Une période extraordinaire suivit ces événements. Pendant huit ou neuf mois, j'ai vécu d'une façon qui ne m'avait encore jamais été possible et, de bout en bout, je crois m'être trouvé plus près du paradis humain qu'à aucun autre moment des années que j'ai passées sur cette planète. Pas seulement à cause de l'argent (bien qu'il ne faille pas sous-estimer l'argent), mais à cause de la manière dont tout s'était soudain inversé. La mort d'Effing m'avait libéré de ma sujétion envers lui mais, en même temps, Effing m'avait délivré de ma sujétion à l'univers et, parce que j'étais jeune, parce que je connaissais si mal la vie, j'étais incapable de concevoir que cette période de bonheur pût un jour s'achever. Après avoir été perdu dans le désert, tout à coup, j'avais trouvé mon pays de Canaan, ma Terre promise. Au moment même, je ne pouvais qu'exulter, tomber à genoux, plein de reconnaissance, et baiser le sol qui me portait. Il était encore trop tôt pour imaginer que rien de tout cela puisse être détruit, trop tôt pour me représenter l'exil qui m'attendait.
L'année scolaire de Kitty s'acheva une semaine environ après que j'eus reçu l'argent, et vers la mi-juin nous avions trouvé un endroit où habiter. Pour moins de trois cents dollars par mois, nous nous installâmes ensemble dans un grand loft poussiéreux sur East Broadway, non loin de Chatham Square et du pont de Manhattan. C'était en plein cœur de Chinatown, et Kitty, qui s'était chargée de tout arranger, avait tiré parti de ses origines chinoises dans ses marchandages avec le propriétaire, dont elle avait obtenu un bail de cinq ans, avec des réductions partielles du loyer pour toutes les améliorations de structure que nous étions susceptibles d'apporter. Nous étions en 1970 et, mis à part quelques peintres et sculpteurs qui avaient transformé des lofts en ateliers, l'idée d'habiter d'anciens locaux commerciaux commençait à peine à se répandre à New York. Kitty avait besoin d'espace pour danser (il y avait plus de deux cents mètres carrés), et pour ma part je trouvais séduisante la perspective de loger dans un ancien entrepôt, avec des tuyauteries apparentes et des plafonds rouillés.
Nous achetâmes un fourneau et un frigo d'occasion dans le lower East Side, puis nous nous offrîmes l'installation sommaire d'une douche et d'un chauffe-eau dans la salle de bains. Après avoir passé les rues au peigne fin pour dénicher de vieux meubles – une table, une bibliothèque, trois ou quatre sièges, un bureau vert tout de guingois – nous fîmes l'acquisition d'un matelas mousse et d'une batterie de cuisine. Notre mobilier n'encombrait guère l'immensité de cet espace mais, ayant en commun une aversion pour le fouillis, nous nous trouvions satisfaits du minimalisme rudimentaire de notre décor et n'y ajoutâmes plus rien. Plutôt que de consacrer au loft des sommes excessives – en fait, j'avais déjà dépensé près de deux mille dollars – je décidai de partir en expédition afin de nous acheter à tous deux des habits neufs. Je trouvai en moins d'une heure ce dont j'avais besoin, et puis nous passâmes le reste de la journée, de boutique en boutique, à chercher la robe idéale pour Kitty. Ce n'est qu'en revenant à Chinatown que nous la trouvâmes enfin : un chipao de soie indigo lustrée, garni de broderies rouges et noires. C'était une tenue de rêve pour la Reine des Dragons, fendue sur un côté et merveilleusement ajustée autour des hanches et des seins. A cause du prix exorbitant, je me souviens d'avoir dû tordre le bras à Kitty pour qu'elle me laisse l'acheter, mais ce fut en ce qui me concernait de l'argent bien dépensé, jamais je ne me lassai de la lui voir porter. Dès que la robe avait séjourné un peu longtemps dans le placard, j'inventais une raison d'aller dîner dans un restaurant convenable, rien que pour le plaisir de regarder Kitty l'enfiler. Kitty devinait toujours mes mauvaises pensées, et lorsqu'elle eut compris la profondeur de ma passion pour cette robe, elle prit même l'habitude de la porter dans la maison, certains soirs où nous restions chez nous – la faisant glisser doucement sur son corps nu en prélude à la séduction.
Chinatown était pour moi comme un pays étranger et, chaque fois que je sortais dans la rue, je me sentais complètement désorienté et confus. C'était l'Amérique, mais je n'entendais rien à ce que les gens disaient, je ne comprenais pas la signification de ce que je voyais. Même lorsque je commençai à connaître certains commerçants du quartier, nos contacts ne consistaient guère qu'en sourires polis et en gesticulations, langage par signes dépourvu de tout vrai contenu. Je n'avais pas accès au-delà des surfaces muettes des choses, et par moments cette exclusion me donnait l'impression de vivre dans un monde irréel, de circuler au milieu de foules spectrales où chacun portait un masque. Au contraire de ce que j'aurais imaginé, ce statut d'étranger ne me gênait pas. C'était une expérience curieusement stimulante qui, à la longue, paraissait embellir la nouveauté de tout ce qui m'arrivait. Il ne me semblait pas avoir déménagé d'un quartier de la ville à un autre, mais avoir accompli, pour parvenir où j'étais, un voyage autour de la moitié du globe, et il tombait sous le sens que rien ne pouvait plus me paraître familier, moi-même inclus.
Lorsque nous fûmes installés dans le loft, Kitty se trouva un emploi pour le reste de l'été. Je tentai de l'en dissuader, car j'aurais préféré lui donner de l'argent et lui épargner la peine d'aller travailler, mais elle refusa. Elle voulait que nous soyons à égalité, me dit-elle, et n'aimait pas l'idée que je la prenne en charge. L'important était de faire durer ma fortune, de la dépenser le plus lentement possible. Kitty était sans aucun doute plus sage que moi en cette matière, et je me rendis à sa logique supérieure. Elle s'inscrivit dans une agence de secrétariat temporaire et, à peine quelques jours plus tard, elle était embauchée par un magazine commercial dans l'immeuble McGraw-Hill, sur la Sixième avenue. Nous avons trop souvent plaisanté à propos de l'intitulé de ce magazine pour que je ne m'en souvienne pas, et maintenant encore je ne peux l'évoquer sans sourire : Les Plastiques modernes : revue de l'engagement plastique total. Kitty travaillait là tous les jours de neuf à cinq et, dans la chaleur de l'été, avec des millions d'autres habitués, faisait la navette en métro. Ça ne devait pas être facile pour elle, mais il n'était pas dans son caractère de se plaindre de ce genre de choses. Elle faisait ses exercices de danse le soir, chez nous, pendant deux ou trois heures, et puis le lendemain matin, tôt levée et en forme, elle repartait faire son temps de bureau. En son absence, je m'occupais du ménage et des courses, et m'assurais toujours qu'un repas l'attende à son retour. C'était là ma première expérience de la vie domestique et je m'y adaptai tout naturellement, sans réticence. Nous ne parlions ni l'un ni l'autre de l'avenir, mais à un certain point, deux ou trois mois environ après que nous eûmes commencé à vivre ensemble, je pense que le soupçon nous était venu à tous deux que nous nous dirigions vers le mariage.
J'avais envoyé au Times la notice nécrologique d'Effing, mais je n'en reçus jamais de réponse, pas même un mot de refus. Peut-être ma lettre s'était-elle perdue, peut-être pensaient-ils qu'elle leur avait été adressée par un farceur. La version plus longue, que je m'étais fait un devoir de soumettre, selon le désir d'Effing, à l'Art World Monthly, fut rejetée, et il me semble que leur prudence n'était pas injustifiée. Comme me l'expliquait l'auteur de la lettre, personne à la rédaction n'avait entendu parler de Julian Barber et, à moins que je ne puisse leur procurer des ektas de son œuvre, la publication de l'article leur paraissait trop risquée. “Je ne sais pas non plus qui vous êtes, monsieur Fogg, poursuivait-il, et j'ai l'impression qu'il s'agit d'un canular élaboré de toutes pièces. Ceci ne signifie pas que votre histoire n'est pas attachante, mais vous auriez à mon avis plus de chances de la publier si vous renonciez à ce jeu et la proposiez quelque part en tant que fiction.”
J'avais le sentiment que je devais à Effing au moins quelques efforts. Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre de l'Art World Monthly, je me rendis à la bibliothèque et fis faire une photocopie de la notice nécrologique de Julian Barber datée de 1917, que j'adressai alors au rédacteur avec un mot d'accompagnement. “Barber était jeune et indiscutablement peu connu comme peintre à l'époque de sa disparition, écrivais-je, mais il a existé. Cette notice parue dans le New York Sun vous convaincra, je suppose, que l'article que je vous ai envoyé a été rédigé de bonne foi.” La même semaine, le courrier m'apporta des excuses, mais ce n'était qu'une préface à un nouveau refus. “Je suis prêt à admettre qu'un peintre américain nommé Julian Barber a existé, écrivait le rédacteur, mais cela ne prouve pas que Thomas Effing et Julian Barber étaient le même homme. Et même s'ils l'étaient, il nous est impossible, sans aucune reproduction de l'œuvre de Barber, de juger de la qualité de sa peinture. Etant donné son obscurité, il serait logique de supposer qu'il ne s'agit pas d'un talent majeur. Dans ce cas, il n'y aurait aucune raison de lui consacrer de l'espace dans notre magazine. Dans ma lettre précédente je disais que vous aviez là le matériau d'un bon roman. Je retire ces mots maintenant. Ce que vous avez, c'est un cas de psychologie anormale. Cela peut être intéressant en soi, mais cela n'a rien à voir avec l'art.”
Après cela, j'abandonnai. J'aurais pu sans doute, si j'avais voulu, dénicher quelque part une reproduction de l'un des tableaux de Barber, mais en réalité je préférais ne pas savoir à quoi ressemblait sa peinture. Après tant de mois à l'écoute d'Effing, je m'étais peu à peu figuré son œuvre, et je me rendais compte à présent de ma réticence à laisser quoi que ce fût troubler les beaux fantômes que j'avais créés. Publier l'article aurait entraîné la destruction de ces images, et il me semblait que cela n'en valait pas la peine. Si grand artiste qu'eût été Julian Barber, ses œuvres ne pourraient jamais se comparer à celles que Thomas Effing m'avait déjà données. Je me les étais rêvées d'après ses paroles, et telles elles existaient, parfaites, infinies, plus exactes dans leur représentation du réel que la réalité même. Aussi longtemps que je n'ouvrais pas les yeux, je pouvais continuer à les imaginer.
Mes jours s'écoulaient dans une splendide indolence. A part les simples tâches domestiques, je n'avais aucune responsabilité digne de ce nom. Sept mille dollars, à l'époque, c'était une somme considérable, et rien dans l'immédiat ne m'obligeait à faire des projets. Je m'étais remis à fumer, je lisais des livres, je me promenais dans les rues du bas Manhattan, je tenais un journal. De ces gribouillages naissaient de petits textes, bouffées de prose que je lisais à Kitty dès qu'ils étaient achevés. Depuis notre première rencontre, où je l'avais impressionnée par ma harangue sur Cyrano, elle était convaincue que je deviendrais écrivain, et maintenant que je m'installais tous les jours le stylo à la main, sa prophétie paraissait s'accomplir. De tous les auteurs que j'avais lus, Montaigne m'inspirait le plus. Comme lui, je tentais d'utiliser mes propres expériences pour structurer ce que j'écrivais, et même quand le matériau m'entraînait dans des territoires plutôt extravagants ou abstraits, j'avais moins l'impression de parler de ces sujets précis que de rédiger une version souterraine de l'histoire de ma vie. Je ne me souviens pas de tous les textes auxquels j'ai travaillé, mais plusieurs me reviennent en mémoire si je fais un effort suffisant : une méditation sur l'argent, par exemple, et une sur les vêtements ; un essai sur les orphelins, et un autre, plus long, sur le suicide, qui consistait surtout en une discussion du cas de Jacques Rigaud, un dadaïste français de second plan qui, à dix-neuf ans, a déclaré qu'il se donnait encore dix ans à vivre, et puis, une fois atteints ses vingt-neuf ans, a tenu parole et s'est tué d'une balle au jour convenu. Je me rappelle aussi avoir fait des recherches sur Tesla dans le cadre d'une tentative d'opposition de l'univers des machines au monde naturel. Un jour où je fouinais chez un bouquiniste de la Quatrième avenue, je tombai sur un exemplaire de l'autobiographie de Tesla, Mes inventions, qu'il avait publiée à l'origine dans un magazine du nom de l'Ingénieur électricien. Je rapportai chez nous ce petit volume et en commençai la lecture. Au bout de quelques pages, je rencontrai la même phrase que j'avais trouvée dans ma papillote, au Moon Palace, près d'un an auparavant : “Le Soleil est le passé, la Terre est le présent, la Lune est le futur.” J'avais toujours gardé ce bout de papier dans mon portefeuille, et je fus frappé de découvrir que Tesla était l'auteur de ces mots, ce même Tesla qui avait tant compté pour Effing. La correspondance entre ces événements me paraissait chargée de signification, mais j'avais du mal à en saisir le sens. C'était comme si j'avais deviné un appel de mon destin et que, dès l'instant où j'essayais de l'entendre, je m'apercevais qu'il s'exprimait dans un langage inintelligible. Un ouvrier dans une fabrique de bonbons chinoise avait-il été lecteur de Tesla ? Cela paraissait peu probable, et pourtant, même si c'était le cas, pourquoi était-ce moi qui, à notre table, avais choisi la papillote contenant précisément ce message ? Je ne pouvais m'empêcher de me sentir troublé par ce qui était arrivé. C'était un nœud d'impénétrabilité, qui ne semblait pouvoir se résoudre sans l'aide de quelque théorie saugrenue : conspirations étranges de la matière, signes précurseurs, prémonitions, une vision de l'univers dans le genre de celle de Charlie Bacon. J'abandonnai mon essai sur Tesla et entrepris d'explorer la question des coïncidences, mais je n'allai pas loin. C'était un sujet trop difficile pour moi, et à la fin je le mis de côté en me disant que j'y reviendrais plus tard. Le destin fit que je n'y revins jamais.
Kitty reprit ses cours à Julliard à la mi-septembre, et dans les derniers jours de cette première semaine, enfin, je reçus des nouvelles de Salomon Barber. Près de quatre mois s'étaient écoulés depuis la mort d'Effing, et je n'en attendais plus. De toute façon, ce n'était pas essentiel, et compte tenu du nombre de réactions différentes qui m'auraient paru justifiées de la part d'un homme dans sa situation – choc, rancune, bonheur, consternation – je ne pouvais vraiment pas lui en vouloir de n'avoir pas fait signe. Avoir vécu cinquante ans avec la conviction que son père est mort, et puis apprendre, au même instant, que pendant tout ce temps il était bien vivant, et qu'il vient de mourir pour de bon – je ne me serais pas risqué à deviner comment quelqu'un pouvait encaisser un séisme d'une telle intensité. Mais la lettre de Barber arriva par la poste : une lettre aimable, pleine d'excuses et de remerciements émus pour toute l'aide que j'avais apportée à son père pendant les derniers mois de sa vie. Il serait heureux d'avoir l'occasion de parler avec moi, disait-il, et si ce n'était pas trop demander, il pensait qu'il pourrait peut-être venir à New York un week-end, cet automne. Son ton était si plein de tact, d'une telle politesse qu'il ne me vint pas à l'esprit de refuser. Dès que j'eus fini la lecture de sa lettre, je lui écrivis à mon tour que je le rencontrerais volontiers au moment qu'il choisirait.
Il prit l'avion pour New York peu après – un vendredi après-midi du début d'octobre, juste quand le temps commençait à changer. Aussitôt installé dans son hôtel, le Warwick, au centre de la ville, il m'appela pour m'informer de son arrivée, et nous convînmes de nous retrouver dans le hall aussi vite que je pourrais m'y rendre. Quand je lui demandai à quoi je le reconnaîtrais, il rit doucement dans le téléphone. “Je serai le type le plus gros dans la pièce, répondit-il, vous ne risquez pas de me manquer. Mais au cas où il y aurait quelqu'un d'autre de ma taille, je serai le chauve, celui qui n'a pas un cheveu sur la tête.”
Gros, je le découvris bientôt, c'était peu dire. Le fils d'Effing était énorme, une masse monumentale, un pandémonium de chair sur chair accumulée. Je n'avais jamais vu personne avec de pareilles dimensions, et quand je le repérai, assis sur un canapé dans le hall de l'hôtel, j'hésitai un instant à l'aborder. C'était l'un de ces hommes monstrueux que l'on croise parfois dans une foule : si fort que l'on tente d'en détourner les yeux, on ne peut s'empêcher de les fixer, bouche bée. Il était d'une obésité titanesque, d'une rondeur si protubérante, si exorbitée qu'on ne pouvait le regarder sans se sentir rétrécir. Comme si sa tridimensionnalité avait été plus prononcée que celle des autres. Non seulement il occupait davantage d'espace qu'eux, mais il semblait en déborder, sourdre au travers de ses propres contours pour habiter des territoires où il ne se trouvait pas. Assis au repos, avec son crâne chauve de béhémoth surgissant des plis de son cou, son apparence avait quelque chose de mythique, et j'en ressentis une impression à la fois obscène et tragique. Il n'était pas possible qu'un être aussi fluet et aussi menu qu'Effing ait engendré un tel fils : il s'agissait d'un accident génétique – une semence infidèle qui s'était emballée et épanouie sans mesure. Pendant une ou deux secondes, je parvins presque à me convaincre que j'étais en proie à une hallucination, puis nos yeux se croisèrent et un sourire illumina son visage. Il portait un costume de tweed vert et des chaussures “Hush Puppy” fauves. Dans sa main gauche, un panatella à demi consumé paraissait à peine plus grand qu'une épingle.
“Salomon Barber ? demandai-je.
– Lui-même, répondit-il. Et vous devez être monsieur Fogg. Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur.”
Il avait une voix ample et résonnante, un peu rauque à cause de la fumée de cigare dans ses poumons. Je serrai l'énorme main qu'il me tendait et m'assis à côté de lui sur le canapé. Nous restâmes silencieux, l'un et l'autre, pendant plusieurs instants. Le sourire disparut lentement du visage de Barber, et une expression troublée, distante, envahit ses traits. Il m'étudiait avec intensité, mais paraissait en même temps perdu dans ses pensées, comme si une idée importante venait de le frapper. Puis, inexplicablement, il ferma les yeux et respira un grand coup.
“J'ai connu jadis quelqu'un du nom de Fogg, dit-il enfin. Il y a longtemps.
– Ce n'est pas un nom des plus communs, remarquai-je. Mais nous sommes plusieurs.
– C'était à l'université, dans les années quarante. Je venais de commencer à enseigner.
– Vous souvenez-vous comment il s'appelait, quel était son prénom ?
– Je m'en souviens, oui, mais il ne s'agit pas d'un homme, c'était une jeune femme. Emily Fogg. Elle était en première année dans ma classe d'histoire américaine.
– Savez-vous d'où elle venait ?
– Chicago. Je crois qu'elle venait de Chicago.
– Ma mère s'appelait Emily, et elle venait de Chicago. Se pourrait-il qu'il y ait eu dans le même collège deux Emily Fogg originaires de la même ville ?
– C'est possible, mais peu probable à mon avis. La ressemblance est trop forte. Je l'ai reconnue dès l'instant où vous êtes entré dans la pièce.
– Une coïncidence après l'autre, fis-je. L'univers en paraît plein.
– Oui, c'est assez stupéfiant, parfois, murmura Barber”, qui dérivait à nouveau dans ses pensées. Au prix d'un effort visible, il se ressaisit après quelques secondes et poursuivit : “J'espère que ma question ne vous offensera pas, dit-il, mais comment se fait-il que vous vous trouviez porter le nom de jeune fille de votre mère ?
– Mon père est mort avant ma naissance, et ma mère a repris le nom de Fogg.
– Je regrette. Je ne voulais pas être indiscret.
– Ce n'est rien. Je n'ai jamais connu mon père, et ma mère est morte depuis des années.
– Oui, j'en ai entendu parler peu de temps après. Un accident de la circulation, je crois ? Une terrible tragédie. Ç'a dû être affreux pour vous.
– Elle a été renversée par un autobus à Boston. Je n'étais qu'un petit garçon à l'époque.
– Une terrible tragédie, répéta Barber, fermant à nouveau les yeux. Elle était belle et intelligente, votre mère. Je me souviens bien d'elle.”
Dix mois plus tard, du lit où il était en train de mourir de son dos brisé dans un hôpital de Chicago, Barber m'a raconté qu'il avait commencé à soupçonner la vérité dès cette première conversation dans le hall de l'hôtel. La seule raison pour laquelle il s'était tu alors était la crainte de m'effrayer. Il ne savait encore rien de moi, et il lui était impossible de présumer la façon dont je réagirais à une nouvelle aussi soudaine, à un tel cataclysme. Il lui suffisait d'imaginer la scène pour comprendre l'importance de tenir sa langue. Un inconnu de cent soixante kilos m'invite à son hôtel, me serre la main, et puis, au lieu d'aborder les sujets dont nous devions nous entretenir, m'annonce en me regardant dans les yeux qu'il est ce père dont j'ai toujours été privé. Si grande qu'en fût la tentation, cela ne passerait pas. Selon toute probabilité, je le prendrais pour un fou et refuserais de lui adresser encore la parole. Comme nous aurions largement le temps d'apprendre à nous connaître, il ne voulait pas détruire ses chances en provoquant une scène au mauvais moment. Comme tant d'autres choses dans l'histoire que je tente de raconter, il s'avéra que c'était une erreur. Au contraire de ce que Barber s'était imaginé, il ne restait guère de temps. Pour résoudre ce problème il comptait sur l'avenir, mais cet avenir n'advint jamais. Il en paya le prix, bien que ce ne fût certes pas sa faute, et je payai avec lui, moi aussi. En dépit des résultats, je ne vois pas comment il aurait pu agir d'une autre manière. Personne ne pouvait savoir ce qui allait arriver ; personne n'aurait pu deviner les jours sombres et terribles qui nous attendaient.
Maintenant encore, je ne peux penser à Barber sans être submergé par la pitié. Si je n'avais jamais su qui était mon père, j'étais certain du moins qu'il avait un jour existé. Il faut bien qu'un enfant vienne de quelque part, après tout, et l'on appelle père, vaille qui vaille, l'homme qui a engendré cet enfant. Barber, lui, ne savait rien. Il avait couché avec ma mère une seule fois (par une nuit humide et privée d'étoiles, au printemps 1946), et le lendemain elle était partie, disparue de sa vie pour toujours. Il ignorait qu'elle s'était trouvée enceinte, qu'elle avait eu un fils, il ignorait tout de ce qu'il avait accompli. Etant donné le désastre qui en avait résulté, il n'aurait été que juste, me semble-t-il, qu'il reçoive quelque chose pour sa peine, ne fût-ce que la connaissance de ce qu'il avait fait La femme de ménage était arrivée tôt ce matin-là, sans frapper, et à cause du cri qu'elle n'avait pu retenir dans sa gorge, la population entière de la pension s'était trouvée dans la chambre avant qu'ils aient eu une chance d'enfiler leurs vêtements. S'il n'y avait eu que la femme de ménage, ils auraient pu inventer une histoire, trouver même, peut-être, une échappatoire, mais dans ces circonstances ils avaient contre eux trop de témoins. Une petite étudiante de dix-neuf ans au lit avec son professeur d'histoire. Il y avait des règlements là-dessus, et seul un nigaud pouvait avoir la maladresse de se faire prendre, surtout dans un endroit comme Oldburn, Ohio. Il avait été renvoyé, Emily était retournée à Chicago, c'était la fin. Sa carrière ne s'était jamais remise de cet accident, mais ce qu'il y avait eu de pis, c'était le tourment d'avoir perdu Emily. Il en avait souffert pendant toute sa vie, et pas un mois ne s'était écoulé (il me l'a raconté à l'hôpital) sans qu'il revive dans sa cruauté l'instant où elle l'avait repoussé, l'expression d'horreur absolue qu'elle avait eue lorsqu'il lui avait demandé de l'épouser. “Vous m'avez brisée, avait-elle dit, je préférerais mourir plutôt que de jamais vous permettre de me revoir.” Et en fait, il ne l'avait jamais revue. Lorsqu'il avait enfin réussi à retrouver sa trace, treize ans plus tard, elle était déjà dans sa tombe.
Pour autant que je sache, ma mère n'a jamais raconté à personne ce qui était arrivé. Ses parents étaient morts tous les deux, Victor parcourait le pays avec l'orchestre de Cleveland, rien ne l'obligeait donc à évoquer le scandale. Selon toute apparence, elle n'était qu'un cas de plus d'échec universitaire, et pour une jeune femme, en 1946, cela ne pouvait être considéré comme très alarmant. Le mystère, c'est que même après avoir appris qu'elle était enceinte, elle a refusé de divulguer le nom du père. J'ai interrogé mon oncle plusieurs fois à ce sujet pendant nos années de vie commune, mais il n'en savait pas plus que moi. “C'était le secret d'Emily, disait-il. Je l'ai questionnée là-dessus plus souvent que je n'aime m'en souvenir, et jamais elle ne m'a donné un soupçon de réponse.” Pour donner naissance à un enfant illégitime, à cette époque-là, il fallait du courage et de l'obstination, mais il semble que ma mère n'ait jamais hésité. Avec tout le reste, je lui en dois de la reconnaissance. Une femme moins volontaire m'aurait fait adopter ou même, pis, se serait fait avorter. Ce n'est pas une idée très agréable, mais si ma mère n'avait pas été ce qu'elle était, je ne serais peut-être pas venu au monde. Si elle avait agi de façon raisonnable, je serais mort avant ma naissance, fœtus vieux de trois mois gisant au fond d'une poubelle dans quelque arrière-cour.
En dépit de son chagrin, Barber n'était pas réellement surpris que ma mère l'ait repoussé et, les années passant, il avait du mal à lui en vouloir. Ce qui l'étonnait, c'est d'abord qu'elle ait éprouvé pour lui de l'attirance. Il avait déjà vingt-neuf ans au printemps 1946, et Emily était en fait la première femme qui eût couché avec lui sans qu'il la paie. Et encore de telles transactions n'avaient-elles été que rares et espacées. Le risque était trop grand, simplement, et après avoir découvert que le plaisir peut être tué par l'humiliation, il n'avait plus guère osé essayer. Barber ne se faisait pas d'illusions sur sa personne. Il comprenait ce que voyaient les gens qui le regardaient, et trouvait qu'ils avaient raison de ressentir ce qu'ils ressentaient. Emily avait représenté son unique chance, et il l'avait perdue. Si dur que cela fût à accepter, il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était tout ce qu'il méritait.
Son corps était un donjon et il avait été condamné à y passer le restant de ses jours, prisonnier oublié, privé du recours à l'appel, de l'espoir d'une réduction de peine ou de la possibilité d'une exécution miséricordieusement rapide. Il avait atteint à quinze ans sa taille adulte, entre un mètre quatre-vingt-sept et un mètre quatre-vingt-dix environ, et à partir de là son poids n'avait cessé d'augmenter. Tout au long de son adolescence, il avait lutté pour le maintenir au-dessous de cent kilos, mais ses virées nocturnes ne lui valaient rien, et les régimes paraissaient sans effet. Il avait évité les miroirs et passé seul le plus de temps possible. Le monde était une course d'obstacles, balisé de regards fixes et d'index pointés, et lui-même un monstre de foire ambulant, enfant-ballon qui passait en se dandinant entre deux haies cruelles, rigolardes, et devant qui les gens s'arrêtaient net sur leurs pas. Les livres étaient bientôt devenus son refuge, un lieu où il pouvait se tenir dissimulé – non seulement aux yeux des autres mais aussi à ses propres pensées. Car Barber n'a jamais eu le moindre doute quant à celui à qui incombait la responsabilité de son apparence. Lorsqu'il s'enfonçait dans les mots qui se trouvaient devant lui sur une page, il arrivait à oublier son corps et cela, plus que toute autre chose, l'aidait à mettre une sourdine à ses récriminations contre lui-même. Les livres lui offraient la possibilité de flotter, de suspendre son être dans sa conscience, et aussi longtemps qu'il leur portait une attention complète, il pouvait s'abuser, imaginer qu'il avait été libéré, que les cordes qui le tenaient attaché à son ancrage grotesque avaient été rompues.
Il avait terminé premier de sa classe ses études secondaires, accumulant distinctions et résultats d'examens qui avaient étonné tout le monde dans la petite ville de Shoreham, à Long Island. En juin de cette année-là, il avait prononcé un discours d'adieu, convaincu quoique décousu, en faveur du mouvement pacifiste, de la République espagnole, et d'un deuxième mandat pour Roosevelt. C'était en 1936, et le public, dans le gymnase torride, l'avait applaudi chaleureusement, même s'il ne partageait pas ses vues politiques. Puis, comme vingt-neuf ans plus tard son fils insoupçonné, il partit pour New York et quatre ans de Columbia College. A la fin de cette période, il s'était fixé un poids limite de cent trente kilos. Il avait ensuite obtenu une licence d'histoire, accompagnée d'un rejet de l'armée quand il avait cherché à s'engager. “On ne prend pas les gros”, avait déclaré le sergent avec un rictus de mépris. Rejoignant les rangs du “home front”, Barber était donc resté à l'arrière avec les paraplégiques et les mentalement déficients, les trop jeunes et les trop vieux. Il avait passé ces années entouré de femmes, dans le département d'histoire de Columbia, masse anormale de chair mâle ruminant entre les rayons de la bibliothèque. Mais nul ne contestait qu'il n'excellât dans son domaine. Sa thèse sur l'évêque Berkeley et les Indiens avait reçu en 1944 l'American Studies Award, et après cela des postes lui avaient été proposés dans différentes universités de l'Est. Pour des motifs qui lui étaient toujours demeurés insondables, il avait opté pour l'Ohio.
La première année s'était assez bien passée. Il était un professeur populaire, participait en tant que baryton à la chorale de la faculté, et avait rédigé les trois premiers chapitres d'un livre sur des récits de captivité chez les Indiens. La guerre en Europe s'était enfin achevée ce printemps-là, et quand les deux bombes avaient été lancées sur le Japon en août, il avait tenté de se consoler avec l'idée que cela ne se produirait plus jamais. Contre toute attente, l'année suivante avait débuté brillamment. Il avait réussi à abaisser son poids à cent trente-six kilos et, pour la première fois de sa vie, il commençait à envisager l'avenir avec un certain optimisme. Le semestre de printemps avait amené Emily Fogg dans sa classe de première année d'histoire, et cette jeune fille pleine de charme et d'effervescence, à sa surprise, s'était entichée de lui. C'était trop beau pour être vrai, et bien qu'il s'enjoignît de rester prudent, il lui paraissait peu à peu évident que tout était soudain devenu possible, même ce dont il n'aurait jamais osé rêver. Ensuite il y avait eu la chambre, l'irruption de la femme de ménage, le désastre. A elle seule, la rapidité de tout cela l'avait paralysé, il en avait été trop stupéfait pour réagir. Lorsqu'il avait été convoqué dans le bureau du président, ce jour-là, l'idée de protester contre son renvoi ne l'avait même pas effleuré. Il était remonté dans sa chambre, avait fait ses bagages, et était parti sans dire au revoir à personne.
Le train de nuit l'avait emmené à Cleveland, où il s'était installé à l'YMCA. Il avait d'abord eu l'intention de se jeter par la fenêtre mais, après avoir attendu le moment favorable pendant trois jours, il s'était rendu compte qu'il n'en avait pas le courage. Après cela, il s'était résolu à céder, à abandonner la lutte une fois pour toutes. S'il n'avait pas le courage de mourir, s'était-il dit, au moins vivrait-il en homme libre. Il y était déterminé. Il ne se déroberait plus devant lui-même ; il ne permettrait plus à autrui de décider qui il était. Pendant quatre mois, il avait mangé à en perdre conscience : il se bourrait de beignets et de choux à la crème, de pommes de terre gorgées de beurre et de rôtis baignant dans la sauce, de crêpes, de poulets rôtis, de généreuses bolées de soupe aux fruits de mer. Quand sa fureur s'était apaisée, il avait pris près de vingt nouveaux kilos – mais les chiffres ne lui importaient plus. Il avait cessé de les regarder, et ils avaient donc cessé d'exister.
Plus son corps grossissait, plus il s'y enfouissait. Le but de Barber était de s'isoler du monde, de se rendre invisible dans la masse de sa propre chair. Ces mois passés à Cleveland, il les avait consacrés à s'apprendre l'indifférence quant à l'opinion des inconnus, à s'immuniser contre la douleur d'être vu. Chaque matin, il se mettait à l'épreuve en parcourant Euclid Avenue à l'heure de pointe, et les samedis et dimanches il se faisait un principe de flâner l'après-midi entier dans Weye Park où, exposé aux regards du plus grand nombre possible, il feignait de ne pas entendre les remarques des badauds et les forçait, de toute sa volonté, à détourner les yeux de lui. Il était seul, séparé du monde : monade bulbeuse, ovoïde, cheminant péniblement à travers le désordre de sa conscience. Mais l'effort n'avait pas été vain, il ne craignait plus son isolement. En s'immergeant dans le chaos dont il était habité, il était enfin devenu Salomon Barber, un personnage, quelqu'un, un univers en soi dont il était le créateur.
Le couronnement a été atteint, plusieurs années plus tard, quand Barber a commencé à perdre ses cheveux. Cela ressemblait d'abord à un mauvais calembour – un chauve nommé Barbier – mais comme perruques et moumoutes étaient hors de question, il n'avait pas le choix : il fallait vivre avec. Sur sa tête, le beau jardin s'est peu à peu flétri. Là où avaient poussé des fourrés de boucles acajou, ne restait qu'un crâne livide, une étendue déserte de peau nue. Ce changement d'apparence ne lui plaisait pas, mais le plus déconcertant était encore qu'il échappât à son contrôle de façon aussi radicale. Il en était réduit à une relation passive avec lui-même, et c'était précisément là ce qu'il ne pouvait plus tolérer. C'est pourquoi un beau jour, alors que le processus était à moitié accompli (il avait encore des cheveux des deux côtés, mais plus rien sur le dessus), il avait calmement pris son rasoir et achevé ce qui restait. Le résultat de cette expérience avait été beaucoup plus impressionnant qu'il ne s'y attendait. Barber avait découvert qu'il possédait un fameux caillou de crâne, un crâne mythologique, et tandis qu'il se regardait, planté devant le miroir, il lui avait semblé juste que le vaste globe de son corps fût désormais assorti d'une lune. A partir de ce jour-là, il avait traité cette sphère avec un soin scrupuleux, l'enduisant chaque matin d'huiles et d'onguents afin d'y maintenir le brillant et la douceur convenables, lui offrant des massages électriques, s'assurant qu'elle était toujours bien protégée des éléments. Il s'était mis à porter des chapeaux, toutes sortes de chapeaux, qui petit à petit étaient devenus l'insigne de son excentricité, la marque ultime de son identité. Non plus seulement Salomon Barber l'obèse, mais l'Homme aux chapeaux. Il fallait un culot certain, mais il avait appris alors à s'amuser à cultiver sa bizarrerie, et accumulé en chemin un attirail bigarré qui accentuait encore son talent à intriguer les gens. Il portait des melons et des fez, des casquettes de base-ball et des feutres mous, des casques coloniaux et des chapeaux de cow-boy, tout ce qui attirait sa fantaisie, sans égard pour le style ni pour les convenances. En 1957, sa collection avait pris de telles proportions qu'il lui est arrivé de passer vingt-trois jours sans porter deux fois le même couvre-chef.
Après la crucifixion de l'Ohio (comme il devait l'appeler plus tard), Barber avait trouvé du travail dans une série de petits collèges obscurs de l'Ouest et du Middle West. Ce qu'il avait d'abord envisagé comme un exil temporaire allait durer plus de vingt ans, et à la fin la carte de ses blessures était circonscrite par des points situés dans tous les coins du pays profond : Indiana et Texas, Nebraska et Oklahoma, Dakota du Sud et Kansas, Idaho et Minnesota. Il ne demeurait jamais nulle part plus de deux ou trois ans, et bien que tous ces établissements eussent tendance à se ressembler, ses continuels déplacements lui avaient évité l'ennui. Barber avait une grande capacité de travail, et dans le calme poussiéreux de ces retraites il ne faisait guère que travailler : il produisait avec régularité des articles et des livres, assistait à des conférences ou en donnait, et consacrait de si longues heures à ses étudiants et à ses cours qu'il ne manquait jamais d'émerger sur le campus comme le professeur le plus aimé. Bien que sa compétence en tant que savant fût incontestée, les grandes universités avaient continué à ne pas vouloir de lui même lorsque la flétrissure de l'Ohio avait commencé à tomber dans l'oubli. Effing avait fait allusion à McCarthy, mais la seule intrusion de Barber dans la politique de gauche avait consisté à faire route commune avec le Mouvement de la paix, à Columbia, dans les années trente. S'il ne se trouvait pas à proprement parler sur les listes noires, il était commode néanmoins pour ses détracteurs d'entourer son nom d'insinuations rosâtres, comme s'ils y voyaient en fin de compte un meilleur prétexte pour le rejeter. Nul ne l'aurait exprimé en clair, mais on avait le sentiment que Barber, tout simplement, ferait tache. Il était trop énorme, trop tapageur, trop complètement impénitent. Imaginez un Titan de cent soixante kilos se trimbalant dans les jardins de Yale coiffé d'un chapeau comme une barrique. Cela ne se pouvait pas. Cet homme n'avait aucune honte, aucun sens du décorum. Sa seule présence dérangerait l'ordre des choses, et pourquoi rechercher la difficulté alors qu'on avait le choix entre un si grand nombre de candidats ?
Cela valait peut-être mieux. En demeurant à la périphérie, Barber pouvait rester celui qu'il voulait être. Les petits collèges étaient contents de l'avoir, et parce qu'il n'était pas seulement le professeur le plus gros qu'on eût jamais vu mais aussi l'Homme aux chapeaux, il échappait aux mesquineries et aux intrigues qui empoisonnent la vie en province. Tout ce qui le concernait paraissait si outré, si extravagant, si manifestement en dehors des normes que personne n'osait le juger. Il arrivait à la fin de l'été, tout poussiéreux après plusieurs jours passés sur les routes, traînant une remorque derrière sa vieille voiture à l'échappement poussif. Si des étudiants passaient par là, il les embauchait aussitôt pour décharger ses affaires, leur payait ce travail d'un salaire exorbitant, puis les invitait à déjeuner. Le ton était ainsi posé. Ils voyaient son impressionnante collection de livres, ses innombrables couvre-chefs, et la table spéciale qui avait été fabriquée pour lui à Topeka – le bureau de saint Thomas d'Aquin, disait-il, dont la surface avait été creusée d'un large demi-cercle pour faire de la place à son ventre. Il était difficile de n'être pas fasciné, à le voir se mouvoir, le souffle court et sifflant, déplacer lentement son immense masse d'un endroit à un autre, et fumer sans arrêt ces longs cigares qui laissaient des cendres partout sur ses vêtements. Les étudiants riaient de lui derrière son dos, mais ils lui étaient très attachés et, pour ces fils et filles de fermiers, de boutiquiers et de pasteurs, il représentait ce qu'ils connaîtraient jamais de plus proche de la véritable intelligence. Il ne manquait jamais de petites élèves dont le cœur battait pour lui (prouvant que l'esprit peut en effet l'emporter sur le corps), mais Barber avait retenu la leçon et ne retomba jamais dans ce piège. Il adorait en secret se trouver entouré de jeunes filles au regard langoureux, mais il faisait semblant de ne pas les comprendre, et jouait son rôle de lettré bourru, d'eunuque jovial qui a étouffé le désir à force de manger. C'était douloureux et solitaire, mais cette attitude lui procurait une certaine protection, et si ça ne marchait pas toujours, il avait du moins appris l'importance de garder les stores baissés et la porte fermée. Durant toutes ses années d'errance, personne n'eut jamais rien à lui reprocher. Il ahurissait les gens par ses singularités, et avant que ses collègues eussent le temps de se lasser de lui il était déjà sur le départ, en train de faire ses adieux avant de disparaître dans le crépuscule.
D'après ce que Barber m'a raconté, sa route a croisé une fois celle de l'oncle Victor, mais si je réfléchis aux détails de leurs deux vies, je pense qu'ils pourraient s'être rencontrés en trois occasions. La première, c'est à New York, en 1939, à l'Exposition universelle. C'est un fait, je le sais, qu'ils l'ont visitée tous les deux et, même si c'est peu probable, il n'est certes pas impossible qu'ils s'y soient trouvés le même jour. J'aime à me les figurer, arrêtés ensemble devant un stand – la Voiture de l'avenir, par exemple, ou la Cuisine de demain –, et puis se bousculant par mégarde et soulevant leur chapeau en un geste d'excuse simultané, deux jeunes gens à la fleur de l'âge, l'un gros et l'autre maigre, duo de comédie fantôme qui joue pour moi cette saynète dans la salle de projection de mon crâne. Effing aussi s'est rendu à l'Exposition, bien entendu, peu après son retour d'Europe, et il m'est arrivé de lui donner une place dans cette scène imaginaire, assis sur un fauteuil roulant à l'ancienne mode, en osier, avec lequel Pavel Shum lui fait parcourir la foire. Barber et oncle Victor sont peut-être l'un à côté de l'autre au moment où passe Effing. Et, à cet instant précis, Effing est peut-être en train d'injurier son ami russe avec une mauvaise humeur bruyante, et Barber et oncle Victor, choqués par un tel étalage public de grossièreté, échangent en hochant la tête un sourire navré. Sans se douter, bien sûr, que cet homme est le père de l'un et le futur grand-père du neveu de l'autre. De telles scènes offrent des possibilités sans limites, mais je m'efforce en général de les faire aussi modestes que je peux – des interactions brèves et silencieuses : un sourire, un chapeau soulevé, un murmure d'excuse. Elles me paraissent ainsi plus suggestives, comme si, en ne m'aventurant pas trop, en me concentrant sur de petits détails éphémères, je pouvais m'amener à croire qu'elles ont eu lieu en vérité.
La deuxième rencontre se serait produite à Cleveland, en 1946. Pour celle-ci plus encore que pour la première, je ne dispose que de conjectures, mais je garde le souvenir très net d'avoir remarqué, au cours d'une promenade avec mon oncle dans Lincoln Park, à Chicago, un homme d'une grosseur gigantesque qui mangeait un sandwich sur la pelouse. Cet homme avait rappelé à Victor un autre gros qu'il avait un jour vu à Cleveland (“à l'époque où je faisais encore partie de l'orchestre”), et bien que je n'en aie aucune preuve précise j'aime à penser que l'homme qui avait fait si forte impression sur lui était Barber. Les dates, à tout le moins, correspondent tout à fait, puisque Victor a joué à Cleveland de quarante-cinq à quarante-huit, et que Barber s'est installé à l'YMCA au printemps quarante-six. Selon ce que racontait Victor, il mangeait de la tarte au fromage un soir au Lansky's Delicatessen, une grande salle bruyante située trois blocs à l'ouest de Severence Hall. L'orchestre venait de jouer en concert un programme Beethoven, et il était entré là avec trois autres membres de la section des bois pour un petit repas tardif. Du siège qu'il occupait au fond du restaurant, rien ne faisait écran entre lui et un obèse assis seul à une table le long de la cloison latérale. Incapable de détourner les yeux de cette énorme figure solitaire, mon oncle l'avait regardé avec consternation faire un sort à deux bols de bouillon aux quenelles de matsa, une platée de chou farci, un supplément de blinis, trois portions de salade de chou cm, une corbeille de pain et six ou sept “pickles” pêchés dans un tonnelet de saumure. Victor avait été tellement horrifié par cette démonstration de gloutonnerie qu'il devait garder en mémoire, jusqu'à la fin de ses jours, cette figure du malheur humain pur et nu. “Quiconque mange comme cela tente de se suicider, m'avait-il dit. C'était pareil que de voir quelqu'un se laisser mourir de faim.”
Leurs routes se sont croisées une dernière fois en 1959, au cours de la période où mon oncle et moi vivions à Saint Paul, dans le Minnesota. Barber était alors en poste au Macalester College, et un soir, chez lui, comme il parcourait les petites annonces de voitures d'occasion dans les dernières pages du Pioneer Press, il était tombé par hasard sur une offre de leçons de clarinette provenant d'un certain Victor Fogg, “ancien membre de l'orchestre de Cleveland”. Le nom avait fendu sa mémoire, telle une lance, et l'image d'Emily s'était imposée à lui, plus vivace, plus flagrante que toutes celles qu'il avait revues depuis des années. Il la retrouvait soudain au-dedans de lui, ramenée à la vie par l'apparition de son nom, et il n'avait plus réussi, de toute cette semaine, à la chasser de ses pensées : il se demandait ce qu'elle était devenue, imaginait les différentes existences qu'elle pouvait avoir menées, la voyait avec une clarté dont il était presque choqué. Le professeur de musique n'avait sans doute aucun lien de parenté avec elle, mais il lui semblait qu'il ne risquait rien à tenter de s'en assurer. Sa première réaction avait été de téléphoner à Victor, mais, après avoir ressassé ce qu'il voulait dire, il avait changé d'avis. Il craignait d'avoir l'air d'un fou en essayant de raconter son histoire, de bégayer des incohérences, d'ennuyer cet inconnu à l'autre bout de la ligne. Il avait donc opté plutôt pour une lettre dont il avait ébauché sept ou huit versions avant de se sentir satisfait, puis il l'avait mise à la poste dans un élan d'angoisse, regrettant son geste dès l'instant où l'enveloppe avait disparu dans la fente. La réponse était arrivée dix jours après, griffonnage laconique jeté en travers d'une feuille de papier jaune. “Monsieur, avait-il lu, Emily Fogg était ma sœur, en effet, mais j'ai le triste devoir de vous informer qu'elle est morte il y a huit mois à la suite d'un accident de la circulation. Regrets infinis. Salutations sincères, Victor Fogg.”
Tout bien considéré, ce message ne lui apprenait rien qu'il ne sût déjà. Victor n'avait révélé qu'un seul fait, un fait dont Barber avait pris conscience depuis longtemps : qu'il ne reverrait jamais Emily. La mort n'y changeait rien. Elle ne faisait que confirmer ce qui était déjà une certitude, renouveler cette perte avec laquelle il vivait depuis des années. La lecture de la lettre n'en avait pas été moins pénible, mais une fois ses pleurs calmés il s'était aperçu qu'il avait soif de plus d'informations. Que lui était-il arrivé ? Où était-elle allée, qu'avait-elle fait ? Avait-elle été mariée ? Avait-elle laissé des enfants ? Est-ce que quelqu'un l'avait aimée ? Barber voulait des faits. Il voulait remplir les blancs, construire une vie à Emily, quelque chose de tangible à trimbaler avec lui : une série d'images, en quelque sorte, un album de photos qu'il pourrait ouvrir à volonté dans sa tête pour le contempler. Le lendemain, il adressait à Victor une nouvelle lettre. Après avoir exprimé du fond du cœur ses condoléances et son chagrin dans un premier paragraphe, il poursuivait en suggérant, avec une délicatesse extrême, combien il serait important pour lui de connaître la réponse à quelques-unes de ces questions. Il avait attendu patiemment, mais deux semaines s'étaient écoulées sans un mot. A la fin, pensant que sa lettre pouvait s'être perdue, il avait téléphoné chez Victor. La sonnerie avait retenti trois ou quatre fois, puis une opératrice l'avait interrompue pour l'informer que ce numéro n'était plus en service. Barber avait été intrigué, mais ne s'était pas laissé décourager (cet homme était peut-être pauvre, après tout, trop fauché pour payer sa note de téléphone), et il s'était donc hissé dans sa Dodge 51 pour se rendre à l'immeuble où habitait Victor, 1025 Linwood Avenue. Comme il n'arrivait pas à trouver le nom de Fogg parmi les sonnettes de l'entrée, il avait appuyé sur celle du concierge. Au bout de quelques instants, un petit homme vêtu d'un sweater vert et jaune s'était approché de la porte en tramant les savates et lui avait annoncé que M. Fogg avait déménagé. “Lui et le petit garçon, avait-il dit, ils sont partis tout à coup il y a une dizaine de jours.” Barber avait été déçu, il ne s'attendait pas à ce coup. Mais il ne lui était pas venu une seconde à l'esprit de se demander qui pouvait être ce petit garçon. Et même s'il y avait songé, cela n'aurait fait aucune différence. Il l'aurait pris pour le fils du clarinettiste, sans chercher plus loin.
Des années plus tard, quand Barber m'a parlé de la lettre qu'il avait reçue d'oncle Victor, j'ai enfin compris pourquoi mon oncle et moi avions quitté Saint Paul avec une telle précipitation en 1959. La scène prenait tout son sens : les bagages bouclés dans l'agitation, tard dans la soirée, le trajet en voiture sans arrêt jusqu'à Chicago, les deux semaines pendant lesquelles nous avions habité l'hôtel et je n'avais pas repris l'école. Victor ne pouvait pas savoir la vérité, à propos de Barber, mais il n'en avait pas moins peur de ce que pouvait être cette vérité. Il existait un père, quelque part, et pourquoi prendre des risques avec cet homme qui semblait si désireux d'apprendre des choses sur Emily ? Si on en venait au pire, qui pouvait affirmer qu'il n'exigerait pas la garde de l'enfant ? Il avait été assez simple d'éviter de parler de moi en répondant à sa première lettre, mais la seconde était arrivée, avec toutes ces questions, et Victor s'était rendu compte qu'il était coincé. L'ignorer ne serait revenu qu'à reporter le problème à plus tard, car si l'inconnu était aussi curieux qu'il y paraissait, il viendrait tôt ou tard à notre recherche. Et qu'arriverait-il, alors ? Victor ne voyait d'autre solution que de s'éclipser, de m'emporter au milieu de la nuit pour disparaître dans un nuage de fumée.
Cette histoire est l'une des dernières que Barber m'ait racontées, et elle m'a brisé le cœur. Je comprenais la réaction de Victor et, devant l'attachement dont elle témoignait à mon endroit, je me trouvais emporté par un tourbillon de sentiments – le regret déchirant de mon oncle, le deuil de sa mort éprouvé à nouveau. Mais en même temps, la frustration, l'amertume en évoquant les années perdues. Car si Victor avait répondu à la seconde lettre de Barber au lieu de s'enfuir, j'aurais pu découvrir mon père dès 1959. On ne peut reprocher à personne ce qui s'est passé, mais ce n'en est pas moins difficile à accepter. C'est un enchaînement de connexions manquantes ou mal synchronisées, de tâtonnements dans l'obscurité. Nous nous trouvions toujours au bon endroit au mauvais moment, nous nous manquions toujours à peine, toujours à quelques millimètres de comprendre la situation dans son ensemble. Cette histoire se résume ainsi, je pense. Une série d'occasions ratées. Tous les morceaux se trouvaient là depuis le début, mais personne n'a su les rassembler.
Rien de tout cela ne fut révélé au cours de notre première rencontre, bien entendu. Du moment que Barber avait décidé de ne pas évoquer ses soupçons, il ne nous restait d'autre sujet de conversation que son père, dont nous parlâmes abondamment au cours des quelques jours qu'il passa en ville. Le premier soir, il m'invita à dîner chez Gallagher, dans la Cinquante-deuxième rue ; le deuxième soir, avec Kitty, dans un restaurant de Chinatown ; et le troisième jour, le dimanche, je le rejoignis à son hôtel pour le petit déjeuner, avant qu'il reprenne l'avion pour le Minnesota. L'esprit et le charme de Barber faisaient vite oublier sa malheureuse apparence, et plus je passais de temps avec lui, plus je me sentais à l'aise. Presque dès le début, nous bavardâmes sans contrainte, et nous racontâmes nos histoires réciproques en échangeant idées et plaisanteries, et parce qu'il n'était pas homme à craindre la vérité je pus lui parler de son père sans m'imposer de censure, et évoquer pour lui dans sa totalité la période que j'avais passée auprès d'Effing, le pire avec le meilleur.
Barber, pour sa part, n'avait jamais su grand-chose. On lui avait raconté que son père était mort dans l'Ouest quelques mois avant sa naissance, et cela paraissait assez plausible, puisque les murs de la maison étaient couverts de tableaux et que tout le monde avait toujours répété que son père était un peintre, un spécialiste des paysages qui avait beaucoup voyagé pour son art. La dernière fois, il était parti dans les déserts de l'Utah, disait-on, une région perdue s'il en fut, et c'est là-bas qu'il était mort. Mais les circonstances de cette mort ne lui avaient jamais été expliquées. Quand il avait sept ans, une tante lui avait raconté que son père était tombé d'une falaise. Trois ans plus tard, un oncle prétendait qu'il avait été capturé par des Indiens, et moins de six mois après, Molly Sharp annonçait que c'était l'œuvre du diable. Molly Sharp était la cuisinière qui lui préparait de si délicieux desserts après l'école – une Irlandaise rubiconde, haute en couleur, avec de larges espaces entre les dents – et pour autant qu'il sût elle ne mentait jamais. Quelle qu'en fût la cause, la mort de son père était toujours avancée comme la raison pour laquelle sa mère gardait la chambre. C'est ainsi que la famille faisait allusion à l'état de santé de sa mère, bien qu'elle sortît parfois de sa chambre, en particulier dans la chaleur des nuits d'été, quand elle errait dans les couloirs de la maison, ou même descendait sur la plage s'asseoir au bord de l'eau pour écouter les petites vagues qui arrivaient du détroit.
Il ne voyait pas souvent sa mère, et même dans ses bons jours elle avait du mal à se souvenir de son nom. Elle s'adressait à lui en l'appelant Teddy, ou Malcolm, ou Rob – en le regardant toujours droit dans les yeux et avec une conviction totale – ou en usant d'épithètes étranges auxquelles il ne trouvait aucun sens : Bally-Ball, Pooh-Bah ou M. Jinks. Il n'essayait jamais de la corriger, car les heures qu'il passait en la compagnie de sa mère étaient trop rares pour être gâchées, et il savait d'expérience que la moindre chicane pouvait bouleverser son humeur. Les autres membres de la maisonnée l'appelaient Solly. Ce surnom ne lui déplaisait pas, car d'une certaine manière son vrai nom grâce à cela restait intact, comme un secret connu de lui seul : Salomon, le sage roi des Hébreux, un homme si précis dans ses jugements qu'il pouvait menacer de couper un bébé en deux. Plus tard, on avait abandonné le diminutif et il était devenu Sol. Les poètes élisabéthains lui avaient appris qu'il s'agissait là d'un mot ancien pour désigner le soleil, et il avait découvert peu après que c'était aussi le mot français pour la surface de la terre. L'idée de pouvoir être à la fois le soleil et la terre l'intriguait, et il l'avait interprétée pendant plusieurs années comme la capacité de contenir à lui seul toutes les contradictions de l'univers.
Sa mère vivait au troisième étage avec une série de domestiques et de dames de compagnie, et de longues périodes s'écoulaient parfois sans qu'elle descendît. C'était un royaume distinct, là-haut, avec la cuisine qui avait été installée à un bout du cou loir et la grande chambre aux neuf côtés. C'était là que son père avait l'habitude de peindre, disait-on, et les fenêtres étaient disposées de telle façon qu'en regardant au travers on ne voyait que de l'eau. Il avait découvert que si on demeurait assez longtemps debout devant ces fenêtres, le visage appuyé contre la vitre, on arrivait à ressentir l'impression de flotter dans le ciel. Il n'était pas souvent autorisé à y monter, mais de sa chambre à l'étage inférieur il lui arrivait d'entendre sa mère aller et venir pendant la nuit (le craquement du parquet sous le tapis), et de temps à autre il distinguait des voix : la rumeur d'une conversation, un rire, des bribes de chansons, un accès de gémissements ou de pleurs. Ses visites au troisième étage étaient régies par les infirmières, et chacune imposait des règles différentes. Miss Forrest lui réservait une heure chaque jeudi ; miss Caxton examinait les ongles de ses mains avant de le laisser entrer ; miss Flower recommandait des promenades énergiques sur la plage ; miss Buxley servait du chocolat chaud ; et miss Gunderson parlait à voix si basse qu'il ne comprenait pas ce qu'elle disait. Un jour, Barber avait passé l'après-midi entier à jouer avec sa mère à se déguiser, et une autre fois ils avaient fait naviguer un petit voilier sur le bassin jusqu'à la nuit tombée. Ces visites étaient celles dont il gardait le souvenir le plus net, et il s'était rendu compte des années après qu'elles devaient avoir été ses moments les plus heureux auprès d'elle. Aussi loin qu'il pouvait remonter dans sa mémoire, elle lui avait toujours paru vieille, avec ses cheveux gris et son visage sans maquillage, ses yeux d'un bleu délavé et sa bouche triste, les taches brunes au dos de ses mains. Ses gestes étaient agités d'un tremblement léger mais constant, ce qui lui donnait sans doute l'air encore plus fragile qu'elle ne l'était – une femme aux nerfs éparpillés, sans cesse sur le point de s'effondrer. Néanmoins, il ne la considérait pas comme folle (malheureuse était le mot qui lui venait d'habitude à l'esprit), et même lorsqu'elle se conduisait d'une façon qui alarmait tous les autres, lui pensait souvent qu'il ne s'agissait que d'un jeu. Au cours des années, il y avait eu plusieurs crises (un accès de hurlements, quand l'une des infirmières avait été renvoyée, une tentative de suicide, une période de plusieurs mois pendant lesquels elle avait refusé de porter le moindre vêtement), et à un moment donné elle avait été envoyée en Suisse pour ce que l'on appelait un long repos. Longtemps après, il avait découvert que la Suisse n'était qu'une façon polie de désigner un asile psychiatrique à Hartford, dans le Connecticut.
Son enfance avait été lugubre, mais non dépourvue de plaisirs, et beaucoup moins solitaire qu'on ne pourrait le penser. Les parents de sa mère avaient habité la maison la plupart du temps, et, en dépit de sa tendance à s'enflammer pour des théories fumeuses – comme celles du docteur Fletcher ou de Symes, ou les livres de Charles Fort –, sa grand-mère était très gentille avec lui, de même que son grand-père, qui lui racontait des histoires de la guerre de Sécession et lui apprenait à récolter des fleurs sauvages. Plus tard, son oncle Binkey et sa tante Clara étaient aussi venus s'installer, et ils avaient vécu tous ensemble pendant plusieurs années dans une sorte d'harmonie bougonne. Le krach de 1929 ne les avait pas ruinés, mais à partir de ce moment il avait fallu se résoudre à certaines économies. La Pierce Arrow était partie de même que le chauffeur, le bail pour l'appartement de New York n'avait pas été renouvelé, et on n'avait pas envoyé Barber en pension, comme tout le monde l'avait prévu. En 1931, quelques pièces de la collection de son père avaient été vendues – les dessins de Delacroix, le Samuel F. Morse, et le petit Turner qui se trouvaient dans le salon du rez-de-chaussée. Il restait encore beaucoup de choses. Barber aimait particulièrement les deux Blakelock de la salle à manger (un clair de lune sur le mur est et au sud une vue de camp indien), et il voyait, où qu'il se tournât, quantité de tableaux de son père : scènes marines à Long Island, images des côtes du Maine, études de l'Hudson, et une salle entière de paysages rapportés d'une excursion dans les monts Catskill – des fermes en ruine, des montagnes d'un autre monde, d'immenses champs de lumière. Barber avait passé des centaines d'heures à contempler ces toiles, et au cours de sa troisième année de lycée il avait organisé une exposition à l'hôtel de ville et consacré à l'œuvre de son père un essai qui avait été distribué gratuitement à tous les assistants le jour du vernissage.
L'année suivante, il avait passé ses soirées à composer un roman basé sur la disparition de son père. Barber avait alors dix-sept ans et se débattait dans les affres tumultueuses de l'adolescence ; il s'était mis en tête qu'il était un artiste, un futur génie qui sauverait son âme en déversant ses angoisses sur le papier. Dès son retour dans le Minnesota, il devait m'adresser un exemplaire du manuscrit – non, comme il s'en excuserait dans la lettre accompagnant l'envoi, pour faire valoir ses talents juvéniles (le livre avait été refusé par vingt et une maisons d'édition), mais pour me donner une idée de la façon dont son imagination avait été affectée par l'absence de son père. Le livre, intitulé le Sang de Képler, était rédigé dans le style à sensation des romans populaires des années trente. Un peu western, un peu science-fiction, le récit cahotait d'une invraisemblance à l'autre, brassait son chemin avec l'élan implacable d'un rêve. C'était très mauvais, dans l'ensemble, mais malgré tout je me sentis captivé, et quand j'atteignis la fin, je me rendis compte que je me faisais une meilleure idée de la personnalité de Barber, que je comprenais un peu ce qui l'avait formée.
L'époque où se déroulait l'histoire avait été reculée d'une quarantaine d'années et l'événement initial se passait vers 1870, mais à part cela le roman suivait presque mot pour mot les quelques informations que Barber avait pu récolter à propos de son père. Un artiste de trente-cinq ans, nommé John Képler, fait ses adieux à sa femme et à son jeune fils et s'en va de sa maison de Long Island, pour une expédition de six mois à travers l'Utah et l'Arizona, avec la perspective, selon les mots du jeune auteur (dix-sept ans), “de découvrir un pays de merveilles, un monde de beauté sauvage et de couleurs féroces, un territoire aux proportions si monumentales que même la plus petite pierre y porte la marque de l'infini”. Tout se passe bien pendant quelques mois, puis survient un accident similaire au sort présumé de Julian Barber : Képler tombe du haut d'une falaise, se casse de nombreux os et sombre dans l'inconscience. En revenant à lui le lendemain matin, il s'aperçoit qu'il ne peut plus bouger, et comme ses provisions sont hors d'atteinte il se résigne à mourir de faim dans le désert. Mais le troisième jour, alors qu'il est sur le point de rendre l'âme, Képler est secouru par un groupe d'Indiens – et ceci fait écho à une autre des histoires que Barber avait entendues quand il était petit. Les Indiens transportent le mourant vers leur campement, situé dans une combe parsemée de rochers et de toute part entourée de falaises, et en ce heu riche des parfums du yucca et du genévrier leurs soins le ramènent à la vie. Trente ou quarante personnes composent cette communauté, en nombre à peu près égal d'hommes, de femmes et d'enfants, qui circulent nus ou à peine vêtus dans la chaleur torride du plein été. Presque sans échanger un mot entre eux ni avec lui, ils veillent sur lui tandis que ses forces se reconstituent petit à petit, portant de l'eau à ses lèvres et lui offrant des aliments à l'aspect étrange qu'il n'a encore jamais goûtés. Quand il commence à recouvrer ses esprits, Képler remarque que ces gens ne ressemblent aux Indiens d'aucune des tribus locales – les Ute et les Navajos, les Paiute et les Shoschone. Ils lui paraissaient plus primitifs, plus isolés, d'un naturel plus doux. Après un examen plus attentif, il constate que les traits de plusieurs d'entre eux n'ont rien d'indien. Les uns ont les yeux bleus, d'autres ont des reflets roux dans les cheveux, et certains des hommes ont même le torse velu. Au lieu d'accepter l'évidence, Képler commence à s'imaginer qu'il est encore aux portes de la mort et que sa guérison n'est qu'une illusion due au délire, au coma et à la souffrance. Mais cela ne dure guère. Peu à peu, son état continue de s'améliorer et il est forcé de reconnaître qu'il est vivant et que tout ce qui l'entoure est réel.
“Ils se nommaient les Humains, écrit Barber, le Peuple, Ceux qui sont venus de Loin. Il y a longtemps, d'après les légendes qu'ils lui racontaient, leurs ancêtres avaient vécu sur la Lune. Mais une grande sécheresse avait privé le pays d'eau, et tous les Humains étaient morts sauf Pog et Ooma, le père et la mère originels. Pendant vingt-neuf jours et vingt-neuf nuits, Pog et Ooma avaient marché dans le désert, et quand ils étaient arrivés à la Montagne des Miracles, ils avaient grimpé au sommet et s'étaient accrochés à un nuage. Le nuage-esprit les avait transportés dans l'espace pendant sept ans, et au bout de ce temps les avait posés sur la Terre, où ils avaient découvert la Forêt des Choses Premières et entrepris de recommencer le monde. Pog et Ooma avaient procréé plus de deux cents enfants, et pendant de nombreuses années les Humains avaient vécu heureux ; ils se construisaient des maisons dans les arbres, cultivaient du maïs, chassaient le cerf enchanté et ramassaient des poissons dans l'eau. Les Autres habitaient aussi dans la Forêt des Choses Premières, et comme ils partageaient volontiers leurs secrets, les Humains avaient appris la Vaste Connaissance des plantes et des animaux, ce qui les avait aidés à se sentir chez eux sur la Terre. En échange de leur complaisance, les Humains à leur tour offraient aux Autres des cadeaux, et l'harmonie avait régné pendant des générations entre les deux peuples. Mais alors, de l'autre bout du monde, les Hommes Sauvages étaient arrivés un matin dans le pays, dans leurs grands voiliers de bois. Ces Visages Barbus avaient d'abord paru amicaux, puis ils avaient envahi la Forêt des Choses Premières et s'étaient mis à abattre des arbres. Quand les Humains et les Autres les avaient priés d'arrêter, les Hommes Sauvages avaient saisi leurs bâtons-à-foudre-et-à-tonnerre et les avaient tués. Les Humains avaient compris qu'ils ne pouvaient s'opposer à la puissance de telles armes, mais les Autres avaient décidé de résister et de se battre. Ce fut le temps des Adieux Terribles. Certains des Humains avaient rejoint les rangs des Autres, et quelques-uns des Autres s'étaient joints aux Humains, puis les chemins des deux familles s'étaient séparés. Abandonnant leurs maisons, les Humains étaient partis dans les Ténèbres et s'étaient enfoncés dans la Forêt des Choses Premières jusqu'à se sentir hors d'atteinte des Hommes Sauvages. Ceci devait se répéter plusieurs fois au cours des années, car, aussitôt qu'ils avaient établi un campement dans un nouveau coin de la Forêt et commençaient à s'y sentir bien, les Hommes Sauvages suivaient. Les Visages Barbus commençaient toujours par se montrer amicaux, mais ils se mettaient invariablement à abattre des arbres et à tuer des Humains, en invoquant à grands cris leur dieu, leur livre, et leur force indomptable. Les Humains avaient donc continué à errer et à se déplacer vers l'ouest, tentant toujours de garder leurs distances avec la progression des Hommes Sauvages. Ils étaient enfin arrivés à la lisière de la Forêt des Choses Premières et avaient découvert le Monde Plat, avec ses hivers interminables et ses étés brefs mais infernaux. De là, ils avaient poursuivi jusqu'au Pays dans le Ciel, et quand leur temps y avait été écoulé, ils étaient descendus dans la Contrée de l'Eau Rare, un lieu si aride et si désolé que les Hommes Sauvages avaient refusé d'y habiter. Quand on apercevait des Hommes Sauvages, ce n'était que parce qu'ils étaient en chemin vers un autre endroit, et ceux qui parfois restaient et se construisaient des maisons étaient si peu nombreux et si dispersés que les Humains pouvaient sans peine les éviter. C'était ici que les Humains habitaient depuis le début du Temps Nouveau, et il y avait si longtemps que cela durait que plus personne ne se souvenait de ce qui y avait existé avant.”
Au début, leur langage est incompréhensible pour Képler, mais au bout de quelques semaines il en a acquis une maîtrise suffisante pour se débrouiller au cours d'une conversation simple. Il commence par les noms, le ceci et le cela du monde qui l'entoure, et son discours n'est pas plus subtil que celui d'un enfant. Crenepos veut dire femme. Mantoac, ce sont les dieux. Okeepenauk désigne une racine comestible, et tapisco signifie pierre. Il y a tant à assimiler à la fois qu'il est incapable de détecter dans ce langage la moindre cohérence structurale. Les pronoms ne paraissent pas exister en tant qu'entités distinctes, par exemple, mais font partie d'un système complexe de suffixes verbaux variables selon l'âge et le sexe du locuteur. Certains mots d'usage courant possèdent deux significations diamétralement opposées – le haut et le bas, midi et minuit, l'enfance et la vieillesse – et dans de nombreux cas le sens des paroles est modifié par l'expression du visage. Au bout de deux ou trois mois, la langue de Képler devient plus apte à prononcer les sons étranges de ces vocables, et il commence à distinguer dans la fondrière des syllabes indifférenciées des unités verbales plus petites, plus définies, tandis que son oreille s'affine, apprend à s'ajuster avec plus de subtilité aux nuances et aux intonations. Il s'aperçoit, non sans étonnement, qu'il lui semble entendre des traces d'anglais dans le parler des Humains – pas précisément de l'anglais tel qu'il le connaît, mais des bribes, des vestiges de mots anglais, une sorte d'anglais métamorphosé qui s'est glissé Dieu sait comment dans les fissures de cet autre langage. Une expression comme Land of Little Water (le Pays de l'Eau Rare), par exemple, devient un seul mot, Lan-o-li-wa. Wild Men (Hommes Sauvages) devient Wi-me, et Flat World (le Monde Plat), quelque chose qui ressemble à flow. Képler a d'abord tendance à écarter ces parallèles comme de simples coïncidences. Les sonorités débordent d'une langue à une autre, après tout, et il craint de se laisser emporter par son imagination. D'un autre côté, il semble que près d'un mot sur sept ou huit dans le langage des Humains corresponde à ce schéma, et quand Képler finit par mettre sa théorie à l'épreuve en inventant des locutions et en les essayant sur les Humains (des locutions qu'on ne lui a pas enseignées, mais qu'il a fabriquées selon la méthode – décortiquer et décomposer – qui lui avait permis de reconstituer les autres), il découvre que les Humains les reconnaissent comme leurs. Encouragé par ce succès, Képler commence à avancer quelques idées concernant les origines de cette tribu étrange. Nonobstant la légende d'après laquelle elle viendrait de la Lune, il pense que ces gens doivent être le produit d'un très ancien mélange de sang anglais et indien. “Perdu dans les forêts immenses du Nouveau Monde, écrit Barber, qui développe le fil des réflexions de Képler, menacé peut-être d'extinction, un groupe de colons primitifs pourrait très bien avoir demandé asile à une tribu indienne afin d'assurer sa survie face aux forces hostiles de la nature. Ces Indiens, songeait Képler, pourraient être les “Autres” dont faisaient état les légendes qu'on lui avait racontées. Dans ce cas, un certain nombre d'entre eux, après s'être séparés de l'ensemble, étaient peut-être partis vers l'ouest, pour s'établir enfin dans l'Utah. Poussant d'un pas encore son hypothèse, il considérait que l'histoire de leurs origines avait sans doute été composée après leur arrivée dans l'Utah, comme un moyen de retirer un réconfort moral de la décision de s'installer dans un lieu d'une telle aridité. Car nulle part au monde, se disait Képler, la Terre plus qu'ici ne ressemble à la Lune.
Ce n'est qu'après avoir appris à parler couramment leur langage que Képler comprend pourquoi les Humains l'ont sauvé. Ils lui expliquent que leur nombre diminue, et que s'ils ne peuvent inverser le processus, la nation entière disparaîtra dans le néant. Pensée Silencieuse, leur sage et leur chef, qui a quitté la tribu l'hiver précédent pour vivre seul dans le désert en priant pour leur salut, a été averti en rêve qu'un homme mort les délivrerait. Ils trouveraient son corps quelque part dans les falaises qui entourent le campement, et s'ils lui appliquaient les remèdes convenables il reviendrait à la vie. Tout cela s'était produit exactement selon les prédictions de Pensée Silencieuse. Képler a été découvert et ressuscité, et il dépend de lui maintenant qu'il soit le père de la nouvelle génération. Il est le Géniteur Sauvage tombé de la Lune, le Procréateur d'Ames Humaines, l'Homme-Esprit qui arrachera le Peuple à l'oubli.
A partir d'ici, l'écriture de Barber devient trébuchante. Sans le moindre sursaut de conscience, Képler se transforme en indigène et décide de rester chez les Humains, abandonnant pour toujours la perspective de retrouver sa femme et son fils. Délaissant le ton précis et intellectuel des trente premières pages, Barber se laisse aller à une série de longs passages fleuris de fantaisies lascives, avidité masturbatoire échevelée d'un adolescent. Les femmes ressemblent moins aux Indiennes d'Amérique du Nord qu'à des objets sexuels polynésiens, de belles vierges aux seins nus qui s'offrent à Képler en riant, dans un abandon joyeux. C'est un pur fantasme : une société d'avant la chute, innocente, peuplée de nobles sauvages qui vivent en harmonie complète entre eux et avec l'univers. Il ne faut pas longtemps à Képler pour décréter que leur mode de vie est de loin supérieur au sien. Heureux de partager le sort des Humains, il secoue les rets de la civilisation du XIXe siècle et s'engage dans l'âge de la pierre.
Le premier chapitre s'achève avec la naissance du premier enfant humain de Képler, et quinze ans se sont écoulés quand s'ouvre le suivant. Nous nous retrouvons à Long Island, témoins, à travers le regard de John Képler Jr., âgé maintenant de dix-huit ans, des funérailles de l'épouse américaine de Képler. Résolu à élucider le mystère de la disparition de son père, le jeune homme se met en route dès le lendemain matin, selon le vrai mode épique, décidé à consacrer à cette quête le restant de sa vie. Il arrive dans l'Utah et voyage dans le désert pendant une année et demie à la recherche d'indices. Grâce à une chance miraculeuse (guère plausible, telle que Barber la présente), il finit par atteindre par hasard le campement des Humains dans les rochers. Il n'a jamais envisagé la possibilité que son père vive encore, mais holà, quand on le présente au chef et sauveur barbu de cette petite tribu, qui compte maintenant près de cent âmes, il reconnaît en cet homme les traits de John Képler. Stupéfait, il balbutie qu'il est son fils américain, perdu depuis si longtemps, mais Képler, calme et impassible, fait semblant de ne pas le comprendre. “Je suis un homme-esprit venu de la Lune, dit-il, et ces gens sont ma seule famille. Nous serons heureux de vous offrir à manger et un logement pour la nuit, mais il faut que vous partiez demain matin et que vous poursuiviez votre route.” Ecrasé par ce rejet, le fils est envahi d'un désir de vengeance, et au milieu de la nuit il se glisse hors du lit, rampe jusqu'à Képler endormi et lui plonge un couteau dans le cœur. Avant que l'alarme puisse être donnée, il s'enfuit dans l'obscurité et disparaît.
Le crime n'a eu qu'un témoin, un garçon de douze ans nommé Jocomin (Yeux Sauvages), le fils préféré de Képler parmi les Humains. Jocomin poursuit le meurtrier pendant trois jours et trois nuits, mais il ne le trouve pas. Le matin du quatrième jour, il grimpe au sommet d'une mesa afin d'observer le paysage environnant et là, quelques minutes après avoir abandonné tout espoir, il rencontre Pensée Silencieuse en personne, le vieil homme-médecine qui avait quitté la tribu des années auparavant pour vivre en ermite dans le désert. Pensée Silencieuse adopte Jocomin et l'initie peu à peu aux mystères de son art, afin qu'il acquière, grâce à un entraînement de plusieurs années longues et pénibles, les pouvoirs magiques des Douze Métamorphoses. Jocomin est un élève doué et plein de bonne volonté. Non seulement il apprend à guérir les malades et à communiquer avec les dieux mais, après sept ans d'effort continu, il finit par pénétrer le secret de la Première Métamorphose et arriver, par la maîtrise de son corps et de son esprit, à se transformer en lézard. Les autres métamorphoses suivent à un rythme rapide : il devient une hirondelle, un faucon, un vautour ; il devient une pierre et un cactus ; il devient une taupe, un lapin et une sauterelle ; il devient un papillon et un serpent ; et enfin, conquérant l'ultime et la plus ardue des métamorphoses, il se mue en coyote. A ce moment, neuf ans ont passé depuis que Jocomin est venu vivre avec Pensée Silencieuse. Le vieil homme a enseigné tout ce qu'il savait à son fils adoptif, et il annonce à Jocomin que le moment est venu pour lui de mourir. Sans un mot de plus, il se drape dans ses vêtements de cérémonie et jeûne pendant trois jours, après quoi son esprit quitte son corps et s'envole vers la Lune, le lieu où séjournent après la mort les âmes des Humains.
Jocomin retourne au campement, dont il devient le chef. Les années passent. Les temps sont durs pour les Humains, et tandis que les épidémies succèdent aux périodes de sécheresse, et la discorde aux épidémies, Jocomin fait un rêve au cours duquel il est averti que la tribu ne retrouvera pas le bonheur tant que la mort de son père ne sera pas vengée. Dès le lendemain, après avoir pris conseil des anciens, Jocomin quitte les Humains et part vers l'est, s'enfonçant dans le monde des Hommes Sauvages à la recherche de John Képler Jr. Il prend le nom de Jack Moon et traverse le pays en travaillant pour payer son voyage, et il finit par arriver à New York, où il est embauché par une entreprise de construction spécialisée dans les gratte-ciel. Il fait partie de l'équipe la plus haute sur le chantier du Woolworth Building, une merveille architecturale qui restera pendant près de vingt ans la structure la plus élevée du monde. Jack Moon est un ouvrier magnifique, intrépide même à des altitudes terrifiantes, et il a bientôt gagné l'estime de ses camarades. En dehors du travail, néanmoins, il ne se lie pas, ne se fait pas d'amis. Il consacre tout son temps libre à la recherche de son demi-frère, et l'accomplissement de cette tâche lui prend près de deux ans. John Képler Jr. est devenu un homme d'affaires prospère. Avec sa femme et son fils âgé de six ans, il habite un hôtel particulier sur Pierrepont Avenue, à Brooklyn Heights, et on le conduit tous les matins à son bureau dans une longue voiture noire. Jack Moon épie la maison pendant plusieurs semaines, avec d'abord l'intention pure et simple de tuer Képler, puis il décide qu'il pourrait raffiner sa vengeance en enlevant le petit garçon pour le ramener avec lui au pays des Humains. Il réalise ceci sans être repéré, dérobant en plein jour le gamin à sa gouvernante, et c'est ainsi que se termine le quatrième chapitre du roman de Barber.
A son retour dans l'Utah avec l'enfant (qui entre-temps s'est pris pour lui d'une profonde affection), Jocomin s'aperçoit que tout a changé. Les Humains ont disparu, leurs maisons vides sont dépourvues du moindre signe de vie. Pendant six mois, il les recherche par monts et par vaux, mais en vain. Finalement, reconnaissant qu'il a été trahi par son rêve, il accepte comme une réalité la mort de tous les siens. Le cœur rempli de tristesse, il décide de rester là et de s'occuper du garçon comme de son propre fils, sans perdre toutefois l'espoir d'une régénération miraculeuse. Il donne à l'enfant le nom de Numa (New Man : Homme Nouveau) et s'efforce de ne pas perdre courage. Sept années s'écoulent. Il transmet à son fils adoptif les secrets appris de Pensée Silencieuse et puis, après trois ans encore de travail assidu, il réussit à accomplir la Treizième Métamorphose. Jocomin se transforme en femme, une femme jeune et fertile qui séduit l'adolescent de seize ans. Des jumeaux naissent neuf mois plus tard, un garçon et une fille, et à partir de ces deux enfants les Humains repeupleront le pays.
L'action revient alors à New York, où nous trouvons Képler Jr. qui cherche désespérément son fils perdu. Il suit sans succès une piste après l'autre et puis, par pur hasard – tout arrive par hasard dans le livre de Barber –, il est mis sur la trace de Jack Moon, et commence peu à peu à rassembler les morceaux du puzzle et à comprendre que son fils lui a été enlevé à cause de ce que lui-même a fait à son père. Il n'a d'autre possibilité que de repartir pour l'Utah. Képler a quarante ans, maintenant, et les fatigues d'une expédition dans le désert lui pèsent, pourtant il poursuit son voyage avec obstination, horrifié de retourner à l'endroit où il a tué son père vingt ans auparavant, mais sachant qu'il n'a pas le choix, que cet endroit est celui où il retrouvera son fils. Une pleine lune théâtrale pose au milieu du ciel pour la scène finale. Arrivé à portée du campement des Humains, Képler bivouaque dans les falaises pour la nuit, une carabine entre les mains tandis qu'il guette des signes d'activité. Sur une crête rocheuse voisine, à moins de vingt mètres, il aperçoit soudain un coyote dont la silhouette se détache sur la lune. Inquiet de tout dans ce territoire étranger et aride, Képler dirige instinctivement sa carabine vers l'animal et presse la détente. Le coyote est tué sur le coup, et Képler ne peut s'empêcher de se féliciter de son adresse. Ce qu'il ne réalise pas, bien entendu, c'est qu'il vient d'assassiner son propre fils. Avant d'avoir eu le temps de se lever pour se diriger vers l'animal abattu, il est assailli par trois autres coyotes surgis de l'obscurité. Incapable de parer leur attaque, il est mis en pièces en l'espace de quelques minutes.
Ainsi finit le Sang de Képler, l'unique incursion de Barber dans le domaine de la fiction. Compte tenu de son âge à l'époque où il l'a écrit, il serait injuste de critiquer son effort avec trop de sévérité. En dépit de tous ses défauts et de ses excès, ce livre m'est précieux en tant que document psychologique, et il démontre, mieux que toute autre preuve, la façon dont Barber a extériorisé les drames intimes de ses premières années. Il refuse d'accepter le fait que son père soit mort (d'où le sauvetage de Képler par les Humains) ; mais s'il n'est pas mort, rien ne l'excuse de n'être pas revenu auprès de sa famille (d'où le couteau que Képler Jr. enfonce dans le cœur de son propre père). L'idée de ce meurtre est cependant trop horrible pour ne pas inspirer de répulsion. Quiconque est capable d'une telle idée doit être puni, et c'est bien ce qui arrive à Képler Jr., dont le sort est plus affreux que celui de tous les autres personnages du livre. L'histoire entière est une danse complexe de culpabilité et de désir. Le désir se transforme en culpabilité, et puis, parce que cette culpabilité est intolérable, elle se mue en désir d'expiation, de soumission à une forme de justice cruelle et inexorable. Ce n'est pas par hasard, à mon avis, que Barber s'est spécialisé par la suite dans l'exploration de plusieurs des voies qui apparaissent dans le Sang de Képler. Les colons perdus de Roanoke, les récits d'hommes blancs qui ont vécu chez les Indiens, la mythologie de l'Ouest américain – tels sont les sujets que Barber a traités en tant qu'historien, et si scrupuleuse, si professionnelle qu'ait été sa manière de les aborder, il y avait toujours à l'arrière-plan de sa recherche un motif personnel, la conviction secrète que d'une certaine manière il fouillait les mystères de sa propre vie.
Au printemps 1939, Barber avait eu une dernière occasion d'en apprendre un peu plus au sujet de son père, mais cela n'avait rien donné. Il était alors en première année à Columbia, et vers la mi-mai, juste une semaine après son hypothétique rencontre avec oncle Victor à l'Exposition universelle, sa tante Clara l'avait appelé pour l'informer que sa mère venait de mourir dans son sommeil. Il avait pris le train de l'aube pour Long Island, puis affronté les diverses épreuves accompagnant l'enterrement : les discussions avec les pompes funèbres, la lecture du testament, les conversations tortueuses avec les avocats et les comptables. Secoué malgré lui de sanglots intermittents, il avait payé les factures de la maison de retraite où elle avait vécu les six derniers mois, signé des papiers et des formulaires. Après les funérailles, il était revenu loger dans la grande maison, conscient du fait que cette nuit était sans doute la dernière qu'il y passerait jamais. Il n'y restait plus alors que la tante Clara, et elle n'était pas en état de veiller pour bavarder avec lui. Une dernière fois ce jour-là, il avait repris avec patience le rituel consistant à l'assurer qu'elle était la bienvenue, qu'elle pouvait continuer à habiter la maison aussi longtemps qu'elle le désirerait. Une fois de plus, elle l'avait remercié de sa gentillesse en se dressant sur la pointe des pieds pour lui donner un baiser sur la joue, puis était retournée à la bouteille de sherry qu'elle gardait dissimulée dans sa chambre. Les domestiques avaient été sept à l'époque de la naissance de Barber, on n'en comptait plus qu'une – une femme noire, boiteuse, qui s'appelait Hattie Newcombe, cuisinait pour tante Clara et faisait de temps à autre un peu de ménage –, et depuis plusieurs années la maison paraissait s'effondrer autour de ses habitants. Après la mort du grand-père, en 1934, le jardin avait été abandonné, et ce qui avait un jour été une abondance décorative de fleurs et de pelouses était devenu un maquis terne de mauvaises herbes à hauteur d'homme. A l'intérieur, presque tous les plafonds étaient tendus de toiles d'araignée, on ne pouvait toucher les fauteuils sans provoquer l'émission de nuages de poussière ; les souris couraient comme des folles à travers les étages et Clara, toujours un peu ivre, avec son perpétuel sourire, ne remarquait rien. Cela durait depuis si longtemps que Barber avait cessé de s'en attrister. Il savait qu'il n'aurait jamais le courage de vivre dans cette maison, et une fois Clara morte de la même mort alcoolique que son mari, Binkey, peu lui importait que le toit s'écroule ou non.
Le lendemain matin, il avait trouvé tante Clara assise dans le salon du rez-de-chaussée. Il était encore trop tôt pour le premier verre de sherry (en règle générale, la bouteille n'était débouchée qu'après le repas de midi), et Barber s'était rendu compte que s'il désirait lui parler un jour il fallait que ce soit à ce moment-là. Quand il était entré dans la pièce, elle était assise dans un coin près d'une table de jeu, sa petite tête de moineau penchée sur une patience, et elle fredonnait pour elle-même une chanson vague, dépourvue de mélodie. “L'homme au trapèze volant”, s'était-il dit en approchant, puis, passant derrière elle, il avait posé la main sur son épaule. Sous le châle de laine, le corps était tout en os.
“Le trois rouge sur le quatre noir,” avait-il suggéré, en désignant les cartes sur la table.
Avec un claquement de langue pour sa propre stupidité, elle avait superposé les deux piles, puis retourné la carte qui venait d'être libérée. C'était un roi rouge. “Merci, Sol, avait-elle dit. Je me concentre mal, aujourd'hui. Je ne vois pas les coups que je devrais jouer, et puis je finis par tricher sans nécessité.” Elle avait émis un petit rire étouffé, puis repris son chantonnement.
Barber s'était installé dans le fauteuil qui lui faisait face en cherchant comment il pourrait l'aborder. Il ne pensait pas qu'elle eût grand-chose à lui raconter, mais il n'avait personne d'autre à qui parler. Il était resté là pendant plusieurs minutes, se contentant d'observer son visage, d'examiner le réseau compliqué de ses rides, la poudre blanche qui formait des plaques sur ses joues, le rouge à lèvres grotesque. Il la trouvait pathétique, poignante. Cela n'avait pas dû être facile d'épouser un membre de cette famille, pensait-il, de partager pendant toutes ces années la vie du frère de sa mère, de ne pas avoir d'enfant. Binkey était un coureur de jupons, un gentil imbécile, qui avait épousé Clara dans les années 1880, moins d'une semaine après l'avoir vue sur la scène du théâtre Galileo de Providence, où elle était l'assistante du maestro Rudolfo dans son numéro de magie. Barber avait toujours aimé écouter les histoires abracadabrantes qu'elle racontait sur ses souvenirs du vaudeville, et il trouvait bizarre le fait qu'ils soient tous deux maintenant les derniers représentants de la famille. Le dernier Barber et la dernière Wheeler. Une fille de rien, comme sa grand-mère l'avait toujours désignée, petite putain pas bien maligne, qui avait perdu sa beauté depuis plus de trente ans, et messire Rotondité lui-même, l'enfant prodige né d'une folle et d'un fantôme, et qui ne cessait de s'épanouir. Jamais il n'avait éprouvé pour tante Clara plus de tendresse qu'à ce moment-là.
“Je repars à New York ce soir, avait-il dit.
– Ne t'en fais pas pour moi, avait-elle répondu sans quitter ses cartes des yeux. Je serai très bien ici toute seule. J'ai l'habitude, tu sais.
– Je repars ce soir, avait-il répété, et puis je ne remettrai jamais les pieds dans cette maison.”
Tante Clara avait placé un six rouge sur un sept noir, parcouru la table du regard en quête d'un endroit où se débarrasser d'une reine noire, poussé un soupir de déception, puis relevé la tête vers Barber. “Oh, Sol, avait-elle dit, tu n'as pas besoin d'être si dramatique.
– Je ne suis pas dramatique. Simplement, c'est sans doute la dernière fois que nous nous voyons.”
Tante Clara ne comprenait toujours pas. “Je sais que c'est triste de perdre sa mère, avait-elle dit. Mais tu ne dois pas prendre ça au tragique. C'est plutôt heureux qu'Elizabeth soit partie. Sa vie était un tourment, et maintenant elle est enfin en paix.” Tante Clara s'était tue un instant, cherchant comment s'exprimer. “Tu ne dois pas te mettre des idées sottes dans la tête.
– Il ne s'agit pas de ma tête, tante Clara, mais de la maison. Je crois que je ne supporterais plus d'y venir.
– Mais c'est ta maison, maintenant. Elle t'appartient. Tout ce qui s'y trouve t'appartient.
– Ça ne veut pas dire que je dois la garder. Je peux m'en débarrasser si je veux.
– Mais, Solly... tu as dit hier que tu ne vendrais pas la maison. Tu as promis.
– Je ne la vendrai pas. Mais rien ne m'empêche de la donner, n'est-ce pas ?
– Ça revient au même. Elle appartiendrait à quelqu'un d'autre, et on me remballerait je ne sais où, je n'aurais plus qu'à mourir dans une chambre pleine de vieilles femmes.
– Pas si je te la donne, à toi. Alors tu pourrais rester.
– Cesse de dire des bêtises. Tu vas me faire attraper une crise cardiaque en parlant comme ça.
– Ce n'est pas compliqué de transférer l'acte. Je peux appeler le notaire aujourd'hui pour qu'il s'en occupe.
– Mais, Solly...
– Je prendrai sans doute certains des tableaux, mais tout le reste peut demeurer ici, avec toi.
– Ce n'est pas bien. Je ne sais pas pourquoi, mais ce n'est pas bien, tu ne devrais pas parler ainsi.
– Il faut juste que tu fasses une chose pour moi, avait-il poursuivi, en ignorant sa remarque. Je voudrais que tu fasses un testament en règle, et que dans ce testament tu lègues la maison à Hattie Newcombe.
– Notre Hattie Newcombe ?
– Oui, notre Hattie Newcombe.
– Mais Sol, crois-tu que ce soit bien convenable ? Je veux dire que Hattie... Hattie, tu sais, Hattie est...
– Est quoi, tante Clara ?
– Une femme de couleur. Hattie est une femme de couleur.
– Si Hattie est d'accord, je ne vois pas quel problème ça peut te poser.
– Mais que vont dire les gens ? Une femme de couleur, à Cliff House. Tu sais aussi bien que moi que dans cette ville les seuls Noirs sont des domestiques.
– N'empêche que Hattie est ta meilleure amie. Pour autant que je sache, elle est ta seule amie. Et pourquoi nous soucierions-nous de ce que disent les gens ? Rien n'est plus important en ce monde que d'être bons pour nos amis.”
En comprenant que son neveu était sérieux, tante Clara avait été prise de fou rire. Tout un système mental avait été soudain démoli par ces paroles, et elle était ravie à l'idée qu'une telle chose fût possible. “Mon seul regret, c'est de devoir mourir avant qu'elle devienne propriétaire, avait-elle dit. J'aimerais pouvoir vivre et voir ça de mes yeux.
– Si le paradis est ce qu'on raconte, je suis certain que tu le verras.
– Sur ma vie, je ne comprendrai jamais pourquoi tu fais ça.
– Tu n'as pas besoin de comprendre. J'ai mes raisons, et tu n'as pas à t'en préoccuper. Je voudrais simplement bavarder d'abord avec toi de deux ou trois choses, et puis nous pourrons considérer que l'affaire est réglée.
– De quoi veux-tu parler ?
– Des choses anciennes. A propos du passé.
– Le théâtre Galileo ?
– Non, pas aujourd'hui. Je pensais à d'autres choses.
– Oh.” Tante Clara, confuse, avait fait une pause momentanée. “C'est juste que tu as toujours aimé quand je te racontais des histoires de Rudolfo. Comment il me mettait dans un cercueil pour me scier en deux. C'était un bon numéro, le meilleur du spectacle. Tu te rappelles ?
– Bien sûr, je me rappelle. Mais ce n'est pas cela que je voudrais évoquer aujourd'hui.
– Comme tu veux. Le passé, il y en a beaucoup, après tout, surtout quand on arrive à mon âge.
– Je pensais à mon père.
– Ah, ton père. Oui, ça aussi, c'était il y a longtemps. Il y a bien longtemps. Pas tant que certaines choses, mais tout de même.
– Je sais que Binkey et toi ne vous êtes installés dans la maison qu'après sa disparition, mais je me demandais si tu te souvenais de l'expédition qui était partie à sa recherche.
– Ton grand-père avait tout arrangé, avec M. Je-ne-sais-plus-son-nom.
– M. Byrne ?
– C'est ça, M. Byrne, le père du garçon. Ils ont cherché pendant près de six mois, mais ils n'ont jamais rien trouvé. Binkey aussi y est allé pendant quelque temps, tu sais. Il est revenu avec toutes sortes de drôles d'histoires. C'est lui qui pensait qu'ils avaient été tués par des Indiens.
– Mais c'était une simple supposition, n'est-ce pas ?
– Binkey était très fort pour inventer des fables. Il n'y avait jamais une once de vérité dans rien de ce qu'il disait.
– Et ma mère, est-ce qu'elle est partie là-bas, elle aussi ?
– Ta mère ? Oh non, Elizabeth est restée ici tout le temps. Elle n'était vraiment pas... comment dirais-je... pas en état de voyager.
– Parce qu'elle était enceinte ?
– Eh bien, en partie, sans doute.
– Et l'autre partie ?
– Son état mental. Elle n'était pas bien solide, à l'époque.
– Elle était déjà folle ?
– Elizabeth a toujours été ce qu'on pourrait appeler bizarre. En un instant, elle passait de la bouderie au rire et au chant. Même il y a des années, dans les premiers temps où je l'ai connue. Très nerveuse, c'est comme ça qu'on disait alors.
– Quand est-ce devenu pire ?
– Quand ton père n'est pas revenu.
– Ça s'est produit progressivement, ou elle a basculé tout d'un coup ?
– Tout d'un coup, Sol. Ç'a été terrible à voir.
– Tu l'as vu ?
– De mes propres yeux. Tout. Je ne l'oublierai jamais.
– Quand est-ce arrivé ?
– La nuit où tu... Je veux dire, une nuit... Je ne me rappelle plus laquelle. Une nuit en hiver.
– Quelle nuit était-ce, tante Clara ?
– Il neigeait. Il faisait froid dehors, et il y avait une forte tempête. Je m'en souviens parce que le docteur a eu de la peine à arriver.
– C'était une nuit de janvier, n'est-ce pas ?
– Peut-être. Il neige souvent en janvier. Mais je ne sais plus quel mois c'était.
– C'était le 11 janvier, n'est-ce pas ? La nuit où je suis né.
– Oh Sol, tu devrais arrêter de m'interroger là-dessus. Ça s'est passé il y a si longtemps, ça n'a plus d'importance.
– Pour moi, si, tante Clara. Et tu es la seule à pouvoir me le raconter. Tu comprends ? Tu es la seule, tante Clara.
– Tu n'as pas besoin de crier. Je t'entends parfaitement, Salomon. Pas la peine de me bousculer ni de dire des gros mots.
– Je ne te bouscule pas. J'essaie simplement de te poser une question.
– Tu connais déjà la réponse. Elle m'a échappé il y a un instant, et maintenant je le regrette.
– Tu ne dois pas le regretter. L'important, c'est de dire la vérité. Il n'y a rien de plus important.
– C'est que ça paraît si... si... je ne veux pas que tu penses que j'invente. J'étais près d'elle dans sa chambre, cette nuit-là, vois-tu. Molly Sharp et moi, nous y étions toutes les deux, on attendait l'arrivée du docteur, et Elizabeth criait et se débattait si fort qu'il me semblait que la maison allait s'écrouler.
– Que criait-elle ?
– Des choses affreuses. Ça me rend malade d'y penser.
– Raconte-moi, tante Clara.
– Elle criait tout le temps : « Il essaie de me tuer. Il essaie de me tuer. Ne le laissons pas sortir. »
– Oui, du bébé. Ne me demande pas comment elle savait qu'il s'agissait d'un garçon, mais c'est comme ça. Le moment approchait, et toujours pas de docteur. Molly et moi, nous tentions de la faire s'étendre sur son lit, de la cajoler pour qu'elle se mette en bonne position, mais elle refusait de coopérer. « Ecarte les jambes, on lui disait, ça fera moins mal. » Mais Elizabeth ne voulait pas. Dieu sait où elle trouvait tant d'énergie. Elle nous échappait pour courir vers la porte, et répétait sans cesse ces hurlements terribles : « Il essaie de me tuer. Ne le laissons pas sortir. » Finalement, nous l'avons installée de force sur le lit, je devrais plutôt dire Molly, avec un petit peu d'aide de ma part – cette Molly Sharp était un bœuf – mais une fois là, elle a refusé d'ouvrir les jambes. « Je ne le laisserai pas sortir, criait-elle. Je l'étoufferai d'abord là-dedans. Enfant monstre, enfant monstre. Je ne le laisserai pas sortir avant de l'avoir tué. » Nous avons voulu l'obliger à écarter les jambes, mais Elizabeth se dérobait, elle ruait et se débattait, tant et si bien que Molly s'est mise à la gifler – vlan, vlan, vlan, aussi fort qu'elle pouvait – ce qui a mis Elizabeth dans une telle colère qu'après ça elle n'a plus été capable que de hurler, comme un bébé, le visage tout rouge, avec des cris perçants à réveiller les morts.
– Bon Dieu.
– De toute ma vie, je n'ai jamais rien vu de pire. C'est pour ça que je ne voulais pas t'en parler.
– Enfin, je suis tout de même sorti, n'est-ce pas ?
– Tu étais le bébé le plus gros et le plus costaud qu'on ait jamais vu. Plus de cinq kilos, a dit le docteur. Un géant. Je suis persuadée que si tu n'avais pas été si grand, Sol, tu n'y serais jamais arrivé. Souviens-toi toujours de cela. C'est grâce à ta taille que tu es venu au monde.
– Et ma mère ?
– Le docteur a fini par nous rejoindre – le docteur Bowles, celui qui est mort il y a six ou sept ans dans un accident d'auto – et il a fait une piqûre à Elizabeth, pour qu'elle dorme. Elle ne s'est réveillée que le lendemain, et entre-temps elle avait tout oublié. Je ne veux pas dire simplement la nuit précédente, mais tout – toute sa vie, tout ce qui s'était passé au cours des vingt dernières années. Quand Molly et moi t'avons apporté dans sa chambre pour qu'elle voie son fils, elle a cru que tu étais son petit frère. C'était si étrange, Sol. Elle était redevenue une petite fille, et elle ne savait plus qui elle était.”
Barber s'apprêtait à lui poser encore une question, mais à cet instant précis l'horloge du vestibule s'était mise à sonner. Aussitôt attentive, tante Clara avait incliné la tête sur le côté en écoutant le carillon et en comptant les heures sur ses doigts. Quand l'horloge s'était tue, elle avait compté douze coups, et son visage avait pris une expression avide, presque implorante. “On dirait qu'il est midi, avait-elle annoncé. Il ne serait pas poli de faire attendre Hattie.
– Déjà l'heure du déjeuner ?
– J'en ai peur, avait-elle répondu en se levant de son fauteuil. Il est temps de nous fortifier en prenant quelque nourriture.
– Vas-y déjà, tante Clara. Je te rejoins dans une minute.”
En regardant tante Clara sortir de la pièce, Barber avait réalisé que la conversation était soudain terminée. Pis, il comprenait que jamais elle ne reprendrait. Il avait étalé tout son jeu en une partie, et il ne lui restait plus de maison pour acheter la vieille dame, plus aucun truc pour la persuader de parler.
Il avait ramassé les cartes éparpillées sur la table, mélangé le paquet, et entamé une partie de solitaire. “Solly Tear”, s'était-il dit, en jouant de son nom1. Il avait décidé de persévérer jusqu'à ce qu'il gagne – et était resté assis là pendant plus d'une heure. Ensuite, le déjeuner était fini, mais cela paraissait sans importance. Pour une fois dans sa vie, il n'avait pas faim.
Quand Barber me raconta cette histoire, nous nous trouvions dans le café de l'hôtel, en train de prendre le petit déjeuner. C'était le dimanche matin et il ne nous restait guère de temps. Nous bûmes ensemble une dernière tasse de café et c'est dans l'ascenseur, comme nous remontions pour prendre ses bagages, qu'il m'en livra la fin. Sa tante Clara était morte en 1943, me dit-il. Elle avait bien fait don de Cliff House à Hattie Newcombe, qui avait habité la maison dans sa splendeur en ruine jusqu'à la fin de la décennie, régnant sur une armée d'enfants et de petits-enfants qui en occupaient les vastes appartements. Après sa mort, en 1951, son gendre Fred Robinson avait vendu la propriété à la société Cavalcante Development, et le vieil hôtel avait bientôt été abattu. Dix-huit mois plus tard, le terrain avait été divisé en vingt lots de deux mille mètres carrés, et sur chaque lot se dressait une villa flambant neuve, chacune identique aux dix-neuf autres.
“Si vous aviez prévu cela, demandai-je, l'auriez-vous néanmoins donnée ?
– Absolument, répondit-il en approchant une allumette de son cigare éteint et en soufflant de la fumée. Je n'ai jamais eu aucun regret. On n'a pas souvent l'occasion de se conduire de façon aussi extravagante, et je suis content de n'avoir pas laissé échapper celle-là. Tout bien considéré, donner cette maison à Hattie Newcombe est sans doute la chose la plus intelligente que j'aie jamais faite.”
Nous attendions, debout devant l'hôtel, que le portier nous appelle un taxi. Quand le moment arriva de nous dire au revoir, Barber paraissait, de façon inexplicable, au bord des larmes. Je supposai qu'il manifestait une réaction tardive à la situation, que ce week-end avait tout compte fait été très dur pour lui – mais je n'avais bien entendu aucune idée de ce qu'il éprouvait, je ne pouvais même pas commencer à en imaginer le premier mot. Lui se séparait de son fils, tandis que moi, je voyais simplement partir un nouvel ami, un homme dont j'avais fait la connaissance deux jours avant. Le taxi était arrêté devant lui, avec le cliquetis frénétique de son compteur, tandis que le portier posait son sac dans le coffre. Barber ébaucha un geste, comme s'il allait m'embrasser, mais au dernier instant il se ravisa, me prit par les épaules avec maladresse et me les tint serrées.
“Vous êtes le premier à qui je raconte tout cela, me dit-il. Merci de m'avoir si bien écouté. J'ai l'impression... comment dire... j'ai l'impression qu'il y a un lien entre nous maintenant.
– Ce week-end a été mémorable, répliquai-je.
– Oui, c'est ça. Un week-end mémorable. Un week-end entre les week-ends.”
Barber introduisit alors son énorme masse dans le taxi, me fit du siège arrière un signe, pouce en l'air, et disparut dans le flot des voitures. A ce moment-là, je pensais ne jamais le revoir. Nous avions parlé de notre affaire, exploré ce que nous pouvions avoir à explorer, et il me semblait que tout était dit. Même lorsque le manuscrit du Sang de Képler arriva par la poste, la semaine suivante, cela me parut moins une continuation de ce que nous avions entamé qu'une conclusion, une dernière enjolivure pour saluer notre rencontre. Barber m'avait promis de l'envoyer, et je ne vis là qu'une simple politesse. Je lui écrivis dès le lendemain pour le remercier, et répéter encore combien j'avais été heureux de faire sa connaissance, et puis je perdis contact avec lui pour de bon, selon toute apparence.
A Chinatown, c'était toujours le paradis. Kitty dansait et étudiait, et moi je continuais à écrire et à me promener. Columbus Day arriva, puis Thanksgiving, puis Noël et le Nouvel An. Puis, un beau matin de la mi-janvier, le téléphone sonna, et à l'autre bout de la ligne se trouvait Barber. Je lui demandai d'où il appelait, et quand il répondit New York, je perçus dans le ton de sa voix l'excitation et le bonheur.
“Si vous avez des loisirs, dis-je, ça me ferait plaisir de vous revoir.
– Oui, je l'espère de tout cœur. Mais vous n'avez pas besoin de déranger votre emploi du temps pour moi. J'ai l'intention de passer quelque temps ici.
– Votre collège doit vous avoir accordé une bonne période de repos entre deux semestres.
– En réalité, je suis de nouveau en congé. Je ne reprends qu'en septembre, et d'ici là j'ai pensé que je tâterais de la vie à New York. J'ai sous-loué un appartement dans la Dixième me, entre la Cinquième et la Sixième avenue.
– C'est un joli quartier. Je m'y suis souvent promené.
– Intime et charmant, comme disent les annonces de l'agence immobilière. Je suis arrivé hier soir, et je suis très content. Il faudra que Kitty et vous me rendiez visite.
– Nous serons ravis. Dites un jour, nous viendrons.
– Epatant. Je vous rappellerai plus tard dans la semaine, dès que je serai installé. J'ai un projet dont je veux vous parler, préparez-vous à faire travailler vos méninges.
– Je ne suis pas certain que vous y trouverez grand-chose, mais en tout cas vous êtes le bienvenu.”
Trois ou quatre jours plus tard, Kitty et moi allâmes dîner chez Barber, et après cela nous commençâmes à le voir souvent. C'est lui qui avait pris l'initiative de notre amitié, et s'il possédait une raison cachée de nous faire la cour, nous ne la devinions ni l'un ni l'autre. Il nous invitait au restaurant, au cinéma, au concert, nous emmenait en balade à la campagne le dimanche, et c'était un homme si débordant de bonne humeur et d'affection que nous ne pouvions lui résister. Coiffé, où qu'il aille, d'un de ses chapeaux extravagants, plaisantant à tout propos, impavide à l'égard des remous qu'il suscitait dans les lieux publics, Barber nous avait pris sous son aile comme s'il voulait nous adopter, Kitty et moi. Puisque nous étions tous deux orphelins, l'arrangement paraissait bénéfique pour tout le monde.
Le premier soir, il nous raconta que la succession d'Effing avait été réglée. Il avait hérité d'une somme considérable, et pour la première fois de sa vie ne dépendait plus de son travail. Si tout se passait comme il l'espérait, il n'aurait pas besoin de recommencer à enseigner avant deux ou trois ans. “C'est l'occasion pour moi de me montrer à la hauteur, nous dit-il, et je compte bien en profiter.
– Avec la fortune d'Effing, remarquai-je, j'aurais pensé que vous pourriez vous retirer pour de bon.
– Eh non. Il y a eu les droits de succession, des droits de propriété, les honoraires des hommes de loi, des frais dont je n'avais jamais entendu parler. Un gros morceau y est passé. Et puis, d'abord, il y avait beaucoup moins que nous ne l'avions imaginé.
– Vous voulez dire qu'il n'y avait pas de millions ?
– Pas vraiment. Plutôt des milliers. Quand tout a été terminé, Mme Hume et moi en sommes sortis avec quelque chose comme quarante-six mille dollars chacun.
– J'aurais dû m'en douter, fis-je. A l'entendre, il était l'homme le plus riche de New York.
– Oui, je pense en effet qu'il avait tendance à exagérer. Mais loin de moi l'idée de lui en vouloir. J'ai hérité quarante-six mille dollars de quelqu'un que je n'ai jamais rencontré. C'est plus d'argent que je n'en ai possédé dans toute ma vie. C'est une aubaine fantastique, une chance inimaginable.”
Barber nous expliqua qu'il travaillait depuis trois ans à un livre sur Thomas Harriot. D'ordinaire, il aurait prévu d'y consacrer encore deux ans, mais maintenant qu'il n'avait plus d'autres obligations, il pensait pouvoir le terminer vers le milieu de l'été, à six ou sept mois de là. Il en vint alors au projet auquel il avait fait allusion lorsqu'il m'avait téléphoné. Il avait cette idée en tête depuis quelques semaines, nous dit-il, et il souhaitait mon avis avant de se mettre à y réfléchir sérieusement. Ce serait pour plus tard, une chose à entreprendre après avoir achevé le livre sur Harriot, mais, s'il s'y décidait, des préparatifs considérables seraient nécessaires. “Je pense que ça peut se réduire à une seule question, et je n'attends pas de vous que vous me fournissiez une réponse inconditionnelle, ajouta-t-il. Mais étant donné les circonstances, votre opinion est la seule à laquelle je puisse me fier.”
Nous avions alors fini de dîner et, je m'en souviens, encore attablés tous les trois, nous buvions du cognac en fumant des cigares cubains que Barber avait rapportés en fraude lors d'un récent voyage au Canada. Nous étions un peu ivres et, dans l'humeur du moment, même Kitty avait accepté l'un des énormes Churchill que Barber avait offerts à la ronde. Cela m'amusait de la voir souffler la fumée, très calme, assise là, dans son chipao, mais le spectacle qu'offrait Barber, qui s'était habillé pour l'occasion et portait une veste de smoking bordeaux et un fez, était tout aussi drôle.
“Si je suis le seul, remarquai-je, ça doit avoir quelque chose à voir avec votre père.
– Oui, c'est ça, c'est tout à fait ça.” Pour ponctuer sa réponse, Barber renversa la tête en arrière et envoya dans les airs un rond de fumée parfait. Kitty et moi le regardâmes avec admiration, suivant le O des yeux tandis qu'il flottait auprès de nous en tremblant et en perdant lentement sa forme. Après un instant de silence, Barber baissa la voix d'une octave entière pour annoncer : “Je pense à la caverne.
– Ah, la caverne, répétai-je. L'énigme de la caverne dans le désert.
– Je ne peux pas m'en empêcher. C'est comme ces vieilles chansons qui vous trottent en tête.
– Une vieille chanson. Une vieille histoire. Pas moyen de s'en débarrasser. Mais qu'est-ce qui nous dit que la caverne a jamais existé ?
– C'est ce que je voulais vous demander. C'est vous qui avez entendu l'histoire. Qu'en pensez-vous, M.S.? Est-ce qu'il disait la vérité, oui ou non ?”
Sans me laisser le temps de rassembler mes esprits pour répondre, Kitty se pencha en avant, appuyée sur ses coudes, tourna la tête vers moi, à sa gauche, puis regarda Barber, à sa droite, puis résuma en une phrase le problème dans toute sa complexité. “Bien sûr qu'il disait la vérité, affirma-t-elle. Les faits n'étaient peut-être pas toujours exacts, mais il disait la vérité.
– Une réponse profonde, commenta Barber. Nul doute que ce ne soit la seule valable.
– J'en ai peur, ajoutai-je. Même s'il n'y a pas eu de caverne en réalité, il y a eu l'expérience d'une caverne. Tout dépend du point jusqu'où vous voulez le prendre au mot.
– Dans ce cas, poursuivit Barber, laissez-moi reformuler ma question. Etant donné qu'on ne peut pas avoir de certitude, dans quelle mesure croyez-vous que ça vaille la peine de prendre le risque ?
– Quel genre de risque ? demandai-je.
– Le risque de perdre son temps, dit Kitty.
– Je ne comprends toujours pas.
– Il veut retrouver la caverne, m'expliqua-t-elle. Ce n'est pas vrai, Sol ? Vous voulez partir là-bas et essayer de la trouver.
– Vous êtes très fine, ma chère, fit Barber. C'est exactement ce que j'ai en tête, et la tentation est très forte. S'il y a une possibilité que la caverne existe, je suis prêt à faire n'importe quoi pour la retrouver.
– Il y a une possibilité, dis-je. Ce n'est peut-être pas une forte possibilité, mais je ne vois pas pourquoi ça devrait vous freiner.
– Il ne peut pas faire ça seul, remarqua Kitty. Ce serait trop dangereux.
– Vrai, approuvai-je. Il ne faut jamais escalader seul les montagnes.
– En particulier pas les gros, ajouta Barber. Mais ce sont là des détails à examiner plus tard. L'important, c'est que vous pensiez que je dois le faire. N'est-ce pas ?
– Nous pourrions y aller tous ensemble, dit Kitty. M.S. et moi serions vos éclaireurs.
– Bien sûr”, dis-je. Je me voyais soudain, vêtu d'un habit de peau de daim, en train de parcourir l'horizon du regard, sur mon cheval palomino. “Nous dénicherons cette fichue caverne, dussions-nous ne plus rien faire d'autre.”
Pour être parfaitement honnête, je n'ai jamais cm à tout ceci. J'y voyais l'une de ces élucubrations nées de l'ivresse d'une soirée et que l'on oublie dès le lendemain matin, et même si nous continuions à parler de “l'expédition” à chacune de nos rencontres, je considérais qu'il ne s'agissait guère que d'une plaisanterie. Il était amusant d'étudier des cartes et des photographies, de discuter d'itinéraires et de conditions climatiques, mais il y avait quelque distance entre jouer avec ce projet et le prendre au sérieux. L'Utah était si loin, nos chances d'organiser un tel voyage paraissaient tellement minces que même si l'intention de Barber était réelle, je me représentais mal comment on pourrait la mettre en pratique. Mon scepticisme fut renforcé, un dimanche après-midi de février, par la vue de Barber en promenade dans les bois du comté de Berkshire. Il était si encombré par son excès de poids, d'une telle maladresse sur ses pieds, si gêné par sa difficulté à respirer qu'il ne pouvait avancer pendant plus de dix minutes sans être obligé de s'arrêter pour reprendre haleine. Le visage rougi par l'effort, il se laissait tomber sur la souche la plus proche et y restait assis aussi longtemps qu'il avait marché, avec son énorme torse agité de halètements désespérés et la sueur qui coulait de son béret écossais comme si son crâne avait été un bloc de glace en train de fondre. Si les douces collines du Massachusetts le mettaient dans un tel état, je me demandais comment il pourrait s'en tirer dans les canyons de l'Utah. Non, l'expédition n'était qu'une farce, un curieux petit exercice de mythomanie. Aussi longtemps qu'elle demeurait dans le domaine de la conversation, il n'y avait pas à s'en inquiéter. Mais nous comprenions tous deux, Kitty et moi, que si Barber faisait mine de s'apprêter au départ, notre devoir serait de le persuader d'y renoncer.
Si l'on considère la résistance que j'opposai dès l'origine à ce projet, il y a de l'ironie dans le fait que c'est moi, pour finir, qui suis parti à la recherche de la grotte. Huit mois seulement s'étaient écoulés depuis notre première discussion à ce sujet, mais tant de choses s'étaient passées entre-temps, tant de choses avaient été écrasées et détruites que mon sentiment initial n'avait plus d'importance. J'y suis allé parce que je n'avais pas le choix. Ce n'était pas que j'en eusse envie ; c'était simplement que les circonstances m'ôtaient toute possibilité de ne pas y aller.
A la fin de mars, Kitty s'aperçut qu'elle était enceinte, et au début de juin je l'avais perdue. Notre vie explosa en quelques semaines, et quand je compris enfin que les dégâts étaient irréparables, il me sembla qu'on m'avait arraché le cœur. Kitty et moi avions vécu jusque-là dans une harmonie surnaturelle, et plus cela durait, moins il paraissait probable que quelque chose puisse nous séparer. Si nos relations avaient été plus combatives, si nous avions passé notre temps à nous disputer et à nous envoyer des assiettes à la tête, nous aurions peut-être été mieux préparés à affronter la crise. Mais cette découverte tomba comme un boulet de canon dans notre petite mare, et avant que nous ayons pu nous préparer au choc notre bateau avait coulé et nous barbotions pour tâcher de nous en tirer.
Ce ne fut jamais faute de nous aimer. Même quand nos batailles atteignirent des sommets d'intensité et de larmes, nous ne revînmes jamais là-dessus, nous ne reniâmes jamais les faits, jamais nous ne prétendîmes que nos sentiments avaient changé. Simplement, nous ne parlions plus le même langage. L'amour, pour Kitty, c'était nous deux, et rien d'autre. Un enfant n'y avait aucune part, et par conséquent, quelque décision que nous prenions, celle-ci ne devait dépendre que de ce que nous souhaitions pour nous-mêmes. Bien que ce fût elle qui était enceinte, le bébé n'était pour elle qu'une abstraction, une hypothétique instance de vie future, plutôt qu'une vie déjà réelle. Tant qu'il n'était pas né, il n'existait pas. A mes yeux, cependant, le bébé avait commencé à vivre dès l'instant où Kitty m'avait dit qu'elle le portait en elle. Même s'il n'était pas plus gros que le pouce, c'était un individu, une réalité incontestable. Il me semblait que, si nous nous résolvions à provoquer un avortement, ce serait pareil que de commettre un meurtre.
La raison était du côté de Kitty. Je le savais, et pourtant cela n'y changeait rien. Je m'enfermais dans une irrationalité obstinée, de plus en plus choqué par ma propre véhémence, mais incapable d'y mettre un frein. Kitty affirmait qu'elle était trop jeune pour devenir mère, et tout en reconnaissant que ce propos était légitime, je n'acceptai jamais de m'incliner. Nos propres mères n'étaient pas plus âgées que toi, répliquais-je, m'entêtant à relier deux situations qui n'avaient rien à voir l'une avec l'autre, et nous nous trouvions alors tout à coup au point crucial du problème. C'était bien pour nos mères, disait Kitty, mais elle, comment pourrait-elle continuer à danser s'il lui fallait s'occuper d'un bébé ? A quoi je répondais, affectant avec suffisance de savoir de quoi je parlais, que je m'en occuperais, moi. Impossible, disait-elle, on ne peut pas priver un nouveau-né de sa mère. Mettre au monde un enfant, c'est une responsabilité énorme, il ne faut pas la prendre à la légère. Un jour, ajoutait-elle, elle aimerait beaucoup que nous en ayons, mais il n'était pas encore temps, elle n'était pas prête. Mais le moment est venu, affirmais-je. Que tu le veuilles ou non, nous avons déjà fait un bébé, et maintenant il faut assumer la réalité. Quand nous en étions là, exaspérée par l'étroitesse d'esprit de mes arguments, Kitty ne manquait jamais de fondre en larmes.
Je détestais la voir pleurer ainsi, pourtant même cela ne me faisait pas céder. Je la regardais en me disant de laisser tomber, de l'entourer de mes bras en acceptant ce qu'elle voulait, et plus je m'efforçais d'adoucir mes sentiments, plus je devenais inflexible. J'avais envie d'être père, et, maintenant que cette perspective se trouvait à ma portée, je ne pouvais supporter l'idée d'y renoncer. Le bébé représentait pour moi la chance de compenser la solitude de mon enfance, de faire partie d'une famille, d'appartenir à quelque chose de plus grand que moi seul, et parce que je n'avais encore jamais eu conscience de ce désir, il m'envahissait, me débordait par grandes bouffées inarticulées et désespérées. Si ma mère à moi s'était conduite avec bon sens, criais-je à Kitty, je ne serais jamais né. Et puis, sans lui laisser le temps de répondre : Si tu tues notre bébé, tu me tueras en même temps que lui.
Le temps était contre nous. Nous ne disposions que de quelques semaines pour nous décider, et chaque jour la tension augmentait. Il n'existait plus pour nous d'autre sujet d'intérêt, nous en parlions sans cesse, ressassions en pleine nuit nos arguments, et regardions notre bonheur se dissoudre dans un océan de mots, d'accusations de trahison, d'épuisement. Pendant tout le temps que cela dura, nous ne bougeâmes ni l'un ni l'autre de nos positions. C'était Kitty qui était enceinte, et il me revenait donc de la convaincre, et non le contraire. Quand j'admis enfin que c'était sans espoir, je lui dis d'y aller, de faire ce qu'elle avait à faire. Je ne désirais pas la tourmenter davantage. Presque dans le même souffle, j'ajoutai que je paierais le coût de l'opération.
Les lois étaient différentes à cette époque, et la seule possibilité pour une femme d'obtenir un avortement légal était qu'un médecin certifie que la maternité risquait de mettre sa vie en danger. Dans l'Etat de New York, les interprétations de la loi étaient assez larges pour inclure le “danger mental” (ce qui voulait dire que la femme pourrait tenter de se tuer si le bébé naissait), et l'avis d'un psychiatre était donc valable. Comme Kitty était en parfaite santé, et que je ne voulais pas pour elle d'un avortement illégal – j'en avais une peur immense – elle ne put que rechercher un psychiatre disposé à lui rendre service. Elle finit par en trouver un, mais sa complaisance n'était pas bon marché. Avec en plus la note de l'hôpital Saint-Luc pour l'opération elle-même, j'en arrivai à dépenser plusieurs milliers de dollars afin de détruire mon propre enfant. J'étais à nouveau presque sans le sou, et quand je fus assis auprès du lit de Kitty à l'hôpital, en voyant l'expression vidée et torturée de son visage, je ne pus m'empêcher de penser que j'avais tout perdu, que j'avais été amputé de ma vie entière.
Le lendemain matin, nous rentrâmes ensemble à Chinatown, mais rien ne fut plus jamais comme avant. Nous avions l'un et l'autre réussi à nous convaincre que nous pouvions oublier ce qui était arrivé, mais lorsque nous voulûmes reprendre le cours de notre ancienne vie nous découvrîmes qu'elle n'existait plus. Après ces malheureuses semaines de discussions et de querelles, nous étions tous deux tombés dans le silence, comme si nous avions maintenant peur de nous regarder. L'avortement s'était révélé plus pénible que Kitty ne l'avait prévu, et malgré sa conviction d'avoir fait ce qu'il fallait, elle ne parvenait pas à se débarrasser de l'idée que c'était mal. Déprimée, meurtrie par ce qu'elle venait de subir, elle traînait dans le loft sa morosité comme un deuil. Je comprenais que j'aurais dû la consoler, mais je n'arrivais pas à trouver la force de surmonter mon propre chagrin. Je me contentais de la regarder souffrir, et à un moment donné je me rendis compte que j'y prenais plaisir, que je souhaitais qu'elle paie pour ce qu'elle avait fait. Ce moment fut le pire de tous, je crois, et quand je vis enfin la laideur et la cruaute qui se trouvaient en moi, je me retournai avec horreur contre moi-même. Je ne pouvais pas continuer ainsi. Je ne pouvais plus supporter d'être ce que j'étais. Quand je regardais Kitty, je ne voyais plus que ma méprisable faiblesse, le reflet monstrueux de ce que j'étais devenu.
Je lui expliquai que j'avais besoin de m'en aller quelque temps pour tâcher d'y voir clair, mais ce n'était que faute du courage de lui avouer la vérité. Kitty comprit, néanmoins. Elle n'avait pas besoin de me l'entendre dire pour savoir ce qui se passait et, le lendemain matin, quand elle me vit faire mes bagages et m'apprêter à partir, elle me supplia de rester auprès d'elle, elle alla jusqu'à se mettre à genoux pour me prier de ne pas m'en aller. Elle avait le visage déformé et inondé de larmes, mais à ce moment je n'étais plus qu'un bloc de bois et rien n'aurait pu me retenir. Je posai sur la table mes derniers mille dollars en disant à Kitty de s'en servir en mon absence. Puis je passai la porte. En arrivant en bas, dans la rue, je sanglotais déjà.
1 Tear veut dire larme, ou déchirement. (N.d.T.)