A partir d'ici, l'histoire se complique. Je peux décrire les événements mais, si précisément et si complètement que je m'y efforce, ma relation ne représentera jamais qu'une partie de ce que je tente de raconter. D'autres que moi sont concernés, et à la fin ils sont impliqués autant que moi dans ce qui m'est arrivé. Je pense à Kitty Wu, à Zimmer, à des gens qu'à l'époque je ne connaissais pas encore. J'ai appris beaucoup plus tard, par exemple, que c'était Kitty qui était venue frapper à ma porte. Alarmée par mon exhibition, lors de ce déjeuner dominical, et plutôt que de continuer à se tracasser, elle avait décidé de se rendre chez moi pour s'assurer que j'allais bien. La difficulté était de trouver mon adresse. Elle l'avait cherchée dès le lendemain dans l'annuaire, mais comme je n'avais pas le téléphone, je n'y figurais pas. Son inquiétude s'en était trouvée accrue. Se souvenant que la personne que je recherchais s'appelait Zimmer, elle s'était mise à son tour en quête de lui – sachant qu'il était sans doute la seule personne à New York à pouvoir lui dire où j'habitais. Malheureusement Zimmer n'avait emménagé dans son nouvel appartement que dans la seconde moitié du mois d'août, plus de dix ou douze jours après. Presque à l'instant même où elle parvenait à se procurer son numéro aux renseignements, je laissais tomber les œufs sur le sol de ma chambre. (A force de ressasser la chronologie dans le but de repérer tous nos faits et gestes, nous avons reconstitué tout ceci à la minute près.) Elle avait aussitôt voulu téléphoner à Zimmer, dont la ligne était occupée. Quand elle avait réussi à l'atteindre, j'étais déjà installé au Moon Palace, en train de m'en aller en pièces devant mon repas. Elle avait aussitôt pris le métro en direction du Upper West Side. Mais le trajet avait duré plus d'une heure, et lorsqu'elle était enfin arrivée chez moi il était trop tard. J'étais perdu dans mes pensées, et je l'avais laissée frapper à la porte sans réagir. Elle m'a raconté qu'elle était restée sur le palier pendant cinq à dix minutes. Elle m'entendait parler tout seul à l'intérieur (des mots trop confus pour qu'elle puisse les comprendre) et puis, tout à coup, il semble que je me sois mis à chanter – d'une façon bizarre, un chant sans mélodie, disait-elle – mais je n'en ai aucun souvenir. Elle avait frappé de nouveau, mais de nouveau j'étais demeuré sans réaction. Ne désirant pas s'imposer, elle avait finalement renoncé.
C'est là ce que Kitty m'a raconté. Cela m'a d'abord semblé plausible, mais dès que j'ai commencé d'y réfléchir, son histoire m'a paru de moins en moins convaincante. “Je ne comprends toujours pas pourquoi tu es venue, lui ai-je dit. Nous ne nous étions vus que cette seule fois, et je ne pouvais rien représenter pour toi, à l'époque. Pourquoi t'es-tu donné tout ce mal à cause de quelqu'un que tu ne connaissais même pas ?”
Détournant de moi ses yeux, Kitty a regardé par terre. “Parce que tu étais mon frère, a-t-elle répondu, très doucement.
– Ce n'était qu'une plaisanterie. On ne se démène pas ainsi pour une plaisanterie.
– Non, sans doute”, a-t-elle murmuré, avec un léger haussement d'épaules. Je pensais qu'elle allait poursuivre, mais plusieurs secondes se sont écoulées sans qu'elle ajoutât rien.
“Alors ? ai-je demandé. Pourquoi ?”
Elle m'a lancé un bref regard puis s'est remise à fixer le sol. “Parce que je croyais que tu étais en danger, dit-elle. Je croyais que tu étais en danger, et de ma vie je ne m'étais jamais sentie aussi triste pour qui que ce soit.”
Elle était retournée à l'appartement le lendemain, mais j'étais déjà parti. La porte était entrouverte, néanmoins, et comme elle la poussait pour franchir le seuil elle était tombée sur Fernandez qui s'affairait dans la chambre ; il était en train d'entasser mes possessions dans des sacs poubelles en plastique tout en grommelant et en jurant dans sa barbe. Tel que Kitty le décrivait, on aurait dit quelqu'un qui s'efforce de nettoyer la chambre d'un homme qui vient de mourir de la peste : ses mouvements rapides trahissaient une répugnance paniquée, il touchait à peine aux objets, comme s'il avait eu peur d'en être infecté. Elle lui avait demandé s'il savait où j'étais parti, mais il n'avait pu lui dire grand-chose. J'étais un dingue, un connard de paumé, disait-il, et, s'il avait la moindre notion de la moindre idée, j'étais probablement en train de ramper quelque part à la recherche d'un trou où mourir. Kitty était alors partie et redescendue dans la rue, et elle avait téléphoné à Zimmer de la première cabine qu'elle avait trouvée. Le nouvel appartement de Zimmer se trouvait à Bank Street, à l'ouest du Village, mais dès qu'il avait entendu ce qu'elle avait à lui dire, il avait laissé en plan ce qu'il était en train de faire et s'était précipité pour rejoindre Kitty dans mon quartier. Et c'est ainsi que j'ai fini par être sauvé : parce que ces deux-là s'étaient mis à ma recherche. Au moment même je n'en avais pas conscience, bien sûr, mais maintenant que je sais ce que je sais, il m'est impossible d'évoquer ces jours passés sans ressentir une bouffée de nostalgie pour mes amis. Dans un sens, cela altère la réalité de mon expérience. J'avais sauté du haut d'une falaise, et puis, juste au moment où j'allais m'écraser en bas, il s'est passé un événement extraordinaire : j'ai appris que des gens m'aimaient. D'être aimé ainsi, cela fait toute la différence. Cela ne diminue pas la terreur de la chute, mais cela donne une perspective nouvelle à la signification de cette terreur. J'avais sauté de la falaise, et puis, au tout dernier moment, quelque chose s'est interposé et m'a rattrapé en plein vol. Quelque chose que je définis comme l'amour. C'est la seule force qui peut stopper un homme dans sa chute, la seule qui soit assez puissante pour nier les lois de la gravité.
Je n'avais aucune idée de ce que j'allais faire. Après avoir quitté l'appartement, ce matin-là, je me mis simplement à marcher. J'allais où mes pieds me menaient. Dans la mesure où je pensais, c'était à laisser le hasard décider des événements, à suivre la voie de l'impulsivité et de l'arbitraire. Mes premiers pas se dirigeaient vers le sud, je continuai donc vers le sud et me rendis compte, deux ou trois rues plus loin, que de toute façon il valait sans doute mieux m'éloigner de mon quartier. On peut remarquer que l'orgueil avait atténué ma volonté de détachement envers ma misère, l'orgueil et un sentiment de honte. Une part de moi-même était consternée que j'eusse accepté d'en arriver là, et je ne souhaitais pas courir le risque de rencontrer quelqu'une de mes connaissances. Le nord, cela voulait dire Momingside Heights, où les rues seraient peuplées de visages familiers. J'étais certain d'y tomber sur des gens qui, s'ils n'étaient pas des amis, me connaissaient au moins de vue : les habitués du West End Bar, des camarades d'études, d'anciens professeurs. Je n'avais pas le courage de supporter qu'ils me voient, qu'ils me fixent, qu'ils se retournent sur moi, le regard incrédule. Pis encore, j'étais horrifié à l'idée d'avoir à parler à l'un d'entre eux.
Je partis donc vers le sud, et, de tout mon séjour dans les rues, je ne remis pas le pied sur Upper Broadway. J'avais en poche quelque chose comme seize ou vingt dollars ; mon sac contenait un chandail, un blouson de cuir, une brosse à dents, un rasoir avec trois lames neuves, une paire de chaussettes de rechange, des slips, et un petit carnet vert à spirale où j'avais glissé un crayon. Juste au nord de Columbus Circle, moins d'une heure après que je me fus embarqué dans ce pèlerinage, un incident improbable se produisit. Arrêté devant la boutique d'un horloger, j'examinais le mécanisme d'une montre ancienne exposée dans la vitrine quand soudain, en baissant les yeux, j'aperçus à mes pieds un billet de dix dollars. Je fus si ému que je ne savais comment réagir. Mon esprit était déjà plein de confusion, et, plutôt que d'y voir un simple coup de chance, je me persuadai que ce qui venait de se passer était d'une importance profonde : un événement religieux, un véritable miracle. Je me penchai pour ramasser cet argent et quand je constatai qu'il était bien réel, je me mis à trembler de joie. Ça va marcher, me dis-je, tout finira par s'arranger. Sans autre considération, j'entrai dans un café grec et m'offris un petit déjeuner de fermier : jus de pamplemousse, corn-flakes, œufs au jambon, café, le grand jeu. J'achetai même, après ce repas, un paquet de cigarettes, et m'attardai au comptoir en buvant encore une tasse de café. J'étais saisi d'un sentiment incontrôlable de joie et de bien-être, d'un amour tout neuf pour l'univers. Tout dans ce restaurant me semblait merveilleux : les urnes à café fumantes, les tabourets tournants, les grille-pain à quatre fentes, les machines argentées qui servaient à préparer les milk-shakes, les petits pains frais empilés dans leurs récipients de verre. Je me sentais comme sur le point de renaître, de découvrir un continent nouveau. En savourant une deuxième Camel, je regardai le garçon s'affairer derrière le comptoir. Je dirigeai ensuite mon attention vers la serveuse, son air mal soigné, ses faux cheveux roux. L'un et l'autre me paraissaient indiciblement poignants. J'aurais aimé leur dire combien ils m'étaient importants, mais les mots refusaient de me sortir de la bouche. Pendant quelques minutes encore, je restai assis là, plongé dans ma propre euphorie, à m'écouter penser. Mon cerveau débordait de sentimentalisme, un vrai pandémonium d'élucubrations rhapsodiques. Puis, ma cigarette s'étant réduite à un mégot, je rassemblai mes forces et repris mon chemin.
Dans l'après-midi, la chaleur devint étouffante. Ne sachant que faire de moi-même, j'entrai dans un des cinémas à triple programme de la Quarante-deuxième rue, près de Times Square. La promesse du conditionnement d'air m'avait séduit, et j'y pénétrai aveuglément, sans même prendre la peine de lire sur l'affiche ce qu'on jouait. Pour quatre-vingt-dix-neuf cents, j'étais prêt à assister à n'importe quoi. Je m'installai à l'étage, dans la section fumeurs, et vins lentement à bout de dix ou douze autres Camel en regardant les deux premiers films, dont j'ai oublié les titres. Je me trouvais dans l'un de ces fastueux palaces de rêve construits pendant la Dépression : lustres dans le vestibule, escaliers de marbre, décors rococo sur les murs. C'était moins un cinéma qu'une châsse, un temple à la gloire de l'illusion. A cause de la température extérieure, la plus grande partie de la population clocharde de New York paraissait présente ce jour-là. Il y avait des ivrognes et des drogués, des gens avec des croûtes sur le visage, des gens qui marmonnaient pour eux-mêmes et répliquaient aux acteurs sur l'écran, des gens qui ronflaient, qui pétaient, des gens qui pissaient sous eux. Une équipe de portiers circulait dans les allées avec des lampes électriques, vérifiant si personne ne s'était endormi. Le bruit était toléré dans ce théâtre, mais il était apparemment illégal d'y perdre conscience. Chaque fois qu'un portier découvrait un dormeur, il lui dirigeait sa lampe droit dans la figure en lui ordonnant d'ouvrir les yeux. Si l'homme ne réagissait pas, le portier s'avançait jusqu'à son siège et le secouait. Les récalcitrants étaient éjectés de la salle, non sans fortes et amères protestations. Ceci se produisit une demi-douzaine de fois au cours de l'après-midi. Il ne m'est venu à l'esprit que beaucoup plus tard que les portiers étaient sans doute en quête de morts.
Je ne laissai rien de tout cela me troubler. J'étais au frais, au calme, j'étais content. Compte tenu des incertitudes qui m'attendaient au sortir de là, j'avais la situation bien en main. Ensuite la troisième partie du programme commença et j'eus soudain l'impression que le sol se dérobait au-dedans de moi. Il se trouve qu'on donnait le Tour du monde en quatre-vingts jours, ce même film que j'avais vu onze ans plus tôt à Chicago avec l'oncle Victor. Je pensai que j'éprouverais du plaisir à le revoir, et considérai pendant un petit moment que j'avais de la chance de m'être installé dans cette salle juste le jour où on le projetait – ce film, entre tous les films. Il me sembla que le destin veillait sur moi, que ma vie se déroulait sous la protection d'esprits bienveillants. Au bout de peu de temps, je m'aperçus néanmoins que des larmes étranges, inexplicables, me montaient aux yeux. Au moment où Philéas Fogg et Passepartout s'envolent dans le ballon à air chaud (quelque part au cours de la première demi-heure), les vannes cédèrent enfin et un flot de larmes brûlantes et salées m'inonda les joues. Mille chagrins d'enfance me revenaient en tempête, j'étais impuissant à m'en défendre. Je sentais que si l'oncle Victor avait pu me voir, il en aurait eu le cœur brisé. Je m'étais laissé aller à rien, un homme mort, dégringolant en enfer la tête la première. Dans la nacelle de leur ballon, qui flottait au-dessus de la généreuse campagne française, David Niven et Cantinflas regardaient le paysage, et moi, en bas, dans l'obscurité, en compagnie d'un ramassis d'ivrognes, je sanglotais à perdre le souffle sur ma misérable existence. Je quittai ma place et me frayai un chemin vers la sortie. Au-dehors, je fus agressé par la lumière de cette fin d'après-midi, replongé soudain dans la chaleur. C'est tout ce que je mérite, me dis-je. J'ai créé mon néant, il me faut maintenant y vivre.
Il en fut ainsi pendant plusieurs jours encore. Au gré de sautes d'humeur qui passaient avec brusquerie d'un extrême à l'autre, je balançai tant et si bien de la joie au désespoir que ces allées et venues me délabrèrent le cerveau. Presque n'importe quoi servait de déclencheur : une confrontation inattendue avec le passé, le sourire d'un étranger, la façon dont la lumière frappait le trottoir à une heure donnée. Je m'efforçais d'atteindre à une forme d'équilibre intérieur, mais en vain : tout était instabilité, tumulte, lubies extravagantes. Engagé un moment dans une quête philosophique, avec la suprême certitude d'accéder bientôt au rang des illuminés, je m'écroulais l'instant d'après, en larmes, sous le poids de mon angoisse. Mon absorption en moi-même était si profonde que je ne voyais plus les choses telles qu'elles étaient : les objets devenaient pensées, et chaque pensée jouait son rôle dans le drame qui se développait au-dedans de moi.
Me trouver projeté dans l'inconnu était une tout autre affaire que de rester dans ma chambre à attendre que le ciel me tombe sur la tête. Une fois sorti du cinéma, il ne me fallut pas dix minutes pour comprendre enfin ce qui m'attendait. La nuit approchait, je devais sans délai me trouver un endroit où dormir. Si étonnant que cela me paraisse aujourd'hui, je n'avais pas sérieusement réfléchi à ce problème. Je supposais qu'une solution ou une autre surgirait d'elle-même, que la confiance aveugle dans la chance pure suffirait. Mais lorsque je commençai à examiner les perspectives qui s'offraient à moi, je me rendis compte qu'elles n'étaient pas gaies. Je n'allais pas m'allonger sur le trottoir comme un clochard, me disais-je, pour y passer la nuit emballé dans de vieux journaux. Ce serait m'exposer à tous les fous de la ville, les inviter à me couper la gorge. Et même si je ne subissais pas d'agression, j'étais certain de me faire arrêter pour vagabondage. D'autre part, de quelles possibilités d'abri disposais-je ? La perspective de coucher dans un asile me faisait horreur. Je ne supportais pas l'idée de me trouver dans la même pièce qu'une centaine de crève-la-faim, obligé de respirer leurs odeurs, d'écouter les grognements de vieillards en train de se foutre entre eux. Je ne voulais rien avoir à faire de ce genre d'endroits, même si l'accès en était gratuit. Il y avait le métro, bien sûr, mais je savais d'avance que je ne pourrais jamais y fermer l'œil – ni à cause des cahots, du bruit, des lumières fluorescentes, ni de la conscience qu'à tout moment un surveillant pouvait venir me balancer sa matraque sur la plante des pieds. J'errai pendant plusieurs heures, la peur au ventre, sans parvenir à une décision. Si je finis par choisir Central Park, c'est uniquement parce que j'étais trop épuisé pour trouver une autre idée. Je me trouvai, vers onze heures, en train de marcher sur la Cinquième avenue en parcourant d'une main distraite le mur de pierre qui la sépare du parc. Je regardai de l'autre côté, vis cet immense espace inhabité, et me rendis compte que rien de mieux ne se présenterait à cette heure. Au moins, le sol y serait mou, et j'accueillais avec soulagement l'idée de m'étendre sur l'herbe, de pouvoir faire mon lit en un lieu où personne ne me verrait. J'entrai dans le parc quelque part près du Metropolitan Museum, m'enfonçai vers l'intérieur pendant plusieurs minutes, puis me glissai en rampant sous un buisson. Je ne me sentais pas capable d'une recherche plus attentive. J'avais entendu toutes les histoires horribles qu'on raconte à propos de Central Park, mais à ce moment ma fatigue était plus grande que ma peur. Je me disais que si le buisson ne me dissimulait pas aux regards j'avais toujours mon couteau pour me défendre. Je roulai en boule mon blouson de cuir en guise d'oreiller puis m'agitai quelques instants en essayant de trouver une position confortable. Aussitôt que je fus immobile, j'entendis un criquet dans le buisson voisin. Peu après, une brise légère se mit à agiter les feuilles et les branches au-dessus de ma tête. Je ne savais plus que penser. Il n'y avait pas de lune cette nuit-là dans le ciel, ni la moindre étoile. Avant de m'être souvenu de saisir mon couteau dans ma poche, je dormais profondément.
Je me réveillai avec l'impression d'avoir couché dans un fourgon. Le jour venait de se lever, et j'avais le corps entier endolori, les muscles noués. Je m'extirpai tant bien que mal du buisson, jurant et gémissant à chaque mouvement, puis découvris mon environnement. J'avais passé la nuit au bord d'un terrain de soft-ball, dans le bosquet situé derrière une des bases. Le terrain était situé dans un creux, et à cette heure matinale un léger brouillard gris flottait au-dessus de l'herbe. Il n'y avait rigoureusement personne en vue. Quelques moineaux voletaient en pépiant aux alentours de la deuxième base, un geai criait dans la cime des arbres. C'était New York, mais cela n'avait rien à voir avec le New York que j'avais toujours connu. Cet endroit était dépourvu d'associations, il aurait pu se trouver n'importe où. Tandis que je méditais là-dessus, je réalisai tout à coup que j'avais réussi à passer la première nuit. Je n'affirmerais pas que je me réjouissais de ce succès (mon corps me faisait trop souffrir), mais j'avais conscience de m'être débarrassé d'un souci important. J'avais passé la première nuit, et, si je l'avais fait une fois, il n'y avait pas de raison d'imaginer que je ne pourrais pas recommencer.
Après cela, je couchai tous les soirs dans le parc. Il était devenu pour moi un sanctuaire, un refuge d'intériorité contre les exigences énervantes de la rue. Cela faisait plus de trois cents hectares où vagabonder et, à la différence du quadrillage massif d'immeubles et de tours qui en dominait le pourtour, le parc m'offrait la possibilité de m'isoler, de me séparer du reste du monde. Dans les rues, tout n'est que corps et commotions et, qu'on le veuille ou non, on ne peut y pénétrer sans adhérer à un protocole rigoureux. Marcher dans une foule signifie ne jamais aller plus vite que les autres, ne jamais traîner la jambe, ne jamais rien faire qui risque de déranger l'allure du flot humain. Si on se conforme aux règles de ce jeu, les gens ont tendance à vous ignorer. Un vernis particulier ternit les yeux des New-Yorkais quand ils circulent dans les rues, une forme naturelle, peut-être nécessaire, d'indifférence à autrui. Par exemple, l'apparence ne compte pas. Tenues extravagantes, coiffures bizarres, T-shirts imprimés de slogans obscènes – personne n'y fait attention. En revanche, quelque accoutrement qu'on arbore, la façon dont on se comporte est capitale. Le moindre geste étrange est immédiatement ressenti comme une menace. Parler seul à voix haute, se gratter le corps, fixer quelqu'un droit dans les yeux : de tels écarts de conduite peuvent déclencher dans l'entourage des réactions hostiles et parfois violentes. On ne peut ni trébucher ni tituber, il ne faut pas se tenir aux murs, ni chanter, car toute attitude spontanée ou involontaire provoque à coup sûr des regards durs, des remarques caustiques, et même à l'occasion une bourrade ou un coup de pied dans les tibias. Je n'en étais pas au point de subir pareils traitements, mais j'avais vu de telles choses se produire et je savais qu'un jour viendrait tôt ou tard où je ne serais plus capable de me contrôler. Par contraste, la vie dans Central Park proposait une gamme plus étendue de variables. Personne ne s'y étonnait qu'on s'étende sur l'herbe pour s'endormir en plein midi. Personne ne tiquait si l'on restait assis sous un arbre à ne rien faire, si l'on jouait de la clarinette, si l'on hurlait à tue-tête. A part les employés de bureau qui en longeaient les limites à l'heure du déjeuner, la majorité des gens qui fréquentaient le parc se conduisaient comme s'ils avaient été en vacances. Les mêmes choses qui les auraient inquiétés dans la rue n'étaient ici considérées qu'avec une indifférence amusée. Les gens se souriaient et se tenaient par la main, pliaient leurs corps en postures inhabituelles, s'embrassaient. C'était vivre et laisser vivre, et du moment qu'on n'intervenait pas directement dans l'existence des autres on était libre d'agir à sa guise.
Il est indiscutable que le parc me fit le plus grand bien. Il me donnait une possibilité d'intimité, mais surtout il me permettait d'ignorer la gravité réelle de ma situation. L'herbe et les arbres étaient démocratiques, et quand je flânais au soleil d'une fin d'après-midi, ou quand, en début de soirée, j'escaladais les rochers en quête d'un endroit où dormir, j'avais l'impression de me fondre dans l'environnement, de pouvoir passer, même devant un œil exercé, pour l'un des pique-niqueurs ou des promeneurs qui m'entouraient. Les rues n'autorisaient pas de telles illusions. Quand je marchais dans la foule, j'étais aussitôt accablé par la honte. Je me sentais tache, vagabond, raté, bouton obscène sur la peau de l'humanité. Chaque jour, je devenais un peu plus sale que le jour précédent, un peu plus dépenaillé et brouillon, un peu plus différent de tous les autres. Dans le parc, je n'avais pas à trimbaler ce fardeau de conscience de moi-même. J'y possédais un seuil, une frontière, un moyen de distinguer le dedans du dehors. Si les rues m'obligeaient à me voir tel que les autres me voyaient, le parc m'offrait une chance de retrouver ma vie intérieure, de m'appréhender sur le seul plan de ce qui se passait au-dedans de moi. Je m'apercevais qu'il est possible de survivre sans un toit sur sa tête, mais pas sans établir un équilibre entre l'intérieur et l'extérieur. C'est ce que le parc faisait pour moi. Comme foyer, ce n'était pas grand-chose, sans doute, mais, à défaut de tout autre abri, c'en était assez proche.
Des choses inattendues m'y arrivaient sans cesse, des choses dont il me paraît presque impossible de me souvenir aujourd'hui. Un jour, par exemple, une jeune femme aux cheveux d'un roux éclatant vint me glisser dans la main un billet de cinq dollars – comme ça, sans la moindre explication. Une autre fois, je fus convié par un groupe de gens à me joindre à eux pour un déjeuner sur l'herbe. Quelques jours plus tard, je passai un après-midi entier à jouer au soft-ball. Compte tenu de ma condition physique du moment, je m'en tirai honorablement (deux ou trois singles, une balle rattrapée en plongeon dans le champ gauche), et chaque fois que revenait le tour de mon équipe d'être à la batte, les autres joueurs m'offraient à manger, à boire et à fumer : des sandwiches géants et des bretzels, des boîtes de bière, des cigarettes. Ce furent des moments heureux, et ils m'ont aidé à franchir certaines périodes plus sombres, quand la chance paraissait m'avoir abandonné. Peut-être était-ce là tout ce que je m'étais jamais appliqué à prouver : que dès lors qu'on a jeté sa vie à tous les vents, on découvre des choses qu'on n'avait jamais soupçonnées, des choses qu'on ne peut apprendre en nulle autre circonstance. J'étais à moitié mort de faim, mais chaque fois qu'un événement heureux survenait, je l'attribuais moins à la chance qu'à un état d'esprit particulier. Que penser, sinon, des extraordinaires gestes de générosité dont je fus l'objet à Central Park ? Je ne demandais jamais rien à personne, je ne bougeais pas de ma place, et pourtant des inconnus venaient sans cesse m'apporter de l'aide. Une force devait émaner de moi vers le monde, pensais-je, quelque chose d'indéfinissable qui donnait aux gens l'envie d'agir ainsi. Avec le temps, je commençai à remarquer que les bonnes choses n'arrivaient que lorsque j'avais renoncé à les espérer. Si c'était vrai, l'inverse devait l'être aussi : trop espérer les empêcherait de se produire. C'était la conséquence logique de ma théorie, car si je m'étais prouvé que je pouvais exercer sur autrui une attirance, il s'ensuivait que je pouvais le repousser. En d'autres termes, on n'obtenait ce qu'on désirait qu'en ne le désirant pas. Cela n'avait aucun sens, mais l'inintelligibilité de cette proposition était ce qui me plaisait. Si mes besoins ne pouvaient être comblés qu'à condition de ne pas y penser, toute pensée consacrée à ma situation était nécessairement improductive. Dès l'instant où j'adoptai cette idée, je me trouvai en équilibre instable sur le fil d'une conscience inconcevable. Car comment ne pas penser à la faim quand on est toujours affamé ? Comment réduire son estomac au silence quand il proteste sans répit en réclamant satisfaction ? Il est presque impossible d'ignorer de telles demandes. J'y cédai à maintes reprises, et je savais aussitôt, automatiquement, que j'avais détruit mes chances de secours. Ce résultat était inévitable, il avait la rigueur et la précision d'une formule mathématique. Tant que je me préoccupais de mes problèmes, le monde se détournait de moi. Ce qui ne me laissait d'autre choix que de me suffire à moi-même, de chaparder, de me débrouiller tout seul. Le temps passait. Un jour, deux jours, trois ou quatre même, peut-être, et je purgeais petit à petit mon esprit de toute idée de sauvetage, je me déclarais perdu. C'était alors seulement qu'intervenaient les événements miraculeux. Ils tombaient toujours du ciel. Je ne pouvais les prévoir, et, une fois qu'ils avaient eu lieu, je ne pouvais en aucune manière compter sur leur répétition. Chaque miracle était donc toujours le dernier miracle. Et parce que c'était le dernier, j'étais chaque fois rejeté vers les commencements, obligé chaque fois de reprendre la lutte.
Je passais une partie de mes journées à chercher de la nourriture dans le parc. Cela m'aidait à réduire mes dépenses, et aussi à repousser le moment où il faudrait m'aventurer dans les rues. Avec le temps, les rues étaient devenues ma pire crainte, et j'étais prêt à quasiment n'importe quoi pour les éviter. Les week-ends, en particulier, m'étaient très profitables. Quand il faisait beau, des masses de gens venaient au parc, et je constatai bientôt que la plupart y apportaient quelque chose à manger : toutes sortes de repas et de casse-croûte, de quoi s'empiffrer à cœur joie. Il en résultait un gaspillage inévitable, des masses gargantuesques d'aliments abandonnés mais comestibles. Il me fallut un peu de temps pour m'y adapter, mais, une fois acceptée l'idée de mettre dans ma bouche quelque chose qui avait déjà touché celle d'un autre, je trouvai autour de moi de quoi me nourrir à satiété. Des croûtes de pizzas, des morceaux de hot-dogs, des quignons de sandwiches, des boîtes de limonade à moitié pleines – les prés et les rochers en étaient parsemés, les poubelles débordaient de cette abondance. Pour surmonter mon dégoût, j'entrepris de leur donner des noms comiques. Je les appelais restaurants cylindriques, repas à la fortune du pot, colis d'assistance municipale – n'importe quoi pour éviter de les appeler par leur nom. Un jour où je fourrageais dans l'une d'elles, un policier s'approcha et me demanda ce que je faisais. Pendant quelques instants, je balbutiai, pris tout à fait au dépourvu, puis je déclarai que j'étais étudiant. Je prétendis travailler pour un projet d'études urbaines, et avoir consacré tout l'été à l'analyse statistique et sociologique du contenu des poubelles. Pour confirmer ce que je disais, j'extirpai de ma poche ma carte universitaire de Columbia, en espérant qu'il ne remarquerait pas qu'elle était périmée depuis juin. Il examina un moment la photographie, regarda mon visage, revint à la photographie pour les comparer, puis haussa les épaules. “Tâche de ne pas trop enfoncer la tête dedans, lança-t-il. Tu risques de rester bloqué, si tu ne fais pas attention.”
Je ne voudrais pas suggérer que je trouvais tout ceci plaisant. Ramasser des miettes n'avait rien de romanesque, et le peu de nouveauté que cela avait pu présenter au début s'était rapidement émoussée. Je me souvenais d'un passage dans un livre que j'avais lu un jour (Lazarillo de Tormes, je crois bien) dans lequel un hidalgo famélique se promène partout un cure-dent à la bouche afin de donner l'impression qu'il vient de terminer un repas copieux. Je me mis à affecter moi-même ce déguisement, et je n'oubliais jamais de rafler une poignée de cure-dents chaque fois que j'allais prendre une tasse de café dans un bistrot. Ils me permettaient de mâchouiller dans les périodes creuses entre les repas, et je pensais qu'ils conféraient à mon apparence une sorte de distinction, un air d'indépendance et de calme. Pas grand-chose, mais j'avais besoin de tout ce qui pouvait m'aider à tenir debout. J'éprouvais une difficulté particulière à m'approcher d'une poubelle quand je me sentais observé et je m'efforçais toujours d'y mettre toute la discrétion possible. Si ma faim l'emportait en général sur mon inhibition, c'est simplement que ma faim était trop grande. A plusieurs reprises, j'entendis des gens se moquer de moi, et une ou deux fois je remarquai des enfants qui me montraient du doigt, en disant à leur mère de regarder ce drôle de bonhomme qui mangeait des ordures. Ce sont là des choses qu'on n'oublie jamais, le temps n'y fait rien. Je luttais pour maîtriser ma colère, mais je me souviens d'au moins une occasion où j'ai adressé à un petit garçon un grognement si féroce qu'il a fondu en larmes. J'arrivai néanmoins tant bien que mal à accepter ces humiliations comme une part normale de la vie que je menais. Quand je me sentais moralement fort, je parvenais à les interpréter comme une initiation spirituelle, des obstacles dressés sur mon chemin pour mettre à l'épreuve ma foi en moi-même. Si j'apprenais à les surmonter, je finirais par atteindre à un degré supérieur de conscience. Quand j'étais d'humeur moins exultante, j'avais tendance à me considérer sous un angle politique, avec l'espoir de justifier mon état en le traitant comme un défi au mode de vie américain. Je prétendais représenter un instrument de sabotage, une pièce desserrée dans la machine nationale, un inadapté chargé de jouer le rôle du grain de sable dans les rouages. Nul ne pouvait me regarder sans ressentir de honte, de colère ou de pitié. J'étais la preuve vivante que le système avait échoué, que le pays béat et suralimenté de l'abondance se lézardait enfin.
De telles pensées occupaient une grande partie de mes veilles. Je gardais toujours une conscience aiguë de ce qui m'arrivait, mais sitôt que la moindre chose se produisait, mon esprit réagissait et s'enflammait d'une passion incendiaire. Mon cerveau bouillonnait de théories livresques, de voix contradictoires, de colloques intérieurs complexes. Par la suite, après mon sauvetage, Zimmer et Kitty m'ont maintes fois demandé comment je m'étais débrouillé pour ne rien faire pendant tant de jours. Ne m'étais-je pas ennuyé ? se demandaient-ils. N'était-ce pas monotone ? Ces questions étaient logiques, mais en réalité je ne me suis jamais ennuyé. J'ai été sujet, dans le parc, à toutes sortes d'humeurs et d'émotions, mais l'ennui n'en faisait pas partie. Quand je n'étais pas occupé de questions pratiques (la recherche d'un endroit où passer la nuit, le souci de mon estomac), une foule d'autres activités semblaient s'offrir à moi. Vers le milieu de la matinée, je découvrais généralement un journal dans l'une des poubelles, et pendant une heure ou deux, désireux de rester au courant de ce qui advenait dans le monde, j'en passais les pages au peigne fin. La guerre continuait, bien sûr, mais d'autres événements méritaient l'attention : Chappaquidick, les huit de Chicago1, le procès des Black Panthers, un deuxième alunissage, les Mets. Je suivis la dégringolade spectaculaire des Cubs avec un intérêt particulier, et je m'émerveillais qu'ils aient pu tomber aussi bas. Il m'était difficile de ne pas voir de correspondance entre leur plongeon du sommet et ma propre situation, mais je ne prenais pas cela personnellement. A dire vrai, je me sentais plutôt gratifié par la bonne étoile des Mets. Leur histoire était encore plus abominable que celle des Cubs, et les voir soudain, contre toute vraisemblance, surgir des profondeurs, cela semblait prouver que tout en ce monde est possible. Cette pensée était consolante. La causalité n'était plus le démiurge caché qui régit l'univers : le bas devenait le haut, le dernier, le premier, et la fin, le commencement. Héraclite était ressuscité de dessus son fumier, et ce qu'il avait à nous montrer était la plus simple des vérités : la réalité était un yo-yo, le changement la seule constante.
Une fois que j'avais médité sur les nouvelles du jour, je passais généralement quelque temps à me balader dans le parc, à en explorer les zones où je n'étais pas encore allé. J'appréciais le paradoxe de vivre dans une nature fabriquée par l'homme. Une nature sublimée, si l'on peut dire, et qui offrait une variété de sites et de paysages que la nature concentre rarement en un lieu aussi limité. Il y avait des collines et des champs, des affleurements rocheux et des jungles de feuillage, de douces prairies et des réseaux serrés de souterrains. J'aimais aller et venir entre ces différents secteurs, car cela me permettait d'imaginer que je couvrais de grandes distances alors même que je demeurais dans les bornes de mon univers en miniature. Il y avait le zoo, bien sûr, tout au fond du parc, et le lac où des gens louaient de petits bateaux de plaisance, et le réservoir, et les terrains de jeux pour enfants. J'occupais pas mal de temps rien qu'à regarder les gens : j'étudiais leurs gestes et leur démarche, je leur inventais des biographies, j'essayais de m'abandonner complètement à ce que je voyais. Souvent, quand j'avais l'esprit particulièrement vide, je me surprenais plongé dans des jeux mornes, obsessionnels. Je comptais le nombre de personnes qui passaient à un endroit donné, par exemple, ou je cataloguais les visages en fonction des animaux auxquels ils ressemblaient – cochons ou chevaux, rongeurs ou oiseaux, escargots, marsupiaux, chats. A l'occasion, je notais quelques-unes de ces observations dans mon carnet, mais en général j'éprouvais peu le désir d'écrire, car je ne voulais m'abstraire de mon environnement en aucune façon sérieuse. Je considérais que j'avais déjà vécu par les mots une trop grande partie de ma vie, et que si je voulais trouver un sens à cette période-ci, il me fallait l'éprouver aussi pleinement que possible, fuir tout ce qui n'était pas ici et maintenant, le tangible, le vaste univers sensoriel en contact avec ma peau.
Je m'y trouvai aussi confronté à des dangers, mais rien de calamiteux en vérité, rien dont je n'aie fini par me sortir. Un matin, un vieillard s'assit à côté de moi sur un banc, me tendit la main, et se présenta sous le nom de Frank. “Vous pouvez m'appeler Bob si vous préférez, ajouta-t-il, je ne suis pas difficile. Du moment que vous ne m'appelez pas Bill, nous nous entendrons bien.” Puis, presque sans reprendre son souffle, il se lança dans un récit compliqué à propos d'une affaire de jeu, et s'étendit longuement sur un pari de mille dollars qu'il avait placé en 1936 et qui concernait un cheval nommé Cigarillo, un gangster nommé Duke et un jockey nommé Tex. A sa troisième phrase, j'étais largué, mais ce n'était pas désagréable d'écouter ce conte décousu et tiré par les cheveux, et comme le personnage me semblait tout à fait inoffensif je ne songeai pas à m'en aller. Après dix minutes de ce monologue, pourtant, il se leva brusquement, empoigna l'étui à clarinette que je tenais sur mes genoux, et partit en courant sur le sentier en macadam, tel un joggueur invalide, à petits pas traînants et pathétiques, absurdes, en projetant bras et jambes dans toutes les directions. Je n'eus aucun mal à le rattraper. Je lui saisis alors brusquement un bras par-derrière, le fis tourner sur lui-même et lui arrachai l'étui des mains. Il parut étonné que j'aie pris la peine de le poursuivre. “En voilà une façon de traiter un vieillard”, protesta-t-il, sans manifester le moindre remords de ce qu'il avait fait. J'avais une furieuse envie de lui boxer la figure, mais il tremblait déjà d'une telle peur que je me retins. Au moment où j'allais me détourner, il me lança un regard effrayé, méprisant, et puis envoya dans ma direction un énorme crachat. La moitié environ dégoutta sur son menton, mais le reste m'atteignit sur la chemise, à hauteur de la poitrine. Je baissai les yeux un instant pour inspecter les dégâts, et dans cette fraction de seconde il s'échappa de nouveau, en regardant par-dessus son épaule si je le suivais. Je pensais en être quitte mais, aussitôt qu'il eut mis entre nous assez de distance pour se sentir en sécurité, il s'arrêta net, se retourna, et se mit à agiter le poing vers moi, en donnant des coups dans l'air avec indignation. “Sale communiste ! criait-il. Sale agitateur communiste ! Retourne chez toi en Russie !” Il me provoquait, pour que je le reprenne en chasse, dans l'espoir évident de faire durer notre aventure, mais je ne tombai pas dans le piège. Sans ajouter un mot, je fis demi-tour en le laissant en plan.
Un épisode sans importance, certes, mais d'autres me firent un effet plus menaçant. Un soir, une bande de gamins me pourchassa à travers Sheep's Meadow et je ne dus mon salut qu'au fait que l'un d'eux tomba et se tordit la cheville. Un autre jour, un ivrogne batailleur me menaça avec une bouteille de bière cassée. J'échappai de peu, ces deux fois-là, mais le plus terrifiant arriva vers la fin, pendant une nuit nuageuse, quand je tombai par hasard, dans un buisson, sur trois personnes en train de faire l'amour – deux hommes et une femme. On ne voyait pas grand-chose, mais j'eus l'impression qu'ils étaient nus, et le ton de leurs voix après qu'ils se furent aperçus de ma présence me fit penser qu'ils étaient aussi soûls. Une branche craqua sous mon pied gauche, et j'entendis la voix de la femme, suivie d'un bruit soudain de feuilles et de rameaux écrasés. “Jack, dit-elle, il y a un gus là.” Deux voix répondirent au lieu d'une, grondant toutes deux d'hostilité, chargées d'une violence que j'avais rarement entendue. Puis une ombre se dressa et dirigea vers moi ce qui ressemblait à une arme. “Un mot, connard, proféra-t-il, et je t'en renvoie six.” Je supposai qu'il parlait des balles dans son revolver. Si ma frayeur n'a pas déformé les événements, je crois avoir entendu alors un déclic, le bruit de l'armement du percuteur. Je m'enfuis avant même d'avoir compris combien j'avais peur. Je tournai les talons et courus. Si mes poumons n'avaient fini par me lâcher, j'aurais sans doute couru jusqu'au matin.
Il m'est impossible d'évaluer combien de temps j'aurais pu tenir le coup. Jusqu'aux premiers froids, j'imagine, à supposer que personne ne m'ait assassiné. A part quelques incidents inattendus, je contrôlais la situation. Je ne dépensais mon argent qu'avec une prudence extrême, jamais plus d'un dollar ou un dollar et demi par jour, et rien que cela aurait retardé quelque temps le moment fatal. Et même quand mes fonds dégringolaient à un niveau dangereux, quelque chose paraissait toujours se produire à la dernière minute : je trouvais de l'argent par terre (c'est arrivé plusieurs fois), ou un inconnu surgissait, auteur de l'un de ces miracles que j'ai déjà évoqués. Je ne me nourrissais pas bien, mais je ne crois pas avoir jamais passé un jour entier sans me mettre dans l'estomac au moins quelques menus morceaux. Il est vrai qu'à la fin j'étais d'une maigreur effroyable (à peine cinquante kilos), mais c'est au cours de mes tout derniers jours dans le parc que j'ai perdu le plus de poids. La raison en est que j'avais attrapé quelque chose – la grippe, un virus, Dieu sait quoi – et qu'à partir de ce moment je n'ai plus rien mangé du tout. J'étais trop faible, et chaque fois que je réussissais à avaler quelque chose, cela revenait aussitôt. Si mes deux amis ne m'avaient pas trouvé au moment où ils m'ont trouvé, il me paraît indiscutable que je serais mort. J'avais épuisé mes réserves, il ne me restait rien pour lutter.
Depuis le début, le temps avait été de mon côté, au point que j'avais cessé d'y penser comme à un problème. Presque chaque jour était une répétition du précédent : un beau ciel de fin d'été, un soleil dont la chaleur séchait le sol, et puis l'air retrouvait la fraîcheur des nuits pleines de criquets. Pendant les deux premières semaines, il avait à peine plu, et s'il pleuvait ce n'était jamais que de petites ondées. Peu à peu conditionné à l'idée que je serais en sécurité n'importe où, je m'étais mis à tenter le sort, à dormir plus ou moins à découvert. Une nuit où je rêvais, couché dans l'herbe, intégralement exposé aux cieux, je fus pris dans une averse. C'était l'une de ces pluies cataclysmiques où le ciel soudain se déchire en déversant des trombes d'eau, dans une prodigieuse furie sonore. Je m'éveillai trempé, le corps entier roué de coups, les gouttes rebondissaient sur moi comme volées de chevrotine. Je me mis à courir dans l'obscurité, affolé, à la recherche d'un endroit où me cacher, mais il me fallut plusieurs minutes avant de réussir à trouver un abri (sous une corniche de rochers granitiques) et à ce moment-là le lieu où je me trouvais n'avait plus guère d'importance. J'étais aussi mouillé que quelqu'un qui vient de traverser l'océan à la nage.
La pluie dura jusqu'à l'aube, avec des accalmies parfois, et parfois des explosions, des éclats monumentaux – bataillons hurlants de chats et de chiens, colère pure tombant des nuages. Ces éruptions étaient imprévisibles, et je ne voulais pas courir le risque d'être surpris par l'une d'elles. Je restai dans mon petit coin, debout, immobile, avec mes bottes pleines d'eau, mon blue-jean collant et mon blouson de cuir luisant. Mon sac avait subi l'inondation comme tout le reste, et je n'avais donc rien de sec à me mettre. Je n'avais d'autre choix que d'attendre que cela passe en grelottant dans le noir comme un chien perdu. Pendant une heure ou deux, je fis de mon mieux pour ne pas m'apitoyer sur mon sort, mais je renonçai bientôt et m'abandonnai à une débauche de cris et de jurons, en rassemblant toute mon énergie dans les imprécations les plus atroces qui me venaient à l'esprit – chapelets d'invectives putrides, insultes obscènes et contournées, exhortations emphatiques lancées à Dieu et au pays. Au bout de quelque temps, je m'étais mis dans un tel état que mes paroles étaient entrecoupées de sanglots, les hoquets se mêlaient à mes déclamations, et pourtant j'arrivais encore à produire des phrases si savantes et de si longue haleine que même un brigand turc en eût été impressionné. Ceci dura peut-être une demi-heure. Après quoi j'étais épuisé et m'endormis sur place, toujours debout. Je m'assoupis quelques minutes, puis fus réveillé par une recrudescence de la pluie. J'aurais voulu renouveler mon offensive, mais j'étais trop fatigué, j'avais la voix trop rauque pour crier encore. Je passai le reste de la nuit debout, éperdu d'attendrissement sur moi-même, à espérer que le jour se lève.
A six heures, j'entrai dans une cantine de la Quarante-huitième rue ouest et commandai un bol de soupe. De la soupe de légumes, si je me souviens bien, avec des morceaux graisseux de céleri et de carottes qui flottaient dans un bouillon jaunâtre. Elle me réchauffa jusqu'à un certain point, mais mes vêtements mouillés me collaient encore à la peau et j'étais tellement transi d'humidité que ce bienfait ne pouvait durer. Je descendis dans les toilettes et me passai la tête sous la soufflerie d'un séchoir électrique. A mon horreur, le courant d'air chaud eut pour effet de transformer mes cheveux en un fouillis ridicule, je ressemblais à une gargouille, figure grotesque jaillie du clocher d'une cathédrale gothique. Dans une tentative désespérée de réparer les dégâts, je plaçai impulsivement dans mon rasoir une lame neuve (la dernière de mon sac) et entrepris de tailler cette chevelure de gorgone. Lorsque j'en eus terminé, j'avais les cheveux si courts que je ne me reconnaissais plus. Ma maigreur s'en trouvait accentuée à un point consternant. Mes oreilles étaient décollées, ma pomme d'Adam pointait, ma tête ne paraissait pas plus grosse que celle d'un enfant. Je commence à rétrécir, me dis-je, et je m'entendis soudain parler à voix haute au visage dans le miroir. “N'aie pas peur, disait ma voix. Personne n'est autorisé à mourir plus d'une fois. La comédie sera bientôt terminée, et plus jamais tu n'auras à repasser par là.”
Plus tard ce matin-là, je m'installai pendant quelques heures dans la salle de lecture de la bibliothèque publique, avec l'idée que mes habits sécheraient mieux dans cette atmosphère renfermée. Malheureusement, sitôt qu'ils commencèrent à devenir vraiment secs, ils se mirent aussi à sentir mauvais. Tous les plis, tous les recoins de mes vêtements semblaient avoir soudain décidé de raconter leurs secrets au monde. Jamais ceci ne m'était arrivé et je fus choqué de réaliser quelle affreuse odeur pouvait monter de ma personne. Le mélange de vieille sueur et d'eau de pluie devait avoir provoqué quelque bizarre réaction chimique, et, au fur et à mesure que mes vêtements séchaient, cette odeur devenait plus désagréable et plus forte. A la fin je sentais même mes pieds – une puanteur horrible qui passait à travers le cuir de mes bottes pour m'envahir les narines comme un nuage de gaz délétères. Il me paraissait impossible qu'une chose pareille soit en train de m'arriver. Je continuai à feuilleter l'Encyclopédie britannique, avec l'espoir que personne ne remarquerait rien, mais mes prières furent sans effet. Un vieillard assis en face de moi à la même table leva les yeux de son journal et se mit à renifler, puis il jeta dans ma direction un regard dégoûté. J'eus un instant la tentation de sauter sur mes pieds et de lui reprocher sa grossièreté, mais je me rendis compte que je n'en avais pas l'énergie. Avant qu'il ait eu une chance de dire quoi que ce soit, je me levai et sortis.
Dehors, il faisait un triste temps : un jour terne et morose, de brume et de désespoir. J'avais l'impression de tomber petit à petit à court d'idées. Une faiblesse étrange s'insinuait dans mes os, et j'arrivais tout juste à ne pas trébucher. J'achetai un sandwich chez un petit traiteur dans la Cinquantième et quelques rue (pas loin du Colosseum), mais j'eus ensuite de la peine à m'y intéresser. Après en avoir pris quelques bouchées, je le remballai et le mis en réserve dans mon sac pour plus tard. J'avais mal à la gorge et j'étais en sueur. Je traversai la rue à Columbus Circle et rentrai dans le parc, où je commençai à chercher un endroit où m'étendre. Je n'avais encore jamais dormi en plein jour, et toutes mes vieilles cachettes me paraissaient soudain précaires, exposées, vaines sans la protection de la nuit. Je poursuivis mon chemin vers le nord en espérant trouver quelque chose avant de m'écrouler. La fièvre montait en moi, et un épuisement léthargique semblait s'emparer de sections de mon cerveau. Il n'y avait presque personne dans le parc. Juste au moment où j'allais m'en étonner, il commença à pleuviner. Si je n'avais eu la gorge si douloureuse, j'aurais probablement ri. Et puis, avec une violence abrupte, je me mis à vomir. Des bouts de légumes et de sandwich me jaillirent de la bouche, éclaboussèrent le sol devant moi. Agrippant mes genoux, je regardais fixement l'herbe en attendant que le spasme s'apaise. C'est ça, la solitude humaine, me dis-je. Voilà ce que cela signifie de n'avoir personne. Je n'étais plus en colère, cependant, et je pensais ces mots avec une sorte de franchise brutale, une objectivité absolue. En l'espace de deux ou trois minutes, l'épisode entier me fit l'impression de remonter à plusieurs mois. Je ne voulais pas abandonner ma recherche, et je continuai à marcher. Si quelqu'un était survenu alors, je lui aurais sans doute demandé de m'emmener dans un hôpital. Personne ne survint. Je ne sais pas combien de temps il me fallut pour y arriver, mais à un moment donné je découvris un groupe de grands rochers entourés d'arbres et de broussailles. Ils formaient une caverne naturelle, et, sans prendre le temps d'y réfléchir davantage, je rampai dans cette faille peu profonde, tirai derrière moi quelques branchages pour en bloquer l'ouverture, et m'endormis rapidement.
J'ignore combien de temps j'y suis resté. Deux ou trois jours, sans doute, peu importe à présent. Quand Zimmer et Kitty m'ont interrogé, je leur ai dit trois, mais c'est seulement parce que trois est un nombre littéraire, le nombre de jours que Jonas a passés dans l'estomac de la baleine. J'étais la plupart du temps à peine conscient et, même si je paraissais éveillé, tellement occupé des tribulations de mon corps que j'avais perdu toute notion de l'endroit où je me trouvais. Je me souviens de longues crises de vomissement, de périodes frénétiques pendant lesquelles je n'arrêtais pas de trembler, pendant lesquelles le seul bruit que j'entendais était le claquement de mes dents. La fièvre devait être très forte, et elle entraînait des rêves féroces – d'inépuisables visions mouvantes qui semblaient naître directement de ma peau brûlante. Aucune forme ne paraissait fixe. Dès qu'une image se dessinait, elle commençait à se transformer en une autre. Une fois, je m'en souviens, je vis devant moi l'enseigne du Moon Palace, plus éclatante qu'elle ne l'avait jamais été en réalité. Les lettres au néon roses et bleues étaient si grandes que leur éclat remplissait le ciel entier. Puis, soudain, elles avaient disparu, seuls restaient les deux o du mot Moon. Je me vis suspendu à l'un d'eux, luttant pour rester accroché, à la façon d'un acrobate qui aurait raté un tour dangereux. Puis je le contournais en rampant, comme un ver minuscule, puis je n'étais plus là du tout. Les deux o étaient devenus des yeux, de gigantesques yeux humains qui me regardaient avec mépris et impatience. Ils continuaient à me fixer, et au bout d'un moment je fus convaincu que c'était le regard de Dieu.
Le soleil réapparut le dernier jour. Je n'en ai guère de souvenirs, mais je dois à un moment donné m'être traîné hors de ma grotte pour m'étendre sur l'herbe. Mon cerveau était si embrouillé que j'attribuais à la chaleur du soleil la capacité de faire évaporer ma fièvre, d'aspirer littéralement la maladie de mes os. Je me rappelle m'être répété inlassablement les mots été indien, tant de fois qu'ils avaient fini par perdre toute signification. Au-dessus de moi, le ciel était immense, d'une clarté étincelante et sans fin. Si je continuais à le regarder, je sentais que j'allais me dissoudre dans la lumière. Ensuite, sans avoir eu conscience de m'endormir, je me mis soudain à rêver d'Indiens. Je me voyais, il y a trois cent cinquante ans, en train de suivre un groupe d'hommes à moitié nus à travers les forêts de Manhattan. C'était un rêve étrangement palpitant, soutenu, exact dans le détail, plein de silhouettes filant comme des flèches parmi les feuilles et les branches tachetées de lumière. Une brise légère agitait les frondaisons et étouffait le bruit des pas, et je continuais à avancer en silence derrière ces hommes, d'une démarche aussi leste que la leur, me sentant à chaque instant plus près de comprendre l'esprit de la forêt. Si je me souviens tellement bien de ces images, c'est peut-être parce qu'elles correspondent à l'instant précis où Zimmer et Kitty m'ont trouvé, gisant sur l'herbe, avec ce rêve bizarre et agréable qui me tournait dans la tête. C'est Kitty que j'ai vue la première, mais je ne l'ai pas reconnue, même si je sentais qu'elle m'était familière. Elle portait son bandeau navajo, et ma première réaction a été de la prendre pour une image résiduelle, une femme ombre, un esprit surgi de l'obscurité de mon rêve. Plus tard, elle m'a raconté que je lui avais souri, et que, lorsqu'elle s'était penchée pour me regarder de plus près, je l'avais appelée Pocahantas. Je me rappelle que je la voyais mal à cause du soleil, mais j'ai le souvenir très net qu'elle avait les larmes aux yeux lorsqu'elle s'est approchée de moi, bien qu'elle n'ait jamais voulu l'admettre par la suite. Un instant plus tard, Zimmer est entré à son tour dans le tableau, et j'ai entendu sa voix. “Espèce d'imbécile”, disait-il. Il y eut un petit silence, puis, craignant de me lasser par un discours trop long, il a répété : “Espèce d'imbécile. Espèce de pauvre imbécile.”
1 En 1968, manifestation anti-Viêt-nam. (N.D.T.)