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C'était l'été où l'homme a pour la première fois posé le pied sur la Lune. J'étais très jeune en ce temps-là, mais je n'avais aucune foi dans l'avenir. Je voulais vivre dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j'y serais parvenu. En réalité j'ai bien failli ne pas y parvenir. Petit à petit, j'ai vu diminuer mes ressources jusqu'à zéro ; j'ai perdu mon appartement ; je me suis retrouvé à la rue. Sans une jeune fille du nom de Kitty Wu, je serais sans doute mort de faim. Je l'avais rencontrée par hasard peu de temps auparavant, mais j'ai fini par m'apercevoir qu'il s'était moins agi de hasard que d'une forme de disponibilité, une façon de chercher mon salut dans la conscience d'autrui. Ce fut la première période. A partir de là, il m'est arrivé des choses étranges. J'ai trouvé cet emploi auprès du vieil homme en chaise roulante. J'ai découvert qui était mon père. J'ai parcouru le désert, de l'Utah à la Californie. Il y a longtemps, certes, que cela s'est passé, mais je me souviens bien de cette époque, je m'en souviens comme du commencement de ma vie.

Je suis arrivé à New York à l'automne 1965. J'avais alors dix-huit ans, et durant les neuf premiers mois j'ai habité dans une résidence universitaire. A Columbia, tous les étudiants de première année étrangers à la ville devaient obligatoirement résider sur le campus, mais dès la fin de la session j'ai déménagé dans un appartement de la Cent douzième rue ouest. C'est là que j'ai passé les trois années suivantes. Compte tenu des difficultés auxquelles j'ai dû faire face, il est miraculeux que j'aie tenu aussi longtemps.

J'ai vécu dans cet appartement avec plus d'un millier de livres. Dans un premier temps, ils avaient appartenu à mon oncle Victor, qui les avait peu à peu accumulés au long d'environ trente années. Juste avant mon départ pour le collège, d'un geste impulsif, il me les avait offerts en cadeau d'adieu. J'avais résisté de mon mieux, mais oncle Victor était un homme sentimental et généreux, et il n'avait rien voulu entendre. “Je n'ai pas d'argent à te donner, disait-il, et pas le moindre conseil. Prends les livres pour me faire plaisir.” J'ai pris les livres, mais pendant un an et demi je n'ai ouvert aucun des cartons dans lesquels ils étaient emballés. J'avais le projet de persuader mon oncle de les reprendre et, en attendant, je souhaitais qu'il ne leur arrive rien.

Tels quels, ces cartons me furent en réalité très utiles. L'appartement de la Cent douzième me n'était pas meublé et, plutôt que de gaspiller mes fonds en achats que je ne désirais ni ne pouvais me permettre, je convertis les cartons en “mobilier imaginaire”. Cela ressemblait à un jeu de patience : il fallait les grouper selon différentes configurations modulaires, les aligner, les empiler les uns sur les autres, les arranger et les réarranger jusqu'à ce qu'ils ressemblent enfin à des objets domestiques. Une série de seize servait de support à mon matelas, une autre de douze tenait lieu de table, groupés par sept ils devenaient sièges, par deux, table de chevet. Dans l'ensemble, l'effet était plutôt monochrome, avec, où que l'on regardât, ce brun clair assourdi, mais je ne pouvais me défendre d'un sentiment de fierté devant mon ingéniosité. Mes amis trouvaient bien cela étrange, mais ils s'étaient déjà frottés à mes étrangetés. Pensez à la satisfaction, leur expliquais-je, de vous glisser au lit avec l'idée que vos rêves vont se dérouler au-dessus de la littérature américaine du XIXe siècle. Imaginez le plaisir de vous mettre à table avec la Renaissance entière tapie sous votre repas. A vrai dire je ne savais pas du tout quels livres se trouvaient dans quels cartons, mais j'étais très fort à cette époque pour inventer des histoires, et j'aimais le ton de ces phrases, même si elles n'étaient pas fondées.

Mon mobilier imaginaire resta intact pendant près d'un an. Puis, au printemps 1967, oncle Victor mourut. Sa mort fut pour moi un choc terrible ; à bien des égards, c'était le pire choc que j'eusse jamais subi. Oncle Victor n'était pas seulement l'être au monde que j'avais le plus aimé, il était mon seul parent, mon unique relation à quelque chose de plus vaste que moi. Sans lui, je me sentis dépossédé, écorché vif par le destin. Si je m'étais d'une manière ou d'une autre attendu à sa disparition, j'en aurais sans doute pris plus facilement mon parti. Mais comment s'attendre à la mort d'un homme de cinquante-deux ans dont la santé a toujours été bonne ? Mon oncle s'est simplement écroulé par un bel après-midi de la mi-avril, et ma vie à cet instant a commencé à basculer, j'ai commencé à disparaître dans un autre univers.

Il n'y a pas grand-chose à raconter sur ma famille. La liste des personnages est courte, et pour la plupart ils ne sont guère restés en scène. J'ai vécu jusqu'à onze ans avec ma mère, mais elle a été tuée dans un accident de la circulation, renversée par un autobus qui dérapait, incontrôlable, dans la neige de Boston. Il n'y avait jamais eu de père dans le tableau, seulement nous deux, ma mère et moi. Le fait qu'elle portât son nom de jeune fille prouvait qu'elle n'avait jamais été mariée, mais je n'ai appris qu'après sa mort que j'étais illégitime. Quand j'étais petit, il ne me venait pas à l'esprit de poser des questions sur de tels sujets. J'étais Marco Fogg, ma mère Emily Fogg, et mon oncle de Chicago Victor Fogg. Nous étions tous des Fogg et il me paraissait tout à fait logique que les membres d'une même famille portent le même nom. Plus tard, oncle Victor m'a raconté qu'à l'origine le nom de son père était Fogelman, et que quelqu'un, à Ellis Island, dans les bureaux de l'immigration, l'avait réduit à Fog, avec un g, ce qui avait tenu lieu de nom américain à la famille jusqu'à l'ajout du second g, en 1907. Fogel veut dire oiseau, m'expliquait mon oncle, et j'aimais l'idée qu'une telle créature fit partie de mes fondements. Je m'imaginais un valeureux ancêtre qui, un jour, avait réellement été capable de voler. Un oiseau volant dans le brouillard, me figurais-je1, un oiseau géant qui traversait l'Océan sans se reposer avant d'avoir atteint l'Amérique.

Je ne possède aucun portrait de ma mère et j'ai du mal à me rappeler son apparence. Quand je l'évoque en pensée, je revois une petite femme aux cheveux sombres, avec des poignets d'enfant et des doigts blancs, délicats, et soudain, chaque fois, je me souviens combien c'était bon, le contact de ces doigts. Elle est toujours très jeune et jolie, dans ma mémoire, et c'est sans doute la vérité, puisqu'elle n'avait que vingt-neuf ou trente ans quand elle est morte. Nous avons habité plusieurs petits appartements à Boston et à Cambridge, et je crois qu'elle travaillait pour l'un ou l'autre éditeur de livres scolaires, mais j'étais trop jeune pour me représenter ce qu'elle pouvait y faire. Ce qui me revient avec la plus grande vivacité, ce sont les occasions où nous allions ensemble au cinéma (des westerns avec Randolph Scott, La Guerre desmondes, Pinocchio), etcomment, assis dans l'obscurité de la salle et nous tenant par la main, nous faisions un sort à un cornet de pop-corn. Elle était capable de raconter des blagues qui provoquaient chez moi des fous rires à perdre haleine, mais cela n'arrivait que rarement, quand les planètes se trouvaient dans une conjonction favorable. La plupart du temps, elle était rêveuse, avec une légère tendance à la morosité, et par moments je sentais émaner d'elle une véritable tristesse, l'impression qu'elle était en lutte contre un désarroi immense et secret. Au fur et à mesure que je grandissais, elle me laissait plus souvent seul chez nous, à la garde d'une baby-sitter, mais je n'ai compris la signification de ses mystérieuses absences que beaucoup plus tard, des années après sa mort. En ce qui concerne mon père, cependant, rien, ni avant, ni après. C'était l'unique sujet dont ma mère refusait de discuter avec moi, et chaque fois que je l'interrogeais, elle était inébranlable. “Il est mort depuis longtemps, disait-elle, bien avant ta naissance.” Il n'y avait aucune trace de lui dans la maison. Pas une photographie, pas même un nom. Faute de pouvoir m'accrocher à quelque chose, je me l'imaginais comme une sorte de Buck Rogers aux cheveux sombres, un voyageur sidéral, passé dans une quatrième dimension, et qui ne trouvait pas le chemin du retour.

Ma mère a été enterrée auprès de ses parents dans le cimetière de Westlawn, et ensuite je suis allé habiter chez oncle Victor, dans le nord de Chicago. Je n'ai guère de souvenirs de cette première période mais il semble que j'ai souvent broyé du noir et largement joué ma partie de reniflette, m'endormant le soir en sanglots comme quelque orphelin pathétique dans un roman du XIXe siècle. Un jour, une femme un peu sotte, que connaissait Victor, nous a rencontrés dans la rue et, au moment où je lui étais présenté, elle s'est mise à pleurer, à se tamponner les yeux avec son mouchoir et à bafouiller que je devais être l'enfant de l'amour de cette pauvre Emily. Je n'avais jamais entendu cette expression, mais j'y devinais une allusion à des choses affreuses et lamentables. Quand j'en ai demandé l'explication à oncle Victor, il a improvisé une réponse que je n'ai pas oubliée : “Tous les enfants sont des enfants de l'amour, m'a-t-il dit, mais on n'appelle ainsi que les meilleurs.”

Le frère aîné de ma mère était un vieux garçon de quarante et un ans, long et maigre, avec un nez en bec d'oiseau, qui gagnait sa vie en jouant de la clarinette. Comme tous les Fogg, il avait un penchant pour l'errance et la rêverie, avec des emballements soudains et de longues torpeurs. Après des débuts prometteurs comme membre de l'orchestre de Cleveland, il avait finalement été victime de ces traits de caractère. Il restait au lit à l'heure des répétitions, arrivait aux concerts sans cravate, et eut un jour l'effronterie de raconter une blague cochonne à portée d'oreille du chef d'orchestre bulgare. Après avoir été mis à la porte, il s'était retrouvé dans des orchestres de moindre importance, chacun un peu plus minable que le précédent, et à l'époque de son retour à Chicago, en 1953, il avait appris à accepter la médiocrité de sa carrière. Quand je suis venu vivre chez lui en 1958, il donnait des leçons à des clarinettistes débutants et jouait pour les Howie Dunn's Moonlight Moods2, un petit groupe qui faisait les tournées habituelles, de mariages en confirmations et en célébrations de fin d'études. Victor avait conscience de manquer d'ambition, mais il savait aussi qu'il existait au monde d'autres sujets d'intérêt que la musique. Si nombreux, en fait, qu'il en était souvent débordé. Il était de ces gens qui, lorsqu'ils sont occupés à une chose, rêvent toujours à une autre ; il était incapable de s'asseoir pour répéter un morceau sans s'interrompre afin de réfléchir à un problème d'échecs, de jouer aux échecs sans songer aux faiblesses des Chicago Cubs, de se rendre au stade sans méditer sur quelque personnage mineur dans Shakespeare et puis, enfin rentré chez lui, de s'installer avec un livre pendant plus de vingt minutes sans ressentir une envie urgente de jouer de sa clarinette. Où qu'il eût été, où qu'il allât, la trace qu'il laissait derrière lui restait parsemée de coups maladroits aux échecs, de pronostics non réalisés et de livres à demi lus.

Il n'était pas difficile, pourtant, d'aimer l'oncle Victor. Nous mangions moins bien que du temps de ma mère, et les appartements où nous habitions étaient plus miteux et plus encombrés, mais il ne s'agit là, en fin de compte, que de détails. Victor ne prétendait pas être ce qu'il n'était pas. Il savait la paternité au-dessus de ses forces et me traitait en conséquence moins comme un enfant que comme un ami, un camarade en modèle réduit et fort adoré. Cet arrangement nous convenait à tous deux. Dans le mois de mon installation, il avait élaboré un jeu consistant à inventer ensemble des pays, des mondes imaginaires qui renversaient les lois de la nature. Il fallait des semaines pour perfectionner certains des meilleurs, et les cartes que j'en traçais étaient accrochées en place d'honneur au-dessus de la table de la cuisine. La Contrée de la Lumière sporadique, par exemple, ou le Royaume des Hommes à un œil. Etant donné les difficultés que nous rencontrions tous deux dans le monde réel, il était sans doute logique que nous cherchions à nous en évader aussi souvent que possible.

Peu de temps après mon arrivée à Chicago, oncle Victor m'a emmené voir le film à succès de la saison, Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Le nom du héros de cette histoire est Fogg, bien sûr, et à partir de ce jour-là oncle Victor m'a appelé Philéas en signe de tendresse – en secrète référence à cet instant étrange où, selon son expression, “nous avons été confrontés à nous-mêmes sur l'écran”. Oncle Victor adorait concocter des théories complexes et absurdes à propos de tout, et il ne se lassait jamais d'interpréter les gloires dissimulées dans mon nom. Marco Stanley Fogg. D'après lui, cela prouvait que j'avais le voyage dans le sang, que la vie m'emporterait en des lieux où nul homme n'avait encore été. Marco, bien naturellement, rappelait Marco Polo, le premier Européen à se rendre en Chine ; Stanley, le journaliste américain qui avait retrouvé la trace du docteur Livingstone “au cœur des ténèbres africaines” ; et Fogg, c'était Philéas, l'homme qui était passé comme le vent autour du globe, en moins de trois mois. Peu importait que ma mère n'eût choisi Marco que parce qu'elle aimait ce prénom, que Stanley eût été celui de mon grand-père et que Fogg fût une appellation fausse, caprice d'un fonctionnaire américain illettré. Oncle Victor trouvait du sens là où nul autre n'en aurait vu et puis, subrepticement, le muait en une sorte de connivence secrète. En vérité, j'étais ravi de toute l'attention qu'il me prodiguait, et même si je savais que ses propos n'étaient que vent et rodomontades, une part de moi y croyait mot pour mot. A court terme, le nominalisme de Victor m'a aidé à surmonter l'épreuve des premières semaines dans ma nouvelle école. Rien n'est plus vulnérable que les noms, et “Fogg” se prêtait à une foule de mutilations spontanées : Fag et Frog3, par exemple, accompagnées d'innombrables allusions météorologiques : Boule de Neige, Gadoue, Gueule de Crachin. Après avoir épuisé les ressources que leur offrait mon patronyme, mes camarades avaient dirigé leur attention sur mon prénom. Le o à la fin de Marco était assez évident pour susciter des épithètes telles que Dumbo, Jerko, et Mumbo-Jumbo, mais ce qu'ils ont trouvé en outre défiait toute attente. Marco est devenu Marco Polo ; Marco Polo, Polo Shirt ; Polo Shirt, Shirt Face ; et Shirt Face a donné Shit Face4, une éblouissante manifestation de cruauté qui m'a stupéfié la première fois que je l'ai entendue. A la longue, j'ai survécu à mon initiation d'écolier, mais il m'en est resté la sensation de l'infinie fragilité de mon nom. Ce nom était pour moi tellement lié à la conscience de mon individualité que je souhaitais désormais le protéger de toute agression. A quinze ans, j'ai commencé à signer mes devoirs M.S. Fogg, en écho prétentieux aux dieux de la littérature moderne, mais enchanté aussi du fait que ces initiales signifient manuscrit. Oncle Victor approuvait de grand cœur cette pirouette. “Tout homme est l'auteur de sa propre vie, disait-il. Le livre que tu écris n'est pas terminé. C'est donc un manuscrit. Que pourrait-il y avoir de plus approprié ?” Petit à petit, Marco a disparu du domaine public. Pour mon oncle, j'étais Philéas, et quand est arrivé le temps du collège j'étais M.S. pour tous les autres. Quelques esprits forts ont fait remarquer que ces lettres étaient aussi les initiales d'une maladie5, mais à cette époque j'accueillais avec joie tout supplément d'associations ou d'ironie qui pût m'être rattaché. Quand j'ai connu Kitty Wu, elle m'a donné plusieurs autres noms, mais ils étaient sa propriété personnelle, si l'on peut dire, et de plus je les aimais bien : Foggy, par exemple, qui ne servait que dans des occasions particulières, et Cyrano, adopté pour des raisons qui deviendront évidentes plus tard. Si oncle Victor avait vécu assez longtemps pour la rencontrer, je suis certain qu'il aurait apprécié le fait que Marco eût enfin, à sa manière, mis quelque peu le pied en Chine.

Les leçons de clarinette ne furent pas un succès (j'avais le souffle avare, les lèvres impatientes), et je m'arrangeai bientôt pour les esquiver. Le base-ball m'attirait davantage, et dès l'âge de onze ans j'étais devenu l'un de ces gosses américains efflanqués qui se promènent partout avec leur gant, envoyant le poing droit dans la poche un millier de fois par jour. Il ne fait aucun doute que le base-ball m'a aidé, à l'école, à franchir certains obstacles, et quand j'ai été admis en Little League, ce premier printemps, oncle Victor est venu assister à presque tous les matchs pour m'encourager. En juillet 1958, pourtant, nous sommes soudain partis habiter à Saint Paul, dans le Minnesota (“une occasion unique”, disait Victor, à propos d'un poste de professeur de musique qu'on lui avait proposé), mais l'année suivante nous étions de retour à Chicago. En octobre, Victor a acheté un poste de télévision, et il m'a autorisé à manquer l'école pour regarder les White Sox perdre les World Series en six rencontres. C'était l'année d'Early Wynn et des “go-go Sox”, de Wally Moon qui renvoyait ses balles dans la lune. Nous étions pour Chicago, bien sûr mais avons tous deux éprouvé un contentement secret quand l'homme aux sourcils broussailleux a réussi son circuit au cours de la dernière partie. Dès le début de la nouvelle saison, nous sommes redevenus d'ardents supporters des Cubs – ces pauvres maladroits de Cubs –, l'équipe qui possédait nos âmes. Victor était un avocat convaincu du base-ball en plein jour, et il considérait comme un bienfait moral que le roi du chewing-gum n'eût pas succombé à la perversion des lumières artificielles. “Quand je vais regarder un match, disait-il, je ne veux voir d'autres étoiles que celles qui sont sur le terrain. C'est un sport fait pour le soleil et la laine imprégnée de sueur. Le char d'Apollon planant au zénith ! Le grand ballon en flammes dans le ciel américain !” Nous avons eu de longues discussions, ces années-là, à propos d'hommes tels qu'Ernie Banks, George Altman et Glen Hobbie. Hobbie était l'un de ses préférés mais, fidèle à sa conception de l'univers, mon oncle affirmait que ce lanceur ne réussirait jamais puisque son nom impliquait l'amateurisme. De tels jeux de mots étaient caractéristiques du type d'humour de Victor. A cette époque, je m'étais pris d'une réelle affection pour ses plaisanteries, et je comprenais pourquoi elles devaient être proférées d'une mine impassible.

Peu après mes quatorze ans, notre ménage s'agrandit d'une troisième personne. Dora Shamsky, “née” Katz, était une veuve corpulente d'une bonne quarantaine, avec une extravagante chevelure blonde oxygénée et une croupe étroitement corsetée. Depuis la mort de M. Shamsky, six ans auparavant, elle travaillait comme secrétaire à l'actuariat de la compagnie d'assurances Mid American Life. Victor l'avait rencontrée dans la salle de bal de l'hôtel Featherstone, où cette compagnie avait confié aux Moonlight Moods le soin d'assurer le décor musical de sa soirée annuelle, à la veille du Jour de l'an. Après une cour menée en coup de vent, le couple convola en mars. Je ne trouvais rien à redire à tout ceci per se et c'est avec fierté que je servis de témoin au mariage. Mais une fois la poussière retombée, je remarquai avec tristesse que ma nouvelle tante n'était pas prompte à rire des plaisanteries de Victor ; je me demandais si cela n'indiquait pas chez elle un caractère quelque peu obtus, un manque d'agilité mentale de mauvais augure pour l'avenir de leur union. J'appris bientôt qu'il y avait deux Dora. La première, toute d'activité et d'efficacité, était un personnage bourru, un peu masculin, qui circulait dans la maison comme une tornade avec une énergie de sergent-major en affichant une bonne humeur crépitante, un “je sais tout”, un patron. La seconde Dora, une coquette alcoolique, une créature sensuelle, larmoyante et portée à s'attendrir sur elle-même, traînaillait en robe de chambre rose et vomissait sur le tapis du salon quand elle avait trop bu. Des deux, c'est la seconde que je préférais, ne fût-ce que pour la tendresse dont elle faisait alors preuve à mon égard. Mais Dora prise de boisson représentait une énigme que j'étais bien en peine de résoudre, car ses effondrements rendaient Victor triste et malheureux et, plus que tout au monde, je détestais voir souffrir mon oncle. Victor pouvait s'accommoder de la Dora sobre et querelleuse, mais son ivrognerie suscitait en lui une sévérité et une impatience qui me paraissaient peu naturelles, une perversion de sa vraie nature. Le bien et le mal se livraient donc un combat perpétuel. Quand Dora était gentille, Victor ne l'était pas. Quand Dora était désagréable, Victor allait bien. La bonne Dora suscitait un mauvais Victor, et le bon Victor ne revenait que si Dora n'était pas aimable. Je suis resté pendant plus d'un an prisonnier de cette machine infernale.

Heureusement, la compagnie d'autobus de Boston avait versé une indemnisation généreuse. D'après les calculs de Victor, il devait y avoir assez pour me payer quatre années d'études en subvenant à des besoins raisonnables, plus un petit extra pour m'aider à accéder à la prétendue vraie vie. Pendant les premières années, il avait scrupuleusement conservé cette somme intacte. Il m'entretenait à ses frais et en était heureux, fier de sa responsabilité et sans aucune intention apparente de toucher ne fût-ce qu'à une partie de cet argent. Avec Dora dans le tableau, néanmoins, il modifia son projet. Il retira d'un coup les intérêts qui s'étaient accumulés, ainsi qu'une partie du “petit extra”, et m'inscrivit dans une école du New Hampshire, pensant annuler ainsi les effets de son erreur. Car si Dora ne s'était pas révélée la mère qu'il avait espéré me donner, il ne voyait pas pourquoi ne pas chercher une autre solution. Dommage pour le “petit extra”, bien sûr, mais on n'y pouvait rien. Confronté à un choix entre maintenant et plus tard, Victor avait toujours penché du côté de maintenant, et, puisque sa vie entière était régie par la logique de cette tendance, il n'était que naturel qu'il optât à nouveau pour l'immédiat.

J'ai passé trois ans à l'Anselm Academy pour garçons. Quand je suis revenu à la maison, la deuxième année, Victor et Dora étaient déjà à la croisée des chemins, mais il ne semblait pas y avoir intérêt à me changer à nouveau d'école et je suis donc retourné dans le New Hampshire après la fin des vacances d'été. La relation que m'a faite Victor du divorce était plutôt embrouillée et je n'ai jamais été certain de ce qui s'était réellement passé. J'ai entendu parler de comptes en banque défaillants et de vaisselle cassée, de même que d'un nommé Georges, dont je me suis demandé s'il n'y était pas pour quelque chose. Cependant, je n'ai pas insisté auprès de mon oncle pour avoir des détails, car une fois l'affaire réglée il semblait plus soulagé que sonné de se retrouver seul. Si Victor avait survécu aux guerres conjugales, cela ne signifie pas qu'il en sortait indemne. J'étais bouleversé par son aspect chiffonné (boutons manquants, cols sales, bas de pantalons effilochés), et jusqu'à ses plaisanteries prenaient un tour mélancolique, presque déchirant. Quelle que fût la gravité de ces signes, j'étais plus inquiet encore de ses défaillances physiques. Il lui arrivait de trébucher (une mystérieuse faiblesse des genoux), de se cogner aux objets familiers, de paraître oublier où il était. Je me disais que c'était la rançon de sa vie avec Dora, et pourtant il devait y avoir autre chose. Refusant de m'alarmer davantage, je réussissais à me persuader que ces troubles concernaient moins sa santé que son moral. J'avais peut-être raison, mais avec du recul j'ai peine à imaginer que les symptômes qui m'apparaissaient cet été-là étaient sans rapport avec la crise cardiaque dont il est mort deux ans plus tard. Même si Victor ne disait rien, son corps, lui, m'adressait un message codé, et je n'ai eu ni la capacité ni l'intelligence de le déchiffrer.

Quand je suis revenu à Chicago pour les vacances de Noël, la crise semblait passée. Victor avait recouvré presque tout son entrain et de grands événements se préparaient soudain. En septembre, Howie Dunn et lui avaient dissous les Moonlight Moods et créé un nouveau groupe en s'associant avec trois jeunes musiciens qui prenaient la relève à la batterie, au piano et au saxophone. Ils s'appelaient désormais les Moon Men – les Hommes de la lune – et la plupart de leurs chansons étaient des pièces originales. Victor écrivait les textes, Howie composait la musique, et ils chantaient tous les cinq, à leur manière. “Plus de vieux tubes, m'annonça Victor à mon arrivée. Plus d'airs de danse. Plus de noces soûlographiques. Nous en avons fini avec les fêtes et banquets minables, nous allons dans le haut de gamme.” Il est indiscutable qu'ils avaient mis au point une formule originale, et quand le lendemain soir je suis allé les écouter leurs chansons m'ont fait l'effet d'une révélation – pleines d'humour et d'esprit, d'une sorte d'effronterie turbulente qui se moquait de tout, de la politique à l'amour. Les poèmes de Victor avaient une saveur désinvolte de vieux refrains, mais avec une tonalité sous-jacente aux effets presque swiftiens. La rencontre de Spike Jones et de Schopenhauer, si on peut imaginer une chose pareille. Howie avait décroché pour les Moon Men un engagement dans un club du centre-ville, et ils avaient continué de s'y produire toutes les fins de semaine, de Thanksgiving à la Saint-Valentin. Quand je suis revenu à Chicago après la fin de mes études secondaires, une tournée était déjà en préparation et on parlait même d'enregistrer un disque pour une société de Los Angeles. C'est alors que les livres d'oncle Victor ont fait leur entrée dans mon histoire. Il prenait la route à la mi-septembre et ne savait pas quand il serait de retour.

C'était une soirée tardive, à moins d'une semaine de la date prévue pour mon départ à New York. Victor était installé dans son fauteuil près de la fenêtre, il avait fumé tout un paquet de Raleighs et buvait du schnaps dans un gobelet de supermarché. Vautré sur le divan, je flottais dans une stupeur béate, à base de bourbon et de cigarettes. Nous avions bavardé de choses et d'autres pendant trois ou quatre heures, mais une accalmie était survenue dans la conversation et chacun de nous dérivait dans le silence de ses propres pensées. En louchant vers la fumée qui lui remontait en spirale le long de la joue, oncle Victor a aspiré une ultime bouffée de sa cigarette, puis il l'a écrasée dans son cendrier préféré, un souvenir de l'Exposition universelle de 1939. Tout en m'observant avec une attention affectueuse, il a bu un dernier petit coup, fait claquer ses lèvres et poussé un profond soupir. “Nous arrivons maintenant au plus difficile, a-t-il déclaré. Les conclusions, les adieux, les dernières paroles. L'arrachage des bornes, comme je crois qu'on dit dans les westerns. Si tu ne reçois pas souvent de mes nouvelles, Philéas, souviens-toi que tu occupes mes pensées. J'aimerais pouvoir dire que je sais où je serai, mais de nouveaux mondes nous appellent soudain tous les deux, et je doute que nous ayons souvent l'occasion de nous écrire.” Il a fait une pause pour allumer une cigarette, et je voyais trembler la main qui tenait l'allumette. “Personne ne sait combien de temps cela durera, a-t-il continué, mais Howie est très optimiste. Nous avons déjà de nombreux engagements, et d'autres suivront à coup sûr. Colorado, Arizona, Nevada, Californie. Nous mettons le cap à l'ouest et nous lançons dans les régions sauvages. De toute façon, cela devrait être intéressant, me semble-t-il. Une bande de rats des villes au milieu des cow-boys et des Indiens. Mais je me réjouis à l'idée de ces grands espaces, à l'idée de faire de la musique sous le ciel du désert. Qui sait si quelque vérité nouvelle ne m'y sera pas révélée ?”

Oncle Victor a ri, comme pour atténuer le sérieux de son propos. “L'essentiel, a-t-il repris, c'est que pour couvrir de telles distances il faut voyager léger. Je vais devoir me débarrasser de certains objets, en donner, en jeter aux orties. Comme la perspective de leur disparition définitive me chagrine, j'ai décidé de te les passer. A qui d'autre puis-je me fier, après tout ? Qui d'autre perpétuerait la tradition ? Je commence par les livres. Si, si, tous les livres. Pour ma part, le moment me paraît convenir le mieux du monde. Quand je les ai comptés cet après-midi, il y avait mille quatre cent quatre-vingt-douze volumes. Un chiffre de bon augure, à mon avis, puisqu'il évoque le souvenir de la découverte de l'Amérique par Colomb, et que le nom du collège où tu vas lui a été donné en l'honneur de Colomb. Certains de ces livres sont grands, d'autres petits, il y en a des gros et des minces – mais tous contiennent des mots. Si tu lis ces mots, ils seront peut-être utiles à ton éducation. Non, non, je ne veux rien entendre. Pas un souffle de protestation. Dès que tu seras installé à New York, je te les ferai expédier. Je garderai le deuxième exemplaire du Dante, mais à part cela ils sont tous pour toi. Ensuite il y a le jeu d'échecs en bois. Je conserve le jeu magnétique, mais tu dois prendre le jeu en bois. Et puis la boîte à cigares avec les autographes de joueurs de base-ball. Nous avons pratiquement tous les Cubs des dernières décennies, quelques stars et de nombreux seconds rôles provenant de toute la League. Matt Batts, Memo Luna, Rip Repulski, Putsy Caballero, Dick Drott. L'obscurité même de ces noms devrait leur assurer l'immortalité. Après cela j'en arrive à diverses babioles, bricoles et menus machins. Mes cendriers souvenirs de New York et de l'Alamo, les disques de Haydn et de Mozart que j'ai enregistrés avec l'orchestre de Cleveland, l'album de photos de famille, la médaille que j'ai gagnée quand j'étais petit, en terminant premier de l'Etat dans un concours musical. En 1924, le croirais-tu ? Cela fait bien, bien longtemps ! Enfin je veux que tu prennes le costume en tweed que j'ai acheté dans le Loop6 voici quelques hivers. Je n'en aurai pas besoin là où je vais, et il est fait de la plus belle laine d'Ecosse. Je ne l'ai porté que deux fois, et si je le donnais à l'armée du Salut il aboutirait sur le dos de quelque sotte créature de Skid Row. Beaucoup mieux que ce soit pour toi. Cela te donnera une certaine distinction, et ce n'est pas un crime de se faire beau, pas vrai ? Nous irons dès demain matin chez le tailleur pour te le faire ajuster.

“Voilà. Je pense que c'est tout. Les livres, le jeu d'échecs, les autographes, les divers, le costume. Maintenant que j'ai disposé de mon royaume, je suis satisfait. Tu n'as pas besoin de me regarder comme ça. Je sais ce que je fais, et je suis content de l'avoir fait. Tu es un bon gars, Philéas, et tu seras toujours avec moi, où que je sois. Pour l'instant, nous partons dans des directions opposées. Mais tôt ou tard nous nous retrouverons, j'en suis sûr. Tout s'arrange à la fin, vois-tu, tout se raccorde. Les neuf cercles. Les neuf planètes. Les neuf tours de batte. Nos neuf vies. Penses-y. Les correspondances sont infinies. Mais assez radoté pour ce soir. Il se fait tard, et le sommeil nous attend tous les deux. Viens, donne-moi la main. Oui, c'est bien, une bonne prise ferme. Comme ça. Et maintenant serre. C'est ça, une poignée de main d'adieu. Une poignée de main qui nous durera jusqu'à la fin des temps.”

 

Une ou deux fois par quinzaine, oncle Victor m'envoyait une carte postale. C'étaient en général de ces cartes pour touristes, aux quadrichromies criardes : couchers de soleil sur les montagnes Rocheuses, photos publicitaires de motels routiers, cactus, rodéos, ranchs pour touristes, villes fantômes, panoramas du désert. On y lisait parfois des salutations dans la ligne dessinant un lasso, et il y eut même une mule qui parlait, avec au-dessus de sa tête une bulle de bande dessinée : Un bonjour de Silver Gulch. Les messages au verso étaient brefs, des griffonnages sibyllins, mais j'étais moins affamé de nouvelles de mon oncle que d'un signe de vie occasionnel. Le vrai plaisir se trouvait dans les cartes elles-mêmes, et plus elles étaient ineptes et vulgaires, plus j'étais heureux de les recevoir. Il me semblait que nous partagions une blague complice chaque fois que j'en trouvais une dans ma boîte aux lettres, et j'ai même été jusqu'à coller les meilleures (la photo d'un restaurant vide à Reno, une grosse femme sur un cheval à Cheyenne) sur le mur au-dessus de mon lit. Mon compagnon de chambre comprenait pour le restaurant vide, mais pas pour la cavalière. Je lui expliquai qu'elle ressemblait étrangement à l'ex-femme de mon oncle, Dora. Vu la façon dont vont les choses en ce monde, disais-je, il y a de fortes chances pour que cette femme soit Dora elle-même.

Parce que Victor ne restait jamais nulle part très longtemps, il m'était malaisé de lui répondre. A la fin d'octobre, je rédigeai pour lui une lettre de neuf pages à propos de la panne de courant à New York (j'avais été coincé dans un ascenseur avec deux amis), mais je ne la postai qu'en janvier, quand les Moon Men entamèrent leur contrat de trois semaines à Tahoe. Si je ne pouvais pas écrire souvent, je m'arrangeai néanmoins pour rester en contact spirituel avec lui en portant son costume. La mode n'était guère aux complets en ce temps-là pour les étudiants, mais je m'y sentais chez moi, et comme tout bien considéré je n'avais pas d'autre chez-moi, je continuai à le porter tous les jours, du début à la fin de l'année. Dans les moments difficiles ou tristes, je trouvais un réconfort particulier à me sentir emmitouflé dans la chaleur des habits de mon oncle, et il m'est arrivé d'avoir l'impression que le costume me maintenait effectivement en forme, que si je ne le portais pas mon corps s'éparpillerait. Il fonctionnait comme une membrane protectrice, une deuxième peau qui m'abritait des coups de l'existence. Avec du recul, je me rends compte que je devais avoir une curieuse allure : hâve, échevelé, intense, un jeune homme dont le décalage par rapport au reste du monde était évident. Mais le fait est que je n'avais aucune envie d'entrer dans la danse. Si mes camarades de cours me considéraient comme un individu bizarre, ce n'était pas mon problème. J'étais l'intellectuel sublime, le futur génie irascible et imbu de ses opinions, le malevolo ténébreux qui se tenait à l'écart du troupeau. Le souvenir des poses ridicules que j'affectais alors me fait presque rougir. J'étais un amalgame grotesque de timidité et d'arrogance, avec des accès d'une turbulence effroyable alternant avec de longs silences embarrassés. Quand l'humeur m'en prenait, je passais des nuits entières dans les bars à boire et à fumer comme si je voulais me tuer, en récitant les vers de poètes du XVIe siècle, en lançant en latin d'obscures références à des philosophes médiévaux, en faisant tout ce que je pouvais pour impressionner mes amis. Dix-huit ans, c'est un âge terrible, et tandis que je nourrissais la conviction d'être d'une certaine façon plus mûr que mes condisciples, je n'avais trouvé en vérité qu'une autre manière d'être jeune. Le costume était, plus que tout, l'insigne de mon identité, l'emblème de la vision de moi que je souhaitais offrir aux autres. En toute objectivité, il n'y avait rien à y redire. Il était en tweed vert foncé, avec de petits carreaux et des revers étroits – un complet solide et de bonne fabrication – mais après avoir été porté sans cesse pendant plusieurs mois son aspect était devenu un peu aléatoire, il pendait sur ma maigre carcasse comme une arrière-pensée froissée, un tourbillon de laine affaissé. Ce que mes amis ignoraient, bien sûr, c'est que je le revêtais pour des raisons sentimentales. Sous cette affectation de non-conformisme, je satisfaisais mon désir d'avoir mon oncle auprès de moi, et la coupe du vêtement n'y était pratiquement pour rien. Si Victor m'avait donné des fringues violettes, je les aurais sans nul doute portées dans le même esprit que je portais le tweed.

Au printemps, à la fin des cours, je refusai la proposition de mon compagnon de chambre, qui suggérait que nous habitions ensemble l'année suivante. J'aimais bien Zimmer (en fait, il était mon meilleur ami), mais après quatre ans de chambres partagées et de foyers d'étudiants, je ne pouvais résister à la tentation de vivre seul. Je trouvai un appartement dans la Cent douzième rue ouest, et y emménageai le 15 juin, arrivant avec mes valises quelques instants à peine avant que deux robustes gaillards me livrent les soixante-seize cartons de livres d'oncle Victor, qui avaient passé neuf mois en attente dans un entrepôt. C'était un studio au cinquième étage d'un grand immeuble avec ascenseur : une pièce de taille moyenne, avec un coin cuisine au sud-est, un placard, une salle de bains, et une paire de fenêtres donnant sur une ruelle. Des pigeons battaient des ailes et roucoulaient sur la corniche, et en bas, sur le trottoir, traînaient six poubelles cabossées. Dedans, il faisait sombre, l'air semblait teinté de gris et, même par les journées les plus ensoleillées, ne filtrait qu'une pâle lueur. Après quelques angoisses, au début, de petites bouffées de peur à l'idée de vivre seul, je fis une découverte singulière, qui me permit de réchauffer la pièce et de m'y installer. C'était la première ou la deuxième nuit que j'y passais et, tout à fait par hasard, je me trouvai debout entre les deux fenêtres, dans une position oblique par rapport à celle de gauche. Tournant légèrement les yeux dans cette direction, je remarquai soudain un vide, un espace entre les deux immeubles du fond. Je voyais Broadway, une minuscule portion abrégée de Broadway, et ce qui me parut remarquable, c'est que toute la zone que je pouvais en apercevoir était occupée par une enseigne au néon, une torche éclatante de lettres roses et bleues qui formaient les mots MOON PALACE. Je la reconnaissais comme celle du restaurant chinois au coin de la me, mais la violence avec laquelle ces mots m'assaillaient excluait toute référence, toute association pratique. Suspendues là, dans l'obscurité, comme un message venu du ciel même, ces lettres étaient magiques. MOON PALACE. Je pensai aussitôt à l'oncle Victor et à sa petite bande, et en ce premier instant irrationnel mes peurs perdirent toute emprise sur moi. Je n'avais jamais rien éprouvé d'aussi soudain, d'aussi absolu. Une chambre nue et sordide avait été transformée en un lieu d'intériorité, point d'intersection de présages étranges et d'événements mystérieux, arbitraires. Je continuai à regarder l'enseigne du Moon Palace, et je compris petit à petit que j'étais arrivé au bon endroit, que ce petit logement était bien le lieu où je devais vivre.

Je passai l'été à travailler à temps partiel dans une librairie, à aller au cinéma, à me prendre et me déprendre d'amour pour une certaine Cynthia dont le visage a depuis longtemps disparu de ma mémoire. Je me sentais de mieux en mieux chez moi dans mon nouvel appartement, et quand les cours reprirent à l'automne, je me lançai dans une ronde effrénée de beuveries nocturnes avec Zimmer et mes amis, de conquêtes amoureuses, et de longues bordées totalement silencieuses de lecture et d'étude. Bien plus tard, quand j'ai regardé tout cela avec le recul des années, j'ai compris combien cette époque avait été fertile pour moi.

Puis j'eus vingt ans, et peu de semaines après je reçus d'oncle Victor une longue lettre presque incompréhensible, écrite au crayon au verso de formulaires de commande de l'encyclopédie Humboldt. D'après ce que j'y démêlai, les Moon Men avaient connu des revers, et, après une longue période de malchance (engagements rompus, pneus crevés, un ivrogne qui avait envoyé un coup de poing sur le nez du saxophoniste), les membres du groupe avaient fini par se séparer. Depuis novembre, oncle Victor vivait à Boise, dans l'Idaho, où il avait trouvé un travail temporaire comme vendeur d'encyclopédies au porte à porte. Mais ça ne marchait pas, et, pour la première fois depuis toutes les années que je le connaissais, je percevais un ton de défaite dans les paroles de Victor. “Ma clarinette est au clou, disait la lettre, mon compte en banque est à zéro, et les habitants de Boise ne s'intéressent pas aux encyclopédies.”

Je lui envoyai de l'argent, puis insistai par télégramme pour qu'il vînt à New York. Victor répondit quelques jours plus tard en me remerciant de l'invitation. Il aurait emballé ses affaires à la fin de la semaine, écrivait-il, et partirait alors avec le premier bus. Je calculai qu'il serait là le mardi, au plus tard le mercredi. Mais le mercredi vint et passa, et Victor n'arrivait pas. J'envoyai un autre télégramme, mais il resta sans réponse. Les possibilités d'un désastre me paraissaient infinies. J'imaginais tout ce qui peut arriver à quelqu'un entre Boise et New York, et le continent américain devenait soudain une vaste zone dangereuse pleine de pièges et de labyrinthes, un cauchemar périlleux. J'entrepris de trouver la trace du propriétaire de la maison où Victor avait loué une chambre, n'arrivai à rien, et alors, en dernier ressort, téléphonai à la police de Boise. J'expliquai mon problème en détail au sergent qui était à l'autre bout de la ligne, un nommé Neil Armstrong. Le lendemain, le sergent Armstrong me rappelait pour me donner la nouvelle. Oncle Victor avait été retrouvé mort dans son logement de la Douzième rue nord – affalé dans un fauteuil, vêtu de son pardessus, une clarinette à demi assemblée serrée entre les doigts de sa main droite. Deux valises pleines étaient posées près de la porte. On avait fouillé la chambre, mais les autorités n'avaient rien découvert qui pût suggérer une agression. D'après le rapport préliminaire de l'examen médical, la cause probable de la mort était une crise cardiaque. “Pas de chance, fiston, ajouta le sergent, je suis vraiment désolé.”

Je partis en avion vers l'ouest le lendemain matin pour prendre les dispositions nécessaires. J'identifiai le corps de Victor à la morgue, payai des dettes, signai des papiers et des formulaires, fis des démarches pour le retour du corps à Chicago. L'entrepreneur des pompes funèbres de Boise était désespéré par l'état du cadavre. Après presque une semaine d'attente dans l'appartement, il n'y avait plus grand-chose à en faire. “A votre place, me dit-il, je n'attendrais pas de miracles.”

J'organisai les funérailles par téléphone, je prévins quelques-uns des amis de Victor (Howie Dunn, le saxophoniste au nez cassé, un certain nombre de ses anciens élèves), tentai sans beaucoup de conviction d'atteindre Dora (elle resta introuvable), puis accompagnai le cercueil à Chicago. Victor fut enterré à côté de ma mère et le ciel nous transperça de pluie tandis que nous regardions notre ami disparaître dans la terre. Ensuite nous nous rendîmes chez les Dunn, dans le North Side ; Mme Dunn avait préparé un modeste repas de viandes froides et de soupe chaude. Il y avait quatre heures que je pleurais sans arrêt, et dans la maison j'avalai bientôt cinq ou six doubles bourbons tout en mangeant. Ils eurent sur mon moral un effet considérable, et après une heure ou deux je me mis à chanter d'une voix forte. Howie m'accompagnait au piano, et pendant un moment l'assemblée devint assez bruyante. Puis je vomis sur le sol, et le charme fut rompu. A six heures, je faisais mes adieux et m'élançais sous la pluie. Je me promenai à l'aveuglette pendant deux ou trois heures, vomis encore sur un seuil, puis trouvai une petite prostituée aux yeux gris debout dans la rue sous un parapluie, à la lumière des néons. Je l'accompagnai dans une chambre à l'hôtel Eldorado, lui fis une brève causerie sur les poèmes de sir Walter Raleigh, et lui chantai des berceuses pendant qu'elle ôtait ses vêtements et écartait les jambes. Elle me traita de cinglé, mais je lui donnai cent dollars et elle accepta de passer la nuit avec moi. Je dormis mal, néanmoins, et à quatre heures du matin je me glissais hors du lit, enfilais mes habits mouillés et prenais un taxi pour l'aéroport. A dix heures j'étais revenu à New York.

 

A long terme, mon problème n'a pas été le chagrin. Le chagrin se trouvait peut-être à l'origine, mais il a bientôt cédé la place à quelque chose de différent – quelque chose de plus tangible, de plus mesurable dans ses effets, de plus violent dans les dégâts qui en sont résultés. Toute une chaîne de forces avait été mise en mouvement, et à un certain moment je me suis mis à vaciller, à voler autour de moi-même en cercles de plus en plus larges, jusqu'à me trouver enfin chassé hors de l'orbite.

Le fait est que l'état de mes finances se détériorait. Il y avait un certain temps que je m'en rendais compte, mais jusqu'alors la menace était restée lointaine, et je n'y avais pas pensé sérieusement. Après la mort d'oncle Victor, néanmoins, et avec les milliers de dollars que j'avais dépensés pendant ces jours terribles, le budget qui était supposé me durer jusqu'à la fin du collège était réduit en miettes. Si je ne faisais pas quelque chose pour remplacer cet argent, je ne tiendrais pas jusqu'au bout. Je calculai que si je continuais mes dépenses au même rythme, j'aurais épuisé mes fonds au mois de novembre de ma dernière année. Et par là j'entendais bien tout : chaque pièce de cinq cents, chaque centime, chaque sou, jusqu'au fond.

Mon premier mouvement fut d'abandonner l'université mais, après avoir joué avec cette idée pendant un jour ou deux, j'y renonçai. J'avais promis à mon oncle de terminer mes études, et puisqu'il n'était plus là pour donner son approbation à un changement de projet, je ne me sentais pas libre de manquer à ma parole. Il y avait, de plus, la question du service militaire. Si j'abandonnais à ce moment, mon sursis d'étudiant serait révoqué, et la perspective de m'en aller à une mort certaine dans les jungles de l'Asie ne me disait rien. Je resterais donc à New York et poursuivrais mes cours à Columbia. C'était la décision de bon sens, l'attitude qui convenait. Après un début aussi prometteur, il ne m'aurait pas été difficile de continuer à me conduire de façon raisonnable. Il existait toutes sortes de solutions à la portée de gens dans mon cas – des bourses, des prêts, des programmes études-travail – mais sitôt que je commençais à les envisager, j'étais envahi de dégoût. C'était une réaction soudaine, involontaire, un haut-le-cœur. Je me rendis compte que je ne voulais rien avoir à faire de tout cela, et je rejetai donc l'ensemble – avec entêtement, avec mépris, avec la pleine conscience d'être en train de saboter mon unique chance de survivre à ma situation critique. A partir de ce moment, en fait, je ne levai plus le petit doigt, je ne fis plus rien pour m'en sortir. Dieu sait pourquoi j'agissais ainsi. A l'époque je me suis inventé d'innombrables raisons, mais en somme cela se réduisait sans doute au désespoir. J'étais désespéré, et face à une telle tourmente une attitude drastique me paraissait en quelque sorte indispensable. Je voulais cracher sur le monde, accomplir l'acte le plus extravagant qui fût. Avec toute la ferveur et l'idéalisme d'un jeune homme qui a trop pensé et lu trop de livres, je décidai que cet acte serait : rien – mon action consisterait en un refus militant de toute action. C'était du nihilisme haussé au niveau d'une proposition esthétique. Je ferais de ma vie une œuvre d'art, me sacrifiant à ce paradoxe raffiné : chaque souffle de vie me préparerait à mieux savourer ma propre fin. Tous les signes convergeaient vers une éclipse totale et, en dépit de mes tentatives de les interpréter différemment, l'image de cette obscurité peu à peu me fascinait, j'étais séduit par la simplicité de son dessein. Je ne chercherais pas à contrarier l'inévitable, mais je ne me précipiterais pas davantage à sa rencontre. Si la vie continuait pendant quelque temps telle qu'elle avait toujours été, tant mieux. Je serais patient, je tiendrais bon. Simplement, je savais ce qui m'attendait et, que cela arrive aujourd'hui ou que cela arrive demain, de toute façon cela devait arriver. L'éclipse totale. La bête avait été immolée, ses entrailles déchiffrées. La Lune cacherait le Soleil, et alors je disparaîtrais. Je serais complètement fauché, un débris de chair et d'os sans un centime à revendiquer.

C'est alors que je commençai à lire les livres d'oncle Victor. Deux semaines après les funérailles, je choisis une caisse au hasard, découpai avec soin, au couteau, la bande adhésive, et lus tout son contenu. Je découvrais là un curieux mélange, emballé sans apparence d'ordre ni d'intention. Il y avait des romans et des pièces de théâtre, des livres d'histoire et des guides de voyages, des manuels d'échecs et des polars, de la science-fiction et des ouvrages de philosophie – un chaos absolu de matière imprimée. Peu m'importait. Je les lisais de bout en bout, en refusant tout jugement. A mes yeux, chaque livre avait autant de valeur que n'importe quel autre, chaque phrase était composée exactement du bon nombre de mots, et chaque mot se trouvait exactement là où il fallait. C'est ainsi que j'avais choisi de porter le deuil d'oncle Victor. Une par une, j'ouvrirais les caisses, et un par un, je lirais les livres. Telle était la tâche que je m'étais assignée, et je m'y suis tenu jusqu'à l'amère fin.

Toutes ces caisses renfermaient le même genre de fatras que la première, un bric-à-brac du meilleur et du pire, d'œuvres éphémères éparpillées parmi les classiques, de livres de poche en lambeaux coincés entre des ouvrages reliés, de littérature alimentaire auprès de Donne et de Tolstoï. Jamais oncle Victor n'avait organisé sa bibliothèque de façon systématique. Chaque fois qu'il achetait un livre, il le plaçait sur l'étagère à côté du précédent, et petit à petit les rangées s'étaient étendues, occupant de plus en plus d'espace au cours des années. C'était ainsi, précisément, que les livres étaient entrés dans les cartons. La chronologie au moins était intacte, cette séquence avait été préservée à défaut d'autre chose. Je considérais cet arrangement comme idéal. Lorsque j'ouvrais un carton, j'avais accès à un nouveau segment de la vie de mon oncle, une période définie de jours, de semaines ou de mois, et je trouvais de la consolation dans l'impression d'occuper le même espace mental que Victor avait un jour occupé – de lire les mêmes mots, d'habiter les mêmes histoires, d'avoir peut-être les mêmes pensées. C'était presque comme parcourir l'itinéraire d'un explorateur du temps jadis, retracer les pas qui l'avaient porté dans un territoire vierge, en direction de l'occident, avec le soleil, à la poursuite de la lumière jusqu'à ce qu'elle s'éteignît enfin. Les caisses n'étant ni numérotées ni étiquetées, je n'avais aucun moyen de savoir d'avance dans quelle période j'allais pénétrer. Le voyage consistait donc en excursions discrètes, discontinues. De Boston à Lenox, par exemple. De Minneapolis à Sioux Falls. De Kenosha à Salt Lake City. Peu m'importait d'être obligé de sauter d'un bout à l'autre de la carte. A la fin, tous les vides seraient remplis, toutes les distances couvertes.

J'avais déjà lu beaucoup de ces livres, et il s'en trouvait dont Victor lui-même m'avait fait la lecture : Robinson Crusoé, Le Docteur Jekyll et M. Hyde, L'Homme invisible. Mais je ne considérais pas que ce fût un obstacle. Animé d'une égale passion, j'allais mon chemin à travers tout, dévorant les vieilleries avec autant d'appétit que les nouveautés. Des piles de livres achevés se dressaient dans les coins de ma chambre, et, dès que l'une d'elles paraissait en danger de s'écrouler, je chargeais les volumes menacés dans deux sacs à provisions afin de les emporter dès que je me rendrais à Columbia. Juste en face du campus, sur Broadway, se trouvait la librairie Chandler, un trou à rats, encombré et poussiéreux, qui faisait commerce actif de livres d'occasion. Entre l'été soixante-sept et l'été soixante-neuf j'y fis des douzaines d'apparitions, me défaisant petit à petit de mon héritage. C'était la seule action que je m'autorisais : disposer de ce que je possédais déjà. Je trouvais déchirant de me séparer de ce qui avait appartenu à oncle Victor, mais en même temps je savais qu'il ne m'en aurait pas voulu. D'une certaine manière, je m'étais acquitté de ma dette envers lui en lisant les livres, et en ce moment où l'argent me manquait tant, il ne me paraissait que logique de franchir l'étape suivante, et de les échanger contre des espèces.

Le problème était que je n'y trouvais pas mon compte. Chandler ne faisait pas de cadeaux, et sa conception des œuvres était si différente de la mienne que je me défendais mal. A mon idée, les livres n'étaient pas tant le contenant des mots que les mots eux-mêmes, et la valeur d'un ouvrage donné dépendait de sa valeur spirituelle plutôt que de sa condition physique. Un Homère écorné, par exemple, avait plus de prix qu'un Virgile en parfait état ; trois volumes de Descartes moins qu'un seul de Pascal. Ces distinctions étaient pour moi essentielles, mais pour Chandler elles n'existaient pas. Un livre n'était à ses yeux qu'un objet, une chose appartenant au domaine des choses, et en cela ne différait guère d'une boîte à chaussures, d'une chasse de W.-C. ou d'une cafetière. Chaque fois que je lui apportais une nouvelle portion de la bibliothèque d'oncle Victor, le vieillard affectait le même jeu : il manipulait les volumes avec mépris, en examinait les dos, cherchait taches et flétrissures, ne manquant jamais de donner l'impression qu'il s'agissait d'un tas d'ordures. C'était ainsi que cela marchait. Dévaluer la marchandise permettait à Chandler d'offrir des prix planchers. Après trente années d'expérience, il possédait son rôle jusqu'au bout des ongles : un répertoire de marmonnements et d'apartés, de grimaces, de claquements de langue et de hochements de tête désolés, performance destinée à me donner conscience du peu de valeur de mon propre jugement, à m'accabler de honte devant l'audace dont je faisais preuve en lui présentant de tels ouvrages. Vous souhaitez de l'argent pour cela, dites-vous ? Vous attendez-vous à ce que les éboueurs vous paient lorsqu'ils vous débarrassent de vos saletés ?

J'étais conscient de me faire avoir, mais ne prenais guère la peine de protester. Qu'y pouvais-je, après tout ? Chandler négociait en position de force, et rien ne modifierait jamais cela – car j'étais toujours désespérément désireux de vendre, et lui peu intéressé par l'achat. Et il eût été vain pour moi de feindre l'indifférence. L'affaire n'aurait tout simplement pas été conclue, et ne pas vendre eût somme toute été pis qu'une mauvaise affaire. Je m'aperçus que cela avait tendance à se passer mieux lorsque j'apportais de petites quantités de livres, pas plus d'une douzaine ou d'une quinzaine à la fois. Le prix moyen par volume semblait alors très légèrement plus élevé. Mais plus le nombre était limité, plus il me faudrait retourner souvent, et je savais que la fréquence de mes visites devait être réduite au minimum – car plus je traiterais avec Chandler, plus ma position s'affaiblirait. A tous les coups, c'était bien lui qui gagnerait. Les mois passaient, et le vieux libraire ne faisait pas l'effort de me parler. Il ne disait jamais bonjour, n'ébauchait jamais un sourire, il ne m'a même jamais serré la main. Il était si dépourvu d'expression que je me demandais parfois s'il se souvenait de moi d'une visite à l'autre. En ce qui le concernait, j'aurais aussi bien pu être un nouveau client chaque fois que je me présentais – une collection d'étrangers disparates, une horde aléatoire.

Avec la vente des livres, mon appartement subit de nombreuses modifications. C'était inévitable, puisque, chaque fois que j'ouvrais une nouvelle caisse, je détruisais du même coup un autre meuble. Mon lit fut démantelé, mes fauteuils diminuèrent et disparurent, mon bureau s'atrophia jusqu'à s'anéantir. Ma vie était devenue un zéro croissant, quelque chose que je voyais véritablement : un vide palpable, bourgeonnant. Chacune de mes plongées dans le passé de mon oncle entraînait un résultat matériel, un effet dans le monde réel. J'en avais donc en permanence les conséquences devant les yeux, il n'y avait pas moyen de les esquiver. Il restait tant de caisses, tant de caisses étaient parties. D'un seul regard sur mon domaine, je savais où j'en étais. La chambre était une machine à mesurer ma condition : combien il restait de moi, combien de moi n'existait plus. J'étais à la fois le malfaiteur et le témoin, acteur en même temps que public dans un théâtre pour un homme seul. Je constatais le progrès de mon propre démembrement. Morceau par morceau, je me regardais disparaître.

 

Cette époque a été difficile pour tout le monde, bien entendu. Je m'en souviens comme d'un tumulte de politiciens et de foules, de scandales, de mégaphones et de violence. Au printemps soixante-huit, chaque journée paraissait vomir un nouveau cataclysme. Si ce n'était Prague, c'était Berlin ; si ce n'était Paris, c'était New York. Un demi-million de soldats se trouvaient au Viêt-nam. Le président annonçait qu'il ne se représenterait pas. Des gens étaient assassinés. Après des années de combats, la guerre avait pris de telles proportions que les moindres pensées en étaient contaminées, et je savais bien, quoi que je fasse ou ne fasse pas, que j'y avais part, comme tout le monde. Un soir où je regardais l'eau, assis sur un banc de Riverside Park, je vis sur la rive opposée exploser une citerne d'essence. Des flammes envahirent soudain le ciel et, tandis que j'observais les débris incandescents qui flottaient à travers l'Hudson et venaient atterrir à mes pieds, il m'apparut que le dedans et le dehors ne peuvent pas être séparés sans causer de grands dommages à la vérité. Plus tard, au cours du même mois, le campus de Columbia fut transformé en champ de bataille, et des centaines d'étudiants furent arrêtés, y compris de doux rêveurs comme Zimmer ou moi-même. Je n'ai pas l'intention de discuter ici de ces choses. L'histoire de cette période est bien connue de tous et y revenir ne servirait à rien. Cela ne signifie pas, néanmoins, que je les voue à l'oubli. Ma propre histoire s'enracine dans la caillasse de ce temps-là, et ne peut avoir aucun sens si ceci n'est pas entendu.

A l'époque où je commençais ma troisième année de cours (septembre 1967), le costume avait disparu depuis longtemps. Détrempés par la pluie de Chicago, le fond du pantalon avait été transpercé, le veston déchiré aux poches et à la fente, et je m'étais résigné à l'abandonner comme une cause perdue. Je l'avais pendu dans le placard en souvenir des jours heureux et m'étais acheté les vêtements les moins chers et les plus durables que je puisse trouver : bottes de travail, jeans, chemises de flanelle, et un blouson de cuir d'occasion dans un surplus de l'armée. Mes amis s'étonnaient de cette transformation, mais je ne m'en expliquais pas car, tout compte fait, leur opinion était le moindre de mes soucis. De même pour le téléphone : je ne l'avais pas fait couper dans le but de m'isoler du monde, mais simplement parce que je ne pouvais plus me le payer. Comme Zimmer me haranguait un jour à ce sujet devant la bibliothèque (protestant qu'il n'arrivait plus à me joindre), j'avais esquivé la question en m'embarquant dans un long réquisitoire à propos des fils, des voix, et de la mort des contacts humains. “Une voix transmise électriquement n'est pas réelle, affirmais-je. Nous nous sommes tous habitués à ces simulacres de nous-mêmes, mais si on veut bien y réfléchir, le téléphone est un instrument de distorsion et de fabulation. C'est la communication entre des fantômes, la sécrétion verbale d'esprits dépourvus de corps. J'ai envie de voir la personne à qui je parle. Si je ne peux pas, je préfère ne pas parler.” De telles déclarations me caractérisaient de plus en plus – propos ambigus, théories saugrenues offertes en réponse à des questions tout à fait raisonnables. Puisque je ne voulais pas qu'on sût à quel point j'étais démuni, je n'avais pas le choix : seul le mensonge pouvait me sortir d'embarras. Plus ma situation se dégradait, plus mes inventions devenaient bizarres et contournées. Pourquoi j'avais cessé de fumer, pourquoi j'avais cessé de boire, pourquoi j'avais cessé de manger au restaurant – je n'étais jamais en peine de concocter quelque explication d'une rationalité absurde. A la longue on m'aurait pris pour un ermite anarchiste, un excentrique contemporain, un disciple de Ludd. Mais cela amusait mes amis et je réussissais ainsi à protéger mon secret. L'orgueil jouait un rôle, sans nul doute, dans ces mystifications, mais l'essentiel était ma volonté d'empêcher quiconque de se mettre en travers de la voie que je m'étais tracée. En parler n'aurait pu que susciter la pitié, peut-être même des offres d'aide, et toute l'opération en eût été gâchée. Au lieu de quoi je m'emmurais dans le délire de mon projet et réagissais par des pitreries à toute possibilité d'y échapper, en attendant que mon temps fût écoulé.

La dernière année fut la plus dure. J'avais cessé en novembre de payer mes notes d'électricité, et en janvier un employé de la Consolidated Edison était venu couper le compteur. Après cela, pendant plusieurs semaines, j'avais expérimenté toutes sortes de bougies en comparant les marques du point de vue de leur prix, de leur luminosité et de leur durée. A ma surprise, les cierges des cérémonies juives s'étaient révélés les plus intéressants. Je trouvais très belles les lumières et les ombres vacillantes, et maintenant que le réfrigérateur avait été réduit au silence (avec ses attaques intempestives de frissons), il me semblait que l'absence d'électricité, tout compte fait, était un mieux. Quoi que l'on pût dire de moi, j'avais du ressort. Je découvrais les avantages cachés que recélait chaque privation, et, aussitôt que j'avais appris à me passer de quelque commodité, je la chassais pour de bon de mes pensées. Je savais que ce processus ne pouvait durer toujours (tôt ou tard, certaines choses s'avéreraient indispensables), mais en attendant je m'émerveillais du peu de regrets que m'inspirait ce que j'avais perdu. Lentement mais sûrement, je m'apercevais que j'étais capable d'aller très loin, beaucoup plus loin que je ne l'aurais cru possible.

Une fois payée mon inscription pour le dernier semestre, il ne me restait plus que six cents dollars. Une douzaine de caisses demeuraient, ainsi que la collection d'autographes et la clarinette. Pour me tenir compagnie, j'assemblais parfois l'instrument afin de souffler dedans, remplissant l'appartement d'étranges éjaculations sonores, un charivari de gémissements et de soupirs, de rires et de ricanements plaintifs. En mars, je vendis les autographes à un amateur du nom de Milo Flax, un curieux petit homme auréolé de boucles blondes, qui avait passé une annonce dans les dernières pages du Sporting News. Quand Flax vit les signatures des Cubs rassemblées dans la boîte, il fut frappé de stupeur. Il examina les papiers avec révérence et, se tournant vers moi, les larmes aux yeux, m'annonça sans ambages que cette année soixante-huit serait celle des Cubs. Il avait presque raison, bien entendu, et sans leur effondrement en fin de saison, combiné avec la percée éblouissante de ces canailles de Mets, sa prédiction se serait certainement vérifiée. Les autographes me rapportèrent cent cinquante dollars, ce qui couvrait plus d'un mois de loyer. Les livres m'assuraient la nourriture, et je me débrouillai pour garder la tête hors de l'eau pendant avril et mai, et terminer mon travail scolaire en bûchant et rédigeant dans la fièvre, à la lumière des bougies ; après quoi je vendis ma machine à écrire vingt-six dollars, ce qui me permit de louer une coiffe et une robe afin d'assister à la contre-célébration organisée par les étudiants en contestation des cérémonies universitaires officielles.

J'avais atteint le but que je m'étais fixé, mais n'eus guère l'occasion de savourer mon triomphe. J'entamais mes derniers cent dollars, et des livres il ne restait que trois caisses. Il n'était plus question de payer mon loyer, et même si la caution devait me permettre de franchir un mois encore, il était certain qu'ensuite je serais mis à la porte. Si je recevais en juillet les premières mises en demeure, le couperet tomberait en août, ce qui signifiait que je serais à la rue en septembre. Vue du 1er juin cependant, la fin de l'été paraissait à des années-lumière. La question n'était pas tant ce que je ferais ensuite que la façon d'arriver d'abord jusque-là. Les livres rapporteraient environ cinquante dollars. Avec les quatre-vingt-seize dollars que je possédais, cela représentait cent quarante-six dollars pour les trois prochains mois. Cela semblait bien peu, mais en me contentant d'un repas par jour, en ignorant journaux, autobus, et toutes dépenses frivoles, je pensais pouvoir y arriver. C'est ainsi qu'a commencé l'été soixante-neuf. Selon toute apparence, il s'agissait de mon dernier été en ce monde.

 

Tout au long de l'hiver et au début du printemps, j'avais conservé mes aliments sur l'appui de la fenêtre, à l'extérieur de l'appartement. Au cours des mois les plus froids, certains avaient gelé (des blocs de beurre, des pots de fromage blanc), mais rien qui ne fût mangeable après avoir été réchauffé. Le problème majeur était de protéger mes provisions contre la suie et les crottes de pigeon, et j'avais bientôt appris à les emballer dans un sac en plastique avant de les ranger dehors. Après qu'une tempête eut emporté l'un de ces sacs, je me mis à les amarrer avec une ficelle au radiateur, dans la chambre. Je gérais ce système en expert, et comme le gaz était, heureusement, compris dans le loyer (ce qui signifiait que je n'avais pas à craindre d'être privé de mon réchaud), la question nourriture paraissait maîtrisée. Mais cela, c'était pendant la saison froide. Le temps avait changé et l'appui de fenêtre, sous un soleil qui s'attardait dans le ciel treize ou quatorze heures par jour, faisait plus de tort que de bien. Le lait tournait. Les jus devenaient aigres, le beurre s'effondrait en flaques jaunes brillantes et visqueuses. Après avoir subi plusieurs de ces désastres, comprenant qu'il me fallait éviter tous les produits sensibles à la chaleur, j'entrepris une révision de mon régime. Le 12 juin, je m'appliquai à rédiger mon nouveau programme diététique. Lait en poudre, café instantané, pain en petits emballages – telles en seraient les bases – et je mangerais tous les jours la même chose : des œufs, de mémoire d'homme l'aliment le plus nourrissant et le moins cher. De temps à autre une extravagance : une pomme ou une orange, et si le besoin en devenait trop aigu, je m'offrirais un hamburger ou un ragoût en boîte. Mes réserves ne se gâteraient pas et (du moins en principe) je ne mourrais pas de faim. Deux œufs à la coque par jour, cuits à la perfection en deux minutes et demie, deux tranches de pain, trois tasses de café, et autant d'eau que je pourrais en boire. A défaut d'être inspirant, ce plan me semblait du moins équilibré. Etant donné la rareté des choix qui me restaient, je m'appliquais à trouver ceci encourageant.

Je ne mourus pas de faim, mais il était rare que je ne me sentisse pas affamé. Je rêvais souvent de nourriture, et cet été-là mes nuits étaient pleines de visions de festins et de gloutonnerie : des assiettées de steaks et de gigot, des porcs succulents sur des plateaux volants, des gâteaux et autres desserts aux allures de châteaux, de gigantesques corbeilles de fruits. Dans la journée, mon estomac rouspétait sans cesse avec les gargouillements d'un flot de sucs inapaisés, me rappelant obstinément qu'il était vide, et je n'arrivais à l'ignorer que par une lutte constante. Moi qui n'avais jamais été bien gros, je continuai à perdre du poids tout au long de l'été. De temps en temps, je glissais une piécette dans la fente d'une balance Exacto pour voir ce qui m'arrivait. De soixante-dix kilos en juin, j'étais descendu à soixante-trois en juillet, puis en août à cinquante-six. Pour quelqu'un qui mesurait plus d'un mètre quatre-vingts, cela devenait dangereux. Les os et la peau, c'est possible, après tout, jusqu'à un certain point, mais au-delà on risque des dégâts importants.

J'essayais de me séparer de mon corps, de contourner mon dilemme en me persuadant qu'il n'existait pas. D'autres avant moi avaient suivi cette voie, et tous avaient découvert ce dont j'ai fini par m'apercevoir : l'esprit ne peut pas vaincre la matière, car sitôt qu'il se trouve sollicité exagérément, il se révèle lui aussi fait de matière. Pour m'élever au-dessus des conditions de mon existence, il me fallait me convaincre que je n'étais plus réel, avec pour résultat que toute réalité devenait pour moi incertaine. Des objets qui ne se trouvaient pas là apparaissaient soudain devant mes yeux, puis disparaissaient. Un verre de limonade glacée, par exemple. Un journal avec mon nom en gros titre. Mon vieux costume étalé sur le lit, parfaitement intact. Je vis même un jour une version antérieure de moi-même qui circulait dans la chambre en tâtonnant, avec des manières d'ivrogne, et cherchait dans les coins quelque chose d'introuvable. Ces hallucinations ne duraient qu'un instant, mais elles continuaient de résonner en moi pendant des heures. A certaines périodes, je perdais carrément ma propre trace. Une pensée me survenait, et lorsque, après l'avoir suivie jusqu'à sa conclusion, je relevais la tête, je m'apercevais que la nuit était tombée. Aucun moyen de rendre compte des heures perdues. En d'autres occasions, je me surprenais en train de mâcher des aliments imaginaires, de fumer des cigarettes imaginaires, de souffler en l'air des ronds de fumée imaginaires. Ces moments-là étaient sans doute les pires de tous, car je me rendais compte que je n'osais plus me fier à moi-même. Mon esprit avait commencé à dériver, et cela, il n'était pas en mon pouvoir de l'arrêter.

Dans l'ensemble, ces symptômes n'apparurent pas avant la mi-juillet. Avant cela, j'avais lu consciencieusement tous les derniers livres de l'oncle Victor, puis je les avais vendus à Chandler. Mais plus j'approchais de la fin, plus les livres me posaient problème. Je sentais mes yeux établir un contact avec les mots sur la page, mais aucune signification ne m'en atteignait, aucun son ne résonnait dans ma tête. Ces signes noirs me paraissaient tout à fait déroutants, un rassemblement arbitraire de lignes et de courbes qui ne divulguaient rien que leur propre silence. A la fin je ne faisais même plus semblant de comprendre ce que je lisais. Je sortais un livre du carton, l'ouvrais à la première page, et promenais mon doigt le long de la première ligne. Quand je l'avais terminée, je recommençais à la deuxième ligne, puis à la troisième, et ainsi de suite jusqu'au bas de la page. C'est ainsi que j'en vins à bout : comme un aveugle lisant du braille. Puisque je n'arrivais pas à voir les mots, je voulais au moins les toucher. Les choses allaient alors si mal pour moi que ceci me paraissait parfaitement sensé. En touchant tous les mots de ces livres, je méritais le droit de les vendre.

Le hasard voulut que j'apporte les derniers volumes à Chandler le jour même où les astronautes se sont posés sur la Lune. Je les vendis un petit peu plus de cent dollars, et comme je rentrais ensuite chez moi par Broadway je décidai d'entrer au Quinn's Bar & Grill, un petit bistrot de quartier au coin sud-est de la Cent huitième rue. Le temps était extrêmement chaud, et je ne voyais pas quel mal il y aurait à m'accorder une ou deux bières à dix cents. Installé au bar, sur un tabouret, près de trois ou quatre habitués, je savourais l'éclairage tamisé et la fraîcheur de l'air conditionné. Répandant sa lumière surnaturelle sur les bouteilles de whisky et de bourbon, un grand appareil de télévision était allumé, et c'est ainsi que j'eus la chance d'être témoin de l'événement. Je vis ces silhouettes capitonnées faire leurs premiers pas dans un univers sans air et rebondir comme des jouets dans le paysage, conduire un kart dans la poussière, planter un drapeau dans l'œil de ce qui avait été un jour la déesse de l'amour et de la folie. Diane radieuse, pensai-je, image de toutes nos ténèbres intérieures. Puis le président parla. D'une voix solennelle et impassible, il déclara qu'il s'agissait du plus grand événement depuis la création du monde. En entendant ça, les vieux, au bar, se mirent à rire et je parvins moi-même, me semble-t-il, à grimacer quelques sourires. Mais quelle que fût l'absurdité de cette remarque, une chose était incontestable : depuis le jour de son expulsion du Paradis, jamais Adam ne s'était trouvé aussi loin de chez lui.

Après cela, je passai par un bref intervalle de calme quasi parfait. Mon appartement était nu désormais, mais loin de me déprimer, comme je m'y étais attendu, ce vide me paraissait réconfortant. Je suis bien en peine de l'expliquer, mais mes nerfs étaient redevenus plus solides, et pendant deux ou trois jours je commençai presque à me reconnaître. Si curieux que soit l'usage d'un tel mot dans ce contexte, pendant la courte période qui suivit la vente des derniers livres d'oncle Victor, j'irais même jusqu'à prétendre que j'étais heureux. Comme un épileptique au bord d'une crise, j'avais pénétré un univers étrange dans lequel tout paraissait lumineux, rayonnant d'une clarté nouvelle et prodigieuse. Je ne faisais pas grand-chose. J'allais et venais dans ma chambre, m'étendais sur mon matelas, consignais mes réflexions dans un carnet. C'était sans importance. La seule action de ne rien faire me paraissait considérable, et c'est sans aucun scrupule que je laissais les heures s'écouler dans l'oisiveté. De temps à autre je me plantais entre les deux fenêtres pour regarder l'enseigne du Moon Palace. Même cela me donnait du plaisir, et semblait toujours susciter une série de pensées intéressantes. Ces pensées me sont aujourd'hui quelque peu obscures – des essaims d'associations saugrenues, un cycle désordonné de rêveries – mais à l'époque je les trouvais terriblement signifiantes. Peut-être le mot moon s'était-il transformé pour moi depuis que j'avais vu des hommes se promener sur la surface de la Lune. Peut-être étais-je frappé par cette coïncidence : avoir rencontré à Boise, dans l'Idaho, un homme qui s'appelait Neil Armstrong, et puis vu s'envoler dans l'espace quelqu'un qui portait le même nom. Peut-être étais-je simplement délirant de faim, et hypnotisé par ces lettres lumineuses. Je n'ai aucune certitude, mais le fait est que les mots Moon Palace se mirent à hanter mon esprit avec le mystère et la fascination d'un oracle. Tout s'y mêlait à la fois : oncle Victor et la Chine, les vaisseaux spatiaux et la musique, Marco Polo et le Far West. En contemplation devant l'enseigne, je me lançais, par exemple, dans une réflexion sur l'électricité. Celle-ci évoquait la panne de courant qui avait eu lieu pendant ma première année de collège, qui me rappelait les parties de base-ball à Wrigley Field, qui me ramenaient à l'oncle Victor et aux cierges allumés sur l'appui de ma fenêtre. Chaque idée en entraînait une autre, en une spirale sans cesse croissante de connexions. La notion de voyage dans l'inconnu, un parallèle entre Colomb et les astronautes. La découverte de l'Amérique, échec dans la tentative de parvenir en Chine ; la cuisine chinoise et mon estomac vide ; la pensée, comme dans nourrir sa pensée, et la tête un palais peuplé de rêves. Je me disais : Le projet Apollo ; Apollon, dieu de la musique ; oncle Victor et les Moon Men en tournée au Far West. Je me disais : L'Ouest ; la guerre contre les Indiens ; la guerre au Viêt-nam, jadis appelé Indochine. Je me disais : Armes, bombes, explosions ; nuages nucléaires dans les déserts de l'Utah et du Nevada ; et puis je me demandais : Pourquoi l'Ouest américain ressemble-t-il tant au paysage de la Lune ? Cela n'avait pas de fin, et plus je m'ouvrais à ces correspondances secrètes, plus je me sentais près de comprendre quelque vérité fondamentale de l'univers. J'étais peut-être en train de devenir fou, mais je sentais néanmoins monter en moi une puissance énorme, une joie gnostique qui pénétrait les choses jusqu'au cœur. Puis, tout d'un coup, aussi soudainement que j'avais acquis ce pouvoir, je le perdis. J'avais vécu à l'intérieur de mes pensées pendant trois ou quatre jours, et en me réveillant un matin je m'aperçus que j'étais ailleurs : revenu dans un monde de fragments, dans un monde de faim et de murs blancs et nus. Je m'efforçai de retrouver l'équilibre des jours précédents, mais en vain. L'univers pesait à nouveau sur moi, et je pouvais à peine respirer.

J'entrai dans une nouvelle période de désolation. L'obstination m'avait soutenu jusque-là, mais je me sentais de moins en moins résolu et vers le 1er août j'étais sur le point de m'effondrer. Je tâchai de mon mieux d'entrer en contact avec quelques amis, avec l'intention de demander un prêt, mais sans grand résultat. Quelques marches épuisantes dans la chaleur, une poignée de pièces de monnaie gaspillées. C'était l'été, tout le monde semblait avoir quitté la ville. Même Zimmer, le seul sur qui je savais pouvoir compter, avait mystérieusement disparu. Je me rendis plusieurs fois chez lui, au coin d'Amsterdam Avenue et de la Cent vingtième rue, mais personne ne répondit à mes coups de sonnette. Je glissai des messages dans la boîte aux lettres et sous la porte, toujours sans réponse. Beaucoup plus tard, j'appris qu'il avait déménagé. Quand je lui demandai pourquoi il ne m'avait pas communiqué sa nouvelle adresse, il répondit que je lui avais dit passer l'été à Chicago. J'avais oublié ce mensonge, évidemment, mais à cette époque j'avais inventé tant de mensonges que j'en avais perdu le compte.

Ignorant que Zimmer n'y était plus, je continuais à me rendre à son ancien appartement et à laisser des billets sous la porte. Un dimanche matin, au début du mois d'août, l'inévitable se produisit enfin. Je sonnai, m'attendant si bien à ne trouver personne qu'en poussant le bouton je me tournais déjà pour m'en aller, quand j'entendis du mouvement à l'intérieur : le raclement d'une chaise, des pas, une toux. Un flot de soulagement m'envahit, pour s'anéantir aussitôt quand la porte s'ouvrit. Celui qui aurait dû être Zimmer n'était pas lui. C'était quelqu'un de tout à fait différent : un jeune homme avec une barbe noire frisée et des cheveux jusqu'aux épaules. Je supposai qu'il venait de s'éveiller, car il n'était vêtu que d'un simple caleçon. “Que puis-je pour vous ?” demanda-t-il en m'observant d'un air amical bien que légèrement perplexe, et au même instant j'entendis des rires dans la cuisine (un mélange de voix masculines et féminines) et me rendis compte que j'étais arrivé dans une sorte de réunion.

“Je crois que je me suis trompé d'endroit, dis-je. Je cherche David Zimmer.

– Oh, fit l'inconnu tout à trac, vous devez être Fogg. Je me demandais quand vous reviendriez.”

Il faisait une chaleur atroce au-dehors – torride, oppressante – et la marche m'avait épuisé. Debout devant cette porte, avec la sueur qui me coulait dans les yeux et mes muscles spongieux et hébétés, je me demandais si j'avais bien entendu. Je voulus me détourner, m'enfuir, mais me sentis soudain si faible que j'eus peur de m'évanouir. M'appuyant de la main sur le cadre de la porte pour retrouver mon équilibre, je balbutiai : “Pardon, vous voulez bien répéter ? Je ne suis pas sûr d'avoir compris.

– J'ai dit que vous deviez être Fogg, répéta l'inconnu. C'est très simple, en fait. Si vous cherchez Zimmer, vous devez être Fogg. C'est Fogg qui a glissé tous ces messages sous la porte.

– Très astucieux, remarquai-je, en poussant un petit soupir palpitant. Vous ne savez pas où est Zimmer maintenant, je suppose.

– Désolé. Je n'en ai pas la moindre idée.”

A nouveau, j'entrepris de rassembler mon courage et de partir, mais au moment précis où j'allais m'en aller, je vis que l'inconnu m'observait. Son regard était bizarre et pénétrant, fixé directement sur mon visage. “Quelque chose qui ne va pas ? balbutiai-je.

– Je me demandais simplement si vous êtes un ami de Kitty.

– Kitty ? Je ne connais pas de Kitty. Je n'ai même jamais rencontré aucune Kitty.

– Vous avez le même T-shirt qu'elle. Ça m'a fait supposer que vous pouviez avoir un lien quelconque.”

Je baissai les yeux et constatai que je portais un T-shirt des Mets. Je l'avais acheté dix cents à la farfouille un peu plus tôt dans l'année. “Je n'aime même pas les Mets, murmurai-je. Je suis un supporter des Cubs.

– C'est une coïncidence étrange, continua l'inconnu sans faire attention à ce que j'avais dit. Kitty va être ravie. Elle adore ce genre de choses.”

Avant d'avoir pu esquisser une protestation, je me retrouvai saisi par le bras et conduit dans la cuisine. J'y découvris un groupe de cinq ou six personnes assises autour de la table devant un petit déjeuner dominical. La table était encombrée de nourriture : des œufs au lard, une cafetière pleine, des bagels et du fromage à tartiner, un plat de poisson fumé. Il y avait des mois que je n'avais rien vu de pareil et je ne savais comment réagir. C'était comme si je m'étais tout à coup trouvé en plein milieu d'un conte de fées. J'étais l'enfant affamé qui a été perdu dans les bois, et je venais de trouver la maison enchantée, la cabane en pain d'épice.

“Regardez tous, annonça en souriant mon hôte au torse nu. Voici le frère jumeau de Kitty.”

On fit alors les présentations. Tout le monde me souriait, me saluait, et je faisais de mon mieux pour sourire à mon tour. Ils étaient pour la plupart étudiants à la Julliard School – musiciens, danseurs, chanteurs. L'hôte s'appelait Jim ou John, et il venait d'emménager la veille dans l'ancien appartement de Zimmer. Les autres étaient sortis faire la fête cette nuit-là et, au lieu de rentrer chez eux ensuite, ils avaient décidé de surprendre Jim ou John avec un petit déjeuner-pendaison de crémaillère impromptu. Ceci expliquait sa tenue légère et l'abondance de nourriture que je voyais devant moi. Je hochais poliment la tête tandis qu'on me racontait tout cela, mais je ne faisais que semblant d'écouter. En vérité je m'en moquais éperdument et dès la fin de l'histoire j'avais oublié tous leurs noms. Faute de mieux, j'examinais ma sœur jumelle, une petite Chinoise de dix-neuf ou vingt ans avec des bracelets d'argent aux deux poignets et un bandeau navajo garni de perles autour de la tête. Elle me rendit mon regard avec un sourire – un sourire qui me parut d'une chaleur exceptionnelle, plein d'humour et de complicité – et puis, incapable d'en détourner les yeux très longtemps, je ramenai mon attention vers la table. Je me rendais compte que j'étais sur le point de mal me conduire. Les odeurs des aliments avaient commencé à me torturer, et tandis que je restais là dans l'attente d'être invité à m'asseoir, je n'avais pas trop de toutes mes forces pour m'empêcher d'attraper quelque chose et de me le fourrer dans la bouche.

C'est Kitty qui enfin brisa la glace. “Maintenant que mon frère est là, dit-elle, entrant manifestement dans l'humeur du moment, la moindre des choses serait que nous l'invitions à partager notre déjeuner.” Je l'aurais bien embrassée pour tant de clairvoyance. Il y eut néanmoins un instant d'embarras, car on ne trouvait plus de chaise, mais Kitty encore vint à la rescousse en me faisant signe de m'installer entre elle et son voisin de droite. Je m'y faufilai aussitôt et plantai une fesse sur chaque chaise. On posa devant moi une assiette avec les accessoires nécessaires : couteau et fourchette, verre et tasse, serviette, cuiller. Après quoi je sombrai dans une fièvre de mangeaille et d'oubli. C'était une réaction infantile, mais, dès l'instant où j'eus de la nourriture dans la bouche, tout contrôle de moi-même me devint impossible. J'engouffrais un plat après l'autre, dévorant tout ce qu'on me présentait, et à la fin c'était comme si j'avais perdu l'esprit. Comme la générosité des autres paraissait infinie, je continuai à manger jusqu'à ce que tout ce qui s'était trouvé sur la table eût disparu. Tel est en tout cas mon souvenir. Je me gavai pendant quinze à vingt minutes et, quand j'eus terminé, il ne restait qu'un petit tas d'arêtes de poisson. Rien de plus. J'ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne trouve rien d'autre. Pas une bouchée. Pas même une croûte de pain.

C'est alors seulement que je remarquai l'intensité avec laquelle tous m'observaient. Etait-ce si affreux ? me demandai-je. Me suis-je mal tenu, donné en spectacle ? Je me tournai vers Kitty avec un faible sourire. Elle paraissait moins dégoûtée qu'ahurie. J'en fus un peu rassuré, mais je voulais me faire pardonner, quelque offense que j'eusse pu commettre envers les autres. C'était bien le moins, pensais-je : chanter pour ma pitance, leur faire oublier que je viens de nettoyer leurs assiettes. En attendant une occasion de prendre part à la conversation, j'étais de plus en plus conscient du bien-être que j'éprouvais, assis à côté de ma jumelle enfin retrouvée. D'après ce que je glanais dans les propos qui m'entouraient, je compris qu'elle était danseuse, et il est indiscutable qu'elle mettait beaucoup mieux que moi le T-shirt des Mets en valeur. Il n'était pas difficile d'en être impressionné, et tandis qu'elle continuait de bavarder et de rire avec les autres, je glissais sans cesse de petits coups d'œil vers elle. Elle n'était pas maquillée et ne portait pas de soutien-gorge, mais un tintement constant de bracelets et de boucles d'oreilles accompagnait ses mouvements. Elle avait de jolis seins, qu'elle arborait avec une admirable nonchalance, sans les exhiber ni faire semblant qu'ils n'existaient pas. Je la trouvais belle, mais surtout j'aimais sa façon de se tenir, de ne pas paraître, comme tant de belles filles, paralysée par sa beauté. Peut-être à cause de la liberté de ses gestes, de la qualité franche, terre à terre, que j'entendais dans sa voix. Il ne s'agissait pas d'une enfant gâtée, d'une gosse de bourgeois comme les autres, mais de quelqu'un qui connaissait la vie, qui s'était débrouillé pour apprendre seul. Le fait qu'elle semblât heureuse de la proximité de mon corps, qu'elle ne s'écartât pas de mon épaule ni de ma jambe, qu'elle laissât même son bras nu s'attarder contre le mien – tout cela me rendait un peu fou.

L'accès à la conversation me fut offert au bout de peu de temps. Quelqu'un s'étant mis à parler de l'atterrissage sur la Lune, un autre déclara que cela ne s'était pas vraiment passé. Tout ça, c'est de la blague, affirmait-il, une extravagance médiatique mise en scène par le gouvernement pour nous distraire de la guerre. “Les gens croient tout ce qu'on leur dit de croire, ajoutait-il, n'importe quelle connerie en toc filmée dans un studio hollywoodien.” Il ne m'en fallait pas plus pour faire mon entrée. Prenant mon élan avec l'allégation la plus excessive que je puisse inventer, j'énonçai calmement que non seulement l'alunissage du mois précédent avait été authentique, mais qu'il était loin d'être le premier. Il y avait des centaines d'années que des gens se rendaient sur la Lune, prétendis-je, peut-être même des milliers. Des petits rires nerveux accueillirent mon intervention, mais je plongeai aussitôt dans ma meilleure veine comico-pédante, et pendant dix minutes je déversai sur mes auditeurs une histoire de folklore lunaire, complétée de références à Lucien, Godwin et d'autres. Je voulais qu'ils soient impressionnés par mes connaissances, mais je voulais aussi les faire rire. Soûlé par le repas que je venais d'achever, déterminé à prouver à Kitty que je ne ressemblais à personne qu'elle connût, je me hissai à ma forme la plus éblouissante et ma diction coupante, staccato, leur donna à tous le fou rire. Je me mis alors à décrire le voyage de Cyrano, et quelqu'un m'interrompit. Cyrano de Bergerac n'était pas réel, disait cette personne, c'était un personnage dans une pièce, un homme imaginaire. Je ne pouvais laisser passer cette erreur, et, dans une brève digression, je leur racontai la vie de Cyrano. J'esquissai ses jeunes années de soldat, dissertai sur sa carrière de philosophe et de poète, puis m'attardai assez longuement sur les difficultés de son existence : ses problèmes d'argent, l'angoisse d'une attaque de syphilis, ses démêlés avec l'autorité à cause de ses opinions radicales. Je leur racontai comment il avait finalement trouvé un protecteur en la personne du duc d'Arpajon et comment, juste trois ans plus tard, il avait été tué dans une rue de Paris par une pierre tombée d'un toit sur sa tête. Observant une pause dramatique, je leur permis de se pénétrer de l'humour grotesque de cette tragédie. “Il n'avait que trente-six ans, repris-je, et nul ne sait à ce jour s'il s'agissait ou non d'un accident. A-t-il été assassiné par un de ses ennemis ou n'était-ce qu'une simple malchance, un destin aveugle déversant la destruction du haut du ciel ? Hélas, pauvre Cyrano. Il ne s'agit pas d'une fiction, mes amis, mais d'une créature de chair et de sang, d'un homme réel qui a vécu dans le monde réel, et qui a écrit en 1649 un livre sur son voyage dans la Lune. Comme c'est un récit de première main, je ne vois pas pourquoi on le mettrait en doute. D'après Cyrano, la Lune est un monde comme celui-ci. Vue de ce monde, notre Terre a la même apparence que la Lune vue de chez nous. Le Paradis est situé sur la Lune, et quand Adam et Eve ont mangé le fruit de l'Arbre de la Connaissance, Dieu les a exilés sur la Terre. Dans une première tentative, Cyrano essaie de s'envoler vers la Lune en s'attachant au corps des bouteilles de rosée plus-légère-que-l'air, mais, après être arrivé à mi-distance, il redescend et atterrit au sein d'une tribu d'Indiens nus en Nouvelle-France. Là, il construit une machine qui finit par l'amener à destination, ce qui montre sans conteste que l'Amérique a toujours été l'endroit idéal pour lancer des fusées. Les gens qu'il rencontre sur la Lune mesurent dix-huit pieds de haut et marchent à quatre pattes. Ils parlent deux langues différentes, mais il n'y a de mots dans aucune. La première, employée par les gens du commun, est un code compliqué fait de gestes de pantomime et nécessitant un mouvement constant de toutes les parties du corps. La seconde, parlée par les classes supérieures, consiste en son pur, un chantonnement complexe mais inarticulé qui ressemble fort à de la musique. Pour manger, les habitants de la Lune n'avalent pas les aliments mais les hument. Leur monnaie est de la poésie – de vrais poèmes, écrits sur des morceaux de papier dont la valeur est déterminée par celle de chaque poème. Le plus grand crime est la virginité, et l'on attend des jeunes gens qu'ils manquent de respect à leurs parents. Plus on a le nez long, plus on est considéré pour la noblesse de son caractère. (On châtre les hommes au nez court, car les gens de la Lune préféreraient l'extinction de leur race à l'obligation de vivre dans une telle laideur.) Il y a des livres qui parlent et des villes qui voyagent. Quand un grand philosophe meurt, ses amis boivent son sang et mangent sa chair. Les hommes arborent, pendus à leur ceinture, des pénis en bronze, comme au XVIIe siècle en France on portait l'épée. Ainsi que l'explique un homme de la Lune à Cyrano étonné, ne vaut-il pas mieux honorer l'instrument de la vie que ceux de la mort ? Cyrano passe une bonne partie du livre dans une cage. A cause de sa petitesse, les Luniens pensent qu'il doit être un perroquet sans plumes. A la fin, un géant le rejette sur la Terre avec l'Antéchrist.”

Je poursuivis mon bavardage pendant plusieurs minutes encore, mais tant parler m'avait épuisé et je sentais que mon inspiration commençait à flancher. En plein milieu de mon dernier discours (sur Jules Verne et le Gun Club de Baltimore), elle m'abandonna tout à fait. Ma tête rétrécit puis devint immense ; je voyais des lumières bizarres et des comètes me passer devant les yeux ; mon estomac se mit à gronder, à s'agiter, la douleur me donnait des coups de poignard et je sentis soudain que j'allais être malade. Sans un mot d'avertissement, j'interrompis ma conférence, me dressai et annonçai que je devais partir. “Merci de votre gentillesse, dis-je, mais des affaires urgentes m'appellent. Vous m'êtes chers, vous êtes bons, je vous promets de penser à vous tous dans mon testament.” C'était une scène de folie, la danse d'un aliéné. Renversant au passage une tasse de café, je sortis de la cuisine en trébuchant et me dirigeai tant bien que mal vers la porte. Quand j'atteignis celle-ci, Kitty se trouvait près de moi. A ce jour, je n'ai jamais compris comment elle avait fait pour arriver là avant moi.

“Tu es un drôle de frère, dit-elle. Tu as l'air d'un homme, et puis tu te transformes en loup. Après quoi le loup devient un moulin à paroles. Tout est dans la bouche pour toi, n'est-ce pas ? D'abord la nourriture, et puis les mots – dedans et puis dehors. Mais tu oublies le meilleur usage à faire d'une bouche. Je suis ta sœur, après tout, et je ne te laisserai pas partir sans m'embrasser.”

Je voulus m'excuser, mais, sans m'accorder une chance de prononcer le moindre mot, Kitty se dressa sur la pointe des pieds, posa la main sur ma nuque, et m'embrassa – très tendrement, me sembla-t-il, presque avec compassion. Je ne savais que penser. Etais-je supposé prendre ce baiser pour un vrai baiser, ou n'était-ce que partie du jeu ? Avant d'avoir pu en décider, j'appuyai sans le vouloir mon dos contre la porte, et la porte s'ouvrit. J'y vis comme un message, une suggestion discrète que la fin était venue et, sans un mot de plus, je continuai donc à reculer, me retournai lorsque mes pieds franchirent le seuil, et m'en fus.

 

Après cela, il n'y eut plus de repas gratuit. Quand le deuxième avis d'expulsion arriva, le 13 août, je ne possédais plus que trente-sept dollars. Il se trouve que c'était le jour même où les astronautes sont venus à New York pour leur grande parade des confettis. Les services de santé ont déclaré par la suite que trois cents tonnes de papier avaient été jetées dans les rues durant ces festivités. C'était un record absolu, disaient-ils, la plus grande parade dans l'histoire universelle. Je gardai mes distances. Ne sachant plus où me tourner, je sortais aussi peu que possible de l'appartement, tâchant d'économiser le peu de force qui me restait. Un petit saut au coin de la rue pour m'approvisionner et puis retour, rien de plus. J'avais le cul irrité à force de me torcher avec le papier brun des sacs que je rapportais du marché, mais c'est de la chaleur que je souffrais le plus. Il faisait insupportable dans l'appartement, une torpeur d'étuve qui m'accablait nuit et jour, et j'avais beau ouvrir les fenêtres, nulle brise ne se laissait apprivoiser. J'étais constamment en nage. Le simple fait de rester assis sur place me faisait transpirer, et, si je bougeais le moins du monde, cela provoquait une inondation. Je buvais autant d'eau que je pouvais. Je prenais des bains froids, me douchais la tête sous le robinet, appliquais des serviettes mouillées sur mon visage, mon cou et mes poignets. Ce n'était qu'un maigre confort, mais au moins j'étais propre. Le savon dans la salle de bains s'était réduit à un mince copeau blanc, et je devais le garder pour me raser. Comme mon stock de lames baissait aussi, je me limitai à deux rasages par semaine, en m'arrangeant avec soin pour qu'ils tombent les jours où je sortais faire mes courses. Bien que cela n'eût sans doute guère d'importance, je trouvais consolant de penser que je réussissais à sauver les apparences.

L'essentiel était de combiner mes prochaines actions. Mais c'était là précisément ce qui m'était le plus difficile, ce que je n'arrivais plus à faire. J'avais perdu la capacité de prévoir, et j'avais beau m'appliquer à tenter d'imaginer l'avenir, je ne le voyais pas, je ne voyais rien du tout. Le seul futur qui m'appartînt jamais était le présent que j'étais en train de vivre et la lutte pour y demeurer avait peu à peu pris le pas sur tout le reste. Je n'avais plus d'idées. Les instants se déroulaient l'un après l'autre, et l'avenir m'apparaissait à tout moment comme une page blanche, vide, une page d'incertitude. Si la vie était une histoire, comme oncle Victor me l'avait souvent affirmé, et si chaque homme était l'auteur de sa propre histoire, alors j'inventais la mienne au fil du chemin. Je travaillais sans scénario, j'écrivais chaque phrase comme elle se présentait et refusais de penser à la suivante. C'était bel et bon, sans doute, mais la question n'était plus de savoir si je pouvais écrire dans l'inspiration du moment. Cela, je l'avais fait. La question était : que devrais-je faire lorsque je me trouverais à court d'encre ?

La clarinette était toujours là, rangée dans son étui à côté de mon lit. J'ai honte aujourd'hui de l'admettre, mais j'ai failli craquer et la vendre. Pire, j'ai même été jusqu'à l'apporter un jour dans un magasin de musique pour savoir combien elle valait. En constatant que je n'en tirerais même pas assez pour couvrir un mois de loyer, j'abandonnai cette idée. Mais c'est la seule chose qui m'a épargné l'indignité d'aller jusqu'au bout. Avec le temps, j'ai compris combien j'avais été près de commettre un péché impardonnable. La clarinette était mon dernier lien avec oncle Victor, et parce que c'était le dernier, parce qu'il n'y avait aucune autre trace de lui, elle portait en elle toute la force de son âme. Chaque fois que je la regardais, je sentais cette force en moi aussi. C'était un objet auquel je pouvais m'accrocher, un débris du naufrage, qui m'aidait à flotter.

Plusieurs jours après ma visite chez le marchand de musique, un désastre mineur eut presque raison de moi. Les deux œufs que je m'apprêtais à mettre à bouillir dans une casserole d'eau pour mon repas quotidien glissèrent entre mes doigts et s'écrasèrent sur le sol. C'étaient les deux derniers de mes réserves, et je ne pus m'empêcher d'y voir la mésaventure la plus cruelle, la plus terrible qui me soit jamais arrivée. Les œufs avaient atterri avec un affreux bruit mou. Je me souviens d'être resté pétrifié d'horreur tandis qu'ils se répandaient sur le sol. Leur contenu lumineux, translucide, s'infiltrait dans les fentes du plancher, et soudain il y eut de la morve partout, une flaque visqueuse avec des bulles et des bouts de coquilles. Par miracle, un jaune avait survécu à la chute, mais quand je me penchai pour le ramasser, il glissa de la cuiller et se rompit. Il me sembla qu'une étoile explosait, qu'un grand soleil venait de mourir. Le jaune s'étala sur le blanc puis commença à tourbillonner, pour se transformer en une vaste nébuleuse, débris de gaz interstellaires. C'était trop pour moi – la dernière goutte, impondérable. Quand ceci s'est passé, je me suis assis, vrai, et j'ai pleuré.

Dans une tentative de dominer mon émotion, je m'en allai au Moon Palace m'offrir un repas. Cela ne servit à rien. J'étais passé de l'attendrissement sur moi-même à la prodigalité, et je me haïssais d'avoir cédé à ce caprice. Pour accroître encore mon dégoût, je commençai par un potage à l'œuf : j'étais incapable de résister à la perversité d'un tel jeu sur les mots. Je poursuivis avec des beignets, une assiettée de crevettes épicées et une bouteille de bière chinoise. Mais tout bienfait qu'aurait pu m'apporter cette nourriture était annulé par le poison de mes pensées. Je faillis vomir sur le riz. Ceci n'est pas un dîner, pensais-je, c'est le dernier repas, celui qu'on sert au condamné avant de le traîner à l'échafaud. Tandis que je m'obligeais à mâcher, à avaler, je me souvins d'une phrase de Raleigh, dans sa dernière lettre à sa femme, écrite la veille de son exécution : Mon cerveau est brisé. Rien n'aurait pu mieux me convenir que ces mots. Je pensai à la tête tranchée de Raleigh, conservée par sa femme dans une boîte en verre. Je pensai à la tête de Cyrano, défoncée par la chute d'une pierre. Puis j'imaginai l'éclatement de ma propre tête, s'éparpillant comme les œufs tombés sur le sol de ma chambre. Je sentais mon cerveau s'écouler goutte à goutte. Je me voyais en morceaux.

Je laissai au garçon un pourboire exorbitant et retournai vers mon immeuble. En entrant dans le hall, je m'arrêtai par routine devant ma boîte aux lettres et m'aperçus qu'il y avait quelque chose dedans. A part les avis d'expulsion, c'était le premier courrier que je recevais depuis des mois. Je me figurai pendant un bref instant que quelque bienfaiteur inconnu m'avait envoyé un chèque, mais en examinant la lettre je constatai que c'était simplement une autre sorte d'avis. Je devais me rendre à la visite médicale de l'armée le 16 septembre. Etant donné mon état du moment, j'encaissai la nouvelle avec un calme relatif. Il faut dire que le lieu où le couperet tomberait me paraissait de peu d'importance. A New York ou en Indochine, pensais-je, au bout du compte cela revient au même. Si Colomb avait pu confondre l'Amérique avec Cathay, qui étais-je pour faire la fine bouche avec la géographie ? Je rentrai chez moi et glissai la lettre dans l'étui de la clarinette d'oncle Victor. En l'affaire de quelques minutes j'avais réussi à l'oublier complètement.

J'entendis quelqu'un frapper à la porte, mais décidai que cela ne valait pas la peine d'aller voir qui c'était. Je réfléchissais, et souhaitais n'être pas dérangé. Quelques heures plus tard, j'entendis frapper à nouveau. On frappait d'une façon très différente de la première fois, et je ne croyais pas qu'il pût s'agir de la même personne. Celle-ci était grossière et brutale, un poing coléreux qui secouait la porte sur ses gonds, tandis que l'autre avait été discrète, presque timide : le fait d'un seul doigt, tapant sur le bois son message léger et intime. Je tournai ces différences dans ma tête pendant plusieurs heures, en méditant sur les trésors de connaissance humaine que renfermaient des sons aussi simples. Si les deux bruits avaient été produits par la même main, pensais-je, le contraste semblerait alors indiquer une frustration terrible, et j'étais bien en peine de me figurer qui pouvait si désespérément souhaiter me voir. Ceci signifiait que ma première interprétation était la bonne. Il y avait deux individus. L'un était probablement une femme, l'autre pas. Je continuai à réfléchir en ce sens jusqu'à la tombée de la nuit. Aussitôt que je m'aperçus qu'il faisait noir, j'allumai une bougie, puis me remis à réfléchir jusqu'à ce que je m'endorme. Pendant tout ce temps, cependant, il ne me vint pas à l'esprit de me demander qui ces gens pouvaient être. Mieux encore, je ne fis pas le moindre effort pour comprendre pourquoi je ne désirais pas savoir.

Les coups sur la porte reprirent le lendemain matin. Quand je fus suffisamment réveillé pour être sûr que je ne rêvais pas, j'entendis un bruit de clefs au-dehors, dans le vestibule – un violent grondement de tonnerre qui m'explosa dans le crâne. J'ouvris les yeux, et à cet instant une clef fut introduite dans la serrure. Le pêne tourna, la porte s'ouvrit à la volée, et Simon Fernandez, le surveillant de l'immeuble, fit son entrée dans la chambre. Il arborait son habituelle barbe de deux jours et portait le même pantalon kaki avec le même T-shirt blanc que depuis le début de l'été – une tenue défraîchie maintenant, avec des taches de suie grisâtre et les dégoulinades de plusieurs douzaines de repas. Il me regarda droit dans les yeux en faisant semblant de ne pas me voir. Depuis Noël, quand j'avais failli à la coutume du pourboire annuel (encore une dépense rayée de mes livres), Fernandez était devenu hostile. Plus de bonjours, plus de commentaires sur le temps, plus d'histoires à propos de son cousin de Ponce qui avait presque été admis à faire partie de l'équipe des Cleveland Indians. Fernandez s'était vengé en faisant comme si je n'existais pas, et nous n'avions pas échangé un mot depuis des mois. Ce matin entre tous les matins, néanmoins, sa stratégie avait subi une modification inattendue. Il déambula quelques instants autour de la pièce en tapotant les murs comme pour les inspecter, en quête de dégâts, puis, comme il passait pour la deuxième ou troisième fois à côté de mon lit, il s'arrêta, se retourna, et affecta un haut-le-corps exagéré en m'apercevant enfin. “Doux Jésus, s'écria-t-il, tu es toujours là ?

– Toujours là, répondis-je. Si on peut dire.

– Faut que tu t'en ailles aujourd'hui, annonça Fernandez. L'appartement est loué pour le premier du mois, tu sais, et Willie s'amène avec les peintres demain matin. T'as pas envie que les flics viennent te tirer d'ici, hein ?

– Ne vous en faites pas. Je serai parti bien à temps.”

Fernandez examina la chambre d'un air de propriétaire, puis secoua la tête, dégoûté. “Quel trou tu as ici, mon ami. Sans vouloir t'offenser, ça me fait penser à un cercueil. Une de ces caisses en sapin dans lesquelles on enterre les types.

– Mon décorateur a pris des vacances, expliquai-je. Nous avions le projet de peindre les murs en bleu œuf de rouge-gorge, mais nous n'étions pas certains que cela irait avec les carreaux de la cuisine. Nous sommes convenus d'y réfléchir encore un peu avant de nous lancer.

– Un petit malin d'étudiant. T'as un problème, ou quoi ?

– Pas de problème. Quelques ennuis financiers, c'est tout. Le marché était mauvais, ces derniers temps.

– Si t'as besoin d'argent, faut le gagner. Comme je vois les choses, tu fais que rester assis sur ton cul toute la journée. Comme un chimp au zoo, tu vois ce que je veux dire ? Tu peux pas payer ton loyer si tu ne bosses pas.

– Mais je travaille. Je me lève le matin comme tout le monde, et puis je m'applique à essayer de vivre encore toute une journée. C'est un travail à temps plein. Pas de pauses café, pas de week-ends, pas de bonus ni de congés. Je ne me plains pas, remarquez, mais le salaire est plutôt bas.

– Tu m'as l'air d'un foutu paumé. Un petit malin d'étudiant, complètement paumé.

– Il ne faut pas surestimer les études. Ça ne mérite pas tout le foin qu'on en fait.

– Si j'étais toi, j'irais voir un médecin, déclara Fernandez, faisant soudain montre de sympathie. Je veux dire, regarde-toi. C'est vraiment triste, mon vieux. Y a plus rien. Juste un tas d'os.

– J'ai suivi un régime. Il n'est pas facile d'être au mieux de sa forme avec deux œufs à la coque par jour.

– Je ne sais pas, remarqua Fernandez, qui dérivait dans ses propres pensées. Parfois c'est comme si tout le monde était devenu cinglé. Si tu veux mon avis, c'est tous ces trucs qu'on tire dans l'espace. Tous ces machins bizarres, ces satellites, ces fusées. Si on envoie des gens dans la Lune, il faut bien que ça craque. Tu vois ce que je veux dire ? Ça fait faire aux gens de drôles de choses. On ne peut pas déconner avec le ciel et espérer que rien ne se passe.”

Il déplia le numéro du Daily News qu'il tenait dans la main gauche et me montra la première page. C'était la preuve, l'ultime pièce à conviction. Je ne distinguai pas du premier coup, mais ensuite je vis qu'il s'agissait de la photographie aérienne d'une foule. Il y avait des dizaines de milliers de gens sur cette photographie, un gigantesque agglomérat de corps, plus de corps que je n'en avais jamais vus en un même lieu. Woodstock. Cela avait si peu de rapport avec ce qui était en train de m'arriver que je ne savais que penser. C'étaient des gens de mon âge, mais, pour ce qui concerne la connivence que je ressentais avec eux, ils auraient aussi bien pu se trouver sur une autre planète.

Fernandez s'en alla. Je restai où j'étais pendant plusieurs minutes, puis sortis de mon lit et m'habillai. Il ne me fallut pas longtemps pour me préparer. Je fourrai quelques bricoles dans un sac de toile, calai l'étui à clarinette sous mon bras, et pris la porte. C'était la fin du mois d'août 1969. Si je me souviens bien, un soleil radieux brillait ce matin-là, et une petite brise soufflait de la rivière. Je me tournai vers le sud, m'arrêtai un moment, puis fis un pas. Puis je fis encore un pas, et de cette façon je commençai à descendre la rue. Pas une fois je ne regardai en arrière.


1 En anglais, fog signifie brouillard. (N.d.T.)

2 Les Ambiances lunaires de Howie Dunn. (N.d.T.)

3 Mégot et grenouille. (N.d.T.)

4 Marco Polo, Chemise de polo, Face de chemise, Face de merde. (N.d.T.)

5 Multiple Sclerosis : sclérose multiple. (N.d.T.)

6 Quartier de Chicago. (N.d.T.)