Barber m'hébergea dans son appartement jusqu'à la fin de ce printemps. Il refusa de me laisser payer ma part du loyer mais, comme mes fonds étaient retombés presque à zéro, je me trouvai bientôt un emploi. Je dormais sur le canapé du salon, me levais chaque matin à six heures et demie, et passais mes journées à monter et à descendre des meubles dans des cages d'escalier, pour un ami qui dirigeait une petite entreprise de déménagement. Je détestais ce travail, mais il était suffisamment épuisant pour mettre une sourdine à mes pensées, du moins au début. Plus tard, quand mon corps commença à s'habituer à la routine, je découvris que je ne pouvais m'endormir sans m'être d'abord assommé de boisson. Barber et moi restions à bavarder jusqu'aux environs de minuit, puis je demeurais seul au salon, confronté au choix entre fixer le plafond jusqu'à l'aube ou m'enivrer. Il me fallait en général toute une bouteille de vin avant de parvenir à fermer les yeux.
Barber n'aurait pu me traiter mieux, il n'aurait pu faire preuve de plus d'attention et de sympathie, mais je me trouvais dans un état si lamentable que je remarquais à peine sa présence. Kitty était pour moi la seule personne réelle, et son absence était si tangible, d'une insistance si accablante, que je ne pouvais penser à rien d'autre. Chaque nuit débutait avec la même douleur dans mon corps, le même besoin étouffant, lancinant, de me retrouver en contact avec elle, et avant d'avoir pu discerner ce qui m'arrivait, je ressentais les mêmes assauts sous la surface de ma peau, comme si les tissus qui me tenaient ensemble avaient été sur le point d'éclater. C'était l'état de manque dans sa forme la plus soudaine, la plus absolue. Le corps de Kitty faisait partie de mon corps, et sans elle à mon côté il me semblait n'être plus moi-même. Il me semblait avoir été mutilé.
A la suite de la douleur, des images défilaient dans ma tête. Je voyais les mains de Kitty tendues à me toucher, je voyais son dos nu et ses épaules, la courbe de ses fesses, son ventre lisse qui se ramassait quand elle s'asseyait sur le bord du lit pour enfiler ses collants. Il m'était impossible de chasser ces images, et l'une ne s'était pas sitôt présentée qu'elle en engendrait une autre, faisant revivre les plus intimes, les plus petits détails de notre vie commune. Je ne pouvais sans souffrance me rappeler notre bonheur, et pourtant, en dépit du mal qu'elle me faisait, je persistais à rechercher cette souffrance. Chaque soir, je pensais téléphoner à Kitty, et chaque soir je luttais contre cette tentation en appelant à la rescousse toutes les bribes de mon dégoût de moi-même afin de m'empêcher de céder. Après deux semaines d'une telle torture, je me sentais comme dévoré par les flammes.
Barber se désolait. Il se doutait qu'une chose terrible nous était arrivée, mais ni Kitty ni moi ne voulions lui expliquer ce dont il s'agissait. Au début, prenant sur lui de s'entremettre, il parlait avec l'un de nous puis se rendait chez l'autre pour faire état de la conversation, mais toutes ses allées et venues n'aboutirent jamais à rien. Chaque fois qu'il essayait d'arracher notre secret à l'un de nous, nous lui donnions tous deux la même réponse : Je ne peux rien te dire, va demander à l'autre. Barber ne douta jamais de l'amour que nous éprouvions encore l'un pour l'autre, et notre refus de toute action le laissait ahuri et frustré. Kitty souhaite que tu reviennes, me disait-il, mais elle pense que tu ne le feras pas. Je ne peux pas retourner, répondais-je. Je n'ai pas de plus cher désir, mais c'est impossible. Dans une stratégie du dernier recours, Barber alla jusqu'à nous inviter à dîner tous les deux en même temps (sans nous avertir que l'autre y serait aussi) mais son plan échoua car Kitty m'aperçut au moment où j'entrais dans le restaurant. Si elle avait tourné le coin deux secondes plus tard, cela aurait peut-être marché, mais elle put éviter le piège et, au lieu de nous rejoindre, elle fit demi-tour et rentra chez elle. Comme Barber lui demandait des explications, le lendemain, elle déclara qu'elle ne croyait pas aux machinations. “C'est à M.S. de faire le premier pas, dit-elle. J'ai fait une chose qui lui a brisé le cœur, et je pourrais comprendre qu'il ne veuille plus jamais me revoir. Il sait que je ne l'ai pas fait exprès, mais cela ne signifie pas qu'il doive me pardonner.”
Après cela, Barber n'insista plus. Il cessa de porter des messages entre nous, et laissa la situation suivre son triste cours. Cette dernière déclaration de Kitty était caractéristique du courage et de la générosité que je lui ai toujours connus, et pendant des mois, même des années après, je n'ai jamais pu sans honte me souvenir de ces mots. Si quelqu'un avait souffert, c'était bien elle, et pourtant elle assumait la responsabilité de ce qui était arrivé. Si j'avais possédé ne fût-ce qu'une infime particule de sa bonté, je me serais aussitôt précipité chez elle, prosterné devant elle en la suppliant de me pardonner. Mais je ne fis rien. Les jours passaient, et je ne trouvais toujours pas en moi la force d'agir. Comme un animal blessé, je me pelotonnais dans ma peine en refusant de bouger. J'étais toujours là, sans doute, mais on ne pouvait plus me considérer comme présent.
S'il avait échoué dans son rôle de Cupidon, Barber continuait à faire tout ce qu'il pouvait pour me venir en aide. Il essayait de ranimer mon intérêt pour l'écriture, me parlait de livres, m'entraînait au cinéma, au restaurant, dans des bars, à des conférences ou à des concerts. Cela ne servait pas à grand-chose, mais je n'étais pas inconscient au point de ne pas apprécier ses efforts. Devant tant de dévouement, il était inévitable que je commence à me demander pourquoi il se dépensait à ce point pour moi. Penché sur sa machine à écrire pendant des six ou sept heures d'affilée, il menait tambour battant son livre sur Thomas Harriot, mais il paraissait toujours prêt à tout laisser tomber dès l'instant où je rentrais à l'appartement, comme s'il avait trouvé ma compagnie plus intéressante que son propre travail. J'en étais intrigué, car j'avais conscience d'être alors une compagnie particulièrement pénible, et je ne voyais pas quel plaisir on pouvait en retirer. A défaut d'autres idées, je me mis en tête qu'il était sans doute homosexuel, et trop excité par ma présence pour se concentrer sur autre chose. C'était une supposition logique, mais sans fondement – un coup de plus dans les ténèbres. Il ne me faisait aucune avance, et je voyais bien, à la façon dont il regardait les femmes dans la rue, que tous ses désirs convergeaient vers l'autre sexe. Quelle était la réponse, alors ? Peut-être la solitude, pensai-je, la solitude pure et simple. J'étais son unique ami à New York et, aussi longtemps qu'il ne rencontrait pas quelqu'un d'autre, il était prêt à m'accepter tel que j'étais.
Un soir de la fin juin, nous sortîmes ensemble pour prendre quelques bières à la White Horse Tavern. Il faisait une chaleur poisseuse, et quand nous fûmes installés à une table dans l'arrière-salle (la même que celle où Zimmer et moi étions venus souvent à l'automne soixante-neuf), Barber eut bientôt le visage dégoulinant de sueur. Tout en s'épongeant avec un immense mouchoir à carreaux, il avala son deuxième verre en une ou deux gorgées, puis frappa soudain du poing sur la table. “Il fait sacrément chaud, dans cette foutue ville, déclara-t-il. On s'en va pendant vingt-cinq ans, et on oublie ce que sont les étés.
– Attends juillet et août, dis-je. Tu n'as encore rien vu.
– J'en ai vu assez. Si je reste encore un peu, il faudra que je me balade vêtu de serviettes éponges. On dirait un bain turc.
– Tu pourrais t'offrir des vacances. Des tas de gens s'en vont pendant la saison chaude. La montagne, la plage, tu peux aller où tu veux.
– Il n'y a qu'un endroit qui m'intéresse. Je crois que tu sais lequel.
– Mais ton livre ? Je pensais que tu voulais le finir d'abord.
– C'était vrai. Mais j'ai changé d'avis.
– Ça ne peut pas être seulement à cause de la chaleur.
– Non, j'ai besoin de m'en aller un peu. Toi aussi, d'ailleurs.
– Moi, ça va, Sol, ça va tout à fait.
– Un changement de décor te ferait du bien. Plus rien ne te retient ici, et plus tu restes, plus tu vas mal. Je ne suis pas aveugle, tu sais.
– Je m'en remettrai. Ça va s'arranger, bientôt.
– Je ne parierais pas là-dessus. Tu es en panne, M.S., tu te ronges. Le seul remède, c'est de t'en aller.
– Je ne peux pas abandonner mon travail.
– Pourquoi pas ?
– D'abord, j'ai besoin de l'argent. Ensuite, Stan compte sur moi. Ce ne serait pas chic de le laisser tomber comme ça.
– Donne-lui un préavis de quelques semaines. Il trouvera quelqu'un d'autre.
– Tout simplement ?
– Oui, tout simplement. Je sais que tu es un jeune homme assez costaud, mais je ne te vois pas bien dans la peau d'un déménageur pour le restant de tes jours.
– Je n'envisage pas d'en faire une carrière. C'est ce qu'on appellerait une situation temporaire.
– Eh bien, je t'offre une autre situation temporaire. Tu peux être mon assistant, mon éclaireur, mon bras droit. Le marché inclut le logement et les repas, les frais payés, et tout l'argent de poche dont tu penserais avoir besoin. Si ces conditions ne te satisfont pas, je suis prêt à négocier. Qu'en dis-tu ?
– C'est l'été. Si tu trouves New York pénible, le désert sera pire encore. Nous allons rôtir si nous y allons maintenant.
– Ce n'est pas le Sahara. Nous achèterons une voiture climatisée et nous voyagerons dans le confort.
– Et où irons-nous ? Nous n'en avons pas la moindre idée, nous ne savons même pas où commencer.
– Bien sûr que si. Je ne prétends pas que nous trouverons ce que nous cherchons, mais nous pouvons situer le territoire. Le sud-est de l'Utah, en partant de la ville de Bluff. Nous ne risquons rien à essayer.”
La discussion se poursuivit pendant plusieurs heures et, peu à peu, Barber eut raison de ma résistance. A chaque argument que je lui avançais, il répliquait par un contre-argument ; à chacune de mes propositions négatives, il en opposait deux ou trois positives. Je ne sais pas comment il s'y prit, mais à la fin il avait réussi à me rendre presque heureux d'avoir cédé. Peut-être étais-je séduit par le caractère foncièrement désespéré de l'entreprise. Si j'avais cru que nous ayons la moindre chance de repérer la grotte, je crois que je ne serais pas parti, mais à cette époque l'idée d'une quête inutile, d'un voyage dès le départ promis à l'échec cadrait bien avec ma façon d'envisager les choses. Nous chercherions, et nous ne trouverions pas. Seule compterait la tentative, il ne nous resterait à la fin que la futilité de nos ambitions. C'était là une métaphore avec laquelle je pouvais vivre, le saut dans le vide dont j'avais toujours rêvé. J'échangeai une poignée de main avec Barber, en lui disant de compter sur moi.
Pendant deux semaines, nous peaufinâmes notre projet. Au lieu de couper tout droit, nous décidâmes de commencer par un détour sentimental, en nous arrêtant d'abord à Chicago puis en nous dirigeant vers le nord et le Minnesota, avant de nous lancer sur la route de l'Utah. Cela représenterait un détour d'un millier et demi de kilomètres, mais nous ne considérions ni l'un ni l'autre que ce fût un problème. Nous n'étions pas pressés d'arriver, et quand j'expliquai à Barber que je souhaitais rendre visite au cimetière où ma mère et mon oncle étaient enterrés il ne souleva aucune objection. Du moment que nous allions à Chicago, ajouta-t-il, pourquoi ne pas nous écarter encore un peu de notre route afin de monter à Northfield pour quelques jours ? Il lui restait là-bas quelques affaires à régler, et il pourrait en profiter pour me montrer, dans le grenier de sa maison, la collection des tableaux et des dessins de son père. Je ne pris pas la peine de lui signaler que je les avais évités, jusque-là. Dans l'esprit de l'expédition où nous étions sur le point de nous embarquer, je disais oui à tout.
Trois jours plus tard, Barber acheta à un homme de Queens une voiture climatisée. C'était une Pontiac Bonneville rouge de 1965, dont le compteur n'indiquait que soixante-douze mille kilomètres. Il s'était épris de son aspect rutilant et de sa rapidité, et ne marchanda guère. “Qu'en penses-tu ? me répétait-il tandis que nous l'inspections. C'est pas de la bagnole, ça ?” Il fallait remplacer le pot d'échappement et les pneus, le carburateur avait besoin d'un réglage, et l'arrière était cabossé, mais la décision de Barber était prise et je ne voyais pas l'intérêt d'essayer de l'en dissuader. Malgré tous ses défauts, cette voiture était une belle petite mécanique, comme il disait, et je pensai qu'elle ferait l'affaire aussi bien que n'importe quelle autre. Nous la sortîmes pour un tour d'essai, et tandis que nous parcourions en tous sens les rues de Flushing, Barber me fit un cours enthousiaste sur la rébellion de Pontiac contre lord Amherst. N'oublions pas, dit-il, que cette voiture porte le nom d'un grand chef indien. Cela ajoutera une dimension à notre voyage. En roulant dedans vers l'ouest, nous rendrons hommage aux morts et à la mémoire des vaillants guerriers qui se sont dressés pour défendre le pays que nous leur avons volé.
Nous achetâmes des chaussures de randonnée, des lunettes de soleil, des sacs à dos, des cantines, des jumelles, des sacs de couchage et une tente. Après avoir consacré encore une semaine et demie à l'entreprise de déménagement de mon ami Stan, je pus me retirer avec bonne conscience après que l'un de ses cousins, arrivé en ville pour l'été, eut accepté de prendre ma place. Barber et moi sortîmes faire un dernier dîner à New York (des sandwiches au corned-beef au Stage Deli) et remontâmes à l'appartement vers neuf heures, avec l'intention de nous coucher à une heure raisonnable, afin de partir tôt le lendemain matin. C'était le début de juillet 1971. J'avais vingt-quatre ans, et l'impression que ma vie avait abouti à un cul-de-sac. Couché sur le canapé dans l'obscurité, j'entendis Barber traverser la cuisine sur la pointe des pieds pour téléphoner à Kitty. Je ne distinguais pas tout ce qu'il disait, mais il me sembla qu'il lui parlait de notre voyage. “Rien n'est certain, chuchota-t-il, mais ça pourrait lui faire du bien. A notre retour, il sera peut-être prêt à te revoir.” Il ne m'était pas difficile de deviner de qui il s'agissait. Lorsque Barber fut rentré dans sa chambre, je rallumai la lumière et débouchai une nouvelle bouteille de vin, mais l'alcool paraissait avoir perdu sur moi tout pouvoir. Quand Barber arriva à six heures du matin pour m'éveiller, je ne devais pas avoir dormi plus de vingt ou trente minutes.
A sept heures moins le quart nous étions sur la route. Barber conduisait, et je buvais du café noir dans un thermos, assis à la place du mort. Pendant les deux premières heures, je ne fus qu'à moitié conscient, mais une fois que nous atteignîmes les vastes paysages de Pennsylvanie j'émergeai lentement de ma torpeur. A partir de là et jusqu'à notre arrivée à Chicago, nous bavardâmes sans interruption, en prenant le volant chacun à notre tour, à travers l'ouest de la Pennsylvanie, l'Ohio et l'Indiana. Si la majeure partie de ce que nous avons dit m'échappe aujourd'hui, c'est sans doute parce que nous ne cessions de passer d'un sujet à un autre, au rythme même où le paysage disparaissait sans cesse derrière nous. Nous avons parlé un moment de voitures, je m'en souviens, et de la façon dont elles avaient transformé l'Amérique ; nous avons parlé d'Effing ; nous avons parlé de la tour de Tesla, à Long Island. J'entends encore Barber se racler la gorge, tandis que nous quittions l'Ohio pour entrer dans l'Indiana, en se préparant à m'adresser un long discours sur l'esprit de Tecumseh, mais, malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à m'en remémorer la moindre phrase. Plus tard, tandis que le soleil commençait à baisser, nous consacrâmes plus d'une heure à l'énumération de nos préférences dans tous les domaines que nous pouvions imaginer : nos romans favoris, nos mets favoris, nos joueurs de base-ball favoris. Nous devons avoir aligné plus de cent catégories, tout un index de goûts personnels. Je citais Roberto Clemente, Barber répliquait Al Kaline. Je disais Don Quichotte, il répondait Tom Jones. Nous préférions tous deux Schubert à Schumann, mais Barber avait un faible pour Brahms, et moi pas. D'autre part, il trouvait Couperin ennuyeux, alors que je n'aurais jamais pu me lasser des Barricades mystérieuses. Il disait Tolstoï, je disais Dostoïevski. Il disait Bleak House, je disais Our Mutual Friend. De tous les fruits connus de l'homme, nous tombâmes d'accord que le citron avait le meilleur parfum.
Nous passâmes la nuit dans un motel aux environs de Chicago. Le lendemain, après avoir pris le petit déjeuner, nous circulâmes au hasard jusqu'à ce que nous découvrions un fleuriste, auquel j'achetai deux bouquets identiques pour ma mère et pour l'oncle Victor. Dans la voiture, Barber était étrangement en retrait, mais je pensai que c'était à cause de la grande fatigue de la veille et ne m'y attardai pas. Nous eûmes un peu de peine à trouver le cimetière de Westlawn (quelques erreurs de direction, un grand détour qui nous entraîna dans le mauvais sens), et quand nous passâmes enfin les grilles il était près de onze heures. Il nous fallut encore vingt minutes pour localiser les tombes, et lorsque nous sortîmes de la voiture dans la chaleur torride de l'été, je me souviens que nous n'échangeâmes pas un mot. Une équipe de quatre hommes finissait de creuser une tombe pour quelqu'un à plusieurs lots de distance de ceux de ma mère et de mon oncle, et nous restâmes une minute ou deux debout à côté de la voiture, en regardant les fossoyeurs charger leurs bêches à l'arrière de leur pick-up vert et s'en aller. Leur présence était une intrusion, et nous comprenions tous deux, par un accord tacite, qu'il nous fallait attendre qu'ils aient disparu, que nous ne pouvions faire ce pour quoi nous étions venus que si nous étions seuls.
Après cela, tout se passa très vite. Nous traversâmes l'allée, et en apercevant les noms de ma mère et de mon oncle sur les petites stèles de pierre je me surpris soudain à refouler des larmes. Je ne m'étais pas attendu à une réaction aussi violente, mais lorsque je réalisai qu'ils gisaient effectivement là, tous les deux, sous mes pieds, je fus pris d'un tremblement incoercible. Plusieurs minutes s'écoulèrent, je crois, mais ce n'est qu'une supposition. Je ne revois guère qu'un brouillard, quelques gestes isolés dans le flou du souvenir. Je me rappelle avoir déposé un caillou sur chaque stèle, et de temps à autre je parviens à m'entrevoir un instant, à quatre pattes, en train d'arracher avec frénésie les mauvaises herbes qui poussaient dans le gazon couvrant les tombes. Quant à Barber, j'ai beau le chercher, je n'arrive pas à le situer dans le tableau. Ceci me suggère que j'étais trop ému pour faire attention à lui, que pendant l'intervalle de ces quelques minutes j'avais oublié sa présence. L'histoire avait commencé sans moi, pour ainsi dire, et quand j'y entrai à mon tour, l'action était déjà engagée, elle échappait à tout contrôle.
Je ne sais trop comment, je me retrouvai auprès de Barber. Nous étions debout tous les deux l'un à côté de l'autre devant la tombe de ma mère, et quand je tournai la tête vers lui je m'aperçus que ses joues ruisselaient de larmes. Il sanglotait, et en entendant les sons étouffés et pathétiques qu'il émettait, je me rendis compte qu'il y avait un moment que cela durait. Je crois avoir dit quelque chose, alors. Que se passe-t-il, ou pourquoi pleures-tu, je ne me souviens pas des mots exacts. De toute façon, Barber ne m'entendait pas. Il contemplait la tombe de ma mère en pleurant, sous l'immensité bleue du ciel, comme s'il avait été le dernier survivant dans l'univers.
“Emily, finit-il par balbutier. Ma petite Emily chérie... Regarde-toi, maintenant... Si seulement tu n'étais pas partie... Si seulement tu m'avais laissé t'aimer... Ma douce petite Emily chérie... C'est un tel gâchis, un si atroce gâchis...”
Les mots lui échappaient en un spasme haletant, un débordement de chagrin qui se brisait en éclats au contact de l'air. Je l'écoutais comme si la terre s'était adressée à moi, comme j'aurais écouté les morts dans leurs tombes. Barber avait aimé ma mère. A partir de ce simple fait incontestable, tout le reste s'était mis en mouvement, vacillait, s'écroulait – le monde entier commençait à se réorganiser devant mes yeux. Il ne l'avait pas dit en clair, mais soudain je savais. Je savais qui il était, je savais soudain tout.
Au premier moment, ma seule réaction fut la colère, un sursaut infernal de nausée et de dégoût. “Qu'est-ce que tu racontes ?” lui demandai-je, et comme il ne me regardait toujours pas, je le bousculai des deux mains, je secouai son énorme bras droit en le frappant avec fureur. “Qu'est-ce que tu racontes ? répétai-je. Dis quelque chose, espèce de gros plein de soupe, dis quelque chose ou je te casse la figure.”
Alors Barber se tourna vers moi, mais il ne réussit qu'à secouer la tête d'avant en arrière, comme s'il tentait de m'expliquer l'inutilité de toute parole. “Seigneur Dieu, Marco, quel besoin avais-tu de m'amener ici ? fit-il enfin. Ne pouvais-tu pas te douter que ceci arriverait ?
– Me douter ! criai-je. Comment diable aurais-je pu me douter ? Tu n'as jamais rien dit, tu n'es qu'un menteur. Tu t'es foutu de moi, et maintenant tu voudrais que je te plaigne. Et moi, là-dedans ? Et moi, gros hippopotame dégueulasse ?”
Comme un fou, je donnais libre cours à ma rage en hurlant à pleins poumons dans la chaleur de l'été. Après quelques instants, Barber se mit à reculer en titubant, hors de portée de mes assauts, comme s'il ne pouvait en supporter davantage. Il pleurait toujours, et marchait le visage enfoui dans les mains. Aveugle à tout ce qui l'entourait, il s'élança entre les rangées de tombes avec des sanglots sonores, tandis que je continuais à l'invectiver. Le soleil était tout en haut du ciel, et le cimetière entier paraissait vibrer dans une luminosité étrange, pulsée, comme si son éclat était devenu trop violent pour être réel. Je vis Barber faire quelques pas encore et puis, au moment où il arrivait près de la tombe qui avait été creusée le matin, commencer à perdre l'équilibre Il avait sans doute trébuché sur un caillou ou une irrégularité du sol, et il perdit pied tout à coup. Ce fut très rapide. Ses bras s'écartèrent des deux côtés comme des ailes, avec des battements désespérés, mais il n'eut pas le temps de se redresser. Un instant, il était là, et l'instant suivant il tombait en arrière dans la fosse. Avant même d'avoir pu me mettre à courir vers lui, j'entendis son corps atterrir au fond avec un bruit sourd.
Il fallut une grue pour le sortir de là. Au premier regard que je jetai dans le trou, je ne pus m'assurer s'il était mort ou vivant, et faute de prises le long des côtés, il me semblait trop hasardeux de tenter de le rejoindre. Il gisait sur le dos, les yeux fermés, dans une immobilité complète. Je craignais de tomber sur lui si je me risquais à descendre, et me précipitai donc dans la voiture pour aller demander au concierge d'appeler du secours par téléphone. Une équipe d'urgence arriva dix minutes après sur la scène, mais se trouva bientôt confrontée au problème qui m'avait paralysé. Après un peu de flottement, nous réussîmes, en nous tenant tous par les mains, à aider un des secouristes à atteindre le fond. Il annonça que Barber était vivant, mais à part cela les nouvelles n'étaient pas bonnes. Commotion, nous dit-il, peut-être même fracture du crâne. Puis, après un bref silence, il ajouta : “Il est possible que son dos soit brisé. Faudra faire gaffe en le sortant d'ici.”
Il était six heures du soir quand Barber fut enfin voituré dans la salle des urgences de l'hôpital du comté de Cook. Il était toujours inconscient, et ne manifesta avant quatre jours aucun signe de retour à la vie. Les médecins lui opérèrent le dos, l'installèrent sous traction, et me dirent de serrer les pouces. Pendant les premières quarante-huit heures, je ne quittai pas l'hôpital, mais, quand il devint évident que nous étions là pour longtemps, j'utilisai la carte American Express de Barber pour prendre une chambre dans un motel voisin, l'Eden Rock, un endroit minable, sinistre, avec des murs verts tachés et un lit plein de bosses, où je n'allais que pour dormir. Lorsque Barber fut sorti du coma, je passai à l'hôpital dix-huit ou dix-neuf heures par jour, et ce fut là tout mon univers au cours des deux mois qui suivirent. Jusqu'au moment de sa mort, je ne fis rien que rester auprès de lui.
Durant le premier mois, les choses ne paraissaient pas du tout devoir se terminer aussi mal. Gainé dans un immense moule de plâtre suspendu par des poulies, Barber flottait dans l'espace comme s'il avait défié les lois de la physique. Il était immobilisé au point de ne pouvoir tourner la tête, ni manger sans qu'on lui enfonce des tubes dans la gorge ; néanmoins il faisait des progrès et semblait se rétablir. Le plus important pour lui, me confia-t-il, était la satisfaction que la vérité fût enfin révélée. S'il lui fallait en échange rester dans le plâtre pendant quelques mois, il trouvait que ça valait la peine.“Mes os peuvent bien être cassés, me dit-il un après-midi, mais mon cœur va mieux, lui, enfin.”
C'est au long de cette période qu'il me raconta son histoire. Comme il ne pouvait rien faire d'autre que parler, il finit par dresser pour moi un compte rendu exhaustif et méticuleux de sa vie entière. J'entendis tous les détails de son idylle avec ma mère, la déprimante saga de son séjour à l'YMCA de Cleveland, la relation des voyages qui s'étaient succédé au cœur de l'Amérique. Il va sans dire, je suppose, que mon éclat de colère à son égard dans le cimetière s'était dissipé depuis longtemps mais, bien que ses révélations n'eussent guère laissé de place au doute, quelque chose en moi hésitait à le reconnaître pour mon père. Oui, il était certain que Barber avait couché avec ma mère une nuit de 1946 ; et, oui, il était certain aussi que j'étais né neuf mois après ; mais comment pouvais-je être sûr que Barber était le seul homme qu'elle ait connu ? Si peu probable que ce fût, il était possible néanmoins qu'elle ait fréquenté deux hommes en même temps. Dans ce cas, l'autre était peut-être celui qui l'avait rendue enceinte. Telle était ma seule défense contre une conviction totale, et j'éprouvais de la réticence à y renoncer. Tant qu'une once de scepticisme restait possible, je n'étais pas obligé d'admettre qu'il s'était passé quelque chose. Cette attitude paraît inattendue, mais avec du recul, maintenant, elle ne me semble pas dépourvue d'un certain sens. Après vingt-quatre années vécues dans une interrogation sans réponse, j'avais peu à peu adopté cette énigme comme le fait central de mon identité. Mes origines étaient un mystère, et je ne saurais jamais d'où je venais. C'était ce qui me définissait, et je m'étais habitué à ma propre obscurité, je m'y accrochais comme à une source de connaissance et de respect de moi-même, je m'y fiais comme à une nécessité ontologique. Si fort que j'eusse pu rêver de connaître mon père, je n'avais jamais cru que ce fût possible. Maintenant que je l'avais retrouvé, la rupture interne était si violente que ma première réaction était de refuser l'évidence. La cause de ce refus n'était pas Barber, mais la situation même. Il était mon meilleur ami, et je l'aimais. S'il existait au monde un homme que j'aurais choisi pour père, c'était lui. Et pourtant je ne pouvais pas. Mon organisme entier avait reçu un choc, et je ne savais comment l'encaisser.
Les semaines se succédaient, et il me devint impossible à la longue de refuser de voir les faits. Immobilisé par son carcan rigide de plâtre blanc, Barber ne pouvait rien absorber de solide, et il se mit bientôt à perdre du poids. Sur cet homme habitué à se gorger de milliers de calories par jour, ce changement abrupt de régime fut suivi d'effets immédiats et spectaculaires. Il faut beaucoup d'assiduité pour entretenir un si monumental excès de graisse, et dès que l'on réduit sa consommation les kilos diminuent vite. Au début, Barber s'en plaignait, et il lui arriva même plusieurs fois de pleurer de faim, mais au bout de quelque temps il se mit à considérer cette diète forcée comme un bienfait déguisé. “C'est l'occasion d'accomplir ce que je n'ai encore jamais réussi, me dit-il. Rends-toi compte, M.S. Si je continue comme ça, j'aurai perdu pas loin de cinquante kilos quand je sortirai d'ici. Peut-être même plus. Je serai un autre homme. Je n'aurai plus jamais besoin de me ressembler.”
Sur les côtés de son crâne, les cheveux repoussaient (un mélange de gris et d'acajou) et le contraste entre ces couleurs et celle de ses yeux (un bleu sombre, aux reflets gris acier) donnait l'impression de mettre sa tête en valeur avec une clarté, une netteté nouvelles, comme si elle avait été en train d'émerger progressivement de l'atmosphère indifférenciée qui l'entourait. Au bout de dix ou douze jours d'hôpital, sa peau était devenue d'une blancheur mortelle, mais cette pâleur s'accompagnait d'un amincissement de ses joues, et, au fur et à mesure que la bouffissure des cellules graisseuses et de la chair enflée continuait à disparaître, un deuxième Barber apparaissait, un Barber secret, enfoui depuis des années au fond de ce corps. La transformation était stupéfiante et, une fois bien engagée, entraîna quantité d'effets secondaires. Au début je ne remarquai rien mais un matin, trois semaines environ après son arrivée à l'hôpital, j'aperçus en le regardant quelque chose de familier. Ce ne fut qu'un éclair momentané, dissipé avant même que j'aie pu identifier ce qui m'était apparu. Deux jours plus tard, quelque chose de similaire se produisit, qui dura juste assez cette fois pour que je me rende compte que la zone de reconnaissance était localisée aux environs des yeux, peut-être même dans les yeux. Je me demandai si je n'avais pas remarqué un air de famille avec Effing, si l'expression du regard que Barber venait de me lancer ne m'avait pas rappelé son père. Quoi qu'il en fût, ce bref instant était troublant et, pendant tout le reste de la journée, je me sentis incapable de le chasser de mes pensées. Il m'obsédait, tel un fragment d'un rêve oublié, un vacillement d'intelligibilité surgi des profondeurs de mon inconscient. Et puis, le lendemain matin, je compris enfin ce que j'avais vu. Lorsque j'entrai dans la chambre de Barber pour ma visite quotidienne, et qu'il ouvrit les yeux en me souriant, d'un air languissant à cause des analgésiques qu'il avait dans le sang, je me surpris à étudier les contours de ses paupières, en particulier l'espace entre les sourcils et les cils, et tout à coup je réalisai que c'était moi que j'étais en train de regarder. Barber avait les mêmes yeux que les miens. Maintenant que son visage s'était réduit, il m'était devenu possible de le constater. Nous nous ressemblions, il n'y avait pas à s'y tromper. Une fois conscient de ceci, une fois confronté, enfin, avec cette vérité, je n'avais plus le choix, il fallait l'accepter. J'étais le fils de Barber, et je le savais désormais sans l'ombre d'un doute.
Pendant deux semaines encore, tout sembla bien se passer. Les médecins étaient optimistes, et nous commencions à nous réjouir à la perspective qu'on le débarrasse bientôt de son plâtre. Dans les premiers jours d'août, néanmoins, l'état de Barber s'aggrava soudain. Il attrapa une infection quelconque, et les médicaments qu'on lui donna provoquèrent une réaction allergique, qui fit monter sa tension à un niveau critique. De nouvelles analyses révélèrent un diabète que l'on n'avait encore jamais diagnostiqué, et quand, à la recherche d'autres dégâts, les médecins poursuivirent leurs examens, maladies et problèmes vinrent s'ajouter à la liste : de l'angine, un début de goutte, des difficultés circulatoires, Dieu sait quoi encore. On aurait dit que son corps, tout simplement, n'en pouvait plus. Il en avait trop supporté, et maintenant la machine s'effondrait. Ses défenses se trouvaient affaiblies par son énorme perte de poids, et il ne lui restait rien pour lutter, ses cellules sanguines refusaient de monter une contre-attaque. Vers le 20 août, il m'annonça qu'il savait qu'il allait mourir, mais je ne voulus pas l'écouter. “Tiens bon, lui dis-je. Tu seras sorti d'ici avant qu'on lance la première balle des Championnats.”
Je ne savais plus ce que j'éprouvais. Le regarder s'en aller était une épreuve paralysante, et dès la fin de la troisième semaine d'août je vécus comme en transe. La seule chose qui comptait alors pour moi était de garder une apparence impassible. Pas de larmes, pas de crises de désespoir, pas de laisser-aller. Je débordais d'espoir et de confiance, mais je devais me douter au fond de moi qu'en réalité la situation était sans issue. Je n'en pris conscience, néanmoins, que tout à la fin, et de la façon la plus détournée. J'étais entré un soir dans un petit restaurant pour un repas tardif. Une des spécialités proposées ce jour-là se trouvait être une tourte au poulet, un plat auquel je n'avais plus goûté depuis ma petite enfance, peut-être depuis l'époque où je vivais encore avec ma mère. Je passai commande à la serveuse, puis m'enfonçai, pendant plusieurs minutes, dans les souvenirs de l'appartement que ma mère et moi avions habité à Boston, revoyant pour la première fois depuis des années la petite table de cuisine où nous mangions ensemble. Puis la serveuse revint et m'informa qu'il n'y avait plus de tourte au poulet. Ce n'était rien du tout, bien sûr. Dans le grand dessein du monde, un simple grain de poussière, une miette infinitésimale d'antimatière, et pourtant j'eus soudain l'impression que le toit s'écroulait sur moi. Il n'y avait plus de tourte au poulet. Si l'on m'avait annoncé qu'un tremblement de terre venait de tuer vingt mille personnes en Californie, je n'aurais pas été plus bouleversé. Je sentis de vraies larmes me monter aux yeux, et ce n'est qu'à cet instant, assis dans ce restaurant en proie au désappointement, que je compris à quel point mon univers était devenu fragile. L'œuf était en train de me glisser entre les doigts et, tôt ou tard, il allait s'écraser.
Barber mourut le 4 septembre, trois jours exactement après cet incident. Il ne pesait plus alors que quatre-vingt-quinze kilos, comme s'il avait déjà à moitié disparu, comme si, une fois ce processus mis en marche, il avait été inévitable que ce qui restait de lui disparaisse à son tour. J'avais besoin de parler à quelqu'un, mais la seule personne à qui je pus penser était Kitty. Il était cinq heures du matin quand je l'appelai, et avant même qu'elle décroche je me rendis compte que je ne lui téléphonais pas seulement pour lui donner les nouvelles. Il fallait que je sache si elle voulait encore de moi.
“Je sais que tu dors, lui dis-je, mais ne raccroche pas avant d'entendre ce que j'ai à te dire.
– M.S.?” La confusion rendait sa voix étouffée, incertaine. “C'est toi, M.S.?
– Je suis à Chicago. Sol est mort il y a une heure, et je n'avais personne d'autre à qui parler.”
Il me fallut un certain temps pour tout lui raconter. Elle ne voulut d'abord pas me croire, et je me rendis compte, en continuant à lui en détailler les circonstances, combien toute cette histoire paraissait improbable. Oui, disais-je, il s'est cassé le dos en tombant dans une fosse qui venait d'être creusée. Oui, c'est vrai, c'était mon père. Oui, c'est vrai, il est mort cette nuit. Oui, je t'appelle d'une cabine, à l'hôpital. Il y eut une brève interruption lorsque l'opératrice me demanda d'ajouter des pièces, et quand je retrouvai la ligne, j'entendis Kitty qui pleurait à l'autre bout.
“Pauvre Sol, balbutia-t-elle. Pauvre Sol et pauvre M.S. Pauvres tous.
– Je suis désolé, il fallait que je te le dise. Il me semblait que ce ne serait pas bien de ne pas te téléphoner.
– Non, je suis contente que tu l'aies fait. Mais c'est un tel choc. Oh Dieu, M.S., si seulement tu savais combien je t'ai attendu.
– J'ai tout fichu en l'air, hein ?
– Ce n'est pas ta faute. Ce qu'on ressent, on n'y peut rien. Personne n'y peut rien.
– Tu n'imaginais plus m'entendre, je suppose ?
– Plus maintenant. Pendant les premiers mois, je ne pensais à rien d'autre. Mais on ne peut pas vivre comme ça, ce n'est pas possible. Petit à petit, j'ai fini par perdre l'espoir.
– J'ai continué à t'aimer à chaque seconde. Tu sais cela, n'est-ce pas ?”
Il y eut un nouveau silence au bout de la ligne puis j'entendis qu'elle recommençait à pleurer – des sanglots brisés, lamentables, qui semblaient lui arracher son dernier souffle. “Doux Jésus, M.S., qu'es-tu en train d'essayer de me faire ? Tu me laisses sans nouvelles depuis juin, et puis tu m'appelles de Chicago à cinq heures du matin pour me déchirer le cœur avec ce qui est arrivé à Sol – et tu te mets à parler d'amour ? Ce n'est pas juste. Tu n'as pas le droit de faire ça. Plus maintenant.
– Je ne peux pas supporter de vivre sans toi. J'ai essayé, je n'y arrive pas.
– Eh bien, moi j'ai essayé, et j'y arrive.
– Je ne te crois pas.
– C'était trop dur, M.S. Ma seule chance de survivre était de devenir aussi dure.
– Qu'est-ce que tu es en train de me dire ?
– Il est trop tard. Je ne peux pas me rouvrir à tout ça. Tu m'as presque tuée, tu sais, et je ne veux plus prendre de tels risques.
– Tu as trouvé quelqu'un d'autre, c'est ça ?
– Il s'est passé des mois. Tu t'attendais à ce que je fasse quoi, pendant que tu te baladais à l'autre bout du pays en essayant de te décider ?
– Tu es au lit avec lui en ce moment, n'est-ce pas ?
– Ça ne te regarde pas.
– C'est ça, hein ? Réponds-moi.
– Il se trouve que non. Mais cela ne te donne pas le droit de m'interroger.
– Ça m'est égal qui c'est. Ça ne fait aucune différence.
– Arrête, M.S. Je n'en peux plus, je ne pourrais pas supporter un mot de plus.
– Je t'en supplie, Kitty. Laisse-moi revenir.
– Adieu, Marco. Prends bien soin de toi. S'il te plaît, prends bien soin de toi.”
Et elle raccrocha.
J'ensevelis Barber à côté de ma mère. Je n'obtins pas sans peine son admission dans le cimetière de Westlawn – un Gentil solitaire dans une mer de juifs russes et allemands – mais étant donné que la famille Fogg disposait encore d'un emplacement pour une personne, et que techniquement j'étais devenu le chef de la famille, donc propriétaire du lot, je finis par avoir gain de cause. En fait j'ensevelis mon père dans la tombe qui m'était destinée. Eu égard à tout ce qui venait de se passer en quelques mois, cela me semblait la moindre des choses.
Après la conversation avec Kitty, j'avais besoin de tout ce qui pouvait me changer les idées et, à défaut d'autre chose, l'organisation de l'enterrement m'aida à traverser les quatre jours suivants. Quinze jours avant sa mort, Barber, rassemblant les derniers restes de son énergie, m'avait fait don de ses biens, et je disposais donc de l'argent nécessaire. Un testament, c'est trop compliqué, m'avait-il dit, et puisqu'il voulait de toute façon me laisser la totalité, pourquoi pas une simple donation, sans attendre ? Je m'étais efforcé de l'en dissuader, sachant que cette transaction représentait l'ultime acceptation de la défaite, mais avais renoncé à trop insister. Sa vie ne tenait plus qu'à un fil, et j'aurais eu des scrupules à être pour lui un obstacle.
Je réglai la note de l'hôpital, je réglai les pompes funèbres, je réglai d'avance une pierre tombale. Pour officier à l'enterrement, je fis appel au rabbin qui avait présidé à ma bar mitzvah onze ans auparavant. Il était devenu vieux, plus de soixante-dix ans, je pense, et il ne se souvenait pas de mon nom. Je suis à la retraite, protesta-t-il, pourquoi ne vous adressez-vous pas à un autre ? Non, répliquai-je, il faut que ce soit vous, rabbin Green, je ne veux personne d'autre. J'arrivai enfin à le persuader d'accepter en lui proposant, pour stimuler sa bonne volonté, de lui payer le double du tarif normal. Ceci est tout à fait inhabituel, dit-il. Aucun cas n'est habituel, répondis-je. Toute mort est unique.
Le rabbin Green et moi assistâmes seuls aux funérailles. J'avais songé à avertir le Magnus College du décès de Barber, avec l'idée que certains de ses collègues souhaiteraient peut-être venir, mais je décidai de n'en rien faire. Je ne me sentais pas de taille à partager cette journée avec des inconnus. Je n'avais envie de parler à personne. Le rabbin accéda à ma demande de ne pas prononcer d'éloge funèbre en anglais, mais de se borner à la récitation des prières hébraïques traditionnelles. J'avais à cette époque oublié presque tout mon hébreu, et j'étais content de ne pas comprendre ce qu'il disait. Cela me laissait seul avec mes pensées, et c'était bien là ce que je voulais. Le rabbin Green me considérait comme fou, et, durant les heures que nous passâmes ensemble, il maintint entre nous autant de distance qu'il pouvait. J'étais triste pour lui, mais pas au point de modifier mon comportement. L'un dans l'autre, je ne crois pas lui avoir adressé plus de cinq ou six mots. Quand la limousine le déposa devant sa maison, il me prit la main et là serra en la tapotant doucement de la main gauche. Ce geste de consolation devait lui être aussi naturel que de signer son nom, et il en paraissait à peine conscient. “Vous êtes très perturbé, jeune homme, me dit-il. Si vous voulez mon avis, je pense que vous devriez voir un médecin.”
Je me fis conduire par le chauffeur à l'Eden Rock. Je ne souhaitais pas y passer une nuit de plus et entrepris immédiatement de faire mes bagages. En dix minutes, j'avais expédié la besogne. Je fermai mon sac, m'assis un instant sur le lit et jetai un dernier regard autour de moi. S'il y a des chambres en enfer, me dis-je, c'est à celle-ci qu'elles ressemblent. Sans raison apparente – c'est-à-dire sans raison consciente au moment même – je fermai une main, me levai, et donnai de toutes mes forces un coup de poing dans le mur. Le mince panneau de fibre céda sans résistance et s'ouvrit avec un craquement sourd au passage de mon bras. Je me demandais si le mobilier était d'aussi piètre qualité, et pour m'en assurer je m'emparai d'une chaise. Je l'écrasai contre le bureau et la regardai, ravi, se briser en mille morceaux. Afin de compléter l'expérience, je saisis dans la main droite un des pieds cassés de la chaise et me mis à faire le tour de la chambre en attaquant un objet après l'autre à l'aide de cette matraque improvisée : les lampes, les miroirs, la télévision, tout ce que je rencontrais. Il ne me fallut pas plus de quelques minutes pour détruire la pièce de fond en comble, mais je me sentis incommensurablement mieux, comme si j'avais enfin accompli un acte logique, un acte à la hauteur de l'occasion. Je ne m'attardai guère à contempler mon œuvre. Encore essoufflé par l'effort, je ramassai mes sacs, sortis en courant et pris la route dans la Pontiac rouge.
Je roulai sans interruption pendant douze heures. La nuit tombait lorsque j'arrivai dans l'Iowa, et le monde se réduisait peu à peu à une immensité d'étoiles. Hypnotisé par ma propre solitude, j'aurais voulu ne pas m'arrêter aussi longtemps que j'arriverais à garder les yeux ouverts, et je fixais la ligne blanche sur la route comme si elle eût représenté mon dernier lien avec la terre. Je me trouvais quelque part en plein Nebraska quand enfin je descendis dans un motel où je sombrai dans le sommeil. Je me souviens d'une rumeur de cri-cri dans l'obscurité, du petit bruit sourd que faisaient les papillons de nuit en s'écrasant contre la moustiquaire, des aboiements lointains d'un chien dans un coin reculé de la nuit.
Le lendemain matin, je compris que le hasard m'avait entraîné dans la bonne direction. J'étais parti vers l'ouest, et maintenant que j'étais en chemin je me sentais plus calme, plus maître de moi. Je décidai d'accomplir ce que Barber et moi avions projeté à l'origine, et la certitude d'avoir un but, d'être moins en train de fuir quelque chose que de m'y diriger, me donna le courage d'admettre qu'en réalité je n'avais pas envie d'être mort.
Je n'imaginais pas de trouver jamais la grotte (du début à la fin, cela n'a fait aucun doute), mais le fait de la chercher me paraissait suffisant, capable d'annihiler tout le reste. Il y avait plus de treize mille dollars dans mon sac, ce qui signifiait que rien ne me retenait : je pouvais continuer ma quête jusqu'à épuisement de toutes les possibilités. Je roulai jusqu'à la limite des plaines, logeai une nuit à Denver, puis poursuivis jusqu'à Mesa Verde, où je passai trois ou quatre jours à grimper dans les ruines d'une civilisation éteinte. Je n'arrivais pas à m'y arracher. Je ne m'étais jamais figuré qu'il pût exister en Amérique quelque chose d'aussi ancien, et quand j'arrivai enfin dans l'Utah j'avais l'impression de commencer à comprendre certains des propos d'Effing. Je n'étais pas seulement impressionné par la géographie (tout le monde en est impressionné), je m'apercevais aussi que l'immensité, le vide de ce pays avaient commencé à affecter ma notion du temps. Le présent paraissait devenu sans conséquence, les minutes et les heures trop infimes pour être mesurées en ce lieu, et du moment que l'on ouvrait les yeux au spectacle environnant, on était obligé de penser en termes de siècles, de réaliser qu'un millier d'années ne compte pas plus qu'un battement d'horloge. Pour la première fois de ma vie, je sentais la Terre comme une planète en train de tourbillonner dans l'espace. Je découvrais qu'elle n'était pas grosse, mais petite – presque microscopique. De tous les objets qui peuplent l'univers, aucun n'est plus petit que la Terre.
Dans la ville de Bluff, je trouvai une chambre au Comb Ridge Motel, et pendant un mois je passai mes journées à explorer les alentours. J'escaladais des rochers, je rôdais dans les anfractuosités rocailleuses des canyons, je parcourais des kilomètres en voiture. Je découvris ainsi de nombreuses cavernes, mais aucune ne montrait de traces d'habitation. Je fus néanmoins heureux pendant ces quelques semaines, et trouvai dans ma solitude une sorte d'exaltation. Afin d'éviter des heurts déplaisants avec les habitants de Bluff, je veillais à garder les cheveux courts, et l'histoire que je leur avais racontée – me prétendant étudiant en géologie – semblait avoir étouffé la méfiance éventuelle qu'ils pouvaient éprouver à mon endroit. Je n'avais d'autre projet que de poursuivre mes recherches, et j'aurais pu continuer ainsi pendant plusieurs mois encore, en prenant chaque matin mon petit déjeuner à la Cuisine de Sally avant de vadrouiller dans le désert jusqu'à la nuit tombée. Un jour, pourtant, je roulai plus loin que d'habitude, au-delà de Monument Valley jusqu'au comptoir navajo d'Oljeto. Ce mot signifie “la lune dans l'eau”, ce qui était en soi une raison suffisante pour m'attirer, et quelqu'un m'avait dit à Bluff que les gérants du comptoir, un couple nommé Smith, en savaient davantage sur l'histoire de la région que n'importe qui à des kilomètres à la ronde. Mme Smith était la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de Kit Carson, et la maison qu'elle habitait avec son mari était pleine de couvertures et de poteries navajos, on eût dit un musée de l'artisanat indien. Je passai quelques heures avec eux à boire du thé dans la fraîcheur de leur salon obscur, et quand l'occasion se présenta enfin de leur demander s'ils avaient jamais entendu parler d'un certain Georges la Sale Gueule, tous deux répondirent non en secouant la tête. Et les frères Gresham, poursuivis-je, est-ce que ça leur disait quelque chose ? Oui, bien sûr, fit M. Smith, c'était une bande de malfaiteurs, ils ont disparu il y a une cinquantaine d'années. Bert, Frank et Harlan, les derniers des pilleurs de trains. N'avaient-ils pas une cachette quelque part ? interrogeai-je, en m'efforçant de maîtriser mon excitation. Quelqu'un m'a parlé un jour d'une caverne où ils habitaient, très loin dans les montagnes, je crois. Je pense que vous avez raison, dit M. Smith, j'ai entendu quelque chose de ce genre, moi aussi. Ça devait se trouver du côté du Rainbow Bridge. A votre avis, on pourrait la trouver ? demandai-je. On aurait pu, marmonna M. Smith, on aurait pu, mais maintenant on n'arriverait plus à rien. Pourquoi donc ? fis-je. Le lac Powell, répondit-il. Toute cette région est sous l'eau. Il y a environ deux ans que c'est inondé. A moins d'avoir un équipement de plongée sous-marine, on ne risque pas de trouver grand-chose.
Après cela j'abandonnai. Dès l'instant où M. Smith eut prononcé ces mots, je me rendis compte que continuer n'aurait aucun sens. J'avais toujours su qu'il me faudrait arrêter tôt ou tard, mais je n'avais jamais imaginé que ça se passerait de façon si abrupte, avec une irrévocabilité aussi accablante. Je venais de me mettre en train, je m'échauffais à peine à la tâche, et je me retrouvais soudain sans but. Je rentrai à Bluff, passai une dernière nuit au motel et partis le lendemain matin. Je me dirigeai vers le lac Powell, car je voulais voir de mes yeux l'eau qui avait détruit mes beaux projets, mais je ne pouvais guère éprouver de colère envers un lac. Je louai un bateau et passai la journée entière à me promener sur l'eau en essayant de réfléchir à ce que j'allais faire ensuite. Ce problème n'était pas nouveau pour moi, mais mon sentiment de défaite était si énorme que je ne pouvais penser à rien. Ce n'est qu'au moment où, après avoir ramené le bateau au hangar de location, je m'apprêtais à reprendre ma voiture que la décision cessa brutalement de m'appartenir.
La Pontiac avait disparu. Je la cherchai partout, mais, lorsque je réalisai qu'elle ne se trouvait plus à l'endroit où je l'avais garée, je compris qu'elle avait été volée. J'avais mon sac à dos avec moi, et quinze cents dollars en chèques de voyage, mais le reste de l'argent était dans le coffre – plus de dix mille dollars en espèces, mon héritage entier, tout ce que je possédais au monde.
Je montai vers la route, avec l'espoir de me faire prendre en stop, mais aucune voiture ne s'arrêta. Je les injuriais au passage, à chacun de ces bolides je criais des obscénités. Le soir tombait, et comme je continuais sur la grand-route à n'avoir pas de chance, il ne me resta plus qu'à m'enfoncer en trébuchant dans les herbes sèches en quête d'un endroit où passer la nuit. La disparition de la voiture m'avait tellement sonné que l'idée ne m'effleura même pas de la signaler à la police. Quand je me réveillai, le lendemain matin, tout grelottant de froid, il m'apparut comme une évidence que le vol n'avait pas été commis par des hommes. C'était une plaisanterie des dieux, un acte de malveillance divine dont le seul but était de m'écraser.
C'est alors que je commençai à marcher. J'éprouvais une telle colère, je me sentais si offensé par ce qui était arrivé que je cessai de faire signe aux automobilistes. Je marchai toute la journée, du lever au coucher du soleil, comme si marcher avait été un moyen de me venger du sol sous mes pieds. Le lendemain, je fis de même. Et le lendemain. Et puis le lendemain. Pendant trois mois, je continuai à marcher. Je progressais lentement vers l'ouest, avec des haltes dans de petites villes d'où je repartais après un jour ou deux, dormant en plein champ, dans des cavernes, dans des fossés au bord de la route. Les deux premières semaines, j'étais comme un homme qui a été frappé par la foudre. Au-dedans de moi, c'était la tempête, je pleurais, je hurlais comme un dément ; et puis, petit à petit ma colère parut se consumer d'elle-même, et je m'accordai au rythme de mes pas. J'usai paire de bottes après paire de bottes. Vers la fin du premier mois, je recommençai à adresser un peu la parole aux gens. Quelques jours plus tard, j'achetai une boîte de cigares, et ensuite j'en fumai un chaque soir en l'honneur de mon père. A Valentine, dans l'Arizona, une serveuse potelée, nommée Peg, me séduisit dans un restaurant vide aux confins de la ville, tant et si bien que je restai là avec elle pendant dix ou douze jours. A Needles, en Californie, je me foulai la cheville gauche et ne pus plus m'appuyer dessus pendant une semaine, mais à part cela je marchai sans interruption, je marchai vers le Pacifique, porté par un sentiment de bonheur croissant. Une fois que j'aurais atteint l'extrémité du continent, j'étais certain qu'une question importante trouverait sa solution. Je n'avais aucune idée de ce qu'était cette question, mais la réponse avait déjà commencé à prendre forme dans mes pas, et il me suffisait de continuer à marcher pour savoir que je m'étais laissé en arrière, que je n'étais plus la personne que j'avais un jour été.
J'achetai ma cinquième paire de bottes dans un endroit qui s'appelait Lake Elsinore, le 3 janvier 1972. Trois jours plus tard, complètement éreinté, je franchis les hauteurs entourant la ville de Laguna Beach avec quatre cent treize dollars en poche. Du sommet du promontoire, j'apercevais déjà l'océan, mais je continuai à marcher jusque tout au bord de l'eau. Il était quatre heures de l'après-midi quand je me déchaussai et sentis le sable sous mes plantes de pied. J'étais arrivé au bout du monde, et au-delà ne se trouvaient que de l'air et des vagues, un vide qui s'étendait sans obstacle jusqu'aux rives de la Chine. C'est ici que je commence, me dis-je, c'est ici que débute ma vie.
Je restai longtemps debout sur la plage, à attendre la disparition des derniers rayons du soleil. Derrière moi, la ville vaquait à ses affaires, avec des bruits familiers d'Amérique fin de siècle. En suivant du regard la courbe de la côte, je vis s'allumer une à une les lumières des maisons. Puis la lune apparut derrière les montagnes. C'était la pleine lune, elle était ronde et jaune comme une pierre incandescente. Je ne la quittai pas des yeux tandis qu'elle s'élevait dans le ciel nocturne, et ne m'en détournai que lorsqu'elle eut trouvé sa place dans les ténèbres.