Pendant plus d'un mois, j'habitai chez Zimmer. La fièvre s'était calmée le deuxième ou le troisième jour, mais pendant une longue période je restai sans force, à peine capable de me mettre debout sans perdre l'équilibre. Au début, Kitty venait me voir à peu près deux fois par semaine, mais elle ne disait jamais grand-chose, et s'en allait la plupart du temps au bout de vingt ou trente minutes. Si j'avais été plus attentif à ce qui se passait, j'aurais pu me poser des questions, surtout après que Zimmer m'eut raconté l'histoire de mon sauvetage. Il était un peu étrange, après tout, que quelqu'un qui pendant trois semaines avait remué ciel et terre pour me retrouver se conduise soudain avec une si grande réserve une fois que j'étais là. Mais c'était comme ça, et je ne m'étonnais pas. J'étais trop faible alors pour m'étonner de quoi que ce soit, et j'acceptais telles quelles ses allées et venues. C'étaient des événements naturels, ils avaient la même force, le même caractère inévitable que le temps qu'il faisait, le mouvement des planètes, ou la lumière qui filtrait par la fenêtre vers trois heures tous les après-midi.
Ce fut Zimmer qui s'occupa de moi durant ma convalescence. Son nouveau logement se trouvait au deuxième étage d'un vieil immeuble à l'ouest du Village. C'était une tanière douteuse, encombrée de livres et de disques : deux petites pièces sans porte de séparation, une cuisine rudimentaire, une salle de bains dépourvue de fenêtre. Je comprenais quel sacrifice cela représentait pour lui de m'y héberger, mais chaque fois que j'essayais de le remercier, Zimmer me renvoyait d'un geste en prétendant que c'était sans importance. Il me nourrissait de sa poche, me faisait coucher dans son lit, ne demandait rien en échange. En même temps, il était furieux contre moi, et ne se privait pas de me dire sans ambages combien je le dégoûtais. Non seulement je m'étais conduit comme un imbécile, mais j'avais ainsi failli me tuer. Une telle conduite était inexcusable pour quelqu'un de mon intelligence, disait-il. C'était grotesque, c'était stupide, c'était de la démence. Si j'avais des ennuis, pourquoi ne l'avais-je pas appelé à l'aide ? Ne savais-je pas qu'il aurait été prêt à faire n'importe quoi pour moi ? Je ne répondais guère à ces attaques. Je comprenais que Zimmer avait été blessé, et j'avais honte de lui avoir fait cela. Avec le temps, il me devint de plus en plus difficile de trouver un sens au désastre dont j'étais l'auteur. J'avais cru agir avec courage, mais il s'avérait que j'avais seulement fait preuve de la forme la plus abjecte de lâcheté : je m'étais complu dans mon mépris du monde en refusant de regarder la réalité en face. Je n'éprouvais plus que des remords, le sentiment paralysant de ma propre stupidité. Les jours se succédaient dans l'appartement de Zimmer, et, tandis que je récupérais lentement, je me rendis compte que j'allais devoir recommencer ma vie complètement. Je voulais corriger mes erreurs, me racheter aux yeux des gens qui se souciaient encore de moi. J'étais fatigué de moi-même, fatigué de mes pensées, fatigué de ruminer sur mon destin. Par-dessus tout, je ressentais le besoin de me purifier, de me repentir de tous mes excès d'égocentrisme. Après un si total égoïsme, je résolus d'atteindre à un état d'altruisme total. Je penserais aux autres avant de penser à moi, je m'efforcerais en conscience de réparer les dégâts que j'avais provoqués, et de cette façon je commencerais peut-être à accomplir quelque chose en ce monde. C'était un programme irréalisable, bien sûr, mais je m'y appliquai avec un fanatisme quasi religieux. Je voulais devenir un saint, un saint sans dieu qui irait de par le monde accomplir de bonnes actions. Si absurde que cela me paraisse aujourd'hui, je crois que c'est exactement ce que je voulais. J'avais un besoin désespéré de certitude, et j'étais prêt à n'importe quoi pour en trouver.
Il me restait un obstacle à franchir, néanmoins. A la fin, la chance m'aida à le contourner, mais à un minuscule cheveu près. Un jour ou deux après que ma température fut redevenue normale, je sortis du lit pour me rendre à la salle de bains. C'était le soir, je crois, et Zimmer travaillait à son bureau dans l'autre pièce. Comme je m'en revenais en traînant les pieds, je remarquai sur le plancher l'étui à clarinette d'oncle Victor. Je n'y avais plus pensé depuis mon sauvetage, et je fus soudain horrifié de voir en quel mauvais état il se trouvait. Le cuir noir qui le recouvrait avait à moitié disparu, et une bonne partie de ce qui en restait était boursouflée et craquelée. L'orage à Central Park lui avait été fatal, et je me demandai si l'eau, en s'infiltrant à l'intérieur, avait aussi endommagé l'instrument. Je ramassai l'étui et le pris avec moi au lit, prêt au pire. Je déclenchai les fermoirs et soulevai le couvercle mais, sans me laisser le temps d'examiner la clarinette, une enveloppe blanche voleta vers le sol et je me rendis compte que mes ennuis ne faisaient que commencer. C'était ma convocation au service militaire. J'avais oublié non seulement la date de l'examen médical, mais jusqu'au fait que cette lettre m'avait été adressée. En cet instant, tout me revint à l'esprit. Je songeai qu'aux yeux de la loi j'étais probablement un fugitif. Si j'avais manqué l'examen, le gouvernement devait déjà avoir lancé contre moi un mandat d'arrêt – et cela signifiait un prix à payer, des conséquences que je ne pouvais pas imaginer. Je déchirai l'enveloppe et cherchai la date qui avait été tapée dans l'espace prévu sur la circulaire : le 16 septembre. Ceci ne représentait rien pour moi, car je n'avais plus notion de la date. J'avais perdu l'habitude de regarder les pendules et les calendriers, et je n'aurais même pas pu la deviner.
“Une petite question, demandai-je à Zimmer, encore penché sur son travail. Tu sais peut-être quel jour on est ?
– Mardi, répondit-il sans lever la tête.
– Je veux dire quelle date. Le mois et le jour. Tu n'as pas besoin de me donner l'année. Ça je crois bien le savoir.
– Le 15 septembre, fit-il, toujours sans se déranger.
– Le 15 septembre ? Tu en es certain ?
– Bien sûr, j'en suis certain. Sans l'ombre d'un doute.”
Je me laissai retomber sur l'oreiller en fermant les yeux. “C'est extraordinaire, marmonnai-je. C'est absolument extraordinaire.”
Zimmer se retourna enfin et me regarda d'un air intrigué. “Pourquoi diable est-ce extraordinaire ?
– Parce que ça signifie que je ne suis pas un criminel.
– Quoi ?
– Parce que ça signifie que je ne suis pas un criminel.
– J'ai entendu la première fois. Te répéter ne te rend pas plus clair.”
Je brandis la lettre et l'agitai en l'air. “Quand tu auras vu ceci, déclarai-je, tu comprendras ce que je veux dire.”
Je devais me présenter à Whitehall Street le lendemain matin. Zimmer avait passé la visite médicale en juillet (il avait été réformé pour cause d'asthme), et les deux ou trois heures suivantes s'écoulèrent en évocation de ce qui m'attendait. Pour l'essentiel, notre conversation ressemblait à celles de millions de jeunes gens dans l'Amérique de ces années-là. A la différence de la plupart d'entre eux, cependant, je n'avais rien fait pour me préparer au moment critique. Je n'avais pas de certificat médical, je ne m'étais pas bourré de drogues afin de fausser mes réflexes moteurs, je n'avais pas mis en scène une série de dépressions nerveuses dans le but de suggérer un passé psychologique troublé. J'avais toujours considéré que je n'irais pas à l'armée mais, une fois cette certitude établie, je n'avais guère réfléchi à la question. Comme en tant d'autres domaines, mon inertie l'avait emporté et j'avais avec constance chassé ce problème de mes préoccupations. Zimmer était consterné, mais même lui était obligé d'admettre qu'il était trop tard pour réagir. Ou bien je serais accepté à l'examen, ou bien je serais rejeté, et si j'étais accepté il ne me resterait qu'une alternative : quitter le pays ou aller en prison. Zimmer me raconta plusieurs histoires de gens qui étaient partis à l'étranger, au Canada, en France, en Suède, mais cela ne m'intéressait pas beaucoup. “Je n'ai pas d'argent, lui rappelai-je, et je ne suis pas d'humeur à voyager.
– Alors tu te retrouveras tout de même criminel, dit-il.
– Prisonnier, précisai-je. Prisonnier d'opinion. C'est différent.”
Ma convalescence ne faisait que commencer, et quand je me levai le lendemain matin pour m'habiller (avec des vêtements de Zimmer, trop petits pour moi de plusieurs tailles), je me rendis compte que je n'étais pas en état d'aller où que ce soit. Je me sentais complètement épuisé, et la seule tentative de marcher jusqu'à l'autre côté de la chambre exigeait toute mon énergie et ma concentration. Je n'avais encore quitté mon lit que pendant une ou deux minutes à la fois, pour traîner ma faiblesse à la salle de bains et retour. Si Zimmer n'avait été là pour me soutenir, je ne suis pas certain que j'aurais réussi à gagner la porte. Littéralement, il me maintint sur mes pieds, descendant l'escalier avec moi en m'entourant de ses deux bras, puis me laissant m'appuyer sur lui tandis que nous nous dirigions en trébuchant vers le métro. Un triste spectacle, j'en ai peur. Zimmer m'accompagna jusqu'à la porte d'entrée de l'immeuble de Whitehall Street et me désigna un restaurant juste en face, où il m'assura que je le trouverais quand ce serait fini. Il me serra le bras en signe d'encouragement. “Ne t'en fais pas, dit-il. Tu feras un soldat du tonnerre, Fogg, ça saute aux yeux.
– Tu as raison, bordel, répondis-je. Le meilleur foutu soldat de toute cette foutue armée. N'importe quel idiot peut le constater.” J'adressai à Zimmer une parodie de salut puis entrai dans l'immeuble en titubant, en m'accrochant aux murs pour ne pas tomber.
J'ai oublié, aujourd'hui, la plus grande partie de ce qui suivit. Quelques pièces et morceaux demeurent, mais rien dont la somme constitue un souvenir complet, rien dont je puisse parler avec conviction. Cette incapacité de revoir ce qui s'est passé prouve à quel point ma faiblesse devait être lamentable. Il me fallait toute mon énergie rien que pour rester debout, en m'efforçant de ne pas m'écrouler, et je n'étais pas aussi attentif que j'aurais dû. Je pense, en fait, avoir gardé les yeux fermés presque tout le temps, et quand je réussissais à les ouvrir c'était rarement assez longtemps pour permettre au monde de m'atteindre. Nous étions une cinquantaine, une centaine à parcourir ensemble ce processus. Je me rappelle avoir été assis devant un bureau dans une vaste salle et avoir écouté un sergent nous parler, mais je ne sais plus ce qu'il disait, je n'arrive pas à en retrouver le moindre mot. On nous donna des formulaires à remplir, puis il y eut une sorte de test écrit, mais il est possible que le test soit venu en premier et les formulaires ensuite. Je me souviens que j'ai coché les organisations auxquelles j'avais appartenu et que cela m'a pris pas mal de temps : SDS au collège, SANE et SNCC1 au lycée, et puis que j'ai dû expliquer les circonstances de mon arrestation l'année précédente. J'ai terminé le dernier de la salle, et à la fin le sergent, debout derrière mon épaule, marmonnait quelque chose à propos d'oncle Hô et du drapeau américain.
Après cela, il y a un trou de plusieurs minutes, une demi-heure peut-être. Je vois des corridors, des lumières fluorescentes, des groupes de jeunes gens en caleçon. Je me souviens de l'intense vulnérabilité que je ressentais alors, mais de nombreux autres détails ont disparu. Où nous nous étions déshabillés, par exemple, et ce que nous nous disions tandis que nous attendions en file. En particulier, je n'arrive pas à évoquer la moindre image de nos pieds. Au-dessus des genoux, nous ne portions rien que nos caleçons, mais plus bas tout me reste mystérieux. Etions-nous autorisés à garder nos chaussures et / ou nos chaussettes, ou nous fit-on circuler pieds nus dans ces salles ? Je ne retrouve que néant à ce sujet, je ne peux discerner la moindre lueur.
Finalement, on me fit entrer dans une pièce. Un docteur me tapota la poitrine et le dos, regarda dans mes oreilles, m'empoigna les couilles et me demanda de tousser. Tout cela n'exigeait guère d'effort, mais vint le moment où il fallut me faire une prise de sang, et l'examen prit un tour plus mouvementé. J'étais tellement anémique et émacié que le docteur ne trouvait pas de veine dans mon bras. Il enfonça son aiguille à deux ou trois endroits, me piqua, me meurtrit la peau, mais aucun sang ne coula dans son tube. Je devais avoir alors une mine affreuse – tout pâle et pris de nausées, comme quelqu'un qui va tourner de l'œil – et il renonça bientôt et me conseilla de m'asseoir sur un banc. Sa réaction était plutôt gentille, me semble-t-il, ou du moins indifférente. “Si vous avez encore des vertiges, dit-il, asseyez-vous par terre en attendant que ça passe. Nous ne voudrions pas que vous alliez tomber et vous heurter la tête, n'est-ce pas ?”
J'ai un souvenir net d'être resté assis sur ce banc, mais ensuite je me revois étendu sur une table dans une autre pièce. Impossible de savoir combien de temps s'était écoulé entre ces deux scènes. Je ne crois pas m'être évanoui, mais il est probable qu'en vue d'une nouvelle tentative de me prendre du sang, on avait voulu limiter les risques. Un tube de caoutchouc avait été fixé autour de mon biceps pour faire saillir la veine, et quand le médecin réussit enfin à y planter son aiguille (je ne sais plus si c'était le même médecin ou un autre) il fit une remarque à propos de ma maigreur et me demanda si j'avais pris le petit déjeuner. En un instant, qui fut sûrement pour moi le plus lucide de la journée, je me tournai vers lui pour lui donner la réponse la plus simple, la plus sincère qui me vînt à l'esprit. “Docteur, fis-je, ai-je l'air de quelqu'un qui peut se passer de petit déjeuner ?”
Il y eut d'autres choses, il dut y avoir beaucoup d'autres choses, mais je n'arrive pas à les retrouver. On nous donna un repas quelque part (dans l'immeuble ? Dans un restaurant près de l'immeuble ?), mais mon seul souvenir à ce propos est que personne ne voulait s'asseoir à côté de moi. L'après-midi, retour là-haut, dans les corridors, et on entreprit enfin de nous mesurer et de nous peser. La balance indiquait pour moi un chiffre ridiculement bas (cinquante kilos, je crois, ou peut-être cinquante-deux – dans ces eaux-là), et à partir de ce moment je fus séparé du reste du groupe. On m'envoya chez un psychiatre, un homme pansu, avec des doigts courts et écrasés, je me souviens d'avoir pensé qu'il ressemblait davantage à un lutteur qu'à un médecin. Il était hors de question de lui raconter des mensonges. J'avais entamé ma nouvelle période de sainteté potentielle et la dernière chose que je souhaitais était d'agir d'une façon que je regretterais par la suite. Le psychiatre soupira une ou deux fois au cours de notre conversation, mais il ne parut à part cela troublé ni par mes remarques ni par mon apparence. J'imagine qu'il avait une longue pratique de ces interviews, et que plus grand-chose ne pouvait le perturber. Pour ma part, j'étais plutôt étonné du vague de ses questions. Il me demanda si je me droguais, et quand je lui dis non, il leva les sourcils et me le redemanda, mais je lui fis la même réponse la seconde fois et il n'insista pas. Des questions standards suivirent : comment fonctionnaient mes intestins, si j'avais ou non des éjaculations nocturnes, si je pensais souvent au suicide. Je répondis aussi simplement que je pouvais, sans embellissements ni commentaires. Pendant que je parlais, il cochait de petites cases sur une feuille de papier, sans me regarder. Il y avait quelque chose de rassurant à discuter de sujets aussi intimes de cette manière – comme si j'avais eu affaire à un comptable ou à un garagiste. Mais lorsqu'il atteignit le bas de la page, le docteur releva les yeux et me fixa pendant quatre ou cinq secondes au moins.
“Tu es en piteux état, fiston, déclara-t-il enfin.
– Je le sais, dis-je. Je n'ai pas été très bien. Mais je crois que maintenant ça va mieux.
– Si vous voulez.
– Tu peux commencer par me parler de ton poids.
– J'ai eu la grippe. J'ai attrapé un de ces trucs à l'estomac, il y a quelques semaines, et je n'ai plus pu manger.
– Combien de poids as-tu perdu ?
– Je ne sais pas. Vingt ou vingt-cinq kilos, je crois.
– En deux semaines ?
– Non, ça a pris environ deux ans. Mais j'ai perdu la plus grande partie cet été.
– Pourquoi ça ?
– L'argent, d'un côté. Je n'en avais pas assez pour acheter à manger.
– Tu n'avais pas de travail ?
– Non.
– Tu en as cherché un ?
– Non.
– Il va falloir m'expliquer ça, fils.
– C'est une affaire assez compliquée. Je ne sais pas si vous pourrez comprendre.
– Laisse-moi juger de cela. Raconte-moi simplement ce qui s'est passé et ne te préoccupe pas de l'effet que ça fait. Nous ne sommes pas pressés.”
Pour une raison quelconque, j'éprouvais un désir irrésistible de déballer toute mon histoire devant cet étranger. Rien n'aurait pu être moins approprié, mais, avant que j'aie une chance de m'arrêter, les mots avaient commencé à jaillir de ma bouche. Je sentais le mouvement de mes lèvres, mais c'était en même temps comme si j'avais écouté quelqu'un d'autre. J'entendais ma voix qui bavardait, intarissable, à propos de ma mère, à propos d'oncle Victor, à propos de Central Park et de Kitty Wu. Le docteur hochait la tête avec politesse, mais il était évident qu'il n'avait aucune idée de ce dont je parlais. Comme je continuais à décrire l'existence qui avait été la mienne au cours des deux dernières années, je me rendis compte qu'il était, en fait, de plus en plus mal à l'aise. Je m'en sentis frustré, et plus manifeste devenait son incompréhension, plus désespérée était ma tentative de lui exprimer les choses avec clarté. Il me semblait que, d'une certaine manière, mon humanité était en jeu. Peu importait qu'il fût médecin militaire ; c'était aussi un être humain, et rien ne comptait davantage que de communiquer avec lui. “Nos vies sont déterminées par de multiples contingences, déclarai-je, en essayant d'être aussi succinct que possible, et nous luttons chaque jour contre ces chocs, ces accidents, afin de conserver notre équilibre. Il y a deux ans, pour des raisons philosophiques et personnelles, j'ai décidé de renoncer à cette lutte. Ce n'était pas par envie de me tuer – n'allez pas croire ça – mais parce qu'il me semblait que si je m'abandonnais au chaos de l'univers, l'univers me révélerait peut-être en dernier ressort une harmonie secrète, une forme, un plan, qui m'aideraient à pénétrer en moi-même. La condition était d'accepter les choses telles qu'elles se présentaient, de se laisser flotter dans le courant de l'univers. Je ne prétends pas y avoir très bien réussi. En fait, j'ai échoué lamentablement. Mais l'échec n'entache pas la sincérité de la tentative. Même si j'ai failli en mourir, je crois que cela m'a rendu meilleur.”
Ce fut un affreux gâchis. Mon langage devenait de plus en plus maladroit et abstrait, et je m'aperçus finalement que le docteur avait cessé d'écouter. Les yeux embrumés de confusion et de pitié mêlées, il fixait un point invisible au-dessus de ma tête. Je n'ai aucune idée du nombre de minutes que dura mon monologue, mais ce fut suffisant pour qu'il arrive à la conclusion que j'étais un cas désespéré – un authentique cas désespéré, non l'une de ces contrefaçons de fous qu'il était entraîné à reconnaître. “Ça suffit, fiston, déclara-t-il enfin, en me coupant au milieu d'une phrase. Je crois que je commence à voir le tableau.” Je restai assis sur ma chaise sans parler pendant une ou deux minutes, tremblant et transpirant, tandis qu'il griffonnait une note sur un papier à en-tête officiel. Il le plia en deux et me le tendis par-dessus son bureau. “Donne ceci à l'officier responsable au bout du couloir, et dis au suivant d'entrer quand tu sors.”
Je me rappelle avoir parcouru le couloir avec sa lettre à la main, en luttant contre la tentation d'y jeter un coup d'œil. Je ne pouvais me défendre de l'impression que j'étais surveillé, que l'immeuble était peuplé de gens capables de lire dans mes pensées. L'officier responsable était un homme imposant, en grand uniforme, la poitrine garnie d'une mosaïque de médailles et de décorations. Il releva la tête d'une pile de papiers sur son bureau et me fit négligemment signe d'entrer. Je lui remis la note du psychiatre. A peine y eut-il jeté un regard que son visage s'éclaira d'un large sourire. “Tant mieux, fit-il, tu viens de m'épargner quelques jours de travail.” Sans autre explication, il se mit à déchirer les papiers qui se trouvaient sur son bureau et à les jeter dans la corbeille. Sa satisfaction paraissait énorme. “Je suis content que tu sois recalé. Nous allions entreprendre une enquête complète à ton sujet, mais du moment que tu n'es pas bon pour le service, nous n'avons plus à nous en faire.
– Une enquête ? demandai-je.
– Toutes ces organisations auxquelles tu as appartenu, répondit-il, presque joyeux. On ne peut pas accueillir des cocos et des agitateurs dans l'armée, n'est-ce pas ? Ça ne vaut rien pour le moral.”
Ensuite, je n'ai pas de souvenir précis de la succession des événements, mais je me retrouvai bientôt assis dans une pièce avec les autres inaptes et refusés. Nous devions être une douzaine, et je crois n'avoir jamais vu plus pathétique ramassis de gens dans un même lieu. Un garçon dont le visage et le dos étaient hideusement couverts d'acné tremblotait dans un coin en parlant tout seul. Un autre avait un bras atrophié. Debout contre un mur, un autre, qui pesait au moins cent cinquante kilos, imitait avec ses lèvres des bruits de pet en riant après chaque émission comme un sale gamin de sept ans. C'était là les demeurés, les grotesques, des jeunes gens qui n'avaient nulle part leur place. J'étais presque inconscient de fatigue, à ce moment, et je ne fis la conversation avec personne. Je m'installai sur une chaise près de la porte et fermai les yeux. Quand je les rouvris, un officier me secouait par le bras en m'enjoignant de me réveiller. “Vous pouvez rentrer chez vous, dit-il, c'est terminé.”
Je traversai la rue dans le soleil de fin d'après-midi. Comme il me l'avait promis, Zimmer m'attendait dans le restaurant.
Après cela je repris rapidement du poids. Je dois avoir grossi de neuf à dix kilos en une dizaine de jours, et à la fin du mois je commençais à ressembler à l'individu que j'avais un jour été. Zimmer m'alimentait avec conscience ; il garnissait le frigo de toutes sortes de nourritures, et dès que je lui parus assez ferme sur mes pieds pour m'aventurer au-dehors, il se mit à m'emmener chaque soir dans un bar des environs, un endroit obscur et calme, où il y avait peu de passage, et où nous buvions de la bière en regardant les matchs à la télé. L'herbe paraissait toujours bleue, dans cette télé, et les joueurs avaient l'air de clowns, mais nous nous sentions bien, blottis dans notre petit coin, à bavarder des heures durant de tout ce qui nous attendait. Ce fut dans nos deux vies une période de tranquillité exquise : un bref instant d'immobilité avant de reprendre notre chemin.
Ce fut au cours de ces conversations que je commençai à en savoir plus au sujet de Kitty Wu. Zimmer la trouvait extraordinaire, il était difficile de ne pas entendre l'admiration dans sa voix quand il parlait d'elle. Il alla même un jour jusqu'à déclarer que s'il n'avait déjà été amoureux de quelqu'un d'autre, il le serait devenu d'elle, éperdument. Elle approchait de la perfection plus qu'aucune fille qu'il eût jamais rencontrée, affirmait-il, et, tout bien considéré, la seule chose en elle qui l'intriguait était qu'elle pût éprouver de l'attirance pour un aussi triste spécimen que moi.
“Je ne crois pas qu'elle soit attirée par moi, dis-je. Elle a bon cœur, c'est tout. Elle m'a pris en pitié et elle a agi en conséquence – comme d'autres s'apitoient sur des chiens blessés.
– Je l'ai vue tous les jours, M.S. Tous les jours pendant près de trois semaines. Elle n'arrêtait pas de parler de toi.
– C'est absurde.
– Crois-moi, je sais ce que je dis. Cette fille est folle de toi.
– Alors pourquoi ne vient-elle pas me voir ?
– Elle est occupée. Ses cours ont commencé, à Julliard, et en plus elle a un boulot à mi-temps.
– Je ne savais pas.
– Bien sûr. Parce que tu ne sais rien. Tu passes tes journées au lit, tu pilles le frigo, tu lis mes livres. Une fois de temps en temps, tu t'essaies à la vaisselle. Comment pourrais-tu savoir quoi que ce soit ?
– Je reprends des forces. Quelques jours encore, et je serai de nouveau normal.
– Physiquement. Mais au moral, il te reste du chemin à faire.
– Qu'est-ce que ça veut dire ?
– Ça veut dire que tu dois regarder sous la surface, M.S. Tu dois te servir de ton imagination.
– Ça, j'ai toujours pensé que j'en abusais. Je m'efforce d'être plus réaliste maintenant, plus terre à terre.
– Envers toi-même, oui, mais envers les autres tu ne peux pas. Pourquoi crois-tu que Kitty a pris des distances ? Pourquoi crois-tu qu'elle ne vient plus te voir ?
– Parce qu'elle n'a pas le temps. Tu viens de me le dire.
– Ça n'explique qu'une partie.
– Tu tournes en rond, David.
– J'essaie de te montrer que c'est plus complexe que tu ne penses.
– Bon, d'accord. Quelle est l'autre partie ?
– De la pudeur.
– C'est bien le dernier mot que j'utiliserais pour décrire Kitty. Elle est sans doute la personne la plus ouverte et la plus spontanée que j'aie jamais rencontrée.
– C'est vrai. Mais, là-dessous, il y a une immense discrétion, une réelle délicatesse de sentiment.
– Elle m'a embrassé la première fois que je l'ai vue, tu le savais ? Juste au moment où je partais, elle m'a rattrapé sur le seuil, m'a jeté les bras autour du cou, et m'a planté un énorme baiser sur les lèvres. Ce n'est pas exactement ce que j'appellerais de la délicatesse ou de la discrétion.
– C'était un bon baiser ?
– En fait, c'était un baiser extraordinaire. Un des meilleurs baisers que j'aie jamais eu le bonheur de recevoir.
– Tu vois ? Ça prouve que j'ai raison.
– Ça ne prouve rien du tout. Ce n'était qu'un de ces trucs qui arrivent dans l'inspiration du moment.
– Non. Kitty savait ce qu'elle faisait. C'est quelqu'un qui se fie à ses élans, mais ces élans sont aussi une sorte de sagesse.
– Tu as l'air bien sûr de toi.
– Mets-toi à sa place. Elle tombe amoureuse de toi, elle t'embrasse sur la bouche, elle laisse tout tomber pour se lancer à ta recherche. Et qu'est-ce que tu as fait pour elle ? Rien. Même pas l'ombre d'un rien. La différence entre Kitty et les gens, c'est qu'elle est disposée à accepter ça. Imagine, Fogg. Elle te sauve la vie, et tu ne lui dois rien. Elle n'attend de toi aucune gratitude. Elle n'attend même pas ton amitié. Elle les souhaite peut-être, mais elle ne les demandera jamais. Elle respecte trop les autres pour les obliger à agir contre leurs désirs. Elle est ouverte et spontanée, mais en même temps elle préférerait mourir que de te donner l'impression qu'elle s'impose à toi. C'est là qu'intervient sa discrétion. Elle est allée assez loin, à présent elle n'a plus le choix : elle reste où elle est, et elle attend.
– Qu'est-ce que tu essaies de me dire ?
– Que ça dépend de toi, Fogg. C'est à toi d'agir.”
D'après ce que Kitty avait raconté à Zimmer, son père avait été l'un des généraux du Kuo-min-tang dans la Chine prérévolutionnaire. Dans les années trente, il avait occupé la position de maire ou de gouverneur militaire de Pékin. Quoiqu'il fit partie des intimes de Chiang Kai-shek, il avait un jour sauvé la vie de Chou En-lai en lui procurant un saufconduit pour qu'il puisse quitter la ville où Chiang l'avait pris au piège sous prétexte d'une rencontre organisée entre le Kuo-min-tang et les communistes. Le général était néanmoins demeuré loyal envers la cause nationaliste et, après la révolution, il était parti à Taiwan avec le reste des partisans de Chiang. La maison Wu était importante : une épouse officielle, deux concubines, cinq ou six enfants, et une domesticité abondante. Kitty était née de la seconde concubine en février 1950, et, seize mois plus tard, le général Wu avait été nommé ambassadeur au Japon, et la famille s'était installée à Tokyo. Il s'agissait là, sans aucun doute, d'une habile manœuvre de Chiang : il honorait, avec ce poste important, un officier au franc-parler et au caractère difficile, et en même temps il l'éloignait de Taipei, le centre du pouvoir. A cette époque, le général Wu approchait des soixante-dix ans, et le temps de son influence paraissait révolu.
Kitty avait passé son enfance à Tokyo, fréquenté des écoles américaines (ce qui expliquait son anglais impeccable), et bénéficié de tous les avantages que pouvait offrir sa situation privilégiée : cours de danse, Noëls à l'américaine, voitures avec chauffeur. Néanmoins, c'était une enfance solitaire. Elle avait dix ans de moins que la plus proche de ses demi-sœurs, et l'un de ses frères (un banquier qui vivait en Suisse) avait une bonne trentaine d'années de plus qu'elle. Pis encore, la position de sa mère, en tant que seconde concubine, lui laissait à peine plus d'autorité dans la hiérarchie familiale qu'à une servante. L'épouse, âgée de soixante-quatre ans, et la première concubine, qui en avait cinquante-deux, étaient jalouses de la jeune et jolie mère de Kitty et faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour affaiblir son statut dans la maison. Comme Kitty l'avait expliqué à Zimmer, leur vie ressemblait un peu à celle d'une cour impériale chinoise, avec toutes les rivalités, toutes les factions que cela implique, les machinations secrètes, les complots silencieux et les faux sourires. On n'y voyait guère le général. Quand il n'était pas occupé à ses obligations officielles, il passait le plus clair de son temps à cultiver l'affection de diverses jeunes femmes à la réputation douteuse. Tokyo était une ville riche en tentations, et les occasions de plaisirs de ce genre inépuisables. Il avait fini par prendre une maîtresse, l'avait installée dans un appartement à la mode, et dépensait des sommes extravagantes afin de la satisfaire : il lui avait payé des vêtements, des bijoux, et même une voiture de sport. A la longue, néanmoins, tout cela ne suffisait plus, et même une coûteuse et douloureuse cure de jouvence n'avait pu inverser les effets du temps. Les attentions de la maîtresse devenaient distraites, et un soir où le général arrivait chez elle à l'improviste, il l'avait trouvée dans les bras d'un homme plus jeune. Il en était résulté une bataille horrible : cris aigus, ongles tranchants, une chemise déchirée et tachée de sang. C'était la dernière folle illusion d'un vieillard. Le général était rentré chez lui, avait accroché au milieu de sa chambre la chemise en lambeaux, et y avait fixé une feuille de papier avec la date de l'incident : le 4 octobre 1959. Il l'y avait laissée jusqu'à la fin de sa vie, pour s'en pénétrer comme d'un monument à sa vanité détruite.
Puis, la mère de Kitty était morte, Zimmer ne savait pas pourquoi ni dans quelles circonstances. Le général avait alors plus de quatre-vingts ans et sa santé se dégradait, mais, dans un dernier sursaut d'intérêt pour sa plus jeune fille, il avait pris des dispositions pour qu'elle soit envoyée en pension en Amérique. Kitty avait juste quatorze ans quand elle était arrivée dans le Massachusetts pour entrer en première année à la Fielding Academy. Etant donné sa personnalité, il ne lui avait pas fallu longtemps pour s'y adapter et s'y faire une place. Elle avait dansé, joué la comédie, noué des amitiés, étudié, obtenu des notes honorables. A la fin de ses quatre ans dans cet endroit, elle savait qu'elle ne retournerait pas au Japon. Ni à Taiwan, du reste, ni ailleurs. L'Amérique était devenue son pays, et en jonglant avec le petit héritage qu'elle avait reçu après la mort de son père, elle avait réussi à payer les frais d'inscription à Julliard et à s'installer à New York. Il y avait plus d'un an maintenant qu'elle y habitait et sa seconde année de cours était en train de commencer.
“Ça a quelque chose de familier, n'est-ce pas ? observa Zimmer.
– Familier ? fis-je. C'est une des histoires les plus exotiques que j'aie jamais entendues.
– En surface seulement. Gratte un peu la couleur locale, et ça se réduit presque à l'histoire de quelqu'un que je connais. A quelques détails près, bien sûr.
– Mm, oui, je vois ce que tu veux dire. Orphelins dans la tourmente, ce genre de choses.
– Exactement.”
Je fis une pause, pour réfléchir à ce que Zimmer venait de dire. “Je suppose qu'il y a quelques ressemblances, ajoutai-je enfin. Mais tu crois que ce qu'elle raconte est vrai ?
– Je n'ai aucun moyen d'en être sûr. Mais si je me fonde sur ce que j'ai vu d'elle jusqu'ici, je serais très surpris du contraire.”
J'avalai une gorgée de bière en hochant la tête. Beaucoup plus tard, quand j'ai appris à mieux la connaître, j'ai su que Kitty ne mentait jamais.
Plus je restais chez Zimmer, plus je me sentais mal à l'aise. Il assumait les frais de ma guérison et, bien qu'il ne s'en plaignît jamais, je me doutais que ses finances n'étaient pas assez solides pour lui permettre de continuer ainsi longtemps. Zimmer recevait un peu d'aide de sa famille dans le New Jersey, mais pour l'essentiel il ne pouvait compter que sur lui-même. Vers le 20 de ce mois, il devait commencer à Columbia une licence de littérature comparée. L'université l'avait attiré dans ce programme à l'aide d'une bourse (la gratuité des cours et une allocation de deux mille dollars), mais même si cela représentait à l'époque une jolie somme, il y avait à peine de quoi survivre pendant un an. Pourtant, Zimmer continuait à prendre soin de moi en puisant sans mesure dans ses maigres économies. Si généreux qu'il fût, il devait avoir un autre mobile que le pur altruisme. Depuis la première année où nous avions partagé une chambre, j'avais toujours eu l'impression qu'il était d'une certaine manière intimidé par moi, débordé, si l'on peut dire, par la folle intensité de mes lubies. Maintenant que j'étais dans une mauvaise passe, il y voyait peut-être une chance de prendre l'avantage, de corriger l'équilibre interne de notre amitié. Je doute que lui-même en ait eu conscience, mais une sorte de supériorité un peu exaspérée perçait dans sa voix lorsqu'il me parlait, et il était difficile de ne pas sentir le plaisir qu'il éprouvait à me taquiner. Je le supportais, néanmoins, et ne m'en offensais pas. Mon appréciation de moi-même était alors tombée si bas que j'accueillais ses tracasseries avec un plaisir secret, comme une forme de justice, la punition largement méritée de mes péchés.
Zimmer était un petit type nerveux, avec des cheveux noirs bouclés et une allure raide, contenue. Il portait les lunettes à monture métallique que l'on voyait beaucoup à cette époque chez les étudiants, et avait entrepris de laisser pousser sa barbe, ce qui lui donnait l'air d'un jeune rabbin. De tous les élèves de Columbia que j'ai connus, il était le plus brillant et le plus consciencieux, et il avait sans aucun doute l'étoffe de devenir un fin lettré s'il s'y acharnait. Nous partagions la même passion pour des livres obscurs et oubliés (l'Alexandra de Lycophron, les dialogues philosophiques de Giordano Bruno, les carnets de Joseph Joubert, pour ne citer que quelques-unes de nos découvertes communes), mais alors que j'avais tendance, devant ces œuvres, à m'enthousiasmer comme un fou et à me disperser, Zimmer, minutieux et systématique, les pénétrait à une profondeur dont je m'étonnais souvent. Avec cela, loin de tirer de ses talents critiques une fierté particulière, il ne leur accordait qu'une importance secondaire. La principale préoccupation de Zimmer dans la vie était d'écrire de la poésie, et il y passait de longues heures laborieuses, à travailler chaque mot comme si le sort du monde en eût dépendu – ce qui est certainement la seule façon raisonnable de procéder. A bien des égards, les poèmes de Zimmer ressemblaient à son corps : compacts, tendus, inhibés. Ses idées s'enchevêtraient avec une telle densité qu'il était souvent difficile d'en trouver le sens. J'admirais pourtant leur étrangeté et leur langue en éclats de silex. Zimmer avait confiance en mon opinion, et j'étais toujours aussi honnête que possible lorsqu'il me la demandait ; je l'encourageais de mon mieux, mais en même temps je refusais de mâcher mes mots quand quelque chose ne me plaisait pas. Je n'avais pour ma part aucune ambition littéraire, et cela facilitait sans doute nos relations. Si je critiquais son travail, il savait que ce n'était pas à cause d'une compétition inavouée entre nous.
Il y avait deux ou trois ans qu'il était amoureux de la même fille, une certaine Anna Bloom, ou Blume, je n'ai jamais été certain de l'orthographe. Elle avait grandi en face de chez Zimmer, dans la même rue d'un faubourg du New Jersey, et s'était trouvée dans la même classe que sa sœur, c'est-à-dire qu'elle devait avoir quelques années de moins que lui. Je ne l'avais rencontrée qu'une ou deux fois, une fille menue, avec des cheveux noirs, un joli visage et une personnalité extravertie et animée, et j'avais eu le soupçon que Zimmer, avec sa nature studieuse, n'était peut-être pas tout à fait de taille. Dans le courant de l'été, elle était partie soudain rejoindre son frère aîné, William, qui travaillait comme journaliste dans un pays lointain, et depuis lors Zimmer n'avait pas reçu de ses nouvelles – pas une lettre, pas une carte postale, rien. Au fur et à mesure que passaient les semaines, ce silence le désespérait de plus en plus. Chaque journée débutait par la même descente rituelle à la boîte aux lettres, et chaque fois qu'il sortait de l'immeuble ou y rentrait, il ouvrait et refermait la boîte vide avec la même obsession. Ce pouvait être n'importe quelle heure, jusqu'à deux ou trois heures du matin, quand il n'y avait aucune chance au monde que quelque chose de nouveau soit arrivé. Mais Zimmer était incapable de résister à la tentation. Souvent, lorsque nous revenions tous deux de la White Horse Tavern, au coin de la rue, à moitié ivres de bière, il me fallait assister au triste spectacle de mon ami en train de chercher sa clef, et puis de tendre une main aveugle vers quelque chose qui n'était pas là, qui ne serait jamais là. C'est peut-être la raison pour laquelle il a supporté si longtemps ma présence chez lui. Faute de mieux, j'étais quelqu'un à qui parler, une distraction de ses soucis, une sorte de dérivatif comique, étrange et imprévisible.
Je n'en étais pas moins cause de la diminution de ses ressources, et plus le temps passait sans protestation de sa part, plus je me sentais mal à l'aise. J'avais l'intention de me mettre à chercher du travail dès que j'en aurais la force (un travail quelconque, peu importait lequel) et de commencer à lui rembourser ce qu'il avait dépensé pour moi. Ce n'était pas une solution au problème de trouver un autre endroit où habiter, mais du moins je persuadai Zimmer de me laisser passer les nuits sur le sol afin qu'il puisse à nouveau dormir dans son propre lit. Ses cours à Columbia commencèrent quelques jours après cet échange de chambres. Pendant la première semaine, il revint un soir avec une grosse liasse de papiers et m'annonça d'un air sombre qu'une de ses amies du département de français, qui avait été engagée pour faire une traduction rapide, venait de se rendre compte qu'elle n'en avait pas le temps. Zimmer lui avait demandé si elle serait d'accord de lui sous-traiter ce travail, et elle avait accepté. C'est ainsi qu'arriva chez nous ce manuscrit, un fastidieux rapport d'une centaine de pages sur la réorganisation structurelle du consulat de France à New York. Dès l'instant où Zimmer avait commencé à m'en parler, j'avais compris que cela représentait pour moi une chance de me rendre utile. J'avançai que mon français était aussi bon que le sien et que, puisque je n'étais pas surchargé de responsabilités pour l'instant, il n'y avait pas de raison de ne pas me laisser le soin de cette traduction. Zimmer était réticent, mais je m'y étais attendu, et je l'emportai petit à petit sur ses hésitations. Je lui expliquai que je voulais rééquilibrer nos comptes, et que ce travail serait le moyen le plus rapide et le plus pratique d'y parvenir. L'argent lui reviendrait (deux ou trois cents dollars, je ne me souviens plus de la somme exacte), et dès lors nous serions de nouveau à égalité. Ce fut ce dernier argument qui finalement le persuada. Zimmer aimait bien jouer les martyrs, mais aussitôt qu'il eut compris qu'il s'agissait de mon bien-être, il céda.
“Eh bien, dit-il, nous pourrions partager, je suppose, si ça t'importe à ce point.
– Non, répondis-je, tu n'y es toujours pas. Tout l'argent sera pour toi. Sinon ça n'aurait aucun sens. Chaque centime sera pour toi.”
J'obtins ce que je voulais, et pour la première fois depuis des mois je me mis à éprouver l'impression que ma vie avait de nouveau un but. Zimmer se levait tôt pour se rendre à Columbia, et pendant le reste de la journée, je restais livré à moi-même, libre de me caler devant son bureau et d'y travailler sans interruption. Il s'agissait d'un texte abominable, truffé de jargon bureaucratique, mais plus il me donnait de peine, plus je m'acharnais à relever le défi, refusant de lâcher prise jusqu'à ce qu'un semblant de signification commence à apparaître au travers des phrases maladroites et ampoulées. La difficulté même de la tâche m'était un encouragement. Si cette traduction s'était révélée plus facile, je n'aurais pas eu le sentiment d'accomplir une pénitence adéquate pour mes fautes passées. D'une certaine manière, c'était la complète inutilité de cette entreprise qui en faisait la valeur. Je me sentais comme quelqu'un qui a été condamné aux travaux forcés. Mon lot consistait à prendre un marteau pour casser des pierres, et, une fois ces pierres cassées, à les réduire encore en cailloux plus petits. Ce labeur était dépourvu de sens. Mais, en fait, les résultats ne m'intéressaient pas. Le travail était en lui-même une fin, et je m'y plongeais avec toute la détermination d'un prisonnier modèle.
Quand il faisait beau, je sortais parfois faire un petit tour dans le quartier pour m'éclaircir les idées. On était en octobre, le plus beau mois de l'année à New York, et je prenais plaisir à étudier la lumière d'automne, à observer la clarté nouvelle dont elle semblait parée quand elle frappait en biais les immeubles de brique. L'été était fini, mais l'hiver paraissait encore loin, et je savourais cet équilibre entre chaud et froid. Où que j'aille, ces jours-là, dans les rues, il n'était question que des Mets. C'était l'un de ces rares moments d'unanimité où tout le monde a la même chose en tête. Les gens se promenaient avec leur transistor réglé sur le match, de larges foules se rassemblaient devant la vitrine des magasins d'appareils électroménagers pour regarder la partie sur des télévisions silencieuses, des ovations soudaines éclataient dans les bars aux coins des rues, aux fenêtres des appartements, sur d'invisibles toits en terrasse. Il y eut d'abord Atlanta en demi-finale, puis Baltimore pour les championnats. Sur huit rencontres en octobre, les Mets ne perdirent qu'une seule fois, et quand l'aventure fut terminée, New York leur fit une nouvelle parade des confettis qui surpassa même en extravagance celle qui avait salué les astronautes deux mois plus tôt. Plus de cinq cents tonnes de papier tombèrent ce jour-là dans les rues, un record qui n'a jamais été égalé depuis.
Je pris l'habitude de manger mon déjeuner dans Abingdon Square, un petit parc à un bloc et demi à l'est de l'appartement de Zimmer. Il y avait là un terrain de jeu rudimentaire pour les enfants, et j'appréciais le contraste entre le langage mort du rapport que je traduisais et l'énergie furieuse et déchaînée des gamins qui tourbillonnaient autour de moi en piaillant. Je m'étais aperçu que cela m'aidait à me concentrer, et il m'arriva plusieurs fois d'apporter ma traduction pour y travailler là, assis en plein milieu de ce tohu-bohu. Il se trouve que c'est au cours d'un de ces après-midi de la mi-octobre que je revis enfin Kitty Wu. J'étais en train de me débattre dans un passage ardu, et je ne la remarquai que lorsqu'elle était déjà assise sur le banc auprès de moi. C'était notre première rencontre depuis que Zimmer m'avait fait la morale dans le bar, et la surprise me laissa sans défense. J'avais passé plusieurs semaines à imaginer tout ce que je lui dirais de brillant quand je la retrouverais, mais maintenant qu'elle était là en chair et en os, je pouvais à peine balbutier un mot.
“Bonjour, monsieur l'écrivain, dit-elle. Ça fait plaisir de vous voir remis sur pied.”
Elle portait cette fois des lunettes de soleil, et avait les lèvres peintes d'un rouge vif. Parce que ses yeux étaient invisibles derrière les verres sombres, j'avais toutes les peines du monde à détourner les miens de sa bouche.
“Je n'écris pas vraiment, dis-je. C'est une traduction. Un truc que je fais pour gagner un peu d'argent.
– Je sais. J'ai rencontré David, hier, et il m'a raconté.”
Peu à peu, je me trouvai emporté par la conversation. Kitty avait un talent naturel pour sortir les gens d'eux-mêmes, et il était facile de lui emboîter le pas, de se sentir à l'aise en sa présence. Comme me l'avait un jour lointain expliqué oncle Victor, une conversation ressemble à un échange de balles. Un bon partenaire vous envoie la balle droit dans le gant, de sorte qu'il vous est presque impossible de la rater ; quand c'est à lui de recevoir, il rattrape tout ce qui arrive de son côté, même les coups les plus erratiques et les plus incompétents. C'est ainsi que faisait Kitty. Elle relançait sans cesse la balle juste au creux de mon gant, et quand je la lui retournais, elle ramenait tout ce qui parvenait peu ou prou à sa portée, sautant vers les chandelles qui lui passaient au-dessus de la tête, plongeant avec agilité de gauche à droite, se précipitant pour réussir des prises acrobatiques. Mieux encore, son talent était tel qu'elle me donnait toujours l'impression que j'avais fait exprès de mal lancer, comme si mon seul objectif avait été de rendre la partie plus amusante. Elle me faisait paraître meilleur que je n'étais et cela me donnait confiance, et m'aidait ensuite à lui envoyer des balles moins difficiles à recevoir. En d'autres mots, je commençai à lui parler à elle, plutôt qu'à moi-même, et le plaisir en était plus grand que tout ce que j'avais connu depuis longtemps.
Notre conversation se prolongeait dans la lumière d'octobre, et je me mis à chercher le moyen de la faire durer. J'étais trop ému et heureux pour accepter qu'elle prenne fin, et le fait que Kitty porte à l'épaule un grand sac dont dépassaient des bouts d'affaires de danse – une manche de maillot, le col d'un sweat-shirt, un coin de serviette – m'inspirait la crainte qu'elle ne fût sur le point de se lever et de se précipiter à un autre rendez-vous. Il y avait un soupçon de fraîcheur dans l'air, et, au bout de vingt minutes de bavardage sur le banc, je remarquai que Kitty frissonnait très légèrement. Rassemblant mon courage, j'émis une remarque sur le froid qui tombait, et suggérai que nous rentrions chez Zimmer, où je pourrais nous faire du café chaud. Miraculeusement, elle acquiesça et répondit qu'elle trouvait l'idée bonne.
Je me mis à préparer le café. Le salon était séparé de la cuisine par la chambre à coucher, et au lieu de m'attendre dans le salon Kitty s'assit sur le lit pour que nous puissions continuer à parler. Le passage à l'intérieur avait transformé le ton de notre conversation, nous étions l'un et l'autre plus calmes et plus timides, comme à la recherche de la meilleure interprétation de notre nouveau rôle. Il régnait une étrange atmosphère d'anticipation, et j'étais heureux d'avoir à m'occuper du café et de pouvoir ainsi masquer le trouble qui s'était soudain emparé de moi. Quelque chose allait se produire, mais je me sentais trop ému pour m'attarder sur cette impression, il me semblait que si je m'autorisais le moindre espoir, cette chose pourrait être détruite avant même d'avoir pris forme. Kitty devint alors très silencieuse, pendant vingt ou trente secondes elle ne dit plus rien. Je continuais à m'affairer dans la cuisine, à ouvrir et à fermer le frigo, à sortir des tasses et des cuillers, à verser du lait dans un pot, et ainsi de suite. Pendant un bref instant, je tournai le dos à Kitty et, avant que je m'en rende bien compte, elle n'était plus assise sur le lit mais debout dans la cuisine. Sans un mot, elle se glissa derrière moi, m'entoura la taille de ses bras, et posa la tête contre mon dos.
“Qui est là ?” demandai-je, feignant l'ignorance.
“C'est la Reine des Dragons, fit Kitty. Elle vient te prendre.”
Je lui saisis les mains, en essayant de ne pas trembler quand je sentis la douceur de sa peau. “Je crois qu'elle me tient déjà”, murmurai-je.
Il y eut un léger silence, puis Kitty resserra son étreinte autour de ma taille. “Tu m'aimes un petit peu, dis ?
– Plus qu'un petit peu. Tu le sais bien. Beaucoup plus qu'un petit peu.
– Je ne sais rien du tout. J'attends depuis trop longtemps pour savoir quoi que ce soit.”
Toute la scène avait quelque chose d'imaginaire. J'étais conscient qu'elle était réelle, mais en même temps c'était mieux que la réalité, plus proche d'une projection de ce que j'attendais de la réalité que tout ce qui m'était arrivé auparavant. Mes désirs étaient forts, ils étaient même impérieux, mais ce n'est que grâce à Kitty qu'ils purent se manifester. Tout s'articula sur ses réactions, la subtilité de ses encouragements, sa science des gestes, son absence d'hésitation. Kitty n'avait pas peur d'elle-même, elle vivait avec son corps sans embarras ni arrière-pensée. Cela avait peut-être à voir avec sa profession de danseuse, mais il est plus vraisemblable que c'était le contraire. Parce qu'elle se plaisait dans son corps, elle pouvait danser.
Nous fîmes l'amour pendant plusieurs heures dans l'appartement de Zimmer où baissait la lumière de fin d'après-midi. C'était sans aucun doute l'une des choses les plus extraordinaires que j'eusse jamais vécues, et à la fin je pense que j'en ai été fondamentalement transformé. Je ne veux pas parler que du sexe ni des permutations du désir, mais d'un écroulement spectaculaire de parois intérieures, d'un tremblement de terre au cœur de ma solitude. Je m'étais si bien habitué à être seul que je n'imaginais pas qu'une telle chose fût possible. Je m'étais résigné à un certain mode de vie et puis, pour des raisons d'une obscurité totale, cette belle jeune Chinoise s'était posée devant moi, descendue comme un ange d'un autre univers. Il aurait été impossible de ne pas en tomber amoureux, impossible de n'être pas transporté par le seul fait de sa présence.
A partir de ce moment, mes journées devinrent plus chargées. Je travaillais à ma traduction le matin et l'après-midi, et m'en allais dans la soirée rejoindre Kitty, en général uptown, aux environs de Columbia et de Julliard. Le problème, dans la mesure où il y en avait un, était la difficulté de nous trouver seuls ensemble. Kitty habitait dans un foyer une chambre qu'elle partageait avec une camarade de cours, et dans l'appartement de Zimmer aucune porte ne séparait la chambre à coucher du salon. Même s'il y en avait eu une, il aurait été impensable que j'y ramène Kitty. Etant donné l'état de la vie sentimentale de Zimmer à cette époque, je n'aurais pas eu le cœur de lui infliger les bruits de nos amours, de l'obliger à écouter, assis dans la pièce à côté, nos gémissements et nos soupirs. De temps en temps, l'autre étudiante sortait pour la soirée, et nous profitions de son absence pour poser des jalons sur le lit étroit de Kitty. D'autres fois, des appartements vides accueillaient nos rendez-vous. C'était Kitty qui se chargeait des détails de cette organisation, par l'intermédiaire d'amis, ou d'amis de ses amis, auxquels elle demandait l'usage d'une chambre pendant quelques heures. Tout cela avait un côté frustrant, mais en même temps quelque chose d'assez palpitant, une source d'excitation qui ajoutait à notre passion un élément de danger et d'incertitude. Nous prenions ensemble des risques qui me paraissent aujourd'hui inimaginables, des risques insensés qui auraient bien pu entraîner les situations les plus embarrassantes. Un jour, par exemple, nous avons arrêté un ascenseur entre deux étages et, tandis que les habitants de l'immeuble, furieux de l'attente, criaient et tambourinaient, j'ai baissé les jeans de Kitty et sa petite culotte et, de ma langue, l'ai menée à l'orgasme. Une autre fois, pendant une soirée, nous avons baisé par terre dans la salle de bains, dont nous avions verrouillé la porte derrière nous sans nous soucier des gens qui faisaient la queue dans le couloir pour avoir leur tour aux W.-C. C'était du mysticisme érotique, une religion secrète exclusivement réservée à deux fidèles. Pendant toute cette période du début de nos relations, l'échange d'un regard suffisait à nous mettre en émoi. Dès que Kitty s'approchait de moi, je me mettais à penser au sexe. J'étais incapable d'empêcher mes mains de la toucher, et plus son corps me devenait familier, plus je désirais son contact. Nous sommes même allés, un soir, jusqu'à faire l'amour après l'un de ses cours de danse au beau milieu du vestiaire, après le départ de ses camarades. Elle devait participer à un spectacle le mois suivant et j'essayais d'assister aux répétitions chaque fois que je le pouvais. A part la tenir dans mes bras, je ne connaissais rien de meilleur que de regarder Kitty danser, et je suivais ses évolutions sur la scène avec une concentration quasi démente. J'adorais ça, et pourtant je n'y comprenais rien. La danse m'était totalement étrangère, elle se situait au-delà du domaine des mots, et je n'avais d'autre possibilité que de rester assis en silence, abandonné à la contemplation du mouvement pur.
J'achevai la traduction vers la fin d'octobre. Zimmer reçut l'argent de son amie quelques jours plus tard, et le soir même Kitty et moi allâmes dîner avec lui au Moon Palace. C'était moi qui avais choisi le restaurant, pour sa valeur symbolique plus que pour la qualité de sa table, mais le repas y fut bon néanmoins car Kitty, qui parlait mandarin avec les serveurs, put commander des plats qui n'étaient pas au menu. Zimmer était en bonne forme, intarissable au sujet de Trotski, de Mao, de la théorie de la révolution permanente, et je me souviens qu'à un moment Kitty posa la tête sur mon épaule, avec un beau sourire langoureux et que, appuyés tous deux contre les coussins de la banquette, nous laissâmes David dérouler son monologue en marquant notre approbation par des hochements de tête tandis qu'il résolvait les dilemmes de l'existence humaine. Ce fut pour moi un moment merveilleux, un moment de joie et d'équilibre extraordinaires, comme si mes amis s'étaient réunis là pour célébrer mon retour au pays des vivants. Après qu'on eut enlevé notre couvert, nous déballâmes tous trois nos papillotes et examinâmes avec une feinte solennité les horoscopes qu'elles renfermaient. C'est étrange, je me souviens du mien comme si je le tenais encore entre mes mains. On y lisait : “Le Soleil est le passé, la Terre est le présent, la Lune est le futur.” Par la suite, je devais rencontrer à nouveau cette phrase énigmatique, et je ressens rétrospectivement l'impression que le hasard qui me l'avait attribuée était chargé d'une mystérieuse vérité prémonitoire. Pour des raisons que je n'examinai pas à l'époque, je glissai la languette de papier dans mon portefeuille et neuf mois plus tard, longtemps après avoir oublié son existence, je la portais toujours avec moi.
Le lendemain matin, je me mis à chercher du travail. Sans résultat ce premier jour, ni davantage le jour suivant. Je me rendis compte qu'avec les journaux je n'arriverais à rien, et décidai de me rendre à Columbia afin de tenter ma chance au bureau d'emploi des étudiants. En tant que licencié de l'université, j'avais le droit de m'adresser à ce service, et puisqu'il n'y avait rien à payer s'ils vous trouvaient un job, il me paraissait raisonnable de débuter par là. Moins de dix minutes après être entré à Dodge Hall, j'aperçus la réponse à mon problème, dactylographiée sur une fiche placée dans le coin inférieur gauche du panneau d'information. L'offre était rédigée comme suit : “Monsieur âgé en chaise roulante cherche jeune homme pour office de compagnon à domicile. Promenades quotidiennes, un peu de secrétariat. Cinquante dollars par semaine, logé et nourri.” Ce dernier détail fut pour moi déterminant. J'allais non seulement commencer à gagner ma vie, mais aussi, enfin, pouvoir partir de chez Zimmer. Mieux encore, je m'en irais dans West End Avenue à la hauteur de la Quatre-vingt-quatrième rue, c'est-à-dire beaucoup plus près de Kitty. Cela semblait parfait. Quant à l'emploi lui-même, il n'y avait pas de quoi pavoiser, mais, de toute façon, je n'avais en fait nulle part où pavoiser.
Je téléphonai aussitôt pour demander une entrevue, inquiet à l'idée que quelqu'un d'autre obtienne avant moi cette situation. Deux heures plus tard, j'étais assis en face de mon éventuel employeur, et le soir même, à huit heures, il m'appelait chez Zimmer pour m'annoncer que j'étais engagé. A l'entendre, on pouvait supposer qu'il n'avait pas pris sans peine sa décision et que j'avais été choisi de préférence à plusieurs autres candidats de valeur. Tout bien considéré, cela n'aurait sans doute rien changé, mais si j'avais su alors qu'il mentait, je me serais fait une idée plus juste de ce qui m'attendait. Car la vérité, c'est qu'il n'y avait aucun autre candidat. J'étais le seul à m'être présenté pour cet emploi.
1 Students for Democratic Society ; Sane Nuclear Policy ; Students Non-violent Coordinating Committee. (N.d.T.)