À l’angle de la Grande Place et de la rue Garibaldi, la préture de Porto Manacore fait face au palais de Frédéric II de Souabe. C’est un bâtiment nu, à quatre étages : au rez-de-chaussée la prison, au premier le commissariat de police, au deuxième le tribunal, au troisième l’appartement du commissaire de police, au quatrième celui du juge.

À l’heure de la sieste, au mois d’août, la petite ville est déserte. Seuls les chômeurs, les disoccupati, les désoccupés sont à leur poste, tout autour de la Grande Place, debout le long des murs, les bras au corps, immobiles, muets.

Derrière les jalousies de la prison, entrebâillées vers le ciel, les prisonniers chantent :

Tourne, ma beauté, tourne…

Les désoccupés écoutent chanter les prisonniers, mais ne chantent pas.

Dans sa chambre du quatrième étage de la préture donna Lucrezia a été réveillée par le chant des prisonniers.

Donna Lucrezia est superbe, à demi allongée sur le lit, appuyée sur un coude, la poitrine découverte dans l’échancrure du déshabillé, la crinière noire, répandue en désordre, qui lui descend jusqu’aux reins. En France on la jugerait peut-être trop grande et trop forte. Dans cette province du sud de l’Italie où les femmes ne sont jamais tant sollicitées que lorsqu’elles sont prêtes à faire leurs couches, on la proclame la plus belle. Ses yeux ne sont pas grands ; mais ils expriment toujours quelque chose, avec intensité ; en cette période de sa vie, c’est le plus souvent la colère, la haine ou une indifférence hostile.

Dès son arrivée à Porto Manacore, dix ans plus tôt, au lendemain de ses noces, tout le monde l’a appelée donna, bien qu’elle fût l’épouse d’un magistrat de dernier rang et qu’on ne sût rien de sa jeunesse qui s’était déroulée dans la grande ville de Foggia ; elle est l’une des nombreuses filles d’un chef de bureau à la préfecture. À Porto Manacore n’est donna que la fille ou la femme d’un propriétaire terrien de vieille souche. Mais personne ne l’a jamais appelée signora, madame ou, comme on dit aux étrangères qu’on veut honorer, Signoria, Sa Seigneurie. Elle est à l’évidence donna, domina comme l’impératrice des Romains, la maîtresse, la patronne.

Son mari, le juge Alessandro, entre dans la chambre et s’approche d’elle. Elle le repousse.

— Tu ne m’aimes plus, dit le juge.

Elle ne répond pas, se lève, va jusqu’à la fenêtre et entrouvre les persiennes. Une bouffée de chaleur enveloppe son visage. Les prisonniers chantent maintenant une canzonetta napolitaine, primée au dernier festival de la radio. Donna Lucrezia se penche et voit des mains accrochées à l’une des jalousies de la prison ; puis elle distingue dans la nuit d’entre les planchettes de la jalousie deux grands yeux qui la regardent. L’homme parle à ses compagnons, d’autres yeux s’allument, le chant s’interrompt, donna Lucrezia rejette la tête en arrière.

Maintenant, elle regarde devant elle, sans se pencher.

Sur la terrasse de l’Hôtel des Postes, les postiers dorment, étendus sur des chaises longues, à l’ombre de la tour de Frédéric II de Souabe. Des volubilis, aux grandes fleurs bleu turquoise, grimpent depuis la terrasse jusqu’au sommet de la tour. Leurs corolles s’ouvrent à l’aube et se fermeront à cinq heures, quand le soleil les atteindra. Il en a été ainsi tous les étés depuis que son mari l’a amenée de Foggia à Porto Manacore, jeune épousée.

Tout autour de la Grande Place, le long des murs, les désoccupés attendent que passe un métayer ou un régisseur qui ait besoin de quelqu’un pour une bricole ; mais les métayers et les régisseurs ont rarement besoin des chômeurs, leurs familles suffisant à l’entretien des jardins d’orangers et de citronniers et aux maigres cultures dans la terre desséchée des olivaies.

À droite de la Grande Place, les ouvriers suspendent des globes électriques aux branches du pin géant (qu’on dit avoir été planté par Murat, maréchal de France et roi de Naples). Ce soir la municipalité offre un bal aux estivants.

La place se termine en terrasse, au-dessus du port et de la mer. Donna Lucrezia regarde la mer. Elle est du même bleu depuis la fin du printemps. Elle est là. Elle n’a pas bougé depuis des mois.

Le juge Alessandro s’approche par-derrière et pose la main sur la hanche de sa femme.

— À quoi penses-tu ? demande-t-il.

Elle se retourne. Il est plus petit qu’elle. Il a maigri au cours des derniers mois et sa ceinture est trop large. Elle s’aperçoit qu’il tremble et que de grosses gouttes de sueur perlent sur ses tempes.

— Tu as oublié de prendre ta quinine, dit-elle.

Il va jusqu’à la table de toilette, verse de l’eau du broc dans le verre à dents et avale deux pilules roses. Il est malarique, comme la plupart des habitants de la région.

— Je ne pense jamais, dit-elle.

Le juge Alessandro passe dans son bureau et ouvre un ouvrage que son libraire de Foggia vient de retrouver pour lui et de lui faire parvenir : Del Vecchio Alberto, La Legislazione di Federico II Imperatore, Torino, 1874. Frédéric II de Souabe, empereur des Romains et roi de Naples, de Sicile et des Pouilles, au XIIIe siècle, est son héros. Mais la fièvre monte et il ne peut pas suivre le texte. Il s’allonge sur l’étroit divan où il passe les nuits depuis que donna Lucrezia exige de faire chambre à part.

Dans la pièce voisine, les enfants se disputent. La domestique doit dormir au frais, dans la cage de l’escalier ou au greffe de la prison ; les après-midi d’été, elle ne peut pas respirer dans sa chambre, sous les combles. Donna Lucrezia passe dans la chambre aux enfants et fait ce qu’il faut faire, en silence.

Les prisonniers chantent pour l’heure une chanson de Charles Trenet, dont ils ne comprennent pas les paroles et qui prend dans leur bouche le ton d’une complainte. Les soirs d’été un haut-parleur diffuse sur la Grande Place tout le programme de la radio italienne Secondo et le répertoire des prisonniers est infini.

— Laisse-moi toucher, demande Tonio.

Il avance la main vers le sein qui gonfle la blouse de toile.

Mariette tape sec sur la main.

— Je t’en supplie, dit Tonio.

— Je ne veux pas, dit-elle.

Il l’a coincée sous le perron de la maison à colonnades, dans une zone d’ombre. Tout autour d’eux, le soleil d’août, le solleone, le soleil-lion embrase le marais. Dans la maison, tout le monde dort encore, du lourd sommeil de la sieste.

Tonio saisit le poignet de la jeune fille, la pousse contre le mur et se serre contre elle.

— Laisse-moi ou j’appelle…

Elle se débat et réussit à le repousser. Mais il reste tout contre elle.

— Mariette, souffle-t-il, Mariette, ti voglio tanto bene, je t’aime tant… laisse-moi au moins toucher…

— Va faire tes chienneries avec ma sœur !

— Si tu voulais… je laisserais tout… les enfants, la femme, don Cesare… je t’emmènerai dans le Nord…

Maria, femme de Tonio, sœur aînée de Mariette, apparaît sur le perron. En six ans, Tonio lui a fait cinq enfants ; le ventre tombe sur les cuisses et les seins sur le ventre.

— Te voilà encore après elle ! crie-t-elle.

— Ne réveille pas don Cesare, dit Tonio.

— Et toi, crie-t-elle à Mariette, pourquoi le cherches-tu ?

— Je ne le cherche pas, dit Mariette, c’est lui qui me tourne tout le temps autour.

— Vous allez réveiller don Cesare, proteste Tonio.

Julia, mère de Maria et de Mariette, s’avance à son tour sur le perron. Elle n’a pas cinquante ans, mais elle est déformée, difforme comme les racines du figuier de Barbarie que la mer rejette sur la plage, maigrie, desséchée, la peau jaunie et les yeux injectés de sang par la malaria.

— Je ne veux pas de ton homme, crie Mariette à sa sœur. C’est lui qui se colle tout le temps à moi.

Julia à son tour attaque Mariette.

— Si tu ne te plais pas ici, lui crie-t-elle, tu n’as qu’à t’en aller.

Mariette lève la tête vers sa mère et sa sœur.

— Criez tant que vous voudrez, dit-elle, je n’irai pas chez le Lombard.

— Tu préfères voler les hommes des autres, crie la vieille Julia.

Une persienne s’ouvre entre les colonnades du premier étage. Don Cesare s’avance sur le balcon. Le silence se fait aussitôt.

Don Cesare a soixante-douze ans ; sauf un peu d’embonpoint, il n’a pas changé depuis qu’il a été capitaine de la cavalerie royale (à la fin de la Première Guerre mondiale) ; il se tient aussi droit et demeure le meilleur chasseur de la région.

Derrière don Cesare, dans l’ombre de la chambre, se dessine la silhouette d’Elvire.

Elvire aussi est fille de la vieille Julia. Maria a vingt-huit ans, Elvire vingt-quatre, Mariette dix-sept. Julia et Maria ont été en leur temps les maîtresses de don Cesare. Elvire partage désormais son lit. Mariette est encore fille.

— Tonio, dit don Cesare, écoute-moi.

— Je vous écoute, don Cesare, répond Tonio.

Il avance jusque sous le balcon. Il va pieds nus, son pantalon est rapiécé, il ne porte pas de chemise, mais sa veste blanche est fraîchement amidonnée. Don Cesare a toujours exigé que ses hommes de confiance portent des vestes blanches et impeccables. Tonio, depuis qu’il a épousé Maria, est l’homme de confiance de don Cesare.

De son balcon, don Cesare voit tout le marais et, au-delà, le lac dont le déversoir se fraie un chemin jusqu’à la mer parmi les roseaux et les bambous et baigne le terre-plein, devant le perron de la maison à colonnades ; plus loin, les bancs de sable de l’isthme et, plus loin encore, toute la baie de Porto Manacore. Don Cesare regarde la mer qui n’a pas bougé depuis des mois.

— Je vous écoute, don Cesare, répète Tonio.

Julia et Maria rentrent dans la maison. Mariette disparaît d’un pas léger parmi les bambous, vers l’une des huttes de roseaux où vivent les familles des pêcheurs de don Cesare.

— Voilà, dit don Cesare à Tonio, tu vas aller à Porto Manacore.

— Je vais aller à Manacore, répond Tonio.

— Tu passeras à la poste… chez don Ottavio… au bureau des Sels et Tabacs

Tonio répète à mesure pour montrer qu’il a bien compris.

— Tu n’oublieras rien ? demande don Cesare.

Tonio répète de nouveau tout ce qu’il a à faire.

— Comment irai-je à Manacore ? demande Tonio.

— Comment penses-tu y aller ? demande don Cesare.

— Je pourrais peut-être prendre la Lambretta, dit Tonio.

— Si cela te fait tellement plaisir, prends donc la Lambretta.

— Merci, don Cesare.

— Maintenant, dit don Cesare, je vais travailler. Préviens-les de ne pas faire de bruit.

— Elles se tairont, dit Tonio. Je vous le promets.

L’heure de la sieste est passée. Don Cesare voit ses pêcheurs qui sortent des huttes de roseaux dispersées çà et là dans le marais et se dirigent vers le terre-plein où sèchent les filets. Il rentre dans sa chambre, puis passe dans la salle aux antiques.

Tonio rejoint les femmes, dans la grande salle du bas.

— Maria, dit-il, apporte-moi mes chaussures.

— Tes chaussures, demande Maria, pourquoi donc tes chaussures ?

— Don Cesare m’a permis de prendre la Lambretta !

— Et pourquoi don Cesare t’a-t-il permis de prendre la Lambretta ?

— Il m’envoie à Manacore.

— Tu ne peux donc pas aller à pied à Manacore ?

— Il m’a dit de prendre la Lambretta.

— Le bruit du moteur le dérange dans son travail, dit Maria.

— Il n’a jamais aimé les moteurs, dit la vieille Julia. Si le gouvernement ne s’était pas fâché, don Cesare n’aurait jamais permis qu’on fît venir la route jusqu’ici.

— Il est de bonne humeur aujourd’hui, explique Elvire. Ce matin un pêcheur lui a apporté un antique.

Mariette rentre, apportant les poissons pour le repas du soir. Elle les pose sous la cheminée, dans l’angle de la grande salle. Puis elle s’accoude à la fenêtre, tournant le dos aux autres. Elle est nue sous la blouse de toile blanche qui lui tombe jusqu’aux genoux.

Maria va chercher les chaussures de Tonio, suspendues à une poutre à côté de ses chaussures à elle et de celles d’Elvire et de Mariette ; elles ne les mettent que les jours de fête ou pour aller à la messe à Porto Manacore.

Tonio regarde Mariette qui lui tourne le dos, accoudée à la fenêtre.

Maria revient avec les chaussures.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demande-t-elle.

— Mets-moi les chaussures, dit Tonio.

Il s’assoit sur le banc, devant la table seigneuriale au plateau d’olivier d’un seul tenant. Personne d’autre que don Cesare ne s’assoit jamais dans le grand fauteuil napolitain du XVIIIe siècle, aux accoudoirs de bois doré tourneboulés en forme de magots.

— Don Cesare est bien fou, dit Maria, de t’avoir permis de prendre la Lambretta. Dieu sait où tu vas courir et à quelle heure tu vas rentrer.

Elle s’agenouille devant lui et lui met les chaussures.

— Si je rencontre don Ruggero, dit Tonio, je lui prouverai que notre Lambretta va plus vite que sa Vespa.

— Est-ce donc vrai, demande Mariette sans se retourner, est-ce donc vrai que don Cesare t’a permis de prendre la Lambretta ?

— Pourquoi don Cesare ne me permettrait-il pas de prendre la Lambretta ? Ne suis-je pas son homme de confiance ?

Tonio regarde Mariette. Le soleil qui commence à décliner tombe sur les reins de la jeune fille et cerne le creux d’ombre que dessine la blouse de toile entre les deux cuisses.

— Moi aussi, je sais conduire une Lambretta, dit Mariette.

— Qui t’a appris ? demande Tonio.

— Tu n’as tout de même pas été assez fou, demande Maria à Tonio, pour la laisser conduire la Lambretta de don Cesare ?

— Suffit, femme, dit Tonio.

Il se lève, descend à l’écurie et sort la Lambretta qu’il dresse sur ses cales, devant la maison, sur le terre-plein. Les femmes le suivent. Des enfants sortent d’un peu partout et s’approchent. Les pêcheurs abandonnent les filets qu’ils étaient en train de plier et font cercle.

— Apportez-moi de l’eau, dit Tonio.

Julia et Maria vont puiser des seaux d’eau dans le déversoir du lac. Tonio lance l’eau à toute volée dans les roues et sur les pare-boue de la Lambretta. Puis il éponge et frotte à la peau de chamois.

— Alors comme ça, dit un pêcheur, don Cesare t’a permis de prendre la Lambretta ?

— C’est bien normal, dit Maria.

Mariette se tient à l’écart, contre le perron.

Tonio titille le carburateur pour faire monter l’essence. Il vérifie que le levier de vitesse soit au point mort. Il règle la poignée des gaz, d’un air réfléchi, un peu plus, un peu moins.

Les pêcheurs s’approchent davantage, les enfants entre leurs jambes.

Tonio lance la pédale de démarrage. Un coup de talon, deux coups de talon, le moteur part. Il joue avec la poignée et le bruit du moteur croît, décroît, s’emballe, s’apaise.

— C’est une machine ! dit un pêcheur.

— Ça tourne plus rond qu’une Vespa, dit un autre pêcheur.

— Moi, dit un troisième, je crois que je préférerais tout de même une Vespa.

— Si don Cesare a acheté une Lambretta, reprend le premier, c’est qu’il aura appris que c’est une meilleure machine.

Tonio relève les cales et enjambe la selle. Il accélère encore une fois, au point mort.

Mariette s’avance rapidement.

— Emmène-moi, dit-elle.

— Tu vois bien que c’est toi qui le cherches ! crie Maria.

— Je me moque pas mal de lui, dit Mariette. Mais je veux qu’il m’emmène sur la Lambretta.

Mariette pose les deux mains sur le guidon.

— Tonio, demande-t-elle, permets-moi de monter derrière toi.

Maria s’est placée de l’autre côté de la Lambretta et les regarde tous les deux.

— Il aurait fallu demander la permission à don Cesare, dit Tonio.

— Don Cesare permettra, dit Mariette.

— On ne peut pas savoir.

— Je vais lui demander.

— Voyez donc ça, intervint Elvire, elle prétend déranger don Cesare !

— Réfléchis, dit Tonio à Mariette. Don Cesare ne permet pas qu’on le dérange pendant qu’il travaille.

— Es-tu son homme de confiance ou ne l’es-tu pas ? demande Mariette. Emmène-moi !

— Je suis son homme de confiance, c’est certain, dit Tonio. Mais il m’a chargé de commissions tout à fait sérieuses. C’est pour cela qu’il m’a permis de prendre la Lambretta. Je te le demande, est-ce qu’on emmène une jeune fille quand on est chargé d’une mission importante ?

Mariette lâche le guidon et s’écarte.

— Femminuccia ! crie-t-elle.

Elle se retourne et se dirige vers le perron.

Tonio démarre, accélère et disparaît entre les bambous, vers le pont.

Les pêcheurs regardent Mariette qui gravit les marches du perron. Ils plaisantent à voix très haute pour qu’elle les entende bien.

— Ça veut de l’homme, dit l’un.

— Faute d’homme, dit un autre, elle aurait bien enfourché la Lambretta.

— Une machine comme ça, dit le troisième, c’est dur.

Ils rient tous les trois, sans quitter des yeux la jeune fille dont la marche rapide plaque la blouse sur les cuisses.

Du haut du perron, elle leur lance :

— Allez plutôt retrouver vos chèvres, hommes !

Les hommes du marais ont la réputation de préférer la fréquentation des chèvres à celle de leurs femmes.

Mariette rentre dans la maison. On entend la Lambretta qui, le pont franchi, roule sur l’autre rive du déversoir, derrière le rideau de bambous.

Le commissaire Attilio avait prolongé la sieste. Il fut réveillé par les enfants du juge Alessandro et de donna Lucrezia, qui faisaient du tapage dans l’appartement au-dessus.

Il alla, torse nu, à la table de toilette et vaporisa ses joues et ses aisselles à l’eau de lavande. C’était un bel homme, dans la quarantaine. Il se coiffa avec soin et fixa ses ondulations avec un nouveau cosmétique américain qui ne graisse pas. Il avait de grands yeux noirs, avec des cernes qui lui mangeaient la moitié du visage. Il mit la chemise blanche que sa femme Anna avait préparée sur la commode ; l’été, il changeait de chemise deux fois par jour. Il choisit une cravate assortie à son costume de toile. Il se mit à fredonner la chanson de Charles Trenet que chantaient tout à l’heure les prisonniers, mais, lui, il comprenait les paroles ; il avait étudié le français au lycée ; il était licencié en droit.

Il mit la veste et tira sur les pans, pour s’assurer qu’elle tombait droit. Il plaça dans la boutonnière un œillet cueilli au plant arborescent, sur la fenêtre.

Il passa dans le salon où sa femme Anna et Giuseppina, la fille du quincaillier de la rue Garibaldi, étaient en train de tricoter.

Anna est molle, grasse et blonde. Son père est un magistrat de Lucera, la capitale judiciaire de la province, près de Foggia ; sa famille y est estimée depuis longtemps ; on retrouve son nom dans les archives du XIIIe siècle ; le juge Alessandro affirme qu’elle descend d’un des Souabes que l’empereur Frédéric II amena avec lui, quand il fit de Lucera la capitale de son royaume d’Italie méridionale.

Giuseppina est maigre, le cheveu noir, l’œil brillant des malariques. La fièvre n’a pas encore jauni ses joues, comme il est arrivé au juge et à la Julia de don Cesare ; elle a le teint mat des terres cuites. Le juge prétend qu’elle descend des Sarrasins que Frédéric II arma contre le pape, quand il n’eut plus confiance dans ses reîtres, et dont une compagnie tint garnison à Porto Manacore.

Giuseppina était en train de tricoter aux aiguilles un soutien-gorge, une bande enroulée en colimaçon, qui doublera le volume de son sein et en accentuera la pointe ; cette année-là, Lollobrigida et Sophia Loren donnaient le ton à toutes les plages d’Italie.

— Monsieur le commissaire, demanda Giuseppina, voulez-vous me faire un plaisir ?

— Est-ce que je t’ai jamais rien refusé ? répondit en riant le commissaire.

— Dites-moi que c’est accordé.

— Promets-lui, demanda Anna.

— Je vois que vous êtes d’accord, dit le commissaire. Voulez-vous que je vous envoie chercher des glaces ?

— Nous n’avons pas besoin de vous pour manger des glaces, dit en riant Giuseppina. Voilà ce que je veux vous demander : permettez à madame Anna de venir demain matin avec moi à la plage.

— Voilà, dit Anna.

— Anna t’accompagne à la plage, avec les enfants, chaque fois qu’elle en a envie, répondit le commissaire.

— Vous savez bien ce que je veux dire, insista Giuseppina.

— Dis-le donc.

— Permettez-lui de se baigner avec moi.

— C’était donc cela que vous aviez combiné !

— C’est oui ?

— C’est non, dit-il sèchement.

— Il n’y a plus que les paysannes qui ne se baignent pas, dit Giuseppina.

— De quoi ai-je l’air, en robe de plage, protesta Anna, quand toutes les autres femmes sont en maillot ?

— Cette saison, poursuivit Giuseppina, même la femme de l’avocat Salgado s’est décidée à se baigner.

— Elle porte un maillot, ajouta Anna, qui dénude le dos jusqu’aux reins.

— Donna Lucrezia ne se baigne pas, dit le commissaire, et je suis sûr qu’elle ne s’en plaint pas.

— La Lucrezia, s’écria Anna, est trop fière pour se baigner à Manacore. Je ne sais même pas si elle daignerait se montrer à Rimini. Il lui faudrait Venise.

— Vous avez peur qu’on voie votre femme en maillot ? demanda Giuseppina.

— Ça ne regarde que moi.

Giuseppina plante ses yeux brillants de malarique droit dans les yeux du commissaire Attilio.

— Nous en reparlerons, dit-elle.

— Petite garce, dit-il.

— Qu’est-ce que vous avez encore tous les deux ? demanda Anna.

— Votre mari est un arriéré, dit Giuseppina. Il ne veut pas que vous viviez avec votre temps. Il voudrait pouvoir vous enfermer au couvent. Vous étiez bien plus heureuse à Lucera.

— C’est bien vrai, dit Anna.

— Ça t’arrangerait sans doute qu’elle y retourne, dit le commissaire à Giuseppina.

— Je l’y accompagnerai bien volontiers.

— Je n’en suis pas tellement sûr.

— Calmez-vous, tous les deux, dit Anna.

Le salon est meublé dans le style du royaume de Naples à la fin du siècle dernier. Canapés et fauteuils hauts et étroits, table de marbre à pieds Louis XVI, grands rideaux de peluche rouge. Une tapisserie peuple de lions et de tigres tout un pan de mur. Une haute glace encadrée de plâtre doré est posée sur une large potiche, plantée de fleurs artificielles, drapée de peluche rouge. L’ancienne lampe à huile sous la statue de la Madone a été remplacée par une ampoule électrique rouge, toujours allumée. L’ensemble a été donné en dot par la famille de Lucera.

— La lampe de la Madone a encore une fois claqué, dit le commissaire.

Il alla jusqu’à la Madone, se signa et dévissa l’ampoule, puis il entrouvrit les persiennes et l’examina dans la lumière du jour. Une bouffée de chaleur et le chant des prisonniers entrèrent dans la pièce.

— C’est la dixième fois, dit le commissaire, que je dois changer cette ampoule.

Anna fit les cornes avec l’index et l’auriculaire, conjuration classique.

— Il y a je ne sais quoi dans cette maison, dit-elle.

— Un je ne sais quoi qui fait gagner de l’argent à l’électricien, dit Giuseppina.

— Toi, dit le commissaire, tu ne crois à rien.

Giuseppina plia dans un vieux numéro du Tempo le soutien-gorge qu’elle était en train de tricoter.

— Je crois à ce qu’il faut croire, dit-elle.

Le commissaire Attilio se toucha l’aine, autre conjuration.

— Je vous fais peur, monsieur le commissaire ? demanda Giuseppina.

Elle rit. Elle est lippue comme une négresse, ses dents sont jaunes.

— Je dois descendre au bureau, dit le commissaire.

— Tu as beaucoup de travail ? demanda Anna.

— L’affaire du campeur suisse…

— Celui qui s’est fait voler un demi-million de lires ?

— Oui, dit le commissaire, à côté de la villa de don Cesare.

— Est-ce qu’on laisse un demi-million de lires dans sa voiture ? demanda Anna.

— Est-ce qu’on passe la nuit dans le marais ? dit en riant le commissaire. Il aura pris la malaria.

— Je m’en vais aussi, dit Giuseppina.

— Tu t’en vas déjà ? demanda Anna.

— Je dois repasser ma robe pour le bal de ce soir.

— Tu vas au bal ce soir ? demanda le commissaire.

— Je n’ai pas de mari pour me cloîtrer à la maison.

— Vous deux, dit Anna, ne recommencez pas à vous disputer.

Le commissaire et Giuseppina sortirent ensemble.

La préture est un ancien palais, construit par les rois angevins, en face du palais de Frédéric II de Souabe, après que le fils de celui-ci, le roi Manfred, eut été battu par eux. Les paliers sont pleins de recoins sombres.

Le commissaire Attilio poussa Giuseppina dans un angle de la vieille muraille et l’enlaça.

— Donne-moi un baiser, dit-il.

— Non, dit-elle.

Les bras tendus, les mains à plat sur la poitrine de l’homme, elle le repoussait. Mais du même mouvement elle collait son ventre à lui. Elle rit.

— Rien qu’un baiser, insista-t-il.

— Non, dit-elle.

— Pourquoi hier oui, aujourd’hui non ?

— C’est comme cela.

Elle a du nerf et le commissaire ne parvint pas à faire plier les deux bras maigres qui tenaient ses épaules à distance. Elle riait. Dans l’ombre il ne distinguait que les grands yeux fiévreux et les grosses lèvres soulignées de rouge.

— Je t’en prie, dit le commissaire.

— Demande mieux que cela !

— Je t’en supplie.

— Dis-moi : je t’en supplie, Giuseppina aimée.

— Je t’en supplie, Giuseppina aimée.

Arc-boutée au mur, le ventre en avant, elle continuait cependant à maintenir à distance les épaules de l’homme.

— Tu laisseras demain matin ta femme venir à la plage avec moi ?

— Oui.

— En maillot de bain ?

— Oui.

— Jure-le !

— Je le jure.

— Jure-le sur la Madone !

— Je le jure sur la Madone.

Giuseppina plia les coudes et se laissa embrasser. Elle embrasse bien. Il la caressa et elle se laissa caresser.

— Je t’attendrai, dit-il, avec la voiture, à la sortie du bal.

— Non, dit-elle. On nous verrait.

— Je t’attendrai près du pont, au bout de la plage. Nous irons dans la pinède.

— Tu sais bien que je ne veux pas être la maîtresse d’un homme marié.

— Je ne ferai que ce que tu voudras.

— C’est peut-être moi, dit-elle, qui ne pourrai pas me tenir.

— Tant mieux.

— Tu connais mes conditions, dit-elle.

— Mais, protesta-t-il, c’est déjà comme si tu étais ma maîtresse.

Elle profita de ce qu’il parlait pour se dégager.

— Non, dit-elle, ce n’est pas du tout la même chose. Heureusement pour moi.

Elle était déjà sur la première marche de l’escalier. Elle chantonna le proverbe méridional :

Baci e pizzichi

Non fanno buchi{1} !

Puis descendit l’escalier en courant.

De la fenêtre de son bureau, le commissaire Attilio observait Tonio qui tournait lentement autour de la Grande Place, sur la Lambretta.

Le commissaire adjoint attendait, des rapports dans la main.

— Avec quel argent, lui demanda le commissaire, le Tonio de don Cesare s’est-il acheté une Lambretta ?

— Je me suis déjà posé la question, répondit l’adjoint.

— Bien sûr, ajouta-t-il.

— Je me suis renseigné, continua-t-il. L’argent du Suisse n’a rien à voir avec la Lambretta. C’est don Cesare qui l’a payée.

— C’était bien ce que je pensais, dit le commissaire. Tonio est trop petite tête pour un coup d’un demi-million de lires.

Il sourit.

— Don Cesare sur une Lambretta. Je voudrais voir ça.

— On n’a jamais vu don Cesare sur sa Lambretta.

— Pourquoi l’a-t-il achetée ?

— Il doit y avoir quelque fille là-dessous.

— Sous quoi ? demanda le commissaire.

Il rit. L’adjoint aussi.

— Si j’étais riche comme don Cesare, dit le commissaire, je me paierais une Alfa-Roméo.

— Laquelle ?

— La Giuletta, carrossée sport.

— Moi, dit l’adjoint, je crois que je préférerais une Lancia : l’Aurelia.

L’adjoint n’a pas de voiture. Le commissaire a une Fiat Mille Cento dont le paiement par mensualités lui coûte un tiers de son traitement. Le juge Alessandro, homme de culture, a une vieille Topolino achetée d’occasion.

Le commissaire et l’adjoint en revinrent à l’affaire du Suisse. L’enquête piétinait.

Le vol avait eu lieu quinze jours plus tôt.

Le Suisse faisait du camping avec sa femme et ses trois enfants, treize, quinze et dix-sept ans. Ils voyageaient dans une voiture américaine d’un type déjà ancien, haute sur roues et à gros pneus, ce qui expliquait qu’ils eussent réussi à l’amener jusque sur la plage de l’isthme qui sépare la mer du lac salé de don Cesare.

Ils étaient arrivés l’avant-veille du vol. Ils avaient dressé deux tentes à côté de la voiture, l’une pour l’homme et la femme, l’autre pour les enfants.

Les deux premiers jours, il avaient fait des achats chez les jardiniers et les pêcheurs de don Cesare.

Au moment du vol, à midi, le Suisse et ses trois enfants nageaient côte à côte, à une cinquantaine de mètres du rivage, à moins de cent cinquante mètres de leur camp.

La femme lisait sous sa tente.

Le veston de l’homme était posé sur le siège arrière de la voiture, le portefeuille dans la poche intérieure du veston et cinq cent mille lires en billets de dix mille dans le portefeuille. Les portières étaient fermées, les vitres ouvertes.

De onze heures à midi trente, ni l’homme ni les enfants ni la femme n’avaient vu personne, ni à proximité du camp ni, à perte de vue, sur toute l’étendue de la plage.

L’isthme, qu’on appelle ainsi, est plus précisément un lido, un banc de sable formé au cours des âges par les alluvions charriées par les torrents de la montagne. Il est long de plusieurs kilomètres, large, selon les endroits, de cent cinquante à trois cents mètres. Le sable se gonfle en dunes le long du lac, se fait plage le long de la mer. Deux accès seulement : côté Porto Manacore, un pont sur le déversoir du lac, au pied de la maison à colonnades, demeure de don Cesare ; à l’autre extrémité, un poste de douane.

Le témoignage des gens de don Cesare était formel : personne depuis l’aube jusqu’à midi n’avait franchi le pont, sauf deux paysans de Calalunga venus couper des bambous dans le marais et dont l’emploi du temps avait été contrôlé.

Et personne n’avait demandé passage aux douaniers.

Donc le voleur n’était pas venu dans l’isthme par voie de terre, ou bien il s’était caché dans les dunes avant l’aube.

Le commissaire avait examiné les lieux. En se dissimulant dans les plis des dunes et derrière les buissons de romarin, on pouvait approcher à couvert jusqu’à une cinquantaine de mètres du camp. Mais comment atteindre les dunes sans être vu des gens de don Cesare ? Voilà la question que se posaient maintenant les policiers.

— Tout de même, dit l’adjoint, je me demande ce que lisait la Suissesse… pour n’avoir rien vu, ni entendu… sans doute des cochonneries…

— Les Suissesses sont froides, dit le commissaire.

— Si elles étaient tellement froides, elles ne viendraient pas chercher des mâles dans nos pays.

— Elle a eu une histoire ici ? demanda vivement le commissaire.

— Pas que je sache, dit l’adjoint.

— Ces choses-là se savent tout de suite, dit le commissaire. Dès qu’il s’agit de femelles, nos hommes ne savent plus tenir leur langue…

On frappa légèrement à la porte et le juge Alessandro entra. Lui aussi était préoccupé par l’affaire du Suisse. Le courrier de l’après-midi avait amené une lettre impérative du parquet de Lucera pour qu’il « diligente » l’instruction de la plainte contre inconnu déposée par le campeur. Le consulat helvétique de Rome avait fait une démarche au Palais Chigi. Le Suisse faisait partie du conseil d’administration d’une société qui plaçait des fonds dans l’industrie pétrolière italienne…

— Un financier, s’étonna le commissaire. Et plutôt que de descendre dans un bon hôtel, il s’amuse à camper sur une dune, à côté d’un marais malarique. C’est bien une idée de Suisse…

— Si vous aviez arrêté le voleur, protesta le juge, je ne me ferais pas encore une fois taper sur les doigts par le parquet.

Il avait passé une vieille veste de laine pour descendre chez le commissaire. Il marchait à travers le bureau, l’œil brillant, suant et grelottant.

— Caro amico, carissimo, dit le commissaire, asseyez-vous, je vous en supplie.

Le juge se laissa aller dans un fauteuil, face au bureau.

L’adjoint passa dans la pièce voisine, laissant la porte ouverte.

Le juge alluma une cigarette. La fièvre donnait au tabac un goût de fiel. Il écrasa la cigarette.

Le commissaire fit le point de l’enquête.

Les indicateurs n’ont rien indiqué. Ni à Manacore, ni dans les villes voisines, ni à Porto Albanese, ni à Foggia aucune dépense anormale n’a été remarquée ; rien à signaler ni dans les maisons de plaisir ni dans les bijouteries.

— C’est bien la première fois qu’un demi-million de lires entre en circulation à Manacore sans que personne s’en aperçoive…

— On ne laisse pas traîner une fortune sur le siège d’une voiture, s’écria le juge.

— En Suisse, on ne vole pas, dit le commissaire.

— Les Suisses mangent à leur faim, dit violemment le juge.

Le commissaire baissa la voix.

— Doucement, caro, doucement. Mon adjoint vous écoute. Il va raconter que vous êtes socialiste.

Le juge baissa la voix.

— N’est-ce pas une provocation, demanda-t-il, que de laisser traîner un demi-million de lires dans un pays de chômeurs et de crève-la-faim ? C’est le Suisse que j’aimerais arrêter.

— Moi, dit le commissaire, mon métier est d’arrêter le voleur. Votre ami don Cesare ne me facilite pas la tâche…

Il reprit son exposé.

Le voleur n’a pu s’approcher du camp qu’en se dissimulant dans les plis des dunes. Bon. Comment atteindre les dunes ? ou à pied ou en bateau. Bon. Le voleur n’est pas venu à pied ; on l’aurait vu. Donc il est venu en bateau. En utilisant les nacelles du marais et du lac, on peut, par toutes sortes de passes entre les roseaux, se glisser à l’abri de tout regard jusqu’aux dunes. Bon. Seuls les gens de don Cesare connaissent les passes entre les roseaux, et la plupart des nacelles leur appartiennent. Donc le voleur fait partie de la maison de don Cesare ou y a trouvé un complice. Voilà le raisonnement du commissaire.

Don Cesare avait exigé d’assister à l’interrogatoire de ses gens.

Cela avait duré toute une journée, lui assis dans son monumental fauteuil napolitain à magots de bois doré, le commissaire et les policiers sur des bancs.

Lorsque don Cesare estimait qu’un de ses hommes avait assez répondu, il lui disait :

— Va-t’en.

Les policiers protestaient. Ils avaient encore des questions à poser.

— Je le connais, disait don Cesare. Il n’a plus rien à vous dire.

Et il répétait à l’homme :

— Va-t’en.

Impossible d’interroger les femmes. Il leur avait interdit de répondre.

— Je me porte garant des femmes et des filles de ma maison.

Le lendemain, il avait interdit sa porte au commissaire.

Les policiers avaient bien essayé de poursuivre leur travail, en allant de l’une à l’autre des huttes de roseaux dispersées dans le marais. Les huttes se vidaient à leur approche. Ou bien ils n’y trouvaient que des vieilles femmes qui ne voyaient plus, qui n’entendaient plus, « qu’est-ce que je peux bien vous dire, Messieurs ? » Les policiers au demeurant n’aiment guère s’aventurer dans le marais ; beaucoup de huttes ne sont accessibles qu’à bord d’une nacelle ; c’est la plus légère des embarcations, faite de trois planches assemblées, à fond plat, haute et étroite, si mince qu’elle ne paraît tenir en équilibre que par l’élan donné ; l’eau ne porte pas et, si l’on y plonge la main, on touche aussitôt la vase, la boue immémoriale qui aspire, engloutit et éteint.

Le marais est coupé çà et là d’étroits remblais de terre battue. On y rencontre don Cesare, marchant à grands pas, fusil au bras, suivi de Tonio qui porte la gibecière, en quête des oiseaux de fer de la légende de Diomède, faune spéciale au marais et au lac. Il passe sans dire un mot, sans accorder un regard, il faut se tenir en équilibre sur le bord du remblai pour ne pas être renversé par lui. Tonio le suit, dans sa veste blanche amidonnée, aussi muet que lui. Ils marchent sans bruit, bottés de caoutchouc. Ils disparaissent derrière les roseaux. On entend soudain un battement d’ailes, un coup de feu tout proche, le glissement d’une nacelle dans les roseaux.

— Il faut comprendre don Cesare, dit le juge. Il a été élevé dans la tradition féodale. Il est trop vieux pour s’en dégager.

— Vous voilà bien, s’écria le commissaire, quand un grand propriétaire a besoin d’être défendu, c’est toujours un socialiste qui se trouve là pour plaider sa cause.

— Confisquons ! confisquons ! s’écria le juge. Mais pas pour le seul profit des prêtres…

Ils s’engagèrent dans une de leurs disputes habituelles. Le commissaire est démochrétien.

Tonio fait lentement le tour de la place, sur la Lambretta.

Les désoccupés suivent du regard Tonio. Leur œil, comme la fleur du tournesol au soleil, tourne autour de la place en même temps que la Lambretta. C’est ainsi qu’ils regardent. Depuis le temps qu’ils sont debout, contre les murs de la Grande Place, ils ont désappris de bouger la tête. Leur prunelle se meut lentement dans l’orbite de l’œil, à la manière des méduses qui paraissent immobiles entre deux eaux mais accomplissent de longs parcours, et rien n’échappe à leur regard.

Tonio a terminé les commissions dont l’avait chargé don Cesare. Il a deux cents lires en poche, qu’il a pu soustraire à l’attention de Maria. Il se demande ce qu’il va faire des deux cents lires ; c’est le prix d’une demi-journée de travail de femme, d’un tiers de journée d’ouvrier agricole, d’un demi-verre de scotch au bar des Sports (mais personne n’y boit jamais de whisky ; la bouteille est là pour le jour où la plage de Manacore prendra, comme on dit). Deux cents lires, c’est également le prix de deux cents grammes d’huile d’olive, de deux litres de vin et d’une passe au bordel ; mais il n’y a pas de bordel à Porto Manacore, et il faut dépenser six cents lires d’autobus pour aller au plus proche, à Porto Albanese.

Les désoccupés suivent Tonio des yeux, sans bouger la tête. Don Cesare a peut-être besoin de quelqu’un pour sarcler les vasques de ses orangers et de ses citronniers. Tonio ne nous regarde pas, il veut faire durer son plaisir d’avoir à désigner l’un de nous, son bon plaisir d’homme de confiance. S’il se rappelle que je suis le cousin de sa femme, c’est moi qu’il choisira. Mais peut-être don Cesare a-t-il plutôt besoin d’un mousse pour aider ses pêcheurs ? J’irai chercher le fils à la maison. Mais Tonio tourne autour de la place, pour le seul plaisir de montrer la Lambretta. Il se demande ce qu’il va faire de ses deux cents lires.

Le soleil commence à décliner vers les îles. La fille du notaire, la fille de l’avocat Salgado et la fille de don Ottavio s’avancent de front, venant de la via Garibaldi ; elles ouvrent la passeggiata, la promenade, laquelle s’accomplit en tournant tout autour de la Grande Place, dans le sens des aiguilles d’une montre. Elles portent des robes de linon, citron, émeraude et géranium, chacune gonflée par trois jupons superposés ; quand l’une des jeunes filles trouve un prétexte pour courir quelques pas et se retourner brusquement, la robe, obéissant aux lois de la gravitation, s’ouvre comme une corolle et laisse entrevoir les dentelles blanches des trois jupons. Ces robes viennent de chez la plus renommée des couturières de Foggia, qui achète ses modèles à Rome. Après don Cesare, c’est don Ottavio qui possède le plus de terre à Porto Manacore. Mais la fille du notaire et celle de l’avocat Salgado peuvent dépenser autant pour leurs toilettes d’été que la fille de don Ottavio ; leurs pères aussi possèdent des domaines, quoique moins considérables, et pourraient à la rigueur vivre du seul produit de leurs terres ; s’ils exercent des professions (libérales), c’est par prudence ; Mussolini, du temps qu’ils étaient étudiants, parlait de partager les terres ; les démochrétiens à leur tour ont inscrit la réforme agraire sur leur programme ; une profession est une assurance contre les démagogues.

Des filles et des fils d’estivants entrent à leur tour dans la passeggiata. Ce sont des Romains, enfants de Manacoréens émigrés dans la capitale, où ils exercent des emplois dans l’administration. Les jeunes filles portent pantalons et maillots de marin ; les jeunes gens ont noué autour de leur cou des mouchoirs de couleurs vives ; ils s’habillent comme ils ont vu dans Oggi qu’on le fait à Saint-Tropez.

Arrive à son tour le peuple de la Vieille Ville. Il surgit des ruelles qui descendent en pente raide du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria, des passages et des escaliers qui montent du port jusqu’aux cours intérieures du palais de Frédéric II de Souabe. Les jeunes filles portent pour la plupart une robe de toile faite à la maison mais, grâce aux patrons publiés dans les magazines à bon marché, c’est une robe à la mode de l’année ; le peuple de Manacore a le goût sûr ; c’est dans le sang ; Porto Manacore était déjà une ville au VIe siècle avant Jésus-Christ.

Les jeunes filles de la Vieille Ville marchent, bras dessus, bras dessous, par trois ou quatre, lentement, en silence. Les garçons vont par groupes, lentement ; ils ne parlent que lorsqu’ils s’arrêtent et sans éclats de voix. Les désoccupés, le long des murs, suivent les jeunes filles des yeux, sans bouger la tête. Il n’y a que les Romains qui parlent haut et rient aux éclats.

Les guaglioni, les gamins parvenus à l’âge ingrat rôdent, en quête d’un larcin, parmi les ouvriers en train de suspendre au pin du roi Murat les globes électriques pour le bal de ce soir. Pippo, leur chef, et Balbo, son lieutenant, nonchalamment accoudés à la balustrade de la terrasse, dressent un plan pour tirer parti de la confusion du bal.

Tonio continue à tourner autour de la place, sur la Lambretta. Il se demande ce qu’il va faire de ses deux cents lires. Bientôt la foule de la passeggiata aura envahi toute la place, les vigiles urbains interdiront la circulation des véhicules et Tonio devra ranger la Lambretta. De voir tant de jeunes filles accroît son désir d’une femme qui n’ait pas le ventre gonflé comme sa Maria ; il pense qu’il devrait garder les deux cents lires jusqu’au jour où il aura pu les doubler ; alors, et si don Cesare l’autorise de nouveau à se servir de la Lambretta, il ira au bordel de Porto Albanese ; aux deux cents lires pour la femme, ajoutons le prix de l’essence et les petits frais (on ne peut pas refuser une cigarette à une putain, on se trouve moralement obligé de donner au moins vingt lires à la mammina qui garde la porte), avec quatre cents lires, il pourra s’en tirer, il sera même à l’aise. La raison lui commande donc de ne pas dépenser ce soir les deux cents lires. Mais il est venu à Manacore sur la Lambretta et il ne peut pas repartir pour le marais sans avoir fait quelque chose d’exceptionnel ; la journée doit s’achever dans le luxe. Jouer à La Loi serait une heureuse solution. Il est encore tôt, mais il n’est pas impossible qu’une partie soit déjà en train, dans quelque taverne de la Vieille Ville. Avec un peu de chance à La Loi, Tonio pourra boire autant de vin qu’il voudra, sans dépenser une lire. Avec un peu de chance, il sera patron ou sous-patron selon La Loi.

Tonio pense que jouer à La Loi est aussi plaisant que de faire l’amour à une femme qui ne veut pas, mais sur laquelle on a des droits. Cela vaut de risquer deux cents lires.

Il sera bientôt sept heures. Rue Garibaldi, le thermomètre du pharmacien indique encore 34 degrés à l’ombre. La brise de mer n’est pas venue. La brise de mer ne vient jamais cette année. C’est l’été des vents de terre, le sirocco qui vient de Sicile, le libeccio qui vient de Naples ; on sait qu’ils soufflent, mais on ne sent pas leur souffle, parce qu’ils frappent par-derrière les hautes crêtes rocheuses qui surplombent Porto Manacore, le lac et le marais ; le sirocco est détourné vers l’est, le libeccio vers l’ouest ; ils font le tour de la baie, l’un par l’est, l’autre par l’ouest, comme deux grands bras protecteurs, et ils se rejoignent au large, comme les mains de deux bras arrondis autour de l’objet protégé. Voilà des mois que le sirocco et le libeccio luttent au large de Porto Manacore. Le libeccio, né au Maroc, s’est chargé de nuages au-dessus de la Méditerranée ; le sirocco, né en Tunisie, d’où il a sauté d’un bond en Sicile, est resté sec. Le sirocco maintient au large les nuages que le libeccio pousse devant lui. Quand le sirocco l’emporte sur le libeccio, le banc de nuages s’éloigne vers l’ouest ; quand le libeccio l’emporte sur le sirocco, le banc de nuages envahit tout l’horizon ; mais jamais encore depuis la fin du printemps le libeccio n’a été assez fort pour pousser ses nuages jusqu’à Porto Manacore. Jour après jour, les désoccupés, debout le long des murs de la Grande Place, ont suivi toutes les phases de la lutte qui se déroule au large. Mais jamais la moindre brise n’a effleuré Manacore, comme si les combattants du large avaient aspiré tout l’air de la baie, comme si tout l’espace entre les hautes crêtes rocheuses et le large formait un creux dans l’atmosphère, une poche vide d’air, l’intérieur d’une ventouse. Si l’on regarde avec une longue-vue, du haut du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria, au sommet de la Vieille Ville, on aperçoit au large les crêtes des grandes lames que le sirocco et le libeccio se lancent l’un contre l’autre. Mais dans la baie de Porto Manacore la mer ne bouge pas ; les contre-lames s’amortissent sur les bancs de sable ; aux abords des plages, la mer stagne comme l’eau d’une mare ; et quand, par extraordinaire, une contre-lame particulièrement puissante parvient à franchir tous les bancs de sable, elle gonfle lentement à la frange du rivage, comme le plomb qui se soulève dans le creuset au début de sa fusion, elle gonfle comme une cloque et vient doucement crever à la surface.

Tonio range la Lambretta près de la terrasse qui domine le port et la baie, puis s’en va par les ruelles de la Vieille Ville, à la recherche d’une taverne où l’on joue à La Loi.

De sa fenêtre au troisième étage de la préture, Anna, la femme du commissaire, regarde la passeggiata. À Porto Manacore les filles des notables font la passeggiata, mais pas leurs femmes ; dans les petites villes de l’intérieur, seulement les jeunes gens. Mme Anna pense que Porto Manacore est plus avancé que les villes de l’intérieur, mais moins avancé que Lucera. Elle n’a pas de chance d’avoir épousé un fonctionnaire qui a été nommé à Porto Manacore. « Ainsi va la vie », pense-t-elle.

Mme Anna regarde, au-delà de la Grande Place, le port, où sont amarrées quelques barques de pêche. Avant la guerre, Porto Manacore faisait du trafic avec la côte dalmate ; des vapeurs apportaient du bois et chargeaient des oranges et des citrons ; mais le gouvernement italien et le gouvernement yougoslave se sont brouillés et plus jamais un bateau n’entre dans le port. Le sable monte d’année en année le long de la jetée. Anna regarde le vaporetto qui vient de stopper à quelques centaines de mètres du môle ; une barque s’en détache pour prendre des étrangers, arrivés dans l’après-midi, et qui vont aux îles, pour la chasse sous-marine. Le vaporetto repassera demain matin, retournant vers son port d’attache, Porto Albanese, ville exactement semblable à Porto Manacore, à cette différence près qu’on y trouve un bordel, dont les hommes ne cessent de parler. Les îles, ce sont trois rochers, sur lesquels vivent une centaine de pêcheurs qui louent l’été leurs maisons aux étrangers venus pour chasser sous la mer ; pendant ces mois-là, ils couchent dans l’écurie, avec l’âne. Anna pense que même le vaporetto ne mène plus nulle part.

Juste au-dessus d’Anna, la femme du commissaire, donna Lucrezia, la femme du juge Alessandro, s’est postée dans l’entrebâillement de la persienne. Sa lourde chevelure est maintenant roulée en un strict chignon. Elle porte une robe à col fermé et à manches longues, dans son style habituel. Mais un souffle désordonné soulève le sage corsage. Elle regarde Francesco Brigante, l’étudiant en droit, qui vient de s’asseoir à la terrasse du bar des Sports, en face de la préture, sous la terrasse de la poste. Elle se répète à mi-voix : « Je l’aime, je l’aime. »

Francesco Brigante a choisi sa table de telle manière qu’il puisse regarder les persiennes entrebâillées du quatrième étage de la préture, sans que les autres consommateurs puissent déceler la direction de son regard. Il se murmure à lui-même : « Je l’aime, je l’aime. »

Tout l’après-midi, le sirocco l’a lentement emporté sur le libeccio et les nuages, derrière les îles, ne forment qu’une frange enflammée par le soleil couchant.

Le juge Alessandro et le commissaire Attilio continuaient à discuter à mi-voix, dans le bureau du commissaire.

Par la porte ouverte, ils entendaient dans la pièce voisine l’adjoint qui recevait hommes et femmes, en quête de pièces administratives. Pour obtenir un passeport, il faut rassembler entre dix et quinze pièces. Dans les grandes villes, des officines spécialisées se chargent de la recherche des documenti, métier prospère. Sur la Grande Place, les désoccupés, de temps en temps, tâtent leurs poches pour s’assurer qu’ils n’ont pas perdu leurs documenti : carte d’identité, carte de chômage, livret militaire, certificats d’employeurs et bien d’autres, salis, graisseux, déchirés aux angles, cassés dans les pliures, infiniment précieux. Un homme qui a perdu ses documenti n’a plus de droits, plus d’existence légale ; il est aboli.

Après les escarmouches politiques, menées sans conviction, le commissaire en était venu, comme d’habitude, à la préoccupation majeure de tous les fonctionnaires du Sud : la mutation dans une ville du Nord ; elle ne vient jamais. Le juge Alessandro était sans doute le seul magistrat de la province de Foggia qui n’eût jamais demandé à être muté ; le culte de Frédéric II de Souabe le liait aux Pouilles. Le commissaire Attilio avait un nouvel espoir ; sa femme avait fait connaissance, sur la plage, d’une Romaine, amie intime de la nièce d’un cardinal.

Le juge continuait de grelotter dans sa veste de laine.

— Ce n’est pas encore la bonne voie, coupa-t-il. Il y a trop de nièces de cardinaux en Italie. Presque autant que de désoccupés…

L’adjoint apparut sur le pas de la porte.

— C’est encore Mario le maçon. Il insiste pour vous parler.

— Je n’ai pas le temps, dit le commissaire.

Une voix forte s’éleva dans la pièce voisine.

— Voilà deux ans que j’attends. Je réclame mon passeport. C’est mon droit.

— Viens là, cria le commissaire.

L’homme entra, grand et fort, pantalon de toile, semelles de corde. La chemise effrangée au col et aux poignets.

— Excusez-moi, caro amico, dit le commissaire au juge. Voilà un homme qui a des droits. Dans une démocratie, l’homme qui a des droits est roi.

Le juge ne répondit pas. Il alluma une nouvelle cigarette, tira une bouffée, fit la grimace et écrasa la cigarette.

L’homme s’avança. Il tenait son chapeau à la main. Il resta debout devant le bureau du commissaire.

— Alors ? demanda le commissaire.

— Il y aura dans une semaine deux ans, j’ai fait la demande d’un passeport pour la France, avec toutes les pièces à l’appui, y compris le certificat de mon employeur à l’étranger.

— Et alors ?

— Je n’ai pas encore reçu mon passeport.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

— La constitution italienne donne à tout citoyen le droit d’aller librement à l’étranger.

— Tu connais bien la constitution !

— Oui, monsieur le commissaire.

— Tu n’as jamais été condamné ?

— J’ai été condamné à quinze jours de prison, pour avoir participé à l’occupation des terres en friche de don Ottavio, le 15 mars 1949.

— Tu étais le meneur.

— J’ai en effet encouragé les désoccupés à s’installer sur les terres en friche. Je l’ai reconnu devant le tribunal. Mais la condamnation a été amnistiée. Elle n’est pas mentionnée sur l’extrait de casier judiciaire que j’ai joint à ma demande de passeport. Donc, j’ai droit à mon passeport.

— Ce n’est sans doute pas l’avis de la préfecture.

— Je suis désoccupé. J’ai trouvé du travail en France. Je réclame mon droit.

— Réclame ton droit à la préfecture. C’est elle qui décide.

— La préfecture me renvoie à vous, dit l’homme.

— Il y en a qui savent s’arranger mieux que toi, dit le commissaire.

— Je ne comprends pas.

— Tu te souviens de Pietro, le charpentier ?

— Non.

— On répond : non, monsieur le commissaire.

— Non, monsieur le commissaire, répéta l’homme.

— Moi, reprit le commissaire, je crois que tu t’en souviens.

— Non, monsieur le commissaire.

— Pietro était un Rouge comme toi.

— Je ne sais pas, monsieur le commissaire.

— Moi, je le sais. Je le sais, parce qu’il est venu ici avec la carte de son parti, de ton parti, et il l’a déchirée devant moi.

— Je ne sais pas, monsieur le commissaire.

— La préfecture lui a accordé son passeport.

— J’exige mon droit, dit l’homme.

Le commissaire se tourna vers le juge.

— Vous voyez, carissimo, comme il est inutile d’essayer de rendre service aux gens.

Le juge jouait avec la cigarette éteinte. Il ne répondit pas.

— Je prendrai un avocat, dit l’homme.

— Je te conseille de prendre un bon avocat.

— Je ne prendrai pas un avocat de Porto Manacore.

Le commissaire sourit. Il était en mauvais termes avec les deux avocats de Porto Manacore.

— Je te souhaite bonne chance, dit-il.

L’homme ne bougeait pas.

— Je n’ai plus rien à te dire.

L’adjoint entraîna l’homme vers l’autre pièce, bras par-dessus l’épaule. L’homme se laissa lentement emmener.

— Tête de mule, lui disait le sous-commissaire en l’entraînant. Sacrée tête de mule. On te souffle ce qu’il faut faire. Tu ne comprends rien à ton intérêt…

Ils passèrent dans l’autre pièce.

— Vous ne respectez pas la loi, dit le juge.

Le commissaire repoussa son fauteuil.

— Gentile amico, commença-t-il…

— Si ceux qui sont chargés de faire respecter la loi, coupa le juge, si ceux-ci précisément…

Le commissaire se leva et, sur la pointe des pieds, courut fermer la porte. Il se retourna, le doigt sur la bouche. Puis il leva les bras au ciel. Il esquissa toute une mimique du désespoir. Puis il rit.

— On croirait, carissimo amico, que vous avez juré de finir votre carrière à Porto Manacore.

— Pourquoi pas ? demanda le juge.

— Feu Frédéric de Souabe ne vous fera pas avancer d’un échelon.

— Cet homme que vous empêchez d’aller gagner sa vie à l’étranger, dit le juge, a des enfants qui crèvent de faim.

Le commissaire se pencha vers le juge et le saisit par les épaules.

— Et nous, juge, et nous, ne sommes-nous pas en train de crever, dans cette ville dont personne n’a jamais réussi à s’échapper.

Tonio, homme de confiance de don Cesare, fut admis sixième à la partie qui était en train de se monter, sur l’initiative de Matteo Brigante, dans une taverne de la Vieille Ville. La Loi peut se jouer à cinq, à six, à sept et à plus ; mais six fait un bon nombre.

À Porto Manacore, Matteo Brigante contrôle tout, y compris La Loi. C’est un ancien quartier-maître de la Marine Royale. Il imposa son contrôle dès son retour dans la ville natale, en 1945, après la défaite. Il approche de la cinquantaine, mais il a gardé le style quartier-maître ; on s’attend toujours à le voir brusquement porter un sifflet à la bouche. Une bouche mince, sous une moustache étroite, noire et drue, les lèvres toujours serrées, même quand il rit. Contrôlant tout, mais ne faisant rien, il n’a jamais été condamné par les tribunaux, sauf, bien avant la guerre, pour avoir accoltellato, encoutelé un garçon qui avait ravi la virginité d’une de ses sœurs. C’est un crime qui lui fait honneur, un de ces crimes d’honneur pour lesquels les tribunaux du Sud ont toutes les indulgences. Il contrôle les pêcheurs en barque, les pêcheurs au trabucco et les pêcheurs à la dynamite. Il contrôle les vendeurs de citrons, les acheteurs de citrons et les voleurs de citrons. Il contrôle ceux qui se font voler dans les pressoirs à olives et ceux qui les volent. Il contrôle les contrebandiers qui s’en vont accoster au large des yachts chargés de cigarettes américaines et les douaniers qui rôdent le long de la côte sur leurs canots à moteur, allumant soudain un phare qui fouille toutes les anses, ou ne l’allumant pas si Brigante a négocié le prix de leur nonchalance. Il contrôle ceux qui font l’amour et ceux qui ne le font pas, les cocus et ceux qui les font cocus. Il donne des indications aux voleurs et des indications à la police, ce qui lui permet de contrôler les voleurs et la police. On le paie pour qu’il contrôle et on le paie pour qu’il ne contrôle pas ; il perçoit ainsi sa taxe sur toute opération, commerciale ou non commerciale, qui s’effectue sur le territoire de Porto Manacore et des communes voisines. Matteo Brigante a tellement à contrôler qu’il a débauché Pizzaccio, le mitron de la pizzeria, et l’a pris à son service comme contrôleur en second.

Ce soir, avant d’aller contrôler le bal offert par la municipalité aux estivants, Brigante, le racketteur, a invité son lieutenant à jouer à La Loi. Pizzaccio est le sobriquet de l’ancien mitron ; cela pourrait se traduire par « pizza à la manque » ; de même, aux temps héroïques de Florence, Lorenzaccio avait été le péjoratif de Lorenzo.

Les autres partenaires de Tonio furent l’Américain, ancien émigrant au Guatemala, revenu finir ses jours au pays, où il a acheté une petite olivaie ; l’Australien, ancien émigrant aussi, qui fait le transport des fruits et du poisson, sur sa camionnette ; don Ruggero enfin, fils de don Ottavio, étudiant en droit à la faculté de Naples, qui préfère, pendant les vacances, courir les femmes des paysans de son père et s’enivrer dans les tavernes plutôt que de flirter avec les filles de notables de Manacore, des sottes, estime-t-il.

Avec ses deux cents lires dérobées à la vigilance de sa femme Maria, Tonio ne se trouvait pas à la hauteur de ses partenaires. Mais il pouvait faire face un bon moment. L’enjeu pour chaque partie fut en effet fixé à un litre de vin d’Andria, un rouge à 14 degrés, à cent vingt lires. Pour six joueurs, il y a quatre perdants. Cent vingt divisé par quatre fait trente. Deux cents divisé par trente fait six, reste vingt. Avec deux cents lires, Tonio pouvait risquer six fois sa chance et même sept fois, car le tavernier lui fera bien crédit de dix lires. Ce n’est d’ailleurs ni l’argent risqué ni le vin bu qui fait l’intérêt du jeu de La Loi, mais la loi elle-même, amère quand on la subit, délectable quand on l’impose.

La Loi se joue dans toute l’Italie méridionale. Elle se décompose en deux phases. La première phase a pour but de désigner un gagnant, qu’on appellera padrone, patron ; on l’exécute le plus rapidement possible, tantôt aux cartes, tantôt aux dés, on pourrait aussi bien tirer le patron à la courte paille. Ce soir-là, ils choisirent les tarots pour faire parler le sort.

Pizzaccio gagna le premier tour de tarots et fut ainsi désigné patron.

Le tavernier apporta une cruche de vin qu’il posa près de Pizzaccio ; des hommes qui buvaient au comptoir s’approchèrent et firent cercle autour de la table. Tout le monde se tut.

C’est après la désignation du patron que commence la seconde phase du jeu de La Loi. Elle se décompose en deux mouvements. D’abord le patron choisit un sotto-padrone, un sous-patron.

Pizzaccio posa les yeux successivement sur chacun des cinq autres joueurs, puis son regard revint sur celui-ci, sur celui-là, feignant la perplexité. Il fit attendre. Il connaît bien La Loi.

— Vas-y, dit le tavernier. Elle est cuite ta pizza.

— Elle n’est pas encore à point, dit Pizzaccio.

Il avait à ce moment-là les yeux sur Tonio.

— Tonio, commença-t-il, a une jolie belle-sœur…

Tous les regards se portèrent sur Tonio qui resta immobile, les yeux baissés, les mains posées à plat sur la table.

Le gagnant, le patron, qui fait la loi, a le droit de dire et de ne pas dire, d’interroger et de répondre à la place de l’interrogé, de louer et de blâmer, d’injurier, d’insinuer, de médire, de calomnier et de porter atteinte à l’honneur ; les perdants, qui subissent la loi, ont le devoir de subir dans le silence et l’immobilité. Telle est la règle fondamentale du jeu de La Loi.

— Il n’est pas sans intérêt, poursuivit Pizzaccio, de se choisir un sous-patron qui ait une jolie belle-sœur. Si je faisais Tonio sous-patron, il me prêterait peut-être la Mariette…

Les regards restaient fixés sur Tonio. On savait qu’il tournait autour de Mariette qui ne voulait pas de lui. À Manacore, et surtout dans le marais, fausse solitude où les regards de la parenté sont toujours à l’affût, l’obsession des femmes de la famille, sœurs, belles-sœurs, filles, affole les hommes. Pizzaccio vise toujours juste ; c’est un vrai plaisir que de l’écouter jouer à La Loi. Tonio resta immobile et muet, dans sa veste blanche fraîchement amidonnée. Bravo aussi pour lui.

— À bien réfléchir, dit lentement Pizzaccio, si je veux avoir la Mariette, c’est plutôt à Brigante que je dois m’adresser…

On n’ignorait pas que Matteo Brigante aussi tournait autour de Mariette, qu’il se rendait souvent à la maison à colonnades et que la jeune fille répondait par un rire provocant à ses propos à double sens. Quand Tonio le voyait franchir d’un pas tranquille le pont sur le déversoir du lac et se diriger vers la villa de don Cesare, son visage se fermait et il ne répondait pas au salut du visiteur, bien qu’il le craignît. Brigante aime les vierges. Les fiancés, les soupirants, les frères et les pères hésitent à s’attaquer au racketteur. Mais le besoin de venger son honneur peut rendre fou. Brigante porte donc toujours sur lui son greffoir, arme redoutable, affûtée comme un rasoir, arme légale aussi, le plus commun des instruments de travail dans un pays de jardiniers, dangereuse et en règle avec la loi, comme Brigante lui-même ; c’est le plus sournois des escrimeurs du greffoir. Jamais Tonio s’osera l’affronter à découvert. On n’ignorait rien de tout cela. C’est pourquoi les regards restaient fixés sur Tonio.

— Tu me passeras la Mariette ? demanda Pizzaccio à Matteo Brigante.

— Quand j’aurai ouvert la route.

— Le chemin sera plus aisé, dit Pizzaccio. Je te nomme sous-patron.

Il y eut un murmure d’approbation. La partie s’engageait bien, net et sec, sans bavures.

Tonio n’avait pas cillé. Bravo aussi pour lui.

Avec la désignation du sous-patron s’achève le premier mouvement de la seconde phase du jeu de La Loi.

Les perdants payèrent. L’Américain, l’Australien, don Ruggero et Tonio donnèrent chacun trente lires au tavernier.

Pizzaccio, patron de la partie, se versa un verre de vin et y mit les lèvres. Ainsi commence, c’est la règle, le deuxième mouvement de la seconde phase du jeu de La Loi.

— Un vin de roi, s’écria Pizzaccio ! Goûte-le, sous-patron.

Il était piquant d’entendre Pizzaccio parler en patron à Matteo Brigante, son patron dans la vie. Ces renversements de la hiérarchie, écho des saturnales de la Rome antique, aiguisent l’intérêt de La Loi.

Brigante se versa un verre de vin et goûta.

— Ce serait un péché, dit-il, que de donner un tel vin à des cochons.

— Fais comme tu veux, dit Pizzaccio, tu es le sous-patron.

Brigante vida le verre jusqu’au fond.

— J’en boirai bien un autre, dit-il.

— C’est ton droit, répondit Pizzaccio.

Brigante se versa un second verre. La cruche en contient sept. Il n’en restait plus que quatre.

Il arrive que le patron et le sous-patron boivent toute la cruche, sans offrir un seul verre aux perdants. C’est leur droit. Cela n’a d’intérêt qu’en fin de nuit, après de nombreuses parties et si le sort et la malignité se sont unis pour empêcher un ou plusieurs joueurs d’être promus, même une seule fois, patron ou sous-patron ; leur exaspération s’accroît de voir ceux qui font la loi vider silencieusement la cruche devant eux. Cet aiguillon n’est pas toujours négligeable. Mais Pizzaccio et Brigante sont trop bons joueurs pour l’utiliser en début de partie, quand chacun conserve le contrôle de ses nerfs.

Brigante vida lentement son second verre de vin.

— Je crève de soif, dit don Ruggero.

— On lui paie un verre ? demanda Brigante.

— Fais comme tu veux, dit Pizzaccio.

Brigante remplit aussitôt le verre de don Ruggero.

Il n’eût pas été intéressant de faire languir un garçon qui passe la plus grande partie de l’année à Naples et qui est devenu indifférent aux malices de Porto Manacore ; il a le cœur trop haut placé, de naissance, pour être humilié par les flèches des autres joueurs. Don Ruggero est un médiocre partenaire. On l’admet cependant volontiers, pour ne pas le vexer, parce qu’il prête volontiers sa Vespa, son canoë, paie facilement à boire, et aussi parce que, quand il se pique au jeu, il est capable de méchanceté, vertu la plus précieuse à La Loi.

Il ne restait plus que trois verres dans la cruche.

— Tu me paies un verre ? demanda l’Américain à Brigante.

« Tu me paies un verre ? » est la formule consacrée et la demande doit être faite au sous-patron et non au patron. Don Ruggero a donc manqué à la règle en criant à la cantonade « Je crève de soif ». Pour toutes les raisons qui viennent d’être expliquées, sa faute n’a pas été relevée.

— On lui paie un verre ? demanda Brigante à son patron selon La Loi.

— Fais comme tu veux, dit Pizzaccio.

— Je ne crois pas que nous devrions lui payer un verre, dit Matteo Brigante. Il est trop pingre. Nous ne devons pas encourager la pingrerie.

— Est-il vraiment pingre ? demanda Pizzaccio.

— Encore plus pingre que ses oliviers, dit Brigante.

L’avarice de l’Américain était aussi notoire que le mauvais état de son olivaie. Ceci était sans doute la cause de cela. L’Américain était rentré glorieux du Guatemala ; il parlait des vergers miraculeux de l’United Fruit dont il avait régi une exploitation. Il avait oublié les habitudes cauteleuses du Sud ; le marchand de biens lui avait vendu très cher des oliviers qui ne rapportaient plus ; il en était resté fielleux. Brigante et Pizzaccio retournèrent longuement le fer dans la plaie. Les yeux des joueurs et des spectateurs ne quittaient pas l’Américain qui verdissait davantage. Il aura dans la nuit une crise de malaria. Il se tenait bien cependant, ne disant mot, ne bougeant pas. Plaisante victime, mais on avait préféré Tonio ; les blessures liées aux défaites de l’amour sont les plus divertissantes à voir infliger.

— Tu me paies à boire ? demanda à son tour l’Australien.

Il demanda d’une voix assurée, étant en affaires avec Brigante qui n’a pas intérêt à le brimer. Il transporte dans sa camionnette, sous les caisses de fruits, les cartouches de cigarettes américaines recueillies le long de la côte ; il en fait toujours un compte exact au racketteur qui peut ainsi vérifier les déclarations des contrebandiers. Dans le cas de l’Australien, comme dans celui de don Ruggero, les intérêts les plus habituels des joueurs entrent en contradiction avec les nécessités de La Loi ; le réel infléchit les lois du théâtre ; il n’y a pas de jeu qui ne soit régi que par ses propres règles ; même dans les jeux de pur hasard, comme la roulette, celui qui n’est pas gêné de perdre a plus de chances de gagner.

Pizzaccio et Brigante firent quelques mauvaises plaisanteries, pour la forme, et l’Australien eut son vin.

Puis Pizzaccio se versa un verre et le but lentement, en silence. C’était son privilège de patron. Il s’adressa à Tonio :

— Tu ne demandes rien ?

— Non, répondit Tonio.

— C’est ton droit.

Brigante avala d’un trait le dernier verre. Ainsi s’acheva la première partie de la soirée.

Les tarots désignèrent l’Américain pour patron de la deuxième partie. Il se choisit don Ruggero pour sous-patron, l’estimant le seul joueur assez hardi pour humilier, si l’occasion s’en présentait, Matteo Brigante. Mais don Ruggero s’ennuyait. Il pensait à la chasse aux étrangères dans les rues de Naples, au débarquer du bateau de Capri, aux Anglaises, aux Suédoises, aux Américaines, hypocrites chasseresses se déguisant en gibier, aux Françaises même qui depuis quelques années se joignent à la horde, – les Français ont sans doute perdu leur proverbiale virilité ; Mussolini, pensait don Ruggero, avait eu raison de parler de la décadence de cette nation. Il mena le jeu distraitement, buvant lui-même trois verres coup sur coup ; plus tôt il sera ivre, plus vite sera terminée cette ennuyeuse soirée de province. Quand Tonio lui demanda « Vous me payez un verre ? », il répondit « non », sans donner d’explication ; humilier Tonio n’était pas un plaisir à sa mesure ; il aurait aussi bien répondu « oui » ; ce fut presque par hasard qu’il répondit « non » ; ou peut-être parce que l’air contraint de Tonio lui avait rappelé une étrangère qui, le lendemain, avait feint de ne se souvenir de rien.

On commença aussitôt la troisième partie. Les tarots désignèrent pour patron Brigante qui se choisit Pizzaccio pour sous-patron.

Brigante attaqua Tonio, avant même d’avoir vidé son verre d’honneur :

— Tu ne demandes rien à mon sous-patron ?

— Non, répondit Tonio.

Il gardait les mains posées à plat sur la table, ses mains d’homme de confiance, blanches et grasses, et les yeux fixés sur ses mains.

— Pourquoi, insista Brigante, ne demandes-tu pas à Pizzaccio de te payer un verre ? Tu as déjà perdu trois parties et tu n’as pas encore bu un verre. À mon avis, tu serais en droit de te désaltérer.

— C’est mon droit de ne rien demander.

Il y eut un murmure d’approbation. Tonio n’avait pas cédé à la provocation.

— Tonio ne s’énerve pas facilement, dit Brigante à Pizzaccio. On m’avait pourtant dit qu’il était l’homme de confiance de don Cesare, son sous-patron. Un sous-patron doit se faire respecter…

— Dans la maison de don Cesare, dit Pizzaccio, on trouve plutôt des sous-patronnes…

— Explique-moi ça, demanda Brigante…

— Il y a trente ans, commença Pizzaccio, la vieille Julia avait de beaux tétons. Quand don Cesare en eut assez de les caresser, il la maria à un pauvre homme qui est mort de honte.

— Je vois, dit Brigante. Le pauvre homme se faisait passer pour l’homme de confiance de don Cesare mais c’était la Julia qui faisait la loi.

— Dans ce temps-là, continua Pizzaccio, tu étais dans la marine. Tu ne peux savoir les choses. Mais elles se sont passées exactement comme tu le devines… Avant de mourir, le pauvre homme avait fait trois filles à la Julia. L’aînée s’appelle Maria.

— La Maria de Tonio ! s’écria Brigante.

— Attends que je t’explique… Quand la Maria eut seize ans, don Cesare la trouva mignonne. Ses tétons étaient encore plus ronds que n’avaient été ceux de sa maman. Don Cesare la cajola si bien qu’elle prit le gros ventre. Il ne restait plus qu’à trouver un cornu pour l’épouser ; Tonio se présenta…

Parlez toujours, pensait Tonio. Quand ce sera mon tour d’être patron ou sous-patron, vous en entendrez bien d’autres. Tu fais le monsieur, Matteo Brigante, maintenant que tu as un compte à la Banque de Naples, mais on n’a pas oublié que tous les marins d’Ancône sont passés sur ta femme, du temps que tu naviguais sur les vaisseaux du roi ; c’est avec l’argent qu’elle mettait dans son bas que tu as acheté l’appartement que tu habites aujourd’hui, dans l’ancien palais. Et toi, Pizzaccio, pizza retournée, qui vas pour cinq cents lires avec les touristes allemands

Ainsi pensait Tonio, se préparant à faire ravaler leur bile à ses bourreaux, aiguisant les mots qu’il leur lancera. Tous les regards étaient fixés sur lui. Mais il resta immobile et muet, pétrifié, dans sa veste blanche, fraîchement amidonnée. C’étaient Matteo Brigante et Pizzaccio qui commençaient à s’énerver.

— Si je comprends bien, dit Brigante, Tonio se fait passer pour l’homme de confiance de don Cesare, mais c’est la Maria qui tient le manche…

— Elle a longtemps tenu le manche, dit Pizzaccio…

Il eut un petit rire, un gloussement. Il se pencha vers Tonio pour mieux le regarder.

— Mais, continua-t-il, Elvire, sœur de Maria, eut à son tour dix-huit ans…

— Don Cesare lui passa le manche, dit Brigante.

— Le tour de Mariette approche, dit Pizzaccio.

— Don Cesare est un taureau.

— Les bons taureaux, dit Pizzaccio, ne vieillissent pas. Il faut voir comme la Mariette frétille quand il la regarde.

Brigante se pencha à son tour vers Tonio.

— Pour une maison, dit-il, on peut dire que ta maison est une maison.

— La porte ouverte et les persiennes closes, enchaîna Pizzaccio.

« Parlez toujours », pensait Tonio. Il acérait des mots terribles, pour quand viendrait son tour de faire la loi. Mais en même temps, il calculait qu’il avait déjà dépensé trois fois trente lires ; il ne lui restait plus que quatre parties pour tenter sa chance d’être patron. À six joueurs, il arrive qu’on soit perdant quinze ou vingt fois de suite. La Loi n’est pas un jeu selon la justice puisque celui qui n’a qu’un petit capital au départ ne peut pas jouer toutes ses chances.

Ainsi pensait Tonio, sans écarter les yeux de ses mains grasses et blanches posées à plat sur la table. Ses mains ne tremblaient pas, mais le creux de sa poitrine commençait à se serrer d’angoisse, à l’idée qu’il n’avait plus ce soir que quatre chances de devenir patron.

Plusieurs spectateurs s’étaient détachés de la table et discutaient du coup, à voix basse. Les uns estimaient que Brigante mettait trop d’agressivité dans son jeu et Pizzaccio trop de servilité à l’égard de son patron ; La Loi exige plus de distance à l’égard de la victime et plus de variété dans le choix des victimes ; on doit blesser comme en se jouant. Les autres au contraire louaient vivement les deux hommes ; les coups doivent se concentrer sur un seul objectif et la mortification de la victime choisie doit être totale. Ainsi s’opposaient deux écoles.

Matteo Brigante et Pizzaccio, comprenant qu’on discutait leur style, mirent rapidement fin à la passe. Ils se versèrent chacun un verre.

— À la santé des femmes de don Cesare, dit Pizzaccio.

— Tu me paies un verre ? demanda l’Australien…

Ils enchaînèrent.

Sous le pin de Murat, le bal vient de commencer. Les globes électriques bleu-blanc, qu’on a suspendus aux branches maîtresses, éclairent violemment une partie de la Grande Place et l’entrée de la rue Garibaldi.

La piste de danse, l’estrade de l’orchestre, le buffet et quelques tables et chaises autour du buffet sont séparés du reste de la place par une barrière de bois peinte en vert. L’entrée coûte deux cents lires. À l’extérieur, les jeunes gens et les jeunes filles qui ne peuvent pas dépenser deux cents lires pour danser, continuent la passeggiata en tournant autour de la place dans le sens des aiguilles d’une montre. Les désoccupés ont regagné la Vieille Ville, les maisons juxtaposées et enchevêtrées les unes aux autres, les unes dans les autres, la terrasse de celle-ci formant la cour de celle-là, chaque chambre, grenier ou cave d’une autre chambre, depuis le môle du port jusqu’au sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria qui couronne Porto Manacore ; étendus sur un lit, sur une paillasse ou sur une couverture, selon leur degré de pauvreté, ils écoutent le jazz du bal dont la rumeur monte ou descend jusqu’à eux. Rue Garibaldi, le thermomètre du pharmacien indique encore 30 degrés.

Le commissaire Attilio a invité l’agronome du gouvernement à boire un verre avec lui, sur la terrasse du bar des Sports, en face de la préture, à l’angle de la Grande Place. Le bal tout entier est dans le champ de leur regard.

En l’honneur du bal (offert par la municipalité aux estivants) le commissaire a autorisé le patron du bar à faire déborder la terrasse sur la chaussée de la rue Garibaldi. Le premier rang de tables se trouve ainsi presque à portée de main des jalousies de la prison, au rez-de-chaussée de la préture. Il n’y a guère que des estivants sur la terrasse, ceux dont les fils et les filles dansent autour du pin de Murat, des commerçants et des fonctionnaires de Foggia et de petites villes de l’intérieur ; les riches de la région passent leurs vacances sur les plages du Nord ou dans les stations de montagne des Abruzzes. Quelques notables de Manacore aussi, notaires, avocats, médecins, mais sans leurs femmes, tablées d’hommes. Les uns ne pensent pas et les autres pensent, cela dépend de leur cœur et de leurs opinions, aux prisonniers qui sont derrière les jalousies de la prison et qui écoutent le jazz et toutes ces rumeurs de voix d’un soir exceptionnel. Les prisonniers ne chantent plus, parce qu’ils ne connaissent pas les airs de jazz. Ce sont de petits prisonniers, prévenus ou condamnés du juge Alessandro, dans la limite de sa compétence de juge de première instance, des voleurs d’oranges et de citrons, des pêcheurs à la dynamite, des héros d’encoutelages sans gravité.

— Votre jazz est un bon jazz, dit l’agronome.

— Un excellent jazz pour une aussi petite ville, répond le commissaire.

Il suit des yeux Giuseppina, qui danse sous le grand pin, de l’autre côté de la barrière verte.

— À Crémone, reprend l’agronome, quand j’étais étudiant, je tenais la batterie du jazz de l’École d’Agronomie.

L’agronome est un homme du Nord, blond, au front bombé ; un Lombard, aux joues roses. Vingt-six ans, et depuis trois ans à Porto Manacore, son premier poste. Il s’intéresse particulièrement à l’élevage des chèvres. Il vit dans une maison isolée, sur les collines sèches, à l’ouest du lac, et il a installé une étable modèle pour les deux boucs reproducteurs fournis par le gouvernement et des chèvres de plusieurs races, certaines qu’il a fait venir à ses frais d’Asie Mineure ; il s’est fixé pour but de créer une nouvelle race de chèvre, adaptée au littoral manacoréen et qui donnera deux ou trois fois plus de lait que les biques efflanquées des bergers de don Cesare. Il pense y parvenir en vingt ou trente ans. C’est un technicien consciencieux, né et formé dans le Nord, un Lombard obstiné.

— Ici aussi, poursuit l’agronome, j’aimerais bien tenir la batterie. Mais quand on est fonctionnaire, il faut tenir compte de l’opinion publique.

— Nous avons nos servitudes, dit le commissaire.

— Je parais plus jeune que mon âge, continue le Lombard. Les paysans ne me prendraient plus du tout au sérieux s’ils me voyaient tenir la batterie.

— Des arriérés, dit distraitement le commissaire.

— Ce n’est pas facile de leur faire comprendre qu’on peut améliorer la chèvre.

— Pour l’usage qu’ils en font, dit le commissaire.

Il rit en découvrant les dents ; il a de belles dents et en est fier. Le Lombard ne saisit pas l’allusion et poursuit :

— Dans les villes du Nord, il y a des cercles d’amateurs de jazz. Un fonctionnaire ne peut pas être blâmé de faire partie du même cercle que des avocats ou des médecins. Il n’y a encore que des jeunes gens dans votre cercle de jazz.

— Vous n’avez pas de chance d’avoir été nommé à Manacore.

— C’est intéressant, dit le Lombard.

— Vous attendrez longtemps votre mutation. Ici, j’ai connu des fonctionnaires qui sont arrivés à la retraite, sans avoir obtenu leur changement.

— Je n’ai pas fait de demande de changement. Ces chèvres m’intéressent.

— Oui, dit le commissaire…

Il suit des yeux Giuseppina qui danse avec un des Romains. Le garçon est grand et désinvolte. Il a la bouche bien romaine, lourde, la lèvre inférieure retroussée par le mépris. Giuseppina rit. Elle a posé la main sur la poitrine du garçon et l’éloigne, en riant. Son corps maigre de malarique dessine un arc tendu contre le grand garçon à la moue dédaigneuse.

— Si j’étais à votre place, dit le commissaire, je n’insisterais pas pour que la Mariette de don Cesare vienne servir chez moi.

L’agronome a un couple de serviteurs, l’homme faisant le service de l’étable modèle, la femme s’occupant de la maison ; mais l’étable demande de plus en plus de soins et il a demandé à la vieille Julia de lui donner sa cadette pour tenir son ménage. Ils sont tombés d’accord sur le principe et sur le salaire, mais il faut encore attendre l’acquiescement de don Cesare ; au fait, pourquoi ? Julia n’est-elle donc pas libre de placer sa fille ? Et comment se fait-il que le commissaire soit au courant ? C’est sans doute son métier que de tout savoir…

Le commissaire rit, en montrant ses dents.

— Ici, dit-il, tout le monde est le flic de tout le monde. Les autres font par plaisir ce que je fais par métier… C’est pourquoi je vous conseille de ne pas prendre une pucelle à votre service.

Les joues roses du Lombard s’empourprent. Il s’indigne. Quelles intentions lui prête-t-on ?

— Les vierges du Sud, dit le commissaire, sont des garces.

— Pas plus que celles du Nord, dit l’agronome.

— Celles du Nord finissent par coucher.

— Pas toutes, pas toujours.

— Quand elles ont tellement agacé un homme qu’il en devient fou, elles ont l’honnêteté de coucher.

— Ce n’est pas une question de latitude.

— Ou vous coucherez avec la Mariette, continue le commissaire, ou vous ne coucherez pas. De toute manière, il se trouvera dix témoins pour jurer que vous l’avez violée ou que vous avez tenté de la violer. Toute la paroisse s’en mêlera, le curé. On vous traînera devant le tribunal. Vous n’aurez le choix que de l’épouser ou de lui faire une pension…

L’agronome se refuse à croire à tant de noirceur et proteste de la pureté de ses intentions. La danse se termine et Giuseppina va s’asseoir sur un banc, à côté de la fille de l’avocat Salgado. Le commissaire essaie de convaincre l’agronome du danger qu’il court en engageant Mariette à son service.

— Dans le Sud, vous ne trouverez que des juristes. Même un ouvrier agricole qui ne sait ni lire ni écrire est un grand juriste…

L’agronome a une voiture. Bon. Sur les routes du Sud, il lui est sans doute maintes fois arrivé d’être obligé de freiner à bloc, pour éviter un cycliste qui tourne brusquement sur sa gauche. Oui. Comment fait le cycliste ? Il tend le bras et tourne aussitôt à gauche, même si au même instant une voiture arrive à cent à l’heure derrière lui. Pourquoi ? Parce que c’est son droit. Il a tendu le bras, comme l’exige la loi ; donc il a le droit de tourner. Il ne se demande pas si le chauffeur de la voiture qui arrive derrière lui aura la possibilité de freiner à temps. Cela regarde le chauffeur. Lui, puisqu’il a le droit de tourner, son honneur l’oblige à tourner, même s’il doit y perdre la vie. S’il cédait au chauffeur, alors que la loi lui donne priorité sur le chauffeur, alors qu’il a droit sur le chauffeur, il perdrait son honneur auquel il tient plus qu’à la vie.

L’agronome soutient au contraire que ce n’est pas le Sud qui des pauvres fait des juristes, mais leur pauvreté même. Un pauvre n’a que son droit pour lui ; il y tient plus qu’à sa pauvre vie. Un riche a tellement de droits qu’il se permet de n’être pas à cheval sur le droit.

Ainsi discutent-ils. L’orchestre commence une nouvelle danse. Francesco, étudiant en droit, fils de Matteo Brigante, tient la batterie. Giuseppina passe dans les bras du jeune directeur de la succursale de la Banque de Naples.

— Au fait, demande le commissaire, comment l’idée vous est-elle venue d’engager à votre service la Mariette de don Cesare ?

Au fait, comment cela avait-il commencé ? Le Lombard était allé plusieurs fois voir don Cesare, lui parler chèvres. Il n’avait pas obtenu grands résultats ; ces féodaux ne s’intéressent pas à leur propre intérêt ; don Cesare paraissait plus soucieux des pâtres de l’antiquité que de l’amélioration de son troupeau ; on dit qu’il fait des fouilles ; il connaissait la recette des fromages de chèvre au IIIe siècle avant Jésus-Christ, mais ne faisait aucun effort pour que ses bergers fassent cuire leurs fromages, ses fromages, dans des récipients propres. Au cours de ces quelques visites, l’agronome avait remarqué la petite Mariette ; il l’avait trouvée délurée, – il veut dire vive, le regard éveillé. Comme il a besoin de quelqu’un…

— Personne ne vous a proposé de l’engager ?

L’agronome se souvint qu’en effet, une grande et forte femme, une brune qu’on lui a dit être la maîtresse de don Cesare, Elvire en effet, la sœur de Mariette, s’était étonnée qu’il n’eût qu’une chevrière pour tenir sa maison.

— Vous voilà pris dans nos rets, s’écrie le commissaire.

— Pourquoi pas ? demande l’agronome.

« Elle le possède », pense le commissaire. Il aime cette expression. Il y a des humains qui en possèdent d’autres ; les possédants deviennent à leur tour possédés ; les possessions l’une l’autre s’enchaînent ; on n’y échappe pas. Il a possédé beaucoup de femmes, des femmes mariées surtout ; son métier lui offre des facilités que d’autres n’ont pas ; il prenait toujours l’initiative de la rupture, mais le plus souvent la femme restait possédée de lui ; elle quémandait une dernière aventure ; c’était perpétuellement la dernière entrevue ; il en tirait quelque gloire. Maintenant, c’est Giuseppina qui le possède.

— Avez-vous déjà entendu la Mariette chanter ?

— Non, répond l’agronome.

— Elle a un certain don, dit le commissaire. Une voix placée très haut qui donne des effets intéressants dans certaines chansons locales. On trouve quelquefois ce genre de voix parmi les paysannes de la région. Peut-être faut-il être né sur le littoral manacoréen pour l’apprécier. Vous n’aimerez probablement pas. « La voix » n’est pas sans rapport avec le nasillement des femmes arabes.

— La voix ! demande le Lombard.

— Nous disons « la voix » pour désigner ce genre de voix. Les femmes qui ont le don de « la voix » sont un peu sorcières.

— Vous croyez à la sorcellerie ? demande le Lombard.

Le commissaire pense que les gens du Nord manquent décidément d’esprit.

— Absolument pas, répond-il. Mais tout se paie. À ceux qui héritent d’un don particulier, la nature refuse quelque chose d’autre.

— Vous autres, dans le Sud, dit l’agronome, toujours en train de philosopher.

— Faites attention, poursuit le commissaire. Les gens doués manquent de cœur. Mariette a le regard dur. Elle vous possédera…

— Ces filles élevées à la dure dans vos grands domaines du Sud font de bonnes ménagères, répond l’agronome.

La loi prenait décidément bonne tournure. Sept parties déjà sans que les tarots aient désigné Tonio pour patron. Et personne ne l’avait choisi pour sous-patron. Pour que La Loi soit plaisante à jouer, il faut une victime, clairement désignée, que le sort et les joueurs traquent jusqu’à épuisement ; ainsi seulement ce jeu de pauvres devient aussi excitant que la chasse à courre ou la course de taureaux, davantage même, la victime étant un homme.

Pour la huitième partie, le tavernier fit crédit à Tonio qui avait perdu ses deux cents lires et dix de plus. Les tarots furent lents à se prononcer et l’on crut un moment que l’homme de confiance de don Cesare allait gagner. On l’eût regretté. Ce n’est cependant pas une règle absolue qu’il faille regretter que le sort, changeant soudainement d’humeur, se mette à favoriser la victime. Le retournement a quelquefois des conséquences piquantes. Tout dépend de la qualité de la victime. Quand Matteo Brigante ou Pizzaccio, après avoir été longtemps perdants, se trouvent soudain en droit de faire à leur tour La Loi, le souvenir encore cuisant des humiliations reçues échauffe leur malignité naturelle et multiplie ses ressources ; comme quand un taureau de la bonne sorte et qu’on croyait fini, charge soudain en cherchant l’homme ; rien n’est si beau. Mais Tonio, à la huitième partie, se trouvait déjà trop mortifié pour fournir une belle charge ; de nature, il est sournois ; mais il avait perdu le sang-froid qui permet les jolies sournoiseries ; le souci d’argent, l’idée du crédit, contribuait aussi à l’alourdir ; vainqueur à cette heure, il n’eût pas su exploiter la victoire jusqu’à l’anéantissement de l’adversaire, comme doit faire un bon général et un bon joueur de La Loi. Les tarots par bonheur se prononcèrent finalement pour don Ruggero, qui fut proclamé patron. Il commençait à prendre intérêt à la partie et désigna Matteo Brigante sous-patron, l’estimant le plus méchant.

Tonio se leva.

— Je te dois quarante lires, dit-il au tavernier…

Il écarta sa chaise et se dirigea vers la porte.

— … je te les paierai la prochaine fois.

— Il se défile, cria Pizzaccio, il n’a rien dans le ventre.

— Bonsoir à tous, dit Tonio.

— Tonio ! cria don Ruggero.

Tonio était déjà sur le seuil.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-il à don Ruggero.

— Tu n’as pas le droit de partir, dit don Ruggero.

— Écoute-le, dit le tavernier à Tonio. Il sera bientôt avocat. Il sait ce qu’il dit.

— Tu n’as pas le droit de partir, continua don Ruggero, parce que tu n’as pas fini ton contrat.

Il y eut un murmure d’approbation. Don Ruggero relançait élégamment la partie.

— Écoute-moi, poursuivit don Ruggero. Tu es l’homme de confiance de don Cesare. Supposons que tu engages pour lui un commis. Le commis et toi, vous concluez un contrat verbal. Tu vois ce que je veux dire ?

Tonio écoutait le sourcil froncé, l’air buté.

— En vertu de ce contrat verbal, poursuivit don Ruggero, tu n’as pas le droit de renvoyer le commis sans préavis. Mais le commis n’a pas non plus le droit de cesser de travailler sans préavis. Tu es d’accord ?

— Oui, dit Tonio avec hésitation.

— En commençant la partie, tu as conclu un contrat verbal avec nous. Tu n’as pas le droit de partir sans préavis.

— Ça ne va pas, dit Tonio. Bonsoir à tous.

Mais il hésitait à franchir le seuil.

Don Ruggero fit du bras un ample geste.

— Je vous prends tous à témoin. L’homme de confiance de don Cesare donne l’exemple d’une rupture de contrat sans préavis !

— Bonsoir à tous, répéta Tonio. Mais il continuait d’hésiter.

— Je te retire mon crédit, dit le tavernier. Je ne fais pas crédit à un homme qui ne respecte pas son contrat.

— Situation nouvelle, proclama don Ruggero.

Il se leva vivement, rejoignit Tonio et lui mit la main sur l’épaule.

— Quand on n’a pas de crédit, on doit payer avant de sortir. Donne-lui les quarante lires que tu lui dois.

— Je n’ai pas d’argent, dit Tonio.

— Délit de grivèlerie. Ça relève du tribunal.

Il y eut un nouveau murmure d’approbation et quelques applaudissements. Un étudiant en droit, quand il veut s’en donner la peine, ajoute bien des agréments au jeu de La Loi.

— C’est vrai, s’écria l’Australien. J’ai vu ça un jour à Foggia. Le gars n’avait pas payé son repas. Le restaurateur a appelé les vigiles urbains qui l’ont arrêté.

— Je ne veux pas être méchant, dit le tavernier. S’il promet de rester jusqu’à la fin de la partie, je lui rends mon crédit.

On applaudit le tavernier. On entoura Tonio. On le poussa vers la table.

— Vous me possédez, disait-il, je sais bien que vous me possédez…

Mais il reprit sa place.

— Tu me paies un verre ? demanda aussitôt l’Australien à Matteo Brigante, sous-patron.

— C’est selon, répondit Brigante. Voyons d’abord si tu réponds bien.

— Interroge…

— Je voudrais savoir pourquoi Tonio comprend si mal la plaisanterie ?

— La Mariette lui tourne le sang.

— Bien répondu. Mais dis-moi : pourquoi la Mariette lui tourne le sang ?

— Je la regardais l’autre jour, en allant ramasser le poisson des pêcheurs de don Cesare. Elle était nue sous sa blouse. La sueur collait la toile à sa peau. On voyait tout, des seins comme des citrons, des fesses comme des grenades.

— Qu’est-ce que Tonio veut de la Mariette ? Voilà ce que je voudrais savoir.

— Sa virginité, répondit l’Australien. Mais Tonio n’est pas le seul à vouloir la virginité de la Mariette.

— À ton avis, qui l’aura ?

— Don Cesare, répondit l’Australien.

— Non, dit Matteo Brigante.

— Je te dis que c’est don Cesare, répéta l’Australien.

— Non, répéta violemment Brigante.

L’Australien insista. Don Cesare est un vrai seigneur. On n’a jamais entendu dire qu’il n’ait pas eu la virginité d’une fille de sa maison. Son père aussi avait été un vrai taureau seigneurial. Son grand-père de même. Don Cesare certes a maintenant soixante-douze ans ; mais sa bonne amie, Elvire, ne se plaint pas de lui. Une famille où l’on est toujours resté taureau jusque dans l’âge le plus avancé. À quatre-vingts ans, son grand-père ravissait encore la virginité des filles du marais.

L’Australien parlait avec une sorte de jubilation. De nombreux buveurs s’étaient peu à peu groupés autour de la table. La taverne était pleine. La jubilation gagnait tout le monde. On répétait : « Un taureau ! un bouc ! » Il semblait que la virilité de don Cesare fît honneur à toute l’assemblée.

— Tu as mal répondu, dit Matteo Brigante. Tu n’auras pas de vin.

— Tu me paies un verre ? demanda à son tour l’Américain.

— Dis-moi d’abord qui aura la virginité de la Mariette…

— Je le sais, dit l’Américain. Mon olivaie touche au marais. Rien ne m’échappe. Je sais ce que les femmes de la maison de don Cesare ont combiné de faire de la virginité de la Mariette.

— Dis-le.

— Mariette est pour l’agronome.

— Tu mens, dit Matteo Brigante.

Il avait bu beaucoup de vin depuis le début de la partie, étant presque continuellement patron ou sous-patron. Son jeu manquait désormais de finesse.

Il ne fallait pas nécessairement le regretter ; il arrive un moment, quand la partie a été animée, où la brutalité donne à La Loi une plaisante vigueur. La plupart des spectateurs avaient également beaucoup bu ; les rires et les exclamations montaient de ton.

L’Américain raconta comment la mère de Mariette et ses deux sœurs, Maria et Elvire, avaient appâté l’agronome. Mariette ira servir chez lui. Il ne se tiendra pas de mettre la main aux citrons et aux grenades…

— Mariette a donc des sabots ? demanda don Ruggero.

On rit énormément. L’édification de l’étable modèle avait persuadé toute la ville que l’agronome partageait le goût des hommes du marais. Il logeait ses maîtresses dans un palais.

Les spectateurs imitèrent le bêlement de la chèvre ; chacun avait sa manière de bêler. Certains grattaient le sol du pied, comme fait le bouc quand il va charger. D’autres baissaient le front et dessinaient avec la main dans l’air d’imaginaires cornes. Plus personne ne faisait attention à Tonio. Mariette était une fameuse petite chèvre. Un gars, appuyé sur le coin de la table, remuait les reins, imitant le bouc en train de saillir et à chaque soubresaut proclamait le nom de Mariette. On n’en finissait plus de rire et de bêler.

Quand ils furent un peu apaisés :

— Tu as mal répondu, dit Brigante à l’Américain. Tu n’auras pas de vin.

On hua Matteo Brigante.

— Tu me paies un verre ? demanda Pizzaccio.

Il souriait, l’air sûr de soi.

— Voyons ce que tu as trouvé ? demanda Brigante.

— Ce n’est pas don Cesare qui violera Mariette.

Ce n’est pas non plus l’agronome. C’est toi Matteo Brigante.

On hua Pizzaccio. Il était trop servile avec son patron-dans-la-vie. Ce n’était plus de jeu.

— Tu as bien répondu, dit fermement Matteo Brigante.

On hua de nouveau.

Brigante remplit un verre et l’offrit à Pizzaccio.

— Tu peux même, dit-il, me demander un second verre de vin, un troisième, toute la cruche si tu veux…

Les huées redoublèrent. La taverne prit un air d’émeute.

Brigante tapa du poing sur la table.

— Écoutez-moi, cria-t-il.

Il fallut un bon moment pour que le silence se rétablît.

— Écoutez-moi, reprit-il, je vais vous raconter comment moi, Matteo Brigante, je m’y prends pour violer une vierge.

Il se fit un grand silence.

Brigante se pencha vers Tonio.

— Écoute-moi bien, dit-il. C’est une leçon que je vais te donner. Mais tu ne sauras pas en profiter. Tu n’as rien dans le ventre.

Les yeux se portèrent un instant sur Tonio, victime désignée par La Loi. Mais ils revinrent aussitôt vers Matteo Brigante qui s’était levé.

— Supposons, commença-t-il, que la Mariette soit là, près de la table…

Il fit un récit net, détaillé et précis de ce que chacun rêvait d’accomplir.

Tonio était devenu blanc comme sa veste blanche fraîchement amidonnée. Des gars le surveillaient du coin de l’œil prêts à le ceinturer. Mais il ne bougeait pas, tout yeux à la mimique de Brigante.

Brigante insistait surtout sur la brutalité du déchirement. Comme il est maigre, sec et dur, cela faisait d’autant plus d’impression.

Tonio fixait sur lui le regard vide des spectateurs de la télévision.

— Et voilà, termina Brigante.

Le silence se prolongea encore un instant, puis les applaudissements éclatèrent. Plusieurs spectateurs imitèrent à leur tour les gestes du viol. D’autres recommencèrent à bêler ; les bêlements devinrent déchirants. D’autres se heurtaient du front, mimant le combat de deux boucs pour la possession d’une chèvre.

Matteo Brigante reprit son siège, face à Tonio. Il emplit un verre de vin et le lui tendit.

— Bois, dit-il.

Tonio prit le verre, en silence, et le vida d’un trait.

L’Australien battit les cartes pour les tarots de la neuvième partie. Tonio ne bougea pas.

— Je te fais crédit, lui dit le tavernier.

Tonio ne répondit pas ; il prit les cartes que distribuait l’Australien.

Dans la grande salle de la maison à colonnades, don Cesare, assis dans son fauteuil habituel, tient le regard, depuis le début de la soirée, sur une statuette de terre cuite que ses pêcheurs lui ont ramenée et qu’il a posée sur la table, dans la lueur de la lampe à pétrole.

À l’autre bout de la table, une longue, massive table de bois d’olivier, les femmes de la maison, la vieille Julia et ses trois filles, Maria, Elvire et Mariette, discutent vivement, dans la lueur d’une autre lampe à pétrole.

Les femmes sont assises sur des bancs, de chaque côté de la table, don Cesare dans le grand fauteuil napolitain du XVIIIe siècle, aux accoudoirs de bois doré tourneboulés en forme de magots. Ce fauteuil et les tons clairs de la massive table de bois d’olivier confèrent à la grande salle un air d’apparat ; don Cesare y reçoit ses visiteurs, depuis que les salons du premier étage sont entièrement consacrés à sa collection d’antiques.

Dans l’ombre du fond de la salle se dresse une cheminée monumentale, comme on les fait dans le Nord, fantaisie construite sur l’ordre du père de don Cesare, à la fin du siècle dernier. Les femmes y préparent les repas, sur un trépied à charbon de bois, comme dans les maisons où il n’y a pas de cheminée.

Don Cesare regarde la statuette de terre cuite posée dans la lueur de la lampe à pétrole, une danseuse aux hanches étroites, dont la minceur est soulignée par le drapé de la tunique.

Les femmes parlent haut ; elles savent que don Cesare ne prête pas attention à leurs propos. Depuis des années, on pourrait croire qu’il ne les entend plus. Quelquefois cependant, quand elles crient trop fort, il frappe la table du plat de la main, et dit :

— Femmes !

Elles se taisent. Bientôt elles chuchotent, puis le ton monte, puis elles crient de nouveau, et il ne semble pas s’en apercevoir.

Quand don Cesare, brouillé avec le régime fasciste, donna sa démission d’officier, en 1924, il avait quarante ans. Il entreprit d’écrire l’histoire d’Uria, prospère cité grecque, colonie d’Athènes, édifiée au IIIe siècle avant Jésus-Christ, entre le lac et la mer, là où s’étend aujourd’hui le marais. Déjà son père, en rébellion contre les Bourbons de Naples, et son grand-oncle, archevêque de Bénévent, tombé en disgrâce pour avoir tenu tête au terrible pape Annibale della Genga, avaient commencé à collectionner et à classer les antiques trouvées par les pêcheurs du marais et les laboureurs des olivaies.

Au début de sa retraite, don Cesare vécut dans le palais familial, à Calalunga, petite ville plantée sur la crête du plateau rocheux qui protège Porto Manacore des vents de terre. Le père et le fils étaient monarchistes libéraux, dans la tradition franc-maçonne de la maison de Savoie. Le père se rallia assez rapidement au fascisme. Les deux hommes ne se parlèrent plus après la signature du Concordat ; pour don Cesare, Mussolini, en transigeant avec le pape, et le roi, en l’y autorisant, avaient trahi la grande œuvre de libération entreprise par Victor-Emmanuel II, Garibaldi et Cavour. Il descendit dans la maison du marais, emmenant avec lui une partie des antiques. Il fit venir tout ce que l’on a écrit sur la colonisation grecque en Italie méridionale ; il avait fait des études sérieuses à Naples et lisait couramment le français et l’anglais ; il apprit l’allemand pour lire Münch et Todt qui font autorité quant à l’époque hellénistique. Pendant les premières années, il accumula énormément de notes. Il dressa le plan d’Uria. Le terre-plein de la maison à colonnades avait été l’emplacement de l’agora. La cité grecque était consacrée à Vénus. Le temple de la déesse s’élevait sur un mamelon rocheux, à l’embouchure du déversoir du lac. Don Cesare entreprit des fouilles ; le lac avait été un grand port.

Quand son père mourut, il continua d’habiter le marais, où il avait pris ses habitudes. Il pêchait, chassait et buvait avec les gens de sa maison ; il payait très bien les antiques qu’on lui ramenait. Les hommes feignaient de ne pas savoir qu’il faisait l’amour à leurs filles et à leurs sœurs ; lui, pour les faire venir à la maison, prenait toujours prétexte d’un travail : lessive, couture, épluchage des maïs, séchage des figues ; ainsi l’honneur des hommes était sauf. Quand la fille, la première nuit passée, lui plaisait encore, il l’engageait comme servante ; on ne lui fit jamais de chantage, parce qu’il est dans la tradition des seigneurs du marais d’Uria de témoigner de l’amitié aux filles et femmes de leur maison. Quand une fille ne lui plaisait plus, il la mariait. Il garda la Julia après l’avoir mariée, parce qu’elle cuisinait bien et parce que son mari prenait grand soin des antiques ; chargé de l’entretien des collections, il ne cassa pas une seule pièce, en dix ans. Ensuite, il la garda à cause de ses filles.

Il n’habitait que quinze jours par an le palais de Calalunga, le temps de régler ses affaires avec les régisseurs de ses domaines. Le bois constituait une bonne part de ses revenus ; il possédait la plus grande partie de la forêt de l’Ombre qui couronne la crête rocheuse, derrière Porto Manacore. Les olivaies et les jardins d’orangers et de citronniers étaient disséminés sur les collines intermédiaires, premiers contreforts de la montagne ; il en vendait le produit sur pied, dès la première floraison, à des hommes d’affaires de Foggia qui prenaient pour eux le risque des intempéries ; bien sûr, ils calculaient leurs prix de façon à s’assurer largement contre les colères du ciel ; mais don Cesare y gagnait de n’avoir plus à s’occuper de ses affaires tout le reste de l’année. Il gérait lui-même, assisté par son « homme de confiance », les pêcheries du lac et du marais, d’un maigre rapport, mais son terrain de chasse, de pêche et de plaisir.

Le temps passant et les complicités se fortifiant, les régisseurs et les hommes d’affaires le volaient toujours davantage. Il s’en souciait peu, n’ayant pas les besoins des propriétaires qui passent une partie de l’année à Rome ou à l’étranger. Il lui restait bien assez pour la chasse et pour les antiques. Il payait les terrassiers des fouilles et les familles de ses maîtresses avec l’huile et le blé, redevance de ses régisseurs. Les filles se contentaient de babioles et de la fierté de nourrir leur famille. Don Cesare se trouvait donc à l’aise, quoique énormément volé. On le respectait, bien qu’on le volât, parce qu’on savait qu’il savait qu’il était volé ; il n’était pas dupe, mais magnanime ; pour maintenir cette conviction, il lui arrivait de temps en temps de chasser un de ses régisseurs, au hasard ; l’homme allait prendre rang parmi les désoccupés, le long des murs de la Grande Place, à Porto Manacore.

Le palais de la Calalunga avait été une huilerie, au XVIIe siècle, quand les ancêtres de don Cesare pressaient les olives pour toute la région et y gagnaient assez d’argent pour acheter l’un après l’autre les domaines de leurs clients. C’était une grande bâtisse d’allure beaucoup moins noble que la villa du marais construite vers 1830, avec des colonnades à la mode du temps. Le palais était juché tout en haut de la ville, sur une petite place, entre une austère église romane et des maisons qui avaient appartenu à des marchands, quand Calalunga était un centre commercial. Les pressoirs à meules de pierre, installés dans les sous-sols, ne servaient plus depuis longtemps, les hommes d’affaires ayant installé une huilerie mécanique avec des moteurs Diesel, sur la place neuve, en bas de la ville. Dans les magasins du rez-de-chaussée, les jarres de cinquante litres, en terre cuite, restaient alignées côte à côte, vides, « les statues de mes ancêtres » disait don Cesare, quand il lui arrivait de faire visiter son palais. Trois étages d’habitation, salons vénitiens, salle à manger anglaise, chambres à coucher françaises, et le grenier communiquant de plain-pied avec le clocher, d’où l’on domine toute la région.

Chaque année, quelques jours avant l’arrivée de don Cesare, les gérants des domaines envoient leurs femmes nettoyer le palais. On retire les housses des fauteuils, on lave, on balaie, on époussette ; les familles des gérants, leurs amis et les amis de leurs amis visitent le palais, en s’exclamant sur les meubles ; on admire surtout la chambre napolitaine du XVIIIe siècle, avec les grandes glaces à cadres de bois doré, de l’époque des chinoiseries, et les magots géants. (Les riches Napolitains avaient imité les fermiers généraux, en plus grand, à l’échelle de leurs palais). C’est un fauteuil de cette chambre que don Cesare a fait descendre au marais, après la mort de son père.

Pendant les quinze jours qu’il passe chaque année à Calalunga, don Cesare reçoit sa parenté, rejetons des branches cadettes qui n’ont pas hérité de domaines ou seulement de petits domaines, avocats, professeurs, médecins, pharmaciens, surtout des avocats. Ils viennent de Calalunga et des villes voisines, avec toute leur famille. Don Cesare les reçoit dans le grand salon vénitien où il a fait amener, pour lui seul, un fauteuil anglais ; il fait asseoir les autres sur les incommodes sièges, à rigides dossiers de bois peint, sauf une nièce ou une petite-nièce, quand elle est jolie, sur un tabouret, à ses pieds.

Quelques années après la mort de son père, quand il a été bien établi qu’il ne se marierait pas et que chaque parent a pu espérer d’être désigné pour héritier, il s’amusa de leur servilité. Il obligeait le dignitaire fasciste à lui raconter les potins du parti, les trafics de Ciano, les coucheries du Duce ; il ponctuait le récit de solides injures méridionales. Il contraignait les dévotes à blasphémer.

— Alors, ma tante, quand m’amènerez-vous cette nonne ? Avouez que vous serez bien aise de me voir cocufier le Saint-Esprit !

— Oui, mon neveu.

— Avouez que vous serez bien aise…

— J’en serai bien aise, mon neveu…

— De me voir cocufier le Saint-Esprit, insistait-il.

— De vous voir cocufier, mon neveu…

— Cocufier le Saint-Esprit, insistait-il.

— Cocufier le Saint-Esprit, répétait après lui la dévote.

Tout le monde riait.

C’était avant la Deuxième Guerre mondiale. Don Cesare maintenant reçoit ses parents en silence ; il sait que la servilité humaine n’a pas de limite.

Du temps qu’il n’avait pas encore achevé de s’en convaincre, il touchait les cuisses des jeunes filles, devant leurs parents assis, le buste droit, sur les inconfortables sièges vénitiens ; il tâtait les seins et les fesses ; il appréciait, jaugeait, jugeait avec les mots crus. Les pères et les frères se levaient discrètement et feignaient de bavarder devant la fenêtre, dos au salon, pour que leur honneur ne les obligeât pas à intervenir. Les mères s’écriaient :

— Ah ! don Cesare, vous ne changez pas, vous ne vieillirez jamais…

Les filles cachaient moins complètement leur déplaisir. S’il les avait acculées dans une pièce isolée, sous un honnête prétexte, elles ne se fussent pas tenues pour offensées ; toute leur éducation les avait formées à être flattées du désir des hommes, seule chance d’échapper à ce ratage de la vie, le célibat. Mais c’était une offense délibérée que de les palper en public, comme des chèvres au marché. Les unes rougissaient, les autres pâlissaient, selon leur tempérament, mais elles ne faisaient pas d’éclat, les unes par crainte des réprimandes maternelles, les autres pour ne pas offenser leur père ou leurs frères en assumant, à leur place et alors qu’ils s’y dérobaient, une affaire d’honneur, domaine réservé aux hommes.

Un jour pourtant une petite-nièce se fâcha. C’était tout de suite après la guerre, quand le désordre des occupations et des libérations successives donna aux filles des idées de liberté et de dignité. Elle se dégagea brusquement.

— Vieux porc ! cria-t-elle.

Don Cesare fut enchanté au-delà de toute expression. Il fit taire la mère qui accusait la jeune fille d’avoir mal interprété les caresses paternelles de son grand-oncle ; il fallait (dit la mère) qu’elle eût l’imagination bien dépravée. De retour dans la maison à colonnades, il manda qu’on la lui envoyât, pour l’aider à classer ses antiques.

Pendant un mois, il ne lui adressa pas la parole, sauf pour lui expliquer le classement et l’étiquetage, le système des fiches. La jeune fille, qui avait fait quelques études, s’en tira au moindre mal ; elle ne mit pas de désordre dans les collections, mais elle ne lui posa jamais une seule question sur l’antique cité d’Uria. Il tenait cent récits tout prêts ; il s’était pris à rêver d’avoir une collaboratrice intelligente. Elle travaillait mécaniquement, dix heures par jour, au premier étage ou sous les combles, sous le toit où le soleil d’août, le soleil-lion, dardait toutes ses flèches. Le reste du temps, Julia, Maria alors régnante, Elvire qui avait encore son mari, et même Mariette qui approchait des sept ans, l’âge de raison, la tourmentaient de mille manières ; le pire n’était pas qu’on souillât ses aliments ou qu’on l’injuriât à voix basse au passage ; chaque soir elle trouvait sur son lit, clair avertissement, un oignon de Carrare. Le suc de l’oignon de Carrare enflamme les muqueuses, les gonfle, embrase le corps tout entier, peut même, dit-on, provoquer la mort ; il s’inflige comme l’amour ; je te marierai avec l’oignon de Carrare, suprême menace ; c’est le châtiment infligé aux garces qui troublent la paix des ménages. L’oignon de Carrare pousse au milieu des dunes une grande fleur blanche, une étoile parfumée, candide.

La nuit, la jeune fille entendait des pieds nus qui couraient dans le couloir, des grattements à sa porte, des chuchotis de femmes.

Un soir, elle entra dans la chambre de don Cesare, sans frapper, muette, blanche dans sa chemise de nuit blanche. Il la prit sans plaisir et la renvoya le lendemain chez ses parents.

Ce fut vers cette époque-là qu’il commença à ne plus chercher de limite à la servilité.

La petite-nièce qui ne s’était pas maintenue dans sa fierté, comme il l’avait espéré (et qui n’avait pas manifesté d’intérêt pour la noble cité d’Uria) y fut pour moins que les événements politiques. À la Libération, il avait espéré un réveil de l’Italie ; mais le gouvernement des prêtres avait succédé à celui de Mussolini, ce qui ne valait pas mieux, estimait-il, pour la dignité humaine.

Dans les débuts de son exil volontaire, il s’était fait une philosophie de l’histoire. Chaque uomo di cultura de l’Italie méridionale se fait sa propre philosophie de l’histoire. Les rois triomphent du pape, le peuple abat les rois, mais se laisse reprendre le pouvoir par les prêtres ; sur l’exemple italien, il avait reconstruit l’histoire du monde, âge théocratique, âge héroïque et âge démocratique s’engendrant l’un l’autre, en un perpétuel retour. L’âge héroïque était celui des rois et l’apogée du système. Les tyrans, faux héros du peuple, préparaient le retour au pouvoir des prêtres ; ainsi Mussolini signant le Concordat. Don Cesare avait été formé par la lecture de Jean-Baptiste Vico, philosophe napolitain du XVIIIe siècle, précurseur de Hegel et de Nietzsche. Vico proclamait l’ère des héros-rois. Elle avait peu duré en Italie. Don Cesare était né sur la mauvaise pente de l’éternel retour. Le plébiscite de 1946 et la proclamation de la République italienne mirent fin à ses derniers espoirs ; Umberto, en partant pour le Portugal, laissait place libre à la plèbe et aux prêtres.

Rome déjà avait connu cela ; pour don Cesare, la décadence de Rome avait commencé avec la fin des guerres puniques, et Auguste avait été le premier des papes italiens. C’était du temps d’Auguste que le port d’Uria avait commencé de s’ensabler. Don Cesare cessa de lire les journaux.

Désormais, quand les envoyés du parti monarchiste libéral vinrent lui demander de l’argent, il les fit asseoir sur le banc, en face de lui, lui dans le fauteuil napolitain du XVIIIe siècle. Il les regardait en plissant les paupières. Il les écoutait en silence, sans un mot d’approbation ni de désapprobation.

Il avait un peu grossi, mais il ne bedonnait pas. Grand, toujours très droit, la mâchoire un peu empâtée. Le visage sans expression, sauf ce plissement attentif de l’œil. Les joues glabres ; il se rasait soigneusement chaque matin, avec le rasoir à grande lame du temps de sa jeunesse. Les cheveux blancs bien coupés, bien peignés ; un coiffeur de Calalunga descendait deux fois par mois. Il se tenait là, dans son fauteuil, à accoudoirs tourneboulés, immobile, massif, attentif, dans l’attente pesante de quelque événement qu’il savait ne pas devoir se produire. Exactement comme il est ce soir, le regard posé sur la statuette de terre cuite que ses pêcheurs lui ont rapportée, tandis qu’à l’autre bout de la table de bois d’olivier, les femmes de sa maison se disputent sur un ton de plus en plus élevé. Les envoyés du parti se demandaient si c’était bien à eux et à ce qu’ils disaient qu’il était attentif.

Quand ils avaient fini de parler, il leur tendait sans un mot l’enveloppe qu’il avait préparée d’avance. Ils partaient en bredouillant des remerciements, des excuses, des promesses. Tonio les accompagnait jusqu’au perron et, arrivé à la première marche, criait :

— Vive le Roi, messieurs !

Ils lui tapaient sur l’épaule et lui donnaient un pourboire, disant :

— Don Cesare a bien de la chance d’avoir un homme de confiance comme toi.

Ils savaient que Tonio était davantage valet qu’homme de confiance et qu’au surplus il votait rouge comme tout le peuple de Manacore. Mais ils disaient cela pour dire quelque chose, effacer le silence de don Cesare.

Il est là, dans le halo de la lampe à pétrole, massif, calé dans son fauteuil, les bras à plat sur les accoudoirs tourneboulés, regardant la statuette grecque, l’œil légèrement plissé par l’attention.

Les femmes essaient de convaincre Mariette d’entrer au service de l’agronome.

Il y a déjà une semaine que l’homme a fait sa demande et il viendra d’un jour à l’autre prendre la réponse. Julia l’avait prévenu qu’elle devait obtenir l’autorisation de don Cesare. Elle n’avait pas prévu que Mariette se refuserait à la chance qui s’offrait à elle.

Mariette s’obstine à dire « non ». Elle n’ira pas servir chez le Lombard au poil blond. Et s’il revient la solliciter, elle le renverra à ses chèvres.

Julia avait craint un refus de don Cesare. Elle avait plusieurs fois surpris le regard du vieillard posé sur sa cadette, lourd, attentif ; il la voulait sans doute pour lui, comme il avait eu les autres. Mais don Cesare avait souri, de son sourire à peine esquissé, son sourire malicieux de l’ancien temps.

Mariette ne veut pas.

Ses sœurs lui décrivent l’étable-modèle sur laquelle elle régnera. Le Palais de Mille et une Chèvres. Des abreuvoirs automatiques, des trayeuses mécaniques, les stalles lavées au jet d’eau, des mélangeurs à moteur. On vient visiter cela de toute la province de Foggia, et même de Naples. Elles imaginent Mariette régnant, recevant en reine, distribuant des cadeaux ; ni sa mère ni ses sœurs ni elle-même ne pensent qu’en la demandant pour servante, l’agronome ait pris le mot servante dans son sens strict. Servir est l’honorable prétexte. Elles ont compris que l’agronome voulait Mariette dans son lit, mais entendait bien ne pas l’épouser ; et elles ont aussitôt établi leurs contre-batteries pour qu’il l’ait, – elles l’y ont d’ailleurs provoqué – mais soit forcé de l’épouser ou qu’il lui en coûte cher.

Le Lombard a une Fiat Mille Cento, comme le commissaire de police.

— Il t’emmènera à Bologne, dit Elvire.

(Ce sont surtout des Bolonais qui viennent chasser les oiseaux de fer dans les marais. Bologne pour les Manacoréens est la ville du Nord par excellence).

— Quand j’étais jeune, dit Julia, don Cesare avait promis de me mener à Bologne.

— À moi aussi, dit Maria, don Cesare avait promis Bologne. C’est une ville qu’on peut traverser tout entière sous des arcades.

— Moi aussi, dit Elvire, il m’a promis de m’y emmener. C’est une ville où l’on peut marcher pendant des heures sous la pluie sans être mouillé.

— L’agronome y emmènera Mariette, reprend Maria. Il fera ce qu’elle voudra. Elle l’a ensorcelé.

Mais Mariette secoue la tête. Elle ne répond même plus à sa mère et à ses sœurs. Elle n’ira pas chez l’agronome. Elle reste enfermée dans son silence, aussi obstiné que celui de don Cesare.

Chacune des trois femmes pense aux bénéfices que le refus de Mariette détourne d’elle. Maria aux cadeaux qu’un amant à l’aise fait pleuvoir sur la famille de sa maîtresse. Elvire à l’éloignement d’une rivale parvenue à l’âge de prendre sa place auprès de don Cesare. Julia à l’occasion d’ameuter toute la ville contre l’homme, jusqu’à ce qu’il se plie à la loi.

— Si Mariette refuse l’agronome, dit la vieille Julia, c’est qu’elle a quelqu’un d’autre.

— Je me demande qui elle a ? dit Maria. Peut-être mon Tonio ?

Elvire est assise à côté de Mariette. Elle lui parle sous le nez :

— Dis-nous qui tu as ?

Mariette esquisse un sourire et ne répond pas.

— Elle a quelqu’un ! répètent les trois femmes.

Elles se lèvent et entourent la jeune fille.

— Dis-nous qui tu as !

Elvire lui pince le bras, au-dessus du coude, méchamment, en tournant. Maria lui saisit le poignet pour le tordre. La vieille Julia l’attrape aux cheveux.

— Dis-nous qui tu as !

Mariette rue pour se dégager. Un coup de tête à sa mère, un coup de coude à sa sœur. Elle s’échappe, fait le tour de la table en courant et va s’asseoir près du fauteuil de don Cesare, sur le petit banc où il pose parfois les pieds.

Don Cesare écoute le jeune fille reprendre peu à peu son souffle.

Les femmes crient. Elvire a reçu le coude de sa sœur dans la poitrine ; elle va mourir d’un cancer au sein, comme la femme de don Ottavio. Julia saigne de la lèvre ; sa fille a voulu la tuer.

Don Cesare frappe la table du plat de la main. Les femmes se taisent et vont s’embusquer dans l’ombre de la grande cheminée, au fond de la salle. Mariette assise sur le petit banc, la tête dans les mains, guette sa mère et ses deux sœurs, par-dessus les genoux de don Cesare.

Le souffle de la jeune fille s’apaise peu à peu.

Don Cesare regarde la statuette grecque dans le halo de la lampe à pétrole.

Dans l’ombre de la cheminée, à l’autre bout de la salle, les trois femmes chuchotent à voix pressée. Elles combinent une manœuvre pour s’emparer de Mariette qui a voulu tuer sa mère.

Matteo Brigante mit fin au jeu de La Loi ; il devait aller contrôler le bal. La partie d’ailleurs avait cessé d’être divertissante, dans l’instant même que Tonio avait accepté de boire le verre de l’humiliation. L’homme de confiance de don Cesare avait ensuite perdu six parties et s’était endetté de deux cent vingt lires, mais plus personne ne s’était intéressé à lui. Il aurait fallu que le sort désignât une autre victime. Peut-être pas. La Loi, comme la tragédie, exige l’unité d’action. Les bons joueurs savent arrêter la partie quand la victime a été exactement exécutée.

Tonio quitta la taverne et monta vers la Grande Place pour prendre la Lambretta.

Sous le pin du roi Murat, Giuseppina commençait un boogy-woogy avec le Romain. Francesco, fils de Matteo Brigante, menait adroitement l’orchestre. Le clairon faisait des solos dans le style de La Nouvelle-Orléans. Le Romain, malgré sa moue méprisante de César du Bas-Empire, ne trouvait rien à reprocher ni au jazz, ni à sa danseuse. Les Manacoréens sont des citadins ; ils étaient déjà des citadins au IVe siècle avant Jésus-Christ, quand Porto Manacore était la rivale d’Uria, la ville de Vénus.

Le commissaire venait de se séparer de l’agronome. Il s’approcha de la barrière verte et regarda les danseurs. La sueur collait la robe de Giuseppina sur ses épaules. Le commissaire vit, avec les yeux du Romain, la robe collée aux épaules par la sueur. Il se détourna et marcha vers l’autre bout de la place, la partie que les gros globes électriques bleu-blanc éclairaient moins violemment.

Les habitants de la Vieille Ville, par groupes, regardaient le bal de loin. Les estivants, par deux ou trois, marchaient sur la terrasse, attendant la brise de mer, qui ne venait pas. Les guaglioni, les gamins dont Pippo et Balbo sont les chefs, passaient par rafales, surgissant d’une ruelle, fusant au travers des estivants comme une volée de plomb. Les vigiles urbains, la cravache à la main, guettaient les guaglioni.

Le commissaire gagna la partie la plus sombre de la Grande Place et se trouva face à face avec Tonio qui venait prendre la Lambretta.

— Bonsoir, monsieur le commissaire, dit Tonio.

— Bonsoir, dit le commissaire.

Tonio n’avait rien prémédité. Ce fut quand il vit le commissaire devant lui que les mots se nouèrent. Le commissaire ne le regardait même pas ; il avait répondu distraitement « bonsoir » ; il regardait pardessus Tonio, du côté des globes bleu-blanc du bal.

— Le matin du vol du portefeuille du Suisse, commença Tonio, quelqu’un est allé dans l’isthme… on est venu par la mer, en se jetant à l’eau du haut des rochers où don Cesare fait faire des fouilles… on a remonté en nageant le déversoir du lac… un fameux nageur ; quand il était jeune, on l’avait surnommé le maître de la mer… il a abordé la dune deux cents mètres en aval du pont, à l’abri des bambous ; c’est pour cela que personne ne l’a vu…

— Sauf toi, dit le commissaire.

— Sauf moi, reprit Tonio. J’étais sur le toit, en train de mettre des figues à sécher sur les claies. Du toit, l’œil plonge au-delà des bambous.

— Tu ne t’en souviens que ce soir ?

— Je n’ai pas osé vous en parler… l’homme est dangereux… Matteo Brigante…

Le commissaire regarda longuement Tonio, petit, étriqué dans sa veste blanche maintenant défraîchie, le teint jaune des malariques, l’œil bilieux.

— Matteo Brigante, répéta Tonio.

Le commissaire Attilio se sentait triste.

— Alors toi, dit-il, c’est la Mariette…

— Mariette n’a rien vu, s’écria Tonio.

— Toi donc, reprit le commissaire, c’est la Mariette que tu as dans le sang.

— Je vous dis que c’est Matteo Brigante qui a fait le coup !

— De la voir toute la journée, qui remue les fesses, et de ne pas pouvoir y toucher, ça te ronge le foie…

— J’ai reconnu Matteo Brigante, avant même qu’il ait touché terre… À sa manière de nager, j’étais déjà sûr que c’était lui… Il a une manière bien à lui de nager… tout le monde vous le dira…

— Alors, reprit le commissaire, Matteo aussi veut tâter de la Mariette !

— Il a mis pied à terre juste au-delà des bambous, il s’est glissé derrière les buissons de romarin…

— Tu l’as vu, coupa le commissaire. Il allait peut-être rejoindre ta Mariette. Mais ce n’était pas le matin du vol.

— Le matin du vol, répéta Tonio, je l’ai vu, je vous le jure.

Le commissaire regarda tristement Tonio.

— Le matin du vol, dit-il, Matteo était à Foggia, chez un homme d’affaires. J’ai vérifié.

— Je suis prêt à jurer devant le tribunal, dit Tonio, que j’ai vu Matteo Brigante dans l’isthme, le matin du vol.

On commençait à faire cercle autour d’eux, mais à distance. On se demandait de quoi le Tonio de don Cesare pouvait bien parler au commissaire. Tonio parlait en haletant, mais à voix presque basse. Pippo, le chef des guaglioni, et Balbo, son lieutenant, se glissèrent au premier rang des curieux.

— De penser que c’est un autre qui la tripote, ça te donne même du courage, dit le commissaire.

— Mais puisque je vous jure que je l’ai vu dans les buissons, en train de ramper vers la voiture…

— Va retrouver ta Mariette, dit le commissaire.

Il fit un pas pour s’éloigner, Tonio se planta devant lui et l’arrêta.

— On croirait, cria Tonio, on croirait que c’est Matteo Brigante qui fait la loi à Manacore !

— Même du courage, murmura le commissaire Attilio.

Mais il remarqua la foule attroupée autour d’eux, Pippo et Balbo au premier rang. Il prit Tonio par les épaules, le fit tourner sur lui-même et le poussa vers la Lambretta.

— Vai via becco cornuto ! lui cria-t-il, assez haut pour être entendu de tous, fous le camp cocu cornufié !

Tonio chancela et se raccrocha à la Lambretta.

Le commissaire s’éloigna à grands pas vers les globes bleu-blanc du bal. L’orchestre se reposait. Francesco Brigante expliquait à ses camarades du Cercle de jazz de Porto Manacore un truc de bebopiste. Giuseppina s’était assise sur la balustrade de la terrasse qui domine le port et la baie. Le Romain se tenait debout à côté d’elle, un tricot bleu pâle sur les épaules, les manches nouées autour du cou malgré la chaleur, parce qu’il avait vu sur un magazine que les tricots se portent ainsi à Saint-Tropez, Giuseppina riait ; on ne voyait que ses lèvres rouges et ses yeux fiévreux. Elle balançait la jambe, et les dentelles de ses trois jupons superposés moussaient sous sa robe de bal. Le Romain la regardait sans sourire, la lèvre dédaigneuse.

Le commissaire s’approcha de la barrière verte. Tout le monde le regardait. Des notables le saluèrent. Des femmes de notables lui sourirent ; il est bel homme, élégant, spirituel et galant ; on ne savait pas encore que Giuseppina lui faisait la loi. Il obliqua et rentra dans la préture.

Tonio était debout près de la Lambretta. Il pensa qu’il allait mettre le moteur en route et rouler dans la nuit, aussi vite qu’il le voudrait ; mais d’imaginer cela ne lui donna aucun plaisir ; il en fut un instant surpris. Il avait un goût amer dans la bouche, comme lorsque l’on a trop fumé ; cela lui donna l’idée de fumer. Il traversa la place et acheta cinq cigarettes à crédit au Sels et Tabacs, resté ouvert à cause du bal. En sortant du magasin, il alluma une cigarette.

Il eut une première nausée, au milieu de la place. « Elle a donc des sabots ? », avait demandé don Ruggero. « Tu n’as pas le droit, Tonio », avait dit le tavernier. « Becco cornuto », venait de dire le commissaire. « Tu as mal répondu », avait dit Pizzaccio. « Voilà comment je ferai », dit Matteo Brigante. Tonio arriva jusqu’à la Lambretta. Il s’accrocha au guidon nickelé et vomit.

Deux hommes qui passaient le virent vomir.

— Le Tonio est plein. Il a sans doute gagné au jeu de La Loi.

— Il a gardé toute la cruche pour lui !

— Quand on n’a pas l’habitude d’être patron…

Umberto II fut chassé du trône. La petite-nièce étudiante resta un mois à étiqueter les antiques, sans poser une seule question sur Uria. Cette même année, les Bolonais vinrent en si grand nombre chasser sur le lac qu’ils firent un immense massacre des oiseaux de fer. Ce fut cette année-là que don Cesare commença de se désintéresser.

En apparence ses habitudes n’ont pas changé. Il a toujours passé la nuit dans la compagnie d’une femme, tantôt l’une, tantôt l’autre ; il continue ; dans la période présente, c’est Elvire. À la fin de la soirée, quand il se lève pour monter dans sa chambre, au premier étage, Elvire se lève du même mouvement et se détache des autres femmes ; elle le suit sans dire un mot. Ils se déshabillent en silence. Dans le lit, il s’assure qu’elle est là, en posant la main sur son sein ou en poussant sa jambe contre la sienne ; dans le sommeil, quand il se retourne, il la cherche de nouveau, sans se réveiller ; il a besoin de toucher quelque chose d’elle ; il en a été ainsi, depuis qu’il a eu vingt ans, en 1904 : il lui a toujours fallu une femme contre lui pour dormir. Mais il ne parle jamais à Elvire. Il la prend encore quelquefois, quoique de plus en plus rarement, désormais en silence, dans la nuit ; elle se demande s’il sait que c’est elle, Elvire, qu’il est en train de prendre. Il en est ainsi depuis qu’il s’est désintéressé.

Il continue de chasser et il rapporte toujours beaucoup de gibier, malgré les Bolonais. C’est un fin tireur, l’âge n’y a rien changé, et il connaît le marais, les dunes et les collines, mieux que les gens de sa maison. Mais il ne jure plus quand il a abattu une belle pièce ; son regard ne s’allume même pas ; il tue comme un boucher à l’abattoir. Depuis quelques années, Tonio l’accompagne, portant la gibecière et le second fusil, sans plaisir, avec une sorte d’effroi, comme s’il était au service d’une statue, une grande statue qui marcherait inlassablement, du même grand pas mécanique, à travers les bambous et les roseaux, les romarins des dunes et les épines des collines ; Tonio imagine confusément que les châtiments du Purgatoire sont de cet ordre ; pas ceux de l’Enfer, ceux du Purgatoire, cette marche sans fin au service d’une statue. Ou les Limbes peut-être.

Avec les gérants, les hommes d’affaires ou les rares visiteurs qui viennent encore jusqu’à la maison à colonnades, don Cesare a gardé les habitudes d’auparavant. Mais ses paroles résonnent dans un monde sans écho ; ses gestes se développent dans un espace sans consistance. Quand on dit qu’on va dans le marais, on pense les Limbes. C’est ainsi depuis qu’il s’est désintéressé.

Don Cesare est désintéressé, comme les chômeurs sont désoccupés. Ce n’est pas de leur faute, ce n’est pas de la sienne. Il ne se sent pas tellement différent des désoccupés qui attendent toute la journée, debout, le long des murs de la Grande Place de Porto Manacore ; mais lui, il n’a même pas l’espoir que survienne un événement qui le réoccupe. De l’espoir aussi, il s’est désintéressé.

Avec son habitude de la philosophie de l’histoire, il se demande parfois pourquoi il s’est désintéressé, lui, don Cesare, aux approches de la seconde moitié du XXe siècle, dans le marais d’Uria. Il se le demande sans y attacher autrement d’importance, parce qu’il a gardé l’habitude de se poser des questions, comme il a gardé toutes ses autres habitudes.

Entre 1904 et 1914, entre sa vingtième et sa trentième année, il avait voyagé à travers toute l’Europe, pendant les vacances universitaires, pour parfaire son éducation, selon le désir de son père. Un été, revenant de Londres, allant s’embarquer à Valence pour Naples, il s’était attardé au Portugal. Il s’était posé mille questions sur le déclin de cette nation dont l’empire s’était étendu tout autour du globe. Il avait connu des écrivains qui n’écrivaient pour personne ; des hommes politiques qui gouvernaient pour les Anglais ; des hommes d’affaires qui liquidaient leurs comptoirs du Brésil et vivaient de petites rentes, dans des villes de province, sans but. Il avait pensé que c’était le pire des malheurs que de naître Portugais. À Lisbonne, pour la première fois de sa vie, il avait fait rencontre avec un peuple qui s’était désintéressé.

Aujourd’hui, il pense qu’à leur tour les Italiens, les Français, les Anglais se sont désintéressés. L’intérêt a émigré vers les États-Unis, la Russie, la Chine, les Indes. Il vit dans un pays qui s’est désintéressé, sauf en apparence les provinces du Nord, mais ce n’est qu’une apparence, les Italiens du Nord, comme les Français, cachent leur désintérêt dans la rumeur de leurs automobiles et de leurs scooters. Les Italiens et les Français ont commencé de se portugaliser, après la Deuxième Guerre mondiale. Voilà ce qu’il pense, sans y attacher autrement d’intérêt.

Même l’attention qu’il continue de porter aux antiques a changé d’aspect. S’il garde encore un intérêt, c’est pour les antiques. On ne peut pas se désintéresser absolument, sauf dans la mort qui est précisément déliement total, désintéressement absolu. Il continue donc à porter attention à sa collection et aux nouveaux objets que lui apportent, au hasard de leurs trouvailles, les gens de sa maison et les laboureurs des domaines du voisinage. Mais il ne prend plus de notes, et il n’écrit plus d’articles pour les revues d’archéologie. Le manuscrit de son grand ouvrage sur la cité d’Uria est achevé depuis plusieurs années : mille et cinq cents pages d’écriture serrée, rangées dans le tiroir d’un classeur ; il ne l’a proposé à aucun éditeur, il faudrait réduire, condenser, concentrer, au profit de qui ? au profit de quoi ? ou le publier à ses frais, six gros tomes in-quarto, avec des hors-texte, un monument tiré à quelques exemplaires pour les spécialistes de l’histoire des colonies grecques, en Italie méridionale, à l’époque hellénistique ; l’idée lui avait plu, mais pas assez pour qu’il ne reculât pas devant l’ennui de discuter avec l’imprimeur, de corriger les épreuves, de recevoir des inconnus.

Chaque après-midi, entre la sieste et le souper, il défend qu’on le dérange. On dit qu’il travaille. Il regarde les vases, les lampes à huile, les statuettes, les monnaies rangés dans les salles du premier étage et sous les combles, classés, étiquetés, du même regard qu’il pose ce soir sur la statuette que lui ont ramenée ses pêcheurs, posée maintenant sur la longue table de bois d’olivier, dans le halo de la lampe à pétrole, – Mariette étant assise à ses pieds, sur le tabouret, les coudes sur les genoux et le visage entre les poings fermés.

On peut dire qu’il regarde, quoiqu’il soit impropre d’employer la forme active du verbe pour définir son regard. Ce n’est pas que don Cesare soit passif en face de la statuette. Non seulement il la voit, mais il la regarde, quoique son regard ne soit pas exactement actif ; il la pense, quoique sa pensée ne soit pas exactement active. Il pense la statuette et il pense en même temps tous les autres objets de sa collection, et il pense en même temps toute la ville d’Uria, la prospère cité hellénistique d’Uria resurgie du marais, l’agora sur le terre-plein où sèchent les filets, les maisons blanches, les portiques et les colonnades, les citoyens qui n’étaient désintéressés de rien de ce qui se passait dans le monde, cet air d’intelligence qui vibrait dans l’antique Grande Grèce, les fontaines, les porteuses d’amphores, le port avec les navires qui apportaient les produits de l’Orient et le temple de Vénus à la pointe du promontoire, debout dans la mer. Mais dire qu’il pense n’est pas tout à fait exact, la forme active opposant le sujet à l’objet, supposant une action du sujet sur l’objet, alors que don Cesare s’est tellement désintéressé, d’année en année, qu’il est devenu lui-même objet pour soi-même ; don Cesare en face de don Cesare pensant la statuette de terre cuite et l’intelligente cité d’Uria, mais aussi étranger à don Cesare qu’à la statuette de terre cuite et à la morte cité d’Uria ; sans amour, sans haine, sans plus aucun désir d’aimer ou de haïr, aussi dépourvu de toute sorte de désir que la défunte cité d’Uria. C’est cela le désintérêt.

Mariette cependant, assise aux pieds de don Cesare, observait, par-dessus les genoux du vieillard, sa mère et ses deux sœurs qui chuchotaient dans l’ombre de la haute cheminée. Les trois femmes combinaient de s’emparer d’elle, dès que don Cesare aurait quitté la grande salle, de la châtier d’avoir frappé sa mère et de lui faire avouer le nom de l’homme pour l’amour duquel elle refusait d’entrer au service du Lombard. Mariette ne s’inquiétait guère, ne craignant qu’Elvire, forte femme, dans la trentaine ; or Elvire devra suivre don Cesare dans sa chambre. Elle restait cependant sur ses gardes, les sachant toutes trois sournoises.

Mariette dormait d’ordinaire dans la même pièce que la vieille Julia, sa mère. Elle calcula qu’elle s’enfuira, dès que don Cesare sera dans sa chambre, et qu’elle passera la nuit dans la resserre d’un des jardins d’orangers et de citronniers. Ce ne sera pas la première fois. Elle a déjà souvent été obligée de s’enfuir pour échapper aux femmes de la maison.

Don Cesare se leva, prit la statuette de terre cuite et contourna la table, se dirigeant vers la porte du couloir. Elvire se leva du même mouvement, prit la lampe à pétrole posée sur la table, près du fauteuil, et suivit don Cesare. Dans le même moment, Maria alla jusqu’à la porte du perron, la ferma à clef et mit la clef dans sa poche.

Mariette ne s’inquiéta pas de se voir interdire l’issue du perron. Elle avait combiné de s’élancer dans le couloir, dès que don Cesare et Elvire seraient dans leur chambre, à l’étage du dessus. Au bout du couloir, une porte-fenêtre ouvrait sur un balcon à pilastres. C’était par là qu’elle s’enfuirait ; elle avait déjà plus d’une fois sauté du balcon sur le terre-plein de la villa ; elle s’accrochait à un pilastre et se laissait tomber ; elle rebondissait sur ses pieds nus et déjà elle courait dans les sentiers, entre les bambous.

Don Cesare s’engagea dans le couloir, suivi d’Elvire qui portait la lampe à pétrole. La vieille Julia, depuis la cheminée, Maria, depuis la porte du perron, se dirigèrent vers Mariette, assise sur le petit banc, au pied du monumental fauteuil napolitain du XVIIIe siècle.

Mariette s’apprêta à bondir ; mais elle n’était pas anxieuse. Elle ne craignait réellement qu’Elvire qui n’a pas eu d’enfants comme la Maria, qui a la verdeur des jeunes veuves, une forte brune qui avait manié le fléau comme un homme, quand son mari était métayer d’un domaine aride de la montagne ; il y avait laissé sa peau. Mariette se rappelle, Elvire, le fléau à la main, frappant sur l’aire, dans un nuage de poussière et de son, frappant comme un forgeron, comme elle l’avait vue quand on l’avait menée chez sa sœur à la montagne, elle avait huit ans.

Le pas lourd de don Cesare, les semelles de bois d’Elvire s’éloignèrent lentement dans le couloir. Le pas lourd de don Cesare, les semelles de bois d’Elvire. L’escalier tourne et le bruit se rapprocha, par en dessus.

Maria avançait vivement vers Mariette qui se leva du tabouret et commença à tourner autour du fauteuil. Elle voulait éviter l’accrochage. Elle attendait pour s’élancer dans le couloir que don Cesare et Elvire soient entrés dans leur chambre.

Don Cesare ouvrit la porte de la chambre, les semelles de bois d’Elvire derrière lui. Mariette refit le tour du fauteuil, Maria derrière elle.

Le pas lourd de don Cesare pénétra dans la chambre, juste au-dessus de la grande salle. Les semelles de bois d’Elvire s’avancèrent jusque devant la commode. Mariette pensa qu’Elvire était en train de poser la lampe à pétrole sur la commode.

Mais les semelles de bois d’Elvire revinrent en arrière. Les voilà dans le couloir. À pas pressés, comme les castagnettes à la fin de la danse. Les voici dans l’escalier.

Mariette a couru dans le couloir. Mais Elvire était déjà là, qui lui barrait le passage.

Elvire est plus grande, plus robuste que Mariette ; c’est une femme dans la force de l’âge. Elle renvoya Mariette dans la grande salle, en lui donnant des gifles, à toute volée, et des coups de genoux dans le ventre. Maria la reçut et lui saisit les bras par-derrière. La vieille Julia referma la porte, pour que don Cesare n’entendît pas.

Les femmes avaient préparé les liens, dans l’ombre de la cheminée ; Julia les avait dissimulés sous sa jupe. Elles ligotèrent Mariette au dos du fauteuil, lui attachant les chevilles aux feuilles d’acanthe des pieds, lui ramenant les bras en avant et les liant aux accoudoirs de bois doré tourneboulés en forme de magots. La jeune fille se trouva ainsi écartelée, la joue et la poitrine serrées contre la toile rude du dos du fauteuil, les reins en l’air.

Elvire décrocha l’un des fusils de chasse accrochés au mur. Elle dévissa la baguette d’acier qui sert à nettoyer le canon.

Don Cesare s’impatientait ; c’est d’ordinaire Elvire qui entre la première au lit ; ou peut-être avait-il entendu qu’on giflait Mariette dans le couloir. Il frappa du pied, à plusieurs reprises, fortement, contre le plancher de la chambre, juste au-dessus de la grande salle.

Elvire s’approchait du fauteuil, la baguette à la main. Elle leva la tête vers le plafond :

— Le vieux s’énerve, dit-elle.

Don Cesare frappa de nouveau le plancher.

— Énerve-toi, dit Elvire. Moi, je prendrai tout mon temps pour marquer la pucelle.

La baguette d’acier siffla dans l’air. Mariette était nue sous sa blouse de toile.

— Pour ta mère, dit Elvire.

Mariette serra les dents.

— Pour moi, dit Elvire.

— Pour ta mère.

— Pour moi.

Mariette hurla une longue plainte. La baguette cingla de nouveau. Les femmes entendirent le pas lourd de don Cesare qui se déplaçait du lit vers la porte de la chambre.

Elvire passa vivement la baguette à Maria.

— À toi, dit-elle. Marque-la pour la vie.

Elle courut vers la porte.

On entendit les semelles de bois dans le couloir, dans l’escalier. Il y eut un long moment de silence. Elvire et don Cesare devaient discuter. Puis on entendit le pas lourd de don Cesare rentrant dans sa chambre.

Maria s’approcha de Mariette crucifiée au lourd fauteuil de bois doré.

— Maintenant, dit-elle, tu vas nous dire le nom de ton bon ami.

Mariette serra les dents.

Maria prit du recul. La baguette cingla.

— Je vais te faire revenir la mémoire, dit Maria.

Dans le même instant, elles entendirent le moteur de la Lambretta, sous la fenêtre.

— Tonio, hurla Mariette, Tonio, au secours !

— Tu l’avoues donc que c’est lui, cria Maria.

Tonio fut tout de suite là.

— Détachez-la, dit-il.

Dans ses chaussures, face aux femmes pieds nus, dans sa veste blanche d’homme de confiance, face aux femmes, il se sentait très assuré.

— Plus vite que ça, dit-il.

Julia protesta qu’elle avait le droit de châtier sa fille.

— Qui est-ce qui fait la loi ici ? demanda Tonio. Seraient-ce les femmes ?

Il ajouta :

— Je devrais aller réveiller don Cesare. Il a interdit qu’on cingle dans sa maison. Il vous chassera…

Les deux femmes délièrent Mariette.

Mariette alla s’accoter au mur, les coudes un peu relevés, les mains à plat, prête à bondir.

Julia et Maria se tenaient devant le fauteuil. Elles regardaient Tonio.

« Tu n’as pas le droit, Tonio », avait dit le tavernier. « Tu as mal répondu », avait dit Pizzaccio. « Voilà comment je ferais », avait dit Matteo Brigante.

— Ecco, dit Tonio. La petite gardera longtemps les marques de la baguette… Vous filerez doux, vipères… Et maintenant, allez-vous coucher…

Mariette, tapie contre le mur, se mit à rire.

— C’est de toi qu’elle rit, dit Julia.

— Va te coucher, museau pourri, cria Tonio.

Les deux femmes sortirent à reculons. Arrivée sur le seuil :

— C’est de toi qu’elle rit, homme, répéta Julia.

Tonio claqua la porte et se trouva seul avec Mariette. Elle continuait de rire.

Tonio s’approcha de la jeune fille.

— Maintenant, dit-il, maintenant Mariette, tu vas bien me donner un baiser…

— Oui, dit Mariette.

Elle fit le pas qui les séparait.

Elle mit les mains sur les bras de Tonio, par tendresse ou pour l’immobiliser, il ne comprit pas tout de suite.

Elle se pencha et lui posa un baiser sur le front.

Il n’a pas eu le temps de comprendre. Elle s’est enfuie, légère, courant sur la pointe de ses pieds nus. Elle est déjà sur le perron. Elle s’y arrête un instant.

— Je t’aime bien Tonio, dit-elle, je t’aime bien, tu sais.

Elle disparaît dans la nuit.

En sortant de la taverne, Matteo Brigante invita Pizzaccio à boire un verre avec lui, au bal. Il paya les entrées, avec un billet de cinq mille lires. Les deux hommes s’assirent près du buffet. Brigante commanda une bouteille d’asti mousseux.

Il promena ses petits yeux, au regard dur, sur le bal, sur la place et sur les alentours. Il note tout (dans sa mémoire) en un clin d’œil. C’est une habitude qu’il a gardée du temps qu’il était quartier-maître dans la Marine Royale, et qui lui est bien utile maintenant qu’il contrôle Porto Manacore.

Une persienne bougea, au quatrième étage de la préture ; donna Lucrezia ne dormait pas. La Napolitaine descendue à l’hôtel Belvédère n’était pas au bal, elle se promenait probablement sur la plage, avec qui ? Giuseppina dansait avec le Romain, sans intérêt. Le secrétaire de la coopérative des fabricants de chaises avait amené danser ses trois filles et buvait du cognac français, où avait-il pris l’argent ?

Scrutant le terrain, son terrain, le racketteur jouait avec son greffoir. Un bel outil, à la marque des Due Buoi, des Deux Bœufs, ce qui se fait de plus cher en matière de greffoir ; il tient tout entier dans le creux de la main, le manche est noir, luisant, avec des chevilles de cuivre incorporées au bois, plus large à la base, bien adapté à la paume, confortable. La lame repliée repose dans le creux du manche, nette, lisse, brillante, dangereuse, délectable à regarder comme l’huître dans sa coquille, luxueuse comme la perle dans son écrin.

À une table voisine, deux touristes au cheveu filasse reluquaient les garçons. Ils avaient laissé leur voiture, une Volkswagen immatriculée en Bavière, à l’entrée de la rue neuve qui descend en lacets sur la plage. Brigante nota cela (dans sa mémoire) ; il contrôle aussi les arrangements que les garçons concluent avec les étrangers.

Il souleva légèrement la lame du greffoir, puis la lâcha, elle entra dans le manche avec un claquement sec. Il aime ce bruit net de jeune mâchoire.

À l’extérieur de l’enceinte du bal, Pippo et Balbo s’appuyaient contre la balustrade de la taverne. Pippo regardait Matteo Brigante.

Les pantalons de Pippo sont percés, déchiquetés, effrangés. Hommes, jeunes gens ou guaglioni, toute la Vieille Ville porte des pantalons loqueteux ; loques rapiécées, ravaudées, loques honteuses. Pippo porte glorieusement ses loques, comme les franges d’écume dont les anciens peintres entouraient Vénus. Sa chemise aussi est une loque, sans boutons, même pas nouée sur le ventre comme le font cette année beaucoup de guaglioni à l’imitation des estivants. Les lambeaux de sa chemise flottent sur ses épaules, comme l’écharpe de saint Michel Archange. Ses cheveux noirs retombent en boucles sur son front. Seize ans, chef des guaglioni, le regard hardi.

Balbo est rouquin, trapu, les loques en ordre ; quand il y a un butin à partager, il calcule les parts, c’est le bureaucrate de la bande. Pippo regardait Matteo Brigante, Balbo surveillait la place. Quand ils sont ensemble, c’est comme une seule tête qui tient les quatre points cardinaux dans un seul regard.

Les autres guaglioni avaient soudain disparu. L’orchestre fit une pause. Le silence fut pesant. Les clameurs des gamins avaient meublé les précédents entractes.

— Les guaglioni préparent quelque chose, dit Brigante.

— Ils sont allés se coucher, dit Pizzaccio.

— Le Pippo est là, comme un commandant sur sa passerelle. Il prépare un coup…

Brigante leva le doigt et fit signe à Pippo de s’approcher. Il voulait lui parler d’un côté à l’autre de la barrière verte.

Pippo répondit par une brève grimace, une distorsion de la mâchoire, un froncement de l’œil. Déjà il avait retrouvé son visage impassible d’archange.

Brigante détourna la tête. Pizzaccio jubilait, la gouaille de Pippo marquait les limites du pouvoir de son patron. C’est toujours plaisant de voir son patron faire un faux pas.

Sur tout le territoire de Manacore, il n’y a que Pippo et ses guaglioni qui échappent au contrôle de Matteo Brigante. Un jour la bataille s’engagera, deux gangs ne peuvent pas coexister sur le même territoire. Mais dans l’époque présente les guaglioni sont aussi insaisissables que la poussière qui s’élève sur l’aire quand les hommes, ou des femmes comme Elvire, battent le blé. Un commerçant parce qu’il possède une boutique, un pêcheur son bateau, un chauffeur son camion, un colporteur son tricycle, un jardinier des arbres sur pied, un notable une réputation, un fonctionnaire une carrière, les misérables parce qu’ils possèdent de misérables épouses ne peuvent pas échapper au contrôle de Matteo Brigante. Un désoccupé qui touche l’allocation à la mairie, un gardien de chèvres responsable des chèvres d’autrui, un impotent qui a besoin d’un lit à l’hospice, un prisonnier qui veut faire passer un message doivent payer leur taxe à Brigante. Mais les guaglioni ne possèdent rien ; le produit de leurs larcins se partage, se mange et se fume sur-le-champ ; et ils ont autant de refuges qu’il y a de maisons à Manacore, de huttes dans le marais, de cabanes sur les collines ; personne ne s’aperçoit d’un gamin de plus dans les maisons où l’on dort à dix ou douze.

Un des plus beaux coups des guaglioni fut de s’emparer de la Lambretta d’un carabinier. Elle fut immédiatement démontée, aussi complètement, aussi absolument qu’une machine peut être démontée, et chaque pièce vendue séparément. Même les boulons firent l’objet de marchés particuliers. Brigante fit savoir qu’il entendait percevoir sa taxe ; il trouva devant sa porte la plaque d’immatriculation de la Lambretta de police, C. S. C. R., Corpo Spéciale Carabinieri della Repubblica, en lettres rouges sur fond noir. Pendant quelques jours les pizzerie vendirent plus de pizzas, les glaciers plus de glaces ; ce fut le seul remous que laissa le naufrage de la Lambretta.

Brigante avait entrouvert le greffoir. Pizzaccio guettait du coin de l’œil Pippo et Balbo.

— Ce sont peut-être, dit-il, les guaglioni qui ont fait le coup aux campeurs suisses.

— Trop gros pour eux, dit Brigante.

Il laissa retomber la lame qui claqua.

L’orchestre commença un slow-fox. Francesco avait laissé la batterie pour la guitare électrique. Brigante nota (dans sa mémoire) que Giuseppina dansait avec le directeur de l’agence de la Banque de Naples, un jeune directeur, qui vient de se marier. Et que les Allemands avaient lié conversation avec le fils du pharmacien ; ils lui décrivaient le moteur de la future Mercedes ; l’un d’eux faisait un croquis de la turbine ; ensuite il invitera le garçon à faire une promenade en Volkswagen ; la manière est classique.

Les guaglioni firent soudain irruption sur la place. Ils s’étaient barbouillé le visage avec des mûres. On ne voyait plus que des yeux noirs au milieu des masques rouges. Toute la bande, une vingtaine, entre douze et quinze ans. Ils traversèrent la place, en poussant des hurlements et en brandissant des haches imaginaires. Ils jouaient aux Peaux-Rouges.

Brigante rit, en plissant les yeux, sans desserrer les lèvres ; c’est sa manière de rire, son rire froid.

— Imbécile, dit-il à Pizzaccio. Si les guaglioni avaient fait le coup du Suisse, on ne trouverait plus de sucettes dans les pâtisseries.

Il posa le greffoir sur la table.

Pippo et Balbo n’avaient pas bougé.

Les guaglioni repassèrent, au grand galop, accrochés à la crinière de leurs imaginaires chevaux.

Pippo et Balbo s’éloignèrent lentement, en direction de la rue Garibaldi. Brigante nota qu’ils entrèrent au bar des Sports. Les Peaux-Rouges disparurent dans une ruelle, à l’autre bout de la place.

Pippo s’accouda au bar.

— Deux glaces à vingt lires, dit-il.

Balbo posa deux pièces de vingt lires sur le comptoir.

Les estivants regardaient Pippo dans ses glorieuses guenilles.

— Je ne sers pas les vagabonds, dit Justo, le serveur du bar.

Balbo s’accouda à son tour au bar.

— Nous avons payé, dit-il.

— Vai via, fous le camp, dit Justo.

Le commissaire adjoint était assis à une table voisine.

— Monsieur l’adjoint, dit Pippo, nous avons payé. N’est-il pas vrai que cet homme doit nous servir ?

Une grande clameur grandit sur la place. Les Peaux-Rouges revenaient à l’assaut.

— Ces enfants ont raison, dit un client. Ces enfants ont payé. Pourquoi ne les sert-on pas ?

— Sans doute parce qu’ils sont pauvres, dit une estivante qui avait des idées avancées.

Dans le même instant les globes bleu-blanc du bal et toutes les lampes de la place s’éteignirent. La jeune lune était couchée. Ne resta que la pâle clarté des étoiles.

— Monsieur l’adjoint, dit Pippo, nous réclamons notre droit.

Les Peaux-Rouges sautèrent par-dessus les barrières vertes et s’éparpillèrent en hurlant au milieu des danseurs. Des femmes criaient. Les vigiles urbains, la cravache à la main, se précipitèrent vers l’enceinte du bal.

Trois Peaux-Rouges encadrèrent les Allemands.

— Est-ce une coutume de l’Italie méridionale ? demanda l’un des Allemands au fils du pharmacien.

Leur table bascula. Ils se levèrent, inquiets.

Les masques rouges étaient partout à la fois. Soudain ils disparurent. Un grand silence se fit.

Le courant fut rétabli dix minutes plus tard. Un témoin rapporta qu’un Peau-Rouge passé par la loge du concierge de la mairie avait tout simplement, juste avant l’assaut, fermé le commutateur qui commande l’éclairage de la Grande Place.

Les vigiles urbains firent le bilan de l’affaire. Deux estivantes n’avaient plus leur sac à main. Le portefeuille d’un des Allemands avait été pris, dans la poche de sa veste posée sur le dossier de la chaise. Des jeunes filles avaient perdu des babioles.

Pippo et Balbo dégustèrent lentement les glaces que Justo leur avait servies sur l’ordre exprès de l’estivante. Quand le premier récit de l’assaut du bal fut fait au bar des Sports, par un témoin :

— A-t-on au moins, demanda Pippo, arrêté un de ces guaglioni ?

— Non, dit l’homme.

— Adieu, dit Pippo.

— Bonne nuit à tous, dit Balbo.

L’adjoint était déjà en train de recueillir les témoignages.

Pippo et Balbo s’engagèrent à pas lents dans la rue Garibaldi, tournèrent dans une ruelle de la Vieille Ville et gagnèrent le rendez-vous fixé pour le partage du butin.

Au moment où les lumières s’étaient éteintes, le greffoir de Matteo Brigante était posé sur la table, à côté de la bouteille d’asti. Quand les globes bleu-blanc avaient de nouveau projeté leur lumière crue sur l’enceinte du bal, le greffoir avait disparu.

— Huit cents lires à la quincaillerie, dit Brigante. Ça ne vaut pas la peine d’en parler…

Il mordait sa lèvre mince. Pizzaccio jubilait que les guaglioni eussent défié son patron.

Quand Mariette commença de chanter, personne encore ne dormait, sauf Elvire.

Don Cesare, la main posée sur le sein d’Elvire, n’était cependant pas complètement éveillé. Son sommeil, comme sa veille, d’année en année s’est désintéressé. Depuis des années, il est privé du sommeil le plus profond, père des métamorphoses, au fond duquel l’homme assimile et élabore ses échecs et ses humiliations et en fait la chair d’une nouvelle vigueur, comme la larve dans la nuit du cocon, et il se réveille triomphalement, étirant avec allégresse, dans la lumière du matin, ses membres mués. Le sommeil comme l’éveil de don Cesare sont désormais également mornes. Sevré aussi du sommeil qui se trouve immédiatement au-dessus du sommeil le plus profond et qui engendre les songes prophétiques et avertisseurs. Il y a longtemps que don Cesare ne fait plus de rêves que décousus et fragiles, ces songes futiles qui brassent confusément les souvenirs des petits événements de la journée, à peine distincts des perceptions de l’état de veille. Au moment où Mariette commença de chanter, la rêverie de don Cesare était en train de se changer en rêve, il flottait entre rêverie et rêve ; c’est ainsi qu’il passe la plupart de ses nuits.

La vieille Julia chassait les moustiques qui ronronnaient autour de son lit. Elle attendait qu’ils se posent sur son visage et les tuait d’une claque sèche. Elle les ratait rarement. À sa droite, sous la fenêtre, la pâle clarté des étoiles éclairait le lit vide de Mariette. La vieille associait les moustiques à la jeune fille qui l’avait défiée. À chaque claque :

— Pour toi, vaurienne !

— Pour toi, traînée !

— Pour toi, troia !

Dans la chambre voisine, Maria s’était blottie dans le fond du lit, contre le mur, laissant bien en évidence la place vide de Tonio. Elle priait. Pater Noster, Ave Maria, elle dévidait le chapelet. Sainte Mère de Dieu, rends-moi mon époux. Saint-Joseph, beatissimo sposo, époux bienheureux, éveille le remords dans le cœur de l’homme adultère. Sainte Marie de Capoue, patronne du Sud, sois compatissante pour la plus malheureuse de tes servantes. Saint Michel Archange, chasse le démon du corps de ma sœur qui m’a pris mon époux. Sainte Ursule d’Uria, vierge et martyre, rends leur père à mes enfants !

Maria n’était pas certaine que sa sœur eût cédé à son mari. Elle l’avait vue plus d’une fois en train de le rabrouer. Et les voisins, les habitants des huttes de roseaux dispersées parmi les bambous, et d’où l’on voit tout, ne les avaient jamais surpris ensemble ; ils l’auraient aussitôt raconté. Mais Tonio et Mariette sont en ce moment (croit-elle) seuls ensemble dans la grande salle. Mariette encore flageolante (croit-elle) des coups qui l’ont cinglée. Tonio plus assuré que sa femme ne l’a jamais vu ; que lui est-il donc arrivé ce soir à Porto Manacore ? Un ton d’une telle tranquille autorité, pour donner l’ordre aux femmes de délier Mariette, que Maria à présent n’ose pas aller l’affronter dans la grande salle ; elle le croit capable de protéger son isolement avec la jeune fille avec autant d’énergie que le ferait un homme véritable. Voilà qui est suffisant pour créer la vraisemblance du malheur. Maria triomphe comme si le médecin venait de lui révéler qu’elle avait le cancer. Et elle prend tout le ciel à témoin pour s’assurer de la propriété de son malheur de choix.

Tonio, cependant, debout sur le perron, gardait les yeux fixés sur la haie sombre de bambous, où s’était effacée Mariette. Il avait un goût amer dans la bouche, comme quand on a trop fumé, comme lorsqu’il avait vomi, tout à l’heure, sur la Grande Place de Porto Manacore.

Mariette commença de chanter de derrière les roseaux, près du déversoir du lac. Elle prit appui sur une vieille chanson de la cueillette des olives. Elle débuta sur un ton d’allégresse, comme si son intention était seulement de se moquer des femmes auxquelles elle venait d’échapper. Mais la chanson était de celles qui permettent parfois à la voix de prendre corps ; don Cesare fut tout de suite réveillé et attentif. Tonio scrutait la nuit.

Mariette se déplaça tout autour de la maison, derrière les bambous et les roseaux qui la dérobaient à la clarté qui rayonne de la nuit méridionale même après le coucher de la jeune lune. Elle répétait les mêmes strophes, sur un ton de plus en plus allègre.

Elvire se réveilla. Le défi tournait tout autour de la maison. Mariette reprit le refrain, une gamme plus haut. Don Cesare se leva silencieusement et gagna la fenêtre. Elvire s’assit sur le lit. Elle sentit violemment qu’elle haïssait sa sœur, du fond du cœur.

Mariette s’assurait sur la nouvelle gamme. Elle ne chanta que le refrain jusqu’à ce qu’elle fût bien assurée sur la nouvelle gamme.

Puis elle monta encore de plusieurs tons. À plusieurs reprises, elle monta de plusieurs tons. Puis elle retombait dans la gamme où elle s’était assurée.

Tonio, appuyé sur la balustrade du perron, le corps en dehors, les bras projetés au-dessus de la nuit, battait silencieusement des mains, au rythme du chant, murmurant avec passion :

— Va, oh ! va, va !

On encourage ainsi la voix, quand elle est sur le point de prendre vol. C’est rarement la nuit, et après des péripéties dramatiques, comme cette nuit. Plutôt à la fin de l’après-midi, un jour de fête, quand tous les convives ont déjà chanté, quand toute la société s’est échauffée à entendre chanter et à chanter tout ce qui se chante, des chansonnettes, des ritournelles, des stornelli, des airs d’opérettes et d’opéras. Celui (ou celle) qui a le don de la voix s’est tenu à l’écart, l’air maussade. On l’a sollicité, mais sans insister. Quand il (ou elle) fait signe qu’il veut chanter, tout le monde se tait. Il commence une vieille chanson propice à l’éclosion de la voix, mais il la commence à la manière de n’importe qui. Quand il (ou elle) s’essaie à monter, entrouvrant la porte à la voix (comme en entrant dans une salle de roulette, le vrai joueur mise au hasard un numéro puis l’autre, sans système, pour entrouvrir la porte à la chance), quand il se met à sauter d’une gamme dans l’autre, comme un jet d’eau qui essaie de s’affirmer contre l’air, contre le ciel, on se lève et on l’entoure. Il tâtonne encore, mais il monte de plus en plus haut. Alors chacun l’accompagne en silence, l’aide en silence, en battant silencieusement des mains, il est entouré de tout un battement de mains silencieuses et on le supplie, en murmurant passionnément :

— Va, oh ! va, va !

Comme fait maintenant Tonio, les bras suspendus au-dessus de la nuit. Comme murmure maintenant don Cesare, sur le balcon de sa chambre, entre les colonnades.

La voix s’est soudain établie dans toute sa hauteur.

Don Cesare, à l’époque où il recevait encore des étrangers et leur parlait du folklore manacoréen, prétendait que la voix était celle même des prêtresses de la Vénus d’Uria, quand elles entraient en transes. Mais que la tradition en remontait encore plus loin, aux Phrygiens qui l’avaient eux-mêmes héritée des adorateurs du Feu.

D’autres, se fondant sur des analogies avec certains chants arabes, veulent que les Manacoréens l’aient reçue des Sarrasins qui conquirent Uria, après l’ensablement du port.

Des Albanais s’étant à plusieurs reprises établis sur le littoral, certains accordent à la voix une origine illyrienne. Mais toutes ces hypothèses sont d’autant plus fragiles qu’il a rarement été donné à des musicologues de l’entendre et qu’aucun enregistrement n’en a encore été réalisé. Les Manacoréens ne se prêtent guère à ce qu’on écoute la voix ; ils n’aiment pas non plus à ce qu’on assiste au jeu de La Loi. Comme par une pudeur ou une honte de leur chant et de leur jeu, ce qu’ils ont de plus intime. Avec cette différence toutefois que La Loi se joue dans toute l’Italie méridionale, tandis que la voix est l’apanage d’une petite portion du littoral adriatique.

Plus n’était donc besoin de murmurer :

— Va, Mariette, oh ! va, va !

La jeune fille s’était établie dans toute la hauteur de son chant.

Un musicien aurait noté son chant très haut. Mais on peut aussi le décrire comme né au plus profond du ventre. C’est la contradiction fondamentale de la voix.

Un chant vertigineux, c’est-à-dire à la fois très exactement placé et chaviré chavirant hors de toute place. C’est la contradiction fondamentale du vertige.

Un chant inhumain qui ne peut être chanté que par une voix humaine. Un chant de virtuose, dans la gorge la moins exercée du monde. C’est la contradiction fondamentale de Mariette.

Quand elle eut fini de chanter, – la voix cassa net – Mariette disparut si légèrement qu’aucune des oreilles attentives qui peuplent la fausse solitude du marais n’entendit le froissement de sa blouse de toile parmi les bambous et les roseaux où elle se frayait un chemin.

Elle détacha une nacelle de pêcheur, s’assit à l’arrière et, appuyant sans peser sur les deux rames courtes (moins longues que son bras), glissa rapidement entre les roseaux, dans les passes qu’elle connaissait, si légèrement qu’elle n’éveillait pas les oiseaux aquatiques.

Tonio entra dans la maison et s’alla coucher silencieusement près de sa femme, Maria, au ventre déformé par les maternités. Don Cesare retourna vers le lit à baldaquin. Elvire était assise le buste droit, dans sa chemise de nuit blanche, haut fermée, à l’ancienne mode ; il s’aperçut qu’elle le regardait avec haine ; il pensa que le temps était proche où il devra se séparer d’elle. La vieille Julia, l’index et l’auriculaire tendus, continuait de faire des conjurations et de maudire sa fille cadette.

Mariette aborda au pied du bloc rocheux sur lequel est édifié Manacore (le port est de l’autre côté de la ville, à l’opposé du marais). Elle contourna la ville à travers les olivaies, marchant légèrement sur ses pieds nus, sans se hâter. Elle atteignit la grande route et la suivit jusqu’à la borne kilométrique la plus proche de la ville. Avec un morceau de craie qui se trouvait caché là, elle dessina sur la borne un cercle rouge et, à l’intérieur du cercle, une croix. Elle escalada le talus, retrouva les olivaies et atteignit bientôt les premiers contreforts de la montagne qui protège Porto Manacore des vents de terre. Ici commence la zone des orangers et des citronniers.

Chaque jardin est entouré d’une muraille, protection contre les voleurs et aussi contre les vents d’hiver, qui viennent de la mer. Mariette s’engagea sans hésitation dans le dédale des chemins creux, entre les hautes murailles des jardins. Les pentes sont raides. Bientôt elle vit à ses pieds les globes bleu-blanc du bal, le feu rouge à l’entrée du port, toute la baie dans la clarté de la nuit méridionale et la lanterne à éclats, sur la plus haute des îles. Elle s’arrêta près d’une grille, se haussa sur la pointe des pieds, glissa la main sur le mur d’appui, chercha à l’aveugle sous une tuile et y trouva une grosse clef. Elle ouvrit la grille et, de l’intérieur du jardin, remit la clef dans la cache.

Il faisait très sombre sous le feuillage dense des orangers, des citronniers et des figuiers. Mariette se guida au bruit des sources. Elles sont trois qui sortent en murmurant d’un creux de la montagne et qui se rejoignent au bas du jardin, après avoir parcouru les canaux d’écorce d’où l’on dirige l’eau, quand il est temps d’arroser, vers les vasques creusées au pied de chaque arbre ; le ruisseau né des trois sources tombe en cascade dans un autre jardin, rassemblé dans un bassin d’où l’eau est à nouveau répartie d’arbre en arbre, de vasque en vasque, par un complexe réseau de canaux d’écorce. Ainsi du haut en bas des premiers contreforts de la montagne.

Même au cœur du mois d’août, il fait frais dans les jardins parcourus par tant d’eaux vives.

Près de la plus haute des sources, une resserre sommairement maçonnée. Dans la resserre, des outils de jardinage, une table, une chaise de bois, des figues sur la table et un broc d’eau ; dans un coin, des sacs.

Mariette entra dans la resserre, mangea une figue, se coucha sur les sacs et s’endormit aussitôt.

Matteo Brigante donna des instructions à Pizzaccio et rentra chez lui. Il n’était pas encore trois heures du matin. Le bal continuait.

Brigante habite le palais de Frédéric II de Souabe. C’est un énorme bloc de bâtiments disparates, réunis par des couloirs, des escaliers tournants, des ponts suspendus, et qui s’étend de la rue Garibaldi jusqu’aux ruelles de la Vieille Ville, au pied du sanctuaire de Sainte-Ursule d’Uria. L’empereur fit construire la tour octogonale qui forme aujourd’hui l’angle de la Grande Place et de la rue Garibaldi ; il venait s’y reposer après avoir chassé dans le marais. Les Angevins y ajoutèrent un palais à portiques, l’actuel Hôtel de Ville, sur la Grande Place. Les rois de Naples juchèrent là-dessus plusieurs édifices baroques et firent bâtir, par-derrière, des communs, des écuries et des entrepôts ; c’était l’époque où Porto Manacore avait un commerce important avec la côte dalmate. L’actuel Hôtel des Postes est un des édifices de l’époque baroque, accoté à la tour frédéricienne contre laquelle grimpent les volubilis que donna Lucrezia voit de sa fenêtre. Les autres bâtiments ont été transformés en appartements, où logent plus de cent familles. Les femmes étendent le linge dans les cours où piaffaient les chevaux des souverains ; les guaglioni se livrent bataille sur les ponts des soupirs. Matteo Brigante habite un de ces appartements, parmi les plus heureusement placés, au-dessus de l’Hôtel de Ville, un peu en angle, avec une petite terrasse à arceaux du XVIIIe siècle, où sa femme a planté des géraniums-lierre et des œillets arborescents. Il a également loué à la municipalité la tour de Frédéric II qui est inhabitable ; il a sous-loué les étages du bas au commissariat de police ; le commissaire Attilio y accumule les dossiers des affaires classées. Il a gardé pour lui les étages supérieurs, « mon grenier », dit-il, « mon fourre-tout ».

La femme de Matteo Brigante est née dans un faubourg de Trieste ; elle est blonde et plus grande que lui ; elle a sans doute du sang slave. Il l’a connue à Ancône, serveuse de bar quand il était matelot de la Marine Royale. Elle n’avait que vingt ans, les chairs déjà un peu flasques ; mais il était flatté d’avoir pour maîtresse une fille du Nord. Quand il l’eut engrossée, les Triestins l’obligèrent à l’épouser ; elle était descendue de la Vénétie Julienne, avec toute une tribu qui tenait en mains les bars, les restaurants et les hôtels. Matteo Brigante ne faisait pas encore la loi, surtout avec des Triestins ; ainsi Francesco eut un père. Maintenant la femme vit comme recluse ; les notables de Manacore ne la reçoivent pas et son mari lui interdit de fréquenter les pauvres ; elle n’a pas eu d’autres enfants, Brigante ne voulant pas que son héritage se partage.

Il rentra chez lui. Sa femme dormait. Quand elle ne dort pas, elle fait son ménage, très proprement, dans la tradition triestine. Il prit plusieurs dossiers dans la desserte qui est pleine de papiers et les étala sur la table de la salle à manger. Il commença de faire des comptes et d’écrire à ses hommes d’affaires, à Foggia, d’une grande écriture appliquée, bien nette, bien claire. L’argent qu’il gagne à contrôler Porto Manacore est aussitôt placé dans toutes sortes d’affaires, dans toute la province de Foggia ; il possède une partie de l’huilerie de Calalunga et il a des intérêts dans les transports de bauxite, à Manfredonia ; il vient d’acquérir près de Margherita di Savoia des terrains que la Montecatini devra lui racheter très cher quand elle voudra accroître l’étendue de ses marais salants, ce qui ne manquera pas d’arriver. Désormais ses affaires lui rapportent davantage que le contrôle de Porto Manacore. Francesco sera riche. C’est pourquoi son père lui fait faire des études de droit. Quand on a une fortune à gérer, il faut connaître la loi. Les seuls qui soient parvenus à rouler Brigante sont des hommes de loi.

Le bal se termina à trois heures du matin. Francesco Brigante débrancha sa guitare électrique et la rangea dans la grande boîte noire, doublée de soie violette. Il refusa d’aller au bar des Sports avec ses camarades du Cercle de jazz : 1° parce qu’il n’avait pas d’argent ; 2° parce qu’il avait l’impression confuse qu’en s’attardant à boire avec d’autres jeunes gens et peut-être à parler femmes avec eux, il commettrait une faute à l’égard de donna Lucrezia qui était sans doute en train de le regarder dans l’entrebâillement des persiennes du quatrième étage de la préture.

Donna Lucrezia le regardait en effet, tandis qu’il disait adieu aux jeunes gens. Elle se répétait qu’elle l’aimait. Elle exultait d’avoir le courage de se le dire à voix presque haute ; elle était en train de triompher de l’éducation du Sud. Elle se répétait les décisions qu’elle avait prises et qu’elle avait décidé de lui communiquer au cours du rendez-vous qu’ils avaient pris pour la matinée qui vient. Elle pensait qu’il sera fier d’elle.

Francesco rentra chez lui et posa la boîte à guitare sur la desserte ; c’est sa place ; les Brigante mangent toujours dans la cuisine.

Matteo Brigante jeta un bref regard sur son fils. Le garçon est plus grand que lui, plus large d’épaules, blond roux et charnu comme sa mère. Brigante se remit à écrire.

Francesco ne dit pas bonsoir à son père. Les Brigante ne se disent jamais bonjour ni bonsoir. Il n’avait pas sommeil, encore excité d’avoir tant joué de jazz et un peu inquiet de ce rendez-vous dans la matinée avec donna Lucrezia, et de tout ce qui allait sans doute en résulter. Il passa dans l’antichambre, prit des partitions, sur les casiers où elles sont soigneusement rangées, près des disques et des livres, très peu de livres. Il rentra dans la salle à manger, s’assit en face de son père et commença de lire les partitions, passant de l’une à l’autre, revenant à celle-ci, à celle-là.

Matteo Brigante, tout en écrivant à ses hommes d’affaires, pense avec satisfaction que son fils est taciturne. Il n’aime pas que son fils soit blond, rouquin et charnu comme sa femme, mais il aime qu’il soit silencieux, avec perpétuellement sur le visage l’air de porter un secret. Il pense que Francesco saura tenir tête aux hommes de loi.

Il ne lui donne presque pas d’argent de poche, c’est son principe, tant que le garçon n’aura pas commencé à gagner sa vie. Il lui paie ses études, à la Faculté de droit de Naples, et la pension, chez un parent de la mère, un Triestin qui s’est fait prêtre ; Francesco loge à la cure, à Santa Lucia. Il lui a offert la guitare électrique, un bijou, ce qui se fait de plus cher en la matière, pour qu’il puisse tenir son rang, parmi les fils des notables de Porto Manacore, étudiants comme lui, qui ont formé le Cercle de jazz. C’est ainsi que Francesco a fini par être reçu chez le juge Alessandro dont la femme s’intéresse à la musique.

Francesco a posé devant lui une partition vierge et dessine rapidement des notes sur les portées. Il a été récompensé d’une médaille d’argent, pour la composition d’une chansonnette, au dernier festival de Naples. Brigante le regarde faire avec plaisir. Il hésite à troubler un si studieux loisir. Mais il pense que c’est le bon moment pour décontenancer son fils par un assaut à l’improviste et saisir la vérité.

— Pourquoi te fais-tu écrire poste restante ? demande Brigante.

Francesco lève lentement les yeux. Il pense : « C’était fatal. Le postier lui a dit. Il sait toujours tout. J’aurais dû y penser, m’y prendre autrement. »

Il a lentement levé la tête.

— Oui, père, dit-il.

— Je ne te demande pas si tu reçois du courrier poste restante. Je le sais. Je te demande pourquoi ?

Brigante fixe intensément son fils. Francesco ne cille pas. Il a l’œil grand, à fleur de tête, bleu pâle. Il regarde un moment son père en silence. Puis :

— C’est sans importance, dit-il.

Le petit œil au regard dur de Matteo Brigante se vrille dans le grand œil liquide de son fils. Il n’a pas plus de chances d’en trouver le fond que les pointes des Dolomites, si haut qu’elles s’élancent, de percer le ciel. Cette inaccessibilité ne déplaît pas au père. Les astuces des hommes d’affaires se briseront sur cet Olympe.

— Tu as donc une petite à Naples ? demande Brigante.

Francesco réfléchit un moment. « Piège ou perche ? se demande-t-il. Piège peut-être, mais mieux vaut accréditer une erreur qui n’est pas vérifiable. » Rien de sa réflexion ne transparaît dans son œil dont la pupille se confond avec la prunelle, sur son visage au maxillaire arrondi, posé sur un cou large et haut comme celui de Jupiter Olympien.

— Oui, père, dit-il.

— Je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu aies une petite à Naples. Tu peux lui dire de t’écrire à la maison.

— Je lui dirai.

— Elle est en vacances ?

— Oui, père.

— Elle passe ses vacances à Turin ?

— Non, père.

— L’enveloppe porte pourtant le timbre de la poste de Turin.

— Je n’ai pas regardé.

— Regarde.

— Je n’ai plus l’enveloppe.

— Regarde d’où elle date sa lettre.

— Je n’ai plus la lettre.

— Tu sais bien où est cette fille ?

— Oui, père.

— Ça t’ennuie de me dire où elle est ?

— Elle est en vacances dans le Piémont.

— Chez des parents à elle ?

— Oui, père.

— Je vois, dit Matteo Brigante. Elle a fait porter la lettre à Turin, pour que ses parents ne s’aperçoivent pas qu’elle t’écrit.

— Probablement.

— Elle est chez son père et sa mère ?

— Je crois.

— Tu ne sais pas grand-chose d’elle…

— Non, père.

— Pourquoi t’écrit-elle à la machine à écrire ?

— Elle est dactylographe.

— Elle a emporté sa machine à écrire en vacances ?

— Je ne sais pas.

« Il sera merveilleux en face des hommes de loi », pense Brigante. Mais il se garde bien de montrer son ravissement. Il se remet à écrire.

« S’il a lu la lettre, pense Francesco, il me retourne sur le gril, il me laisse m’enferrer, il prépare son piège. Mais s’il n’a pas eu la lettre en main, si le postier lui a seulement décrit l’enveloppe, le timbre d’envoi, j’ai gagné. Restons sur la réserve. »

Brigante relève la tête.

— J’espère que tu n’écris pas d’imprudences à cette fille…

— Non, père.

— Tu te rappelles ce que je t’ai dit à ce sujet.

— Oui, père. Je n’écris jamais sans penser à la loi.

— Tu te rappelles qu’il n’y a qu’un seul moyen de ne pas faire d’enfants aux filles ?

— Oui, père.

— Elle accepte ?

— Oui, père.

Brigante rit silencieusement, sans cesser d’écrire.

— Voilà bien ces dactylographes, dit-il. Les filles de maisons sont moins complaisantes.

Il ne dit plus rien. Francesco se remet à dessiner sur les portées vierges.

À la fin du bal, le directeur de l’agence de la Banque de Naples est rentré chez lui avec sa femme. Elle boudait, parce qu’il a dansé plusieurs fois avec Giuseppina. Il s’est assis, pendant qu’elle se déshabillait en silence. Quand elle a été au lit :

— Je vais, a-t-il dit, fumer une cigarette sur la place.

— Tu vas rejoindre cette fille, s’est-elle écriée.

— Je te dis que je vais fumer une cigarette sur la place. J’ai bien le droit de prendre l’air, non ?

Il est allé rejoindre Giuseppina. Maintenant, ils s’embrassent, dans l’ombre d’une arcade de l’aile angevine du palais.

Pizzaccio rôde par la ville, conformément aux ordres de Matteo Brigante. Il aperçoit Giuseppina et le directeur de l’agence de la Banque de Naples. « Toujours après les hommes mariés, celle-là », pense-t-il ; il le note en passant (dans sa mémoire), à tout hasard. Mais ce ne sont pas ces deux-là que Brigante lui a donné mission de contrôler.

Au quatrième étage de la préture, le juge Alessandro veille, dans son bureau qui est aussi sa chambre à coucher, depuis que donna Lucrezia exige de faire chambre à part. À l’aube, il s’endormira sur un divan sous les planches à livres.

Il écrit sur un cahier, son journal intime, d’une écriture dont les lignes montent et descendent, parce que l’accès de malaria n’est pas tout à fait terminé.

« … Je n’achèverai jamais mon “Frédéric II, législateur laïque”, dont j’entretenais ma fiancée Lucrezia. Je suis un des dix mille magistrats italiens qui ont commencé un ouvrage plein d’idées originales, sur un point de l’histoire du droit, et qui ne l’achèveront jamais. Je manque de moyens.

« Il y a juste sept cent cinquante ans, Frédéric II, retour de Rhodes, débarquait à Porto Manacore. En son absence, l’armée du pape avait envahi son royaume. Il ne resta que deux heures dans la tour octogonale que je vois de ma fenêtre, le temps de faire pendre des sujets infidèles. Dans la nuit même, il gagnait Lucera par des chemins détournés. Il pénétrait secrètement dans la citadelle et reprenait en main ses Sarrasins dont le chef s’était laissé acheter par le pape. Huit jours après il battait l’armée pontificale sous les murs de Foggia, et la poursuivait jusqu’à Bénévent. Deux mois plus tard, il avait repris Naples et Palerme et menaçait Rome. Frédéric II était un homme de très grands moyens. Les juges qu’il avait désignés pour refondre le code étaient des hommes de grands moyens. Lucrezia était faite pour un de ces juges-là.

« Frédéric II était un tyran. Mais il lutta contre les féodaux alliés au pape et imposa un peu plus de justice en Italie méridionale. La tyrannie serait-elle nécessaire pour un peu plus de justice ?… »

Etc..., etc. Le juge Alessandro continua longtemps d’écrire sur son cahier.

Les murs témoignaient des préoccupations qu’il avait eues au début de sa carrière. Plusieurs portraits de Frédéric II de Souabe. Et, dans des sous-verres, des photographies prises par lui-même de quelques-uns des châteaux que le grand roi avait édifiés dans les Pouilles. Au bas de chaque sous-verre, sur une mince bande de papier tapée à la machine, un bref commentaire du juge. Par exemple :

« Castel del Monte ou le gothique rationalisé. »

« Lucera, 500 ans avant Voltaire, les Sarrasins au service de la Raison. »

« Bénévent, les reîtres sauvent le droit romain. »

Il y a dix ans que le juge Alessandro a rédigé ces légendes en forme de maximes. Il venait d’être nommé à Porto Manacore et s’installait au quatrième étage de la préture, avec sa jeune épousée, donna Lucrezia.

Il disait fièrement : je suis un homme de culture de l’Italie du Sud. Les bandes de papier collées sur les sous-verres ont jauni et l’encre des inscriptions s’est décolorée.

Maintenant il consacre la plus grande partie de ses loisirs à ce qu’il appelle son dictionnaire de l’imbécillité. Cela tient dans des boîtes de fer-blanc, hautes et luisantes, que lui donne le quincaillier, père de Giuseppina. Une collection des cartes postales à sujets que l’on vend dans les papeteries et les Sels et Tabacs : la série de la petite automobile (deux amants se sourient, se boudent, s’embrassent, lisent des poèmes, sans quitter le volant), la série de la Vespa, la série du jeune ménage dans un home à l’américaine, sans enfants, avec enfants, jouant aux cartes, regardant la télévision. Il en a rempli plusieurs boîtes. Quand il n’a pas de crise de malaria, il lui suffit de regarder sa collection pour s’échauffer la bile.

Il y avait déjà longtemps que l’orchestre s’était tu et que les globes bleu-blanc du bal étaient éteints. L’aube commençait de blanchir le ciel. Le juge Alessandro écrivit encore :

« Si un Frédéric II (de Souabe) surgissait des rangs de n’importe lequel des partis politiques de l’Italie d’aujourd’hui, il parviendrait aisément à procurer à chaque ouvrier une Fiat et un poste de télévision. Alors, il n’y aura plus un seul homme assez désoccupé pour réfléchir. L’imbécillité est nécessairement la rançon de la justice. »

Il relut la dernière phrase, raya « est » qu’il remplaça par « est-elle » et transforma le point final en point d’interrogation. C’est un homme scrupuleux. Puis il ferma le cahier et alla s’étendre sur l’étroit petit divan, sous les livres qu’il ne lisait plus que rarement.

Il laisse généralement traîner son journal intime sur sa table de travail, espérant qu’en son absence donna Lucrezia aura l’indiscrétion de le lire. Elle s’apercevra qu’il a encore des idées. Mais elle n’a jamais assez de curiosité pour ouvrir le cahier.

Le juge Alessandro s’endormit du sommeil moite des malariques. Le soleil surgit de derrière le promontoire qui ferme à l’est la baie de Porto Manacore. Le guaglione, commis de don Ottavio, partit sur son tricycle à moteur pour ramasser le lait de chèvre, sur les collines, au-delà du lac.

Pizzaccio s’était assoupi, sur un banc de la terrasse. Le moteur du tricycle le réveilla. Bientôt toute la ville sera en mouvement. Il alla se poster sous le pin du roi Murat, d’où il tint dans son regard la Grande Place et toute la rue Garibaldi.

Le guaglione de don Ottavio stoppa près de la première borne, à la sortie de la ville. Il s’y arrête tous les matins. Ordre de Pippo. Le plus souvent il n’y a pas d’inscription sur la borne. Aujourd’hui quelqu’un a inscrit une croix rouge dans un cercle rouge. Il releva cela et retourna à plein gaz à Manacore. Il laissa le tricycle au bas de la Vieille Ville et courut à travers les ruelles jusqu’à la maison où il devait aller.

Pizzaccio vit le guaglione qui abandonnait son tricycle et s’engageait dans la Vieille Ville. Il le suivit, sans se faire voir, en se dissimulant dans les encoignures.

Le guaglione réveilla Pippo :

— Un cercle, dit-il, et une croix dans le cercle.

— Compris, dit Pippo.

Le guaglione retourna à son tricycle. Pippo se leva, s’étira et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il ne vit pas Pizzaccio. Il sortit et gagna la Grande Place qu’il traversa lentement. Elle était encore déserte. Au large, le sirocco et le libeccio poursuivaient leur titanesque lutte. Pendant la nuit, le libeccio l’avait emporté de quelques kilomètres, et le banc de nuages s’était avancé jusqu’à fermer l’entrée de la baie. Le soleil montait rapidement au-dessus de la pinède du promontoire. Le thermomètre du pharmacien indiquait 28 degrés.

Pippo sortit de la ville et se dirigea vers la montagne. Il atteignit rapidement le premier contrefort, la zone des jardins. Il y a tellement d’orangers et de citronniers sur les premiers contreforts de la montagne qu’au printemps les marins des bateaux qui passent au large sentent le parfum entêtant des fleurs d’orangers, des fleurs de citronniers, bien avant de voir la terre ; comme si les vagues moutonnantes s’étaient changées en un innombrable verger.

Pippo se dirigea sans hésiter dans le dédale des chemins creux, entre les hauts murs qui enclosent les fruits verts en train de s’arrondir (comme les seins de Mariette) et qui vont bientôt se dorer. Il prit la clef dans la cache, ouvrit et referma la grille, remit la clef dans la cache et grimpa vers la resserre, courant agilement, pieds nus, parmi les canaux d’écorce où murmure l’eau vive.

Il trouva Mariette en train de se baigner le visage dans le petit bassin de la source d’en haut, près de la resserre où elle avait dormi. Les voici face à face. Elle, dans sa blouse de toile blanche, les manches retroussées, nue sous la blouse, le cheveu en désordre et des gouttes d’eau sur le visage et sur les bras. Lui, les loques de sa chemise posées comme une écharpe sur les épaules, les boucles noires retombant sur le front.

— Qu’est-ce qu’elles t’ont encore fait ?

— Elles m’ont cinglée.

— Tu as mal ?

— Non, dit-elle. Mon tour viendra.

— Tu vas retourner au marais ?

— Je ne sais pas, répond-elle. Il faut que je réfléchisse.

— Quand l’agronome vient-il prendre la réponse ?

— Aujourd’hui ou demain… Ça n’a pas d’importance, puisque je ne veux pas y aller.

Ils s’assoient tous les deux côte à côte, sur la butte de terre du bassin de la source.

Le soleil brûle déjà. Mais ici, dans le jardin aux sources, sous la voûte des orangers, des citronniers et des figuiers aux feuilles charnues, à l’abri des haies de lauriers qui coupent le jardin, doublant les murailles, pour protéger les arbres des vents d’hiver qui viennent de la mer, dans le murmure des eaux vives, dans le parfum des fleurs qui préparent les fruits d’hiver tandis que déjà se dorent les fruits de l’automne, l’ombre est fraîche, presque froide. C’est une allégresse que d’être assis dans l’ombre froide, tandis que brûlent le ciel, la terre et la mer.

Mariette n’a pas tout à fait dix-sept ans, Pippo un peu plus de seize ans. Ils n’ont jamais rien lu, sachant à peine lire et écrire. Ils sont assis dans l’ombre fraîche, dispos, la main dans la main, écoutant les eaux vives qui ruissellent à leurs pieds, chacun goûtant la fraîcheur de la main de l’autre.

— Je t’ai apporté quelque chose…

Pippo offre un greffoir à Mariette. La lame est repliée dans le manche noir, luisant, avec des chevilles de cuivre incorporées au bois. L’extrémité de la lame fait saillie, dessine une sorte d’éperon ; c’est la partie qu’on introduit sous l’écorce, une fois qu’elle est incisée, pour la soulever. Quand on tient le greffoir fermé dans le poing, entre le pouce et les quatre doigts repliés, l’éperon ressort, comme l’ergot d’un coq de combat.

Mariette ouvre le greffoir. Elle regarde la marque gravée à la base de la lame : deux têtes de bœufs haut cornus et l’inscription : Due Buoi.

— Un greffoir d’au moins huit cents lires, dit-elle.

Elle essaie contre son doigt le fil de la lame.

— Bien aiguisé. Une belle lame, finement aiguisée, comme une lame de rasoir…

Elle referme le greffoir ; le ressort est vigoureux ; la lame reprend sa place en claquant, comme la détente d’un pistolet. Un étranger qui manierait cela sans être averti s’y couperait le doigt. Mais, au pays des vergers, Mariette est née dans le claquement des lames de greffoir.

— Un beau greffoir, dit-elle. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

Elle regarde moqueusement Pippo :

— Je le garderai pour que tu te rases, quand tu auras du poil…

— C’est le greffoir de Matteo Brigante, dit Pippo.

Mariette se dresse d’un bond.

— C’est vrai ? demande-t-elle.

— Oui, dit Pippo.

— Bravo ! crie Mariette.

Pippo raconte le coup des Peaux-Rouges. Comment il a préparé l’affaire avec Balbo. Que les guaglioni se sont bien comportés. Qu’il a eu l’astuce de s’afficher au bar des Sports, dans l’instant même de l’attaque, parfait alibi. Il énumère le butin conquis sur les Allemands, sur les deux estivantes, sur Brigante enfin.

Mariette tient le greffoir dans son poing fermé, ergot dehors, et suit avec excitation toutes les phases du récit.

— Bravo les guaglioni ! Bravo Pippo !

Un souci assombrit son regard.

— C’est la guerre avec Brigante…

— Il y a longtemps que nous sommes en guerre, dit Pippo.

— C’est un défi que tu lui as lancé.

— À nous deux, Brigante ! dit Pippo.

Mariette tend le poing vers la ville.

— Avanti guaglioni ! Mort à Matteo Brigante !

Puis, se retournant vers Pippo :

— Nous aurons Brigante, dit-elle. Je le sens.

Ils continuent un long moment de bavarder de leurs affaires.

— Alors, demanda Pippo, qu’est-ce que tu décides ?

— Je ne sais pas encore, dit-elle. Il faudra peut-être que je redescende au marais…

— Pour quand la fuite ?

— Peut-être plus tôt que je ne pensais.

— Quand tu voudras, dit-il.

— Tu laisseras les guaglioni ?

— On les fera venir, dit-il. Peu à peu, un à un…

— Je vais réfléchir, dit Mariette. Je vais réfléchir toute la journée. Il faut que j’invente quelque chose…

— Je reviendrai te voir ce soir, dit Pippo.

En s’en retournant vers Manacore, il croise deux guaglioni, deux commis de don Cesare qui montent au jardin, pour l’entretien des canaux d’écorce.

— Il n’y a personne dans la resserre, dit Pippo.

— Nous savons bien qui est personne.

— Il n’y a personne, répète sévèrement Pippo.

— Personne… personne… répètent en souriant les guaglioni.

Mariette est rentrée dans la resserre et s’est assise sur les sacs, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Elle va rester là toute la journée, en train de combiner des projets.

À huit heures du matin, Francesco était prêt à partir.

Dans la cuisine, sa mère servait le petit déjeuner à Brigante.

— Tu t’en vas déjà ? demanda la mère.

Il avait prévu qu’elle demanderait cela.

— Oui, répondit-il, je vais à Schiavone.

Schiavone est un petit port de pêche, de l’autre côté du promontoire couronné de pins, qui ferme l’entrée orientale de la baie de Manacore (à l’opposé du marais et du lac).

Brigante ne demanda pas à son fils ce qu’il allait faire à Schiavone. Francesco en fut un peu dérouté.

Il avait prévu cette question. Mais après leur conversation de la nuit, Matteo Brigante a décidé de traiter son fils davantage en homme, de lui laisser un peu plus de liberté.

Francesco traîna dans la cuisine, grignotant un biscuit.

— C’est bien loin Schiavone, dit la mère.

— À peine quinze kilomètres. Je n’en ai pas pour longtemps. Don Ruggero me prête sa Vespa.

— Qu’est-ce que tu as besoin d’emprunter la Vespa de don Ruggero ? demanda la mère.

— Je dois aller voir pour un trompette à Schiavone… Leur jazz possède un excellent trompette… Hier soir je n’ai pas été content de notre trompette…

— S’il n’est pas content de son trompette intervint Brigante, il a raison d’en changer.

Puis :

— Tu as de l’argent pour l’essence ? demanda-t-il à son fils.

— Trente kilomètres aller et retour… Don Ruggero n’est pas à un litre d’essence près.

— J’ai autant de moyens que le père de Ruggero, dit Brigante.

Il donna un billet de mille lires à son fils, qui ne manifesta pas son étonnement. Mais la peur qui le tenait au ventre depuis plusieurs semaines se trouva augmentée par le geste imprévu. Le père sait-il ? Si le père savait, il n’aurait certainement pas fait ce cadeau de mille lires. Serait-ce un piège ? Mais quel genre de piège ? Francesco ne voit pas. Tout s’est déroulé ce matin comme il avait prévu, sauf que c’est sa mère qui a posé les questions qu’il attendait de son père (sauf aussi cette surprenante largesse de mille lires). Peu importe qui a posé les questions, puisque Francesco a pu faire les réponses qu’il avait préparées et de telle sorte que Brigante ne fût pas surpris quand il apprendra par un de ses contrôleurs adjoints qu’on a vu son fils dans la pinède, sur la route de Schiavone, roulant sur la Vespa de don Ruggero. Le résultat désiré était obtenu. Cependant la peur de Francesco s’accroît ; depuis plusieurs semaines, il est pris dans une série d’événements dont la direction lui échappe et, chaque jour, il a davantage peur.

— Il aurait pu rester aujourd’hui avec nous, dit la mère. Puisqu’il s’en va demain, pour une semaine, chez son oncle de Bénévent…

— Il a l’âge de savoir ce qu’il doit faire, dit Brigante.

Francesco sortit lentement, grand, large d’épaules, marchant d’un pas mesuré qu’il semblait que rien ne pourrait faire dévier. Il en est souvent ainsi : ceux qui ne contrôlent plus leur destin prennent le visage et la démarche du destin. Brigante admira l’inexorabilité de la démarche de son fils.

Francesco roule maintenant vers Schiavone, sur la Vespa que son camarade de la Faculté de Droit lui a prêtée.

C’est l’hiver précédent, pendant les vacances de Noël, qu’il a rencontré pour la première fois donna Lucrezia, chez don Ottavio, le grand propriétaire, père de don Ruggero, au cours d’une petite réception comme chaque notable de Manacore en donne plusieurs fois par an. Matteo Brigante n’est jamais invité ; il est plus riche et plus influent que la plupart des notables, mais c’est richesse et influence de fait, non de droit ; pour qu’il franchît la ligne, il faudrait qu’il fût élu maire de la ville ou qu’il reçût une décoration, qu’il fût promu par le gouvernement cavaliere ou commandatore, ce qui arrivera bien ; mais son élévation à la notabilité est retardée, non tant par le coup de couteau qu’il donna jadis au garçon qui avait ravi la virginité d’une de ses sœurs ni par son universel racket dont tout le monde s’accommode, que par le fait qu’il a longtemps servi dans la marine, sans jamais dépasser le grade de quartier-maître. Mais Francesco fait son droit à Naples, comme les fils de notables ; il dirige le Cercle de jazz ; pas de problème pour lui. L’an dernier don Ottavio a tout de suite accepté quand son fils Ruggero a proposé d’inviter Francesco. Ensuite il a été invité par les autres familles.

Ainsi, pendant les vacances de Noël, il a rencontré plusieurs fois donna Lucrezia, chez les uns et chez les autres, une fois chez elle, la soirée qu’elle donne chaque année, une seule par année, pour se libérer ; elle lui a plus tard expliqué qu’elle n’aime pas les mondanités, surtout à Porto Manacore.

Comme elle ne joue pas au bridge, ni lui, comme elle ne danse pas, ni lui, ils se sont souvent trouvés ensemble, près du tourne-disques. Ils ont parlé des disques qu’ils choisissaient ensemble ; il lui a dit qu’il composait, quelquefois. Elle a des idées sur la musique ; il a écouté. Elle aime aussi les romans ; il ignorait le nom de la plupart des écrivains dont elle parlait ; il l’a admirée.

À vingt-deux ans, il sait très peu de choses des femmes. Il va quelquefois dans les maisons de plaisir de Foggia ou de Naples ; comme il a peu d’argent, il ne reste qu’un moment dans la chambre peinte en blanc comme une salle de clinique ; les instructions d’hygiène sont affichées au mur, près du lavabo, comme l’exige le règlement de police, les recommandations les plus importantes en caractères gras ; sur la planchette de verre au-dessus du bidet, le litre de permanganate, le désinfectant pour la bouche et la pommade dont l’usage est facultatif mais conseillé ; tel est le décor de ses amours. « Mon petit cadeau », « Tu ne veux pas rester une demi-heure ? ça ne te coûtera que deux mille lires », « Tu n’as pas encore un billet de cinquante lires ? », « Dépêche-toi ! » voilà tout ce qu’il connaît du langage de l’amour. Déjà la sous-maîtresse frappe à la porte, « Pressons-nous ». Chaque fois il se promet de ne plus refaire ce marché de dupe, la solitude et l’imagination lui procurant un plaisir plus vif. Mais le temps passe et il se persuade peu à peu que les femmes imaginées dans la solitude ne sont qu’un avant-goût des femmes véritables ; il veut vérifier ; il a besoin d’approcher, de toucher. Entre seize et vingt-deux ans, il lui est ainsi arrivé une dizaine de fois de passer un moment dans une maison.

Il est persuadé que les jeunes filles de Naples, les étudiantes qu’il rencontre à la Faculté sont inaccessibles, comme toutes les jeunes filles du Sud. Les Napolitaines se moquent de l’accent des Pouilles, dont il n’est pas encore parvenu à se débarrasser. Si bien qu’il ne flirte même pas, comme ses camarades disent le faire.

Les seules femmes qu’il connaisse vraiment sont celles de ses rêves éveillés. Selon les périodes il leur donne les traits d’une étrangère entrevue au débarqué du vaporetto de Capri, d’une servante qui lui a servi un espresso avec un sourire tendre, d’une passante qu’il a suivie sans oser lui parler ; parfois c’est une femme qu’il n’aurait pas imaginé qu’on pût désirer, mais elle s’impose à son rêve, une matrone qu’il aperçoit de la fenêtre de son cousin le curé de Santa Lucia, déformée, énorme, qui mène toute sa marmaille avec une lanière de cuir.

Donna Lucrezia, même maintenant, n’est jamais la complice de ses rêves éveillés.

Il a d’abord admiré de donna Lucrezia l’aisance, ce qu’il a appelé plus tard la désinvolture, quand elle lui a suggéré le mot à propos d’une héroïne d’un roman qu’elle lui a fait lire, traduit du français, La Chartreuse de Parme. Du jazz, de la chasse aux oiseaux de fer, de Beethoven, des romans français, de l’amour comme dans les romans français, les femmes du Sud, du moins celles qu’il a rencontrées, ne parlent jamais ; donna Lucrezia parle de n’importe quoi avec aisance, comme s’il était absolument naturel que la femme du juge de Porto Manacore parlât de toutes ces choses. De même ses mouvements : qu’au cours d’une réception elle passe d’un groupe à un autre, d’une chaise à un fauteuil, du buffet à la fenêtre, on ne peut pas en conclure (comme il est si aisé de le faire pour les autres femmes) qu’elle veut se placer dans un jour plus avantageux ou se chercher un auditoire pour une perfidie ; non, ses gestes échappent perpétuellement à toute prévision, donnant l’impression qu’elle ne se meut que pour son plaisir à elle, sans se soucier des autres. Elle se déplace comme coule le torrent, selon sa loi propre.

Il n’avait encore jamais rencontré une femme qui eût une nature et qui se comportât avec naturel. Il fallut une maladie de printemps qui le retint deux mois convalescent à Porto Manacore pour qu’il découvrît toute l’étendue de son sentiment. Il avait cru d’abord n’être amoureux que de la disinvoltura.

Aujourd’hui pour la première fois ils vont se rencontrer seul à seule. Ils n’ont pas encore échangé un seul baiser.

Ils ont rendez-vous dans la pinède, au pied du promontoire. Mais d’abord Francesco doit pousser jusqu’à Schiavone, afin que l’alibi soit complet.

À dix heures, donna Lucrezia pénétra dans le bureau de son mari, le juge Alessandro.

— Je suis prête, dit-elle.

— Vous tenez vraiment à y aller ? demanda-t-il.

— J’ai fait prévenir que je viendrai.

— J’ai de nouveau la fièvre, dit le juge.

— L’inspectrice y va ce matin, exprès pour me rencontrer.

Le juge suait et grelottait. Il la regarda, haute, droite, dans sa robe à manches longues, à col fermé.

— Les femmes froides, dit-il, se créent très jeunes des obligations de dames patronnesses.

Il lui fallut un quart d’heure pour mettre en route la Topolino. Elle avait prévu cela aussi, et n’était pas en retard. Elle s’assit silencieusement à côté de lui ; elle le dominait d’une bonne demi-tête.

C’était sa famille, à Foggia, qui avait combiné le mariage. Elle n’avait fait aucune résistance, n’ayant alors qu’un désir, quitter l’appartement où ils vivaient quinze, dans quatre pièces. Jusqu’à dix-huit ans, elle n’avait jamais été seule, ni la nuit ni le jour. Les parents de sa mère, la mère de son père, le mari de sa sœur, ses frères, ses sœurs n’avaient cessé de s’aimer et de se haïr, par-dessus elle, disait-elle. Si par hasard les jeunes filles qui partageaient sa chambre se trouvaient sorties ou occupées ailleurs, il ne lui venait même pas à l’idée de fermer sa porte ; on lui aurait dit : « Tu as donc quelque chose à cacher. » Famille de petite bourgeoisie, fonctionnaires, employés de commerce, caissiers ; tous les hommes travaillaient ; on disposait d’une certaine aisance. Chez les pauvres, quinze personnes n’auraient pas eu quatre pièces à habiter. Les villes du Sud sont surpeuplées. Dans certains quartiers de Tarente, on compte huit habitants par pièce.

Contrairement à ce qu’on écrivait à la fin du siècle dernier, la « promiscuité » n’apporte aucune facilité à l’amour. On est toujours surveillé. L’inceste est plus exceptionnel que ne pourraient le faire croire les gestes équivoques des pères pour leurs filles, des frères pour leurs sœurs, des frères pour leurs frères ; même dans le même lit ; il y faudrait trop de silence et de complicités. La promiscuité échauffe l’imagination mais empêche de l’apaiser. Et la crainte du péché, familière même aux athées, change l’insatisfaction en angoisse.

Lucrezia était fière, intègre ; les chuchotis des jeunes filles la dégoûtaient autant que les regards et les frôlements des hommes ; les demi-mots, les demi-gestes des obsédés, impuissance, ratage, lui soulevaient le cœur. Elle arriva à dix-huit ans tout à fait ignorante des choses de l’amour, dans une ville où on le faisait peu, mais où on ne cessait d’y penser et d’en parler.

Elle avait fait des études secondaires, sans passer l’examen final. Elle avait lu quelques romans français et italiens du XIXe siècle, vingt pages par-ci, vingt pages par-là, sans cesse dérangée, sollicitée d’intervenir dans les différends qui déchiraient, minute par minute, les quinze convivants. Elle n’avait établi aucun rapport entre l’amour que lui décrivaient des romans lus distraitement et les chienneries auxquelles on ne cessait de faire allusion autour d’elle, toujours présentes dans les regards des hommes, posés sur ses seins, ses cuisses. Partir pour se désengluer des yeux des hommes, son unique aspiration d’adolescente. Ce ne fut qu’après son mariage qu’elle trouva la solitude et le silence pour lire sérieusement. Elle commença à travers les romans d’imaginer la passion, mais comme un privilège interdit aux femmes de l’Italie du Sud et à elle-même.

Les premières années, elle avait aimé la conversation de son mari. Il l’entretenait de Frédéric II de Souabe, de Manfred, des rois angevins, des capitaines espagnols, du général Choderlos de Laclos apportant à Tarente, à la tête des soldats de la République française, les idées neuves de la liberté et du bonheur. Grâce aux récits du juge elle avait cessé de vivre uniquement dans cet instantané : sa vie. Son pays, l’Italie du Sud, n’avait pas toujours été ce lieu morne et angoissant où les désoccupés, debout le long des murs, attendent un employeur qui ne vient jamais, où les hommes combinent de savantes manœuvres pour frôler des vierges qu’ils n’auront pas.

Au lit, elle se prêtait sans plaisir, mais sans révolte. D’être obligée de subir, cela faisait partie des désagréments auxquels les femmes sont sujettes.

Mais avec la Topolino, achetée au lendemain du mariage, ils avaient visité les Pouilles, les basiliques romanes, Trani, Saint-Nicolas de Bari, forteresses et palais, blanches dans la lumière de midi, roses à l’aube et au crépuscule, hautes, dures, « intègres comme toi-même », lui disait Alessandro ; tous les palais de Frédéric II de Souabe, l’empereur fou de constructions et de législations ; Lecce, ville de pierre tendre où le baroque en s’ordonnant, comme la poésie dans l’hexamètre, ne s’était pas énervé, le portail de Santa Croce, « volubile comme tes seins », lui disait Alessandro. Romane, frédéricienne ou baroque, la pierre portait témoignage du luxe des ancêtres ; pendant des siècles le Sud avait donné des moissons bien au-delà du nécessaire ; l’homme avait fleuri, aujourd’hui il végétait, mais puisque le passé avait été différent, le présent pouvait être transformé ; voilà ce que le juge expliquait à sa jeune femme.

Il se disait socialiste sans parti. Elle aurait souhaité quelque chose de plus, collaborer activement à la transformation du présent ; mais l’éducation du Sud l’avait persuadée : 1° que la politique n’est pas l’affaire des femmes ; 2° que ce n’est pas dans le Sud que se décide le destin du Sud. Ils lisaient les périodiques socialistes et communistes et cherchaient à deviner les traits du destin qu’on préparait ailleurs pour leur pays et pour eux-mêmes.

Ses deux grossesses qu’elle n’avait ni souhaitées ni contrariées, ne lui révélèrent rien sur elle-même. La servante lui épargna de torcher les enfants et de laver les couches. Elle les soigna puis les éduqua avec ponctualité et conscience, exactement comme, dans l’appartement sans confort du quatrième étage de la préture, elle se lavait chaque jour, complètement. Cette exactitude dans les soins physiques aux enfants et à elle-même remplaçait, sans qu’elle se le formulât, la religion à laquelle elle ne croyait pas et l’héroïsme que les circonstances lui interdisaient. Mais elle ne reporta pas sur les enfants les espoirs mal définis qui ne se réalisaient pas pour elle ; c’est pourquoi elle ne les sentait pas comme la chair de sa chair, s’en étonnant parfois, mais sans y attacher autrement d’importance. Maintenant l’aîné avait neuf ans, la cadette cinq, elle vingt-huit ans.

Le mariage avait été un gain pour Lucrezia. Les quatre pièces de la préture valaient mieux que les quatre pièces de Foggia ; son mari, la servante, les deux enfants et elle, ils n’étaient que cinq à y vivre au lieu de quinze là-bas. Malgré l’obligation, maintenant surmontée, du lit commun, la compagnie d’un homme intelligent valait mieux que celle de la famille de Foggia. Le père et le beau-frère de la jeune femme s’étaient associés pour acheter une voiture ; ils consacraient à la briquer tout le temps qu’ils ne passaient pas au bureau ; le juge ne lavait jamais sa Topolino et oubliait d’y mettre de l’huile ; il valait mieux que le père et le beau-frère, c’était un homme de culture.

Mais le juge Alessandro commit deux fautes à l’égard de donna Lucrezia.

Quand leur aîné eut six ans, il exigea qu’elle l’envoyât au catéchisme. Or il avait passé leur lune de miel et les années qui avaient suivi à débarrasser la jeune femme des quelques superstitions qui avaient échappé à la hargne de son adolescence. Il était passionnément fidèle à la tradition rationaliste des intellectuels du Sud ; Croce avait été son maître. Mais les autorités civiles eussent considéré comme une manifestation contre le gouvernement que le juge de Porto Manacore ne fît pas faire à ses enfants leur Première Communion. Déjà il était mal noté de ne pas aller à la messe et plus encore que sa femme n’y allât pas ; il manifestait ainsi un réel courage qu’il ne poussa pas au point de ne pas envoyer ses enfants au catéchisme. Lucrezia se demanda s’il n’était pas lâche.

Quand survinrent les occupations de terres, le juge, à la maison, dans le secret de l’appartement du quatrième étage de la préture, prit violemment le parti des ouvriers agricoles ; mais, deux étages plus bas, dans la salle du tribunal, il les condamna, comme le demandait le gouvernement. Donna Lucrezia décida qu’elle ne pouvait plus aimer un homme qui avait perdu son estime. Au fait, elle ne l’avait jamais aimé ; à cette époque-là, elle ignorait encore tout de la passion ; elle pouvait de bonne foi appeler amour le plaisir de la conversation avec un homme de culture.

Il se défendait :

— Je condamne au minimum. On ne le sait que trop…

— Vous faites tout au minimum. Je ne le sais que trop.

Quand elle exigea de faire chambre à part, il devint grossier : « femme froide », « glaçon », « morceau de bois ». Il parla de ses « droits de mari ». Elle le toisait :

— Vous êtes pire que mon père. Il ne parle que de chienneries, mais il ne les impose pas au nom de la loi.

Après un an de discussions, ils arrivèrent à un compromis. Elle eut sa chambre mais elle s’engagea à l’y recevoir quelquefois. Il devait, chaque fois, alterner les prières et les sommations.

Il vient de la déposer au fond de la baie, à l’entrée de la pinède, devant le portique de la colonie de vacances des employés des Postes.

Il manœuvre pour retourner à Porto Manacore. Il s’y prend à trois fois pour faire demi-tour à l’entrée d’un chemin de sable. Il y a quelques années, elle lui était reconnaissante de ses maladresses de chauffeur, qui le distinguaient des autres hommes de leur connaissance, toujours soucieux de prouesses automobiles, comme si la virtuosité au volant faisait la preuve des exploits virils dont ils ne cessaient de se vanter. Maintenant qu’elle le juge incapable et veule, sa gaucherie aussi l’agace.

Elle est debout, près de la Topolino. Il s’est renversé sur le dossier du siège, pour une nouvelle marche arrière.

— Je peux y aller ? demande-t-il.

— Allez-y… Stop… Braquez tout…

Voilà qui est fait. Il est rangé près d’elle, le capot vers Porto Manacore.

— Vous ne voulez vraiment pas que je revienne vous chercher ?

— Je vous ai déjà dit qu’on me ramènera.

— Adieu, carissima.

— Adieu.

Le portique de la colonie de vacances, colonnes de marbres et grilles de fer forgé, fut construit à l’époque mussolinienne, pour le compte du ministère des Postes. On l’inaugura et l’on ne poursuivit jamais les travaux. La pinède commence tout de suite derrière les colonnes de marbre. Les enfants campent sur le rivage, sous des tentes militaires. Dans des baraquements, entre mer et portique, les bureaux de la direction.

Donna Lucrezia entra chez le directeur.

— Cher ami, je ne fais que passer, j’ai des choses à régler avec le médecin.

Dans la baraque du médecin, elle ne trouva qu’une infirmière.

— Toujours autant de travail, mon petit… Vous direz au docteur que je suis passée. La surveillante chef m’attend.

Chez la surveillante-chef :

— Je ne veux pas vous déranger, le directeur m’attend.

Elle continua, au-delà des baraquements, sur le chemin de sable. Elle se retourna. « Je ne vois personne, mais il y a au moins dix paires d’yeux qui me surveillent, pays de malheur. » Elle s’obligea à marcher avec nonchalance. Elle franchit lentement une butte au-delà de laquelle s’amorçait un sentier qui gagnait le promontoire. Des buissons épineux la dissimulèrent aux regards. Elle se jeta dans le sentier, le cœur battant. C’est la première fois qu’elle va à un rendez-vous d’amour.

Sur la Vespa de don Ruggero, Francesco a fait le tour de Schiavone. Il s’est arrêté au bar de la Poste et a bu un espresso, en bavardant avec des garçons qu’il connaît. Il retourne maintenant vers la pinède.