’est nous qui avons fait le coup au Suisse.
— Petite tête, dit Mariette. Qui est-ce que la police a arrêté ? Est-ce nous ou Brigante ?
— Il va te dénoncer.
— Ce n’est pas moi qui ai le portefeuille du Suisse.
— Ils vont trouver l’argent.
— Qu’ils cherchent, dit Mariette.
— Tu ne veux pas me dire où tu l’as caché ?
— Tu es trop petite tête.
— Et qu’est-ce que tu as fait du portefeuille du Brigante ?
— Enterré.
— Je ne comprends pas, répétait Pippo, je ne te comprends pas…
Comment Mariette, sans quitter la resserre, – et il savait bien qu’elle ne l’avait pas quittée – avait-elle pu mettre sur pied la machination qui avait abouti à la perquisition chez Brigante à Manacore et à l’arrestation de celui-ci à Foggia ? Au demeurant, il n’appréciait guère cette intervention de la police. Pourquoi Mariette avait-elle fait cela ? et comment ?
— Explique-moi, insista-t-il.
Elle passa la main dans les boucles noires du garçon.
— Moi, dit-elle, j’ai quelque chose dans le crâne.
Puis elle décida :
— Il faut que je rentre à la maison. Tu vas m’accompagner. Nous allons faire le tour par les olivaies, afin d’éviter Manacore où il ne faut pas qu’on nous voie de quelques jours. Tu te cacheras dans la tour de Charles Quint, où j’irai te porter à manger.
Le médecin de Foggia était un humaniste, comme il s’en trouve encore en Italie du Sud, où les spécialisations ne sont pas tellement poussées qu’elles interdisent au praticien de se faire une conception du monde. Il avait connu et fréquenté don Cesare, vingt ans plus tôt, et appréciait en lui un uomo di alta cultura comme lui-même. Il ne crut pas nécessaire de lui mentir. Un certain niveau de culture, estimait-il, suppose surmontées la peur de la vérité et la crainte de la mort. Ils étaient tous deux maçons, – du rite écossais, mais athées.
Après les membres, la paralysie avait gagné tout le côté droit, sauf la face. Un léger engourdissement gênait les mouvements de la mâchoire, sans toutefois empêcher don Cesare de parler comme à l’habitude.
Le médecin ausculta le cœur et ne constata ni rétrécissement mitral ni aucune autre affection susceptible de donner naissance à une embolie cérébrale.
Il éclaira vivement l’œil ; la pupille ne se contractait plus à la lumière. Il fit lire don Cesare en éloignant progressivement le texte ; la pupille continuait de s’accommoder à la distance.
Température : 38° 2.
Le médecin demanda au malade s’il n’avait jamais eu d’accident syphilitique. Il en avait eu, vingt-cinq ans plus tôt ; il s’était soigné selon la thérapeutique habituelle à l’époque. Avait-il eu des rechutes ? Il supposait que non, il ne pouvait pas en être sûr, il n’avait rien remarqué, il n’avait jamais consulté de médecin ; quand il éprouvait des malaises, il prenait de la quinine, comme il en faisait prendre à ses paysans et à ses pêcheurs ; dans le marais, on attribue tous les maux du corps au paludisme.
Oui, il avait déjà ressenti des engourdissements, des faiblesses ; sa jambe ou son bras droits s’étaient parfois dérobés, mais rarement. Non, jamais de tremblements ; il était resté jusqu’à la veille le meilleur chasseur du district. Oui, il éprouvait parfois une sensation de fourmillement dans le pied ou dans la main.
Le médecin fit une ponction lombaire et une prise de sang. Il ne pourra se prononcer qu’après les analyses.
— Vous faites bien une hypothèse ? demanda don Cesare.
— Oui, dit le médecin. Hémiplégie par étapes, d’origine syphilitique.
— Votre pronostic ?
— Il y a peu de chances de guérison.
Il expliqua pourquoi, dans le langage médical du début du siècle, dont les termes et la dialectique étaient accessibles à tout homme de culture.
L’idée de la mort prochaine provoqua chez don Cesare une certaine excitation. Pour la première fois depuis des années, depuis qu’il s’était désintéressé, il philosopha à voix haute. Le plaisir que provoque le commerce des femmes ne l’avait jamais déçu ; le goût qu’il éprouvait d’elles n’avait jamais faibli ; dans l’instant même que la paralysie l’avait frappé, il méditait de faire conduire dans son lit la plus jeune et la plus belle des filles de sa maison. Comme un soldat qui tombe sur le champ de bataille, il mourait des blessures reçues dans le corps à corps d’amour, son combat d’élection ; une mort glorieuse, estimait-il. L’antique ville d’Uria avait été consacrée à Vénus ; le dernier seigneur d’Uria, après avoir durant des années arraché au sable et aux marais les vestiges de la noble cité, mourait du mal de Vénus ; sa vie s’achevait sans dissonance.
Le médecin estima à part soi que la vérole ne méritait pas tant de lyrisme. Mais il fut heureux de voir son ami ferme devant la mort. Ce n’est qu’au point final qu’on peut être tout à fait rassuré sur la qualité d’un homme. Don Cesare était en train de confirmer qu’il était homme de qualité.
Il demanda de combien de temps il disposait pour mettre en ordre les affaires de sa maison. Le mal progressait rapidement ; la température avait commencé de monter. Le médecin ne pouvait pas promettre plus de vingt-quatre heures de lucidité et de possibilité de s’exprimer. Au fait, il ne pouvait rien assurer. L’aphasie pouvait se manifester d’un instant à l’autre. Il reviendra le lendemain matin, avec les analyses.
Cependant dans la grande salle, sous la chambre, la vieille Julia, Elvire, Maria, Tonio et quelques-uns de leurs enfants récitaient le rosaire pour que leur maître retrouve la santé. Ils se tenaient debout autour de la grande table de bois d’olivier. Tonio les bras croisés et les femmes les mains jointes.
« Ave Maria piena di grazia, commençait Julia. Il Signore è teco e benedetto è il frutto del ventre tuo, Gesù. »
Elle se taisait et les autres continuaient en sourdine :
« Santa Maria, madre di Dio, prega per noi peccatori, adesso e nell’ora della nostra morte. »
Et tous ensemble. Julia et les autres :
— Così sia, ainsi soit-il.
Puis Julia reprenait seule : « Ave Maria… »
Le grand fauteuil napolitain du XVIIIe siècle aux accoudoirs de bois doré tourneboulés en forme de magots avait été écarté de la table. Il tenait le milieu de la salle, vide.
Sur le terre-plein, devant le perron de la maison à colonnades, les hommes et les enfants des huttes de roseaux faisaient cercle autour de la Giulietta du médecin, interrogeant le jeune chauffeur sur les particularités de la machine.
Les femmes des pêcheurs, groupées devant le perron, attendaient.
Mariette surgit de derrière les bambous, contourna le groupe des hommes, se fraya un passage parmi les femmes, gravit rapidement les marches du perron et se glissa entre Tonio et un enfant, devant la grande table. Elle joignit les mains.
— Il frutto del ventre tuo, Gesù, achevait la vieille Julia.
Mariette reprit avec les autres :
— Santa Maria, madre di Dio…
Ils entendirent le pas du médecin qui descendait l’escalier. Ils se turent et se tournèrent vers la porte du couloir.
Le médecin les regarda, cherchant quelle était la jeune fille que don Cesare méditait de faire conduire dans son lit, quand le mal de Vénus lui avait noué les membres. Ses yeux s’arrêtèrent sur Mariette et ce fut à elle qu’il s’adressa :
— Je reviendrai demain matin, dit-il. Je ne peux pas me prononcer.
Il se tut un instant, puis ajouta :
— Il y a très peu d’espoir.
Il sortit. Elvire commença un long gémissement.
— Tais-toi, dit la vieille Julia.
Elle toucha la corne de corail, contre-sort, qu’elle porte au cou à côté de la médaille de la Vierge.
— Tais-toi. Il ne faut pas pleurer tant que la mort n’est pas entrée dans la maison.
Ils montèrent dans la chambre de don Cesare et se groupèrent autour du lit à baldaquin. Il promena les yeux sur eux, en silence, jusqu’à ce qu’il eût vu Mariette.
— Te voilà donc revenue, dit-il.
Il était assis sur le lit, appuyé sur des oreillers. Son bras droit, qui ne bougeait plus, reposait sur un coussin de brocart, blanc et or. Il avait été rasé par Tonio, de très près, comme chaque jour. Peigné par Elvire, et ses cheveux blancs couronnaient régulièrement son front, comme d’habitude. Une pochette blanche, de linon, sortait de la poche du pyjama bleu sombre, de soie.
Mariette se précipita à genoux, près du lit, et baisa sa main droite.
— Pardon, don Cesare, pardon !
Elle inondait sa main de larmes.
Il sourit en la regardant.
— Voilà mes ordres, dit-il. C’est Mariette qui va me soigner. Elle seule. Vous autres, vous attendrez en bas. Tonio va préparer la Lambretta et se tiendra toute la nuit prêt à aller où il faudra. Mariette vous dira ce que vous devez faire et si j’ai besoin de vous.
Ils sortirent en silence. La vieille Julia s’arrêta sur le seuil :
— Don Cesare, dit-elle, il faut envoyer chercher un prêtre.
— Écoute-moi bien, Julia…
Il parlait sans colère, mais en scandant les mots pour qu’on ne le taquine plus là-dessus.
— … J’ai encore un bras valide et je ne fus jamais embarrassé de tirer du bras gauche. Si un prêtre entre dans ma maison, moi vivant, je lui enverrai une volée de plomb dans les fesses,
Julia se signa et sortit. Il resta seul avec Mariette, toujours agenouillée près du lit, les lèvres sur sa main droite, pleurant et répétant : « Pardon, don Cesare ! »
Il aurait voulu retirer sa main, la poser sur la tête de la jeune fille, lui caresser le front. Mais la main n’obéissait plus.
— Lève-toi, dit-il, et passe de l’autre côté du lit.
Elle se leva et passa de l’autre côté du lit, à la gauche de don Cesare.
— Prends un fauteuil et assieds-toi.
Elle prit un fauteuil et s’assit au chevet du lit.
— Donne-moi la main.
Elle donna sa main fraîche qu’il prit dans sa main brûlante.
— Et maintenant, dit-il, raconte-moi ce que tu as fait pendant ces deux jours.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— J’ai fait l’amour, répondit-elle.
Il la regardait en souriant.
— Qu’est-ce qu’une fille peut faire de mieux ?
Il pressa sa main.
— Souris-moi, demanda-t-il.
Elle lui sourit à travers les larmes. Il sentit la main fraîche qui se détendait dans sa main brûlante.
— J’avais espéré, dit-il, que ce serait moi qui t’apprendrais l’amour. Je me suis décidé trop tard… Mais dis-moi qui tu as choisi pour ami.
— Pippo le guaglione.
— Le garçon aux boucles noires sur le front ?
— Oui.
— Il est beau et sûrement ardent. Tu as gagné à ce que je me décide si tard.
— Mais je vous aime, don Cesare ! s’écria violemment Mariette.
Elle inclina le buste vers lui, les yeux grands ouverts, sans réticence.
Don Cesare la regardait en silence.
Il pensait qu’elle était sincère et non sincère. Qu’il y a beaucoup de façons d’aimer. Que depuis de nombreuses années il ne donnait plus à ce mot le sens absolu et en quelque sorte sacramentel que lui confèrent les jeunes amants. Que depuis des dizaines d’années, il ne s’était plus dit à soi-même « j’aime », au mode intransitif, comme il se l’était répété avec exaltation la première fois qu’il avait connu la passion d’amour. Mais qu’il était certainement vrai que Mariette l’aimât, d’une certaine manière. Qu’il avait été l’image même de ce qu’on avait appris à la jeune fille à respecter, à redouter et à aimer, dès sa plus tendre enfance, semblable à Dieu le père, dans les moments où, assis dans son grand fauteuil napolitain, immobile et pensif, il donnait des ordres aux gens de sa maison ; à Dieu le fils, quand il cajolait et dorlotait les filles de sa maison ; à Dieu le Saint-Esprit, quand il enseignait, calculait et soignait ; il aurait préféré semblable à Zeus, à Phébus et à Hermès, mais c’était l’autre mythologie qu’on avait enseignée à Mariette. Qu’aujourd’hui encore, assis sur son grand lit, à demi paralysé par le mal de Vénus, il inspirait la crainte, la vénération et l’amour, trois faces d’un seul sentiment qui n’a pas de nom mais qui lie bien davantage que tous les autres, le plus proche de l’amour absolu auquel aspirent en vain les amants. Que l’amour que lui proclamait à présent Mariette était bien plus proche de l’amour absolu et inatteignable auquel aspirent les amants que l’amour de circonstance qui la liait à son jeune ami, mais qu’elle ne le savait pas.
Voilà ce que pensait don Cesare en regardant Mariette qui pleurait silencieusement à son chevet et en se regardant lui-même, par les yeux de la pensée comme il en avait l’habitude, le bras droit posé sur le coussin de brocart, la main gauche tenant la main de la jeune fille et les yeux posés sur elle.
Quant aux plaisirs de l’amour, il eût su, estimait-il, y éveiller la jeune fille plus magnifiquement que ne pouvait le faire son jeune amant, lui, don Cesare, estimait-il, redoutable et cajoleur comme Zeus tonnant dont chaque mouvement fait trembler la terre. Mais la cruelle Vénus l’avait frappé de paralysie dans l’instant même où il avait décidé de faire conduire la vierge dans son lit.
Mariette cependant continuait de pleurer.
— Tu me caches quelque chose, dit-il.
— J’ai peur de Matteo Brigante, répondit vivement Mariette.
— Tu ne t’étais pas promise à lui ?
— Non, dit Mariette, non.
Don Cesare lâcha la main fraîche qu’il tenait dans sa main brûlante.
— Essuie tes yeux, dit-il, et raconte-moi ton histoire.
Elle sécha ses larmes et commença de dire ce qu’elle avait décidé de dire, le regard de nouveau ferme, la voix assurée.
C’était elle qui avait volé le portefeuille du Suisse, avec l’aide de Pippo. Elle l’avait mené, à bord de la nacelle dont elle se sert habituellement, naviguant à l’abri des roseaux, jusqu’à aborder l’isthme, non loin du camp. Elle avait fait le guet. Pippo s’était avancé d’un buisson de romarin à l’autre, jusqu’à proximité des deux tentes. Puis en quelques bonds, il avait atteint la voiture, celle-ci le dérobant aux yeux des baigneurs et les tentes aux yeux de la femme. Il était revenu aussi lestement. Elle l’avait ramené dans la nacelle jusqu’aux abords de la tour de Charles Quint, où ils ont toutes sortes de caches.
C’était elle aussi qui la veille, en rôdant autour du camp, puis en parlant avec la Suissesse, avait remarqué le veston plié sur le siège arrière et repéré le portefeuille dans l’ouverture de la poche ; elle n’avait pas à vrai dire espéré y trouver tellement d’argent. Elle avait caché le demi-million de lires, sans se permettre ni à Pippo d’en distraire un seul billet, ayant souvent remarqué que les voleurs se font toujours prendre, parce qu’ils attirent l’attention de la police par leurs dépenses excessives. Elle s’était juré de n’entamer le magot que lorsqu’il se serait écoulé assez de temps pour qu’ils puissent, Pippo et elle, quitter Manacore pour une ville du Nord, sans éveiller de soupçons.
Don Cesare l’écoutait avec ravissement. Il y avait donc encore des enfants hardis dans cette Italie qu’il avait crue n’être plus préoccupée que de scooters et de télévision. Il était heureux que ce fût une fille de sa maison qui fît revivre la tradition des brigands. Peut-être était-elle sa fille ? Il lui était encore arrivé de dormir avec Julia, à l’époque où Mariette avait été conçue.
Il lui sourit.
— Te voilà donc riche, dit-il.
— Non, dit-elle, parce que Matteo Brigante va me dénoncer.
— Tu n’as tout de même pas confessé ton exploit à Brigante ?
— Non, dit-elle. Cependant…
Elle raconta le combat dans la resserre et comment elle avait marqué Brigante.
Don Cesare était de plus en plus content d’elle. Il se persuadait qu’elle était sa fille. Il réfléchissait aux dates, il se promettait d’interroger Julia.
Puis Mariette en vint à l’échange des portefeuilles.
— Mais pourquoi as-tu fait cela ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. J’étais contente de moi. Brigante qui est toujours si prudent. Il emportait dans sa poche le portefeuille du Suisse, de quoi aller au bagne. Je riais en dedans.
Elle raconta enfin que la police avait découvert le portefeuille chez Brigante, qu’il était arrêté. Qu’allait-il dire ? qu’avait-il déjà dit ? Il sera d’autant plus mauvais qu’il a été marqué.
Pourquoi avait-elle mis le portefeuille du Suisse dans la poche de Brigante ? se demandait don Cesare. N’avait-elle pas voulu, sans se le formuler (comme le montrait son explication embarrassée), se décharger, en le faisant assumer symboliquement par Brigante, d’un larcin plus encombrant qu’elle ne l’avait imaginé ? Il repoussa cette explication qui diminuait la hardiesse de Mariette. Elle n’avait jamais peur, la brigande ! Elle n’avait pas sollicité, même allusivement, la complicité du racketteur. Elle était forte. Mais il revit, par l’imagination, le visage triangulaire de Matteo Brigante, ses épaules larges, ses hanches étroites, son air d’assurance tranquille ; il retrouva la jalousie (sentiment oublié, aboli depuis longtemps).
— Maintenant, dit-il, je ne vois plus qu’une solution pour toi : tu dois rendre l’argent.
— Non, dit Mariette.
— Je ne te dis pas d’aller le porter au commissaire. Nous allons chercher un moyen qui te permette de ne pas apparaître.
— Ça ne me plaît pas, dit Mariette.
— Je vais convoquer le juge, continua don Cesare. Je lui remettrai le paquet de billets, lui disant qu’un de mes hommes l’a trouvé dans une cache en travaillant dans le marais. De moi, il n’exigera pas d’autre explication.
— Je ne veux pas, dit Mariette.
— Réfléchis, reprit don Cesare. Matteo Brigante t’a sûrement déjà dénoncée. On va venir te chercher. On va t’interroger. On te tourmentera jusqu’à ce que l’argent soit retrouvé. Si moi, je le restitue et si je te mets formellement hors de cause, l’affaire tombera. Tu n’auras qu’à dire que Brigante ment, qu’il veut se venger d’avoir été marqué.
— Je ne veux pas rendre l’argent, dit Mariette.
L’entêtement de Mariette rendit don Cesare à son enchantement. Intransigeante comme un bandit d’honneur. Inaccessible à la crainte. Il voulut s’expliquer l’échange des portefeuilles par la volonté de marquer Brigante une seconde fois : je t’ai inscrit une croix dans la joue et, en plus, je te charge d’un forfait que tu n’as pas commis. Depuis des dizaines d’années aucun être humain n’avait fait ressentir à don Cesare en un si court espace de temps des sentiments aussi vifs et aussi contradictoires.
— Si j’avais dans la maison, dit-il, cinq cent mille lires d’argent liquide, je les donnerais à ta place et tu serais tranquille. Je peux envoyer Tonio demain matin à la banque. Mais j’ai peur qu’on vienne te chercher avant demain matin.
— Je peux me cacher jusqu’à ce que Tonio soit allé à la banque.
— Non, dit don Cesare, je veux te garder auprès de moi.
Mais il aima passionnément qu’elle fût aussi déraisonnablement entêtée.
— Va chercher de quoi écrire, dit-il.
Il lui dicta un codicille à son testament. Elle écrivit soigneusement, d’une écriture gauche mais claire, à grandes lettres, aux boucles bien fermées. Il épela chaque mot, sachant qu’elle n’avait pas d’orthographe. Il lui léguait une grande olivaie et plusieurs jardins d’orangers et de citronniers.
— Les terres que je te donne, expliqua-t-il, me rapportent, bon an mal an, dans les six cent mille lires. C’est comme si je te donnais douze millions de lires.
La plume levée, elle le regardait, muette.
De la main gauche, il data et signa.
— À toi, dit-il, elles rapporteront bien davantage, parce que tu seras plus dure que moi avec les régisseurs et les métayers.
— Je ne me laisserai pas voler, dit-elle.
Elle avait le même regard que Matteo Brigante. Mais il était si bien disposé à son égard qu’il ne l’en aima pas moins. Elle avait toujours été trop pauvre pour pouvoir être bonne. C’est la loi. « Au fait, pensa-t-il encore, je n’ai pas été bon mais nonchalant. »
— Maintenant, dis-moi où tu as caché ce demi-million de lires.
Un éclair de malice passa dans les yeux de Mariette.
Elle se leva et plongea le bras dans un vase grec posé sur la commode. C’était le seul vase de l’antique cité d’Uria qu’au cours des fouilles on eût retrouvé complètement intact. Elle en sortit, roulés dans un vieux journal, les cinquante billets de dix mille lires. Elle les posa sur le lit.
— Ils n’auraient jamais pensé, dit-elle, à venir fouiller dans votre chambre !
« Comme tu me plais », pensa don Cesare.
Il l’envoya chercher Tonio auquel il donna l’ordre d’aller chez le juge Alessandro, de le découvrir où qu’il fût, de le réveiller s’il le fallait, de lui dire qu’il était mourant et de le ramener sur-le-champ.
Ils attendirent le juge. Mariette pensait à la fortune qu’elle allait hériter, don Cesare au regard dur des filles pauvres.
Après de dures campagnes sur la Piave, il avait achevé la Première Guerre mondiale capitaine de cavalerie. À l’armistice, il fut détaché à Paris auprès d’une commission qui préparait le traité de paix puis en régla les modalités d’application.
L’officier français avec lequel il travaillait le plus habituellement, un commandant d’état-major, ne mesurait pas tout à fait un mètre soixante et souffrait de myopie ; il portait un pince-nez. Sans fortune, il avait épousé la fille d’un rédacteur à la préfecture de la Seine, sans dot, belle. Il rentrait chez lui en métro et trouvait Lucienne en train de retailler ses robes de l’année précédente, pour les mettre à la mode.
À plusieurs reprises don Cesare ramena son collègue dans la grosse Fiat de la Commission d’armistice italienne. On le garda à dîner. Il envoya les fleurs les plus rares et rendit le dîner au Café de Paris, au champagne. Il n’avait aucun souci d’argent, la pension paternelle s’ajoutant à son traitement d’officier et aux indemnités de séjour. Lucienne ne résista pas longtemps à ses assauts. Comme il était épris, il ne voulut rien laisser au mari et l’installa dans deux pièces, rue Spontini.
Ils passaient les nuits de bar en bar, de dancing en dancing, dans la compagnie des officiers des corps expéditionnaires anglais et américain, des aviateurs français et des diplomates de toutes les nations victorieuses. Ils formaient un couple admirable, elle presque aussi grande que lui, blonde comme il était brun, et l’air endiablé qui convenait à l’époque ; elle fut une des premières Françaises à se couper les cheveux.
Lucienne était avide. Elle disparaissait des journées entières, revenant avec un nouveau chapeau, une fourrure, une robe, une fleur. Les aviateurs l’emmenaient au Bois, dans des Voisin carrossées sport. Pour la première fois de sa vie, don Cesare fut jaloux. Devant les autres, il gardait le masque impassible et souriant, fruit de la bonne éducation, mais quand ils rentraient rue Spontini, au lever du soleil, il lui faisait des reproches, pendant des heures. Il mit en lambeaux des robes dont elle ne pouvait justifier l’achat. Elle le regardait durement : « Quand tu seras retourné en Italie, tu ne t’inquiéteras pas de savoir qui m’habille. – Je t’emmènerai. – Jamais. Je ne veux pas finir ma jeunesse à manger des macaronis dans les Pouilles. » Quand il s’était épuisé à l’injurier, elle se laissait prendre, froidement, sans que son regard fléchît. Cette froideur l’empêchait de la quitter comme il croyait que son honneur l’y obligeait. Sûr de sa virilité, il était persuadé qu’il finirait par lui faire connaître le plaisir qu’elle s’obstinait à ne pas même feindre d’éprouver. Alors seulement, selon sa conception manacoréenne de l’amour, il la possédera ; ce sera son tour à elle d’être jalouse. En attendant, comme un joueur qui se ruine en s’obstinant dans une impossible martingale, il subissait chaque nuit des humiliations plus grandes.
— Il est arrivé, dit don Cesare à Mariette, il est arrivé qu’une femme me fît la loi… Il y a très longtemps de cela ; ta mère n’avait encore que quatorze ans et je vivais dans une capitale étrangère, à Parigi…
Mariette le regarda avec étonnement. Ce n’était pas dans la manière de don Cesare de faire des confidences à une fille de sa maison. Elle pensa qu’il faiblissait, effet fatal de la maladie qui venait de lui nouer les membres. Elle sentit les larmes lui monter de nouveau aux yeux.
Don Cesare essaya de faire à la jeune fille le récit de son unique passion malheureuse. Ce n’était pas facile. Elle n’avait jamais quitté Porto Manacore ni vu contester la souveraineté de son maître.
Elle réagit vivement quand il évoqua les infidélités de Lucienne.
— Il fallait la chasser ! s’écria-t-elle.
Il avait en effet chassé Lucienne. Ce jour-là, elle ne l’avait pas mortifié plus cruellement que d’habitude. À quelqu’un qu’il ne connaissait pas, elle avait répondu, devant lui, au téléphone, par des badinages et des provocations. C’était bien la moindre des humiliations qu’elle lui eût infligée. Mais lui, dans le même instant, s’était aperçu qu’il ne subissait plus sa loi. Il l’avait brusquement vue et lui-même à côté d’elle, dans leur garçonnière de la rue Spontini, lui assis sur le lit et elle au téléphone, tels qu’ils étaient en effet, mais comme il aurait vu deux amants qui n’eussent été ni lui ni elle, par exemple sur la scène d’un théâtre ou à la manière du diable boiteux, en soulevant le toit d’une maison. Sur la Piave, il avait reçu une balle autrichienne dans la cuisse ; deux jours s’étaient passés avant qu’on pût le conduire dans une ambulance ; pendant ces deux jours, la balle, avec toute la souffrance qui irradiait d’elle, avait été la partie la plus sienne de lui-même ; par moments, il s’identifiait complètement avec cette lancinante chair de bronze inscrite dans sa chair d’homme ; on l’endormit ; quand il se réveilla, la balle était posée sur sa table de chevet, corps étranger, désarmé, inoffensif. Ainsi en avait-il été brusquement de sa passion, dans l’instant qu’il avait cessé d’en subir la loi. Il avait regardé avec étonnement Lucienne et cet homme qui avait aimé Lucienne à la passion, lui et elle, deux étrangers désormais. Il avait aussitôt chassé la maîtresse infidèle.
Il l’avait regardée, qui descendait l’escalier, traînant ses bagages après soi. Elle s’était retournée, le visage inondé de larmes, ce visage dont la veille encore chaque expression s’inscrivait au creux de sa poitrine, le remplissant d’angoisse ou de bonheur ; c’était la première fois qu’il la voyait pleurer. Mais il était déjà désintéressé d’elle.
Elle était revenue quelquefois dans ses rêves du sommeil, le punissant de jalousie, comme au temps de sa passion. Il la voyait descendre l’escalier, comme le jour du départ, mais c’était un visage joyeux qu’elle tournait vers lui : « Je vais rejoindre mon amant », disait-elle. Puis de ses rêves aussi il l’avait effacée.
— Dieu sait si elle vit encore, dit Mariette.
— Je n’ai plus jamais pensé à elle, dit don Cesare.
Il y repensait seulement à l’heure de sa mort, parce que le regard dur de Mariette lui avait rappelé le regard dur de Lucienne.
Pourquoi Mariette avait-elle glissé le portefeuille du Suisse dans la poche de Matteo Brigante ? Pippo a un regard de flamme et de tendresse ; c’est lui le romantique chef de brigands. Un jour viendra, pensa don Cesare, un jour prochain sans doute, où Mariette demandera à Matteo Brigante de s’associer à elle pour imposer plus impitoyablement sa loi aux travailleurs de son olivaie et de ses jardins.
Ils attendaient le juge. Mariette pensait à tout l’argent que don Cesare avait dépensé pour Lucienne ; don Cesare pensait aux refus successifs sur lesquels il avait édifié sa vie.
Il avait été joueur et ivrogne, comme la plupart des officiers de son régiment. Pourquoi n’aurait-il pas joué et bu ? Même le strict code de l’honneur militaire n’interdisait ni les cartes, ni le vin. Un jour cependant, il s’était perçu sous les traits d’un joueur, c’est-à-dire d’un homme dont tout le comportement est conditionné par l’habitude du jeu, dont le jeu est la loi. Mais, s’étant vu ainsi, c’était déjà un étranger qu’il avait vu. Le même jour, il avait cessé de jouer.
Sa seule morale, mais qui avait été la règle intransgressible de toute sa vie, avait été de se préserver pour une tâche qu’il n’avait jamais eu à accomplir. Chaque fois qu’il s’était trouvé sur le point d’être complètement engagé dans ce qu’il sentait ne pas être cette tâche essentielle (qu’il n’avait finalement jamais eu à accomplir) il avait brusquement et aisément dégagé, comme dégage un escrimeur bien né et entraîné aux armes.
Il lui avait été relativement moins aisé de se libérer de l’ivrognerie. Les hommes d’honneur s’abandonnent plus facilement à l’alcool qu’à des amours humiliantes ou à la mécanique du jeu qui implique de se commettre dans toutes sortes de mauvaises compagnies, et souvent l’ennui. L’alcool fait flamber (expression de joueur) tout autant, en laissant l’illusion de n’engager que soi-même et la moindre partie de soi-même. Vint le temps où, dès le réveil, il avait besoin d’un verre d’eau-de-vie. Il n’eut pas la force de briser seul ; il lui fallut faire appel à un médecin.
Cela s’était passé à Florence. Un lit et une chaise de fer, une table de bois blanc ; une chambre comme une cellule ; aussi bien y enfermait-on parfois les fous. Le bâtiment était édifié sur une colline qui domine l’Arno, où menaient des jardins en terrasse ; mais de son lit, il ne voyait que le ciel. Aussitôt apaisés les spasmes du sevrage, analogues aux convulsions du nouveau-né, comme un fruit dont on vient d’arracher l’écorce, nu pour la première fois dans la lumière, le froid, les bruits et les attouchements, aussitôt dégorgées les humeurs de la mue, il fut comme mort.
De petits bancs de nuages pommelés, que la lumière et la fin de l’après-midi rendaient roses, glissaient très lentement dans le ciel de la fenêtre. Il était comme mort. Il se sentait se dénouer, exactement comme se déliaient ces fragiles nuages, quand le vent très léger qui les avait fait entrer dans l’horizon méridional de la fenêtre et accentuait lentement la courbure de l’arc qu’ils dessinaient dans le ciel, tendait, à mesure qu’ils approchaient de l’horizon septentrional, à les dissiper en une brume dorée. Ainsi, avait-il pensé, sans angoisse ni bonheur, comme s’il était une chose pour lui-même, ainsi, avait-il pensé, est la mort, ma mort. Mais si tu perçois ta mort, c’est que tu vis, ô homme ! Et il s’était mis soudain à chérir ce ciel tendre de mai, sa vie, au-dessus de l’Arno qu’il devinait, fleuve lent, et comme son regard, le reflétant.
La passion finalement dont il avait eu le plus de difficulté à dégager avait été la passion politique. Dès l’enfance, il s’était voué à la maison de Savoie et à l’idée de la royauté, aux héros-rois. Adulte, il avait tué et risqué cent fois la mort, durant la Première Guerre mondiale, pour rendre Trente et Trieste à Victor-Emmanuel III. Il avait pris jusqu’aux tics du petit homme, son roi. Mais Victor-Emmanuel avait laissé Mussolini s’emparer de la réalité du pouvoir ; le dictateur, souverain illégitime, remplissait le monde des éclats de sa voix de bateleur, gonflait les muscles pour acheter les suffrages de la plèbe. Le buffone s’était installé sur le trône du baffone{2}.
Le temps des héros-rois était révolu.
Don Cesare s’était retiré dans la maison à colonnades. Puis il avait de nouveau pensé : « Si tu perçois ta mort, c’est que tu vis, ô homme. » Mais cette fois il fallut plus d’une année avant qu’il redevînt un vivant parmi les vivants. Il avait commencé des fouilles pour reconstituer l’histoire de la noble cité d’Uria. Mais il n’avait plus jamais identifié sa raison de vivre avec la tâche entreprise.
Don Cesare est assis sur son lit, appuyé sur des oreillers, son bras noué posé sur un coussin de brocart. Mariette est assise à son chevet, dans sa blouse de toile tirée sur les seins, l’oreille attentive à un bruit de moteur qui ne vient pas. Ils attendent le juge Alessandro. Mariette s’inquiète que le juge mette si longtemps à venir ; elle craint que la police ne le précède et ne l’emmène. Don Cesare pense à sa mort.
Il ne se demande pas s’il y a un autre monde, s’il y trouvera Dieu, si Dieu le jugera et si au Jugement dernier il ressuscitera dans son corps pour une récompense ou un châtiment éternels. Il sait que non.
Il ne se demande pas si la mort va être une souffrance ou la souffrance d’entre les souffrances. Il sait que la souffrance est un des multiples aspects de la vie et que la mort, par définition, n’est rien.
Il pense qu’il est né là où il est né, qu’il y a vécu comme peut y vivre un homme de qualité, selon la qualité qu’il était possible à un homme de sa naissance et de sa formation de manifester dans ce temps-là, dans cet endroit-là et dans ces circonstances-là. Il prononce à haute voix :
— Così sia, ainsi soit-il.
Il n’entend pas par ces mots proclamer sa soumission à la loi divine, comme le font les chrétiens, ni à une loi biologique ou sociale ou personnelle, comme le font les fidèles de toutes sortes de sectes. À lui-même, il témoigne de lui-même. Il a été ainsi. Il ne regrette rien ; il n’a honte de rien ; il ne désire plus rien ; il se reconnaît, il se proclame (à lui-même) tel qu’il a été et tel qu’il demeure à l’heure de sa mort. Voilà ce qu’il entend dire en prononçant « ainsi soit-il ».
— Così sia, répond Mariette.
Elle croit répondre en chrétienne à la prière d’un chrétien dans l’heure de sa mort. Mais elle est si fondamentalement païenne que le sens qu’elle donne à son amen n’est pas (sans qu’elle se le formule) tellement différent du sens que lui donne don Cesare.
Plusieurs fois dans sa vie, un homme de qualité est amené à faire la guerre. Il en a été ainsi à toutes les époques de l’Histoire. Le reste du temps, il garde ses distances. Don Cesare a bien fait la guerre et il a bien gardé ses distances.
Il pense qu’Athénien avant Périclès, citoyen romain à l’époque des guerres puniques, conventionnel en 1793, son refus de subir la loi l’eût intégré à la petite communauté de ceux qui abattent les structures périmées et ouvrent de nouvelles voies à la vie des sociétés. En certains pays, à certaines époques, l’homme de qualité trouve appui dans le mouvement de l’Histoire et se confirme dans sa qualité en transformant le monde.
Il pense aussi que né sous le règne d’Auguste ou de Tibère, de Laurent de Médicis ou d’Ivan le Terrible, son refus de subir la loi l’eût obligé à se suicider, comme le font les hommes de qualité quand il leur est impossible d’échapper personnellement à la tyrannie. Le droit au suicide, que les geôliers les plus attentifs, les tortionnaires les plus habiles n’arrivent à suspendre que pour un temps, lui a toujours paru la seule, mais l’irréfutable preuve de la liberté de l’homme.
Ainsi, estime-t-il, et selon les circonstances, l’homme de qualité s’estime obligé tantôt à l’action, tantôt au suicide, mais le plus souvent seulement à une succession d’engagements et de dégagements l’un l’autre s’engendrant. C’est dans ce mouvement même, qui tantôt le contraint à s’engager, tantôt à dégager, que réside sa qualité.
Lui qui est né en 1884, en Europe occidentale et plus précisément en Italie méridionale, il s’est suicidé lentement, par phases successives, à la mesure de son époque. Cela a duré soixante-douze ans et n’a pas toujours été désagréable. Ainsi soit-il.
Les plaisirs de l’étude, de l’amour et de la chasse ont peuplé plaisamment les loisirs auxquels les circonstances l’ont obligé. Il est né riche et comblé des dons qui permettent de devenir uomo di alta cultura (comme disent les Italiens du Sud) et homme de plaisir (comme disaient les Français des grandes époques), dans un temps et dans un pays qui l’ont obligé à se suicider lentement (mais non sans plaisirs) pour ne pas détruire sa qualité. Ainsi soit-il.
Il acquiesce à lui-même tel qu’il a été et tel qu’il demeure à l’heure de sa mort. Cet acquiescement n’a de valeur que pour lui-même, vis-à-vis de lui-même, mais dans l’heure de sa mort, de sa lucide mort d’athée acceptant la mort, cet acquiescement prend une valeur absolue. Ainsi soit-il. Il prononce à voix haute :
— Così sia.
— Così sia, répond Mariette.
Ils entendirent la Topolino du juge qui franchissait le pont sur le déversoir du lac. Mariette descendit dans la grande salle et se mêla aux femmes qui priaient, groupées autour de la table de bois d’olivier. Tonio conduisit le juge dans la chambre de don Cesare.
— Mon cher Alessandro, dit don Cesare, j’ai une requête à vous faire…
Historien de la cité d’Uria, il s’adressait à l’historien de Frédéric II de Souabe. Il allait mourir, plus précipitamment qu’il n’avait imaginé. Il lui demandait de veiller à ce que les antiques qu’il avait rassemblées ne fussent pas dispersées et à ce que son manuscrit sur les colonies grecques dans le Manacore à l’époque hellénistique soit mis à la disposition des érudits. Il aimerait que la maison à colonnades fût transformée en musée ; il avait prévu dans son testament un petit fonds à cet usage ; si ce n’est pas possible, que collection, manuscrit, notices, notes et fonds soient offerts au musée provincial de Foggia ; cette éventualité aussi était prévue dans le testament. Il serait reconnaissant au juge, homme de culture, homme de science, de veiller à ce que ces clauses soient scrupuleusement respectées.
Au fait, il se demandait pourquoi il attachait tant d’importance à ces frivolités. Lui mort, l’univers entier sera pour lui-même aboli. Depuis bien des années d’ailleurs, il se considère déjà comme mort. Mais dans l’instant même de sa mort absolue, il ne lui est pas déplaisant d’assurer une sorte de pérennité aux vestiges de l’antique cité d’Uria, arrachés par lui au sable, au marais et à l’oubli. Que son ami Alessandro lui pardonne cette ultime coquetterie.
Le juge remercia avec effusion, comblé que don Cesare lui fît tant de confiance.
Don Cesare qui n’était pas sans craindre, expliqua-t-il, les gens de sa maison et encore davantage les parents qui allaient accourir de Calalunga, confia au juge son testament et les codicilles qui venaient d’être rédigés, pour qu’il les remît au notaire. Puis il lui donna les cinquante billets de dix mille lires enveloppés dans un journal.
— Un de mes pêcheurs a trouvé cet argent dans une cache du marais. Il s’agit sans doute de la somme volée au Suisse…
— Il faut que je voie votre pêcheur, dit le juge.
— Vous savez comme ils sont, répondit don Cesare. Ils n’aiment pas avoir affaire aux hommes de loi. Il m’a demandé de ne pas révéler son nom. Je l’ai félicité de son honnêteté et je lui ai donné ma parole qu’il ne serait pas inquiété.
— Mais, s’écria le juge, un homme a été arrêté. J’ai des preuves accablantes contre lui…
— Raison de plus pour ne pas tourmenter mon pêcheur.
— Je dois les confronter !
— Alessandro, protesta don Cesare, d’autres soucis…
— Pardonnez-moi, dit vivement le juge.
Il partit avec le testament, les cinq cent mille lires et, à l’intention de donna Lucrezia, en ultime hommage du mourant à une femme belle, une lampe à huile du IIIe siècle avant Jésus-Christ, terre cuite ornée de figurines nues.
Mariette revint prendre sa place au chevet du malade.
Au-dessous de la chambre, autour de la table d’olivier, les pêcheurs du voisinage s’étaient joints aux femmes. La salle tout entière était remplie d’une foule serrée qui récitait les oraisons pour la guérison des maladies.
Mariette s’assoupit rapidement, ébauchant parfois dans un soupir, un mouvement de la lèvre, un creusement du ventre, quelqu’un des gestes délicieux qu’elle avait appris de Pippo, la nuit précédente et cet après-midi, sur les sacs de toile, dans la resserre du jardin aux trois sources.
Don Cesare passa cette nuit-là, tantôt assoupi, tantôt éveillé, comme il avait passé les nuits précédentes. Quand il ouvrait l’œil, Mariette tombait sous son regard, dans la lueur de la lampe à pétrole, la tête renversée sur le dossier du fauteuil qu’elle avait approché du lit, les lèvres entrouvertes et les yeux battus d’amour.
Lorsque le jour se leva, il la réveilla pour qu’elle ouvrît les persiennes.
Le paysage familier s’offrit à ses yeux, le déversoir du lac qui se fraie un chemin parmi les roseaux et les bambous jusqu’à son embouchure toute proche, à gauche les dunes de l’isthme, à droite le mamelon rocheux, comme planté dans la mer, sur lequel s’était élevé le temple de la Vénus d’Uria et où ne poussent plus que des romarins, et au-delà toute la baie de Manacore et le promontoire qui la ferme, prolongé par les mâts du trabucco, constructions gigantesques, mais, du lit de don Cesare, le trabucco ne paraît pas plus grand qu’une barque de pêche en train de doubler la pointe du promontoire. Le soleil montait au-dessus de la pinède et dorait les sables de l’isthme. Le sirocco, durant toute la nuit, l’avait emporté sur le libeccio et maintenait au large le banc de nuages.
Don Cesare pria Mariette de changer les taies d’oreiller et le drap de dessus. Il aimait le contact de la toile fraîche, aux plis encore raides.
— Tout à l’heure, dit-il, nous demanderons à Tonio de me raser.
Il vit un de ses pêcheurs qui remontait le déversoir du lac, maniant en silence les rames courtes, assis à l’arrière d’une nacelle étroite. Un vol d’oiseaux de fer se leva derrière lui et se dirigea vers le lac.
Don Cesare pensa qu’il ne partirait plus jamais à la chasse, dans la fraîcheur de l’aube. Il eut le sentiment qu’on le privait de quelque chose et il en éprouva de la tristesse. Puis il se moqua de son sentiment : il n’y a pas d’« on », et il avait chassé jusqu’à être saoulé d’ennui. Ce qu’il avait vraiment aimé, c’était cette marche sur les sentiers de terre battue du marais et sur la plage de l’isthme, dans la fraîcheur de l’aube. Il ne sentira plus jamais sous son pied l’élasticité de la terre battue, dure et non dure à cause de l’humidité du marais. C’est ainsi, così sia. Les arbres finissent par mourir quand ils ont poussé toutes leurs branches, même les oliviers qui vivent plus longtemps que tous les autres ; quatre hommes réunis n’encerclaient pas de leurs bras le tronc de certains oliviers de ses olivaies et leurs nœuds perpétuaient le souvenir des tempêtes qui les avaient tordus, aux derniers siècles de l’Empire romain ; mais il arrivait qu’il en mourût un ; les feuilles se flétrissaient soudain, sans raison apparente ; quand on sciait le tronc, on ne trouvait jusqu’au cœur que du bois mort.
Don Cesare pensa aussi que plus personne jamais ne sera capable de voir du même œil que lui ce qu’il était en train de regarder : le marais, l’isthme, le mamelon du temple de Vénus, le golfe et le promontoire ; d’envelopper comme lui d’un seul regard le passé et le présent, la noble ville d’Uria de laquelle il avait reconstitué le plan, ressuscité les vestiges ; la morne ville romaine du IIe siècle, avec sa garnison de Germains ; les sables et la boue qui avaient tout recouvert, incurie chrétienne, quand les prêtres du dieu étranger avaient enlevé la Vénus d’Uria, l’avaient traînée au sommet de Manacore et, lui volant jusqu’à son nom, l’avaient emprisonnée dans le sanctuaire de leur Ursule, vierge sotte et martyre, sainte de la nuit ; les havres de fortune édifiés par les Sarrasins dans le marais ; les quais de pierre reconstruits pour quelques dizaines d’années par Frédéric II de Souabe ; les sables et la boue de nouveau, sous les imbéciles Bourbons de Naples ; et enfin le territoire des chasses et des plaisirs de don Cesare, les huttes de paille de ses pêcheurs dont il avait connu toutes les femmes. Plus personne ne sera jamais capable d’envelopper dans un seul regard tout ce passé et ce présent, ce passé de l’histoire des hommes et de l’histoire d’un homme étroitement unis dans le présent solennellement présent d’un homme en train de mourir en pleine lucidité. Tout cela n’aura été ainsi que pour lui-même et ramassé enfin dans cet instant. Così sia.
Un bateau de pêche qui revenait du large et qui se dirigeait vers Porto Manacore entra dans son horizon. L’écho du moteur pénétra dans la chambre par la baie grande ouverte, un de ces moteurs à huile lourde, dont le rythme est lent, dont le bruit sourd résonne dans les profondeurs de la mer et dans le creux de la poitrine de ceux qui l’écoutent.
Mariette et don Cesare suivirent du regard le bateau de pêche qui traversait d’ouest en est la baie de la fenêtre.
Le moteur eut des ratés, hoqueta puis s’arrêta, le bateau continua sur son erre, de plus en plus lentement. Mariette fit rapidement les cornes avec l’index et l’auriculaire. Don Cesare comprit qu’elle conjurait le sort pour lui : le moteur qui s’arrête, le cœur qui cesse de battre ; elle le défendait.
— Mariette… commença-t-il.
Elle tourna la tête vers lui :
— Mariette, continua-t-il, je te veux tellement de bien…
Il voulut de nouveau prononcer le nom de la jeune fille, mais, dans le même instant, sa gorge et sa bouche se nouèrent. Il fit un grand effort pour rompre ce nœud qui liait sa gorge et sa bouche, mais les muscles maxillaires n’obéissaient plus. Il pensa que l’effort devait contracter ses traits, car Mariette le regardait avec épouvante. Elle s’était dressée, projetée vers lui, criant :
— Don Cesare ! don Cesare !
Il cessa tout effort et s’obligea à sourire des yeux. Il eut l’impression qu’il y réussissait ; les muscles des paupières, l’inférieure et la supérieure, obéissaient encore. Le regard de Mariette s’apaisa, mais elle continuait de crier :
— Don Cesare ! don Cesare !
Le bras gauche et la main gauche continuaient d’obéir. Il porta le doigt aux lèvres pour faire signe à la jeune fille de se taire. Elle se tut.
Il lui fit signe de s’allonger sur le lit, près de lui. Elle s’allongea près de lui, sur les draps frais, aux plis encore raides.
Elle le regardait avec un regard exalté. Il pensa que dans cet instant elle l’aimait d’une sorte d’amour qui valait bien toutes les autres.
Il posa la main sur le sein de la jeune fille, sur la blouse de toile.
Mariette souleva la main de don Cesare, défit rapidement la blouse (qui se déboutonne par-devant), puis reposa la main, sur son sein nu. Le sein était petit, rond et dur, et la large main seigneuriale l’enveloppa tout entier.
Les femmes de la maison attendaient dans le couloir. Elles n’osaient pas entrer, don Cesare ayant dit la veille au soir qu’elles ne devaient venir que sur l’ordre de Mariette. Elles avaient entendu les appels de la jeune fille : « Don Cesare ! don Cesare ! » et elles étaient surprises de ne plus rien entendre. Un long temps s’écoula ainsi.
Mariette regardait avec exaltation don Cesare qui la regardait en souriant des yeux. Puis elle s’aperçut que le regard n’avait plus d’expression. L’étreinte de la main sur son sein se desserra ; la paume commença de froidir.
Mariette allongea le bras de don Cesare le long du corps. Elle abaissa les paupières. Elle posa un léger baiser sur les lèvres froides.
— Così sia, dit-elle.
Elle referma sa blouse et alla ouvrir la porte.
— Don Cesare est mort, dit-elle.
Les femmes commencèrent de se lamenter. Leurs plaintes emplirent toute la maison, se répandirent sur le marais et allèrent jusque sur la mer frapper les oreilles des pêcheurs dont la barque s’était immobilisée à l’embouchure du déversoir du lac, à l’entrée de ce qui avait été le port de la noble et intelligente cité d’Uria.
Le demi-million de lires volé au campeur suisse avait été restitué, sans qu’il y manquât un centime ; le portefeuille avait été retrouvé, sans qu’il y manquât un papier. Mais le juge Alessandro s’entêta toute la matinée à refuser de libérer Matteo Brigante ; la restitution n’annulait pas le vol ; le délit subsistait ; l’enquête continuait ; la loi devait être respectée.
À midi, deux vigiles urbains apportèrent au juge la clef de la garçonnière de Brigante, qu’ils venaient de saisir, pour ainsi dire au vol, dans l’instant qu’elle tombait, sous leurs yeux, du tablier de Justo, le serveur du bar des Sports. Justo était le seul témoin qui affirmât avoir vu le portefeuille du Suisse dans les mains de Brigante. Qu’il possédât la clef du lieu où l’on avait retrouvé l’objet, retournait le soupçon contre lui.
Le juge ne fut pas dupe, trop homme du Sud pour ne pas savoir que les vigiles trouvaient plus d’avantages à servir les intérêts du racketteur que ceux de la justice. Mais les vigiles sont assermentés et un témoin, l’Australien, confirmait que la clef était tombée de la poche du serveur. Il fallut bien libérer Brigante et arrêter Justo. Celui-ci ne protesta pas de son innocence, estimant que pour l’heure la prison était le seul endroit où il fût relativement en sécurité. L’instruction dura plusieurs semaines et fut close par un non-lieu.
Donna Lucrezia passa la plus grande partie de la journée dans le bureau du commissaire Attilio. On ne retrouvait pas Francesco. Elle ne cessait d’insister pour que le commissaire téléphonât et retéléphonât à tous ses collègues de la province. Elle dissimula si peu son anxiété que le commissaire adjoint, les vigiles, les carabiniers, puis toute la ville surent bientôt les causes de son égarement.
Francesco avait passé la nuit dans une taverne de Foggia, buvant et offrant à boire, dépensant ainsi la totalité des cinq mille lires qui lui restaient. À l’aube, il était tellement ivre, que le tavernier lui avait dressé un lit de fortune dans l’arrière-salle de son établissement. Vers la fin de l’après-midi, quand il eut cuvé son vin, on lui donna de quoi payer sa place de car pour Porto Manacore.
Donna Lucrezia le vit descendre du car et se précipita dans la rue. Il l’aperçut qui venait vers lui. Les yeux de Lucrezia flambaient d’amour, il crut que c’était de mépris. Il tourna les talons et s’enfuit. Il fit le tour par les ruelles et rentra chez lui par la cour intérieure du palais. Matteo Brigante était assis devant la table de la salle à manger, en train d’écrire à ses hommes d’affaires. Francesco prit des partitions sur les casiers de l’antichambre, s’assit à côté de son père et commença de lire en silence la musique d’une canzonetta. Le père et le fils ne recommencèrent à se parler que le lendemain, sur des propos étrangers aux événements de la veille.
Donna Lucrezia, dès qu’elle eut vu Francesco s’enfuir, retourna dans le bureau du commissaire. Elle s’assit dans le fauteuil, en face de lui.
— Comment ai-je pu aimer un lâche ? demanda-t-elle.
Le commissaire, en train de rédiger un rapport, poursuivit son travail sans répondre. Puis, comme s’il n’avait rien entendu et comme s’il n’avait jamais été question de Francesco, il parla de la mort de don Cesare ; c’était l’événement du jour ; le vieillard ayant refusé l’assistance d’un prêtre, lui ferait-on cependant des funérailles religieuses ? Les parents de Calalunga arrivaient ; on allait procéder à l’ouverture du testament ; le bruit courait qu’un codicille de la dernière heure avantageait une des filles de la maison à colonnades, une bâtarde peut-être… Le commissaire s’estima l’homme le plus délicat et le plus adroit du monde ; il se persuada qu’il aurait Lucrezia plus vite et plus aisément qu’il n’avait espéré.
Deux semaines plus tard en effet, elle accepta un tête-à-tête dans la garçonnière de la tour. L’émotion provoquée par Francesco, le jour qu’il lui avait serré longuement la main, n’osant encore lui dire : « Je vous aime », exigeait d’être apaisée. Il se virent avec plaisir, deux fois par semaine, pendant plusieurs mois. Puis elle eut d’autres amants, en changeant souvent. Toujours hautaine, elle méprisait la prudence. On ne dit plus d’elle donna Lucrezia, mais la Lucrezia.
Le juge Alessandro fut informé de l’inconduite de sa femme. Il l’interrogea ; elle ne nia rien. Il débattit pendant des mois ce problème : un homme n’a pas le droit d’exiger la fidélité d’une femme qui ne l’aime plus, mais une épouse doit respecter l’honneur de son mari, en fonction de la morale, même désuète, du pays où ils vivent ; que faire pour concilier ces deux impératifs ? Les questions qu’il appelait sociales continuaient aussi à le tourmenter ; il fit des imprudences dans les petits procès politiques qui relevaient de sa compétence, condamnant avec des attendus qui absolvaient et dressant ainsi contre lui les représentants de l’opposition et ceux du gouvernement. On le déplaça. Ils furent envoyés dans une petite ville de montagne, en Calabre.
À force d’entêtement, le juge avait obtenu que Mario le maçon reçût un passeport. En France, Mario ne trouva de travail que dans une mine, où il fut tué, l’année suivante, au cours d’une explosion.
L’agronome renonça à obtenir Mariette, devenue riche, et il demanda à Giuseppina de gouverner sa maison. Elle accepta, désespérant d’arracher le commissaire à la tendre Anna, à la folle Lucrezia et à tant d’autres. Un agronome d’État n’a pas le prestige d’un commissaire de police, mais un traitement presque égal. Elle se laissa ravir la virginité si longuement défendue et devint une adroite amoureuse. À vivre dans le Sud, le Lombard finit par adopter la morale du Sud, et se refusa d’épouser une fille trop experte. Elle le laissera dans quelques années pour un propriétaire terrien qui lui achètera une petite maison à Calalunga et qui l’inscrira sur son testament. L’agronome mourra jeune, paludique et désespéré d’avoir échoué dans tous ses efforts pour améliorer l’élevage des caprins sur le littoral manacoréen.
Quelques semaines après la mort de don Cesare, ses héritiers tinrent une assemblée générale. Le conseil provincial avait repoussé le projet de création d’un musée sur l’emplacement d’une antique cité dont pas une seule colonne ne restait debout, et avait pris en charge les collections. On procéda à des échanges entre héritiers. Mariette céda un grand jardin d’orangers et de citronniers contre quelques hectares de marais et la maison à colonnades. On fut surpris qu’elle consentît à une aussi mauvaise affaire. On crut à quelque sentimentalité de jeune fille ; le bruit s’accréditait qu’elle était fille de don Cesare (ce qui expliquait l’importance de son legs) ; Julia protestait, mais on n’en tenait pas compte, sachant qu’elle était en mauvais termes avec sa cadette ; on se persuada que, quoique bâtarde, Mariette tenait à conserver la maison ancestrale ; on l’admira de vénérer le nom, qu’elle ne portait même pas, jusqu’à échanger une exploitation d’agrumes en plein rapport contre une vieille bâtisse, perdue au milieu du marais malarique ; on la blâmait aussi d’être si sotte. Elle laissa dire. Elle avait entendu des conversations entre don Cesare et des arpenteurs qui, quelques mois plus tôt, avaient piqueté l’isthme dans toute sa longueur.
— J’ai mon idée, confia-t-elle à Pippo.
Julia, Maria et Elvire avaient reçu chacune un petit paquet de titres qui leur constituaient une médiocre rente. Elle confièrent la gestion de leur « portefeuille » à des hommes d’affaires de Foggia qui leur promirent de leur procurer un intérêt bien supérieur.
En attendant, elles restèrent dans la maison à colonnades, au service de Mariette. Après l’enlèvement des antiques, elle leur fit nettoyer toute la bâtisse, du grenier aux écuries, et tout passer à la chaux, à l’intérieur comme à l’extérieur. Elle convoqua un antiquaire de Naples et liquida, à un prix avantageux pour elle, le fauteuil napolitain du XVIIIe siècle, le vase grec que le conservateur du musée avait négligé d’emporter parce qu’il se trouvait dans la chambre de don Cesare, et la plupart des vieux meubles. Elle les remplaça par des meubles modernes en contre-plaqué verni et, sur la différence, put encore acheter une Fiat 400 (qu’elle apprit aussitôt à conduire) et un poste de télévision. De l’ancien mobilier, elle ne garda que le lit à baldaquin, où elle dormit, y recevant Pippo presque toutes les nuits, sans se cacher et sans que personne pensât à protester. L’importance en effet des terres qu’elle avait reçues en héritage, les bruits sur sa filiation et son assurance naturelle lui avaient conféré d’emblée les privilèges d’un propriétaire terrien. On dira bientôt donna Mariette.
Matteo Brigante prit l’initiative de faire la paix avec Pippo. Le garçon était trop âgé pour continuer de frayer avec les guaglioni, même comme chef de bande. La protection de Mariette lui assurait le respect des commerçants et de la couche inférieure des notables ; on commençait à l’appeler signor Pippo, à dire de lui le signorino Pippo. Il avait des dons pour la natation et le plongeon, beaucoup de souffle et le sens de l’eau ; Brigante, devenu son ami, l’entraîna méthodiquement, lui enseignant les techniques modernes de nage sous-marine, avec et sans bouteille d’oxygène. Au cours d’une séance d’entraînement, ils découvrirent à l’embouchure du lac, au pied du mamelon rocheux, une statue de marbre de la Vénus d’Uria. L’expert envoyé par le musée de Foggia l’attribua à un sculpteur du IIIe siècle avant Jésus-Christ ; elle battait d’un bon siècle la statue de pierre du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria, Vénus aussi, retrouvée dans le marais par des moines, baptisée Ursule, habillée à l’espagnole, et qu’on promenait sur des brancards, à bras d’hommes, à travers toute la ville, le jour de la fête patronale. Selon la Légende dorée, une seule jeune fille, dans la cité païenne d’Uria, Ursule, se trouvait avoir conservé sa virginité le jour où Dieu décida d’anéantir la ville pour la punir de ses débauches ; il sauva Ursule en la transportant sur la butte qui domine le port de Manacore. Don Cesare, du temps qu’il plaisantait la religion (avant de s’être désintéressé), se plaisait à effaroucher sa parenté par toutes sortes de jeux de mots sur la Vénus-Ursule du sanctuaire, patronne, disait-il, des commères qui refont la virginité des jeunes filles déflorées. Malgré le prix élevé que lui en offrit l’État, Mariette voulut garder la statue de marbre qu’elle plaça dans la grande salle de la maison à colonnades, à côté du poste de télévision ; elle était convaincue que la déesse, dont elle avait si souvent entendu parler par son maître, lui porterait chance ; pour la confirmer dans ce rôle, elle lui suspendit entre les seins une corne de corail ; au fait, elle était persuadée de n’y rien perdre, Matteo Brigante lui ayant expliqué que les antiquités (lorsqu’il s’agissait d’un objet vraiment exceptionnel) n’avaient cessé d’augmenter de valeur depuis le début du siècle et continuaient. La Vénus d’Uria devint ainsi placement en même temps que contre-sort.
Deux ans passèrent. Les étrangers venaient de plus en plus nombreux aux îles dont les falaises, les écueils, les grottes à fleur d’eau étaient particulièrement propices à la chasse sous-marine. Matteo Brigante fournit à Pippo un petit capital pour qu’il s’y installe. Le garçon acheta une vieille maison qu’il meubla sommairement et loua par chambres aux touristes, une barque dans laquelle il mena les sportifs vers les cavernes sous-marines où gîtent les bancs de muges, un plongeoir d’où il donna des leçons. Il reviendra auprès de Mariette à la mauvaise saison.
Un après-midi de l’été suivant (le second que Pippo passa aux îles) Matteo Brigante était allé voir Mariette. Ils étaient assis tous deux dans les fauteuils modernes de cuir clair, face à l’appareil de télévision. Mariette allait avoir vingt et un ans. Elle était un peu plus forte que du temps de don Cesare, les hanches plus larges, les seins plus élevés.
Brigante expliqua à la jeune fille que la terre est le fonds qui rapporte le moins. Les huiles coloniales, d’un coût de production moins élevé, remplaceront de plus en plus l’huile d’olive. Les orangers et les citronniers de Manacore donnent des fruits qui ne correspondent plus aux exigences du commerce d’exportation ; Mariette à la longue ne pourra pas soutenir la concurrence des producteurs de Sicile et de la côte Tyrrhénienne qui font du fruit standard, comme en Californie. Mais elle peut encore vendre ses terres un bon prix ; un vieux préjugé restant favorable, en Italie méridionale, à la propriété foncière, il fallait qu’elle se hâtât d’en profiter. Le capital investi dans les terres de Mariette ne rapportait pas cinq du cent. Brigante faisait rapporter à ses capitaux du huit et du dix pour cent, parfois davantage. Il était prêt à donner des conseils à la jeune fille.
Mariette se mit à rire.
— Brigante, dit-elle, Brigante ! je te vois venir…
Elle avait son idée, qu’elle lui expliqua.
Une route de bord de mer, qui raccourcira de moitié la distance entre Porto Albanese et San Severe, sur la Via Adriatica, était commencée aux deux extrémités. Elle passera par l’isthme, franchira le déversoir du lac sur le vieux pont (élargi bien sûr) en face de la maison à colonnades, longera le marais, puis traversera de part en part l’olivaie de Mariette. Elle avait déjà entendu parler du projet, du temps de don Cesare qui s’en affligeait, méditant même de se retirer dans son palais de Calalunga, sur la montagne. Les travaux avançaient rapidement. Mariette avait eu des conversations avec l’ingénieur des Ponts et Chaussées et le directeur de l’Ente Turistico provincial. La nouvelle route deviendra la grande voie de passage des étrangers qui descendent d’Allemagne, d’Autriche et de Vénétie vers Brindisi et la presqu’île d’Otrante. Les terres de la jeune fille y gagneront considérablement en valeur. Mais elle n’envisageait pas de les vendre. Pourquoi ne pas édifier dans l’olivaie un hôtel, un restaurant, une station-service, des villas, un ensemble touristique, expression qu’elle avait entendue à la télévision. À côté du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria, dominant le lac, l’isthme et toute la baie de Manacore, à proximité du port d’embarquement pour les îles, l’emplacement était admirablement choisi.
Elle rit de nouveau.
— Matteo, dit-elle, j’ai pensé à toi pour me trouver des capitaux. Et d’abord pour placer tes capitaux dans mon affaire. Associons-nous, nous allons gagner énormément d’argent.
Brigante saisit aussitôt l’avantage de la proposition. Sur la côte tyrrhénienne qu’il avait plusieurs fois visitée, la prospérité d’Amalfi, Ravello, Positano, Capri, n’avait pas commencé autrement. Des étrangers, les Allemands surtout, venaient de plus en plus nombreux sur la côte Adriatique. La nouvelle route leur épargnera l’étape de Foggia, ville morne, à l’intérieur des terres.
Même la maison à colonnades sera utilisable, pensa-t-il. Madame n’avait pas réalisé son projet de Siponte, la police de la petite station balnéaire mettant sa tolérance à un prix trop élevé. La police de Porto Manacore, qui doit tant à Brigante, sera beaucoup moins exigeante. Cynthia était toujours libre, Fulvie aussi. Une maison de plaisir, à proximité de l’ensemble touristique et de Porto Manacore, rapportera gros. La Vénus de marbre donnera du cachet au grand salon.
— Ton idée n’est peut-être pas tellement mauvaise, dit Brigante.
Sa femme venait d’être opérée d’un cancer au sein, pour la troisième fois. Elle ne survivra pas longtemps à la majorité de Mariette. Brigante imagina la jeune fille transportée à Manacore, dans l’appartement de l’aile Renaissance du palais de Frédéric II de Souabe. On renouvellera entièrement le mobilier : Mariette a du goût. Avec une telle épouse, et une telle associée, fille au surplus, dit-on, de don Cesare, Matteo Brigante franchira la barrière ; il sera le pair de ses anciens officiers ; il briguera la mairie.
— Je vais réfléchir, dit-il à Mariette. Ton idée mérite d’être étudiée. J’ai toujours pensé que tu avais quelque chose dans la tête.
Les nouvelles perspectives le consolaient des déboires de Francesco qui venait d’échouer pour la troisième fois à l’examen de sa dernière année de droit.
À cette époque-là, les hommes d’affaires de Foggia avaient déjà dissipé le portefeuille de Julia, Maria et Elvire. Mariette, après des querelles avec sa mère et ses sœurs, les avait chassées, ainsi que Tonio. Elvire s’était placée comme servante, à Calalunga, chez un cousin de don Cesare. La vieille Julia et sa fille Maria, quand un métayer consentait à les faire travailler, sarclaient les jardins d’orangers et de citronniers, ou charriaient l’eau. Tonio avait pris place parmi les désoccupés, le long des murs, sur la Grande Place de Porto Manacore. Il écoutait, tout le long du jour, les chants qui montaient des jalousies entrebâillées de la prison du rez-de-chaussée de la préture ; il avait souvent l’occasion de reconnaître, parmi d’autres, la voix de Justo, l’ancien serveur du bar des Sports, qui ne cessait d’avoir des ennuis avec le nouveau juge, la rancune de Brigante étant tenace.
Mariette ne chantait plus, depuis qu’elle avait acheté le poste de télévision.
Un historien danois, de passage à Foggia, y découvrit les collections de don Cesare et le manuscrit de trois mille pages. Il s’y intéressa vivement, s’émerveillant des vues ingénieuses, et souvent profondes, de l’érudit de province, et de l’exactitude de sa documentation. Il s’en inspire pour un grand travail sur l’antique cité d’Uria, ouvrage appelé à avoir un retentissement mondial, parmi les spécialistes de l’histoire des colonies grecques, à l’époque hellénistique, en Italie méridionale.