La première fois que j'ai eu Thomas Effing devant les yeux, j'ai eu l'impression de n'avoir jamais vu quelqu'un d'aussi fragile. Assis dans un fauteuil roulant sous des couvertures écossaises, le corps affaissé sur le côté, il évoquait un minuscule oiseau brisé. Rien que des os sous une peau fripée. Il avait quatre-vingt-six ans, mais on lui en aurait donné beaucoup plus, cent ans au moins, si c'est possible, un âge au-delà des chiffres. Il était comme muré de toutes parts, absent, d'une impénétrabilité de sphinx. Deux mains noueuses, couvertes de taches de son, agrippaient les accoudoirs du fauteuil et parfois voltigeaient un moment, mais c'était le seul signe de vie consciente. On ne pouvait pas établir avec lui de contact visuel, car Effing était aveugle, ou du moins affectait de l'être, et le jour où je suis allé chez lui pour notre première entrevue, il portait sur les yeux deux caches noirs. Quand je me rappelle aujourd'hui ce commencement, il me paraît approprié qu'il ait eu lieu un 1er novembre. Le 1er novembre, le jour des Morts, le jour où on commémore les saints et les martyrs inconnus.
La porte de l'appartement me fut ouverte par une femme. Lourde, négligée, d'âge indéterminé, elle était vêtue d'une robe d'intérieur flottante ornée de fleurs roses et vertes. Dès qu'elle se fut assurée que j'étais bien le M. Fogg qui avait demandé un rendez-vous à une heure, elle me tendit la main en annonçant qu'elle était Rita Hume, l'infirmière et la gouvernante de M. Effing depuis neuf ans. En même temps, elle m'examinait de haut en bas, m'étudiant avec la curiosité sans fard d'une femme qui rencontre pour la première fois un fiancé par correspondance. Il y avait néanmoins, dans sa manière de me regarder, quelque chose de si direct et de si aimable que je ne me sentis pas offensé. Il aurait été difficile de ne pas aimer Mme Hume, avec son large visage rebondi, ses épaules puissantes et ses deux énormes seins, des seins si gros qu'ils paraissaient en ciment. Elle trimbalait ce chargement d'une démarche généreuse, en se dandinant quelque peu, et tandis qu'elle me précédait dans le vestibule pour me conduire au salon, j'entendais siffler son souffle au passage de ses narines.
C'était l'un de ces immenses appartements du West Side avec de longs corridors, des pièces séparées par des cloisons coulissantes en chêne, et des murs aux moulures ornementées. Il y régnait un fouillis très victorien, et j'avais du mal à absorber la soudaine abondance des objets qui m'entouraient : livres, tableaux, guéridons, des tapis qui se chevauchaient, un bric-à-brac de boiseries sombres. A mi-chemin, Mme Hume s'arrêta dans le vestibule pour me prendre le bras en me murmurant à l'oreille : “Ne vous inquiétez pas s'il se conduit de façon un peu bizarre. Il s'emporte souvent, mais ça ne signifie pas grand-chose. Les dernières semaines ont été pénibles pour lui. L'homme qui s'occupait de lui depuis trente ans est mort en septembre, et il a de la peine à s'y faire.”
Je sentis que j'avais en cette femme une alliée, et cela me fit l'effet d'une sorte de protection contre ce qui pouvait m'arriver d'étrange. Le salon était démesuré, ses fenêtres s'ouvraient sur l'Hudson et les Palisades du New Jersey, sur l'autre rive. Effing était installé au milieu de la pièce, dans son fauteuil roulant, en face d'un canapé dont le séparait une table basse. L'impression initiale que j'eus de lui fut peut-être liée au fait qu'il ne réagit pas à notre entrée dans la pièce. Mme Hume lui annonça que j'étais arrivé, “M.M.S. Fogg est là pour une entrevue”, mais il ne lui répondit pas un mot, n'eut pas un frémissement. Son inertie semblait surnaturelle, et ma première réaction fut de le croire mort. Mais Mme Hume se contenta de me sourire, et de me faire signe de m'asseoir sur le canapé. Puis elle s'en alla, et je me trouvai seul avec Effing, à attendre qu'il se décide à rompre le silence.
Il fallut longtemps, mais quand enfin sa voix se fit entendre, elle emplit la pièce avec une force surprenante. Il ne paraissait pas possible que son corps émette de tels sons. Les mots sortaient de sa trachée en crépitant avec une sorte de furieuse énergie râpeuse, et c'était soudain comme si on avait allumé une radio branchée sur l'une de ces stations lointaines qu'on capte parfois au milieu de la nuit. C'était tout à fait inattendu. Une synapse fortuite d'électrons me transmettait cette voix à des milliers de kilomètres de distance, et sa clarté étonnait mes oreilles. Pendant un instant, je me suis réellement demandé si un ventriloque n'était pas caché quelque part dans la pièce.
“Emmett Fogg, disait le vieillard, en crachant les mots avec mépris. Quelle sorte de nom est-ce là ?
– M.S. Fogg, répliquai-je. M. comme Marco, S. comme Stanley.
– Ça ne vaut pas mieux. C'est même pire. Comment allez-vous arranger ça, jeune homme ?
– Je ne vais rien arranger du tout. Mon nom et moi avons vécu beaucoup de choses ensemble, et avec le temps je m'y suis attaché.”
Effing ricana, une sorte de rire grognon qui paraissait écarter le sujet une fois pour toutes. Aussitôt après, il se redressa dans son fauteuil. La rapidité de transformation de son apparence fut surprenante. Il ne ressemblait plus à un demi-cadavre comateux perdu dans une rêverie crépusculaire ; tout en nerfs et en attention, il était devenu une petite masse effervescente de force ressuscitée. Comme je devais l'apprendre à la longue, c'était là le véritable Effïng, si on peut user du mot véritable en parlant de lui. Une si grande part de son personnage était construite sur la duplicité et l'imposture qu'il était presque impossible de savoir quand il disait la vérité. Il adorait mystifier les gens par des expérimentations et des inspirations soudaines, et de tous ses tours, celui qu'il préférait était de faire le mort.
Il se pencha en avant sur son siège, comme pour m'indiquer que l'entrevue allait commencer pour de bon. Malgré les caches noirs sur ses yeux, son regard était dirigé droit vers moi. “Répondez-moi, monsieur Fogg, dit-il, êtes-vous un homme de vision ?
– Je croyais l'être, mais je n'en suis plus tellement certain.
– Quand vous avez un objet devant les yeux, êtes-vous capable de l'identifier ?
– La plupart du temps, oui. Mais dans certains cas c'est assez difficile.
– Par exemple ?
– Par exemple, j'ai parfois de la peine à distinguer les hommes des femmes dans la rue. Tant de gens ont maintenant les cheveux longs, un coup d'œil rapide ne renseigne pas toujours. Surtout si l'on a affaire à un homme féminin ou à une femme masculine. Les signaux peuvent être plutôt confus.
– Et quand vous êtes en train de me regarder, quels sont les mots qui vous viennent à l'esprit ?
– Je dis que je regarde un homme assis dans un fauteuil roulant.
– Un vieil homme ?
– Oui, un vieil homme.
– Un très vieil homme ?
– Oui, un très vieil homme.
– Avez-vous remarqué quelque chose de particulier à mon propos, jeune homme ?
– Les caches sur vos yeux, sans doute. Et le fait que vos jambes paraissent paralysées.
– Oui, oui, mes infirmités. Elles sautent aux yeux, n'est-ce pas ?
– D'une certaine manière, oui.
– Et qu'avez-vous conclu au sujet des caches ?
– Rien de précis. J'ai d'abord cru que vous étiez aveugle, mais ce n'est pas nécessairement évident. Si on ne voit pas, pourquoi prendre la peine de se protéger la vue ? Ça n'aurait aucun sens. Donc, j'envisage d'autres possibilités. Les caches dissimulent peut-être quelque chose de pire que la cécité. Une difformité hideuse, par exemple. Ou bien vous venez d'être opéré, et vous devez les porter pour des raisons médicales. D'autre part, il se pourrait que vous soyez partiellement aveugle et que la forte lumière vous irrite les yeux. Ou qu'il vous plaise de les arborer pour eux-mêmes, parce que vous les trouvez jolis. Il y a des quantités de réponses possibles à votre question. Pour le moment, je ne dispose pas d'assez d'informations pour dire quelle est la bonne. A vrai dire, la seule chose dont je suis sûr est que vous portez des caches noirs sur les yeux. Je peux affirmer qu'ils sont là, mais je ne sais pas pourquoi ils sont là.
– Autrement dit, vous ne considérez rien comme acquis ?
– Cela peut être dangereux. Il arrive souvent que les choses soient différentes de ce qu'on croit, et on peut s'attirer des ennuis en se faisant une opinion à la légère.
– Et mes jambes ?
– Cette question me paraît plus simple. D'après ce qu'on en voit sous la couverture, elles paraissent desséchées, atrophiées, ce qui indiquerait qu'elles n'ont plus servi depuis plusieurs années. Si tel est le cas, il est raisonnable d'en inférer que vous ne pouvez plus marcher. Peut-être n'avez-vous jamais pu marcher.
– Un vieillard qui ne voit pas et ne peut pas marcher. Que vous en semble, jeune homme ?
– Il me semble qu'un tel homme est plus dépendant des autres qu'il ne le souhaiterait.”
Effing poussa un grognement, se laissa aller en arrière dans son fauteuil, puis renversa la tête vers le plafond. Dix ou quinze secondes passèrent sans qu'aucun de nous ne parlât.
“Quel genre de voix avez-vous, jeune homme ? demanda-t-il enfin.
– Je ne sais pas. Je ne la remarque pas vraiment quand je parle. Les quelques fois où je l'ai entendue sur un enregistreur, je l'ai trouvée affreuse. Mais il paraît que tout le monde a la même impression.
– Est-ce qu'elle tient la distance ?
– La distance ?
– Est-elle capable de fonctionner dans la durée ? Pouvez-vous parler pendant deux ou trois heures sans enrouement ? Pouvez-vous rester là un après-midi entier à me faire la lecture, et arriver encore à prononcer les mots ? Voilà ce que j'entends par tenir la distance.
– Je crois que j'en suis capable, oui.
– Comme vous-même l'avez observé, j'ai perdu la capacité de voir. Mes relations avec vous seront donc composées de mots, et si votre voix ne tient pas la distance, vous ne vaudrez pas un clou pour moi.
– Je comprends.”
Effing se pencha de nouveau en avant, puis fit une petite pause, pour intensifier son effet. “Avez-vous peur de moi, jeune homme ?
– Non, je ne crois pas.
– Vous devriez avoir peur. Si je me décide à vous engager, vous apprendrez ce qu'est la peur, je vous le garantis. Je ne suis peut-être plus capable de voir ni de marcher, mais j'ai d'autres pouvoirs, des pouvoirs que peu d'hommes ont maîtrisés.
– Quels genres de pouvoirs ?
– Mentaux. Une force de volonté qui peut faire plier l'univers matériel, lui donner n'importe quelle forme à mon gré.
– De la télékinésie.
– Oui, si vous voulez. De la télékinésie. Vous vous souvenez de la panne d'électricité, il y a quelques années ?
– En automne 1965.
– Exact. C'est moi qui l'ai provoquée. Je venais de perdre la vue, et je me suis un jour retrouvé tout seul dans cette pièce, en train de maudire le sort qui m'était fait. Vers cinq heures, approximativement, je me suis dit : J'aimerais que le monde entier soit obligé de vivre dans la même obscurité que moi. Moins d'une heure plus tard, toutes les lumières de la ville étaient éteintes.
– Peut-être une coïncidence.
– Il n'y a pas de coïncidences. L'usage de ce mot est l'apanage des ignorants. En ce monde, tout est électricité, les objets animés comme les objets inanimés. Même les pensées produisent une charge électrique. Si elles sont assez intenses, les pensées d'un homme peuvent transformer le monde qui l'entoure. N'oubliez jamais ça, jeune homme.
– Je ne l'oublierai pas.
– Et vous, Marco Stanley Fogg, de quels pouvoirs disposez-vous ?
– Aucun, que je sache. Les pouvoirs normaux d'un homme, je suppose, mais rien de plus. Je peux manger et dormir. Je peux marcher d'un lieu à un autre. Je peux avoir mal. Parfois, même, il m'arrive de penser.
– Un esprit fort. C'est ça que vous êtes, jeune homme ?
– Pas vraiment. Je ne crois pas que je serais capable de persuader qui que ce soit de faire quoi que ce soit.
– Une victime, alors. C'est l'un ou l'autre. On mène ou on est mené.
– Nous sommes tous victimes de quelque chose, monsieur Effing. Ne fût-ce que d'être en vie.
– Etes-vous sûr d'être en vie, jeune homme ? Peut-être n'en avez-vous que l'illusion.
– Tout est possible. Il se peut que nous soyons, vous et moi, imaginaires, que nous n'existions pas en réalité. Oui, je suis prêt à accepter que c'est là une possibilité.
– Savez-vous tenir votre langue ?
– S'il le faut, je peux me taire aussi bien qu'un autre.
– Et qui serait cet autre, jeune homme ?
– N'importe. C'est une façon de parler. Je peux me taire ou ne pas me taire, cela dépend de la nature de la situation.
– Si je vous engage, Fogg, il est probable que vous me prendrez en grippe. Rappelez-vous simplement que c'est pour votre bien. Il y a un mobile caché derrière toutes mes actions, et il ne vous appartient pas de juger.
– Je m'efforcerai de m'en souvenir.
– Bien. Maintenant venez ici, que je tâte vos muscles. Je ne peux pas me faire véhiculer dans les rues par un gringalet, n'est-ce pas ? Si vos muscles ne font pas l'affaire, vous ne vaudrez pas un clou pour moi.”
Je fis mes adieux à Zimmer ce soir-là, et le lendemain matin, ayant mis dans un sac mes quelques possessions, je m'en fus vers les hauts quartiers et l'appartement d'Effing. Je ne devais revoir Zimmer que treize ans plus tard. Les circonstances nous ont séparés, et quand au printemps quatre-vingt-deux je l'ai enfin croisé, par hasard (au coin de Varick Street et de West Broadway, dans le bas de Manhattan), il avait tellement changé qu'au premier abord je ne l'ai pas reconnu. Il avait grossi de dix ou quinze kilos, et, en le voyant arriver à ma rencontre avec sa femme et ses deux petits garçons, j'avais été frappé par son apparence on ne peut plus conventionnelle : la bedaine et le cheveu rare d'une maturité précoce, l'expression placide et un peu troublée d'un père de famille fatigué. Marchant en sens inverse, nous étions passés l'un près de l'autre. Puis, soudain, je l'ai entendu m'appeler par mon nom. Il n'y a rien d'extraordinaire, j'en suis sûr, à tomber sur quelqu'un qui surgit du passé, mais cette rencontre avec Zimmer a remué en moi tout un monde de choses oubliées. Découvrir ce qu'il était devenu, apprendre qu'il enseignait dans une université quelque part en Californie, qu'il avait publié une étude de quatre cents pages sur le cinéma français, qu'il n'avait pas écrit un seul poème depuis plus de dix ans – tout cela importait peu. Ce qui importait, c'était de l'avoir revu. Nous sommes restés plantés là, sur un coin de trottoir, à évoquer le bon vieux temps pendant quinze à vingt minutes, et puis il est reparti avec sa famille là où ils se rendaient. Je ne l'ai plus rencontré depuis, je n'ai plus eu de ses nouvelles, mais je soupçonne que l'idée d'écrire ce livre m'est venue pour la première fois après cette rencontre, il y a quatre ans, au moment précis où Zimmer disparaissait au bout de la rue, et où je l'ai reperdu de vue.
Lorsque j'arrivai chez Effing, Mme Hume me fit asseoir dans la cuisine devant une tasse de café. Elle m'expliqua que M. Effing faisait son petit somme du matin et ne se lèverait pas avant dix heures. En attendant, elle me mit au courant des obligations qui seraient les miennes dans la maison, des heures de repas, du temps que j'aurais à consacrer chaque jour à Effing, et ainsi de suite. C'était elle qui se chargeait des “soins du corps”, comme elle disait : elle l'habillait et le lavait, le mettait au lit et l'aidait à se lever, le rasait, l'accompagnait aux toilettes, tandis que mes fonctions étaient à la fois plus complexes et assez mal définies. Je n'étais pas précisément embauché pour être son ami, mais c'était presque ça : un compagnon compréhensif, quelqu'un qui rompe la monotonie de sa solitude. “Dieu sait qu'il ne lui reste pas beaucoup de temps, disait-elle. Le moins que nous puissions faire est de nous assurer que ses derniers jours ne soient pas trop malheureux.” Je répondis que je comprenais.
“Ça lui fera du bien au moral d'avoir un jeune dans la maison, poursuivit-elle. Sans parler de mon moral.
– Je suis content qu'il m'ait engagé.
– Il a apprécié votre conversation, hier. Il m'a dit que vous lui aviez bien répondu.
– Je ne savais pas quoi dire, en réalité. Il est parfois difficile à suivre.
– A qui le dites-vous ! Il y a toujours quelque chose qui mijote dans son cerveau. Il est un peu cinglé, mais je ne le qualifierais pas de sénile.
– Non, il est drôlement au fait. J'ai l'impression qu'il ne me passera rien.
– Il m'a dit que vous aviez une voix agréable. C'est un début prometteur, en tout cas.
– J'imagine mal le mot « agréable » dans sa bouche.
– Ce n'était peut-être pas le mot exact, mais c'est ce qu'il voulait dire. Il a ajouté que votre voix lui rappelait quelqu'un qu'il a connu jadis.
– J'espère que c'est quelqu'un qu'il aimait bien.
– Il ne me l'a pas précisé. Quand vous commencerez à connaître M. Thomas, vous saurez qu'il ne raconte jamais que ce qu'il veut.”
Ma chambre se trouvait au bout d'un long couloir. C'était une petite pièce nue dont la seule fenêtre donnait sur la ruelle derrière l'immeuble, un espace rudimentaire pas plus grand qu'une cellule de moine. Un tel territoire m'était familier, et il ne me fallut pas longtemps pour me sentir chez moi dans ce mobilier réduit au minimum : un lit de fer à l'ancienne mode, avec des barreaux verticaux aux deux bouts, une commode et, le long d'un des murs, une bibliothèque garnie principalement de livres français et russes. Il y avait un seul tableau, un grand dessin dans un cadre laqué noir, qui représentait une scène mythologique encombrée de silhouettes humaines et d'une pléthore de détails architecturaux. J'appris plus tard qu'il s'agissait d'une reproduction en noir et blanc de l'un des panneaux d'une série peinte par Thomas Cole et intitulée le Cours de l'empire, une saga visionnaire sur la naissance et le déclin du Nouveau Monde. Je déballai mes vêtements et m'assurai que toutes mes possessions trouvaient aisément leur place dans le tiroir supérieur du bureau. Je ne possédais qu'un livre, une édition de poche des Pensées de Pascal, cadeau d'adieu de Zimmer. Je le déposai provisoirement sur l'oreiller et reculai pour examiner mon nouveau domaine. Ce n'était pas grand, mais c'était chez moi. Après tant de mois d'incertitude, il était encourageant de me trouver entre ces quatre murs, de savoir qu'il existait en ce monde un lieu que je pouvais dire mien.
Il plut sans arrêt pendant les deux premiers jours. Faute de pouvoir sortir nous promener dans l'après-midi, nous demeurâmes tout le temps au salon. Effing était moins combatif que durant notre première entrevue, et restait la plupart du temps silencieux, à écouter les livres que je lui lisais. Il m'était difficile d'apprécier la nature de son silence, de deviner s'il était destiné à me mettre à l'épreuve d'une façon que je ne comprenais pas, ou s'il correspondait simplement à son humeur. Comme si souvent au cours de la période où j'ai vécu avec lui, j'étais partagé, devant le comportement d'Effing, entre la tendance à prêter à ses actions quelque intention sinistre et celle qui consistait à ne les considérer que comme le produit d'impulsions erratiques. Les choses qu'il me disait, les lectures qu'il me choisissait, les missions bizarres dont il me chargeait, faisaient-elles partie d'un plan obscur et élaboré, ou n'en ont-elles acquis l'apparence qu'avec le recul ? J'avais parfois l'impression qu'il essayait de me communiquer un savoir mystérieux et secret, qu'il s'était institué le mentor de ma vie intérieure, mais sans m'en informer, qu'il m'obligeait à jouer à un jeu dont il ne m'indiquait pas les règles. Cet Effing-là, c'était un guide spirituel délirant, un maître excentrique qui s'efforçait de m'initier aux arcanes de l'univers. A d'autres moments, par contre, quand il se laissait emporter par les orages de son égoïsme et de son arrogance, je ne voyais plus en lui qu'un vieil homme méchant, un fou épuisé végétant à la frontière entre la démence et la mort. L'un dans l'autre, il me fit subir une quantité considérable de grossièretés, et je commençai bientôt à me méfier de lui, malgré la fascination croissante qu'il m'inspirait. Plusieurs fois, alors que j'étais sur le point d'abandonner, Kitty me persuada de rester, mais tout compte fait je crois que j'en avais envie, même lorsqu'il me paraissait impossible de tenir le coup une minute de plus. Des semaines entières s'écoulaient pendant lesquelles je supportais à peine de tourner les yeux vers lui, il me fallait rassembler tout mon courage rien que pour rester assis avec lui dans une chambre. Mais je résistai, je tins bon jusqu'à la fin.
Même quand son humeur était des plus sereines, Effing s'amusait à fomenter de petites surprises. Ce premier matin, par exemple, quand il arriva dans la pièce sur son fauteuil roulant, il arborait une paire de lunettes noires d'aveugle. Les caches qui avaient été un tel sujet de discussion pendant notre entrevue avaient disparu. Effing ne commenta pas cette substitution. Entrant dans son jeu, je supposai qu'il s'agissait de l'un de ces cas où j'étais censé tenir ma langue, et je n'en dis rien non plus. Le lendemain matin, il portait des lunettes médicales normales, avec une monture métallique et des verres d'une épaisseur incroyable. Ils agrandissaient et déformaient ses yeux, les faisaient paraître aussi gros que des œufs d'oiseau, deux sphères bleues protubérantes qui semblaient jaillir de sa tête. Je ne me rendais guère compte si ces yeux voyaient ou non. A certains moments j'étais persuadé que tout cela n'était que du bluff et qu'il avait la vue aussi claire que la mienne ; à d'autres, j'étais également convaincu de sa cécité totale. D'évidence c'était là ce qu'Effing voulait. Il émettait des signaux intentionnellement ambigus puis, ravi de la perplexité des gens, refusait obstinément de divulguer la vérité. Certains jours, il laissait ses yeux à découvert, ne portait ni caches ni lunettes. D'autres fois encore, il arrivait avec un bandeau noir autour de la tête, ce qui lui donnait l'apparence d'un prisonnier sur le point d'être abattu par un peloton d'exécution. J'étais incapable de deviner ce que signifiaient ces déguisements. Il n'y faisait jamais allusion, et je n'eus jamais le courage de l'interroger. L'important, décidai-je, était de ne pas me laisser atteindre par ses bouffonneries. Il pouvait faire ce qu'il voulait, mais, du moment que je ne tombais pas dans ses pièges, cela ne pouvait en rien m'affecter. C'est du moins ce que je me répétais. Malgré mes résolutions, il était parfois difficile de lui résister. En particulier les jours où il ne se protégeait pas les yeux, je me surprenais souvent à les regarder fixement, incapable d'en détourner les miens, sans défense contre leur pouvoir de fascination. Comme si j'avais tenté d'y découvrir une vérité, une ouverture qui m'aurait donné un accès direct dans l'obscurité de son crâne. Je n'arrivai jamais à rien, néanmoins. Au long des centaines d'heures que j'ai passées à les fixer, les yeux d'Effing ne m'ont jamais rien révélé.
Il avait choisi d'avance tous les livres, et savait exactement ce qu'il souhaitait entendre. Ces lectures ressemblaient moins à une récréation qu'à une recherche systématique, une investigation opiniâtre de certains sujets précis et limités. Cela ne me rendait pas ses motifs plus apparents, mais l'entreprise y trouvait une sorte de logique souterraine. La première série concernait la notion de voyage, voyage dans l'inconnu, en général, et la découverte de mondes nouveaux. Nous débutâmes avec ceux de saint Brendan et de sir John de Mandeville, suivis par Colomb, Cabeza de Vaca et Thomas Harriot. Nous lûmes des extraits des Voyages en Arabie déserte, de Doughty, parcourûmes l'ouvrage entier de John Wesley Powell à propos de ses expéditions cartographiques le long du fleuve Colorado, et lûmes pour finir un certain nombre de récits de captivité des XVIIIe et XIXe siècles, témoignages directs rédigés par des colons blancs qui avaient été enlevés par des Indiens. J'éprouvais pour tous un égal intérêt, et une fois habitué à faire usage de ma voix pendant de longues périodes d'affilée, je pense avoir acquis un style de lecture adéquat. Tout s'articulait sur la clarté de l'énonciation, qui dépendait à son tour des modulations de timbre, de pauses subtiles, et d'une attention soutenue pour les mots sur la page. Effing faisait peu de commentaires pendant que je lisais, mais je savais qu'il écoutait grâce aux bruits qui lui échappaient à l'occasion chaque fois que nous arrivions à un passage particulièrement épineux ou passionnant. Ces séances de lecture étaient sans doute les moments où je me sentais le plus en harmonie avec lui, mais j'appris bientôt à ne pas confondre sa concentration silencieuse avec de la bonne volonté. Après le troisième ou le quatrième récit de voyage, je suggérai au passage qu'il pourrait trouver amusant d'écouter des parties du voyage de Cyrano sur la Lune. Ceci ne provoqua chez lui qu'un ricanement. “Gardez vos idées pour vous, mon garçon, déclara-t-il, si je voulais votre opinion, je vous la demanderais.”
Le mur du fond du salon était occupé par une bibliothèque qui s'élevait du sol jusqu'au plafond. Je ne sais combien de livres contenaient ses étagères, mais il devait y en avoir au moins cinq ou six cents, peut-être mille. Effing semblait connaître la place de chacun, et quand le moment venait d'en commencer un nouveau, il m'indiquait avec précision où le trouver. “La deuxième rangée, disait-il, le douzième ou le quinzième en partant de la gauche. Lewis et Clark. Un livre rouge, relié en toile.” Il ne se trompait jamais, et je ne pouvais m'empêcher d'être impressionné devant l'évidence croissante de la puissance de sa mémoire. Je lui demandai un jour si les systèmes de mémorisation de Cicéron et de Raymond Lulle lui étaient familiers, mais il rejeta ma question d'un geste de la main. “Ces choses-là ne s'étudient pas, dit-il. C'est un talent inné, un don naturel.” Il fit une pause puis reprit, d'une voix rusée, moqueuse. “Mais comment pouvez-vous être certain que je sais où ces livres sont ? Réfléchissez un instant. Je viens peut-être ici la nuit, en cachette, pour les réarranger pendant que vous dormez. Ou je les déplace par télépathie lorsque vous avez le dos tourné. N'est-ce pas le cas, jeune homme ?” Je considérai cette question comme rhétorique, et évitai de le contredire. “Souvenez-vous bien, Fogg, poursuivit-il, ne prenez jamais rien pour acquis. Surtout quand vous avez affaire à quelqu'un comme moi.”
Nous passâmes ces deux premiers jours dans le salon tandis que la pluie drue de novembre frappait les fenêtres au-dehors. Il faisait très silencieux chez Effing, et à certains moments, quand je m'arrêtais de lire pour reprendre mon souffle, ce que j'entendais de plus sonore était le tic-tac de l'horloge sur la cheminée. Mme Hume faisait à l'occasion un peu de bruit dans la cuisine, et de tout en bas montait la rumeur assourdie du trafic, le chuintement des pneus qui roulaient dans les rues mouillées. Je trouvais à la fois étrange et agréable d'être assis à l'intérieur tandis que le monde allait à ses affaires, et cette impression de détachement était sans doute renforcée par les livres eux-mêmes. Tout ce qu'ils contenaient était lointain, brumeux, chargé de merveilles : un moine irlandais qui traversait l'Atlantique à la voile en l'an 500 et découvrait une île qu'il prenait pour le Paradis ; le royaume mythique du prêtre Jean ; un savant américain manchot fumant la pipe avec les Indiens Zûnis dans le Nouveau-Mexique. Les heures se succédaient et nous ne bougions ni l'un ni l'autre, Effing dans son fauteuil roulant, moi sur le canapé en face de lui, et il m'arrivait d'être si absorbé par ce que je lisais que je ne savais plus trop où je me trouvais, que j'avais le sentiment de n'être plus dans ma propre peau.
Nous prenions le déjeuner et le dîner dans la salle à manger à midi et à six heures tous les jours. Effing s'en tenait à cet horaire avec beaucoup de précision, et dès que Mme Hume passait la tête dans l'embrasure de la porte pour annoncer qu'un repas était prêt, il se désintéressait aussitôt de notre lecture. Peu importait le passage où nous étions arrivés. Même s'il ne restait qu'une ou deux pages avant la fin, Effing me coupait en pleine phrase et exigeait que je m'arrête. “A table, disait-il, nous reprendrons ceci plus tard.” Ce n'était pas qu'il eût un appétit particulier (en fait, il mangeait très peu), mais son besoin d'ordonner ses journées de façon stricte et rationnelle était trop impérieux pour qu'il pût l'ignorer. A une ou deux reprises, il parut sincèrement désolé que nous dussions nous interrompre, mais jamais au point d'envisager une rupture de la règle. “Dommage, s'exclamait-il, juste quand ça devenait intéressant.” La première fois, je lui proposai de continuer à lire encore un peu. “Impossible, répondit-il. On ne peut pas désorganiser l'univers pour un plaisir momentané. Nous aurons tout le temps demain.”
Effing ne mangeait pas beaucoup, mais le peu qu'il mangeait était prétexte à une exhibition insensée : il bavait, grognait, renversait. Je trouvais ce spectacle répugnant, mais je n'avais pas le choix, il fallait le supporter. Si d'aventure Effing sentait que je le regardais, il s'inventait aussitôt une nouvelle panoplie de manières encore plus dégoûtantes : il laissait les aliments dégouliner de sa bouche le long de son menton, rotait, feignait la nausée ou la crise cardiaque, enlevait son dentier et le posait sur la table. Il était grand amateur de soupe, et pendant tout l'hiver nous commençâmes chaque repas avec un potage différent. Mme Hume les préparait elle-même, de merveilleuses potées aux légumes, au cresson, aux poireaux et pommes de terre, mais je me mis bientôt à craindre le moment où il faudrait m'asseoir et regarder Effing les absorber. Dire qu'il les lapait bruyamment n'est rien ; en vérité il les suçait à grand fracas, dans un tintamarre assourdissant d'aspirateur défectueux. C'était un son tellement exaspérant, tellement particulier que je me mis à l'entendre sans cesse, même en dehors des repas. Aujourd'hui encore, si je parviens à une concentration suffisante, je peux en reconstituer la plupart des caractéristiques les plus subtiles : le choc du premier instant, quand la cuiller rencontrait les lèvres d'Effing et que le calme était rompu par une inspiration monumentale ; le vacarme aigu et prolongé qui suivait, un tapage insupportable qui donnait l'impression que le liquide en train de lui descendre dans la gorge s'était transformé en une mixture de gravier et de verre pilé ; une petite pause, quand il déglutissait, puis la houle frissonnante d'une expiration. A ce stade, il se léchait les babines, pouvait même grimacer de plaisir, et reprenait tout le processus : il remplissait sa cuiller, la portait à ses lèvres (la tête toujours penchée en avant – pour réduire la distance entre le bol et sa bouche – mais néanmoins d'une main tremblante, qui envoyait de petits ruisseaux de potage retomber dans le bol en éclaboussant tandis que la cuiller approchait de son but), et puis on entendait une nouvelle explosion, on avait les oreilles percées quand la succion recommençait. Grâce au ciel, il finissait rarement un bol entier. Trois ou quatre cuillerées cacophoniques suffisaient en général à l'épuiser, après quoi il repoussait son couvert et demandait avec calme à Mme Hume quel plat principal elle avait préparé. Je ne sais combien de fois j'ai entendu ce bruit, mais ce que je sais, c'est que je ne l'oublierai jamais, que je le garderai en tête pour le restant de mes jours.
Mme Hume faisait preuve d'une patience remarquable pendant ces exhibitions. Sans jamais manifester ni inquiétude ni dégoût, elle se conduisait comme si les manières d'Effing avaient fait partie de l'ordre naturel des choses. Telle une personne qui habite à proximité d'une voie de chemin de fer ou d'un aéroport, elle s'était habituée à des interruptions périodiques assourdissantes, et chaque fois qu'il recommençait son numéro, elle se contentait d'arrêter de parler en attendant que le tumulte s'apaise. Le rapide pour Chicago passait en trombe dans la nuit en faisant trembler les vitres et les fondations de la maison, puis disparaissait aussi vite qu'il était arrivé. De temps à autre, quand Effing était dans une forme particulièrement détestable, Mme Hume m'adressait un clin d'œil, comme pour me dire : Ne vous en faites pas ; le vieux n'a plus sa tête, nous n'y pouvons rien. Quand j'y repense aujourd'hui, je me rends compte du rôle important qu'elle jouait pour le maintien d'une certaine stabilité dans la maisonnée. Quelqu'un de moins solide aurait eu la tentation de réagir aux provocations d'Effing, et cela n'aurait fait que les aggraver car, mis au défi, le vieil homme devenait féroce. Le tempérament flegmatique de Mme Hume convenait à merveille pour neutraliser drames naissants et scènes désagréables. Son corps généreux s'assortissait d'une âme aussi généreuse, capable d'absorber beaucoup sans effet notable. Au début, j'étais gêné de la voir accepter de lui tant de grossièretés, mais je compris bientôt que c'était la seule stratégie raisonnable face à ses excentricités. Sourire, hausser les épaules, ne pas le contrarier. C'est d'elle que j'ai appris comment me comporter avec Effing, et, sans son exemple, je pense que je n'aurais pas gardé très longtemps cet emploi.
Elle arrivait toujours à table armée d'un torchon propre et d'un bavoir. Le bavoir était attaché autour du cou d'Effing dès le début du repas, et le torchon servait à lui essuyer le visage en cas d'urgence. De ce point de vue, c'était un peu comme si nous avions mangé avec un bébé. Mme Hume se chargeait avec beaucoup d'assurance du rôle de la mère attentive. Elle avait élevé ses trois enfants, m'expliqua-t-elle un jour, et ceci ne lui posait aucun problème. Outre le soin de ces questions matérielles, il y avait aussi la responsabilité de faire la conversation à Effing de manière à le garder sous contrôle verbal. Elle montrait là toute l'habileté d'une prostituée expérimentée manipulant un client difficile. Aucune demande n'était si absurde qu'elle la refusât, aucune suggestion ne la choquait, aucun commentaire n'était trop farfelu pour qu'elle le prît au sérieux. Une ou deux fois par semaine, Effing se mettait à l'accuser de comploter contre lui – d'empoisonner sa nourriture, par exemple (et il recrachait avec mépris sur son assiette des bouts de carottes et de viande à demi mâchés), ou d'intriguer pour lui voler son argent. Loin de s'en offenser, elle lui répondait avec calme que nous serions bientôt morts tous les trois, puisque nous mangions la même chose. Ou bien, s'il insistait, elle changeait de tactique, reconnaissait les faits. “C'est vrai, disait-elle. J'ai mis six cuillerées à soupe d'arsenic dans la purée de pommes de terre. L'effet devrait commencer à se manifester d'ici à un quart d'heure, et alors tous mes soucis prendront fin. Je serai une femme riche, monsieur Thomas (elle l'appelait toujours monsieur Thomas), et vous pourrirez dans votre tombe, enfin !” Un tel langage ne manquait jamais d'amuser M. Effing. “Ha, pouffait-il. Ha, ha ! Vous en avez à mes millions, femelle avide. Je m'en doutais. Ensuite ce sera fourrures et diamants, n'est-ce pas ? Mais cela ne vous profitera pas, ma grosse. Quelques vêtements que vous portiez, vous aurez toujours l'air d'une lavandière bouffie.” Après quoi, sans se soucier de la contradiction, il s'enfournait de plus belle dans le gosier les aliments empoisonnés.
Effing mettait Mme Hume à rude épreuve, mais je crois qu'au fond elle lui était très attachée. A la différence de la plupart des gens qui s'occupent de personnes très âgées, elle ne le traitait pas comme un enfant demeuré ou un morceau de bois. Elle le laissait libre de parler et de se conduire comme un énergumène, mais pouvait aussi, quand la situation l'exigeait, lui opposer une grande fermeté. Elle lui avait inventé toute une série d'épithètes et de surnoms, et n'hésitait pas à s'en servir quand il la provoquait : vieil oison, canaille, choucas, fumiste, elle disposait d'une réserve inépuisable. J'ignore où elle les trouvait, ils lui volaient de la bouche en bouquets où elle réussissait toujours à combiner un ton insultant avec une affection bourrue. Il y avait neuf ans qu'elle vivait auprès d'Effing, et, compte tenu qu'elle n'était pas de ceux qui paraissent aimer la souffrance en soi, elle devait bien trouver dans cet emploi un minimum de satisfaction. Pour ma part, je trouvais accablante l'idée de ces neuf ans. Et si l'on voulait réfléchir au fait qu'elle ne prenait qu'un jour de congé par mois, cela devenait presque inconcevable. Je disposais au moins de mes nuits, passé une certaine heure je pouvais aller et venir à ma guise. J'avais Kitty, et aussi la consolation de savoir que ma situation auprès d'Effing ne représentait pas le but central de mon existence, que tôt ou tard je m'en irais ailleurs. Pour Mme Hume, rien de pareil. Elle était toujours à son poste, et n'avait d'autre occasion de sortir que, chaque après-midi, une heure ou deux pour faire le marché. On pouvait à peine parler d'une vraie vie. Elle avait ses Reader's Digest et ses revues Redbook, de temps à autre un policier en édition de poche, et une petite télévision en noir et blanc qu'elle regardait dans sa chambre après avoir couché Effing, non sans baisser le son au plus bas. Son mari était mort du cancer treize ans plus tôt, et ses trois enfants, adultes, habitaient au loin : une fille en Californie, une autre au Kansas, un fils militaire stationné en Allemagne. Elle leur écrivait à tous, et rien ne lui faisait plus plaisir que de recevoir des photographies de ses petits-enfants, qu'elle glissait dans les coins du miroir de sa table de toilette. Les jours de congé, elle rendait visite à son frère Charlie à l'hôpital des Vétérans de l'armée, dans le Bronx. Il avait été pilote de bombardier pendant la guerre, et, d'après le peu qu'elle m'en avait raconté, j'avais compris qu'il n'avait plus toute sa tête. Elle allait le voir, fidèlement, tous les mois, sans jamais oublier de lui apporter un petit sac de chocolats et une pile de magazines sportifs, et pas une fois, de tout le temps que je l'ai connue, je ne l'ai entendue se plaindre de cette obligation. Mme Hume était un roc. Tout bien considéré, personne ne m'a autant appris qu'elle.
Effing était un cas difficile, mais il serait inexact de ne le définir qu'en termes de difficulté. S'il n'avait manifesté que méchanceté et sale caractère, on aurait pu prédire ses humeurs et les rapports avec lui s'en seraient trouvés simplifiés. On aurait su à quoi s'attendre ; il aurait été possible de savoir où l'on se trouvait. Mais le vieillard était plus insaisissable que cela. Dans une large mesure, il était d'autant plus difficile qu'il ne l'était pas tout le temps, et qu'il parvenait, pour cette raison, à nous maintenir dans un état permanent de déséquilibre. Pendant des jours entiers, il ne proférait que sarcasmes amers, et, au moment précis où je me persuadais qu'il n'y avait plus en lui une once de bonté ou de sympathie humaine, il exprimait une opinion empreinte d'une compassion si bouleversante, une phrase révélatrice d'une telle compréhension et d'une si profonde connaissance d'autrui qu'il me fallait admettre que je l'avais mal jugé, qu'il n'était tout compte fait pas si mauvais que je l'avais cru. Peu à peu, je lui découvrais un autre aspect. Je n'irais pas jusqu'à parler d'un côté sentimental, mais à certains moments il s'en approchait beaucoup. Je pensai d'abord qu'il ne s'agissait que d'une comédie, d'une ruse destinée à me déstabiliser, mais cela aurait supposé qu'Effing eût calculé d'avance ces attendrissements, alors que ceux-ci paraissaient toujours se produire de manière spontanée, suscités par un détail fortuit au cours d'un événement particulier ou d'une conversation. Néanmoins, si ce bon côté d'Effing était authentique, pourquoi ne lui permettait-il pas plus souvent de se manifester ? N'était-ce qu'une aberration de sa vraie nature, ou au contraire l'essence de sa personnalité réelle ? Je n'arrivai jamais à aucune conclusion à ce sujet, sinon peut-être que ni l'une ni l'autre éventualité ne pouvait être exclue. Effing était les deux à la fois. Un monstre, mais en même temps il y avait en lui l'étoffe d'un homme bon, d'un homme que j'allais jusqu'à admirer. Cela m'empêchait de le détester d'aussi bon cœur que je l'aurais souhaité. Comme je ne pouvais le chasser de mon esprit sur la base d'un sentiment unique, je me retrouvais presque sans arrêt en train de penser à lui. Je commençais à voir en lui une âme torturée, un homme hanté par son passé, luttant pour dissimuler quelque secrète angoisse qui le dévorait du dedans.
C'est le deuxième soir, au cours du repas, que j'eus mon premier aperçu de cet autre Effing. Mme Hume me posait des questions à propos de mon enfance, et j'en vins à mentionner que ma mère avait été écrasée par un autobus à Boston. Effing, qui jusque-là n'avait prêté aucune attention à la conversation, déposa soudain sa fourchette et tourna son visage dans ma direction. D'une voix que je ne lui avais encore jamais entendue – tout imprégnée de tendresse et de chaleur –, il remarqua : “C'est une chose terrible, ça, mon garçon. Une chose vraiment terrible.” Rien ne suggérait qu'il ne fût pas sincère. “Oui, répondis-je, j'en ai été très secoué. Je n'avais que onze ans quand cela s'est produit, et ma mère a longtemps continué à me manquer. Pour être tout à fait honnête, elle me manque encore.” Mme Hume hocha la tête en entendant ces mots, et je remarquai qu'une bouffée de tristesse lui faisait les yeux brillants. Après un petit silence, Effing reprit : “Les voitures sont un danger public. Si nous n'y prenons garde, elles nous menacent tous. La même chose est arrivée à mon ami russe, il y a deux mois. Il est sorti de la maison un beau matin pour acheter le journal, est descendu du trottoir pour traverser Broadway, et s'est fait renverser par une saleté de Ford jaune. Le chauffeur a continué sans ralentir, il n'a pas pris la peine de s'arrêter. Sans ce fou furieux, Pavel serait assis dans cette même chaise où vous vous trouvez maintenant, Fogg, en train de manger ces mêmes aliments que vous portez à votre bouche. Au lieu de quoi, il est couché à six pieds sous terre dans un coin oublié de Brooklyn.
– Pavel Shum, ajouta Mme Hume. Il avait commencé à travailler pour M. Thomas à Paris, vers les années trente.
– Cela explique tous les livres russes dans ma chambre, dis-je.
– Les livres russes, les livres français, les livres allemands, ajouta Effing. Pavel parlait couramment six ou sept langues. C'était un homme instruit, un véritable érudit. Quand je l'ai rencontré, en trente-deux, il lavait la vaisselle dans un restaurant et logeait dans une chambre de bonne au sixième étage, sans eau courante ni chauffage. L'un de ces Russes blancs qui sont arrivés à Paris pendant la Révolution. Ils avaient tout perdu. Je l'ai pris chez moi, je lui ai donné un endroit où habiter, et en échange il m'aidait. Ça a duré trente-sept ans, Fogg, et mon seul regret est de n'être pas mort avant lui. Cet homme était le seul vrai ami que j'aie jamais eu.”
Tout à coup, les lèvres d'Effing se mirent à trembler, comme s'il était au bord des larmes. Malgré tout ce qui s'était passé avant, je ne pus me défendre d'un sentiment de compassion.
Le soleil réapparut le troisième jour. Effing fit comme d'habitude son petit somme du matin, mais quand Mme Hume le poussa hors de sa chambre à dix heures, il était équipé en vue de notre première promenade : emmitouflé dans d'épais vêtements de laine, il brandissait une canne dans la main droite. Quoi que l'on eût pu dire à son sujet, Effing ne prenait pas la vie sans passion. Il se réjouissait d'une excursion dans les rues du quartier avec tout l'enthousiasme d'un explorateur sur le point d'entreprendre un voyage dans l'Arctique. Il fallait veiller à d'innombrables préparatifs : vérifier la température et la vitesse du vent, déterminer à l'avance un itinéraire, s'assurer qu'il était convenablement couvert. Par temps froid, Effing portait toutes sortes de protections externes superfétatoires ; il s'enveloppait dans des pull-overs et des écharpes, un énorme pardessus qui lui descendait jusqu'aux chevilles, une couverture, des gants, et une toque de fourrure russe à oreillettes. Si la température était particulièrement basse (quand le thermomètre indiquait moins de zéro degré), il portait aussi un passe-montagne. Tous ces habits l'ensevelissaient de leur masse, et lui donnaient l'air encore plus frêle et plus ridicule que d'ordinaire, mais Effing ne supportait aucun inconfort physique et, comme la perspective d'attirer sur lui l'attention ne le dérangeait pas, il jouait à fond de ces extravagances vestimentaires. Le jour de notre première sortie, tandis que nous nous préparions, il me demanda si je possédais un pardessus. Je répondis que non, je n'avais que mon blouson de cuir. “Ce n'est pas suffisant, déclara-t-il. Ce n'est pas du tout suffisant. Je ne veux pas que vous vous geliez en plein milieu d'une promenade, expliqua-t-il. Il vous faut un vêtement qui assure la distance, Fogg.” Mme Hume reçut l'ordre d'aller chercher le manteau qui avait un jour appartenu à Pavel Shum. Il s'agissait d'une vénérable relique, dans un tweed de couleur brunâtre parsemé de mouchetures rouges et vertes ; il était à peu près à ma taille. En dépit de mes protestations, Effing insista pour que je le garde, et je ne pouvais dès lors plus objecter grand-chose sans provoquer une dispute. C'est ainsi que j'en arrivai à hériter du pardessus de mon prédécesseur. J'éprouvais un certain malaise à me balader dans ce vêtement dont je savais que le propriétaire était mort, mais je continuai à le porter lors de toutes nos sorties jusqu'à la fin de l'hiver. Pour apaiser mes scrupules, je m'efforçais de le considérer comme une sorte d'uniforme inhérent à la fonction, mais sans grand succès. Chaque fois que je l'enfilais, je me défendais mal de l'impression d'être en train de m'introduire dans la peau d'un mort, d'être devenu le fantôme de Pavel Shum.
Il ne me fallut pas longtemps pour apprendre à manipuler le fauteuil roulant. Après quelques secousses le premier jour, dès que j'eus découvert comment incliner le siège à l'angle qui convenait pour monter sur les trottoirs et en descendre, les choses se passèrent plutôt bien. Effing était d'une extrême légèreté, et le pousser ne me fatiguait pas les bras. A d'autres égards, néanmoins, nos excursions se révélèrent difficiles pour moi. Aussitôt dehors, Effing commençait à désigner de sa canne des objets divers en me demandant de les lui décrire. Poubelles, vitrines, entrées d'immeubles : il exigeait sur tout cela des rapports précis, et si je n'arrivais pas à trouver mes mots assez vite pour le satisfaire, il explosait de colère. “Sacredieu, mon garçon, disait-il, servez-vous de vos yeux ! Je ne vois rien, et vous vous contentez de me débiter des sornettes à propos de « réverbères standards » et de « plaques d'égout parfaitement ordinaires ». Il n'existe pas deux choses identiques, n'importe quel abruti sait cela. Je veux voir ce que nous regardons, sacredieu, je veux que vous me rendiez ces objets perceptibles !” C'était humiliant d'être ainsi réprimandé en pleine rue, de subir sans réaction les insultes du vieillard, de devoir encaisser cela tandis que les passants tournaient la tête pour regarder la scène. Une ou deux fois, je fus tenté de m'en aller, de le laisser en plan, mais il était incontestable qu'Effing n'avait pas entièrement tort. Je ne m'en tirais pas très bien. Je me rendis compte que je n'avais jamais acquis l'habitude de regarder les choses avec attention, et maintenant que cela m'était demandé, les résultats étaient lamentables. Jusque-là, j'avais toujours eu un penchant pour les généralisations, une tendance à remarquer les similitudes entre des objets plutôt que leurs différences. J'étais plongé maintenant dans un monde de particularités, et la tentative de les évoquer en paroles, d'en reconnaître les données sensuelles immédiates, représentait un défi auquel j'étais mal préparé. Afin d'obtenir ce qu'il désirait, Effing aurait dû engager Flaubert pour le pousser dans les rues – mais même Flaubert travaillait lentement, s'acharnait parfois pendant des heures à la mise au point d'une seule phrase. Il me fallait non seulement décrire avec précision ce que je voyais, mais aussi le faire en quelques secondes. Je détestais plus que tout l'inévitable comparaison avec Pavel Shum. Une fois, comme je m'en sortais particulièrement mal, Effing se lança dans un éloge de plusieurs minutes à propos de son ami disparu, qu'il décrivait comme un maître de la phrase poétique, un inventeur hors pair d'images appropriées et frappantes, un styliste dont les mots pouvaient comme par miracle révéler la réalité palpable des objets. “Et penser, ajoutait-il, que l'anglais n'était pas sa langue maternelle.” Ce fut la seule occasion où je lui répliquai à ce sujet, mais sa remarque m'avait blessé au point que je ne pus m'en empêcher. “Si vous désirez une autre langue, dis-je, je serais heureux de vous obliger. Que penseriez-vous du latin ? A partir de maintenant, je vous parle latin, si vous voulez. Ou mieux, latin de cuisine. Vous ne devriez pas avoir de difficulté à le comprendre.” C'était idiot de dire cela, et Effing eut tôt fait de me remettre à ma place. “Taisez-vous, garçon, et racontez, dit-il. Racontez-moi à quoi ressemblent les nuages. Donnez-moi tous les nuages du ciel occidental, chaque nuage aussi loin que vous pouvez voir.”
Pour répondre à l'exigence d'Effing, il me fallut apprendre à garder mes distances. L'essentiel était de ne pas ressentir ses demandes comme une corvée, mais de les transformer en accomplissements que je souhaitais pour moi-même. Après tout, cette activité en elle-même n'était pas dénuée d'intérêt. Considéré sous l'angle convenable, l'effort de décrire les choses avec exactitude était précisément le genre de discipline qui pouvait m'enseigner ce que je désirais le plus apprendre : l'humilité, la patience, la rigueur. Au lieu de ne m'y appliquer que par obligation, je me mis à l'envisager comme un exercice spirituel, une méthode d'entraînement à l'art de regarder l'univers comme si je le découvrais pour la première fois. Que vois-tu ? Et si tu le vois, comment l'exprimer en paroles ? L'univers pénètre en nous par les yeux, mais nous n'y comprenons rien tant qu'il n'est pas descendu dans notre bouche. Je commençai à apprécier la distance que cela représente, à comprendre le trajet qui doit être accompli entre un lieu et l'autre. Matériellement, pas plus de quelques centimètres, mais si l'on tient compte du nombre d'accidents et de pertes qui peuvent se produire en chemin, il pourrait aussi bien s'agir d'un voyage de la Terre à la Lune. Mes premières tentatives, avec Effing, furent d'un vague lamentable, ombres fugitives sur arrière-plan brouillé. J'avais déjà vu ces objets, me disais-je, comment pourrais-je éprouver la moindre difficulté à les décrire ? Une borne à incendie, un taxi, une bouffée de vapeur surgissant d'un trottoir – ils m'étaient familiers, il me semblait les connaître par cœur. Mais c'était compter sans leur mutabilité, leur manière de se transformer selon la force et l'angle de la lumière, la façon dont leur aspect pouvait être modifié par ce qui arrivait autour d'eux : un passant, un coup de vent soudain, un reflet inattendu. Tout se mouvait en un flux constant, et si deux briques dans un mur pouvaient se ressembler très fort, à l'analyse elles ne se révéleraient jamais identiques. Mieux, une même brique n'était jamais la même, en vérité. Elle s'usait, se délabrait imperceptiblement sous les effets de l'atmosphère, du froid, de la chaleur, des orages qui l'agressaient, et à la longue, si on pouvait l'observer au-delà des siècles, elle disparaîtrait. Tout objet inanimé était en train de se désintégrer, tout être vivant de mourir. Mon cerveau se prenait de palpitations lorsque je pensais à tout cela et me représentais les mouvements furieux et désordonnés des molécules, les incessantes explosions de la matière, les collisions, le chaos en ébullition sous la surface de toutes choses. Selon l'injonction d'Effing, le premier jour : ne rien considérer comme acquis. Je passai d'une indifférence insouciante à une période d'intense anxiété. Mes descriptions devinrent fouillées à l'excès, dans un effort désespéré pour saisir toutes les nuances possibles de ce que je voyais, j'accumulais les détails avec le souci frénétique de ne rien laisser passer. Les mots déboulaient de ma bouche comme des balles de mitraillette, le staccato d'une salve soutenue. Effing était constamment obligé de me demander de ralentir et se plaignait de ne pas pouvoir suivre. Le problème résidait moins dans ma diction que dans mon approche générale. J'empilais trop de mots les uns par-dessus les autres et plutôt que de révéler leur objet, en fait ils le rendaient obscur en l'ensevelissant sous une avalanche de subtilités et d'abstractions géométriques. L'important eût été de me souvenir qu'Effing était aveugle. Je n'avais pas à l'épuiser par des catalogues interminables, mais à l'aider à voir pour lui-même. Les mots, au bout du compte, étaient indifférents. Leur tâche consistait à lui permettre d'appréhender la réalité aussi vite que possible, et pour cela je devais les faire disparaître dès le moment où je les prononçais. Il me fallut des semaines d'un labeur acharné pour apprendre à simplifier mes phrases, à séparer le superflu de l'essentiel. Je découvris que les résultats étaient d'autant meilleurs que je laissais plus d'air autour d'une chose, car cela donnait à Effing la possibilité d'accomplir par lui-même le travail décisif : la construction d'une image sur la base de quelques suggestions, et de sentir le mouvement de sa propre intelligence vers l'objet que je lui décrivais. Dégoûté de mes premières performances, je pris l'habitude de m'entraîner lorsque j'étais seul, le soir dans mon lit, par exemple, et de passer en revue ce qui se trouvait dans la chambre, pour voir si je ne pouvais m'améliorer. Plus je m'y appliquais, plus je mettais de sérieux à cette activité. Je ne la considérais plus comme esthétique, mais comme morale, et je devins moins irrité par les critiques d'Effing, car je me demandais si son impatience et son insatisfaction ne pouvaient pas m'aider finalement à atteindre un but plus élevé. J'étais un moine en quête d'illumination, et Effing mon cilice, les verges dont je me fouettais. S'il me paraît indiscutable que je faisais des progrès, cela ne signifie pas que j'aie jamais été tout à fait satisfait de mes efforts. Les mots ont plus d'exigences que cela, on rencontre trop d'échecs pour se réjouir d'un succès occasionnel. Avec le temps, Effing se montra plus tolérant envers mes descriptions, mais j'ignore si cela voulait dire qu'elles se rapprochaient en vérité de ce qu'il souhaitait. Peut-être avait-il cessé d'espérer, ou peut-être son intérêt commençait-il à faiblir. Il m'était difficile de le savoir. A la fin, il se pouvait qu'il fût simplement en train de s'habituer à moi.
Pendant l'hiver, nos sorties ne dépassèrent pas le voisinage immédiat. West End Avenue, Broadway, les rues transversales, des soixante-dix aux quatre-vingts. Un bon nombre des gens que nous croisions reconnaissaient Effing et, au contraire de ce que j'aurais imaginé, se comportaient comme s'ils étaient contents de le voir. Certains s'arrêtaient même pour lui dire bonjour. Marchands de légumes, vendeurs de journaux, personnes âgées également en promenade. Effing les repérait tous au son de leur voix, et leur parlait avec une courtoisie quelque peu distante : un aristocrate descendu de son château pour se mêler aux habitants du village. Il paraissait leur inspirer du respect, et au cours des premières semaines on évoqua beaucoup Pavel Shum, que tous semblaient avoir connu et apprécié. L'histoire de sa mort était de notoriété publique (certains avaient même été témoins de l'accident), et Effing dut accepter force poignées de main navrées et offres de condoléances, ce dont il s'acquittait avec un naturel absolu. Il avait une capacité remarquable, quand il le voulait, de se conduire avec élégance, de faire preuve d'une compréhension profonde des conventions sociales. “Voici mon nouveau compagnon, annonçait-il avec un geste dans ma direction, M.M.S. Fogg, licencié depuis peu de l'université de Columbia.” Tout cela très correct, très digne, comme si j'étais un personnage distingué qui, pour l'honorer de sa présence, s'était arraché à de nombreuses autres obligations. La même métamorphose se manifestait dans la pâtisserie de la Soixante-douzième rue où nous allions parfois prendre une tasse de thé avant de rentrer chez nous. Plus un débordement, plus un crachement, plus un bruit n'échappait de ses lèvres. Devant des regards étrangers, Effing était un parfait gentleman, un modèle impressionnant de décorum.
La conversation était malaisée, pendant ces promenades. Nous étions tournés tous les deux dans la même direction et ma tête se trouvait à une telle hauteur par rapport à celle d'Effing que ses paroles avaient tendance à se perdre avant d'arriver à mes oreilles. Il fallait que je me penche pour entendre ce qu'il disait, et, comme il n'aimait pas que nous nous arrêtions ni que nous ralentissions, il réservait ses commentaires pour les coins de rues, lorsque nous attendions de pouvoir traverser. Quand il ne me demandait pas de descriptions, Effing se limitait en général à de brèves remarques, à quelques questions. Dans quelle rue sommes-nous ? Quelle heure est-il ? Je commence à avoir froid. Certains jours, il prononçait à peine un mot du début à la fin ; abandonné au mouvement du fauteuil roulant au long des trottoirs, le visage levé vers le soleil, il gémissait tout bas, dans une transe de plaisir physique. Il adorait le contact de l'air contre sa peau, jouissait avec volupté de l'invisible lumière répandue autour de lui, et si j'arrivais à assurer à notre allure une cadence régulière, en synchronisant mon pas au rythme des roues, je sentais qu'il se laissait aller peu à peu à cette musique, alangui comme un bébé dans une poussette.
Fin mars et début avril, laissant derrière nous Upper Broadway pour nous diriger vers d'autres quartiers, nous entreprîmes de plus longues promenades. Malgré la hausse de la température, Effing continuait à s'emmitoufler dans d'épais vêtements et, même s'il faisait une douceur délicieuse, refusait d'affronter l'extérieur avant d'avoir endossé son manteau et enroulé une couverture autour de ses jambes. Il se montrait aussi frileux que s'il avait craint, faute de prendre pour les protéger des mesures drastiques, d'exposer jusqu'à ses entrailles. Mais du moment qu'il avait chaud, il accueillait avec plaisir le contact de l'air, et rien ne le mettait d'humeur joyeuse comme une bonne petite brise. Si le vent soufflait sur lui, il ne manquait jamais d'en faire toute une affaire, riant et jurant en agitant sa canne comme pour menacer les éléments. Même en hiver, Riverside Park était son lieu préféré, et il y passait des heures, assis en silence, sans jamais somnoler comme je m'y serais attendu ; il écoutait, tentait de suivre ce qui se passait autour de lui : froufrou des oiseaux et des écureuils dans les feuilles et les ramures, frémissements du vent dans les branches, bruits de circulation provenant de l'autoroute, en contrebas. Je pris l'habitude d'emporter un guide de la nature quand nous nous rendions au parc afin de pouvoir y trouver les noms des buissons et des fleurs quand il m'interrogeait à leur sujet. J'appris ainsi à identifier des douzaines de plantes, j'en examinais les feuilles et la disposition des bourgeons avec un intérêt et une curiosité que je n'avais encore jamais ressentis pour ces choses. Un jour où Effing était d'humeur particulièrement réceptive, je lui demandai pourquoi il n'habitait pas à la campagne. Cela se passait dans les premiers temps, à la fin de novembre ou au début de décembre, quand je n'avais pas encore peur de lui poser des questions. Le parc semblait lui procurer tant de plaisir qu'il était dommage, suggérai-je, qu'il ne puisse être toujours au milieu de la nature. Il attendit un bon moment avant de me répondre, si longtemps que je crus qu'il ne m'avait pas entendu. “Je l'ai déjà fait, dit-il enfin. Je l'ai fait, et maintenant c'est dans ma tête. Seul, loin de tout, j'ai vécu dans le désert pendant des mois, des mois et des mois... une vie entière. Une fois qu'on a connu ça, mon garçon, on ne l'oublie jamais. Je n'ai plus besoin d'aller nulle part. Dès que je me mets à y penser, je m'y retrouve. C'est là que je suis le plus souvent, ces jours-ci – je me retrouve là-bas, loin de tout.”
A la mi-décembre, Effing cessa soudain de s'intéresser aux récits de voyages. Nous en avions lu plusieurs douzaines et progressions dans A Canyon Voyage, de Frederick S. Dellenbaugh (une relation de la seconde expédition de Powell le long du Colorado) quand il m'arrêta au milieu d'une phrase en déclarant : “Je crois que ça suffit, monsieur Fogg. Ça devient un peu ennuyeux, et nous n'avons pas de temps à perdre. Il y a du travail à accomplir, des affaires à ne pas négliger.”
Je n'avais aucune idée des affaires auxquelles il faisait allusion, mais c'est avec plaisir que je remis le livre dans la bibliothèque et attendis ses instructions. Celles-ci s'avérèrent plutôt décevantes. “Descendez au coin de la rue, me dit-il, et achetez le New York Times. Mme Hume vous donnera de l'argent.
– C'est tout ?
– C'est tout. Et dépêchez-vous. Ce n'est plus le moment de traîner.”
Jusqu'alors, Effing n'avait pas fait preuve du moindre intérêt pour l'actualité. Mme Hume et moi en parlions parfois au cours des repas, mais jamais il ne prenait part à ces conversations, jamais il ne les avait seulement commentées. Voici qu'il ne voulait plus rien d'autre, et pendant deux semaines je passai les matinées à lui lire avec assiduité des articles du New York Times. Les relations de la guerre au Viêt-nam prédominaient, mais il s'enquérait aussi d'un certain nombre d'autres sujets : débats au Congrès, incendies à Brooklyn, coups de couteau dans le Bronx, cours des valeurs, critiques de livres, résultats de base-ball, tremblements de terre. De tout ceci, rien qui parût en rapport avec le ton d'urgence sur lequel, ce premier jour, il m'avait envoyé acheter le journal. Il était manifeste qu'Effing avait une idée derrière la tête, mais j'étais bien en peine de deviner laquelle. Il s'en approchait par la bande, en décrivant lentement des cercles autour de son intention, comme un chat jouant avec une souris. Il souhaitait sans aucun doute m'abuser, mais en même temps ses stratégies étaient d'une telle transparence qu'il aurait aussi bien pu m'avertir de me tenir sur mes gardes.
Nous terminions toujours notre matinée d'actualités par un parcours minutieux des pages nécrologiques. Ces dernières paraissaient retenir l'attention d'Effing plus fermement que les autres articles, et j'étais parfois étonné de constater avec quelle intensité il écoutait la prose incolore de ces notices. Capitaines d'industrie, politiciens, danseurs de marathon, inventeurs, stars du cinéma muet : tous suscitaient chez lui une égale curiosité. Les jours passèrent, et peu à peu nous nous mîmes à consacrer aux nécrologies une partie plus importante de chaque séance. Il me faisait lire certaines des histoires deux ou trois fois, et lorsque les morts étaient rares, il me priait de lire les annonces payantes imprimées en petits caractères au bas de la page. Georges Untel, âgé de soixante-neuf ans, époux et père bien-aimé, regretté par sa famille et ses amis, sera inhumé cet après-midi à treize heures dans le cimetière de Our Lady of Sorrows. Effing ne paraissait jamais fatigué de ces mornes récitations. Finalement, après les avoir gardées pour la fin pendant presque deux semaines, il renonça complètement à faire semblant de vouloir entendre les nouvelles et me pria de commencer par la page nécrologique. Je ne fis pas de commentaires à propos de ce changement d'ordre, mais comme, une fois les notices étudiées, il ne me demandait aucune autre lecture, je compris que nous étions enfin arrivés.
“Nous savons maintenant quel est leur ton, n'est-ce pas, mon garçon ? déclara-t-il.
– Il me semble, répondis-je. Nous en avons assurément lu assez pour connaître leur allure.
– C'est déprimant, je l'admets. Mais je pensais qu'un peu de recherche s'imposait avant de nous lancer dans notre projet.
– Notre projet ?
– Mon tour arrive. N'importe quel abruti peut s'en rendre compte.
– Je ne m'attends pas à ce que vous viviez éternellement, monsieur. Mais vous avez déjà dépassé l'âge de la plupart des gens, et il n'y a pas de raison d'imaginer que vous ne continuerez pas comme cela longtemps encore.
– Peut-être. Mais si je fais erreur, ce sera la première fois de ma vie que je me serai trompé.
– C'est vous qui le dites.
– Je dis ce que je sais. Une centaine de petits signes m'en informent. Le temps commence à me manquer, et nous devons nous y mettre avant qu'il soit trop tard.
– Je ne comprends toujours pas.
– Ma notice nécrologique. Il faut que nous l'entreprenions maintenant.
– Je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un qui rédigeait sa propre nécrologie. En principe, d'autres personnes s'en chargent pour vous – après votre mort.
– Quand ils sont informés, oui. Mais que se passe-t-il quand les fichiers sont vides ?
– Je vois ce que vous voulez dire. Vous souhaitez rassembler quelques faits.
– Exactement.
– Mais qu'est-ce qui vous fait penser qu'on désirera la publier ?
– On l'a publiée il y a cinquante-deux ans. Je ne vois pas pourquoi on ne saisirait pas la chance de recommencer.
– Je ne vous suis pas.
– J'étais mort. On ne publie pas la nécrologie des vivants, n'est-ce pas ? J'étais mort, ou du moins on me croyait mort.
– Et vous n'avez rien dit ?
– Je n'en avais pas envie. J'étais content d'être mort, et, une fois que les journaux l'ont annoncé, j'ai pu le rester.
– Vous deviez être quelqu'un de très important.
– J'étais très important.
– Alors pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de vous ?
– J'avais un autre nom. Après ma mort, je m'en suis débarrassé.
– Quel nom ?
– Ridicule. Julian Barber. Je l'ai toujours détesté.
– Je n'ai jamais entendu parler de Julian Barber non plus.
– Il y a trop longtemps pour qu'on s'en souvienne. Ce dont je parle remonte à cinquante ans, Fogg. 1916,1917. J'ai glissé dans l'obscurité, comme on dit, et n'en suis jamais revenu.
– Que faisiez-vous lorsque vous étiez Julian Barber ?
– J'étais peintre. Un grand peintre américain. Si j'avais persisté, je serais sans doute reconnu comme l'artiste le plus important de mon époque.
– En toute modestie, bien entendu.
– Je vous raconte les faits. Ma carrière a été trop courte, et je n'ai pas peint assez.
– Où se trouvent vos œuvres à présent ?
– Je n'en ai aucune idée. Tout est parti, je suppose, tout a disparu, volatilisé. Cela ne me concerne plus.
– Alors pourquoi voulez-vous rédiger cette nécrologie ?
– Parce que je vais bientôt mourir et que cela n'aura plus d'importance, alors, que le secret soit gardé. Ils l'ont loupée la première fois. Peut-être disposeront-ils d'une version exacte quand cela comptera vraiment.
– Je vois”, dis-je. Je ne voyais rien du tout.
“Mes jambes jouent un grand rôle là-dedans, bien entendu, poursuivit-il. Vous vous êtes assurément posé des questions à leur sujet. Tout le monde s'en pose, ce n'est que naturel. Mes jambes. Mes jambes atrophiées, inutiles. Je ne suis pas né infirme, sachez-le, que ceci soit clair dès le départ. J'étais un garçon plein d'entrain, dans ma jeunesse, plein de ressort et de malice, je faisais le fou avec tous les autres. Cela se passait sur Long Island, dans la grande maison où nous passions l'été. Tout cela, maintenant, est couvert de caravanes et de parkings, mais à l'époque c'était le paradis, il n'y avait que des prés et la plage, un petit éden terrestre. Quand je suis parti pour Paris, en 1920, il n'était pas nécessaire de raconter la vérité à qui que ce soit. Ce qu'on pensait était sans importance, de toute façon. Du moment que j'étais convaincant, qui se souciait de la réalité ? J'ai inventé plusieurs histoires, dont chacune améliorait la précédente. Je les sortais en fonction des circonstances et de mon humeur, non sans les modifier un peu à l'occasion, embellissant un passage ici, raffinant un détail là, jouant avec elles au cours des années jusqu'à les mettre parfaitement au point. Les meilleures étaient sans doute les histoires de guerre, j'y étais devenu excellent. Je veux parler de la Grande Guerre, celle qui a arraché le cœur à toutes choses, la guerre entre les guerres. Vous auriez dû m'entendre décrire les tranchées et la boue. J'étais éloquent, inspiré. Je pouvais expliquer la peur comme personne, les canons tonnant dans la nuit, les visages stupéfiés des petits ploucs américains qui chiaient dans leurs frocs. Des shrapnels, prétendais-je, plus de six cents fragments dans mes deux jambes – c'est ainsi que c'est arrivé. Les Français gobaient tout, ils n'en avaient jamais assez. J'avais une autre histoire, à propos de l'escadrille La Fayette. J'y décrivais avec un réalisme qui donnait le frisson comment j'avais été abattu par les Boches. Celle-là était excellente, croyez-moi, ils en redemandaient toujours. Le problème était de me rappeler quelle histoire j'avais racontée en quelles circonstances. J'ai gardé bon ordre dans ma tête pendant des années, je m'assurais de ne pas donner aux gens que je revoyais une version différente de la première. Ce n'en était que plus excitant, de savoir qu'à tout moment je pouvais me faire prendre, que quelqu'un pouvait surgir tout à coup pour me traiter de menteur. Si on ment, autant le faire de façon à se mettre en danger.
– Et pendant toutes ces années, il n'y a personne à qui vous ayez raconté la vraie histoire ?
– Pas une âme.
– Pas même Pavel Shum ?
– Surtout pas Pavel Shum. Cet homme était la discrétion même. Il ne m'a jamais questionné, je ne lui ai jamais rien dit.
– Et maintenant vous êtes prêt à le faire ?
– Quand le moment sera venu, mon garçon, quand le moment sera venu. Patience.
– Mais pourquoi à moi ? Nous ne nous connaissons que depuis quelques mois.
– Parce que je n'ai pas le choix. Mon ami russe est mort, et Mme Hume n'est pas taillée pour des choses pareilles. Qui d'autre, Fogg ? Que ça me plaise ou non, vous êtes mon seul auditeur.”
Je m'attendais à ce qu'il reprenne dès le lendemain matin, qu'il redémarre son récit à l'endroit où nous l'avions quitté. Si l'on considère ce qui s'était passé ce jour-là, c'eût été logique, mais j'aurais dû savoir qu'il ne fallait pas espérer de logique de la part d'Effing. Loin de faire la moindre allusion à notre conversation de la veille, il se lança aussitôt dans un discours embrouillé et confus à propos d'un homme qu'il semblait avoir connu jadis, avec de folles divagations d'un sujet à l'autre, un tourbillon de réminiscences fragmentées qui n'avaient aucun sens pour moi. Je faisais de mon mieux pour le suivre, mais c'était comme s'il était parti sans m'attendre, et quand enfin je lui emboîtai le pas il était trop tard pour le rattraper.
“Un nabot, disait-il. Le pauvre diable avait l'air d'un nabot. Trente-six kilos, quarante, à la rigueur, et dans les yeux ce regard noyé, lointain, les yeux d'un fou, à la fois malheureux et extatiques. C'était juste avant qu'on ne l'enferme, la dernière fois que je l'ai vu. Dans le New Jersey. Nom de Dieu, on se serait cru au bout du monde. Orange, East Orange, foutu nom. Edison aussi se trouvait dans une de ces villes. Mais il ne connaissait pas Ralph, n'en avait sans doute jamais entendu parler. Imbécile inculte. Au diable Edison. Au diable Edison et ses foutues ampoules. Ralph m'annonce qu'il n'a plus d'argent. A quoi peut-on s'attendre avec huit moutards dans la maison et une chose pareille en guise de femme ? J'ai fait ce que je pouvais. J'étais riche à cette époque, je n'avais pas de problèmes d'argent. Tiens, ai-je dit en mettant la main dans ma poche, prends ceci, ça ne compte pas pour moi. Je ne sais plus combien il y avait. Cent dollars, deux cents dollars. Ralph était si reconnaissant qu'il s'est mis à pleurer, comme ça, debout devant moi, il chialait comme un bébé. Pathétique. Aujourd'hui ce souvenir me donne envie de vomir. Un de nos plus grands hommes, complètement brisé, sur le point de perdre l'esprit. Il me racontait souvent ses voyages dans l'Ouest, pendant des semaines et des semaines il a erré dans le désert sans voir une âme. Trois ans, il y est resté. Wyoming, Utah, Nevada, Californie. C'était une région sauvage en ce temps-là. Pas d'ampoules électriques ni de cinéma alors, soyez certain, pas de ces maudites écraseuses d'automobiles. Il disait qu'il aimait bien les Indiens. Ils étaient gentils avec lui et lui permettaient de coucher dans leurs villages quand il passait par là. Et c'est ainsi qu'il a fini par craquer. Il s'est habillé en Indien, un costume qu'un chef lui avait donné vingt ans plus tôt, et s'est mis à se balader dans cette tenue par les rues de ce foutu New Jersey. Avec plumes sur la tête, colliers, ceintures, cheveux longs, poignard à la taille, l'attirail complet. Pauvre petit bonhomme. Et, comme si ça ne suffisait pas, il s'est mis en tête de fabriquer sa propre monnaie. Des billets de mille dollars peints à la main, avec son propre portrait – en plein milieu, comme celui de quelque père fondateur. Un jour il entre à la banque, présente l'un de ces billets au caissier et demande qu'on le lui change. Personne ne trouve ça très drôle, surtout quand il commence à faire du scandale. On ne peut pas toucher au sacro-saint dollar et espérer s'en tirer. Donc on l'empoigne, on l'expulse, malgré ses coups de pied et ses hurlements, dans son costume indien graisseux. Il ne s'est guère écoulé de temps avant qu'on décide de s'en débarrasser pour de bon. Quelque part dans l'Etat de New York, je crois. Il a vécu jusqu'à la fin dans une maison de fous, mais il a continué à peindre, croyez-le si vous pouvez, cet enfant de putain n'aurait pas pu s'en empêcher. Il peignait sur tout ce qui lui tombait sous la main. Papier, carton, boîtes à cigares, même les stores des fenêtres. Et ce qu'il y a de tordu, c'est que ses premières œuvres ont alors commencé à se vendre. Et à gros prix, ne vous y trompez pas, des sommes inouïes pour des tableaux auxquels personne n'aurait accordé un regard quelques années plus tôt. Un foutu sénateur du Montana a déboursé quatorze mille dollars pour Moonlight – le prix le plus élevé qu'on ait jamais payé l'œuvre d'un artiste américain vivant. Pour ce que Ralph et sa famille en ont profité... Sa femme vivait avec cinquante dollars par an dans une cahute près de Catskill – dans ce territoire que Thomas Cole avait l'habitude de peindre – et elle ne pouvait même pas s'offrir le billet d'autocar pour aller rendre visite à son mari chez les dingues. Un avorton tourmenté, je vous le concède, qui vivait dans une frénésie permanente, plaquant de la musique sur le piano pendant qu'il était en train de peindre ses tableaux. Je l'ai vu faire, un jour, il se précipitait du piano au chevalet, du chevalet au piano, je ne l'oublierai jamais. Bon Dieu, tout cela me revient, maintenant. Brosse, couteau, pierre ponce. Appliquer, aplatir, poncer. Encore et encore. Appliquer, aplatir, poncer. Il n'y a jamais rien eu de pareil. Jamais. Jamais, jamais, jamais.” Effing s'arrêta un instant pour reprendre haleine puis, comme au sortir d'une transe, tourna pour la première fois la tête vers moi. “Que pensez-vous de ça, mon garçon ?
– Ça irait mieux si je savais qui était Ralph, répondis-je poliment.
– Blakelock, chuchota Effing, avec l'air de lutter pour le contrôle de ses sentiments. Ralph Albert Blakelock.
– Je ne crois pas en avoir jamais entendu parler.
– Ne connaissez-vous rien à la peinture ? Je croyais que vous aviez de l'éducation. Que diable vous apprenait-on dans votre université de fantaisie, monsieur GrosseTête ?
– Pas grand-chose. Rien au sujet de Blakelock, en tout cas.
– Ça n'ira pas. Je ne peux pas continuer à vous parler si vous ne connaissez rien.”
Il me paraissait vain de tenter de me défendre, et je demeurai muet. Un bon moment s'écoula – deux ou trois minutes, une éternité pour qui attend que quelqu'un reprenne la parole. Effing avait laissé retomber la tête sur sa poitrine, comme si, n'en pouvant plus, il avait décidé de faire un somme. Quand il la releva, j'étais tout à fait prêt à recevoir mon congé. Et je suis certain que, s'il ne s'était déjà senti dépendant de moi, il m'aurait en effet congédié.
“Allez à la cuisine, dit-il enfin, demander à Mme Hume un peu d'argent pour le métro. Ensuite mettez votre manteau et vos gants, et passez la porte. Prenez l'ascenseur jusqu'en bas, sortez, et marchez jusqu'à la station de métro la plus proche. Une fois là, entrez dans la station et achetez deux jetons. Mettez l'un des jetons dans votre poche. Glissez l'autre jeton dans le tourniquet, descendez l'escalier, et prenez le numéro 1 en direction du sud jusqu'à la Soixante-douzième rue. Descendez à la Soixante-douzième rue, traversez le quai, et attendez le downtown express – numéro 2 ou 3, c'est pareil. Dès qu'il arrive, aussitôt que les portes s'ouvrent, montez et trouvez-vous une place assise. L'heure de pointe est passée, vous ne devriez pas avoir de difficulté. Trouvez une place assise et ne dites pas un mot, à personne. C'est très important. De l'instant où vous partirez d'ici jusqu'à celui de votre retour, je veux que vous n'émettiez pas un son. Pas le moindre. Si quelqu'un vous adresse la parole, faites semblant d'être sourd-muet. En achetant vos jetons au guichet, montrez deux doigts pour indiquer ce qu'il vous faut. Une fois installé sur votre siège dans le downtown express, restez-y jusqu'à Grand Army Plaza, à Brooklyn. Ce trajet devrait vous durer entre trente et quarante minutes. Pendant ce temps, je veux que vous gardiez les yeux fermés. Pensez aussi peu que vous pouvez – à rien, si possible – et si c'est trop demander, pensez à vos yeux et à cette capacité extraordinaire que vous possédez de voir l'univers. Imaginez ce qui vous arriverait si vous ne pouviez le voir. Imaginez que vous regardez quelque chose sous les différentes lumières qui nous rendent le monde visible : lumière du soleil, de la lune, lumière électrique, bougies, néon. Choisissez quelque chose de simple, d'ordinaire. Une pierre, par exemple, ou un petit bloc de bois. Réfléchissez bien à la façon dont l'aspect de cet objet varie selon qu'il est placé sous chacune de ces lumières. Ne pensez à rien d'autre, à supposer que vous ne réussissiez pas à penser à rien. Quand le métro arrive à Grand Army Plaza, rouvrez les yeux. Sortez du train et montez l'escalier. De là je veux que vous vous rendiez au musée de Brooklyn. Il se trouve sur Eastern Parkway, pas plus de cinq minutes à pied depuis la sortie du métro. Ne demandez pas votre chemin. Même si vous vous perdez, je ne veux pas que vous parliez à quiconque. Vous finirez bien par le dénicher, cela ne devrait pas être difficile. Ce musée est un grand bâtiment de pierre, conçu par McKim, Mead et White, qui sont aussi les architectes de l'université dont vous venez d'être diplômé. Ce style devrait vous paraître familier. Soit dit en passant, Stanford White a été abattu par un nommé Henry Thaw sur le toit de Madison Square Garden. C'est arrivé en dix-neuf cent et quelques, parce que White passait plus de temps qu'il n'aurait dû dans le lit de Mme Thaw. A l'époque, ça a fait la une des journaux, mais ce n'est pas votre affaire. Contentez-vous de trouver le musée. Quand vous y serez, montez l'escalier, entrez dans le vestibule et payez votre ticket d'entrée à l'individu en uniforme assis derrière le comptoir. Je ne sais pas combien ça coûte, pas plus d'un ou deux dollars. Vous pouvez les demander à Mme Hume en même temps que l'argent du métro. Souvenez-vous de ne pas parler en payant ce garde. Tout ceci doit se dérouler en silence. Repérez l'étage où sont exposées les collections permanentes de peinture américaine et rendez-vous dans cette galerie. Efforcez-vous de ne rien regarder de trop près. Dans la deuxième ou troisième salle, vous trouverez sur un des murs le Clair de lune de Blakelock, et là, arrêtez-vous. Regardez ce tableau. Regardez ce tableau pendant au moins une heure, en ignorant tout le reste de la salle. Concentrez-vous. Regardez-le à différentes distances – à trois mètres, à un mètre, à deux centimètres. Etudiez-en la composition d'ensemble, étudiez-en les détails. Ne prenez pas de notes. Voyez si vous arrivez à mémoriser tous les éléments du tableau, en apprenant avec précision l'emplacement des personnages, des objets naturels, des couleurs de chacun de tous les points de la toile. Fermez les yeux et mettez-vous à l'épreuve. Rouvrez-les. Voyez si vous commencez à avoir accès au paysage que vous avez devant vous. Voyez si vous commencez à avoir accès au cerveau de l'artiste qui a peint le paysage que vous avez devant vous. Imaginez que vous êtes Blakelock, en train de peindre vous-même ce tableau. Au bout d'une heure, prenez un peu de répit. Promenez-vous dans la galerie, si vous le désirez, et regardez les autres toiles. Puis revenez à Blakelock. Passez encore un quart d'heure en face de lui, en vous y abandonnant comme s'il n'existait plus dans le monde entier que ce tableau. Ensuite, partez. Retraversez le musée sur vos pas, sortez, marchez jusqu'au métro. Reprenez l'express jusqu'à Manhattan, changez à la Soixante-douzième me, et revenez ici. Pendant le trajet, faites comme à l'aller : gardez les yeux fermés, ne parlez à personne. Pensez au tableau. Tâchez de le voir mentalement. Tâchez de vous en souvenir, tâchez de vous y accrocher aussi longtemps que possible. Est-ce bien compris ?
– Je pense que oui, répondis-je. Y a-t-il autre chose ?
– Rien d'autre. Mais souvenez-vous : si vous ne faites pas exactement ce que je vous ai dit, je ne vous adresserai plus jamais la parole.”
Je gardai les yeux fermés dans le métro, mais il était difficile de ne penser à rien. J'essayais de concentrer mon attention sur un caillou, mais même cela s'avérait plus difficile qu'il n'y paraissait. Il y avait trop de bruit autour de moi, trop de gens bavardaient et me bousculaient. A cette époque il n'y avait pas encore de haut-parleurs dans les voitures pour annoncer les stations, et il me fallait repérer mentalement l'endroit où nous étions, en comptant les arrêts sur mes doigts : moins un, encore dix-sept ; moins deux, encore seize. La tentation était inévitable d'écouter les conversations des passagers assis près de moi. Leurs voix s'imposaient, je n'arrivais pas à les en empêcher. A chaque nouvelle voix que j'entendais, j'avais envie d'ouvrir les yeux pour voir à qui elle appartenait. Ce désir était presque irrésistible. Dès qu'on entend quelqu'un parler, on s'en imagine l'apparence. On absorbe en quelques secondes toutes sortes d'informations caractéristiques : le sexe, l'âge approximatif, la classe sociale, le lieu d'origine et jusqu'à la couleur de la peau. Quand on dispose de la vue, on a le réflexe naturel de jeter un coup d'œil pour comparer cette image mentale avec la réalité. Le plus souvent, elles correspondent assez bien, mais on peut aussi se tromper de façon étonnante : professeurs d'université qui s'expriment comme des chauffeurs de poids lourds, petites filles qui se révèlent être de vieilles femmes, Noirs qui sont, en fait, blancs. Je ne pouvais m'empêcher de songer à tout cela pendant que le métro ferraillait dans l'obscurité. Tandis que je m'obligeais à garder les yeux fermés, je commençai à avoir faim d'un aperçu du monde, et cette faim me fit réaliser que j'étais en train de réfléchir à ce que cela signifie d'être aveugle, ce qui était exactement ce qu'Effing attendait de moi. Je poursuivis cette méditation pendant plusieurs minutes. Alors, dans une soudaine panique, je me rendis compte que j'avais perdu le compte des arrêts. Si je n'avais entendu une femme demander à quelqu'un si le prochain était Grand Army Plaza, j'aurais aussi bien pu continuer le voyage jusqu'à l'autre bout de Brooklyn.
C'était un matin de semaine hivernal, et le musée était presque désert. Après avoir payé mon entrée au comptoir, je montrai cinq doigts au garçon d'ascenseur et montai en silence. La peinture américaine se trouvait au cinquième étage et, à part un garde qui somnolait dans la première salle, il n'y avait que moi dans toute cette aile. J'en fus content, comme si cela rehaussait d'une certaine manière la solennité de l'occasion. Je traversai plusieurs salles vides avant de découvrir le Blakelock, en m'efforçant, selon les instructions d'Effing, d'ignorer les autres toiles sur les murs. J'aperçus quelques éclats de couleur, enregistrai quelques noms – Church, Bierstadt, Ryder – mais luttai contre la tentation de les regarder vraiment. J'arrivai alors devant le Clair de lune, l'objet de ce voyage étrange et élaboré, et, dans le choc de ce premier instant, je ne pus me défendre d'une déception. Je ne sais pas à quoi je m'attendais – à quelque chose de grandiose, peut-être, à un déploiement violent et criard de virtuosité superficielle – mais assurément pas au petit tableau que j'avais sous les yeux. Il ne mesurait que soixante-dix centimètres sur quatre-vingts et paraissait au premier abord presque tout à fait dépourvu de couleur : du brun sombre, du vert sombre, une minuscule tache de rouge dans un coin. Il était sans conteste bien exécuté, mais ne possédait en rien le caractère ostensiblement dramatique par lequel j'avais imaginé qu'Effing devait se sentir attiré. Peut-être étais-je moins déçu par le tableau que par moi-même, pour avoir mal interprété Effing. Il s'agissait ici d'une œuvre de contemplation profonde, un paysage d'intériorité et de calme, et j'étais perplexe à l'idée que mon fou d'employeur y entendît quelque chose.
Je m'efforçai de chasser Effing de mes pensées, reculai d'un pas ou deux et commençai à regarder le tableau pour moi-même. Une pleine lune parfaitement ronde occupait le centre de la toile – en plein centre mathématique, me semblait-il – et la pâleur de ce disque blanc illuminait tout ce qui se trouvait au-dessus et au-dessous : le ciel, un lac, un grand arbre aux branches arachnéennes, et des montagnes basses sur l'horizon. Au premier plan, on voyait deux petites zones de terrain, séparées par un ruisseau qui coulait entre elles. Sur la rive gauche se trouvaient un tipi indien et un feu de camp ; on devinait, autour de ce feu, un certain nombre de figures assises, mais on les distinguait mal, formes humaines à peine suggérées, cinq ou six peut-être, teintées de rouge par le reflet des braises. A droite du grand arbre, à l'écart, un cavalier solitaire observait l'autre rive – dans une immobilité absolue, comme plongé dans une méditation profonde. L'arbre auquel il tournait le dos était quinze ou vingt fois plus grand que lui, et le contraste le faisait paraître minuscule, insignifiant. Lui et son cheval n'étaient que des silhouettes, des ombres noires sans épaisseur ni caractère individuel. Sur la rive opposée, c'était encore moins clair, presque noyé dans les ténèbres. Il y avait quelques petits arbres, avec les mêmes ramures arachnéennes que le grand, et puis, tout en bas, une touche de couleur à peine perceptible qui me semblait pouvoir figurer un autre personnage (couché sur le dos – peut-être endormi, mort peut-être, ou peut-être en train de contempler la nuit –) ou alors les vestiges d'un autre feu, je n'aurais pu le dire. J'étais si absorbé par l'examen de ces obscurs détails dans la partie inférieure du tableau que, lorsque je relevai enfin les yeux pour étudier le ciel, je fus choqué de constater combien toute la partie supérieure donnait une impression de lumière. Même compte tenu de la pleine lune, le ciel paraissait trop visible. Sous le vernis craquelé qui en recouvrait la surface, la peinture brillait d'une intensité surnaturelle, et plus je dirigeais mon regard vers l'horizon, plus cette lueur s'accentuait – comme s'il eût fait jour là-bas, et que les montagnes eussent été éclairées par le soleil. Une fois que j'eus constaté ceci, je commençai à remarquer toutes sortes d'autres choses dans le tableau. Le ciel, par exemple, avait dans l'ensemble une tonalité verdâtre. Teinté par le jaune qui bordait les nuages, il tourbillonnait autour du grand arbre à coups de pinceau précipités qui lui donnaient l'aspect d'une spirale, un vortex de matière céleste au fin fond de l'espace. Comment le ciel pourrait-il être vert ? me demandai-je. C'était la même couleur que celle du lac, au-dessous, et cela ne paraissait pas possible. Sauf au plus sombre de la nuit la plus noire, le ciel et la terre sont toujours différents. Blakelock était manifestement un peintre trop habile pour ignorer cela. Mais s'il n'avait pas essayé de représenter un paysage réel, quelle avait été son intention ? Je tentai de mon mieux de me le figurer, mais le vert du ciel m'en empêchait. Un ciel de la même couleur que la terre, une nuit qui ressemble au jour, et tous les personnages réduits par la grandeur de la scène à la taille de nains – silhouettes indéchiffrables, simples idéogrammes de vie. Je ne voulais pas me lancer trop vite dans une interprétation symbolique, mais, devant les évidences du tableau, je pensais n'avoir pas d'autre choix. En dépit de leur petitesse par rapport au décor, les Indiens ne montraient aucun signe de peur ni d'anxiété. Ils étaient installés confortablement dans leur environnement, en paix avec eux-mêmes et avec l'univers, et plus j'y réfléchissais, plus cette sérénité me paraissait dominer le tableau. Je me demandai si Blakelock n'avait pas peint son ciel en vert pour mettre l'accent sur cette harmonie, pour démontrer la connexion entre les cieux et la terre. Si les hommes peuvent vivre confortablement dans leur environnement, aurait-il suggéré, s'ils peuvent apprendre à sentir qu'ils font partie de ce qui les entoure, la vie sur terre peut alors s'empreindre d'un sentiment de sainteté. J'étais réduit aux conjectures, bien sûr, mais j'avais l'impression que Blakelock peignait une idylle américaine, le monde habité par les Indiens avant que les Blancs n'arrivent pour le détruire. La plaque fixée au mur indiquait que cette toile avait été peinte en 1885. Si mes souvenirs étaient exacts, cela correspondait presque exactement au milieu de la période entre le dernier combat de Custer et le massacre de Wounded Knee – c'est-à-dire tout à la fin, quand il était trop tard pour espérer qu'aucune de ces choses survive. Peut-être, me disais-je, cette œuvre a-t-elle été conçue comme un témoignage de ce que nous avons perdu. Ce n'était pas un paysage, c'était un mémorial, une ode funèbre pour un monde disparu.
Je passai plus d'une heure en compagnie de ce tableau. Je m'en écartais, je m'en approchais, peu à peu je l'appris par cœur. Je n'étais pas certain d'avoir découvert ce qu'Effing avait prévu que je découvrirais, mais quand je quittai le musée je savais que j'avais appris quelque chose, même si j'ignorais ce que c'était. J'étais épuisé, vidé de toute énergie. Pendant le trajet de retour dans le IRT express, c'est à peine si j'évitai de m'endormir.
Il était juste trois heures quand j'arrivai chez Effing. D'après Mme Hume, le vieil homme se reposait. Comme il ne faisait jamais de sieste à cette heure de la journée, j'en conclus qu'il n'avait pas envie de me parler. Ça tombait bien. Moi non plus, je n'avais pas envie de lui parler. Je pris une tasse de café dans la cuisine avec Mme Hume, puis je ressortis de l'appartement, remis mon manteau et pris le bus en direction de Morningside Heights. J'avais rendez-vous avec Kitty à huit heures, et en attendant je voulais faire quelques recherches dans la bibliothèque d'art de Columbia. Je m'aperçus qu'il y avait peu de renseignements sur Blakelock : quelques articles ici et là, une paire de vieux catalogues, pas grand-chose. En rassemblant ces informations, je découvris néanmoins qu'Effing ne m'avait pas menti. J'étais surtout venu dans ce but. Il s'était un peu embrouillé dans certains détails, dans la chronologie, mais tous les faits importants étaient vrais. La vie de Blakelock avait été misérable. Il avait souffert, était devenu fou, on l'avait ignoré. Avant d'être enfermé à l'asile, il avait en effet peint des billets de banque à sa propre effigie – non pas des billets de mille dollars, comme me l'avait raconté Effing, mais d'un million de dollars, une somme qui dépasse toute imagination. D'une petitesse incroyable (moins d'un mètre cinquante, moins de quarante-cinq kilos), père de huit enfants, il avait parcouru l'Ouest dans sa jeunesse, et vécu parmi les Indiens – tout cela était vrai. J'appris avec un intérêt particulier que certaines de ses premières œuvres, dans les années 1870, avaient été peintes à Central Park. Il avait représenté les cabanes qui s'y trouvaient quand la création du parc était encore récente, et en voyant les reproductions de ces paysages ruraux dans ce qui avait un jour été New York, je ne pouvais m'empêcher de penser à la triste existence que j'y avais menée. J'appris aussi que Blakelock avait consacré les meilleures années de sa création à des scènes de clair de lune. Il existait des douzaines de tableaux similaires à celui que j'avais découvert au musée de Brooklyn : la même forêt, la même lune, le même silence. La lune était toujours pleine dans ces tableaux, et toujours pareille : un petit cercle d'une rondeur parfaite, au milieu de la toile, répandant une pâle lueur blanche. Après que j'en eus regardé cinq ou six, elles se mirent peu à peu à se séparer de leur environnement, et je n'arrivais plus à y voir des lunes. Elles devenaient trous dans la toile, ouvertures de blancheur sur un autre monde. L'œil de Blakelock, peut-être. Un cercle vide suspendu dans l'espace, contemplant des choses disparues.
Le lendemain, Effing paraissait prêt à se mettre à l'ouvrage. Sans une allusion à Blakelock ni au musée de Brooklyn, il m'envoya dans Broadway acheter un cahier et un bon stylo. “Nous y voici, avait-il déclaré, c'est le moment de vérité. Aujourd'hui, nous commençons à écrire.”
Dès mon retour, je repris place sur le canapé, ouvris le cahier à la première page et attendis qu'il commence. Je supposais qu'il se mettrait en train en m'indiquant quelques faits et chiffres – sa date de naissance, le nom de ses parents, les écoles qu'il avait fréquentées – et passerait ensuite à des choses plus importantes. Mais ce ne fut pas du tout le cas. Il se mit simplement à parler, en nous plongeant tout de go au beau milieu de son histoire.
“Ralph m'en avait donné l'idée, dit-il, mais c'est Moran qui m'y a poussé. Le vieux Thomas Moran, avec sa barbe blanche et son chapeau de paille. Il habitait à l'extrême pointe de l'île, à cette époque, et peignait de petites aquarelles du détroit. Des dunes et de l'herbe, les vagues et la lumière, tout ce verbiage bucolique. Des tas de peintres vont là-bas maintenant, mais lui était le premier, c'est lui qui a lancé ça. C'est pour ça que je me suis appelé Thomas quand j'ai changé de nom. En son honneur. Effing, c'est autre chose, il m'a fallu un certain temps pour y penser. Vous trouverez peut-être ça tout seul. C'était un jeu de mots.
“J'étais jeune, alors. Vingt-cinq, vingt-six ans, même pas marié. Je possédais une maison dans la Douzième rue, à New York, mais je passais plus de temps sur l'île. J'aimais bien m'y trouver, c'était là que je peignais mes tableaux et rêvais mes rêves. La propriété a disparu, maintenant, mais que voulez-vous ? Il y a longtemps de cela, et les choses évoluent, comme on dit. Le progrès. Les bungalows et les caravanes ont pris la relève, chaque crétin a sa propre voiture. Alléluia.
“La ville s'appelait Shoreham. S'appelle encore Shoreham, que je sache. Vous écrivez ? Je ne me répéterai pas, et si vous ne prenez pas note tout ceci sera perdu à jamais. Rappelez-vous, mon garçon. Si vous ne faites pas votre travail, je vous tuerai. Je vous étranglerai de mes propres mains.
“La ville s'appelait Shoreham. Le hasard a voulu que Tesla construisît là sa Wardenclyffe Tower. Il s'agit des années 1901, 1902, le World Wireless System : le réseau sans fil international. Vous n'en avez sans doute jamais entendu parler. Le projet bénéficiait du soutien de J.P. Morgan au plan financier, et c'est Stanford White qui en avait conçu l'architecture. Nous avons fait allusion à lui hier. Il a été tué sur le toit du Madison Square Garden, et l'entreprise a été abandonnée. Mais les vestiges en sont restés sur place pendant quinze ou seize années encore, soixante mètres de haut, ça se voyait de partout. Gigantesque. Une sorte de robot-sentinelle menaçant qui surplombait les environs. Ça me faisait penser à la tour de Babel : des émissions de radio dans toutes les langues, toute la sacrée planète en train d'échanger des bavardages, juste dans la ville où j'habitais. La chose a finalement été démolie au cours de la Première Guerre mondiale. On prétendait qu'elle servait de base d'espionnage aux Allemands, et on l'a abattue. J'étais déjà parti, de toute façon, ça m'était égal. Pas que j'eusse pleuré sur elle, si j'eusse encore été là. Que tout s'écroule, voilà ce que je dis. Que tout s'écroule et disparaisse, une bonne fois pour toutes.
“La première fois que j'ai vu Tesla, c'était en 1893. Je n'étais encore qu'un môme, mais je me souviens bien de la date. L'Exposition Colomb était ouverte à Chicago, et mon père m'y a emmené en train, c'était la première fois que je m'en allais de chez moi. L'idée était de célébrer le quatre centième anniversaire de la découverte de l'Amérique par Colomb. Exposer tous les gadgets, toutes les inventions, montrer combien nos savants étaient malins. Vingt-cinq millions de personnes sont venues visiter ça, comme elles seraient allées au cirque. On y voyait la première fermeture à glissière, la première roue Ferris, toutes les merveilles de l'âge nouveau. Tesla était responsable de la section Westinghouse, qu'on appelait l'Œuf de Colomb, et je me rappelle avoir vu, en entrant dans le théâtre, ce grand type en smoking blanc, debout sur la scène, qui parlait à son auditoire avec un accent bizarre – serbe, je l'ai su plus tard – et de la voix la plus lugubre que vous entendrez jamais. Il exécutait des tours de magie au moyen de l'électricité : de petits œufs de métal qui tournaient autour de la table en pivotant sur eux-mêmes, ses doigts qui jetaient des étincelles, et tout le monde était bouche bée d'étonnement, moi compris, nous n'avions jamais rien vu de pareil. C'était l'époque de la guerre courant altematif-courant continu entre Edison et Westinghouse, et la démonstration de Tesla avait une certaine valeur de propagande. Environ dix ans auparavant, Tesla avait découvert le courant alternatif – le champ magnétique circulaire –, et c'était un gros progrès par rapport au courant continu qu'utilisait Edison. Beaucoup plus puissant. Pour le courant continu, il fallait un générateur tous les deux ou trois kilomètres ; avec le courant alternatif, un seul générateur suffisait pour une ville entière. Quand Tesla était arrivé en Amérique, il avait essayé de vendre son idée à Edison, mais l'imbécile de Menlo Park l'avait remballé. Il craignait que son ampoule n'en devienne obsolète. Nous y revoilà, cette foutue ampoule. Tesla avait donc vendu son courant alternatif à Westinghouse, et ils étaient allés de l'avant, ils avaient commencé à construire leur usine aux chutes du Niagara, la plus grosse centrale électrique du pays. Edison était parti en guerre. Le courant alternatif est trop dangereux, affirmait-il, il risque de tuer ceux qui s'en approchent. Afin de prouver ce qu'il avançait, il envoyait ses hommes faire des démonstrations dans toutes les foires nationales ou régionales du pays. J'ai assisté à l'une d'elles quand j'étais encore tout petit, et j'en ai pissé dans ma culotte. Ils amenaient des animaux sur l'estrade pour les électrocuter. Des chiens, des cochons, même des vaches. Ils les tuaient en plein sous vos yeux. C'est ainsi qu'on a inventé la chaise électrique. Edison a mijoté ça pour montrer les dangers du courant alternatif, et puis il l'a vendue à la prison de Sing Sing, où on l'utilise encore de nos jours. Charmant, n'est-ce pas ? Si le monde n'était pas si beau, on risquerait tous de devenir cyniques.
“L'Œuf de Colomb a mis fin à cette controverse. Trop de gens ont vu Tesla, ça les a rassurés. Cet homme était cinglé, bien sûr, mais au moins il n'était pas intéressé par l'argent. Quelques années plus tard, Westinghouse a eu des ennuis financiers, et Tesla a déchiré, en geste d'amitié, le contrat qui fixait ses royalties. Des millions et des millions de dollars. Il l'a simplement déchiré, et est passé à autre chose. Il va sans dire qu'il a fini par mourir sans le sou.
“Dès le moment où je l'ai vu, j'ai commencé à lire ce que les journaux racontaient sur Tesla. Il était tout le temps question de lui, à l'époque : reportages sur ses dernières inventions, citations des déclarations extravagantes qu'il faisait à qui voulait l'entendre. C'était un sujet en or. Un fantôme sans âge, qui vivait seul au Waldorf, dans une terreur morbide des microbes, paralysé par toutes les phobies possibles, sujet à des crises d'hypersensibilité qui le rendaient presque fou. Le bourdonnement d'une mouche dans la pièce voisine lui paraissait aussi bruyant qu'une escadrille d'avions. S'il marchait sous un pont, il en sentait la pression sur son crâne, comme s'il allait être écrasé. Son laboratoire se trouvait dans le bas Manhattan, sur West Broadway, je crois, au carrefour de West Broadway et de Grand Street. Dieu sait ce qu'il n'a pas inventé dans cet endroit. Des tubes de radio, des torpilles commandées à distance, un projet d'électricité sans fil. C'est bien ça, sans fil. On plantait dans le sol une tige de métal pour sucer en direct l'énergie de l'atmosphère. Un jour, il a prétendu avoir inventé un appareil à ondes sonores qui canalisait les pulsations terrestres et les concentrait en un point minuscule. Il l'a appliqué contre le mur d'un immeuble de Broadway, et en moins de cinq minutes toute la structure s'est mise à trembler, elle se serait écroulée s'il n'avait arrêté. J'adorais lire ces histoires quand j'étais gamin, j'en avais la tête farcie. Les gens se livraient à toutes sortes de spéculations au sujet de Tesla. Il apparaissait comme un prophète des âges à venir, et nul ne pouvait lui résister. La conquête totale de la nature ! Un monde où tous les rêves étaient possibles ! L'absurdité la plus incongrue a été le fait d'un nommé Julian Hawthorne, qui se trouvait être le fils de Nathaniel Hawthorne, le grand auteur américain. Julian. C'était aussi mon prénom, si vous vous en souvenez, et je suivais donc l'œuvre du jeune Hawthorne avec un certain degré d'intérêt personnel. C'était alors un auteur à succès, un véritable barbouilleur qui écrivait aussi mal que son père écrivait bien. Un pauvre spécimen humain. Imaginez : grandir avec Melville et Emerson à domicile, et devenir ça. Il a écrit cinquante et quelques livres, des centaines d'articles dans des magazines, tous bons pour la poubelle. A un moment donné il a même abouti en prison à cause d'une quelconque fraude boursière, il avait filouté les agents du fisc, j'ai oublié les détails. De toute façon, ce Julian Hawthorne était un ami de Tesla. En 1899, 1900 peut-être, Tesla était parti à Colorado Springs pour installer un laboratoire dans les montagnes afin d'étudier les effets de la foudre en boule. Une nuit, il avait travaillé tard en oubliant de fermer son transmetteur. Des bruits étranges s'étaient élevés de l'appareil. Electricité statique, signaux radios, qui sait ? Quand Tesla avait raconté ça aux reporters le lendemain, il avait prétendu que cela prouvait l'existence d'une intelligence vivante dans l'espace, que les foutus Martiens lui avaient parlé. Croyez-le ou non, personne n'avait ri de cette affirmation. Lord Kelvin lui-même, fin soûl lors d'un banquet, avait déclaré qu'il s'agissait d'une des plus grandes découvertes scientifiques de tous les âges. Peu de temps après cet incident, Julian Hawthorne a écrit un article sur Tesla dans un des magazines nationaux. Tesla jouissait d'une intelligence tellement supérieure, avançait-il, qu'il était impossible qu'il fût humain. Né sur une autre planète – je crois qu'il s'agissait de Vénus –, il avait été envoyé sur la Terre en mission spéciale pour nous enseigner les secrets de la nature, pour révéler à l'homme les voies de Dieu. Ici aussi, on pourrait penser que les gens rirent, mais ce ne fut pas le cas du tout. La plupart prirent cela très au sérieux, et maintenant encore, soixante, soixante-dix ans plus tard, ils restent des milliers à y croire. Aujourd'hui, en Californie, Tesla est l'objet d'un culte, il est adoré en tant qu'extra-terrestre. Vous n'avez pas besoin de me croire sur parole. Je possède ici un peu de leur prose, et vous pourrez voir par vous-même. Pavel Shum m'en faisait la lecture les jours de pluie. C'est impayable. Tellement drôle qu'on en rit à se péter la panse.
“Je vous raconte tout ça pour vous donner une idée de ce qu'il représentait pour moi. Tesla, ce n'était pas n'importe qui, et quand il est arrivé à Shoreham pour y construire sa tour je n'en croyais pas ma chance. Le grand homme, en personne, venait chaque semaine dans ma petite ville. Je le regardais descendre du train, j'imaginais que je pourrais peut-être apprendre quelque chose en l'observant, que la simple proximité avec lui me contaminerait de son génie – comme s'il s'était agi d'une maladie contagieuse. Je n'avais jamais le courage de lui parler, mais ça ne faisait rien. Je trouvais exaltant de le savoir là, de savoir qu'il m'était possible de l'apercevoir quand je voulais. Un jour, nos regards se sont croisés, je m'en souviens bien, c'était très important, nos regards se sont croisés et j'ai senti le sien me passer à travers, comme si je n'avais pas existé. Ç'a été un instant incroyable. J'ai senti son regard entrer par mes yeux et ressortir par l'arrière de ma tête, en faisant grésiller le cerveau dans mon crâne jusqu'à le réduire à un petit tas de cendres. Pour la première fois de ma vie, je me suis rendu compte que je n'étais rien, absolument rien. Non, je n'en ai pas été bouleversé de la façon que vous pourriez croire. J'ai d'abord été sonné, mais, quand le choc a commencé à s'atténuer, je m'en suis senti revigoré, comme si j'avais réussi à survivre à ma propre mort. Non, ce n'est pas tout à fait ça. Je n'avais que dix-sept ans, presque encore un gamin. Quand les yeux de Tesla m'ont traversé, j'ai fait ma première expérience du goût de la mort. Ceci est plus proche de ce que je veux dire. J'ai senti dans ma bouche le goût de la mort, et à ce moment-là j'ai compris que je ne vivrais pas éternellement. Il faut longtemps pour apprendre ça, mais, une fois qu'on le découvre, le changement intérieur est complet, on ne peut plus jamais redevenir tel qu'on était. J'avais dix-sept ans, et tout à coup, sans la plus petite ombre d'un doute, j'ai compris que ma vie était mienne, qu'elle m'appartenait, à moi, et à personne d'autre.
“C'est de liberté qu'il s'agit ici, Fogg. Un sentiment de désespoir qui devient si grand, si écrasant, si catastrophique qu'on n'a plus d'autre choix que d'être libéré par lui. C'est le seul choix, à moins de se traîner pour mourir dans un coin. Tesla m'a fait don de ma mort, et j'ai su dès cet instant que je deviendrais peintre. C'était ce que je désirais, mais jusqu'alors je n'avais pas eu les couilles de l'admettre. Mon père ne vivait que pour la Bourse et les actions, sacré brasseur d'affaires, il me prenait pour une femmelette. Mais je m'y suis mis, je l'ai fait, je suis devenu artiste et alors, quelques années plus tard, le vieux est tombé mort dans son bureau de Wall Street. J'avais vingt-deux ou vingt-trois ans, et me suis retrouvé l'héritier de toute sa fortune, j'en ai hérité au centime près. Ha ! J'étais le plus riche des foutus peintres qui eussent jamais existé. Un artiste millionnaire. Représentez-vous ça, Fogg. J'avais l'âge que vous avez maintenant, et je possédais tout, nom de Dieu, tout ce que je pouvais désirer.
“J'ai revu Tesla, mais plus tard, beaucoup plus tard. Après ma disparition, après ma mort, après mon départ d'Amérique et mon retour. 1939,1940. J'ai quitté la France avec Pavel Shum avant que les Allemands ne l'envahissent, nous avons fait nos valises et nous nous sommes tirés. Ce n'était plus un endroit pous nous, plus la place d'un Américain infirme et d'un poète russe, ça n'avait plus aucun sens de se trouver là. Nous avons d'abord envisagé l'Argentine, et puis j'ai pensé merde, revoir New York, peut-être que ça me fouetterait le sang. Ça faisait vingt ans, après tout. L'Exposition universelle venait de commencer quand nous sommes arrivés. Encore un hymne au progrès, mais qui cette fois me laissait assez froid, après ce que j'avais vu en Europe. Imposture, tout ça. Le progrès allait nous fiche en l'air, n'importe quel nigaud aurait pu vous le dire. Il faudrait que vous rencontriez un jour le frère de Mme Hume, Charlie Bacon. Il était pilote pendant la guerre. Vers la fin, il a été envoyé dans l'Utah pour s'entraîner avec cette bande qui a lancé la bombe atomique sur le Japon. Il a perdu l'esprit quand il a découvert ce qui se passait. Pauvre diable, qui le lui reprocherait ? Parlons-en, du progrès. Un piège à souris plus grand, plus efficace chaque mois. Bientôt nous serons en mesure de tuer toutes les souris d'un coup.
“Je me retrouvais à New York, et nous avons commencé, Pavel et moi, à nous balader dans la ville. Comme nous, maintenant : il poussait mon fauteuil, on s'arrêtait pour regarder des choses, mais plus longtemps, on restait partis des journées entières. C'était la première fois que Pavel venait à New York, et je lui montrais les points de vue, on se promenait de quartier en quartier, et par la même occasion j'essayais de m'y familiariser à nouveau. Un jour, pendant l'été trente-neuf, après avoir visité la bibliothèque publique au coin de la Quarante-deuxième rue et de la Cinquième avenue, nous avons fait halte pour prendre l'air à Bryant Park. C'est là que j'ai revu Tesla. Pavel était assis sur un banc à côté de moi et, à trois ou quatre mètres de nous, un vieillard donnait à manger aux pigeons. Il était debout, et les oiseaux voltigeaient autour de lui, se posaient sur sa tête et sur ses bras, des douzaines de pigeons roucoulants qui chiaient sur ses vêtements et lui mangeaient dans les mains, et le vieux leur parlait, il les appelait ses chéris, ses amours, ses anges. Dès l'instant où j'ai entendu cette voix, j'ai reconnu Tesla. Il a tourné la tête vers moi, et c'était bien lui. Un vieillard de quatre-vingts ans. Blanc comme un spectre, maigre, aussi laid que je le suis à présent. J'ai eu envie de rire en le voyant. L'ex-génie, l'homme venu d'un autre monde, le héros de ma jeunesse. Il n'en restait qu'un vieux débris, un clochard. Vous êtes Nikola Tesla, lui ai-je dit. Juste comme ça, sans entrée en matière. Vous êtes Nikola Tesla, je vous connaissais, jadis. Il m'a souri en saluant légèrement. Je suis occupé en ce moment, a-t-il déclaré, nous pourrons peut-être converser une autre fois. Je me suis tourné vers Pavel : Donne un peu d'argent à M. Tesla, Pavel, ça pourra lui servir à acheter des graines pour les oiseaux. Pavel s'est levé, s'est approché de Tesla et lui a tendu un billet de dix dollars. Ce fut un instant d'éternité, Fogg, un instant qui n'aura jamais son égal. Ha ! Je n'oublierai jamais le regard confus de ce fils de pute. M. Demain, le prophète des temps nouveaux ! Pavel lui tendait le billet de dix dollars, et je voyais bien qu'il luttait pour l'ignorer, pour en détourner les yeux – mais il n'y arrivait pas. Il restait planté là, à le fixer comme un mendiant fou. Et puis il a pris l'argent, il l'a happé dans la main de Pavel et fourré dans sa poche. C'est très aimable à vous, m'a-t-il dit, très aimable. Les chers petits ont besoin de chaque miette qu'ils peuvent trouver. Puis il nous a tourné le dos en marmonnant quelque chose aux oiseaux. Alors Pavel m'a emmené, et ç'a été tout. Je ne l'ai jamais revu.”
Effing se tut un bon moment pour savourer le souvenir de sa cruauté. Puis, d'une voix plus calme, il reprit. “Nous avançons, mon garçon, me dit-il, ne vous faites pas de souci. Contentez-vous de faire travailler votre plume, et ce sera bien. A la fin tout aura été dit, tout sera révélé. Je parlais de Long Island, n'est-ce pas ? De Thomas Moran et de la façon dont l'affaire a démarré. Vous voyez, je n'ai pas oublié. Contentez-vous d'écrire les mots. Il n'y aura de notice nécrologique que si vous écrivez les mots.
“C'est Moran qui m'a convaincu. Il était allé dans l'Ouest dans les années soixante-dix, il avait visité la région entière de haut en bas. Il ne voyageait pas seul, bien sûr, pas à la manière de Ralph, qui parcourait le désert comme quelque chevalier errant, il n'était pas, comment dire, il n'était pas à la recherche du même genre de choses. Moran avait de la classe. Il a été le peintre officiel de l'expédition Hayden, en soixante et onze, après quoi il est reparti avec Powell en soixante-treize. Nous avons lu le livre de Powell voici quelques mois, toutes les illustrations qu'il contient sont de Moran. Vous rappelez-vous celle qui représente Powell accroché au bord de la falaise, toute sa vie pendue au bout d'un seul bras ? Beau travail, il faut en convenir, le vieux savait dessiner. Moran a dû sa célébrité à ce qu'il a fait là-bas, il a été le premier à montrer aux Américains à quoi ressemblait l'Ouest. Le premier à peindre le Grand Canyon fut Moran, ce tableau se trouve à Washington, au Capitole ; le premier à peindre le Yellowstone, le premier à peindre le Grand Désert Salé, le premier à peindre la région des canyons dans l'Utah – toujours Moran. Destin manifeste ! On en a tracé des cartes, on en a rapporté des images, tout ça a été digéré dans la grande machine à profit américaine. C'étaient les dernières parcelles du continent, les espaces blancs que personne n'avait explorés. Maintenant tout était là, couché sur une belle toile, offert à tous les regards. Une pointe d'or fichée dans nos cœurs !
“Je ne peignais pas comme Moran, n'allez pas penser ça. Je faisais partie de la nouvelle génération, et je n'étais pas partisan de ces foutaises romantiques. J'avais été à Paris dans les années six et sept, et j'étais au courant de ce qui s'y passait. Les Fauves, les cubistes, j'étais dans ces vents-là dans ma jeunesse, et une fois qu'on a goûté au futur on ne peut pas revenir en arrière. Je fréquentais la bande des habitués de la galerie Stieglitz, Cinquième avenue, nous allions ensemble boire et parler d'art. Ils aimaient ce que je faisais, m'avaient repéré comme l'un des nouveaux cracks. Marin, Dove, Demuth, Man Ray, pas un que je n'aie connu. J'étais un rusé petit gaillard, à cette époque, la tête pleine de grandes idées. Tout le monde aujourd'hui parle de l'Armory Show, mais pour moi c'était de l'histoire ancienne quand ça s'est passé. J'étais pourtant différent de la plupart des autres. La ligne ne m'intéressait pas. L'abstraction mécanique, la toile en tant qu'univers, l'art intellectuel – j'y voyais un cul-de-sac. J'étais coloriste, et mon sujet était l'espace, le pur espace et la lumière : la force de la lumière quand elle frappe le regard. Je travaillais encore d'après nature, et c'est pourquoi j'appréciais les discussions avec quelqu'un comme Moran. Il représentait l'arrière-garde, mais il avait été influencé par Turner, et nous avions ça en commun, ainsi qu'une passion pour les paysages, une passion pour le monde réel. Moran me parlait sans cesse de l'Ouest. A moins d'aller là-bas, tu ne peux pas comprendre ce qu'est l'espace. Ton œuvre va s'arrêter de progresser si tu ne fais pas le voyage. Encore et encore, toujours la même chose. Il recommençait chaque fois que je le voyais, et au bout de quelque temps je me suis dit pourquoi pas, ça ne me fera pas de mal d'aller voir sur place.
“C'était en 1916. J'avais trente-trois ans et j'étais marié depuis quatre ans. De tout ce que j'ai fait, ce mariage a été la pire erreur. Elle s'appelait Elizabeth Wheeler. Sa famille était riche, elle ne m'avait donc pas épousé pour mon argent, mais elle aurait aussi bien pu, si on considère nos relations. Il ne m'a pas fallu longtemps pour découvrir la vérité. Elle a pleuré comme une écolière le soir de nos noces, et à partir de là les herses sont tombées. Oh, je prenais bien la citadelle d'assaut une fois de temps en temps, mais plus par colère que pour toute autre raison. Juste pour qu'elle sache qu'elle ne s'en tirerait pas toujours. Même maintenant, je me demande ce qui m'avait pris de l'épouser. Son visage, peut-être, qui était trop joli, son corps trop rond et trop potelé, je ne sais pas. Elles se mariaient toutes vierges à cette époque-là, et j'imaginais qu'elle y prendrait goût. Mais ça ne s'est jamais amélioré, il n'y a jamais eu que larmes et batailles, crises de hurlements, dégoût. Elle me considérait comme une bête, un suppôt du diable. La peste de la garce frigide ! Elle aurait dû vivre au couvent. Je lui avais fait voir les ténèbres et la malpropreté qui font tourner le monde, et elle ne me l'a jamais pardonné. Homo erectus, une horreur pour elle : le mystère du corps masculin. Quand elle a vu ce qui lui arrivait, elle s'est décomposée. Je ne vais pas m'étendre là-dessus. C'est une vieille histoire, vous l'avez sûrement déjà entendue. J'ai trouvé mon plaisir ailleurs. Les occasions ne manquaient pas, je vous le garantis, ma bite n'a jamais souffert d'abandon. J'étais un jeune homme bien sapé, l'argent ne comptait pas, j'étais toujours en feu. Ha ! Si nous avions le temps d'en parler un peu ! Les envolées que j'ai connues, les aventures de mon cinquième membre. Mes deux jambes sont peut-être mortes, mais leur petit frère a continué à vivre sa vie. Même maintenant, Fogg, me croirez-vous ? Le petit bonhomme ne s'est jamais rendu.
“Ça va, ça va, je m'arrête. C'est sans importance. Je vous esquisse l'arrière-plan, j'essaie de situer la scène. Si vous avez besoin d'une explication pour ce qui s'est passé, mon mariage avec Elizabeth en est une. Je ne prétends pas qu'il soit seul en cause, mais il a joué un rôle, c'est certain. Quand je me suis trouvé dans cette situation, je n'ai pas eu de regrets à l'idée de disparaître. J'ai vu l'occasion d'être mort, et j'en ai profité.
“Ce n'était pas intentionnel. Je m'étais dit : Deux ou trois mois, et puis je reviens. Les gens que je fréquentais à New York trouvaient que j'étais fou de partir là-bas, ils n'en voyaient pas l'intérêt. Va en Europe, me répétaient-ils, il n'y a rien à apprendre en Amérique. Je leur expliquais mes raisons et, rien que d'en parler, je me sentais de plus en plus impatient. Je me suis lancé dans les préparatifs, je ne pouvais attendre de m'en aller. Assez tôt, j'avais décidé de prendre quelqu'un avec moi, un jeune homme du nom d'Edward Byrne – Teddy, comme disaient ses parents. Son père était un de mes amis, et il m'avait persuadé d'emmener le garçon. Je n'avais pas d'objection sérieuse. Je pensais qu'un peu de compagnie serait la bienvenue, et Byrne avait du caractère, j'avais à plusieurs reprises fait de la voile avec lui, et je savais qu'il avait la tête sur les épaules. Solide, doué d'une intelligence rapide, c'était un gars costaud et athlétique de dix-huit ou dix-neuf ans. Il rêvait de devenir topographe et voulait reprendre le relevé géologique des Etats-Unis et passer sa vie à parcourir les espaces infinis. Cet âge-là, Fogg. Teddy Roosevelt, la moustache en croc, tout ce fatras viril. Le père de Byrne lui a acheté un équipement complet – sextant, compas, théodolite, le grand jeu – et je me suis procuré assez de fournitures d'art pour plusieurs années. Crayons, fusains, pastels, pinceaux, rouleaux de toile, papier – j'avais l'intention de beaucoup travailler. Les discours de Moran devaient m'avoir convaincu à la longue, et j'attendais énormément de ce voyage. J'allais accomplir là-bas le meilleur de mon œuvre, et je ne voulais pas être surpris à court de matériel.
“Si glacée qu'elle se fût montrée au lit, Elizabeth a été prise d'angoisse à l'idée que je m'en aille. Plus le moment en approchait, plus elle se désolait : elle fondait en larmes, me suppliait d'y renoncer. Je n'ai pas encore compris. On aurait pu croire qu'elle serait contente d'être débarrassée de moi. Cette femme était imprévisible, elle faisait toujours le contraire de ce qu'on en attendait. La veille de mon départ, elle est allée jusqu'au sacrifice suprême. Je pense qu'elle s'était d'abord un peu enivrée – vous savez, pour se donner du courage – et puis elle est carrément venue s'offrir à moi. Les bras ouverts, les yeux fermés, bordel, une vraie martyre. Je ne l'oublierai jamais. Oh, Julian, répétait-elle, oh mon époux chéri. Comme la plupart des cinglés, elle savait sans doute déjà ce qui allait arriver, elle devait sentir que les choses allaient changer pour de bon. Je l'ai baisée, ce soir-là – c'était mon devoir, après tout – mais ça ne m'a pas empêché de la quitter le lendemain. Il se trouve que c'est la dernière fois que je l'ai vue. C'est ainsi. Je vous énonce les faits, vous pouvez les interpréter à votre guise. Cette nuit-là a eu des conséquences, il serait peu correct de ne pas le mentionner, mais il s'est écoulé beaucoup de temps avant que je les connaisse. Trente années, en fait, une vie entière dans le futur. Des conséquences. C'est ainsi que ça se passe, mon garçon. Il y a toujours des conséquences, qu'on le veuille ou non.
“Nous avons pris le train, Byrne et moi. Chicago, Denver, jusqu'à Salt Lake City. C'était un trajet interminable en ce temps-là, et quand nous sommes enfin arrivés, le voyage me semblait avoir duré un an. Nous étions en avril 1916. A Salt Lake, nous nous sommes déniché un guide mais le jour même, le croirez-vous, en fin d'après-midi, il s'est brûlé la jambe dans l'échoppe d'un maréchal-ferrant, et nous avons dû engager quelqu'un d'autre. L'homme que nous avons trouvé s'appelait Jack Scoresby. C'était un ancien soldat de la cavalerie, quarante-huit à cinquante ans, un vieux dans ces régions, mais les gens disaient qu'il connaissait bien le territoire, aussi bien que n'importe quel autre. J'étais obligé de les croire sur parole. Mes interlocuteurs étaient des inconnus, ils pouvaient me raconter n'importe quoi, ils s'en fichaient. Je n'étais qu'un blanc-bec, un riche blanc-bec venu de l'Est, et pourquoi diable se seraient-ils souciés de moi ? Voilà comment c'est arrivé, Fogg. Il n'y avait rien à faire que de plonger à l'aveuglette en espérant que tout irait bien.
“Dès le début, j'ai eu des doutes à propos de Scoresby, mais nous étions trop pressés de commencer notre expédition pour perdre davantage de temps. C'était un sale petit bonhomme ricanant, moustachu et graisseux, mais il faut reconnaître qu'il tenait un discours alléchant. Il promettait de nous emmener à des endroits où peu de gens avaient mis le pied, c'est ce qu'il disait, et de nous montrer des choses que seuls Dieu et les Peaux-Rouges avaient vues. On voyait qu'il était plein de merde, mais comment résister à l'impatience ? Nous avons étendu une carte sur une table de l'hôtel pour décider de notre itinéraire. Scoresby paraissait connaître son affaire, et faisait à tout propos étalage de sa science au moyen de commentaires et d'apartés : combien il faudrait de chevaux et d'ânes, quelle conduite adopter avec les mormons, comment affronter la rareté de l'eau dans le Sud. Il était manifeste qu'il nous considérait comme des idiots. L'idée d'aller s'extasier devant les paysages n'avait aucun sens à ses yeux, et quand je lui avais dit que j'étais peintre, il s'était à peine retenu de rire. Nous avons néanmoins conclu ce qui paraissait un marché honnête, et l'avons tous trois scellé d'une poignée de main. Je me figurais que les choses se mettraient en place quand nous nous connaîtrions mieux.
“La veille du départ, Byrne et moi avons bavardé tard dans la nuit. Il m'a montré ses instruments topographiques, et je me rappelle que j'étais dans un de ces états d'excitation où tout semble soudain s'accorder d'une façon nouvelle. Byrne m'a expliqué qu'on ne peut pas déterminer sa position exacte sur terre sans référence à quelque point du ciel. Ça avait quelque chose à voir avec la triangulation, la technique de mensuration, j'ai oublié le détail. Mais j'ai été frappé par ce nœud, je n'ai jamais cessé de l'être. On ne peut pas savoir où l'on est sur cette terre, sinon par rapport à la Lune ou à une étoile. L'astronomie vient d'abord ; les cartes du territoire en découlent. Juste le contraire de ce qu'on attendrait. Si on y pense assez longtemps, on en a l'esprit chamboulé. Ici n'existe qu'en fonction de là ; si nous ne regardons pas en haut, nous ne saurons jamais ce qui se trouve en bas. Méditez ça, mon garçon. Nous ne nous découvrons qu'en nous tournant vers ce que nous ne sommes pas. On ne peut poser les pieds sur le sol tant qu'on n'a pas touché le ciel.
“J'ai bien travaillé au début. Nous avions quitté la ville en direction de l'ouest, campé un jour ou deux près du lac, et puis continué dans le Grand Désert Salé. Cela ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu auparavant. L'endroit le plus plat, le plus désolé de la planète, un ossuaire d'oubli. Vous voyagez jour après jour, et nom de Dieu vous ne voyez rien. Pas un arbre, pas un buisson, pas le moindre brin d'herbe. Rien que de la blancheur, un sol craquelé qui s'étend de toutes parts dans le lointain. La terre a un goût de sel, et là-bas, à la limite, l'horizon est bordé de montagnes, un immense cercle de montagnes qui vibrent dans la lumière. Entouré de ces scintillements, de tout cet éclat, on a l'impression d'approcher de l'eau, mais ce n'est qu'une illusion. C'est un monde mort, et la seule chose dont on se rapproche jamais, c'est un peu plus du même néant. Dieu sait combien de pionniers se sont plantés dans ce désert et y ont rendu l'âme, on voit leurs os blanchis pointer hors du sol. C'est ce qui a eu raison de l'expédition Donner, tout le monde sait cela. Ils se sont empêtrés dans le sel, et quand enfin ils ont atteint les montagnes de la sierra californienne, c'était l'hiver, la neige les a bloqués, et ils ont fini par se manger entre eux pour rester en vie. Tout le monde sait cela, c'est le folklore américain, mais néanmoins un fait réel, un fait réel et indiscutable. Roues de chariots, crânes, cartouches vides – j'ai vu de tout là-bas, même en 1916. Un cimetière géant, voilà ce que c'était, une page blanche, une page de mort.
“Pendant les premières semaines, j'ai dessiné comme une brute. N'importe quoi, je n'avais encore jamais travaillé comme ça. Je n'avais pas imaginé que l'échelle ferait une différence, mais c'était le cas, il n'y avait pas d'autre moyen d'affronter la dimension des choses. Les traces sur la page devenaient de plus en plus petites, petites au point de disparaître. Ma main paraissait animée d'une vie propre. Contente-toi de noter, me répétais-je, contente-toi de noter et ne t'en fais pas, tu réfléchiras plus tard. Nous avons profité d'une petite halte à Wendover pour nous décrasser, puis sommes passés au Nevada et partis vers le sud, en longeant le massif appelé Confusion Range. Ici encore, j'étais assailli par des impressions auxquelles je n'étais pas préparé. Les montagnes, la neige au sommet des montagnes, les nuages sur la neige. Au bout d'un moment, tout cela se fondait ensemble et je n'arrivais plus à rien distinguer. De la blancheur, et encore de la blancheur. Comment dessiner quelque chose si on ne sait pas que ça existe ? Vous voyez ce que je veux dire, n'est-ce pas ? C'était inhumain. Le vent soufflait avec une violence telle qu'on ne s'entendait plus penser, et puis il s'arrêtait tout d'un coup, et l'air devenait si immobile qu'on se demandait si on n'était pas devenu sourd. Un silence surnaturel, Fogg. La seule chose qu'on perçût encore, c'étaient les battements de son cœur, le bruit du sang circulant dans son cerveau.
“Scoresby ne nous facilitait pas la vie. Sans doute, il faisait son travail, il nous guidait, construisait les feux, chassait pour nous procurer de la viande, mais jamais il ne s'est départi de son mépris à notre égard, la mauvaise volonté qui émanait de lui imprégnait l'atmosphère. Il boudait, crachait, marmonnait dans sa barbe, nous narguait de ses humeurs maussades. Après quelque temps, Byrne se méfiait tellement de lui qu'il ne desserrait pas les dents tant que Scoresby se trouvait dans les parages. Scoresby partait à la chasse pendant que nous étions à l'ouvrage – le jeune Teddy en train d'escalader les rochers en prenant des mesures, moi perché sur l'une ou l'autre corniche avec ma peinture et mes fusains – et le soir nous préparions notre dîner à trois autour du feu de camp. Un jour, dans l'espoir d'arranger un peu la situation, j'ai proposé à Scoresby une partie de cartes. L'idée a paru lui plaire mais, comme la plupart des gens stupides, il avait trop bonne opinion de sa propre intelligence. Il s'est figuré qu'il allait me battre et gagner beaucoup d'argent. Non pas seulement me battre aux cartes, me dominer dans tous les sens, me montrer une bonne fois qui était le patron. Nous avons joué au black jack, et les cartes m'ont été favorables, il a perdu six ou sept manches à la suite. Sa confiance en lui ébranlée, il s'est mis alors à jouer mal, à proposer des enjeux extravagants, à essayer de me bluffer, à faire tout de travers. Je dois lui avoir pris cinquante ou soixante dollars ce soir-là, une fortune pour un pauvre type comme lui. Le voyant consterné, j'ai tenté de réparer les dégâts en annulant la dette. Quelle importance, pour moi, cet argent ? Je lui ai dit : Ne vous en faites pas, j'ai juste eu de la chance, je suis prêt à l'oublier, sans rancune, quelque chose dans ce style. C'était probablement ce que je pouvais trouver de pis. Scoresby a cru que je le prenais de haut, que je voulais l'humilier, et il a été blessé dans son orgueil, deux fois blessé. A partir de ce moment-là, nos relations ont été empoisonnées, et il n'était pas en mon pouvoir d'y porter remède. J'étais moi-même un foutu cabochard, vous l'avez sans doute remarqué. J'ai renoncé à essayer de l'apaiser. S'il désirait se conduire comme un âne, qu'il braie jusqu'à la fin des temps. Nous avions beau nous trouver dans ce pays immense, sans rien alentour, rien que de l'espace vide à des kilomètres à la ronde, c'était comme d'être enfermés dans une prison – comme de partager une cellule avec un homme qui ne vous quitte pas du regard, qui reste assis sur place à attendre que vous vous retourniez, pour pouvoir vous planter son couteau dans le dos.
“C'était ça, le problème. Le pays est trop vaste, là-bas, et après quelque temps il commence à vous dévorer. Je suis arrivé à un point où je ne pouvais plus l'encaisser. Tout ce foutu silence, tout ce vide. On s'efforce d'y trouver des repères, mais c'est trop grand, les dimensions sont trop monstrueuses et finalement, je ne sais pas comment on pourrait dire, finalement cela cesse d'être là. Il n'y a plus ni monde, ni pays, ni rien. Ça fait cet effet-là, Fogg, à la fin tout est imaginaire. Le seul lieu où vous existiez est votre propre tête.
“Nous avons poursuivi notre chemin à travers le centre de l'Etat, puis avons obliqué vers la région des canyons, au sud-est, ce qu'on appelle les Quatre Coins, où l'Utah, l'Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique se rencontrent. C'était l'endroit le plus étrange de tous, un monde de rêve, rien que de la terre rouge et des rochers aux formes bizarres, des structures formidables qui surgissaient du sol telles les ruines de quelque cité perdue construite par des géants. Obélisques, minarets, palais : toutes étaient à la fois reconnaissables et étrangères, on ne pouvait s'empêcher en les regardant d'y voir des formes familières, même en sachant que ce n'était que l'effet du hasard, crachats pétrifiés des glaciers et de l'érosion, d'un million d'années de vent et d'intempéries. Pouces, orbites, pénis, champignons, personnages, chapeaux. Comme lorsqu'on s'invente des images dans les nuages. Tout le monde sait maintenant à quoi ressemblent ces régions, vous-même les avez vues des centaines de fois. Glen Canyon, la Monument Valley, la vallée des Dieux. C'est là que sont tournés tous ces films de cow-boys et d'Indiens, cet imbécile de bonhomme Marlboro y galope tous les soirs à la télévision. Mais ces images ne vous en disent rien, Fogg. Tout cela est bien trop énorme pour être peint ou dessiné ; même la photographie n'arrive pas à le rendre. Tout est déformé, c'est comme si on essayait de reproduire les distances des espaces interstellaires : plus on voit, moins le crayon y arrive. Le voir, c'est le faire disparaître.
“Nous avons erré dans ces canyons pendant plusieurs semaines. Il nous arrivait de passer la nuit dans d'antiques ruines indiennes, les villages troglodytiques des Anasazi. Ce sont ces tribus qui ont disparu voici un millier d'années, personne ne sait ce qui leur est arrivé. Ils ont laissé derrière eux leurs villes de pierre, leurs pictogrammes, leurs tessons de poterie, mais les gens eux-mêmes se sont volatilisés. C'était alors la fin juillet, ou début août, et l'hostilité de Scoresby allait croissant, ce n'était plus qu'une question de temps avant que quelque chose ne se brise, on le sentait dans l'air. La région était nue et aride, avec partout des broussailles sèches, pas un arbre à perte de vue. Il faisait une chaleur atroce, et nous étions obligés de nous rationner l'eau, ce qui nous rendait tous d'humeur massacrante. Un jour nous avons dû abattre un des ânes, imposant ainsi aux deux autres un fardeau supplémentaire. Les chevaux commençaient à montrer des signes de fatigue. Nous nous trouvions à cinq ou six jours de la ville de Bluff, et j'ai pensé qu'il nous fallait nous y rendre aussi rapidement que possible afin de nous refaire. Scoresby nous a signalé un raccourci qui pouvait réduire le trajet d'un ou deux jours, et nous sommes donc partis dans cette direction, sur un sol accidenté et avec le soleil en plein visage. La progression était ardue, plus dure que tout ce que nous avions tenté jusque-là, et au bout d'un moment l'idée s'est imposée à moi que Scoresby nous entraînait dans un piège. Nous n'étions pas, Byrne et moi, aussi bons cavaliers que lui, et n'arrivions qu'à grand-peine à surmonter les difficultés du terrain. Scoresby marchait devant, Byrne en second, et moi en dernier. Après avoir escaladé péniblement plusieurs falaises abruptes, nous avancions en longeant une crête, au sommet. C'était très étroit, parsemé de rocs et de cailloux, et la lumière rebondissait sur les pierres comme pour nous aveugler. Il ne nous était plus possible de faire demi-tour à cet endroit, mais je ne voyais pas comment nous pourrions aller beaucoup plus loin. Tout à coup, le cheval de Byrne a perdu pied. Il n'était pas à plus de trois mètres devant moi, et je me souviens de l'affreux fracas des pierres qui dégringolaient, des hennissements du cheval qui se débattait pour trouver une prise sous ses sabots. Mais le sol continuait à s'effondrer et, avant que j'aie pu réagir, Byrne a poussé un hurlement, et puis ils ont basculé, lui et son cheval, ils se sont écrasés ensemble au pied de la falaise. C'était foutrement loin, il devait bien y avoir cent mètres et, sur toute la hauteur, rien que des rochers aux arêtes vives. Sautant de mon cheval, j'ai pris la boîte à médicaments et me suis précipité en bas de la pente pour voir ce que je pouvais faire. J'ai d'abord cm que Byrne était mort, mais j'ai senti battre son pouls. A part cela, rien ne paraissait très encourageant. Il avait le visage couvert de sang, et sa jambe et son bras gauches étaient tous deux fracturés, ça se voyait au premier regard. Ensuite je l'ai fait rouler sur le dos et j'ai aperçu la plaie béante juste sous ses côtes – une vilaine blessure palpitante qui devait bien mesurer quinze ou vingt centimètres. C'était terrible, le gosse était déchiqueté. J'allais ouvrir la boîte à pansements lorsque j'ai entendu un coup de feu derrière moi. Je me suis retourné et j'ai vu Scoresby debout près du cheval tombé de Byrne, un pistolet fumant dans la main droite. Jambes cassées, rien d'autre à faire, m'a-t-il expliqué d'un ton sec. Je lui ai dit que Byrne était mal en point et avait besoin de nos soins immédiats, mais lorsque Scoresby s'est approché, il a ricané en le voyant et déclaré : Ne perdons pas notre temps avec ce type. Le seul remède pour lui, c'est une dose de ce que je viens d'administrer au cheval. Levant son pistolet, Scoresby l'a dirigé vers la tête de Byrne, mais j'ai détourné son bras. Je ne sais pas s'il avait l'intention de tirer, mais je ne pouvais pas courir ce risque. Quand je lui ai frappé le bras, Scoresby m'a jeté un regard mauvais en me conseillant de garder mes mains chez moi. C'est ce que je ferai quand vous ne menacerez plus des gens sans défense avec votre arme, ai-je répondu. Alors il s'est tourné vers moi en me visant. Je menace qui je veux, m'a-t-il dit, et soudain il s'est mis à sourire, d'un large sourire d'idiot, ravi du pouvoir qu'il avait sur moi. Sans défense, a-t-il répété. C'est exactement ce que vous êtes, monsieur le Peintre, un tas d'os sans défense. J'ai pensé alors qu'il allait me tuer. Tandis que j'attendais qu'il actionne la gâchette, je me demandais combien de temps il me faudrait pour mourir après que la balle m'eut pénétré le cœur. Je pensais : Ceci est la dernière pensée que j'aurai jamais. Ça m'a paru durer une éternité, le temps qu'il se décide, lui et moi nous regardant dans les yeux. Puis Scoresby s'est mis à rire. Il était totalement satisfait de lui-même, comme s'il venait de remporter une énorme victoire. Il a remis le revolver dans sa gaine et craché par terre. On aurait dit qu'il m'avait déjà tué, que j'étais déjà mort.
“Il est retourné auprès du cheval et a entrepris de détacher la selle et les fontes. Bien qu'encore sous le choc de l'affaire du pistolet, je me suis accroupi auprès de Byrne et mis à l'ouvrage, m'efforçant autant que possible de nettoyer et de panser ses plaies. Quelques minutes plus tard, Scoresby est revenu m'annoncer qu'il était prêt à partir. Partir ? ai-je répliqué, qu'est-ce que vous racontez ? On ne peut pas emmener le gosse, il n'est pas en état d'être déplacé. Eh bien alors, laissons-le là, a dit Scoresby. Il est foutu, de toute façon, et je n'ai pas l'intention de m'installer dans ce canyon de merde pour attendre pendant Dieu sait combien de temps qu'il arrête de respirer. Ça n'en vaut pas la peine. Faites ce que vous voulez, ai-je répondu, mais je ne quitterai pas Byrne aussi longtemps qu'il sera en vie. Scoresby a grogné. Vous parlez comme un héros dans une saleté de bouquin. Vous risquez d'être coincé ici une bonne semaine avant qu'il claque, et ça servirait à quoi ? Je suis responsable de lui, ai-je dit. C'est tout. Je suis responsable de lui, et je ne l'abandonnerai pas.
“Avant le départ de Scoresby, j'ai arraché une page à mon carnet de croquis afin d'adresser un message à ma femme. Je ne me souviens plus de ce que j'y racontais. Quelque chose de mélodramatique, j'en suis à peu près certain. C'est sans doute la dernière fois que tu auras de mes nouvelles, je crois avoir effectivement écrit cela. L'idée était que Scoresby posterait la lettre lorsqu'il serait en ville. C'est ce dont nous étions convenus, mais je soupçonnais qu'il n'avait aucune intention de tenir sa promesse. Ça l'aurait impliqué dans ma disparition, et pourquoi aurait-il accepté de courir le risque que quelqu'un l'interroge ? Il était bien préférable pour lui de s'en aller sur son cheval et de tout oublier. Il se trouve que c'est exactement ce qui s'est passé. Du moins je le suppose. Quand, longtemps après, j'ai lu les articles et les notices nécrologiques, je n'y ai trouvé aucune allusion à Scoresby – bien que j'eusse pris soin de faire figurer son nom dans la lettre.
“Il a parlé aussi d'organiser une expédition de secours si je ne réapparaissais pas au bout d'une semaine, mais je savais qu'il n'en ferait rien non plus. Je le lui ai dit en face et, loin de nier, il m'a adressé une de ses grimaces insolentes. Votre dernière chance, monsieur le Peintre, vous m'accompagnez ou non ? Trop furieux pour parler, j'ai fait non de la tête. Scoresby a soulevé son chapeau en signe d'adieu, puis s'est mis à escalader la falaise pour récupérer son cheval et s'en aller. Comme ça, sans un mot de plus. Il lui a fallu quelques minutes pour arriver en haut, et je ne l'ai pas quitté des yeux un instant. Je ne voulais pas tenter le sort. J'imaginais qu'il essaierait de me tuer avant de partir, cela me paraissait presque inévitable. Eliminer les preuves, s'assurer que je ne raconterais jamais à personne ce qu'il avait fait – abandonner ainsi un jeune garçon à la mort, loin de tout. Mais Scoresby ne s'est pas retourné. Pas par bonté, je vous l'assure. La seule explication possible est que cela ne lui semblait pas nécessaire. Il n'estimait pas avoir besoin de me tuer, car il ne me croyait pas capable de revenir par mes propres moyens.
“Scoresby était parti. Moins d'une heure après, il me semblait déjà n'avoir jamais existé. Je ne puis vous décrire l'étrangeté de cette sensation. Ce n'était pas comme si j'avais décidé de ne plus penser à lui : je n'arrivais plus à me souvenir de lui quand j'y pensais. Son apparence, le son de sa voix, je ne me rappelais plus rien. Tel est l'effet du silence, Fogg, il oblitère tout. Scoresby se trouvait effacé de ma mémoire, et chaque fois que, par la suite, j'ai tenté de l'évoquer, j'aurais aussi bien pu être en train d'essayer de revoir un personnage aperçu en rêve, de chercher quelqu'un qui n'avait jamais été là.
“Byrne a mis trois ou quatre jours à mourir. En ce qui me concernait, cette lenteur a sans doute été un bienfait. J'étais occupé et, de ce fait, je n'avais pas le temps d'avoir peur. La peur n'est arrivée que plus tard, lorsque je me suis retrouvé seul, après l'avoir enterré. Le premier jour, je dois avoir escaladé la montagne une dizaine de fois pour décharger l'âne des provisions et de l'équipement et les porter jusqu'en bas. Brisant mon chevalet, j'en ai utilisé le bois en guise d'attelles pour le bras et la jambe de Byrne. A l'aide d'une couverture et d'un trépied, j'ai construit un petit auvent qui abritait son visage du soleil. J'ai pris soin du cheval et de l'âne. Je renouvelais les pansements avec des bandes de tissu déchirées dans nos vêtements. J'entretenais le feu, préparais à manger, faisais ce qu'il y avait à faire. Le sentiment de ma culpabilité me poussait, il m'était impossible de ne pas me sentir responsable de ce qui était arrivé, mais même ce sentiment constituait un réconfort. C'était un sentiment humain, qui témoignait que j'étais encore rattaché à l'univers où vivaient les autres hommes. Une fois Byrne disparu, je n'aurais plus à me préoccuper de rien, et ce vide m'effrayait, j'en avais une peur atroce.
“Je savais qu'il n'y avait aucun espoir, je l'ai su tout de suite, mais je continuais à me bercer de l'illusion qu'il s'en tirerait. Il n'a jamais repris conscience ; de temps à autre, il marmonnait, à la façon de quelqu'un qui parle en dormant. C'était un délire de mots incompréhensibles, de sons qui ne formaient pas vraiment des mots, et chaque fois que cela se produisait j'imaginais qu'il était peut-être sur le point de revenir à lui. J'avais l'impression qu'il était séparé de moi par un léger voile, une membrane invisible qui le maintenait sur l'autre rive de ce monde. J'essayais de l'encourager grâce au son de ma voix, je lui parlais sans cesse, je lui chantais des chansons, je priais pour que quelque chose, enfin, parvienne jusqu'à lui et le réveille. Cela ne servait absolument à rien. Son état empirait toujours. Je n'arrivais pas à lui faire prendre le moindre aliment, tout au plus réussissais-je à lui humecter les lèvres avec un mouchoir trempé dans l'eau, mais ça ne suffisait pas, ça ne le nourrissait pas. Petit à petit, je voyais ses forces diminuer. Sa blessure à l'estomac avait cessé de saigner, mais elle ne cicatrisait pas bien. Elle avait pris une teinte verdâtre, du pus en suintait et envahissait les pansements. Personne, en aucune manière, n'aurait pu survivre à cela.
“Je l'ai enterré sur place, au pied de la montagne. Je vous épargne les détails. Creuser la tombe, traîner son corps jusqu'au bord, le sentir m'échapper au moment où je l'ai poussé dedans. Je devenais déjà un peu fou, je crois. C'est à peine si j'ai pu me forcer à reboucher le trou. Le couvrir, jeter de la terre sur son visage mort, c'était trop pour moi. Je l'ai fait en fermant les yeux, c'est la solution que j'ai fini par trouver, j'ai pelleté la terre là-dedans sans regarder. Après, je n'ai pas fabriqué de croix, je n'ai récité aucune prière. Dieu de merde, me disais-je, Dieu de merde, je ne te donnerai pas cette satisfaction. J'ai planté un bâton dans le sol et j'y ai attaché un bout de papier. Edward Byrne, j'avais mis, 1898-1916. Enterré par son ami, Julian Barber. Ensuite je me suis mis à hurler. Voilà comment c'est arrivé, Fogg. Vous êtes le premier à qui je raconte ceci. Je me suis mis à hurler, et puis je me suis abandonné à la folie.”