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Nous n'allâmes pas plus loin ce jour-là. Cette dernière phrase prononcée, Effing fit une pause pour respirer, et avant qu'il eût repris sa narration Mme Hume entra pour annoncer que c'était l'heure du déjeuner. Après les choses terribles qu'il m'avait racontées, je pensais qu'il aurait du mal à retrouver son sang-froid, mais il ne parut guère affecté par l'interruption. “Bien, s'écria-t-il en frappant des mains. L'heure du déjeuner. Je suis affamé.” Sa capacité de passer ainsi sans transition d'une humeur à l'autre m'ahurissait. Quelques instants auparavant, il avait la voix tremblante d'émotion. Je l'avais cru sur le point de s'effondrer et là, tout d'un coup, il débordait d'enthousiasme et de bonne humeur. “Nous avançons, maintenant, mon garçon, déclara-t-il tandis que je le poussais vers la salle à manger. Ceci n'était que le début, la préface, pourrait-on dire. Attendez que je sois bien en train. Vous n'avez encore rien entendu.”

A partir du moment où nous fûmes à table, il n'y eut plus d'allusions à la notice nécrologique. Le repas suivit son cours normal, avec l'accompagnement habituel de bruits de bouche et de grossièretés, ni plus ni moins que n'importe quel autre jour. Comme si Effing avait déjà oublié qu'il venait de passer trois heures dans la chambre voisine à étaler ses tripes devant moi. A la fin du déjeuner, animé par les conversations d'usage, nous établîmes notre bulletin du temps quotidien en vue de l'excursion de l'après-midi. C'est ainsi que se passèrent les trois ou quatre semaines suivantes. Les matinées étaient consacrées à la notice. L'après-midi, nous sortions nous promener. Je remplis des récits d'Effing plus d'une douzaine de cahiers, à la cadence générale de vingt ou trente pages par jour. Il me fallait pour le suivre écrire à vive allure, et il arrivait que mes transcriptions soient à peine lisibles. Je lui demandai un jour si nous pouvions utiliser plutôt un enregistreur, mais Effing refusa. “Pas d'électricité, déclara-t-il, pas de machines. Je déteste le bruit que font ces trucs infernaux. Ça ronronne, ça chuinte, ça me rend malade. La seule chose que je veux entendre est la course de votre plume sur le papier.” Je lui expliquai que je n'étais pas secrétaire de profession. “Je ne connais pas la sténo, dis-je, et j'ai souvent de la peine à relire ce que j'ai écrit.

– Alors dactylographiez-le quand je ne suis pas là, répondit-il. Je vais vous donner la machine à écrire de Pavel. C'est une superbe vieille mécanique, je la lui ai achetée quand nous sommes arrivés en Amérique en trente-neuf. Une Underwood. On n'en fabrique plus de pareilles, maintenant. Elle doit peser trois tonnes et demie.” Le jour même, je la dénichai au fond du placard de ma chambre et l'installai sur une petite table. A partir de ce moment, je passai chaque soir plusieurs heures à transcrire les pages de notre séance du matin. C'était un travail fastidieux, mais les paroles d'Effing étaient encore fraîches dans ma mémoire et je n'en laissais guère échapper.

Après la mort de Byrne, racontait-il, il avait abandonné tout espoir. Il avait tenté sans conviction de se dépêtrer du canyon, mais s'était bientôt perdu dans un labyrinthe d'obstacles : falaises, gorges, monticules défiant l'escalade. Son cheval s'était écroulé le deuxième jour, mais, faute de bois à brûler, la chair en était presque inutilisable. La sagebrush ne s'enflammait pas. Elle fumait, crachotait, mais ne produisait pas de feu. Pour calmer sa faim, Effing avait découpé sur la carcasse des lamelles qu'il avait flambées au moyen d'allumettes. Ceci avait suffi pour un repas, après quoi, à court d'allumettes et peu désireux de manger cette viande crue, il avait laissé l'animal derrière lui. Arrivé à ce point, Effing était convaincu que sa vie s'achevait. Il continuait à avancer péniblement dans les rochers en tirant derrière lui le dernier âne survivant, mais à chaque pas l'idée le tourmentait qu'il dérivait peut-être de plus en plus loin de toute possibilité de salut. Son matériel de peinture était intact, et il lui restait de la nourriture et de l'eau pour deux jours encore. Cela lui était égal. Même s'il parvenait à survivre, il se rendait compte que tout était fini pour lui. La mort de Byrne lui ôtait toute alternative, il ne voyait pas comment il pourrait jamais prendre sur lui de rentrer. La honte serait trop forte : les questions, les récriminations, il aurait perdu la face. Mieux valait qu'on le croie mort, lui aussi, car au moins son honneur serait sauf, et personne ne saurait à quel point il s'était montré faible et irresponsable. C'est à ce moment que Julian Barber a été oblitéré : là, en plein désert, cerné par les rochers et la lumière ardente, il s'est supprimé, simplement. A l'époque, cette décision ne lui paraissait pas bien draconienne. Il allait mourir, c'était indiscutable, et, si d'aventure il ne mourait pas, cela reviendrait au même, de toute façon. Personne ne saurait le premier mot de ce qui lui était arrivé.

Effing m'avait dit qu'il était devenu fou, mais je ne savais trop s'il fallait prendre cette affirmation au pied de la lettre. Il m'avait raconté qu'après la mort de Byrne il avait hurlé presque sans arrêt pendant trois jours, le visage maculé du sang qui coulait de ses mains – lacérées par les rochers – mais, compte tenu des circonstances, ce comportement ne me paraissait pas anormal. J'avais pour ma part hurlé sans réserve pendant l'orage, à Central Park, alors que ma situation était loin de paraître aussi désespérée que la sienne. Quand un homme se sent parvenu au bout du rouleau, il est parfaitement naturel qu'il ait envie de crier. L'air s'accumule dans ses poumons, et il ne peut plus respirer s'il n'arrive à l'expulser, à le chasser de toutes ses forces, au moyen de ses hurlements. Sinon, son propre souffle le suffoquera, le ciel lui-même l'étouffera.

Le matin du quatrième jour, alors qu'il ne lui restait rien à manger, et moins d'une tasse d'eau dans sa gourde, Effing aperçut au sommet d'une falaise proche quelque chose qui ressemblait à une caverne. Cela ferait un bon endroit pour mourir, se dit-il. A l'abri du soleil et inaccessible aux vautours, un endroit si bien caché que personne ne le retrouverait jamais. Rassemblant son courage, il entama cette laborieuse escalade. Il lui fallut près de deux heures pour l'accomplir et, une fois en haut, à bout de force, il tenait à peine sur ses pieds. La caverne était considérablement plus grande qu'elle ne paraissait, vue d'en bas, et Effing eut la surprise de constater qu'il n'aurait pas besoin de se baisser pour y pénétrer. Il débarrassa l'ouverture des branchages et des bâtons qui l'obstruaient et entra. Contre toute attente, la grotte n'était pas vide. Elle s'étendait sur six à sept mètres à l'intérieur de la falaise et des meubles la garnissaient : une table, quatre chaises, une armoire, un vieux poêle délabré. En intention et par destination, il s'agissait d'une maison. Les objets semblaient bien entretenus et la pièce était arrangée avec soin, installée confortablement dans une sorte d'ordre domestique rudimentaire. Effing alluma la bougie qui se trouvait sur la table et l'emporta au fond de la chambre pour explorer les coins sombres où la lumière du soleil ne pénétrait pas. Contre le mur gauche, il trouva un lit, et dans ce lit, un homme. Effing supposa que cet homme dormait mais comme, s'étant raclé la gorge pour annoncer sa présence, il ne suscitait aucune réaction, il se pencha et approcha la bougie du visage de l'inconnu. C'est alors qu'il s'aperçut que celui-ci était mort. Pas simplement mort, assassiné. Là où aurait dû se trouver son œil droit, il n'y avait qu'un grand trou. L'œil gauche regardait fixement les ténèbres, et l'oreiller sous la tête était éclaboussé de sang.

Se détournant du cadavre, Effing revint vers l'armoire et découvrit qu'elle était remplie de nourriture. Des boîtes de conserve, de la viande salée, de la farine, du matériel de cuisine – entassées sur les étagères, assez de provisions pour une personne pendant un an. Se préparant aussitôt un repas, il dévora la moitié d'un pain et deux boîtes de haricots. Une fois sa faim apaisée, il entreprit de se débarrasser du corps. Il avait déjà élaboré un plan ; restait à le mettre en pratique. Le mort devait avoir été un ermite, raisonnait Effing, pour vivre ainsi tout seul dans la montagne, et dans ce cas peu de gens devaient avoir eu connaissance de sa présence. Pour autant qu'il pouvait en juger (la chair qui n'avait pas commencé à se décomposer, l'absence d'odeur écœurante, le pain qui n'était pas rassis), le meurtre devait avoir été commis peu de temps auparavant, peut-être pas plus de quelques heures – ce qui signifiait que la seule personne au courant de la mort de l'ermite était son assassin. Rien, pensait Effing, ne l'empêchait de prendre la place du solitaire. Ils étaient à peu près du même âge, mesuraient à peu près la même taille, avaient tous deux les mêmes cheveux châtains. Il ne serait pas difficile de se laisser pousser la barbe et de porter les vêtements du mort. Il allait reprendre la vie de celui-ci et la continuer à sa place, agir comme si l'âme du défunt était dorénavant la sienne. Si quelqu'un montait lui rendre visite, il n'aurait qu'à faire semblant d'être celui qu'il n'était pas – et voir s'il s'en tirait. Pour se défendre si quelque chose tournait mal, il avait une carabine, mais il supposait que de toute façon la chance lui serait favorable, puisqu'il ne paraissait guère vraisemblable qu'un ermite eût beaucoup de visiteurs.

Après avoir déshabillé l'inconnu, il traîna le cadavre hors de la caverne et l'emporta de l'autre côté de la falaise. Et là, il fit sa découverte la plus remarquable : une petite oasis à une dizaine de mètres au-dessous du niveau de la grotte, une étendue luxuriante surplombée par deux peupliers, avec une source en activité et d'innombrables buissons dont il ignorait les noms. Une minuscule poche de vie au cœur de cette aridité écrasante. En ensevelissant l'ermite dans la terre meuble près du ruisseau, il se rendit compte que tout lui devenait possible à cet endroit. Il avait des provisions et de l'eau ; il avait une maison ; il s'était trouvé une nouvelle identité, une existence nouvelle et totalement inattendue. Le renversement dépassait presque sa compréhension. A peine une heure plus tôt, il s'était senti prêt à mourir. A présent il tremblait de joie, incapable de s'empêcher de rire tandis qu'il lançait sur le visage du mort pelletée après pelletée de terre.

Les mois passèrent. Au début, Effing était trop stupéfait de sa bonne fortune pour prêter beaucoup d'attention à ce qui l'entourait. Il mangeait et dormait et, quand le soleil n'était pas trop fort, s'asseyait sur les rochers devant la grotte et regardait les lézards multicolores zigzaguer près de ses pieds. Du haut de la falaise, on avait une vue immense, qui englobait des kilomètres de territoire inconnu, mais il ne la contemplait guère, préférant confiner ses pensées dans le voisinage immédiat : ses trajets jusqu'au ruisseau avec le seau à eau, le ramassage de bois à brûler, l'intérieur de la caverne. Il avait eu son plein de paysages, et se trouvait content d'ignorer celui-ci. Puis, d'un coup, cette impression de calme l'abandonna, et il entra dans une période de solitude presque insoutenable. Envahi d'horreur au souvenir des derniers mois, il fut pendant une ou deux semaines dangereusement près de se tuer. Son cerveau débordait d'illusions et de terreurs, il imagina plusieurs fois qu'il était déjà mort, qu'il était mort à l'instant où il pénétrait dans la caverne et se trouvait dès lors prisonnier de quelque au-delà démoniaque. Un jour, dans un accès de folie, il empoigna la carabine de l'ermite et abattit son âne, pensant que celui-ci avait été métamorphosé, était devenu l'ermite, spectre en colère qui revenait le hanter avec ses braiments insidieux. L'âne savait qui il était vraiment, et il n'avait pas le choix : il fallait éliminer ce témoin de son imposture. Après cela, obsédé par l'idée de découvrir l'identité du défunt, il se mit à fouiller systématiquement l'intérieur de la caverne, à la recherche d'un journal, d'un paquet de lettres, de la page de garde d'un livre, de n'importe quoi susceptible de révéler le nom du solitaire. Mais il ne trouva rien, ne découvrit jamais la moindre particule d'information.

Au bout de deux semaines, il commença lentement à revenir à lui et à se retrouver petit à petit dans un état qui ressemblait à la paix de l'esprit. Cela ne pouvait durer toujours, se disait-il, et cette idée à elle seule le réconfortait, lui donnait le courage de continuer. A un moment ou à un autre, il arriverait au bout de ses provisions, et il serait alors obligé de partir ailleurs. Il se donnait environ un an, un peu plus s'il était attentif. Après ce délai, les gens auraient perdu tout espoir de les voir revenir, Byrne et lui. Il doutait fort que Scoresby postât jamais sa lettre mais, s'il le faisait, le résultat, pour l'essentiel, serait le même. On organiserait une expédition de secours, financée par Elizabeth et par le père de Byrne. Elle errerait dans le désert pendant quelques semaines à la recherche assidue des disparus – on aurait certes promis aussi une récompense – mais ne trouverait jamais rien. Au mieux, on découvrirait peut-être la tombe de Byrne, mais c'était peu probable. Et si ça se produisait, ça ne les rapprocherait pas de lui. Julian Barber n'existait plus, et personne ne le suivrait à la trace. Il s'agissait de tenir jusqu'à ce qu'on cesse de le rechercher. Les notices nécrologiques paraîtraient dans les journaux new-yorkais, un service funèbre aurait lieu, et ce serait fini. Après cela, il pourrait se rendre où il désirerait ; il pourrait devenir qui il voudrait.

Il était conscient de n'avoir pas intérêt à précipiter les choses. Plus il resterait caché longtemps, plus il serait en sécurité lorsqu'il se déciderait à partir. Il entreprit donc d'organiser son existence le plus rigoureusement possible, mettant tout en œuvre pour allonger la durée de son séjour : se limiter à un repas par jour, préparer une ample réserve de bois pour l'hiver, prendre soin de sa forme physique. Il s'établit des plans et des barèmes, et chaque soir, avant de se mettre au lit, rédigea des comptes méticuleux des ressources qu'il avait utilisées pendant la journée, en s'efforçant de maintenir la discipline la plus stricte. Au début, il trouva difficile de réaliser les objectifs qu'il s'était fixés et succomba souvent à la tentation de prendre une tranche de pain supplémentaire ou une seconde assiette de ragoût en boîte, mais l'effort en soi lui semblait valable, et il y trouvait un stimulant. C'était une façon de mettre à l'épreuve ses propres faiblesses, et, au fur et à mesure que le réel se rapprochait de l'idéal, il ne pouvait s'empêcher d'y voir un triomphe personnel. Il savait que ce n'était qu'un jeu, mais ce jeu nécessitait une concentration fanatique, dont l'excès même l'empêchait de se laisser glisser dans le marasme.

Après deux ou trois semaines de cette nouvelle vie disciplinée, il se mit à ressentir l'envie de peindre. Un soir où il s'était assis, le crayon à la main, pour consigner son bref compte rendu des activités de la journée, il commença tout à coup à esquisser sur la page opposée un petit dessin représentant une montagne. Avant même qu'il eût réalisé ce qu'il faisait, le croquis était terminé. Cela n'avait pas pris plus d'une demi-minute mais, dans ce geste soudain et inconscient, il avait trouvé une force qui n'avait jamais existé dans toute son œuvre. Le soir même, il déballait son matériel, et, de ce jour jusqu'à celui où les couleurs vinrent à lui manquer, il continua à peindre, quittant chaque matin la caverne dès l'aube pour passer la journée entière au-dehors. Cela dura deux mois et demi, et pendant ce laps de temps il acheva près de quarante toiles. Incontestablement, me disait-il, cette période avait été la plus heureuse de sa vie.

Son travail était régi par les exigences d'une double restriction, et chacune à sa manière se révéla positive. Il y avait d'abord le fait que personne ne verrait jamais ce qu'il peignait. Cela paraissait évident mais, loin d'être tourmenté par un sentiment de futilité, Effing éprouvait l'impression d'une libération. Il travaillait désormais pour lui-même, la menace de l'opinion d'autrui ne pesait plus sur lui, et cela seul suffit à provoquer une modification fondamentale dans sa façon d'envisager son art. Pour la première fois de sa vie, il cessa de se préoccuper des résultats, et par conséquent les termes “succès” ou “échec” perdirent soudain pour lui leur signification. Il découvrit que le vrai but de l'art n'était pas de créer de beaux objets. C'était une méthode de réflexion, un moyen d'appréhender l'univers et d'y trouver sa place, et les éventuelles qualités esthétiques que pouvait offrir une toile individuelle n'étaient que le sous-produit presque accidentel de l'effort accompli pour s'engager dans cette quête, pour pénétrer au cœur des choses. Il se débarrassa des règles qu'il avait apprises, pour traiter le paysage avec confiance, en partenaire, en égal, dans un abandon délibéré de ses intentions aux élans de la chance et de la spontanéité, au jaillissement des détails bruts. Il n'avait plus peur du vide qui l'entourait. D'une certaine manière, la tentative de le représenter sur la toile le lui avait fait intérioriser, et il pouvait maintenant en ressentir l'indifférence comme quelque chose qui lui appartenait, de même qu'il appartenait, lui, à la puissance silencieuse de ces espaces gigantesques. Les tableaux qu'il peignait étaient crus, racontait-il, remplis de couleurs violentes et étranges, de poussées inattendues d'énergie, un tourbillon de formes et de lumière. Il n'aurait pu dire s'ils étaient laids ou beaux, mais la question n'était sans doute pas là. C'étaient les siens, et ils ne ressemblaient à aucun de ceux qu'il avait vus auparavant. Cinquante ans plus tard, il affirmait se souvenir encore de chacun d'entre eux.

La seconde contrainte, plus subtile, exerçait néanmoins sur lui une influence plus forte encore : à la longue, les fournitures lui manqueraient. Il n'y avait après tout que tant de tubes de couleur et tant de toiles et, du moment qu'il continuait à travailler, il était inévitable qu'il en vienne à bout. Dès le premier instant, la fin était donc déjà visible. Alors même qu'il peignait ses tableaux, il avait l'impression de sentir le paysage disparaître sous ses yeux. Cela donna à tout ce qu'il fit, durant ces quelques mois, un caractère particulièrement poignant. Chaque fois qu'il achevait une nouvelle toile, les dimensions de son avenir rétrécissaient, le rapprochaient, inexorables, du moment où il n'y aurait plus du tout d'avenir. Après un mois et demi de travail constant, il arriva à la dernière toile. Il restait cependant plus d'une douzaine de tubes de couleur. Sans désemparer, Effing retourna les tableaux et, sur leurs dos, commença une nouvelle série. Ce fut un sursis extraordinaire, me dit-il, et pendant les trois semaines qui suivirent il eut l'impression d'une résurrection. Il travailla à ce second cycle de paysages avec une intensité encore plus grande que pour le premier, et à la fin, quand tous les dos furent couverts, il se mit à peindre sur les meubles de la caverne, à coups de pinceau frénétiques sur l'armoire, la table et les chaises de bois, et quand toutes ces surfaces furent couvertes, elles aussi, il pressa les tubes aplatis pour en extraire les dernières bribes de couleur et s'attaqua au mur sud, où il ébaucha les contours d'une peinture rupestre panoramique. Elle aurait été son chef-d'œuvre, disait Effing, mais les couleurs tarirent alors qu'elle n'était qu'à moitié terminée.

Et puis ce fut l'hiver. Il disposait encore de plusieurs carnets et d'une boîte de crayons, mais, plutôt que de remplacer la peinture par le dessin, il se replia sur lui-même pendant les froids et passa son temps à écrire. Il notait dans un cahier ses réflexions et ses observations, tentant ainsi de poursuivre avec les mots ce qu'il avait entrepris avec les images, tandis qu'il continuait dans un autre son journal de bord quotidien, où il tenait le compte exact de ce qu'il consommait : combien de nourriture il avait mangé, combien il en restait, combien de bougies il avait brûlées, combien étaient encore intactes. En janvier, il neigea tous les jours pendant une semaine, et il prit plaisir à voir cette blancheur tomber sur les roches rouges, transformer le paysage qui lui était devenu si familier. Dans l'après-midi, le soleil se montrait et la neige fondait en plaques irrégulières, créant ainsi un bel effet de diaprures, et quand le vent se levait il soufflait dans les airs les blanches particules pulvérulentes qu'il faisait tournoyer en danses brèves et tempétueuses. Effing passait des heures debout, à observer tout cela sans jamais s'en lasser. Sa vie s'était ralentie au point que les plus petits changements lui étaient maintenant perceptibles. Lorsqu'il s'était trouvé à court de couleurs, il avait connu une période d'angoisse et de dépossession, puis il s'était aperçu que l'écriture pouvait constituer un substitut très convenable à la peinture. Mais à la mi-février il avait rempli tous ses carnets, il ne lui restait pas une page où écrire. Contrairement à son attente, il n'en fut pas déprimé. Il était descendu dans la solitude à une telle profondeur qu'il n'avait plus besoin de distractions. Bien que cela lui parût presque inimaginable, le monde petit à petit lui était devenu suffisant.

Enfin, dans les derniers jours de mars, il reçut son premier visiteur. Le hasard voulut qu'Effing fût assis sur le toit de la caverne quand l'étranger fit son apparition au bas de la falaise, et il put donc suivre sa progression dans les rochers, observer presque une heure durant la petite silhouette qui grimpait vers lui. Quand l'homme arriva au sommet, Effing l'attendait avec la carabine. Il s'était joué cette scène une centaine de fois dans le passé, mais maintenant qu'elle se passait pour de bon, il fut choqué de découvrir combien il avait peur. Il ne faudrait pas plus de trente secondes pour que la situation soit clarifiée : l'homme connaissait-il ou non l'ermite, et, s'il le connaissait, le déguisement le tromperait-il au point de lui faire croire qu'Effing était celui qu'il prétendait être ? Si d'aventure l'homme était l'assassin de l'ermite, le déguisement ne servait à rien. De même que si c'était un membre de l'expédition de secours, une dernière âme enténébrée rêvant encore de la récompense. Tout serait réglé en quelques instants, mais en attendant Effing n'avait d'autre choix que de se préparer au pire. Il se rendit compte qu'en plus de tous ses autres péchés il avait de bonnes chances d'être sur le point de commettre un meurtre.

Il fut frappé tout d'abord par la taille imposante de l'homme, et aussitôt après par la bizarrerie de son accoutrement. Ses habits paraissaient composés d'un assemblage aléatoire de pièces d'étoffe – ici un carré d'un rouge vif, là un rectangle à carreaux bleus et blancs, un morceau de laine à un endroit, un bout de jeans à un autre – et ce costume lui donnait l'aspect d'un clown étrange, échappé de quelque cirque ambulant. Au lieu d'une coiffure à larges bords, style western, il portait un chapeau melon cabossé surmonté d'une plume blanche fixée dans le ruban. Ses cheveux noirs et raides lui pendaient jusqu'aux épaules et, tandis qu'il se rapprochait, Effing vit que le côté gauche de son visage était déformé, creusé par une large cicatrice irrégulière qui s'étendait de sa joue à sa lèvre inférieure. Effing supposait qu'il s'agissait d'un Indien, mais à ce moment-là ce qu'il pouvait être n'avait guère d'importance. C'était une apparition, un bouffon de cauchemar qui venait de se matérialiser, surgi des rochers. L'homme se hissa sur le sommet en grognant d'épuisement, puis il se mit debout et sourit à Effing. Il n'était qu'à trois ou quatre mètres. Effing leva sa carabine et le mit en joue, mais l'homme montra plus de surprise que de crainte.

“Eh, Tom, fit-il, avec des intonations traînantes de simple d'esprit. Tu ne sais plus qui je suis ? Ton vieux pote, Georges. T'as pas besoin de jouer à ça avec moi.”

Effing hésita un instant, puis abaissa la carabine en gardant néanmoins, par précaution, le doigt sur la détente. “Georges”, murmura-t-il de manière presque inaudible, afin que sa voix ne le trahisse pas.

“Je suis resté enfermé tout l'hiver, continua le colosse, c'est pour ça que je ne suis pas venu te voir.” Il continuait à approcher et ne s'arrêta que lorsqu'il fut assez près d'Effing pour échanger une poignée de main. Effing fit passer la carabine dans sa main gauche et tendit la droite. L'Indien le fixa dans les yeux pendant un moment d'un regard scrutateur, puis le danger passa soudain. “Tu as l'air en forme, Tom, dit-il. En bonne forme.

– Merci, répondit Effing. Toi aussi, tu as l'air en forme.”

L'autre éclata de rire, saisi d'une sorte de ravissement balourd, et dès lors Effing sut qu'il allait s'en tirer. C'était comme s'il venait de raconter la blague la plus drôle du siècle, et, si une si petite cause pouvait avoir de tels effets, l'illusion ne serait pas difficile à maintenir. En fait, tout se déroulait avec une aisance stupéfiante. La ressemblance d'Effing avec l'ermite n'était qu'approximative, mais le pouvoir de la suggestion paraissait suffisant pour transformer l'évidence matérielle en ce qu'elle n'était pas. L'Indien était monté à la caverne pour voir Tom, l'ermite, et parce qu'il ne pouvait concevoir qu'un homme répondant au nom de Tom puisse être un autre que le Tom qu'il cherchait, il s'était hâté d'adapter la réalité à ses expectatives, attribuant toute incohérence éventuelle entre les deux Tom à une faiblesse de sa propre mémoire. Cela ne faisait pas de mal, certes, que l'homme fût un demeuré. Peut-être savait-il depuis le début qu'Effing n'était pas le vrai Tom. Il était venu à la caverne chercher quelques heures de compagnie, et puisqu'il avait trouvé ce qu'il cherchait, il n'allait pas se poser de questions sur la personne qui le lui procurait. Tout bien considéré, le fait qu'il s'agît ou non du vrai Tom lui était sans doute complètement indifférent.

Ils passèrent l'après-midi ensemble, assis dans la caverne, à fumer des cigarettes. Georges avait apporté un paquet de tabac, son cadeau habituel à l'ermite, et Effing fuma sans discontinuer dans une transe de plaisir. Il trouvait bizarre de se retrouver avec quelqu'un après tant de mois d'isolement, et éprouva pendant une bonne heure de la difficulté à prononcer le moindre mot. Il avait perdu la pratique de la parole, et sa langue ne fonctionnait plus comme auparavant. Elle lui paraissait maladroite, tel un serpent agité de soubresauts désordonnés, qui n'obéissait plus à ses ordres. Heureusement, le véritable Tom ne devait pas avoir été bien bavard, et l'Indien semblait n'attendre de lui que des réactions occasionnelles. Il était manifeste que Georges s'amusait le mieux du monde ; toutes les trois ou quatre phrases, la tête renversée en arrière il se mettait à rire. Chaque fois qu'il riait, il perdait le fil de ses pensées et redémarrait sur un sujet différent, ce qui donnait à Effing de la difficulté à suivre ce qu'il racontait. A une histoire concernant une réserve navajo succédait soudain la relation d'une bagarre avinée dans un saloon, qui à son tour cédait la place au récit passionné de l'attaque d'un train. D'après ce qu'Effing arrivait à comprendre, son compagnon était connu sous le nom de Georges la Sale Gueule. C'est ainsi en tout cas que les gens l'appelaient, mais cela ne paraissait pas déranger le colosse. Il donnait au contraire l'impression d'être plutôt content que le monde lui ait attribué un nom qui n'appartenait qu'à lui et à nul autre, comme s'il s'était agi de l'insigne d'une distinction. Effing n'avait jamais rencontré chez personne une pareille combinaison de gentillesse et d'imbécillité, et il s'appliquait à l'écouter avec attention, en hochant la tête aux bons moments. Une ou deux fois, il fut tenté de demander à Georges s'il avait entendu parler d'une expédition de recherche, mais il réussit chaque fois à refréner cette impulsion.

Au fur et à mesure que l'après-midi s'avançait, Effing arriva progressivement à mettre bout à bout quelques informations concernant le vrai Tom. Les récits décousus et informes de Georges la Sale Gueule commençaient à revenir sur eux-mêmes à une certaine fréquence, avec des points d'intersection en nombre suffisant pour acquérir la structure d'une histoire plus longue et plus unifiée. Des incidents se répétaient, des passages essentiels étaient négligés, des événements du début n'étaient rapportés qu'à la fin, mais il finissait par en ressortir assez d'informations pour qu'Effing parvienne à la conclusion que l'ermite avait été impliqué dans l'une ou l'autre activité criminelle avec une bande de hors-la-loi connus comme les frères Gresham. Il ne pouvait déterminer si l'ermite en avait été un participant actif ou s'il avait simplement permis à la bande d'utiliser la caverne en guise de refuge mais, dans un cas comme dans l'autre, cela semblait expliquer le meurtre qui avait été commis, sans parler de l'abondance des provisions qu'il avait découvertes le premier jour. Craignant de révéler son ignorance, Effing ne demanda pas de détails à Georges, mais il paraissait probable, d'après les propos de l'Indien, que les Gresham reviendraient avant longtemps, dès la fin du printemps peut-être. Georges était néanmoins trop distrait pour se rappeler où la bande se trouvait alors ; il bondissait régulièrement de sa chaise pour faire le tour de la pièce en examinant les tableaux, avec des hochements de tête admiratifs. Il ignorait que Tom sût peindre, disait-il, et il répéta cette remarque plusieurs douzaines de fois au cours de l'après-midi. Il n'avait jamais rien vu de plus beau, il n'existait rien de plus beau dans le monde entier. S'il se conduisait bien, suggéra-t-il, Tom pourrait peut-être un jour lui apprendre à en faire autant, et Effing, en le regardant dans les yeux, répondit oui, peut-être, un jour. Effing regrettait que quelqu'un ait vu les tableaux, mais en même temps il était content d'une réaction aussi enthousiaste ; il se rendait compte que c'était vraisemblablement la seule réaction que son œuvre susciterait jamais.

Après la visite de Georges la Sale Gueule, rien ne fut plus pareil pour Effing. Il y avait sept mois qu'il s'exerçait avec application à vivre seul, qu'il s'efforçait de faire de sa solitude quelque chose de substantiel, une place forte absolue délimitant les frontières de sa vie, mais maintenant que quelqu'un s'était trouvé avec lui dans la caverne, il comprenait ce que sa situation avait d'artificiel. Des gens savaient où le trouver, et puisque c'était arrivé cette fois, il n'y avait pas de raison de croire que cela n'arriverait pas de nouveau. Il devait se tenir sur ses gardes, rester constamment à l'affût d'éventuels visiteurs, se plier aux exigences de cette vigilance, qui le rongeaient au point de détruire l'harmonie de son univers. Il n'y pouvait rien. Il lui fallait passer ses journées à guetter et à attendre, se préparer à ce qui allait advenir. Au début, il pensait sans cesse que Georges allait réapparaître, mais comme les semaines s'écoulaient sans signe du colosse, il se mit à concentrer son attention sur les frères Gresham. Il eût été logique, à ce moment-là, de s'avouer battu, de rassembler ses affaires et d'abandonner la caverne pour de bon, mais quelque chose en lui répugnait à céder si facilement devant la menace. Il savait que c'était une folie de ne pas partir, un geste dépourvu de signification qui aurait pour résultat presque évident qu'il se ferait tuer, mais la caverne était devenue la seule chose pour laquelle il eût à se battre, et il ne pouvait prendre sur lui de la quitter.

L'essentiel était de ne pas leur permettre de le prendre par surprise. S'ils tombaient sur lui pendant qu'il dormait, il n'aurait pas une chance, ils le tueraient avant qu'il sorte du lit. Ils avaient déjà fait cela une fois, ce ne serait rien pour eux de recommencer. D'autre part, s'il combinait un système d'alarme afin d'être prévenu de leur approche, il n'en tirerait sans doute pas un avantage de plus de quelques secondes. Assez, peut-être, pour s'éveiller et attraper la carabine, mais si les trois frères arrivaient en même temps, il serait toujours en mauvaise posture. Il pouvait gagner quelques instants de plus en se barricadant à l'intérieur de la caverne, en bloquant l'ouverture à l'aide de pierres et de branches, mais c'était renoncer à sa seule supériorité sur ses attaquants : le fait qu'ils ne soupçonnaient pas sa présence. Dès qu'ils apercevraient la barricade, ils se rendraient compte que quelqu'un habitait la caverne et réagiraient en conséquence. Effing passait presque toutes ses journées à ressasser ces questions et à examiner les différentes stratégies qu'il pouvait adopter, en essayant d'imaginer un plan qui ne fût pas suicidaire. A la fin, cessant tout à fait de dormir dans la grotte, il installa ses couvertures et son oreiller sur une corniche à mi-hauteur, de l'autre côté de la falaise. Georges la Sale Gueule avait évoqué le goût des Gresham pour le whisky, et Effing supposait qu'il ne serait que naturel pour de tels hommes de commencer à boire dès qu'ils seraient installés dans la caverne. Le désert les aurait fatigués, et, s'ils allaient jusqu'à s'enivrer, l'alcool deviendrait son allié le plus sûr. Afin d'éliminer de son mieux toute trace évidente de sa présence dans la grotte, il rangea ses toiles et ses carnets tout au fond, dans l'obscurité, et cessa d'utiliser le poêle. Pour les peintures sur les meubles et les murs, il n'y avait rien à faire, mais si au moins le poêle n'était pas chaud quand ils arrivaient, les Gresham supposeraient peut-être que leur auteur était parti. Il n'était pas du tout certain qu'ils penseraient cela, mais Effing ne voyait pas d'autre façon de contourner cette impasse. Il souhaitait qu'ils sachent que quelqu'un était venu, car si la caverne donnait l'impression d'être restée inhabitée depuis leur dernière visite, l'été précédent, rien ne justifierait la disparition du corps de l'ermite. Les Gresham s'en étonneraient, mais, du moment qu'ils voyaient que quelqu'un d'autre avait vécu dans la grotte, ils pourraient ne pas se poser trop de questions. Tel était du moins l'espoir d'Effing. Compte tenu des myriades d'impondérables que comportait la situation, il ne s'autorisait pas beaucoup d'espoir.

Un mois s'écoula encore, un mois d'enfer, et ils arrivèrent enfin. C'était la mi-mai, il y avait un peu plus d'un an qu'il avait quitté New York avec Byrne. Chevauchant dans le crépuscule, les Gresham annoncèrent leur présence par des éclats de bruit qui résonnaient dans les rochers : des voix fortes, des rires, les bribes d'un chant enroué. Effing eut largement le temps de se préparer, mais cela n'empêcha pas son pouls de battre de façon désordonnée. Malgré les injonctions qu'il s'était adressées de garder son calme, il se rendait compte qu'il lui faudrait en finir le soir même avec cette affaire. Il ne serait pas capable de tenir plus longtemps.

Il se tapit sur l'étroite corniche derrière la caverne, attendant son heure tandis que l'obscurité tombait autour de lui. Il entendit approcher les Gresham, écouta quelques remarques éparses à propos de choses qu'il ne comprit pas, puis entendit l'un d'eux s'exclamer : “Je pense qu'on va devoir aérer, quand on aura bazardé ce vieux Tom.” Les deux autres rirent, et immédiatement après les voix disparurent. Cela signifiait qu'ils étaient entrés dans la grotte. Une demi-heure plus tard, de la fumée se mit à sortir du tuyau de fer-blanc qui dépassait du toit, puis il commença à percevoir une odeur de viande en train de cuire. Pendant deux heures, rien ne se produisit. Il écoutait les chevaux se racler la gorge et frapper des sabots sur un bout de terrain en contrebas de la caverne, et petit à petit le soir bleu sombre vira au noir. Il n'y avait pas de lune, cette nuit-là, et le ciel était illuminé d'étoiles. De temps à autre, il devinait les bribes étouffées d'un rire, mais c'était tout. Puis, à intervalles réguliers, les Gresham commencèrent à sortir de la caverne l'un après l'autre pour pisser contre les rochers. Effing espérait que cela voulait dire qu'ils étaient en train de jouer aux cartes là-dedans et de s'enivrer, mais il était impossible de s'en assurer. Il décida de patienter jusqu'à ce que le dernier d'entre eux se fût vidé la vessie, et puis de leur donner encore une heure, une heure et demie. A ce moment ils seraient sans doute endormis, et personne ne l'entendrait entrer dans la grotte. En attendant, il se demandait comment il allait se servir de la carabine avec une seule main. Si les lumières étaient éteintes dans la caverne, il serait obligé de se munir d'une bougie pour situer ses objectifs, et il ne s'était jamais entraîné à tirer d'une seule main. La carabine était une Winchester à répétition, qu'il fallait réarmer après chaque coup, et il avait toujours fait cela de la main gauche. Il pouvait se fourrer la bougie dans la bouche, évidemment, mais il serait dangereux d'avoir la flamme si près des yeux, sans parler de ce qui arriverait si elle touchait sa barbe. Il devrait tenir la bougie comme un cigare, décida-t-il, calée entre l'index et le majeur de sa main gauche, avec l'espoir qu'en même temps ses trois autres doigts réussiraient à attraper le barillet. S'il appuyait la crosse de la carabine contre son estomac et non contre son épaule, il arriverait peut-être à réarmer suffisamment vite de la main droite après avoir actionné la gâchette. Là encore, impossible d'être sûr de rien. Ces calculs de dernière minute paraissaient désespérés, et, tandis qu'il restait à attendre là dans l'obscurité, il se maudissait pour sa négligence, abasourdi par la profondeur de sa stupidité.

En fait, la lumière ne fut pas un problème. Quand, se glissant hors de sa cachette, il rampa jusqu'à l'entrée de la caverne, il s'aperçut qu'une bougie brûlait encore à l'intérieur. Il s'arrêta à côté de l'ouverture et, retenant son souffle, écouta, prêt à retourner précipitamment sur sa corniche si les Gresham ne dormaient pas. Après quelques instants, il entendit ce qui ressemblait à un ronflement, mais celui-ci fut aussitôt suivi par plusieurs bruits qui semblaient provenir du voisinage de la table : un soupir, un silence, puis un petit choc, comme si on venait de poser un verre sur sa surface. Il y en avait encore au moins un d'éveillé, se dit-il, mais comment savoir s'il n'y en avait qu'un ? Il entendit alors qu'on battait un jeu de cartes, puis il y eut sept petits chocs, suivis d'une courte pause. Ensuite six chocs et une nouvelle pause. Puis cinq. Puis quatre, puis trois, puis deux, puis un. Solitaire, se dit Effing, solitaire, sans l'ombre d'un doute. L'un d'entre eux veillait, les deux autres dormaient. Ce ne pouvait être que cela, sinon le joueur aurait parlé à l'un des autres. Mais il ne parlait pas, et cela ne pouvait que signifier l'absence d'un interlocuteur.

Effing balança la carabine en position de tir et se dirigea vers l'entrée de la caverne. Il s'aperçut qu'il tenait la bougie de la main gauche sans difficulté ; sa panique avait été sans fondement. L'homme qui se trouvait devant la table releva violemment la tête quand Effing apparut, puis le regarda d'un air horrifié. “Bordel de Dieu, chuchota-t-il, tu es supposé être mort.

– Je crois que tu te trompes, rétorqua Effing. C'est toi qui es mort, pas moi.”

Il appuya sur la détente, et un instant plus tard l'homme volait sur sa chaise, avec un hurlement au moment où la balle lui frappait la poitrine et puis, soudain, plus le moindre bruit. Effing réarma la carabine et la dirigea vers le second frère, qui essayait fébrilement de se dépêtrer de sa literie, sur le sol. Effing le tua d'un coup, lui aussi, le frappant en plein visage d'une balle qui lui déchira l'arrière du crâne et projeta de l'autre côté de la pièce un jaillissement de cervelle et d'os. Mais les choses ne furent pas aussi simples avec le troisième frère. Celui-ci était couché sur le lit au fond de la caverne, et, tandis qu'Effing en finissait avec les deux premiers, numéro trois avait attrapé son revolver et se préparait à tirer. Une balle frôla la tête d'Effing et ricocha derrière lui contre le poêle de fonte. Il arma sa carabine et bondit à l'abri de la table, sur sa gauche, et ce faisant il éteignit accidentellement les deux bougies. Une obscurité totale envahit la caverne, au fond de laquelle l'homme se mit à balbutier, avec des sanglots hystériques, un flot de sottises à propos de l'ermite mort, tout en tirant des coups de revolver désespérés en direction d'Effing. Celui-ci connaissait par cœur les contours de la caverne et, même dans le noir, savait exactement où l'homme se trouvait. Conscient que le troisième frère, dans sa rage, serait dans l'impossibilité de recharger son arme sans lumière, il compta six coups, puis se redressa et marcha vers le lit. Il appuya sur la détente de sa carabine, entendit l'homme hurler quand la balle pénétra dans son corps, réarma et tira une fois encore. Le silence retomba dans la caverne. Effing respira l'odeur de poudre qui flottait dans l'air et, soudain, fut pris de tremblements. Il sortit en trébuchant, tomba à genoux et vomit sur le sol.

Il dormit sur place, à l'entrée de la caverne. Quand il s'éveilla, le lendemain matin, il se mit aussitôt en devoir de se débarrasser des corps. Il fut surpris de s'apercevoir qu'il n'éprouvait aucun remords, qu'il pouvait regarder les hommes qu'il avait tués sans ressentir le moindre spasme de conscience. Un par un, il les traîna de la caverne à l'arrière de la falaise, pour les enterrer sous le peuplier à côté de l'ermite. L'après-midi commençait quand il en eut terminé avec le dernier cadavre. Epuisé par ses efforts, il rentra dans la caverne pour déjeuner, et c'est alors, au moment où il s'asseyait à table et commençait à se verser un verre du whisky des frères Gresham, qu'il aperçut les fontes rangées sous le lit. Selon ce qu'Effing m'a affirmé, c'est à cet instant précis que tout changea de nouveau pour lui, que sa vie bascula soudain dans une nouvelle direction. Il y avait en tout six grandes fontes et lorsqu'il renversa sur la table le contenu de la première il comprit que le temps de la caverne était révolu – comme ça, avec la rapidité et la force d'un livre qu'on referme. Il y avait de l'argent sur la table, et chaque fois qu'il vidait un autre sac la pile continuait à grandir. Quand enfin il en fit le compte, il trouva plus de vingt mille dollars rien qu'en espèces. Mêlés à celles-ci, il avait découvert des montres, des bracelets, des colliers, et dans le dernier sac trois liasses solidement ficelées de bons au porteur représentant encore une valeur de dix milliers de dollars en investissements tels que les mines d'argent du Colorado, la société de services de Westinghouse ou la Ford Motors. Cela représentait à l'époque une somme incroyable, disait Effing, une véritable fortune. Bien gérée, elle lui assurerait des revenus pour le restant de ses jours.

Il ne fut jamais question pour lui de rendre l'argent volé, me confia-t-il, jamais question de s'adresser aux autorités pour expliquer ce qui s'était passé. Non qu'il craignît d'être reconnu lorsqu'il raconterait son histoire, mais simplement parce qu'il voulait cet argent pour lui-même. Ce besoin était si violent qu'il ne prit pas la peine de réfléchir à ce qu'il faisait. Il s'appropria l'argent parce qu'il se trouvait là, parce qu'il avait l'impression qu'il lui appartenait déjà, d'une certaine manière, et voilà tout. La question du bien ou du mal n'intervint pas. Il avait tué trois hommes de sang-froid, et s'était dès lors placé au-delà des finesses de telles considérations. De toute façon, il doutait fort que beaucoup de gens s'attristent de la perte des frères Gresham. Ils avaient disparu, et le monde s'habituerait bientôt à leur absence. Le monde s'y habituerait, de la même façon qu'il s'était habitué à vivre sans Julian Barber.

Le lendemain, il consacra la journée entière à préparer son départ. Il remit les meubles en place, lava toutes les taches de sang qu'il put trouver, et serra ses carnets dans l'armoire. Il regrettait d'avoir à dire adieu à ses tableaux, mais il n'y avait rien d'autre à faire et il les rangea soigneusement au pied du lit, tournés contre le mur. Ceci ne lui prit pas plus de quelques heures, et il passa le reste de la matinée et tout l'après-midi, sous le soleil brûlant, à rassembler des pierres et des branchages pour obstruer l'ouverture de sa caverne. S'il pensait ne jamais revenir, il désirait néanmoins que cet endroit demeure caché. C'était son monument personnel, la tombe où il avait enseveli son passé, et il voulait savoir, chaque fois qu'il l'évoquerait dans le futur, qu'elle était toujours là, exactement telle qu'il l'avait laissée. De cette manière, la caverne continuerait à jouer pour lui le rôle d'un refuge mental, même s'il n'y mettait plus jamais les pieds.

Il dormit dehors cette nuit-là, et le lendemain matin se prépara au voyage. Il remplit les fontes, fit provision de nourriture et d'eau, et chargea le tout sur les trois chevaux laissés là par les Gresham. Puis il s'en alla, en essayant d'imaginer ce qu'il ferait ensuite.

 

Il nous avait fallu plus de deux semaines pour en arriver là. Noël était passé depuis longtemps, et la décennie s'était achevée une semaine plus tard. Mais Effing ne prêtait guère attention à ces points de repère. Ses pensées se concentraient sur une époque antérieure, et il fouillait dans ses souvenirs avec une attention infatigable, sans rien négliger, revenant en arrière pour compléter des détails mineurs, s'attardant sur les nuances les plus imperceptibles, dans la tentative de reconstituer son passé. Après un certain temps, je cessai de me demander s'il me racontait ou non la vérité. Ses récits avaient alors pris un caractère fantasmagorique et il semblait par moments qu'il fût moins en train de se rappeler les faits extérieurs de sa vie que d'inventer une parabole pour en expliquer les significations internes. La grotte de l'ermite, les fontes pleines d'argent, la fusillade au Far West – c'était tellement extravagant, et pourtant les excès mêmes de son histoire en étaient les éléments les plus convaincants. Il ne paraissait pas possible que quiconque puisse l'avoir inventée, et Effing racontait si bien, avec une sincérité si palpable, que je me laissais tout simplement emporter, et refusais de mettre en doute la réalité de ces événements. J'écoutais, je consignais ce qu'il disait, je ne l'interrompais pas. En dépit de l'écœurement qu'il m'inspirait parfois, je ne pouvais me défendre de le considérer comme une âme sœur. Cela commença peut-être lorsque nous arrivâmes à l'épisode de la caverne. J'avais mes propres souvenirs, après tout, de la vie dans une caverne, et quand il décrivit le sentiment de solitude qu'il avait connu alors, je fus frappé de constater qu'il décrivait d'une certaine manière ce que j'avais éprouvé. Ma propre histoire était aussi improbable que la sienne, mais je savais que si je décidais un jour de la lui raconter, il me croirait mot pour mot.

Les jours passaient, et l'atmosphère de l'appartement devenait de plus en plus claustrophobique. Dehors, il faisait un temps atroce – pluie glacée, verglas dans les rues, vents qui vous transperçaient – et nous fûmes obligés d'abandonner momentanément nos promenades de l'après-midi. Effing se mit à redoubler les séances nécrologiques ; il se retirait dans sa chambre pour faire une petite sieste après le déjeuner, puis réapparaissait, plein d'énergie, vers deux heures et demie, trois heures, prêt à reprendre la parole pendant plusieurs heures. Je ne sais pas d'où lui venait la force de continuer à un tel train, mais, à part la nécessité de s'arrêter entre les phrases un peu plus souvent que d'habitude, la voix ne semblait jamais lui faire défaut. Je commençais à vivre à l'intérieur de cette voix comme à l'intérieur d'une chambre, d'une chambre dépourvue de fenêtres, et qui rétrécissait de jour en jour. Effing portait maintenant presque constamment les bandeaux noirs sur ses yeux, et je ne pouvais donc pas me faire d'illusions sur la possibilité d'une connivence entre nous. Il était seul dans sa tête avec son histoire, comme j'étais seul avec les mots que déversait sa bouche. Ces mots remplissaient chaque centimètre cube de l'air qui m'entourait, et à la fin je n'avais plus rien d'autre à respirer. Sans Kitty, j'aurais sans doute été étouffé. Lorsque j'avais terminé mon travail pour Effing, je m'arrangeais en général pour la retrouver pendant plusieurs heures, et passer la nuit avec elle le plus souvent possible. En plus d'une occasion, je ne rentrai que le lendemain matin. Mme Hume était au courant, mais si Effing avait la moindre idée de mes allées et venues, il n'en manifesta jamais rien. La seule chose qui comptait était que j'apparaisse chaque jour à huit heures à la table du petit déjeuner, et je ne manquai jamais d'être ponctuel.

Après son départ de la caverne, Effing me raconta qu'il avait cheminé plusieurs jours durant dans le désert avant d'atteindre la ville de Bluff. A partir de là, tout lui était devenu plus facile. Il avait voyagé vers le nord en passant sans hâte de ville en ville, et était arrivé à Salt Lake City vers la fin de juin ; là, ayant rejoint le chemin de fer, il avait pris un billet pour San Francisco. C'est en Californie qu'il avait inventé son nouveau nom et s'était transformé en Thomas Effing, le premier soir, au moment de signer le registre de son hôtel. Il voulait Thomas en souvenir de Moran, et ce n'est qu'au moment de prendre la plume qu'il s'était rendu compte que Tom était aussi le nom de l'ermite, le nom qui avait secrètement été le sien pendant plus d'un an. Il avait interprété cette coïncidence comme un signe favorable, comme si son choix en eût été fortifié, en fût devenu inévitable. Quant à son patronyme, il affirmait qu'il ne serait pas nécessaire de m'en fournir la glose. Il m'avait déjà suggéré qu'Effing était un jeu de mots, et il me semblait qu'à moins de l'avoir fondamentalement mal interprété je savais d'où cela venait. En écrivant le mot Thomas, il s'était sans doute souvenu de l'expression “doubting Thomas” (Thomas l'Incrédule). Un gérondif remplaçant l'autre, cela avait donné “fucking Thomas” (Thomas le Salaud) que, par égard pour les convenances, il avait transformé en f-ing. Il était donc Thomas Effing, l'homme qui avait salopé sa vie. Connaissant son goût pour les plaisanteries cruelles, j'imaginais combien il avait dû se sentir satisfait de celle-ci.

Je m'étais attendu, presque depuis le début, à apprendre ce qui était arrivé à ses jambes. Les rochers de l'Utah me paraissaient l'endroit rêvé pour un accident de ce genre, mais chaque jour son récit progressait sans qu'il fît allusion à ce qui l'avait rendu invalide. L'expédition en compagnie de Scoresby et de Byrne, la rencontre de Georges la Sale Gueule, la fusillade avec les Gresham : l'une après l'autre, il était sorti indemne de ces aventures. Il arrivait maintenant à San Francisco, et je commençais à douter qu'il m'en parlât jamais. Il passa plus d'une semaine à décrire ce qu'il avait fait de l'argent, les affaires financières qu'il avait conclues, les risques fantastiques qu'il avait pris en Bourse. En neuf mois, il était redevenu riche, presque aussi riche qu'auparavant : il possédait une maison à Russian Hill, avait des domestiques, toutes les femmes qu'il désirait, et ses entrées dans les cercles les plus élégants de la société. Il aurait pu s'installer définitivement dans ce type d'existence (en fait, le type même d'existence qu'il avait connu depuis l'enfance), sans un incident qui se produisit environ un an après son arrivée. Invité à un dîner d'une vingtaine de convives, il y fut soudain confronté à un personnage de son passé, un ancien collaborateur de son père, qui avait travaillé avec lui à New York pendant plus de dix ans. Alonzo Riddle était alors un vieillard, mais quand on lui présenta Effing et qu'ils se serrèrent la main, il le reconnut sans aucun doute. Dans sa stupéfaction, il alla même jusqu'à balbutier qu'Effing était la vivante image de quelqu'un qu'il avait connu. Effing affecta de prendre la coïncidence à la légère et rappela sur le ton de la plaisanterie que tout homme est censé posséder quelque part son double exact, mais Riddle était trop étonné pour se laisser distraire, et il se mit à raconter à Effing et aux autres invités l'histoire de la disparition de Julian Barber. Ce fut pour Effing un moment affreux, et il passa le reste de la soirée dans un état de panique, incapable de se libérer du regard perplexe et soupçonneux de Riddle.

Il comprit alors à quel point sa situation était précaire. Tôt ou tard, il rencontrerait inévitablement d'autres personnages surgis de son passé, et rien ne permettait d'espérer qu'il aurait autant de chance qu'avec Riddle. Le prochain serait plus sûr de lui, plus offensif dans ses accusations, et, avant qu'Effing ait le temps de s'en apercevoir, l'affaire entière risquait de lui éclater en pleine figure. Par mesure de précaution, il cessa d'un coup de recevoir du monde et d'accepter des invitations, mais il était conscient que ce n'était pas une solution durable. Les gens finiraient par remarquer qu'il se tenait à l'écart et leur curiosité en serait éveillée, ce qui susciterait des commérages, d'où ne pouvaient découler que des ennuis. On était en novembre 1918. L'armistice venait d'être signé, et Effing se rendait compte qu'en Amérique ses jours étaient comptés. Malgré cette certitude, il se découvrit incapable d'agir en conséquence. Il sombra dans l'inertie, ne parvenant ni à faire des projets ni à réfléchir aux possibilités qui s'offraient à lui. Accablé par un terrible sentiment de culpabilité devant ce qu'il avait fait de sa vie, il s'abandonnait à des fantasmes débridés, se voyait rentrer à Long Island armé de quelque mensonge colossal pour expliquer ce qui s'était passé. Il ne pouvait en être question, mais il s'accrochait à ces idées comme à un rêve rédempteur, s'obstinait à imaginer une fausse sortie après une autre, et n'arrivait pas à passer aux actes. Pendant plusieurs mois, il se coupa du monde, dormant le jour dans l'obscurité de sa chambre et s'en allant la nuit chercher l'aventure à Chinatown. Toujours à Chinatown. Il ne désirait jamais s'y rendre, mais ne trouvait jamais le courage de ne pas y aller. Contre sa volonté, il se mit à fréquenter les bordels, les fumeries d'opium et les salons de jeux cachés dans le labyrinthe de ces rues étroites. Il en espérait l'oubli, me raconta-t-il, l'ensevelissement dans une dégradation égale à la haine qu'il éprouvait pour lui-même. Ses nuits étaient envahies de miasmes : cliquetis de la roulette, fumée, Chinoises aux visages marqués par la vérole ou aux dents manquantes, pièces étouffantes, nausée. Il perdait des sommes si extravagantes qu'en août il avait dissipé dans ces débauches près d'un tiers de sa fortune. Cela aurait pu durer jusqu'à la fin, disait-il, jusqu'à ce qu'il se tue ou se retrouve sans un sou, si le destin ne l'avait rattrapé et brisé. Ce qui se produisit n'aurait pu être plus violent ni plus soudain, mais le fait est, en dépit de tout le malheur qui devait en résulter, qu'il fallait au moins un désastre pour le sauver.

Il pleuvait cette nuit-là, me raconta Effing. Il venait de passer plusieurs heures à Chinatown et rentrait chez lui à pied, tout imbibé de drogue et flageolant, à peine conscient de l'endroit où il se trouvait. Il était trois ou quatre heures du matin, et il avait commencé à grimper la forte pente qui menait vers son quartier, en s'arrêtant presque à chaque réverbère pour se reposer et reprendre haleine. Quelque part, au début du trajet, il avait perdu son parapluie, et, une fois parvenu à la dernière montée, il était trempé jusqu'aux os. A cause de la pluie qui tambourinait sur le trottoir et de la stupeur opiacée qui lui noyait le cerveau, il n'entendit pas l'inconnu arriver derrière lui. A un moment, il se traînait dans la rue, et l'instant d'après ce fut comme si un immeuble s'était écroulé sur lui. Il n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait – un gourdin, une brique, la crosse d'un revolver –, ce pouvait être n'importe quoi. Tout ce qu'il ressentit fut la violence du coup, un formidable choc à la base du crâne, puis il tomba, il s'écroula immédiatement sur le trottoir. Il doit n'avoir été inconscient que quelques secondes, car son premier souvenir après cela était d'avoir ouvert les yeux et senti son visage éclaboussé d'eau. Il glissait sur la pente, précipité vers le bas de la rue mouillée à une vitesse qu'il ne pouvait contrôler, la tête la première, sur le ventre, agitant les bras et les jambes dans ses tentatives d'agripper quelque chose afin de freiner cette folle descente. Malgré ses efforts désespérés, il ne réussissait ni à s'arrêter, ni à se mettre debout, ni à rien d'autre qu'à tournoyer sur lui-même comme un insecte blessé. Un moment donné, il doit s'être tordu de telle façon que sa trajectoire obliqua par rapport au trottoir, et il s'aperçut soudain qu'il allait être projeté en vol plané dans la rue. Il se prépara à la secousse mais, juste au moment où il atteignait le bord, une nouvelle rotation de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix degrés l'envoya droit sur un réverbère dont sa colonne vertébrale heurta la fonte avec toute la force de la vitesse acquise. Dans l'instant, il entendit craquer quelque chose, puis fut envahi par une douleur qui ne ressemblait à rien qu'il eût jamais éprouvé, une douleur si excessive et si violente qu'il crut que son corps avait explosé.

Il ne me donna jamais de détails médicaux précis sur son accident. Ce qui comptait, c'était le diagnostic, et les médecins ne furent pas longs à rendre un verdict unanime. Ses jambes étaient mortes et, malgré tous les traitements auxquels il pourrait recourir, il ne marcherait plus. Si étrange que cela paraisse, me dit-il, il fut presque soulagé de l'apprendre. Il avait été châtié, et d'un châtiment si terrible qu'il n'avait plus besoin de se punir. Il avait payé pour son crime, et soudain se retrouvait vide : débarrassé des remords, de l'angoisse d'être reconnu, de la peur. Si l'accident avait été de nature différente, il ne lui aurait peut-être pas fait le même effet, mais parce qu'il n'avait pas vu son agresseur, parce qu'il ne comprit jamais la raison première de cette agression, il ne put s'empêcher de l'interpréter comme une sorte de rétribution cosmique. La justice la plus pure avait été distribuée. Un coup brutal et anonyme était tombé du ciel et l'avait écrasé, arbitrairement et sans pitié. Sans lui laisser le temps de se défendre ni de plaider sa cause. Il ignorait encore l'existence d'un procès que celui-ci était déjà terminé, la sentence avait été prononcée et le juge avait disparu du tribunal.

Il lui fallut neuf mois pour se rétablir (dans la mesure où il pouvait se rétablir), puis il commença de se préparer à quitter le pays. Il vendit sa maison, fit transférer son argent sur un compte numéroté dans une banque suisse, et acheta à un sympathisant anarcho-syndicaliste un faux passeport au nom de Thomas Effing. C'était en plein l'époque des Palmer raids1, on lynchait les Wobblies2, Sacco et Vanzetti avaient été arrêtés, et la plupart des membres de groupes radicaux se cachaient. Le faussaire était un immigré hongrois qui officiait au fond d'une cave encombrée dans le quartier de la Mission, et Effing se souvenait d'avoir payé le document au prix fort. L'homme était au bord de la dépression nerveuse, me raconta-t-il, et comme il soupçonnait Effing d'être un agent déguisé qui l'arrêterait dès que le travail serait achevé, il le fit attendre pendant plusieurs semaines, avec des excuses saugrenues chaque fois qu'un nouveau délai se trouvait dépassé. Le prix montait aussi, mais l'argent représentait alors pour Effing le moindre de ses soucis, et il réussit enfin à dénouer la situation en promettant à l'homme de doubler son prix le plus élevé si le passeport pouvait être prêt sans retard le lendemain à neuf heures du matin. La tentation était trop grande pour que le Hongrois ne prenne pas le risque – la somme atteignait plus de huit cents dollars – et quand Effing, le jour suivant, lui remit l'argent et ne l'arrêta pas, l'anarchiste fondit en larmes et se mit à lui baiser les mains avec une gratitude hystérique. Il était la dernière personne qu'Effing eût rencontrée en Amérique avant vingt ans, et le souvenir de cet homme brisé ne l'avait jamais quitté. Le pays entier est foutu, pensa-t-il, et il réussit à lui faire ses adieux sans regret.

En septembre 1920, il s'embarqua sur le S.S. Descartes à destination de la France, par le canal de Panama. Il n'avait pas de raison particulière de se rendre en France, mais pas davantage de ne pas y aller. Il avait envisagé un moment de s'installer dans quelque colonie perdue – en Amérique centrale, peut-être, ou sur une île du Pacifique – mais la perspective de passer le restant de ses jours dans une jungle, fût-ce en roitelet adulé par d'innocents indigènes, ne stimulait pas son imagination. Il ne cherchait pas un paradis, mais simplement un pays où il ne s'ennuierait pas. Il ne pouvait être question de l'Angleterre (il trouvait les Anglais méprisables), et même si les Français ne valaient guère mieux, il se souvenait avec plaisir de l'année qu'il avait passée à Paris dans sa jeunesse. L'Italie l'attirait aussi, mais le fait que le français fût la seule langue étrangère qu'il parlât un peu couramment inclina la balance vers la France. Au moins il mangerait bien et boirait de bons vins. En vérité, Paris était la ville où il courait le plus de risques de rencontrer l'un ou l'autre de ses anciens amis artistes new-yorkais, mais cette possibilité ne l'inquiétait plus. L'accident avait modifié tout cela. Julian Barber était mort. Il n'était plus peintre, il n'était plus personne. Il était devenu Thomas Effing, un invalide expatrié condamné à la chaise roulante, et si quelqu'un contestait son identité il l'enverrait au diable. Ce n'était pas plus compliqué. Il ne se souciait plus de ce que les gens pensaient, et si cela entraînait pour lui l'obligation de mentir de temps à autre, eh bien, il mentirait. De toute façon, tout cela n'était qu'une comédie et ce qu'il faisait importait peu.

Il poursuivit son récit pendant deux ou trois semaines encore, mais je n'en étais plus aussi ému. L'essentiel était dit ; il ne restait pas de secrets à révéler, ni de sombres vérités à lui arracher. Les grands moments décisifs de sa vie avaient tous eu lieu en Amérique, dans les années comprises entre le départ pour l'Utah et l'accident à San Francisco, et après l'arrivée en Europe son histoire devenait banale, une chronologie de faits et d'événements, une histoire de temps qui passe. Effing s'en rendait compte, me semblait-il, et bien qu'il n'allât jamais jusqu'à s'en exprimer ouvertement, sa façon de raconter commença à changer, à perdre la précision et le sérieux des premiers épisodes. Il s'accordait davantage de digressions, paraissait perdre plus souvent le fil de sa pensée, et se trouva même plusieurs fois en franche contradiction avec lui-même. Un jour, par exemple, il prétendait avoir passé ces années dans l'oisiveté – à lire des livres, à jouer aux échecs, à des terrasses de bistrots –, et le lendemain, faisant volte-face, il évoquait des marchés aventureux, des toiles peintes puis détruites, une librairie dont il aurait été propriétaire, une activité d'agent secret, des fonds récoltés pour l'armée républicaine espagnole. Il mentait, sans aucun doute, mais j'avais l'impression qu'il mentait plus par habitude que dans l'intention de m'en faire accroire. Vers la fin, il me parla de manière émouvante de son amitié avec Pavel Shum, m'expliqua en détail comment il avait continué, malgré son état, à avoir des relations sexuelles, et se lança dans plusieurs longues harangues à propos de sa théorie de l'univers : l'électricité de la pensée, les connexions dans la matière, la transmigration des âmes. Le dernier jour, il me raconta comment Pavel Shum et lui avaient réussi à quitter Paris avant l'entrée des Allemands, recommença le récit de sa rencontre avec Tesla à Bryant Park et puis, sans transition, s'arrêta net.

“Ça suffit, déclara-t-il, nous en resterons là.

– Mais il nous reste une heure avant le déjeuner, dis-je en jetant un coup d'œil à l'horloge sur la cheminée. Nous avons tout le temps de commencer l'épisode suivant.

– Ne me contredisez pas, mon garçon. Si je dis que nous avons fini, ça veut dire fini.

– Mais nous ne sommes qu'en 1939. Il y a encore trente années à rapporter.

– Elles sont sans importance. Vous pouvez vous en tirer en quelques phrases. « Après son départ d'Europe au début de la Deuxième Guerre mondiale, M. Effing est rentré à New York, où il a passé les trente dernières années de sa vie. » Quelque chose comme ça. Ça ne devrait pas être difficile.

– Vous ne parlez pas seulement d'aujourd'hui, alors. Vous pensez à l'histoire entière. Vous dites que nous avons atteint la fin, c'est ça ?

– Je croyais m'être exprimé avec clarté.

– Ça ne fait rien, je comprends maintenant. Je ne vois toujours pas bien pourquoi, mais je comprends.

– Nous allons manquer de temps, jeune sot, voilà pourquoi. Si nous ne commençons pas à la rédiger, cette damnée notice ne verra jamais le jour.”

 

Je passai toutes les matinées des trois semaines suivantes dans ma chambre, à taper sur la vieille Underwood différentes versions de la vie d'Effing. Il y en avait une brève, destinée aux journaux, cinq cents mots sans saveur qui ne faisaient qu'effleurer les faits les plus saillants ; il y en avait une plus complète, intitulée la Mystérieuse Existence de Julian Barber, récit d'environ trois mille mots dans le genre sensationnel, qu'Effing voulait que je propose après sa mort à un magazine d'art ; et enfin, une version retravaillée de la transcription intégrale, l'histoire d'Effing racontée par lui-même. Elle faisait plus de cent pages, et c'est sur celle-là que je m'acharnai le plus, attentif à supprimer les répétitions et les tournures vulgaires, à aiguiser les phrases, m'efforçant de transformer la parole en langage écrit sans diminuer la force des mots. Entreprise ardue et délicate, je m'en aperçus, et à plusieurs reprises, afin de rester fidèle à leur sens original, je fus obligé de reconstruire certains passages presque entièrement. J'ignorais l'usage qu'Effing avait l'intention de faire de cette autobiographie (au sens strict, il ne s'agissait plus d'une notice nécrologique), mais il était manifeste qu'il tenait beaucoup à en être tout à fait satisfait, il me poussait à la tâche sans ménagement et se fâchait à grands cris quand je lui lisais une phrase qui ne lui plaisait pas. Nous nous querellions chaque après-midi d'un bout à l'autre de nos séances éditoriales, discutant avec passion des moindres détails stylistiques. C'était pour chacun de nous une expérience épuisante (deux âmes obstinées empoignées en un combat mortel), mais nous finîmes par nous mettre d'accord sur tous les points, un par un, et au début de mars nous en avions terminé.

Le lendemain, je trouvai trois livres posés sur mon lit. Tous trois étaient dus à un certain Salomon Barber, et, bien qu'Effing n'y fit pas allusion quand je le vis au petit déjeuner, je supposai que c'était lui qui les avait mis là. C'était un geste typique d'Effing – oblique, obscur, dépourvu de motif apparent – mais je le connaissais assez à cette époque pour comprendre que c'était sa façon de me demander de les lire. Compte tenu du nom de l'auteur, il paraissait raisonnable de considérer que cette demande n'avait rien de fortuit. Plusieurs mois plus tôt, le vieillard avait utilisé le mot “conséquences”, et je me demandais s'il n'était pas en train de se préparer à m'en parler.

Ces livres traitaient de l'histoire américaine, et chacun avait été publié dans une édition universitaire différente : L'Evêque Berkeley et les Indiens (1947), La Colonie perdue de Roanoke (1955), et Le Désert américain (1963). Sur les couvertures, les notes biographiques étaient brèves, mais, en mettant bout à bout les divers renseignements, j'appris que Salomon Barber avait reçu un doctorat en histoire en 1944, avait collaboré par de nombreux articles à des revues spécialisées, et avait enseigné dans plusieurs universités du Middle West. La référence à 1944 était capitale. Si Effing avait fécondé sa femme juste avant son départ en 1916, son fils devait être né l'année suivante, ce qui signifie qu'il aurait eu vingt-sept ans en 1944 – un âge logique pour accéder au doctorat. Tout semblait concorder, mais je me gardai bien d'en conclure quoi que ce fût. Je dus attendre trois jours encore avant qu'Effing n'aborde le sujet, et c'est alors seulement que j'appris le bien-fondé de mes soupçons.

“Je suppose que vous n'avez pas regardé les livres que j'ai déposés dans votre chambre, mardi”, déclara-t-il, sur un ton aussi calme que celui avec lequel on demanderait un second morceau de sucre.

“Je les ai regardés, répondis-je. J'ai même été jusqu'à les lire.

– Vous m'étonnez, mon garçon. Etant donné votre âge, je commence à croire qu'il peut y avoir de l'espoir pour vous.

– Il y a de l'espoir pour tout le monde, monsieur. C'est ce qui fait tourner l'univers.

– Epargnez-moi les aphorismes, Fogg. Qu'avez-vous pensé de ces livres ?

– Je les ai trouvés admirables. Bien écrits, solidement argumentés, et pleins d'informations qui étaient tout à fait nouvelles pour moi.

– Par exemple ?

– Par exemple, je n'avais jamais entendu parler du projet de Berkeley pour l'éducation des Indiens aux Bermudes, et je ne savais rien des années qu'il a passées à Rhode Island. J'ai eu la surprise de le découvrir, mais le meilleur du livre est la façon dont Barber rattache les expériences de Berkeley à ses travaux philosophiques sur la perception. Cela m'a paru très habile et original, très profond.

– Et les autres livres ?

– C'est pareil. Je ne connaissais pas non plus grand-chose sur Roanoke. Barber présente un dossier bien construit pour la solution du mystère, me semble-t-il, et j'ai tendance à partager son opinion que les colons perdus ont survécu enjoignant leurs forces à celles des Indiens Croatan. J'ai aussi apprécié l'arrière-plan concernant Raleigh et Thomas Harriot. Saviez-vous que Harriot fut le premier homme à regarder la Lune dans un télescope ? J'avais toujours pensé que c'était Galilée, mais Harriot l'a devancé de plusieurs mois.

– Oui, mon garçon, je savais cela. Vous n'avez pas besoin de me faire un cours.

– Je ne fais que répondre à vos questions. Vous m'avez demandé ce que j'ai appris, je vous réponds.

– Ne répliquez pas. C'est moi qui pose les questions, ici. Est-ce compris ?

– Compris. Posez-moi toutes les questions que vous voulez, monsieur Effing, mais vous n'avez pas besoin de tourner en rond.

– Qu'est-ce que ça veut dire ?

– Ça veut dire que nous n'avons plus besoin de perdre du temps. Vous avez mis ces livres dans ma chambre parce que vous souhaitiez me dire quelque chose, et je ne vois pas pourquoi vous ne vous décidez pas à en parler.

– Ma parole, que nous sommes intelligent, aujourd'hui !

– Ce n'est pas si difficile à deviner.

– Non, sans doute. Je vous l'ai déjà dit, en quelque sorte, n'est-ce pas ?

– Salomon Barber est votre fils.”

Effing garda un long silence, comme s'il refusait encore de constater jusqu'où la conversation nous avait entraînés. Le regard fixé dans le vide, il avait ôté ses lunettes et en frottait les verres avec son mouchoir – geste inutile, absurde pour un aveugle –, puis il émit une sorte de ricanement du fond de la gorge. “Salomon, fit-il. Un nom vraiment affreux. Mais je n'y suis pour rien, bien sûr. On ne peut pas donner un nom à quelqu'un dont on ignore l'existence, n'est-ce pas ?

– Vous l'avez rencontré ?

– Je ne l'ai jamais rencontré, il ne m'a jamais rencontré. Pour autant qu'il sache, son père est mort dans l'Utah en 1916.

– Quand avez-vous entendu parler de lui pour la première fois ?

– En 1947. Le responsable en est Pavel Shum, c'est lui qui a ouvert la porte. Un jour, il est arrivé avec un exemplaire du livre sur l'évêque Berkeley. C'était un grand lecteur, ce Pavel, je dois vous l'avoir dit, et quand il s'est mis à parler de ce jeune historien du nom de Barber, j'ai naturellement tendu l'oreille. Pavel ne savait rien de mon existence antérieure, et j'ai donc dû faire semblant de m'intéresser au livre afin d'en découvrir plus sur celui qui l'avait écrit. Rien n'était certain à ce moment-là. Barber n'est pas un nom inhabituel, après tout, et je n'avais aucune raison d'imaginer la moindre relation entre ce Salomon et moi. J'en avais néanmoins une intuition, et s'il est une chose que j'ai apprise au cours de ma longue et stupide carrière d'être humain, c'est l'importance d'écouter mes intuitions. J'ai concocté une fable à l'intention de Pavel, bien que ce ne fût sans doute pas nécessaire. Il aurait fait n'importe quoi pour moi. Si je lui avais demandé d'aller au pôle Nord, il s'y serait aussitôt précipité. Il ne me fallait que quelques renseignements, mais je trouvais risqué de m'y lancer de front et je lui ai raconté que j'envisageais de créer une fondation qui attribuerait une récompense annuelle à un jeune auteur méritant. Ce Barber paraît prometteur, ai-je dit, pourquoi n'irions-nous pas voir s'il n'a pas besoin d'un peu d'argent ? Pavel était enthousiaste. En ce qui le concernait, il n'existait pas de plus grand bien à faire en ce monde que la promotion de la vie de l'esprit.

– Mais votre femme ? Avez-vous jamais découvert ce qui lui est arrivé ? Ce ne pouvait pas être bien difficile de vérifier si elle avait ou non eu un fils. Il doit y avoir des centaines de façons d'obtenir ce genre d'informations.

– Sans aucun doute. Mais je m'étais promis de ne me livrer à aucune enquête au sujet d'Elizabeth. J'étais curieux – il eût été impossible de n'être pas curieux – mais en même temps je ne désirais pas rouvrir ce sac de nœuds. Le passé était le passé, et il m'était hermétiquement fermé. Qu'elle fût vivante ou morte, remariée ou non – à quoi m'eût servi de le savoir ? Je m'obligeais à rester dans l'obscurité. Il y avait dans cette façon de voir les choses une tension puissante, et elle m'a aidé à me souvenir de mon identité, à garder présent à l'esprit le fait que j'étais désormais quelqu'un d'autre. Pas de retour en arrière – c'était là l'important. Pas de regrets, pas de pitié, pas de sentimentalisme. En refusant de m'informer d'Elizabeth, je préservais mes forces.

– Mais au sujet de votre fils, vous vouliez savoir.

– C'était différent. Si j'étais responsable de l'existence d'un individu en ce monde, j'avais le droit d'en être informé. Je voulais m'assurer des faits, rien de plus.

– Pavel a mis longtemps à vous renseigner ?

– Pas longtemps. Il a trouvé la trace de Salomon Barber et découvert qu'il enseignait à l'université d'un petit trou perdu dans le Middle West – dans l'Iowa, le Nebraska, je ne me souviens plus. Pavel lui a écrit à propos de son livre, une lettre de fan, pour ainsi dire. Il n'y a eu aucun problème après cela. Barber a répondu aimablement, et puis Pavel a récrit pour annoncer qu'il allait passer par l'Iowa ou le Nebraska et se demandait s'il pourrait le rencontrer. Simple coïncidence, bien entendu. Ha ! Comme s'il existait une chose pareille ! Barber a dit qu'il serait enchanté de faire sa connaissance, et c'est comme ça que c'est arrivé. Pavel a pris le train pour l'Iowa ou le Nebraska, ils ont passé une soirée ensemble, et Pavel est revenu avec tout ce que je voulais savoir.

– C'est-à-dire ?

– C'est-à-dire : que Salomon Barber était né à Shoreham, Long Island, en 1917. Que son père, un peintre, était mort dans l'Utah depuis longtemps. Que sa mère était morte depuis 1939.

– L'année de votre retour en Amérique.

– Apparemment.

– Et alors ?

– Et alors, quoi ?

– Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?

– Rien. J'ai dit à Pavel que j'avais changé d'avis au sujet de la fondation, et ç'a été tout.

– Et vous n'avez jamais eu envie de le voir ? C'est difficile d'imaginer que vous avez pu laisser tomber comme ça.

– J'avais mes raisons, mon garçon. Ne croyez pas que ce fût facile, mais je m'y suis tenu. Je m'y suis tenu envers et contre tout.

– Une noble attitude.

– Oui, très noble. Je suis un prince magnanime.

– Et maintenant ?

– J'ai réussi malgré tout à garder la trace de ses déplacements. Pavel a continué à correspondre avec lui, il m'a tenu au courant des faits et gestes de Barber au fil des ans. C'est pourquoi je vous raconte ceci maintenant. Je désire que vous fassiez une chose pour moi après ma mort. On pourrait en charger les hommes de loi, mais je préférerais que ce soit vous. Vous vous en tirerez mieux.

– Que projetez-vous ?

– Je vais lui léguer ma fortune. Il y aura quelque chose pour Mme Hume, bien sûr, mais le reste ira à mon fils. Ce pauvre niais a fait un tel gâchis de sa vie, ça lui viendra peut-être à point. Il est gros, sans enfants, sans femme, une épave brisée, un désastreux dirigeable ambulant. Malgré son cerveau et son talent, sa carrière n'a été qu'une suite d'échecs. Il a été viré de son premier poste à la suite de je ne sais quel scandale – il aurait sodomisé des étudiants mâles, ou quelque chose comme ça – et puis, juste quand il retrouvait son assiette, il a été victime de cette affaire McCarthy et est retombé au plus bas. Il a passé sa vie dans les coins les plus sinistres et les plus reculés qu'on puisse imaginer, à enseigner dans des collèges dont personne n'a jamais entendu parler.

– Ça a l'air pathétique.

– C'est exactement ça. Pathétique. Cent pour cent pathétique.

– Mais quel est mon rôle là-dedans ? Léguez-lui l'argent par testament, et les notaires le lui donneront. Ça paraît assez simple.

– Je veux que vous lui adressiez mon autoportrait. Pourquoi pensez-vous que nous y avons tant travaillé ? Ce n'était pas simplement pour passer le temps, mon garçon, il y avait un but. Il y a toujours un but à ce que je fais, souvenez-vous-en. Quand je serai mort, je veux que vous le lui adressiez, accompagné d'une lettre dans laquelle vous lui expliquerez dans quelles conditions il a été écrit. Est-ce clair ?

– Pas vraiment. Après avoir gardé vos distances depuis 1947, je ne vois pas pourquoi vous tenez tout à coup tellement à entrer en contact avec lui maintenant. Ça n'a pas de sens.

– Tout le monde a le droit d'être informé de son passé. Je ne peux pas grand-chose pour lui, mais je peux au moins cela.

– Même s'il préfère ne pas savoir ?

– C'est cela, même s'il préfère ne pas savoir.

– Ça ne me paraît pas juste.

– Qui parle de justice ? Ceci n'a rien à voir. Je me suis tenu à l'écart de lui tant que je vivais, mais maintenant que je suis mort, il est temps que l'histoire soit révélée.

– Vous ne m'avez pas l'air mort.

– Ça vient, je vous le garantis. Ce sera bientôt là.

– Il y a des mois que vous affirmez cela, mais vous êtes en aussi bonne santé que jamais.

– Quel jour sommes-nous aujourd'hui ?

– Le 12 mars.

– Cela signifie qu'il me reste deux mois. Je mourrai le 12 mai, dans deux mois jour pour jour.

– Vous ne pouvez pas savoir cela. C'est impossible, personne ne le pourrait.

– Mais moi, oui, Fogg. Souvenez-vous de mes paroles. Dans deux mois, jour pour jour, je serai mort.”

 

Après cette étrange conversation, nous retrouvâmes nos habitudes antérieures. Le matin, je lui faisais la lecture, et l'après-midi nous allions nous promener. L'organisation de nos journées était la même, mais je ne les reconnaissais plus. Auparavant, Effing avait choisi les livres en fonction d'un programme, et il me semblait maintenant le faire au hasard, sans aucune cohérence. Il pouvait me prier un jour de lui lire des histoires du Décaméron ou des Mille et Une Nuits, le lendemain, La Comédie des erreurs, et le jour suivant se passer complètement de livres et me demander les articles de journaux concernant l'entraînement de printemps dans les camps de base-ball en Floride. Ou peut-être avait-il décidé de s'en remettre désormais à la chance, et de parcourir sans s'attarder une multitude d'œuvres afin de leur faire ses adieux, comme si c'était une manière de prendre congé du monde. Pendant trois ou quatre jours d'affilée, il me fit lire des romans pornographiques (cachés dans un petit meuble sous la bibliothèque), mais même ceux-ci ne parvinrent pas à susciter chez lui un intérêt notable. Il caqueta deux ou trois fois, amusé, mais réussit aussi à s'assoupir en plein milieu d'un des passages les plus gratinés. Je poursuivis ma lecture pendant qu'il dormait, et quand il s'éveilla, une heure plus tard, il m'expliqua qu'il s'entraînait à être mort. “Je veux mourir avec du sexe en tête, murmura-t-il. Il n'y a pas de meilleure façon de s'en aller.” Je n'avais encore jamais lu de pornographie, et je trouvais ces livres à la fois absurdes et excitants. Un jour, je mémorisai quelques-uns des meilleurs paragraphes et les récitai à Kitty quand je la retrouvai le soir. Ils parurent avoir sur elle le même effet. Ils la faisaient rire, mais lui donnèrent aussi envie de se déshabiller et de se mettre au lit.

Les promenades également avaient changé. Effing ne manifestait plus beaucoup d'enthousiasme à leur égard, et au lieu de me harceler pour que je lui décrive ce que nous rencontrions en chemin, il restait silencieux, pensif et renfermé. Par la force de l'habitude, je maintenais mon commentaire continu, mais il n'y semblait guère attentif et, n'ayant plus à réagir à ses persiflages et à ses critiques, je commençai à perdre le moral, moi aussi. Pour la première fois depuis que je le connaissais, Effing paraissait absent, déconnecté de son entourage, presque serein. Je parlai avec Mme Hume de ces changements et elle me confia qu'elle se faisait du souci à ce sujet. Sur le plan physique, néanmoins, nous ne remarquions ni l'un ni l'autre de transformation majeure. Il mangeait autant ou aussi peu qu'il avait toujours mangé ; ses digestions étaient normales ; il ne se plaignait d'aucune douleur, d'aucun inconfort. Cette curieuse période de léthargie dura environ trois semaines. Alors, juste comme je me résignais à croire qu'il déclinait sérieusement, il arriva un matin à la table du petit déjeuner débordant de bonne humeur et l'air aussi satisfait qu'on peut l'être, complètement redevenu lui-même.

“C'est décidé !” annonça-t-il en frappant du poing sur la table. Le coup fut assené avec tant de force que l'argenterie tressauta en cliquetant. “Il y a des jours que je rumine ça, que ça me tourne en tête, que j'essaie de mettre au point le plan parfait. Après un long labeur mental, j'ai le plaisir de vous informer que c'est réglé. Réglé ! Bon Dieu, c'est la meilleure idée que j'aie jamais eue. C'est un chef-d'œuvre, un pur chef-d'œuvre. Etes-vous prêt à vous amuser, mon garçon ?

– Bien sûr, répondis-je, pensant qu'il valait mieux ne pas le contrarier. Je suis toujours prêt à m'amuser.

– Parfait, voilà comment il faut réagir, dit-il en se frottant les mains. Je vous le promets, mes enfants, ce sera un superbe chant du cygne, un ultime salut incomparable. Quel genre de temps fait-il là-dehors aujourd'hui ?

– Il fait clair et frais, déclara Mme Hume. A la radio, ils ont prévu que la température pourrait s'élever à douze degrés environ cet après-midi.

– Clair et frais, répéta-t-il, douze degrés. Ce ne pourrait être mieux. Et la date, Fogg, où en sommes-nous du calendrier ?

– Le 1er avril, un nouveau mois qui commence.

– Le 1er avril ! Le jour des farces et attrapes. En France on appelait ça les poissons d'avril. Eh bien, on va leur en faire renifler du poisson, n'est-ce pas, Fogg ? On va leur en donner un plein panier.

– Je vous crois ! répliquai-je. On va leur jouer le grand jeu.”

Effing bavarda pendant tout le repas sur le même ton excité, en prenant à peine le temps de porter à sa bouche les cuillerées de céréales. Mme Hume paraissait préoccupée, mais je trouvais malgré tout plutôt encourageant ce flot soudain de folle énergie. Où que cela nous fasse aboutir, ce ne pouvait être que préférable aux semaines moroses que nous venions de passer. Effing n'était pas fait pour un rôle de vieillard maussade, et je préférais le voir tué par son propre enthousiasme que survivant dans un silence déprimé.

Après le petit déjeuner, il nous pria d'aller chercher ses affaires et de le préparer à sortir. Une fois empaqueté dans l'équipement habituel – la couverture, l'écharpe, le manteau, le chapeau, les gants –, il me demanda d'ouvrir le placard et d'y prendre une petite mallette en tissu écossais qui s'y trouvait enfouie sous un tas de chaussures et de bottes de caoutchouc. “Qu'en pensez-vous, Fogg ? fit-il. Croyez-vous que c'est assez grand ?

– Tout dépend de ce que vous avez l'intention d'y mettre.

– Nous y mettrons l'argent. Vingt mille dollars en espèces.”

Sans me laisser le temps de réagir, Mme Hume intervint. “Vous ne ferez rien de pareil, monsieur Thomas, déclara-t-elle. Je ne le permettrai pas. Un aveugle qui se promène dans les rues avec vingt mille dollars en espèces. Il ne faut pas penser un instant de plus à une sottise pareille.

– Taisez-vous, garce, coupa Effing. Taisez-vous ou je vous écrase. C'est mon argent, et j'en ferai ce que je veux. Je suis sous la protection de mon fidèle garde du corps et il ne m'arrivera rien. Et même s'il m'arrivait quelque chose, ça ne vous regarde pas. Vous m'entendez, grosse vache ? Plus un mot, sinon, à vos bagages !

– Elle ne fait que son travail, dis-je, tentant de défendre Mme Hume contre cet assaut furieux. Il n'y a pas de raison de vous énerver comme ça.

– Même chose pour vous, freluquet, s'écria-t-il. Ecoutez ce qu'on vous dit, ou dites adieu à votre emploi. Un, deux, trois, et vous êtes fini. Essayez donc, si vous ne me croyez pas.

– Que la peste vous étouffe, fit Mme Hume, vous n'êtes qu'un vieil imbécile, Thomas Effing. Je vous souhaite de le perdre, cet argent, jusqu'au dernier dollar. Je souhaite qu'il s'envole de votre sacoche et que vous ne le revoyiez jamais.

– Ha ! pouffa Effing. Ha, ha, ha ! Et que croyez-vous que j'aie l'intention d'en faire, ganache ? Le dépenser ? Vous croyez que Thomas Effing s'abaisserait à de telles banalités ? J'ai de grands projets en ce qui concerne cet argent, des projets magnifiques, comme personne encore n'en a jamais rêvé.

– Sornettes, dit Mme Hume. En ce qui me concerne, vous pouvez aller dépenser un million de dollars. Ça m'est bien égal. Je m'en lave les mains – de vous et de toutes vos manigances.

– Allons, allons, fit Effing, déployant soudain une sorte de charme onctueux. Pas la peine de bouder, mon petit canard. Il lui prit la main et lui baisa le bras plusieurs fois de haut en bas, avec toutes les apparences de la sincérité. Fogg prendra soin de moi. Ce gamin est costaud, il ne nous arrivera rien. Faites-moi confiance, j'ai combiné l'opération dans le moindre détail.

– Vous ne m'embobinerez pas, répliqua-t-elle, agacée, en retirant sa main. Vous mijotez une bêtise, j'en suis sûre. Rappelez-vous simplement que je vous aurai prévenu. Il ne faudra pas venir vous excuser en pleurnichant. Trop tard. Quand on est sot c'est pour toujours. C'est ce que me disait ma mère, et elle avait raison.

– Je vous expliquerais maintenant si je pouvais, répondit Effing, mais nous n'avons pas le temps. Et d'ailleurs, si Fogg ne m'emmène pas bientôt hors d'ici, je vais cuire sous toutes ces couvertures.

– Alors, allez-vous-en, dit Mme Hume. Si vous croyez que je m'en soucie.”

Effing grimaça un sourire, puis il se dressa et se retourna vers moi. “Etes-vous prêt, mon garçon ? aboya-t-il sur le ton d'un capitaine de navire.

– Prêt quand vous voulez, répondis-je.

– Bon. Alors, allons-y.”

Notre première étape fut la Manhattan Chase Bank, à Broadway, où Effing retira les vingt mille dollars. A cause de l'importance de la somme, il fallut près d'une heure pour mener à bien cette transaction. Un cadre de la banque dut donner son accord, après quoi les caissiers eurent encore besoin d'un peu de temps pour rassembler la quantité voulue de billets de cinquante dollars, les seules coupures qu'Effing voulût bien accepter. Il était un vieux client de cette banque, “un client de marque”, comme il le rappela plusieurs fois au directeur, et celui-ci, soupçonnant la possibilité d'une scène déplaisante, mit tout son zèle à le satisfaire. Effing continuait à cacher son jeu. Il refusait mon aide, et quand il sortit son livret de sa poche il prit garde de me le dissimuler, comme s'il craignait que je ne sache quelle somme il avait encore à son compte. Je ne m'offensais plus depuis longtemps de ce type de comportement de sa part, mais le fait est que je n'éprouvais pas le moindre intérêt pour ce montant. Quand l'argent fut enfin prêt, un caissier le compta deux fois, puis Effing me fit recommencer encore une fois pour la forme. Je n'avais jamais vu autant d'argent en même temps, mais lorsque j'eus fini de compter, la magie s'en était épuisée et les billets se trouvaient réduits à leur véritable nature : quatre cents morceaux de papier vert. Effing sourit avec satisfaction quand je lui annonçai que tout y était, puis il me dit de serrer les liasses dans la sacoche, qui se révéla bien assez grande pour contenir le magot. Je tirai la fermeture Eclair, plaçai soigneusement le sac sur les genoux du vieillard, et fis rouler son fauteuil vers la sortie. Il chahuta jusqu'à la porte, en brandissant sa canne et en poussant des mugissements comme si demain n'existait pas.

Une fois dehors, il voulut que je le conduise sur l'un des refuges situés au milieu de Broadway. L'endroit était bruyant, encombré de part et d'autre par le trafic des voitures et des camions, mais Effing paraissait indifférent à cette agitation. Il me demanda s'il y avait quelqu'un sur le banc, et comme je lui répondais que non, il m'enjoignit de m'asseoir. Il portait ses lunettes noires, ce jour-là, et avec ses deux bras qui entouraient le sac et le serraient contre son cœur, il avait l'air encore moins humain que d'habitude, on aurait dit une sorte d'oiseau-mouche géant tout juste tombé de l'espace.

“Je voudrais revoir mon plan avec vous avant de commencer, dit-il. On ne pouvait pas parler à la banque, et à l'appartement je craignais que cette mêle-tout n'écoute aux portes. Vous devez vous poser des tas de questions, et comme vous serez mon armée dans cette campagne, il est temps que je vous affranchisse.

– Je me disais bien que vous y viendriez tôt ou tard.

– Nous y voilà, jeune homme. Mon temps est presque écoulé, c'est pourquoi j'ai passé ces derniers mois à m'occuper de mes affaires. J'ai rédigé mon testament, j'ai écrit ma notice nécrologique, j'ai mis les choses en ordre. Une seule chose me tracassait encore – une dette exceptionnelle, si vous voulez – et maintenant que j'y ai réfléchi pendant quelques semaines, j'ai fini par en trouver la solution. Il y a cinquante-deux ans, souvenez-vous, j'ai trouvé un paquet d'argent. J'ai pris cet argent et je m'en suis servi pour faire encore plus d'argent, celui dont j'ai vécu depuis. Maintenant qu'arrive ma fin, je n'ai plus besoin de ce paquet d'argent. Alors que dois-je en faire ? La seule attitude sensée, c'est de le restituer.

– Le restituer ? Mais le restituer à qui ? Les Gresham sont morts, et d'ailleurs ce n'était pas à eux. Ils l'avaient volé à des gens dont vous ne saviez rien, à des inconnus anonymes. De toute façon, même si vous réussissiez à découvrir qui ils étaient, ils sont sans doute tous morts aujourd'hui.

– Précisément. Les gens sont tous morts, et il serait impossible de retrouver la trace de leurs héritiers, n'est-ce pas ?

– C'est ce que je viens de dire.

– Vous avez dit aussi que ces gens étaient des inconnus anonymes. Réfléchissez-y un instant. S'il est une chose dont cette ville abandonnée de Dieu regorge, c'est d'inconnus anonymes. Les rues en sont pleines. Où qu'on se tourne, on rencontre un inconnu anonyme. Ils sont des millions tout autour de nous.

– Vous n'êtes pas sérieux.

– Bien sûr que je suis sérieux. Je suis toujours sérieux. Vous devriez le savoir maintenant.

– Vous voulez dire que nous allons nous balader dans les rues en offrant des billets de cinquante dollars à n'importe qui ? Ça va provoquer une émeute. Les gens vont devenir fous, ils vont nous démolir.

– Pas si nous nous y prenons correctement. C'est une question de plan, et nous en avons un bon. Faites-moi confiance, Fogg. Ce sera ce que j'aurai accompli de plus grand dans ma vie, le couronnement de mon existence.”

Son plan était très simple. Plutôt que de descendre dans la rue en plein jour pour distribuer l'argent à tous les passants (ce qui ne pouvait qu'attirer une foule nombreuse et indisciplinée), nous effectuerions une série d'attaques rapides de guérilla dans un certain nombre de zones choisies avec soin. L'opération entière serait répartie sur une période de dix jours ; pour une sortie donnée, il n'y aurait jamais plus de quarante bénéficiaires, ce qui réduirait sérieusement les risques de mésaventures. Je porterais l'argent dans ma poche, et si quelqu'un tentait de nous voler il en tirerait au plus deux mille dollars. Pendant ce temps, le reste attendrait dans la sacoche, à la maison, à l'abri du danger. Parcourant la ville en long et en large, nous ne nous rendrions jamais deux jours de suite dans des quartiers voisins. Uptown un jour, downtown le lendemain. L'East Side le lundi, le West Side le mardi. Nous ne demeurerions jamais nulle part assez longtemps pour que les gens réalisent ce que nous serions en train de faire. Quant à notre propre quartier, nous l'éviterions jusqu'à la fin. Cela donnerait à notre entreprise l'allure d'un événement unique au monde, et toute l'affaire serait terminée avant que quiconque puisse réagir.

Je compris tout de suite qu'il n'y avait rien à faire pour l'arrêter. Il avait pris sa décision, et plutôt que d'essayer de le dissuader, je fis de mon mieux pour rendre son plan aussi sûr que possible. C'était un bon plan, lui dis-je, mais tout dépendrait de l'heure que nous choisirions pour ces sorties. L'après-midi, par exemple, ne conviendrait guère. Il y aurait trop de monde dans les rues, et il était essentiel de donner l'argent à chaque récipiendaire sans que personne d'autre ne puisse remarquer ce qui se passait. De cette façon, on provoquerait le moins possible de désordre.

“Hmm, fit Effing, qui suivait mes paroles avec une grande concentration. Quel moment proposez-vous, alors, mon garçon ?

– Le soir. Quand la journée de travail est achevée, mais pas assez tard pour que nous risquions d'aboutir dans des rues désertes. Disons entre sept heures et demie et dix heures.

– Autrement dit, après notre dîner. Ce qu'on pourrait appeler une excursion digestive.

– Exactement.

– Considérez que c'est fait, Fogg. Nous irons errer au crépuscule, comme une paire de Robin des Bois en maraude, prêts à faire profiter de notre munificence les chanceux qui croiseront notre chemin.

– Vous devriez aussi songer au transport. La ville est grande, et certains des endroits où nous nous rendrons sont à des kilomètres d'ici. Si nous faisons tout à pied, nous rentrerons terriblement tard, ces soirs-là. Si jamais nous étions obligés de nous sauver en vitesse, nous pourrions avoir des ennuis.

– Vous parlez comme une mauviette, Fogg. Il ne nous arrivera rien. Si vous avez les jambes fatiguées, nous hélerons un taxi. Si vous vous sentez capable de marcher, nous marcherons.

– Je ne pensais pas à moi. Je voulais être certain que vous savez ce que vous faites. Avez-vous envisagé de louer une voiture ? Nous pourrions ainsi rentrer d'un instant à l'autre. Nous n'aurions qu'à monter dedans et le chauffeur nous emmènerait.

– Un chauffeur ! Quelle idée absurde. Ça gâcherait tout.

– Je ne vois pas pourquoi. L'idée est de donner l'argent, mais ça ne suppose pas que vous deviez traîner à travers toute la ville dans la fraîcheur du printemps. Ce serait idiot de tomber malade juste parce que vous essayez d'être généreux.

– Je veux pouvoir vagabonder, sentir les situations au moment où elles se présentent. Dans une voiture, ce n'est pas possible. Il faut être dehors, dans la rue, respirer le même air que tous les autres.

– Ce n'était qu'une suggestion.

– Eh bien, gardez vos suggestions pour vous. Je n'ai peur de rien, Fogg, je suis trop vieux, et moins vous vous tracasserez pour moi, mieux cela vaudra. Si vous êtes avec moi, parfait. Mais du moment que vous êtes avec moi, il faut vous taire. Nous ferons ceci à ma façon, contre vents et marées.”

 

Pendant les huit premiers jours, tout se passa sans heurt. Nous étions convenus qu'il devait y avoir une hiérarchie du mérite, et cela me donnait les mains libres pour agir selon mon jugement. L'idée n'était pas d'offrir l'argent à n'importe quel passant éventuel, mais de chercher en conscience les gens qui en paraissaient les plus dignes, de choisir pour cibles ceux qui semblaient en proie à la plus grande nécessité. Les pauvres avaient automatiquement droit à plus de considération que les riches, les handicapés devaient être préférés aux bien portants, les fous passer avant les sains d'esprit. Nous avions établi ces règles dès le départ, et, compte tenu de la nature des rues de New York, il n'était guère difficile de s'y tenir.

Il y eut des gens qui fondaient en larmes quand je leur donnais l'argent ; d'autres qui éclataient de rire ; d'autres encore qui ne disaient rien du tout. Les réactions étaient imprévisibles, et j'appris bientôt que je ne devais m'attendre à voir personne se conduire comme j'aurais imaginé qu'il le ferait. Il y avait les soupçonneux, qui nous prêtaient des intentions louches – un homme alla même jusqu'à déchirer son billet, et plusieurs autres nous accusèrent d'être des faux-monnayeurs ; il y avait les avides, qui pensaient que cinquante dollars ne suffisaient pas ; il y avait les sans-amis, qui s'attachaient et ne voulaient plus nous quitter ; il y avait les bons vivants, qui voulaient nous offrir un verre, les tristes qui voulaient nous raconter leur vie, les artistes qui dansaient et chantaient en signe de gratitude. A ma surprise, aucun d'entre eux n'essaya de nous voler. Ce n'était sans doute que l'effet de la chance, mais il faut dire aussi que nous nous déplacions avec rapidité et ne nous attardions jamais longtemps au même endroit. La plupart du temps, je distribuais l'argent dans la rue, mais nous accomplîmes plusieurs raids dans des bars et des cafés minables – Barney Stones, Bickfords, Chock Full o'Nuts – où je plaquais une coupure de cinquante dollars devant chaque personne assise au comptoir. J'effeuillais la liasse de billets aussi vite que je pouvais, en criant : “Un petit rayon de soleil”, et avant que les clients ahuris réalisent ce qui leur arrivait, j'étais revenu précipitamment dans la rue. Je donnai de l'argent à des clochardes et à des prostituées, à des ivrognes et à des vagabonds, à des hippies et à des enfants en cavale, à des mendiants et à des infirmes – à toute cette faune misérable qui encombre les boulevards après le crépuscule. Il y avait quarante cadeaux à attribuer chaque soir, et il ne nous fallut jamais plus d'une heure et demie pour en venir à bout.

Le neuvième soir, il pleuvait, et nous parvînmes, Mme Hume et moi, à persuader Effing de ne pas sortir. Il pleuvait encore le lendemain, mais nous ne réussîmes plus à le retenir. Ça lui était égal de risquer une pneumonie, déclara-t-il, il avait une tâche à accomplir et, par Dieu, il l'accomplirait. Et si j'y allais seul ? suggérai-je. Je lui ferais en rentrant un rapport complet, et ce serait presque comme s'il y était allé lui-même. Non, c'était impossible, il fallait qu'il s'y trouve en personne. Et d'ailleurs, comment pourrait-il être certain que je n'empocherais pas l'argent ? Rien ne m'empêcherait de me promener un moment puis d'inventer n'importe quelle histoire à lui raconter au retour. Il n'aurait aucun moyen de savoir si je disais vrai.

“Si c'est ça que vous pensez, fis-je, soudain furieux, hors de moi, vous pouvez prendre votre argent et vous le fourrer où je pense. Je m'en vais.”

Pour la première fois depuis six mois que je le connaissais, Effing s'effondra véritablement et se répandit en excuses. Ce fut un instant dramatique, et tandis qu'il manifestait ses regrets et sa contrition, j'en arrivai presque à éprouver pour lui une certaine sympathie. Il tremblait, la salive lui venait aux lèvres, son corps entier paraissait sur le point de se désintégrer. Il savait que j'étais sérieux, et la menace de mon départ était plus qu'il n'en pouvait supporter. Il me demanda pardon, m'assura que j'étais un bon garçon, le meilleur qu'il eût jamais connu, et qu'aussi longtemps qu'il vivrait il n'aurait plus jamais pour moi une parole désagréable. “Je vous dédommagerai, affirma-t-il, je vous promets de vous dédommager.” Puis, fourrageant désespérément dans le sac, il en sortit une poignée de billets de cinquante dollars qu'il brandit en l'air. “Tenez, dit-il, c'est pour vous, Fogg. Je veux que vous acceptiez un petit extra. Dieu sait que vous le méritez.

– Vous n'avez pas besoin de m'acheter, monsieur Effing. Je reçois déjà un salaire adéquat.

– Non, je vous en prie, je voudrais que vous acceptiez. Considérez que c'est un bonus. Une récompense pour services extraordinaires.

– Remettez l'argent dans le sac, monsieur Effing. C'est bon comme ça. Je préfère le donner à des gens qui en ont un réel besoin.

– Mais vous restez ?

– Oui, je reste. J'accepte vos excuses. Seulement, ne recommencez jamais un truc pareil.”

Pour des raisons évidentes, nous ne sortîmes pas ce jour-là. Le lendemain soir, il faisait beau, et à huit heures nous descendîmes à Times Square, où nous terminâmes notre besogne dans le temps record de vingt-cinq à trente minutes. Comme il était encore tôt et que nous étions plus près de chez nous que d'habitude, Effing insista pour que nous rentrions à pied. En lui-même, ce détail est insignifiant, et je ne prendrais pas la peine de le mentionner s'il ne nous était arrivé en chemin quelque chose de curieux. Juste au sud de Columbus Circle, j'aperçus un jeune Noir à peu près de mon âge qui marchait parallèlement à nous de l'autre côté de la rue. A première vue, il n'avait rien d'extraordinaire. Il portait des vêtements convenables et rien dans son attitude ne suggérait l'ivresse ni la folie. Mais il arborait, en cette nuit de printemps sans un nuage, un parapluie ouvert au-dessus de sa tête. Cela semblait déjà assez incongru, mais je remarquai aussi que le parapluie était démoli : le tissu protecteur avait été arraché de l'armature, et avec ces baleines nues étalées, inutiles, dans le vide, il avait l'air de transporter une immense et invraisemblable fleur d'acier. Je ne pus m'empêcher de rire à ce spectacle. Quand je le lui décrivis, Effing rit à son tour. Son rire, plus bruyant que le mien, attira l'attention de l'homme, sur le trottoir d'en face. Avec un large sourire, il nous fit signe de le rejoindre sous son parapluie. “Pourquoi voudriez-vous rester sous la pluie ? demanda-t-il joyeusement. Venez par ici vous mettre au sec.” Son offre avait quelque chose de si fantasque et de si spontané qu'il eût été grossier de la repousser. Nous traversâmes la rue et remontâmes Broadway pendant une trentaine de blocs à l'abri du parapluie cassé. Le naturel avec lequel Effing était entré dans l'esprit de la farce faisait plaisir à voir. Il jouait le jeu sans poser de question, comprenant par intuition qu'une fantaisie de ce genre ne pouvait durer que si nous faisions tous semblant d'y croire. Comédien-né, notre hôte, qui s'appelait Orlando, contournait agilement sur la pointe des pieds des flaques imaginaires et nous protégeait des gouttes en inclinant le parapluie selon différents angles, en maintenant tout au long du chemin un monologue en feu nourri d'associations comiques et de jeux de mots. C'était l'imagination sous sa forme la plus pure : l'art de donner vie à ce qui n'existe pas, de persuader les autres d'accepter un monde qui n'est pas vraiment là. Survenant ainsi, ce soir-là, cela semblait d'une certaine façon en harmonie avec l'intention qui sous-tendait ce que nous venions d'aller faire, Effing et moi, dans la Quarante-deuxième rue. Un souffle de folie avait saisi la ville. Des billets de cinquante dollars se promenaient dans les poches d'inconnus, il pleuvait et pourtant ne pleuvait pas, et, de l'ondée qui se déversait à travers notre parapluie cassé, pas une goutte ne nous atteignait.

Nous fîmes nos adieux à Orlando au coin de Broadway et de la Quatre-vingt-quatrième rue, après avoir échangé tous trois force poignées de main et nous être promis une amitié éternelle. En guise de conclusion à notre promenade, Orlando étendit une paume afin de sentir quel temps il faisait, réfléchit un moment, puis déclara que la pluie s'était arrêtée. Sans plus de cérémonie, il ferma le parapluie et me l'offrit en souvenir. “Tiens, vieux, dit-il, je pense que tu en auras besoin. On ne sait jamais quand il va se remettre à pleuvoir, et je ne voudrais pas que vous soyez mouillés, vous deux. C'est comme ça, le temps : il change sans cesse. Si on n'est pas prêt à tout, on n'est prêt à rien.

– C'est comme l'argent à la banque, remarqua Effing.

– Tu l'as dit, Tom, fit Orlando. Colle-le sous ton matelas et garde-le-toi pour un jour de pluie.”

Poing levé, il nous fit le salut du black power, puis s'en alla d'une démarche nonchalante et disparut dans la foule avant le carrefour suivant.

C'était un curieux petit épisode, mais à New York de telles occurrences sont plus fréquentes qu'on ne le pense, spécialement si on y est ouvert. Ce qui fit pour moi le caractère inhabituel de celle-ci, ce n'est pas tant sa gaieté légère que l'influence mystérieuse qu'elle parut exercer sur les événements ultérieurs. Il semblait presque que notre rencontre avec Orlando eût été une prémonition de choses à venir, un présage du destin d'Effing. Un nouveau système d'images nous avait été imposé, par lequel nous étions désormais subjugués. Je pense en particulier aux orages et aux parapluies, mais encore davantage au changement – comment tout peut changer à tout moment, de façon soudaine et définitive.

Le lendemain soir devait être le dernier. Effing passa la journée dans un état d'agitation encore plus grande que d'habitude, refusant sa sieste, refusant qu'on lui fasse la lecture, refusant toutes les distractions que je tentais de lui inventer. En début d'après-midi, nous passâmes un moment dans le parc, mais le temps était brumeux et menaçant, et j'obtins de lui que nous rentrions à la maison plus tôt que prévu. Vers le soir, un brouillard dense s'était installé sur la ville. L'univers était devenu gris, et les lumières des immeubles brillaient à travers l'humidité comme si elles avaient été entourées de bandages. Ces conditions étaient rien moins qu'encourageantes, mais comme il n'y avait pas véritablement de pluie, tenter de détourner Effing de notre ultime expédition paraissait vain. J'imaginai que je pourrais expédier notre entreprise en vitesse et puis ramener promptement le vieil homme chez lui, en me dépêchant suffisamment pour éviter qu'il ne lui arrive rien de grave. Mme Hume était réticente, mais elle céda lorsque je lui promis qu'Effing emporterait un parapluie. Effing accepta volontiers cette condition, et, à huit heures, lorsque je lui fis passer la porte d'entrée, il me semblait avoir la situation bien en main.

Ce que j'ignorais, cependant, c'est qu'Effing avait remplacé son parapluie par celui dont Orlando nous avait fait cadeau la veille. Quand je m'en aperçus, nous nous trouvions déjà à cinq ou six rues de chez nous. En ricanant sous cape avec une sorte de joie infantile, Effing sortit de sous sa couverture le parapluie cassé et l'ouvrit. Comme le manche en était identique à celui du parapluie laissé à la maison, je supposai qu'il s'agissait d'une erreur, mais quand je l'informai de ce qu'il avait fait, il me répliqua avec violence de m'occuper de mes affaires.

“Ne faites pas l'imbécile, dit-il. J'ai pris celui-ci exprès. C'est un parapluie magique, n'importe quel idiot peut le constater. Dès qu'on l'a ouvert, on devient invincible.”

J'allais répondre, mais me ravisai. En fait, il ne pleuvait pas, et je n'avais pas envie de m'embarquer dans une hypothétique discussion avec Effing. Je voulais accomplir ma tâche et, en l'absence de pluie, il n'y avait aucune raison pour qu'il ne tienne pas cet objet ridicule au-dessus de sa tête. Poursuivant notre chemin, je parcourus encore quelques blocs en distribuant des billets de cinquante dollars à tous les candidats possibles, et quand il ne me resta que la moitié de la liasse, je traversai la rue et repris la direction de la maison. C'est alors qu'il commença à pleuvoir – aussi inévitablement que si Effing avait, par sa seule volonté, provoqué l'arrivée des gouttes. D'abord insignifiantes, presque indifférenciées du brouillard qui nous entourait, elles avaient pris dès le carrefour suivant une importance qu'on ne pouvait négliger. Je poussai Effing sous une porte cochère, avec l'idée de rester là pour attendre que le pire se passe, mais aussitôt arrêté le vieil homme se mit à réclamer.

“Que faites-vous ? demanda-t-il. On n'a pas le temps de faire la pause. Il y a encore de l'argent à distribuer. Du nerf, mon garçon. Allez, allez, avançons. C'est un ordre !

– Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, dis-je, mais il se trouve qu'il pleut. Et je ne veux pas parler d'une simple averse de printemps. Ça tombe dru. Les gouttes sont grosses comme des cailloux, la pluie rebondit sur le trottoir à près d'un mètre de haut.

– La pluie ? fit-il. Quelle pluie ? Je ne sens pas de pluie.” Et, se lançant en avant avec une pression soudaine sur les roues de son fauteuil, Effing m'échappa et s'avança sur le trottoir. Il empoigna de nouveau le parapluie cassé et l'éleva des deux mains au-dessus de sa tête en criant sous l'orage. “Pas la moindre pluie !” tempêtait-il, tandis que l'averse s'abattait sur lui de tous côtés, détrempait ses vêtements, lui criblait le visage. “Il pleut peut-être sur vous, mon garçon, mais pas sur moi ! Je suis parfaitement sec ! J'ai mon fidèle parapluie, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ha, ha ! Pincez-moi, je rêve, je ne sens rien du tout !”

Je compris alors qu'Effing voulait mourir. Il avait combiné cette petite comédie afin de se rendre malade, et il y faisait preuve d'une témérité et d'une joie dont j'étais stupéfait. Agitant le parapluie en tous sens, il encourageait les éléments en riant, et, en dépit de la révolte qu'il m'inspirait à ce moment, je ne pouvais m'empêcher d'admirer son audace. Il ressemblait à un Lear nain ressuscité dans le corps de Gloucester. Cette nuit devait être sa dernière, et il voulait effectuer sa sortie avec frénésie, attirer la mort sur lui-même en un geste ultime et glorieux. Mon premier mouvement fut de l'arracher au trottoir, de le tirer vers un abri, mais en le regardant mieux je me rendis compte qu'il était trop tard. Il était déjà trempé jusqu'aux os et, pour quelqu'un d'aussi fragile qu'Effing, cela signifiait sans aucun doute que le mal était fait. Il allait prendre froid, attraper une pneumonie, et mourir peu de temps après. Tout cela m'apparaissait avec une telle certitude que je cessai soudain de lutter. C'était un cadavre que je contemplais, me disais-je, et il importait peu que j'agisse ou non. Depuis, il ne s'est pas écoulé un jour où je ne regrette la décision que j'ai prise ce soir-là, mais au moment même elle paraissait raisonnable, comme s'il eût été mal, moralement, de contrecarrer Effing. S'il était déjà mort, de quel droit lui aurais-je gâché son plaisir ? Cet homme était déterminé à se détruire coûte que coûte, et, parce qu'il m'avait aspiré dans le tourbillon de sa folie, je ne levai pas le petit doigt pour l'en empêcher. Complice complaisant de son suicide, je me contentai de le laisser faire.

Quittant l'abri de la porte, j'empoignai le fauteuil d'Effing en grimaçant à cause de la pluie qui me battait les yeux. “Vous devez avoir raison, dis-je. Il me semble que cette averse ne m'atteint pas non plus.” Tandis que je parlais, un éclair serpenta dans le ciel, suivi d'un énorme coup de tonnerre. L'orage se déversait sur nous sans pitié, soumettant nos corps sans défense à un tir soutenu de balles liquides. Au coup de vent suivant, les lunettes d'Effing lui furent soufflées du visage, mais il ne fit qu'en rire, ravi de la violence de la tempête.

“C'est remarquable, n'est-ce pas ? me cria-t-il au travers du bruit. Ça a l'odeur de la pluie. Ça fait le bruit de la pluie. Ça a même le goût de la pluie. Et pourtant nous sommes tout à fait secs. C'est l'esprit qui domine la matière, Fogg. Nous avons enfin réussi ! Nous avons percé le secret de l'univers !”

Il semblait que j'eusse franchi quelque mystérieuse frontière au fond de moi-même, pour me faufiler par une trappe qui menait aux chambres les plus secrètes du cœur d'Effing. Il ne s'agissait pas seulement d'avoir cédé à sa lubie grotesque, j'avais accompli le geste ultime qui validait sa liberté, et en ce sens j'avais finalement fait mes preuves vis-à-vis de lui. Le vieil homme allait mourir, mais tant qu'il vivrait, il m'aimerait.

Nous naviguâmes ainsi par-delà sept ou huit carrefours encore, et pendant tout le trajet Effing poussait des hurlements extatiques. “C'est un miracle, clamait-il. C'est un sacré foutu miracle ! Les sous tombent du ciel, attrapez-les tant qu'il y en a ! Argent gratuit ! Argent pour tout le monde !”

Personne ne l'entendait, bien sûr, puisque les rues étaient complètement vides. Nous étions les seuls fous à ne pas nous être précipités à l'abri, et pour me débarrasser des derniers billets j'accomplissais de brèves incursions dans les bars et les cafés au long du chemin. Je rangeais Effing près de la porte tandis que je pénétrais dans ces établissements, et en distribuant l'argent je l'entendais rire comme un fou. Mes oreilles en bourdonnaient : accompagnement musical dément pour le finale de notre arlequinade. L'aventure échappait désormais à tout contrôle. Nous nous étions transformés en catastrophe naturelle, un typhon qui avalait sur son passage les victimes innocentes. “De l'argent, criais-je, en riant et en pleurant à la fois. Des billets de cinquante dollars pour tout le monde !” J'étais tellement imbibé d'eau que de mes chaussures giclaient des flaques, je jaillissais comme une larme à taille humaine, j'éclaboussais tout le monde. Heureusement, nous arrivions à la fin. Si cela avait duré encore, il est probable que nous aurions été arrêtés pour conduite dangereuse.

Notre dernière visite fut pour un café Child, un trou sordide et enfumé sous la lumière crue de tubes fluorescents. Douze ou quinze clients s'y trouvaient, affalés sur le comptoir, et chacun paraissait plus abandonné et plus misérable que son voisin. Il ne restait dans ma poche que cinq ou six billets, et soudain je ne sus plus comment faire face à la situation. Je n'étais plus capable de réfléchir, de décider. Faute de mieux, je roulai les billets en liasse dans mon poing et les lançai à travers la pièce. “Pour qui veut !” criai-je. Après quoi je sortis en courant et replongeai avec Effing dans la tempête.

 

Après cette soirée, il ne ressortit jamais de chez lui. La toux commença tôt le lendemain, et dès la fin de la semaine le ronflement glaireux avait progressé de ses bronches à ses poumons. Nous appelâmes le médecin, qui confirma le diagnostic de pneumonie. Il aurait souhaité envoyer aussitôt Effing à l'hôpital, mais le vieillard refusa et protesta qu'il avait le droit de mourir dans son lit, et que si quelqu'un posait ne fût-ce qu'une main sur lui dans l'intention de l'emmener il se tuerait. “Je me trancherai la gorge avec un rasoir, affirma-t-il, et puis vous n'aurez qu'à vivre avec ça sur la conscience.” Le médecin avait déjà eu affaire à Effing, et il était assez intelligent pour s'être muni d'une liste de services de soins privés. Mme Hume et moi prîmes les arrangements nécessaires, et nous passâmes la semaine suivante jusqu'au cou dans les problèmes pratiques : hommes de loi, comptes en banque, procurations, etc. Il fallait donner d'interminables coups de téléphone, signer des papiers innombrables, mais je doute que rien de tout cela vaille d'être mentionné ici. L'important, c'est que je finis par faire la paix avec Mme Hume. Après mon retour à l'appartement avec Effing le soir de l'orage, elle avait été si fâchée qu'elle ne m'avait pas adressé la parole pendant deux jours entiers. Elle me considérait comme responsable de sa maladie et, parce que j'étais au fond du même avis, je n'essayais pas de me défendre. J'étais malheureux de cette brouille. Mais, alors même que je commençais à penser que notre rupture était définitive, la situation se renversa soudain. Je n'ai aucun moyen de savoir comment cela se passa, mais j'imagine qu'elle doit en avoir parlé à Effing qui, à son tour, doit l'avoir persuadée de ne pas m'en vouloir. La première fois que je la revis, elle me prit dans ses bras et me demanda pardon, en refoulant des larmes d'émotion. “Le moment est venu pour lui, déclara-t-elle d'un ton solennel. Il est prêt, maintenant, à s'en aller d'un instant à l'autre, et nous ne pouvons rien pour le retenir.”

Les infirmières se relayaient toutes les huit heures, c'étaient elles qui administraient les médicaments, changeaient le bassin et surveillaient le goutte-à-goutte fixé au bras d'Effing. A quelques exceptions près, je les trouvais brusques et indifférentes et il va sans dire, je suppose, qu'Effing souhaitait avoir aussi peu que possible affaire à elles. Ceci resta vrai jusqu'au tout dernier jour, quand il fut devenu trop faible pour encore les remarquer. Sauf lorsqu'elles avaient à s'acquitter d'une tâche spécifique, il ne les tolérait pas dans sa chambre, ce qui signifiait qu'on les trouvait en général assises sur le canapé du salon, en train de feuilleter des magazines et de fumer des cigarettes avec une moue de dédain silencieux. Une ou deux d'entre elles nous abandonnèrent, et il fallut en renvoyer une ou deux autres. Pourtant, à part cette rigueur vis-à-vis des infirmières, Effing faisait preuve d'une remarquable douceur et il semblait que, dès l'instant où il s'était alité, sa personnalité s'était transformée, purgée de son venin par l'approche de la mort. Je ne pense pas qu'il ait beaucoup souffert, et bien qu'il y eût de bons et de mauvais jours (à un moment donné, en fait, on aurait pu le croire complètement rétabli, mais une rechute se manifesta soixante-douze heures plus tard), l'évolution de son mal se traduisait par une diminution progressive, une lente et inéluctable perte d'énergie qui se prolongea jusqu'à ce qu'enfin son cœur cessât de battre.

Je passais mes journées entières auprès de lui dans sa chambre, assis à côté de son lit, parce qu'il désirait ma présence. Depuis l'orage, nos relations s'étaient modifiées au point qu'il me témoignait autant de prédilection que si j'avais été sa chair et son sang. Il me tenait la main, affirmait que je lui faisais du bien, murmurait qu'il était si heureux que je sois là. Je me méfiai d'abord de ces débordements sentimentaux mais, les signes de cette affection nouvelle ne cessant de s'accumuler, je n'eus d'autre choix que d'en admettre l'authenticité. Au début, quand il avait encore la force de soutenir une conversation, il me questionnait au sujet de ma vie et je lui racontais des histoires où il était question de ma mère et de l'oncle Victor, de mes années d'université, de la période désastreuse qui s'était achevée par mon effondrement et de la façon dont Kitty Wu était venue à mon secours. Effing se disait préoccupé de ce que je deviendrais lorsqu'il aurait claqué (c'est son mot), mais je m'efforçais de le rassurer et de le persuader que j'étais capable de me débrouiller.

“Tu es un rêveur, mon petit, me dit-il. Ton esprit est dans la lune et, à en juger sur les apparences, il ne sera jamais ailleurs. Tu n'as aucune ambition, l'argent ne t'intéresse pas, et tu es trop philosophe pour avoir du goût pour l'art. Que vais-je faire de toi ? Tu as besoin de quelqu'un qui s'occupe de toi, qui veille à ce que tu aies le ventre plein et un peu d'argent en poche. Moi parti, tu vas te retrouver au point où tu en étais.

– J'ai des projets, affirmai-je, espérant par ce mensonge le détourner de ce sujet. L'hiver dernier, j'ai envoyé une demande d'inscription à l'école de bibliothécaires de Columbia, et ils m'ont accepté. Je pensais vous en avoir parlé. Les cours commencent à l'automne.

– Et comment paieras-tu ces cours ?

– On m'a accordé une bourse générale, plus une allocation pour les dépenses courantes. C'est une offre intéressante, une chance formidable. Le programme dure deux ans, et ensuite j'aurai toujours un gagne-pain.

– Je te vois mal en bibliothécaire, Fogg.

– Un peu étrange, je l'admets, mais je pense que ça pourrait me convenir. Les bibliothèques ne sont pas le monde réel, après tout. Ce sont des lieux à part, des sanctuaires de la pensée pure. Comme ça je pourrai continuer à vivre dans la lune pour le restant de mes jours.”

Je savais qu'Effing ne me croyait pas, mais il entra dans mon jeu par désir d'harmonie, afin de ne pas troubler le calme qui s'était établi entre nous. Cette attitude est caractéristique de ce qu'il était devenu au cours de ces dernières semaines. Il se sentait fier de lui, je crois, fier d'être capable de mourir de cette façon, comme si la tendresse qu'il avait commencé à me témoigner prouvait qu'il était encore capable d'accomplir tout ce qu'il voulait. En dépit de l'amenuisement de ses forces, il se croyait toujours maître de sa destinée, et cette illusion persista jusqu'à la fin : l'idée qu'il avait lui-même, par la puissance de son esprit, ordonné sa propre mort, et que tout se déroulait comme prévu. Il avait annoncé que le jour fatal serait le 12 mai, et la seule chose qui paraissait désormais lui importer était de tenir parole. Il s'était rendu bras ouverts à la mort, mais en même temps il la rejetait et luttait de toute son ultime énergie pour la contenir, pour retarder le dernier moment afin qu'il advienne dans les conditions qu'il avait énoncées. Même lorsqu'il fut devenu presque incapable de parler, quand le moindre gargouillement émis du fond de la gorge lui demandait un effort énorme, la première chose qu'il voulait savoir chaque matin dès mon entrée dans sa chambre était la date. Comme il avait perdu la notion du temps, il répétait cette question à plusieurs reprises dans le courant de la journée. Le 3 ou le 4 mai, il se mit soudain à décliner de façon spectaculaire ; il paraissait peu vraisemblable qu'il pût tenir jusqu'au 12. Je commençai à tricher avec les dates afin de le rassurer en lui faisant croire qu'il était toujours dans les temps : je sautais un jour chaque fois qu'il m'interrogeait, et un après-midi particulièrement pénible j'en vins à parcourir trois jours en l'espace de quelques heures. Nous sommes le 7, lui affirmai-je ; nous sommes le 8 ; le 9, et il était déjà si loin qu'il ne remarqua rien d'anormal. Quand, plus tard dans la semaine, son état se stabilisa, j'avais de l'avance sur le calendrier et je n'eus d'autre possibilité que de continuer à lui annoncer que nous étions le 9. Cela me semblait le moins que je pusse faire pour lui – lui donner la satisfaction de penser qu'il avait remporté cette épreuve de volonté. Quoi qu'il advienne, je m'assurerais que sa vie s'achève le 12.

Il disait que le son de ma voix l'apaisait, et même lorsqu'il fut devenu trop faible pour me répondre, il souhaitait que je continue à lui parler. Ce que je racontais importait peu, pourvu qu'il pût entendre ma voix et savoir que j'étais là. Je discourais de mon mieux, dérivant selon mes humeurs d'un sujet à un autre. Il n'était pas toujours facile d'entretenir un tel monologue, et chaque fois que je me trouvais à court d'inspiration, j'avais recours à un certain nombre de procédés pour me relancer : résumé de l'intrigue de romans ou de films, récitation par cœur de poèmes – Effing aimait tout particulièrement sir Thomas Wyatt et Fulke Greville – ou rappel des nouvelles lues dans le journal du matin. C'est étrange, j'ai gardé le souvenir de certaines de ces histoires, et si je les évoque maintenant (l'extension de la guerre au Cambodge, les tueries à l'université de Kent State) je me retrouve assis dans cette chambre auprès d'Effing, en train de le regarder, couché dans son lit. Je revois sa bouche béante et édentée ; j'entends haleter ses poumons encombrés ; je vois ses yeux, aveugles et larmoyants, dirigés fixement vers le plafond, ses mains décharnées agrippées à la couverture, l'accablante pâleur de sa peau ridée. L'association est inéluctable. Par un réflexe obscur et involontaire, je situe ces événements dans les contours du visage d'Effing, et je ne peux y penser sans le revoir devant moi.

A certains moments, je me contentais de décrire la pièce où nous nous trouvions. Appliquant les méthodes que j'avais mises au point au cours de nos promenades, je choisissais un objet et commençais à en parler. Le dessin du couvre-lit, le bureau dans un coin, le plan encadré des rues de Paris qui était accroché au mur à côté de la fenêtre. Dans la mesure où Effing arrivait à suivre ce que je disais, ces inventaires paraissaient lui procurer un plaisir profond. Tant de choses lui échappaient alors que la proximité matérielle immédiate des objets lui faisait l'effet d'une sorte de paradis, domaine inaccessible de miracles ordinaires : le tactile, le visuel, le champ des perceptions dont toute vie est entourée. En les traduisant en mots, je permettais à Effing de les connaître à nouveau, comme si le seul fait d'occuper sa place dans le monde des objets avait représenté le bien suprême. D'une certaine manière, je travaillai plus dur pour lui dans cette chambre que je n'avais jamais travaillé ; je me concentrais sur les moindres détails, sur les matières – les laines et les cotons, l'argent et l'étain, le grain des bois et les volutes des plâtres –, je fouillais chaque crevasse, j'énumérais chaque couleur, chaque forme, j'explorais les géométries microscopiques de tout ce que j'apercevais. Plus Effing s'affaiblissait, plus je m'appliquais avec acharnement, redoublant d'efforts pour franchir la distance qui ne cessait de grandir entre nous. A la fin, j'étais parvenu à un tel degré de minutie qu'il me fallait des heures pour accomplir le tour de la chambre. J'avançais par fractions de centimètre, sans permettre à rien de m'échapper, pas même aux grains de poussière suspendus dans l'air. Je sondai les limites de cet espace jusqu'à ce qu'il devînt inépuisable, une profusion d'univers contenus les uns dans les autres. A un moment donné, je me rendis compte que j'étais probablement en train de parler dans le vide, mais je persévérai néanmoins, hypnotisé par l'idée que ma voix était la seule chose qui pût maintenir Effing en vie. Cela ne servait à rien, bien sûr. Il s'en allait, et tout au long des deux dernières journées que je passai avec lui, je doute qu'il ait entendu un mot de ce que je lui disais.

Je n'étais pas présent quand il mourut. Le 11, après que je fus resté auprès de lui jusqu'à huit heures, Mme Hume vint me remplacer en insistant pour que je m'accorde le reste de la soirée. “Nous ne pouvons rien pour lui maintenant, me dit-elle. Vous êtes là-dedans avec lui depuis ce matin, et il est temps que vous preniez un peu l'air. Au moins, s'il passe la nuit, vous serez frais demain.

– Je ne pense pas qu'il y ait un demain, fis-je.

– Peut-être. Mais c'est ce que nous pensions hier, et il est toujours là.”

J'emmenai Kitty dîner au Moon Palace, et ensuite nous vîmes un des films affichés au double programme du Thalia (il me semble que c'était Cendres et diamant, mais je peux me tromper). En temps normal, j'aurais alors ramené Kitty chez elle, mais je me sentais mal à l'aise au sujet d'Effing et nous redescendîmes West End Avenue dès la fin du film pour rentrer à l'appartement demander des nouvelles à Mme Hume. Il était près d'une heure du matin lorsque nous y parvînmes. Rita était en larmes quand elle ouvrit la porte, et je n'eus pas besoin, pour comprendre ce qui était arrivé, qu'elle me dise quoi que ce fût. Il se trouve qu'Effing était mort moins d'une heure avant notre arrivée. L'infirmière, à qui je demandais l'heure exacte, me répondit que cela s'était passé à 24 h 02, deux minutes après minuit. En fin de compte, Effing avait donc réussi à atteindre le 12. Cela semblait tellement énorme que je ne savais comment réagir. Un tintement bizarre résonnait dans ma tête, et j'eus soudain l'impression que les circuits de mon cerveau s'emmêlaient. Présumant que j'étais sur le point de me mettre à pleurer, je me retirai dans un coin de la pièce et cachai mon visage dans mes mains. Je restai immobile, dans l'attente des larmes, mais rien ne vint. Quelques instants s'écoulèrent encore, puis un spasme monta de ma gorge avec un bruit étrange. Il me fallut quelques secondes pour me rendre compte que je riais.

D'après les instructions laissées par Effing, son corps devait être incinéré. Il ne voulait ni service funèbre, ni enterrement, et il avait spécifié qu'aucun représentant d'aucune religion ne pouvait être présent lorsque nous disposerions de ses restes. La cérémonie serait extrêmement simple : Mme Hume et moi devions prendre le ferry pour Staten Island et, dès que nous aurions passé la moitié du trajet (avec la statue de la Liberté visible à notre droite), éparpiller ses cendres au-dessus des eaux du port de New York.

Pensant qu'il fallait donner à Salomon Barber l'occasion d'être présent, j'essayai de le joindre à Northfield, dans le Minnesota, mais après avoir appelé plusieurs fois chez lui, où personne ne répondait, je m'adressai au département d'histoire du Magnus College, où l'on m'apprit que le professeur Barber était en vacances pour tout le semestre de printemps. La secrétaire paraissait peu disposée à me donner de plus amples renseignements, mais, lorsque je lui eus expliqué la raison de mon appel, elle s'adoucit un peu et ajouta que le professeur était parti pour l'Angleterre en voyage d'études. Comment pourrais-je entrer en contact avec lui là-bas ? demandai-je. Ce sera difficile, répondit-elle, car il n'a pas laissé d'adresse. Mais son courrier, insistai-je, on doit bien le lui faire suivre quelque part ? Non, fit-elle, en réalité ce n'est pas le cas. Il nous a priés de le lui garder pour son retour. Et quand rentrera-t-il ? Pas avant le mois d'août, répondit-elle, en s'excusant de ne pouvoir me venir en aide, et quelque chose dans le ton de sa voix me fit penser qu'elle disait vrai. Plus tard, le même jour, je m'installai à ma table pour écrire à Barber une longue lettre dans laquelle je lui décrivais de mon mieux la situation. C'était une lettre compliquée à rédiger, et j'y travaillai pendant deux ou trois heures. Lorsqu'elle fut terminée, je la tapai à la machine, l'emballai avec la transcription révisée de l'autobiographie d'Effing, et expédiai le tout. Pour autant que je sache, ma responsabilité en cette affaire s'arrêtait là. J'avais exécuté ce dont Effing m'avait chargé, et à partir de ce moment la suite serait entre les mains des hommes de loi, qui prendraient contact avec Barber en temps utile.

Deux jours plus tard, Mme Hume et moi allâmes chercher les cendres au dépôt mortuaire. On les avait mises dans une urne de métal gris pas plus grosse qu'une miche de pain, et j'avais de la peine à imaginer qu'Effing s'y trouvait effectivement contenu. Une si grande part de lui s'était envolée en fumée, il paraissait bizarre de penser qu'il en restât quelque chose. Mme Hume, dont le sens des réalités était sans aucun doute plus vif que le mien, semblait avoir peur de l'urne et la tint à bras tendu jusqu'à la maison, comme si elle avait renfermé des matières empoisonnées ou radioactives. Nous tombâmes d'accord pour accomplir dès le lendemain, qu'il pleuve ou qu'il fasse soleil, notre voyage en ferry. C'était justement son jour de visite à l'hôpital des Vétérans, et, plutôt que de renoncer à voir son frère, Mme Hume décida qu'il viendrait avec nous. Tandis qu'elle m'en informait, il lui vint à l'esprit que Kitty aussi devrait nous accompagner. Cela ne me paraissait pas nécessaire, mais quand je transmis le message à Kitty elle me répondit qu'elle en avait envie. L'événement était important, me dit-elle, et elle aimait trop Mme Hume pour lui refuser le soutien moral de sa présence. C'est ainsi que nous fûmes quatre au lieu de deux. Je ne pense pas que New York ait jamais vu bande de croque-morts plus incongrue.

Mme Hume partit tôt le lendemain matin chercher son frère. Pendant son absence, Kitty arriva à l'appartement, vêtue d'une minuscule mini-jupe bleue, la splendeur de ses longues jambes cuivrées mise en valeur par les hauts talons qu'elle portait pour l'occasion. Je lui expliquai que le frère de Mme Hume avait, prétendait-on, la cervelle un peu dérangée mais que, ne l'ayant jamais rencontré, je n'étais pas très sûr de ce que cela voulait dire. Nous découvrîmes en Charlie Bacon un homme de forte taille, d'une cinquantaine d'années, avec un visage rond, des cheveux roux qui se raréfiaient et des yeux attentifs et inquiets. Il arriva, en compagnie de sa sœur, dans un état quelque peu agité et exubérant (c'était la première fois qu'il quittait l'hôpital depuis plus d'un an), et ne fit rien d'autre, pendant quelques minutes, que nous sourire et nous serrer la main. Il portait un blouson bleu d'où la fermeture Eclair était remontée jusqu'au cou, un pantalon kaki fraîchement repassé et des souliers noirs luisants avec des chaussettes blanches. Dans la poche de sa veste se trouvait un petit transistor d'où sortait le fil d'un écouteur. Il gardait constamment celui-ci dans l'oreille et glissait la main dans sa poche toutes les deux ou trois minutes pour jouer avec les boutons de sa radio. Chaque fois, il fermait les yeux et se concentrait, comme s'il avait été en train d'écouter des messages venus d'une autre galaxie. Quand je lui demandai quelle station il préférait, il me répondit qu'elles se ressemblaient toutes. “Je n'écoute pas la radio pour mon plaisir, ajouta-t-il. C'est mon boulot. Si je le fais bien, je peux dire ce qui arrive aux gros pétards, sous la ville.

– Les gros pétards ?

– Les bombes H. Il y en a une douzaine, stockées dans des tunnels souterrains, et on les déplace sans cesse pour que les Russes ne sachent pas où elles sont. Il doit y avoir une centaine de sites différents – tout au fond, au-dessous de la ville, plus bas que le métro.

– Quel rapport avec la radio ?

– Elle diffuse des informations codées. Chaque fois qu'il y a une émission en direct, ça veut dire qu'on déplace les pétards. Les matchs de base-ball sont les meilleurs indicateurs. Si les Mets gagnent par 5 à 2, ça signifie qu'on range les pétards en position 52. S'ils perdent 6-1, ça représente la position 16. C'est très simple, en fait, une fois qu'on a le coup.

– Et les Yankees ?

– Quelle que soit l'équipe qui joue à New York, ce sont les scores qui comptent. Ils ne sont jamais en ville le même jour. Si les Mets jouent à New York, les Yankees sont sur les routes, et vice versa.

– Mais à quoi ça nous sert de savoir où se trouvent les bombes ?

– A nous mettre à l'abri. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais l'idée d'exploser ne me dit rien qui vaille. Il faut que quelqu'un se tienne au courant de ce qui se passe, et si personne d'autre ne s'en charge, je serai ce quelqu'un, je suppose.”

Pendant cette conversation entre son frère et moi, Mme Hume changeait de robe. Dès qu'elle fut prête, nous quittâmes tous l'appartement et prîmes un taxi pour la station des ferries. La journée était belle, avec un ciel bleu clair et un vent léger qui bruissait dans l'air. Assis sur le siège arrière avec l'urne sur mes genoux, je me souviens que j'écoutais Charlie parler d'Effing tandis que le taxi progressait sur le West Side Highway. Ils s'étaient apparemment rencontrés plusieurs fois mais, après avoir évoqué leur unique point commun (l'Utah), Charlie s'embarqua dans une relation longue et chaotique des séjours que lui-même y avait faits. Pendant la guerre, il avait subi son entraînement de bombardier à Wendover, loin de tout au milieu du désert, à détruire de petites cités de sel. Il avait ensuite accompli trente ou quarante missions en survolant l'Allemagne et puis, à la fin des hostilités, on l'avait renvoyé dans l'Utah et affecté au programme de la bombe A. “Nous n'étions pas supposés savoir de quoi il s'agissait, racontait-il, mais je l'ai découvert. S'il y a une information à découvrir, faites confiance à Charlie Bacon. Ça a commencé par Little Boy, celle qu'ils ont lancée sur Hiroshima, avec le colonel Tibbetts. Il était prévu que je serais du vol suivant, trois jours plus tard, celui qui est allé à Nagasaki. Mais pas question de m'obliger à faire ça. La destruction à si grande échelle, c'est l'affaire de Dieu. Les hommes n'ont pas le droit de s'en mêler. Je les ai bien eus, j'ai simulé la folie. Je suis parti, un après-midi, j'ai commencé à marcher dans le désert, en pleine chaleur. Ça m'était égal si on m'abattait. C'était déjà assez moche en Allemagne, je n'allais pas les laisser me transformer en agent de destruction. Non, monsieur, plutôt devenir fou que d'avoir ça sur la conscience. A mon idée, ils ne l'auraient pas fait si ces Japs avaient été blancs. Les Jaunes, ils s'en foutent. Sans vouloir vous offenser, ajouta-t-il soudain, en se tournant vers Kitty, en ce qui les concerne les Jaunes ne valent pas plus que des chiens. Que pensez-vous que nous sommes en train de fiche, là-bas, en Asie du Sud-Est ? La même chose, on tue des Jaunes partout où on en trouve. Comme si on recommençait le massacre des Indiens. Maintenant, au lieu des bombes A, on a des bombes H. Les généraux sont encore en train de fabriquer des armes au fin fond de l'Utah, là où personne ne peut les voir. Vous vous rappelez ces moutons morts l'an dernier ? Six mille moutons. On avait injecté dans l'atmosphère un nouveau gaz empoisonné, et tout est mort à des kilomètres à la ronde. Non, monsieur, pas question que je me mette ce sang sur les mains. Les Jaunes, les Blancs, quelle différence ? Nous sommes tous pareils, n'est-ce pas ? Non, monsieur, pas question d'obliger Charlie Bacon à exécuter votre sale travail. Je préfère être fou, plutôt que de faire l'imbécile avec ces pétards.”

Son monologue fut interrompu par notre arrivée et Charlie se retira pour le restant de la journée dans les arcanes de son transistor. Il apprécia cependant la sortie en bateau et, malgré moi, je m'aperçus que j'étais moi aussi de bonne humeur. Notre mission comportait un côté étrange qui annulait en quelque sorte toute possibilité de broyer du noir, et même Mme Hume réussit à terminer l'expédition sans verser une larme. Je me rappelle surtout combien Kitty était belle, avec sa robe minuscule, le vent qui soufflait dans ses longs cheveux noirs, et son exquise petite main dans la mienne. Il n'y avait guère de monde sur le bateau à cette heure-là et, près de nous sur le pont, les mouettes étaient plus nombreuses que les passagers. Lorsque nous arrivâmes en vue de la statue de la Liberté, j'ouvris l'urne et secouai son contenu dans le vent. C'était un mélange de blanc, de gris et de noir, qui disparut en l'affaire de quelques secondes. Charlie se tenait à ma droite et Kitty à ma gauche, son bras gauche enlaçant Mme Hume. Nous suivîmes des yeux la fuite brève et éperdue des cendres jusqu'à ce que plus rien n'en fût visible, et ensuite Charlie se tourna vers sa sœur en disant : “C'est ça que je voudrais que tu fasses pour moi, Rita. Quand je serai mort, je voudrais que tu me fasses brûler et que tu me jettes au vent. C'est un spectacle merveilleux, cette danse dans toutes les directions à la fois, c'est le spectacle le plus merveilleux du monde.”

Dès que le ferry eut abordé à Staten Island, nous nous rembarquâmes sur le bateau suivant pour revenir en ville. Mme Hume nous avait préparé un repas copieux et, moins d'une heure après notre retour à l'appartement, nous nous mettions à table et commencions à manger. Tout était terminé. Mon sac était prêt et dès la fin de ce repas je sortirais pour la dernière fois de la maison d'Effing. Mme Hume avait l'intention d'y rester jusqu'à ce que les questions d'héritage soient réglées, et si tout allait bien, disait-elle (en faisant allusion au legs qu'elle était censée recevoir), elle irait s'installer avec Charlie en Floride pour commencer une vie nouvelle. Pour la cinquantième fois, sans doute, elle m'affirma que j'étais le bienvenu si je voulais continuer à habiter l'appartement aussi longtemps qu'il me plairait, et pour la cinquantième fois je lui répondis que je disposais d'un logement chez un ami de Kitty. Elle désirait connaître mes projets. Qu'allais-je devenir ? Au point où nous en étions, je n'avais pas besoin de lui mentir. “Je ne suis pas certain, répondis-je. Il faut que j'y réfléchisse. Mais il se présentera bien quelque chose avant trop longtemps.”

Nos adieux furent l'occasion d'embrassades passionnées et de larmes. Nous nous promîmes de rester en contact, mais bien sûr nous n'en fîmes rien, et je la voyais alors pour la dernière fois.

“Vous êtes un jeune homme très bien, me dit-elle, sur le seuil, et je n'oublierai jamais votre gentillesse envers M. Thomas. La moitié du temps, il n'en méritait pas tant.

– Tout le monde mérite qu'on soit gentil, répondis-je, n'importe qui, quel qu'il soit.”

Kitty et moi avions déjà franchi la porte et parcouru la moitié du corridor quand Mme Hume arriva en courant après nous. “J'ai failli oublier, dit-elle, j'avais quelque chose à vous donner.” Nous revînmes dans l'appartement, où Mme Hume ouvrit le placard et attrapa sur l'étagère supérieure un sac brun de supermarché tout chiffonné. “M. Thomas m'a donné ceci pour vous, le mois dernier, déclara-t-elle. Il voulait que je vous le garde jusqu'à votre départ.”

Je m'apprêtais à fourrer le sac sous mon bras et à ressortir, mais Kitty m'arrêta. “N'es-tu pas curieux de savoir ce qu'il y a dedans ? demanda-t-elle.

– Je pensais attendre que nous soyons dehors, répondis-je. Si jamais c'était une bombe.”

Mme Hume rit. “Ça ne me paraîtrait pas si étonnant de la part de ce vieux busard.

– Exactement. Une dernière blague, au-delà de la tombe.

– Eh bien, si tu n'ouvres pas le sac, je vais le faire, déclara Kitty. Il y a peut-être quelque chose de bien, là-dedans.

– Vous voyez quelle optimiste, fis-je remarquer à Mme Hume. Elle est toujours pleine d'espoir.

– Qu'elle l'ouvre, fit Charlie, intervenant dans la conversation avec animation. Je parie qu'il y a un cadeau précieux à l'intérieur.

– Bon, dis-je, en tendant le sac à Kitty. Puisque vous votez tous contre moi, à toi l'honneur.”

Avec une délicatesse inimitable, Kitty écarta les bords froissés du sac et jeta un coup d'œil par l'ouverture. Quand elle releva la tête vers nous, elle s'immobilisa un instant, émue, puis un large sourire de triomphe illumina son visage. Sans un mot, elle retourna le sac et en laissa tomber le contenu sur le sol. De l'argent apparut en voletant, une pluie interminable de vieux billets chiffonnés. Nous contemplions en silence les coupures de dix, de vingt et de cinquante dollars qui atterrissaient à nos pieds. En tout, cela représentait plus de sept mille dollars.


1 Palmer raids : en 1919, arrestations massives de gens de gauche, à l'instigation du procureur général Palmer. (N.d.T.)

2 Les Wobblies : groupe populiste anarchiste. (N.d.T.)